PDF complet - Revue PolitiQueer

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PDF complet - Revue PolitiQueer
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À propos de Revue PolitiQueer
Depuis leur émergence dans les années 1990, les analyses des théories queers semblent s’articuler
principalement dans les milieux anglo-américains. Bien que peu de textes aient été écrits, pensés ou
traduits en français, de nombreuses pratiques souhaitant interroger les normes hégémoniques et les
cadres binaires qui en découlent se sont inspirées de ces théories dans les pays francophones. C’est
dans ce contexte que Revue PolitiQueer souhaite prendre part à la diffusion des réflexions queers et
féministes de langue française, dans une logique de mutualisation de courants qui se sont longtemps
pensés en confrontation et de façon à ne pas laisser dans l’ombre les différentes manifestations
d’injustices, d’inégalités et d’exclusions vécues dans nos sociétés. PolitiQueer se veut un lieu de
discussion, d’échanges et de rencontres pour ceu.lle.s qui se reconnaissent dans les approches queers
féministes et féministes queers, qu’elles soient académiques, militantes, artistiques ou tout cela en
même temps. La revue souhaite ainsi contribuer à rendre visible une pluralité de voix dans une
perspective de construction commune: partager les avancées mais aussi les reculs politiques et
sociaux, organiser des résistances, débattre autour de nos façons de faire et de penser, échanger sur
les lieux où nous vivons, ouvrir de nouvelles perspectives. Nous aimerions également partager les
actions collectives qui nous inspirent, enrichir nos réflexions et nos pratiques, mais aussi rendre
visibles les lieux et places où il est possible d’exprimer des sensibilités queers et féministes. Revue
PolitiQueer ne souhaite toutefois pas exclure les productions issues d’autres univers linguistiques,
anglophones notamment. Nous aspirons ainsi à traduire des textes de référence et nous apprécierons
les passerelles qui peuvent être faites avec les théories et milieux queers du reste du monde. Revue
PolitiQueer est gérée par un comité d’organisation regroupant des jeunes chercheur.e.s en sciences
humaines, artistes et militants queers issus de différents pays francophones. Elle est née d’une
rencontre entre monde militant et académique au sein de l’association PolitiQ à Montréal. Elle vise à
créer un espace d’expression et de dialogue autour des enjeux politiques liés aux questions de sexualité
et de genre au sein de la sphère francophone.
Volume 0 Dimensions francofolles
Juin 2014
Comité d’organisation :
Comité de soutien :
Karine Duplan
Bruno Laprade
Charlotte Prieur
Jean Zaganiaris
Luc Pinhas
Rachele Borghi
Aurelia Leon
Valentina Denzel
Alexandra Brandao
Amélie Le Renard
Virginie Sauzon
ISSN 2368-0733
Serge Weber
Nicholas Giguère
La Revue PolitiQueer est produite sous licence Creative Commons.
Les textes peuvent être réutilisés en citant la source et les auteur.e.s.
Les utilisations commerciales ne sont pas permises.
www.politiqueer.info
Table des matières
Introduction P. 1 Cha Prieur et Bruno Laprade
Français, langue vivante P. 4
Ariane Sirota
L’espace à l’époque du queer :
contaminations queer dans la géographie française
Rachele Borghi
Entretien avec les membres de l’Observateur des transidentités
Cha Prieur, Arnaud Alessandrin, Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira
P. 14
P. 27
Manifeste des amours queersP. 42
Kori Herrera (traduction Rachele Borghi)
Une critique du manifeste des amours queers :
contre l’anxiété de la performance queer
Alessia Acquistapace
P. 45
Je ne veux pas être soignéeP. 48
Barry Cade
Virginie Despentes et l’autofiction théorique : étude de King Kong théorie Vincent Landry
Bibliographie sélective (et en travail) de textes queers en français Bruno Laprade
P. 50
P. 70
Dimensions francofolles des politiques féministes queers :
autocritique d’une gestation
Cha Prieur et Bruno Laprade
Existe-t-il un féminisme queer francophone? Avec son origine anglophone, l’ancienne insulte
se prête parfois mal à l’importation. Sa diffusion mondiale ne cesse de poser des questions
d’ordre éthique et épistémologique, notamment sur l’impérialisme du savoir euroaméricain,
alors qu’ont émergé ces dernières années toutes sortes de critiques sur la blancheur du
mouvement, ses angles morts et ses côtés utopistes. Sans parler des tensions entre
universitaires et militant.e.s ou entre les diverses identités qui composent les collectifs. Le
terme lui-même crée probablement une fausse impression de cohésion entre des contextes
locaux diversifiés et des réalités éloignées. Pourtant, c’est bien parce qu’il y a appropriation
de ces théories dans des foyers de résistances éparpillés qu’il faut reconnaître que leurs outils
inspirent les individu.es à imaginer des transformations sociales libératrices. Ainsi, même en
terres francophones, on a pu voir émerger des initiatives qui, si elles n’utilisent pas toujours
le mot queer lui-même, en ont récupéré le cœur de l’analyse : la dénonciation des mécanismes
de construction identitaire (dans leurs dimensions de genre, de race, de classe, de sexualité,
etc.) dont certaines fonctions excluantes servent la reproduction des oppressions et des
inégalités sociales.
Pour nous, le terme queer est politique. Il est à la fois déconstruction des rapports de
domination et aménagement de nouvelles formes d’être au monde. Il n’est pas une fin en soi.
Il ne s’agit pas d’un outil parfait non plus, mais à force d’autoréflexion et de critique, il permet
d’avancer. Avec ce que cela comporte de tensions et d’angoisses, d’essais et erreurs, d’échecs
et de petites victoires, de moments d’aveuglement et de lutte, le tout avec beaucoup de
courage de la part des individu.e.s et des communautés trop souvent encore marginalisé.e.s.
C’est pourquoi on croyait essentiel d’ouvrir le dialogue sur nos pratiques et nos espoirs, sur
nos réflexions pas toujours complètes, quitte à se faire rentrer dedans. On est tout.e.s
arrivé.e.s au queer par différentes voies, avec nos bagages troués et nos corps vulnérables,
remplis d’expériences à raconter. On a été ébloui.e.s par certains textes, parfois académiques,
souvent militants. C’est pourquoi on veut qu’il y en ait plus qui circulent, en français, en
anglais, dans de multiples langues, dans des mots qu’on peut comprendre et qui nous
rejoignent.
Ce numéro n’est qu’un lancement, pas un aboutissement. Parce qu’il fallait commencer
quelque part dans nos ambitions. Parce que créer une revue soulève de nombreuses
questions sur ce que l’on veut dire, comment on veut le faire, sur qui parle. Parce qu’il y aurait
trop de choses à traduire, trop de coups de cœur. Trop d’inspiration ces dernières années
issues des pensées du matérialisme queer, des queers of color, des personnes trans et
intersexes, du milieu squat, de nos ami.e.s, de nos amours, etc.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 1
Avec le thème Dimensions francofolles, on voulait se questionner sur la place du queer dans
les milieux francophones. Réfléchir à sa traduction, à ses appropriations. Aborder les impacts
d’une langue aussi genrée que le français sur les identités. Voir aussi ce qui se fait ici et là. Il
y a beaucoup de milieux à rejoindre pour véritablement obtenir un portrait des différentes
militances dans les milieux francophones, que ce soit de Belgique, de Suisse, des places
francophones issues des phases successives de la colonisation française dans différentes
parties du monde, mais également en France et au Québec. C’est aussi pour cela qu’on
aimerait faire un petit retour autocritique sur la manière dont on a géré la création de la
revue… En partant cette initiative, on a aussi été confronté.e.s aux scissions entre les façons
de faire universitaires et militant.e.s. Au départ, on pensait naïvement séparer le contenu en
sections académiques, militantes et artistiques. Mais rapidement est apparue l’absurdité de
contribuer au maintien de ses divisions, qui ne servent en réalité qu’à nourrir les privilèges
de classe et les systèmes de rendement comme Publish ou perish auxquels on n’adhère pas.
Notre expérience en milieu universitaire, si elle a orienté nos premières tentatives
d’organisation en nous faisant calquer le modèle des revues indexées et d’autoévaluation à
l’aveugle, nous a surtout fait réfléchir sur ce qu’on lui reprochait et qu’on ne voulait pas
récréer comme dynamique. Après tout, sur quelles bases exclure des textes, des voix, des
paroles? Pouvait-on vraiment écarter une contribution sous le prétexte qu’elle n’était pas
assez bien écrite? Quelle norme utilisions-nous pour juger des productions? Cela ne risquaitil pas de privilégier les façons d’écrire eurocentrées/occidentales et leurs standards de textes,
en écartant les façons de faire de la recherche et d’écrire plus périphériques aux capitales
francophones? Quel était notre but en fait? Faire une revue queer proprette ou, comme nous
le proposions dans l’appel, créer une plateforme permettant de faire communiquer différents
milieux queers pour être les plus inclusi.ve.s possibles?
Pour simplifier, l’expérience acquise grâce au numéro de lancement permet d’affirmer qu’on
tient à créer une revue accessible et qu’on refuse la hiérarchisation entre les milieux
académiques, militants et artistiques parce qu’on s’est vraiment rendu compte qu’ils étaient
très étroitement imbriqués. On a retenu la leçon et on espère aller faire davantage
d’entrevues, publier davantage de manifestes, ouvrir l’espace à d’autres types de
contributions et d’accompagnement des auteur.e.s.
Ce numéro de lancement de RevuePolitiQueer se compose donc de sept textes. Le premier
« Français, langue vivante » raconte le parcours d’Ariane Sirota, son cheminement entre
plusieurs univers sociaux, militants et littéraires qui l’invitent à se positionner comme une
militante du langage.
Rachele Borghi présente ensuite un texte sur les espaces queers. Elle revient sur l’histoire des
études queers en géographie partant de l’influence des textes anglophones pour aborder
ensuite les réalités francophones. Elle s’intéresse ensuite à la notion de performance et
présente quelles perspectives sont attendues dans le développement des géographies queers
en France.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 2
Les membres de l’Observatoire des transidentités, Maud-Yeuse Thomas, Karine Espineira et
Arnaud Alessandrin ont accepté de répondre aux questions de la revue sur la raison de leur
investissement dans le champ des études trans, leurs réalisations et leurs projets après être
revenu.e.s sur quelques définitions.
Viennent ensuite « Le manifeste des amours queers » de Kori Herrerra suivi de « Une critique
du Manifeste des amours queers : contre l’anxiété de la performance queer » d’Alessia
Acquistapace. Cet ensemble de textes, traduits par Rachele Borghi, traite des relations
affectives queers en s’opposant à la norme du couple monogame et à la hiérarchisation des
relations. Il est écrit pour ouvrir les possibles des relations affectives non normatives. Le
manifeste pose cependant des bases ayant tendance à devenir des normes que sa critique
vient remettre en cause.
Le texte « Je ne veux pas être soignée » parle de la pathologisation des personnes qui ont été
assignées « femmes » à la naissance. L’auteur.e adopte une position féministe en dénonçant
les privilèges masculins et des violences infligées dans les rapports de genre en interpellant
directement les oppresseurs.
Enfin, Vincent Landry propose un article intitulé : « Virginie Despentes et l’autofiction
théorique : étude de King Kong Théorie ». L’auteur s’intéresse aux notions de récit de Soi et
d’autofiction en prenant pour exemple le livre de Virginie Despentes. Son but est également
de montrer comment l’œuvre de Despentes s’inscrit dans une perspective féministe et queer.
Ces textes n’épuisent pas les possibilités de discussion de la thématique Dimensions
francofolles. Il y aurait encore tant de choses à dire, tant de thèmes à explorer : la façon dont
nous bâtissons nos relations, la théorie des affects, le capital culturel, les espaces courageux,
les nationalismes sexuels, les transidentités, les identités en développement, le
postcolonialisme, le transcapacitisme, les normes au sein des milieux queers, le racisme en
milieu transpédégouine, les biopolitiques et les cyborgs, les licornes et notre rapport aux
animaux fantastiques, nos difficultés à s’organiser, le plaisir et les corps…. Nous espérons que
Revue PolitiQueer pourra devenir un espace d’expression partagé par toustes ceu.lle.s qui
voudront y prendre part.
Remerciements
Cet appel a vu le jour en septembre 2012, il y a bientôt deux ans, plusieurs personnes ont pris
la route avec nous. On pense ici à Mounia avec qui l’idée de la revue est né.e et à Karine qui a
participé activement au travail d’évaluation, de gestion de l’avancée du numéro et
d’organisation du comité. Pauline Haller nous a également créé un logo. Plusieurs personnes
se sont offertes pour participer au comité de relecture, à défaut d’avoir le temps elles-mêmes
de nous proposer des articles. On les remercie, car la revue ne serait pas sortie sans ielles,
sans l’apport des auteur.e.s et l’engouement de toustes pour ce projet.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 3
Français, langue vivante
Ariane Sirota
Résumé : Français, langue vivante traite d’un parcours singulier dans l’appropriation du
langage en tant que matériel culturel à portée politique. Du contexte de l’enfance aux rencontres
édifiantes, sans oublier les lectures (telle celle La pensée straight de Monique Wittig), il s’agit
d’éclairer un cheminement vers un positionnement militant dans l’usage de la langue. Une
langue vivante pouvant évoluer, justement, selon les usages.
Bien des mouvements de pensee pouvant etre consideres comme precurseurs ou fondateurs
de theories queer font grand cas de l’espace socioculturel a interroger. Pour n’en citer qu’un,
le premier qui me vient a l’esprit est le feminisme materialiste. Le langage me semble etre un
materiel culturel central. De ce point de vue la pertinence d’eclairer les specificites des
theories, pratiques et milieux queers francophones m’apparaît evidente. Pourtant, quand je
lis « Quebec, France, Belgique, Suisse, Afrique francophone, DOM-TOM, etc. », de cette
enumeration figurant dans l’appel a texte pour la presente publication, ce que je sais le mieux,
c’est la diversite, et ce, y compris du point de vue de la langue parlee. Usages syntaxiques,
lexiques, influences des langues proches geographiquement ou historiquement — ou encore
legislation — la francophonie n’est pas monolithique, parler des francophonies me
conviendrait mieux, si tel etait mon projet. Puisque je ne saurais avancer sur le terrain d’un
cas general, je m’engage sur le chemin du particulier, du personnel.
J’apprenais a ecrire, en banlieue parisienne en 1986, lors de la publication de la circulaire de
Laurent Fabius1 sur la feminisation des titres professionnels. Je passais le bac, en 1998,
lorsque ce texte ministeriel a ete complete par les travaux du gouvernement Jospin 2. Ces
dispositions m’inspirent une insatisfaction certaine. Les connotations sont plus durables que
les gouvernements. Essayez donc, en parlant suffisamment lentement, de dire « Je suis sa
maîtresse… » De trop nombreux interlocuteurs s’attendront plus a une fin de phrase
renvoyant a la vie privee qu’a l’enseignement… d’un art martial, tant qu’on y est! Et il y aussi
des faux amis : des noms aux terminaisons feminines qui designent encore, selon les
dictionnaires, les epouses des messieurs occupant les fonctions en question. Ces termes
restent-ils sans forme feminisee car celle-ci etait deja en usage pour recouvrir une autre
realite? Soit : ne peut-on changer les usages pour que ce vocabulaire coîncide avec une
nouvelle donne sociale? Bref, a mes yeux, maintenir l’expression « Madame la colonelle » pour
evoquer l’epouse d’un officier, c’est considerer que nous vivons encore dans un temps ou il
est de bon ton d’etre designe.e d’apres la fonction d’un conjoint. Ainsi, puisque la France vient
d’ouvrir le mariage « aux personnes de meme sexe » on peut maintenant facilement imaginer
les faire part de mariage de Mesdames le colonel et la colonelle. Les textes votes, comme les
1
2
http://www.dsi.cnrs.fr/rml r/textesintegraux/volume4/431-cirdu11-03-1986.htm
http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFT EXT000000556183
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 4
circulaires ne suffisent pas a changer les usages. En fevrier 20123, une circulaire ministerielle
enterrait le terme « Mademoiselle » en France. Je prefere aujourd’hui vous epargner la liste
rebarbative, et incomplete, des formulaires plus ou moins officiels que j’ai releves qui
proposent toujours trois choix a la rubrique « civilite ».
J’ai grandi dans une banlieue dite rouge, un espace dense, multiculturel, aupres d’adultes
militants au quotidien : antiracistes, travaillant pour l’acces aux differentes formes de culture
pour toutes et tous. J’ai pousse avec la croyance que les mots valaient mieux que les coups, et
que le manque des premiers faisait trop facilement affluer les seconds. Qu’il n’y ait pas de
terme approprie pour chacun.e ne pouvait etre anodin, je ne pouvais y etre indifferente.
Quand j’ai eu visceralement envie, besoin, de m’y mettre, j’imaginais que celles et ceux qui
m’avaient precede.e.s avaient essuye les platres et que ma demarche ne pourrait etre perçue
comme farfelue. Dans ma vie professionnelle de salarie.e, je pouvais parfois rencontrer des
termes prolonges de (e), ou –e, cela ne me convenait pas. De la meme façon, a lire les offres
d’emploi avec deux formes se succedant, je ne peux toujours m’empecher de penser que
l’ajout n’est la que pour se mettre en conformite avec la legislation. Meme l’ordre peut attirer
mes soupçons : si le feminin est mis en avant, ce ne serait que par galanterie, soit a mes yeux,
une convention attachee au systeme d’oppression sexiste dissimulee sous l’apparence d’une
soit disant politesse.
Je vis dans un pays ou quand on prend des renseignements aupres des services de l’etat pour
la creation d’une association, les modeles de statuts presentent ceci :
« un bureau composé de :
1) Un president;
2) Un ou plusieurs vice-presidents;
3) Un(e) secretaire et, s’il y a lieu, un secretaire(e) adjoint;
4) Un tresorier(e), et, si besoin est, un tresorier adjoint. »4
J’ai eu l’impression de ne pas avoir a chercher tres loin pour trouver
http://www.langagenonsexiste.ca/. Je me suis essayee aux usages proposes. J’appreciais la
logique, la volonte de changer d’ere au regard de la regle « au pluriel, le masculin l’emporte »
avec les pluriels en -z par exemple. Lire cela dans un manuel ne pouvait me convaincre en
profondeur, j’avais besoin de pratique.
Hors des livres, ce sont d’autres formes que j’ai rencontreEs. Et a les lire et entendre
conjuguees ou accordees a la premiere personne du singulier, la, j’ai pu sentir s’ouvrir un
espace non seulement de confort, mais aussi de liberte. Si la recherche documentaire
3
4
http://www.service-public.fr/actualites/002616.html
Voir document a telecharger depuis la page : http://www.associations.gouv.fr/1008-le-ki t-gratui tpour-votre.html
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 5
correspondait a une volonte personnelle, c’est l’exposition a ces dire et faire autrement qui a
leve certaines de mes resistances interiorisees. Car ce qui me chiffonnait, ce n’est pas
seulement la visibilite d’un genre grammatical par rapport a un autre, mais bien, comme je
l’evoquais plus haut, les connotations charriees, bref, le parallele avec la repartition des roles
sociaux. Je n’ai aucune envie d’etre assignee au role social stereotype attache au sexe declare
a ma naissance. Cela ne me correspond pas, je ne m’y reconnais pas. Mettre a niveau « elle »
et « il » ne convient donc pas a ce qui m’anime. Trouver d’autres dires qui nous extraient de
la dichotomie feminin/masculin, voila qui me motive autrement. J’apprecie donc l’usage du
« E » en finale parce que cette terminaison nous sort nettement des usages en vigueur.
Si a l’oreille, avec le tic de langage repandu ajoutant des « -euh » en fin de mot, cela pouvait
sembler relativement neutre, a l’ecrit c’est autre chose. Dans les espaces d’echanges
electroniques, les majuscules sont vues comme des exclamations, des cris. Et il se trouve
qu’on m’a vite renvoye l’impression d’une revanche avec une forme feminine qui
l’emporterait systematiquement. Outre la relance de debats sur la pertinence de la
feminisation des titres et fonctions du fait de la depreciation semblant aller de pair avec ces
modifications (ben oui, hein, en plus, on en a eu des maires et de ministres reclamant qu’on
les appelle madame le m...), on m’a meme prete de la misandrie. Ces autres modalites me
conviennent suffisamment pour que j’accepte de faire face a l’incomprehension, voire a
l’animosite qu’elles peuvent generer, et trouver regulierement en moi les ressources
necessaires a m’en expliquer a ceulles qui m’entreprennent sur le sujet sur des tons pas
toujours engageants. Je veux bien marquer le coup chaque fois que je proclame implicitement
que ma vision de l’humanite n’est pas binaire.
Je suis devenuE sensible a l’omnipresence de l’heterosexisme. Je peux me sentir militantE au
quotidien en relevant regulierement la portee d’expressions vehiculant des stereotypes.
L’injustice et l’alienation peuvent m’apparaître partout, ce qui me met en colere. D’autant plus
en colere parfois que je ne me trouve pas toujours au milieu de personnes conscientes de cet
etat de fait. Je vis dans un pays ou, a l’ete 2011, 80 deputes ont ecrit au ministre de l’education
nationale pour s’opposer a toute introduction de « la theorie du genre » (c’est leur expression)
dans certains manuels scolaires6. Alors que ce premier pas faisait deja bondir sur les bacs de
droite des hemicycles (je n’ose evoquer des debats plus recents, je ne saurais en parler de
façon « ponderee »), de mon parcours, marque par la sensation de confort et de liberte trouvee
a parler de moi en usant du –E, decoule une volonte qui a aussi ete largement renforcee par
des portees politiques plus large encore :
- encourager a accueillir l’enfant comme une personne humaine a part entiere (les attentes
liees aux stereotypes de genre pourront peut-etre plus facilement etre mises a distance si ce
n’est plus un element incontournable aux yeux de l’administration) ;
6
http://www.lexpress.fr/actualite/politique/identite-sexuelle-80-deputes-ump-veulent-le-retraitde-manuels-scolaires_1025254.html
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 6
- permettre aux parents d’enfants intersexues de prendre plus de temps pour decider, ou non,
d’une operation de « reassignation », ou de laisser grandir l’enfant pour qu’il/elle en decide
part il/elle-meme ;
- permettre aux personnes trans’ de ne pas perdre l’acces aux services publics et exercice des
droits civiques ;
- envoyer un signal fort a l’international, particulierement vers les pays qui ont des
dispositions legales discriminant les citoyens selon le critere M/F.
Lors d’un debat organise pour le vernissage d’une de mes expositions7, j’ai pu observer la
panique de certainEs des interlocuteurEs m’entendant ainsi affirmer mon engagement pour
l’abolition du critere « sexe » dans l’etat civil. Cette panique, je la constatais sans la
comprendre. Le souvenir du sentiment intense d’emancipation qui a ete le mien autour de ma
prise de conscience en la matiere etait trop grand pour que je puisse envisager qu’on regarde
ce saut avec crainte. Je les voyais se defendre qu’on leur retire un repere, sourdEs a l’ouverture
a d’autres possibles, a plus de liberte. Cet autrement que j’appelle de mes vœux n’avait de
forme que celle du chaos dans leurs esprits, tant l’ordre actuel a betonne ses postulats jusqu’a
les faire passer pour « naturels ». Pour sortir de l’indignation systematique qui epuise, et
pouvoir esperer, il me faut etre en mesure de proposer : donner corps, au moins dans
l’imaginaire, a d’autres ordres sociaux non ou moins sexistes.
Je suis retourneE vers les livres, vers la fiction cette fois, sur les conseils de l’equipe d’On est
pas des cadeaux!, « l’emission transpedegouine et feministe » sur radio Canut8. Dans Les
dépossédés, d’Ursula K. Le Guin, j’ai lu l’evocation d’une langue sans article possessif. Cet
idiome etait celui d’une planete anarchiste. Alors j’ai essaye. J’ai commence a ecrire mes
propres fictions en utilisant la tournure qui m’allait le mieux, pour des recits inscrits dans des
environnements proches de l’ici et maintenant9 sur des plans technologiques et culturels. Puis
en usant d’autres tournures, en imaginant les societes qui correspondraient. Une langue pour
chaque espace. Chaque cite avec son echelle de valeurs, ses modes de vivre ensemble, ses
croyances parfois. Son regard sur l’ailleurs sexiste, sa volonte d’en etre completement coupe,
ou non. Et, finalement, une façon de concevoir l’humanite. Telle communaute fondee par un
groupe issu de la sphere medicale considerait que nous etions touTEs d’abord feminins, aussi
le feminin l’emporte au pluriel et leurs contes commencent par « Elle etait une fois... », telle
autre rejetant toute vision binaire, l’ejaculation n’etant pas reservee aux individus portant des
7 Exposition
de peintures Grilles et Dichotomies? Accueillie, au printemps 2012, par les CEMEA
Languedoc Roussillon qui ont organise pour l'occasion un cafe pedagogique avec la participation
d'Annelise Favier, anthropologue de la sante attachee a l'Universite de Lettres et formatrice aupres
des travailleurs sociaux et des formations paramedicales.
8 http://blogs.radiocanut.org/ones tpasdescadeaux/ lient vers l'emission en particulier :
http://audioblog.arteradio.com/deprav/frontUser.do?method=getPost&postId=3042766&blogNa
me=deprav
9
Tel Premier jet, texte court publie dans Cyprine, fanzine de la radicale queer semaine, Montreal, 2012
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 7
spermatozoîdes, usant du « iel » et d’autres formes dans un esprit non genre pour tous les
sujets, animes comme inanimes.
Il y a quelques mois, La pensée straight de Monique Wittig m’est parvenu. J’ai ete frappeE par
chaque partie du fin volume regroupant articles, textes de conference et prefaces. En
preambule, trois textes redigees pour cette edition de 2007 chez Amsterdam, a posteriori
donc. Si ces introductions participent a planter le decor, c’est celui d’ici et maintenant qui
prend autrement corps a mes yeux, ou comment en France le feminisme qui a la plus grande
audience est au moins teinte d’essentialisme. Un pan d’histoire que j’avais pu deviner en creux
dans les echanges avec des personnes que je considere comme « passeurEs » (de lexique, de
livres, et parfois de fluides corporels) mais dont je n’avais encore eu acces a une sorte de recit
lineaire. L’acces au materiel intellectuel comme aux espaces de pratiques partagees
(associations, collectifs, ou groupes encore moins formels), hors, ou en marge d’un systeme
heterosexiste n’a pas ete evident dans mon parcours, et ceulles qui m’ont indique ces
agreables lisieres (mes passeurEs) ne sont pas les vestales des lieux. La transmission se fait
au gre des rencontres. Pas d’enseignement systematique. Pour le regarder du bon cote : cela
laisse toute la place au libre arbitre de qui veut s’y interesser. Apres tout, toute chose est
lacunaire, jusqu’a la matiere. Jusque-la, je ne comprenais en rien comment le feminisme
mediatise, tel celui represente par Osez le feminisme10, pouvait dominer la scene française
qui avait pourtant connu l’emergence d’un feminisme materialiste quelques decennies plus
tot. Je reste troublee par ce que j’ai qui m’avait echappe : l’eviction de Monique Wittig de la
redaction française de la revue Questions Féministes est liee a ses mots les plus repris, « les
lesbiennes ne sont pas des femmes », citation que j’etais loin d’ignorer, pourtant.
Je vis dans un pays ou, il y a plus de trente ans, l’heterosexualite a ete decrite en tant que
systeme politique, et ou la principale tenante de cette vision n’a plus trouve place. Bien que je
puisse me representer que le rejet de ce regard s’articule avec une crispation sur une autre
apprehension des choses, j’ai encore du mal a accepter que ce logiciel ait pu etre si clairement
repousse en marge du paysage local. Etant capable, ici et aujourd’hui de ressentir une
« oppression sexiste », et que je regarde touTEs les protagonistes (moi comprisE) avec leur
coreponsabilite, il m’est difficilement supportable de constater jour apres jour qu’on ne parle
encore que de « domination masculine » dans les medias et dans les mouvements dont ils se
font le plus l’echo. La comprehension, toute raisonnable, du lien historique entre la situation
presente et le differend qui a mene Monique Wittig outre-Atlantique ne me rend pas la
situation plus acceptable sur le plan nerveux.
10 Collectif
forme en juin 2009 alors que les credits du planning familial etaient menace , il s'est
constitue en association en octobre 2010. Il a ete une cheville ouvriere d'importance dans
l'adoption par l'assemblee nationale d'une resolution affirmant la position abolitionniste de la
France concernant la « prostitution » en juin 2011.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 8
Monique Wittig cite ses propres passeurEs et les idees qu’iels lui ont insufflees, telle Sande
Zeig pour l’effet des mots sur les individus jusque dans leurs corps : « les corps des acteurs
sociaux sont formes par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait » 11.
C’etait comme un soulagement de retrouver des conclusions que je partage alors que j’ai la
ferme impression que la somme d’informations dont j’ai dispose pour forger cette opinion est
sensiblement differente. Et cela s’est fait dans le plaisir car rares sont les formules qu’on
attribuerait a un jargon de specialiste, et les propos sont presentes avec leur contexte, mis en
perspective, et ce, tant du point de vue socioculturel que de celui des mouvements de pensee.
Bien des passages m’ont enthousiasmeE, quelle emotion tout de meme de lire : « …grace a
l’abolition de l’esclavage, la “declaration” de la “couleur” est maintenant consideree comme
une discrimination. Mais ceci n’est pas vrai pour la “declaration” de “sexe” que meme les
femmes n’ont pas reve d’abolir. Je dis : qu’attend-on pour le faire? » 12. Surtout en sachant que
cela a ete redige en 1982, une epoque ou la recherche n’avait pas montre l’impossibilite de
determiner ce que serait une « vraie femme » 13. Soit, bien avant que des scientifiques aient
offert de si nombreux appuis a ceulles qui regardent la dichotomie de sexe comme une fiction.
Homo sum14 m’a fait un effet reconfortant d’une certaine façon. La mise en valeur du parcours
particulier pour enrichir le regard sur l’humanite d’un point de vue universel et l’eclairage
sur une histoire d’une vision dichotomique du monde me semblent stimulants et pourvoyeurs
de leviers, d’arguments, pour inviter a deconstruire l’approche heteronormee. Elle y rend en
effet compte d’un point origine. Une liste de termes et de leurs contraires remontant a
l’antiquite hellenique, feminin et masculin, figurant, comme opposes ou complementaires. Ce
que j’en garde, c’est la possibilite d’un avant, et/ou d’un ailleurs ou les situations, personnes
et problematiques ne seraient pas envisagees de façon binaire.
Paradigmes 15, chapitre qui consiste en une suite de mots definis par ses soins avec tout ce
qu’ils charrient de connotations, a eu un fort echo en moi puisque je partage cette
apprehension du lexique avec ce qu’il vehicule. Cela me semble aussi dire quelque chose des
difficultes qu’on rencontre dans les demarches de recuperations de termes qu’on peut trouver
mal employes, ce qui me renvoie a son propos sur « la-femme16 ». Plus tot dans le volume. Le
terme « feminisme » etait lui aussi questionne pour le penchant essentialiste qu’il pouvait
receler, ce pourquoi, autour de moi certainEs preferent se dire « antisexistes ». Cette annee
encore, j’ai trop entendu parler du 8 mars comme de la « journee de la femme », plutot que de
la « journee internationale des droits des femmes ». Outre l’invisibilisation des luttes, ce qui
11
12
WITTIG Monique, 2007, La Pensée straight, Paris, Editions Amsterdam, p.15.
Ibid., p. 41.
Le dernier ouvrage dans ce sens que j’ai en tête est celui d’Anaïs Bohuon, Le test de féminité
dans les compétitions sportives : une histoire classée X?, Editions IXE, 2012.
14Ibid., p.71.
15 Ibid., p.81.
16 Ibid., p.48.
13
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 9
me herisse peut-etre le plus la-dedans, c’est l’usage du singulier qui renvoie a mes yeux a une
feminite canonique, unique, telle que l’evoque Monique Wittig en developpant son propos
autour de « la-femme ». C’est ce type de reflexions qui me pousse a fouiller du cote des
neologismes ou la recuperation de termes qui ne sont plus usites plutot que d’affronter
toujours l’adversite de la reappropriation d’un vocabulaire encore courant, mais devoye.
Il me semble qu’il y a beaucoup a partager ou a inventer, quand je pense que je n’ai pas encore
eu vent d’une traduction satisfaisante d’« empowerment ». Je partage ainsi le constat de
Valerie Mitteaux, documentariste : « (…) – pourquoi toujours pas de mot en français – oui je
sais “empouvoirement” n’est pas du plus bel effet. Les Iberiques et les Sud-Americains ont
forme des “empoderar” plus seyants. L’idee est puissante, derriere ces neologismes un peu
lourds. Mais n’interesse pas trop la France semble-t-il. » 17
Je vis dans un pays ou on se drape encore d’honorabilite au son du refrain « la France, pays
des droits de l’Homme », la premiere declaration n’y incluait pas les femmes. Je vis dans un
pays ou on se targue d’une histoire longue et glorieuse et ou Olympe de Gouges18 est souvent
oubliee19. Je vis dans un pays ou l’on ne parle pas encore « des droits humains ».
Alors que je pensais avoir atteint le comble de mon plaisir ou de ma stimulation intellectuelle,
la progression de ma lecture m’a amenee aux chapitres sur son ecriture romanesque. A
l’evoquer ici, je sens la mienne inhibee. Pourtant, l’influence de cette lecture n’est pas
etrangere a la motivation qui m’a amenee a proposer un article sur ce theme. La volonte d’en
partager ne serait-ce qu’une partie, d’encourager d’autres a y puiser quelque chose de tout
aussi personnel. Le sentiment de responsabilite assorti a la liberte a trop souvent ce facheux
effet secondaire : une sensation de vertige qui immobilise.
Tout le travail sur les pronoms, et la volonte politique qui le sous-tend est clairement mis en
lumiere dans les parties consacrees a l’Oppoponax et a Les Guerrières. L’evocation de ce
second ouvrage, promouvant le pronom « elles » pour le pluriel et meme l’universel ne pouvait
me laisser indifferente compte tenu de l’analogie de certaines des pistes que j’explore, comme
evoque precedemment. Le premier, usant de l’indefini « on » a reçu le prix Medicis en 1964.
Je n’ignore pas que chaque prix litteraire a une identite propre, et qu’elles ont parfois evolue
au cours du temps. Je ne peux cependant pas m’empecher de me questionner sur l’evolution
de ce qui est prime, et au-dela, edite, quand je pense que c’est pour un ouvrage demontrant
sa capacite a adopter une langue plus academique que Virginie Despentes a reçu le prix
Renaudot en 2010 avec Apocalypse Bébé. Si le propos de l’auteure reste percutant, je suis
parfois inquiete de ce qui est admis dans les canaux de diffusion culturelle les plus larges
(mainstream, c’est pas tres francophone). Il me semble que certains propos ne trouveraient
pas a etre retransmis aujourd’hui. Pour prendre un exemple nous renvoyant jusque dans les
17 http://blogs.tetu.com/baiser-de-mars eille-ges tation/
18
http://fr.wikipedia.org/wiki/Olympe_de_Gouges
19 http://www.historia.fr/documentation/100-personnages-cles-de-lhistoire-de-france?
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 10
annees 60, je me demande quelle maison de disque produirait Les nuits d’une demoiselle20 ces
temps-ci malgre la diction et l’aplomb remarquables de Colette Renard, defunte auteure et
interprete de cette savoureuse chanson.
J’en reviens a ce que j’ai retenu de La pensée straight, des ces premieres pages, de la partie
eponyme. Monique Wittig y cite L’Idéologie allemande de Marx et Engels :
« Les pensees de la classe dominante sont aussi, a toutes les epoques, les
pensees dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle
dominante de la societe est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe
qui dispose des moyens de la production materielle dispose, du meme coup, des
moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensees
de ceux a qui sont refuses les moyens de production intellectuelle sont soumises
du meme coup a cette classe dominante. Les pensees dominantes ne sont pas
autre chose que l’expression ideale des rapports materiels dominants, elles sont
ces rapports materiels dominants saisis sous forme d’idees, donc l’expression
des rapports qui font d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont
les idees de sa domination.21 »
Le langage me semble etre le premier support vehiculant les productions intellectuelles. Mon
besoin de le bousculer est bien lie au fait que celui en usage aujourd’hui est celui de la
domination, y compris sexiste. Denoncer chaque jour le sexisme ordinaire me laisse
insatisfaitE. Faire attention a parler d’oppression (hetero)sexiste et non de domination
masculine, et expliquer pourquoi je prefere une expression a l’autre ne me suffit pas. Pour ne
pas rester dans la seule posture de resistance (celle dans laquelle je m’epuise a m’indigner),
j’ai besoin d’etre en situation de pouvoir proposer. Proposer d’autres possibles, et ce de façons
qui fassent sens, images, dans l’esprit de mes interlocuteurEs, ou s’il ne leur evoque rien
encore, que mes mots, ou autres interventions, puissent inoculer quelque chose dans leur
imaginaire, semer autre chose que la peur du chaos que j’ai trop souvent rencontree.
Outre la façon dont tournure et syntaxe habituelles forment au moins une partie des
habitudes de raisonnements et demonstrations logiques, le lexique disponible et/ou
accessible permet ou non l’epanouissement de certaines reflexions. L’usage frequent de
certains termes, et notions associees, leur omnipresence peut engendrer une forme
d’evidence les concernant. Ils se patinent de « naturel » et ne sont plus questionnes, ils entrent
Chanson de 1963 dont les paroles sont de Colette Renard, decedee en 2010 (plus connue
recemment pour son role dans une serie française de large audience) et consistent en une elegante
enumeration d'expressions imagees designant des activites sexuelles pour s'achever en « Et vous me
demanderez peut-etre ce que je fais le jour durant, oh! cela tient en peu de lettres, le jour, je baise,
tout simplement »
21 MARX Karl & ENGELS Friedrich, 1974, L’Idéologie allemande, Paris, Editions Sociales, p.86, cite par
WITTIG Monique, 2007, La Pensée straight, Paris, Editions Amsterdam, p. 37-38.
20
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 11
dans le domaine du « bon sens ». Leur revers n’est pas nomme « mauvais sens », mais
simplement rejete, considere comme sans fondement (alors meme qu’on est bien en peine de
dire quel serait le fondement du dit « bon sens »). Le questionnement de l’ordre etabli (qu’on
le nomme politique, socioculturel, symbolique ou autrement encore) est perçu comme
dangereux pour la paix sociale, donc a releguer urgemment a la marge, souvent avec les
personnes qui auront souleve ces questions. On rencontre cette mecanique bien huilee sur de
nombreux sujets, notamment ces derniers temps, autour de la remise en cause du systeme
capitaliste. Me viennent en tete les propos de Franck Lepage22 : « Un philosophe aujourd’hui
oublie, Herbert Marcuse, nous mettait en garde : nous ne pourrions bientot plus critiquer
efficacement le capitalisme, parce que nous n’aurions bientot plus de mots pour le designer
negativement. 30 ans plus tard, le capitalisme s’appelle developpement, la domination
s’appelle partenariat, l’exploitation s’appelle gestion des ressources humaines et l’alienation
s’appelle projet. ». Ainsi, en avril 2013 on a pu voir et entendre, sur une chaîne publique un
neurobiologiste n’envisager comme alternative au capitalisme que le regime de la Coree du
Nord23. Cette peur de voir l’ordre actuel bouscule, et ce besoin de partager cette peur font
echo a ce que j’ai rencontre de mon cote autour de la question de l’abolition du critere « sexe »
dans l’etat civil. Alors que tournent frequemment sur les reseaux sociaux des textes se jouant
de l’ordre des lettres arguant que : « Sleon une edtue de l’Uvinertise de Cmabrigde, l’odrre
des ltteers dans un mot n’a pas d’ipmrotncae... », j’avoue etre plus curieuse d’entendre les
specialistes du cerveau m’eclairer sur les difficultes ressenties a la lecture de textes autrement
retravailles, tel cet extrait d’un autre volume de Monique Wittig, Le corps lesbien24 :
« M/a tres delectable j/e m/e mets a te manger, m/a langue humecte l’helix de
ton oreille se glissant tout autour avec delicatesse, m/a langue s’introduit dans le
pavillon, elle touche l’anthelix, m/es dents cherchent le lobe, elles commencent a
le broyer, m/a langue s’immisce dans le conduit de ton oreille. »
C’est un retour qu’on me fait regulierement concernant mes travaux25, juges plus ardus en la
matiere que l’extrait reproduit ci-dessus. Et je peux confirmer que l’effort a fournir pour les
composer n’est pas non plus des moindres.
Les mots sont importants (et vous savez certainement que je ne suis pas lae seulE de cet avis
cf http://lmsi.net/). C’est la conviction dans laquelle j’ai grandi, une des reflexions que
Monique Wittig a cheri de Sande Zeig, et ce que j’ai experimente comme je l’ai rapporte
precedemment. La « bravitude », neologisme de Segolene Royale, a largement ete moquee26.
Mais peut-etre etait-ce parce qu’il s’agissait de la premiere personne consideree comme
femme en situation d’emporter la presidence Française. En d’autres temps, une telle prise de
http://www.scoplepave.org/1-l-education-populaire-monsieur
Emission Ce soir ou jamais du 26/06/2013 http://www.france2.fr/emissions/ce-soir-ou-jamais
24 1973, Paris, Les editions de Minuit, p.17.
22
23
25Extraits
disponibles a la page : http://arti ane.wordpress.com/ecriture/en-cours /
26http://www.lemonde.fr/societe/article/2007/01/06/la-bravitude-de-s egol ene-royal-en-
chine_852795_3224.html
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 12
risque lexicale etait perçue comme signe de la bonne education litteraire des personnalites
s’y essayant. De mon experience d’observateurE distraite des media, et de locuteurE, ici et
maintenant, si tu aimes la langue française, tu respectes ce qu’en circonscrit l’academie... ou
tu la quittes. Heu, non, ce qu’on m’a chante comme refrain, c’etait plutot : ou tu ne t’en
reclames pas, sur un plan litteraire, du moins (de part mon gout pour le pseudonymat je
m’abstiens de donner le lien vers le forum ou cette discussion a eu lieu). Difficile de se faire
entendre dans ce genre de discussion, mes contradicteurEs refusant de se regarder de mon
point de vue : en defenseurEs de langue morte, ou mortifere : qui me tue a ne pas me
reconnaître. Je choisis de vivre dans ma langue. De parler et d’ecrire dans une langue vivante.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles. P. 13
L’ESPACE A L'EPOQUE DU QUEER
Contaminations queer dans la géographie française
Rachele Borghi
L’espace n’est pas simplement un arrière-plan, un cadre sur lequel les actions humaines ont
lieu. C’est aussi un producteur de significations et un reproducteur des mécanismes et des
dynamiques sociales. Pourtant la prise en compte du rôle de l’espace comme vecteur et
reproducteur des normes sociales liées au genre et aux sexualités n’est pas évidente. Or
l’espace public est conçu, géré et modelé sur la base d’une conception dualiste rigide :
homme-femme, licite-illicite, homosexuel-hétérosexuel1. De cette manière, la nature genrée
de l’espace social est occultée par la naturalisation de la division entre espace public et espace
privé, reflet de la division de la vie sociale entre sphère publique et sphère privée.
Dans cet article, je propose quelques éléments de réflexion sur le rapport entre espace, genre
et sexualité en géographie. En partant d’une revue de la littérature anglophone sur l'influence
des théories queer dans la production de la pensée géographique, je montrerai ses
déclinaisons françaises, pour arriver à la mobilisation du concept de performance.
De la géographie du genre…
Bien que le genre constitue une catégorie sociale fondamentale pour les dynamiques
sociospatiales, la géographie jusqu'aux années 1980 a négligé la question des rapports
sociaux de sexe déléguant la réflexion à d’autres disciplines comme l’anthropologie, la
sociologie ou l’histoire (Barthe et Hancock, 2005). Marianne Blidon (2009a) met en relation
ce manque d’intérêt de la part de la géographie2 avec la question de la légitimité des
objets/sujets d’étude :
« Au-delà de l’embarras que suscitent encore les questions sexuelles, un des
facteurs d’explication du manque d’intérêt des géographes français pour ces
thèmes réside dans la hiérarchie des objets d’étude, certains étant jugés plus
“nobles” que d’autres » (Blidon, 2009a, 57).
Elle appuie sa critique sur la réflexion de Gagnon (1992, 34; cit in Blidon, 2009a, 57) qui porte
l’attention sur la marginalisation institutionnelle des chercheurs qui s’occupent de
thématiques considérées comme « dérangeantes » :
« Les personnes engagées dans les études sociales ou culturelles, qui
s’intéressent en tant que chercheurs à la sexualité, à l’usage de drogue, à la
pauvreté, à l’ethnicité ou aux femmes sont souvent aussi marginaux dans leur
milieu professionnel que le sont les personnes qu’ils étudient dans la société
dans laquelle ils vivent […] Ils savent directement, ou indirectement, que la
science a été un élément important de contrôle social comme de la
1
2
Mais aussi blanc/noir, sain/malade, jeune/vieux, citoyen/non citoyen, etc.
Dans son article elle fait une référence explicite à la géographie et au milieu académique français.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 14
construction de la réalité sociale ». (Gagnon, 1992, 34)
La géographie du genre a pour objectif principal l’analyse des relations entre espace et genre
dans leurs formes les plus variées, et des rôles et fonctions qu’hommes et femmes occupent
dans celles-ci3. La réflexion sur ces thématiques s’est développée de manière structurée à
partir de la deuxième moitié des années soixante-dix. Elle a débuté par des théories
féministes qui ont analysé le monde du travail et ses divisions sur la base du genre, en mettant
l’accent sur le binôme travail de reproduction, assigné aux femmes, et travail de production,
compétence des hommes (Bondi et Domosh, 2001).
La géographie féministe s’est développée en incluant les contributions théoriques du
féminisme à l’explication et à l’interprétation des faits géographiques4. Un de ces manifestes
les plus significatifs est le livre Geography and Gender. An Introduction to feminist Geography,
publié en 1984 par le « Women and Geography Group » de l’Institute of British Geographers.
Cet ouvrage a donné une légitimité scientifique à la géographie féministe et l’a consacrée
définitivement comme une branche de la géographie :
« Nous soutenons l’importance d’introduire l’idée de la géographie féministe
– une géographie qui prend explicitement en considération le genre créé
socialement au sein de la structure de la société; elle exprime un engagement
pour l’atténuation des inégalités de genre à court terme, ainsi que pour leur
élimination, à travers le changement vers l’égalité réelle, à long terme »
(WGSG, 1990, p. 31).
Les auteur.e.s introduisent quatre grandes thématiques pour la géographie féministe (qui
n’en est alors qu’à ses premiers pas) : les transformations de la structure urbaine, l’accès aux
services, le rapport entre femmes et développement, et toutes les thématiques qui intègrent
la dimension de genre aux analyses de géographie économique.
Ce n’est qu’avec le féminisme poststructuraliste que l’on commence à traiter de
l’interprétation des différences sexuelles et des constructions de genre à travers une
approche déconstructiviste. Le changement épistémologique pousse la géographie féministe
à se configurer comme une géographie du genre, vouée à l’analyse plus structurée des
relations de genre comme des constructions sociales et à leurs effets dans l’espace. Les
différences de genre sont analysées comme des phénomènes liés à des logiques de pouvoir
(Bondi et Domosh, 2001).
La géographie du genre a étudié et critiqué le mécanisme de production des connaissances,
en soulignant combien la discipline a opéré à travers une épistémologie sexiste5. De plus, elle
Pour une définition plus développée voir Paul Villeneuve 2003, Louargant 2002, Borghi e dell’
Agnese 2009.
4 Pour un état de la question du rapport entre Feminist studies et géographie, voir Chivallon (2001).
5 Voir, par exemple, la question du langage situé qui apparaissait comme neutre dans la production
géographique et surtout dans les récits des explorateurs (ex. “Penetrer la foret vierge”) (Pratt 1995 e
Jacobs 1996).
3
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 15
a porté son attention sur une autre limite de la géographie traditionnelle : croire qu’il est
possible d’observer le monde « de l’extérieur », de façon « objective ». Dans ce contexte, le
chercheur (homme, blanc, occidental) est censé être extérieur à la réalité observée, excluant
ainsi toute subjectivité. La méthode de recherche est souvent quantitative, le chercheur parle
à la troisième personne et adopte un style d’écriture neutre, passif et sous-tendu par une
terminologie technique. Ceci lui permet de prendre ses distances avec tout type de
responsabilité par rapport à son propre travail, en affirmant la nature non politique de la
recherche scientifique (Rose, 1993 ; Dixon et Jones III, 2006 ; voir aussi Chivallon, 2001 ;
Hancock, 2004). Les études du genre ont réagi contre l’idée que la scientificité (et donc la
légitimité) des contenus soit subordonnée à ce type d’organisation méthodologique et
stylistique. Elles ont proposé de nouvelles méthodologies qui ont mis l’accent, spécialement
dans la recherche sur le terrain, sur la composante subjective et les rapports d’influence
mutuelle entre chercheur.e et sujet/objet de la recherche.
Ces réflexions ont autorisé l’expérimentation et la légitimation de nouvelles manières de
comprendre et de représenter l’espace et d'appréhender son importance pour les sujets et
les sociétés. La critique féministe a en effet favorisé l’utilisation d’instruments d’enquête
portant leur attention sur les sujets, en mettant en lumière les aspects « cachés », irrationnels,
motivationnels, sentimentaux, existentiels, liés à l’implication des individus dans les
pratiques de l’espace (Cortesi, 2006, p. 319). Histoires de vie, biographies personnelles,
enquêtes, interviews individuelles, productions littéraires et artistiques, confrontations
entre générations ont été ajoutées aux méthodes traditionnelles de recherche en géographie.
Le juste poids ainsi donné à la composante subjective de la recherche contribue à valoriser
les apports de la rencontre entre chercheur.e et narrateur/narratrice. De plus « les
géographes féministes revendiquent aujourd’hui des “savoirs situés”, ne passant plus sous
silence les conditions qui les rendent possibles, les réseaux de pouvoir qu’impliquent leurs
formulations » (Chivallon, 2001, p. 61).
Cette approche relève du tournant culturel qui, bien qu’il ait investi tout le milieu
scientifique6, est souvent perçu comme associé aux recherches considérées comme
« féministes », centrées sur les femmes et conduites par les femmes. De plus, même si
l’attention a été portée sur le genre comme construction sociale et symbolique, la recherche
a longtemps porté l’attention sur le sujet « femmes ». Alors que genre se conjugue au masculin
comme au féminin, la connexion entre pensée féministe et genre comme catégorie d’analyse
n’est pas toujours parvenue à se détacher de la seule étude du « féminin ». Or le genre
constitue une catégorie d'analyse de première importance : pour les hommes comme pour
les femmes, le genre suit des modèles normatifs différenciés, constituant par conséquent un
objet d’intérêt incontournable.
La géographie du genre ne s’est pas limitée à l’analyse des concepts traditionnels de la
discipline (région, paysage, lieu, territoire, etc.) à la lumière de l’épistémologie féministe; elle
6
Sur le tournant culturel et la “méthode postmoderniste’ voir Staszak 2001.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 16
a dévoilé de nouveaux objets d’analyse; parmi eux se trouve le corps7. Elle se présente comme
une sous-discipline de la géographie qui, comme d’autres, est résolument interdisciplinaire.
Depuis les années 1980, elle s’est distinguée par trois approches théoriques principales : le
genre comme différence, le genre comme relation sociale et le genre comme construction
sociale (Dixon et Jones III, 2006).
…à la géographie des sexualités
Les travaux scientifiques qui ont pris en considération la catégorie « genre » l’ayant pendant
longtemps limitée au binôme homme/femme hétérosexuel(le), les recherches sur les
identités sexuelles et leurs rapports avec l’espace restent encore aujourd’hui plutôt rares8.
Alors que l’espace est analysé sous l’angle de l’intersectionnalité, c'est-à-dire des
interconnexions entre les catégories de classe, de genre et de « race », la sexualité continue à
être négligée. Or, la sexualité ne concerne pas seulement la dimension privée; elle touche les
espaces du quotidien (Blunt et Wills, 2000 ; Johnston et Longhurst, 2010) et revêt une portée
géopolitique significative (Blidon, 2009a).
En réalité, dès les années 1970, des perspectives de recherche relatives à la sexualité ont
émergé dans les études sur les processus de construction des espaces urbains et contribué à
leur renouvellement. Les formes spatiales créées par les communautés gaies et lesbiennes
sont devenues des objets d’étude. Les villages gays et les quartiers homosexuels des villes des
États-Unis (San Francisco en particulier) ont commencé à être lus comme des paysages
culturels, sociaux et politiques, et comme le reflet de l’expérience spatiale des sexualités
« autres » (Castells et Murphy, 1983 ; Weightman, 1981). Les travaux portant leur attention
sur les relations entre culture, consommation et espace urbain soulignaient le rôle de la
communauté gay dans le processus d’embourgeoisement des centres historiques (Casey
2004). La géographie de la sexualité s’est ensuite éloignée du travail de cartographie des
zones résidentielles urbaines9 pour étudier la question plus complexe du rapport entre
espace, identités sexuelles et pouvoir. Les vies et les pratiques des gais et des lesbiennes dans
l’espace urbain ont été explorées dans le but de rendre visibles les sexualités « dissidentes »
et les formes de résistance à l’oppression de l’hétéronormativité (Blunt et Wills 2000)10.
Le terme d’hétéronormativité indique l'intériorisation de l’hétérosexualité comme
expression « normale » des relations sexuelles. Ce concept a permis de réinterpréter les
Parmi la très riche littérature sur ce thème, voir à titre d’exemple Duncan, 1996 et Barthe-Deloizy,
2003.
8 Pour une revue de la littérature, voir Blidon 2008a et 2008b, Jaurand 2010 et 2011 et Duplan 2012.
9 Voir le débat critique sur ce sujet reporté par Marianne Blidon (2008b).
10 Pour la géographie anglophone, voir à titre d’exemple Valentine 1993; Bell et al. 1994; Bell et
Valentine 1995a; Duncan, 1996; Jackson, 2006; pour celle française, Hancock, 2005; Grésillon, 2005;
Leroy, 2005, 2009, 2010; Jeraund et Leroy 2008 et 2011; Jeraund 2011; Blidon, 2008, 2009;
Cattan 2011; Raibaud 2007; Sechet 2009; pour la géographie italienne Borghi et Rondinone 2009;
Borghi et Schmidt 2011; Borghi 2012; Borghi et Despuches 2012;). Plus rares sont les recherches qui
explorent l’espace rural (Bell et Valentine 1995b).
7
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 17
espaces au-delà des catégories traditionnelles et de mettre en question la sexualité
normative, c’est-à-dire ce qui est considéré comme « juste » et « normal » (et donc, mérite
d’être inclus dans l’espace public). En même temps, cette perspective a permis de réfléchir
sur les différentes violations des règles de la norme sexuelle et genrée (Wiegman, 2006).
Ce « tournant sexuel » en géographie a été possible grâce à l’affirmation de la théorie queer.
Les queer studies ont permis de renouveler l’étude des rapports entre genre, sexualités et
espace public. À partir des années 1990, elles ont commencé à faire sortir la réflexion des
logiques binaires (masculin/féminin, homo/hétéro) et à mettre en évidence le genre comme
paradoxe. Dans cette perspective, l’espace urbain est lu comme le produit de structures
sociales qui excluent les « autres » acteurs de la ville et les corps non normés, ces derniers
étant souvent associés aux sujets LGBTIQ11.
La théorie queer a remis en question les étiquettes sexuelles et a mis en évidence toutes les
déclinaisons créatives du désir sexuel et de ses objets de désir (de Lauretis, 2007). Le terme
queer concerne la phénoménologie du bizarre (en anglais le terme signifie excentrique, pas
clair, ambigu, dégénéré). Bien que le langage de l’hétérosexualité normative lui ait donné une
connotation négative (« pédé » notamment), le terme a été réhabilité par ceux/celles qui
critiquent la prétendue universalité et naturalité du paradigme hétérosexuel hégémonique
(Dimen et Goldner, 2002). Les théoriciens queers déclarent vouloir exercer une subversion
de l’ordre dominant, celui qui opprime les voix « autres » et les identités non codifiées, en
jouant avec les symboles et les codes de l’hétérosexualité.
C’est avec Teresa de Lauretis et Judith Butler que le queer s’est diffusé dans le milieu
académique et que la queer theory a été formalisée. Déconstruction des catégories de
l’identité, analyse de la constitution du corps à la frontière entre matérialité et langage,
critique du paradigme normatif hétérosexuel et des dispositifs d’inclusion/exclusion, critique
du pouvoir et du biopouvoir sont les axes de réflexion de cette pensée.
À travers la théorie queer, l’hétérosexualité est mise en question. L’hétérosexualité
institutionnalisée a été étudiée en relation avec son rôle dans la régulation de
l’homosexualité. En effet, l’hétérosexualité normative a aussi un impact violent sur
l’hétérosexualité elle-même. Cet aspect a été longtemps ignoré. La critique homosexuelle a
mis en évidence comment l’hétérosexualité normative a une forte influence sur la vie des
hétérosexuels. Le concept d’hétérosexualité compulsive a été développé grâce au travail
d’Adrienne Rich en 1980. Rich se demandait :
« Pourquoi l’hétérosexualité n’est-elle pas vue comme un choix, mais
seulement comme un fait biologique? Est-ce que l’hétérosexualité peut être
considérée comme un choix ou bien s’agit-il d’une imposition sociale et
politique? Est-ce que l’hétérosexualité, au même titre que la maternité, est une
institution politique trop structurée? » (Rich, 1980)
11
Lesbiennes, gays, bisexuel.le.s, trans-sexuel.le.s,, intersexuel.le.s, queers.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 18
Le discours hétéronormatif est agressif envers les formes de sexualités qui sortent de
l'hétérosexualité normative. En prescrivant les comportements à ne pas adopter, il codifie
simultanément les comportements considérés comme « normaux » et « justes ». Les sujets
LGBTIQ sont marginalisés par ce discours au même titre que les hétérosexuels qui adoptent
des pratiques vues comme s’écartant de la norme. De cette manière, les personnes qui
adhèrent au modèle hétérosexuel sont obligées de se conformer et d’assumer toutes les
attitudes et tous les comportements caractérisant la « féminité » et la « virilité » normatives.
De cette façon, l’identité hétérosexuelle influence le contrôle physique des corps en même
temps que le contrôle des institutions étatiques et de la culture hégémonique (McDowell et
Sharp, 1999). Cela se traduit par une gestion des espaces très normée. L’analyse
géographique de ces questions nous permet de rendre visible la manière dont
l’hétéronormativité s’inscrit spatialement, comment elle est reproduite et légitimée par les
pratiques et les performances des individus.
De la performance
En 1990, Judith Butler publie aux éditions Routledge Gender trouble. Ce livre est devenu la
référence incontournable de la théorie queer. L'auteure y esquisse une théorie de la
performativité de genre à travers une relecture du concept de performance, emprunté à la
linguistique et à l’anthropologie.
Victor Turner, dans The anthropology of performance (1986), avait affirmé que
« le terme “performance” vient de “parfournir”, qui, en ancien français, signifie
littéralement “fournir complètement ou exhaustivement”. 'Performer' signifie
donc produire, compléter quelque chose, exécuter un ordre ou accomplir un
projet. Mais, de mon point de vue, l’exécution peut générer quelque chose de
nouveau. La performance transforme le soi. […] Les règles lui servent de cadre,
mais le « flux » de l’action et de l’interaction à l’intérieur de ce cadre peut
mener à de nouvelles idées et générer de nouveaux symboles et signifiants, qui
peuvent être incorporés dans de futures performances ». (Turner, 1986)
La performance a donc un caractère expérimental et, en même temps, critique : grâce à
l’action, il est possible de vivre et de compléter une expérience, et, par le biais de la mise en
scène de notre corps, de réfléchir à l’expérience même.
Turner affirme que l’anthropologie de la performance est une partie essentielle de
l’anthropologie de l’expérience, que chaque type de performance culturelle, y compris le rite,
la cérémonie, le carnaval, le théâtre et la poésie, est l’explication de la vie même. La
performance rend visible quelque chose qui, dans des conditions normales, est scellé
hermétiquement, inaccessible à l’observation et au raisonnement quotidien, enterré dans les
profondeurs de la vie socioculturelle.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 19
Avec Judith Butler, le concept de performance devient un leitmotiv des queer studies12. Butler
(2006, 2008, 2009) s’arrête sur les fondements théoriques de la théorie queer et donc sur le
concept de performativité. Le terme est utilisé pour indiquer le pouvoir qu’ont certaines
expressions linguistiques de faire advenir l’action au moment même où elles sont énoncées.
Cette définition se rattache aux théories du langage de John L. Austin (1982). La nouveauté
centrale introduite par Austin dans l’histoire des idées linguistiques consiste dans l’invitation
à regarder le langage non plus, ou non seulement, comme un instrument pour décrire un état
(extérieur ou spirituel), mais plutôt comme une action. Les actes performatifs sont des
composantes des actes rituels auxquels sont applicables des critères spécifiques d’évaluation
(Pasquino, 2011).
Dans la perspective de Butler, les actes performatifs sont des formes du discours autoritaire,
car non seulement ils exécutent une action, mais ils confèrent un pouvoir contraignant à
l’action exécutée : « Si le pouvoir du discours de produire ce qu’il nomme est lié à la
performativité, alors l’expression performative est un domaine dans lequel le pouvoir agit
comme discours » (Butler, 2009).
Pour Butler, le genre est un énoncé performatif qui a la capacité de créer ce qu’il nomme.
Conçue comme une assignation normative, la performance cite des gestes, des postures, des
mots, les réitère, les répète et finit, en les reproduisant sans cesse, par naturaliser le genre.
Le genre est donc une performance parce qu’il n’existe pas avant d’être agi. Il n’est pas une
qualité du sujet, mais est une citation de la norme. Par conséquent, ce qui permet l'existence
de la norme est le fait de la citer et de la répéter. Dans ce contexte, le sexe est l’antécédent
artificiel du genre; il n’est pas « naturel », mais au contraire « naturalisé » et rendu invisible
par le pouvoir du discours. En conséquence, le genre est toujours une imitation, mais une
imitation sans original : c’est l’acte imitatif, la performance, la citation qui crée la notion d’un
original antécédent (Arfini, 2011).
L’analyse de Butler sur l’ontologie du genre a remis en cause la naturalité du binarisme
sexe/genre dans laquelle l’identité de genre (masculin/féminin) est conçue en relation à deux
sexes naturels : mâle/femelle. Cette opposition binaire est à la base du désir hétérosexuel.
Butler affirme aussi que les sexes sont des constructions sociales et que cette division binaire
(un sexe et son opposé), n’a rien de « naturel ». Pour elle, l’identité de genre ne correspond
pas à une essence biologique. Pour articuler la déconstruction du binôme identité de
genre/essence biologique, elle mobilise le concept de performance qui devient un outil
critique pour dénaturaliser les catégories sociales et pour déstabiliser les formes dominantes
de reproduction sociale. Selon sa réflexion, le 'doing', le « faire » du discours, les
connaissances préconstituées et les répétitions produisent les sujets sociaux. Par conséquent,
les identités n’existent pas avant la performance (Gregson et Rose, 2000).
En réalité, dans un entretien du 1993, Butler déclare ne pas avoir connaissance de l’existence d’une
théorie queer dont elle serait une contributrice majeure : « Je savais que Teresa de Lauretis avait publié
un numéro de Differences appelé ’Queer theory ». Je pensais qu’il s’agissait de quelque chose qu’elle
avait fabriqué. C’est sûr que je n’avais aucune idée de faire partie de la théorie queer ».
12
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 20
Butler critique la position féministe basée sur la différence et porte l’attention sur la nécessité
de combattre non pas la domination masculine, mais plutôt le paradigme hétérosexuel. La
définition du sexe dans le cadre de la seule culture occidentale a empêché la compréhension
profonde des relations de pouvoir liées à l’hétérosexualité (Pasquino et Plastina, 2009). Le
paradigme hétérosexuel est devenu la norme. Il ne se renforce pas seulement grâce à
l’exclusion et à la sanction des « transgressions », mais aussi grâce au langage qui permet
d'énoncer la norme, de la répéter et ainsi de la naturaliser.
Géographie et performance
Le corps devient l’outil ou, à une échelle micro, le lieu où la performance prend vie. C’est
pourquoi l’étude de la performance est strictement liée à celle des corps et à leur place dans
l’espace. Le corps, en tant que lieu ou localisation de l’individualité et de la construction des
sujets, est impliqué dans les mêmes dynamiques de pouvoir que celles qui définissent la
normativité de l’espace, en séparant les corps qui « comptent » de ceux qui ne possèdent pas
les caractéristiques requises (Butler, 2009).
Toutefois, si, d’un côté, il y a une dimension limitative du langage liée à la performativité, d’un
autre côté, cette dernière donne la possibilité d’un changement social et politique puisqu’on
peut toujours renverser la valeur de la performance et l’utiliser pour affirmer, montrer,
rendre visible ou simplement porter l’attention sur quelque chose. C’est le cas, par exemple,
des hate speech, des insultes qui peuvent être utilisées de manière déformée, créative et
positivement déviante13 (Butler, 2004).
La relation entre performance et espace a été explorée dans la géographie anglo-saxonne à
plusieurs reprises. En effet, l’idée de Butler de performativité a fortement influencé la
géographie critique dans le but de dénaturaliser les « évidences » des pratiques sociales.
Performance et performativité sont des outils conceptuels pour la géographie critique parce
qu’ils permettent de dénaturaliser les idées acquises sur les pratiques sociales (Gregson et
Rose, 2000). En géographie, la performance désigne un corps en action qui produit
perpétuellement une nouvelle réalité (Thrift, 2000) :
« la performance désigne la pratique en situation d’un individu, en ce qu’elle
incarne des normes socioculturelles qui la régissent, mais aussi en ce qu’elle
participe elle-même à la reproduction et/ou à la subversion de ces normes »
(Chapuis, 2010, 4).
Minelle Mahtani (2004), dans sa relecture géographique du travail de Butler, souligne
d’abord comment sa théorisation du genre a remodelé la façon dont la géographie analyse le
rapport entre les corps, la production des identités et leur rapport à l’espace. Dans le même
temps, elle souligne comment sa notion de performativité a contribué à repenser le concept
On verra de suite l’usage de la performance pour renverser la norme et non plus pour la
reproduire.
13
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 21
d’espace. Pour expliquer cela, Amandine Chapuis, dans son article sur l'état des lieux relatif à
l'usage de la performance en géographie (2010), cite la position de Nigel Thrift (2000) :
« L’approche non représentationnelle, prônée notamment par Nigel Thrift,
oppose quasiment performance et représentation, la représentation étant une
image, une description du monde, ayant une dimension essentiellement
intellectuelle, alors que la performance désigne un corps en action, qui produit
perpétuellement une nouvelle réalité » (Chapuis, 2010, 46).
Les travaux géographiques s’intéressant à la performance mettent les pratiques au centre de
la réflexion géographique (Thrift et Dewsbury, 2000). En particulier, depuis la moitié des
années 1990, la géographie a utilisé le travail de Butler pour explorer la relation entre usage
du corps, production de l’espace et reproduction des normes de genre et sexualité14.
Perspectives pour des géographies queers
Le cadre de référence ici esquissé, bien que de façon synthétique, nous permet de repérer une
série d'avantages qui relève de l'application du concept de performance en géographie.
D'abord, réfléchir sur la performance nous permet de porter l'attention sur le rapport entre
corps et espace. Cela nous permet de mettre en évidence la matérialité de ce rapport et les
conséquences sur les transformations de l'espace. Cela s'avère particulièrement intéressant
pas seulement dans la géographie du genre et de la sexualité, mais aussi dans les recherches
sur les mouvements sociaux et sur l'usage de l'espace (surtout urbain) dans le militantisme.
En effet, à travers le concept de performance on peut dévoiler le caractère normé,
hétéronormé, réglementé de l'espace public, car la citation des normes et leur répétition
apparaissent de façon évidente quand on porte l'attention sur les corps et sur les
comportements des individus dans l'espace public. On peut voir comment le corps « juste »
qui occupe de plein droit l’espace public est le corps de l’homme blanc, occidental, jeune et
sain : tous ceux qui sortent de ces paramètres sont d’emblée classés dans l’a-normalité. Ce
processus se reflète sur l'organisation des espaces publics, en particulier urbains, qui
deviennent le cadre de la « normalité », en s’appuyant sur une normalité supposée. C’est ainsi
qu’un espace considéré comme neutre peut devenir extrêmement violent dès lors qu’il exclut
les sujets « a-normaux ». Cependant, ces sujets possèdent un potentiel de subversion qui peut
permettre aussi de transgresser les normes qui régissent les espaces publics. Les
performances mises en place par certain.e.s acteurs/actrices LGBTIQ, par exemple, utilisent
le corps comme un outil pour réagir à un espace public normatif et hétéronormé.
La performance fait partie des nouvelles modalités de militance (Ion, Franquiadakis et Viot,
2005) qui caractérise les mouvements collectifs à partir des années 2000. Il s'agit de mises
en scène, d’actions, de représentations qui mettent au centre le corps, notamment comme
outil de résistance aux normes de genre et comme moyen pour rendre visible et pour
14
Pour une revue complète de la littérature, voir Mahtani (2004).
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dénaturaliser l'espace hétéronormé.
Il est donc possible de jouer avec les identités fixées pour les transgresser à travers leur mise
en scène. À travers l’ironie et le mépris, on assiste à un renversement symbolique du corps
social qui résiste à la volonté de définition normative. La performance exerce une fonction
subversive de l’ordre établi qui opprime les voix et les identités « autres » et permet de jouer
avec les codes et les symboles de l’hétérosexualité.
Il est donc nécessaire de développer les recherches sur le phénomène d’affirmation de
l’identité LGBTIQ à travers l’usage de l’espace public pour comprendre ce genre d’expression.
En outre, la croissance des épisodes d’agression homophobe dans beaucoup de pays rend
urgente une réflexion sur ce sujet. La naturalisation de l’espace public comme espace
hétérosexuel risque, en effet, de légitimer l’invisibilisation des sujets non-hétéronormés et,
dans des cas extrêmes, d’inciter à la transformation de l’agression verbale et psychologique
en agression physique.
La géographie des sexualités, définie et légitimée comme une branche de la géographie, peut
contribuer de manière importante au dévoilement des normes et des structures de pouvoir
qui oppriment et excluent de l’espace (public) les dissident.e.s sexuel.le.s. En même temps,
comme Bell et Valentine (1995a) et Valentine (1993) l’ont montré, elle peut questionner le
caractère hétéronormatif de la discipline géographique et de l’institution universitaire. Le
rôle de la géographie dans ce processus de déconstruction et de dévoilement s’avère
essentiel, d’autant plus que « le géographe appartient à la catégorie des “experts” investis
d’une certaine autorité, il ne peut ignorer le fait qu’il contribue à faire exister ce qu’il décrit »
(Hancock 2004, p. 172).
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Revue PolitiQueer, numéro Dimensions Francofolles. P. 26
Entretien avec les membres de l'Observatoire des
Transidentités
Arnaud Alessandrin, Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas
Chapeau : Pour cet entretien, le comité d'organisation de Revue PolitiQueer (RPQ) a posé une
série de questions auxquelles Arnaud Alessandrin, Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas ont
aimablement répondu par écrit.
RPQ : Vous êtes spécialistes des questions trans. D'où vous vient votre intérêt pour ce
sujet? Comment sont nés vos différents projets?
Arnaud Alessandrin : Je crois ne pas me tromper en disant que j’ai débuté mes recherches
après une rencontre avec une association bordelaise dans laquelle j’ai découvert des
personnes en train de lutter contre le droit, contre des protocoles. Le choix du sujet du
mémoire puis de ma thèse s’est imposé à moi. Quand j’ai commencé à travailler sur le sujet,
M-H. Bourcier venait juste de sortir « Queer zone », Maxime. Foerster son « Histoire des
transsexuels » et on venait de traduire « Trouble dans le genre ». C’est hier et pourtant c’est
le Moyen-Âge des recherches françaises sur ces questions. La rencontre avec Karine et Maud
est plus tardive, voilà maintenant trois ans. Je débutais donc à peine ma thèse sur le
mouvement trans’. Très vite, nous avons émis l’envie de travailler ensemble. On a d’abord fait
une communication et, comme une évidence, est née l’idée de l’Observatoire Des
Transidentités. Avec lui nous avons déjà publié deux compilations de textes (mars 2013) et
une transyclopédie aux éd. Des ailes sur un tracteur. C’est une belle aventure, amicale et
intellectuelle. Une sorte d’ingénierie entre le monde académique et l’univers militant.
Maud-Yeuse Thomas : je suis trans, mais surtout je m’auto-identifie comme trans pour
plusieurs raisons. Parce que je suis toujours psychiatrisée, parce que la transition trans s’est
imposée dans ce cadre binaire d’une transition A vers B, homme-vers-femme, femme-vershomme, dans un rapport de force inégalitaire la faisant passer pour de la médecine, la morale
pour de l’éthique, du pouvoir pour du savoir, de la croyance pour de l’anthropologique, du
genre pour du sexe ou l’inverse... Et encore, parce que ce qui devait être interrogé a été
surassigné, parce que le tabou à l’âge d’enfant n’a toujours pas été levé, parce que l’on
continue à psychiatriser alors même que l’on sait désormais qu’il n’y a jamais eu de maladie,
mais de la stupeur, de l’incompréhension, de la domination, etc. Tant que des gens
s’affirmeront comme « spécialiste des questions trans », je continuerai de même – et arrêterai
de même. Nos projets sont liés à cette énumération non exhaustive, aux violences générées,
aux indifférences, aux lâchetés pour « faire société » dans ce « vivre-ensemble » abstrait.
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 27
Karine Espineira : Peut-on être spécialiste des questions trans? Voilà qui donne à réfléchir.
La réponse est négative quant on sait la complexité du sujet et de son évolution rapide. Elle
peut être positive si l'on considère, en revanche, l'expérience acquise au cours des deux
dernières décennies. Expérience de terrain avec une action de support et d'information dans
les années 1990, d'activisme au cours des années 2000 et de théorisation tout au long de cette
période et l'inscription académique depuis 2007 qui s'est affirmée avec l'obtention du grade
de docteure en sciences de l'information et de la communication ainsi que de la qualification
comme maître de conférence (71e section CNU).
L'activiste pourrait aussi prétendre à une certaine « expertise » légitimée par le fait d'être
« trans », d'avoir vécu le fait transidentitaire, d'avoir expérimenté le changement de genre
autrement appelé changement de sexe. L'universitaire pourrait elle se targuer de travaux
scientifiques enfin reconnus comme tels.
Interroger la genèse d’un intérêt pour ces questions ne se réduit pas au fait du seul trajet ou
d'un pensé. La genèse, l’explication première se trouve aussi dans l'intimité qui a présidé tout
au long de l'existence à se comprendre soi et questionner l'être et ses environnements. Se
chercher et se comprendre sur un plan émotionnel d'abord, puis laisser glisser cette
compréhension vers l'horizon des savoirs. J'ai aussi bien interrogé mon expérience de
l'immigration que de la difficile socialisation dans la cité, au sens d'ensemble HLM ou de
« cage à lapin » pour utiliser cette autre dénomination; la xénophobie banalisée et les aléas
de l'intégration; le mélange de cultures comme les incompréhensions; les troubles
autistiques dans l’enfance comme les difficultés à être de ce monde et les non-dits. Je viens
(et reviens) de loin. Pourquoi ne pas interroger mon identité, son expression, ses
aboutissements comme ses errements? On parle d'une condition humaine, je voulais explorer
la mienne jusqu'à la limite de l'intelligibilité et de ma compréhension.
Autre tournant avec l'association le Zoo de Marie-Hélène Bourcier qui a permis l'accès à ce
qui était pour moi alors de nouveaux savoirs comme les Women, Gender, Queer and Cultural
Studies. La pensée féministe comme le constat d'une société inégalitaire ont participé à la
construction de cet intime comme la volonté d'action. N'en déplaise à certain-e-s, je serai à
jamais reconnaissante à l'esprit des personnes qui animaient le Zoo de m'avoir familiarisée
avec ces outils puissants. Je reprends à mon compte les propos de Vincent He-Say dans
« L'Ordre des mots » : j'ai probablement été acteur/actrice de la binarité, pour ne donner que
cet exemple. J'aurais pu aussi bien devenir une parfaite « transsexuelle » soit anonyme soit
militante d'un ordre symbolique donné et non-discuté, confortant au passage une société
inégalitaire et sexiste. Avec le Zoo, c'est l'engagement dans une posture « post-transsexuelle »
qui était engagée et je ne le sais que depuis peu.
Les projets. Ils conduisent à se projeter et c'est aussi en se projetant qu'on élabore d'autres
projets. Ce faisant, la pensée est toujours en mouvement, jamais immobile. Jusqu'aux années
2000, j'ai suivi des projets ou me suis inscrite dans les projets des autres. Projets partagés,
certes, mais jamais menés de ma propre initiative jusqu’à la fondation d’une association et
ma première publication. J’ai repris la main.
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 28
Depuis 1996, je travaillais sur un manuscrit, une étude de la représentation des trans dans
les médias, en me heurtant soit au désintérêt soit à l'étonnement, sous la forme d'une certaine
incrédulité, de la part des maisons d'édition. Je ne souhaitais ni publier une vulgarisation ni
une autobiographie. Je veux un essai, un écrit qui puisse être dit « expert » comme pour
témoigner des savoirs de communautés toujours renvoyés au récit biographique. Après
maintes et maintes réécritures l'essai est accepté sous le titre « La transidentité de l'espace
médiatique à l'espace public » (L'Harmattan, 2008). Il reste confidentiel en France, mais
connu des bibliothèques universitaires outre-Atlantique.
En 2005, avec Maud-Yeuse Thomas nous fondons l'association trans Sans Contrefaçon non
sans une certaine nostalgie affichée de la période du Zoo. Nous souhaitons une structure qui
« pense » et inclusive. La notion de « culture trans » nous tient à cœur et nous lui donnons
corps avec la production de support audiovisuel du type D.I.Y. (Do It Yourself). Cette volonté
peut être inscrite comme Projet avec majuscule, car nous le pensons sur le « long-temps ».
Malheureusement nous notons deux crises majeures dans l'association. La volonté
d'inclusion a ses limites. Notre volonté de voir les prostitu-é-e-s inclus comme les transgenres
- les frontières entre trans ont toujours produit plus de mal que de bien - ont connu des
résistances et l'on regrettera au passage que des trans s'évertuent toujours à maintenir des
catégorisations stigmatisantes. Au risque de froisser « la communauté », il faut dénoncer ces
injustices intracommunautaires de parts et d'autres. L'usage d'un terme aussi banal
aujourd'hui que celui de « transphobie » aura lui aussi connu des résistances. Autre projet de
cette époque, un dictionnaire trans, ou manifeste. C'est Maxime Foerster qui le premier
engage une démarche en ce sens. Nous le rejoignons. L'agenda politique n'est pas favorable,
tout comme le monde de l'édition. Ce projet a pris vie, huit ans plus tard sous la forme de « La
Transyclopédie » (Des Ailes sur un tracteur, 2012). On le voit, grande est la difficulté de
contenir un projet dans un espace-temps défini.
De la rencontre avec Arnaud Alessandrin (doctorant tout comme moi à l'époque) et de la
complicité avec Maud-Yeuse Thomas, nait l'Observatoire des transidentités (O.D.T.). Nous
savons être des sujets de savoir encore faut-il produire nous-mêmes comme favoriser des
entrecroisements entre paroles militantes et académiques, entre universitaires et activistes,
discourir de cultures et d'expressions artistiques, explorer les chemins défendus et ne pas
craindre de s'attarder sur les sujets qui fâchent. L'idée de « La Transyclopédie » est aussi liée
à l'ODT. Produire et diffuser est notre mot d'ordre. Les deux premiers volumes des « Cahiers
de la transidentité » publiés au mois d'avril 2013 à L'Harmattan sont les illustrations d'une
suite logique.
RPQ : Peut-on revenir sur quelques définitions? Quels sont les termes qui vous
paraissent importants à définir (Qu'est-ce qu'être trans? que sont les transidentités?
Comment définissez-vous le cis-sexisme?... )?
Arnaud : A l’ODT nous pensons qu’en régime inégalitaire, à différencier on finit par
hiérarchiser. C’est pourquoi il nous semble très compliqué de proposer des définitions qui ne
soient pas surplombantes. Foucault parlait de « catégories divisantes ». En même temps, on
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 29
entend l’exigence de se nommer, et donc de se singulariser. On a tendance, comme l’avait
proposé Tom Reucher, à dire « trans ». Mais les frontières du terme sont floues. Doit-on
définir les trans comme l’ensemble des personnes qui utilisent des technologies de genre
trans (des hormones ou des plasties) Ou cette définition doit-elle être étendue à l’ensemble
des transgressions de genre sanctionnées par des polices? Auquel cas, on comprend les folles
et les butchs. Cette question de définition est aussi une question de politique identitaire et de
politique publique : se compter pour compter. On pourrait tout aussi bien avoir une définition
par le bas du type « sont trans tou.te.s ceux/celles qui se reconnaissent comme tel.le.s ». Mais
d’autres enjeux en termes de places ou de visibilité, apparaissent alors.
Maud-Yeuse. Les définitions sont parties prenantes du système hiérarchique de violences
qui maximise l’hétéronormativité à coup de théorie sociobiologiste pathologisant les
expressions identitaires minoritaires. Elles sont les termes qui justifient une matrice des
comportements en la faisant passer pour une réponse médicale à un problème social et en
cela, elles sont le premier maillon d’une technologie définitionnelle située et produite dans
un contexte précis, celui de la construction de la société cisbinaire urbaine. Chaque fois que
quelqu’un affirme que les « transsexuels » vivent un genre opposé à leur sexe », l’on saisit la
personne trans dans ce contexte de définition et production, propre au XXe, et non a sapiens
sapiens dans sa grotte, l’on perpétue l’alignement sexe-genre en nature alors que cela relève
d’une tradition d’assignation. En affirmant que les un.es « terminent leur trajet » et d’autres
non, on oppose et constitue hiérarchiquement des groupes et sous-groupes. Les uns étant
ultimement valides, les autres non. En parlant « transsexualité » puis « transsexualisme », on
a fabriqué un modèle de transition basée sur la sexualité puis le sexe (enfin, ce drôle d’objet
idéologique, le « sexualisme » plus exactement) à notre place. « Transidentité » renvoie
d’abord au fait que c’est nous qui parlons, analysons, relisons nos histoires et moins une
définition stricte, plutôt du côté du genre, de l’identité. On ne peut pas continuer à produire
des définitions sans parler de contextes. Beaucoup d’entre nous ne sont pas à proprement
parler dans l’identité et encore moins dans l’identitaire mais dans l’existence. Sur les
technologies utilisées : les théories psy sont des technologies dont le but est de contraindre à
cette identité fixée, d’où ce champ médical en articulation au champ juridique qui intervient
après – et non avant ou en même temps. Ensuite, ces technologies préexistent aux trans et
sont couramment utilisées. L’augmentation mammaire, les chirurgies à destination des
graphies cisgenres, etc, sont des modifications corporelles – mais non pensées comme telles.
Notre société toute entière est un système technologique, l’hétérosexualité, ce « système
politique », l’est tout autant.
Arnaud : Pour définir cis-sexisme puisque c’est aussi l’objet de votre question, nous
pourrions dire, à la manière de Julia Serano qu’il existe un privilège à penser et à se penser, à
se présenter aussi, comme cisgenre. S’il faut définir « cisgenre » nous serions amenés à le
traduire comme « l’inverse de transgenre ». Or, on sait que la frontière entre les appellations
divisantes est assez poreuse. Les folles ne sont pas trans, mais sont-elles cis? L’avantage de
mettre en lumière la question « cis », c’est de la sortir du neutre, de l’originel. Le risque serait
aussi de réifier les catégories. Un « cis-sexisme », est donc une attitude de rejet envers toutes
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 30
les personnes ne reprenant pas le cahier des charges des normes de genre. Je préfère le
nommer « cisgenrocentrisme », car bien souvent, plus qu’une action ou une volonté, les trans
font face à l’ignorance. La question « cis », comme la question « trans » en sont à leurs
balbutiements analytiques.
Karine : Au risque d'être polémique je vais opérer une distinction entre l' « être trans » et
les « parcours de vie trans ». Dans le premier cas, tout le monde peut être trans si l'on
considère que les franchissements de genre peuvent aussi le fait de personnes cisgenres.
Nous avons parlé de trajets FtM (female to male) et MtF (male to female), puis FtU (femme to
unknown) ou Ft* (femme vers indéfini) en remarquant que ces premiers débordements du
dispositif de « transition » balisé et cadré sont le fait de « femmes vers * », transféministes
dirait-on peut-être aujourd'hui.
Il ne faut plus craindre de se voir dépossédé-e-s du « trans ». Nous voyons que de nombreuses
identités dites « cis » effectuent aussi des transitions dans leur propre continuum (FtF, MtM),
voire en direction d’un croisement (vers « Androgyne » par exemple). C'est le genre d'arrivée
reconstruit qui fait foi. Les trans ne seraient donc pas les seul-e-s à proposer des masculinités
et des féminités croisées.
Les parcours de vie sont plus spécifiques et plus « trans » : travesti, transgenre, transsexuel,
transidentitaire, intergenre, agenre ou identité alternative entre autres propositions. Je dois
préciser que je réfute totalement la distinction qui est faite entre transsexuel-le-s et
transgenres aussi bien dans le discours « officiel » que celui de certains groupes trans.
Soulignons ce premier paradoxe : tout le monde s'évertue à dire, souligner, affirmer ou
démontrer que l'opération de conversion sexuelle serait l'un des principaux critères sinon le
premier pour distinguer les un-e-s et les autres, tout en clamant la primauté de l'identité de
genre sur le sexe. À ce premier titre et en opposition aux catégorisations classiques :
techniques et scientifiques dans le contexte médical, politiques et « opportunistes » sur
certaines scènes associatives, je pose la notion de « parcours de vie spécifiques ». Les uns et
les autres font plus ou moins appel à la médecine (et parfois sous forme d'appel à l'aide), à la
reconnaissance sociale garantie dans un monde idéal par une non-discrimination aussi bien
étatique que sociale : l'accès à l'état-civil, à l'emploi, au mariage, à la procréation par exemple.
Longtemps, j'ai écrit : ce que tous les trans ont en commun, c'est le genre. Je me dois d'ajouter
aujourd'hui : et le désir de s'inscrire à la « culture commune » garantie d'une appartenance à
l'humanité. Appartenance non soumise à d'effroyables cautions et conditions.
Autre façon de répondre à cette question d’une façon en m’en référant à mes recherches dans
lesquelles l’influence de Castoriadis est incontestable. On ne trouvera pas ici les définitions
d’usage et « officielle » du type « trans opérés » « trans non opérés ».
Le terme « transsexuel » m’évoque l’institué (le produit) de l’instituant « transsexualisme »
qui est un concept et une pratique médicale cadrant le « changement de sexe » et qui a ainsi
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 31
oblitéré durant tout le XXe siècle le « changement de genre ». Il y a hégémonie de la
représentation.
Le terme « transgenre » m’évoque l’institué perçu comme minoritaire et confidentiel dans la
représentation. On notera que le transGENRE a été longtemps seulement chargé du sexuel (la
sexualité) alors que la transSEXUALITE s’est trouvé chargé du genre dans le discours médical
et paradoxalement sous l’expression « changement de sexe ». Le transgenre est bien entendu
majoritaire sur le terrain des transidentités (associations et collectifs visibles et observables),
on parle bien de franchissement de genre et non de sexuation replaçant la primauté du genre
sur le sexe. On ne parlera donc pas d’identité sexuelle, mais d’identité de genre.
Avec le terme travesti on fait le plus souvent référence à la figure du bouc-émissaire. La
motivation du travestissement m’importe peu dans l’analyse des représentations. Comme la
figure transgenre, la personne dite travestie s’est vue chargée de sexualité ou à l’inverse
d’asexualité. Tout « Pierrot lunaire » se voit affublé du terme travesti bien au-delà du
déguisement et s’il y a soupçon de franchissement de genre le qualificatif vaut pour sanction
sociale comme l’ont montré les réactions face aux femmes du XIXe portant « pantalon ». Nous
décrivons un déclassement dans l’échelle des valeurs via une sanction sociale instituée.
Désormais générique, le terme « transidentité » est importé de la langue allemande, on le doit
à la sociologue Heike Boedeker. STS l’a importé et popularisé en France en 2002. S’il n’évacue
pas le vécu trans au sens de passage, le mot conforte l’antécédence du genre sur le sexe. Par
ailleurs il rompt avec la tradition distinguant d’hypothétiques « vrais trans » et « faux trans »
selon le seul critère de l’opération de conversion. Politiquement, il est aussi plus fédérateur.
J‘en reviens au terme « queer », mais je ne vais pas faire ici dans la théorie queer fort discutée
et polémique dans les milieux parisiens, mais plutôt donner un ressenti et une vision
empirique. Les personnes que j’ai connues se proclamant queer, le faisaient dans la volonté
d’un au-delà de l’identité et/ou de l’orientation sexuelle (l’exemple du slogan
« transpédésgouines »). Ramenant le propos à une définition identitaire « autre », elles
s’inscrivent aussi dans approche globale d’égalité des droits étendue à d’autres causes
comme celles des prostitué-e-s, des sans papiers, des précaires, des étrangers, etc. Je déborde
probablement la notion, mais je le fais avec précaution.
« Drag-queen » souvent mal défini ou simplifié avec abus. Le terme me donne envie de botter
en touche, car il est plus complexe à définir qu’il n’y parait. Je renvoie aux origines de la
culture camp et du gender fucking. Insistons aussi sur l’idée que dans le contexte états-unien,
le mouvement des droits civiques pour les homosexuels doit beaucoup aux drags depuis les
émeutes de la Campton’ s Cafeteria riot à celles de Stonewall.
J’entends souvent aussi « androgyne » et « intergenre » en terme d’autodétermination.
Toujours aussi complexe à définir que les précédents. Ai-je droit à un joker?! Plus
sérieusement, outre le fait de désigner des identités auto-identifiées comme telles, ces termes
font aussi office de notions et posent questions. Maud-Yeuse Thomas avait formulé l’une
d’elles ainsi : « que fait la société des corps et des identités androgynes? » Les réponses sont
probablement vertigineuses et la notion de franchissement de genre et leurs sanctions sont
incontournables.
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 32
« Shemale » est le troisième terme que j’ai entendu après « travesti » et « transsexuel » pour
désigner des trans. Le mot m’a été illustré par des images pornographiques de « bombes »
esthétiques américaine des années 80 et 90, non opérées puisque le « truc » c’était qu’il y ait
un « truc ». Je n’ai pas exploré le sujet qui a du avoir d’amples développements dans les Porn
Studies je présume. Le terme s‘écrit aussi she-male, orthographie ô combien signifiante.
Comme il a longtemps désigné les travailleuses du sexe hormonées et non opérées pour
entrer dans le détail, il est perçu comme péjoratif. Rappelons que le terme a aussi porté le
sens de « femme agressive » en tant qu’expression orale au XIXe siècle.
RPQ : Comment vous positionnez-vous dans le champ de la théorie et des études queer
et trans? Quelle articulation faites-vous entre ces deux champs? En quoi la question
trans a à voir avec les théories queers?
Arnaud : La question trans’ s’est désolidarisée des analyses médicales (le cas Agnès) avec le
développement des approches queer. Aux États-Unis par exemple, ceci correspond à la
publication des livres d’Annie Sprinkle, Pat Califia ou Kate Bornstein. En France, avec le ZOO
de Marie Hélène Bourcier, on voit plutôt apparaître une nouvelle militance le GAT ou, dans
un autre style, Sans Contrefaçon et, plus récemment OUTrans. Le monde militant et le monde
universitaire se soudent à l’endroit de la théorie queer. Mais la question trans n’est pas la
question queer et il ne faudrait pas que la seconde devienne le parangon de la première. En
réalité il ne faudrait pas que les trans deviennent, comme c’est parfois le cas, ni les sujets ni
les exemples privilégiés de la théorie queer car les vies transidentitaires ne peuvent pas se
lire uniquement du côté de la subversion : elles disent aussi quelque chose de l’ordre du désir
de reconnaissance et d’une volonté d’assimilation. En ces temps de ‘mariage pour tous’,
pourquoi les trans’ seraient-ils, en soi, plus subversifs?
Maud-Yeuse. Historiquement la question trans est reliée au contexte dont j’ai donné un
aperçu. Elle est liée à une histoire de transition forcée intervenant dans le champ médical et
juridique sur une définition naturaliste du corps (du corporel, serait un mot plus juste) quand
la question queer est une question agissant à partir d’une interrogation et d’une analyse dans
le champ social et politique d’une part, dans le champ de construction des identités et
sexualités à l’aune des rapports et relations, d’autre part. Notre époque y ajoute les questions
de genre, d’ethnie, de langue, d’objets et de réseaux culturels, de hiérarchies sociales. Là où
ces deux questions, queer et trans, sont liées apparaît seulement quand la question trans
devient la question des trans, et non plus une question psy par des psys, que leurs transitions
interrogent le système cisgenre. Elles permettent aux trans d’interroger ce qu’ils et elles
vivent, dans le contexte de cette société inégalitaire, de réinterroger le rôle que joue la
transphobie. Cette lecture critique de la société questionne, mais ne défait pas l’hégémonie
psy (on le voit avec la Sofect et son refus d’inscrire l’identité de genre dans la loi du
harcèlement sexuel et sexiste). Cela dénoue peu à peu la contrainte de transitions forcées,
uniques ou unifiées à l’intérieur des collectifs trans, mais peu dans la société globale sans nier
qu’il y a toujours eu des transsexuels et des transitions trans. Queeriser les trans, ce n’est pas
intervenir sur leurs transitions, mais leur redonner du champ politique, de penser d’autres
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 33
transitions et trajectoires, de les dépathologiser pour leur redonner leur portée
socioculturelle. On voit parfois des aberrations du genre, Butler explique que l’on peut
performer son genre, plus besoin donc d’opérer… Penser que la question queer va digérer la
question trans méconnaît totalement le fait que la question trans est une question de fond
posée au développement et à l’identification. Comment l’enfant se construit-il donc si l’on ôte
la dimension imaginaire et subjective, relationnelle et sociale? Comment noue-t-il ce genre
qu’il dit vivre et la place qui l’assigne dans une filiation et l’enjoint à un genre via un rôle de
genre? On a fait de la question trans une question centrée sur le changement de sexe à l’âge
adulte, ce qui a absorbé le débat sur l’enfance, les changements de genre dans la société (les
butchs par exemple), les trajectoires désignées comme non-trans tout en utilisant des
modifications corporelles.
Karine Espineira : L'inscription au « Queer » vaut régulièrement des qualifications erronées,
souvent non étayées sinon théorisées. Je m’autorise un exemple pour donner un point de vue.
Si le Queer me permet par exemple de ramener la figure du travesti du côté du genre, car
figure trop facilement rangée du côté du sexuel comme pratique « obscure », « instinctive »,
« incontrôlée », « non-civilisée » par les discours religieux, moralistes voir « scientifiques »
lorsqu'ils sont dans une idéologie qui s'ignore, alors dans ce cas je suis doublement inscrite
dans la théorie queer!
Il me semble difficile de dessiner une frontière entre women, queer & trans studies. Le tout
étant rendu possible par les théories féministes dont les outils articulent et arcaturent ces
champs d'études. Les prémisses des études transféministes pourraient être considérées
comme la première articulation visible entre théorie queer et trans studies.
S'il me semble en l'état actuel des connaissances impossible de voir un jour l'équation E=MC2
réfutée, démonstration à l'appui, en revanche rien n’est réellement aussi bien fixé dans le
champ des sciences humaines et sociales. On sait bien que l'esprit du temps, les idées bougent
et évoluent à notre insu et souvent malgré nous. Les idées effectuent des passages de
frontières légaux et illégaux tout comme l'évolution de l'esprit humain à travers les
productions de savoirs. Nos théories sont aussi fluides que nos identités. Le dogme est le pire
danger qui soit concernant l'histoire et le voyage d'une idée. La théorie queer, à mon sens,
reste toujours à définir puisque je la vois comme un ensemble d'idées considérant la diversité
humaine. Tout comme les théories féministes, elle est productrice d'outils d'émancipation.
En cela elle ne me semble pas tenir du dogme, et encore moins d'une « posture maoïste » à
l'origine de millions de morts, s'il fallait encore devoir rappeler les critiques à la raison.
RPQ : Le substantif « queer » renvoie souvent à un savant mélange entre théorie,
militantisme et création artistique. Comment vous positionnez-vous par rapport à
cela?
Arnaud : Tout d’abord, il nous semble intéressant, non pas d’être dans le substantif, mais
dans le verbe. Queeriser est une action de déboitement, de mise en crise des évidences, qui
me semble plus porteuse de sens que le simple label queer. En effet, on est toujours sur le fil
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 34
lorsqu’il s’agit de faire intervenir côte à côte quelque chose d’une militance et, dans le même
mouvement, une activité scientifique. Comme si ces deux pôles s’alimentaient et se rejetaient
simultanément. Nous sommes pourtant partis sur cette voie avec l’ODT. L’idée étant de se
loger dans la porosité des frontières entre l’espace profane et l’espace savant. Sur la question
trans, il s’avère que ces dernier.e.s sont parfois plus sachants, plus savants, que les experts
eux-mêmes. Au total, nous revendiquons notre position située. Nous sommes, comme le dit
Haraway, des hackers des savoirs institués. Nous ne nous situons pas au-delà, en deçà ni
même au-dessous, mais un peu partout. Nous ne nous situons pas forcément « contre » les
savoirs actuels, mais plutôt « tout contre » eux; histoire de les pousser.
Maud-Yeuse. Je le prends au sens de réinterrogation du socle inégalitaire de société ayant
produit ces forçages, soit du côté de la sexualité, du genre ou encore comme les questions
trans et intersexe, du côté du corps, car on ne voulait pas faire bouger les normes de genre
faisant coïncider du « sexe » avec du « genre ». On sait que ces derniers sont construits et
situés historiquement, que le corps est un construit, un in-corporé de ces normes
superposant sexe et genre et non un corps nu, abstrait et indépendant de l’histoire des
rapports hommes/femmes. Je le prends également au sens le plus quotidien du terme, dans
la manière dont les gens parlent de leur vécu, depuis leur subjectivité. C’est un
réapprentissage du regard qui ne soit pas cette sorte de colonisation généraliste, invisible et
abusive de l’universalisme, de réassignation permanente des individus, à leur place. Si
j’applique la démarche au groupe des handicapés par exemple, cela me rappelle que je dois
écouter, apprendre de leur existence, de leur domination par les valides. La théorie a voulu
se placer par confort du côté de cet universalisme, elle n’a fait qu’abstraire et
décontextualiser. Enfin, du côté de l’art, le regard critique (des études filmiques par exemple),
de jeter des ponts entre les étais principaux (théorie, militantisme…), ce qui rapproche les
Cultural Studies du queer. Cette pluridisciplinarité, si elle n’oublie pas les questions
fondatrices de la condition humaine, nous met en demeure à refuser l’idée qu’il n’y a un réel,
une réalité unique, rationnelle alors qu’elle est l’objet d’une rationalisation. L’identité, la
sexualité, l’amour sont des choses non rationalisables, du côté de la création, du poétique et
du politique et non de ce réel concret, palpable, matériel. Si nous parlons politique et non
poétique le plus souvent, de sociologie ou d’anthropologie (comme avec le mariage pour
tou.te.s transformé en mariage gay) et non de philosophie, c’est en raison des rapports de
force dans lesquels les changements interviennent et se maintiennent intacts dans les
espaces de pouvoir. Par expérience, nous savons que les médecins, ces experts
autoproclamés, sont bien plus militants que moi. La Sofect par exemple, c’est du lobbying
politique, non de la médecine, d’oppression non de théorie. On voit des médecins qui
politisent leur action, sans rien dire de ce déplacement sauf à nous incriminer.
Arnaud : c’est intéressant ce que vient de dire Maud. On a souvent rabattu le militantisme du
côté des militants. Or, que fait la SOFECT (la Société Française d’Étude et de Prise en Charge
du Transsexualisme) sinon du militantisme drapé derrière une supposée neutralité? Au
passage, si l’on devait faire de la sémiologie, vous remarquerez « l’étude » que la SOFECT se
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propose de faire à l’égard des « transsexuels », menant à leur « prise en charge » (évinçant
dès lors la question de la prise en compte).
Karine Espineira : Questionnons. Parlons-nous de convergence, d'intersectionnalités, de
pluridisciplinarités, de pluralité des points de vue pour décrire, approcher, et rendre visible
et intelligible le hors-cadre, le hors-champs identitaire au travers d'activités et expressions
de la pensée, du corps et du droit à être pour cet autre pour lequel Foucault aurait souhaité
nulle disqualification et exclusion? Je le crois. L'hétérogénéité conduit à l'articulation
raisonnée et parfois au braconnage de nécessité, et non à un braquage à mains armées.
Les Cultural Studies me semblent tenir aussi de ce pari : énoncer la condition humaine sans
hiérarchiser les savoirs de la culture commune et des subcultures. Pour citer une partie de la
question « ce savant mélange entre théorie, militantisme et création artistique" relève des
études culturelles. Ainsi la théorie queer et ses effets symboliques avec le substantifs
« queer » permettent l'étude de champs autrefois qualifiés de subalternes parce que jugés
critiques, contestataires, qualifiés de marginaux et ne répondant pas aux critères
scientifiques encore trop souvent énoncés, édictés, par des hommes, blancs, hétérosexuels et
de conditions sociales et culturelles dites « supérieures ».
RPQ : Dans le champ des Trans Studies, on pose beaucoup de questions sur le
positionnement du chercheur.e, notamment sur son appartenance à la communauté
trans (Insider/Outsider). Comment prenez-vous position par rapport à cela?
Arnaud : Cette question a déjà été posée à tous les chercheurs-militants et à tous les
militants-chercheurs. Je pense notamment à cet entretien entre J-Y Le Talec et M. Cervulle
intitulé « où sont les folles? » La question que Cervulle pose à l’auteur de « folles de France »
porte justement sur cette position étrange, aux yeux de l’universalisme, qui consiste à dire,
pour reprendre les catégories de Soule : je ne participe pas du lieu où j’effectue mes
observations, mais j’effectue mes observations à partir du lieu où j’observe, et par là même
celui où je suis observé : le lieu de la militance. C’est une manière de dire que chaque
chercheur connait une charge subjective, un positionnement qui lui est propre. On entend
bien la question de l’objectivité : prendre part sans prendre parti. En conclusion d’une
recherche, cela nous semble compliqué de ne pas « prendre parti », surtout lorsque la
question de la maltraitance (Sironi) est aussi saillante.
Maud-Yeuse : Qui pourrait dire de l’intérieur, comment s’effectue cette chose qui relève de
l’expérience vécue, comment se vit cette « métamorphose » d’un tel changement tel qu’il
confine à changer de monde, voire à le quitter dans ce hors-champ de la maladie mentale? Le
lieu de l’observation des mondes trans, réduit à ce drôle d’objet appelé « transsexualisme »
s’est effectué depuis un lieu de domination et d’oppression, d’usages de technologies
matérielles et immatérielles, non des savoirs ou d’un lieu philosophique d’observation que
pourrait être l’égalité, l’attention, le doute et l’interrogation des changements dans la société.
Pour cela, l’on doit abandonner cette fétichisation de la causalité. Il n’y a pas lieu d’être dans
une théorie ou d’une « neutralité médicale » pour être bienveillant, attentif à ce qui se passe.
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Nous voyons des médecins et des juristes appelés pour dire qui sont ces personnes, refaire
de la hiérarchie, appliquer des théories oppressives et malveillantes pour justifier leur rôle,
leur décision pour savoir qui peut transitionner, à quel prix et comment. Le contenu même
des transitions trans dit haut et fort comment l’individu est déconsidéré en démocratie
culturelle au point que ce sujet-là est placé dans une zone de non-droit, traité comme tel afin
de pourvoir à la théorie de l’identité sexuelle.
Arnaud : lorsqu’on a rédigé « la transyclopédie », nous nous sommes posé la question des
invisibilisations à l’œuvre dans le processus d’écriture. Au fond, nous nous sommes demandé
(comme a pu le faire Jacob Hall sur les trans ou Christine Delphy sur les femmes) : « qui parle
de qui? » Très longtemps, la question de la parole des trans pour les trans et par la trans fut
la règle. Et on ne peut pas dire que cela ne fut pas décisif. Mais, aujourd’hui, la question des
alliances se pose, notamment à l’égard des personnes « bienveillantes ». De ce point de vue,
la veille exercée par les personnes trans elles-mêmes est une manière de délimiter le cadre
des alliances. La question qui se pose, au fond, est la suivante : « peut-on parler de ce qu’on
n’est pas? ». J’espère que mes ami.e.s qui travaillent sur les violences conjugales ne sont pas
violentées, ni même que mes ami.e.s qui travaillent sur le suicide ne sont pas mort.
Cependant, la question, plus que de la recherche, des prises de parole mérite d’être posée.
Pour cela, il revient aux militants, aux personnes concernées ou à leurs proches parfois de
continuer leur travail de veille (je pense ainsi aux ZAP du GAT contre P. Mercader, bien que
la pratique même de ZAP soit discutable).
Karine : En France, je suis la première et la seule pour l'instant à connaître cette situation à
un niveau postdoctoral. Dernièrement en Argentine lors des journées d'études du GATE
Expert Group à Buenos Aires, on m'a posé la question de l'importance des Trans Studies en
France et du nombre de personnes trans engagées dans l'université. Je me suis sentie seule
au sens propre et au sens figuré dans le cadre précis de cette question. Hors de l'académie, la
réflexion théorique est importante bien qu'encore trop marquée par le poids des inimitiés
qui disqualifient nos productions Trans Studies à titre collectif et individuel.
Ma recherche de thèse de doctorat a bien entendu abordée cette question de
« l'insider/outsider » sans jamais éluder les échafaudages pour reprendre l'expression de
Marie-Joseph Bertini, qui a dirigé ma thèse et dont le soutien a été aussi marqué par une
exigence qui honore mon travail.
L’expérience du changement de Genre (avec majuscule pour renvoyer à la graphique adopté
par Marie-Joseph Bertini en référence aux études de genre anglo-saxonnes), du « changement
du sexe » dirait la pensée commune, est antécédente à la recherche, à l’instar du fait
transidentitaire remontant si souvent à la petite enfance. La socialisation transidentitaire,
depuis la culture cabaret-transgenre, comprend aujourd’hui ces données essentielles que
sont le sentiment d’anormalité et de clandestinité durant une partie de l’existence. Il y a ce
passage dans ma thèse de doctorat que je ne me lasse pas de citer par sa force d’illustration :
« L’habitus trans’ combine ces vécus individuels et collectifs, électrons
vibrionnant autour de l’atome : non pas née, dois-je dire, mais bel et
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 37
bien devenue irréversiblement. Le « hasard » ici importe peu. Avoir
vécu le fait transidentitaire c’est avoir appris l’institution de la
différence des sexes. Aussi qualifierions-nous volontiers notre
recherche comme participation « auto et retro-observante ». En
appeler en effet à l’histoire propre, ressentir et résister, imaginer et
supputer, percevoir et se faire déborder, lâcher prise et expérimenter
la réalité transidentitaire - voilà ce qui fait antécédence ici, de l’habitus
« trans » sur la socialité « ordinaire ». On ne devient outsider au terrain
transidentitaire que parce qu’on a choisi de faire de la recherche. Et de
même, on ne devient insider à ce même terrain que parce que le
changement de genre a précédé cette recherche ».
Ma recherche a donc été et est située (Donna Haraway : standpoint
epistemology/épistémologie du positionnement, 2003). Elsa Dorlin (2008) a précisé la portée
de la critique de Donna Haraway qui voit dans les « savoirs situés » un modèle
épistémologique questionnant « la relation entre sujet et objet de connaissance en vue d’une
« meilleure science » (…) Elle prône une posture de connaissance davantage relationnelle ».
Si j’applique à mon propre cas, la question de Donna Haraway : pouvais-je être invisible à
moi-même? Admettons que ce soit possible. Dans ce cas, je m’inscrirais dans « la forme
spécifiquement moderne, professionnelle, européenne, masculine, scientifique de la
modestie comme vertu ». Sous le couvert de cette vertu, qui a le teint de la morale en certaines
occasions, je serais censée garantir (paraphrasant Haraway) que : comme témoin modeste je
suis tel un ventriloque, légitime et autorisé du monde objectif, n’ajoutant aucune opinion ni
rien de sa corporéité biaisée. Je serais ainsi dotée d’un pouvoir remarquable d’établir les faits!
Je témoignerais. Je serais objective et garantirais la clarté et la pureté des objets. Ma
subjectivité serait mon objectivité. Mes récits auraient un pouvoir magique en perdant « toute
trace de leur histoire comme narrations, comme produits de projets partisans, comme
représentations contestables, comme documents construits capables de définir les faits ».
Soufflons…
Dans le documentaire d’Annalise Ophelian (Diagnosing Difference, 2009), Miss Major a ce mot
de fin pour commenter la définition du DSM (manuel Statistique des maladies mentales) :
bullshit! Si vous me le permettez, si je fais mienne cette réponse aux injonctions qui me
seraient faites pour valider ma recherche. Je rejoins totalement la pensée d’Haraway. Elsa
Dorlin montre d’ailleurs que Donna Haraway ne se propose pas d’éliminer purement et
simplement la notion de « témoin modeste », mais de la redéfinir : « Elle propose de
crédibiliser "le témoin modeste" en le "queerisant" en vue de participer à une redéfinition de
l’objectivité scientifique, initiée par l’épistémologue et philosophe des sciences Sandra
Harding. Queeriser le "témoin modeste" consiste précisément ici à contester la pureté des
frontières entre sujet et objet de connaissance : à élucider les conditions matérielles
d’existence des sujets de connaissance, à les redéfinir comme des sujets incarnés,
"encorporés". De la même façon, il s’agit de redéfinir les objets de connaissance comme des
objets traversés de langage, de récit, de métaphore. Cela implique notamment que le corps
des femmes n’est pas cet Autre de la Science ou de la Raison; il n’est pas un bastion, menacé
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 38
de toutes parts, par la technoscience : il est toujours déjà un mixte, un produit technonaturel ». Cet autre extrait de mes travaux que je glisse dans ma réponse illustre ce qui
s’apparente parfois à une « lutte théorique » pour m’extraire du statut d’objet à celui de sujet
de savoir.
RPQ : Que pensez-vous de l'intérêt croissant à la fois des chercheures, mais aussi des
médias et du grand public pour les questions trans (Lawrence Anyways, les dossiers
dans Libé…)?
Arnaud : plus les représentations transidentitaires se multiplient plus les appuis pour
formuler des contre-représentations se multiplient aussi. En ce sens, on ne peut que se réjouir
de ces émissions. Néanmoins, on a ce double discours qui consiste à dire : nous sommes
invisibles et lorsque nous ne le sommes plus nous sommes exotisés. De ce point de vue, il faut
reconnaître que la qualité des monstrations n’est pas toujours au rendez-vous. Mais la
complexification des profils, des sujets aussi, à bien eu lieu. Pas seulement son augmentation
numérique.
Maud-Yeuse : Aucun doute sur cette multiplication des points de vue, ici celui des artistes,
mais le différentiel entre une vision de l’extérieur et une vision de l’intérieur est net. Laurence
Anyways est un film sur un amour hétérosexuel contrarié par une trans. A l’aune des couples
(avec une personne trans) que nous connaissons et voyons évoluer, nous remarquons qu’il
manque des éléments nets de la transformation intérieure de Fred dans ce film à l’une de la
transition de Laurence. Plus instructif est Boys don' t cry sur les violences exercées au nom
d’une régulation ordonnée et naturalisée, sur l’injustice, la complaisance et l’incompétence
laissant le champ à ce meurtre. Sur Ma vie en rose et Tomboy : comment le fait trans à l’âge
d’enfant et adolescent sont effacés pour qu’il réapparaisse seulement à l’âge adulte, quand
l’individu est psychiquement exténué, prêt à se mouler dans une théorie et pratiques
oppressives. Sur cet intérêt croissant : quelles questions posent ces artistes et chercheurs/ses
à la société via le fait trans? Quelles lectures en tirent-ils/elles? Quels retours sur cette
métamorphose minuscule en nombre et, majeure semble-t-il en symbole? Pourquoi ont-il
tant attendu? Y a t-il un effet mode, même positif, là-dedans? Hit& Miss pose d’emblée la
question trans comme étant une problématique sociale dans toute sa complexité. Comment
fabrique-t-on des individus isolés, solitaires, fuyants, pauvres, handicapés? Réponse dans ce
cinéma social où les individus évoluent à coup de conflits, de rapports de force situés dans le
système économique libéral arquebouté sur le système patriarcal. Mais là, stupeur (?), le
tueur est une tueuse, le tueur, ce porte-flingue est aussi parent. Certain.es l’analysent à l’aune
de ce cinéma fabriquant des cibles faciles (le méchant est également le bouc-émissaire
désigné). Pour moi, Mia est à sa place, dans ce recoin d’enfer là où la société patriarcale l’a
placée. Elle s’en arrache avec l’un des outils de la puissance patriarcale, le meurtre efficace,
compétent, rationnel. On me paye pour tuer? Je tue! Ce serait différent parce que Mia est
trans? Parce que ça renverrai à son identité d’assignations? Allons…
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 39
Karine : Effets de mode autant qu'effet (symboliques) d'époque! Derrière le « sujet trans » ce
sont des sociétés humaines qui s'interrogent par ce qui leur semble être le prisme le plus
voyant ou le plus singulier. Souvent il n'est pas question des trans, mais des effets identitaires
qu'ils produisent sur les médias, leurs production et les « médiateurs » d'une question que
l'on peine parfois à trancher si elle est trans ou garante d'un ordre symbolique qui se
perpétue à travers des gages donnés à la normalité. Peut être un jour faudra-t-il s'énerver et
se dire non-trans pour être enfin « trans ». « Envers les médias : "parfois bien, mais peut mieux
faire" (voir beaucoup mieux).
La recherche. Ce n'est pas le moment de me faire des inimitiés directement ou indirectement
en cette période de campagne 2013 pour les postes de Maître de conférences. Pourtant, il me
semble difficile de taire la pauvreté sinon la quasi absence de postes fléchés Genre. Je suis
aussi troublée par l'attitude de jeunes chercheur-e-s et je suis tentée de rejoindre MarieHélène Bourcier sur ce point quand à l'usage que font certain-e-s des « minorités » sur
lesquels des carrières sont peut-être en train de se construire non sans quelques « sacrifices
éthiques ». Personnellement, en tant que trans identifiée travaillant sur des sujets trans, je
crée du trouble autant que de l'engouement pour les travaux que je porte. Mais la « référence
à » est difficile. Les savoirs « trans » peinent encore à faire leur place dans les citations et la
référence jusque dans la note de page. Ainsi quand je me vois citée dans le dernier ouvrage
de Françoise Sironi, je suis autant honorée d'être citée et lue que du « risque » que l'auteure
prend ce faisant.
Critique plus large : étudier le terrain trans (cette notion demanderait d'amples
développements d'ailleurs) en ne considérant pas sa culture et sa diversité est une erreur ou
du moins revient à ne pas se donner les moyens d'une étude riche et originale, voire
audacieuse. Exemple déjà donné, mais cela revient à étudier la France en ne considérant que
la côte d'Azur ou en ignorant que le pays basque ou la Bretagne tiennent à leur idiome : parler
le basque ou parler le breton. Que saurions-nous aujourd'hui de la culture mésopotamienne
si nous avions considéré leur écriture comme primitive, non digne d'intérêt et donc nondigne d'être déchiffrée? Prenons encore l'exemple des incas si leur religion contrariait nos
croyances nous serions nous pas passé à côté de leurs connaissance en cosmologie? Pas le
moins du monde je n'estime mes exemples comme raccourcis abusifs, nourris et formulés par
une « frustration militante » (et donc disqualifiable comme rupture épistémologique). S'il y a
toujours concernant les mérites de "telle femme" qualifiée de "femme de", de même il est peut
être temps de ne plus être le ou la « trans de ».
C'est la position épistémique de toute recherche qui se voit interrogée. De Donna Haraway,
Sandra Harding à Elsa Dorlin on voit que s'en référer aux épistémologies féministes c'est
produire un regard situé et une recherche consciente d'elle-même. Voici qui me permet de
relativiser grandement un tableau par trop négatif jusque-là. Il est des chercheur-e-s qui
estiment les Trans Studies comme des savoirs viables, pertinents et légitimes. Ne pas
l'admettre reviendrait à ignorer la confiance témoignée.
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 40
RPQ : Comment voyez-vous l'évolution des champs d'études queers et trans en France?
Arnaud : N’en étant qu’à leurs balbutiements, les trans’ studies en France ne peuvent que se
développer. On espère que l’ODT aidera encore longtemps à la visibilité des jeunes
chercheurs et des militants qui souhaitent s’engager vers un éclaircissement définitionnel du
champ. Il est aussi à souhaiter que les questions queer et les questions trans trouvent
ensemble un espace d’indivision sans que l’une passe sous silence l’autre.
Maud-Yeuse : Nous ne sommes qu’au début. Ces champs conjoints mais distincts doivent
d’abord passer par une étape de maturation conjointe, de comparaison, comprendre sur
quels sujets ces deux champs agissent et transforment, quelles transformations sont en cours
et celles prévisibles à moyen-terme. Ces deux champs vont générer des mutations sur le type
d’organisation de la société, le type d’éducation et d’institutions si celles-ci se réforment. On
le voit déjà à l’œuvre dans les cultures qui font bouger leurs logiques, de l’Argentine à un pays
comme la France qui oppose un déni massif, l’autojustifiant et demandant une
reconnaissance étatique : c’est la démarche de la Sofect et c’est écrit noir sur blanc. Ensuite
sur les motivations des chercheurs qui doivent comprendre leur démarche, saisir les enjeux
de cette position située, être mature au regard ce que les sciences humaines et sociales
produisent, d’être pluridisciplinaire dans la mesure où l’on est dans un fait humain de grande
ampleur tel qu’il conditionne notre regard sur un objet aussi dense et pluriel que l’éducation.
Karine : Je n'ose pas m'avancer pour les Queer Studies en France ni pour qui se réclame de
ces études. La qualité des travaux de Marie-Hélène Bourcier à Elsa Dorlin en passant par
Beatriz Preciado me laisse songeuse et admirative. Mais si je les classe dans les Queer Studies,
je le fais de façon « spontanée » étant incapable, ne serait-ce par respect pour leurs évolutions
respectives, de les « classer ». Les personnes ne sont pas des livres dans une bibliothèque
même si elles produisent des livres qui finiront bien eux dans des bibliothèques et dans des
rayons bien précis. Dans les champs de l'anthropologie ou de l'ethnologie, Laurence Hérault
et Françoise Sironi pourraient-elles figurer voir un jour une partie de leurs travaux qualifiés
de queer ou de Trans Studies? J'espère ne pas les froisser en disant que pour ma part, elles
rejoindraient la liste non-exhaustive des trois chercheures donnée plus haut. Non parce que
leurs travaux seraient conciliants, amicaux et imprégnés symboliquement par les terrains,
mais en raison de la production de savoirs situés, d'une méthodologie transparente et
respectueuse d'objets de recherche appréhendés aussi comme sujets de savoirs. Ces gages de
validité, qui se traduisent par de l'exigence ont conduit à des analyses et des traductions
inédites.
Sans oublier le rôle pionnier du Zoo, nous n'en sommes encore qu'aux prémisses des Trans
Studies, et les productions actuelles déjà réalisées avec rigueur et méthode, n'en sont
pourtant encore qu'à leurs balbutiements et doivent rejoindre plus avant la pensée post
féministe et ses développements épistémologiques.
Revue PolitiQueer, numéro Dimension francolles. P. 41
Manifeste des amours queers
1
Kori Herrera (traduction Rachele Borghi)
1. L’Amour Queer est un processus de jouissance et non un but à atteindre.
2. Les amours Queer renient les histoires d'amour classiques, qui promettent le bonheur
éternel, et se proposent de mettre fin à l'exclusivité sur les pénis, les chattes et les cœurs des
autres.
3. Les amantEs queer rejettent la tyrannie de l'orgasme et élargissent l'érotisme au corps
dans son intégralité, sans se limiter aux organes génitaux, en développant la sensibilité de
toutes les parties, à la découverte de nouveaux parcours sexuels, au-delà de la gymnastique
pornographique traditionnelle.
4. Les amours queers ne partagent ni les espoirs d’éternité, ni le traumatisme du divorce, car
ielles vivent les histoires jusqu'à ce qu'elles se terminent, heureux/ses de les avoir vécues et
sans avoir la sensation d'avoir perdu quelque chose pour toujours.
5. Les amantEs queer sont dégoûtéEs par l’enfer de la cohabitation forcée, et nient
l'idéalisation et la déception constante du couple traditionnel. Ielles ne veulent pas suivre le
modèle monogame, reproductif et hétérosexuel qui nous est imposé par les industries
culturelles à travers leurs productions audiovisuelles. Les amantEs queers ne souffrent donc
pas de la frustration créée par l’amour romantique et ielles sont heureux/ses de profiter de
la vie, du sexe et des émotions avec des personnes faites de chair et d'os.
6. L’amour queer soutient les relations fondées sur la liberté et le désir de partager, sur
l’autonomie des amoureux/ses et sur la rupture avec la division traditionnelle des rôles qui
partagent les tâches de façon inégale et abusive.
7. Chacun.e a le droit de vivre ses performances d'amour initiées entre deux ou plusieurs
personnes pour vivre une illusion fictive à travers le corps et le sexe. Ielles peuvent également
vivre des amours virtuels, impossibles ou platoniques, à l'âge qu'ielles veulent et avec qui
ielles veulent, en se foutant du réalisme.
8. Les amours queers défendent une société où l'érotisme est libéré de la répression
émotionnelle et physique des corps, et où tous et toutes peuvent entrer en relation l'un.e avec
l'autre en toute liberté et de la façon qu'ielles choisissent. C'est pourquoi chaque amour queer
Le texte originel a été publié en espagnol le 28 septembre 2010 sur :
http://haikita.blogspot.com.es/2010/09/manifiesto-del-amor-queer.html
1
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francofolles. P. 42
est différent; car il y en a autant de sortes que de personnes détournées de la normalité
hétéro, homophobe et misogyne.
9. Les amantEs queers sont des personnes périphériques, mais n'excluent personne. Le
mouvement queer comprend les hommes, les femmes, les intersexes, les transgenres, les
travestiEs, les pédés et les gouines, les prostituées, les putes, les noirEs, les escorts, les latinos,
les gens de tous âges et de toutes classes socio-économiques, de tous les goûts, de toutes les
races et les religions, sans discriminations ni étiquettes.
10. L'amour queer est bisexuel, trisexuel, et s'étend à l'infini. Il ne catégorise pas l'orientation
sexuelle traditionnelle (homo, hétéro, bi), car il ne définit pas seulement la relation comme
« une chose à deux », ni ne divise l'Humanité en deux genres opposés (femmes/hommes),
étant donné le nombre de degrés d'intensité que les identités postmodernes ont, et le nombre
de masques et de performances théâtrales qu'on est capable de mettre en place en une seule
journée.
11. Les amours queers incluent également les personnes asexuées, les solitaires et les confus,
les dépendants sexuels et ceu.lle.s qui n'ont aucun désir, les freaks, les bizarres, les minorités
de toutes sortes, et toustes ceu.lle.s qui sont curieux/ses d'élargir les horizons de leur esprit,
leur corps et leur sexualité.
12. L'amour queer n'exclut ni le sexe du sentiment, ni le sentiment du sexe. Les relations
queers ne divisent pas la population entre les gens avec qui l'on baise et ceu.lle.s dont on
tombe amoureux/ses, parce que tout le monde est baisable et aimable.
Les amantEs queers assument leurs contradictions et ne font pas la distinction entre le corps
et l'âme, l'esprit et l'émotion, mais vivent les expériences dans leur ensemble, les acceptant
et s'enrichissant de la complexité des sentiments et du désir humain.
13. L'amour queer explore les relations de pouvoir, les mène vers les jeux sexuels et les libère
des catégories binaires de soumission-domination. Les relations queers veulent être
égalitaires parce qu'une fois les classifications discriminatoires disparues, personne n'est
supérieur.
14. Les amours queer rejettent la nécessité comme base d'une relation amoureuse et
dénoncent le rapport de dépendance mutuelle (affective et économique) qui soutient le
système amoureux patriarcal. L'amour du désir est plus beau que celui du contrat.
15. L'amour queer estime qu'aucune institution (ni l'Église, ni les Ministères, ni l’État) ne
devrait continuer à avoir du pouvoir sur la vie privée des individus, sur leurs relations
sexuelles et amoureuses, sur leur vie reproductive. Celui/celle qui aime n'a besoin d'aucune
bénédiction, juste de la liberté d'aller et venir, aimer et partager, sans ces liens qui
transforment l'engagement en une prison.
16. Les queers ne discriminent pas une personne pour sa grande ou petite taille, sa minceur
ou son obésité, ses rides, ses imperfections ou ses malformations; l'amour queer libère de la
tyrannie de la beauté et du fascisme du culte du corps.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francofolles. P. 43
17. L'amour queer dénonce l'hypocrisie du romantisme bourgeois qui mène de la fidélité des
femmes et la promiscuité masculine, à l'adultère et la prostitution comme moyen de fuir
l'ennui du mariage.
18. Les relations sexuelles et affectives doivent s'éloigner de l'égoïsme intrinsèque au
système capitaliste et démocratique, fondé sur le désir de posséder les corps et les esprits des
autres. En tant que personne, nous devons nous libérer de la fidélité en tant qu'exigence pour
vivre une aventure amoureuse avec quelqu'un et cesser de considérer les autres comme des
objets faits pour notre plaisir.
19. Les amours queers sont dynamiques, vivants et en mouvement permanent. Et ce n'est pas
pour cela que leurs sentiments sont moins profonds, ils sont au contraire plus authentiques,
parce qu'ils ne sont pas soumis à des tabous, des interdictions, des normes rigides. Les
amours queers s’éloignent du mensonge et de la trahison, de la culpabilité et de la répression,
car ils n'ont pas besoin de ça pour se lier à d'autres personnes libres.
20. Les amours queer n'ont pas non plus besoin des structures amoureuses traditionnelles.
Ils travaillent à la création de nouvelles structures plus ouvertes et plus souples, où les gens
jouissent plus et rêvent moins. L'aventure d'inventer des nouvelles formes est
passionnément queer parce que chacunE se crée les siennes avec ceu.lle.s qu'iel veut. Les
amours queers se retro-nourrissent, ne meurent pas, parce qu'ils ne sont pas concentrés,
mais se répandent et se multiplient. Ils ne se détruisent pas, mais s'auto-régénèrent, en créant
des réseaux, en combinant des substances chimiques, insatiablement.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francofolles. P. 44
Une critique du Manifeste des amours queers : contre
l'anxiété de la performance queer 1
Alessia Acquistapace (traduction Rachele Borghi)
Quand j'ai lu pour la première fois le Manifeste des amours queer, j'ai ressenti un énorme
plaisir et un grand soulagement. J'avais devant les yeux une description efficace et complète
du genre de relations que je désirais et que je désire, et un outil pour affirmer : « voilà le genre
de choses que je veux et il y a dans le monde d'autres personnes qui le veulent aussi et qui
arrivent à l'écrire ».
Mais après mon premier enthousiasme, j'ai compris que j'étais dérangée par certains aspects
du manifeste et que je n'étais pas pleinement convaincue par ces propos. J'en ai discuté avec
certaines des femmes qui ont participé à ma recherche2 sur les relations affectives, intimes et
de soin3 au-delà du couple obligatoire4. Elles m'ont aidé à verbaliser mes impressions. Le
premier grand problème réside dans le fait que le manifeste se concentre encore une fois
uniquement sur l'amour, sur les relations sentimentales-sexuelles.
L'ethnographie et l'expérience personnelle m’ont enseigné qu'il est impossible de changer les
règles du jeu uniquement à l'intérieur des relations sentimentales-sexuelles parce que, pour
se libérer du couple obligatoire, il est nécessaire de révolutionner entièrement ses relations,
amitiés comprises, et sa conception de la vie – par exemple, notre rapport avec la temporalité,
notre idée d'être des adultes, notre idée de « construire quelque chose dans la vie ». Car le
couple obligatoire est un système de vie total, pas seulement un code spécifique pour une
typologie spécifique de relation; ces règles ne disent pas seulement ce qui doit se passer entre
Cette contribution est une reelaboration d'une intervention que j'ai fait dans le cadre de l'ecole d'ete
« Soggetti e oggetti dell'utopia: archivi dei sentimenti e culture pubbliche”, Antignano, Livorno, 22
- 28 juin 2013. Dans sa version actuelle : Alessia Acquistapace, intervento in Marco Pustianaz (a
cura di), Queer in Italia a cura di Pisa, Ets, 2011, 11-18. Pour contacter l’auteure :
acquapazz@bruttocarattere.org.
2
Il s'agit de ma recherche pour rediger mon memoire de master en Anthropologie du corps
(Universita di Bologna, Facolta di Lettere e filosofia, Corso di laurea specialistica in Antropologi a
culturale e etnologia, soutenue le 13 juillet 2011). Ce travail integre les materiaux et les outils
conceptuels de l'enquete sur les relations menee par le Laboratoire Smaschieramenti, le groupe
transfeministe queer dont je fais partie a Bologne. Le texte entier de mon memoire est disponible
sur le site http://smaschieramenti.noblogs.org
3 Le terme soin renvoie ici au concept anglophone de care, dans le sens de prendre soin de, donner
de l'attention a ou s'occuper de quelqu'un.e.
4 L'expression « couple obligatoire » reprend le concept d'hétérosexualité obligatoire de Rich. Après
l'avoir analysé dans mon mémoire, j'ai découvert qu'Itziar Ziga l'avait aussi employé dans son
article (2011). Voir Itziar Ziga, “Femminista way of life”, Pikara, http://www.pikaramagazine.com ,
25 novembre 2011.
1
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francolles. P. 45
partenaires, mais aussi, et peut-être surtout, ce qui ne doit pas arriver dans les relations qui
ne sont pas des relations de couple.
Par exemple, si nous voulons enlever de nos relations sentimentales-sexuelles le caractère
totalisant et contraignant qui nous porte à penser que le/la partenaire doit satisfaire 90 % de
nos besoins, alors il faudra que d'autres personnes s'occupent de satisfaire ces besoins, par
exemple nos ami.e.s. C'est vrai qu'il serait envisageable d'apprendre à renoncer à certains de
ces besoins ou d'apprendre à les satisfaire de manière autonome. Mais, même si on relativise
les besoins, supprimer des demandes de la relation de couple signifie être obligés de les
déplacer. Or, là où on les déplace, il faut qu’il y ait quelqu'un.e capable d'y répondre : est-ce
que mes ami.e.s, ma famille, mes parents sont prêt.e.s à prendre en charge mes problèmes de
santé ou ne s'en occupent-ils/elles pas parce que j'ai ma « copine » ou quelqu'un.e qu'ils/elles
identifient comme telle? Si moi et ma copine ne voulons pas vivre une relation monogame, il
faudra qu'on arrive à parler et à convaincre de cela tous nos proches. Parce que si tout le
monde autour de nous pense que de fait c'est juste du blablabla et que, même si nous
affirmons ne pas être jalouses, baiser la copine d'une autre est toujours un problème, c'est
clair que, bien que nous ayons des propos différents, notre relation reviendra de fait à la
monogamie.
Pour se libérer du couple obligatoire, il est nécessaire que le travail de soin [care], le plaisir
et l'affection circulent dans un réseau plus large. Cela signifie que travailler sur des réseaux
plus larges est aussi important que de travailler à l'intérieur d'une ou plusieurs relations
sentimentales-sexuelles (voilà une des raisons pour lesquels je n'aime pas le terme
« polyamour »).
Par conséquent, le manifeste des amours queers doit être aussi un manifeste de l'amitié
queer, de l'habiter queer, de la vie queer. On n'ira pas loin si on continue à donner autant
d'importance aux relations dites « amoureuses », sexuelles ou amoureuses-sexuelles. C'est
peut-être la raison pour laquelle autant de tentatives – bien qu’extrêmement généreuses et
courageuses – de mettre en discussion le couple ont abouti à une forme de frustration. Après
avoir galéré, quand enfin tu pensais avoir réussi, tu te regardes et tu te dis : « zut, je suis en
train de reproduire le petit couple! »
Même le travail, la précarisation, le coût de la vie concernent la question de se libérer du
couple obligatoire. Parce que je peux revendiquer le droit d'instaurer des relations intimes
profondes avec plus d'une personne à la fois et de construire avec chacune une relation
inédite qui ne reproduise pas le scénario déjà écrit du couple standard. Mais si je suis précaire
et que je n'arrive même pas à trouver le temps et l'énergie pour m'occuper d'une personne,
et que je n'ai même pas le temps matériel de négocier et de discuter avec elle, bon, alors ce
ne sont que de belles paroles. Donc, nous sommes obligé.e.s de mettre en discussion – dans
la mesure du possible, parce qu'on sait très bien que nos marges d'action dans ce domaine
sont très limitées – notre rapport avec le travail ainsi que toutes nos habitudes de vie.
Le deuxième problème du manifeste des amours queers est qu'il risque de recréer une sorte
de standard idéal vis-à-vis duquel nous sommes destiné.e.s à nous sentir constamment
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francolles. P. 46
inadapté.e.s. Le manifeste des amours queers affirme « l'amour queer est ceci », « les
amant.e.s queer font cela », mais d'une façon qui semble dire « les amant.e.s sont queer
s'ils/elles font ceci ou cela ». Bien évidemment, cela fait partie du genre littéraire
« manifeste »; peut-être que c'est la forme du manifeste qui me pose problème. De plus, pour
moi cela n'a pas vraiment beaucoup de sens de dire qu'une personne « est » queer; il serait
plus efficace de penser le queer comme un processus en devenir plus qu'une qualité de
quelqu'un.e ou quelque chose (Acquistapace 2011).
Bien entendu, la forme du contrat peut aussi être problématique ou pénible pour d'autres
raisons; mais le contrat contrasexuel de Beatriz Preciado implique au moins deux ou
plusieurs sujets spécifiques qui se mettent d'accord pour faire ceci ou cela (surtout pour
renoncer, pour ne plus faire ceci ou cela). Il s'agit plus d'un « allez, faisons-le » décidé par deux
sujets situés ou plus que d'un « l'amour queer est ».
Une de mes copines, une personne qui a fait un travail énorme de mise en discussion des
présupposés du couple standard dans sa vie, m'a dit : « quand j'ai lu le manifeste, j'ai eu une
crise d'angoisse ».
Je ne pense pas qu'on ait vraiment besoin de textes qui nous font rentrer dans une anxiété de
performance; d'autant plus que se libérer du couple standard n'est pas une affaire qui dépend
entièrement de nous comme personne singulière, de nous et de nos partenaires amoureux
non plus. Évidemment, cela ne peut pas devenir une excuse pour arrêter de lutter, mais il faut
réfléchir à la nécessité d'avoir des textes et des discours qui prennent en compte aussi
l'impossibilité partielle de vivre des amours queers dans la société normée.
Le Manifeste des amours queers peut cependant représenter un outil efficace de
vulgarisation pour expliquer ce que tu n'aimes pas dans le couple. De plus, il sert à donner le
courage qui permet d'affirmer : « eh bien, je ne suis pas la seule au monde à penser cela! » En
autres termes, le manifeste des amours queers crée la communauté.
Mais la critique queer nous enseigne à faire attention aux processus de construction des
communautés, parce qu'ils peuvent devenir des processus de construction d'identités et de
normativité.
Je ne dis pas de jeter par la fenêtre le Manifeste des amours queer. Mais dans l'immédiat, je
propose de mettre à côté du manifeste des centaines de récits, parce que nous avons besoin
de textes qui nous aident à mettre en valeur et à partager les différentes expérimentations
qu'on a fait jusque-là, bien que partielles et limitées, plutôt que de nous comparer avec un
standard idéal d'amour queer. Nous avons besoin de nous confier nos limites, d'analyser les
difficultés. Et nous avons aussi besoin de multiplier les récits d'expériences réelles, pour que
la communauté puisse reconnaitre continuellement ce que nous avons de similaire, mais
aussi ce qu'on a de différents vis-à-vis de l'expérience d'un.e autre, plutôt que de partager un
idéal.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francolles. P. 47
Je ne veux pas être soignée
Barry Cadde
Alors comme ça, vous voulez me la soigner ma bite mentale? Mais moi je l’aime ma maladie,
ma tumeur cérébrale. Elle m’a rendu la vie.
Castratrice? Ben fallait pas étaler ses couilles sur la table…
J’avais même pas eu le temps de m’asseoir, vous ne connaissiez même pas mon nom. Une
question, une intrusion, une agression : t’es féministe? Putain c’est quoi, un examen d’entrée
pour avoir l’insigne honneur d’être le commensal des couillus? Vous voyez la femme avant la
personne, l’hymen avant l’humaine.
Mais non vous n’êtes pas machos, c’est moi qui suis hystérique, qui n’ai pas d’humour. Vous
dites « maîtrise-toi », vous pensez « méprise-toi ». Alors je serre les dents, je fais semblant. Je
ris apparemment à vos conneries, je ris intérieurement de votre lâcheté collective. Je rentre
dans ma peau de femme pendant trente secondes, cette saloperie d’enveloppe trop étriquée.
Mais c’est pour mieux la faire éclater, ouvrir ma gueule juste après, soutenir le regard jusqu’à
en crever. Bref, être un homme. Essentialisme stratégique.
Ben oui, j’ai tenté la troisième voie, mais ça vous a tellement fait perdre pied… Je vous ai vu
vous agripper à votre veulerie grégaire, j’ai eu pitié. Et mal. « Et si on lui renversait de la bière
sur son t-shirt? » « Vous nous cassez les couilles avec votre obsession pour l’égalité dans la
grammaire ». « Sale lesbienne ». Je voudrais pas fissurer les cloisons de vos petites boîtes,
celles dans lesquelles vous rangez les gens parce que les parois de votre prison mentale vous
rassurent. Alors vous transférez le procédé sur les autres, faut pas qu’ils sortent de leur boite :
ça risquerait de bousculer les limites, de faire basculer les élites, de fissurer vos murs, votre
armure. Bien, j’ai compris, pas d’ouverture des frontières. Juste des migrations pendulaires
entre les deux pôles de votre monde binaire. Mais c’est toujours la même chanson, le charter,
retour à l’envoyeur.
Me jeter ma féminité à la gueule comme ça, celle-là même qui m’a volé mon enfance, qui a
pillé mon adolescence, qui m’a emmurée dans le silence. Ma féminité. Je ne sais même pas ce
qu’elle est, je sais juste qu’elle m’a volé mon humanité. Obligée de se justifier du corps dans
lequel je suis née. On me reproche de ne pas l’assumer, cette fameuse féminité. Mais je
comprends pas, je croyais que c’était ses responsabilités qu’on assumait. Pourquoi ça devient
ridicule, quand le même mot est suivi de « masculinité » ou de « virilité »? Serais-je donc
responsable de cette paire de chromosomes X? Pire, je suis coupable. La culpabilité et son
corollaire, la honte, rampantes, envahissantes, invalidantes. Arriver à nous coller cette
culpabilité poisseuse et acide à la peau d’un corps dont on n’est pas responsable, ça c’est un
système d’oppression efficace! J’ai juste envie de dire bravo.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francofolles, 2014, p. 48
Et là tu me sors que c’est vous qui êtes les victimes. Je réponds que oui, le système est aussi
aliénant pour les hommes. Injonction de courage, de réussite et de grosse bite. Tu vacilles. Je
viens de saccager la minuscule cage dans laquelle vous essayez de me faire rentrer depuis
que je suis arrivée. Tu vacilles. Tu te raccroches à un autre préjugé, nouveau procès
d‘intentions. Un verdict de suppositions. Tu me traites de révolutionnaire de salon. Vous me
poussez dans mes retranchements, attendant la chute comme deux vautours affamés. Le
poison dans mes veines devient venin dans ma bouche. Je crache, ça sort tout seul. « La
révolutionnaire de salon elle a passé plusieurs mois à la rue quand elle avait quinze ans ». J’ai
frappé fort. Trop fort. Mais je sais pas les utiliser gentiment les mots; chez moi, ils ont toujours
servi à la même chose que les poings. Je demande pardon, tu tournes en dérision.
De la mauvaise graine qui pousse trop vite, sans tuteur et sans racines, ça devient de la
mauvaise herbe. C’est moche la mauvaise herbe, mais on s’en débarrasse pas comme ça. Ça
finit toujours par repousser. Salope.
Violence symbolique, violence physique. Violence phallique. Mais non, c’est moi qui suis
hystérique. Le sexisme n’existe plus, je suis soumise parce que c’est dans mes gènes. On va
quand même pas les forcer à refréner leur propension congénitale à la superficialité, à la
docilité et à la servitude, tous ces rebuts de l’hétéropatriarcat! Mais ce soir, vous venez
d’incarner ce que vous prétendez ne plus exister, de donner vie à votre propre déni. M’obliger
à me justifier du prisme au travers duquel vous me percevez. Mais pas moyen de me la faire
endosser cette féminité. Cette fois, c’est moi qui vous ai baisés.
Mauvaise graine, gangrène, tu gênes. C’est bon signe, ça veut dire que je vis. Je ne veux pas
être soignée, je vis.
Revue PolitiQueer, numéro Dimensions francofolles, 2014, p. 49
Virgine Despentes et l’autofiction théorique : étude de
King Kong théorie
Vincent Landry
« Je n'echangerais ma place contre aucune autre,
parce qu'etre Virginie Despentes me semble etre
une affaire plus interessante a mener que n'importe
quelle autre affaire. » (Despentes, 2006, 9)
Au cours des annees 1990, l'emergence d'un discours atopique queer – discours de l'altérité,
de l'errance – soutenu par les mouvements de droits civiques, par la lutte feministe et, plus
specifiquement, par « la scene homo [dont les acteurs sont] autrement plus actifs, moins
proprets que les universitaires qui façonnerent la queer theory » (Cusset, 2003, 8), a
grandement contribue a decloisonner les champs d'ecriture feministes et a propulser cette
litterature dans la postmodernite. Des theoriciennes telles que Teresa de Lauretis, Judith
Butler et Judith Halberstam, pour ne nommer que ces figures de proue, ont impose de
nouveaux themes lies a des spheres de recherche peu explorees – notions d'identites de
sexe/genre, d'assignation sexuelle, de performativite subversive, etc. – en plus de pointer du
doigt les limites du feminisme dit de la deuxieme vague, dont l'objectif premier reside dans
l'egalite entre les hommes et les femmes. Bien que certains universitaires affirment que « le
post-modernisme, en matière de roman du moins, est une chimère » (Dupas, 1988, 166),
plusieurs écrivaines se placent sous l’égide de cette postmodernité pour renouveler le
discours féministe moderne associé à la deuxième vague1. C’est notamment le cas de Virginie
Despentes qui, avec King Kong théorie (2006), écrit ce que son éditeur nomme un
« [m]anifeste pour un nouveau féminisme » (Despentes, 2006, quatrième de couverture)2,
mais que nous pouvons plus simplement considérer comme un récit du Soi. Celui-ci incorpore
des éléments de l’autofiction et de l’essai pour déconstruire les modèles d’appréhension du
monde tant patriarcale que féministe. Pour Despentes, il s’agit simplement de « tout foutre
en l’air » (Despentes, 2006, 145) en utilisant le médium de ceux et celles « qui [cherchent]
sans cesse à [lui] faire savoir [qu'elle] ne devrait pas être là » (Despentes, 2006, 10 ; Sauzon,
2012). En regard de ce discours déconstructionniste d’où émerge l’individualisme
postmoderne, comment l’auteure peut-elle proposer de conjuguer un « nouveau féminisme »,
par définition rassembleur et collectiviste, qui ne s’inscrirait pas du côté des métarécits à la
primauté du Soi contemporain et l'expression de sa singularité?
De nombreuses feministes contemporaines voient dans le concept de postmodernite une nouvelle
grille d'analyse des relations entre les individus qui « repose [...] sur ce constat de la non-pertinence
d’accorder des significations et des valeurs intrinseques au sexe comme au genre, […] la diversite
humaine ne pouvant etre reduite a un systeme d’assignation binaire aussi simple » (Boisclair & SaintMartin, 2006 : 8).
2 Le terme de « manifeste » est ici porteur d'une charge symbolique qui me semble imposee a l'œuvre
plutot qu'immanente. Nous sommes loin du Manifeste contra-sexuel de Beatriz Preciado qui, lui,
reclame la teneur ideologique propre au manifeste.
1
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 50
Dans le cadre de cet article, je me propose de mettre en lumière les éléments d’imbrication
d’une œuvre d'autofiction théorique d’une écrivaine féministe au sein d’une pensée
métaféministe (Saint-Martin, 1992) fortement influencée par le mouvement queer et la
théorie postmoderne. Il s’agira d’envisager à travers l’œuvre les apports et les limites que
celle-ci soulève quant à la crise interne qui secoue présentement le féminisme et qui pourrait
se résumer par une confrontation entre féminisme matérialiste et féminisme postmoderne.
Aux yeux de plusieurs feministes de la deuxieme vague, « [o]n ne demolira pas la maison du
maître avec les outils du maître » (Lorde citee par Dorlin, 2008, 42). Ce qui revient a dire par
exemple que la performance d’une identite socialement consideree comme virile par un
individu de sexe femme ne peut parvenir a mettre a bas un modele social patriarcal dont l’une
des premisses est la domination masculine. Il s’agit la, on le voit, d’une negation de la force
revolutionnaire portee par le mouvement queer et, parallelement, une negation de
l’heterogeneite feministe. « Est-ce feministe ou queer? » ai-je pu entendre au cœur meme d’un
congres international feministe portant sur l'intersectionnalite3. Pour Sabine Masson, le queer
rompt avec le feminisme academique et canonise puisqu'il « relativise tres fortement l’idee
d’un vecu commun aux femmes. » (Masson et Thiers-Vidal, 2002, 44) Constitue-t-il une
rupture complete et definitive de l'heritage feministe ou peut-on le voir comme une
prolongation qui participe aussi a la resistance contre la domination des metarecits? A travers
l'œuvre de Despentes, nous sommes appeles a nous interroger sur la distance de ce « nouveau
feminisme » au feminisme de la deuxieme vague puisque le meme constat est partage tant
par les feministes materialistes que par les feministes radicales queer : les discours sociaux
participent a la creation de schemes de comprehension influençant et controlant le champ
des significations sociales4.
Cette étude me permet d'articuler ensemble les notions d'autofiction théorique, de féminisme
queer et de postmodernité dans le but de mettre en relief les imbrications et les liens les
unissant. En m'intéressant à l’inscription d’un discours atopique au sein de l'espace social
d'une « position sociopolitique, spécifique et structurelle d’homme hétérosexuel et de ses
implications psychologiques, épistémologiques, sociopolitiques incontournables » (Masson
et Thiers-Vidal, 2002, 45), je me propose d'aborder King Kong théorie d'une manière
exploratoire, m'intéressant d'abord au support choisi par Despentes pour inscrire son
manifeste au sein des sphères féministes : l'autofiction théorique. Ensuite, j'effectuerai une
lecture du genre du personnage autofictif que je mettrai en parallèle avec les notions
théoriques soulevées par Despentes à l'intérieur même de l'œuvre, ce qui me permettra
notamment d'aborder la place de la sexualité et du rapport au corps. J'effectuerai
préalablement à ces analyses une présentation du féminisme porno-punk et de la queer
6e congres international des recherches feministes francophones, Universite de Lausanne (Suisse),
29 aout au 2 septembre 2012.
4 En 1987, Teresa de Lauretis evoquait dans « La technologie du genre » que « la construction du
genre se poursuit a travers des technologies de genre variees (le cinema par exemple) et des discours
institutionnels (la theorie par exemple) qui ont le pouvoir de controler le champ des significations
sociales et donc de produire, promouvoir et "implanter " des representations du genre. » (de Lauretis,
[1987]2007, 75)
3
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 51
theory dans le but de bien circonscrire le contexte socioculturel au sein duquel s'insère
l'œuvre de Virginie Despentes.
Virginie Despentes et le champ culturel
King Kong théorie, « premier livre [de] non-fiction » (Despentes, 2006, 3) de Virginie
Despentes, reflete parfaitement le malaise qui existe presentement au sein du feminisme et,
plus largement, dans la population en general, du moins en ce qui a trait a l’Occident blanc.
« Il y a eu une revolution feministe » (2006, 142) nous dit Despentes et, avec elle, nous
pourrions nous demander « qu’arrive-t-il maintenant? » A travers la narration d’episodes de
sa vie allant du viol a la prostitution, Despentes se met en scene, construit et expose le
personnage Virginie Despentes. Elle se presente a soi-meme dans un acte performatif, dans
une mise en scene ou les actions du personnage eponyme prennent une teinte nettement
politique. Comme le proposait Judith Butler en 1991, Despentes et son personnage autofictif
se construisent a travers l'acte d'ecriture et, ce faisant, modifient leur rapport au champ
culturel : « Dire que je joue ne revient pas a affirmer que je ne le suis pas "reellement"; mieux
vaudrait dire qu'en jouant cet etre s'etablit, s'institue, se meut et se confirme. » (Butler,
2002[1991], 150) Bien entendu, a l'instar de l'autobiographie, l'autofiction suppose un regard
subjectif sur soi de la part d'un observateur qui, comme le releve Stoller dans Sexual
Excitement (1979), ne peut s'observer lui-meme. Despentes porte donc un regard retrospectif
sur ce qui desormais la constitue. De cette façon, elle etablit une distance reflexive essentielle
a la difficile reprogrammation de son identite.
Elle exprime notamment son inadequation sociale a travers le devoilement de son standpoint.
Pour Patricia Hill Collins, la notion de standpoint refere au partage historique d'une
experience collective qui permet de transcender l'individualisme postmoderne (Hill Collins,
2004, 247). Ainsi, Despentes presente des les premieres lignes du texte le biais qui transcende
son ecriture : « J’ecris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal-baisees […] »
(Despentes, 2006, 9). Elle donne ainsi voix a l'expression de la subjectivite de divers groupes
traditionnellement exclus par le discours phallocrate et le feminisme liberal5: « les grosses
putes, les petites salope, les femmes a chattes toujours seche, celles qui ont des gros bides,
celles qui voudraient etre des hommes, celles qui revent de faire hardeuse » (Despentes, 2006,
12). En ce sens, Despentes prend place dans le champ litteraire et culturel au cote d’autres
ecrivaines autofictionnaires telles que Wendy Delorme et Beatriz Preciado qui, toutes deux,
explorent l’autofiction theorique et les limites du feminisme et de l’assignation des identites
de sexe/genre tout en participant a une lutte politique6. Il faut dire que Despentes avait deja
souleve la polemique au sein du mouvement feministe en 1994 avec son roman Baise-moi et,
Je conçois le feminisme liberal comme un feminisme se contentant d'une egalite symbolique gagnee
par l'abandon a la politique neoliberale patriarcale.
6 Toutes deux ont ecrit des textes directement associables a l'autofiction theorique, notamment
Insurrections! en territoire sexuel (2009) et Quatrième génération (2007) de Delorme ainsi que Testo
junkie (2008) de Preciado
5
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 52
en 2000, avec l’adaptation cinematographique de celui-ci7. Pour Louise Krauth, dans son
memoire de maîtrise intitule « Representation du sexe chez N. Arcan, V. Despentes, M.-S.
Labreche et C. Millet » (2011), « Baise-moi a fait couler beaucoup d’encre en raison de son
caractère foncièrement scandaleux. À travers les personnages de Manu et de Nadine,
l’auteure semble construire à dessein des femmes empruntant toutes les caractéristiques
construisant la virilité dans l’inconscient collectif. » (Krauth, 2011, 26-27) Elle brise ainsi
l'invisibilisation dans les medias de femmes performant des identites socialement
incoherentes. C'est d'ailleurs ce que met en lumiere Marie-Helene Bourcier dans Queer zone
tandis qu'elle affirme que « la monstration de la masculinite comme performance a ete
invisibilisee [alors] qu’a l’inverse, on demande depuis toujours a la/La f/Femme de rencherir
dans l’artificialite-performance de la feminite. » (Bourcier, 2001, 170) Sous le couvert de la
fiction, Despentes fait éclater la définition du féminin par un travestissement performatif,
proposant dès lors aux femmes d'exercer une agressivité et un pouvoir longtemps considéré
comme typiquement masculin, ce qui, aux yeux de certaines critiques féministes, est une
abdication à la domination masculine. Nous n'avons qu'à penser à Detrez et Simon qui
affirment dans À leur corps défendant (2006) que Despente est un produit commercial faisant
le jeu du patriarcat ou à Catherine Beaudoin qui considère que la femme ecrivaine hesite entre
l’homme protecteur et l’immensite de ses desirs refoules et inavouables8. Avec King Kong
théorie, Despentes expose un regard critique sur ses productions antérieures, sur la réception
qui en a été faite et sur leur portée dans un champ culturel rébarbatif à la créativité
contestataire.
Selon Virginie Despentes, King Kong théorie est avant tout « une invitation a lire ce qui a ete
ecrit et non traduit (Sprinkle, Paglia, Carole Queen, Pheterson, etc). » (Despentes, 2008)
Dans cet essai, l'auteure theorise les rapports entre exercice de creation, figure de la Femme
et sexualite. Ces rapports, loin de correspondre aux preceptes phallocentriques de la
pornographie, mettent plutot en evidence le caractere construit et segregationniste des
discours dominants sur la sexualite des femmes. En ce sens, King Kong est ecrit en continuite
du roman Baise-moi (1994) et du film eponyme (2000) dans lesquels Despentes cherche a
« arracher un certain type d’heroîsme au masculin et [a] sortir la representation du feminin
de la sphere de l’intime pour la faire entrer dans une geste universelle nourrie d’une culture
ancestrale et populaire. » (Krauth, 2011, 30). Avec King Kong, elle esquisse une figure de
femme en inadequation aux assignations de sexe/genre. Elle fait appel aux stereotypes et
lieux communs des representations de la sexualite des femmes pour proposer aux lecteurs
Plusieurs etudes ont portees sur cette oeuvre, notamment « "Inventer jusqu'au delire la dance des
anges"? la sexualite dans Baise-moi de Virginie Despentes et Femme nue, femme noire de Calixthe
Beyala » (2005) de Claudia Martinek ou « Virginie Despentes or a French Third Wave of Feminism »
(2011) de Michele A. Shall.
8 On retrouve cette these essentialiste dans son memoire de maî trise: « La femme ecrivaine tente de
vivre pleinement ses desirs longtemps refoules et oscille entre le besoin de protection assuree par
l'homme et son besoin d'autonomie dans une societe encore basee sur le systeme patriarcal. Elle
compose des textes compromettants, voire meme choquants, dans lesquels les notions de limites ou
d'interdictions sont pratiquement abolies. » (Beaudoin, 2009, 45)
7
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 53
des approches theoriques encore inedites dans le monde francophone. En abordant les
themes du viol, de la prostitution et de la pornographie dans une approche comparative du
genre, Despentes ebauche la creation d'un etre hybride qui allierait des caracteristiques
feminines et masculines. Parallelement, le livre est construit sur le principe du recueil ou
s'additionnent plusieurs fragments paratextuels – citations, souvenirs et reflexions – dans la
creation d'une œuvre heteroclite et supragenerique. En regard de ce dedoublement, mon
interet se portera ici sur les differentes formes de deconstruction du genre dans l'ecriture
despentiennes, soit celle du feminin et du masculin a travers un recit de l'experience (sexuelle
et artistique) et celle de l'essai.
L'état du féminisme contemporain
Depuis quelques années, voire quelques décennies, plusieurs universitaires et militant.e.s
sont confrontés à la notion ambigüe et déstabilisante qu'est le postféminisme. Comme en fait
foi le numéro d'avril 2010 de la revue Sciences Humaines « À l'ère du postféminisme »,
plusieurs femmes portées par le concept d'empowerment, « la volonté et la capacité virtuelle
des individus à améliorer la qualité de leur vie » (Diallo Niang, 2009, 378) à travers une prise
de conscience commune de leur condition, « réclament moins une stricte égalité entre les
sexes que la reconnaissance de leur identité, de leurs capacités et de leurs choix personnels…
Tout en se réappropriant les codes de la féminité, de la séduction, de la maternité pour en
jouer à leur manière et selon leurs désirs. » (Sciences Humaines, 2010) On remarque
immédiatement les implications de race et de classe de ce concept dans la mesure où ces
préoccupations sont essentiellement celles de l'Occident blanc de classe moyenne. Pour
reprendre le questionnement de Toril Moi, peut-il y avoir un postféminisme sans
postpatriarcat (Moi, 1987, 12)? Pour Diane Lamoureux, il ne peut y avoir, et ce même en
Occident blanc, l'avènement d'une société postféministe, « car pour cela, il faudrait admettre
que le projet féministe a épuisé son sens et que nous vivons dans un monde où être un homme
ou être une femme ne recèle aucune incidence. » (Lamoureux, 1994, 332) Comme l'affirme
Despentes pour expliquer la distance qu'elle a entretenue avec le féminisme jusqu'à ce qu'elle
vive l'oppression, « pendant longtemps, être de mon sexe ne m'a effectivement pas empêchée
de grand-chose. [...] C'est que la révolution féministe a bien eu lieu. » (Despentes, 2006, 19)
Cette révolution est-elle suffisante pour sonner le glas du féminisme? Selon Despentes, cette
révolution féministe s'est tu quant à la masculinité, trop concentrée sur un essentialisme
féminin s'articulant autour du foyer et de la maternité, mais aussi du fait de la complainte des
hommes face aux revendications des femmes : « Le sexe prétendument fort, qu'il faut sans
arrêt protéger, rassurer, soigner, ménager. Qu'il faut défendre de la vérité. » (Despentes,
2006, 142) C'est par l'éclatement de l'assignation du sexe/genre qu'elle envisage l'évolution
du féminisme : « Admettre qu'on s'en tape de respecter les règles de répartitions des
qualités. » (Despentes, 2006, 143) Par rapport a ce principe deconstructiviste, on constate
que la culture punk occupe une place preponderante dans la theorisation du feminisme faite
par Despentes.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 54
Cette culture se definit par la contestation de toute pensee hegemonique et de l’autorite
alienante : « Etre punk signifie de ne pas etre emporte par la propagande et les mouvements
de masse. C’est etre capable de penser par soi-meme et de former ses propres opinions9. »
(Strummer cite par Hannon, 2010, 1) Ultimement, la pensee punk constitue la forme ultime
de la deconstruction postmoderne dans la mesure ou, comme le souligne Joe Strummer du
groupe The Clash, cette mentalite punk rejette l'adhesion aveugle aux metarecits. Le punk est
pour Despentes « un exercice d’eclatement des codes etablis, notamment concernant les
genres. » (Despentes, 2006, 115) Il ouvre alors la voie a une performativite queer dans
laquelle les apparats genres sont subvertis, reorientes ou reutiliser selon de nouvelles
fonctions ou tout simplement evacues pour laisser place a une performance identitaire queer
punk. Comme le souligne tres justement Nikki Sullivan, le terme queer est tres vaste et ne
represente pas « une grande famille (queer) heureuse10 » (Sullivan, 2003, 45). Sur le
continuum queer, nous retrouvons donc les punks queer pour qui le terme confere « la liberte
de personnaliser tout ce qu’ils voient ou entendent et puis de le jeter dans ce monde stupide
desormais plus tordu et surprenant qu’il ne l’etait11. » (Cooper, 1996, 295) Despentes, avec sa
volonte de « tout foutre en l'air » (Despentes, 2006, 145) relayee par sa performativite
pornopunk, s'inscrit donc dans l'ideologie queer punk telle que definie par Judith
Halberstam : « Le style hardcore de plusieurs de ses groupes nous rappel que le punk en
general, contrairement aux autres sous-cultures traditionnelles, a toujours permis aux jeunes
filles de reconstruire leur genre12. » (Halberstam, 2005, 167) De surcroit, elle prolonge cette
culture dans les milieux queer et dans les milieux LGBT historiquement distincts de la scene
punk. En ce sens, sa demarche se rapproche de celle de Bruce La Bruce, l'un des precurseurs
de la scene queercore, qui, en tant qu'artiste gai, refuse les categories, tant esthetiques
qu’identitaires. Il deplore notamment la peoplelarisation des mouvements de resistance tels
que le queer : Non je ne suis pas "queer" et je me demande bien pourquoi ils se sont mis en
tete de detruire un mot qui etait si parfait. Ils sont vraiment gais13. » (LaBruce, 1997 : 15)
Comme La Bruce et d'autres acteur.e.s de la post-pornographie, notamment Madison Young,
Mia Engberg et Emilie Jouvet, Despentes utilise ce support par definition inclassable qui
participe a la celebration de genres, de corps et de sexualites non normes.
À l'instar de Lori Saint-Martin, il me semble plus pertinent d'évoquer un métaféminisme pour
aborder le féminisme pornopunk de Despentes plutôt qu'un postféminisme dont le préfixe
invoque la fin du mouvement plutôt que son évolution. En effet, pour Saint-Martin, « le terme
"postféminisme" enfonce un autre clou dans le cercueil du mouvement, que certains
voudraient voir mort de sa belle mort. Terme donc piégé, démobilisateur, à proscrire. »
(Saint-Martin, 1992, 81) Il est donc possible de définir ce métaféminisme comme une
extension englobante du féminisme de la deuxième vague, une manière de continuer la lutte
contre la domination en assimilant son héritage égalitariste tout en proposant d'autres
Traduction libre.
Traduction libre.
11 Traduction libre.
12 Traduction libre.
13 Traduction libre.
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Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 55
vecteurs et d'autres méthodes pour favoriser l'évolution du mouvement : « Le préfixe signifie
aussi "transformation", "participation", comme dans "métamorphose"; sens heureux pour le
féminisme, qui a toujours revendiqué l'ouverture au changement, aux voix nouvelles. » (SaintMartin, 1992, 83) À mon sens, c'est sous cette égide que se situe Despentes dans la mesure
où elle se trouve plutôt du côté de la continuité que de la rupture, au contraire d'un
postféminisme qui se trouverait plutôt du côté de l'antiféminisme. L'une des concrétisations
de cette pensée métaféministe est le développement marquant de la queer theory qui tente
de réunir l'héritage disparate du militantisme et son appropriation universitaire récente. Une
actrice du mouvement queer telle que Despentes prend le parti de réinventer le féminisme,
du moins le rapport pouvant être entretenu avec celui-ci. Cela dit, il faut bien voir que
l'émergence et le développement futur du mouvement et de la queer theory sont aussi
étroitement liés aux caractéristiques de la postmodernité et au rejet des métarécits qui
l’accompagne.
La queer theory comme approche théorique des marges
Indeniablement ancree dans cette postmodernite, la theorie queer prend racine dans les
mouvements de droits civiques et la lutte feministe, des mouvements contestant les rapports
de domination construits sur des metarecits hegemoniques. Avant d'etre theorise par Judith
Butler (1990), Eve Kosofsky Sedgwick (1990) et appuye par les cultural studies a l’americaine,
le discours queer prit forme « a partir d'une critique acerbe de certains effets du
communautarisme gay des annees 1980 » (Harvey et Le Brun-Cordier, 2003, 2). Ainsi, dans
les annees 90, les militants du mouvement Queer Nation, en opposition aux pratiques du
mouvement homosexuel, tentent de deranger les conceptions populaires du genre et
interviennent dans l'espace public pour en troubler et reveler l'heteronormativite
constitutive (Harvey et Le Brun-Cordier, 2003, 2). C'est sur ce militantisme que theoriciennes
et theoriciens etabliront les bases de la pensee queer qui, des lors, portera l'heritage disparate
de la rue et de l'universite. Robert Harvey et Pascal Le Brun-Cordier identifient dans l'une des
premieres revues consacrant un numero exclusivement au queer, Rue Descartes (2003),
plusieurs idees-forces propres a la queer theory :
une critique deconstructive de tous les essentialismes, des assignations
identitaires normalisantes, des binarismes reducteurs (homo/hetero,
masculin/feminin)
et
de
l’alignement
genetique
rigide
sexe/genre/sexualite/identite; une theorisation renouvelee des processus
de subjectivation ; un interet pour toutes les dissidences et distorsions
identitaires et pour l’invention de nouvelles configurations erotiques,
sexuelles, relationnelles, de filiation, de savoir, de pouvoir… ; une volonte
de queeriser les modes de pensee determines par un paradigme andro- et
hetero-centre ; une relecture soupçonneuse de l’histoire litteraire, du
cinema, de la culture populaire… (Harvey et Le Brun-Cordier, 2003, 3)
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 56
En reprochant aux gay & lesbian studies de consolider le binarisme masculin/feminin et
homo/hetero, les theoriciennes et theoriciens de la queer theory et des queer studies ont
« [reaffirme] categoriquement le concept crucial de difference » (Cusset, 2003, 13), une
difference n’etant pas basee sur un essentialisme, mais sur une multiplication des possibilites
de definition du soi : « A ce titre, la pensee queer n’est pas tant contre-identitaire que multiidentitaire, non pas trans-identitaire mais plutot post-identitaire. » (Cusset, 2003, 16) Pour
Judith Butler, le mouvement queer ne doit pas refuser de fonder des revendications collectives
sur des identites, ce qui d'emblee semble contredire les principes fondamentaux de la theorie,
mais doit s'employer a empecher ces processus d'enfermer les minorites dans des essences
opprimantes. Pour reprendre les mots de Gayatri Spivak, « [l]’identite a ete et reste encore
une erreur necessaire. » (Spivak citee par Cusset, 2003, 16) Ceci nous aide a comprendre ces
passages dans l'œuvre de Despentes ou celle-ci invoque un esprit de communaute feminine.
C'est notamment le cas a la cloture du texte alors que Despentes evoque avec optimiste
l'avenir des femmes : « Sur ce, salut les filles, et meilleure route... » (Despentes, 2006, 145) On
comprend qu'elle a conscience de son assignation a la feminite, ce qui lui fait partager
l'experience de pratiquement toutes les femmes, mais qu'elle s'oppose a cette contrainte par
une performativite subversive. La non-mixite induite par cette formule nous rappelle aussi la
puissance des scripts interpersonnels formes entre femmes par l'alienation commune et les
difficultes qui perdurent dans la lente transition du « Nous femmes » au « Nous feministes »14.
Neanmoins, cette conscience de genre est un pied de nez a la critique souvent faite a la theorie
queer, celle de promouvoir un individualisme abandonnant a chacune le poids de sa
liberation.
Dans Queer Zones (2001), Bourcier nous offre une relecture de Judith Butler, figure
importante de la queer theory, qui nous eclairera lorsque j'aborderai la construction
identitaire du personnage Despentes. Qui plus est, elle y aborde directement l’œuvre de
Despentes en regard de son caractere revolutionnaire. Pour Bourcier, « Gender trouble de
Judith Butler, l’un des textes references de la theorie queer, propose une conceptualisation du
genre comme performance. Selon Butler, le genre est performance et performativite. Il n’y a
que des performances de la masculinite et de la feminite. » (Bourcier, 2001, 166) Cette idee
de performance est, au meme titre que la construction de la categorie homosexuelle pour
Foucault, un concept fondateur de la queer theory. Butler remet en question les presupposes
du genre, de la masculinite et de la feminite, ce qui s'oppose a un feminisme qui idealise
certaines conceptions du genre et qui produit en retour de nouvelles formes de hierarchie et
d'exclusion (Butler, 2005, 26). Elle etablit d'entree de jeu que dans la logique
heteronormative, le sexe (male/femelle) est generalement perçu comme la cause du genre
(masculin/feminin) qui serait la cause du desir. Elle lie donc sexe-genre-desir comme l'avaient
fait avant elle les feministes radicales, notamment Monique Wittig qui affirmait dans une
En decembre 2012, Stephanie Meyer dirigeait un numero des Cahiers de l'IREF s'intitulant « Du "
Nous femmes " au " Nous feministes " : l’apport des critiques anti-essentialistes a la non-mixite
organisationnelle ». Il y est notamment question de la consolidation d'un esprit de classe sur la base
de l'experience de l'oppression et du deplacement epistemologique du « Nous femmes » au « Nous
feministes ».
14
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 57
conference de 1978 que « [l]es lesbiennes ne sont pas des femmes. » (Wittig, 2007, 61) De
son cote, Despentes, en tant que lesbienne performant une forme de masculinite, revendique
cette categorie, mais en souligne les limites a travers la deconstruction de l'ideal feminin : « Ce
sont pourtant mes qualites viriles qui font de moi autre chose qu'un cas social parmi les
autres. » (Despentes, 2006, 11) Dans la mesure ou l’on insiste souvent du cote des medias sur
la notion de passage a l’homosexualite, il peut etre interessant de s’attarder sur le caractere
evolutif des propos de Despentes. En affirmant etre « devenue lesbienne a 35 ans », Despentes
insiste sur la naturalisation inevitable de l’heteronormativite. Devenir lesbienne signifie
qu’elle delaisse la coherence sexuelle pour se construire comme elle seule le desire selon ses
propres parametres identitaires. La categorie « femme » est ainsi deconstruite de l'interieur
par celle s'en reclamant sans collaborer a son assujettissement.
L'autofiction théorique: un genre trouble
Avec King Kong théorie, Virginie Despentes reflechit sur la perception de la condition feminine
actuelle en adoptant une certaine distance par rapport au discours universitaire s'etant deja
approprie le discours feministe : « Je n’ai pas de formation universitaire, la theorie ne faisait
pas partie de mes pratiques, mais on a ete amenees, sur le tas, a formuler quelques concepts
expliquant apres coup ce qu’on avait cherche a faire en realisant [Baise-moi] » (Despentes,
2008). S'eloignant d'une pseudo-objectivite universitaire, Despentes theorise a partir de son
experience subjective, integrant ainsi un recit a caractere autobiographique a sa reflexion :
« L’envie d’ecrire ce livre vient de pas mal d’endroits differents, il vient aussi de l’histoire du
film Baise-Moi et des interviews auxquels nous avons repondu apres sa sortie » (Despentes,
2008). King Kong théorie revet donc les caracteristiques de ce que j'appellerai une autofiction
theorique, un genre a la croisee de l'autofiction et de l'essai, en reference a la fiction theorique
des ecrivaines feministes quebecoises des annees 70-80. Tout comme dans l'autofiction15, les
ecrivaines de fiction theorique font eclater les normes des genres litteraires, normes fondees
sur une tradition patriarcale qui contraint la femme a occuper une position alterisee au sein
du champ culturel, et utilisent le langage, l'ecriture du soi, la fiction et le discours social pour
se liberer d'un regime traditionnel. Ce type de discours incluant plus ou moins ouvertement
la theorie dans la fiction a contribue « a developper une memoire de l'origyne [sic] et a
exprimer des valeurs neuves » (Dupre, 1988, 130), creant ainsi en partie une culture
proprement feminine – au sens culturel et historique du terme – qui se pose comme aussi
legitime que la culture masculine.
Influencee par le discours deconstructionniste, Despentes depasse la volonte originale de ces
ecrivaines – creer une culture feminine distincte – et cherche a faire du feminisme « une
aventure collective, pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. » (Despentes, 2006,
145) Elle fait ainsi eclater parallelement les normes du genre litteraire et identitaire par une
Depuis la premiere apparition du neologisme « autofiction » dans Fils (1977) de Serge Doubrovsky,
plusieurs theoriciennes et theoriciens ont tente de definir ce terme problematique situe a la croisee
de l’autobiographie et du roman. Nous pouvons notamment penser a Lejeune, Colonna, Jourde,
Naulleau, Delaume, etc.
15
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 58
subversion des codes introjectes et socialement acceptes de celles-ci. Elle ouvre ainsi une voie
qui pourrait etre empruntee pour permettre l'evolution du feminisme, une voie combinant la
tradition universitaire et militante, mais decloisonnant les mediums de chacun. La theorie
n'est plus institutionnalisee, limitee a un cercle restreint d'inities, et l'experience subjective
est legitimee, collectivisee. En alternant reflexions essayistiques et recit de type narratif,
Despentes donne l'impression que l'un alimente l'autre. Elle detruit les frontieres
symboliques erigees entre ces deux univers par des institutions phallogocentrees. Tout
comme dans la fiction theorique, les elements intellectualises par Despentes sont repris a
travers l'ecriture fictionnelle :
[...] la theorie se faufilant a travers la syntaxe, le langage et la narrativite
d'une femme en tant que sujet, la fiction dans laquelle la theorie est a
l'interieur meme du processus de creation, eliminant, ou tentant de le faire,
les distinctions entre les genres, entre la prose, l'essai, la poesie, entre la
fiction et la theorie16. (Godard, Marlatt, Mezei et Scott, 1986, 7)
Toutefois, au contraire de ces ecrivaines quebecoises, Despentes va plus loin en ce qui a trait
a la reflexion sur la postmodernite en deconstruisant deliberement jusqu'a son identite a
travers la fictionnalisation de soi, subvertissant ainsi les fondements d'une ecriture feminine
s'employant a concretiser un devenir-Femme. C’est en ce sens que l’on peut relier Despentes
au postmodernisme, mais aussi au deconstructivisme de Deleuze et Guattari17. C'est avant
tout l'hybridite qui est recherchee comme caracteristique d'un genre construit hors des voies
culturelles traditionnelles par le croisement de la fiction et de la theorie.
Pour Madeleine Ouellette-Michalska, « [l]’autofiction telle qu’elle est pratiquee par certaines
femmes paraît rarement heureuse, rarement sereine. Remplie d’une energie profanatrice, elle
fait le bilan de tout ce qui separe, atomise, deconstruit. » (Ouellette-Michalska, 2007, 98) En
abordant son experience du viol, de la prostitution et de la pornographie a travers un recit a
caractere autobiographique, Despentes brise plusieurs tabous de la societe moderne lies a la
condition feminine et legitimise la place d'un discours atopique au sein de l'environnement
social. Elle quitte la passivite longtemps assignee a sa feminite, celle-la meme qui l'a
enchainee pendant son viol, pour attaquer publiquement les idees preconçues et les
stereotypes imposant un statut de victime honteuse aux femmes violees : « Mais le fait d’ecrire
sur le viol, par exemple, ne me semble pas du tout therapeutique, ou soulageant. Au contraire,
c’est vraiment une eventration. » (Despentes, 2008) Lecture subjective du monde
contemporain, l’autofiction peut se fondre tant dans le roman d’apprentissage que dans
l’essai, et ce, en conservant comme principale caracteristique de « replacer le sujet au centre
Traduction libre.
La queer theory, formule proposee par Teresa de Lauretis en 1991, emerge au debut des annees
1990 aux Etats-Unis dans la foulee « des etudes feministes, des gay & lesbian studies et de ce que les
etatsuniens nomment French Theory, a savoir la pensee de Foucault, de Derrida, de Deleuze et
Guattari entre autres. » (Harvey et Le Brun-Cordier, 2003, 3) C'est a travers cette theorie que la
pensee de ces philosophes est reintroduite en France et est ainsi reappropriee par une confrontation
au materialisme.
16
17
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 59
du discours et a le pourvoir de marques distinctives pouvant confirmer son existence, signaler
sa pensee, renforcer sa singularite. » (Ouellette-Michalska, 2007, 146) Despentes, par son acte
d'ecriture autofictionnel, pose la fictionnalisation de sa vie comme digne d'interet litteraire,
et ce, au grand dam de nombreux theoriciens ne voyant dans l'autofiction qu'un ramassis de
« niaiseries narcissiques » (Chassay, 2005, 1-2). L'autofiction peut etre le lieu d'une resistance
a l'assimilation du Je par le pouvoir institutionnel normatif, le lieu d'une reappropriation de
son ecriture, de son corps, de son pouvoir d'etre celle qui s'imagine autre a l'exterieur des
metarecits. Longtemps depossedee du droit de s'exprimer par le discours victimisant,
Despentes refuse ce dictat et revendique le pouvoir d'exprimer et de partager son experience,
aussi traumatisante fut-elle : « C'est extraordinaire qu'entre femmes on ne dise rien aux
jeunes filles, pas le moindre passage de savoir, de consignes de survie, de conseils pratiques
simples. Rien. » (Despentes, 2006, 41) Alors que Virginia Woolf voulait que chaque femme
desirant ecrire ait une chambre a soi, Despentes deplore cet enfermement symbolique, cette
rupture du monde et puise plutot au sein de son experience du monde exterieur la matiere
de son ecriture : « Rien ne pouvait etre pire que rester dans ma chambre, loin de la vie, alors
qu'il se passait tant de choses dehors. » (Despentes, 2006, 44) Les autofictionnaires
feministes telles que Despentes repolitisent des thematiques phares des courants feministes
precedents comme le corps et la sexualite en considerant que le sujet de l'oppression des
femmes n'a pas ete epuise. Elles se reapproprient le feminisme en l'arrachant des mains des
hommes et femmes detenteur.trice.s du pouvoir officiel pour le ramener dans la rue, au cœur
de la revolte contre les inegalites qui l'a vu naître. Comme le souligne Marie-Helene Bourcier,
le demantelement de la politique et de la culture feministe reussit parce qu'un feminisme sans
les feministes a ecarte toute forme d'activisme en se conformant sous une forme
completement aseptisee aux politiques neoliberales (Bourcier et Molinier, 2012). En melant
la theorie a la fiction, Despentes democratise un type de discours apparemment repulsif pour
un large public. Elle joue des lors un role de vulgarisatrice qui ajoute encore plus de distance
entre le personnage despentien et la figure de l'auteure.
En tant que « femme toujours trop tout ce qu'elle est, trop agressive, trop bruyante, trop
grosse, trop brutale, trop hirsute, toujours trop virile » (Despentes, 2006, 11), Despentes se
positionne hors du champ conventionnel de l'ecriture pour donner une voix aux marginaux,
a ceux et celles ayant ete longtemps sous-representes en litterature: « Meme aujourd'hui que
les femmes publient beaucoup de romans, on rencontre rarement de personnages feminins
aux physiques ingrats ou mediocres, inaptes a aimer les hommes ou a s'en faire aimer. »
(Despentes, 2006, 10) Ainsi, elle insiste tout particulierement sur son standpoint d'ecrivaine
queer pour deconstruire « l'ideal de la femme blanche, seduisante mais pas pute, bien mariee,
mais pas effacee, travaillant mais sans trop reussir » (Despentes, 2006, 13). En se situant
socialement parmi les queer, rejetee par l'heteronormativite patriarcale et par le
conservatisme du feminisme liberal tel qu'il s'incarne chez Betty Friedan, Despentes rend son
discours personnel politique en soulignant les marques oppressives d'un groupe entier. Elle
ne s'enferme toutefois pas dans une categorisation reductrice qui accorderait au seul
mouvement queer la legitimite de parler des identites de sexe/genre et des rapports de
domination. En invoquant a travers de nombreuses epigraphes plusieurs feministes ayant
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 60
contribue a decloisonner les limites imposees aux femmes par le patriarcat, soit Virginia
Woolf, Angela Davis, Gail Pheterson, Annie Sprinkle et Simone de Beauvoir, Despentes
reconnait l'heritage de leurs travaux et s'eloigne d'un certain chauvinisme pouvant regner au
sein meme des divers courants de pensee feministes. Elle convoque indifferemment des
femmes blanches, noires, de la premiere vague, de la deuxieme et de la troisieme. En ce sens,
c'est la notion meme de « vague » qu'elle ebranle en developpant sa conception d'un
« nouveau feminisme » jetant a bas les limites qu'il s'imposait. Despentes s’eloigne ainsi de
toutes pensees dominantes et adopte une posture englobante bien que provenant de son
rapport au monde qu'elle exporte et offre a tous : « Nous ne sommes pas toutes les memes,
mais je ne suis pas la seule dans mon cas. » (Despentes, 2006, 51-52) Cette posture se reflete
tant a travers le statut generique ambigu de l'œuvre, aux limites de l’autofiction et de l’essai,
qu'a travers sa performativite queer.
L’essai La règle du Je de Chloe Delaume, ecrivaine et performeuse française, nous permet de
faire le lien entre la pratique de l’autofiction, l’ecriture feminine et le feminisme. Pour celleci, « [l]’autofiction est un genre experimental. Dans tous les sens du terme. C’est un
laboratoire. Pas la consignation de faits sauce romanesque. Un vrai laboratoire. D’ecriture et
de vie. » (Delaume, 2010, 20) L’autofiction serait un lieu de resistance ou l’auteur peut
« [e]crire non pour decrire, mais bien pour modifier, corriger, façonner, transformer le reel
dans lequel s’inscrit sa vie. Pour contrer toute passivite. Puisque. On ne naît pas Je, on le
devient. » (Delaume, 2010, 8) Elle permet aux ecrivaines, trop longtemps confinees au silence,
d’exprimer leurs desirs, et ce, au meme titre que le pouvoir masculin longtemps
hegemonique :
Voici une pratique textuelle qui lui offre l’occasion d’etre ce qu’elle a
toujours ete historiquement : un personnage mi-reel, mi-fictif. Il n’y a plus
de separation entre l’ecriture et la vie, plus d’intrigue a suivre ni
d’organisation hierarchique des faits. (Ouellette-Michalska, 2007, 81)
En tant que genre trouble et « nouvelle forme d’ecriture ralliant la volonte des ecrivaines a
briser le silence entourant leur existence et a nommer le monde selon leur propre vision de
la realite » (Raymond-Dufour, 2005, 3), l’autofiction represente le support ideal a la
deconstruction postmoderne des identites, des normes et des presupposes. Elle ebranle
l’ordre etabli et permet aux femmes de participer « a la deconstruction de la fiction qu’est
l’eternel feminin et [ajoute] leur vision du monde a un discours trop souvent monopolise par
les hommes. » (Raymond-Dufour, 2005, 2) En ce sens, King Kong théorie me semble etre un
discours rassembleur – malgre l'apparente primaute du Je – permettant aux diverses facettes
du feminisme de surpasser les oppositions theoriques et ideologiques – prosexe contre
antisexe, travailleuses du sexe contre abolitionnistes, queer contre materialiste, etc. et de faire
entendre une voix au-dessus de l'indifference d'un univers patriarcal reactionnaire. Virginie
Despentes donne a lire une vision du monde, une performance identitaire permettant
d'ancrer l'apparent individualisme des theories metafeministes dans un contexte de lutte
globale, mais personnelle, puisqu'exprime a travers la fictionalisation de soi et de sa realite.
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 61
L'autofiction de Despentes n'est pas narcissique, ne se pose pas comme la representation d'un
nouveau modele a suivre se substituant au feminisme de la deuxieme vague ou au patriarcat.
Au contraire, elle suggere a toutes et tous que chaque experience individuelle est valable, que
tous les individus peuvent trouver une voix pour exprimer leur unicite. L'autofiction, en tant
que laboratoire, permet aussi d'etablir un lien avec une theorie parfois deconnectee de
l'experience vecue. Le recit de cette experience donne un ancrage a une nouvelle forme de
theorie mise en application a travers la fictionnalisation de soi, une theorie se construisant
au meme rythme que la construction identitaire du personnage despentien.
Lecture du genre : King Kong l'androgyne
Le cheminement theorique de Despentes s'accompagne d'un processus de deconstruction
des normes identitaires qui lui ont ete transmises et d'une reconfiguration performative de
son identite. Celle-ci s'articule autour des sujets centraux du texte, soit le viol, la prostitution
et la pornographie, ainsi qu'a travers le prisme de la metaphore d'un King Kong androgyne,
« metaphore d'une sexualite d'avant la distinction des genres telle qu'imposee politiquement
autour de la fin du XIXe siecle. » (Despentes, 2006, 112) Plusieurs elements du texte et du
paratexte convergent vers l'idee de performativite identitaire et insistent sur le caractere
construit du personnage de Virginie Despentes : « [Le viol] est fondateur. De ce que je suis en
tant qu'ecrivain, en tant que femme qui n'en est plus tout a fait une. C'est en meme temps ce
qui me defigure, et ce qui me constitue. » (Despentes, 2006, 53) A travers l'autofiction,
Despentes propose une mise en abyme de sa propre construction identitaire, met en scene la
fiction sociale qu'est l'assignation sexuelle a travers ce qu'elle presente comme son
experience du monde. Meme si la feminite est perçue par lui comme le synonyme de faiblesse
et de soumission, le personnage n’en vient pas a idealiser le dominant et a vouloir s’attribuer
ses caracteristiques physiques et psychologiques, ce qui pourrait etre considere comme une
manifestation du syndrome de Stockholm18 :
Vouloir etre un homme? Je suis mieux que ça. Je m’en fous du penis.
Je m’en fous de la barbe et de la testosterone, j’ai tout ce qu’il me faut
en agressivite et en courage. Mais bien sur que je veux tout, comme
un homme, dans un monde d’hommes, je veux defier la loi.
Frontalement. Pas de biais, pas en m’excusant. (Despentes, 2006,
140)
A travers cette affirmation, c’est avant tout l'articulation des rapports entre homme,
masculinite et pouvoir que Despentes remet en question. Elle ne souhaite pas devenir un
En 2008, Micheline Carrier, dans une periode de remise en question des accommodements
raisonnables quebecois, adoptait une position de repli conservateur en reaction au nouveau paradigme
postmoderne : « Tel des otages atteints du syndrome de Stockholm, des feministes ont commence
depuis quelque temps a trouver des vertus a l’oppression et aux oppresseurs. Des silences aussi bien
que des prises de position illustrent cette forme d’accommodement. Les exemples les plus courants
sont ceux de la prostitution et des symboles religieux, par exemple le port du foulard islamique. »
(Carrier, 2008)
18
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 62
homme, mais, au meme titre que celui-ci, ne pas avoir a subir les limitations sociales – le
plafond de verre – et l’alterisation. En plus de poser que l'idee meme de la reussite sociale est
masculine, la societe patriarcale est construite autour de la conformite de l’identite de
sexe/genre. En attaquant celle-ci par la performativite queer, Despentes met en lumiere les
faiblesses des presupposees qui sont des lors exposees au grand jour. La Femme n'existe pas,
tout comme l'Homme. Tous deux ne sont que des illusions maintenues en place par les
possedants du pouvoir pour conserver leurs avantages :
Que les femmes sont des lascars comme les autres, et les hommes des
putes et des meres, tous dans la meme confusion. Il y a des hommes
plutot faits pour la cueillette, la decoration d’interieur et les enfants
au parc, et des femmes baties pour aller trepaner le mammouth, faire
du bruit et des embuscades. […] On dirait que la vie des hommes
depend du maintien du mensonge… (Despentes, 2006, 142-143)
La verite que Despentes cherche a rappeler et qui menace « la vie des hommes » est qu'il y
aura toujours des femmes plus « masculines » que des hommes et des hommes plus
« feminins » que des femmes. Le mensonge est donc celui de la bicategorisation reductrice
des identites de sexe/genre.
Dans la definition qu'en fait Despentes, l'identite feminine se caracterise par la faiblesse et la
passivite qui lui est imposee, et ce, meme sous la menace d'atteinte a l'integrite physique et
morale : « Mais ce trauma crucial, fondamental, definition premiere de la feminite, "celle qu'on
peut prendre par effraction et qui doit rester sans defense", ce trauma-la n'entrait pas en
litterature. » (Despentes, 2006, 40) Pour celle-ci, l'experience du viol chez les femmes est l'une
des representations concretes de la feminite puisqu'elle concretise un rapport de domination
seculaire : « Mais, a ce moment precis [i.e. le viol], je me suis sentie femme, salement femme,
comme je ne l'avais jamais senti, comme je ne l'ai plus jamais senti. » (Despentes, 2006, 47)
Pour Despentes, se sentir femme c'est realiser qu'elle est « du sexe de la peur, de l'humiliation,
le sexe etranger. » (Despentes, 2006, 34) Vivre le viol devient en quelque sorte « un acte
federateur, qui connecte toutes les classes, sociales, d'ages, de beautes et meme de
caracteres » (Despentes, 2006, 36) et le recit qu'elle en fait permet de briser les tabous lies a
la victimisation feminine. En brisant cette injonction selon lequel les femmes devraient cacher
cette impurete, leur stigmatisation, Despentes fait eclater les limites qui lui sont imposees par
le discours ambiant. Elle deplore le fait que « [l]es petites filles [soient] dressees pour ne
jamais faire de mal aux hommes, et les femmes rappelees a l'ordre chaque fois qu'elles
derogent a la regle. » (Despentes, 2006, 47) Tout en etant consciente de cette education, elle
n'aura pu s'y opposer meme en etant armee pendant son viol. Pour elle, la passivite et la
victimisation sont tellement profondement ancrees dans l'assignation identitaire feminine
qu'elles en viennent a aussi definir, par contraste, la masculinite : « Il faut que ça reste ouvert,
et craintif une femme. Sinon, qu'est-ce qui definirait la masculinite? » (Despentes, 2006, 48)
Si Despentes relate son experience du viol, ce n'est pas pour se complaire dans la victimisation
issue d'« un crime dont [elle ne devait] pas se remettre. » (Despentes, 2006, 47) Au contraire,
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 63
elle invoque Camille Paglia, « sans doute la plus controversee des feministes americaines »
(Despentes, 2006, 42), pour considerer le viol comme un risque inherent a la liberte des
femmes. Malgre le choc que cette position peut provoquer chez les lectrices et lecteurs, celleci participe de la deconstruction identitaire a laquelle se livre Despentes. Toute experience,
aussi horrible puisse-t-elle etre, contribuerait a construire une identite liberee des
contraintes de l'assignation sexe/genre : « Ce que j'ai vecu, a cette epoque, a cet age-la, etait
irremplaçable, autrement plus intense que d'aller m'enfermer a l'ecole apprendre la docilite,
ou de rester chez moi a regarder des magazines. » (Despentes, 2006, 44) Elle revendique une
liberte absolue qui lui permettrait de disposer comme elle l'entend de son corps, de
performer comme elle le souhaite une identite sexuelle tant feminine que masculine. A
l'image de l'identite trouble de King Kong, l’identite de sexe/genre de Despentes – dans la
vision qu’elle s’en fait a travers l’autofictionnalisation – se construit autour de « la possibilite
d’une forme de sexualite polymorphe et hyperpuissante » (Despentes, 2006, 112), hors des
scenarios heteronormatifs et de l’assignation identitaire. En ce sens, elle s'eloigne
considerablement du feminisme de la deuxieme vague pour s'inscrire du cote d'un nouveau
feminisme ou « toutes les expressions de la sexualite » (Iacub, 2012 : 132) sont valorisees.
Ainsi, Despentes decide de se prostituer, « attiree par l'argent que je gagne moi-meme, attiree
par le pouvoir, de faire et de refuser » (Despentes, 2006, 11), sans pour autant revetir l'image
de la prostituee « qu'on aime tant exhiber, dechue de tous ses droits, privee de son autonomie,
de son pouvoir de decision » (Despentes, 2006, 79). Au contraire, en tant que travailleuse du
sexe, elle fait le choix conscient de s'eloigner de la cellule familiale, de la domesticite et de la
maternite, pour vivre une autre forme de feminite postmoderne au sein de laquelle une
femme peut tirer benefice de ses services sexuels hors le mariage : « De nouveau, j'etais dans
une situation d'ultrafeminite, mais cette fois j'en tirais un benefice net. » (Despentes, 2006,
72) C'est dans des situations ou l'opprobre public pese sur elle et que le discours ambiant
tente de la contraindre a la conformite que, paradoxalement, Despentes se sent le plus pres
de la feminite : « La prostitution a ete une etape cruciale, dans mon cas, de reconstruction
apres le viol. Une entreprise de dedommagement, billet apres billet, de ce qui m'avait ete pris
par la brutalite. » (Despentes, 2006, 72) Si le viol la caracterise par la passivite et le
renoncement, la prostitution est son contraire puisqu'elle repose sur son agentivite sexuelle,
son desir d'autonomie et de liberte. Despentes deconstruit ainsi l'idee que la prostitution est
le symbole de l'echec et de la decheance, un milieu au sein duquel les femmes sont objectivees
et degradees. Elle relaie donc les positions d'un feminisme pro-sexe issu du milieu queer,
comme le feront d'ailleurs Wendy Delorme et Beatriz Preciado a travers un medium
autofictionnel similaire.
En ce sens, Despentes s'inscrit selon moi dans ce que Beatriz Preciado nomme un feminisme
a la hauteur de la modernite pornopunk dont la devise serait: « ton corps, le corps de la
multitude, et les trames pharmacopornographiques qui les constituent sont des laboratoires
politiques, en meme temps effets des processus de sujetion et de controle et espaces possibles
d'agencements critiques et de resistance a la normalisation. » (Preciado, 2008, 299) Ce
discours pornopunk chez Despentes, c'est avant tout a travers son recit de la vie parisienne
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 64
post-viol et post-prostitution, ainsi qu'a travers celui de l'ecriture de Baise-moi que nous le
retrouvons. Dans cette œuvre, deux femmes ayant ete violees ou se prostituant, Nadine et
Manu, decident de ne plus subir la passivite qui devrait incomber a leur sexe et prennent en
main leur agentivite sexuelle, investissant dans la violence. Cette subversion des codes
identitaires souleve les foudres de certains critiques qui tentent de reassigner Despentes a la
passivite19. Evoquant l'un d'eux, Despentes argue : « C'est pas que le bouquin ne soit pas bon
selon ses criteres qui derangent le bonhomme. Du livre, en fait, il ne parle pas. C'est que je
sois une fille qui mette en scene des filles comme ça. » (Despentes, 2006, 117) Apres s'etre
elle-meme prostituee et avoir performe une identite hyperfeminine, Despentes revet le role
de l'ecrivaine et amorce sa carriere publique : « Il y a un lien reel entre l'ecriture et la
prostitution. S'affranchir, faire ce qui ne se fait pas, livrer son intimite, s'exposer aux dangers
du jugement de tous, accepter son exclusion. » (Despentes, 2006, 84) Avec cette nouvelle mise
en scene de soi, Despentes decide de performer une identite consideree plus masculine : « La
figure de la looseuse de la feminite m'est plus que sympathique, elle m'est essentielle. »
(Despentes, 2006, 10) Alors que la masculinite lui permet de se montrer agressive et
dominante, c'est avant tout l'echec de la feminite qui laisse apparaître la subversion de
l'assignation identitaire a travers le manque de concordance. De cette façon, Despentes
devient l'incarnation de ses reflexions theoriques et de la postmodernite, elle se reapproprie
son identite de genre, l'arrache aux macrodiscours, a la famille, l'Etat, le feminisme, et
performe en societe un genre qui lui appartient, ni associe a son sexe biologique, ni a un desir
d'etre homme, dans une volonte d'ouverture du code sexuel et du genre de l'espece. C'est ce
qui permet l'apparition d'un feminisme du postporno, de la revolution pansexuelle, dans
lequel l'idee meme des genres s'effondre pour laisser place aux desirs individuels, tant de
domination que de soumission. Son feminisme pornopunk s'appuie sur un refus de la
categorisation, invoquant tour a tour toutes celles qui contribuerent a l'avancement de la
liberation des femmes pour creer un patchwork feministe, veritable dedoublement de son
patchwork identitaire. L'acte d'ecriture feministe prend ainsi racine dans la demultiplication
des heritages theoriques et dans l'eclatement identitaire propre a la pensee postmoderne.
L'autofiction theorique telle que le propose Despentes, croisement d'experiences liees a la
sexualite et de theorie sur les rapports entre hommes et femmes, est un discours
deconstructionniste dont la visee educative contribue a renouveler le feminisme. L'autofiction
sexuelle de Despentes suggere des voies de resistance a l'assignation identitaire binaire
qu'elle depeint dans ses reflexions theoriques.
L'autofiction theorique comme la pratique Virginie Despentes dans King Kong théorie est un
genre nouveau qui subvertit a la fois les codes generiques de l'essai et de l'autobiographie. A
travers la theorie, Despentes se reapproprie un discours longtemps place sous l'egide
d'intellectuelles feministes qui elles-memes l'avaient arrache aux universitaires masculins.
Avec l'autofiction, elle explore une voie emancipatrice dans laquelle l’ordre patriarcal est
attaque par l'eclatement des scenarios culturels qu'il impose aux femmes : normes litteraires,
rapport entre les sexes, erotisme et pornographie etc. A travers ce support, Despentes etablit
Dans Le Monde du 28 juin 2000, Thomas Sotinel ecrit une critique intitule « Un film infirme et fier
de l'etre ».
19
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 65
un nouveau feminisme « pour les femmes, pour les hommes, et pour les autres. » (Despentes,
2006, 145) Le choix de cette forme particuliere permet d'inscrire le discours
deconstructionniste dans le champ culturel par un support lui-meme androgyne. La
performativite subversive mise en scene par Despentes dans la fictionnalisation de soi en
vient a representer une mise en abyme de la deconstruction des genres, ce qui renforce les
preceptes de la postmodernite a laquelle l'ecrivaine adhere. Elle cree une breche au sein des
discours hegemoniques et s'oppose a l'imposition d'une verite universelle telle que la binarite
des identites de sexe/genre. Elle se presente a soi-meme dans un acte performatif, dans une
mise en scene ou les actions du personnage eponyme prennent une teinte nettement
politique. Comme l'essence de la postmodernite est la critique des metarecits, Despentes
deplore les idees preconçues portant sur le viol, la prostitution et la pornographie qui
condamnent les femmes a un statut de victime passive. Pour faire eclater ces schemes
d'apprehension du monde, elle performe alternativement une ultrafeminite et une
masculinite, ce qui souligne le caractere construit des identites et le pouvoir individuel que
tous peuvent revendiquer a travers la performativite. C'est ce dernier aspect qui permet de
lier un feminisme etant par definition communautariste et une postmodernite en apparence
individualiste. En montrant qu'il existe des voies pour surmonter l'assignation binaire,
l'inferiorite imposee aux femmes et la domination imposee aux hommes, Despentes cree un
feminisme rassembleur, puisque libere de l'opposition binaire entre homme et femme. Au
sein de celui-ci, toutes les voies de resistance a l'oppression sont valables et exportables dans
la mesure ou l'alterite est ce qui unit les individus. C'est a travers une profonde
transformation du discours de la sexualite que se transforment les rapports identitaires, ce
qui tend a accorder une importance preponderante a celle-ci dans la societe postmoderne.
C'est de ce cote que progresse la demarche artistique de Despentes qui investiguera la
postpornographie feministe a travers son film Mutantes (2010).
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Bibliographie sélective (et en travail) de textes queers en
français
Cette bibliographie a été compilée en 2013 pour la mise sur pied à Montréal d’un cercle de
lecture de textes sur la théorie queer. Elle comprend des livres (en traduction ou en version
originale française), des articles et des revues portant sur le sujet, en plus de laisser une place
aux zines et aux critiques du queer. Tous en français. Cette recension est bien sûr incomplète,
d’autant que de plus en plus de textes sont écrits sur le sujet et que de nouvelles traductions
sortent chaque année. On vous invite à nous transmettre vos titres afin que nous puissions
les ajouter au fur et à mesure et ainsi aider d’autres lecteur.trices dans leurs recherches.
Compilée par Bruno Laprade
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Voir également le site de Sisyphe.org pour plusieurs traductions de Sheila Jeffreys
Revue PolitiQueer, numero Dimensions francofolles, p. 76
Revue PolitiQueer
Vol. 0 : Dimensions francofolles
Juin 2014
www.politiqueer.info
ISSN 2368-0733