Sur les traces de Virginia Woolf, à la rencontre d

Transcription

Sur les traces de Virginia Woolf, à la rencontre d
« Sur les traces de Virginia Woolf, à la
rencontre d’Angelica Bell »
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Préface
J’ai fait la connaissance de Philippe il y a un peu plus de trois ans. Sa lettre, qui m’était adressée en
Angleterre, venait du Havre et me fut réexpédiée dans le sud de la France. Elle était écrite en anglais
mais je lui répondis en français. Et voilà qu’il se tenait sur le pas de ma porte avec un bouquet de
fleurs à la main. Pendant le thé, nous avons parlé en français comme nous l’avons toujours fait depuis.
Il était évident que nous allions devenir amis. Il était mince, grand et avait bonne allure. Il ne vint pas
en voiture (il ne conduit pas) mais en train et en car. Au lieu de conduire, il pilote un avion. Il m’a
offert un jour de m’emmener mais j’ai refusé, peut-être à tort. Personnellement, je conduisais autrefois
avec plaisir mais maintenant ne le fais plus.
Il me dit qu’il était tombé amoureux de ma tante et qu’il écrivait un livre à son sujet. Il parlait avec
enthousiasme tandis que je l’écoutais avec désespoir. Je ne lui dis pas, même approximativement,
combien de livres avaient déjà été faits sur elle ou le peu que je connaissais, mais je promis de l’aider
et me suis très rapidement retrouvée à répondre à ses questions et être enregistrée. Il s’avéra en fin de
compte que son livre était bien plus un travail sur lui-même que sur ma tante et, par extension, sur ma
propre personne. J’y devins d’ailleurs bien plus intéressée- mais je ne voyais toujours pas comment
tout cela pouvait se lier ensemble...
Néanmoins, nous avons continué à nous voir. Durant les trois années qui ont suivi, Philippe est venu
ici pour dix ou douze jours environ tous les trois mois et nous avons alors appris à mieux nous
connaître. J’ai ensuite réalisé que son livre était le fruit d’une passion dévorante et qu’il n’arrêtait
jamais d’y penser, en nette opposition avec son travail qui était parfaitement inadapté à son profil.
Finalement, il me dit que son ouvrage était achevé et me confia le manuscrit très bien tapé et mis en
forme sur son ordinateur. Je m’étais préparée à être très critique, redoutant le superficiel. Je savais
qu’il n’avait pu lire tout ce qui doit être lu sur Virginia : mais comment avait-t-il fait alors pour la
connaître de la sorte ?
J’ai donc été immensément surprise quand, après les quelques premières pages, je dus me rendre à
l’évidence qu’il y avait là quelque chose de puissant, original et personnel. Il était le reflet de ses
questionnements intérieurs et révélait une nouvelle personnalité.
Je recommande ce livre à quiconque s’intéresse à Virginia Woolf et accepte de se laisser guider par
Philippe Legouis dans un monde très personnel.
Angelica Garnett (Bell) novembre 2006
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Chapitre I
« The Hours » (la révélation)
Mon premier contact avec Virginia Woolf eut lieu en avril 2003 avec la projection du film : « The
Hours ». « The Hours » : comment pourrais-je définir ces simples mots qui sonnent en moi comme un
séisme, une révélation, un raz de marée dans ma vie qui bascula alors ? Un événement majeur venait
de se produire : une voie s’ouvrait à moi. Le destin de cette grande romancière fit chavirer mon cœur
et mon esprit et me guida désormais de manière claire et fougueuse vers l’écriture ; il m’apparut ce
jour et de manière profonde semblable au mien, pas dans sa forme bien sûr, mais dans son fond, dans
sa sensibilité. Au fil des heures, je ressentis envers le personnage de Virginia Woolf une grande
attirance qui se transforma très vite en fascination, en envie incommensurable d’en savoir plus et
d’aller bien au-delà : de décrypter les mystères de cette femme et d’appréhender le plus justement
possible sa vie et son destin, son Œuvre...
Après l’émotion provoquée par cette première projection je décidai, le surlendemain, d’assister à une
séance supplémentaire… puis à une autre… Je cherchais inexorablement à comprendre pourquoi ce
film me touchait tant. Pourtant, « The Hours » n’allait être que l’étape initiatrice de cette grande
Aventure, mais il me mit indubitablement sur les traces de Virginia Woolf. Je fus, dès le début de la
première séance, littéralement submergé d’idées et de sensations, appréhendant très clairement et
intensément la dimension intérieure de cette femme ; le vécu de l’état dépressif semblait me
rapprocher considérablement de son personnage et de ses vérités intimes...
Le sujet du film traite du destin de trois femmes : Virginia Woolf, rédigeant « Mrs Dalloway »,
principalement dans la banlieue de Londres à Hogarth House (Richmond), en 1923 et celui de deux
autres femmes : Laura Brown, dans les années 50 et Clarissa Vaughan, en 2001, ces deux dernières
subissant à la lecture de ce roman un étrange et profond bouleversement dans leur vie, trouble qui
semble alors se transmettre…
« The Hours » trace le portrait d’une Virginia Woolf éclairée et géniale, profondément intuitive et
visionnaire, mais foncièrement dépressive, au bord de la folie et du suicide. Je souhaite à jamais me
souvenir de ces deux phrases clés du film et les retranscris ici pour les fixer : « on ne trouve pas la
paix en fuyant la Vie... regarder la Vie en face, toujours la regarder en face et la reconnaître, l’aimer
pour ce qu’elle est... et puis... il y a les Heures... »- la romancière évoque ensuite la quintessence de
son ouvrage : « Une journée et dans cette journée, la vie toute entière d’une femme ». Cette citation
allait s’avérer capitale dans la compréhension de ce roman et surtout du message essentiel qu’il
génère : l’action se déroule en une seule journée, mais cette journée contient l’Eternité, contient toute
la vie de Clarissa Dalloway. Le Temps, comme concept essentiel dans l’Œuvre de Virginia Woolf :
chaque journée qui passe est un Trésor contenant la Vie. Comment les souvenirs vivent-ils et vers où
nous mène la fuite du Temps : quelle consistance absolue à notre existence ? Comment graver, fixer
l’intensité qui nous entoure et comment traduire la Vie et ses contradictions, ses mystères ? Ce sera
souvent pour elle un constat d’impuissance et donc une source d’éternelle frustration qui la mènera
parfois au vertige et à une mélancolie philosophiquement et noblement légitime face à ce
questionnement existentiel qui ferait vaciller tout être sensible, tout être conscient de la fugacité du
Temps...
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Profondément touché par ce film, je décidai dès mon retour de la première séance d’envoyer une lettre
à la gérante du cinéma « Le Sirius », petite salle de quartier classée « Art & Essai », qui venait d’être
le théâtre de mon étrange tumulte intérieur- cette réaction, d’elle-même s’imposait :
« 8/4/2003
Madame,
Je suis la personne qui suis venue voir : « The Hours » avec tant d’émotion et qui vous en ai fait part
en sortant de la projection, je souhaitais ce soir achever mon propos. Hormis cette histoire si intense et
si déroutante pour laquelle les mots semblent vains, ce film est également, pour un homme, un
formidable voyage dans la finesse des sentiments féminins, sans oublier le rapprochement troublant de
la finesse homosexuelle avec la délicatesse et les approches féminines de la Vie- à la fois instructifs et
poignants, j’ai vécu chacun de ces instants dans un état second d’extrême attention et d’hyper
émotivité. Cette façon de traduire les émotions liées à la sensibilité dépressive, ainsi que les reflets
successifs des atmosphères à travers le Temps : quelle beauté et quelle profondeur ! Un hommage à
rendre aussi aux acteurs qui y vivent plus qu’ils n’y jouent et à l’envoûtante Virginia Woolf, alias
Nicole Kidman. Merci encore pour cette qualité, pour ces moments très forts.
Mon histoire avec « Le Sirius » a débuté il y a deux ans et demi. Je traversais alors la pire période de
ma vie, étant à cette époque en arrêt de travail depuis plus de cinq mois pour une grave dépression.
Après une telle étape dans l’Existence on n’est plus jamais la même personne mais, au plus profond de
la descente aux enfers, des sursauts nous font alors, pendant ces « Heures » qui passent, décrypter de
manière étonnante les mystères de la Vie, pour toujours et désormais d’une façon diamétralement
différente. Ainsi, un formidable apprentissage et un rebond positif vital succèdent à cette spirale
infernale : une leçon d’amour et d’énergie, une renaissance ; l’on découvre brutalement et de manière
éclairée une foule de vérités et de contre vérités. C’est d’abord troublant et déséquilibrant, puis, peu à
peu et comme une profonde sérénité, une formidable non peur de la mort s’installe, un tout autre goût
pour la Vie et pour l’observation, une vision tout à fait forte, contemplative et attentive, beaucoup plus
sensible qu’avant, puissamment intuitive et clairvoyante : mélange de rêve, de poésie et de
terriblement rationnel aussi...
Dans le fond, par le vécu de la maladie et celui de la puissante mutation qu’elle induit, le destin de
Virginia Woolf semble me « concerner » et je me sens, moi aussi, plus vraiment là, ou plus
exactement là, quand il le faut et à ma manière (adaptée aux événements) ; mon esprit semble
indubitablement à contre-courant de la mentalité contemporaine souvent très matérialiste et peu
sensible, donc infiniment réductrice. Virginia Woolf a vécu une pathologie dépressive à travers une
sensibilité hors norme ainsi qu’une remise en question permanente de sa propre existence qui la
menèrent à une mélancolie quasi chronique que je peux comprendre...
J’achève ce courrier en vous disant encore un grand merci pour vos choix dans vos programmations et
pour ces moments d’intensité. Philippe Legouis ».
(Réflexion complémentaire : les dépressifs à forte propension intellectuelle ont, de par leur expérience
propre, une notion plus poussée du sens de la Vie et de sa finalité, ils sont torturés par ces questions.
Quel but, quelle consistance aux choses ? Voilà leur obsession. Leur clairvoyance et leur sensibilité
en font des êtres qui savent ce que les autres ne savent pas. C’est pourquoi les uns font parfois peur
aux autres, car ils touchent un terrain inconnu et fort peu stable pour ces derniers, à l’encontre de la
sécurité affective et psychique que tout le monde recherche. Ils découvrent et évoquent à autrui des
vérités troublantes et dérangeantes, déstabilisantes, qui remettent en cause le pourquoi de notre
existence parfois organisée autour de valeurs futiles. Ils apparaissent alors en noir, dangereux pour
l’être humain, mais aucune analyse ne porte la Vie aussi profondément que la leur. Un ex-dépressif
n’est plus le même individu qu’avant, je l’ai dit. Il est fragile, certes, mais dès lors bien plus complet
et plus mature ; il émane de sa personne une sagesse, une aisance, une force surprenante qui ont été
acquises dans la douleur et qui étonnent les autres, mais aussi une consistance, une densité très forte
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de son savoir, de ses ressentis et de ses intuitions. La dépression est une profonde aventure humaine
intérieure qui aboutit, si l’on aimait la Vie auparavant et qu’on ne se laisse pas échouer, à un
décuplement formidable du potentiel d’énergie que nous avons tous en nous et que nous ne
soupçonnons jamais à son juste niveau : c’est une leçon de l’Existence).
Au fil des jours, j’acquis la certitude que le film : « The Hours » et le roman : « Mrs Dalloway », ainsi
que Clarissa Dalloway et Virginia Woolf étaient, pour les premiers, le signe d’une construction se
voulant identique et ainsi un hommage habile de la part du réalisateur du film mais encore, pour ces
deux personnages clés, le reflet d’un certain mimétisme qui se fit entre la romancière et l’actrice
centrale de son roman. Virginia Woolf et Clarissa Dalloway sont intimement liées en un univers
commun. Exemple concret (réducteur) : la relation au domestique, qui put parfois être vécue de la
sorte par Virginia Woolf dans sa vie réelle, est mise en scène dans le film de la même manière et
vécue par Clarissa Dalloway de façon identique dans le roman- c’est le choc de la sensibilité contre le
pragmatisme parfois vulgaire et borné ; mais encore leur attirance commune envers la cité
londonienne, laquelle, dans l’ouvrage, submerge Clarissa Dalloway et ne sera jamais démentie par
Virginia Woolf, revenant tout au long de sa vie et périodiquement revivre en plein cœur de Londres à
Bloomsbury. Sans parler pour l’instant de la dimension psychologique qui les unit…
Résolument, « The Hours » semblait avoir été construit comme : « Mrs Dalloway », prouesse
intellectuelle, certes, mais surtout émotionnelle. L’imbroglio du Temps avec les personnages du film
était donc très réussi : ces derniers semblaient tous avoir, à un certain moment, un lien avec la vie de
l’un des personnages du roman. L’interaction des êtres humains avec le concert du Temps allait
effectivement constituer un thème de tout premier ordre dans le mécanisme de construction de cet
ouvrage, voire dans l’Œuvre toute entière de la romancière. Dans le film, la femme lesbienne qui vit à
New-York (Clarissa Vaughan), atteinte subitement de dépression à la lecture de l’ouvrage : « Mrs
Dalloway », est Clarissa Dalloway bien plus que par son simple prénom- son ami Richard, atteint du
SIDA, l’appelle d’ailleurs « Mrs Dalloway », elle organise elle aussi une réception et souffre elle aussi
d’un mal être existentiel ; elle exécute, tout comme Clarissa Dalloway dans le roman, la même action
d’acheter des fleurs au tout début de sa journée et ce avant la grande soirée qu’elle va donner. Examant à elle faisant partie des invités, c’est encore ce garçon, Richard, écrivain atteint du SIDA,
lequel, dans ce rôle, a celui dans l’ouvrage de Peter Walsh à la réception de Clarissa Dalloway. Cet
écrivain devient ensuite, lorsqu’il se suicide en se jetant par une fenêtre pour mettre fin à tout,
Septimus Warren-Smith, le poète, le visionnaire du roman. D’ailleurs, ce dernier personnage
n’incarne-t-il pas aussi, par son côté intuitif, Virginia Woolf elle-même ? A une autre époque et
comme je l’ai mentionné auparavant, Laura Brown (que l’on apprend plus tard être la mère de
Richard) est également atteinte d’un étrange bouleversement à la lecture de : « Mrs Dalloway » et
devient elle aussi Clarissa Dalloway, se résignant à affronter l’Existence face à l’ombre de la mort. A
travers cette éclipse, c’est en fait un formidable message de vie : dans son ouvrage, la romancière tue
le poète Septimus à la place de Clarissa « pour que celle qui reste se tourne vers la Vie » « The
Hours »...
Se reporter alors au passage du livre où Clarissa Dalloway, lors de sa réception, échappe à ses invités
et médite seule dans une pièce repensant au suicide de Septimus, moment suave mais solennel (serein)
illustrant parfaitement le concept précédent : « Le jeune homme s’était tué ; mais elle ne le plaignait
pas ; avec l’horloge qui sonnait l’heure, un, deux, trois, elle ne le plaignait pas (…) D’une certaine
façon, elle se sentait très semblable à lui (...) Elle était heureuse qu’il l’ait fait ; qu’il ait tout rejeté
pendant qu’eux continuaient à vivre. L’horloge sonnait. Les cercles de plomb se dissolvaient dans
l’air. Mais il fallait qu’elle y retourne. Qu’elle se ressaisisse (…) Et elle sortit de la petite pièce »
« Mrs Dalloway »...
Par cette volonté du réalisateur de mimétisme entre la construction de son film et celle de l’ouvrage,
ses personnages semblaient donc bien, intemporellement et résolument, liés entre eux par la lecture
de : « Mrs Dalloway » dont la quintessence leur est transmise avec la plus grande étrangeté. Le
spectateur, comme le lecteur du roman, voit la vie de ces personnages se dérouler et se croiser. « The
Hours » parvient donc à aplanir le Temps en réunissant ces trois femmes dans leur destin : quel plus
bel hommage à rendre alors à : « Mrs Dalloway » ? Ces trois femmes appréhendent avec force
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émotion ce grand message de la romancière et souffrent à l’identique : cette souffrance est
intemporelle…
Au fil des jours et à mesure que j’approfondis par diverses lectures passionnées ma connaissance de
Virginia Woolf, je pris néanmoins quelque distance avec le film et subodorai de plus en plus à travers
cette mise en scène un aspect décevant irréaliste et « romancé » : un phénomène semblant toutefois
pleinement inscrit dans la façon contemporaine de toucher la sensibilité des spectateurs- le terme
« spectacle » prenant alors toute son essence. (Mon voyage en Angleterre de l’été 2003 lors duquel
j’allais découvrir quelques incohérences frappantes, mais surtout la fabuleuse rencontre de la nièce
de Virginia Woolf au cours du mois de septembre de cette année-là allaient bientôt et définitivement
rétablir la vérité ou, du moins, une vérité digne cette fois du plus grand respect : Angelica Bell,
épouse Garnett, connut bien évidemment Virginia Woolf de façon intime).
Je convins alors, au sujet de ce film, qu’il n’offre, en ce qui concerne les passages de la vie de Virginia
Woolf, qu’un aspect forcément restrictif de la personnalité complexe de la romancière et qu’il est axé
exclusivement sur le côté dépression et folie. Certes ce côté fut, mais il y en eût bien d’autres et des
plus colorés. Les étapes du film qui traitent directement de l’existence de Virginia Woolf retracent, au
mieux, un aspect ponctuel de l’état d’esprit de la romancière. (Afin de corroborer mes propos, je puis
citer deux exemples d’incohérences détectées lors de ce futur voyage à Rodmell de juillet 2003 : au
début du film, l’on voit Virginia errer dans les herbes folles au bord de la rivière Ouse, emplissant ses
poches de gros cailloux avant de commettre son suicide. On la voit ensuite dans sa chambre,
convalescente, quand le médecin est passé. Sans connaître la vie de Virginia Woolf l’on peut, à ce
moment du film, en déduire que ce fut une tentative de suicide échouée- il n’en est rien : la scène du
suicide, par rapport à cette scène qui lui succède, est une avancée dans le temps. Soit. Mais Virginia a
le même aspect physique dans sa chambre et à chaque apparition dans le film, que lorsqu’elle met fin
à ses jours, cela impliquerait que les actions se situent sensiblement à la même époque. Or, dans sa
vie réelle, Virginia abandonna l’Existence à l’âge de 59 ans. Inévitablement, les spectateurs auront
associé le suicide de Virginia Woolf à cette époque de conception du roman « Mrs Dalloway ». Or,
dix-huit années séparent ces deux périodes. Ensuite et dans la réalité, les berges de la rivière Ouse
sont jonchées de cailloux : rien n’y pousse, aucune végétation abondante comme dans le film- cadre
incomparable / Avec un ton fataliste empreint d’un sincère détachement, Angelica Bell allait me
déclarer en septembre 2003 : « je vous demande de me croire, cette horrible femme n’était pas ma
tante. Là, c’est le côté négatif des gens, le côté spectaculaire qui ressort et un goût malsain pour la
morbidité ; c’est laid et inexact. Ma tante était gaie, elle ne montrait jamais qu’elle était malade, ou
alors elle surmontait ses crises avec humour.... de toutes façons, c’est sans importance…»).
« The Hours » avait donc suscité l’émotion, mais sur des valeurs fausses attachées au personnage de
Virginia Woolf, ou incomplètes, déformées et exagérées. Le film touche les gens exclusivement sur le
côté dépressif, c’est effectivement une démarche négative- mais dans quel but : faire du spectacle à
tout prix ? La vie des gens n’est pas un parcours homogène constitué d’un tempérament unique, elle
est de mille facettes et autant de situations et d’humeurs différentes ou complexes qui fluctuent selon
le Temps. C’est exactement ce même « système » qu’évoque avec magie Virginia Woolf tout au long
de son Œuvre et que, tout autant, je ressens merveilleusement, intensément et avec certitude face au
grand Mystère de la Vie. Certes, l’état dépressif génère des rechutes, mais de formidables embellies
aussi. Les gens évoluent dans une vie, dans leur vie. Par essence-même, les personnages, les gens, ne
peuvent être finis, clos et sertis dans des pages et par des mots : ils vivent et se transforment dans leur
corps et leur esprit et laissent d’innombrables traces tout au long de leur existence, comme des pas
dans la neige. C’est pourquoi les personnages des romans de Virginia Woolf ne sont jamais décrits de
manière figée, ils voguent dans le courant de leur conscience et dans le flux de maints autres esprits.
Le côté dépressif a été, chez Virginia Woolf, mais aussi bien d’autres aspects de sa personnalité très
différents de ceux qui lui sont systématiquement dévolus. Pour autant, il est vrai que la romancière
traversa des moments particulièrement difficiles pendant l’élaboration de : « Mrs Dalloway », entre
1922 et 1924, période pendant laquelle elle constata bien souvent que les mots peinaient comme
jamais auparavant à sortir de son esprit. Mais, bien qu’elle ait vécu de la sorte cette époque et qu’il
faut peut-être focaliser le film sur ces délicats mais intenses passages de sa vie, rien ne permet
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d’affirmer qu’elle vécut ces moments de manière linéairement noire- c’est d’ailleurs faux : son
humeur fluctuait parfois de manière très contrastée dans la même journée ou de jour en jour. Dans son
« Journal » et pendant cette période des réflexions lucides, équilibrées et posées peuvent être
appréhendées par le lecteur. Je cite alors Virginia Woolf qui déclare quelques années après : « (…) ces
étapes curieuses dans la vie- j’en ai connu beaucoup- sont les plus profitables du point de vue
artistique. Elles vous fertilisent- je pense à ma folie à Hogarth House et à toutes les petites maladies
(…) » « Journal » 10/09/1929.
Ce portrait de l’écrivain évoqué dans le film apparaît donc pour le moins comme une sombre
caricature se focalisant uniquement sur les moments noirs de l’existence de la romancière.
Résolument, il demeurait donc restrictif et inexact (ce sont des euphémismes) de portraiturer Virginia
Woolf au crépuscule plutôt qu’au zénith de sa vie. (Je me rappellerai alors définitivement des mots
d’Angelica Bell qu’elle évoquera lors de notre rencontre à l’égard de la Virginia de : « The Hours » :
« cette horrible femme n’était pas ma tante »)...
Hormis ces restrictions fondamentales, ce néanmoins très beau film possédait incontestablement le
mérite d’avoir provoqué en moi comme en d’autres personnes, à une échelle que je suppose toutefois
incomparable, ce choc, cette émotion, cette révélation. Beaucoup de gens avaient été bouleversés et un
regain d’intérêt à l’égard de Virginia Woolf voire une découverte de l’Œuvre de cette grande
romancière (ce qui fut mon propre cas) pouvaient être observés du côté du grand public- suite à la
sortie du film, les ventes de : « Mrs Dalloway » quintuplèrent chez les libraires...
Le but de : « The Hours » n’est pas d’être précis quant à la vie de la romancière, mais traite de
l’influence à travers le Temps de son ouvrage : « Mrs Dalloway ». Il souhaite révéler le schéma d’une
émotion curieusement transmise et reproduire ainsi les mécanismes atypiques de ce roman en
perpétrant les mystères de celui-ci et en provoquant une atmosphère fascinante. A travers ses
ouvrages, le bouleversement incroyable que produit Virginia Woolf sur certains lecteurs aptes, de par
leur sensibilité, à capter ses précieux messages, est une réalité. Virginia Woolf trouble et fascine, c’est
également une vérité. En relation avec cette fascination, il est d’ailleurs une symbolique très forte
voulue par le réalisateur du film qui lie « The Hours » à « Mrs Dalloway » et qui, curieusement,
semble marquer fortement l’esprit des gens- il s’agit des fleurs et de la première phrase de l’ouvrage :
« Mrs Dalloway dit qu’elle achèterait les fleurs elle-même » (se rapprocher, dans un chapitre à venir
sur mes premiers voyages, d’une discussion en juillet 2003 avec le chauffeur de taxi qui m’emmena à
Rodmell, discussion en lien fortuit avec ces fleurs)...
Avec émotion et quelque temps après cette séance de cinéma révélatrice, je pris connaissance d’une
interview de Michael Cunningham, auteur du livre : « The Hours » qui reçut en 1998 le prix Pulitzer
duquel le film est tiré et qui, parallèlement, s’inscrivait pleinement dans la logique de mon histoire. En
effet, Michael Cunningham découvrit : « Mrs Dalloway » à une époque où il ne lisait pas, pas plus
qu’il n’écrivait- cette révélation lui vint alors. Dès cet instant, il dévora l’Œuvre de Virginia Woolf et
se mit à écrire une histoire inspirée de son personnage ; or, le même phénomène m’a touché, je ne
lisais pas et n’écrivais pas. Depuis, ma vie a basculé : je lis et analyse avec passion les ouvrages de
Virginia Woolf et rédige ce livre comme le livre de ma vie…
Ce film m’a emporté sur les traces de ce grand écrivain à la rencontre d’Angelica Bell et il est une ode
à la sensibilité féminine et à cet étrange système woolfien de transmission intemporelle des messages
sensibles, voilà de manière indéniable les trois qualités que je lui confère. Il m’appartient maintenant,
à travers les chapitres qui suivent, de rendre justice à Virginia Woolf...
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Chapitre II
« Mrs Dalloway »
Le roman : « Mrs Dalloway » fut conçu à partir de l’automne 1920 en même temps que la romancière
écrivait : « La Chambre de Jacob ». Elle le rédigea principalement à Hogarth House (Richmond) et il
fut publié au printemps 1925, période à laquelle les époux Woolf ont alors réintégré le cœur de la Cité
londonienne pour vivre à Tavistock Square (Bloomsbury) pendant les quatorze années qui vont suivre.
Le lecteur peut se surprendre à confondre, lorsqu’il les évoque, Virginia Woolf et Mrs Dalloway,
comme si, dans certaines parties de l’ouvrage, elles parlaient d’une même voix. L’action du roman se
situe au mois de juin 1923 ce qui, temporellement, contribue également à cette transposition.
Au risque d’appréhender d’abord cet ouvrage d’une façon formelle et donc réductrice, l’on ne peut
parler, au sens premier du terme, d’une histoire structurée. « Mrs Dalloway » marqua en effet un
tournant radical dans l’anti-construction romanesque classique au profit d’une autre quête : se laisser
guider à écrire librement au rythme du « stream of consciousness » (courant de la conscience). Je
trahirais pourtant cette quintessence essentielle en précisant que l’ouvrage évoque un personnage
central : Clarissa Dalloway, qui prépare une grande réception ayant lieu le soir-même. Une journée
entière va alors s’écouler... Clarissa Dalloway est une femme mondaine aimant l’aspect fastueux des
réceptions et donnant aux autres l’impression qu’elle va bien mais vivant, par opposition, un profond
et fondamental bouleversement intérieur en une recherche vitale de consistance dans sa vie ; en elle,
de longs monologues vont suivre un étrange courant intemporel…
Clarissa Dalloway (comme Virginia Woolf) est intuitive et dotée d’une formidable sensibilité, d’une
singulière faculté de ressentir, observer, analyser les choses et les gens et ainsi « disséquer » les
différentes scènes de la Vie ; mélange de sens, de cœur, d’intuition (presque visionnaire parfois) et
d’intelligence, réceptrice des éléments qui l’entourent, le Temps n’a pas de prise sur elle, elle s’en
échappe à l’envi, du présent au passé, éphémère et furtive, s’interrogeant parfois sur le futur et sur la
mort : « (...) n’était-ce pas consolant de croire que la mort était le terme de tout ? Mais que d’une
certaine façon, dans les rues de Londres, dans le flux et le reflux des choses, ici, là, elle survivrait,
Peter survivrait, ils survivraient l’un et l’autre, elle ferait partie, elle en était sûre, des arbres de chez
elle, de cette maison, là, pourtant si laide et délabrée ; elle serait mêlée à des gens qu’elle n’avait
jamais rencontrés ; étendue comme une brume entre ceux qu’elle connaissait le mieux, qui la
soulèveraient sur leurs branches, comme elle avait vu les arbres soulever la brume, mais elle s’étendait
si loin, sa vie, elle-même (…) ».
« Mrs Dalloway » est une formidable leçon de Vie- les mots reflètent cette intensité. Le Temps se
distille tout au long de cette journée de juin. Le lecteur ressent une densité émotionnelle forte et
déroutante. Densité des sensations, des sentiments, des actions, même les plus anodines et propices de
suite à une envolée méditative : une petite portion de temps si dense, si dense...
Virginia Woolf flirte avec le Temps à travers une introspection de chaque être et de chaque moment,
présent ou passé. Aucun chapitre n’existe vraiment ; jusque dans la construction-même de l’ouvrage,
tout s’enchaîne et tout se lie. Une journée passe et dans cette journée, c’est effectivement la vie toute
entière de Clarissa Dalloway qui se déroule...
Virginia Woolf traduit les vibrations de ses personnages par des liens hors du Temps qui se tissent
entre eux. Les faits et les époques sont suggérés de manière décousue mais liée et déroutent le lecteur,
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ils intensifient en profondeur mais également en complexité l’analyse des sentiments. Ces
ramifications multiples et intemporelles, ces Heures, ces vies et leurs destins (leur richesse) survivent
au Temps. Mais quelle est la consistance, le but, le devenir absolu de ces profonds cheminements
intimes ? Tous ces personnages ont un rapport étroit avec les lieux qui sont décrits avec un rare
raffinement, une grande beauté et une profonde poésie aussi, comme une vaste construction où chaque
élément constituerait les morceaux d’un immense puzzle jamais fini : le jeu et l’enjeu de ce
« système » forment le Mystère de la Vie…
La construction (ou plutôt l’anti-construction) de cet ouvrage est d’une rare intelligence pour
provoquer, au-delà des mots, une émotion profonde. Une interaction entre les différents acteurs se
déroule de manière fluide sur une petite portion de temps. L’atmosphère est troublante. A lire, l’on a
effectivement l’impression que le Temps ne s’écoule pas, voire qu’il rend les faits ou les gens
immortels, comme gravés quelque part. L’esprit se déplace très rapidement de souvenirs en
sensations, renforçant ce sentiment d’immortalité. La rapidité de ces passages est fulgurante. Virginia
Woolf maîtrise ce procédé- son procédé. En magicienne, elle jongle avec le Temps- les personnages,
éclairés de l’intérieur, sont alors pris dans ce vaste tourbillon. Selon ses propres termes, elle fit « une
grande découverte » : la prise de conscience de l’intemporalité de la vie spirituelle, de la consistance
et de l’inconsistance des choses, d’un Absolu impalpable (des heures qui s’égrènent vers quoi et vers
où ?). Le Temps ne serait en rien une donnée absolue et n’aurait aucune prise sur les vies intérieures,
sur leurs réflexions et leurs ressentis, sur leur mémoire qui serait alors dotée, de par la nature-même du
fonctionnement de l’esprit humain, d’innombrables existences et interconnexions. Dans son
« Journal », Virginia Woolf déclare en 1923 : « le temps me manque pour exposer mon projet. J'aurais
pourtant beaucoup à dire au sujet des "Heures" et de ma découverte, comment je creuse de belles
grottes derrière mes personnages. Je crois que cela donne exactement ce qu'il me faut : humanité,
humour, profondeur. Mon idée est de faire communiquer ces grottes entre elles et que chacune s'offre
au grand jour, le moment venu ». Le labyrinthe complexe, le long fil ininterrompu de la conscience est
alors en ses termes parfaitement suggéré. L'écriture devait, selon la romancière, se rapprocher le plus
possible du cours de la pensée humaine. Par cette sincérité appliquée à ses écrits, elle souhaitait
atteindre l’Absolu, la vérité des sentiments. Cette approche, qui lui permet d’analyser en profondeur
les fonctionnements humains, lui permet tout aussi aisément de s'identifier aux acteurs de ses romans :
« je crois que l'écriture, mon écriture est une sorte de voyance. Je deviens la personne »...
La complexité de : « Mrs Dalloway », sa « construction » rend parfois sa lecture difficile, elle
déconcerte. Les personnages sont déroutants ; cette nouvelle conception fondamentale, d’une grande
efficacité, devient alors l’outil parfait du dessein recherché : ne rien figer, ne rien réduire. Cette
approche, fidèle au cours de la pensée humaine, deviendra pour Virginia Woolf et tout au long de sa
vie une obsession à l’égard de son système de retranscription devant, de manière essentielle, répondre
le plus possible à ce fonctionnement, à cette logique. Le thème du Temps (et de son Mystère) sera
effectivement omniprésent dans l’Œuvre de la romancière. Virginia Woolf hésita (comme ce fut le cas
pour d’autres romans qu’elle conçut) à appeler cet ouvrage : « The Hours », qu’elle nomma
finalement : « Mrs Dalloway »- le sentiment d’intemporalité semblait néanmoins originellement
inscrit. (Réflexion : je ressens souvent moi-même cette notion d’intemporalité ou, plus précisément,
cette relativité du Temps ; ce dernier me paraît très certainement basé sur des calculs conventionnels
imposés et non absolus qui n’ont rien à voir avec une foule de perceptions différentes qui vivent en
chacun de nous, donnant ainsi à nos vies de multiples voies, recherches, sens, rythmes et ressentis,
« réalités » ou « irréalités » différentes. Ce mode de pensée peut d’ailleurs engendrer un certain
malaise pour les gens les plus fins et les plus sensibles et, mathématiquement, nos calculs s’effondrent
et font palpiter le cœur de tous les astrophysiciens au-delà de la vitesse de la lumière donnée comme
base théoriquement indépassable et donc absolue à la mesure du Temps et de l’Univers, au-delà de
laquelle notre savoir, confronté alors à l’inconnu, redevient poussière cosmique, ce qu’il n’a jamais
cessé d’être).
Les horloges (le Temps) sont, au fil du récit, fréquemment mises en scène à l’occasion de promenades
londoniennes trésors d’observation et de sensibilité ; ces horloges sont, par de très belles images
poétiques, presque personnifiées, comme des actrices égrenant les heures : « découpant et tranchant,
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divisant et subdivisant, les horloges de Harley Street grignotaient la journée de juin ». Marquant la
temporalité, les horloges sonnent vigoureusement, mais leur son sourd semble absorbé dans un
brouillard de ouate intemporel : cette danse du Temps enivre le lecteur et le submerge…
Nous sommes le dimanche 4 mai 2003 et je rassemble dès mon lever les notes prises durant la nuit
pour les sceller sur le « disque dur » de mon ordinateur ; j’ai achevé le roman : « Mrs Dalloway » à 3
heures 40 :
L’intensité des mots, dans cet ouvrage, est singulière et déstabilisante, elle vous emporte dans un
tourbillon et provoque en vous une sensation troublante, comme un choc. Les personnages vivent
émotionnellement dans le récit plus que logiquement, ils évoluent d’une manière chimérique selon le
courant de la conscience- ils vivent, à travers la plume de la romancière, dans le cœur et l’esprit de
Clarissa Dalloway et dans ceux de Peter Walsh. Aucun détail n’est là par hasard : tout s’enchaîne avec
la plus grande intelligence, finesse, observation et beauté esthétique. Le Temps est compressé ; les
actions, les scènes, sont étrangement mêlées dans un Temps qui les unit- cette danse étonnante vous
grise et vous touche en profondeur pour vous faire tomber en complète « addiction ». Curieusement,
l’on ne peut se détacher de ces pages si envoûtantes, un climat saisissant vous déstabilise sans
violence, en douceur, sans même que l’on puisse s’en rendre compte ; le lecteur se trouve alors fasciné
par cette subtile intensité qui densifie chaque mot...
Dans « Mrs Dalloway », Virginia Woolf a transposé certains de ses traits personnels les plus sensibles.
En outre et de manière évidente à travers la dimension de Clarissa Dalloway, son personnage central,
mais également de par les rapports que Septimus Warren-Smith entretient avec les médecins par
exemple. En effet, la romancière règle ses propres comptes avec ces messieurs les savants de la santé ;
à travers la fiction, elle évoque en fait les médecins qu’elle côtoyait elle-même dans la réalité pour sa
propre pathologie et pour laquelle ceux-ci ne lui étaient la plupart du temps d’aucune utilité : ils lui
prescrivaient notamment de longues cures de repos qui la ressourçaient un peu physiquement sans
toutefois apporter à son mal une solution durable. C’est pourquoi dans ses ouvrages elle les caricature
fréquemment de manière incisive. Septimus représente aussi le visionnaire, l’inspiration géniale
(éclairée) dans les phases hautes voire obsessionnelles de sa pathologie dépressive mais également
l’herméticité à n’être pas compris d’autrui : voilà en ces termes le concept des plus grandes angoisses
de Virginia à l’égard de son art (NB : le thème de la « folie » sera un concept et sous des formes
différentes souvent repris et analysé par la romancière au cours de son Œuvre- il la concernait de
près comme le spectre de ses rechutes). Septimus apparaît également dans la nouvelle : « Le Premier
Ministre »- sa lucidité à appréhender le monde au travers de ses apparences les plus trompeuses et
immédiates y est, une fois encore, nettement mise en évidence : comme la romancière, il voit ce que
les autres ne voient pas.
Pour achever tout à fait l’analyse de certains éléments de cette transposition, l’on peut encore mettre
en évidence le phénomène des bals et des dîners, aussi importants pour Virginia Woolf que pour
Clarissa Dalloway ; elles y trouvent la Vie et une source unique d’observation et de communication,
une beauté esthétique et fastueuse aussi en ces mondanités au travers des décors et par l’habillement
des invités par exemple, mais elles y rencontrent également une singulière inconsistance, une très
grande superficialité- au milieu de tous ses invités, Clarissa semble finalement bien isolée : elle
papillonne de l’un à l’autre, mais se retrouve enfin elle-même alors qu’elle est seule dans une pièce
(c’est un trait propre à l’état dépressif : même entouré, vous êtes seul, terriblement clairvoyant et
hypersensible, comme vivant un état d’extériorité par rapport aux choses et aux gens ; une
« radiographie » de votre entourage se déclenche alors)...
Pour en revenir à présent au pouvoir des mots de la romancière, l’on peut affirmer qu’ils reflètent dans
cet ouvrage, comme à travers toute son Œuvre, une puissance, une beauté incomparables qui touchent
le cœur du lecteur au plus profond. Empreint d’une fine sensibilité toute féminine, ce roman provoque
alors un double émoi pour tout homme qui sait la décrypter et l’apprécier, la comprendre. Pour
exemples de sensibilités homme-femme naturellement et foncièrement différentes, il faut citer la force
d’une femme, Clarissa, par rapport à celle d’un homme, Peter Walsh qui, au fond de lui, a parfois bien
du mal à assumer son destin, mais aussi la force et la sensibilité de Clarissa (osmose parfaitement
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féminine) à faire face aux invités avec beaucoup de mondanité (et parfois d’hypocrisie), par rapport à
un Peter Walsh qui n’a, certes pas les mêmes obligations que les siennes, mais qui, par opposition,
réagit spontanément et avec sincérité par rapport aux gens qu’il observe. Clarissa est sincère et
intimement profonde elle aussi, mais, en l’occasion, également mondaine et formelle. Je parlais de
force, auparavant ; l’on pourrait tout aussi bien dire que la force est du côté de Peter Walsh, dans la
sincérité et l’aptitude à profiter de l’instant présent pour observer ces gens avec une sensibilité
masculine plus libérée, par rapport au personnage de Clarissa tenue en ces moments-là et en son rôle
difficile de maîtresse de maison à un certain snobisme. Peter Walsh n’a pas, quant à lui et pour se
retrouver lui-même, besoin de s’isoler comme le fera Clarissa (Virginia Woolf prouve d’ailleurs
qu’elle avait parfaitement saisi la nature générale de la sensibilité masculine notoirement
différenciable de la fine mais complexe sensibilité féminine).
Ce livre, qui sonne ces Heures, m’a bouleversé. Bizarrement, je ressens ce matin un état presque
mélancolique rendant chaque geste lourd et vide de sens. Mon appartement, d’habitude si lumineux à
une telle heure de la journée (de surcroît, le ciel est bleu et le soleil brille ce dimanche 4 mai), me
paraît sombre aujourd’hui, presque suffocant- il fait pourtant vingt-quatre degrés dehors et la fenêtre
est ouverte, mais j’ai froid... Paradoxalement et étonnamment, je me sens bien et ressens une
chaleureuse plénitude à avoir vécu ces instants essentiels. Chaque dimanche passé à « dévorer » :
« Mrs Dalloway » a été un long moment privilégié où le Temps s’est arrêté, s’est échappé et pendant
lequel je n’ai jamais ressenti, de ma vie entière, un tel délice et un tel trouble à lire des mots- un plaisir
intarissable. Sans oublier l’insolite et pénétrante sensation de la dernière scène de l’ouvrage. Je
voudrais citer un passage du roman, il est long mais intense et traduit le côté extraordinaire de cette
réception et voluptueux, serein, voluptueux dans la sérénité de cette nuit et met ainsi en évidence l’état
d’esprit intime de Clarissa Dalloway à ce moment précis : « (…) Une fois, elle avait jeté un shilling
dans la Serpentine, jamais rien d’autre. Lui (Septimus, qui s’est suicidé) avait tout jeté en l’air. Eux
(les invités), ils continuaient à vivre… Eux (toute la journée elle avait pensé à Bourton, à Peter, à
Sally), ils vieilliraient. Il y avait une chose qui comptait ; une chose qui dans sa vie à elle était
enrubannée de bavardages, mutilée, voilée, une chose qu’elle laissait chaque jour s’écouler goutte à
goutte dans la corruption, les mensonges, les bavardages. Lui l’avait sauvegardée. La mort était un
défi… Mais ce jeune homme qui s’était donné la mort, avait-il plongé en tenant son trésor ? Si le
moment était venu de mourir, ce serait maintenant le bonheur suprême, s’était-elle dit une fois en
descendant, toute en blanc… Et puis- ce matin même elle l’avait aperçu- il y avait la terreur ;
l’impuissance qui submergeait, cette vie dont nous chargent nos parents, qu’il faut vivre jusqu’à son
terme, qu’il faut parcourir sereinement ; au plus profond de son cœur, il y avait une peur affreuse (…)
alors elle aurait pu mourir. Elle en avait réchappé. Mais ce jeune homme s’était tué. D’une certaine
façon, c’était son échec à elle, sa honte. C’était sa punition de voir sombrer et disparaître ici un
homme, là une femme, dans cette obscurité profonde tandis qu’elle était forcée de rester ici dans sa
robe du soir… Etonnant, incroyable ; elle n’avait jamais été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez
lent ; rien ne pouvait durer trop longtemps. Il n’y avait pas de plus grand plaisir (…) que d’en avoir
fini avec les triomphes de la jeunesse, après s’être perdue à force de vivre, que de trouver le bonheur,
dans un choc délicieux, quand le soleil se levait, quand le jour finissait. Bien souvent, à Bourton, elle
était sortie, quand tous les autres étaient entrain de parler, pour voir le ciel (...) Elle marcha jusqu’à la
fenêtre. Si fou que cela paraisse, il contenait quelque chose d’elle, ce ciel de campagne, ce ciel audessus de Westminster. Elle ouvrit les rideaux ; elle regarda (...) Ce sera un ciel solennel, avait-elle
pensé, un ciel crépusculaire (...) Mais voilà- il était d’une pâleur de cendre, traversé rapidement de
grands nuages effilochés (...) Elle devait retourner vers eux. Mais quelle nuit extraordinaire ! »...
Les gens ne meurent jamais. Au fil du Temps, ils vivent et mutent dans l’esprit de ceux qui restent…
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Chapitre III
Profil psychologique et biographique
Comment oser tracer un portrait de Virginia Woolf ? D’une manière plus générale, comment pourraiton même prétendre, philosophiquement, faire le moindre portrait fidèle et donc absolu de quelqu’un
qui serait, dirais-je, infiniment moins complexe et moins élevé que Virginia Woolf ? Ce serait déjà,
par essence, une gageure. Néanmoins, par défi, j’ose…
Adeline Virginia Stephen est née à Londres à la fin du XIX ème siècle dans le quartier aisé de
Kensington, précisément au 22, Hyde Park Gate le 25 janvier 1882, au sein d’une famille de la
moyenne bourgeoisie ancestralement intellectuelle et artistique, à la fois stricte mais permettant
également l’éveil à la critique littéraire, à la culture et à l’intellect, qui étaient en ce lieu clairement
stimulés. Après un premier mariage illustre avec Minny Thackeray (la fille aînée du célèbre écrivain
anglais du milieu du XIX ème siècle William Makepeace Thackeray), le père de Virginia, Leslie
Stephen, alors veuf, épousa en 1878 Julia Duckworth (Prinsep-Jackson de son nom de jeune fille),
issue elle-même d’un milieu hautement cultivé et artistique, sa tante Julia Margaret Cameron
(deuxième des sept sœurs Pattle) ayant été une photographe de génie de la deuxième moitié du XIX
ème siècle qui fit des portraits saisissants, en outre de sa nièce, mais aussi des plus grands artistes et
personnages éclairés inscrits dans ce siècle de lumières vives. A ce titre, Julia Jackson et sa famille
fréquentèrent notamment le peintre préraphaélite et sculpteur G.F. Watts qui trouva à l’occasion de
cette relation des modèles féminins sources d’esthétique et d’inspiration, alors phares étincelants
(resplendissants) de ces deux arts majeurs et complémentaires. Julia Jackson était fille d’une des sept
sœurs Pattle connues pour leur beauté et leur implication dans la vie intellectuelle de la société
victorienne à l’image du salon londonien réputé tenu au milieu du XIX ème siècle par une de ses
tantes : Sarah Prinsep, qui accueillera dans sa résidence « Little Holland House » une grande partie de
l’intelligentsia (intellectuelle et artistique) victorienne, tels l’écrivain W.M. Thackeray mentionné
auparavant, Sir John Frederick William Herschel, scientifique et astronome britannique mais aussi le
peintre, poète et écrivain Dante Gabriel Rossetti pour n’en citer que trois, ou bien encore, de surcroît,
en relation d’amitiés avec le peintre G.F. Watts évoqué ci-avant et le poète Alfred Tennyson (voisins
immédiats de la grande maison de Freshwater sur l’île de Wight où vivait la famille Cameron depuis
1860). Culturellement, une partie de cette grande famille du côté de Julia Jackson avait vécu dans les
colonies indiennes, son père, John Jackson, ayant exercé sur place la profession de médecin ; elle
naquit elle-même en Inde en 1846, tout comme sa tante Julia Margaret Cameron née à Calcutta le 11
juin 1815 de l’union de Adeline de l’Etang, fille d’aristocrates français et de James Pattle qui exerçait
de hautes fonctions à la Compagnie des Indes, comptoir colonial britannique.
Les époux Leslie Stephen et Julia (Jackson) Duckworth devenue Stephen eurent quatre enfants :
Vanessa en 1879, Thoby en 1880, Virginia en 1882 et Adrian en 1883, auxquels s'ajoutaient déjà de
leur union précédente respective deux filles (Stella Duckworth née en 1869 et Laura, enfant déficiente
mentale issue du premier mariage de Leslie Stephen) et deux garçons (George né en 1868 et Gerald
Duckworth né en 1870 issus du premier mariage de Julia Jackson avec Herbert Duckworth).
Leslie Stephen, homme de lettres agnostique éminemment cultivé, était un personnage doté d’un
caractère plutôt rationnel et austère, introverti. De fins talents critiques lui seront unanimement
reconnus et il achèvera notamment d’établir, en 1900, une monumentale édition en vingt-six volumes
du Dictionnaire National des Biographies dont la réalisation lui demandera de très nombreuses années
d’un travail gigantesque assidu. Il fut également un alpiniste renommé, le premier à gravir pendant
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l’âge d’or de la discipline plusieurs grands sommets comme le Wildstrubel (1858), le Bietschhorn et le
Rimpfischhorn (1859), le Blümlisalp (1860), le Schreckhorn (1861), sommet de plus de 4.000 mètres
considéré par les spécialistes comme l'un des plus difficiles des Alpes bernoises, voire des Alpes
suisses, le Monte Disgrazia et le Zinalrothorn culminant lui-aussi à plus de 4.000 mètres. Il fut
pendant quelques années président du Club alpin dont il était le cofondateur et fut aussi éditeur de
l’« Alpine Journal » de 1868 à 1871.
Leslie Stephen régnera sur sa famille en homme de son éducation et de son époque, en patriarche,
mais, paradoxalement, favorisera toujours en son foyer une émulation culturelle et intellectuelle (NB :
avec restrictions scolaires pour les filles- l’événement revêt, en cette histoire, une importance de tout
premier ordre). Des idées non conventionnelles et d’avant-garde pour l’époque circuleront dans cette
maison, comme l’anti-esclavage par exemple, ouvrant ainsi la voie (les prémices) de la fin de l’ère
victorienne colonisatrice. Cette image bipolaire d’un père à la figure dure mais au cerveau érudit la
laissant librement, lorsqu’elle était petite fille, parcourir sa bibliothèque personnelle, restera en
Virginia comme un élément du passé constitutif et essentiel. En lui ouvrant les portes de cet univers
riche et protecteur, Leslie Stephen la portera en fait dans l’arche de la littérature et le berceau de
l’écriture...
Vanessa et sa sœur Virginia recevront une éducation, mais, contrairement à leurs frères, non scolaire
et privée (par des cours à domicile). Vanessa semblera toutefois avoir profité en 1896 d’une
opportunité, celle de suivre des cours de dessin dispensés par Sir Arthur Cope à Cope’s School, ainsi
que d’être inscrite à la Royal Academy School en 1901- elle poursuivra son enseignement artistique à
la Slade School of Arts courant 1904 (NB : l’on remarque tout de même qu’il s’agira initialement
pour elle d’un enseignement à orientation artistique et non intellectuelle– mais se rapprocher de
l’interview d’Angelica Bell de septembre 2003 pour un éclaircissement crucial sur le point de vue de
sa mère Vanessa au sujet de l’éducation en général et précisément de la prépondérance de la matière
artistique dans l’Existence). Vanessa sera notamment élève du peintre Walter Richard Sickert (1860–
1942, élève lui-même du maître James Abbott McNeill Whistler, il travaillera notamment avec Edgar
Degas à Paris. D’origine allemande et habitant à Londres avec sa famille depuis 1868, il initiera le
groupe de Camden Town et fréquentera ponctuellement le Groupe de Bloomsbury. Il deviendra l'un
des principaux peintres impressionnistes britanniques). Virginia, quant à elle, révèlera avec
singularité et précocité une somme de très rare intelligence, de curiosité et de sensibilité hors du
commun. Devenue immensément cultivée, elle sera bientôt dotée d’une formidable puissance
créatrice, mais sera durant toute son existence victime de ses dons rares qui la feront appréhender la
Vie de manière complexe- Virginia sera transcendée mais bien souvent torturée…
Afin de situer au plus près son parcours en tant qu’écrivain, c’est-à-dire à partir de la mort de son père
Leslie Stephen le 22 février 1904, le profil synthétique qui suit aidera en tous moments le lecteur à lier
les dates aux lieux et événements principaux de son cheminement :
CHRONOLOGIE
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46, GORDON SQUARE : octobre 1904–1906 – Virginia a 22 ans. Huit mois après la mort de son
père Leslie Stephen, elle s’installe à Bloomsbury avec ses frères et sœur : Thoby, Adrian et
Vanessa. Les quatre orphelins y mènent une vie artistique et intellectuelle vouée à la peinture et à
l’écriture ainsi qu’à une toute nouvelle mentalité. Le Cercle de Bloomsbury est atypique et
révolutionnaire, personnages brillants et non conventionnels, tous à contre-courant des vieilles
règles socioculturelles victoriennes. La vraie vie de Virginia commence à cette adresse ; libre de
découvrir et de créer, une Culture nouvelle naît en elle. Elle y débute sa carrière d’écrivain comme
critique littéraire : une « révolution » dans sa vie, un épanouissement à exercer ses talents sans
aucune contrainte extérieure. Epoque unique pour Virginia et pour eux tous, ils se reçoivent en ce
lieu le jeudi soir de manière assidue : Léonard Woolf fera partie du cercle des fidèles / Vie
heureuse / (NB : cet endroit deviendra la maison maritale de Vanessa et de Clive Bell à partir de
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février 1907 et sera également momentanément occupé, après août 1912, par Adrian au moment
de sa séparation avec sa sœur Virginia, cette dernière se mariant avec Léonard Woolf. Puis, en
1916, cette adresse deviendra le lieu où J. M. Keynes vivra les trente dernières années de sa vie.
Enfin, Vanessa et ses enfants ainsi que Duncan Grant s’y installeront, en co-voisinage avec J. M.
Keynes entre 1919 et 1929. C’est pour dire la singulière importance de ce lieu mythiquel’ensemble de ces personnages est présenté par la suite).
29, FITZROY SQUARE : 1907-1911 – après la mort de son frère Thoby le 20 novembre 1906 et
suite au mariage de sa sœur aînée Vanessa en février 1907 qui la laisse seule avec son frère cadet
Adrian, Virginia quitte Gordon Square laissant place à Vanessa et son mari et emménage avec son
frère dans ce nouveau lieu, non loin de Gordon Square. Le charme et l’intensité de l’époque
mythique de Gordon Square sont révolus mais les réunions du jeudi soir avec le Cercle de
Bloomsbury perdurent malgré tout.
ASHEHAM HOUSE (dans l’East Sussex, près de Beddingham au sud-est proche de Lewes, non
loin de Firle, l’une des paroisses civiles du district de Lewes et de Rodmell) : de 1910 à janvier
1912 (résid. sec.) – Virginia loue cette maison avec Vanessa (le couple Bell est alors en crise).
Les deux sœurs vont, en outre, y recevoir Léonard Woolf, Roger Fry et Duncan Grant.
38, BRUNSWICK SQUARE : 1911 – à Bloomsbury, la maison qui succède à celle de Fitzroy
Square, plus grande, pour y loger à plusieurs et ne plus être uniquement avec Adrian : colocation
entre le frère et la sœur donc, ainsi qu’avec Léonard Woolf, John Maynard Keynes et Duncan
Grant. De là, Léonard Woolf se rapproche plus intimement de Virginia (il l’épousera le 10 août
1912). (NB : Adrian va alors reprendre le 46, Gordon Square. Une recomposition de la vieille
équipe va ainsi se produire et certains d’entre eux vont cohabiter à cette adresse. Le Groupe
avait-il vraiment cessé d’exister ? Non. Quand bien même la période de prédilection était passée,
les soirées d’antan animant ce Groupe de Bloomsbury vont perdurer sous une forme différente).
LITTLE TALLAND HOUSE, à Firle près de Lewes (East Sussex) : de janvier 1911 à janvier
1912 (résid. sec.) - Virginia loue sa propre maison pour y vivre des moments de tranquillité en
fins de semaines ou lors de courts séjours. Le nom donné par Virginia à cette maison sera un
hommage aux moments heureux de son enfance passés à St Ives. Elle y recevra notamment celui
qui deviendra bientôt son mari en la personne de Léonard Woolf.
13, CLIFFORD’S INN, à Londres : 1912-1913 – sa première année de mariage. L’endroit est peu
spacieux. Elle y fera, en 1913, une tentative de suicide dont elle mettra des mois à se remettre.
17, THE GREEN, à Richmond : 1914-début 1915 – les époux Woolf n’y restent pas longtemps
car le lieu est trop petit et peu intime.
ASHEHAM HOUSE (près de Beddingham) : de janvier 1912 au 1er septembre 1919 (résid.
sec.)- Asheham House poursuit pour Virginia son rôle de résidence secondaire à partir de janvier
1912 et devient un lieu de détente à la campagne et de visites familiales pour les époux Woolf qui,
à partir de 1917, s’y reposent à l’envi des activités prenantes de la Hogarth Press à Richmond.
Monk’s House relayera ce rôle à partir de la fin de l’été 1919. Vanessa habite alors à partir
d’octobre 1916 à Charleston « Farm House » dans le village de Firle non loin de cet endroit et de
la future Monk’s House à Rodmell (Vanessa louait la maison de Charleston depuis 1912).
HOGARTH HOUSE, à Richmond- Surrey (Paradise Road) : 1915-1924 – bourgade située dans la
banlieue ouest sud-ouest de Londres, endroit de repos et de calme nécessaires pour la santé fragile
et la créativité de Virginia, mais également lieu d’activité liée à l’exploitation de la Presse qui y
est fondée en 1917 ; d’où leur futur choix d’acquérir Monks House en 1919, maison de campagne
parfaite pour le calme recherché : le havre de paix nécessaire à l’équilibre mental et physique de
Virginia. A Hogarth House la romancière écrivit entre autre : « Mrs Dalloway » / Période
heureuse avec Léonard (époque excitante de la création de la Hogarth Press), quand bien même
Virginia eut à déplorer plusieurs rechutes dépressives.
(« THE ROUND HOUSE », à Lewes : juin 1919 (résid. sec.)- épisode de la maison de Lewes
achetée précipitamment par Virginia et revendue quelques semaines plus tard. De là va
s’enchaîner à la vente aux enchères de juillet 1919 l’acquisition de la prochaine résidence
secondaire des époux Woolf mentionnée ci-après. Se reporter au chapitre suivant pour les phases
détaillées de cet épisode).
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MONK’S HOUSE à Rodmell (à moins de cinq kilomètres au sud de Lewes) : septembre 1919
(achat juillet 1919)–1940 (résid. sec.)– endroit de repos total contrastant avec le caractère très
prenant des activités liées à la Hogarth Press à Richmond. Création, calme et bonheur. La maison
poursuivra son rôle de résidence secondaire lorsque Virginia et Léonard Woolf se réinstalleront
dans le centre de Londres pour y vivre de 1924 à 1940 (NB : Monk’s House est un cottage du
XVIII ème siècle).
52, TAVISTOCK SQUARE : 1924 à 1939 – de 42 à 57 ans, retour à Londres dans son quartier de
prédilection, retour à ses amours : Bloomsbury ! Virginia sera heureuse de retrouver sa chère Cité
londonienne. La Presse occupera le sous-sol de la maison et les époux Woolf logeront dans les
deux étages supérieurs.
37, MECKLENBURGH SQUARE : 1939 à 1940 – de 57 à 58 ans, toujours à Bloomsbury. Ce
sera sa dernière année dans son quartier d’attaches et sa dernière demeure londonienne aussi. Les
époux Woolf ne purent y vivre que peu de temps, l’atmosphère de guerre étant devenue réellement
suffocante : repli alors définitif sur Monk’s House. La maison sera bombardée successivement en
septembre et novembre 1940, obligeant Léonard à la vider définitivement de son contenu et à
transférer la Presse, lequel, jusqu’alors, y perdurait son activité, aidé dans sa tâche par son fidèle
associé.
MONK’S HOUSE à Rodmell : 1940-1941 - devenue dès lors résidence principale et refuge de
guerre, la romancière y vivra la dernière année de sa vie et Léonard y restera jusqu’à sa mort.
Revenons à présent sur les fondements psychologiques et biographiques qui lient la romancière à son
milieu.
Virginia Stephen aura dès son plus jeune âge évolué dans un milieu intellectuel. Elle deviendra très tôt
fascinée par la lecture et l’observation de la Vie et commencera elle-même à écrire dès l’âge de dix
ans. A sa naissance, un être et un destin exceptionnels venaient de voir le jour. Sa destinée prendra sa
véritable tournure à la mort de son père, le 22 février 1904, dès lors que les enfants Stephen se
retrouveront orphelins, livrés à présent à leur avenir et passant ainsi d’une certaine rigidité à la liberté
totale. Un seul nom, celui d’un quartier atypique de Londres dans lequel ils s’installeront en octobre
suivant au 46, Gordon Square : Bloomsbury ! Ils vont alors y fonder un cercle d’amis de toute
première importance…
En effet, le Cercle de Bloomsbury sera, bien plus qu’un simple groupe, une véritable révolution,
culturelle, certes, mais fondamentale de par sa naissance après des siècles d’austérité en Angleterre. Il
constituera un milieu très intellectuel et artistique, un groupe de jeunes gens pour la plupart issus de
l’université de Cambridge et de ce fait amis de Thoby, qui débutera ses études au Clifton College de
Bristol et de Adrian Stephen, qui étudiera au Trinity College de Cambridge, lesquels se rencontreront
régulièrement lors de riches soirées prolongées au 46, Gordon Square. Un art les unira : celui de
l’expression et de la communication en un vaste réseau serré de liens sensibles et inspirés. Certains
futurs grands talents naîtront à cet endroit, parmi lesquels le peintre et critique d'art Roger Fry, John
Maynard Keynes, qui fera une partie de ses études au King’s College de Cambridge et deviendra un
éminent économiste, Lytton Strachey, écrivain et notamment fin biographe, Duncan Grant, peintre et
cousin de Lytton Strachey ainsi que le romancier et critique littéraire Edouard Morgan Forster, puis
aussi Léonard Woolf, homme très cultivé et écrivain, féru et expérimenté en politique, lequel quittera
le Trinity College en octobre 1904 (date « officielle » de la création du Groupe) pour devenir ensuite
élève officier au Ceylan Civil Service et deviendra en outre administrateur d’un district (Hambantota)
dans ces colonies britanniques à partir d’août 1908, oscillant entre la vie insulaire dans l’hémisphère
sud et des séjours avec ses amis du Cercle dans la Cité, jusqu’à un retour définitif à la vie londonienne
en mai 1911. Il y aura également Clive Bell, critique d’art, personnage alors intellectuellement très
proche de Virginia notamment par son esprit critique affûté et sa grande culture littéraire et artistique
qui feront sa réputation. De manière complémentaire à ces réunions, Vanessa créera le Friday Club en
1905 qui constituera quant à lui un forum de rencontres à l’attention des peintres.
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Les précurseurs de ce Groupe se rencontreront initialement en 1899 au Trinity College de Cambridge,
en les personnes de Clive Bell, Lytton Strachey, Léonard Woolf, Thoby Stephen et Saxon SydneyTurner, qui formeront ainsi ce que les historiens dénomment « le vieux Bloomsbury ». Saxon SydneyTurner était un passionné de musique, notamment d’opéra et de poésie, mais, de tous les membres du
Groupe, il sera le personnage dont la carrière sera la moins brillante et ce malgré son énorme
érudition- il restera modestement fonctionnaire durant toute sa vie.
Les fidèles du Cercle de Bloomsbury réfuteront les valeurs bourgeoises de la feue société victorienne
et promouvront d’autres formes d’amour de la Vie, voire d’amour au sens relations humaines. Ils
rechercheront une autre vérité et un autre bonheur, une autre voie artistique vers une consécration de
la liberté : celle de créer, de penser et de ressentir différemment, mais également de communiquer et
d’échanger les valeurs qu’ils prônaient et dont ils étaient sûrs qu’elles constituaient les bases
incontournables et éclairées d’un nouveau monde. Ils se sentaient libres et libérés. Certains d’entre
eux étaient d’ailleurs homosexuels voire également hétérosexuels comme Duncan Grant, Adrian
Stephen et Lytton Strachey, ou encore exemptés du service militaire ou objecteurs de conscience
comme Lytton Strachey, Adrian Stephen et Duncan Grant, lesquels, à ce titre, seront contraints à des
travaux d’intérêt général à la campagne dans une ferme de l’Essex dès 1914. Ce milieu sera à la fois
résolument tourné vers l’avenir, par les nouvelles valeurs qu’ils affectionnaient comme un idéal et
qu’ils transmettaient à travers leurs œuvres, mais sera encore, de par son éducation d’origine et, de
manière liée, par ses goûts, très ancré dans le XIX ème siècle. Pourtant, une véritable révolution
intellectuelle et artistique se produira, mais également une forte émulation entre eux, surtout lorsqu’ils
pratiqueront le même art avec la même passion...
L’on peut pour autant affirmer et c’est un point très important de la psychologie des deux sœurs
Stephen, que Virginia et Vanessa ne vivront pas de la même façon cette explosion culturelle de la fin
de l’année 1904 qui succéda aux années d’éducation qu’elles vécurent. En effet, Virginia vivra son art
et sa liberté par une puissante et complexe Aventure intérieure, alors que Vanessa vivra son existence
et sa créativité de manière moins torturée, si l’on excepte l’aspect sentimental de son parcours.
Vanessa vivra à sa guise une vie créatrice riche et sensible, hors règles et normes établies, basée sur de
profondes valeurs artistiques transformées alors en véritable éthique de vie (NB : le concept du « non
conventionnel » s’applique d’ailleurs au phénomène « Bloomsbury » dans son ensemble, la face la
plus visible étant celle d’une grande liberté de vie et de mœurs et notamment celle d’une
démystification des grands et vieux principes de pudeur liés au corps, appréhendant alors ce dernier
comme un sujet artistique naturel et comme un phénomène de libération sexuelle s’accompagnant
d’idées très libres et créatrices : un phénomène humano culturel était né). D’une sensibilité différente,
plus posée tout en ayant ses propres complexités, plus stable, plus solide que sa soeur tout en étant
sensible, très droite comme Virginia mais moins cérébrale, plus calme qu’elle, immensément
distinguée elle aussi, Vanessa semblera être là pour équilibrer Virginia et tiendra en effet bien souvent
ce rôle maternel auprès de sa sœur cadette. Mais, paradoxalement, Vanessa était moins chaleureuse
que Virginia dans son rapport affectif. Les deux sœurs seront pourtant extrêmement et sincèrement
liées toutes les deux et ce toute leur vie durant : « penses-tu que nous ayons la même paire d’yeux,
voyant seulement différents spectacles » écrivit Virginia à Vanessa. C’est l’une des raisons qui fait
que l’on ne peut en aucun cas portraiturer Virginia Woolf sans évoquer, de manière fondamentalement
associée, son environnement culturel et affectif, familial et familier et leur contexte de l’époque.
Vanessa exercera son propre talent dans le domaine de la peinture en créant des oeuvres sensibles et
subtiles, dotées notamment d’une spécificité étrange, celle de peindre les visages en y laissant un
flou ; peut-être sa façon à elle d’évoquer le mystère et l’intemporalité ? Une forme de non
personnification et d’opposition. Virginia sera éveillée à la peinture dès son plus jeune âge et ce bien
évidemment à travers la propre sensibilité de Vanessa en la matière, mais, au-delà de cette influence
familiale remontant aux sources culturelles du milieu dans lequel elle grandit et hormis l’évidente
ascendance artistique du milieu de Bloomsbury dans lequel elle évoluera (notamment de par la
fréquentation rapprochée de Roger Fry et de Clive Bell), il s’agira bien pour Virginia d’une acuité
personnelle toute particulière, d’une vision très picturale des multiples scènes de la Vie et d’un grand
art à dépeindre (portraiturer) avec une extrême finesse et une profonde sensibilité personnages et
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situations au sein de ce vaste Spectacle quotidien. A ce titre, son style maniera bien souvent des
images contrastées, comme des « flashs » lumineux, des clichés photographiques avalanches de
couleurs et de lumières lesquels, par leur aspect intense et fulgurant, imprègneront plus encore la
mémoire des lecteurs : un génie qui unira l’écriture à l’art de l’image et de la peinture par des jeux
d’ombre et de lumière- les différentes scènes et personnages revêtent alors en ses ouvrages une densité
et une présence d’autant plus fortes qu’ils impressionnent l’esprit du lecteur comme sur une plaque
photosensible (NB : le concept crucial de l’image dans l’approche existentielle de la romancière
constituera également un principe déterminant dans la démarche artistique des principaux acteurs du
Groupe de Bloomsbury et ce à travers leurs différents outils de retranscription de la Vie, notamment
la peinture et l’écriture, deux arts pour lesquels l’aspect visuel de l’Existence s’avère intimement lié à
une quête systématique de profondeur : il s’agira bien là et une fois encore de traduire le grand
Mystère de tous les jours). Mais son art mènera parfois Virginia Woolf, d’un contraste d’une toute
autre nature, à une vision hermétique, noire et défaitiste de la Vie, traduisant ainsi avec la même
intensité un vide, une incommunicabilité reflétant un profond vertige. Virginia transmettra cette
impression dès son premier roman et, à travers son Œuvre entière, criera tout autant la beauté et
l’émotion de l’Existence que son obscurité : elle lui cherchera un sens Suprême en ces deux pôles...
L’art de Vanessa sera, comme la création de Virginia, foncièrement libre et spontané, mais peut-être
plus fluide à certains égards ; son pinceau semblera pour autant s’unir à la plume de sa sœur dans l’art
de traduire leurs impressions visuelles et intimes : il s’agira bien là d’une fusion artistique et
sentimentale essentielle...
La famille Stephen aura donc fait naître deux êtres éclairés : Virginia et Vanessa qui auront toutes
deux, pourtant issues du même passé tourmenté développé plus loin dans ce chapitre, vécu leur art et
leur vie de manière liée mais différente (réflexion : fondamentalement et hormis les caractères
propres de chacune des deux soeurs, l’écriture est un art plus torturé que celui de la peinture- la
cérébralité prenait de surcroît chez Virginia une dimension de premier ordre). Néanmoins, Vanessa
vivra, de par ses choix affectifs et ce qu’ils induiront, des moments parfois difficiles au cours de son
existence ; elle vouera au peintre Duncan Grant une intense passion, au détriment parfois, en cet
amour qui se révélera impossible, de son propre équilibre et de son identité personnelle et vivra par làmême sa propre tragédie. A ce titre, elle souffrira de périodes dépressives entre 1911 et 1913, sans
pour autant commune mesure avec la pathologie chronique de Virginia. Vanessa, qui était une très
jolie femme (tout comme Virginia l’était dans ses jeunes années), cherchera d’abord en son couple un
épanouissement, qu’elle trouvera au tout début de sa relation avec Clive Bell et ensuite le grand
amour, qu’elle tentera de trouver (en vain) avec le peintre Duncan Grant, alors que Virginia
recherchera et trouvera en Léonard le compagnon de sa vie, le complice intellectuel et culturel.
L’existence des deux sœurs sera donc très différente l’une de l’autre et celle des époux Woolf sera
notamment beaucoup plus intellectuelle et austère à certains égards, plus centrée sur elle-même (selon
les termes d’Angelica Bell) : un cadre et une façon de vivre incomparables mais inséparables...
Pour en revenir à présent à l’esprit d’origine de ces soirées au sein du Groupe de Bloomsbury, il y
avait très certainement un côté orgueilleux dans les rencontres de ces jeunes gens, mais, dans le
contexte de l’époque, ce Cercle formait avant tout un milieu innovant foisonnant de talents émergentsla « compétition », l’émulation étaient de haut niveau, tous sûrs d’être de très grands ; ils le seront
effectivement pour certains d’entre eux, mais étaient encore précoces dans le succès et donc en proies
à des réactions pas forcément objectives, fougueuses ou méfiantes, en tous cas passionnées. Somme
toute, une forme de vanité pouvait se lire en certains de ces jeunes artistes sûrs de la qualité de leur art,
mais également angoissés par la nouveauté de ce dernier, par son état de balbutiement, à la fois
persuadés de l’intensité vécue mais incertains de la survie de cette dernière : « je crois que nous, les
écrivains modernes, manquons de tendresse. Notre angoisse nous crispe atrocement » déclarera
Virginia Woolf dans son « Journal » bien des années après la naissance du phénomène, le 14/9/1940.
L’attachement affectif de Virginia aux souvenirs de son enfance demeurera très fort et la suivra durant
toute sa vie ; ces souvenirs traduiront des marques sentimentales indélébiles principalement liées au
choc et au manque occasionnés par la perte de sa mère Julia à l’âge de treize ans qui constituera en fait
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un drame familial : « j’avais treize ans et je pourrais remplir toute une page de ce que je ressentis ce
jour-là, parfois douloureusement, et que je cachai aux grandes personnes, mais qui, pour cette raison
même, m’est d’autant mieux resté en mémoire » 5/5/1924.
Quant à son père et de par sa qualité d’homme, il sera considéré par Virginia et au fil du temps d’une
manière tout à fait singulière et complexe. En effet, deux axes forts et totalement opposés vont se
dégager pour qualifier la relation de Virginia à l’égard de son père :
- le poids de son éducation d’origine et de ses principes tendant à une oppression socioculturelle de la
femme : un ressentiment réel et motivé envers le système masculin symbolisé par son père qui sera, en
outre, causalité originelle indirecte de la perte prématurée de sa mère tant aimée (se rapprocher en
outre de l’analyse par la romancière de cette société au pouvoir masculin dans son essai : « Une
chambre à soi »). Au fond d’elle-même, Virginia en voudra à son père d’avoir égoïstement privilégié
ses propres activités littéraires élevant l’esprit de l’homme qu’il représentait, au lieu d’épauler sa
femme dans ses nombreuses tâches de mère de famille (huit enfants issus de leur premier et deuxième
mariage). Ensuite, elle lui reprochera également d’avoir gâché la vie de Stella, sa demi-sœur aînée, en
la nommant officiellement remplaçante de sa femme disparue comme nouvelle grande ordonnatrice
des tâches ménagères et familiales au détriment de pouvoir jouir librement de sa propre vie de jeune
femme. Stella mourut en effet très jeune deux années plus tard. De même, elle lui reprochera d’avoir
conféré à ses fils Thoby et Adrian le privilège des études dont elle-même, assoiffée de connaissances
et de découvertes, aurait pourtant adoré jouir, ce qui, de fait, scellait des droits spécifiques aux
hommes (accéder à la Culture et à l’intellect) et qui était proscrit aux femmes. Virginia se souviendra
toute sa vie de l’image de ses frères partant au collège alors qu’elle et sa sœur étaient contraintes de
rester à la maison. Ce sentiment de révolte, très présent dans toute son Œuvre, jamais ne la quittera.
- Deuxième vecteur en forme d’antithèse : l’admiration et l’amour pour son père, véritable veine
littéraire de laquelle elle héritera et homme qui, malgré sa rigidité, adorait sa femme et ses enfants :
« Comme il était beau ce couple ; je veux dire mon père et ma mère. Simples, naturels, sereins. Je
viens de me plonger dans des lettres anciennes et les Mémoires de mon père. Il aimait ma mère. Et il
était candide, si raisonnable, si sincère ! Il avait un esprit si délicatement exigeant, si cultivé, si pur !
Leur vie m’apparaît égale et même gaie. Ni boue, ni remous. Et si humains avec les enfants et le petit
ronronnement et le chant de la nursery. Mais si je lis cela avec mes yeux de maintenant, alors je
perdrai ma vision d’enfant et il me faudra m’arrêter. Rien d’agité, rien d’engagé, pas d’introspection »
« Journal » 22/12/1940. Virginia adorait également son père pour certaines de ses singulières qualités
comme une forme d’excentricité par exemple et ce malgré la rigueur de celui-ci, ou encore pour son
côté passionné duquel, il est clair, elle héritera aussi. Cette profonde admiration s’opposera donc
totalement à ce ressentiment évoqué plus avant et amoindrira, sans toutefois les pardonner
fondamentalement, les défauts paternels amèrement vécus pendant son adolescence.
Un point complémentaire à cette étonnante dualité peut être apporté sous forme de réflexion. En effet,
l’on peut affirmer sans risque d’erreur que l’éducation pendant la période de l’enfance ou de
l’adolescence détermine de manière cruciale l’avenir de l’enfant (ou de l’adolescent), celui-ci étant
littéralement imprégné et ce d’une manière indélébile, du vécu et des principes qui lui auront été
inculqués au cours de cette période. Certes il évoluera en même temps que la société et au fil de sa
propre expérience, mais conservera en lui des repères essentiels liés à l’enfance et, lorsqu’il passera
plus tard de rôle d’éduqué à celui d’éducateur, il aura tendance à transmettre inexorablement une
partie de son patrimoine éducatif. Dans le cas de Leslie Stephen, l’on peut réaffirmer d’abord qu’il
aimait sans aucun doute sa femme Julia et ses enfants (et que sa femme l’aimait aussi, d’une manière
plus complexe), mais que son comportement masculin était socialement, culturellement inscrit dans
son époque. L’on peut à travers ce principe affirmer que Leslie Stephen devait lui aussi être très
imprégné de l’éducation austère qu’il avait reçue et que, en toute logique, il aura plus tard transmis à
sa famille cet aspect hérité du milieu dans lequel il avait grandi- Leslie Stephen est né fin 1832 dans
une famille aisée de la haute bourgeoisie anglaise ; si l’on pense à ce que devait être la société
britannique à cette époque, les termes « souplesse » ou « ouverture d’esprit » ne devaient pas, en la
matière éducative, symboliser les maîtres mots…
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Virginia devra se construire toute seule et si, au fil de sa vie, l’image de son père évoluera en fonction
de sa maturité et des compréhensions qu’elle induira, ce sera grandement dû au fait qu’elle tenait de
son père la passion pour la lecture et l’écriture, pour la littérature en général. C’est donc à travers ce
joyau qui leur était commun que Virginia ressemblera en fait plus à son père qu’à sa mère, bien
qu’elle admirait et adorait indiscutablement cette dernière pour son dévouement ainsi que pour sa
condition et sa sensibilité de femme (sa sœur Vanessa adorait également sa mère). Mais malgré ce
don héréditaire qui la liera de manière incontestable à son père, ce dernier lui aurait pourtant, de son
vivant et tant qu’elle logeait sous son toit, interdit de fonder officiellement sa vie sur l’écriture- il lui
aurait, en ce domaine, tout au plus toléré une passion, les tâches suivantes incontournables étant
généralement réservées aux femmes à cette époque : la maison, les enfants et les relations avec les
domestiques. De même que sa mère (selon Angelica Bell) n’aurait quant à elle jamais accepté pour sa
fille une union avec quelqu’un comme Léonard Woolf, elle lui aurait imposé un mari riche et
bourgeois. L’on appréhende ici tout le poids de son éducation initiale dans l’existence que vivra
Virginia : « Anniversaire de Père. Il aurait eu (…) oui 96 ans aujourd’hui ; et aurait pu avoir 96 ans,
comme d’autres qu’on a connus ; mais fort heureusement ça n’a pas été le cas. Sa vie aurait mis fin à
la mienne. Que serait-il arrivé ? Pas d’écriture. Pas de livres– inconcevable »- lettre de Virginia à sa
sœur Vanessa. Cette citation peut paraître extrêmement dure à l’égard de son père, mais il faut de suite
la replacer dans son contexte- elle révèle uniquement une forme de ressentiment à l’égard de l’homme
que représentait son père (symbolisant ici la frustration) et plus précisément envers le pouvoir que
celui-ci aurait eu, s’il avait vécu, de lui ôter sa raison d’être : que serait-il alors advenu de sa propre
vie se demande-t-elle ?...
Mais Virginia était « née écrivain » et détenait bien ce don singulier hérité de son père Leslie Stephen.
Par sa naissance mais surtout ses dons propres, elle sera vouée à un destin d’exception mais gardera en
elle toute sa vie le trait profond d’une petite fille blessée, sensible à fleur de peau et, de surcroît, dotée
d’une formidable soif de connaissances qui jamais ne se tarira, de sa plus tendre enfance jusqu’à la fin
de sa vie. L’écriture, comme élément vital pour Virginia, ne pouvait donc en aucun cas lui être retirée.
Par cette citation probante évoquée ci- avant, c’était la vie de son père contre sa propre vie, l’une tuant
nécessairement l’autre : un sacrifice affectif était à faire...
L’art des mots comme rempart contre la mélancolie, comme énergie créatrice libératrice. A n’importe
quelle heure du jour ou de la nuit, l’inspiration qui la submergeait devait immédiatement être traduite.
Ainsi, lorsqu’elle vivra avec Léonard à Monk’s House, elle disposera dans sa petite chambre
particulière d’un écritoire tout près de son lit au cas où une idée germerait dans son esprit durant la
nuit : tout retranscrire, traduire son tumulte et sa dimension intérieurs, tel était son grand dessein...
Parallèlement, mais de manière liée à ce contexte familial complexe et originel, un point de
contradiction peut être mis en lumière. En effet, hormis le manque naturel qui sera provoqué par la
mort prématurée de Julia Stephen, les enfants vivront quelques années auparavant une disponibilité
ponctuellement réduite de leur mère, laquelle, en plus de la charge de leur éducation, était
spontanément dévouée à la cause des pauvres. Le point de contradiction réside dans le fait que ces
absences auraient pu conduire plus tard Virginia vers un soutien du rôle primordial de la mère à la
maison près de ses enfants (mais il est vrai qu’il s’agira au départ d’une situation d’enfants dans un
contexte particulier- la pensée évolue avec l’âge. L’on peut alors évoquer l’état d’esprit de Virginia à
l’égard de son père qui évoluera entre ressentiment vécu pendant ses jeunes années eu égard à
l’attitude patriarcale de Leslie Stephen et une forme de compréhension, de mansuétude par la suite à
considérer son enfance comme le bonheur sans ombre d’un couple heureux : se rapprocher à ce titre
de la citation du 22/12/40 mentionnée auparavant en n’oubliant pas pour autant que le ressentiment
de Virginia envers la prédominance, la prépondérance masculine, jamais ne s’apaisera totalement).
Or et pour continuer le raisonnement inhérent à ce point de paradoxe, Virginia s’attaquera bien
souvent par la suite au rôle de mère au foyer systématiquement dévolu à la femme dans la société,
rêvant d’une époque où la femme aurait droit aux mêmes activités que les hommes, c’est à dire
travailler et gagner sa vie pareillement. Peut-être aurait-elle pu, avec le recul, revenir à cette période
de l’enfance et à ses frustrations ponctuelles et penser alors à cette nuance : se dire qu’une société
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dans laquelle les hommes et les femmes travailleraient à l’identique risquerait, d’une manière
indirecte, de faire « souffrir » les enfants. Lors d’un court passage, Virginia Woolf épinglera d’ailleurs
dans son essai : « Trois Guinées » l’aspect négatif d’une vie professionnelle riche mais trop remplie au
regard d’une influence éventuellement néfaste au sein de la cellule familiale (réflexion : l’on voit
d’ailleurs ce que donne notre société actuelle sur la base effondrée de beaucoup de valeurs
essentielles- les couples semblent perdus et en proies aux contradictions face aux « rôles » de
l’homme et de la femme dans leur vie affective, parentale, professionnelle et sociale où l’exigence
implacable de la réussite totale sur tous les tableaux se conjugue parfois avec médiocrité absolue et
en tous cas avec idéalisme, utopie et déni des différences essentielles et sensibilités naturelles
inhérentes à chaque sexe). Pour achever tout à fait la démarche intellectuelle paradoxale inhérente aux
rapports sociaux, culturels et affectifs dans la famille Stephen, l’on peut affirmer que Virginia aura
initialement, dans une certaine mesure, reproché à son père son manque de soutien à l’égard de sa
femme dans son énorme tâche d’élever leur huit enfants et ce en privilégiant de manière égoïste son
activité solitaire (mais artistique) d’écrivain ; or, Virginia revendiquera en 1929 dans son essai : « Une
chambre à soi » ce droit fondamental pour les femmes que d’accéder au libre exercice de cet art en
ayant une chambre à elles où elles pourraient sans contrainte créer en s’isolant : ce que fit Leslie
Stephen, son père, en fait ! En toute logique et à l’égal d’un homme, une femme écrivain ne saurait,
semble-t-il, se consacrer pleinement à ses enfants ; pour cause, Virginia savait cela et les faits la
rendront honnête avec elle-même quand elle privilégiera définitivement son art au détriment de toute
vie maternelle. L’écriture, comme tout art, est un exercice difficile et solitaire s’avérant alors bien
incompatible avec le temps nécessaire qu’il convient obligatoirement de consacrer aux enfants pour
leur éducation. Quand bien même cette dernière se ferait à domicile assistée par une cohorte de
domestiques et de précepteurs, ce qui ne fut pas le cas chez les Stephen, les enfants ont, d’une manière
affective aiguë, un besoin essentiel de leurs parents ; en cela, les considérations et contradictions des
adultes ne les concernent absolument pas…
Parallèlement, l’on retrouve en filigrane cette ambivalence évoquée auparavant quant à l’image du
père évoluant chez Virginia au fil des années- nous évoquons en ces réflexions les mutations et
paradoxes des cheminements de notre pensée à travers le Temps. Partant d’une « culpabilité »
attribuée à celui-ci eu égard à son attitude égoïste passée et au système oppressant qu’il représentait,
c’est finalement une vision qui tempère à travers le souvenir sincère d’un couple uni et équilibré, tout
aussi profondément gravée, noble et monolithique, l’irrépressible passion commune pour l’écriture
aidant également à supplanter, de manière inconsciente et éventuellement contre toute logique
première, toute autre considération. En fait et à maturité, à travers son futur combat de femme
engagée, Virginia déplorera surtout le principe systématique de la suprématie masculine
originellement incarnée par son père et celui des rôles autoritairement induits au sein de ce système
culturellement imposé comme incontournable...
D’un point de vue affectif, la disparition de sa mère et celle de sa sœur Stella qui lui succéda ainsi que
celle de son frère Thoby fin 1906 auront constitué pour Virginia des événements psychologiques
majeurs, d’importants traumatismes dont elle souffrira très longtemps- ces chocs seront la clé de voûte
de la complexité et de la très haute sensibilité de son psychisme et seront certainement les causes
intimes des nombreux accès dépressifs qui empoisonneront si souvent sa vie de jeune femme. A noter
que le décès de Thoby bouleversera également les autres enfants Stephen et constituera un grand choc
familial. Pour autant et de manière incontestable, l’enfance de Virginia sera aussi celle de moments de
cohésion et de bonheur familiaux qui resteront à vie intensément ancrés dans ses souvenirs- il y aura
notamment ces fabuleux week-ends et vacances à Saint Ives qui inspireront plus tard deux de ses plus
grands romans : « La promenade au Phare » et : « Les Vagues ». Mais cet attachement aux souvenirs
sera particulièrement lié au manque qu’elle ressentira toute sa vie d’avoir perdu sa mère au début de
son adolescence, période trouble intrinsèque à cet âge, à celui d’être une fille à cette époque aussi,
mais également au fait d’être Virginia, la personne immensément sensible qui marquera de sa finesse
sentimentale et spirituelle la littérature contemporaine. Julia Stephen symbolisait pour elle le rêve et la
douceur féminine, elle était le pivot central des relations entre Leslie et ses enfants. Virginia connaîtra
dès son plus jeune âge des amitiés privilégiées avec certaines femmes, telles Violet Dickinson, amie
depuis son enfance au 22, Hyde Park Gate, mais encore Marny, Emma et Madge Vaughan, amies de
20
Virginia avant son adolescence. Mais Virginia ressentira toujours au cours de son existence le manque
dû à l’amour maternel perdu, le recherchant d’une manière dérivée dans d’autres sensibilités et
finesses féminines telles Ethel Smyth, femme de vingt-quatre ans son aînée qu’elle rencontrera en
février 1930 et qui était une compositrice et chef d’orchestre anglaise très engagée dans le combat
féminin, leader d’un mouvement de suffragettes ; sans oublier Katherine Mansfield, femme de lettres
néo-zélandaise, Elisabeth Bowen, romancière irlandaise plus jeune que Virginia de dix-sept ans
qu’elle connut après le décès de Katherine Mansfield en 1923, mais surtout Victoria (Vita) SackvilleWest, romancière britannique et lesbienne avérée, littéralement fascinée et amoureuse de Virginia. En
ces femmes, elle retrouvera la douceur féminine, l’aptitude à l’observation, l’attention (si chère à
Virginia) et la compréhension, mais aussi parfois la sensualité voire l’érotisme avec Vita SackvilleWest et également, dans une manifestation bien différente mais importante à souligner, la rivalité
littéraire parfois aiguisée, notamment envers Katherine Mansfield (NB : l’intensité de ce sentiment
devait d’ailleurs très certainement, en toutes circonstances, refléter la qualité de l’écrivain
« adverse »). En ces deux derniers cas, la complicité littéraire se transformera en complicité tout
simplement, en connivence féminine tranchant en quelque sorte avec la « brutalité » masculine,
s’approfondira en jeu de découvertes et d’affirmation d’elles-mêmes et de leur art, en relations
humaines subtiles mais parfois aussi en compétition pour ce qui était de Virginia. Pour achever
brièvement d’évoquer les deux personnages de Virginia Woolf et de Victoria Sackville-West, l’on
peut dire que ce qui les unira, hormis leur histoire intime toute personnelle, sera, à travers leurs écrits,
leur état d’ambassadrices et de pionnières de la grande cause féminine et, peut-être avant tout, de celle
de la femme écrivain...
Revenons à présent au fil événementiel originel. Quand, suite au décès de son frère Thoby le 20
novembre 1906, Vanessa acceptera deux jours après ce douloureux événement d’épouser Clive Bell et
de quitter Virginia, ce qu’elle fera définitivement trois mois plus tard à l’occasion de son mariage, elle
laissera sa sœur seule et désorientée, sans plus aucune femme autour d’elle et, qui plus est, seule à
partager une demeure avec Adrian, celui de ses deux frères avec lequel elle s’entendait le moins. Ce
sera un choc terrible pour elle, un retour de plus à la réalité, mais celui-ci revêtira alors l’aspect d’un
point de non retour. Elle devra dès lors s’assumer mais le vivra péniblement, ressentant un sentiment
de vide qui générera chez elle une grande angoisse et un profond désarroi : le refus de la séparation et
de la maturité. En effet, Virginia, qui souffrait d’un manque d’amour maternel, vivait un équilibre très
fragile basé sur un amour maternel de substitution, rôle qu’elle attribuera en premier lieu et
naturellement à sa sœur Vanessa.
Dans sa fragilisation, Virginia sera victime d’une éternelle angoisse et de fréquents doutes quant à sa
propre valeur d’écrivain, quant à la consistance de son Œuvre et aussi, parfois, quant au fait d’être ou
n’être pas reconnue- ce côté s’estompera d’ailleurs avec l’âge et avec une forme évidente d’assurance
qui naîtra et l’accompagnera : elle vivra bien plus mal ses propres incertitudes que les critiques des
autres. Mais, en tant que jeune écrivain, elle ressentira parfois une dévalorisation dès qu’un rival
l’approchera et souffrira d’un manque maladif de confiance en elle : « c’est dans ma nature de
toujours douter » « Journal » 25/4/1933. Aussi, quand elle rencontrait des écrivains masculins, l’on
peut supposer que sa méfiance envers ces derniers se décuplait ; certes à cause de leur statut
d’hommes de lettres, mais également de par leur état d’hommes qui lui rappelait sa grande blessure
originelle. Son manque d’assurance remontera à son enfance et particulièrement au fait qu’elle ait été
privée d’études publiques et donc de compétition naturelle avec d’autres enfants, émulation qui fait
partie de la construction normale et fondamentale des individus. L’on peut alors en déduire une
conséquence logique et dramatique pour Virginia : une méconnaissance d’elle-même, de ses qualités,
de ses défauts, de ses aptitudes et, logiquement, un manque de confiance dont elle souffrira pendant
toute sa vie. Les vecteurs principaux de cette faiblesse résideront donc dans le fait qu’elle ne fut pas
scolarisée et fut ainsi dépourvue de possibilités d’évaluation de ses propres forces et talents, mais
aussi dans le fait qu’elle assista, à travers le comportement de son père et de la société masculine de
l’époque, à une marginalisation de la femme- toute ouverture ou tout apprentissage intellectuels lui
étaient généralement refusés ou tout du moins restreints. Virginia subira donc ce complexe
psychologique qui trouvera également sa source en les disparitions de sa mère et de sa demi-sœur
Stella, symboles victimes alors de cette condition féminine éprouvée ne donnant à Virginia et en toute
21
logique aucune matière à se construire pleinement. Cette blessure qu’elle gardera au fond d’elle-même
la renverra bien souvent vers ce doute originel, allant jusqu’au doute de son existence-même. A ce
titre, son manque d’assurance induira fréquemment en elle l’opposition voire le paradoxe et, par
conséquent, l’instabilité. Mais Virginia s’attachera avant tout à faire parler l’intérieur, son intérieur,
avec profondeur, puissance et vérité. Elle privilégiera en tous temps le côté essentiel…
Virginia était « self-conscious », comme se regarder dans un miroir, littéralement « auto-conscience »
et : comment les autres me voient-ils ? Elle était formelle et véhiculait une image raffinée aux yeux
des autres ; il s’agissait d’un formalisme comportemental n’ayant rien à voir avec une quelconque
superficialité, bien au contraire et d’une éducation, d’une classe et d’un raffinement naturels. Sa mère
était notamment d’une grande beauté et était dotée d’une élégance et d’une distinction innées très
impressionnantes dont Virginia et Vanessa héritèrent- l’esthétique et l’immense classe de Julia
Stephen pouvaient en effet s’apparenter à la sincérité plastique d’une Œuvre d’art.
Il s’agissait essentiellement pour Virginia d’auto-conscience, d’un regard tourné vers elle-même,
d’une recherche d’identité personnelle à se situer, au plus profond de son être, mais aussi aux yeux des
autres (NB : se reporter à l’interview d’Angelica Bell de septembre 2003 dans le chapitre suivant pour
mesurer pleinement la teneur de ce concept). Cette notion de formalisme fondamentalement ancré
était évidemment liée à sa complexité personnelle, mais aussi, d’une manière indirecte, à l’impact de
son héritage éducatif (voire génétique).
En relation avec ce concept de l’apparent, Virginia pouvait, dans certaines circonstances, laisser
paraître un côté froid de sa personnalité : éducation certes, mais protection aussi. Elle connaissait
parfaitement le jeu des apparences et savait l’utiliser pour se protéger. Protéger son art et ses
questionnements intimes à l’occasion de rencontres entre écrivains par exemple, se préserver ainsi
elle-même de sa fragilité qui la menait parfois à la mélancolie, en délivrant alors une forme forte,
froide et impénétrable, une carapace, tel était alors un autre art dans lequel elle excellait : celui de la
dualité vie intérieure et vie extérieure- la gestion quotidienne de son tumulte intérieur, de sa vie
secrète, non apparente celle-ci : « (...) ce moi, une fois défait de ses accessoires, se trouvait sans
entraves, prêt aux plus étranges aventures (...) le champ de l’expérience paraissait sans limites. Et
chacun possédait constamment ce sentiment de ressources illimitées (...) nos manifestations, les
choses par lesquelles on nous connaît sont tout bonnement puériles. Au-dessous, c’est tout sombre,
touffu, d’une insondable profondeur ; mais de temps à autre nous montons à la surface et cela
constitue l’image que les autres ont de nous » « La promenade au Phare ».
Virginia savait percer les apparences et s’attachait à la dimension intérieure des gens ; elle aimait
discuter intensément avec ceux qui, à ses yeux, en valaient la peine et elle se faisait très vite et ce
d’une manière empathique une idée sur leurs qualités fondamentales. Elle savait que la Vie est bien
souvent faite d’apparences qui cachent une autre existence intime presque intraduisible. Comment ne
pas penser alors à Clarissa Dalloway qui donne apparemment l’impression qu’elle va bien alors
qu’elle vit un ouragan au fond d’elle- même ? Virginia Woolf était donc formelle et « self-conscious »
mais se nourrissait avec une curiosité avide et essentielle de la richesse de la Vie, elle vivait une
puissante Aventure personnelle...
Le concept de l’image, du paraître par rapport à la réalité hantait la romancière. Où se loge la pleine
mesure de la réalité : en cette image que le miroir reflète de nous ou en celle que l’on lit à travers le
regard des autres ? La vérité, l’idéal ou le jugement ? Où se situe le côté absolu (objectif) de notre
être ? Au fond de nous-même, assurément. Dans la vie extérieure, c’est notre silhouette que les autres
et nous-mêmes voyons à travers un miroir en forme de kaléidoscope. Ces concepts sont déjà fortement
ancrés chez Virginia Woolf dès la parution en 1915 de son premier roman : « La Traversée des
apparences » et se font écho en 1917 dans la nouvelle : « La Marque sur le mur », puis bien
évidemment dans le roman : « Mrs Dalloway » paru en 1925, ainsi que dans la nouvelle : « La Dame
dans le miroir » conçue fin 1927 et éditée en décembre 1929 : « (...) qu’est- ce que soi- même ? L’être
que l’on voit ou l’être que l’on est ? » « Flush » 1933.
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En lien à ces concepts opposés de l’apparence et de la vie intérieure, il est important d’évoquer ici le
phénomène des mondanités, des réceptions. En effet, hormis le faste de ces soirées que Virginia
Woolf appréciait comme une source de lumière et d’éblouissement (formel), elle trouvait également
en ces moments une matière inépuisable de détails comportementaux d’une immense fécondité pour
son travail de romancière, curieuse, psychologue et observatrice- une observation sociale des êtres
humains et de leurs rôles en collectivité dans des moments uniques de communication et de
compétition humaine. Les réceptions pouvaient d’ailleurs être vues par Virginia comme des moments
de haute médiocrité lorsqu’il s’agissait de mondanités entre gens superficiels et suffisants. Elle
détestait les discussions plates ou empreintes de fatuité ou d’arrogance à travers lesquelles certaines
gens arborent fièrement une attitude ridicule mal placée, privilégiant donc définitivement et
résolument les valeurs du cœur et de l’esprit, appréciant en outre certaines occasions uniques
d’échanger des points de vue profonds (en ce sens brillants et souvent littéraires) avec des gens de
qualité, ce que Virginia adorait au plus haut point, sans oublier également l’intérêt qu’on pouvait, en
ces moments, porter à son art personnel. Sans être foncièrement proche du peuple, qu’elle observait un
peu d’une manière « exotique » mais souple et humaine, empreinte d’une éducation plutôt
aristocratique, elle n’épargnera néanmoins en sa logique essentielle aucun milieu, sans aucune
compromission intellectuelle. « Ce ne sont pas ces esprits distingués qui méritent le plus d’être
observés, ce sont les humbles, les détraqués, les excentriques » écrira-t-elle. Son sens de l’observation
détectera en tous temps la beauté (tant extérieure qu’intérieure), mais traquera également la vulgarité,
la laideur et la grossièreté, ou bien encore la médiocrité ou l’inconsistance, tant spirituelles et
intellectuelles que comportementales. Petit exemple alors d’«épaisseur» épinglée, témoin de son œil
affûté et de son ironie aiguisée : « Mabel- la cuisinière- vient de partir à dix heures en clopinant sur
ses cors aux pieds et en portant ses valises : merci bien pour toutes vos gentillesses a-t-elle dit à
chacun de nous. Et elle m’a demandé un certificat : j’espère que nous nous retrouverons un jour lui aije dit. Et elle me répond : oh, pour sûr, croyant que je me réfère à l’au-delà. Ainsi s’achèvent cinq
années d’un contact muet, pas toujours commode, mais calme et d’une grande passivité. Une lourde
poire pas mûre, tombée d’une branche. Seuls, nous nous sentons plus libres. Plus de responsabilités à
son sujet. La solution pour la maison c’est de ne pas avoir de domestique à demeure » « Journal »
16/9/1940 (NB : à préciser tout de même que les domestiques, tant chez les époux Woolf que sous le
toit de Vanessa Bell, revêtaient une dimension tout à fait proche et familière- ils vivaient et
vieillissaient avec les patrons et leurs enfants et faisaient eux aussi battre le cœur de la maison).
Poursuivons alors à présent sur les fondements déterminants de la psychologie de Virginia Woolf.
D’une manière très personnelle, elle attaquera dans son essai : « Une chambre à soi » la société
masculine prédominante et oppressante à l’égard de la femme. Comme nous en avons posé le principe
au début de ce chapitre, elle percevra en fait cette forme de « brutalité » masculine dès son enfance par
le biais de son père qu’elle rendra à la fois indirectement responsable de l’épuisement et du décès
prématuré de sa mère Julia, mais également de la vie qu’il imposera à sa demi-sœur aînée Stella,
laquelle, comble de malchance, décédera en 1897 cent jours après s’être mariée avec Jack Hills. Le
père de Virginia sera, sur ce plan, l’archétype parfait de l’homme de son époque abusant de sa position
d’homme. A noter tout de même que cet abus de pouvoir de la part de Leslie Stephen se fera de
manière naturelle, sans vice et avec sincérité, c’est à dire foi en ses valeurs. Le décès de Stella
choquera profondément Virginia mais également sa sœur Vanessa.
Cette source éducative, dont la compréhension est prépondérante, étaye le concept de l’intime
connivence de Virginia envers la subtilité féminine par opposition à une forme naturelle de moindre
finesse masculine ; l’on peut en outre se demander si les membres du Groupe de Bloomsbury ne
formaient pas en fait un compromis entre les deux causes (féminine et masculine), les relations
homosexuelles y étant librement et spontanément vécues, démystifiant ainsi les tabous, interdits ou
inhibitions et ce au sein d’une même cause : considérer l’homme et la femme sur un même plan- la
finesse et la sensibilité. La romancière révélera très tôt certains événements inhérents à son enfance
qui aident à mieux comprendre encore l’état d’esprit complexe de Virginia et surtout certaines de ses
racines. Comme le retrace Hermione Lee dans son ouvrage : « Virginia Woolf ou l’Aventure
intérieure », Virginia sera abusée sexuellement par son demi-frère Gérald Duckworth, ce qui
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constituera un choc et ne favorisera pas ses rapports futurs déjà complexes avec les hommes, ni même
bien sûr son épanouissement sexuel, mais ne représentera pas non plus, comme il l’est trop souvent
affirmé, un traumatisme incontournable et primordial dans la compréhension de son personnage et de
ses tourments les plus intimes ; la complexité de Virginia Woolf résidait en bien d’autres causes
profondes et multiples. Elle affirmera tout de même plus tard, en tant que femme, trouver les plaisirs
sexuels « suspects », évoquant en filigrane la consistance des choses et induisant qu’à ses yeux, les
plaisirs charnels n’élèvent pas l’esprit, doux euphémisme à son sens, le corps étant quasiment
escamoté dans sa hiérarchie personnelle au profit de l’esprit et de la sensibilité. Virginia Woolf aura
vécu une vie plus torturée que celle de sa sœur et certains de ses amis, très certainement dans ce
domaine des plaisirs aussi, mais de quel droit imputer cet état de fait à cet événement initial ? Sa façon
d’en parler interdit toute affirmation hâtive (laissons au lecteur le soin d’en juger), elle raconte : « il y
avait, à l’extérieur de la salle à manger, une dalle de pierre où l’on posait les plats. Un jour, quand
j’étais très petite, Gérald Duckworth m’y assit et se mit à parcourir mon corps. Je me rappelle le
contact de sa main sous mes vêtements, qui avançait fermement, toujours plus bas. Je me rappelle
avoir espéré qu’il s’arrêterait ; je me raidissais et me tortillais lorsque sa main approchait mes parties
intimes. Mais cela ne s’arrêta pas. Sa main explora aussi mes parties intimes. Je me rappelle que je
n’aimais pas cela, cela me déplaisait- comment exprimer un sentiment aussi muet et mêlé ? Il devait
être vif, puisque je m’en souviens. Cela semble prouver qu’il doit exister un sentiment instinctif quant
à certaines parties du corps qui ne doivent pas être touchées, qu’il ne faut pas laisser toucher ». Cette
narration reflète l’aptitude de Virginia à traduire par des mots toujours distingués les événements
même les plus difficiles à évoquer. Jamais rien n’est déplacé dans son récit. Il n’y a aucune haine.
Même si ce fait, grave, l’a blessée, elle l’évoque avec précision, avec des termes simples mais
poignants, avec objectivité. Sans fausse pudeur et sans vulgarité, sans aucune passion et avec
honnêteté, finesse et justesse, voilà plutôt ce qu’à mon sens ces mots traduisent. Mais, par la postérité
de Virginia Woolf et à travers les très nombreuses biographies qui lui sont consacrées, le nom de
Gerald Duckworth restera à jamais gravé dans la médiocrité, c’est un euphémisme (j’avais écrit
« immondice »). Quant à Georges Duckworth, son autre demi-frère, il incarnera par son comportement
quotidien une outrageuse prédominance et une autre forme de brutalité masculine. Il agira avec peu de
délicatesse et de manière ascendante sur ses deux demi-sœurs et ce surtout après la mort de Julia
(Duckworth) Stephen, sa mère et de sa sœur Stella et se présentera alors aux yeux de la société comme
un éducateur, un sauveur voire un tuteur à l’égard de Virginia et de Vanessa. Il se servira d’elles un
peu comme un faire valoir en souhaitant que par leur mariage elles assoient ainsi sa propre notoriété
sociale. Il agira sur Virginia (plus que sur Vanessa, moins fragile et plus affirmée) en la manipulant de
manière écrasante et insensible : « je me faisais traîner malgré moi par mes demi-frères, d’où peut-être
un sentiment latent d’indignation » écrivit Virginia à son amie Ethel Smyth le 11/3/1931. Issus d’une
vieille famille coloniale de planteurs de coton, les Duckworth étaient riches alors que les deux sœurs
Stephen l’étaient beaucoup moins. Georges Duckworth fera alors des cadeaux à ses deux demi-sœurs,
démarche s’inscrivant bien évidemment dans cette même logique spectaculaire du bon samaritain.
Pour résumer l’impact très important de ces faits à mieux cerner certaines structures essentielles de la
psychologie de Virginia Woolf, l’on peut dire que cette forme d’arrogance masculine constatée
pendant son enfance et son adolescence à travers la position paternelle, ainsi que, de façons toutes
différentes, par ces attitudes pour le moins gauches et déplacées de ses deux demi-frères, conforteront
Virginia dans une opinion relativement tendue à l’égard d’une certaine « brutalité » masculine et de
ses différentes manifestations, mais ne la traumatiseront pas au sens strict du terme. Pour ce qui est
des épisodes liés aux Duckworth, Virginia avait en effet suffisamment d’intelligence et de sens de
l’observation pour analyser pleinement et de manière très précoce toute la mesure de ces événements
ainsi que leurs causes, alors plutôt ressentis comme une douloureuse expérience laissant un goût
infiniment amer.
Une dimension psychologique forte et complexe due à une sensibilité hors norme accompagnera
Virginia Woolf pendant toute son existence ; cette singularité la mènera vers une vie riche, mais
instable ; elle vivra de grands moments de bonheur, essentiellement par l’écriture et la lecture, mais
souffrira sa vie durant d’horribles accès dépressifs desquels, toujours, elle se relèvera avec un grand
courage et un très sincère amour de la Vie, pour la profondeur de cette dernière et ses infinies
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ramifications. Virginia adorait l’Existence et son intensité, ses multiples possibilités : « (...) ce qui
importe, c’est ce qui est inutile, soudain, violent ; qui coûte la vie ; rouge, bleu, pourpre ; un élan ; une
éclaboussure (...) quelque chose d’impétueux et fou (...) » « Orlando ». Virginia Woolf adorait les
plaisanteries et était sociable, elle luttait, lors de ses crises dépressives, avec dignité, humour bien
souvent, force et énergie. Pour autant, son parcours jusque vers les années 1915 aura été ponctué de
périodes très difficiles et de souffrances réelles. En mai 1895, à l'âge de treize ans, elle perdra donc sa
mère, ce qui, à la suite de cet événement traumatisant, provoquera sa première grave dépression. Deux
ans plus tard, sa demi-sœur Stella, alors chargée de famille, disparaîtra elle aussi, le 19 juillet, ce qui
occasionnera pour Virginia un nouveau bouleversement ainsi qu’une grave rechute et fera endosser à
Vanessa, dès lors sœur aînée des enfants Stephen, le rôle de seconde mère de la petite famille. Ce rôle
sera, il est vrai, prédisposé chez Vanessa, mais conforté par ses proches également, ce qui ne sera pas
sans peser sur les constructions relationnelles de la famille Stephen alors livrée à elle-même. Vanessa
veillera sur sa sœur, si complexe et parfois si redoutable et profitera donc, par la suite, de l’opportunité
de son mariage avec Clive Bell le 7 février 1907 pour égayer et contraster sa vie en se distançant
quelque peu des sombres voire obscurs problèmes familiaux.
Virginia avait vingt-deux ans quand son père mourut le 22 février 1904, lequel la chargera avant sa
mort de rédiger ses derniers mots à ses enfants qui allaient donc devenir tous les quatre orphelins (le
fait que son père lui ait confié la rédaction de sa dernière lettre ne semble pas être un hasard). Ce
nouveau décès provoquera en elle une troisième grave dépression le 10 mai 1904 face à laquelle trois
mois de repos lui seront nécessaires avant de recouvrer un fragile équilibre. Elle ressentira cette
année-là des hallucinations auditives et fera sa première tentative de suicide en se jetant par une
fenêtre. Puis la typhoïde enlèvera son frère Thoby au retour d’un voyage en Grèce, le 20 novembre
1906, ce qui occasionnera chez elle une quatrième grave rechute, notamment en raison de liens
sensibles majeurs et d’intimes ressemblances entre elle et son frère qu’elle adorait. A la mi-août 1910,
Virginia entrera en cure de repos dans une maison spécialisée à Twickenham. En 1911, Virginia
subira encore beaucoup de passages perturbés, puis, un an après son mariage personnel, elle fera cette
année-là au mois d’août 1913 une cinquième grave dépression : elle commettra une deuxième
tentative de suicide le 7 septembre suivant et sera sauvée de justesse après avoir ingéré des comprimés
de Véronal, mais elle restera deux jours dans le coma. Beaucoup de rechutes vont alors jalonner son
parcours entre 1913 et 1915, année où elle repartira en maison de repos et subira une crise de démence
d’une rare violence (délires et surexcitation extrême) lors de laquelle Virginia parlera sans interruption
pendant deux jours, souffrant encore de graves hallucinations auditives ainsi que d’insomnie et
d’anorexie. Cette horrible période durera huit mois entre Asheham House et Hogarth House. D’autres
rechutes se produiront après 1915, notamment au cours de l’été 1921 ainsi qu’en août 1925 après la
parution de : « Mrs Dalloway » (Virginia rechutera alors quatre mois). Puis, en septembre 1929, elle
sera à nouveau malade. Elle souffrira énormément de ses crises dépressives, déployant sans cesse
toute son énergie et son amour de la Vie pour les endiguer avec force et détermination. Des vecteurs
différents, quoique interdépendants, alimenteront la pathologie maniaco-dépressive chronique de
Virginia Woolf. Cette chronicité ne sera pas absolument inhérente à un état intrinsèque à sa
personnalité, mais à des causes multiples et complexes qui agiront au cours du temps- elle évoluera
alors sous bien des formes au fil de l’éclosion individuelle de Virginia Woolf. Ainsi, la mort, côtoyée
à l’aube de son adolescence, mais aussi à l’occasion du décès de son frère Thoby en 1906, sera le
vecteur responsable de ses plus graves chocs émotionnels (au nombre total de cinq crises dépressives
majeures au cours de sa vie). L’autre vecteur incontournable et essentiel résidera en un manque
maladif de confiance en elle et en son rapport vital et fragile à l’écriture. Cette causalité puisera elle
aussi ses racines dans l’époque de son enfance et dans ses nombreuses déstabilisations vécues durant
cette période, ainsi que par l’éducation qu’elle reçut et plus précisément par cette absence de
scolarisation qui favorisera (engendrera) cette future propension chronique à l’égard de ses propres
capacités, dans les doutes qui en résultaient. Mais au fil du temps et notamment après l’âge de
quarante ans, avec l’expérience et la certitude que l’écriture était son plus grand remède en la matière,
Virginia acquérra une plus grande maturité et une plus profonde assurance. La tendance
neurasthénique (mélancolique) de la romancière évoluera alors en une dimension physique de la
dépression. En effet, chaque fin d’ouvrage sera bien souvent ressentie comme la fin d’une Aventure
dans laquelle elle avait mis toute son énergie, la conduisant parfois jusqu’à l’épuisement ou, dans une
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moindre mesure, au retour des doutes ou bien encore vers une rechute nerveuse et émotionnelle
brutale, contrecoup physique et moral évident de cet investissement démesuré pouvant éventuellement
la mener vers une nouvelle crise. Mais, la plupart du temps, Virginia Woolf se lancera
immédiatement, ou peu après ce chaos (K.O) passager à l’assaut énergique d’un nouvel ouvrage, sa
créativité et son inspiration étant tout à fait exceptionnelles. Cette dimension physique de la
dépression se traduira également par une somatisation exténuante en des symptômes aussi
handicapants que de très violentes migraines répétitives ou encore des périodes anorexiques
affaiblissantes. Afin de compléter tout à fait l’analyse de ces vecteurs maladifs (cyclothymiques), il
peut être précisé que Virginia Woolf subira également bon nombre de sautes de moral fugaces et
inexpliquées, toujours vécues de manière impromptue et brutale par l’intéressée. Ces manifestations
mélancoliques seront vraisemblablement le reflet d’un système dépressif inconscient ancré en elle
depuis fort longtemps (où l’être humain s’habitue alors, par moments, à auto-alimenter ce
fonctionnement). Virginia verra au cours de son existence bon nombre de ses proches, de la famille
mais aussi d’écrivains ou d’amis de sa génération, disparaître. Ce sera par exemple le cas pour le
décès de son amie Katherine Mansfield le 9 janvier 1923 pour lequel, dans un premier temps, elle
réagira de manière assez froide, puis se sentira ensuite très affectée voire, de façon étrange mais
sincère, culpabilisée à demeurer en vie alors même que la romancière néo-zélandaise ait quitté ce
monde sans avoir pu achever son Œuvre personnelle : « sa mort, comme celle de Katherine Mansfield,
m’est une sorte de reproche » écrivit-elle dans son Journal le 7 décembre 1933 (NB : elle évoque ici la
mort d’une autre de ses contemporaines : Stella Benson). Il y aura encore la disparition de Lytton
Strachey le 21 janvier 1932, puis celle de Roger Fry le 9 septembre 1934 et malheureusement
l’occasion du décès de Julian, fils aîné de sa sœur Vanessa, le 18 juillet 1937 : Julian, qui avait rejoint
comme ambulancier les rangs des Républicains pendant la guerre civile espagnole, meurt dans
l’exercice de sa mission pendant la bataille de Brunete, dernière bataille livrée par les Républicains
pour briser l’encerclement de Madrid par les fascistes. Fidèle à ses convictions humaines et politiques,
il était poète et engagé dans un idéal antifasciste, pacifiste et révolutionnaire (NB : onze mois
auparavant, le poète espagnol Federico Garcia Lorca paya lui aussi au prix de sa vie son engagement
pour la liberté- il fut fusillé le 18 août 1936 à Viznar par des rebelles anti-Républicains et son corps,
jeté dans une fosse commune, ne fut jamais retrouvé et fait toujours en 2010 l’objet de recherches
officielles). Virginia Woolf, qui était très proche de Julian, soutiendra sa sœur Vanessa dans cette
épreuve infiniment douloureuse qui laissera cette dernière, malgré le soutien assidu de sa sœur,
inconsolable. Enfin, le 15 janvier 1941, Virginia apprendra la mort de James Joyce, célèbre écrivain
irlandais de sa génération (« je l’aime car il décrit l’Irlande comme personne » me dit un jour un exami irlandais, Tom, rencontré à Sydney en janvier 1987).
En ces épreuves de deuils ou de peine, l’écriture sera pour elle salvatrice et, avec l’âge, la romancière
apprendra, à défaut de se préserver totalement de la souffrance, à s’endurcir, à se construire des
protections à l’égard de la mort. Les idées noires et les moments de dépression qui les
accompagneront parfois seront donc suivis de longues périodes d'accalmies et de bonheur réel, voire
d’intense exaltation ; ce sera toujours l’occasion lorsqu’elle écrira et à mesure qu’elle connaîtra un
succès grandissant, assidûment aidée par Léonard. Mais durant toute sa vie elle souffrira
régulièrement de ces accès de mélancolie qui la forceront fréquemment à un repos total et qui se
manifesteront parfois d’une manière très inquiétante. A l’époque, l’analyse de la dépression était
moins fine que de nos jours et bien souvent apparentée à la « folie ». En effet, les médecins étaient peu
armés pour combattre ce genre de fléau et l’équilibre de Virginia, malgré le fait qu’elle en consultera
pas moins d’une douzaine dans sa vie, restera donc très fragile. Ils lui prescriront des hypnotiques
divers à large spectre et à forts effets secondaires, sans efficacité profonde et durable, voire produisant
des contre effets non escomptés, comble d’une médecine alors ignorante et donc impuissante. Ce
besoin de repos sera, en vieillissant, de plus en plus envahissant, la gênant considérablement dans son
énorme tâche d’écrivain qu’elle s’était assignée et la rendant ainsi plus vulnérable. Mais, de manière
constructive, elle fera toujours face à ses accès dépressifs et gardera une approche curieuse, positive et
humaine de la Vie, vivant ainsi une formidable Aventure personnelle.
La fragilité de Virginia se traduira par de fréquents déménagements qui, tout au long de sa vie et en
rapport avec sa pathologie chronique, lui seront physiquement nécessaires pour se ressourcer et
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recouvrer un fragile équilibre, notamment à la campagne hors de l’excitante Cité londonienne, mais
qui montreront également un signe évident d’instabilité lié à un réel étouffement qui reviendra parfois
après de longues périodes d’euphorie et d’embellie. Ses périodes fastes seront toujours liées à une
époque de création acharnée d’un nouvel ouvrage qu’elle vivra chaque fois comme un immense
bonheur. A chaque endroit de vie, elle se créera un univers, un monde à elle dans lequel elle construira
son confort et sa protection, mais devra parfois, face aux affres de son existence, affronter une sécurité
fragile et éphémère : il y aura de grandes chutes en ces moments-là, mais aussi de longues périodes
stables et heureuses par la suite. Tout changement radical dans sa vie provoquera en elle
déstabilisation voire accès dépressifs, l’ébranlera en tous cas fortement. Son attache affective familiale
et amicale constituera en tous temps un soutien très précieux à ses yeux et une trame indispensable
pour la compréhension du contexte psychologique et socioculturel évoluant autour de la romancière ;
en outre, les multiples déménagements de Virginia accompagnaient bien souvent ceux de sa sœur
Vanessa. Ainsi, en 1912, Charleston, louée par Vanessa Bell comme résidence secondaire et située
non loin de la future Monk’s House des époux Woolf, deviendra un lieu convivial hautement
artistique où tous les amis du Cercle de Bloomsbury se retrouveront régulièrement pour passer de
grands moments de détente à la campagne, de discussions et de création. Cet endroit deviendra un
sanctuaire culturel très important. Les Woolf recevront également ces mêmes amis dans leur résidence
secondaire de Asheham House à partir de 1915 ainsi qu’à Monk’s House à partir de 1919, les trois
endroits étant peu éloignés les uns des autres. Cela correspondra à une logique qui consistera tant pour
Vanessa que pour Virginia à vivre des moments de calme et d’inspiration dans cette partie sud-est de
l’Angleterre.
Malgré leur séparation à l’amiable qui interviendra après la naissance de leur premier enfant Julian, né
le 4 février 1908 (« à Bloomsbury, on ne divorce pas, on se réorganise juste » dira Clive Bell) les
« Bell » (Vanessa, Clive et leurs deux enfants Julian et Quentin) établiront un lien précoce privilégié
avec la France méridionale (Cassis) où ils loueront une maison pour y passer de fréquents séjours,
Clive Bell étant notamment, dès l’origine de sa rencontre avec Vanessa, très attaché à la culture et au
raffinement français et leur ami Roger Fry en étant également un fervent ambassadeur. Clive et
Vanessa Bell auront donc un deuxième enfant, Quentin, le 19 août 1910, qui deviendra plus tard
historien d’art et artiste lui-même, notamment biographe de Virginia Woolf. Après cette deuxième
naissance la relation entre les époux Bell évoluera définitivement en relation amicale et ce dès la fin
de l’année 1910. Vanessa débutera alors une relation avec Roger Fry en 1911 qui perdurera jusque
courant 1913 puis vivra entre 1913 et 1915 les débuts d’une grande relation amoureuse avec le peintre
Duncan Grant qu’elle connaissait depuis 1905 (époque du fameux 46, Gordon Square à Bloomsbury).
En octobre 1916, Vanessa ira donc s’installer à Charleston avec le nouvel homme de sa vie ainsi
qu’avec David Garnett, surnommé « Bunny », ami homo sexuel alors inséparable de Duncan Grant et
écrivain non encore confirmé, objecteur de conscience comme son ami peintre, à ce titre et comme lui
aussi travailleur d’intérêt général dans les champs depuis le début de la « grande guerre », Vanessa
acceptant par obligation ce ménage partagé. Les trois amis iront s’installer à la campagne avec
suffisamment d’argent et quelques fidèles domestiques. Hormis le fait que Vanessa jouissait d’une
situation financière correcte, Clive subvenait en outre largement aux besoins matériels de sa femme et
de ses enfants, leur accord leur permettant ainsi de vivre une liberté mutuelle confortable sans être
tenus de casser leur mariage. La vie à Charleston ne revêtira pour autant ni opulence ni même confort,
sans eau courante ni électricité à l’origine, mais elle aura le grand mérite d’être une vie libre et
notamment de permettre aux deux peintres de s’adonner sans limite à leur art et d’y créer un univers
qui s’avèrera bien plus tard de tout premier ordre pour la richesse du patrimoine culturel britannique
(NB : l’on peut également remarquer, à propos de cette période de « ménage à trois », le concept
prononcé de la liberté et du non conventionnel qui émanait des mœurs du milieu de Bloomsbury et qui
tranchait diamétralement avec la rigidité de l’ex-époque victorienne). Peu après leur installation à
Charleston, Duncan, qui était un homme foncièrement libre et aux attirances plutôt homosexuelles, ne
répondit pas entièrement aux attentes affectives de Vanessa, au grand désespoir de cette dernière, ce
qui changea les rapports entre eux et qui, au fil du temps, affecta le comportement général de Vanessa
et rapprocha Duncan Grant de Clive Bell dans le camp de ses échecs sentimentaux majeurs. En effet,
Vanessa sera trompée dès le début de son mariage par Clive, très attiré par le sexe féminin et, pour ne
rien arranger, Vanessa subira un affront sans précédent en découvrant un flirt entre Virginia et Clive
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alors qu’elle se sentait depuis toujours et d’une manière qui lui semblait irrémédiable, intimement
proche de sa sœur. Ce choc (trahison) affectera sensiblement la relation entre les deux sœurs, sans
pour autant que leurs attaches essentielles ne soient rompues : elles demeureront toujours privilégiées
mais quelque part entachées. De par ces deux faits, l’union entre Clive et Vanessa sera alors anéantie
sitôt éclose. Dans son ouvrage : « Trompeuse gentillesse », Angelica Bell explique cette idylle entre
Clive et Virginia par deux éléments qui semblent parfaitement expliquer le fondement de cette
relation. En effet, Clive et Virginia étaient en premier lieu et initialement de grands complices
intellectuels, leur rapprochement privilégié se produira donc initialement sur cette base. Mais il est
vrai aussi qu’après la naissance de son premier enfant Julian le 4 février 1908 et très certainement
aussi à cause de l’infidélité d’origine de Clive, Vanessa se replia sur elle-même et sur son enfant, au
désespoir de Clive qui écrira alors ces mots à Virginia : « Je ne vois pas Nessa le moins du monde. Je
ne dors même plus avec elle. Le bébé accapare tout son temps ». Il serait logique de penser que cette
attitude de repli aura nui également à Virginia qui se sera sentie rejetée par sa sœur, laquelle tenait
pour elle, comme il a déjà été mentionné auparavant, un rôle « maternel » primordial pour son
équilibre : Clive et Virginia, se sentant tous deux rejetés, se seraient donc naturellement et par affinités
momentanément rapprochés autour d’un sort qui leur était commun.
Le peintre Duncan Grant était un artiste profondément sensible, respectant et observant la Vie sous
toutes ses formes. Il trouvera en Vanessa la tranquillité et une forme de protection à travers les
qualités fortes qui la dépeignaient et l’amour qu’elle lui vouait, mais aussi une passion commune pour
la peinture qui se transformera pour eux en art de vivre et en fascination pour leurs œuvres mutuelles
et les mondes qu’elles créaient. Malgré leur impasse sentimentale, Vanessa et Duncan vivront
ensemble en harmonie par et pour la peinture. De leur relation naîtra à Noël 1918 une petite
« Angelica » (qui épousera en 1942 David Garnett dit Bunny), née de la volonté de Vanessa de
stabiliser la relation affective entre elle et Duncan, lequel acceptera de lui faire un enfant sans
engagement personnel sur ses futurs devoirs paternels. Le but de Vanessa sera donc d’apporter une
note (une attache) terrestre à leur relation sentimentale qu’elle ne pouvait maîtriser : ce sera sceller,
d’une manière non réellement mesurée, l’amour et l’admiration qu’elle vouait à ce personnage rêveur
doté d’un esprit éclairé mais volatile, « indomptable » et insaisissable…
Après la fin de « la grande guerre », Vanessa et ses enfants ainsi que Duncan retourneront vivre à
Londres Bloomsbury au 46, Gordon Square et ce jusqu’en 1929, en co-voisinage avec J.M. Keynes
avec, comme autres voisins : au 51, Lady Strachey mère de Lytton, Adrian Stephen, sa femme Karin
et ses deux filles au 50 (de 1920 à 1939) avec Clive Bell en haut du même immeuble, ainsi qu’au 41 :
James et Alix Strachey frère et belle-sœur de Lytton qui étaient notamment les deux traducteurs
officiels en langue anglaise de Sigmund Freud (lequel fut de ce fait publié à la Hogarth Press)- ils
sous loueront cet endroit à Lytton Strachey et à sa future compagne Dora Carrington ainsi qu’à la
future épouse de J.M. Keynes, Lydia Lopokova. Sans oublier bien sûr la proximité de Virginia et
Léonard Woolf résidant non loin au 52, Tavistock Square et ce à partir de 1924. Vanessa et sa famille
continueront également, au fil des saisons et des humeurs, à profiter de Charleston, notamment dès les
beaux jours arrivés, Charleston conservant de fait une importance de tout premier ordre à part égale
très complémentaire à la vie londonienne et redeviendra d’ailleurs le lieu de vie principal pendant la
période de bombardements sur Londres de 1940 (NB : l’on voit une fois encore, dans ce choix de vie
londonienne, la prépondérance de ce quartier de Bloomsbury, véritable attache affective voire
familiale de tous les membres du Groupe à ce dernier et également les liens d’amitié prépondérants
qui existaient et primaient entre eux au fil des années. J’évoque précédemment les années 1920 : ils se
connaissaient pour la plupart depuis quinze années déjà et, si l’on se réfère à l’année de disparition
de Virginia comme la fin du Groupe, l’on peut alors énoncer trente-six ans de profondes relations
d’amitié entre eux- la quintessence, l’esprit et la forme originale du Groupe n’existèrent pour autant,
selon Vanessa, que quelques mois depuis la fin 1904).
Suite au retour à Londres après la fin de la première guerre de Vanessa et de ses enfants et de Duncan,
le « ménage à trois » avec Bunny se dissoudra donc dans sa forme « officielle », dans sa vie régulière,
sans pour autant que le lien affectif entre Duncan et Bunny ne cesse réellement. Vanessa maintiendra
également le lien avec Cassis où elle et ses proches continueront à y vivre de fréquents séjours
28
ensoleillés et inspirateurs jusqu’en 1938. Les époux Woolf y feront d’ailleurs quelques incursions
appréciées (dans son « Journal », Virginia Woolf évoque ces moments de voyage en France d’une
manière presque exaltée). Vanessa sera une fervente francophone et, à ce titre, se sentira en tant que
peintre plus reconnue en France qu’en Angleterre ; la France constituera donc pour elle et sa famille
une forte attache culturelle et sensible.
En ce qui concerne le volet après-guerre de leur vie londonienne, Vanessa, Duncan et Angelica
habiteront à partir des années 1929-1930 et ce jusqu’en 1940 (Angelica sera envoyée en pension de
1929 à 1934 et en 1940 le « blitz » ravagera les immeubles du quartier, obligeant à un repli sur
Charleston) dans leurs ateliers au 8, Fitzroy Street, au cadre moins bourgeois qu’à Gordon Square et
alors partiellement aménagés en studios, adresse qu’ils occupaient déjà pour l’exercice de leur art dès
1928 (à ce titre, Duncan occupera d’ailleurs en ce lieu l’ancien atelier du peintre James Abbott
McNeill Whistler (1834-1903), peintre américain qui fréquenta le milieu réaliste parisien à partir de
1855 et se rapprocha ensuite de la sensibilité des jeunes impressionnistes de l’époque. Il s'installa à
Londres en 1858, ville dans laquelle il passa une grande partie de sa vie et sera considéré comme
l'initiateur de l'impressionnisme anglais) / (Au 8, Fitzroy street, se situaient également les anciens
ateliers du peintre Walter Richard Sickert évoqué au début de ce chapitre).
Malgré l’impasse affective entre Vanessa et Duncan, leur relation sentimentale évoluera donc entre un
soutien, une complicité, une émulation artistique et un immense respect l’un pour l’autre, notamment
envers leurs travaux respectifs et une admiration, un amour presque fasciné de Vanessa à l’égard de
Duncan- elle restera avec lui jusqu’à la fin de sa vie…
Par rapport à Charleston, les époux Woolf garderont une certaine indépendance, une tranquillité en
tous temps nécessaire à l’équilibre physique et mental de Virginia, mais seront toujours jusqu’à la fin
de la vie de la romancière assidus dans sa fréquentation, maintenant notamment pendant la seconde
guerre les rapports familiaux indispensables à Virginia et perdurant également du mieux qu’ils le
pourront les liens amicaux très importants au sein du groupe de Bloomsbury. Ces visites mutuelles se
centreront à Rodmell (maison des époux Woolf) ainsi qu’à Charleston (fief, à Firle, de Vanessa Bell et
Duncan Grant) et ce malgré la dangerosité de l’époque qui limitera considérablement les
déplacements et les rencontres des uns et des autres (se reporter à l’interview d’Angelica Bell de
septembre 2003). Le milieu affectif amical et familial de Virginia Woolf aura donc toujours
énormément compté pour elle et géographiquement et principalement évolué entre Londres
(Bloomsbury), Richmond et le sud-est de l’Angleterre, précisément le East Sussex, en les ville et
villages de Lewes, Rodmell, Firle et Beddingham.
Ce groupe d’amis qui gravitait autour de Virginia et Vanessa était générateur d’énergie, de création et
de très riches relations. Tous seront liés en une grande Aventure artistique et tisseront des
ramifications de tout premier ordre dans les vastes domaines de l’Art et notamment dans ceux de la
littérature et de la peinture (les deux cœurs de Bloomsbury seront, dans son ouvrage, dénommés de
cette manière par Angelica Bell : le cœur peintre et le cœur littéraire). De nombreuses connexions se
feront donc avec les plus grands peintres de l’époque, notamment sur le sol français par
l’intermédiaire de Clive Bell et de Roger Fry, tous deux éminents connaisseurs en la matière, ou par
Vanessa qui rencontrera en outre Pablo Picasso et Henri Matisse à Paris en 1914, ou bien encore par
Duncan Grant.
Des expositions majeures seront organisées, promues par Roger Fry (avec l’aide de Clive Bell), lequel,
le 8 novembre 1910, initiera à Londres aux « Grafton Galleries » une exposition post-impressionniste
intitulée : « Manet and the post-impressionists » réunissant volontairement des toiles de diverses
inspirations associant sensibilité impressionniste et modernité, en outre des œuvres de Edouard Manet,
Paul Cézanne, Paul Gauguin, Vincent Van Gogh, Henri Matisse et Pablo Picasso (NB : Paul Cézanne
constituera l’exemple d’un maître français inconditionnellement admiré par l’ensemble de la famille).
Une seconde exposition post-impressionniste sera organisée dans les mêmes conditions par Roger Fry
aux « Grafton Galleries » de Londres le 5 octobre 1912 (NB : entre ces deux expositions d’impact
majeur, aura lieu à Londres en novembre 1911, à un an d’intervalle, l’exposition : « Cézanne and
29
Gaughin » qui se déroulera à la « Stafford Gallery » et qui permettra de renforcer la lecture postimpressionniste initiée par Roger Fry lors de l’exposition de novembre 1910). Cette seconde
exposition organisée par Roger Fry en octobre 1912 placera Cézanne, décédé six ans auparavant, au
centre des attentions, prédominant et père de la nouvelle école, détrônant Manet et fortement
représenté par une trentaine de ses œuvres alors que Gaughin et Van Gogh seront volontairement
sous-exposés, sans pour autant remettre en question leur génie.
Clive Bell rencontrera lui aussi Pablo Picasso, notamment à l’Académie de France à Rome (Villa
Médicis) ou encore à Paris rue de La Boëtie vers les années 1919-1920 où, en cette occasion, il fera la
connaissance d’amis et collaborateurs du grand maître en les personnes d’Erik Satie ou encore de Jean
Cocteau. Clive Bell connaîtra également Henri Matisse mais de manière moins proche qu’à travers sa
relation avec Pablo Picasso (NB : Henri Matisse, qui fut notamment chef de file du fauvisme, était un
grand ami de Simon Bussy, personnage évoqué ci- après). Le lien à la peinture française se créera
aussi par la sœur de Lytton Strachey, Dorothy, qui épousera le peintre français Simon Bussy, lequel
donnera, un temps, des cours à Duncan Grant. Dorothy deviendra par ailleurs la traductrice officielle
en langue anglaise de André Gide. Le lien se fera encore par la connaissance de Jacques Raverat, autre
peintre français, grand ami de Virginia décédé le 7 mars 1925 : « (...) Depuis mes dernières notes dans
ce journal il y a quelques mois de cela, Jacques Raverat est mort ; après avoir longtemps désiré
mourir. Il m’avait écrit au sujet de Mrs Dalloway une lettre à laquelle je dois un des plus beaux jours
de ma vie. Je me demande si je n’ai pas vraiment accompli quelque chose cette fois-ci » Virginia
Woolf, « Journal » 7/4/1925. La connexion française se fera également par la rencontre de André
Dunoyer de Segonzac, peintre naturaliste aux accents expressionnistes, mais encore par Pierre Clairin,
peintre de grand talent qui occupera notamment les anciens ateliers du célèbre peintre Paul Gauguin
au manoir de Lezavarn à Pont-Aven en Bretagne. Sans oublier l’influence de André Derain, un des
peintres les plus audacieux du fauvisme, remarquable dessinateur et sculpteur également, grand ami de
Clive Bell qui se rapprochera du cubisme en devenant ami de Pablo Picasso ; André Derain travaillera
aussi avec Henri Matisse qu’il connaîtra en 1898 à l’Académie de Paris et avec le peintre Maurice de
Vlaminck qu’il rencontrera en 1900 avec lequel il deviendra ami également. André Derain fera en
outre la connaissance du poète Guillaume Apollinaire fin 1904 (NB : A noter de manière
complémentaire au sujet de la relation avec le peintre Simon Bussy, qu’Angelica Bell relatera en
détails dans l’interview de septembre 2003 qu’elle me consentira, que celui-ci était également un ami
de Paul Valéry, d’André Gide et de Roger Martin du Gard- le lien entre la peinture et l’écriture est
ici, me semble-t-il et une fois encore, nettement mis en exergue).
Des liaisons prépondérantes vont donc s’établir entre le milieu culturel français et les membres du
Groupe de Bloomsbury. De nombreux contacts se produiront ainsi entre certains des plus grands
artistes de l’époque qui allaient devenir des grands noms du XX ème siècle et ce par les connexions de
la Hogarth Press, à travers les relations de Virginia Woolf avec ses amis écrivains et avec ceux qui y
seront publiés, mais aussi par les liens très riches avec le milieu de la peinture entretenus par Vanessa
Bell et Duncan Grant, ainsi que par Roger Fry et Clive Bell, qui connaîtront tous quatre la plupart des
maîtres de leur génération, de cette historique époque de foisonnement culturel où deux arts majeurs
sembleront s’unir au sein d’une même sensibilité- « Bloomsbury » traduira alors la fusion de deux
milieux en une grande cause artistique commune...
En tant que peintres talentueux, Vanessa et Duncan seront deux moteurs très importants de ce volet
prépondérant au sein du Groupe. Mais c’est tout de même l’Œuvre de Virginia Woolf qui confortera
définitivement la renommée du Cercle de Bloomsbury, ainsi que la brillante carrière (non artistique il
est vrai) de John Maynard Keynes, sans pour autant obérer le caractère avéré et reconnu de chacun de
ces artistes. John Maynard Keynes sera effectivement un économiste internationalement réputé et
officiellement missionné dans ce domaine par le gouvernement britannique et dont certaines des
théories économiques sont toujours à la base des grands principes d’équilibre en la matière ; il sera en
outre l’un des deux pères créateurs du Fonds Monétaire International (avec Harry Dexter White) lors
de la conférence de Bretton-Woods du 20 juillet 1944, vingt et un mois avant sa mort.
30
A travers cette vaste toile et ses ramifications riches et variées, le vingtième siècle semblait dès lors né
avec le génie...
Après avoir tissé ce réseau de liens familiaux et amicaux indispensables pour comprendre les rapports
affectifs, culturels et artistiques de ce vaste milieu et notamment pour déterminer l’immense système
relationnel évoluant autour de Virginia et de sa sœur Vanessa, revenons à présent au cours de la vie de
Virginia Woolf et à son approche psychologique et biographique.
Malgré ses accès dépressifs qui la suivront et l’handicaperont tout au long de sa vie, sa dimension
d’écrivain ne cessera de croître au fil des années. C’est après huit ans de vie intense au sein du Groupe
de Bloomsbury que la vie de Virginia prendra une autre direction en se mariant avec Léonard Woolf à
Saint-Pancras Town Hall le 10 août 1912, débutant ainsi de plain-pied sa « carrière » de romancière.
Léonard aidera considérablement Virginia à s’accomplir en la respectant pour elle-même, certes, mais
aussi en tant que femme de lettres qu’elle était, en pressentant dès le début de leur mariage qu’elle
accomplirait une Œuvre exceptionnelle. Virginia fascinait Léonard et il l’aimait. Il était sans doute de
tous les amis du Cercle de Bloomsbury celui qui était le plus destiné à devenir le mari de Virginia
Stephen. Celle-ci fera donc le bon choix, incitée par sa sœur Vanessa, soucieuse, au vu des
nombreuses crises dangereuses antérieurement traversées par Virginia, de la voir solidement épaulée
et « surveillée » par quelqu’un. Dans sa biographie, Béatrice Mousli cite certaines réflexions de
Virginia émanant de cette époque traduisant parfaitement l’état d’esprit de la romancière à l’égard du
mariage (en général) et de son union personnelle : « Je vais épouser Léonard Woolf. Il est juif et sans
le sou » (NB : un article du « Monde » du 13/11/2004 prétend que Virginia était, dans ses jeunes
années et par son éducation d’origine, antisémite et qu’elle se ravisa par la suite, sans compromission
avec elle-même et fidèle à son honnêteté habituelle serait-on tenté d’ajouter ; son union avec Léonard
en sera, me semble-t-il, la plus belle preuve. Même si Virginia ne fut pas amenée à fréquenter sa belle
famille : qui peut pour autant affirmer que la cause en était leurs origines et non l’exubérance qui
peut parfois caractériser le côté matriarcal des mères juives possessives, surtout dans les très grandes
familles comme c’était le cas pour celle de Léonard et qui expliquerait, eu égard à la discrétion
mythique et le raffinement de Virginia, qu’elle ne ressentit pas naturellement une grande propension à
la fréquentation de sa belle famille et à toute forme, même infime ou dérivée, de « vulgarité » et qu’en
sait-on vraiment d’ailleurs, ni même Mme Forrester, se croyant obligée, dans son ouvrage médiatisé
de 2009 paru aux « Editions Albin Michel », après avoir brillé antérieurement et précisément en cette
matière biographique, connaissant indéniablement son sujet, d’utiliser des penchants racoleurs de la
prose spectaculaire contemporaine ? Virginia Woolf émanait d’un milieu, d’une famille issue tout
droit de son époque évoluant en pleine ère victorienne au milieu de valeurs qui la constituaient ;
nombre de biographes commettent l’erreur majeure de juger avec presque cent trente années de
décalage si l’on se réfère à la date de naissance de Virginia, une culture et tout un contexte passés
avec nos références actuelles : quelle ineptie et quel anachronisme intellectuel ! Se véhiculaient à
cette époque depuis des décennies des idées rétrogrades, préconçues et sectaires, finalement racistes
envers les juifs accompagnées de symboles, le nez crochu, le commerce, la réussite et le sens des
affaires- les banquiers anglais étaient juifs pour une partie d’entre eux, riches et cultivés, puissants
donc jalousés. Même dans la famille Stephen, il se pouvait très bien que de telles idées, pour un père
né en 1832 et néanmoins homme de lettres à l’intellect développé, soient plus ou moins véhiculées, de
manière plus ou moins consciente, se laissant abuser par ces clichés malsains. Quand Virginia
déclare : « Je vais épouser Léonard Woolf. Il est juif et sans le sou », cela prouve indéniablement
qu’elle n’était pas antisémite mais prouve néanmoins qu’elle ne méconnaissait pas pour autant cette
image du juif près de ses sous, elle affiche par là-même une certaine provocation, selon son habitude,
pour démonter les démons qui sont liés aux juifs- Vivianne Forrester affirme également que Virginia
Woolf servit d’exutoire à son mari Léonard pour ses propres tourments, pour ses propres démons, ce
qui est un contresens, une contre vérité diamétralement absolus, une aberration mêlée à une calomnie
de grande envergure : Léonard était juif et par là-même d’une culture différente, d’un comportement
différent mais, de manière indiscutable aux dires de sa nièce Angelica Bell, même s’il était à part du
Groupe de par son statut primairement non artistique, le milieu de Blooomsbury l’adorait et le
31
respectait pour ses qualités propres, il était un phare, un moteur d’une extrême importance, en
premier lieu pour sa femme Virginia).
« Je pense beaucoup au mariage, qui pourtant ne me plaît pas parce qu’à deux on va moins vite »
(réflexion : le fait d’être seul exacerbe, il est vrai, la sensibilité ainsi que l’éveil aux autres et à tout ce
qui vous entoure- libre de notre cheminement et gestionnaire de notre propre temps, l’on a tout loisir
de laisser, à l’envi, divaguer notre curiosité. A deux, l’autre monopolise parfois d’une manière très
mobilisatrice votre attention, au détriment peut-être d’autres découvertes fondamentales ; en ce sens,
côté fort restrictif et frustrateur du couple. De plus, l’on comprend bien ici le dilemme personnel de
Virginia en liaison avec son caractère foncièrement libre eu égard à ce changement de vie radical
imminent). (1912) : « je me sens si bizarrement enfiévrée, si exigeante, si difficile à vivre, excessive,
changeante, tantôt d’un avis, tantôt d’un autre »...
Léonard représentera pour elle l’esprit concret et la stabilité, la force. Il n’était pas comme les autres,
notamment doté d’une expérience et d’un caractère tout à fait différents. Il était un homme plus
pragmatique sans être pour autant insensible et il sera sans faille pour elle. Il était strict, peu enclin à
l’humour et un peu rigide, mais juste, honnête et homme de morale. Virginia se résolut donc au
mariage. Dans son choix (c’est à dire le choix de l’homme de qualités qui convenait à son équilibre)
Virginia sera donc bien inspirée. Léonard était, de plus, très travailleur et courageux, entièrement
dévoué à sa femme et loyal comme personne n’aurait pu l’être. Le couple Woolf vivra dans d’assez
bonnes conditions financières qui évolueront au fil des succès littéraires de Virginia et des ventes de la
Hogarth Press, mais sans opulence et du fruit de leur travail commun, un couple moderne en quelque
sorte (clin d’œil à l’essai : « Une chambre à soi »). La romancière sera en outre, durant toute son
existence, déterminée à gagner et vivre sa vie par sa plume, à être toujours très lucide, combative et
engagée, ci dans ses écrits critiques, ci aux côtés de Léonard politiquement de gauche et
personnellement investi en ce domaine, mais encore à refuser les honneurs, à être honnête
intellectuellement, à dire tout ce qu’elle souhaitait et sans retenue au risque de fâcher le milieu établi ;
ce grand combat prouvera que sa situation relativement aisée d’origine jamais n’altérera sa pensée.
D’ailleurs, le choix de l’homme qui partagera sa vie ne sera pas un choix basé sur la fortune ou la
notoriété : Léonard était l’un des personnages les moins riches du milieu de Bloomsbury et également
le moins connu d’entre eux (NB : le moins riche était le peintre Duncan Grant). Virginia était assez
maladroite ou mal à l’aise envers certains actes concrets de la vie quotidienne, comme par exemple
l’argent, les relations avec les domestiques, ou encore les négociations pour lesquelles Léonard, à
l’esprit plus pratique, la relayait aisément. Résolument, il fallait à Virginia un homme comme lui. En
tant que maris potentiels, les artistes et rêveurs du Cercle de Bloomsbury, bien qu’immensément
intéressants pour Virginia en tant que tels, lui inspiraient probablement en ce sens une certaine
réticence. Elle ne connaissait que trop leurs angoisses et leurs aspirations, leur transcendance mais
aussi leurs vertiges et leur complexité (les travers des gens trop sensibles) ; il faut alors citer
l’exemple de Lytton Strachey qui la demandera en mariage en février 1909 : cette avance se traduira
par un échec. Virginia avait donc assurément besoin d’un mari plus cartésien. Léonard avait
l’intelligence et une très grande culture sans avoir le génie de son épouse, mais il était sensible sans
pour autant être torturé. Il résistera plus tard avec beaucoup de courage au traumatisme provoqué par
la disparition brutale de Virginia et s’attachera par la suite de manière passionnée, honnête et assidue à
faire vivre l’Œuvre de sa femme : quel plus bel hommage aurait-il pu lui rendre ? Léonard survivra à
la seconde guerre mondiale et à cette terrible défaite humaine et disparaîtra le 14 août 1969 à l’âge de
89 ans.
Léonard devra être très attentif à Virginia et particulièrement rôdé à sa fragilité dont il connaissait le
caractère complexe. Néanmoins, Virginia s’efforcera toujours, lors de ses crises neurasthéniques qui
émailleront le cours de son existence, de les gérer avec courage et dignité. Léonard sera en tout temps
l’homme de la situation aux côtés de Virginia et il tendra notamment à la ramener souvent à la réalité.
Il écrira, certes, avisé et reconnu en la matière, mais sera sûrement plus renommé encore dans le rôle
de professionnel de l’écriture, notamment dans celui de la maîtrise de l’outil d’édition et de promotion
éditoriale, étant pour autant doté de connaissances politiques, historiques, sociologiques et littéraires
pointues. Il était un homme stable et mature, rassurant pour son épouse et faisant tout pour qu’elle
32
puisse créer librement, favorisant comme personne n’aurait pu y parvenir son destin de grande
romancière (quand il évoquera sa femme après la mort de cette dernière, il parlera parfois de
« Virginia Woolf » et non de « Virginia »). Dans un engagement inconditionnel, Léonard la protègera
le plus possible et veillera attentivement comme un ange gardien sur l’Œuvre de sa femme. Virginia
l’aimera pour sa dévotion, pour sa grande culture et pour ses qualités rares, mais Léonard n’aura pas
sa transcendance et, sur ce point, elle demeurera dans son intimité seule jusqu’à sa mort, seule avec
ses propres tourments. Mais Léonard et Virginia Woolf se respecteront tous deux pour leur
engagement mutuel, ils vivront en l’espèce une grande histoire d’amour complice et un mariage
heureux, à l’image de ce passage du « Journal d’un écrivain » témoignant très clairement de ces
périodes de grâce qui succédèrent à leur union de 1912 et notamment des instants d’euphorie qui
accompagnèrent quelques années plus tard l’acquisition de Hogarth House et entérinèrent dès 1915 le
principe de la création de la Hogarth Press. Ce court extrait démontre très distinctement, encore une
fois contre toute idée trop systématiquement véhiculée, le côté enjoué, passionné et parfois presque
candide, du tempérament de la romancière : « je ne me souviens pas avoir, de ma vie, autant apprécié
un anniversaire- pas depuis mon enfance en tous cas. Assis à prendre le thé, nous avons décidé trois
choses : en premier lieu d’acquérir, si nous le pouvons, Hogarth (House, à Richmond) ; en second lieu,
d’acheter une presse d’imprimerie ; enfin, d’acheter un bouledogue, que nous appellerons
probablement John. Je suis follement excitée à l’idée de ces trois décisions- en particulier pour la
presse (...) » 25/1/1915.
Pour autant, les époux Woolf n’eurent pas d’enfants. Virginia le souhaitait au début de leur relation
mais fut dissuadée avec succès par les médecins eu égard à sa fragilité. Sa vie entière semblera
absorbée par son Œuvre, par l’écriture, la recherche et l’observation, par une tâche gigantesque sans
fin : une existence non terrestre et hors du Temps...
Pour en revenir à présent à son art, ligne directrice de sa vie, l’on doit réaffirmer qu’il y aura en la
matière une dimension spirituelle et physique très influente sur l’équilibre de Virginia, dans le sens où
l’écriture constituera sa forme vitale d’expression qu’elle vivra alors pleinement et sans compromis :
ce sera réussir ou être condamné au bâillon, à l’herméticité. Au fur et à mesure que l’âge avancera,
l’écriture la fatiguera physiquement, car Virginia travaillait énormément et était dotée d’une réelle
puissance en la matière, guidée par la passion mais également par le perfectionnisme, ne bridant
jamais l’énergie nécessaire pour parvenir à ses fins. En outre, le fait que Léonard, homme cultivé,
écrivait lui aussi, devait approfondir à travers leur intérêt commun pour la littérature leur découverte
mutuelle- soutien, certes, mais aussi raffinement...
Léonard Woolf sera publié une première fois en 1913 pour son roman : « The Village in the Jungle »
inspiré de ses expériences en terres coloniales, colonialisme qu’il apprendra graduellement à détester,
suivi en 1914 d’un autre roman : « The Wise Virgins » et en 1916 d’un essai politique majeur :
« International Government » qui prône l’émergence d’une agence internationale à vocation de
renforcer la paix mondiale, ouvrage qui servira d’exemple de proposition par le gouvernement
britannique dans ses projets de fondation d’une Ligue des Nations à Genève (NB : la « League of
Nations Society », initiée en 1916 et dont Léonard Woolf fut le moteur intellectuel principal, a induit
le concept plus large d’une « League of Nations Union » fondée le 13 octobre 1918 par la jointure de
ladite « League of Nations Society » avec la « League of Free Nations Association », ces deux
dernières organisations ayant été précurseurs d’une organisation internationale à vocation de
maintien de la paix, alors même que le conflit de la première guerre mondiale faisait rage- Léonard
Woolf sera actif au sein de ces organisations durant toute la durée de la « grande guerre ». C’est
finalement le projet d’une « Société des Nations », appelée en anglais « League of Nations », qui
achèvera sa forme finale le 14 février 1919 et dont la ville de Genève sera choisie comme siège le 28
avril suivant, création qui sera définitivement entérinée à l’occasion du Traité de Versailles le 28 juin
de la même année, traité lui-même élaboré lors de la conférence de paix de Paris de 1919 dont le but
était d’asseoir une paix durable en Europe. C’est le 26 juin 1945 que la charte donnant naissance à
l’« Organisation des Nations Unies- O.N.U »- succédant à la « Société des Nations », sera scellée).
(NB : il est à noter combien des gens comme Léonard Woolf et John Maynard Keynes seront, au
niveau politique pour l’un et politico-économique pour l’autre, des précurseurs en leur matière par
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les travaux qu’ils entreprirent et les références qu’ils laissèrent). A l’arrivée de la première guerre
mondiale, Léonard Woolf accroîtra son intérêt pour la sociologie et la politique et militera pour le
Labour Party (parti travailliste) dans lequel il continuera à s’investir entre les deux guerres notamment
sur les questions coloniales. Il commencera à écrire pour le New Statesman à partir de la première
guerre et éditera en 1919 la « International Review » ainsi que la section internationale de la
« Contemporary Review » entre 1920 et 1922. Il sera directeur littéraire de la Nation Athenaeum entre
1923 et 1929, directeur adjoint de The Political Quarterly entre 1931 et 1959 et accessoirement
secrétaire des comités consultatifs du Labour Party sur les questions coloniales et internationales.
Léonard Woolf sera l’auteur jusqu’en 1969, année de sa disparition, de pas moins de quatorze autres
ouvrages, essais d’orientations géopolitique et sociologique pour la plupart et de six récits
autobiographiques dont son « Journal à Ceylan : 1908-1911 ».
En mai 1917, Léonard et Virginia Woolf fonderont officiellement à Richmond (banlieue ouest sudouest de Londres) leur maison d'édition : la Hogarth Press. Cette création représentera une période de
très grand bonheur pour le couple, une expérience fascinante qui liera la forme (l’outil) au service du
fond et qui scellera définitivement les époux Woolf en une passion commune : la lecture et l’écriture.
Cette époque sera celle d’un rêve : ils vivront cette immense Aventure comme deux formidables
moteurs respectifs au sein de leur histoire d’amour personnelle. La forme (la Presse) au service du
fond (en outre les écrits de Virginia), exemple unique de symbiose dans l’Histoire de la littérature :
n’était- ce pas, dans leur cas, le cadre d’une union parfaite ?…
La Presse sera bientôt dotée d’un associé prépondérant : John Lehmann et publiera, directement de
l’anglais ou en version traduite en anglais de la langue originale, outre Virginia Woolf, de nombreux
jeunes talents qui deviendront pour certains de grands noms, mais aussi d’autres auteurs déjà réputés
ou en passe de l’être ainsi que de grands maîtres classiques tels, dans les tous premiers temps, l’amieécrivain de Virginia : Katherine Mansfield pour « Prelude » en 1918, puis le romancier et critique
littéraire britannique Edouard Morgan Forster pour : « The story of the Siren » en 1920, les romanciers
russes Maxime Gorki, Léon Tolstoï et Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, le poète espagnol Federico
Garcia Lorca, le poète américain et critique littéraire Thomas Stearns-Eliot (pour notamment :
« Poems » en 1919 et : « The Waste land » en 1923), ou bien encore le psychanalyste autrichien
Sigmund Freud pour lequel la Presse éditera l’intégralité de ses travaux en vingt-quatre volumes ;
mais aussi la romancière anglaise amie de Virginia Victoria Sackville West pour : « Sissinghurst » en
1931 et également John Middleton Murry, mari de Katherine Mansfield et critique littéraire
britannique pour son ouvrage : « The Critic in Judgment » publié en 1919, mais encore William
Plomer, jeune romancier et poète sud africain, pour son roman : « Turbott Wolfe » (NB : Virginia était
en outre une grande alliée de la poésie, adorant les belles œuvres poétiques, mais goûtant peut-être
avant tout la poésie de la Vie- son style à travers ses ouvrages en est le reflet permanent). La Presse
publiera aussi Mary Hutchinson, amie de Clive Bell, pour ses « Fugitive Pieces » et également
Marjorie Strachey, sœur de Lytton (NB : cette liste demeure bien sûr non exhaustive). La Presse allait
donc devenir un instrument cosmopolite prépondérant de promotion culturelle et notamment de
promotion de la littérature moderne non exclusivement britannique, un outil de très grande qualité qui
éditera pas moins de cinq cent vingt cinq ouvrages de 1917 à 1946, à cet effet une aventure inégalée
dans l’Histoire littéraire anglaise à laquelle d’ailleurs collaboreront bon nombre d’amis issus ou
gravitant autour du Cercle de Bloomsbury, très noble cause alors que se seront assignés les époux
Woolf (NB : parallèlement, il convient également de mettre en exergue l’immense richesse de
l’Histoire culturelle britannique qui fut le cas aussi du foisonnement culturel et idéologique qui s’est
exercé sur la pensée et la sensibilité européennes du premier tiers du XXème siècle).
Virginia et Léonard Woolf ouvriront donc leur propre voie éditoriale en publiant en 1917 un livre de
deux histoires courtes écrites par chacun d’eux : « The Mark on the wall » / « Three Jews » (le style de
Virginia y est encore, à ce stade, de facture classique).
Son premier roman : « La Traversée des apparences » sera publié antérieurement à la création
officielle de la Hogarth Press, en 1915, chez Gerald Duckworth son demi-frère. Ce tout premier
ouvrage, pièce maîtresse de son Œuvre, reflète certains des futurs thèmes de prédilection de la
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romancière à travers une identification avérée de cette dernière avec le personnage central de
l’ouvrage, en l’occurrence Rachel Vinrace. En effet, le roman traduit en la personnalité de Rachel un
profond tumulte intérieur reflet de questionnements existentiels essentiels caractéristiques de la propre
complexité de Virginia Woolf elle-même. Cette propension tranche radicalement avec le
comportement des autres personnages (passagers de cette traversée) issus de la bourgeoisie postvictorienne, ennuyeux et rigides, médiocres et superficiels voire pédants, prétentieux et suffisants pour
certains, orgueilleux et égocentriques, tous inconsistants et cherchant à trouver leur substance à travers
le regard des autres (notion liée à l’apparence bien évidemment) ; en anglais : « The Voyage Out »,
littéralement et en français : « Le Voyage extérieur », par opposition bien sûr au « Voyage intérieur ».
Ces personnages traduisent dans leur ensemble l’indélicatesse face à la dimension intime de Rachel
Vinrace, phare central de ce théâtre humain, devenue presque médium lorsqu’elle disparaît subitement
à la fin du roman, vidant ainsi brutalement la scène de son contenu : les différents acteurs apparaissent
alors plus que jamais dans toute leur inconsistance, leur superficialité et leur désoeuvrement, Rachel
semblant, de manière médiumnique, vouloir éclairer leur inexistence à travers le déchaînement subit
des éléments...
Ce canevas obscur, d’une grande beauté et d’une immense profondeur, l’un des romans les plus
satiriques de Virginia Woolf et aussi le plus conventionnel dans sa structure, augure pour autant une
singularité évidente eu égard à cette étrange sensibilité reflétée. Le lecteur est transformé avec
ravissement en spectateur éclairé de cette vie sociale embarquée (et débarquée) mais également en
témoin de cette vie toute intérieure traduisant un hermétisme qui fait vaciller, une essentielle
incommunicabilité entre les êtres...
Ce roman reflète une nette et haute aptitude à l’art de la mise en scène (plus que de la narration),
notamment par un style infiniment suggestif, une structure d’une grande solidité et un récit doté de
portraits acérés. Les différentes situations sont fondées sur une observation humaine très fine et
perspicace : un art totalement maîtrisé. Il est à préciser à ce sujet que la conception de ce premier
ouvrage demandera à la romancière de nombreuses années d’un travail acharné mais aussi de
difficultés et de crises émotionnelles à le mettre au point, tant Virginia Woolf transposa en son
personnage central ses tourments les plus intimes. Enfin, noter l’apparition pendant la traversée, avec
brillance et élégance, de Clarissa Dalloway et remarquer également une certaine dimension intérieure
annonçant une autre facette de ce personnage à ce stade non encore développée- elle disparaît de la
scène lors de la première escale et réapparaîtra dans six nouvelles, dont : « Mrs Dalloway dans Bond
Street » parue en juillet 1923 dans la revue Dial, dans : « Le Premier Ministre » qui succèdera au texte
précédent et dans : « La Robe neuve », nouvelle écrite en 1925 et publiée dans la revue Forum en
1927. Le personnage de Clarissa prendra bien évidemment toute son essence dans le roman : « Mrs
Dalloway » publié en 1925.
« Nuit et Jour », débuté en 1918 et publié fin 1919, sera son deuxième roman, édité également, mais
pour la dernière fois, chez Duckworth (la Hogarth Press publiera dans l’entre fait en mai 1919 une
nouvelle écrite par Virginia : "Kew Gardens"). Encore conventionnel au niveau structurel, il évoque
notamment, de manière autobiographique quant aux thèmes de prédilection qui animent la romancière,
la position de la femme dans la société londonienne du début du XX ème à travers la mise en scène de
jeunes gens vivant des vies différemment éclairées au sein de nouvelles valeurs socioculturelles- le
lien au « berceau de Bloomsbury » apparaît alors en filigrane. Le personnage de Katharine, née dans
une famille distinguée et cultivée (les Hilbery), ne croit pas en l’amour passionné et construit sur les
souvenirs et attaches de son passé sa propre échelle de valeurs et sa vision de l’Existence. Elle forme
avec Mary, William et Ralph, un milieu affectif où les contrastes, mais aussi les rapprochements
idéologiques et sentimentaux, se révèlent habilement sous la plume de la romancière, chacun des
protagonistes cherchant à travers les changements de société à définir leur voie propre et surtout des
sentiments profonds- le livre en est une exploration. La peinture des milieux s’avère finalement, en
l’espèce, de moins premier ordre que les analyses intérieures, toujours maîtresses chez Virginia Woolf
et toujours essentiellement insaisissables...
35
Viendra ensuite en mars 1921 l’heure d’une nouvelle publication de Virginia Woolf à la Hogarth Press
illustrée par sa sœur Vanessa : « Lundi ou Mardi » (« Monday or Tuesday »), recueil de sept
nouvelles : « Blue and Green ; An Unwriten Novel ; A Haunted house ; The String Quartet ; A
Society ; Monday or Tuesday ; Solid Objects » publié la même année chez Harcourt Brace &
Company aux Etats-Unis sous la forme d’un recueil de huit nouvelles dont deux déjà publiées par la
Hogarth Press évoquées précédemment qui ne s’imposaient donc pas dans la version de ce recueil
éditée par la Hogarth Press : « The Mark on the wall » antérieurement éditée en 1917 et « Kew
Gardens » en mai 1919. Dans cette version américaine, il s’agira de l’ensemble suivant : « Blue and
Green ; The Mark on the wall ; Kew Gardens ; An Unwriten Novel ; A Haunted house ; The String
Quartet ; A Society ; Monday or Tuesday ». (NB : la nouvelle « An Unwriten Novel »- « Un Roman
qu’on n’a pas écrit » fera l’objet en juillet 1920 d’une première publication dans la revue London
Mercury et sera maintenue dans le recueil « Lundi ou Mardi » publié en mars 1921 par ladite Presse
ainsi que dans la version américaine du recueil). La voie littéraire de Virginia semblera dès lors se
tracer inéluctablement...
En tant que femme extrêmement sensible, l’écriture et la lecture la plongeaient dans un univers qui
l’accaparait totalement et elle vivra ce schéma passionnel pour chacune de ses créations. La
romancière oscillera toute sa vie entre le monde réel et son monde à elle ; la lecture sera en outre
primordiale pour Virginia et sa culture pourrait difficilement de nos jours être égalée. Enfant, elle lira
des dizaines de volumes d’histoire en latin et suivra des cours de grec à domicile. De même, elle
apprendra et lira plus tard le russe (elle sera notamment une fervente adepte de Tolstoï), ou encore
l’italien en 1932, puis s’intéressera à bon nombre d’auteurs étrangers qu’elle lira bien souvent dans la
langue originale, comme ce sera le cas pour certains auteurs français par exemple. Au fil de son
Œuvre et à chaque ouvrage entrepris, correspondra toujours un investissement démesuré qui fera
parfois ressurgir au fond d’elle des souvenirs douloureux qui la feront chuter. L’achèvement de son
travail sera souvent vécu au plus profond de sa sensibilité comme un bouleversement, un retour
régressif et brutal vers la réalité et elle perdra momentanément, dans ces instants, la dynamique qui la
faisait vivre. Mais presque aussitôt, hormis les périodes difficiles qui ont accompagné entre autre
l’écriture de : « Mrs Dalloway », ou bien qui ont succédé à la recomposition de son plus long roman :
« Les Années », ou bien encore qui ont été vécues pendant la création et après l’achèvement des
« Vagues » ou de son ouvrage-clef : « La promenade au Phare », comme le Phénix renaissant de ses
cendres, elle s’envolera chaque fois vers une nouvelle Aventure, avec enthousiasme et singulière
intensité dans sa créativité, laquelle, presque toujours, débouchera sur une œuvre majeure...
Virginia comparera l’écriture à une drogue, à un formidable remède anti-dépressif qui lui sera
quotidiennement nécessaire pour son équilibre et ainsi ne plus se consacrer qu’à cette puissante
manière de retranscrire la Vie. La passion de l’écriture, la joie (ou la « torture ») de se relire, de
corriger un mot, une phrase, une virgule et ce d’une manière toujours plus fine et consistante, le
bonheur de ressentir cette formidable énergie qui, chaque jour de votre existence, vous comble et vous
transporte, cette soif de retranscrire l’évidence et la puissance, elle la détenait également. Ce choix que
fera Virginia de consacrer sa vie entière à l’écriture et que Léonard acceptera, correspondra à une
énergie créatrice qu’elle ne pourra réfréner et qui la submergera de sensations toutes plus intenses les
unes que les autres, comme si tout à coup Virginia levait le voile d’un grand Mystère : comme si elle
pressentait, elle découvrait les fondements essentiels de la Vie. Viviane Forrester écrira en préface de :
« Trois Guinées » : « Solitude de Virginia Woolf. Et, dans ces pages vigoureuses, ironiques, quelle
somme de souffrance enfouie ! Voyez cette femme, on la dit privilégiée. Elle suffoque, solitaire,
même parmi les autres femmes aveuglées » (apparence assurée et privilégiée– aventure intérieure
profonde et tumultueuse). Virginia ressentait l’immense richesse de l’Existence, mais elle faisait de
cette dernière un Idéal jamais atteint et ce parfois à son grand désarroi. Le mot « solitude » peut être
corroboré pour dépeindre cette approche toute personnelle de Virginia à l’égard de la Vie. L’écriture
est un acte solitaire et Virginia appréciait fortement les longues ballades seule à parcourir la campagne
de Rodmell, lesquelles suscitaient en elle une forte inspiration sans distorsions humaines extérieures.
Elle captait comme personne la beauté qui l’entourait, jouissant de ces spectacles comme une « orgie »
d’images, de sons, de senteurs et de lumières, de sensations (« une orgie », selon ses propres termes).
Son style reflète d’ailleurs parfaitement l’intensité de ces moments, révélant un grand sens des belles
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images poétiques, toujours fines et sensibles et généralement liées aux descriptions des Eléments et de
la Nature avec lesquels elle se sentait en communion, en osmose et qui revêtent alors une puissance
étonnante et pénétrante. Pour autant, lorsque l’on sait qu’elle appréciait également les relations
humaines de qualité et les discussions raffinées et subtiles, voire l’activité mondaine de certains salons
londoniens attisant de manière évidente sa curiosité naturelle et qu’elle était également, à ses heures,
investie dans l’activité des femmes de Rodmell qu’elle connaissait toutes très bien, l’on peut y voir un
côté opposé de sa personnalité, l’opposition, voire parfois le paradoxe, ayant bien souvent constitué un
fil directeur tout au long de sa vie, reflétant ainsi un intellect complexe et une très grande sensibilité,
une volonté de vision complète et « absolue » : un franc penchant pour la solitude, mais aussi une
attitude ouverte et généreuse envers les relations humaines et les activités qu’elles génèrent. Il
convient de préciser qu’elle adorait également les ragots et que, sommes toutes, ces multiples relations
humaines lui apportaient avant tout une source unique et inépuisable d’expériences et d’exercices
psychologiques, de réflexions et de connaissances, alors formidable terreau pour la fertilité de sa
création.
Cette singulière et rare honnêteté, cette franchise à l’égard de la Vie, palpable à travers toute son
Œuvre et tout au long de son existence, la mènera tout aussi spontanément sur la voie d’un
engagement inconditionnel envers la cause féminine ; à ce titre, l’on doit d’ailleurs ajouter qu’elle
s’investira en 1910 avec la plus grande sincérité dans un mouvement de suffragettes et recevra le 4
juin 1928, à la veille de concevoir l’essai : « Une chambre à soi », fer de lance de son combat
entrepris avec, plus tard, l’essai : « Trois Guinées », le prix « Fémina Vie Heureuse » qui ne semblera
pas la ravir outre mesure : tout semble alors, en la matière, être énoncé.
Viviane Forrester écrira encore, au sujet de la sensibilité de la romancière : « Virginia qui sait si bien
transcrire le silence et troubler la langue. Virginia qui sait tant dire et faire entendre ce qu’elle ne dit
pas (…) Oui, solitude de Virginia Woolf. De la femme et de l’écrivain. De la femme écrivain (...) elle
sait lire le monde sans passer par la traduction qu’en donnent la langue, les discours, la syntaxe et…
les livres. Elle perçoit aussitôt ce qui circule (et comment ça circule) (...) Elle voit. Elle entend. Un
monde nu, cru, âcre, dépouillé de ses atours (…) ».
A travers ses engagements, Virginia Woolf était donc profondément sincère face à la Vie ; elle voulait
et va bientôt de manière essentiellement contraire aux structures classiques romanesques, retranscrire
les cheminements de l’esprit et ainsi traduire le courant fulgurant de la pensée humaine qui échappe à
toute structure établie. Voilà ce que voulait Virginia, son but : transcrire ses impressions à la
perfection et ce comme un fidèle reflet de l’Existence. Formidable source d’impressions, Virginia
captait les signes qui circulaient autour d’elle que sa puissante sensibilité personnelle lui donnait
l’occasion d’apprécier avec le plus grand bonheur : « Je voulais parler de la mort, mais la vie a fait
irruption comme d’habitude » « Journal » 17/2/1922. Une zone où elle oscillait, entre la perception de
la Vie et l’intuition de la mort, des capteurs des deux côtés. La vie de Virginia Woolf sera un
formidable voyage au fond d’elle-même et dans les tréfonds de l’Existence...
En 1922 paraîtra son troisième roman : "La chambre de Jacob", commencé en 1920. Ce dernier, en
hommage à son frère Thoby disparu, annoncera alors un style nouveau en nette démarcation avec la
structure rigide du roman classique et ébauchera une toute nouvelle méthode de narration, ou plutôt
d’anti-narration (ce procédé mûrira par la suite). Au cours d'une conférence à Cambridge en 1924,
elle se positionnera d’ailleurs fermement contre le classicisme romanesque : "L'écrivain semble se
croire obligé (...) de fournir une intrigue, de fournir de la comédie, de la tragédie, de l'amour et une
apparence de plausibilité qui enrobe le tout si impeccablement que si toutes les silhouettes prenaient
vie, elles se retrouveraient habillées jusqu'au dernier bouton de leurs guêtres à la toute dernière mode
(...) La vie est-elle ainsi ? Est-ce ainsi que doivent être les romans ?". A partir de : « La chambre de
Jacob », l’écriture de facture classique chez Virginia Woolf cèdera donc la place à des romans
beaucoup moins traditionnels (mais pas systématiquement). L’exaltation qu’elle ressentira à manier
ses idées et le pouvoir qu’elle aura d’utiliser les mots avec grâce et profondeur lui conféreront un style
totalement innovant et une intensité saisissante. Virginia a quarante ans à l’époque de : « La chambre
de Jacob », elle est une femme qui semble suivre sa voie d’une manière alors plus assurée. Elle
37
dérogera donc à la tendance structurelle classique du roman en construisant les siens sur un mode de
fonctionnement infiniment plus proche de la pensée humaine (« the stream of consciousness » : le
courant de la conscience), cherchant à décrire la Vie par ses sens et son esprit, en « temps réel » pour
reprendre une expression actuelle, en suivant le cours de ses vibrations intérieures, en suivant le vrai
fonctionnement de la pensée humaine, laquelle, par essence, n’est jamais structurée et est
foncièrement volatile, évoluant avec une rapidité fulgurante d’une pensée vers une autre, d’une
humeur à une autre ou du présent au passé, définissant alors l’individu sous mille et une facettesl’être humain n’est donc jamais fini, il évolue jusqu’à sa mort : chaque jour, chaque minute, je suis un
autre. Se trouve alors démontée la structure traditionnelle du roman et ses procédés usuels de narration
qui ont tendance à sertir les personnages dans des pages, à les fixer, à les figer. Le Temps prendra
alors, en ses écrits, une toute autre dimension et glissera à l’envi, comme par magie, la fiction
supplantant la réalité, puis l’inverse ; le dialogue ou la description, la narration fera alors place au
ressenti : tout s’enchaînera sans logique, mais avec vie et à la vitesse de la pensée. L’entrelacement
d’idées et de sensations, semblant à priori anarchique, se révèlera finalement en un tissu de liens
complexes, un tourbillon traduisant une fois encore une formidable propension à l’évasion. Il doit
d’ailleurs être mis en évidence que le style de Virginia Woolf, ou même la syntaxe dans ses ouvrages,
traduisent cette liberté de vagabondage de son esprit, toujours fulgurant et transperçant. Le lecteur qui
la découvre peut être dérouté par la construction de ses écrits, ce qui sera particulièrement le cas du
roman : « Les Vagues » ou encore, dans une moindre mesure, de : « Mrs Dalloway ». Virginia Woolf
créera donc bien un nouveau style de roman et même d’écriture et de retranscription, de traduction,
mais il est très important de noter également que ses textes, malgré leur aspect parfois déroutant et
impalpable, garderont en tous temps une très grande cohérence, une maîtrise totale de la forme, de la
structure, au service d’une déstructuration fondamentale. Elle s’avèrera aussi, en plus de ses qualités
aiguisées d’essayiste en son combat pour la défense de la cause féminine, une redoutable critique
littéraire et également une talentueuse mais atypique biographe. Il convient enfin de préciser que
malgré l’aspect complètement innovant de son style romanesque et ses facultés personnelles à
appréhender et analyser avec sagacité les mutations du XX ème siècle, Virginia Woolf demeurera tout
de même très imprégnée des fondements et valeurs classiques des siècles précédents, garants pour elle
d’une finesse précieuse et d’une culture inouïe.
Le roman : « La chambre de Jacob » met en scène Mrs Flanders, veuve et ses trois garçons. Jacob
Flanders est clairement l’identification de Thoby, le frère disparu de Virginia : il évolue dans un cadre
estudiantin qui est, à travers la fiction, le contexte relationnel originel de Thoby et de ses camarades
étudiants de Cambridge, terreau idéologique du « groupe de Bloomsbury ». Dans la fiction, Jacob
Flanders entre en ce milieu en 1906, il a dix-neuf ans et, voué à un destin tragique, sera tué lors de la
grande guerre. Thoby est, dans la réalité, décédé brutalement de la fièvre typhoïde à la fin de l’année
1906, il avait alors vingt-six ans. Le lecteur entre donc, par le biais de ce roman, dans les sources
intellectuelles, spirituelles et culturelles de ce milieu estudiantin et, à l’occasion de cette évocation,
constate combien les uns et les autres étaient férus de lecture voire d’écriture et assoiffés de
connaissances, de romans et de poésie, l’intellect et les sens en tous temps stimulés par la fougue de la
jeunesse. Thoby (Jacob), comme sa sœur Virginia, est toujours en décalage avec la réalité qui lui est
étrangère et avec la société dont il scrute les faiblesses et au sein de laquelle il ne trouve pas sa place.
Au fil de l’ouvrage et par une subtile méthode de narration où le présent se lie au passé et au futur, le
lecteur découvre peu à peu Thoby de manière intime en mesurant, à travers l’évocation fluide, vivante
et contrastée des Eléments et personnages qui l’entourent et lui donnent sa substance, la dimension du
personnage, ce qui, à ce stade, annonce bien évidemment une façon toute intérieure d’animer la
flamme de la scène romanesque.
Son quatrième roman : « Mrs Dalloway » (1925) poursuivra et densifiera considérablement cette
singulière approche, ce « système », constituant alors un véritable tournant dans l’intensité et la
construction de l’Œuvre de Virginia Woolf : une pièce maîtresse de sa création romanesque, l’une de
ses œuvres majeures (NB : se reporter au deuxième chapitre consacré à son analyse).
En 1925, la sortie de l’ouvrage : « The Common reader » (« Le lecteur ordinaire ») reflétera cette fois
le côté critique de son travail. Elle commencera en fait dès son adolescence à exercer ce don avec une
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brillante acuité qui débutera alors de plain-pied quelques années après sa « carrière » d’écrivain.
Virginia écrira en effet dès 1904 de fins articles avisés, perspicaces voire acérés dans des journaux et
magazines nationaux spécialisés, tels le « Guardian » ou par la suite le « Times Literary Supplement »,
ou bien encore « The Nation ». Son activité journalistique se limitera d’ailleurs dès lors que sa
créativité de romancière libèrera son génie et ce à partir de 1919-1920. En 1938, elle stoppera
définitivement sa collaboration avec le « Times Literary Supplement » pour en entreprendre une
nouvelle avec le «New Statesman ». « The Common reader » sera dédié à son grand ami et « rival »
intellectuel Lytton Strachey. L’ouvrage se présente sous la forme d’une collection d’essais ; son titre
évoque la volonté de l’auteur d’une littérature lue par le plus grand nombre de lecteurs ordinaires non
particulièrement lettrés : une noble cause encore.
Son cinquième roman : « La promenade au Phare » (1927) dresse le portrait de ses parents et retrace
le cadre de vie de son enfance et de son adolescence dans l’univers heureux de la maison familiale de
vacances de St-Ives en Cornouailles. La Famille Ramsay est la famille Stephen : le fictif comme mise
en scène des « éléments » du réel, schéma omniprésent dans l’Œuvre de Virginia Woolf. Ses parents,
au centre de l’ouvrage, semblent y vivre par la plume de Virginia et le lecteur capte notamment
l’extrême finesse des émois de Julia Stephen. Elle apparaît d’une grande droiture, d’une haute
noblesse de coeur et d’esprit, formelle, digne et réservée, froide et secrète, rigoureuse, paraissant
presque triste (à la passion érodée) mais très attentive au bien-être de ses enfants, portant à elle seule
l’équilibre affectif de toute la petite famille Stephen et palliant à certains égards les faiblesses de son
mari. Au fil de l’ouvrage, le récit reflète clairement une connivence sensible et privilégiée de Julia
avec ses enfants : des vibrations à l’unisson. Julia apparaît extrêmement respectueuse, admirative et
révérencieuse à l’égard de son mari, solide aussi, dévouée et honnête quant à ses devoirs de mère et
d’épouse, mais orgueilleuse. Le lecteur ressent également l’extrême complicité entre Virginia et sa
mère sur des bases essentielles de sensibilité féminine, mais aussi sur des traits et fonctionnements
psychologiques qui leur étaient communs : volatilité de l’esprit, angoisses et questionnements
existentiels, caractère sombre et dépité parfois face à la Vie, grande faculté d’analyse et profonde
curiosité naturelle, acuités perceptives et émotionnelles face à l’Existence, ainsi qu’un côté ascendant
et impressionnant de leur personne sur autrui. L’on capte également une connivence prononcée entre
Virginia et son frère Thoby ainsi que, d’une manière transitive, entre Thoby et sa mère Julia : la
sensibilité comme fil conducteur.
Leslie Stephen apparaît quant à lui comme un créateur solitaire bourru et un peu « tyrannique », sans
toutefois aucune méchanceté, fidèle à une approche masculine plus rationnelle qu’intuitive, mais pour
autant inspirée et humaine, passionnée et méditative. Son personnage s’avère inscrit dans une attitude
patriarcale rigide et exigeante à certains égards, en tout cas prédominante, mais Leslie Stephen se
révèle également être un père très protecteur au tempérament plutôt optimiste. L’on ressent toutefois
l’aspect « brutal » du comportement masculin par rapport à la finesse comportementale et à la
sensibilité de Julia Stephen. Ce trait met alors en évidence les véritables qualités cachées de cette mère
en comparaison avec l’attitude parfois démonstrative du père visant de manière directive à une
reconnaissance personnelle (à une valorisation) et ce à travers l’amour des siens, mais démontrant par
là-même de véritables faiblesses- les qualités et forces de Julia, alors personnage de l’ombre,
apparaissent au grand jour et, à travers ces portraits saisissants, c’est un véritable miroir de l’enfance
de Virginia que la romancière offre au lecteur, révélant ainsi par la même occasion toute la complexité
de la psychologie familiale.
Mais, l’espace d’une phrase et au beau milieu du roman, Mrs Ramsay (Mrs Stephen) disparaît aussi
brutalement que l’événement se produisit dans la réalité : la maison de St-Ives semble alors, de
manière solitaire, palpiter au rythme des vagues qui s’échouent sur le rivage et vivre un calme et une
beauté éternels. Un fracas sourd mais affirmé paraît pourtant, au beau milieu de la nuit, vouloir rendre
hommage à cette existence passée- la maison et les Eléments qui l’entourent revivent alors, d’une
manière étrange et orpheline, dressant l’échine, mais semblant pour autant voués à une nuit éternelle.
L’on retrouve à ce moment précis la forte empreinte médiumnique identifiée dans la plupart des
grands romans de Virginia Woolf. Au fil du « récit », la maison va se désagréger pour renaître alorsc’est la fuite du Temps et la magie de la Vie : « (…) était arrivé cet instant, ce flottement où l’aube
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tremble et la nuit hésite, où visité par une plume, le plateau de la balance penchera. Une unique plume
et la maison, s’affaiblissant, s’écroulant, serait allée s’engloutir dans les profondeurs des ténèbres (…)
pour reposer sur les sables de l’oubli ». La disparition de Julia Stephen laisse la petite famille
tétanisée, figée, désorganisée et désemparée, vide de sens ; ces passages de l’ouvrage prouvent
d’ailleurs à quel point Julia constituait le pivot central au sein de la maisonnée. La mort de Julia fait de
Leslie Stephen un homme maussade et anxieux. La mère de Virginia va alors continuer à « vivre » à
travers le personnage de Lily Briscoe revenue sur les lieux plusieurs années après et la promenade au
Phare s’effectuera finalement longtemps après la disparition de Julia : Lily Briscoe observera pendant
des heures les enfants Ramsay et leur père s’éloigner en voilier, jusqu’à ce qu’ils disparaissent
totalement à la fin de l’ouvrage, arrivés au Phare au terme de leur traversée. Cette longue observation
sera pour elle l’occasion d’intenses réflexions et sensations intérieures qui se traduiront par une
étrange transmission de pensée avec un voisin immédiat témoin indirect de la scène et occupé à lire…
Le personnage de Lily Briscoe est de tout premier ordre au sein de ce vaste tableau. On la voit peindre
la même toile à travers les années, ouvrage qui prend alors l’aspect d’un exutoire reflet photosensible
de ses questionnements intimes ainsi que des énergies et vibrations environnantes. Mais cette création
reflète un très grand hermétisme et une réelle incapacité, dans le sens fécondité artistique, une stérilité
profonde (thème de tout premier ordre pour Virginia Woolf). Le chevalet de Lily se positionne, année
après année, au même endroit du jardin : la haie et l’arbre semblent fixer les bases solides et concrètes
du décor, inaliénables au Temps et pourtant, mille impressions, visions et humeurs vont faire de cette
composition et au fil des ans un tableau inachevé et inachevable aux facettes infinies, symbolisant en
fait le grand Schéma de la Vie. La plume de Virginia semble alors, une fois encore, traduire une
symbiose artistique essentielle entre l’écriture et la peinture, virtuose des mots, artiste née vouée à la
profondeur. L’ouvrage dévoile également, au contact des Eléments, de très belles et puissantes
envolées poétiques infiniment suggestives et extraordinairement picturales parfaitement maîtrisées par
son auteur (NB : parallèlement, Virginia démontre en cette occasion de hautes connaissances
techniques en matière de peinture).
A travers ce roman, est aussi clairement révélée une des facettes de son travail critique d’écrivain et
notamment le sentiment précoce de Virginia de nécessaire défense de la cause féminine, lequel fut
tout simplement vécu pendant son enfance comme une évidence et comme un combat naturel et
spontané, légitime contre une forme d’oppression insoutenable. Il sera inscrit dans un féminisme non
directement politique, qui eût prôné aveuglément une égalité naturelle absurde, mais dans un
féminisme intelligent érigeant et honorant foncièrement la féminité comme une valeur essentielle au
même titre que le respect et l’équité.
Il convient enfin d’ajouter qu’une fois encore, la singulière finesse stylistique de Virginia tisse avec
une grande intuitivité et une profonde psychologie la trame intime des relations humaines et
notamment des rapports affectifs et éducatifs originels de la famille Stephen : « Autrefois, je pensais à
lui et à maman tous les jours ; mais le fait d’écrire Le Phare les a exorcisés dans mon esprit (je crois
vraiment que tous deux m’obsédaient de façon malsaine et qu’écrire sur eux fut un acte nécessaire) »
écrira-t-elle dans son « Journal » le 28/11/1928. La rédaction de cet ouvrage touchera et épuisera
Virginia au point qu’elle écrira avoir ressenti l’envie de se suicider comme jamais elle ne l’avait
ressentie depuis 1913. Il s’agissait pour elle, en l’écriture de ce roman, de conjurer les vieux démons
de son enfance, à savoir l’aspect émotionnel de ses souvenirs et certains des traits parentaux évoqués
ci avant. L’on peut donc aisément comprendre toute l’énergie et l’émotion qu’elle mit en cet ouvrage
qui constitue lui aussi l’une des œuvres capitales de Virginia Woolf : « (…) Nessa est pleine
d’enthousiasme : spectacle sublime et presque bouleversant. Elle dit que c’est un portrait étonnant de
notre mère, que je suis un peintre de portraits inouï. Elle a vécu le livre et trouvé cette réincarnation
des morts presque douloureuse » « Journal » 11/05/1927.
« Orlando (une biographie) » (1928) sera dédié à sa grande amie écrivain Victoria Sackville-West. Il
brillera comme un ouvrage tout à fait atypique dans son Œuvre : « c’est une farce », c’est ainsi que le
qualifiera Virginia Woolf peu après sa parution. Il est le roman le plus accessible de Virginia Woolf et
sûrement le plus fantasque. D’un coup de cape et dès les premières pages de cette surprenante
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biographie en forme de conte fantastique, Virginia Woolf plonge le lecteur dans un univers légendaire,
somptueux et grandiose où la beauté et la richesse semblent avoir trouvé leur Saint-Siège. Le style de
Virginia Woolf, une fois encore d’une haute esthétique, est totalement maîtrisé, mais, à l’unisson,
c’est par ses sens et sa sensibilité, sa poésie et sa jeunesse, sa vitalité que le personnage d’Orlando est
appréhendé. Au fil des pages, l’étrangeté s’installe et la glace, symbole figé et féerique de cette nuit
d’amour cristalline, semble fusionner avec le cœur passionné d’Orlando...
C’est le roman d’une mutation d’un sexe vers l’autre et de la découverte, pour Orlando, d’une
existence androgyne et ainsi des voluptés et finesses de la féminité tout en jouissant de son expérience
masculine passée, ce qui provoquera en « elle » force paradoxes, émois et dilemmes déconcertants à
parfois ne plus savoir à quel sein se vouer. Ille vivra alors cette dualité avec une grande curiosité, les
yeux écarquillés sur la Vie, sur ses vies. Au fil du récit, Orlando va vivre de multiples existences
(mille rebonds) à la mesure des nombreux événements insolites qui vont ponctuer son long parcours à
travers le Temps : Orlando va peu à peu et de manière très douce renoncer à sa masculinité et devenir
femme, résolument et irrémédiablement. Le lecteur capte également, en l’occasion rêvée de cette
mutation et des analyses qu’elle implique, de petites touches de féminisme parfaitement ajustées par la
romancière qui mettent notamment en exergue la part de féminité qu’il y a en chaque homme mais
également la situation inverse. A travers son personnage, Virginia Woolf traduit en fait différents états
d’âme de la personne humaine et reflète une fois encore une profonde connaissance des multiples
fonctionnements intimes de cette dernière ; pour exemple, la traduction des humeurs qui fluctuent et
des changements radicaux de visions qu’elles impliquent.
Orlando est un jeune noble d’une grande beauté, foncièrement libre et volatile, qui vit quatre-cents ans
entre le XVI ème et le XX ème siècle, rejoignant le présent le 11 octobre 1928, jour exact de la
parution du roman à la Hogarth Press.
Orlando semble prise au dépourvu par le passage au XIX ème siècle qui parait trancher radicalement
avec les us et coutumes du siècle précédent et la laisse pantoise et « old fashioned », mais réactiveson intelligence et ses sens sont très vifs. Un accent est alors mis, de manière satirique, sur les
prémices du monde moderne qui s’installe inéluctablement, le basculement s’opérant de manière
perceptible à l’entrée dans l’ère Victorienne qui va ouvrir les portes du XX ème siècle et dont le décor
apparaît en fin d’ouvrage sous les yeux médusés et dans le cœur serré d’Orlando : les bribes d’un futur
et proche bouleversement socioculturel sont alors annoncées qui va mener l’Angleterre, dans un
premier temps, dans une époque de transition plus étriquée et moins stylée, moins trépidante aussi,
avant ce bond dans le XX ème siècle qui achèvera alors le panache et la noblesse de ces siècles
échus...
Le Temps passe très vite, les actions s’enchaînent de façon épique à un rythme effréné, renforçant
ainsi le sentiment de mille vies qui se succèdent. Orlando est dotée d’une grande puissance méditative
et vibre à l’idée d’écrire. Orlando jouit de la Vie mais appréhende la mort et les multiples
questionnements liés à l’Existence : « ce désir de mort l’envahissait (...) elle (...) poursuivait son
chemin, telle un spectre, parmi les hêtres pâles et fantomatiques et s’envolait vers les cimes de la
solitude comme si, libérée des bruits et des mouvements éphémères de la vie, elle pouvait enfin
prendre son essor (...) ». Orlando communie avec la Nature : « Comme les corbeaux continuaient à
tourner et tournoyer au-dessus de sa tête et leurs plumes à tomber (...) elle se mit à les suivre à travers
la lande, à flanc de colline, son long manteau flottant derrière elle. Elle n’avait pas marché aussi loin
depuis des années. Elle en était à six plumes ramassées sur l’herbe (...) Une plume solitaire palpita
dans l’air et tomba au milieu des eaux. Une étrange extase s’empara alors d’Orlando : l’idée folle
qu’elle pourrait suivre les oiseaux jusqu’aux confins du monde et, parvenue là, se jeter sur l’herbe
spongieuse et boire à la source de l’oubli (...) Elle humait le trèfle d’eau et la reine-des-prés ; entendait
le ricanement rauque des corbeaux. J’ai trouvé mon âme sœur, murmura-t-elle : C’est la lande. Je suis
l’épouse de la nature »- Virginia Woolf se serait-elle, à certains égards, identifiée une fois encore à
son personnage ? (la scène qui suit le corrobore)...
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L’exagération, la démesure voire l’absurdité sont fréquemment utilisées en cet ouvrage au service de
l’humour et de l’irrationnel ; l’humour est parfois mordant, mais encore en tous temps le fruit d’une
imagination débordante : « il avait eu très tôt le goût des livres. Un page le trouvait parfois, encore
enfant, occupé à lire jusqu’à minuit. On lui confisquait sa bougie et il élevait des vers luisants pour la
remplacer ». Virginia Woolf s’est fait plaisir à écrire : « Orlando ». L’humour est partout, le lecteur
est surpris et saisi à chaque page- un jeu d’une grande habileté se développe et prend vie sous ses
yeux, un jeu de fond comme de forme, témoin une fois encore d’un grand art sous la plume vagabonde
et puissante de la romancière.
Comme en toutes les fins des romans de Virginia Woolf, cette « biographie » fantastique s’achève
dans l’émotion et la somptuosité : l’intensité et le rythme s’accélèrent. Orlando semble alors, tout
comme le lecteur, revenir d’un voyage de quatre cents ans pour se réveiller, éberlué et hors du Temps,
dans un présent glacial et minuscule, dans un tourbillon de souvenirs, de sensations et d’émotions,
revivant ainsi le film passionnel de sa singulière Aventure à travers les siècles : « (...) Elle s’imaginait
que les pièces (...) s’agitaient et ouvraient leurs yeux après avoir somnolé en son absence. Elle
imaginait aussi que ces pièces, qu’elle avait vues des centaines et des milliers de fois, étaient toujours
différentes d’une fois sur l’autre, comme si elles avaient amassé au cours d’une si longue existence
une myriade d’états d’âme qui changeaient avec l’été et l’hiver, le soleil et les nuages, avec les aléas
de sa propre vie et le tempérament des visiteurs (...) Elles se connaissaient depuis bientôt quatre
siècles. Elles n’avaient rien à cacher (...) les pièces connaissaient tous les états d’âme et toutes les
métamorphoses d’Orlando (...) Orlando, qui ne croyait pas à l’immortalité, ne pouvait s’empêcher de
penser que son âme ne cesserait d’aller et venir à tout jamais avec les rouges des boiseries et les verts
du canapé. Car la pièce (...) avait l’éclat d’un coquillage qui repose au fond de la mer depuis des
siècles (...) Elle était fragile comme un coquillage, aussi vide et iridescente (...) elle savait où battait
encore le cœur de la maison (...) son battement était sans doute faible et bien lointain mais c’était le
cœur fragile et indomptable de l’immense bâtisse (...) La maison n’était plus tout à fait à elle, soupirat-elle. Elle appartenait désormais au temps, à l’histoire ; elle ne dépendait plus de la main et de
l’autorité des vivants »...
« Une chambre à soi », publié en 1929, représentera un essai de toute première importance
cristallisant l’aptitude de Virginia Woolf à la critique acide et incisive en son éternel combat pour la
défense de la cause féminine et notamment de celle de l’écrivain féminin. Cet ouvrage, qui sonne
comme un pamphlet, se rapprochera par la suite, dans son fond comme dans sa forme, de l’essai :
« Trois guinées », induisant ainsi une réelle continuité dans l’engagement de la romancière.
Dès le début de l’ouvrage, un changement radical de ton surprend et amuse : il est humoristique et
semble, dans un premier temps, plus léger et moins obscur que dans certains de ses romans. Un ton
gai, positif, mais énergique et caustique, « mordant », emmène très vite le lecteur dans un univers
vivant et imaginaire où le réel et la fiction se juxtaposent avec la plus grande finesse. L’attaque, la
manière avec laquelle Virginia Woolf présente, développe et tisse ses idées, est amusante et ce quand
bien même le sujet demeure infiniment sérieux. Pour autant, il s’agit bien là d’un engagement de la
romancière sur l’un de ses thèmes de prédilection : la femme et le roman, la femme dans une société
entièrement tenue et dirigée par et pour les hommes. « Il est indispensable qu’une femme possède
quelque argent et une chambre à elle si elle veut écrire une œuvre de fiction ». Le message est le
suivant : il est essentiel que les femmes se dégagent des obligations matérielles auxquelles leur destin
est irrémédiablement lié (rôle préétabli par les hommes) et qui leur interdisent toute élévation de
l’esprit, les hommes se conférant pour eux-mêmes ce privilège. Pour Virginia Woolf, cette
émancipation intellectuelle et sociale doit irrémédiablement passer par une élévation matérielle de la
condition féminine. La femme, selon elle, a toujours été, socio-culturellement, considérée par
l’homme comme étant son inférieure. L’on ressent d’ailleurs clairement en cet essai l’accent mis sur
les interdits qui étaient, dans la société anglaise du début du XX ème siècle et depuis nombre de
décennies auparavant, toujours opposés aux femmes et qui pesaient fortement sur l’esprit de Virginia
Woolf. Le lecteur a l’impression, tout le poids du ressentiment est alors mis en exergue, qu’elle est la
seule femme à ressentir de la sorte cette oppression et à en souffrir ainsi, à en avoir une telle forte
conscience ; même si les concepts sont parfois amenés avec humour, il y a au fond d’elle, en ces
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moments-là, un profond sentiment de révolte qu’elle cache parfois habilement, par pudeur et avec
humour, ou alors qu’elle exalte. Dans cet ouvrage, Virginia Woolf attaque tous les milieux sans
distinction, tous ceux dans lesquels la femme souffre d’un traitement d’infériorité par rapport à
l’homme. Par la dérision et la moquerie, elle vide de leur substance les institutions les plus sérieuses et
les plus établies mais aussi leurs représentants masculins. Dégager le côté hideux d’un comportement
ou le rendre hideux ou dérisoire, elle savait, par son pouvoir des mots, le faire d’une manière
infiniment perspicace, humoristique et foudroyante, redoutable : elle excellait en la matière et elle le
prouve en cet essai par un don du contre-pied (mettre à mal toutes règles admises comme
incontournables et s’imposant au détriment de la réflexion). Elle décortique les concepts tacitement
admis pour en arriver à sa propre conclusion, jamais conventionnelle et souvent déroutante. L’ironie,
très présente dans cet essai, est sa meilleure arme et démontre également une grande aptitude à
l’élévation, vivant ces moments comme supplantation d’une forme de vulgarité et de bassesse.
L’intellect et le cœur représentaient pour elle la forme suprême de la respectabilité et échappaient à
toute norme conventionnellement établie. La prédominance masculine, la jouissance inique du pouvoir
au détriment de tout raisonnement et de toute juste sensibilité prouvent alors plus, sous sa plume, une
faiblesse qu’une supériorité : « les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles
possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande
que nature ». (Notion complémentaire : l’homme posséderait toutefois de manière naturelle un
charme spirituel et comportemental très apprécié par les femmes, mais c’est le schéma social qui lui
conférerait cette détestable position condescendante et prédominante à l’égard de la gent féminine,
laquelle puisant naturellement la source de son équilibre sensible dans la faculté de procréer- concept
développé dans la nouvelle : « Une Société » publiée dans le recueil : « Lundi ou Mardi » en 1921).
La femme a de tout temps inspiré la poésie et nourri l’imaginaire voire le fantasme masculins et
demeure pour autant insignifiante voire absente de l’Histoire.
Les mots de la romancière vont former un réquisitoire contre la condition féminine affligée par la
société masculine et le plaisir du lecteur va se trouver renforcé par la finesse du style de Virginia
Woolf qui parvient toujours à étayer sa propre conclusion avec une grande efficacité : « (...) Mais
Orlando était une femme (...) Et lorsqu’on écrit la biographie d’une femme, il est communément
admis qu’on peut renoncer à l’action pour y substituer l’amour. L’amour, a dit le poète, c’est toute
l’existence d’une femme (tant qu’une femme pense à un homme, personne ne lui reproche de penser).
Alors elle lui écrira un petit mot (et tant qu’elle écrit des petits mots, personne ne reproche à une
femme d’écrire non plus (...) » « Orlando ». L’un des thèmes forts mis en exergue par Virginia Woolf
dans : « Une chambre à soi » est celui d’une réforme nécessaire de la biographie ancestralement axée
sur l’action masculine et sclérosant la femme une fois encore et depuis des siècles dans un rôle
secondaire réducteur. Virginia Woolf évoque alors l’évolution de la femme écrivain qui, au fil du
temps, passa tout d’abord par la naissance timide de la femme romancière, le roman, par essence de
fiction, étant bien moins subversif que l’essai, engagé quant à lui dans la défense d’une cause.
Antérieurement à cette évolution, la femme passa de l’écriture quasiment interdite à l’autorisation
dérogatoire d’exercer ses talents dans le domaine de la poésie, toujours selon le même principe de la
non subversion. Mais une fois encore, rappelle-t-elle et même à ce stade, la femme ne disposait pour
écrire toujours pas de chambre à elle et d’indépendance financière (NB : exception faite pour certaines
grandes plumes classiques issues de la haute noblesse des XVII et XVIII ème siècles qui apportèrent à
la fiction leur contribution des plus distinguées). De manière un peu paradoxale d’ailleurs, ayant ellemême été privée d’éducation publique, Virginia Woolf va alors étendre son raisonnement à travers
une vision dure des universités et des collèges en donnant quelques conférences à Londres vers 1925
ainsi que devant les étudiants de Cambridge en 1928 sur le thème : « les femmes et le roman ». Pour
elle, cette pseudo libération que représente l’ouverture tardive et distillée (en tous cas balbutiante voire
conditionnelle) des universités à la gent féminine obère le caractère vrai et profond de l’émancipation
féminine ne pouvant, à son sens, résider pleinement qu’à travers le seul « métier » à conférer aux
femmes lettrées une réelle affirmation, à savoir celui d’écrivain : la libre vie d’une plume rebelle,
vagabonde et revendicatrice (réflexion : personnellement, je pense que rien ou personne n’aurait, en
toutes conditions, pu empêcher Virginia Woolf de lire et, à terme, d’écrire à sa guise... pas même son
père).
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L’on va ensuite, d’une manière très nette, retrouver au fil de cet essai le goût de la romancière pour
l’imaginaire et également son don tout à fait particulier pour passer rapidement, dans le Temps, d’une
scène à une autre, alors interactives. Comme on le remarque bien souvent tout au long de son Œuvre,
la romancière jongle avec le Temps et excelle en la matière. L’on retrouve aussi, comme dans tous les
ouvrages de Virginia Woolf, qu’il s’agisse de romans ou de nouvelles, voire d’essais en l’occurrence,
une grande intelligence et une immense culture ainsi qu’une intuition très développée presque
visionnaire.
Parallèlement, il convient également de relever un passage charmant presque candide qui connote et
confirme à quel point elle était plus une femme intellectuelle transcendée réalisant une grande Œuvre
que femme inscrite dans les penchants habituels et naturels féminins. A un certain moment, elle
évoque la maternité d’une manière presque mathématique, cartésienne et ce quand bien même elle
adorait les enfants et était, en ce domaine, pourvue d’indiscutables instincts maternels dans son
comportement à leur égard (se rapprocher de l’interview d’Angelica Bell de septembre 2003). Elle
déclare : « Considérons, tout d’abord, les faits. Il faut neuf mois avant que naisse un bébé. Puis il y a
la naissance du bébé, puis trois ou quatre mois passés à nourrir le bébé. Après le sevrage on peut
compter sur cinq années à jouer avec le bébé. Car il semble qu’on ne puisse pas laisser les enfants se
débrouiller seuls dans les rues. Les gens qui les ont vus se débrouiller seuls, en Russie, disent que ce
n’est pas là un spectacle bien agréable ».
Pour finir, Virginia Woolf affectionne de penser à propos de la jeune sœur de Shakespeare dont elle
évoque le parcours imaginé, qu’elle vit encore et que, à travers le génie familial et une sensibilité
proprement féminine, elle avait tant à réaliser qu’elle vivra inexorablement en d’autres femmes
écrivains et que ces dernières se devront alors d’être irréprochables, elle les missionne : en face, dans
le camp des hommes, aucun écart intellectuel ne sera toléré et sera même raillé, éventuellement avec
mauvaise foi et subjectivité. Et Virginia termine par ces mots intenses : « si nous vivons encore un
siècle environ- je parle ici de la vie qui est réelle et non pas de ces petites vies séparées que nous
vivons en tant qu’individus (...) si nous acquérons l’habitude de la liberté et le courage d’écrire
exactement ce que nous pensons ; si nous parvenons à (…) voir les humains non pas seulement dans
leurs rapports les uns avec les autres, mais dans leur relation avec la réalité, et aussi le ciel et les arbres
et le reste en fonction de ce qu’ils sont ; (…) alors l’occasion se présentera pour la poétesse morte qui
était la sœur de Shakespeare de prendre cette forme humaine à laquelle il lui a si souvent fallu
renoncer. Tirant sa vie de la vie des inconnues qui furent ses devancières, ainsi qu’avant elle le fit son
frère, elle naîtra, enfin. Mais il ne faut pas, car cela ne saurait être, nous attendre à sa venue sans
effort, sans préparation de notre part, sans que nous soyons résolues à lui offrir, à sa nouvelle
naissance, la possibilité de vivre et d’écrire. Mais je vous assure qu’elle viendrait si nous travaillions
pour elle et que travailler ainsi, même dans la pauvreté et dans l’obscurité, est chose qui vaut la
peine»...
Paraîtra ensuite en 1931 ce que beaucoup de spécialistes considèreront être le chef-d’œuvre de
Virginia Woolf, le roman : « Les Vagues ». Un élément commun unira ce dernier à : « La promenade
au Phare », ce sont les vagues, symbole fluide éternel des plus profonds souvenirs de son enfance.
(NB : il est à noter que l’année 1929 sera une année fertile pour Virginia Woolf qui concevra à la fois
son essai : « Une chambre à soi » et qui débutera la conception de ce roman). Virginia Woolf sera,
comme je l’ai souligné auparavant, très imprégnée par ses souffrances passées qui succédèrent à la
disparition de certains de ses proches les plus chers. Mais elle gardera également de très heureux et
suaves souvenirs, les plus beaux de son enfance : les vagues de son roman sont celles qu’elle se
délectait à entendre jadis lors de ses week-ends en famille à St Ives- elles sont l’écume nacrée de ses
jeunes années. Les associations auditives ou visuelles à des souvenirs précis intensément ancrés en
elle seront d’ailleurs, à travers ses écrits, fréquentes chez la romancière, témoignant une fois encore
d’une sensibilité hors du commun : « Le passé est magnifique parce que l’on ne ressent jamais une
émotion dans toute sa réalité sur le moment. Elle se développe par la suite, si bien que nous n’avons
pas d’émotion complète dans le présent, mais seulement dans le passé » 18/3/1925. « Je le vois- le
passé- comme une avenue qui s’étend derrière moi ; un long ruban de scènes et d’émotions »...
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« Les Vagues » constituera indiscutablement le roman le plus déroutant (au niveau structurel mais
aussi au niveau du fond), l’ouvrage le plus expérimental de toute son Œuvre et émergera comme un de
ses plus gros succès. Léonard affirmera, comme le plus éminent des spécialistes de Virginia Woolf,
que ce roman est le chef-d’œuvre de sa femme, mais il le dira aussi de : « La promenade au Phare » et
du roman : « Les Années ». Finalement, longtemps après la mort de Virginia, il réaffirmera que : « Les
Vagues » est la pièce maîtresse de l’Œuvre de Virginia Woolf. A ce titre, Virginia Woolf chargera
Léonard du verdict à chaque nouvel ouvrage achevé et son mari incarnera toujours son juge et son
meilleur allié en le rôle de son premier lecteur.
D’une grande profondeur et d’un grand esthétisme, mais aussi d’une déroutante complexité, Virginia
Woolf l’aura conçu comme le reflet d’une écriture puissante et instinctive dégagée de tous détails
réducteurs, la complexité devenant alors la résultante d’une extrême densité. L’ouvrage met en scène
un groupe d’amis ; l’évocation (en rien récit ni narration) est rythmée par le va et vient incessant des
monologues, tel le sac et le ressac des vagues vivant ce rythme inéluctable et intemporel. Cette forme
structurelle traduit avec une grande poésie la dimension intérieure de chaque personnage mais
également et de manière paradoxale, un troublant hermétisme : les mots sont forts, dépouillés de tout
superflu et puissamment suggestifs, mais non communicatifs comme si, sitôt exprimés, ils se
heurtaient au vide et se fondaient dans l’immensité- une vague qui s’échoue, un cri dans l’atmosphère,
déchirant mais sitôt étouffé. Dès le début de l’ouvrage, cette étrange et envoûtante sensation est
exprimée après une introduction d’une page décrivant de manière riche et lyrique le paysage et les
Eléments, mais également de manière très contrastée et hermétique : « Chaque vague se soulevait en
s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait et traînait sur le sable un mince voile d’écume
blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau avec le soupir d’un dormeur dont le souffle
allait et venait sans en avoir conscience (...) Tout au fond, le ciel lui aussi devint translucide comme si
un blanc sédiment s’en était détaché (...) Le store frémit doucement, mais tout dans la maison restait
vague et sans substance. Au dehors, les oiseaux chantaient leurs mélodies vides ». Au fil des pages, les
personnages semblent suivre des chemins parallèles et vivre leur profondeur personnelle comme une
singulière et ténébreuse solitude qui semble s’inscrire alors dans la structure humaine fondamentale.
Ils parlent mais ne s’entendent pas. Peu à peu la lecture de cet ouvrage provoque alors chez le lecteur
un sentiment troublant voire oppressant, car, paradoxalement, ces différents acteurs semblent parler
d’une même voix au sein d’un univers qui leur serait commun, mais semblant néanmoins rester sourd
à leurs vibrations. Les monologues enchaînent réflexions et sensations saccadées paraissant ne jamais
devoir aboutir : les mots vont et viennent au rythme de la houle ; ils traduisent le chaos mais aussi la
vie éternelle et intemporelle du flux de la conscience humaine (l’énergie vitale positive comme la
torpeur et la nuit).
Chaque début de chapitre est rythmé par une description très poétique des éléments (la mer, le ciel, la
lumière, la Nature) et ce avec des mots d’une grande beauté et d’une grande intensité, pour
« retomber » ensuite dans une espèce de fange terrestre, de « spleen » après l’idéal, ou encore dans
une atmosphère stérile, pâle et glacée, tourmentée ou défaite. Ces passages reflètent alors un
changement focal de la Vie extérieure vers la vie intérieure intimement liées : les couleurs et les
formes se mêlent d’une manière minérale, se font et se défont à l’unisson d’un rythme intemporel ; au
fil de ce courant, chaque personnage prend sa substance à travers le regard des autres. Le Temps, une
fois encore et à travers la perception de chacun de ces acteurs, est mis en avant comme un Elément
mystérieux fuyant, indomptable et non Absolu et, en filigrane, c’est la mort qui peu à peu se dessine :
l’ensemble des intermèdes des débuts de chapitres marque d’ailleurs le lever et le coucher du soleil sur
une seule journée (la compression du Temps symbolise la fuite, la densité mais aussi le chaos et forme
un procédé utilisé d’une manière similaire dans le roman : « Mrs Dalloway »)- le rapprochement de
toute une vie (celle des personnages) avec la course du Temps sur vingt-quatre heures marque la
mutation en un cycle inéluctable, mais aussi l’intemporalité et l’absence de repères conventionnels
(d’Absolu). La mort vient frapper Perceval au beau milieu de l’ouvrage à l’occasion d’un voyage de
celui-ci à l’étranger ; il disparaît tout aussi brutalement que Thoby quitta l’Existence dans la réalité et
c’est alors « les lumières du monde qui s’éteignent », qui sombrent dans les ténèbres (la douleur
extrême ressentie par Virginia à l’occasion de la mort de son frère Thoby est ici et à travers la fiction
parfaitement restituée, ainsi que le très grand respect et la haute admiration qu’elle éprouvait pour
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son « maître » spirituel qui l’équilibrait, la guidait et nuançait ses fougues et ses excès : « En moi, une
place centrale reste vide » écrivit-elle). « Quelque chose gît en moi, profondément enseveli. Par
moments, je crois m’en saisir. Mais mieux vaut que ce secret reste enfoui dans les profondeurs,
jusqu’au jour où il pourra germer. A la fin d’une longue vie, par hasard, dans un instant de révélation,
je parviendrai à poser la main sur ce secret, qu’en ce moment mes doigts risquent de briser » (« (...) la
silhouette de Thoby... cet étrange fantôme. Je pense parfois à la mort comme à la fin d’une excursion
que j’aurais entreprise lorsqu’il mourut. Il me semble que je vais rentrer et dire : « Tiens, tu es là ! »
« Journal » 26/12/1929). Peu à peu, la mort va revêtir la forme d’un ennemi insidieux et brutal contre
lequel il convient en toutes circonstances de résister. Il s’agit bien là d’un défi et d’une attitude
réactive de la Vie supplantant alors la mort avec courage et panache. Et c’est alors, dans une fiction
transposée pour Virginia, la curiosité à l’égard de la Vie qui revient à petits pas, quand bien même la
torpeur et le deuil perdurent et que les souvenirs restent présents, douloureux et sacrés (NB : ce
schéma constructif et combatif est fondamental dans la compréhension du personnage de Virginia
Woolf et notamment pour sceller ce dernier dans une image définitivement positive- ô justice !).
Pourtant, au fil de l’ouvrage et du Temps qui passe, les personnages vont s’étioler, entre Vie et
ténèbres, à l’image de Bernard flottant au Crépuscule ; mais finalement et à travers lui, dans la beauté,
l’émotion et la profondeur, c’est le sentiment de vie et d’éternel combat qui triomphent...
Son art pour la biographie-fiction, initié en 1928 avec la parution de : « Orlando », prendra une
tournure tout à fait exceptionnelle et une rare finesse en la parution en 1933 de : « Flush (une
biographie) », qui fut un très grand succès public. En effet voici l’ouvrage, en une idée géniale, d’une
autre forme de mutation. Le personnage qui eût pu être au centre de cette biographie est Elizabeth
Barrett, poétesse, essayiste et pamphlétaire britannique née en 1806 et décédée en 1861. Cette artiste
se maria à Robert Browning (1812-1889), poète et dramaturge britannique, reconnu, avec Alfred
Tennyson, comme l'un des deux plus grands créateurs poétiques de l'Angleterre victorienne, avec
lequel elle entretint avant son mariage une longue relation épistolaire enflammée et assidue. Robert
Browning enleva finalement sa dulcinée pour la soustraire à l’austérité familiale et notamment
l’autorité paternelle et l’épouser en Italie le 12 septembre 1846, pays dans lequel les amoureux
émigreront pour y vivre une quinzaine d’années jusqu’à la mort d’Elizabeth Barrett. Cet enlèvement
au service d’un amour puissant qui la ressuscitera soustraira de fait miss Barrett à l’ennui et à son
existence morne et figée, sclérosée qui lui était imposée depuis la fin de son adolescence quand elle
tomba gravement malade.
Dans cet ouvrage, fiction inspirée d’une idylle épique et chevaleresque devenue légendaire en
Angleterre et d’une biographie néanmoins bien réelle (celle de miss Barrett, mais aussi celle de Mr
Browning et qui plus est celle du chien Flush qui a réellement existé), Virginia Woolf dressera non
pas un premier plan direct de la poétesse mais elle personnifiera avec une virtuosité et un talent
étonnants son chien, un cocker « spaniel », en lui prêtant une intelligence supérieure. Elle fera ainsi de
lui un miroir, un compagnon (philosophe) pourvu d’un rôle d’observateur hors pair au centre de la
grande histoire d’amour de sa maîtresse, Flush l’accompagnant notamment en Italie dans ses
pérégrinations et aventures amoureuses. Il s’agira pour les deux protagonistes d’une personnification
en forme d’identification presque physique à certains égards, la coiffure pourvue de lourdes anglaises
dont était parée Elizabeth Barrett éclairant sans aucun doute en la matière.
C’est le chien le héro car c’est à travers lui que les scènes sont animées : l’animal est celui qui observe
et raconte. Le récit est mené à la fois directement par la romancière qui exprime la vision et les
ressentis de Flush (Virginia Woolf, qui connaît très bien les chiens- certainement initiée aussi en la
matière par Léonard qui les aimait beaucoup- devient le chien), mais est aussi éclairé à travers la
correspondance d’Elizabeth Barrett. L’occasion est aussi de décrire l’Italie par le prisme olfactif et
entêtant des odeurs méditerranéennes estivales (rappelons que Virginia Woolf est alors dotée d’une
truffe qui s’ajoute à ses sens légendaires et son acuité non moins légendaire de retranscription
sensorielle). Mais, comme dans : « Orlando », le message dépasse le cadre de l’histoire annoncée, une
allégorie satirique se dégage, mettant à nu les conventions et illusions de l’ère victorienne et
propédeutique philosophique existentielle. Flush, initialement brimé à l’image de sa maîtresse va, à
l’occasion de cet enlèvement chevaleresque Apennin, se débarrasser de sa rigidité et de son éducation
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puritaine pour enfin vivre et respirer l’air frais de l’Existence- « Flush », biographie romancée, alors
en forme de conte philosophique...
La conception de : « Flush » (1932–1933) va donner du fil à retordre à Virginia Woolf et provoquer
chez elle de grandes fatigues. En effet, hormis le lien presque incontournable avec ses « démons »
personnels que l’on retrouve dans chacun des ouvrages que la romancière écrivit au cours de son
existence, ce conte biographique n’en est pas moins dressé sur une trame biographique réelle qui se
devait, avec le degré de perfectionnisme que l’on lui connaît, d’être respectée avec le plus de précision
et de véracité possibles. La conception de : « Flush » vint aussi s’entrechoquer avec un projet de taille
dans l’œuvre de Virginia Woolf, projet encore appelé à cette époque : « Les Pargiter ».
Dès le commencement de l’ouvrage, l’humour (pince sans rire) se profile. L’origine du « spaniel »,
qui remonte aux temps reculés de la création de l’Espagne (il semble que ce point soit avéré),
viendrait selon l’auteur d’une explication rationnelle historique presque scientifique qui lierait
étymologiquement les « spaniel » aux lapins et les lapins à l’Espagne alors même que ce pays
balbutiait dans son histoire. Puis elle oppose une seconde et une troisième explication. Le ton, à michemin entre la plaisanterie et la rigueur, est donné et l’Histoire écrite sérieusement- le lecteur est prié
de les considérer et ne point rire. D’une manière affirmée, la romancière démontre que la noblesse
canine du « spaniel » est inscrite depuis les temps les plus anciens, continuant son argumentation avec
un ton qui ne laisse aucune place au doute, mais toute place à l’humour. Ensuite, Virginia Woolf
dresse sur le même ton l’arbre racial du « spaniel » et décline les différentes morphologies et
particularités qui les composent démontrant, depuis le début de sa « thèse », un véritable talent pour
l’analyse documentée d’une thématique. Le problème est qu’aucune limite nette ne sépare le réel (le
sérieux historique) de la supercherie, selon son goût et son acuité légendaires en la matière. Virginia
Woolf oriente ensuite son récit et crée le lien, prépondérant au sein de ce conte (de cette fable), vers
l’être humain et ce sans transition, mais avec la même démarche « scientifique ». Puis débute
l’histoire qui lie Flush, offert par sa maîtresse d’origine lors de l’été 1842, à miss Barrett : leur
première rencontre dans la maison familiale des Barrett au 50, Wimpole street à Londres semble
annoncée depuis toujours...
Flush, d’emblée personnifié, découvre une toute nouvelle vie citadine très différente de celle ô
combien libre, bucolique ou chasseresse à laquelle il était habitué. Virginia Woolf dresse une fois
encore, de senteurs et de sons, de mouvements, l’atmosphère typique de sa chère Cité londonienne
dont elle évoque la singularité et qu’elle érige en étendard de la civilisation (toute la fierté et
l’admiration proprement britanniques à l’égard de l’Angleterre sont ici et une fois encore restituées et
éclairées). Flush apprend peu à peu les bonnes manières et les différences de classes animales. Mais le
rythme de vie aux côtés de miss Barrett, malade, s’avère plus que lent, presque figé. Mr Barrett, qui
apparaît seulement l’espace de quelques instants, inspire le plus grand respect et impressionne : il prie
pour que sa fille guérisse. Flush observe, analyse, ressent, souffre et palpite aux sons et traces de vie
extérieurs qui viennent réveiller et tirailler son cœur et son esprit. Peu à peu, pour le lecteur, le chien
mute en un être sympathique envers lequel il compatit. Flush, inexorablement, devient aux côtés de
miss Barrett un intellectuel avec forces anecdotes humoristiques mises en avant par la romancière et
qui crédibilisent plus encore cette étrangeté. Les deux êtres développent au fil du temps une affection
mutuelle...
Mais un jour, une lettre pas comme les autres vient bouleverser la paisible harmonie qui règne dans la
chambre de miss Barrett et l’équilibre affectif qui unit les deux protagonistes : miss Barrett est
courtisée par un inconnu. Les semaines passent et la rencontre tant attendue se produit : il s’agit du
poète Robert Browning. Dès l’instant où les deux êtres se rencontrent, Flush perd sa maîtresse (au
sens affectif du terme) ; ses repères s’écroulent, son monde familier et la vision-même qu’il en a, s’en
trouvent profondément, essentiellement affectés, modifiés. L’art particulier de Virginia Woolf à fixer
ces moments de transition brutale, ces chutes vertigineuses, s’exerce une fois encore de manière
remarquable. Miss Barrett a trahi Flush à la seconde-même où Mr Browning est entré. Flush n’est plus
au centre de la vie affective de miss Barrett et Flush, avec sa singulière acuité observatrice, sensible et
intellectuelle, assiste à ce transfert, à cette trahison sentimentale dans ses moindres manifestations (les
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années passées aux côtés de miss Barrett lui ont naturellement appris à la connaître parfaitement).
(NB : la romancière met aussi ici en exergue ce processus d’infidélité affective proprement humain,
proprement si l’on ose dire, à délaisser du jour au lendemain ce que l’on a choyé pendant de longues
années au bénéfice d’un nouvel arrivant ô combien plus méritant et qui nous fait vibrer, alors que
l’habitude a érodé les amours que l’on disait jadis inextinguibles. C’est le cas fréquent de l’arrivée
d’un bébé par exemple qui déloge immédiatement le chien ou le chat sur lequel on avait transféré,
reporté notre affection et qui deviennent tout à coup obsolètes, peu intéressants voire gênants ou pire,
à jeter : c’est une injustice et une trahison. Un bébé va d’ailleurs arriver plus tard chez les Browning
qui provoquera chez Flush un nouveau séisme, toutefois moins crucial et traumatisant que l’arrivée
initiale de Mr Browning dans le cocon familial des Barrett).
Elizabeth Barrett devient indéniablement amoureuse et montre une énergie inhabituelle : elle est
transformée (Virginia Woolf traduit très bien en l’occasion les miracles énergétiques du sentiment
amoureux). Son changement brutal de comportement à l’égard de son chien apparaît odieux dans toute
sa psychologie et est particulièrement et avec force épinglé par la romancière dans son intensité
dramatique (vécue du côté de Flush qui semble ne plus exister, ou, pis encore, être désormais devenu
ridicule aux yeux de sa maîtresse). Peu à peu, la relation amoureuse de miss Barrett et Robert
Browning devient assidue et des souvenirs de son ancienne vie de liberté et de chasse reviennent, dans
ses rêves, à l’esprit de Flush. Mais la réalité est amère et Flush développe envers Mr Browning, qui
l’ignore d’ailleurs totalement, un profond mépris ; Flush a bel et bien perdu sa place privilégiée et tout
le malheur de l’« animal » est restitué avec un humour décapant. Puis, un jour, Flush se fait voler et
atterrit dans les bas-fonds londoniens de White Chapel où il va côtoyer la misère animale organisée
par des bandits vivant du rançonnement des animaux de compagnie. Flush, les yeux grand ouverts, y
analyse toute la puanteur, l’horreur et l’ignominie ambiantes et se remémore et regrette amèrement sa
vie de château désormais révolue : comment a-t-il pu détester jadis ce qu’il adorerait retrouver alors
qu’il pourrit dans cette misère (une nouvelle leçon se dessine) ?
La rançon, après de longues journées d’incertitude, est finalement payée et Flush ressuscité. L’épreuve
a ressoudé Flush à sa maîtresse en des sentiments apaisés. Puis, le temps passe mais, de manière
indéniable, quelque chose de majeur se produit dans la vie de miss Barrett, Flush le perçoit sans
ambiguïté, tout corrobore. A la fin de l’été 1846, miss Barrett et Flush fuient le domicile familial pour
vivre l’aventure en Italie : le mariage d’Elizabeth Barrett en premier lieu, devenue désormais Mrs
Browning...
L’Italie transforme, libère Elizabeth Browning d’une manière ô combien radicale et Flush bénéficie de
la même mutation. Leur code de valeurs s’effondre totalement et leur bonheur, dorénavant sans
entraves, semble être désormais à son apogée...
Puis, un beau jour, Mrs Browning devient maman, nouvelle secousse dans la vie de Flush qui, blessé,
réagit avec jalousie et mélancolie durable (selon l’horloge des chiens s’entend)... Mais la vie apaisée
et heureuse au sein de la Casa Guidi reprend son cours pour Flush qui gambade dans Florence au fil
des odeurs qu’il rencontre. La suggestion olfactive est d’une grande variété et de premier ordre- le nez
de Virginia Woolf s’est bel et bien transformé en truffe ; de même, l’aspérité des choses, les couleurs,
les volumes, tout ce qui entoure Flush est appréhendé avec des sens décuplés...
Après un voyage à Londres qui a réveillé chez Elizabeth Browning et Flush des souvenirs et suscité
des émotions, Flush, aimé maintenant de tout Florence, a vieilli et s’enfonce peu à peu dans la
pénombre, il rejette les énergies qui l’animaient avec ferveur auparavant. Mrs Browning se prend de
passion pour le spiritisme et ne prête plus à Flush aucune attention particulière : il est devenu un
« élément » familier. Mais Flush va s’enquérir une fois encore des couleurs et des senteurs, des
énergies et de l’amour pour cette ville fabuleuse qui l’habitaient jadis. Il lit cette vie dans celle des
jeunes chiens qu’il n’est plus et qu’il considère avec sérénité, il n’aspire plus désormais qu’au repos,
un œil ouvert pour profiter jusqu’au bout des joies qui l’avaient autrefois ressuscité et animé dans
toute son innocence. Les autres chiens qu’il voit autour de lui boivent à présent à leur tour le calice de
la Vie et Flush, devenu sage, en est heureux pour eux. Il considère Reading, l’épagneule qui fut son
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premier amour et se remémore sa vie exceptionnelle : ils se sont tant aimés avec Elizabeth et se
ressemblaient tant, elle femme et lui chien... Un beau jour, Flush s’éteint paisiblement sur les genoux
de sa complice de toujours : Flush n’est plus... (Après lecture de ce conte fabuleux, l’on ne voit plus
les chiens de la même façon qu’avant : Flush est devenu un ami que l’on quitte avec émotion)...
Son art. « Je crois que me voilà devenue une personnalité maintenant- en tant qu’écrivain. On ne se
moque plus de moi. Bientôt on me prendra au sérieux. Je serai peut-être un écrivain célèbre »
6/6/1927. Cette phrase montre, à ce moment de sa vie et ce presque à la manière candide d’une petite
fille, une réelle humilité mais également un formidable besoin d’être reconnue et témoigne sur ce
point d’une grande souffrance accumulée. Virginia Woolf sera consciente de ses qualités d’écrivain
mais témoignera toujours d’une certaine retenue et d’un certain doute aussi quant à une
reconnaissance pleine et définitive de son public. Mais, à quarante cinq ans, elle montre là une
ostensible confiance en elle. A travers cette citation, elle met d’ailleurs en exergue toutes ces années
passées où elle a douté d’elle et montre qu’à son âge, elle se sent résolument plus mûre et plus assurée.
Virginia Woolf vivra ses réussites à sa manière, selon son humeur, sa perception et même si, il est
vrai, les succès ne seront pas toujours réguliers ou unanimes. En effet, Virginia Woolf fera parfois
l’objet de critiques cinglantes et de controverses auxquelles elle réagira toujours de manière sensible
et touchée, provoquant généralement en elle un encouragement dans l’adversité, un renforcement
autour de son art et une réaction de protection et surtout de combativité évidente, même si, parfois, la
critique négative induira en elle un abattement temporaire. Ce sera alors comme un coup reçu qui la
« sonnera », dans un premier temps, puis la renforcera et décuplera sa hargne, sa rage d’écrire,
l’attaque déchaînée de ses détracteurs induisant implicitement la reconnaissance de qualités certaines
(seule l’indifférence marque, induit la médiocrité) : « Auraient-ils éprouvé la moindre émotion si
j’avais été médiocre ? » « Journal » 2/11/1934. La critique, qu’elle fut positive ou négative, stimulera
donc indiscutablement Virginia Woolf.
Malgré les débuts irréguliers de certains de ses ouvrages (comme exemple : « Trois guinées », qui fit
scandale lors de sa parution et qui fut, un temps, mal accueilli aux Etats-Unis), une reconnaissance de
son vivant sera donc peu à peu mais résolument grandissante et lui apportera un accueil de plus en
plus favorable voire parfois un succès inattendu : tels « Orlando » (après un départ hésitant), « Les
Vagues », « La promenade au Phare », « Mrs Dalloway », « Une chambre à soi », « Flush » ou bien
encore : « Les Années ». Cette reconnaissance graduelle, qui s’affirmera avec le temps, sera due au
caractère nouveau de ses écrits et à leur grand impact sur les lecteurs, ainsi qu’au soutien intellectuel
inconditionnel de son mari, mais aussi matériel (posséder sa propre maison d’édition à domicile,
n’est-ce pas, il est vrai, la situation rêvée pour tout écrivain ?).
Mais malgré ses succès grandissants, des questionnements profonds relatifs à son art, des angoisses
envahiront régulièrement Virginia même si, aidée par Léonard qui la soutiendra sans faille dans sa vie
comme dans son Œuvre, elle s’assurera de plus en plus et vivra des périodes de haute satisfaction
littéraire et de grand bonheur personnel. Quoi qu’il en soit, le fait d’écrire primera pour elle sur toute
notion superficielle de succès. Virginia Woolf gardera toujours son libre arbitre et son honnêteté
intellectuelle au détriment d’une recherche systématique de réussite publique et ce sans aucune
compromission sur ses idées personnelles. « Il ne devrait pas être difficile de transformer ce vieil idéal
de chasteté corporelle en un nouvel idéal de chasteté mentale et de déclarer que s’il était mauvais de
vendre son corps pour de l’argent, il est pire de vendre son esprit pour de l’argent puisque l’esprit, au
dire des gens, est plus noble que le corps » « Trois Guinées ». Pour autant, les succès et une graduelle
reconnaissance seront quand même très importants pour la romancière : ils l’encourageront et
renforceront son assurance eu égard à la qualité de son art et, de manière liée, en flattant son ego.
Virginia était en effet, de manière complémentaire et non paradoxale à sa combativité naturelle, très
sensible aux compliments sincères, donc motivés qui participaient indéniablement à la conforter dans
sa créativité. Elle en aura besoin, certes, mais à d’autres moments de sa vie, plus confiante, n’en aura
cure. Le 27/10/1928, elle déclarera dans son « Journal » : « Je commence à être assez indifférente à ce
que pensent les gens. La joie de vivre est dans ce qu’on fait (…) Je veux dire que c’est le fait d’écrire
et non d’être lue qui me stimule. Et comme je suis incapable d’écrire pendant qu’on me lit, le cœur me
manque toujours un peu et puis je reprends le dessus, mais je ne suis pas aussi heureuse que dans la
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solitude ». L’écriture, acte solitaire, insufflait en elle une intensité incomparable au simple plaisir
d’être lue. Sa formidable puissance créatrice la mènera d’ailleurs bien souvent à écrire plusieurs
ouvrages simultanément et de genres différents et à abattre ainsi un travail monumental (et
éventuellement à lire intensivement pendant la même période). Ce sera le cas pour la réalisation du
roman : « La chambre de Jacob » en même temps que la conception (en pensées) du roman : « Mrs
Dalloway », ou pour son projet de biographie sur : « Roger Fry » en même temps que l’écriture de
l’essai : « Trois guinées », ou encore pour l’écriture du roman : « Les Années » en même temps qu’un
énorme travail d’informations pour réaliser la biographie sur : « Roger Fry » et qu’une ébauche (en
pensées) du futur essai : « Trois guinées », ou enfin de la réalisation de l’essai : « Une chambre à soi »
dans les mêmes périodes qu’une ébauche de conception du roman : « Les Vagues ». « Je crois que
cette division du travail est la bonne formule et je m’étonne de ne pas l’avoir trouvée plus tôt. Une
lecture ou un travail sur un autre livre qui occuperait entre-temps l’autre partie de mon cerveau. C’est
là la seule manière d’arrêter les roues et de les faire tourner en sens inverse pour mon plus grand
renouvellement » « Journal » 15/10/1935. « (…) Ce désir insatiable d’écrire avant de mourir, ce
sentiment dévorant de la brièveté, de la fébrilité de la vie m’obligent à me cramponner comme un
homme le fait à son rocher, à la seule ancre que je possède » 20/12/1927. « Je voudrais m’attaquer à
mes livres comme si j’avais conscience du passage du temps, de l’âge et de la mort » Journal
21/3/1927. Soif de vivre à fond et ne perdre aucune minute pour achever son Œuvre. Soif de densité
(et donc de non facilité). Soif (avoir assez de temps ?) d’aller au fond des choses, de tout décrypter et
de tout traduire. Tâche impossible évidemment et quelle torture pour une personne comme elle, si
complexe et si perfectionniste. Alors, elle redoublera d’énergie, de travail et de ténacité, de force pour
y parvenir, cherchant tous les moyens pour arriver à son but, jusqu’à l’épuisement total fin mars 1941.
« Maintenant, il s’agit de vivre avec énergie et décision, éperdument. Expédier chaque journée avec
autorité. Presser le mouvement. Sentir chaque jour comme une vague qui se jette contre vous »
18/5/1930 (le début du printemps est qui plus est une période faste et lumineuse où l’énergie sursaute,
concept important en matière de propensions dépressives. De nos jours, la luminothérapie est
d’ailleurs une des méthodes utilisées pour soigner certaines pathologies). Sa disparition de fin mars
1941 (saison dans les pays du nord aux luminosités et aux plafonds pesants) sera due à un accès
dépressif de la plus grande gravité causé essentiellement par le sentiment d’avoir définitivement perdu
l’écriture, mais aussi aggravé par l’ambiance générale liée à la guerre et à ses implications, notamment
aux changements radicaux sur sa vie qui ont pu à cette période accentuer par saccades (plus
précisément de manière très irrégulière) son mal-être...
Un lien évident en rapport avec son idéalisme se reflétera à travers l’ensemble de son Œuvre, celui
d’avoir toute sa vie durant été hantée par le perfectionnisme. Et c’est grandement à ce titre que
Virginia Woolf, nous l’avons noté antérieurement, sera parfois victime de doutes et d’insatisfaction, à
cause d’une angoisse profonde due à un questionnement obsessionnel sur le manque de consistance
des mots, à savoir des outils de traduction de la Vie. Tout en les vénérant, elle se méfiera d’une
herméticité des mots eux-mêmes, il lui faudra trouver pour chaque instant de l’Existence le sens de la
juste expression : « Ce qui compte, ce ne sont pas les choses n’est-ce pas ? C’est la façon de les dire »
« La traversée des apparences ». Elle redoutera aussi un tarissement de l’esprit : « Comment atteindre
à la profondeur sans se figer ? » « Journal » 25/4/1933. La crainte de l’inconsistance des mots, de
l’herméticité d’une part et l’angoisse de la feuille blanche d’autre part, deux pôles différents mais
complémentaires dans l’obsession du vide et ce quand bien-même les messages que la romancière
générait à travers son Œuvre étaient l’inverse de l’hermétisme, basés essentiellement sur la curiosité et
l’observation de la Vie tout en témoignant de manière presque obsessionnelle et en ce sens paradoxale
de l’herméticité qui caractérise la pleine communication entre les êtres humains et l’incapacité de ces
derniers à capter de manière absolue le vaste Système qui gravite autour d’eux.
D’une manière plus concrète, le besoin permanent de renouveler la richesse de ses sources
d’inspiration sera d’ailleurs une des raisons qui la fera bien souvent osciller entre un choix de vie à la
campagne, pour ses paysages aux senteurs et couleurs évoluant au fil des saisons avec une grande
palette de diversité, ou bien, dans les balbutiements de ce jeune siècle, se laisser attirer par les charmes
de la vie trépidante londonienne offrant dans ses tréfonds à qui sait les découvrir la douceur, la
convivialité et le caractère historique de ses jardins accueillants- se référer alors aux multiples
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sensations et images évoquées notamment dans : « Mrs Dalloway » : Bond Street, Harley street,
Regent street, mais encore Kensington et Piccadilly, ou se reporter enfin à un extrait de cette très
courte et belle nouvelle : « Les épingles de chez Slatter n’ont pas de pointe » : « (...) une visite à
Hampton Court le jour où s’épanouissaient les crocus, ces fleurs si brillantes qui étaient ses préférées,
c’était une victoire. Une chose durable, une chose à jamais significative. Elle enfilait la perle de cet
après-midi sur le collier de ses jours mémorables, qui n’était pas d’une telle longueur qu’elle pût en
oublier aucune ; cette vue ; cette cité ; la toucher, la palper, en savourer dans un soupir la qualité qui la
rendait unique »...
C’est pourquoi l’époque du « tandem » Monk’s House–Tavistock Square (à partir de 1924) sera idéale
pour Virginia, car il conciliera les deux attraits qui lui apporteront un grand bonheur et un plus grand
équilibre, des périodes très fastes dans sa vie. Pour exemple pratique, tout en s’imprégnant de la vie
citadine à Tavistock Square, elle partira un temps s’isoler à Monk’s House pendant la conception de :
« Une chambre à soi » (1929) afin de se concentrer et travailler en paix. Travailler, oui ; et ne pas
perdre l’inspiration qui aurait signifié pour elle stérilité dans son art, retour de la dépression et de ses
horribles conséquences. L’enjeu sera donc de tout premier ordre : porter son Œuvre au plus haut
niveau. Dans sa démarche perfectionniste angoissée, Virginia ne sera d’ailleurs pas exempte de
défauts, ceux-ci trouvant leur source en sa psychologie complexe certes, mais aussi en son contexte
littéraire environnemental de l’époque. Elle sera notamment jalouse de Katherine Mansfield quand
celle-ci lui semblera avancer plus qu’elle-même dans sa création et ses réussites, ou bien encore en
« conflit » avec son vieil ennemi Arnold Bennett, mais surtout en « compétition » avérée avec son ami
Lytton Strachey, brillant écrivain dont elle enviera parfois les succès. Virginia sera à la fois consciente
de son génie mais également et de manière paradoxale inquiète face au défi permanent de traduire sur
le papier cette intensité de la Vie qui la submergeait. En ces moments, elle se questionnera sur le côté
réducteur et hermétique des mots et sa confiance en elle fluctuera à la hauteur de ses angoisses : « Mrs
Ramsay demeurait assise sans rien dire. Elle était heureuse (...) de se reposer dans le silence et le
secret de ses pensées ; de se reposer dans l’obscurité extrême des relations humaines. Qui sait ce que
nous sommes, ce que nous éprouvons ? Qui le sait, même à l’instant de l’intimité. Nous voici devant
la connaissance ? Dans ce cas, ne gâte-t-on pas les choses (...) en les exprimant ? » « La promenade au
Phare ».
En rapport direct avec son angoisse d’écrivain, l’on peut par ailleurs attribuer à Virginia Woolf le
défaut d’avoir succombé parfois à la mauvaise foi lorsqu’il s’agissait du succès d’autres auteurs, amis
ou pas, redoutant plus ou moins consciemment une certaine « concurrence » de leur part, une
notoriété, une reconnaissance grandissante dont elle-même aurait été privée. Elle se savait dotée de
talents littéraires nous l’avons dit et, à ce titre, avait une haute idée de l’écriture, elle savait que dans
cet art elle excellait (elle ne sera pourtant en rien et jamais « suffisante »). Il lui tenait à cœur de
réaliser une Œuvre exceptionnelle et consistante, mais elle verra parfois au contact d’un écrivain de
qualité un concurrent potentiel qui, mieux qu’elle, parviendrait peut-être sur le terrain où elle
échouerait, ce qui provoquera parfois chez elle un jugement mauvais et hâtif, une forme de jalousie.
Elle voulait aboutir (pour elle-même) et être reconnue : « Il n’est pas un écrivain créateur qui puisse
encaisser un autre de ses contemporains » « Journal » 20/4/1935. Pour autant, dotée d’une grande
probité intellectuelle, Virginia Woolf savait aussi avec un certain recul reconnaître ses défauts. Elle
était avant tout exigeante et rigoureuse, voire intraitable en certains domaines, envers les autres
comme envers elle-même. Léonard était ainsi également. Le moral de Virginia, son énergie, sa
créativité, ne cesseront pendant toute sa vie d’osciller dans les extrêmes ; dans l’instabilité, mais aussi
dans le génie. Mais hormis le fait qu’elle vivait très mal tout accès de doute lié à son art et l’aspect
émulation très poussée entre écrivains qui peut expliquer ce contexte compétitif précis, Virginia
Woolf jugera toujours les gens sur leurs qualités fondamentales personnelles, sur ce qui émanait
d’eux, de leurs conversations comme de leurs écrits. Elle détestait effectivement la médiocrité
humaine et adorait la franchise et les valeurs vraies et ne jugeait d’ailleurs jamais personne en terme
de rang social. Enfin, pour resituer précisément le cadre de ses rapports dans le contexte littéraire de
l’époque, l’on peut affirmer qu’il y avait une forte dynamique intellectuelle et culturelle au sein du
Groupe de Bloomsbury. Ces jeunes artistes vivaient une révolution culturelle historique et euphorique,
un foisonnement incommensurable d’idées et de créativité, une époque unique dans l’histoire de l’Art
51
britannique. Ce fait suffirait déjà amplement à expliquer certaines expressions extérieures
s’apparentant à des positions orgueilleuses. Dotés d’une grande intelligence et d’une sensibilité hors
norme, ils évoluaient dans une sphère éclairée et le savaient. En ce qui concerne Virginia Woolf, elle
vivra son génie, tout comme ses condisciples, avec une profonde cérébralité mais d’une manière plus
complexe. Face à une certaine vulnérabilité, son instinct de protection se manifestera donc parfois
d’une manière froide presque hautaine, expression extérieure d’une angoisse témoignant pour
l’essentiel d’un besoin d’affirmation (réflexion : d’une manière parallèle mais liée aux rapports entre
écrivains, il faut tout de même se rappeler que de tous temps des auteurs talentueux se sont toujours
opposés, tous persuadés d’avoir découvert des valeurs semblant devoir s’imposer à la postérité).
« J’ai tergiversé avec les confessions de Mr Williamson et suis sidérée par son égocentrisme. Tous les
écrivains se voient-ils ainsi, sublimes à leurs yeux. Il n’arrive pas à faire un pas hors du rayonnement
de sa propre personnalité, de sa renommée » « Journal » 16/9/1940. Virginia était elle aussi et
indubitablement égotiste, mais elle était également très ouverte au monde qui l’entourait- une dualité
en forme d’ambivalence : à la fois une grande importance de sa propre personne, un regard
introspectif permanent et en même temps, de manière presque paradoxale, une vie tournée vers
l’observation extérieure et l’analyse des autres, une large ouverture d’esprit. Un égotisme prononcé
d’un côté et une nette empathie de l’autre. Elle était exigeante envers la Vie mais juste et passionnée,
ce qu’elle attendait en fait des relations humaines et artistiques, des autres comme d’elle-même. Elle
savait reconnaître la valeur en d’autres écrivains mais savait aussi les châtier de manière incisive et
également s’autocritiquer sans compromission. La haute idée qu’elle avait de son art était
essentiellement alimentée par sa volonté de traduire l’Existence à la perfection. C’est pourquoi elle
était aussi exigeante envers elle-même qu’à l’égard des autres écrivains ; critique mais également
contemplatrice de la Vie, elle souhaitait traduire l’Absolu...
Cette recherche de forte densité se lit à travers toute son Œuvre. Sa construction syntaxique traduit
toujours avec efficacité la profondeur du message délivré, consistant bien souvent à lier des
qualificatifs entre eux de manière forte et opposée, formant ainsi des images très suggestives
définissant des portraits denses, puissants et réalistes. Son aisance à manier les images induit alors
toute la subtilité du sens de ses écrits et révèle un don pour passer notamment de scènes posées à forte
dimension psychologique à des déchaînements d’intensité : le contraste brutal, produit notamment par
la puissance des éléments environnants, enveloppe et densifie alors la scène antérieure et lui apporte
même toute sa lumière. Son art, d’une haute précision et d’une saisissante beauté, tantôt mordant et
pertinent, parfois cru et très dur aussi, humoristique, ironique, mais encore merveilleux ou onirique,
lyrique, fantaisiste ou fantasque, d’une extrême finesse et toujours sensible (bien au-delà des mots),
son art reflet d’une écriture puissante reflète à travers son Œuvre entière cette grandeur d’âme
exceptionnelle qui fit d’elle une magicienne des mots. Comme le ferait un orfèvre, ces derniers sont
ciselés, nuancés et pesés avec la plus grande précaution, faisant ainsi de chacun de ses ouvrages une
œuvre d’art alliant profondeur et esthétisme.
Trois éléments communs à l’ensemble de ses écrits, si différents soient-ils dans leur forme comme
dans leur fond, peuvent alors être reliés : une singulière intensité et une immense sensibilité, mais
aussi et bien souvent une très grande densité. Ses ouvrages forment une Œuvre d’une rare richesse et
d’un grand éclectisme. A la question : « Virginia Woolf est-elle un auteur populaire ?», je répondrais
en deux teintes. Oui, elle l’est dans le sens où, par son écriture envoûtante, elle a au fil du Temps
bouleversé des milliers de gens, ce serait une contre-vérité que de prétendre le contraire. Pour autant,
l’on pourrait également concevoir une réponse opposée. En effet, le très exceptionnel niveau de sa
culture, de son savoir et de son art se ressent en chaque page à travers ses écrits, alors parfois d’une
grande complexité, lui conférant ainsi dans la beauté et la puissance une dimension inaccessible. Mais
Virginia Woolf vivait cette transcendance avec le plus grand naturel : elle était comme ça.
Sa faculté et sa délectation à observer : une curiosité spontanée cristallisant un amour inconditionnel
de la Vie. Une étonnante aptitude à observer avec une grande finesse et une profonde intuitivité : « La
vie, c’est ce qu’on voit dans les yeux des gens ; la vie c’est ce qu’ils apprennent et, une fois qu’ils
savent, jamais, bien qu’ils cherchent à le cacher, jamais ils ne cessent d’en avoir conscience- quoi
donc ? Que la vie est ainsi faite, à ce qu’il semble (...) c’est vous, silhouettes inconnues ; vous que
j’adore ; si j’ouvre mes bras, c’est vous que j’étreins, vous que j’attire vers moi- monde adorable !
52
(...) » « Un roman qu’on n’a pas écrit ». De ce fait, un don pour percer les apparences et les
fonctionnements intimes des gens, mais aussi une profonde humanité, un art de vivre et une passion
que d’observer la Vie et d’appréhender en permanence ses multiples mystères, mais également les
plus simples ou les plus surprenantes de ses petites curiosités quotidiennes : « J’ai quarante-huit ans.
Nous sommes allés à Rodmell ; encore une journée humide et venteuse. Mais le jour de mon
anniversaire, nous nous sommes promenés sur les landes, pareilles à des oiseaux gris, les ailes
repliées. Nous avons vu un premier renard, très long (...) Un spectacle très rare. Combien y a-t-il de
renards en Angleterre ? » « Journal » 26/01/1930. Virginia était dotée d’une curiosité sans limite,
assoiffée de connaissances. Ces singulières aptitudes irriguaient en permanence sa veine créatrice de
romancière.
Une quête permanente de la grande Découverte- une quête du Réel et ce tout au long de son
existence : « (…) je jouis de la société à la façon épicurienne, buvant à petits coups, puis fermant les
yeux pour mieux savourer. Presque tout m’amuse. Mais il y a en moi un explorateur impatient.
Pourquoi ne découvre-t-on rien dans la vie ? Quelque chose sur lequel on pourrait poser les mains en
disant : c’est cela. Ma dépression vient de ce que je me sens harassée. Je cherche, mais ce n’est pas
cela, ce n’est pas encore cela. Qu’est-ce que c’est ? Mourrai-je avant de l’avoir trouvé ? » « Journal »
27/02/1926. Irrépressible soif de connaissances certes, mais éternelle insatisfaction face à la
consistance pleine et entière de la Vie que Virginia cherchait à découvrir et retranscrire, en quête alors
de la grande et fondamentale Découverte. Elle poursuit : « Et puis (…) voilà que je vois des
montagnes dans le ciel, de grands nuages et la même lune qui s’est levée sur la Perse. J’éprouve la
notion vague et stupéfiante de quelque chose qui est là, qui est ça. Ce n’est pas exactement la beauté
que je veux dire. C’est simplement que la chose en soi se suffit. Qu’elle est satisfaisante, achevée. Il y
a aussi cette étrange impression d’être là, de marcher sur cette terre et l’infinie étrangeté de la
condition humaine, moi trottant le long de Russell Square avec la lune là-haut et ces montagnes de
nuages. Qui suis-je, que suis-je ? Et ainsi de suite. Ces questions flottent sans cesse autour de moi (…)
Mais à côté de cette évidence qui est, je crois, la vérité, il m’arrive de me heurter souvent à ce ça et je
me sens alors en paix avec moi-même ». Le lecteur traduira un profond questionnement existentiel
ainsi qu’une recherche passionnée de Virginia à vouloir décrypter ce grand Mystère qui nous entoure
et, pour la première fois, elle évoque l’existence d’une Force supérieure, d’une Présence qu’elle ne
nomme pour autant à aucun moment « Dieu », au contraire, qu’elle ne nomme pas (réflexion
personnelle : je suis très troublé par sa façon de concevoir ce mystère, ayant pour ma part et depuis
bien longtemps une approche tout à fait identique en la matière. Un grand Mystère existe, certes,
quelque chose qui nous dépasse, mais que je me refuserai toujours à nommer « Dieu » car le simple
fait de le nommer limite son concept, lui donne une forme et donc l’affaiblit essentiellement et le
dénature alors). A travers ses différents ouvrages, l’écriture de Virginia Woolf reflète d’ailleurs bien
souvent une approche métaphysique et philosophique de la Vie qui lui ferait trouver sa place, son
identité à elle au sein de ce vaste Système où tout est dualité et donc non absolu, approche qui confère
à son Œuvre une dimension intemporelle. Virginia Woolf philosophe, comme romancière ou comme
essayiste, tant dans sa fiction que dans son approche sociologique et « politique » de son époque, il
s’agissait bien pour elle d’une appréhension fondamentale de l’Existence : « Quel est le sens de la
vie ? Rien de plus- question simple ; qui tendait à vous cerner de toutes parts au fur et à mesure des
années. La grande révélation n’était jamais venue. Peut-être la grande révélation ne venait-elle jamais.
A sa place, de petits miracles quotidiens, des illuminations, des allumettes inopinément craquées dans
le noir » « La promenade au Phare ».
Un don exacerbé pour l’imaginaire. « (...) j’ai pris l’habitude de me laisser envahir par une biographie
ou une autre, en cherchant à peindre à ma manière le portrait imaginaire du personnage à l’aide des
plus petits détails que je pourrais glaner sur lui (…) ». Un singulier potentiel mêlé d’intelligence et de
sensibilité au service de sa puissante propension à imaginer, véritable moteur de sa création. Virginia
appréciait la fiction comme un jeu d’une grande finesse dont elle contrôlait parfaitement les rennes,
mêlant la réalité au fictif avec magie et très haute habileté, transportant le lecteur à son gré.
L’eau, source d’inspiration chez Virginia Woolf et ce à travers toute son Œuvre : un long courant
continu de sensations et de souvenirs, symbole de pureté et de mystère, de fascination et parfois de
53
prémonition de sa propre fin : « (…) Une fois, elle avait jeté un shilling dans la Serpentine, jamais rien
d’autre. Lui (Septimus, qui s’est suicidé) avait tout jeté en l’air. Eux (les invités), ils continuaient à
vivre (...) Il y avait une chose qui comptait ; une chose qui dans sa vie à elle était enrubannée de
bavardages, mutilée, voilée, une chose qu’elle laissait chaque jour s’écouler goutte à goutte dans la
corruption, les mensonges, les bavardages. Lui l’avait sauvegardée. La mort était un défi… Mais ce
jeune homme qui s’était donné la mort, avait-il plongé en tenant son trésor ? » « Mrs Dalloway ».
Un don pour la psychologie, une surprenante faculté d’analyser profondément, de disséquer les
situations, les gens, la Vie, partout et en tous temps. Une connaissance très pointue de la complexité
des fonctionnements humains, tant affectifs que spirituels et des situations de la Vie. Un état de veille
perpétuel qui revêt aussi, il est vrai, un côté négatif comme je l’explique ci-après. Virginia Woolf
témoignait d’une psychologie raffinée, décryptant la Vie à des degrés élevés et donnant par là- même
une grande profondeur à ses descriptions romanesques : un état permanent d’analyse qui peut
engendrer des erreurs d’appréciation, certes, mais qui voit souvent juste et bien au-delà. Ce don génère
il est vrai des êtres compliqués, voire « torturés » par leur intelligence exacerbée, qui est
indéniablement une grandeur, mais également un « handicap » à ne pas savoir goûter plus simplement
les événements de tous les jours. Dans cette démarche compulsivement analytique, Virginia Woolf
avait également l’honnêteté de s’appliquer à elle-même cette systématicité et possédait donc le
pouvoir de se dédoubler pour s’auto-analyser (se voir de l’extérieur) avec la plus grande clairvoyance.
Mais cette tournure d’esprit induit aussi chez ces sujets une vision de la Vie très complexe, voire
pessimiste à certains égards, car l’Existence semble alors bien imparfaite. Virginia percevait toutes les
imperfections de la Vie et était perfectionniste, profil d’un être surdoué (comme a pu l’être Kafka pour
n’en citer qu’un, ou Baudelaire pour en citer un autre... parmi quelques rares autres).
Un autre point (au second degré) est que ces analystes éclairés semblent et cela est souvent très
désagréable aux autres, avoir une haute opinion de leurs vérités, de leurs valeurs : c’est parce qu’ils
ressentent à travers leur approche personnelle que certaines découvertes qui les submergent, dont ils
sont sûrs qu’ils ont vécu dans leur esprit la quintessence et la Vérité, se doivent d’être transmises au
monde entier. Ils sont sincères dans leur démarche et veulent crier cette intensité qui les anime. Ils
peuvent paraître parfois condescendants, durs à l’égard des autres et de leur travail, montrer de
manière défiante une certaine noblesse face à la médiocrité- noblesse au sens hautain en l’occasion. Il
n’en est rien. Leur critère de sélection n’est pas sur la forme, mais sur la profondeur et la consistanceils ne sont pas condescendants, ils sont transcendés…
Une grande sagacité, une fine intuitivité mêlées à une singulière pertinence, résultantes directes de sa
très grande intelligence et de son immense sensibilité.
Une grande opiniâtreté, une grande dignité (avec bien souvent l’humour comme moteur de cette
dernière), une grande rigueur et une force, une énergie dans son existence de femme engagée, pour la
Vie comme dans son Œuvre, dans sa lutte contre ses tendances mélancoliques chroniques comme dans
la construction effrénée de chacun de ses ouvrages et dans la démarche perfectionniste qui
l’accompagnait. Virginia Woolf était en effet très ambitieuse et, dans un souci de perfection toujours
plus avant, possédait une capacité de travail hallucinante : elle recomposait, restructurait, condensait
chaque ouvrage achevé pendant de longs mois, avec acharnement et parfois épuisement.
Un don pour graver des moments exceptionnels. Par sa grande acuité observatrice, elle possédait le
don rare de transformer les moments de la Vie en des moments d’exception : chaque jour revêt alors
des instants uniques dont il faut jouir et desquels il convient d’extraire le maximum ; chaque instant
est précieux et contient l’Eternité. Que signifie d’ailleurs la fuite du Temps : pouvons-nous affirmer
que la perception que nous en avons, ainsi que nos valeurs et notre savoir sont absolus ? « On ne
connaît pas assez ce décalage entre le temps de l’horloge et le temps de l’esprit ; il mériterait une
enquête approfondie » « La promenade au Phare ». Chaque minute, chaque heure est une source de
richesse infinie et quotidienne qui force le doute, le questionnement et donc l’humilité. La profonde
sensibilité de Virginia décuplait ses visions et ses ressentis en gravant à jamais dans sa mémoire tous
les moments de l’Existence. Aidée par sa propension naturelle à l’imagination, elle transformait ainsi
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chaque moment de la Vie en moments d’exception, en scènes uniques inoubliables, conférant ainsi à
la romancière une distance infinie avec le commun des mortels.
Un sens fin et prononcé de l’humour et de l’ironie, parties intégrantes de son tempérament et
fréquemment mis au service de ses descriptions des êtres humains (notamment à travers son
« Journal »), mais aussi, de manière plus générale, dans sa vie et ce d’une manière naturelle et
spontanée ainsi que dans son Œuvre entière (NB : sa sœur Vanessa possédait elle aussi un grand sens
de l’humour et de l’ironie, mais toutefois de nature différente et moins systématique). A travers les
écrits de Virginia, le lecteur constate, lorsqu’il parvient à mieux appréhender le personnage, que son
humour revêtait de multiples formes. En effet, celui-ci est tantôt adulte, à savoir caustique ou ironique,
en tous cas fréquemment et terriblement incisif et perspicace, tout comme il peut paraître, d’une
manière diamétralement différente et très touchante, enfantin, c'est-à-dire à la manière presque pure
d’une petite fille curieuse et étonnée qui découvre le Monde ; un peu à la manière d’une enfant qui
aurait eu entre ses mains les armes d’un adulte. Puis, son humour peut être cru, très étonnant de la part
de Virginia qui ne cesse de surprendre par les différentes facettes de sa personnalité. Il peut en effet
revêtir cette forme et être parfaitement ajusté à la situation, perspicace une fois encore.
Un goût pour les honneurs sincères (pour les compliments motivés à l’égard de son Œuvre) mais une
aversion épidermique envers les honneurs démonstratifs empreints de superficialité, pour les « hochets
de la gloire » décernés en ces occasions : « Et maintenant, Virginia Woolf doit écrire- Dieu que c’est
assommant- au vice-chancelier de l’université de Manchester pour lui dire qu’elle refuse d’être
nommée docteur ès lettres (...) Nous avons donc dîné avec Susan Lawrence, il y a deux soirs. Une
certaine Mrs Stocks de l’université de Manchester était là. Comme mon mari sera charmé de vous
remettre votre diplôme en juillet, commença-t-elle. Et elle avait déjà palabré longuement sur la joie
qu’éprouverait Manchester à se voir ainsi honorée, avant que j’aie pu rassembler le courage nécessaire
pour dire : mais je ne veux pas l’accepter (...) Rien n’aurait pu me pousser à me faire complice d’une
telle fumisterie. Pas plus d’ailleurs que cela me causerait, même illicitement, le moindre plaisir. Je
crois vraiment que Nessa et moi (elle m’avait accompagnée et utilisa les mêmes arguments que moi
quant à la stupidité des titres décernés à des femmes) sommes dénuées de tout sens de la publicité »
« Journal » 25/3/1933.
Puis, un portrait par sa nièce Angelica : « Virginia était ou toute brillance ou toute mélancolie (…)
Virginia (…) était timide et maladroite, souvent silencieuse, parfois en verve mais, alors, capable
d’extravagances et de folies qui terrifiaient les malheureux non avertis. Sa beauté limpide alliée à sa
langue de vipère était fatale aux timides, trop craintifs pour répondre et qui, séduits sans s’en rendre
compte, se réveillaient, comme Bottom, dans une contrée féerique bruissant de rires malveillants
(Bottom : personnage métamorphosé en âne de : « Songe d’une nuit d’été », de Shakespeare). Virginia
eut toujours le talent de démolir ceux qui n’étaient pas sur leurs gardes : ça lui était tellement facile
qu’elle résistait mal à la tentation (…) Un cours d’eau claire comme le diamant, dure et scintillante,
transparente, bouillonnante, âpre, génératrice de vie. Quand je l’ai le mieux connue, l’âge et
l’expérience, l’ayant adoucie, l’éclairaient de manière plus tendre. Elle avait toujours l’air
vulnérable » Angelica Bell (Garnett) : « Les deux cœurs de Bloomsbury ». Ce portrait saisissant tracé
par sa nièce apparaît d’une extrême importance pour compléter avec fidélité le profil psychologique
de Virginia Woolf. En effet, ses attitudes parfois ironiques, empreintes d’humour acide voire
sarcastique et qui s’exerçaient notamment à l’occasion de ses rapports avec certains écrivains, étaient
avant tout une propension naturelle reflet d’une extrême intelligence, décuplée en ces moments et
incisive, mais témoignaient peut-être aussi d’une blessure, d’une souffrance, d’un tumulte intérieur :
l’attaque devient alors une forme de défense, de protection, une préservation de l’intégrité de son art
ou encore de ses questionnements intimes- l’attaque exprime aussi bien évidemment une vulnérabilité
et, encore une fois, une sensibilité hors norme ; elle demeure avant tout le reflet d’une franchise
naturelle chez Virginia Woolf : « (…) ou toute brillance ou toute mélancolie / timide ou parfois en
verve »- l’effacement ou la mise en avant de la personne. Ce côté extrémiste du tempérament de
Virginia Woolf peut être rapproché d’un symptôme de la pathologie dépressive : le maniement des
extrêmes ; l’abattement, la mélancolie faisant place à l’euphorie, à la passion pour la Vie. Une vision
de l’Existence chaque jour différente, jamais définitivement conquise de manière positive, jamais non
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plus irrémédiablement perdue. Ce côté cyclothymique et paradoxal de la personnalité de Virginia
Woolf se retrouve notamment tout au long de son « Journal », alors véritable miroir : il est Virginia
Woolf. Elle vécut dans ses mondes avec la même force et la même volonté de traduire leur essence- en
cette noble démarche, son génie jamais ne l’abandonna…
Parlons à présent des ouvrages de la fin de sa vie- le roman : « Les Années » (1937), l’essai : « Trois
Guinées » (1938), une biographie sur le peintre « Roger Fry » (1940) et son dernier roman : « Entre
les Actes » (1941).
Le roman : « Les Années » (1937) constituera un monument, un long fleuve initial de plusieurs
centaines de pages dont la création, qui lui demandera plusieurs années de travail acharné, épuisera
Virginia et pour lequel elle fournira en outre un très gros labeur de plusieurs mois pour le reprendre et
le condenser. Virginia débutera peu après la mort de son ami Roger Fry décédé le 9 septembre 1934
un énorme travail de collecte des informations spécifique à l’art de la biographie et mènera donc de
front, alors que les genres induisaient des recherches, aptitudes et créations différentes, la conception
monumentale de son roman : « Les Années » et l’exercice bien différent de la réalisation d’une
biographie sérieuse. Le travail fourni pour mener à terme ces deux créations sera très préjudiciable à
son équilibre et à sa santé et, physiquement, les accès dépressifs répétés conséquents à son
investissement sans partage auront visiblement marqué la romancière. Pour autant, cet ouvrage
constituera un de ses plus grands succès et l’un des plus conséquents de la Hogarth Press et il sortira à
la même époque aux Etats-Unis avec le même entrain chez « Harcourt Brace & Company ».
L’ouvrage, qui révèle d’ailleurs une véritable prouesse dans l’art d’imbriquer les personnages en leurs
destins croisés, a pour cadre une saga familiale sur trois générations, celle d’une grande famille de la
bourgeoisie londonienne, de 1880 à 1936. Le roman met en scène les Pargiter et devait d’ailleurs un
temps, comme il l’a été mentionné précédemment, se dénommer ainsi. D’une structure plutôt
traditionnelle et avec une volonté de réalisme et de dimension politique, certains des grands thèmes de
Virginia Woolf y sont, à travers l’existentialité des personnages, éclairés en filigrane, à savoir la vie de
famille dans la bonne société anglaise et bien sûr l’épanouissement personnel de la femme dans cette
hiérarchie sociale. Mais encore et par sa composition, une empreinte bien moins classique se reflète :
celle du Temps (NB : « Les Pargiter » s’est finalement appelé : « Les Années » et, treize ans
auparavant, « Les Heures » fut finalement intitulé : « Mrs Dalloway ». Une fois encore le Temps
comme fil d’Ariane au sein de l’Oeuvre de la romancière).
La famille Pargiter, issue de valeurs éducatives traditionnelles, est confrontée à un monde qui évolue
rapidement autour de leur univers en vase clos. La course du Temps y est omniprésente, elle est
palpable. Le récit s’écoule simplement, mais le cadre familial est composé avec le plus grand soin- les
actions, décors et acteurs y sont détaillés avec douceur et minutie à l’image de cet univers féminin
privé de mère (gravement malade et alitée) et constitué de quatre sœurs : Eleanor, Delia, Milly et Rose
gravitant, avec leurs frères Martin et Morris autour du patriarche : le colonel Abel Pargiter. Le
troisième frère : Edward, le plus âgé des garçons, vit en dehors du domicile paternel.
La lumière printanière extérieure du début du récit est distillée, furtive et évanescente et constitue
l’éclairage du décor familial intérieur, tantôt azur, tantôt diaphane. A l’extérieur, la nature est en éveil
et semble, en un ballet parfaitement réglé, ceindre avec harmonie les différents destins des passants
qui circulent : la poétique stylistique de l’écrivain apparaît une fois encore totalement épanouie, elle
diffuse chez le lecteur de délicieuses sensations, en contraste avec la scène où celui-ci entre dans la
chambre de Mrs Pargiter au contact de la mort qui s’éternise, suspendant la famille toute entière dans
l’immobilisme et créant chez Délia un froid attentisme. Chacun vit le calvaire de manière différente à
la hauteur de son propre tempérament et le colonel Pargiter attend lui aussi, sans le montrer, un
dénouement « tragique »- il possède une maîtresse : Mira.
Peu à peu et de manière sous-jacente, sous le toit des Pargiter, le climat s’alourdit malgré le
ronronnement quotidien et rôdé de la maisonnée : s’installe alors une atmosphère de non-dits et de
faux semblants où chacun joue son propre rôle, excepté la petite et adorable Rose, fille cadette, ainsi
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que Milly, paraissant sincèrement éprouvée. Finalement, au crépuscule de l’ère victorienne, Mrs
Pargiter décède...
Les années ont passé. A l’aube du nouveau siècle, certains des enfants Pargiter ont fondé une famille
ou exercent une profession. Eleanor, fille aînée, vit avec son père qui a vieilli et goûte avec délectation
les senteurs et atmosphères londoniennes à travers les saisons. Les sensations suggérées au lecteur
sont celles de Virginia Woolf en son rapport affectif avec la Cité, laquelle change pourtant
inexorablement (la romancière pressent d’une façon plus solennelle et plus grave que dans le roman :
«Orlando » les mutations majeures qu’augurent le XX ème siècle, dans ses multiples aspects comme
dans son âme). La focale de l’objectif traduit la fuite du Temps en centrant sur le destin de chacun des
Pargiter (et de leur famille directe) pour n’en faire qu’un seul souffle...
Au fil des années qui s’écoulent, une osmose puissante et sereine s’installe entre Eleanor, qui vieillit et
les éléments qui l’entourent- le lecteur lui même se trouve emporté. Aux côtés du vieux colonel
Pargiter, Eleanor semble vivre une vie suave, aisée et réglée : l’existence mâture et équilibrée d’une
vieille fille qui partage la demeure patriarcale. Parallèlement l’on doit noter, à propos des passages où
des enfants sont mis en scène, la grande précision de l’écrivain relative à la psychologie de ces
derniers, ce qui démontre de sa part un don pour la psychologie infantile remontant très certainement
aux sources de sa propre enfance et de son éveil personnel...
Le Temps s’égrène et parfois s’efface. Chaque nouveau chapitre s’ouvre avec lyrisme sur une
nouvelle saison, sur une nouvelle époque : la course lente mais inéluctable se poursuit- le colonel Abel
Pargiter ouvre plus grands les yeux sur sa vie et entrevoit la mort. Malgré l’utilisation d’un style
évidemment plus narratif, plus classique que dans ses ouvrages-clés où le courant de la conscience
mène le lecteur avec fluidité vers un monde intuitif plus complexe, Virginia Woolf allie alors avec
virtuosité beauté stylistique structurelle et message fondamental : la fuite de la Vie face à la
temporalité. Cette course effrénée insuffle d’ailleurs chez les différents personnages une propension
de plus en plus marquée à la méditation et aux souvenirs. Chaque scène est ciselée avec précision- la
beauté narrative, mais aussi sa simplicité, renforce le sentiment de réalisme des différentes situations
profondément humaines. Un charme et un attachement indicibles à voir vieillir et ressentir chacun des
acteurs séduit le lecteur avec finesse. (Eleanor est en visite chez son frère Morris- 1911) : « Ils
formaient à eux tous un demi-cercle, en face des prairies et des collines qui s’estompaient. La large
bande de vert qui barrait l’horizon avait disparu. Une teinte unique subsistait dans le ciel. Tout était
paisible et frais. En eux-mêmes quelque chose semblait être aplani. Parler était inutile ».
Au fil du Temps et notamment à travers les souvenirs qui résonnent, les personnages se dédoublent sur
deux époques. Il se dégage de ce roman une émotion tout à fait singulière et c’est bel et bien une façon
propre à la romancière de décrypter le grand Mystère de cette course sans fin. A la manière d’une
valse, les « danseurs » sont éclairés dans le présent comme dans le passé à travers des scènes qui se
font écho et semblent fondre ceux-ci dans une existence à la fois réelle et chimérique- le lecteur luimême se laisse emporter par cette résonance, entendant, voyant et sentant ce qu’Eleanor écoute,
admire et respire, se remémorant les actions passées semblables à des phares gravés dans son esprit.
A mi-ouvrage, le pouvoir de transmission (de suggestion) de l’écrivain est à son apogée : l’intensité et
la puissance animent chaque mot- l’émotion est à son comble...
1913, le colonel Abel Pargiter est décédé. La maison d’Abercorn Terrace est aux mains d’un agent
immobilier en proie aux tristes logiques du monde moderne, totalement insensible à l’âme de la
demeure. Eleanor devient peu à peu le personnage phare du roman portant l’histoire de la famille- il
lui faut à présent faire ses adieux à Crosby, la servante qui a vieilli à ses côtés quarante années durant
et ce depuis son adolescence. Le récit, à travers cette scène poignante et les souvenirs qu’il relate, fait
résonner à nouveau certains éléments du passé dans l’esprit du lecteur- la sensation est très troublante.
Pour autant, un jugement brutal de Martin à l’encontre de l’état de mensonge originel de la famille
Pargiter va faire entendre sa voix différemment- le passage est court mais l’intervention est cinglante.
A cette occasion, Martin révèle d’ailleurs un caractère pour le moins outrecuidant et prétentieux voire
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moqueur, notamment à l’occasion de ses rapports avec les femmes et en l’occurrence à l’égard de
Crosby la servante, désormais en retraite mais toujours à son humble service : elle vénère la famille
Pargiter et fait de son mieux pour survivre à cette rupture majeure...
Les années courent et la troisième génération arrive à présent à maturité en plein conflit de la première
guerre mondiale, véritable traitement de choc qui augure la venue d’un monde plus étriqué et égoïste
et balayera très certainement les valeurs morales anciennes sur lesquelles les Pargiter ont érigé leur
univers. La vieille bonne Crosby se traîne à présent dans ce nouveau siècle, en grommelant et sans
rien comprendre des changements fondamentaux qui se jouent : elle symbolise alors à elle seule, de
manière pathétique et émouvante, l’effondrement des repères qui ont existé au sein de cette grande
Famille. Dans les rues de Londres, elle se heurte à cette société qui émerge, à l’intérieur de laquelle
elle ne semble plus avoir aucune place...
1936- North, le fils de Morris, a à présent les tempes grisonnantes et Eleanor est septuagénaire ; elle a
au cours de son existence beaucoup voyagé et revient des Indes, belle, digne, sage et respectable dans
son âge avancé. A Londres, le rythme de vie s’accélère et la société se modernise : « Crois-tu qu’un de
ces jours nous pourrons voir ce qu’il y a à l’autre bout du téléphone, demanda Peggy en se levant (la
sœur de North) » (NB : ici et de manière tout à fait étonnante, la romancière pressent soixante-dix ans
en avance l’évolution du téléphone dont nous pouvons jouir dans sa forme contemporaine)...
Peu à peu, le passé apparaît comme les temps révolus d’une humanité et d’une sécurité qui n’existent
déjà plus. Les enfants Pargiter vivent la fin de leur existence et se souviennent des plus petits détails
de leur enfance (les lieux, leurs formes, leurs lumières, leurs couleurs et leurs ombres sont suggérés de
manière émotionnelle et presque vivante). Mais ils ont vieilli dans tout leur être. Une grande réception
chez Delia est l’occasion d’un savoureux mélange de générations (frères et sœurs, fils et filles,
cousines et cousins, nièces et neveux, oncles et tantes). Certaines paroles, réminiscences du passé,
semblent ne s’être jamais éteintes et, curieusement, peuvent même, par le plus grand des hasards (?)
être re-prononcées plusieurs dizaines d’années après par le même individu qui a vieilli : l’étrange
fluidité ici présente rappelle le sentiment d’intemporalité et sort alors tout à fait le récit de la structure
classique. « Est-ce que tout se reproduit ainsi avec des variantes se dit-elle ? En ce cas, existerait- il un
motif, un thème, qui reprendrait un autre thème comme dans une symphonie, à demi rappelé, à demi
pressenti... un motif gigantesque, momentanément perceptible ? (...) Mais qui le dessine ? Qui
l’invente ? Son esprit s’égara. Elle ne put achever sa pensée ». La réception est aussi, en l’occasion, un
jeu de miroirs où les invités, autour de Eleanor et North, personnages centraux de cette soirée, se
reflètent un à un dans leurs yeux sous d’innombrables facettes ; les portraits, fidèles au grand art de
Virginia Woolf, sont d’une sagacité et parfois d’une ironie fort bien ajustée (Milly et son mari,
engoncés désormais dans leur graisse et leur égocentrisme bonace, en font les frais). Eleanor respire
quant à elle un parfum de plénitude et de sérénité, elle vit une profonde joie à goûter les instants
présents, ceux d’une grande soirée familiale et amicale d’exception où de multiples voix, paroles,
images et sensations affluent vers elle (et vers North). Mais soudain, à travers les impressions de
Peggy (nièce d’Eleanor), l’atmosphère londonienne s’alourdit et insuffle en elle une couleur grise
uniforme. Virginia Woolf se transpose alors clairement en son personnage et traduit (radiographie) en
quelques lignes extrêmement prémonitoires de nos réalités actuelles toute la teneur de la décadence
humaine, mais peut-être aussi, de manière induite et essentiellement philosophique, toute la
problématique du bien-être et de l’honnêteté intellectuelle qui y est liée et donc de notre responsabilité
directe à influer sur les visions et les approches quotidiennes de l’Existence. Peggy, très cérébrale, qui
expérimente au fond d’elle-même un grand voyage et semble vouloir partager ses questionnements,
demeure néanmoins en décalage avec ceux qui l’entourent et blesse maladroitement son frère North,
sans pour autant s’en culpabiliser, heureuse d’avoir conjuré son mutisme et sa retenue- son humeur a
changé...
L’étrange cyclone nocturne s’est évanoui, l’aube fait maintenant son apparition. Les brumes se
dissipent, le Temps reprend sa course dans l’air suave du matin qui se lève. Eleanor rêve et rêve
encore ; elle rêve de fixer pour l’Eternité ces précieux moments qui l’ont étourdie l’espace d’une nuit
singulière et révélatrice : « Il faut que l’instant présent s’écoule. Il faut qu’il passe. Et après ? Pour elle
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aussi il y aurait la nuit éternelle, les ténèbres sans fin. Elle regarda devant elle comme si elle voyait
s’ouvrir un très long, très sombre tunnel. Mais en songeant à l’obscurité elle se sentit déroutée ; le jour
se levait, les stores étaient blancs (...) Le soleil s’était levé et au-dessus des maisons, le ciel prenait un
air extraordinaire de beauté, de simplicité et de paix »...
L’essai : « Trois Guinées » (1938) sonnera, à la manière de : « Une chambre à soi », comme un
pamphlet, un réquisitoire : celui d’une femme pour le soutien de la condition de ses semblables
historiquement bafouées, terreau originel du pacifisme philosophique instinctif à son sexe, par
opposition à une démarche masculine puisant son bellicisme aux sources ancestrales de son
outrecuidance sociale (exception faite toutefois pour certains hommes particulièrement ouverts et
raffinés). L’essai débute par une question : « comment arrêter la guerre ? » et c’est un homme, sous
forme d’une lettre (virtuelle ou non) à laquelle elle répond trois ans après sa réception, qui ose lui
demander conseil à l’aube d’un embrasement historique. Cette question va être l’occasion d’une
digression vers les sources et les fondements éducatifs et politiques de cette société à prédominance
masculine, prolongeant ainsi le fil du premier essai de 1929, ironique et acide et perpétuant donc très
clairement dans le cadre particulier de cette époque sombre et mouvementée, son combat entrepris
depuis les années 1910. Cet ouvrage sera donc, en ces périodes de tension et pour les raisons qui vont
être développées ci-après, osé, pertinent et courageux. Huit ans avant sa parution, Léonard et Virginia,
inquiets de l’évolution de la situation politique en Europe, s’étaient rendus sur place pour évaluer euxmêmes les risques de conflit, Léonard étant juif, engagé à gauche et investi bien naturellement dans le
grand combat contre l’oppression nazie. En mai 1935, le couple Woolf retraversera d’ailleurs cette
partie fiévreuse de l’Europe à l’occasion d’un voyage touristique et, durant cette époque militante,
Léonard provoquera à Rodmell quelques frictions ponctuelles avec les habitants du village en
organisant régulièrement à domicile pendant les années 1937 et 1938 des réunions avec le parti
Travailliste (Léonard démissionnera d’ailleurs en 1929 des fonctions qu’il assumait depuis 1923 à la
tête de la rubrique littéraire du journal « The Nation » pour personnellement s’investir davantage au
niveau politique). Il convient alors d’insister sur l’énorme courage de Virginia et de Léonard Woolf,
lesquels, à l’aube de cette épouvantable guerre et ce avec la plus grande droiture, ne feront aucune
compromis quant à leurs convictions : un bel exemple de très haute probité au sein d’un couple
intellectuellement et sentimentalement soudé.
Trois Guinées pour trois chapitres : l’idée est éminemment originale, la forme intelligente. Une fois
encore la cause est noble, le cœur y est sincère ; les femmes ne possèdent guère que leur courage pour
se libérer et cet essai politico philosophique, en fait bien plus philosophique que politique, ce dernier
mot pouvant être banni du langage de la romancière, reflète de la part de son auteur un engagement
humain sans précédent. Les oppositions fondamentales entre les deux sexes vont, au fil des pages et
par le biais d’un raisonnement finement argumenté, êtres mises en exergue comme les vecteurs d’une
incompréhension réciproque qui vont tendre à expliquer les mécanismes qui ont pu pousser cet
homme à interroger une femme au sujet de la guerre.
Partout et en tous milieux, la question de ce conflit majeur déconcerte, mais divise aussi. Consternée
que même les Cieux ne soient pas, sur cette question essentielle, purs et intraitables, Virginia Woolf
épingle l’Eglise, partagée elle aussi en ses rangs sur la logique de ces événements. Elle dresse ensuite
une situation contemporaine (1938) de la position sociale féminine pour étayer les causes aiguës des
divergences idéologiques entre les deux sexes : « nous voyons bien le même monde mais avec
d’autres yeux ». Elle rappelle que les carrières militaires, ecclésiastiques, diplomatiques et financières
(la Bourse par exemple) ont toujours été interdites aux femmes et que même en ce qui concerne le
domaine de la critique littéraire, les articles féminins restent strictement contrôlés par des hommes. De
même, les métiers du Barreau, de la médecine ou ceux de la fonction publique sont encadrés par la
gent masculine et l’influence des femmes y demeure singulièrement inconsistante. Le bilan est lourd :
les femmes restent privées des armes intellectuelles et professionnelles les plus efficaces, seule
exception toutefois pour le droit de vote acquis aux forceps par les anglaises avant les françaises.
Premier chapitre : une Guinée donnée à la trésorière de la défense de la cause féminine pour ériger un
collège féminin destiné aux pauvres dans lequel les valeurs et les sciences humaines seront enseignées
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librement dans un but d’enrichissement, d’équité et d’amélioration du sort commun, alors meilleure
des garanties pour éviter la guerre.
Deuxième chapitre : la romancière dresse un parallèle osé entre l’oppression masculine injuste et
presque « brutale » vécue par les femmes et la dictature nazie, démontant alors la pleine légitimité de
la question initiale posée par un homme à une femme. L’on assiste ensuite à une analyse en
profondeur de la valeur professionnelle des femmes et de celle des hommes et notamment à une
évaluation méthodique de leurs rémunérations et de l’injustice flagrante qui les caractérise. Virginia
Woolf, qui passe bien souvent pour quelqu’un de dégagé face à ces éléments pragmatiques, dresse ici
une étude presque mathématique des différents émoluments liés aux deux sexes et ce à travers leur
catégorie d’emploi et leur classe sociale- la démonstration est édifiante et l’enquête approfondie. Au
fil des pages, le sentiment d’une exploitation systématique des femmes est implacablement dégagé : le
constat est solidement échafaudé et il s’impose alors. Un ton presque solennel s’installe et reflète
l’importance de l’enjeu qui se joue : celui d’une société à un moment charnière de son histoire, de son
existence et de sa survie. Le mouvement des femmes gronde tandis que le bruit des bottes se veut
chaque jour plus affirmé. Pour autant, les femmes semblent peu à peu ronger leurs entraves et gagner
graduellement les éléments vitaux de leur émancipation socioculturelle et notamment celui de gagner
plus librement leur vie et d’accéder, pour encore quelques privilégiées, à l’Education publique, mais, à
la différence des hommes, sans aucune aide massive et directe et, finalement, sans aucune égalité sur
les droits et débouchés professionnels. En outre et hormis les liens du mariage, des privilèges
proprement masculins liés à la propriété et au capital privent toujours les femmes des leviers essentiels
au sein de cette société. D’après la romancière, l’éducation, loin d’être dans les faits le rempart
pacifiste idéal contre la guerre, enseigne et légitime au contraire l’emploi de la force et du pouvoir et
développe l’instinct de possession à travers l’utilisation et le cautionnement tacite de ces injustices. De
même, leur position dans la société, par le biais de professions réservées, confère bien souvent à leurs
détenteurs un goût du pouvoir semblant alors incompatible avec un pacifisme philosophique
fondamental. Mais les femmes, une fois qu’elles auront remporté ce grand combat de l’inégalité
sociale et acquis ce confort mérité, n’auront-elles pas à redouter elles-mêmes un affaiblissement de
leur combativité et de leur intellect et ainsi un désaveu éventuel quant à leur pacifisme originel ? Ne
seront-elles pas alors coincées dans un dilemme entre le vieux système patriarcal et cette nouvelle
position fondée, dans une certaine mesure elle aussi, sur le pouvoir, l’iniquité et donc par extension
sur le bellicisme ? C’est pourquoi la deuxième Guinée sera dévolue à la cause professionnelle
féminine à l’unique condition et pour lutter contre ce piège absolu, qu’elle ne serve aucune forme
d’exclusion et de racisme et qu’elle aide la femme à obtenir définitivement l’outil le plus important de
sa liberté, en l’occurrence un revenu égal à celui des hommes proportionnel à sa valeur
professionnelle. Dans le net prolongement de l’essai : « Une chambre à soi », Virginia Woolf insiste
sur cette nécessité vitale pour les femmes que de gagner leur indépendance financière tout en gardant
leur honnêteté intellectuelle (des principes éthiques au service de la Connaissance) en ne cédant en
aucun cas à la tentation de l’enrichissement pour l’enrichissement et à celle des honneurs comme fin
en soi, meilleure des victoires alors vers une réelle autonomie d’opinion en ajoutant une pierre de plus
à la citadelle érigée contre la guerre. Le ton rebelle du premier essai de 1929 semble de nouveau
invectiver ses semblables, leur intimant des conseils en forme d’ordre. Néanmoins, en 1938 et selon la
romancière, la « carrière » littéraire semble pour la femme s’être enfin dessinée et constituer le terrain
le plus libre pour l’exercice de sa pensée et de ses talents.
Troisième Guinée s’en suit : protéger la Culture et la liberté intellectuelle et promouvoir la démocratie
(la justice et l’égalité) pour empêcher l’horreur. Un constat de taille semble vouloir alors s’affirmer à
travers la requête initiale de cette lettre en forme de question : la lutte de l’homme contre le
despotisme nazi tend idéologiquement à rejoindre l’engagement féminin contre la tyrannie dont elles
ont fait l’objet pendant des siècles. Pour autant, dans les faits (dans l’Histoire qui se déroule
inéluctablement), la barbarie dépasse très largement ce rapprochement et s’étend comme une peste
non pas aux sexes mais aux races. Néanmoins, d’un point de vue intellectuel et philosophique, il
n’existe aucune différence entre les multiples et sournoises formes de l’oppression qui demeure en
tous lieux et en tous temps abjecte et inique, mais aussi apatride et historique...
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Mais malgré le rapprochement fondamental et positif de ces deux combats engagés, de sources et sur
des terrains certes initialement bien différents, les femmes et les hommes demeurent néanmoins
foncièrement dissemblables de par leurs racines socioculturelles ancestrales, empêchant par là-même
toute fusion collective pleine et définitive qui dénaturerait par ailleurs le bien fondé de la question
posée à l’origine par un homme dans le but d’un échange et d’un éclairage de sensibilité différente. Le
respect de la romancière à l’égard de l’homme qui lui a écrit devient donc à cet instant un respect pour
l’individu privé qu’il représente, mais perpétue une distance inévitable par rapport au système collectif
qu’il symbolise. La lutte pour l’égalité et la justice peut être commune mais la différence demeurera
car elle est saine et essentielle, garante d’un précieux libre-arbitre et d’une probité intellectuelle sans
compromission. La contribution féminine à ce noble édifice n’utilisera jamais aucune arme (au sens
propre, ou plutôt au sens sale), semblant dès lors irrémédiablement vouée au pacifisme, apanage
apparaissant une fois encore et de manière originelle lié à sa sensibilité propre. A la fin du troisième
chapitre, Virginia Woolf, prouvant une fois encore une très haute aptitude en la matière, va se lancer
dans une analyse psychologique (voire psychanalytique) des différentes approches émotives liées aux
deux sexes et ce au regard des inégalités, des fortes dépendances, des frustrations et des préjugés qui
subsistent, notamment à travers des penchants naturels sévèrement ancrés dans les conceptions et
réactions masculines, en l’occurrence virilité exacerbée, courage excessivement valorisé, revêtant
alors l’aspect d’éléments constitutifs (voire agressifs) fondamentaux. La peur qui a conduit cet homme
à écrire cette lettre révèle que tous les êtres humains ont un intérêt solidaire à l’unité. Privée,
publique : la lutte est semblable. La lettre matérialise un lien profond et optimiste pour la Vie,
symbolise la consécration d’un engagement commun contre la guerre, pour la Paix et la Liberté et
cristallise le vœu d’une Histoire collective inscrite dans un schéma de tolérance et de respect, de droits
et de devoirs, mais aussi d’épanouissement individuel dans le respect des différences naturelles et des
droits communs et égalitaires inhérents aux deux sexes.
« Roger Fry (biographie) » verra le jour un an avant la mort de Virginia Woolf, en 1940. En plus de
l’exercice difficile que constitue l’art de la biographie, la réalisation de cet ouvrage le sera à double
titre eu égard au personnage évoqué et aux situations relatées. Il s’agissait en effet d’un ami, d’un être
cher. Ce qui aurait pu apparaître à priori comme un atout se révélera en fait sous le joug de certaines
difficultés : respecter la réalité, être suffisamment objective tout en ayant été très proche, comment
prendre le recul nécessaire du biographe pour portraiturer un personnage avec honnêteté et avec le
moins de projection passionnée ? De surcroît, Roger Fry était, tout comme Clive Bell, au coeur d’un
réseau de connaissances artistiques inégalées et un précurseur au sein du Groupe de Bloomsbury, un
personnage important qui fit en outre connaître le post-impressionnisme en Angleterre : une charge
énorme pour la romancière que de relater avec précision les multiples étapes et facettes de sa vie.
Fidèle à son procédé favori, Virginia Woolf associera bien évidemment en cette biographie une part
de fiction.
« Entre les Actes » (1941) achèvera l’Œuvre de Virginia Woolf. Ce roman a pour cadre de vie celui de
la famille Oliver, à Pointz Hall, dans une campagne reculée de l’Angleterre, en 1939 (NB : « Pointz
Hall » qui devait d’ailleurs, un temps, être le titre de l’ouvrage). Pointz Hall, cernée par la nature et
les Eléments qui l’entourent, semble vivre au gré des brises, de la pénombre aux chants des oiseaux,
constituant alors l’éclairage intérieur et extérieur des différentes scènes qui y palpitent et se succèdent,
très théâtrales et très picturales et finalement liées- le lieu fédère l’attache : Pointz Hall est la maison
familiale des Oliver. Les décors naturels, construits et décrits de manière précise, sont les éléments
constitutifs de l’univers de Pointz Hall. Les actions et situations, parfaitement décomposées, sont
évoquées de l’extérieur à la façon d’un spectateur- ce système théâtral de « narration » est, dans
l’Œuvre de la romancière, une innovation, bien qu’intimement lié à l’aspect pictural de son écriture.
L’onirisme, très présent dans l’ouvrage, révèle pour sa part la trame intérieure des souvenirs et
émotions des personnages : ceux de Isabelle Oliver, du vieil homme Barthélemy Oliver, son beau-père
ou bien encore de Lucie Swithin, sœur de ce dernier. Le lyrisme va servir à son tour à la
prépondérance des Eléments en une poésie spontanée.
Une représentation se joue tous les ans avec ferveur à Pointz Hall. Les buissons environnants servent
de loges où, devant un auditoire familial et amical, chaque élément de cette nature généreuse donne
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corps, au gré du vent et des trajets sinueux des papillons, à cette vaste scène familière dans des décors
se dessinant au gré de l’imagination. Pour autant, cette année-là, sous la chaleur de l’été et dans
l’attente du spectacle, une lourde lassitude semble envahir l’auditoire. La romancière entre alors plus
avant dans les tréfonds de certains de ses personnages, la substance extérieure s’étiole, pâlit, reflet
fugitif d’une étrange transparence : (Mrs Swithin fait visiter la demeure familiale à l’un des hôtes)
« Debout près du placard, il la vit réfléchie dans la glace. Leurs yeux, détachés de leur corps, leurs
yeux sans corps souriaient à leurs yeux dans la glace ».
Les derniers spectateurs arrivent peu à peu : les sons sont distillés...
Le spectacle commence enfin et se dégage presque aussitôt le sentiment d’un malaise, de voix peinant
à atteindre leur auditoire, de vide, de stérilité et de médiocrité absolue principalement du fait des
acteurs, locaux pour la plupart. Avec habileté, Virginia Woolf démontre une fois encore son aptitude à
vider la scène de son contenu et à l’emplir, avec une causticité hautement efficace, de dérision à l’aide
d’images crues ou contrastées. A l’entracte, l’assemblée semble déboussolée et se dissout. Au moment
du thé, les gens se parlent mais ne s’écoutent pas ; malgré les efforts de civilités des uns et des autres,
une distance essentielle les sépare. La représentation reprend alors, tantôt pompeuse, tantôt ridicule ou
sans portée : la même herméticité se propage, semant alors, devant un auditoire majoritairement
dépité, désillusion et abattement chez sa grande ordonnatrice Miss La Trobe. La nature, tout autour,
comme un lien à la Vie, semble pourtant tendre la main au moment propice. Entre les actes, Miss La
Trobe s’évertue à maintenir la cohérence, le long fil de ce très long spectacle tandis que l’assistance se
fatigue et se disperse de plus en plus, condamnée néanmoins à un minimum d’attention, à l’exception
de quelques uns qui projettent en ces scènes quelques attraits personnels, reflétant les manques ou
aspirations qui leur sont propres. Le spectre de l’échec se dessine. Miss La Trobe, atterrée, qui s’est
totalement investie dans son entreprise nécessitant un énorme travail préparatoire, devient obscure et
pense à la mort- les Eléments se mettent alors à pleurer (une averse de larmes)...
Soudain et au fil chronologique de ces actes qui se succèdent, le XX ème siècle fait son apparition et
les décors naturels (dans ce siècle contemporain vécu par l’assemblée) se mettent en scène de manière
agitée. La musique, éraillée et les acteurs déchaînés semblent alors rythmer l’Apocalypse à venir sous
les yeux éberlués voire scandalisés de l’auditoire. C’est l’acte le plus profond mais encore le plus
visionnaire, reflétant dans l’intensité un profond chaos ; quand, soudain, tout s’arrête aussi
promptement que vint la frénésie : l’horloge de la scène a suspendu sa course et revient au temps
présent, miroir alors de l’assistance (à cet instant, les acteurs évoluent parmi le public un miroir à la
main). Les spectateurs, médusés, s’agitent aussitôt à l’unisson comme pour fuir leur image prise au
piège (leur destin), à l’exception d’un des hôtes féminins trouvant en cette occasion l’opportunité de
s’admirer et d’assumer son identité. En fait, la fin de la pièce est un formidable révélateur (catalyseur)
positionnant l’assemblée face à elle-même : les dernières paroles des acteurs, incisives et
problématiques (voire philosophiques), en tous cas dérangeantes, sonnent alors un moment de vérité
d’une grande dimension (NB : à cet instant, on lit très nettement la tournure d’esprit affûtée et
réprobatrice de la romancière à l’égard de certaines positions de l’être humain dans la société,
enferré dans ses bassesses et ses contradictions). La fin du roman approche et l’on ressent une fois
encore cette alchimie, cette profondeur et cette solennité palpables en toutes les fins des ouvrages de
Virginia Woolf. Après ce souffle puissant, les spectateurs se sont, un temps, liés comme par magie en
une osmose humaine éclairée et détendue comme jamais ils ne l’avaient vécu auparavant. La
représentation terminée, les invités se dispersent : la comédie humaine reprend ses droits, ses limites et
sa médiocrité, sa cécité et son inconsistance. Pointz Hall recouvre quant à elle sa quiétude, sa solitude
et sa beauté au cœur des Eléments qui palpitent pour elle ; les visions oniriques et chimériques
semblent redessiner à nouveau un monde harmonieux au sein de cette vaste poésie naturelle. Les
acteurs partis, Miss La Trobe, solitaire elle aussi, dresse le bilan amer de cette journée où rien ne
semble avoir atteint son but ; mais la fraîcheur de son esprit créatif demeure pour autant vierge de
toute fêlure…
Le soleil se couche mais le long ruban de cette journée semble, un court moment et avant de
s’évanouir, vivre encore dans l’esprit troublé des Oliver : que signifiait cette Pièce ?…
62
Le cours normal de la Vie reprend alors à Pointz Hall, la réalité, paisible mais crue (le contraste
produit entre les deux mondes est saisissant). La nuit froide est tombée à présent. Gilles et Isabelle
Oliver se retrouvent seuls face à eux-mêmes, face à leur amour et à leur haine. « (…) La fenêtre est
tout ciel, sans couleur. La maison a perdu toute sa puissance d’abri. La nuit triomphe, la nuit d’avant
qu’il y ait des routes ou des maisons ; la nuit que contemplaient les hommes des cavernes du haut
d’une éminence, parmi des rochers... Le rideau se lève. Ils parlent ». Ce sont là les derniers mots que
Virginia Woolf écrivit de toute son Œuvre. Dernier acte. L’abri de jardin de Monk’s House, aménagé
par Léonard pour la quiétude créatrice de Virginia, perdit bientôt pour elle toute sa puissance d’abri…
Ne sont pas évoqués dans ce chapitre les autres essais et critiques ainsi que les nombreuses nouvelles,
contes et esquisses créés par la romancière au cours de sa vie et qui enrichissent de manière
considérable sa bibliographie, révélant d’ailleurs de sa part une parfaite maîtrise des différents outils
de l’écriture. Sans oublier son « Journal », véritable œuvre dans l’Œuvre auquel un chapitre
spécifique est consacré en cet essai.
Vers la fin de sa vie et face à l’énorme machine de guerre nazie qui progressait inéluctablement,
Virginia Woolf semblera, jusqu’aux prémices du conflit, jusqu’à son engagement, éprouver un certain
détachement et se renforcera toujours grâce à l’écriture, sûre de sa direction : l’écriture demeurera
donc résolument et en tous temps sa puissance, son invincibilité. L’imminence de la guerre ne paraîtra
pas affaiblir son immense énergie d’écrivain, laquelle la maintiendra dans un monde parallèle : le sien.
Ce qui ne l’empêchera aucunement d’être pleinement attentive aux gravissimes événements en cours,
comme, d’une manière générale, de demeurer toujours très curieuse et observatrice. Mais son centre
d’intérêt restera indiscutablement axé sur ses écrits et sur ses livres favoris.
Malgré la pression environnante, Virginia Woolf continuera donc, une fois le conflit engagé, à faire de
longues promenades dans la campagne de Rodmell et à apprécier cette beauté naturelle quotidienne,
ses paysages, ses ambiances et à les consigner dans son « Journal », précieux reflet de son humeur :
« Est-ce l’âge, ou quoi, qui fait de ma vie ici, solitaire, loin de Londres et sans visiteurs, une longue
extase de bonheur ? Je me sens attirée par la paix et les sensations et non les pensées » 29/3/1940.
« Un vide. Tout est gelé. Figé. Gelée d’un blanc brûlant. Les ormes rouges. Je n’avais pas l’intention
de décrire une fois de plus les collines sous la neige, mais je le fais. Et je ne peux même pas
m’empêcher de tourner les yeux vers la lande d’Asheham, rouge, violette et d’un gris bleu de
tourterelle (...) Quelle est la phrase dont je me souviens toujours (…) : que votre dernier regard soit
pour tout ce qui est beau » « Journal » 9/1/1941. En 1921, elle écrivait déjà dans son « Journal » :
« (…) si j’étais à Rodmell, j’aurais mis tout cela au point en marchant dans la plaine ». Les villageois
avaient l’habitude de la voir parcourir la campagne, s’imprégnant de cette vaste scène naturelle. Ses
joies résideront donc bien souvent dans ces moments précieux de ballades et d’observation, moteurs
de son inspiration et de sa création. Pour autant, elle gardera par moments une notion de la vie très
sombre et elle oscillera bien souvent entre ces deux extrêmes. La perte de ses repères vitaux
occasionnée par la guerre, les déplacements et contacts rendus difficiles provoquant notamment
l’effondrement de ses relations d’antan au sein de son monde culturel, constitueront autant de facteurs
favorisant son ultime crise. « Un certain sentiment de vieillesse me fait parfois penser que je ne peux
plus déployer la même énergie qu’autrefois. Et j’ai la main qui tremble ». Mais, à chaque fois, l’espoir
et le réconfort de l’écriture succéderont en elle, telle une renaissance. Plus forte, la Vie reprenait car la
romancière avait une tâche à accomplir : le sentiment d’une Œuvre achevée (?)...
Mais l’atmosphère générale était devenue délétère, la société se disloquait, la période était noire et
semblait graduellement mais obstinément sans espérance aucune. Par des bombardements terrifiants,
le climat de Londres sera quotidiennement invivable et les époux Woolf devront déménager
hâtivement et renoncer par là-même définitivement à toute vie citadine (cet élément sera pour
Virginia Woolf un étouffement de plus) : l’isolement à Monk’s House, devenu désormais refuge de
guerre, sera protecteur mais point de non retour, la privant notamment d’échanges culturels au niveau
auquel elle était habituée auparavant et de nouvelles lectures, mais, paradoxalement, elle ressentira en
l’occasion une étrange et profonde exaltation à jouir des spectacles naturels qui l’environnaient (NB :
se reporter au chapitre V consacré à l’analyse du « Journal d’un écrivain » et à cette époque précise).
63
Dans son ouvrage biographique qui fait autorité, Hermione Lee relate de manière poignante les
derniers jours de la romancière en évoquant une succession d’actes saccadés et désespérés. Lorsque la
mélancolie la touchait, l’écriture était son seul outil de survie ; quand elle eut la certitude que son art
l’avait définitivement lâchée et qu’il était vain, elle sombra cette fois. Suit la lettre de Virginia Woolf
datée de mardi (vraisemblablement le mardi 18 mars 1941) qui fut retrouvée par Léonard quelque
temps après sa disparition :
« Mon chéri,
Je suis entrain de redevenir folle, j’en suis certaine. Nous ne pouvons revivre cette époque affreuse. Et
cette fois, je ne guérirai pas. Je commence à entendre des voix et je n’arrive pas à me concentrer.
Alors je fais ce qui me semble la meilleure chose à faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur
possible. Tu as été en tous points le meilleur des hommes. Je ne pense pas que deux personnes aient
pu être plus heureuses jusqu’à ce que cette terrible maladie arrive. Je ne peux plus lutter, je sais que je
gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. Et tu pourras, je le sais. Tu vois, je n’arrive même pas
à écrire convenablement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire, c’est que je te dois tout le bonheur
de ma vie. Tu as été entièrement patient avec moi et incroyablement bon. Je veux dire cela ; tout le
monde le sait. Si quelqu’un avait pu me sauver, tu aurais été celui-là. Tout m’a abandonné à part la
certitude de ta bonté. Je ne peux pas continuer à gâcher ta vie. Je ne pense pas que deux personnes
aient pu être plus heureuses que nous l’avons été ».
Le jeudi 20 mars 1941, elle enverra à John Lehmann son dernier manuscrit : « Entre les actes », sans
avoir pris le temps nécessaire de révision qu’elle se donnait habituellement et en le qualifiant de
« beaucoup trop léger et esquissé ». Une semaine après, elle demandera au matin à le récupérer pour
empêcher sa publication, sûre de son échec. Elle doutera alors de : « Entre les actes », mais aussi de :
« Trois Guinées » auparavant, ou bien encore plus tôt de son ouvrage fleuve : « Les Années ». Peutêtre doutera-t-elle à ce moment-là de son Œuvre toute entière. Ce sera sa fin physique, la Grande, la
très Grande sera terrassée (sur cette Terre)…
Le vécu de multiples rechutes au cours de son existence et les formidables déploiements d’énergie que
les remontées avaient chaque fois nécessité pour elle la persuadèrent que ses forces n’étaient cette fois
plus au rendez-vous. Elle vécut certainement ces instants comme sa véritable fin au sein d’un drame
humain mondial. Les mots de Virginia Woolf qui suivent suffisent à eux-mêmes pour évoquer son état
d’esprit désemparé : « Je sens que cette fois-ci, je suis allée trop loin pour pouvoir jamais revenir. Je
suis entrain de sombrer dans la folie à nouveau j’en suis sûre » écrivit-elle à sa sœur Vanessa le
dimanche 23 mars 1941. Ce dimanche-là, Léonard et Virginia rendirent visite à une amie. Virginia la
regarda de l’autre bout de la pièce « comme à travers une mer glacée… et puis il n’y eut rien »
(Hermione Lee). (Ce sentiment d’absence totale, de vide, est une profonde sensation liée à l’état
dépressif que j’ai moi-même ô combien expérimentée et dont le simple souvenir me fige et m’horrifie
toujours- l’on ne peut se concentrer sur rien, rien ne vous accroche et personne ne peut vous aider ni
vous comprendre, tout vous semble dérisoire et étranger, vain ; l’on est submergé en permanence par
l’envie d’en finir car c’est une torture épuisante, on est à la dérive et complètement indisponible pour
les autres et pour la Vie, le moindre geste, même anodin, demande des efforts considérables et l’on
meurt à petit feu). « (…) à la manière d’un marin qui non sans lassitude voit le vent gonfler sa voile et
n’a cependant guère envie de repartir et songe que si son navire avait coulé, après un interminable
tournoiement, il aurait trouvé le repos au fond de la mer » « La promenade au Phare ».
Le jeudi 27 mars 1941 après-midi, persuadée par Léonard et Vanessa, elle ira consulter une ultime fois
son médecin le Dr Octavia Wilberforce à Brighton. L’entrevue sera grave et révèlera selon le
diagnostic du médecin un besoin vital de repos, Virginia, totalement désemparée, n’ayant plus « forme
humaine ». Le vendredi 28 mars 1941, elle écrira une dernière lettre pour Léonard et une pour
Vanessa qu’elle déposera au premier étage de la maison. A l’appel du déjeuner, elle ne répondit pas et
Léonard trouva alors l’ultime lettre qui lui était destiné. Le 28 mars 1941 à onze heures quarante-cinq
elle s’était noyée, emportant à jamais ses secrets avec elle : « D’une certaine façon, elle se sentait très
semblable à lui- à ce jeune homme qui s’était tué. Elle était heureuse qu’il l’ai fait ; qu’il ait tout rejeté
pendant qu’eux continuaient à vivre » « Mrs Dalloway ».
64
Ses cendres furent disposées sous l’un des deux ormes du jardin baptisé « Virginia » (l’autre était
dénommé « Léonard »). L’arbre « Virginia » fut déraciné par une tempête en 1943, l’autre mourut
quelques années après la mort de Léonard (ses cendres y avaient été disposées par son amie Trekkie).
Les cendres et les plaques épitaphes furent alors réunies et abritées par d’épais bosquets au centre du
jardin, sous le buste de Virginia implanté de nos jours à côté de celui de Léonard, les deux bustes
perpétrant ainsi, de manière désormais indéracinable, l’union des deux ormes disparus. « La Mort est
notre ennemie (...) Invaincue, indomptable ; c’est contre toi, Ô Mort que je m’élance. Les vagues se
brisaient sur le rivage », épitaphe choisie par Léonard pour la tombe de sa femme, extraite de la
dernière phrase de son roman : « Les Vagues ».
« (…) je suis de moins en moins encline à me laisser impressionner par la mort. J’aimerais sortir de la
pièce en prononçant une phrase banale qui resterait en suspens sur mes lèvres (…) pas d’adieux, pas
de soumission, mais quelqu’un qui sort pour entrer dans les ténèbres ». « Journal » 7/4/1925. Cette
réflexion témoigne envers la mort d’une volonté d’agir, de ne pas subir (passivement) et attendre :
quitter la pièce ou s’élancer, comme il est dit dans son épitaphe, ou encore s’enfoncer dans l’eau
comme elle le fit le 28 mars 1941, sont là trois actions- pas de soumission. Virginia Woolf s’est
donnée la mort et la citation désignée par Léonard prend alors toute sa dimension (NB : l’on remarque
une fois encore, au sujet de cette épitaphe, l’étonnante intensité et la gravité des derniers mots dans
les ouvrages de Virginia Woolf- aurait-t-elle pressenti sa postérité en les écrivant ?). L’on revient
alors une fois encore au don de la romancière pour graver des moments exceptionnels : elle déclara
dans son « Journal » avoir ressenti un état de très surprenante et haute exaltation à l’écriture de ce
passage. Puissance à agir sur le Temps, à le graver sans le figer, c’est bien là son secret,
l’intemporalité des mots, des phrases, la mémoire des visions, des images, des sons, des senteurs et
des souvenirs qui restent inscrits à tout jamais ; tous ces signes autour de nous qu’il nous faut savoir
observer et recevoir, capter avec humilité mais aussi curiosité et passion pour la Vie. Tous ces
messages qu’il nous faut transmettre aussi- ces messages infinis, infiniment imbriqués les uns dans les
autres et qui la submergeaient. Personne d’exception (ce terme ne plait pas à sa nièce Angelica :
« nous sommes tous exceptionnels » me dit-elle un jour) : quel lecteur sensible pourrait oublier
Virginia Woolf ?
Léonard reçut plus de deux cents lettres de soutien. Victoria Sackville West rendit hommage à « la
femme frugale, austère, belle et fière (…) Son esprit en émoi, si doux et délicat, restait mordant
malgré la douceur du contact ». « Je sais que Virginia ne reviendra pas de sa cabane dans le jardin,
mais je la cherche du regard dans cette direction. Je sais qu’elle s’est noyée mais j’écoute pour
l’entendre passer la porte. Je sais que c’est la dernière page mais je la tourne. Il n’y a pas de limite à la
stupidité et à l’égoïsme » Léonard Woolf- qui citera encore une phrase du professeur Bernard
Blackstone qui écrivit au sujet de Virginia Woolf : « son univers survivra comme survit le cristal sous
la masse écrasante des rochers (…) elle accomplit à la perfection ce que personne n’avait tenté
d’entreprendre ».
Virginia Woolf se sera toute sa vie battue pour des causes nobles et profondes. Elle aura souffert mais
aussi vécu l’immense bonheur du libre exercice de son art. Elle gagna bien des combats et fut d’une
telle dimension qu’elle restera à jamais dans l’Histoire de la Littérature comme un personnage
bouleversant au destin et au génie bien singulier. Par ailleurs, comment la situer par rapport à notre
époque si inhumaine, si médiocre, où la pensée et la sensibilité régressent, la Culture aussi ? Elle serait
horrifiée par la décadence de notre société et n’y pourrait pas vivre...
Virginia Woolf m’a renforcé car elle a touché mes vérités intérieures- apprécier la Vie et savoir
l’observer, apprécier chaque jour comme un trésor. Son destin, son intensité, son intuitivité et son
humanité, sa façon de voir et d’aimer la Vie, de la comprendre et de l’analyser, de trouver de
multiples sens à cette dernière, mais aussi d’appréhender la mort, de ressentir les mystères de cette
Existence, de capter les innombrables signes imperceptibles aux autres et qui nous entourent, m’ont
singulièrement ému comme le reflet de ma propre façon de percevoir la Vie, acquise de manière
essentielle par l’expérience de la dépression.
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Virginia Woolf a fasciné beaucoup de ses contemporains et suscitera encore bien longtemps
d’ineffables émois chez tous ceux qui savent la capter. De par la profondeur (la nature) des messages
et des questionnements qu’elle délivre, son Œuvre rayonne toujours de nos jours- ses livres sont
comme des traces sur la neige, des points dans l’univers agissant et inter communiquant entre eux,
existant au sein de ce vaste Système. Sûrement sa façon à elle de demeurer éternelle et intemporelle :
elle a réussi…
« Ne ferais-je pas mieux de regarder le soleil couchant plutôt que d’écrire ce journal ? Une affusion de
rouge dans le bleu. La meule, sur les marais, en capte l’ardeur. Derrière moi, dans les arbres, les
pommes sont rouges. Léonard les ramasse. En ce moment, une plume de fumée s’élève du train qui
passe au-dessus de Caburn. Et dans l’air, suspendu, un calme solennel. Jusqu’à huit heures trente,
quand les clameurs meurtrières recommencent dans le ciel. Les avions vont vers Londres »
« Journal » 2/10/1940...
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Chapitre IV
Voyages à Lewes, Rodmell, Londres et Forcalquier (de juillet 2003 à
avril 2004)
« Voyages à Lewes, Rodmell, Londres et Forcalquier » est le récit d’une histoire surprenante qui fit
prendre un tournant radical à mon ouvrage et qui relate les voyages entrepris trois mois après la
projection du film : « The Hours », à partir de l’été 2003, sur les traces de Virginia Woolf. Dans son
esprit, le titre de cet essai prit dès lors toute sa signification. Pour autant et dans sa forme primitive, il
fut choisi bien avant ces voyages et ce dès le premier mot que j’écrivis. Chaque déplacement allait peu
à peu revêtir l’allure d’une puissante aventure profondément inscrite au sein de cette grande Histoire
et chaque fois vécue avec la plus grande émotion- des coïncidences vont alors inéluctablement
m’encourager, me pousser à continuer et vont corroborer, par leur nature même, le titre de l’ouvrage.
L’hommage à Virginia Woolf allait donc se construire également de manière fortuite et inconsciente,
presque romanesque à certains égards, complétant ainsi de manière incroyable la partie consciente de
ce travail. A noter pour le lecteur que ce titre : « Sur les traces de Virginia Woolf » signifie plus
précisément « Sur les traces de Virginia Woolf, écrivain », c’est à dire de fin 1904, elle avait alors
vingt-deux ans, à sa mort, en mars 1941. (NB : l’Histoire familiale et les liens qui s’y rapportent étant
à certains égards relativement complexes, il est conseillé au lecteur et ce malgré les rappels en
italique qui jalonnent ce chapitre, de se reporter en cas de doute à la partie biographique précédente
qui a été construite en étroit rapport avec le chapitre présent, au fil des voyages qui se sont succédés
et au rythme du travail analytique entrepris).
Nous sommes le 25 juillet 2003 et je viens d’embarquer pour l’Angleterre. De nombreuses années se
sont écoulées depuis ma dernière traversée, peut-être vingt ans. Pour autant, je sais que ce séjour ne
ressemblera à aucun de ceux entrepris auparavant, il sonne en moi comme un rendez-vous attendu ; je
respire depuis quatre mois ce parfum d’Aventure, cet hommage sincère à Virginia Woolf qui semble
me mener au plus profond de cette histoire humaine saisissante. Aussi, vais-je m’efforcer de traduire
le mieux possible mes sentiments et mes sensations. Patiemment, j’attends le départ…
Voilà, il est seize heures quarante-cinq, le bateau rompt son amarre et, par là-même, tout lien physique
avec la France... j’aperçois déjà les côtes françaises s’éloigner…
Le ciel est gris : des stratus bas et lourds, pesants. Je commence ce voyage comme a commencé ma
grande histoire, c’est-à-dire par la projection du film : « The Hours » qui débute par la fin de la vie de
la romancière, à Rodmell, où je me rends... Les falaises françaises commencent à s’amincir et se
confondre avec le ciel... puis l’océan.... de l’eau à perte de vue. C’est un temps agité, le bateau subit
des secousses latérales. Cette immensité me rend un peu mal à l’aise. Je viens de sortir sur le pont,
avec prudence m’a-t-on recommandé. Effectivement, l’eau nous ceint, nous enveloppe, on ne voit plus
les côtes. Le ciel se confond à présent tout à fait avec la mer : au loin, l’aspect gris de l’horizon fait
fondre les formes. Je serai à Newhaven vers dix-neuf heures trente heure locale…
Il est dix-neuf heures onze à présent, les côtes anglaises sont en vue. Sitôt à terre, je fonce sur
Lewes !...
Vingt heures précises : nous accostons dans le port de Newhaven...
67
Après avoir enfin trouvé un taxi dans ce triste port désert et figé, je parcours les quelques kilomètres
qui me séparent de Lewes ; mon impression est bonne : la campagne est verte, accueillante et
paisible... et voici Lewes, petite ville riche et coquette dotée d’un fort cachet historique de laquelle
émane une ambiance cossue…
Ayant pris soin avant d’entreprendre mon voyage de réserver au hasard de l’annuaire un « bed &
breakfast » je suis, dès mon arrivée, accueilli de la plus belle manière par une dame d’une soixantaine
d’années avec qui j’ai, de suite, un contact positif. Tout y engage : la distinction de cette femme, le
lieu où elle habite et le raffinement qui émane de cet ensemble. Me conduisant à ma chambre, elle me
demande naturellement quel est le motif de ma visite à Lewes. Je lui explique brièvement mon histoire
et surtout la fibre de ma singulière émotion...
Mon récit passionné et le fait qu’un français s’intéresse de si près au destin de cette grande romancière
britannique, véritable icône de leur patrimoine culturel et littéraire, semblent l’avoir séduite. Mais
avec une telle femme, de laquelle émane une grande éducation, je ne saurais pour autant l’affirmer, les
anglais étant, à mon sens et à certains égards, bien différents des français dans leurs relations sociales
et sûrement plus réservés. Je ressens néanmoins que le motif de ma visite l’a touchée, je le sais...
Première et grande surprise, premier hasard : Mme Wigglesworth me dit être journaliste en retraite et
avoir, dans son jeune temps, interviewé le peintre Duncan Grant ! Mais je suis fatigué et n’ai pas
trouvé, ce soir, les mots appropriés pour réagir à son affirmation avec perspicacité. Nous en
reparlerons certainement demain...
Je suis sorti ce soir, non loin de ma chambre d’hôte, en direction du château du XI ème siècle qui
domine Lewes et que Virginia Woolf évoque dans son « Journal ». Il émane de cette petite ville une
forte impression culturelle. Le château est sobre mais il force le respect- malgré l’usure du temps, il
impose sa maturité.
En descendant la rue qui mène à cet ancêtre, je n’ai fait que cinquante mètres pour passer devant une
boutique de fleurs et une librairie antiquaire, boutique d’une rare élégance. Ma première impression se
renforce ; je le ressens, je suis sur la bonne voie : celle du raffinement- elle ne peut me mener, j’en
suis sûr, que sur les traces de cette grande romancière. Demain, en partant sur Rodmell, j’achèterai des
fleurs...
26 juillet au matin
Mme Wigglesworth m’étonne de plus en plus. Mon petit déjeuner est dressé avec la plus grande
attention dans sa propre salle à manger et avec de la vaisselle en porcelaine. Elle m’a, semble-t-il, pris
très au sérieux et je suis touché de l’honneur qu’elle me fait sans me connaître pour autant. Je ressens
que le personnage et l’Aventure de Virginia Woolf forcent un respect indicible, mais qu’une blessure
subsiste...
Elle me présente son mari et vient de m’annoncer, répondant à ma question désormais plus précise,
avoir effectivement interviewé le peintre Duncan Grant à Charleston en 1975 : il avait alors quatrevingt dix ans et elle était jeune journaliste. Incroyable ! Premier signe fort. Sitôt mon « enquête »
commencée et par le plus grand des hasards, un lien se tisse en cette rencontre inespérée, un indice
apparaît. J’ai du mal à y croire. Quand je lui demande quel souvenir précis a-t-elle de lui, elle me
répond avec nostalgie et tendresse féminine : « il avait de très beaux yeux bleus ! »...
Elle me parle ensuite d’une maison que les époux Woolf auraient achetée à Lewes en 1919 (The
Roundhouse), puis, finalement, auraient gardée très peu de temps, juste quelques semaines (NB : ce
point biographique sera élucidé plus loin dans ce chapitre).
Angela Wigglesworth s’avère finalement avoir été reporter pour des magazines et journaux nationaux
avant de se spécialiser dans l’écriture de voyages. Elle a traversé la plupart des régions du monde et
écrit des récits sur certains peuples des anciennes colonies anglaises. Généreusement, elle m’offre un
de ses ouvrages, en l’occurrence, pour celui-ci, consacré à sa ville de Lewes (une enquête historique) :
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« M. Legouis, je vous l’offre ». Je suis devenu un hôte de première importance, par le respect
qu’impose mon histoire, mais aussi par égard solidaire à l’art de l’écriture. Je suis, je le sens, sur un
terrain passionné. Quelle chance et quel formidable encouragement pour moi. Je sens que cette
Aventure se transforme et qu’elle s’envole...
Je pars à présent de chez Mme Wigglesworth. La petite ville de Lewes est animée ce matin et je n’ai,
jusqu’à présent, vécu que des moments de qualité. Excellent présage...
Après avoir acheté les fleurs, j’entre à présent chez le bouquiniste antiquaire dont la devanture du
magasin m’a attiré la veille...
Je viens de vivre une fois encore une forte sensation et ce par l’acquisition d’un ouvrage original édité
à la Hogarth Press en 1946, au 37, Mecklenburgh Square : « The Waves » (ce petit livre n’a jamais été
ouvert auparavant, certaines de ses pages craquent, étant encore liées entre elles- les feuilles sont
légèrement jaunies, elles sentent le vieux papier et le livre est en parfait état !)...
Je viens de faire le trajet Lewes–Rodmell en taxi. Mon cœur s’est serré, serré très fort à l’approche du
village, puis a bondi lorsque j’ai vu, sur le portail d’une de ses maisons, le nom de « Monk’s House » !
Avant d’arriver sur place, le chauffeur m’a confié avoir le souvenir, il y a quelques années de cela,
d’une cliente américaine venue spécialement de Californie dans l’unique but de déposer à Monk’s
House des fleurs de son jardin (NB : en cette histoire une symbolique se dégage en relation avec les
fleurs- elles deviennent en effet un véritable symbole dans le film : « The Hours » en liaison avec le
début du roman : « Mrs Dalloway »).
Depuis hier, de nombreux signes semblent résolument corroborer ma route, fruits du hasard ou de mon
imagination, mais ligne directrice…
Rodmell est un petit village à la beauté discrète, calme et très fleuri, fait d’anciennes maisons en
pierres, un endroit ravissant au cachet typiquement britannique et à l’aspect très cossu. L’atmosphère
de ce mois de juillet y est suave. Assis par terre, seul devant Monk’s House qui n’ouvre pour visites
que dans trois heures, je me laisse aller à penser que Virginia Woolf a vu comme je les vois ces murs
et cette église. Je souhaitais arriver à Rodmell bien avant l’ouverture, de manière à trouver la rivière
Ouse puis l’endroit précis de la disparition de Virginia pour y déposer des fleurs dans le plus grand
recueillement...
La maison semble paisible, à l’architecture relativement sobre. A présent, je pars à travers champs...
Il est douze heures vingt-huit et je viens de me perdre pendant une heure et demie, rebroussant mon
chemin à plusieurs reprises, marchant dans cette campagne faite de petits bras d’eau, de tons blonds,
bruns, verts et de collines. Je n’ai jusqu’alors rencontré personne, juste des cygnes et des canards
sauvages- une symphonie naturelle. L’horizon semble s’obscurcir tout à coup, les nuages bas sont
revenus à l’approche du pont de Southease…
Je viens de découvrir la rivière Ouse, par hasard, en montant sur un grand talus. La voilà, la voilà cette
Terrible... L’émotion est intense, mais, étrangement, l’atmosphère est douce : il émane de cet endroit
un très grand apaisement…
Le flux de la rivière est lent, mais rien ne semble pousser sur ses berges. Parsemées de gros cailloux,
elles sont totalement dépourvues de toute végétation. En son état actuel, je peine à imaginer qu’elle fut
le théâtre de cette tragédie. En ce moment même, je suis assis sur une de ses rives, une boussole à la
main. Le petit pont de bois de Southease (restauré depuis la fin de la guerre par d’inesthétiques
renforts métalliques) est à ma portée, à ma droite : il semble néanmoins appartenir au Temps. Le nord
est à ma gauche. Il se pourrait que je sois tout proche de l’endroit où elle mit fin à ses jours ce matin
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du 28 mars 1941. Ma montre va à présent m’emmener à cinq minutes sud en partant du pont de
Southease…
M’étant perdu à l’aller, je prendrai soin de passer au retour par l’église de Southease qui rejoint la
route de Rodmell. Un cygne sauvage passe devant moi. Le vent se lève...... le ciel se charge de lourds
nuages à présent- cette fresque naturelle me saisit : des champs bigarrés, d’antiques et basses barrières
en bois semblent vouloir délimiter ces parcelles et une palette d’horizon pâle et violet s’offre à moi
d’où s’échappent parfois des rais de lumière orangée. La douceur et le calme semblent régner ici de
manière résolue et la lumière bénir cette sensation. Profondément emporté par cette atmosphère,
j’imagine un instant ce cadre, sous un ciel pesant et humide d’un mois de mars, dans le contexte
psychologique qui fut celui de Virginia en pleine époque sombre de la guerre…
Le vent se lève franchement à présent. Je me dirige vers le pont : « le ton passe d’une gracieuse
mélodie à une autre. Tout se joue aujourd’hui et dans quel théâtre ! Collines et champs ; je ne peux
m’arrêter de regarder. Octobre éclos ; les labours bruns ; les marais qui s’estompent dans le froid.
Maintenant le brouillard recommence à se lever » « Journal » 12/10/1940.
Seule, parcourant ces collines, je l’imagine…
Je vais déposer les fleurs à l’endroit qui me semble être le plus probable, longeant, en partant du pont
cinq minutes vers le sud, la berge la plus proche de l’église de Southease (j’explique pourquoi par la
suite). J’écris à présent quelques mots sur une carte ; ceux qui me viennent...
Deux joyeux lurons mangent au bord de la rivière, ils s’esclaffent à l’envi sans se douter qu’un destin
tragique s’est déroulé à cet endroit, que l’une des plus grandes romancières de langue anglaise a
disparu ici, emportant à jamais ses pensées...
Le ciel s’obscurcit tout à coup davantage. Je suis maintenant exactement à cinq minutes sud du pont
de Southease. L’émotion est intense, mais je la contiens, profondément troublé. Doucement, je pose le
bouquet sur l’eau, le plus délicatement et le plus au milieu qu’il m’est physiquement possible de le
faire. Etonnamment, il stagne, il n’est pas emporté. Le courant est faible, certes, mais le bouquet reste
immobile trente secondes....... lorsqu’il se met enfin à dériver, trois cygnes blancs, qui nagent sur la
rivière, l’accompagnent sans le toucher. Je me retourne une minute pour admirer le paysage derrière
moi et, comme je regarde à nouveau vers la rivière, je constate avec étonnement que les fleurs ont
disparu alors même que l’eau coule très doucement et que, de mon promontoire, je vois distinctement
sur plus d’un kilomètre les courbes de la rivière descendant vers le sud ; j’aurais dû le voir s’éloigner.
Cette « énigme » me trouble un peu, mais je me dis qu’une explication tangible toute naturelle doit
pouvoir aisément être avancée…
Pour faciliter au lecteur la compréhension des faits et comme le retrace Hermione Lee dans son
ouvrage biographique, Virginia Woolf est, ce matin du 28 mars 1941, partie de Monk’s House en
passant devant l’église de Rodmell qui jouxte la maison, puis a rejoint la rivière Ouse en coupant à
travers champs. Elle longea la rivière du nord vers le sud (Léonard retrouva sa canne à un kilomètre
au nord du pont), puis elle continua à descendre le bord de l’eau jusqu’au pont de Southease :
« Quelle est la phrase dont je me souviens toujours (…) : que votre dernier regard soit pour tout ce
qui est beau ». « Journal » 09/01/1941. Du pont de Southease, elle fut aperçue à onze heures quarante
par un agriculteur qui l’apercevait parfois à cet endroit qu’elle adorait et qui offre un très beau point
de vue sur la campagne de Rodmell si souvent louée par la romancière à travers ses écrits. Elle mit
fin à ses jours à onze heures quarante-cinq alors que le courant en cette saison était très fort et le
niveau de l’eau élevé (sa montre fut, le jour de la découverte de son corps le 18 avril 1941, retrouvée
à son poignet arrêtée à cette heure).
« Laissez moi donc, telle une enfant qui avancerait pieds nus dans une froide rivière, descendre le
cours de l’eau encore » Virginia Woolf...
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Je viens de repartir vers Rodmell en empruntant l’itinéraire décidé auparavant, c’est-à-dire en passant
par l’église de Southease. Elle aussi semble figée pour l’Eternité...
Me voici à présent arrivé à Monk’s House. Une bonne douzaine de personnes attendent pour visiter
(c’est contrariant, mais incontournable). La maison des époux Woolf est une belle maison robuste
dotée d’un très grand jardin luxuriant agencé tel que le laissa Léonard et comme le connut Virginia :
un Eden botanique. De nombreuses essences différentes le composent avec harmonie, mais aussi
variété dans son agencement : potager, massifs touffus ramassés et sauvages, sculptures de pierre et
statues anciennes, petits espaces denses ou très grands espaces plats, aérés et méticuleusement
entretenus- un véritable Paradis de diversité !...
L’une des gardiennes de Monk’s House protège ces lieux comme un sanctuaire et semble être (bien
évidemment) imprégnée et passionnée par le personnage de Virginia Woolf. Je sens aussi qu’elle doit
avec grand plaisir voir approcher la longue période de fermeture annuelle de la maison. En effet,
depuis un an, beaucoup de touristes ont afflué à Rodmell en relation avec la projection du film : « The
Hours »...
A présent, je découvre au fond du jardin l’abri en bois aménagé par Léonard en 1934 pour Virginia.
D’après mes informations, son volume a doublé par rapport à celui dont disposait Virginia pour écrire.
Au milieu des massifs, je remarque enfin le buste de Virginia sculpté en 1931 par Stephen Tomlin,
puis celui de Léonard Woolf, juste à côté du sien. Ils sont sobrement disposés. Celui de Virginia est
presque dissimulé : la cause est noble, ses cendres y reposent. L’épitaphe suivante y est bien inscrite :
« Death is the enemy (…) Against you I will fling myself ; unvanquished and unyielding, O Death.
The waves broke on the shore » (« La Mort est notre ennemie (...) Invaincue, indomptable ; c’est
contre toi, Ô Mort que je m’élance. Les vagues se brisaient sur le rivage »). Le buste de Virginia
inspire une infinie tristesse : des coulées de pluie parcourent lentement son visage décharné. Le buste
de Léonard est tout aussi impressionnant. Son visage est très maigre et une épitaphe y est inscrite
également- les mots suivants s’avèrent parfaitement fidèles à son personnage qui inspire le plus grand
respect : « I believe profundly in two rules- justice and mercy. They seem to me the foundation of all
civilized life and society if you include under mercy, tolerance » (« Je crois profondément en deux
règles- justice et miséricorde. Elles semblent à mon sens constituer le fondement de toute vie et société
civilisées si l’on inclut en la miséricorde, la tolérance »).
Après avoir exploré le jardin de long en large et m’en être totalement imprégné, j’entre à présent dans
la maison. Immédiatement, une atmosphère de grande sobriété attire mon attention. La cuisine est
austère, sombre et petite. Au rez-de-chaussée, l’on accède à la chambre particulière et intime de
Virginia. C’est une pièce de taille moyenne dans laquelle une partie de sa bibliothèque personnelle
existe toujours. Adorable petite « Room of one’s own » (« Une chambre à soi »), qui le devint
d’ailleurs en même temps que la conception de l’essai en question. Une très belle (et petite) cheminée,
dont les contours en céramique ont été peints de motifs bleus par sa sœur Vanessa, orne cette pièce de
manière remarquable.
Le « sitting-room » (la salle de séjour- salon) est une grande pièce où l’émotion est au rendez-vous.
Le décor est simple mais les tons verts des papiers peints sont harmonieux et chaleureux. L’on ressent
nettement qu’elle fut le lieu de vie principal de Monk’s House. Je pense à toutes ces soirées, au fil du
temps et des humeurs, aux ambiances et aux discussions profondes que j’imagine. De beaux et vieux
meubles ainsi qu’une grande cheminée aux colonnes de pierres siègent au milieu du volume. La
maison, elle aussi, est restée aménagée comme elle l’était à l’époque où les époux Woolf y vécurent.
Je vis cet instant comme un moment d’intimité.
La visite est maintenant terminée ; j’aurai passé six heures à Rodmell…
Je pars à présent de Lewes pour me rendre à Londres. Il est dix-huit heures. Une fine bruine rend
l’atmosphère suffocante d’humidité, le ciel est bas et la luminosité d’un gris uniforme et épais, on se
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croirait en hiver. L’émotion d’un retour à Londres après vingt années est bien là. L’arrivée sur la
capitale sous ce couvercle de grisaille est saisissante : l’ambiance typique du « fog » londonien semble
être au rendez-vous et sied parfaitement à mon humeur. Chaque moment signifie quelque chose, il
n'est d'instants sans forte sensation… Il est dix-neuf heures, j’arrive à Londres : Saint-Pancras et
Bloomsbury !…
Nous sommes le 27 juillet, il est neuf heures et demie et je commence, plan de la ville en main, à
arpenter les rues de Londres sur les traces de Virginia Woolf écrivain, c'est-à-dire à partir de la fin
1904, alors âgée de vingt-deux ans. En se reportant au tableau chronologique de la partie « profil
psychologique et biographique », le lecteur pourra constater l’existence d’un véritable fil d’Ariane
géographique dans la vie de Virginia Woolf en relation avec sa vie dans la Cité. En effet, dès 1924 et
jusqu’en 1940 (en temps partagé avec sa résidence secondaire à Rodmell), Virginia revivra
systématiquement dans son quartier de prédilection où eût lieu, à Gordon Square, l’explosion
culturelle et la formidable dynamique artistique de fin 1904 liée à la création du Cercle de
Bloomsbury. Fin 1904 : l’année où Virginia devint un écrivain libre.
Tout d’abord, je me dirige vers le 37, Mecklenburgh Square (1939-1940)... j’y arrive à présent... plus
de trace de sa maison, le quartier a été reconstruit. Le square, quant à lui, est toujours existant, mais
c’est un parc privé et je ne peux donc y pénétrer. Le choix de vivre dans un quartier où de grands
espaces verts côtoyaient avec harmonie les rues fréquentées et trépidantes sera là aussi une constante
dans le choix géographique des lieux de vie londoniens de la romancière.
Je viens d’arriver au 38, Brunswick Square (1911). Là encore, plus aucune trace de sa maison. Le
square est fermé pour cause de réhabilitation des parcs initiée par la « Ville » de Londres. Je pense que
la guerre aura effacé beaucoup des traces londoniennes de Virginia Woolf. S’ajoutant à l’horreur
humaine, quelle défaite également pour l’Histoire et la Culture : « (…) Londres flambait. Huit de mes
églises de la Cité sont détruites ainsi que le Guildhall » « Journal » (1/1/1941). Ces guerres sont
ignobles physiquement mais effacent aussi la mémoire des Hommes…
Je détaille le square du mieux et le plus profondément qu’il m’est possible de le faire et y vois de
grands arbres plus que centenaires. Immanquablement, alors à vingt-neuf ans à la veille de se marier,
Virginia Woolf s’est promenée et égarée ici par de beaux après-midi d’été...
Je suis à présent sur un banc de Tavistock Square. Plus aucune trace non plus. Après avoir vécu de
1915 à 1924 à Hogarth House (Richmond) dans la banlieue ouest sud-ouest de Londres, les époux
Woolf s’installeront à cet endroit à l’époque de la publication de : « Mrs Dalloway » et y resteront
quinze années. Il s’agit donc bien pour elle à cette époque d’une forte intention de retour aux sources
de Bloomsbury, de retour à sa jeunesse. Un grand étouffement avait marqué pour elle l’année 1924,
une irrépressible et excitante envie de s’imprégner à nouveau de sa belle cité londonienne.
Le parc public, modeste mais fleuri, qui jouxte la maison, est un petit endroit de campagne en plein
Bloomsbury. Je ressens une sensation bizarre : je ne parviens pas à quitter ce lieu et j’imagine…
Ce parcours est excitant. Je viens de trouver une trace et non la moindre : elle se nomme « 46, Gordon
Square » !
Je suis par contre extrêmement étonné de ne voir sur la façade de la maison qu’une plaque
commémorant la mémoire de John Maynard Keynes, économiste (1883–1946), l’un des membres,
certes éminent, du Cercle de Bloomsbury. Ce dernier y vécut de 1916 à sa mort, après que Adrian
Stephen ait, suite au mariage de sa sœur Virginia, temporairement repris cette adresse en 1912 et avait,
à l’occasion, réactivé à cette époque les fertiles réunions du Cercle de Bloomsbury, lesquelles soirées,
jadis, avaient initié en ce lieu la glorieuse époque de fin 1904. Mais, étonnamment, cette période
culturellement prépondérante n’est pas le moins du monde honorée sur cette plaque. La maison
semble relativement sobre ; j’écris, assis sur la margelle en pierre et pense, en ce moment même, à
tous ces gens qui l’ont foulée et me délecte à imaginer ces longues nuits d’échanges, ces nuits
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interminables. (J’appris par la suite que la mémoire du Groupe de Bloomsbury sise au 46, Gordon
Square est, en fait, honorée sur une plaque bleue officielle au 50 de la même rue, là où vécurent
Adrian Stephen, le frère de Virginia et sa famille entre 1920 et 1939 et ce par une mention
commençant ainsi : « quelques maisons plus loin... », étrangeté dans la hiérarchie des évènements et
la manière de les honorer).
A présent, me voici arrivé devant le 29, Fitzroy Square. Là encore, une nouvelle trace de Virginia et
quelle trace ! C’est un immeuble très classe situé sur une grande place aérée. Le bâtiment reflète une
esthétique imposante et luxueuse et cette grande place lumineuse, au cœur de Londres, où trônent des
arbres patriarches, dévoile avec éclat la sensation de richesse de cet actuel quartier de Bloomsbury.
Cet endroit est d’une beauté saisissante. Fitzroy Square marqua une époque transitoire : celle où
Virginia se retrouva seule avec Adrian à la suite du mariage de leur sœur Vanessa- Virginia avait alors
vingt-cinq ans. En ce moment, j’imagine sa grande silhouette traverser avec classe et élégance ce joli
square majestueux... Pour autant, je sais que ces rues, comme celles que j’ai découvertes auparavant,
ont dû diamétralement changer. Je sais que ce vaste espace piétonnier n’existait pas. Malgré
l’esthétique actuelle et le passé de ce lieu, de grands immeubles sans cachet siègent et gagnent du
terrain non loin d’ici. Comment pourrait-il en être autrement ? Saint-Pancras (jouxtant Bloomsbury)
s’est transformé de nos jours en rues à fort trafic...
Je viens de passer quelques heures à Richmond après avoir appris d’emblée que Hogarth House ne se
visitait pas. Lorsque, sur place, je demandai à un libraire ainsi qu’à un chauffeur de taxi de plus
amples renseignements, ils me répondirent ignorer totalement la présence de cette maison. Personne
ne connaissait cet endroit ni même, pour la plupart d’entre eux, que Virginia Woolf avait vécu là, dans
leur propre ville (l’inculture est une peste contemporaine)...
Voilà, enfin : Paradise Road ! Hogarth House est sobre et l’arrière-cour est petite, la maison a
vraisemblablement été reconstruite. Plus aucun jardin n’existe de nos jours et il y avait là des champs
tout autour. Virginia Woolf ne reconnaîtrait aucune rue, aucun recoin, aucune de ces façades
aseptisées et sans histoire, ni bien sûr Hogarth House. C’est en outre ici que fut conçu le roman :
« Mrs Dalloway »...
Retour à l’hôtel à présent : j’ai fermement décidé d’écourter mon voyage et de repartir vers la France
demain matin très tôt, à quatre heures. Je décide de veiller toute la soirée durant, tout le début de nuit
devrais-je dire, dans le salon de cet hôtel dortoir (auberge de jeunesse) à Saint-Pancras où personne ne
se parle (peste contemporaine là encore, syndrome de nouvelles générations formatées) et où j’ai
passé de loin, la nuit précédente, la pire nuit d’insomnie de mon existence.
Quatre heures quinze : je traverse Londres. C’est le spectacle grandiose d’une grande capitale déserte
et illuminée qui s’offre à moi : je suis seul dans les rues. L’atmosphère est douce, il règne un calme
tout à fait surréaliste. Londres : quand reviendrai-je ? Peut- être à nouveau dans vingt ans...
Nous sommes le 28 juillet, il est six heures cinquante-cinq et je viens d’arriver dans le port de
Newhaven, toujours aussi désolé que lors de mon arrivée. Prêt à embarquer pour la France, je me sens
épuisé… En attendant l’arrivée du bateau, je me dis qu’il est une gageure, en 2003, que de vouloir
imaginer cette époque qui date d’une centaine d’années. Tant de choses essentielles ont radicalement
changé. Je repense alors à Léonard et Virginia au coin du feu à Monk’s House...
Il va être l’heure du « check-in ». Je viens de vivre un très beau rêve, mais j’entends à nouveau des
français autour de moi parlant « anglais » à un couple britannique : j’avais oublié notre aptitude
naturelle légendaire à parler les langues étrangères et ne préfère pas, au risque d’être taxé de
médisance, commenter ce fait davantage. Il est neuf heures trente et nous venons de quitter le port de
Newhaven...
Voilà, je réalise que le voyage s’achève. Tout s’est passé si vite et si intensément, je suis exténué je
pense. Ma solitude me pèse aussi par instants, mais me procure une infinie richesse, une puissance de
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rêve, d’observation et de sensibilité incommensurables. Je te quitte, belle Angleterre. Déjà je
m’éloigne…
Comme à l’accoutumée, des français vocifèrent autour de moi- personne d’autres qu’eux ne semble à
leurs yeux exister. J’étouffe sur ce bateau, je me sens oppressé. Je vais sortir m’aérer sur le pont…
J’ai du mal à surmonter mon humeur. J’applique alors le bon remède, celui de Virginia Woolf en
l’occurrence : soigner le mal par l’écriture... effectivement, comme si le fait de consigner les
sensations par écrit les exorcisait, ôtait un poids…
Je suis arrivé à Dieppe- il est quinze heures trente et suis confortablement installé dans le train
régional qui mène à Rouen. Le soleil brille franchement à présent. La déprime a été tenace, des idées
noires m’ont assailli pendant près d’une heure et demie. Maintenant, je vais mieux et parcours la
campagne normande, superbe cet été (NB 1: l’été 2003 sera l’occasion d’une canicule historique) (NB
2 : le remède aux idées noires est de positiver, mais, surtout, de toujours s’en souvenir afin de
l’appliquer)…
De retour au bercail, l’Aventure continua sans interruption. La rencontre purement fortuite de Mme
Wigglesworth allait sonner comme une avalanche d’encouragements et de signes forts, me portant
toujours dans la même direction : continuer mon « enquête » sur les traces de Virginia Woolf.
J’écrivis d’abord sans tarder à Angela Wigglesworth (NB : les correspondances ci-après retranscrites
sont traduites) :
« Mme Wigglesworth,
J’étais déprimé, hier, en revenant de ce voyage si intense et le séjour était trop court. Je reviendrai.
Quand j’étais à Londres et que nous avons reparlé au téléphone de cette fameuse maison que Virginia
et Léonard Woolf achetèrent à Lewes : The Round House, j’ai, une demi-heure après notre
conversation, eu une idée à ce sujet. Je me suis rappelé l’histoire exacte de cette maison, lue dans une
biographie de Béatrice Mousli, professeur de littérature anglaise à l’université de Caroline du sud.
Juin 1919- cherchant un endroit calme à la campagne à cause d’une charge de travail importante liée à
l’activité de la Hogarth Press à Richmond, Virginia Woolf parcourait la campagne de Beddingham,
Firle et Lewes à bicyclette à la recherche de l’Eden tant convoité et eut alors un coup de cœur pour
cette maison de Lewes (vendue par une agence). Elle l’acheta immédiatement et précipitamment sans
consulter Léonard ; mais Léonard ne fut pas tout à fait d’accord avec elle sur la beauté unanime de cet
endroit. Cherchant le Paradis de manière autonome, il découvrit de son côté Monk’s House à Rodmell,
à vendre aux enchères. Ils partirent alors, tous deux cette fois-ci, en visite. L’endroit leur sembla
incomparable. Ils se portèrent alors enchérisseurs et Léonard affirma à Virginia qu’ils n’auraient
aucun problème pour revendre la maison de Lewes. Ils gagnèrent effectivement leurs deux paris.
Voilà donc l’histoire de cette acquisition. Mme Wigglesworth, je recherche la trace de cinq volumes
(albums) de photos prises par Virginia et Léonard à Rodmell. Existe-t-il une édition qui regroupe
certains de ces clichés ? Comment pourrais-je l’obtenir ? Je ne veux pas interférer dans votre emploi
du temps ni abuser de votre gentillesse, mais si vous entendez parler d’une telle parution, SVP
n’hésitez pas à me contacter. Sincères salutations, Philippe Legouis ».
A ce courrier, Mme Wigglesworth répondit en me proposant d’enquêter sur l’existence de ces photos
et me demanda si j’étais intéressé de savoir qu’elle connaissait l’agent immobilier qui avait vendu la
maison de Lewes aux époux Woolf. Ma réponse fut bien évidemment positive.
A mon retour de vacances dans le sud de la France (voyage entrepris dès mon retour d’Angleterre),
quelle ne fut pas ma surprise en lisant les deux « mails » qui vont suivre. Il n’y avait maintenant plus
aucun doute, cette journaliste m’avait pris au sérieux et m’appréciait pour le travail que j’avais
entrepris. Elle avait donc mené pour moi et sans me connaître davantage un grand travail de
professionnelle et j’en étais, bien sûr, immensément ravi. Les échanges que nous eûmes et que je cite
ci-après reflétèrent dès lors entre nous un réel et haut « challenge » : en premier lieu, réussir mon
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ouvrage, bien évidemment, mais être aussi à la hauteur de la confiance et de l’estime qu’elle me
portait. J’appris également qu’en plus du peintre Duncan Grant, Angela avait également interviewé
Quentin Bell, fils cadet de Vanessa (sœur de Virginia) et de Clive Bell. Mme Wigglesworth avait donc
répondu à mon message :
« Merci pour votre mail M. Legouis. J’ai fait des recherches ce matin à Lewes chez trois libraires et
voici les résultats : (je passe sur les divers renseignements relatifs à des ouvrages fort intéressants que
Mme Wigglesworth avaient pour moi recueillis et aussi sur les contacts directement pris avec ces
professionnels, en outre tout à fait disposés à correspondre avec moi ou même me recevoir pour
satisfaire à mes requêtes) (...) Vous seriez, je pense, intéressé de savoir qu’il existe un nouveau recueil
de courtes nouvelles de Virginia Woolf jamais publié auparavant, qui s’intitule : « Carlyle’s House ».
Je pense que vous devriez revenir à Lewes afin de rencontrer ces gens-là. Ils ont tellement de livres
intéressants sur Virginia Woolf / Je vais aller voir ce matin l’agent immobilier qui vendit The Round
House à Virginia Woolf : je connais bien sa famille. Vous en saurez plus à propos de cette maison en
regardant sa photo à la page 40 du livre que j’ai écrit et que je vous ai offert : « Lewes, a photographic
history of your town ». Je verrai si Alfred, qui vendit la maison, confia avant sa disparition quelque
chose à sa famille à propos de Virginia Woolf / Angela ».
(NB 1 : il s’agit, le lecteur l’aura compris, d’un agent immobilier de père en fils : Mme Wigglesworth
connaît le petit-fils de ce monsieur qui vendit la maison à la romancière). (NB 2 : au sujet de
l’ouvrage : « Carlyle’s House »- Thomas Carlyle était un éminent historien biographe et essayiste
écossais de l’époque victorienne. Ce recueil, publié quelques quatre-vingt quatorze ans plus tard, a
été écrit par Virginia Woolf au cours du premier semestre 1909 alors qu’elle habitait avec son frère
Adrian à Fitzroy Square. Il trace une série de sept tableaux reflétant l’atmosphère londonienne de
l’époque, notamment celle de l’architecture froide et austère des maisons victoriennes. Il traduit en
outre sa vision de la société dans laquelle elle évoluait).
Mon histoire commençait à prendre une tournure tout à fait étonnante et j’étais très touché par cette
« mobilisation générale ». Nombre d’ouvrages acquis par la suite m’aidèrent d’ailleurs énormément
dans la compréhension de cette grande et complexe Aventure. Je reçus, quelques heures après le
premier, un autre « mail » de Mme Wigglesworth :
« Vraiment, je ne devrais pas me lancer dans une telle aventure car j’essaie moi-même d’écrire un
livre mais je ne peux résister au challenge. Je suis allée voir l’agent immobilier cet après-midi et il me
dit que son grand-père ne vendit pas seulement The Round House aux époux Woolf mais fit pour eux
l’enchérissement à l’Hôtel « The White Hart » de Lewes pour la vente de Monk’s House et ce à la
demande de la romancière. Il m’a aussi photocopié un extrait de la biographie de Quentin Bell sur
Virginia Woolf : le livre est en deux volumes, le premier relate la période de 1880 à 1912, le second
celle de 1912 à 1941. L’extrait en question est un passage fascinant à propos de la façon dont les
époux Woolf trouvèrent Monk’s House et il relate la vente aux enchères de cette dernière. Ils
donnèrent donc à leur agent, Mr Wycherley, une limite de huit cents Livres et la vente aux enchères
eut lieu le 1er juillet 1919 ; Virginia Woolf écrivit : « Je ne pense pas que beaucoup de moments de
cinq minutes dans le cours de ma vie aient été si densément pourvus de sensations. Attendais-je tant
bien que mal le dénouement tandis que j’étais attentive au processus de l’opération ? La salle des
ventes de l’Hôtel « The White Hart » était bondée. Je regardais chaque visage et en particulier chaque
vêtement et chaque robe, tout signe d’opulence et fut ravie de n’en découvrir aucun. Mais alors, je
pensais, ayant Léonard en ligne de mire : est-il conscient en assistant à ce spectacle qu’il n’a que huit
cents Livres en poche ? Certaines de ces imposantes fermières doivent bien avoir des rouleaux remplis
de billets cachés dans leurs bas. La montée des enchères commença. Quelqu’un offrit trois cents
Livres… six cents furent atteintes, trop rapidement pour moi ». Après une offre de l’agent des époux
Woolf à sept cents Livres, il y eut une pause dans la montée des enchères, puis un appel du
commissaire priseur. Le marteau tomba. Les époux Woolf étaient propriétaires de Monk’s House. Je
vais garder l’extrait pour vous au cas où vous revenez un jour. J’ai aussi trouvé, à la librairie « Bow
Windows », un petit magazine : le « bulletin de Virginia Woolf » de la « Virginia Woolf Society » de
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Grande-Bretagne, présidente Angelica Garnett. Peut-être pourriez- vous vous le procurer sur Internet ?
Angela ».
L’on retrouve, dans le récit de cette vente aux enchères de l’Hôtel « The White Hart » à Lewes, un
trait de personnalité qui caractérise Virginia Woolf : celui d’une grande acuité pour l’observation. Elle
radiographie littéralement l’assemblée, tous ses sens sont en éveil. Et puis, plus qu’un détail : les
époux Woolf confièrent la responsabilité d’enchérir pour l’acquisition de Monk’s House à l’agent
immobilier qui leur vendit la maison de Lewes (Alfred Wycherley). Virginia Woolf avait en effet, de
manière générale, un rapport distant à l’argent et n’était nullement apte à un tel exercice spéculatif peu
rassurant pour qui n’est pas du métier et surtout pour une personne comme elle. Léonard, assez
curieusement pour l’homme pragmatique qu’il était, a semble-t-il ressenti l’exercice, l’épreuve, avec
la même pudeur : il valait mieux de toute évidence (et peut-être est-ce simplement une obligation
légale comme en France pour le cas spécifique des ventes aux enchères immobilières, ce qui
expliquerait tout) confier cette tâche délicate à un professionnel...
Hier soir, j’eus tout à coup une nouvelle idée. Le seul témoin de cette époque à avoir vu et parlé à
maintes reprises à Virginia Woolf, à avoir été si proche d’elle, est Angelica Bell épouse Garnett, la
fille de Vanessa Bell (sœur de Virginia Woolf) et du peintre Duncan Grant qu’Angela Wigglesworth a,
par le passé, interviewé lorsqu’il était âgé. Angelica Bell a aujourd’hui quatre-vingt quatre ans pensaije. Je décidai alors, emporté par ce nouveau défi, de proposer à Angela Wigglesworth d’interviewer
Angelica Garnett : peut-être aura-t-elle une idée quant à la manière d’y parvenir et donc de la
contacter, ou peut-être va-t-elle tout simplement m’en dissuader, me dis-je. Je lui écrivis donc sans
tarder...
Voici sa réponse, à la minute où je la lis : « je pense que le mieux que vous puissiez faire est de lui
écrire directement à l’adresse suivante : (...) Dites-lui tout simplement ce que vous faites, parlez-lui en
avec la même passion que celle que j’ai cru lire en vous et demandez lui une interview. Je pense
volontiers qu’elle sera ravie de vous recevoir. Angela ». Le message est clair : elle sent sans
équivoque que cette rencontre peut être l’occasion d’une singulière histoire humaine- c’est une
nouvelle fabuleuse pour moi, je vis un véritable rêve dont l’intensité commence quelque peu à me
dépasser. Chaque jour me guide en insufflant en moi l’énergie nécessaire pour continuer mes
recherches, dusse-je y passer plusieurs années encore. Je peine à réaliser pleinement la portée de cet
événement : je vais peut-être rencontrer Angelica Bell, c’est un fait tellement incroyable...
Je lui écrivis sans tarder le 19 août 2003 en m’efforçant bien évidemment de traduire le mieux
possible la trame émotionnelle de mon Aventure. Il me fallait être convaincant, je savais que je n’aurai
qu’une seule occasion d’écrire la lettre la plus importante à mes yeux, la plus surréaliste aussi de toute
ma vie...
Après avoir posté mon si précieux message, je comptais les jours : 20, 21, 22 août. La Poste m’avait
affirmé que le délai de réception, pour l’Angleterre, était de trois à quatre jours maximum. Je
ressentais très fort que quelque chose allait se produire, je le savais et l’attendais...
A onze heures quarante le 28 août, j’arrivai chez moi en trombe et découvris... J’avais reçu plusieurs
lettres ce jour-là et, au milieu de ces dernières, l’une d'entre elles bondit à mes yeux, affranchie du sud
de la France (?) : le nom d’« Angelica Garnett » était inscrit au verso. Mon cœur tressaillit. Le miracle
s’accomplissait comme je l’avais pressenti : mais que faisait-elle en France ?... La lettre avait été
réexpédiée d’Angleterre vers la France, comme l’expliquera bien plus tard Angelica Bell (Garnett)
dans la préface de ce livre. Elle y vit, tout simplement et s’exprime en français mieux que vous et
moi. Voici la teneur de cette lettre :
« 26 août 2003
Mon cher monsieur,
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Je viens de recevoir votre lettre et j’espère que ça ne vous choquera pas de vous rendre compte que
j’habite la France. Mais je suis vieille et je ne bouge jamais de la maison. Si votre enthousiasme pour
ma tante est suffisamment puissant pour vous porter jusqu’ici, je serais très contente de vous voir.
Mais peut-être est-ce plus éloigné de chez vous que l’Angleterre ? Je suis toujours là et pourrais peutêtre vous être utile. Mon numéro de téléphone est : (...) Angelica Garnett ».
Je fus tout d’abord sidéré par le niveau de son français et notamment par la singularité de certains de
ses termes. Le jour même, je n’eus pas le courage de l’appeler, j’étais trop ému et avais peur de gâcher
ce précieux sésame par un simple appel téléphonique qui risquait de réduire ou de dénaturer mon
émotion, ou pire encore, je redoutais de dire des choses qui eussent été mal dites ou mal interprétées.
Je voulais savourer mon plaisir (comme moi seul sais le faire dans ces moments-là), me préparer à ce
contact, mais me considérais sur le fil du rasoir : la préciosité de cet instant sonnait en moi comme un
état de grâce. Je culpabilisai néanmoins de ne pas l’avoir appelée dès réception de sa lettre : attendaitelle une réponse de ma part avec la même impatience que j’éprouvais à attendre son courrier ? Je
l’appelai donc le lendemain matin. J’eus alors au téléphone quelqu’un d’accessible avec qui
j’échangeai des propos détendus et ouverts. Evoquant tous deux des sujets d’ordre généraux, elle me
dit à un moment cette phrase, à la fois simple et pleine de sens, dont je me souviendrai toute ma vie :
« il faudrait qu’on se donne tous la main et qu’on se groupe pour améliorer le sort commun ». Que
pouvais-je faire d’autre que de corroborer ses propos qui sont, à mon sens, la clé de voûte de nos
actuelles déconvenues : l’individualisme…
De sa voix claire et douce, Angelica Garnett m’assura de son entière disponibilité à mon égard et me
confirma être ravie de me rencontrer. Je lui proposai alors une date postérieure de huit jours- elle me
rétorqua : « l’après-midi conviendra très bien. Disons à quatre heures, à l’heure du thé ». Je la saluai
chaleureusement et lui certifiai que, quoi qu’il arrive, je serai chez elle le samedi 6 septembre à seize
heures. (Et j’y fus, effectivement, à moins une minute, pour sonner à seize heures pile !)...
Je passai le week-end entier enfermé chez moi à préparer les questions de la future interview, les relire
plusieurs fois et les corriger, puis les reprendre encore et les refondre à nouveau. Quel plaisir, il me
suffisait d’imaginer ce sur quoi je souhaitais être éclairé pour savoir que Mme Garnett y répondrait :
quel privilège et quel plus beau rêve pour écrire ce livre... De plus, comment canaliser un tel rendezvous ? Cette rencontre, d’avance m’envahissait et me submergeait : une singulière sensation me
parcourait et me pénétrait. Un lien réel, précieux et inattendu venait à ma rencontre, entrant de plain
pied dans mon Aventure jusqu’ici toute intérieure. Angelica Bell vient de ce Temps, vient de cette
Histoire dont je goûtais chaque détail avec passion depuis presque six mois. J’avais le sentiment que
notre relation allait être profonde et durable, qu’elle allait être un grand moment d’humanité ;
j’espérais être assez fort pour réfréner ma sensibilité à fleur de peau et mon émotivité légendaire.
J’espérais être assez fin pour ne commettre aucune fausse note. J’espérais lui procurer la plus grande
satisfaction à la mesure de la gentillesse et du très grand honneur qu’elle me faisait. J’espérais ne pas
blesser sa sensibilité par une question malencontreuse : j’allais arriver dans la vie d’une personne qui a
son histoire, son univers que je ne pouvais prétendre si aisément connaître. J’avais peur de la heurter
et étais gêné d’entrer si vite dans ses souvenirs qu’elle semblait néanmoins disposée à partager avec
moi avec la plus profonde sincérité : quel respect lui devais-je !...
Je prévis tout pour que les événements se déroulent à merveille et ils allaient se passer, m’étais-je dit,
de la plus belle manière tout simplement parce que cette Histoire était belle depuis son
commencement…
Ce voyage s’annonçait mémorable. « La Vie est un Joyau : elle peut réserver à tout instant les plus
belles surprises et les plus riches rencontres, ses ressources sont infinies- son grand mystère est là »,
me répétais-je en savourant mon plaisir...
La projection du film : « The Hours » avait révélé en moi de manière fortuite un bien étrange rendezvous. Le destin de cette romancière m’avait bouleversé d’une manière très intime comme les signes
d’un rapprochement sensible et spirituel tout à fait évident et fondamental. J’écrivais dès lors avec la
plus grande passion et ma vie avait gagné en intensité. Je goûtais d’ailleurs le plaisir d’écrire et de
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construire mon propre livre en m’apercevant à ce titre de la profondeur de cet art- les possibilités sont
infinies (comme pour tout art digne de ce nom). L’exercice tient d’une grande complexité et d’une
excitation qui n’ont pas leur pareil. Il se porte sur de multiples et différentes approches que l’on
n’aurait jamais identifiées auparavant, de fond comme de forme et ce d’une manière active et
permanente...
Tout était prêt pour mon départ… (NB- ma charmante et charmeuse relation avec Angela
Wigglesworth s’interrompit d’une manière naturelle dès le commencement de mes allers-retours : Le
Havre-Forcalquier et c’est d’ailleurs Angela qui me donna elle-même, par le contact qu’elle avait
facilité entre Angelica Bell et moi, les moyens de cette envolée au sacrifice d’une relation qui nous
semblait exquise. Mais il me fallait désormais me consacrer à Angelica Bell et la voir régulièrement,
mon cœur et mon envie me le dictaient sans une ombre, mon immense tâche biographique aussi. Ce
qui ne m’empêcha d’ailleurs pas de reprendre contact avec Angela avec la plus grande des
courtoisies et beaucoup de sincérité et de reconnaissance).
Mon histoire me porte (pour reprendre ses propres termes) à la rencontre d’Angelica Bell. Jamais je
n’aurais osé rêver, en sortant de la projection du film : « The Hours », que je rencontrerais cette petite
fille, Angelica, que l’on voit dans le film aux côtés de sa tante, qu’elle me « rejoindrait » pour venir
me parler. Depuis le commencement de mon aventure, des liens se sont formés de manière inopinée,
jalonnant chaque fois mon chemin comme pour m’encourager...
Vendredi 5 septembre 2003
Descendre une grande partie de la France en moins de trois heures est tout de même pratique et
agréable. Me voici arrivé à Avignon. Depuis ma dernière visite dans cette ville, quinze années se sont
écoulées (c’était, je me souviens, à l’occasion de mon travail temporaire de projectionniste pour la
troupe anglo-américaine « Holiday on ice » : une féerie d’un autre type)... J’attends le car avec
impatience. Pour arriver au but, certes, mais aussi pour goûter à un mode de transport qui nécessitera
deux heures pour parcourir cent kilomètres, qui empruntera cette route à travers les montagnes du
Lubéron et, j’imagine, égrènera au fil de ce trajet chacun de ses petits villages… C’est déjà le sud et
son rythme de vie tranquille (et légendaire). Je viens de discuter vingt bonnes minutes avec le
chauffeur, un homme du cru, bonasse, détendu mais avisé. Voilà, nous partons…
La traversée d’Avignon (hors vieille ville) ne mérite aucun qualificatif. Ou plutôt oui : laideur...
Nous nous enfonçons peu à peu dans de jolies montagnes de moyenne altitude. Certes, la canicule de
cet été a laissé son empreinte, mais une survie naturelle gagne malgré tout...
Lumière ! C’est un nom. Celui d’un petit village justement. Nous y entrons. Il pleut. L’atmosphère est
saturée d’humidité, une fine bruine envahit les vallées. L’air est gris : lumière !!...
Avec cette grisaille, la traversée des reliefs offre un décor réellement captivant...
Seize heures trente : me voici arrivé à Forcalquier ; la petite ville m’apparaît de suite accueillante et
j’observe immédiatement un rappel au peintre havrais Raoul Dufy qui vécut ici les dernières années de
sa vie et y mourut en mars 1953.
L’hôtel est simple mais douillet. Une charmante petite place et une rue commerçante renforcent mon
sentiment d’un excellent accueil. Une cathédrale gothique, massive mais sobre, siège à l’intersection
principale qui ouvre la voie vers la vieille ville- une très belle et impressionnante rosace de vitraux
orne sa façade, au-dessus du porche d’entrée. J’ai de suite une excellente impression et mon séjour
s’annonce vraiment sous les meilleurs auspices. J’entre dans le saint édifice. Un rai de soleil fusant à
travers la rosace projette sur le pilier central un prisme aux cent couleurs, dégradé de bleus et de
mauve, de jaunes, de rouges et de verts- un tableau impressionniste éphémère vient de se dessiner. Un
nuage passe... le soleil, imperturbable, a continué sa course : l’œuvre fugitive a pâli... puis disparu...
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Forcalquier est fait de petites rues étroites, typiques du sud, à fort cachet historique, esthétique et
naturel. Il a plu toute la journée ; des senteurs subtiles chargées d’humidité virevoltent autour de moi
et m’enivrent. Oui, c’est exactement cette sensation, elles sont grisantes, entêtantes, suaves et
profondément positives dans mon esprit comme dans mon cœur. J’ai hâte de rencontrer Angelica et
goûte en même temps chaque instant comme un moment choisi et maîtrisé, comme un doux sentiment
pendant lequel le Temps s’arrête, me donnant l’occasion de savourer mon plaisir à venir et celui que je
vis à me laisser porter à tout observer avec une curiosité avide, comme d’innombrables découvertes
qui me sont données de vivre...
La cité est paisible et la vieille ville de toute beauté. Ses ruelles, pavées de pierres, débouchent vers
une petite place et mènent toutes au même endroit : la Citadelle, qui surplombe et sur laquelle, jadis,
étaient érigés un château et l’église Saint-Mary. Majestueuse, simple mais saisissante, la Citadelle fait
face à toutes les vallées sur 360 degrés. Sa chapelle (Notre-Dame de Provence), mais aussi ses abords
sont attirants et me fascinent au point de ne pouvoir à présent les quitter. Ses vieilles pierres forcent au
silence. Un spectacle ressourçant s’offre à moi, paisible mais envoûtant. Le site est d’une extrême
beauté- il émane de cette Citadelle une atmosphère apaisante et protectrice…
Je rentre à présent à l’hôtel, demain est un grand jour. Pour autant, je ne peux sur mon chemin
m’empêcher de découvrir la chapelle Saint-Pancrace perchée sur sa colline face à la Provence, baignée
par la lumière du sud : une âme palpitante et discrète, sobrement élégante. Saint Pancrace, ici le Saint
Patron de Forcalquier, à Londres, témoin de l’union de Virginia Stephen à Léonard Woolf le 10 août
1912...
Résolument, Forcalquier force l’impression d’un site à forte empreinte culturelle et historique
dégageant une atmosphère humaine régénérante et détendue. En outre, Angelica Bell me confirmera la
présence dans la région de nombreux artistes : peintres, écrivains, musiciens et sculpteurs, mais aussi
la tenue régulière de foires aux livres honorant la peinture et la littérature du monde entier et de
nombreuses expositions de peinture dans les diverses petites galeries disséminées ci et là au hasard des
ruelles ou dans les anciennes « caves à Lulu » devenues centre d’Art (municipal) « Boris Bojnev »
(NB : Boris Bojnev était un peintre d’origine russe né à la fin du XIX ème siècle qui vécut une
trentaine d’années dans le sud de la France et décéda en 1969 à Mane, petite bourgade située à
quelques kilomètres de Forcalquier). Une étrange fibre artistique semble liée à cette petite bourgade et
à ses environs ainsi qu’à ses habitants, atypiques pour certains d’entre eux et venus des quatre coins
du monde, foncièrement et par goût attachés à ce lieu et à son atmosphère de qualité, gens de tous
milieux et de toutes origines, riches ou modestes, réunis autour de valeurs humaines essentielles. Pour
exemple de richesse culturelle, le seul cinéma de Forcalquier est classé « Art et Essai » et ses séances
l’été en plein air réunissent toutes les générations (touristes comme autochtones). (Au fur et à mesure
des séjours que j’allais entreprendre, cette sensation se transformera en évidence et, au hasard
bienheureux de nouvelles rencontres ô combien enrichissantes, des artistes d’origines très diverses me
confirmeront leur impression d’un lieu unique et serein pour créer, à leurs sens comme il en existe
nulle part ailleurs).
Samedi 6 septembre
Voici venue l’heure de vérité. Sitôt éveillé, mon cœur se serre. De crainte ? Non. De quoi alors ?
D’émotion, elle me surpasse. Oui, j’ai peur, mais suis bien sûr follement excité par cet événement.
L’interview est imminente. La matinée s’écoule entre l’hôtel, où je me repose avant cette intensité
annoncée (et d’ailleurs moment pendant lequel je me transforme en ingénieur du son) et le petit
déjeuner en terrasse sous les arbres de la place du Bourguet (le soleil est radieux)... Des sons de
cloches tout à faits saisissants se propagent dans les ruelles de la vieille ville et me guident, comme un
long fil sonore, vers le sommet de la Citadelle...... C’est un joueur de cloches (intégrées au majestueux
édifice) qui tape de ses poings sur un clavier, martelant à toutes volées cet étonnant instrument aux
notes puissantes, assourdissantes et émouvantes- la mélodie, mêlée au charme singulier de ce
sanctuaire, me tire les larmes des yeux...... Je m’évanouis trois cent cinquante ans plus tôt. Delft,
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1653- puis Amsterdam. Les sons, ceux des carillons du nord à présent, se mêlent aux palettes des
grands Maîtres Jan Vermeer et Rembrandt Van Rijn. Je vois des ruelles étroites, des servantes aux
coiffes blanches, des camelots et des mendiants, j’entends les roues des carrosses cliqueter d’un son
sec sur les pavés saillants. Une grande dame sort de l’un d’eux et s’engouffre dans une maison
bourgeoise aux vitraux multicolores et comptoirs épicés. 1653... Peu à peu, la mélodie s’évapore,
s’échappe des rues de Delft pour revivre à présent au cœur de la Citadelle : la brume s’est dissipée
mais pas un son n’a changé...
Je dois descendre maintenant...... Il est quinze heures dix, j’achète des fleurs…
Plan en main, j’arpente à nouveau les vieilles rues qui montent vers la Citadelle et découvre, le cœur
serré, le chemin menant à la prestigieuse adresse. Mon cœur palpite de plus en plus fort, je vis des
moments d’Eternité. Les rues baignent de soleil. Il est quinze heures vingt à présent- je marche
doucement. J’ai décidé (je le confirme) depuis la seule conversation qu’Angelica Garnett et moi avons
eue, de sonner à sa porte à seize heures pile et les choses se dérouleront comme dit. Après avoir
traversé la France et m’être, selon ses propres termes, porté jusqu’à elle, la ponctualité sera la garante
du respect. Angelica Garnett m’a donné un précieux rendez-vous, marque d’une grande confiance, il
m’appartient donc d’être à l’heure- la finesse sera de rigueur entre nous, nous nous sommes semble-til contactés sur cette base...
Il est quinze heures cinquante et je viens de découvrir sa maison. Trente secondes avant j’ai aperçu, en
regardant vers le sommet de Forcalquier, la Citadelle dresser son dôme, une Vierge dorée pointée vers
le ciel, brillant de tous ses feux. La maison d’Angelica Garnett, me dis-je, est bien gardée et, de scruter
les hauteurs, avec ferveur, je demande à la Citadelle de la protéger…
J’attends, assis sur un petit banc en bois tout au bout de la rue, il n’est pas encore l’heure. A présent,
une pression perceptible s’installe, mêlée d’intense bonheur et d’angoisse. Je suis serein mais ému.
Soudain, le vent se lève... Il est seize heures moins sept : il me faut trois minutes pour arriver jusqu’à
sa porte. Mon cœur se serre à mesure que la rencontre se concrétise. Je me souviendrai à vie de ces
moments, ils sont gravés pour toujours. J’y vais maintenant…... J’arrive....... Moins quinze
secondes… Moins quatre… Moins deux… Je sonne... J’attends........ Une minute vient de s’écoulertoujours aucun bruit... Une minute vingt secondes… enfin, j’entends quelqu’un derrière la porte, elle
s’ouvre...
Je rencontre une dame, âgée certes, mais grande et très jolie, distinguée : ses beaux yeux bleus me
transpercent, son visage est rayonnant. Elle semble douce, mais est impressionnante. Le Temps
s’efface : elle est, devant moi... Ce moment est indescriptible…
Une chaude atmosphère se dégage de sa maison : tout semble ici palpiter à l’unisson de l’Art, de la
Culture et du raffinement. Elle m’accueille avec une grande gentillesse. Nous nous approchons (au
sens littéral) et elle me prie alors de m’asseoir au salon. Nous buvons une tasse de thé ; je me sens
bien et tout se passe à merveille. Je n’ose bouger, tout de même, conscient de la préciosité de cet
instant. Mais elle me rassure, sans même avoir à parler : sa présence rassure... Nous discutons tous
deux à présent. La conversation est détendue et posée. Je suis à l’aise maintenant, mais je tiens à ce
que les choses se fassent avec tact, douceur et respect bien évidemment. Je la remercie de m’avoir
accordé l’interview à venir et lui en parle comme d’un grand honneur qu’elle me fait auquel je suis
très sensible (j’avais misé sur l’impact de ma lettre et sur le fait qu’Angelica Bell y décèlerait mon
émotion- je craignais un refus sans pour autant vraiment le redouter). Elle me répond alors, sans
équivoque : « on peut toujours refuser une interview »…
Je lui parle ensuite de mes difficultés de jeune auteur. Là encore, elle me rassure. Je lui dis :
- « j’ai parfois beaucoup de mal à structurer mes écrits qui découlent du flux anarchique de mes
pensées et ressentis,
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- c’est ainsi que je fais moi-même et c’est ainsi qu’il faut faire- laisser divaguer son inspiration et
structurer par la suite » me répond-elle,
- « oui mais, parfois aussi, je me sens dépassé par le niveau de cette histoire, j’ai peur de ne pas être à
la hauteur- j’écris sur Virginia Woolf guidé par mes sentiments sans pour autant être un éminent
spécialiste,
- écrivez comme vous le faites, avec votre cœur et votre esprit » me rétorque-t-elle... « Vous savez,
tout a été écrit sur Virginia Woolf, de nombreux chercheurs ont travaillé et écrit en la matière. Vous
avez raison de raconter votre propre histoire, c’est le seul moyen et aussi la plus belle façon de le faire.
Vous avez quarante ans, c’est également le plus bel âge pour écrire,
- encore une chose que j’aimerais, en ce domaine, vous soumettre Mme Garnett. Parfois, en me
relisant, j’ai le sentiment décourageant d’avoir été médiocre et constate, en ces moments, la fugacité
de l’intensité des mots et par là-même l’extrême difficulté de cet art à fixer l’émotion à son niveau
initial. J’ai, en ces moments, une piètre idée de mes qualités littéraires et ressens alors un sentiment de
défaite, l’envie de baisser les bras, car je doute de mes termes, de mon style,
- c’est un phénomène très connu M. Legouis. Tous les écrivains ressentent ce que vous ressentez, à un
moment ou à un autre... Même les plus grands génies comme Virginia Woolf se relisaient et se
corrigeaient de multiples fois et on ne lit jamais d’eux leur premier jet. Si vous ne doutiez pas de vos
écrits, cela signifierait que vous êtes sûr de vous et donc insensible »...
Comment pouvait-elle me rassurer aussi profondément ? (Angelica Bell s’avérera ainsi au fil de notre
relation, m’encourageant en tous temps et avec sincérité pour mon ouvrage comme dans ma vie).
Elle me parle ensuite brièvement de son parcours après s’être séparée de son mari il y a plus de vingt
ans et avoir décidé ensuite de s’installer en France, point de départ pour elle d’une nouvelle existence.
Elle vint à terme s’établir à Forcalquier après avoir acquis une propriété totalement isolée au pied de la
montagne de Lure, à Ongles. Elle n’avait alors pas l’eau courante, élément vital dans cette région et
allait tous les jours puiser à deux kilomètres le précieux liquide.
La conversation avec elle est délicieuse Le temps passe vite :
- « au fait, vous ne me posez aucune question sur Virginia Woolf ? » me dit-elle soudainement. Je lui
dis que l’on peut considérer ma visite d’aujourd’hui comme une courte entrevue et lui affirme être
présent encore pour deux jours et avoir ainsi tout notre temps pour organiser cette interview
tranquillement et posément. Angelica Garnett et moi sommes définitivement détendus à présent et je
sens que le contact passe bien entre nous. L’ambiance chaleureuse du lieu participe aussi pleinement
au bien-être de la situation. Il est dix-huit heures vingt et nous avons bien discuté tous les deux.
Angelica Garnett me donne rendez-vous pour le lendemain, neuf heures. Elle se lève très tôt tous les
jours aux alentours de six heures et demie pour vivre pleinement sa matinée, se reposer ensuite et
« revenir alors à la Vie » (selon ses propres termes). Ses horaires précis sont garants d’équilibre pour
elle et je compte, en outre, ne les troubler en aucune manière. Nous nous quittons à présent et je pars
avec un sincère sentiment de bien-être, de rencontre accomplie et surtout bien accomplie. Je savoure
ma soirée à l’hôtel, en rêvant...
Dimanche 7 septembre
Il est huit heures. Le soleil est aujourd’hui encore au rendez-vous. La petite place centrale est fraîche
mais lumineuse et mon interview est définitivement prête...... Il est huit heures quarante-cinq et j’ai
hâte de la revoir... J’arpente cette fois-ci les vieilles rues encore endormies avec un rythme soutenu et
résolu : pas un son, juste le bruit de mes pas sur le pavage saillant. L’ambiance est feutrée, le soleil
commence à tiédir la ville. J’arrive chez Angelica Garnett. Elle est rayonnante et me félicite pour ma
ponctualité. Je suis un peu stressé quant à la forme de l’interview, le micro est imposant : a-t-elle
l’habitude, sera-t-elle décontractée, je ne suis pas journaliste de métier, le son sera-t-il bon ? etc, etc...
Je sais n’avoir aucun droit à l’erreur, elle ne répondra qu’une seule fois à ces questions et le fera avec
tout son cœur : la technique doit être mon alliée et ne doit pas défaillir.
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Comme depuis le début de notre rencontre Angelica est calme, elle me rassure et ne cesse de le faire
avec gentillesse et grande finesse aussi. Voilà, nous sommes installés, tout est prêt, l’interview
commence :
- « Bon alors, on va commencer Mme Garnett, tranquillement,
- C’est cela, tranquillement,
- Je voulais vous demander, Mme Garnett, quelle relation aviez-vous avec Virginia Woolf, comment
était-elle et comment la ressentiez-vous : quel était son comportement ?
- Oui, on parle alors de deux aspects… mais je peux dire que, comme tante, elle ne laissait rien à
désirer, elle était mon idéal de tante et, elle faisait beaucoup... elle entrait dans mes intérêts et je
n’étais, malheureusement, pas très intéressante, mais, quand même, elle entrait dans mes intérêts
et... du fait qu’elle ne les trouvait pas, elle-même, très intéressants, elle inventait des jeux auxquels
on pouvait jouer, des histoires, je ne sais pas, toute une atmosphère... de choses... pas exactement
des Contes de Fées, mais un peu de cette espèce et elle m’appelait par un nom : Pixerina... ça ne
veut rien dire en français, mais Pixy, c’est une espèce de Fée et… je n’avais que des bonnes
relations avec elle et elle était, jusqu’à un certain point, maternelle... je crois qu’elle était au mieux
avec moi quand ma mère s’en allait, parce que... enfin... une ou deux fois ma mère s’est absentée
pour aller en vacances en Italie et alors elle a laissé, dans l’ombre, Virginia prendre sa place... et
Virginia a fait ça très bien... et Léonard aussi (NB : lorsque Angelica Garnett évoque le fait que
ses centres d’intérêts en tant que petite fille n’étaient pas outre mesure intéressants pour sa tante,
il faut alors lire en ces termes que la fantaisie d’Angelica n’atteignait bien évidemment pas le
niveau d’intensité et la singularité de celui de Virginia et que cette dernière s’adaptait alors à sa
nièce avec le plus grand plaisir et la plus grande chaleur),
- Cette relation privilégiée avec votre tante était-elle inhérente à l’époque ou avez-vous gardé les
mêmes relations avec Virginia quand vous avez grandi- vos rapports avec elle ont-ils évolué au fil
du Temps et est-elle alors restée aussi proche de vous ?
- Eh bien, la relation changeait avec l’âge... parce que moi, j’avais plus de connaissances, je devenais
plus intelligente, alors elle changeait... le rôle qu’elle jouait n’était plus le même et je crois qu’elle
désapprouvait un peu...... tout le monde savait qu’elle avait ce grand regret de ne pas être allée à
l’université et alors, elle voulait que moi j’y aille, que je fasse quelque chose d’intellectuel, que je
fleurisse de cette façon, mais je ne le faisais pas, ça n’était pas du tout mon style... en cela, je l’ai
déçue, mais… est-ce que je peux continuer ainsi ? (« Oui, bien sûr »)… Bon, alors… maintenant,
ça devient plus compliqué parce que Virginia commençait à avoir de l’argent et elle était très
généreuse... elle nous en a donné un peu... elle s’est faite donatrice d’une allocation pour moi
(« an allowance »), une certaine somme d’argent, régulièrement, chaque trimestre... mais (sourire)
puisqu’elle n’était pas une femme pratique, même si c’était elle qui avait gagné l’argent, c’était
Léonard qui se chargeait des choses concrètes comme cela... alors c’était lui qui devait me donner
le chèque et... c’était vraiment difficile... il semblait n’être jamais préparé à faire ça (sourire
prononcé)... ça n’était pas simplement une question de mettre la main dans sa poche, de sortir une
enveloppe et de me la donner, non... il devait… sortir plutôt ses lunettes et un stylo… puis son
chéquier... et, avec sa main qui tremblait toujours, il rédigeait le chèque... il n’était jamais sûr de
son montant et il fallait alors demander à Virginia et… voilà, ça devenait toute une affaire
compliquée et moi (elle rit) je tremblais à côté,
- Quels rapports les époux Woolf avaient-ils avec l’argent ?
- Virginia s’en foutait, mais Léonard avait une relation très étroite avec l’argent, il voulait que tout soit
exact et moi... j’étais plutôt du côté de Virginia... je n’avais pas été éduquée à penser à l’argent, du
tout... et ma mère Vanessa se sentait un peu honteuse par rapport à cela...alors, finalement, quand
j’eus dix-sept ans, elle m’a appris comment on devait écrire un chèque, mais ça n’était pas assez
de me l’apprendre, ça devait aller beaucoup plus profondément... et elle n’a pas vraiment réussi à
changer mon attitude,
- Ce n’était pas sa priorité,
- Non (rires : elle et moi),
- Le comportement de Virginia à votre égard était donc très doux ?
- Oui, elle était gentille, pas difficile du tout, mais… comment dirais-je... pour moi c’était tout naturel,
parce que la même chose était vraie de Vanessa aussi, c’est qu’elle venait de l’autre siècle n’est-
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ce pas... mais avec Virginia, le cerveau prenait le dessus, elle était très intellectuelle... elle était
mince et elle restait toujours très belle... elle avait beaucoup de sympathie pour les gens qui
savaient faire des choses- elle fabriquait le pain par exemple, les choses comme ça.... mais, les
grands plaisirs dans la Vie étaient pour elle les conversations... et même avec moi, enfin
naturellement, aussi avec T.S Eliot (poète et grand ami du couple Woolf), ou d’autres écrivains...
des amis ou d’anciens amis... enfin tout Bloomsbury, ce groupe d’amis qui continuaient à se voir,
ils se connaissaient très bien... en cela, il y avait beaucoup d’intimité et Virginia avait une
approche très personnelle, elle était très formelle par rapport aux idées modernes- maintenant, si
elle était ici, elle semblerait impossible... mais, à ce moment- là, elle plongeait rapidement dans
l’intimité des gens, autrement la Vie n’avait pas d’intérêt pour elle si ils ne disaient pas la vérité...
la vérité intime,
- Oui, vous parlez des valeurs de cœur et d’esprit, de la profondeur des individus ?
- Oui, c’est cela qui l’intéressait,
- Vous avez évoqué hier, pour la qualifier, le terme « self-conscious » : que voulez-vous signifier ?
- Eh bien…c’est de ne pas pouvoir oublier ce que l’on est, comme si en tous temps on se voyait dans
un miroir... comme les autres personnes peuvent vous voir, en supposant qu’il y ait des gens à
vous regarder et c’est pour cette raison que le mot « self » est mis en évidence... et Virginia ne
pouvait pas l’oublier,
- Son « moi » ?
- Oui, oui… c’est rare, vraiment, il n’y a que très peu de gens qui ne le sont pas... les gens qui écrivent
beaucoup sont presque toujours « self-conscious », il n’y a que de rares personnes qui y dérogent
et voilà pourquoi je crois que ces derniers ont de grands succès… je viens de lire, il n’y a pas
longtemps, ce livre de Emilie Carles..... elle n’est pas « self-conscious », du tout... alors c’est
réfléchissant (chaleureux et ouvert, en opposition à la tendance formelle introvertie)... mais on
comprend bien que quelqu’un comme Virginia ne pouvait pas s’oublier... et puis ça nous apportait
beaucoup, sans cela ses livres n’existeraient pas,
(NB : Emilie Carles fut institutrice dans le sud de la France entre 1923 et 1962. Elle n’écrivit que
ses Mémoires, qu’elle publia en 1978, mais elles obtinrent un gros succès, notamment auprès
d’Angelica- il s’agit de : "Une soupe aux herbes sauvages". En sachant qu’elle n’était pas un
écrivain professionnel et que ce fut le livre de sa vie, l’on comprend aisément qu’elle ne fut pas
formelle, c'est-à-dire « self-conscious », me précisa Angelica).
- Avez-vous des souvenirs de moments précis passés avec Virginia Woolf qui auraient pu vous
marquer particulièrement ?
- Sûrement, j’en ai…... mais je trouve toujours difficile de me souvenir de choses concrètes comme
cela,
- Discutiez-vous parfois de littérature avec Virginia ?
- Eh bien... je crois que oui, car elle m’a donné des livres à lire et, sûrement, on a dû discuter toutes les
deux, mais je ne m’en souviens pas précisément... oui, elle m’a donné, par exemple, un livre de
D.H. Lawrence (écrivain anglais et ami du Groupe de Bloomsbury) : « Sons and lovers » (roman
publié en 1913)... c’était le premier ouvrage de Lawrence que je lisais et elle a très bien jugé que
le moment était arrivé... il y eut sûrement d’autres livres, mais je ne me rappelle pas bien en ce
moment… elle était très éveillée, très consciente de ce qui se passait... enfin, même avec d’autres
gens, parce que moi, je n’étais pas la seule nièce, elle avait deux autres nièces, les deux filles de
son frère Adrian et puis elle avait deux neveux, Julian et Quentin, mes demi-frères, mais… je
crois que j’étais la favorite simplement parce que j’étais la seule fille de sa sœur,
- Vous avez donc eu un rapport privilégié avec elle ?
- Oui, très proche et je la voyais très souvent... elle venait prendre le thé à Londres quand j’étais petite,
elle venait chez nous une fois par semaine au moins et nous allions chez elle prendre le thé
aussi.... enfin, chaque semaine il y avait une visite alternée,
- C’était l’époque où elle habitait Tavistock Square ?
- Elle était… à Tavistock Square à ce moment-là, oui,
- A votre sens, quel est l’ouvrage le plus puissant, le plus intense de Virginia Woolf ? Je sais qu’il est
délicat de répondre à cette question, car même Léonard a eu la plus grande difficulté à se
positionner en la matière, disant souvent, pour chacun des ouvrages de Virginia : « c’est de loin le
meilleur de tous, c’est son chef-d’Œuvre »... et l’on a alors un peu l’impression que l’Œuvre de
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Virginia est jalonnée de plusieurs grands livres et qu’il est bien difficile de les hiérarchiser dans
leur intensité, qu’en pensez-vous ?
- Oui, Virginia avait besoin que Léonard lui dise cela aussi... il lui disait parce qu’elle écrivait et qu’il
était la première personne à qui elle montrait le résultat, n’est ce pas... elle lui donnait le manuscrit
à lire et puis elle attendait dans sa chambre de savoir ce qu’il en pensait (elle rit)... elle était très
nerveuse et alors, chaque fois, il essayait de dire qu’il aimait... et c’est vrai qu’il aimait, alors il
n’y avait pas vraiment de difficultés... mais il n’était pas « relaxed » (rire),
- Léonard avait donc en quelque sorte un « rôle » de juge, mais vous, quel est votre point de vue sur
l’Œuvre de votre tante ?
- Oui... eh bien, moi... j’étais trop jeune pour lire, c’est-à-dire que souvent, je ne lisais pas ses livres
quand ils paraissaient et... je me rappelle bien que je n’aimais pas du tout ses romans en général....
j’aimais les romans, mais pas les siens... j’aimais beaucoup plus ses essais et les petits articles
qu’elle publiait dans les journaux... enfin, son esprit critique... il m’a toujours fascinée et je la
trouvais alors beaucoup plus facile à lire... ça m’a pris des années à apprécier ses romans... donc,
je n’ai jamais eu aucune conversation avec elle à leur sujet,
- Et depuis, vous les avez lus ses romans j’imagine ? (« oui, depuis, oui ») Y en a-t-il un qui vous ait,
plus que les autres, fortement impressionnée ?
- Eh bien... je les trouve tous très différents, c’est donc difficile de les comparer… je les aime tous...
mais j’aime beaucoup les « Waves » (« Les Vagues »)... mais j’aime aussi, oui... chacun d’entre
eux... je les aime à présent beaucoup... et si elle était ici, maintenant, je discuterais volontiers avec
elle, mais… peut-être : « To the Light House » (« La promenade au Phare »), que je considère
comme un chef-d’Œuvre… celui que j’aime le moins, c’est : « Orlando »… j’aime beaucoup le
second… j’aime le premier, enfin, oui...... je…
- Vous les aimez tous mais pour des raisons différentes ?
- Oui,
- Y a-t-il des auteurs que vous affectionnez tout particulièrement, lisez-vous de préférence des auteurs
anglais ou lisez-vous également en français ?
- Oui, je lis en français depuis l’âge de dix-sept ans... mais j’ai toujours été très conservatrice et je le
suis encore je crois... j’aimais beaucoup Jane Austen (romancière anglaise / 1775 -1817), les
sœurs Brontë (NB : Charlotte, Emily et Anne Brontë étaient trois sœurs poétesses et romancières
britanniques du XIX ème siècle dont les œuvres comptent parmi les fleurons de la littérature
anglaise classique).... j’aimais toute la littérature du XIX ème siècle, anglaise et française... russe
aussi... je ne connaissais pas beaucoup la littérature allemande et je suis encore de nos jours assez
ignorante en la matière,
- Virginia Woolf a-t-elle, dans votre construction personnelle, influencé beaucoup votre vie, vous a-telle fortement impressionnée ?
- Non, je ne crois pas... je crois qu’elle l’aurait fait si elle avait survécu...mais nous n’étions pas
arrivées à ce moment de complicité,
- Vous étiez jeune,
- J’avais vingt et un ans deux ans avant sa disparition.... mais c’était un vingt et un ans qui,
aujourd’hui... enfin.... j’étais beaucoup plus jeune d’esprit que la plupart des jeunes gens
maintenant,
- C’est l’époque qui a changé,
- C’est l’époque, certes, mais c’est surtout dû à la façon dont j’avais été élevée... c’est que ma mère
n’approuvait pas l’éducation, elle croyait que c’était bien de ne pas être éduquée... et alors, ça m’a
créé toutes sortes de problèmes... une barrière entre moi et la société... c’est dommage, j’ai un peu
eu les mêmes difficultés que Virginia, vraiment,
- Il est tout de même curieux que votre mère qui, comme Virginia, avait souffert dans son enfance de
ne pas avoir été scolarisée, ait pu par la suite dénier toute utilité à l’éducation ?
- Non, parce qu’elle était vouée, qu’elle s’était donnée à la peinture et qu’on n’a pas vraiment besoin,
dans ce domaine, d’avoir beaucoup de connaissances,
- Avez- vous le souvenir d’une discussion profonde avec Virginia Woolf ? Vous avez le droit de juger
une question trop intime et alors de ne pas y répondre si vous le souhaitez,
- Non non, je n’ai pas envie, mais… c’est extrêmement subtil... je crois que tout le monde dans la
famille trouvait difficile de parler des choses profondes... et Virginia était celle avec qui j’aurais
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pu avoir une conversation... peut-être... si j’avais été deux ou trois ans plus âgée... enfin, si elle
avait survécu, on aurait pu avoir des conversations, mais dans les faits ça n’a jamais eu lieu,
- Vous étiez encore trop jeune dans votre esprit ?
- J’étais jeune, oui, dans tout mon comportement... j’étais vraiment trop jeune... et puis j’étais entourée
de cette famille, je ne connaissais vraiment personne d’autre... et donc, je n’avais pas de
comparaison,
- C’était un milieu très fermé ?
- Oui, oui (NB : un concept paradoxal sera évoqué plus loin dans ce chapitre eu égard au milieu en
question),
- Etiez-vous impressionnée par la grande distinction de votre tante ?
- Oui.... j’étais consciente de sa distinction et elle aussi je crois… j’aurais aimé la voir quand elle était
vraiment jeune et très belle..... mais elle était encore belle, très distinguée et raffinée… très
délicate…mais assez dure en même temps, elle devait se protéger, enfin… elle était vulnérable, il
fallait qu’elle se protège, ça la rendait dure, un peu.... mais pas la dureté personnelle, on
comprenait bien que c’était pour se préserver,
- Avez-vous continué à voir Virginia de manière toujours aussi assidue jusqu’à la fin de sa vie, à
savoir jusque vers les années 1940-41 ?
- C’est-à-dire les deux dernières années de son existence… oui, oui... et surtout, là, à cause des
événements mondiaux, de la guerre et le fait que sa maison à Londres avait été détruite par une
bombe... ainsi que les ateliers de ma mère et de Duncan Grant aussi... tout le monde se repliait à la
campagne et on se voyait de manière alternée... quoique, en cela aussi, il y avait des problèmes...
c’est-à-dire qu’il n’y avait pas beaucoup d’essence... mais on se voyait quand même... nous étions
à six miles, c’est à dire à dix kilomètres de distance les uns des autres... et c’était d’autant plus
précieux parce que c’était difficile... mais l’on se voyait et on s’amusait beaucoup parce que ce qui
arrivait dans le monde était trop grave... il fallait bien rire un peu,
- Alors, une image ici se profile qui tranche radicalement avec l’image très noire (malade, dépressive
voire taciturne) qui est presque systématiquement dévolue au personnage de Virginia Woolf et
que bon nombre de spécialistes ont tendance à générer à travers leurs écrits et ce en l’occurrence
lorsqu’ils relatent cette période sombre, qu’en pensez- vous ?
- Alors, cette notion est absolument fausse... Virginia ne donnait jamais l’impression d’être malade...
quoique, la seule fois dont je me rappelle où moi j’étais toute seule à Rodmell pour prendre le
thé... c’est cela qui est curieux parce que je ne savais pas conduire à ce moment-là, je ne sais pas
comment j’ai pu y arriver... peu importe... et bien, elle, en général, elle était saine, très
« healthy »... forte en elle-même... elle n’était pas du tout cette abominable femme qu’on voit,
(« c’est incroyable ! »)... oui, c’est incroyable... mais c’est le côté négatif des gens qui fait ça…
donc, cette fois-ci, elle ne se sentait pas bien et Léonard... pour une raison dont je ne me rappelle
pas, était allé à Londres je crois... pour la journée... il n’était pas là et moi j’ai pris le thé avec
elle... et puis elle m’a dit : « j’ai mal à la tête, il faut que tu m’aides à me mettre au lit et que tu
restes là jusqu’au retour de Léonard »... et alors, j’étais contente de pouvoir faire quelque chose
pour elle et.... elle avait cette chambre à coucher accolée à la maison et donc je suis allée avec
elle... elle s’est mise au lit, elle est restée silencieuse et elle s’est couchée... je ne me sentais pas
très anxieuse, mais je me rendais compte que quelqu’un devait être là... et la cuisinière qui,
d’habitude, passait généralement une fois dans la journée, ne venait pas ce jour-là... ou plus tard...
et alors, je suis restée là pour l’aider par ma présence... pour qu’elle sente qu’elle n’était pas tout à
fait seule... mais en général et bien non, elle était vigoureuse... elle repoussait toujours la maladie
avec son sens de l’humour... elle s’en foutait... non, elle était très gaie, elle prenait beaucoup de
plaisir à la Vie comme elle la trouvait... et quand vous lisez son « Journal », elle donne une très
bonne idée de ce qu’elle était (NB : Virginia devait probablement lutter de manière solitaire avec
force et courage face à ses rechutes dépressives et ne donner que peu d’occasions à ses proches et
encore moins aux enfants de la voir dans ces états de grande détresse, lesquels proches pouvaient
à certains moments déceler dans certaines des attitudes de Virginia, exagérément volubiles par
exemple ou au contraire abattues, quelques signes de faiblesse : ceux de cette horrible maladie si
tenace et si déstructurante. Ce côté « noir » de sa personnalité sera donc avant tout un côté
épisodique et caché : aux enfants et par les proches et ce pour la protéger, mais encore par ellemême en luttant contre ce fléau de manière pudique mais active et courageuse, positive, mais
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néanmoins toujours solitaire et ce toute sa vie durant. Son « Journal » reflète aussi ce côté noir
intime et la nature du combat intérieur engagé),
- Comment vous et votre famille avez-vous réagi à l’annonce de sa mort, j’imagine que ce fut une
catastrophe (« oui »)... aviez-vous pressenti quelque chose à son sujet ?
- Non, ça m’étonne beaucoup... je crois que les autres... peut-être, mais moi on m’a toujours séparée
des choses qui se passaient... on essayait de me protéger, de me surprotéger, ce que je regrette car
on ne doit pas faire ça avec les gens, c’est manipuler, c’est faux... mais c’était comme ça, ils n’ont
pas voulu me dire ce qu’ils sentaient... oui parce que, il y a des lettres, il y a des choses...elle allait
voir une personne, une femme médecin, Octavia Wilberforce, qui ne lui a pas fait beaucoup de
bien, je crois... elle ne s’y connaissait pas dans les choses psychologiques... et ma mère non plus
ne lui a pas fait du bien... elle lui a écrit une lettre des plus insensibles que j’ai jamais vues... mais
ça c’était pas parce qu’elle était insensible, c’était parce qu’elle avait vécu trop de choses comme
ça et elle ne savait plus comment répondre... mais je crois qu’en dessous, Virginia cherchait
quelqu’un pour l’aider et ne trouvait personne, parce que Léonard non plus ne comprenait pas... il
voulait la protéger en lui donnant des verres de lait à onze heures du matin ou en l’incitant au
silence, au repos, etc… ça ne l’aidait pas du tout et… il n’y avait personne qui comprenait... je
crois qu’elle aurait pu être sauvée s’il y avait eu quelqu’un, mais… il n’y avait personne,
- Vous pensez à un médecin ou plutôt à quelqu’un qui aurait su lui parler ?
- N’importe qui, mais les médecins sont tellement stupides ! (le ton d’Angelica est alors très sec et
sans appel)... ça n’était probablement pas d’un médecin dont elle avait besoin... mais ça aurait pu
être un médecin, ou un bon psychologue et ça (elle se met à rire) tous les deux sont difficiles à
trouver,
- Même actuellement !
- (elle rit de plus belle) Oui, même actuellement (NB : ce trait est commun à Virginia et à sa niècecelui de se méfier des médecins et de détester les politiques, pour des raisons toutefois totalement
différentes),
- Il est vrai qu’à l’époque, cela devait être encore plus dur pour soigner ce genre de maladie, la
médecine a évolué de nos jours,
- Oui, oui… rappelez-moi votre question,
- Aviez- vous pressenti quoi que ce soit, vous ou votre famille ?
- Alors, oui, comme je vous le disais, je suppose que eux ressentaient quelque chose, mais ils n’étaient
pas vraiment anxieux... quant à moi, non et je vivais avec mon futur mari dans une maison pas très
loin de Charleston, à vingt kilomètres dans le plat pays et... oui… les communications étaient
plutôt difficiles à cause de la guerre... mais nous n’avions pas de téléphone dans la maison et je
suis allée téléphoner à la famille le matin, d’une cabine publique, pour dire que j’allais les voir ou
quelque chose comme ça et, là... je crois que c’était Clive, qui m’a dit : « j’ai une mauvaise
nouvelle, on croit que Virginia s’est noyée, est-ce que tu peux venir ? »... et alors, j’y suis allée à
bicyclette parce qu’on n’avait pas de voiture et… là, j’ai trouvé Vanessa... elle n’était pas comme
le jour où mon frère Julian avait été tué, elle n’était pas complètement abattue par cette nouvelle...
mais elle était très triste et… elle a… oui, je crois qu’elle attendait une visite de Léonard.... et
Duncan, dont on n’a pas parlé mais qui était très important pour Virginia, n’était pas là non plus, il
était à Londres... donc on attendait... Duncan est arrivé de Londres et… je crois que Léonard
devait être arrivé aussi à ce moment-là, mais un peu plus tôt... et là, nous lui avons donné les
mauvaises nouvelles... je me rappelle, nous étions assis dans ce qui s’appelait à Charleston le
garden-room, Vanessa, Duncan, Léonard et moi... Léonard nous a alors décrit la découverte du
corps et nous a dit qu’on lui avait demandé de le reconnaître et que... il était content que ce soit
fini, car ça avait été dix jours d’angoisse, mais Léonard était vert.... oui… et... voilà..... c’était
comme ça (NB : cette période d’attente représente le laps de temps entre la date de disparition de
Virginia et celle de la découverte de son corps- Angelica évoque ici les deux temps de cet
événement qui constituent en fait un laps de temps de vingt et un jours entre la date de son suicide
le 28 mars 1941 et la découverte de son corps le 18 avril suivant)... et Vanessa, Duncan et moi,
nous sommes allés ensuite dans la cuisine, sans Léonard... ça devait être après son départ... et nous
nous sommes embrassés comme ça, à trois (elle montre alors les mouvements d’étreinte des
bras)... et c’était un moment où, pour une fois, je… enfin, j’étais un peu plus… je... je grandissais
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et je sentais que c’était la fin de toute une période, n’est-ce pas et qu’après la Vie allait être
différente,
- Vous appréciez mes questions Mme Garnett, il n’y a pas de problème? Je ne veux pas provoquer en
vous d’émotions trop fortes... l’intensité est là, pour moi aussi vous savez,
- Non, non, le seul problème est de pouvoir vous dire ce que je pense... l’émotion, c’est vrai, est
présente, mais c’est sain... je ne pourrais pas parler de cela sans émotion,
- Avez- vous vécu de très bons moments chez Léonard et Virginia à Monk’s House (« ah oui ! ») et
quelle y était l’atmosphère générale ?
- Eh bien, quelque part familière... je connaissais très bien chaque recoin... mais c’était une
atmosphère qui était très différente de celle de Charleston… on y allait lors des grandes
vacances… c’était comme à Londres, nous y allions une fois toutes les deux semaines et eux
venaient chez nous les autres semaines et… à Monk’s House, je n’y allais jamais toute seule je
crois... je ne pouvais pas... c’était trop loin et je n’avais pas de voiture, enfin, je n’avais pas l’âge
de conduire et… quand j’étais très jeune, je me rappelle y être allée avec une cousine, la fille de
mon oncle Adrian et nous étions là toutes les deux... nous roulions sur une bande de pelouse
devant la maison... simplement pour nous amuser, n’est-ce pas et après (elle rit) nous étions toutes
vertes... mais alors, après, j’allais avec les grandes personnes et on prenait le thé dans la grande
pièce... il y avait une grande pièce à Monk’s House qui était un peu en dessous du niveau du
jardin... donc, quand on était assis là pour prendre le thé autour de la grande table, on voyait les
pieds et les jupes... enfin, jusqu’aux genoux des gens qui venaient... qui arrivaient et qui faisaient
le tour de la pièce, comme ça... puis arrivaient à la porte et après descendaient et venaient nous
rejoindre dans la… je suppose qu’on peut l’appeler salle à manger... et Virginia versait le thé... un
thé très léger et, il y avait toujours… je ne sais pas s’il y avait un gâteau... mais il y avait toujours
du pain et des sandwiches de concombres comme... est- ce que vous connaissez Oscar Wilde ?... Il
y a une pièce dans laquelle il y a des gens qui mangent des sandwiches de concombres (elle
sourit)… c’était comme ça... et puis des fruits simples... et sains et voilà (rappel : Oscar Wilde,
écrivain irlandais, 1854-1900)... quelques fois il y avait d’autres invités, ou quelqu’un qui restait
là pour le week-end... Tom Eliot (NB : T.S. Eliot, poète anglais et grand ami du couple Woolf)…
d’autres gens aussi... il y avait une ancienne actrice qui venait tout droit du monde de Henry James
(rappel : écrivain américain 1843-1916)... qui était beaucoup plus vieille qu’eux, qui avait quatrevingts ans ou quelque chose comme ça... évidemment qui avait été très belle et qui était formelle...
elle était digne... elle nous racontait des histoires de sa jeunesse : Elisabeth Robins elle
s’appelait... elle avait aussi écrit un excellent roman que j’ai lu il n’y a pas longtemps et qui est
remarquable et puis, il y avait… rarement, très rarement... la mère de Léonard qui était là, une
femme…très égoïste et exigeante et (elle sourit) très différente de nous… et de Léonard... elle
était très juive et elle avait une énorme famille... Léonard avait beaucoup de frères et de sœurs…
mais elle était amusante et chaleureuse… je ne la connaissais pas très bien… et puis des gens
comme Stephen Spender (NB : Stephen Harold Spender 1909-1995, était poète, critique et éditeur
anglais) et... comment il s’appelait... la personne qui est devenue partenaire pour la maison
d’édition Hogarth Press… John Lehmann... et puis mon frère Julian, qui se sentait chez lui là…
et… il y avait des jeunes gens… ses amis à lui, à Julian, qui venaient avec nous aussi prendre le
thé... des femmes surtout, parce qu’il adorait les femmes… et puis, on prenait le thé... et ça, c’était
l’affaire de Virginia... et Virginia, pendant le thé, elle racontait des histoires... des histoires
amusantes, un peu extravagantes, un peu… oh, personne ne la taquinait... tout le monde lui disait :
« mais, Virginia, tu ne peux pas dire ça », ça ne pouvait pas être vrai , ça ne pouvait pas être
comme ça... et elle disait : « mais non, c’était comme ça, je t’assure » et… après, on trouvait
qu’elle avait raison, que les choses avaient été comme ça et que, étant donné qu’elle était
romancière, elle faisait une petite broderie… mais elle ne mentait pas,
- Elle romançait,
- Oui, oui… très amusant pour les jeunes gens, ça… et puis, après, on finissait le thé et Léonard... ça
embarrassait Léonard tout ça parce que, je ne sais pas... il affectait de ne pas tout à fait croire
Virginia dans ce qu’elle disait... à la fin, il disait (elle sourit) : « Virginia, maintenant il est temps
de finir avec tout ça, venez dans le jardin, on va jouer aux boules »... alors tout le monde se levait
et tout le monde s’attroupait pour aller dans le jardin, qui était grand et où il y avait une pelouse
magnifique... qui était toujours bien coupée... très bien pour jouer aux boules… vous savez, les
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boules anglaises... et là, c’était l’affaire de Léonard et pas de Virginia tellement... elle suivait
Léonard, mais pas toujours... parce qu’elle avait aussi son petit cabanon dans le jardin et là, elle
écrivait… le fait est que Vanessa ne jouait jamais aux boules ou des choses comme ça, elle n’était
pas du tout active et alors... avec Vanessa... quelques fois avec Duncan... avec Clive, on se plaisait
à faire comme on voulait… on s’asseyait sur les chaises à l’extérieur de ce cabanon et on parlait,
là... il y a des photos de ça et… on parlait, on s’amusait en parlant et… on arrivait à quatre heures
et on restait jusqu’à sept heures en été... et puis on disait : « Bonsoir Virginia, maintenant il est
temps qu’on s’en aille, nous allons chez nous te laisser toute seule »,
- Il régnait donc une ambiance très familiale ?
- Oui, tout à fait,
- J’ai effectivement déjà vu une photo de vous sur le dépliant de visite de Monk’s House où l’on voit
parfaitement la scène familiale que vous décrivez ainsi qu’une scène où l’on vous voit jouer aux
boules sur cette grande pelouse à Rodmell, vous aviez peut-être vingt et un ans et je voulais vous
dire que je vous avais trouvée très jolie,
- Ah… bien, merci beaucoup (elle rit),
- Quelle relation aviez-vous avec Léonard Woolf, comment le ressentiez-vous ?
- Et bien… j’adorais Léonard et je crois que je l’ai bien évoqué dans mon livre : « Trompeuse
gentillesse »..… oui, j’adorais Léonard parce que..... j’imagine, la raison principale était que...
j’avais des relations…. enfin… j’avais besoin d’un…... d’un (elle cherche le mot en français)…
« father figure » : qu’est-ce que vous dites de ça ?
- Une représentation du père ?
- Oui, enfin quelqu’un qui joue le rôle de père et Léonard était parfait pour ça.... parce qu’il aurait
voulu des enfants et il n’en avait pas... et moi j’étais là, il m’aimait beaucoup... quoique j’étais..…
il aurait voulu me contrôler, parce qu’il n’approuvait pas la façon dont j’avais été élevée, mais il
avait peur, enfin... il respectait les désirs de Vanessa et donc il ne pouvait pas intervenir pour me
changer, non... j’aurais voulu qu’il intervienne, il aurait été d’une bonne influence, mais… enfin,
en tous cas, je l’aimais beaucoup, beaucoup et.... c’est vrai que, ce qui ajoutait à ça aussi, c’est le
fait qu’il était juif, il était étranger et alors ça vous étonnait… en même temps, moi j’aimais
beaucoup les juifs, donc… n’est-ce pas… ça ajoutait à la richesse de la Vie quoi (Angelica se
souvient de Léonard comme un de ceux qui, occasionnellement et sans être légitimement
missionné à cet égard, lui donnera des bases éducatives tranchant radicalement avec le laxisme
de Vanessa et le comportement inexistant de Duncan en tant que père. En disant : « je l’aimais
beaucoup, beaucoup », Angelica démontre aussi, par le ton très tendre de sa voix dont je me
souviens encore, combien elle éprouvait une affection sincère pour son oncle Léonard),
- En fait, Léonard et Virginia étaient très proches de vous,
- Ah oui, très proches,
- Ils avaient presque un rôle de parents secondaires ?
- Oui, tout à fait... ils remplissaient les trous qui avaient été laissés vides par le hasard,
- Avez-vous continué à fréquenter Léonard dans les années 60 ?
- Ah oui, jusqu’à sa mort je l’ai vu beaucoup… je ne sais pas si vous avez lu... il y a un livre de
correspondances entre une femme et lui, il s’agissait de Trekkie Ritchie... et bien, je l’ai quelque
part, si je le trouve, je vous le prête… parce que... c’est très touchant et je la connaissais aussi... je
n’ai jamais été intime avec elle mais lui, il revivait avec elle... parce qu’il l’adorait…alors, ça a
duré jusqu’au moment où on a trouvé qu’il était malade et qu’il ne pouvait pas survivre... mais
c’était bien, c’était très, très bien,
- En s’intéressant de près au parcours de Léonard, l’on a le sentiment qu’il était un homme
exceptionnel et courageux : qu’en pensez-vous ?
- Oui, tout à fait... il était un passionné... il croyait en ce qu’il disait et ne disait que ce qu’il croyait
aussi et...
- Il était honnête,
- Oui, très honnête et… peut-être il manquait un peu de sens de l’humour, ou plutôt il avait une autre
sorte de sens de l’humour… mais il était très intelligent… on ne le considérait pas comme un
artiste, c’est ça qui faisait la différence... mais ça n’est pas tout à fait vrai, parce que, vous savez, il
a écrit je crois deux romans, peut-être trois... en tous cas deux, quand il était jeune, avant ou juste
après son mariage avec Virginia, mais il n’a pas continué, parce que… elle en écrivait... elle était
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trop exigeante et il trouvait que s’il avait continué ç’aurait été trop égoïste… ils sont bien ses
romans, alors on ne peut pas dire qu’il n’était pas du tout artiste... il révélait un côté artiste à
travers l’écriture,
- Il devait être certainement très occupé par la Hogarth Press, il avait peut-être une attache différente à
la littérature ?
- Oui, oui… politique, enfin... il était dans la politique, il a écrit ces livres énormes que je n’ai jamais
lus... et puis, comme vous dites, l’activité de la Hogarth Press était accaparante, mais très
intéressante… ça, je me rappelle bien de la Hogarth Press à Mecklenbugh Square et de la
chambre… ils avaient la moitié de la maison... c'est-à-dire qu’il y avait cette maison, très anglaise,
à quatre ou cinq étages et aussi un sous-sol et ils avaient les deux ou trois étages supérieurs... et
puis il y avait des gens qui étaient là, j’ai oublié ce qu’ils faisaient... des gens respectables qui
avaient toujours été là, qui payaient une rente, ils étaient très utiles… ils étaient là en permanence,
donc il n’y avait pas de danger à s’en aller… et puis, en dessous, dans le sous-sol, il y avait la
Hogarth Press... il y avait Léonard et quelqu’un d’autre et toujours une autre personne qu’on
appelait éditeur mais qui n’était, qui… (elle sourit) c’est la seule chose qu’on peut dire contre
Léonard, c’est que c’était lui qui prenait toutes les décisions et que cette autre personne (John
Lehmann, associé de Léonard) n’avait pas de vrai pouvoir, mais…
- C’était l’œuvre de Léonard !
- Oui, oui, tout à fait... il n’y avait pas de mauvaise mentalité de Léonard contre cet associé,
vraiment… mais quand même, il était dur envers lui, il faisait ça avec peu de tact... il exigeait (elle
sourit)… enfin, la Hogarth Press était tellement importante pour lui et puisque, évidemment, il
était si honnête… tout le monde acceptait, vraiment, c’était comme ça, c’était sa façon à lui, on ne
pouvait pas le changer… et alors, il y avait la Presse elle-même qui était en bas… mais,
naturellement, les livres prenaient de l’expansion (un essor dans le succès) et on les envoyait pour
être imprimés par un professionnel... mais quand même, il y avait toujours la Presse elle-même,
qui était un peu plus grande que cette table… qui était dans la chambre en bas… là-haut, on y
faisait encore quelque petit travail et je crois qu’on apercevait la rue… je ne me souviens pas
bien... mais derrière, il y avait une grande chambre où l’on mettait tous les paquets de livres qu’il
fallait envelopper puis envoyer aux gens qui les avaient commandés... et aussi aux magasins... et
également loin dans la campagne... il fallait envoyer des paquets de livres... et au milieu de ces
paquets, qui étaient assez grands comme… c’était comme... une espèce de château… (elle
sourit)... qui changeait de forme tout le temps, parce qu’on prenait des paquets et on en ramenait
d’autres... et Virginia était là, elle écrivait devant le feu, qui était au gaz… et avec un… tout
simplement… pas une table, mais une planche de bois sur ses genoux, comme ça... elle écrivait
et… elle était…. elle était….. (elle sourit)… dans son monde, là…. elle était vraiment… chez elle
(à cet instant, Angelica puise au plus profond de ses souvenirs et revit cette image de sa tante
avec une grande émotion, très palpable. C’est l’un des moments le plus poignant de l’interview.
Angelica me fera d’ailleurs, par la suite, au cours de mes nombreuses visites, vivre d’autres
instants de grande intensité au fil des mois et des années qui vont suivre. Mais celui-ci reste à
jamais gravé dans ma mémoire : j’ai moi aussi presque vu Virginia à cet instant),
- Je pense qu’il s’agissait d’une grande chance pour votre tante d’avoir pu vivre cette aventure de
l’édition en famille et ainsi d’avoir lié le fond de l’écriture à sa forme, à son outil,
- Oui, oui, tout à fait... Léonard était juste ce qu’il fallait comme relation… parce que... il était là pour
diriger la Presse, mais il avait également la politique et ses relations avec les politiciens... et puis il
écrivait pour les journaux : « The New Statesman » and « The Nation »… et donc, il devait aussi
sortir beaucoup et la laisser toute seule... et ça convenait très bien à Virginia...
- Vous souvenez- vous de Hogarth House, vous deviez avoir entre cinq et six ans ? (NB : Angelica est
née en décembre 1918 et les époux Woolf sont partis de Hogarth House pour revivre au cœur de
Londres en 1924),
- Je n’ai jamais vu Hogarth House, non.... mais... dans le film, je crois, on me fait apparaître dans le
jardin... mais je n’ai jamais été là, ça c’est une… mais ça n’a pas d’importance,
- En fait, ils sont partis de Richmond en 1924 pour habiter à Tavistock Square,
- Ah bon, alors j’avais six ans en 1924... alors c’est peut-être moi qui me trompe, je ne sais pas... mais
je ne me rappelle pas du tout d’avoir été là,
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- Vous souvenez-vous du 52, Tavistock Square- j’imagine que l’ambiance devait être différente de
celle de Monk’s House qui se situait à la campagne : y avez-vous passé de bons moments ?
- Eh bien… oui, nous étions tout proches n’est-ce pas, Gordon Square (là où habitait Angelica avec sa
mère Vanessa, ses deux demi-frères Julian et Quentin et le peintre Duncan Grant) est à trois cents
mètres ou quelque chose comme ça… non, je n’y allais pas souvent... mais je connaissais très bien
et… oui... on montait les escaliers pour trouver une porte... il fallait sonner et Virginia venait nous
ouvrir, sinon c’était la bonne… et puis on montait dans un monde spécial, plutôt celui de Virginia
que celui de Léonard… mais... oui, je ne crois pas que ces choses-là intéressaient Léonard... tandis
que Virginia était très sensible à l’atmosphère que l’on pouvait créer en peignant les murs de
différentes couleurs… et mes parents avaient décoré les chambres aussi et... quand la maison a été
bombardée… et détruite directement par une bombe… on voyait quand même les restes des
décorations qu’ils avaient faites sur les murs et qui pendaient là, on pouvait les reconnaître… très
jolies... alors… la seule chose qu’il n’y avait pas à Tavistock Square et qui était... je n’en ai pas
fait mention, mais qui était important dans leur vie et spécialement dans la vie de Léonard, c’était
les chats, les animaux... il adorait les animaux et les animaux l’adoraient... il avait toujours un
chien à ses côtés (elle sourit) et puis aussi un chat... et je suppose que le chien était à Londres à
cette époque, mais je ne me rappelle pas bien de l’avoir vu... mais il devait être là... elle devait être
là, car c’était une femelle… un cocker spaniel… d’abord elle était brune, ordinaire, puis ensuite il
a pris des spaniel noir et blanc… que je connaissais très bien (elle rit et fait un jeu de mots entre
les spaniel et l’espagnol)... et Virginia les aimait aussi (il y eut Pinker, Sally et Grizzle),
- Elle aimait les animaux aussi ?
- Oui oui... d’une autre façon, un peu plus froidement, mais elle les aimait, oui... parce qu’elle n’en
était pas responsable du tout... tandis que Léonard assumait sa responsabilité envers eux… elle
était plus détachée, mais elle les aimait,
- Je vais évoquer à présent la période de la guerre. J’aurais quelques remarques à ce sujet et une
question à vous soumettre. En effet, à travers ses écrits et si l’on excepte son essai : « Trois
Guinées » en 1938 pour lequel la guerre forme un tremplin pamphlétaire à sa réflexion, les
spécialistes s’accordent à dire qu’avant le déclenchement des hostilités un certain détachement de
Virginia, en rapport direct avec ce conflit mondial, peut être mis en évidence, comme si, durant
cette période, ses réalités, son monde intérieur et sa sensibilité propre, son esprit créatif à forte
propension imaginaire étaient restés souverains, comme si, dans sa quête personnelle essentielle et
intime, elle était restée en décalage avec les sources de cette guerre. Puis, au déclenchement du
conflit, l’on assiste dans son « Journal » à un changement de comportement de Virginia qui, face
à l’énorme pression des bombardements sur Londres, devient nerveuse. Le lecteur la sent donc,
cette fois, ostensiblement concernée, en contact direct avec la réalité ; mais, à un certain moment
du récit, lorsque, après le bombardement de Tavistock Square, les époux Woolf se rendent sur
place pour constater l’ampleur des dégâts, Virginia, à la vue du spectacle, semble d’abord
normalement et objectivement touchée, certes, mais aussitôt après, elle montre une réaction tout à
fait étrange : elle éprouve un certain plaisir à constater cette destruction, comme si l’effondrement
matériel la touchait moins que la défaite psychologique et humaine de ce conflit et comme si,
surtout, l’état de retour aux sources, de dénuement, ou en tous cas l’idée d’un recommencement à
zéro lui apportait un certain bonheur, une forme de soulagement, ce qui constitue pour le lecteur
une réaction très étrange à comprendre, bien que parfaitement inscrite dans sa psychologie
complexe. Elle dit : « Il y a une certaine exaltation à perdre ce que l’on possède (…) c’est étrange
la délivrance que cause une perte. J’aimerais recommencer une nouvelle vie en paix, dans le
dénuement, libre d’aller n’importe où (…) ». Que pensez-vous de sa réaction, pensez-vous que
l’on puisse y voir une vision hors norme de la réalité ?
- Eh bien, je... enfin... je me sens incapable d’expliquer ça et… oui, c’est typique de la famille... enfin
de sa famille, de la famille Stephen... ce qu’on peut appeler de la froideur… mais c’est aussi le
plaisir, dans la Vie, d’avoir l’opportunité de recommencer… et puis cette capacité de se détacher
et de regarder, de voir tout simplement ce qu’est la Vie, c’est comme ça… je ne peux rien dire de
plus, c’est tout ce que je ressens,
- Avez-vous déjà été interviewée par des biographes à propos de Virginia Woolf ?
- Pas vraiment, parce que d’abord il y avait mon frère (Quentin)... je ne sais pas si vous avez lu son
livre ? (publié en 1972)
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- Non,
- Eh bien, vous devriez le lire, aussi bien que celui de Hermione Lee, parce que c’était la première
biographie sur Virginia Woolf il me semble et elle est très bien écrite et… enfin, moi aussi
j’admire celle de Hermione Lee... mais, je crois que la biographie de Quentin traduit
l’atmosphère… c’est vrai que les choses subtiles comme l’atmosphère ne l’intéressaient pas en
premier lieu mais, en même temps, il la reflète et il ne ment pas... ça vaut la peine de lire son
ouvrage (NB : la plus ancienne biographie sur Virginia Woolf fut écrite par Winifred Holtby en
1932),
- D’accord… justement, à propos d’ouvrages biographiques et particulièrement de votre livre
(« Trompeuse gentillesse » ?)... oui... est-ce que vous vous êtes rendue compte d’avoir vécu une
période d’exception avec des gens d’exception ?
- (elle sourit)… eh bien, ça me répugne d’en parler dans ces termes-là... c'est-à-dire, « des gens
d’exception » : qu’est-ce que ça veut dire ? Tout le monde est exceptionnel….. mais, c’est vrai
qu’ils avaient cette attitude envers eux-mêmes… ils se croyaient être des gens exceptionnels... et
d’une certaine façon, oui et enfin….. parce qu’ils étaient sensibles et intelligents plus que
d’ordinaire,
- Justement, après cette question en vient une autre au sujet du livre que vous avez écrit et dont, en
fait, j’ai appris l’existence il n’y a que peu de temps- son titre m’a interpellé et m’a fait réfléchir :
« Deceived with kindness ». Est-il traduit en français ?
- Oui, il est traduit en français, son titre est : « Trompeuse gentillesse »... j’essaierai de vous trouver un
exemplaire, je ne sais pas si j’en ai un...
- Ce titre est fort et semble paradoxal : « trompée » ou « dupée avec gentillesse »- il a bien sûr suscité
en moi de vives interrogations,
- Mais trompée toujours, n’est-ce pas ? (elle sourit),
- Oui, oui bien sûr... c’est ce mot fort qui se détache de l’expression et, même si je n’ai pas encore lu
le livre, cela ne m’a pas empêché de passer des heures à y réfléchir,
- (elle sourit encore) Oh, en comparaison avec Virginia ce n’est pas important,
- Ce titre a néanmoins éveillé mon attention, je ne sais pas si vous voulez en parler,
- Oui, je vous dirai tout ce que vous voulez savoir,
- Je vais vous dire le point de vue qu’il m’a inspiré, vous me direz si vous êtes d’accord ou pas,
- Oui,
- Je pense que ce milieu de Bloomsbury a vécu une explosion culturelle, une liberté tout à fait
nouvelle et intense, une Aventure forte et exceptionnelle (« Oui ») et, en fait, ils excellaient dans
leur domaine, celui de la peinture ou encore celui de la littérature, dans l’Art en général, mais vos
parents ne sont-ils pas passés à côté de leur devoir, à savoir celui de l’éducation pour lequel, par
opposition, ils ont failli et n’ont pas répondu à vos attentes, notamment aux attentes éducatives
normales d’une petite fille et n’ont-ils pas, alors, été tout simplement égoïstes ?
- Oui, ça c’est vrai,
- Ils ont suivi leur logique personnelle qui ne correspondait pas à la vôtre,
- Oui, c’est vrai encore et je me sentais assez seule parmi tous ces gens, je n’avais pas la force de leur
résister… mais c’était surtout que… enfin, c’était que… j’étais la fille non pas de Clive Bell mais
de Duncan Grant... alors la trompeuse gentillesse, je l’ai connue à partir de l’âge de dix-sept ans
(NB : l’âge où elle apprendra la vérité à son sujet) et… dans le titre, c’est ça que ça veut dire...
parce que ça n’est pas… ça n’est pas facile de..… de reconnaître ça….. mais maintenant que je
suis plus, enfin que je… que je fais face à la fin de la vie, je vois que ce n’est pas très important,
vraiment… mais, c’était quelque chose de difficile à vivre… et c’était stupide (elle sourit)...
c’était tellement stupide... et avec Virginia, par exemple, elle savait très bien, mais elle ne pouvait
rien en dire... alors, déjà, on mettait quelque chose de faux entre nous et ça c’est une insulte faite à
quelqu’un,
- Ils n’osaient pas assumer avec honnêteté ce…
- Ce qui était arrivé,
- Ils cachaient les choses ?
- Oui, ça n’est pas seulement qu’ils n’osaient pas… mais que… ils mentaient,
- D’accord, je comprends,
91
- Parce qu’ils me mentaient et ils mentaient à tout le monde, parce que… en même temps, ils faisaient
semblant de ne pas mentir, alors… ça m’a arrêtée dans mon développement, je crois que ça a été
un peu un désastre pour moi,
- Comment était votre relation avec votre demi-frère Quentin Bell, étiez-vous proches tous les deux ?
Si je me souviens de cette photo prise à Rodmell et que j’ai déjà évoquée, j’ai l’impression que
vous étiez heureux ensemble et que vous aviez une relation privilégiée avec lui, est-ce exact ?
- Oui, on était heureux… mais… il y avait toujours cette difficulté de l’âge, n’est-ce pas, il avait huit
ans de plus que moi.... juste… je ne sais pas… pas assez de différence... s’il avait eu dix-huit ans
de plus, peut-être ça aurait été plus facile… mais il était très gentil… il était aussi… ah… c’est
difficile de dire des choses sans être méchant… mais il était… il avait beaucoup de charme, il était
très intelligent… mais il avait aussi, vous savez, comme les chevaux (elle montre avec ses mains,
de chaque côté de ses yeux, comme des œillères),
- Narrow minded ? (borné)
- Oui, (elle rit)
- Comme les œillères des chevaux ?
- Voilà (elle rit)… et… avec humour, peut-être parce qu’il était le fils de Clive qui venait de ce monde
qui connaissait bien les chevaux et qui les domptait sans difficulté... Quentin ne faisait pas ça du
tout, il est vrai, mais il avait hérité quand même d’une attitude un peu… bornée à ce que l’on dit,
ou quelque chose comme ça et… mais il avait de l’esprit aussi, il s’entendait très bien avec
Virginia... il écrivait, il dessinait… elle lui écrivait des petites histoires et il dessinait des
illustrations… et c’était amusant, il avait beaucoup d’esprit… et après sa mort, je suis allée voir
ma belle sœur et elle m’a accompagnée pour aller à une exposition à Brighton et… j’étais
vraiment étonnée de ce que j’ai trouvé... c’était une petite exposition dans le musée des BeauxArts de Brighton… elle était d’une beauté, d’une invention, d’une richesse..… incroyable… toutes
les choses qu’il concevait m’ont beaucoup impressionnée… il faisait beaucoup de poteries et
peignait aussi sur toiles mais.… la personne qui a organisé l’exposition a surtout insisté sur les
livres qu’il a faits… parce que moi, je me suis mariée et j’avais des enfants plus vieux que les
siens et alors, il a, à ce moment-là, créé des livres pour mes enfants… c’était très spirituel, il a
fait… pas des imitations, mais des… des contes de fées très connus, comme Cendrillon par
exemple... il les a recréés avec ses propres illustrations, ses propres textes et alors il en a fait un
beau livre qu’il a envoyé à ma fille aînée et qui était ravissant... et qui existe encore, qui a été
reproduit et publié... il a fait plusieurs choses comme ça, enfin... il était doué,
- Un créateur éclairé ?
- Oui, oui… mais il était difficile comme frère, parce que peut-être on attendait trop qu’il prenne en
charge certaines situations et… sans rien dire, il refusait… alors on ne pouvait jamais dépendre
sur lui (NB : « to depend on », en anglais : compter sur) et ça c’était… alors, lentement j’ai appris
à le faire moi-même, mais… certaines choses… et je crois comme père de famille aussi, il
décevait de cette façon… mais il adorait la famille, il vivait pour elle, il était bon mari… c’est
plein de contradictions en fait,
- Est-ce qu’un élément commun aux artistes issus directement ou non du milieu de Bloomsbury ne
serait- il pas d’avoir privilégié leurs activités artistiques au détriment d’autres engagements et, une
fois encore, d’avoir été de cette façon un peu égoïstes (elle sourit)- comment pourrait-on qualifier
ce comportement ? Comment pourrait-on dépeindre en quelques mots et d’une manière générale
l’attitude de ces artistes par rapport à leur créativité et à leurs créations : y avait-t-il parfois un peu
de snobisme, une certaine émulation entre eux et donc un côté égotiste en quelque sorte- étaientils foncièrement sincères ?
- Ils étaient très, très sincères, il n’y a pas de doute, mais… je crois que c’est une question subtile à
laquelle il est assez difficile de répondre si brièvement,
- D’accord… comment peut-on qualifier l’éducation de Virginia et de Vanessa qui leur fut donnée par
votre grand-père Leslie Stephen et votre grand-mère Julia ? On dit souvent qu’il s’agissait d’une
éducation austère et rigide mais qu’elle encourageait en même temps l’intellect et la culture et que
si Virginia est devenue un grand écrivain, c’est qu’elle détenait ce don de son père Leslie Stephen.
A ce sujet, un certain paradoxe semble avoir existé en le fait que les filles étaient, pour autant,
exclues de la scolarité et que ce fut un point de souffrance très marqué pour Virginia et une dualité
dans ses rapports avec son père, à savoir un ressentiment légitime au sujet de cette injustice
92
éducative, mais aussi une admiration envers lui pour ce don de l’écriture qui leur était commun.
Que pensez-vous de ces points majeurs dans la compréhension du personnage de Virginia Woolf ?
- C’était… ça ne pouvait pas être mieux que ça a été... c’était vraiment très bien comme enfance, parce
que... elle était tellement éveillée, n’est-ce pas, tellement... elle savait tout ce qui se passait entre
elle et ses frères, sa sœur, ses demi-frères et sa demi-sœur Stella… même à un âge précoce, elle
sentait tout ce qui se passait… et c’est ça, c’était elle vraiment qui enrichissait cette vie à un tel
point, extraordinaire, je crois qu’elle a aimé cette enfance, mais c’était surtout le père, pour elle, le
père, Leslie était très important... pour ma mère, c’était la mère, Julia qui était prépondérante.....
Julia était ravissante, un peu froide, mais aussi très pratique… j’ai des photos d’elle... elle était
extraordinaire,
- Elle avait huit enfants à s’occuper je crois ?
- Oui… oui, avec les enfants qu’elle a eus avec Leslie,
- Elle était également infirmière je crois ?
- Oui… oui, c’était atroce et elle devenait de plus en plus maigre et vieille avant l’âge… elle se
dévouait à son mari, mais… elle avait des occupations différentes aussi et elle trouvait la vie trop
dure, c'est-à-dire les choses qu’il exigeait d’elle… et elle s’en allait, elle s’échappait… puis elle
avait une mère, une mère âgée, que ma mère à moi a décrite enveloppée de châles délicats et qui
était toujours malade, elle vivait avec eux…...... Julia ruinait la vie de sa fille Stella… elle était
cruelle, sans peut-être le vouloir… elle n’était pas vraiment comme une marâtre dans un conte de
fées mais elle était quand même très dure et… Stella n’avait pas l’opportunité d’apprendre à se
connaître, enfin… plus tard et pendant peu de temps, après la mort de Julia... parce qu’elle a
survécu deux ans je crois, pas plus… pendant ce temps elle a donc découvert ce que c’était que
d’être elle-même… elle a résisté aux avances de son beau-père (Leslie Stephen- rappel : Stella
était la fille de Julia, issue de son premier mariage avec Herbert Duckworth)... et, en même
temps, elle est tombée amoureuse de Jack Hills et elle s’est mariée... et trois mois après son
mariage, elle est morte,
- Revenons à présent à votre enfance : combien de temps avez-vous vécu à Charleston et avez-vous
aimé votre vie à cet endroit ?
- Ah… oui, je l’ai beaucoup aimée, beaucoup… c’était pour moi la perfection… je ne pouvais pas
m’imaginer une vie plus belle que celle que l’on menait à Charleston… mais quand j’étais très
jeune, il y avait aussi la famille de Clive, la famille Bell, alors… le temps était divisé entre
Charleston pour les vacances et Londres où l’on vivait… et alors, on allait à Charleston pour les
grandes vacances d’été et quelques fois au printemps… mais en hiver, à la Noël, mon jour
d’anniversaire, il fallait aller à la maison de Clive et de ses parents qui étaient encore vivants et
alors… on ne passait pas tout le temps à Charleston et c’est dommage… mais pour ça, peut-être,
pour cette raison-là, ça paraissait encore plus merveilleux… et c’était… parce qu’il y avait la vie
des grandes personnes, la vie de Julian et Quentin qui était un peu entre celle des grandes
personnes et la mienne... puis il y avait la mienne avec ma nurse… et puis il y avait la vie des
servantes, dans la cuisine et, en plus, il y avait celle des gens à la ferme qui avaient des chevaux et
des vaches… et tout ça, alors, pour moi, je pouvais passer facilement de l’un à l’autre n’est-ce
pas... j’avais....... toutes ces vies étaient à moi...... c’était merveilleux,
- Combien d’années cela a-t-il duré ?
- Alors, je suis née là... et puis cette vie a continué jusqu’à mon mariage quand j’avais vingt-trois ans,
à la mort de Virginia… et puis tout a continué, je dis, presque, ça continue encore mais... ça a
perduré après la mort de Vanessa… Duncan a vécu là pendant encore dix-sept ans et moi j’allais
souvent chez lui pour passer le temps... et mes enfants y sont allés aussi et on a continué jusqu’à la
mort de Duncan qui était en 1978,
- Quels liens avez-vous encore avec Charleston, parce que, quand je vous ai écrit, j’ai adressé mon
courrier là-bas et il vous a presque aussitôt été réexpédié en France (« Ah oui ») : avez-vous
encore des liens profonds sur place ? (NB : Charleston est, de nos jours, un musée très fréquenté
et protégé faisant partie du patrimoine culturel britannique),
- (elle sourit) oui, enfin… profonds, je ne dirais pas... mais un lien… assez fort, c'est-à-dire… ma
belle sœur Olivier (veuve de Quentin Bell, demi-frère d’Angelica) habite à deux ou trois miles de
Charleston... et elle y va, assez souvent, parce qu’elle est responsable des livres dans la
bibliothèque... enfin des choses comme ça et… alors moi aussi…. je connais les gens qui dirigent
93
Charleston, enfin, ça a un peu changé maintenant… donc je les ai connus, et… j’ai fait deux
expositions là-bas bien après mon départ définitif..... et quoique j’aie souffert de devoir quitter
Charleston, parce que j’aurais pu y vivre sérieusement après la mort de Duncan, j’aurais pu
rester… mais j’ai compris que c’était une grande responsabilité… et je n’aimais pas l’idée de
vivre dans une maison qui allait être envahie par le public (dans : « Trompeuse gentillesse » et :
« Les deux Cœurs de Bloomsbury », Angelica décrit son attachement hautement sensible à cette
demeure de son enfance)... alors, à ce moment je me suis dit : « je ne vais plus rester là » et j’ai
trouvé une autre maison qui n’en était pas très éloignée… et puis, même ça, c’était trop proche...
donc, de là, je suis venue en France… mais rappelez-moi votre question d’origine,
- Quelle est la nature des liens que vous avez toujours sur place à Charleston ?
- Ah… oui, enfin… oui, je connais les gens là-bas... il n’y a pas longtemps, juste avant d’être malade,
j’ai organisé une exposition qui a été un grand succès et ils connaissent mon adresse,
- Et est-ce qu’ils prennent de vos nouvelles, vous contactent-ils de temps en temps ?
- Non, pas comme ça, ils n’ont pas le temps… ils n’ont pas le temps et ils ont compris que moi, je ne
voulais être responsable en rien et… alors ils m’ont laissée aller.... mais j’y suis invitée parfois
pour faire des conférences,
- Il est vrai que Charleston représente de nos jours un lieu culturel réputé et touristique… je n’y suis
pas encore allé car je m’intéresse plus directement à Virginia Woolf et j’ai préféré me rendre en
priorité à Monk’s House à Rodmell, mais j’ai le projet de m’y rendre un jour et beaucoup de gens
m’ont dit : « il faut que vous alliez à Charleston, c’est incontournable pour qui se passionne pour
cette aventure artistique »,
- Oui… enfin, les deux lieux sont très proches... il le faut un de ces jours, ce serait une bonne idée oui,
- Mais vous savez… ce que j’aime, c’est m’imprégner des lieux le plus tranquillement possible (« Oui,
bien sûr, bien sûr ») et comme vous le dites, ce que c’est qu’un public nombreux qui passe devant
vous et vous déconcentre, c’est...
- Eh bien, le plus tard dans l’année vous y allez,
- Oui,
- Depuis combien d’années vivez-vous en France et précisément ici ?
- Eh bien… je suis venue en France.... enfin, j’avais déjà habité la France avant.....… je suis venue en
France en 1981, trois ans après la mort de Duncan….... j’ai d’abord trouvé un petit cabanon à
Braux dans le « pays d’Annot »...... puis j’ai trouvé en 1983 cette maison à Ongles en dessous de
la montagne de Lure, qu’on peut presque voir d’ici..... j’y suis restée à peu près six ans et…
comme je vous l’ai dit, je suis tombée, j’ai cassé mon poignet et je me suis décidée à trouver une
autre maison, dans la ville… il m’a fallu deux ans pour trouver cette propriété-ci à Forcalquier…
et… donc, ce devait être en 1990 ou quelque chose comme ça..... je l’ai achetée très bon marché et
complètement transformée et, depuis, j’ai toujours habité ici,
- Depuis que vous vivez à Forcalquier, vous n’avez plus aucun lien de propriété en Angleterre ?
- Non, je n’ai aucun logement en Angleterre.... mais j’y fais parfois des courtes visites... j’ai des liens
familiaux bien sûr,
- Comme je vous le disais hier, j’ai été surpris que vous répondiez à ma lettre en français et que l’on se
rencontre sur la terre française (elle sourit)- je voulais vous demander : hormis le lien à la France
qui s’explique par vos séjours passés à Cassis pendant votre enfance, avez-vous une attache
particulière à la culture française, à savoir une attache de cœur ?
- Oui, tout à fait… mais c’est très généralisé, c'est-à-dire… j’ai été éduquée à avoir cette connaissance
de la France et de la littérature… mes parents, enfin Duncan, Vanessa et Clive, ont toujours eu des
amis sur place, ils ont visité très souvent Paris et on avait aussi des amis français qui venaient en
Angleterre de temps en temps et… il y avait les Mauron qui venaient de Saint Rémy de Provence
qui n’est pas loin d’ici et qui étaient à l’origine des amis de Roger Fry... puis quand Roger Fry est
mort, ils ont continué une amitié avec ma mère et avec mon frère Julian qui les a bien connus,
enfin mieux qu’elle vraiment parce que… en âge, ils étaient plus proches, la même génération
presque… et puis il y avait… les Strachey, les Bussy, qui avaient cette maison à Roquebrune et
qui passaient la moitié de l’année là-bas et l’autre moitié à Londres, à Gordon Square et eux...
quand moi j’avais seize ou dix-sept ans, ma mère voulait que je passe un peu de temps en France
pour apprendre le français et… (elle sourit) alors elle a demandé à tous les amis qu’ils
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connaissaient qui étaient susceptibles de m’aider et… d’abord il y avait… Duncan qui avait connu
Copeau, l’acteur, vous savez,
- Cocteau ?
- Non, pas Cocteau, Copeau… Jacques Copeau… il était le théâtre français, il était très important à
l’époque… vous ne connaissez pas ? (« Non »)... parce que c’était trop spécialisé (NB : Jacques
Copeau, 1879-1949, fut un grand auteur et acteur de théâtre qui fonda notamment en octobre
1913 le petit Théâtre du Vieux Colombier à Paris qui regroupera de futurs prestigieux acteurs qui
débutaient à l’époque, à l’instar de Louis Jouvet par exemple et qui entretiendra des
correspondances et des amitiés avec André Gide, Jules Romain ou encore Roger Martin du Gard
et qui sera, en outre, chargé par Georges Clémenceau de promouvoir le théâtre français aux
Etats-Unis entre 1917 et 1919)… enfin, je l’ai vu, je le connaissais à peine mais je l’ai vu... moi
aussi j’étais très intéressée par le théâtre, mais ça c’était avant mon affaire sérieuse avec le théâtre,
parce que j’étais encore en pension et… alors, Vanessa a demandé à ses amis : où Angelica peutelle aller ?... alors, on a dit : « Copeau »... et elle a dit : « Oui, mais Copeau est très religieux, il a
une femme (elle rit) qui est danoise je crois, protestante et qui croit en Dieu, alors, pour envoyer là
Angelica… non, impossible ! »... et donc… je ne suis pas allée chez les Copeau… et alors Janie
Bussy (NB : nièce de Lytton Strachey, c'est-à-dire fille de Dorothy Strachey épouse Bussy et du
peintre Simon Bussy) a dit : « Ah oui, j’ai des amis à Paris qui s’appellent Walter » et cette amie
était peintre, elle était de culture française, mais elle était belge… elle avait un père qui était
peintre aussi… et une mère qui avait été chanteuse d’opéra, qui avait laissé sa carrière pour se
dévouer à son mari, et alors… elle s’appelait Zoum cette jeune femme, c’était un nom d’enfant
qu’elle s’était donnée, parce qu’elle avait un autre nom et… elle avait vécu à Roquebrune, elle
connaissait très bien les Bussy et les Strachey et elle connaissait bien l’anglais qu’elle parlait avec
l’accent des Strachey, qui était spécial et, alors... un jeune homme est apparu chez les Bussy, je ne
sais pas comment ils l’ont connu, il avait été malade je crois… et il est tombé amoureux de
Zoum... après un certain temps ils se sont décidés à se marier et ils sont venus à Paris, ils ont vécu
dans un appartement à Auteuil et c’est là que Janie a dit : « aller chez les Walter, pour Angelica ça
serait très bien »… et donc j’y suis allée et je crois que… (elle sourit) ils étaient étonnés parce que
j’étais si jeune et inexpérimentée, je ne savais rien de la Vie, alors, puisque c’était des gens
généreux et Zoum particulièrement, elle m’a pris sous son aile et m’a beaucoup aidée… je suis
restée assez peu de temps, quatre mois quelque chose comme ça… elle était très importante dans
mon existence, comme une seconde mère… et lui aussi comptait pour moi, j’ai continué à le voir
jusqu’à sa mort il n’y a pas très longtemps… je… je les adorais et c’était mutuel (Angelica me
précisera plus tard que Zoum était un personnage fasciné par le XVIII ème siècle),
- J’ai l’impression que votre mère a quand même été sensible à une certaine forme d’éducation,
notamment l’apprentissage du français et qu’elle vous suivait de près ?
- Oui oui, tout à fait, elle ne pouvait pas me lâcher… le problème avec ma mère c’est qu’elle… qu’elle
m’adorait et elle me tenait tout près d’elle, mais ça n’était pas… sortir de la famille ni
expérimenter d’autres choses… c’était ça le problème d’être en vase clos,
- Revenons à présent à Virginia Woolf : êtes-vous actuellement engagée par rapport à votre tante,
existe-t-il une Fondation en Angleterre ?
- Oui… enfin, je viens de recevoir un petit livre qui est publié par une organisation comme ça… et je
crois que moi je suis la présidente, mais... je ne fais rien... sous condition que je ne fasse rien
n’est-ce pas... mais d’ici, qu’est-ce que je pourrais faire, je ne peux pas être là en même temps ?...
Et je n’ai... (elle rit)... c’est mon nom, c’est tout, c’est ma relation, mais ce que je fais, c’est rien...
et... alors oui, c’est ça, c’est... je ne sais pas... c’est vrai, enfin, c’est probablement très important
mais je ne connais rien (l’on remarque ici d’une manière très nette l’aspect complètement dégagé
d’Angelica face aux honneurs ainsi que la marque de sa haute modestie. Angelica veut vivre
tranquillement sa vie et être considérée pour ce qu’elle est et non absolument pour ce qu’elle
représente, même si elle ne dénie pas pour autant, bien au contraire, l’importance de ses racines
qu’elle affectionne au plus profond d’elle-même. On lit aussi de manière attendrissante une
certaine touche de regret voire de « culpabilité » à ne pas s’investir davantage pour cette cause.
Par le ton de sa voix dont je me rappelle encore aujourd’hui, Angelica montre une fois encore
qu’elle est pleine de sensibilité et de finesse),
- Peut- être auriez-vous trop de travail en la matière ?
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- Oui, j’ai peur d’avoir trop à faire (réflexion : au fil de notre relation, j’ai appris de manière tout à
fait personnelle, mais tangible également, à souscrire pleinement au recul spontané d’Angelica.
Elle me semble, de manière légitime, être néanmoins la seule personne habilitée à évoquer la
quintessence de cette grande Aventure et ce pour l’avoir vécue. Il s’avère qu’elle est aussi la seule
à en parler de façon effacée, modeste et non médiatique),
- J’ai été un peu étonné, lors de mon voyage en Angleterre de juillet dernier, qu’au 46, Gordon Square,
c'est-à-dire là où est né le Groupe de Bloomsbury, il y ait une plaque bleue commémorative qui ne
mentionne que le nom de John Maynard Keynes qui vécut à cet endroit de 1916 à sa mort, mais
aucune mention sur le fait que ce Groupe soit né ici et que les enfants Stephen se soient installés
en ce lieu après la mort de Leslie Stephen : à quoi est-ce dû à votre avis ?
- Oui... c’est peut-être un peu étonnant, mais j’essaie de me... enfin, Virginia n’a pas vécu là très
longtemps... parce que quand Vanessa s’est mariée, ça devenait trop compliqué, ils ne pouvaient
pas vivre ensemble... et alors c’est à ce moment-là que Virginia est allée vivre à Fitzroy Square...
je crois que ça dépasse le gouvernement parce qu’il y avait trop de mouvements (« d’accord, mais
la mémoire de J.M Keynes y est tout de même honorée ! »),
- Oui... oui... mais ils étaient moins importants que lui pour le gouvernement ! (elle rit de bon coeur)
(rappel : J.M Keynes était un éminent économiste à laquelle l’Angleterre et même l’Europe doit
beaucoup en la matière, d’où cette ironie d’Angelica opposant l’Art à l’économie dans les
priorités politiques gouvernementales) / (NB : je vais, comme je l’ai déjà mentionné et quelque
temps après cette interview, découvrir que le Groupe de Bloomsbury et Virginia Woolf sont
finalement honorés dans la même rue quelques maisons plus loin, là où habita plus tard le frère
de Virginia Adrian Stephen et sa famille et ce par une plaque indiquant : « quelques maisons plus
loin... ». La forme de cette commémoration demeure pour moi quelque peu compliquée, mais le
fond est sauf) Est-ce qu’il y a une plaque à Mecklenburgh Square ?
- Non, et bien... à Mecklenburgh Square, en fait, il n’y a plus aucune trace de la maison, j’ai fait le
tour du Square sans pouvoir retrouver le numéro 37,
- Non, peut-être je me trompe de Square, je voulais dire Tavistock Square,
- Il n’y a sur place plus aucune trace non plus du numéro 52,
- Parce que la maison a été tout à fait détruite... ah je vois,
- Je n’ai pas pu retrouver les numéros 37 et 52 car les numéros actuels de voirie ne correspondent
plus... en fait, les seules traces qui existent et que j’ai pu aisément retrouver sont le 46, Gordon
Square et le 29, Fitzroy Square et, d’ailleurs, à ce dernier endroit, une plaque bleue officielle
commémore très bien cette époque où elle s’est installée en ce lieu avec son frère Adrian peu
après le mariage de Vanessa en février 1907 et dans lequel elle est restée jusqu’en 1911,
- Ah oui,
- Avez-vous quelque chose à dire à propos de l’esprit français tout à fait différent de l’esprit
britannique ? Je dois vous dire que j’ai moi-même une opinion peu chauvine à ce sujet,
- Eh bien... je dirais que oui... enfin, les différences sont énormes (le ton est très marqué)... mais ça
n’empêche pas l’amitié (elle sourit franchement)... mais... c’est vrai, le sens de l’humour, toutes
sortes de choses sont très différentes, oui... et cette partie de la France est différente du nord où
vous êtes, il me semble (cette remarque prouve ô combien la culture et la finesse d’Angelica qui
distingue avec clairvoyance les particularités culturelles géographiques françaises. Elle prouve
encore sa haute connaissance de la France)... j’ai une amie qui vit pas trop loin de Caen et... elle
est italienne... elle a trouvé une très belle maison là-bas où elle vit toute seule... je crois que...
enfin, je ne sais pas... plus on mélange les choses et les gens, les nationalités et mieux c’est,
- Appréciez-vous beaucoup votre région, vous sentez-vous bien ici et ne souffrez-vous pas de
solitude ?
- Ah, comment dire... oui, je souffre de solitude... je suis trop seule, well... à cause des
développements récents dans la famille,
- C’est la vie qui a agi en ce sens ?
- Oui, tout à fait... tout à fait... (une pause se fait à la cuisine à cause d’une odeur de brûlé) pouvezvous rester manger ?... Parce que ce serait facile (elle rit franchement) vous voyez ce qui arrive
aux pommes de terre !... Autrement, vous êtes très seul ici à Forcalquier ?
- Oui, c’est vrai, mais je ne veux pas abuser de...
- Non, non, restez, ça me fera plaisir,
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- Bon, dans ce cas, à moi aussi ça me fait très plaisir,
- Alors très bien,
- Voulez-vous Mme Garnett qu’on arrête un petit peu et qu’on reprenne après ?
- Non, on continue encore dix minutes, un quart d’heure,
- D’accord. Depuis combien d’années n’êtes-vous pas retournée à Monk’s House- la dernière fois
était-ce après la mort de Léonard Woolf ?
- Ah non... non non... c’était bien après, parce que... il n’y a pas trop longtemps... j’essaie de me
rappeler exactement à quelle occasion... je crois que quelqu’un tournait un film et je devais
répondre à une interview... alors, on m’a demandé de me mettre dans le petit cabanon où elle
écrivait... oui, je me rappelle, ça s’est bien passé, mais je ne me souviens pas exactement ce que
c’était,
- On va, sans pour autant à présent l’évoquer comme une référence, reparler brièvement de ce film :
« The Hours ». Stephen Daldry, le réalisateur, vous a-t-il contactée, notamment à cause du fait
qu’il vous met en scène dans le film quand vous étiez petite ? (NB : il s’est inspiré à ce sujet d’une
photo de 1932 qui montre Angelica affairée autour de sa tante Virginia qui tient au creux de ses
mains un petit oiseau- Angelica a alors presque quatorze ans dans la réalité de cet instant et non
l’âge d’une petite fille à Hogarth House comme dans le film),
- Non il ne m’a pas contactée... mais je crois que je suis une des meilleures choses dans le film, je
ressemble plus ou moins à ce que j’étais quand j’étais une petite fille... quoique... comme je vous
l’ai dit, je ne me rappelle pas d’avoir jamais été à Hogarth House, mais... mais j’étais un peu
comme ça, oui...c’est tellement mélangé ce film... enfin, les parties que j’ai aimées le plus
n’avaient rien à faire avec Virginia Woolf,
- Oui et après ce que vous m’avez dit, j’en veux à présent au réalisateur de ne pas s’être plus
sérieusement et volontairement attaché à la vérité du personnage et je découvre ce malentendu, car
ce film, vous le savez sûrement, a eu un gros impact sur le public (« Oui oui ») et je trouve cela
décevant par rapport à l’image très noire qu’il donne du personnage de la romancière, même si ce
film ne prétend pas pour autant être une biographie,
- Oui, mais c’est tellement difficile d’être précis, enfin... ça prendrait toute une vie d’être sûr qu’on
avait compris... on ne peut pas nier les efforts des gens pour faire quelque chose de bien... et
pourquoi pas... enfin... les gens ont le droit d’être différents... c’est seulement que ce n’était pas
vraiment intéressant, même sur ces bases-là... (Angelica témoigne ici d’un grand respect pour tout
travail intellectuel ou artistique, pour la volonté lorsqu’elle est sincère et témoigne ainsi
d’indulgence lorsqu’il s’agit de sincérité. Mais son expression de fin pour qualifier le film est tout
aussi significative),
- Oui et puis, en me rendant en Angleterre et en commençant à m’intéresser de près à la vie de
Virginia Woolf, je me suis vite rendu compte d’un décalage flagrant entre le personnage proposé
dans le film et ce qu’était le véritable personnage de la romancière,
- Oui... par exemple, la rivière où elle se noie, ce n’est pas du tout... je ne sais pas si vous êtes allé
voir ?... Ça n’a rien à... ça n’est pas du tout pareil et pourquoi l’avoir changée de cette façon ?...
Parce que c’est si beau, et... ça ajoute... enfin, ça ajoute à l’idée de... (à l’idée d’une irrépressible
volonté d’en finir de manière directive et ce malgré la beauté, le calme et la douceur de l’endroit,
inspirant habituellement à Virginia des vibrations de toute autre nature),
- Oui et puis, par exemple, lorsqu’elle met fin à ses jours dans le film, elle a l’apparence de Virginia
Woolf à quarante et un ans ce qui, fort heureusement, n’a absolument pas été le cas dans la
réalité... enfin, ça n’est pas la même rivière, ça n’est pas la même personne ! (Angelica sourit) Il y
a des incohérences («Oui... oui »)... mais tout de même, en ayant bien réfléchi à ce sujet depuis, je
confère à ce film le mérite d’avoir suscité l’émotion chez les gens et surtout d’avoir fait que des
lecteurs ont découvert le personnage de Virginia Woolf et se sont intéressés à ce grand écrivainles ventes du roman : « Mrs Dalloway » ont d’ailleurs été multipliées d’une manière très
impressionnante,
- (elle sourit)... Oui, on m’a dit ça,
- C’est bien, quand même ?
- Oui, c’est bien... c’est bien... oui,
- Je voulais vous poser cette question finale : Virginia Woolf revient-elle parfois dans votre esprit et
comment pensez-vous à elle dans ces moments- là ?
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- Eh bien... très prosaïquement... enfin, je... je pense à elle si quelque chose arrive qui a un lien avec
elle... j’essaie de me rappeler, avec autant d’honnêteté, de vérité que... que possible, c’est tout...
mais avec beaucoup de plaisir (le ton d’Angelica est alors très tendre)... j’essaie de ne pas
l’oublier... parce que je sens qu’avec le temps, on peut oublier, mais....... il y a certaines choses,
même si on veut, on ne peut pas les mettre en mots...... on s’en rappelle... oui... ».
Après ces moments de pure émotion où l’on eût voulu que le Temps s’arrêtât et laisser grand ouvert ce
livre de la Vie, je réalise à quel point cette interview a été touchante et je mesure à sa juste et très
grande valeur la spontanéité d’Angelica qui m’a, en toute confiance, accueilli dans sa maison,
m’ouvrant son cœur et son esprit, revivant de manière sincère les événements qu’elle me racontait en
puisant au plus profond d’elle-même dans ses plus beaux et plus poignants souvenirs. Elle m’a confié
ces moments d’intimité familiale et cette mémoire est très forte. Pour toutes ces raisons, je ressens
envers elle cette puissante amitié qui semble se construire, se souder d’heure en heure. De nous deux,
c’est pourtant Angelica qui a été la plus forte et qui a fait face à mon émotion finale que j’ai eu bien
du mal à contenir, la rendant même visible...
Je l’aide à présent à dresser la table et ai clairement le sentiment de me rapprocher d’elle et d’évoluer
plus librement dans sa maison...
Le repas débute et est l’occasion d’une intimité différente entre nous, c’est-à-dire un moment
privilégié pour parler de nos vies actuelles comme de l’Existence en général. Comme nous parlons de
l’expérience de la dépression, elle m’apprend avoir elle-même subi cette maladie à la mort de son père
Duncan Grant. Elle fut hospitalisée à Londres et testa alors « les bienfaits de la chimie pour ce qui est
de son miraculeux pouvoir anxiolytique » me dit-elle. Angelica admirait énormément son père et
l’aimait beaucoup ; pour ses talents de peintre mais surtout pour sa façon d’être, pour sa foncière
indépendance et pour ses qualités d’observateur de la Vie, pour son calme constant et la poésie qui
émanait de sa personne. (Dans ses deux ouvrages que je vais lire par la suite : « Trompeuse
gentillesse » et : « Les deux cœurs de Bloomsbury », Angelica portraiture son père de très belle et
sensible manière, sans obérer pour autant son effacement voire sa faillite paternelle).
Pendant le repas, nous sommes naturellement décontractés, mais je sens aussi qu’Angelica ne souffre
en aucun cas la banalité, ou plutôt les propos vides de sens. Elle aime les discussions profondes ou
intéressantes, que ce soit sur des sujets simples ou non, mais si elle n’a rien à dire, elle se tait de
longues minutes ; il ne faut alors, en ces moments, ne ressentir aucune gêne. Chaque mot a son
importance, sa signification et elle ne dit rien d’inconsistant ou d’inapproprié : le sens de l’exactitude,
mais également le poids de la parole prononcée...
Malgré l’aisance et la sincère décontraction qui s’installent entre nous, il convient pour moi de ne pas
relâcher mon attention eu égard aux termes que j’emploie. Pour autant, cette finesse dans sa façon
d’être et dans sa conception du langage (de la communication) demeure chez elle tout à fait naturelle
et revêt l’aspect d’une noble exigence. De même, la flatterie n’a pas cours sous son toit (ni dans cette
Famille d’ailleurs), ce qui renforce considérablement les expressions qu’elle utilise à mon égard, alors
si touchantes- je lui demande : « comment était l’interview ? » « très bien, très sensible » me répondelle (elle reçut un jour, me dit-elle, la visite d’un psychanalyste qui prétendait connaître profondément
la psychologie de Virginia Woolf : « au bout de deux heures, je me suis aperçue qu’il ne connaissait
absolument rien à ma tante », me précisa-t- elle alors). J’enchaîne ensuite la conversation sur ma
philosophie de la Vie dans sa grande ligne directrice et lui livre alors les mots clefs de mon Existence :
écoute, curiosité et observation, communication mais aussi amour de la nature et de la solitude ainsi
que de la philosophie et des questionnements qui la constituent fondamentalement. Je lui affirme être
persuadé qu’il faut aller aux choses essentielles (dans le sens littéral du terme), les regarder avec
humilité et savoir par là-même capter les messages qui nous entourent. Angelica me regarde alors
profondément avec ses grands yeux bleus, elle écoute avec une extrême attention chacun de mes
termes- rien pour elle n’est anodin et sa faculté de concentration est saisissante...
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Le repas est à présent terminé. Je la retrouve au salon, assise dans son canapé : « alors, que fait-on
maintenant ? ». Nous décidons de nous revoir le lendemain matin à dix heures, soit deux heures et
demie avant mon départ de Forcalquier pour mon retour au Havre. Ce sera un moment pénible je le
sens, comme un arrachement. Ces moments ont provoqué en nous un bonheur si intense...
Je pars vers l’hôtel, le cœur gros mais l’esprit tranquille : j’ai le sentiment d’avoir accompli une
grande chose, d’avoir vécu des moments uniques et, surtout, d’avoir lié avec elle une relation de très
grande valeur... J’arrive à l’hôtel, je suis heureux mais exténué- je pleure d’émotion. J’ai peu dormi
ces dernières vingt-quatre heures et mes nerfs ont, semble-t-il, été quelque peu éprouvés. Je
m’endors…
Le début de soirée naît à présent et je parcours la vieille ville, gravissant une fois encore le chemin qui
monte à la Citadelle, goûtant avec plaisir l’instant de cette longue ballade nocturne sous ces étroites et
célestes voûtes de pierres dont les toits de lauses semblent pour moi ce soir porter l’Eternité...
Lundi 8 septembre
Je suis énergique aujourd’hui et décidé à ne me laisser à aucun moment envahir par mon émotivité.
Chez elle depuis quelques minutes, nous parlons de notre relation et de son devenir. Nos mots sont
clairs et rassurants. Le regard bleu d’Angelica est pénétrant. Cet instant est grave et fort, mais détendu
et prometteur. Nous nous serrons chaleureusement les mains. Je suis heureux et ressens nettement à
cet instant un sentiment de très intense amitié. Une relation rare vient de naître. Angelica me dit à un
certain moment : « je peux mourir », je lui rétorque alors : « je ne veux pas y penser ». « Oui mais
moi, j’y pense », « mais moi je ne veux pas y penser »… A mon grand étonnement, Angelica me
propose alors un whisky : il est onze heures quarante. Elle en prend un parfois, ça la stimule me ditelle. Je trouve cela surprenant, mais amusant. Angelica est heureuse, mais peinée comme moi d’avoir
à nous quitter. Rien, à ce niveau, ne transparaît pourtant plus que de raisonnable. Il est midi, l’unique
autocar de la journée passe à midi trente au pied de la cathédrale : il faut que je parte à présent.
L’instant est grave, nos cœurs se serrent. Nous n’avons pas pu finir nos verres et je n’aime pas ces
départs précipités, surtout celui-ci, mais il le faut. Je promets alors à Angelica ma plus fidèle amitié.
Elle se lève et me tend ses mains, je vais vers elle et la prends dans mes bras. L’instant est intense.
Avec tout le respect que nous ressentons l’un pour l’autre, nous nous serrons tendrement comme deux
grands amis. De toute ma vie, je me souviendrai de ce moment et de ses paroles : « allez vous-en
maintenant »... Je pars précipitamment. Traversant le jardin, je ne peux pour autant me résigner à
partir sans la revoir. J’entre à nouveau dans sa maison. Elle ne me voit pas mais je la vois. Elle est
assise sur le canapé et regarde fixement. Elle se lève et m’aperçoit alors : « vous avez oublié quelque
chose ? ». Je ne dis rien et avance vers elle. Nous nous serrons à nouveau rapidement dans les bras et
je pars cette fois sans me retourner… Je marche très vite. Au fond de moi, je suis déchiré de ne pas
pouvoir être là au quotidien pour l’aider, mais je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir et je reviendrai,
comme elle me l’a suggéré en partant, « le plus tôt possible ». Je n’ai pas le temps d’être triste et je ne
le veux pas ; au fond de moi-même et c’est ce qui importe, ce séjour a été merveilleux. Qui plus est, le
car sera en bas dans moins de dix minutes. Il me faut presser le pas encore…
Voilà, il est douze heures quarante, le car démarre et nous traversons Forcalquier. Au revoir, joli rêve,
à bientôt Angelica. Je suis hébété, mais serein…
Le voyage retour passe très vite. J’écris, je rêve, je me repose et goûte une fois encore au plaisir
d’admirer les paysages...
J’appelle Angelica de la gare Saint–Lazare, ce qui va me valoir, pour l’anecdote et par étourderie de
perdre tous mes écrits du séjour regroupés dans un dossier (un formidable « brain storming » va alors
s’opérer pendant les deux heures de train et les deux jours suivants pour récupérer 99 % de ces
précieux souvenirs, mais j’y laisserai tout de même et à mon plus grand regret une photo de presse
d’une grande esthétique de Julia Stephen qu’Angelica m’avait offerte et qui révélait une ressemblance
frappante entre Julia et sa fille Virginia, notamment dans la pause de profil dont la photographie est
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si connue de Virginia, reflet d’une classe et d’une finesse innées tout comme sa mère. Pour l’histoire,
je retrouverai bien plus tard un exemplaire de ce trésor disparu dans un ouvrage que j’évoque plus
loin dans ce récit). Au téléphone, j’utilise les termes les plus justes pour parler à Angelica et qualifier
notre relation, elle me répond à son tour : « je n’arrête pas d’y penser, il n’y a pas de mots pour cela ».
A cet instant, je suis bien sûr immensément touché par ses propos et ressens notre histoire exactement
comme elle l’évoque, avec profondeur et très grand étonnement (c’est un euphémisme)...
Depuis mon retour au Havre, chaque fois que nous nous appelons et à chaque lettre que je reçois, je
vis de grands moments- aucune banalité, jamais. Nous apprenons peu à peu à nous connaître
davantage…
Dimanche 14 septembre
Au téléphone, Angelica me parle aujourd’hui de littérature et notamment de Jane Austen qui écrivait
avec raffinement et sens profond m’affirme-t-elle. Elle adore Jane Austen. Sa tante Virginia Woolf
elle aussi appréciait beaucoup les qualités littéraires de cette femme de lettres anglaise de la fin du
XVIII ème et début XIX ème siècle qu’elle cite dans son essai : « Une chambre à soi » comme une
femme ô combien méritante car avant-gardiste à une époque où, pour une femme, écrire était un art
véritablement difficile revêtant bien souvent l’aspect d’un défi à relever dans un monde littéraire
éminemment masculin totalement hermétique à la gent féminine écrivain...
Angelica est dotée d’une capacité de lecture impressionnante, don familial inhérent au fait qu’elle fut
baignée dès son plus jeune âge dans ce milieu intellectuel atypique et évolua dans un univers où des
centaines de livres jalonnaient les rayonnages de la maison familiale de Charleston. Angelica me dit
d’ailleurs prendre grand plaisir à se coucher en sachant qu’elle aura une nouvelle page
autobiographique à écrire à son réveil (pour un projet en la matière paru depuis en janvier 2010 et
intitulé : « The Unspoken Truth », recueil de quatre nouvelles autobiographiques sous forme de
fictions). L’écriture (la littérature) est bien évidemment un lien naturel dans cette Famille au même
titre que la peinture et la musique, représentant alors à leurs yeux un triptyque artistique ô combien
majeur et sacré.
Angelica m’entretient ensuite de manière générale sur la littérature française ; en outre, elle n’aime
guère Balzac, Maupassant et Hugo, mais apprécie Proust. « Maupassant et quand bien même il exerce
son talent avec un brio incontestable, se regarde écrire » me dit-elle : « il joue de cet aspect formel ».
Elle préfère d’autres auteurs classiques comme Stendhal, Flaubert, Zola ou encore des maîtres plus
anciens émanant des siècles éclairés comme Voltaire. Nous sommes d’accord sur le côté piquant et
ironique de ce dernier dont elle adore le style critique, pour posséder elle-même un sens très fin de la
critique artistique en général : aurait-elle hérité d’un esprit particulièrement affûté en la matière ?...
Elle me dit que la nature à Forcalquier est très belle en ce moment et que son jardin est un grand
bonheur pour elle : « les bulbes éclosent chaque jour davantage et j’adore jardiner ». Angelica
m’affirme être très occupée à ce sujet, mais qu’en tous temps l’écriture demeure pour elle un fidèle
rempart contre l’ennui. Nous sommes d’accord sur l’idée que l’art d’écrire se pratique au calme, dans
la solitude et sans dérangement extérieur : ce moment s’impose alors naturellement...
Il émane d’Angelica des qualités rares issues d’un autre siècle (le XIX ème) et d’un héritage culturel
familial provenant en outre des Stephen (se prononce « Steven »), mais également du milieu artistique
très riche dans lequel elle a évolué- ses goûts semblent résolument inscrits dans ce passé et les vertus
d’une grande Famille se lisent en elle. Je ressens en Angelica une attache profonde aux vraies valeurs
(non matérielles) de la Vie : une richesse intérieure incommensurable qui se lit dans ses beaux yeux
bleus hérités de son père Duncan Grant... (Mes futurs séjours aux côtés d’Angelica vont corroborer les
liens cosmopolites très vastes, pourrait-on dire sans frontières que cette Famille, par son
rayonnement intellectuel et sensible, a tissés au fil des années avec des gens immensément cultivés de
tous âges et de tous horizons dans les vastes domaines de l’Art. Peintres, gens des lettres, musiciens,
traducteurs, critiques d’Art ou historiens, que sais-je encore, comme si, depuis l’Aube des Temps et
100
par le biais de ces multiples et nobles instruments de communication, la fibre artistique vibrait d’une
seule et même voix / Deux ans plus tard que le récit en cours et ce à l’occasion d’une exposition à
Forcalquier des toiles et sculptures d’Angelica, je fis la connaissance de Giovanna Madonia, sa
meilleure et plus ancienne amie qu’elle rencontra en 1954, personnage fascinant et chaleureux qui fut
à Milan, pendant les années 1950 avec l’orchestre de la Scala et Maria Callas, l’assistante de Walter
Legg dans les grands enregistrements d’opéra, notamment dans le célèbre : « Tosca » de Puccini
alors dirigé par De Sabata et unanimement reconnu comme le plus parfait enregistrement jamais
réalisé en ce domaine. L’équipe technique était constituée d’un petit groupe de cinq personnes dont
Giovanna et Walter Legg qui a été le plus talentueux directeur artistique d’enregistrement de musique
classique et restera comme tel, selon Giovanna, dans l’histoire du disque microsillon. A l’occasion
d’une discussion improvisée en pleine galerie, Giovanna poursuivit alors ponctuellement et
fortuitement mes questionnements en matière d’Art. Je restitue ici ses propos qui me laissèrent
pantois : « l’expression de la sensibilité est certes commune à tous les arts, mais seule la musique agit
directement et puissamment sur l’émotivité et sur le sensoriel. La peinture est plus intellectuelle,
moins directement accessible et l’écriture, quant à elle, est le reflet de la pensée humaine- les mots
sont dans la tête, donc initialement inconsistants : c’est le processus intellectuel de la pensée qui
construit, qui conçoit, mais c’est l’émotion qui fait la beauté des mots ». Angelica complétera ces
propos en affirmant que la peinture est, à son sens, le reflet d’un travail plus en surface que l’écriture,
moins intellectuel)...
Lundi 15 septembre
Je viens de recevoir au courrier le deuxième ouvrage d’Angelica : « Les deux Cœurs de Bloomsbury »,
qu’elle a écrit en 1998 et qu’elle m’envoie, dont elle ne m’avait, à aucun instant, révélé l’existence :
encore un signe probant de modestie. Je découvre dès la troisième page une dédicace à mon intention
en forme de cadeau de la Vie. Cet ouvrage traite cette fois, sans le ressentiment légitime que le mot
« trompée » annonce dans le titre de son premier ouvrage : « Deceived with kindness » (« Trompeuse
gentillesse ») de l’observation et de l’analyse relationnelle des différents membres du Cercle de
Bloomsbury ainsi que de leurs affinités et de leurs liens affectifs et culturels. La grande Aventure de
Bloomsbury s’inscrit résolument comme une aventure humaine et artistique unique dans l’Histoire de
la culture britannique voire de la culture européenne.
Lundi 22 septembre
Je sors de chez le libraire : « Trompeuse gentillesse », le premier livre d’Angelica que j’avais
commandé, est arrivé. De suite j’aperçois au milieu du livre, sur sa tranche supérieure, quelques pages
noires : des photos ! En voilà une d’Angelica à dix-neuf ans : sa singulière beauté me frappe encore
(NB : « Trompeuse gentillesse »- « Deceived with kindness »- fut initialement publié en 1984 en
Angleterre par la Hogarth Press qui existait encore en théorie, selon les termes d’Angelica. En fait, la
maison d’édition Chatto and Windus avait alors repris la Hogarth Press qui perdura quinze années
après la disparition de Léonard Woolf en 1969 et qui devint à ce moment-là un satellite de cette
maison mère, perdant de ce fait son authenticité originelle pourrait-on dire, son individualité,
toujours selon les termes d’Angelica. Angelica avait d’ailleurs antérieurement illustré la couverture
d’un recueil de lettres de Virginia Woolf publié par ladite Hogarth Press après la mort de la
romancière).
La photo de couverture représente Angelica dans le rôle de Ellen Terry (NB : actrice de théâtre
britannique pendant l’époque victorienne) dans la pièce : « Freshwater », unique pièce en trois actes
écrite par sa tante en 1923 et finalement réadaptée fin 1934 qui fut jouée trois années de suite par cette
troupe amateur au 8, Fitzroy street, là où habitait Angelica avec Duncan et Vanessa. La « première »
eut lieu le 18 janvier 1935. Les autres acteurs étaient Vanessa, dans le rôle de sa grand-tante Julia
Margaret Cameron (1815-1879) personnage central de la pièce, Léonard Woolf dans celui de son mari
Charles Cameron, Duncan était le peintre G.F. Watts, Adrian Stephen le poète Alfred Tennyson, Eve
Younger, l’amie d’Angelica tenait celui de la reine Victoria, Julian Bell, demi-frère d’Angelica était
quant à lui le beau marin qui enlève Angelica (en Ellen Terry) et Mitzi le ouistiti tenait le rôle...... du
101
ouistiti (NB : « Freshwater Bay » est le nom d’un endroit de l’île de Wight où Julia Margaret
Cameron, après s’être mariée en 1838 avec Charles Hay Cameron, un juriste de vingt ans son aîné et
s’être ensuite établis à Ceylan, s’installèrent à Londres en 1848 pour acquérir à« Freshwater Bay »
en 1860 une grande demeure / A propos de son rôle personnel dans cette pièce, Angelica m’affirma
que Ellen Terry entretint toute sa vie une grande relation épistolaire avec un critique londonien sans
jamais pour autant l’avoir une seule fois rencontré, quand bien même il vint à maintes occasions la
voir jouer !)...
Vendredi 26 septembre
J’appelle Angelica. Elle va bien et vient de recevoir d’Angleterre une nouvelle biographie sur Virginia
Woolf écrite par un monsieur qui a sensiblement le même âge qu’elle et qui connut Virginia lorsqu’il
était enfant, elle va donc étudier cet ouvrage avec grand intérêt.
Dimanche 28 septembre
Aujourd’hui, Angelica me parle de sa tante. Selon elle, Virginia n’a jamais été, de son vivant,
considérée comme un très grand écrivain ; elle eut des succès, certes, mais ne fut reconnue à sa juste
valeur que bien longtemps après sa mort. Je lui demande alors si elle prenait, elle-même et à cette
époque, toute la mesure du génie de sa tante. Angelica de rétorquer : « on voit avant tout les personnes
comme des êtres humains ». Elle me confirme ensuite qu’initialement elle n’aimait pas
particulièrement les romans de sa tante et qu’elle préférait ses essais et plus généralement son esprit
critique. Nous parlons alors de : « Une chambre à soi » et de la dualité romancière et critique de
Virginia. Angelica m’affirme que sa tante détenait cette acuité toute particulière de son père Leslie
Stephen qui excellait en la matière critique et écrivit d’ailleurs bon nombre d’articles de qualité.
Virginia sera en effet très remarquée pour cette fine aptitude et débutera, avec cette fibre même, sa
grande carrière d’écrivain.
Lorsque je demande à Angelica : « qu’avez-vous fait aujourd’hui ? », elle me répond : « j’ai dessiné ».
« Vous m’aviez parlé de sculpture et, bien qu’il y ait un lien évident, j’ignorais que vous dessiniez
assidûment dans votre vie ». « Vous savez », me répond-elle, « je n’étais pas non plus destinée à
écrire. Trouver ma voie après Virginia et Vanessa ne fut pas facile ». Encore un concept paradoxal
finalement. Angelica a vécu, dans cette atmosphère de vie féerique, un richissime mais lourd passé.
Tracer son chemin, son propre sillon, se libérer de ses entraves afin de se retrouver elle-même, tel fut
entre autre l’un de ses défis : « c’est cela le plus difficile, en fait », me rétorque-t-elle. Pourtant, avec
le Temps, elle a réussi à se construire et à édifier son bonheur. Mais l’empreinte de « Bloomsbury »
lui colle néanmoins toujours à la peau, les journalistes notamment continuant à parler d’elle
inéluctablement comme une « enfant de Bloomsbury », ce dont elle « souffre » quelque part comme
un « écrasement ».
Je lui parle de mon ouvrage qui avance peu à peu. Elle est très contente pour moi et me dit : « j’ai hâte
de vous lire ». Angelica sera ma première lectrice. Son verdict sera crucial. A Forcalquier, je lui ai
proposé ce « rôle » et elle l’a accepté « avec grande responsabilité » selon ses termes (et pour moi bien
sûr avec grand honneur). Dans cet ouvrage, rien ne saurait être faux- c’est dans cet esprit que mon
histoire évolue quotidiennement...
Mercredi 1.er octobre
J’appelle Angelica.
Elle me dit avoir reçu une lettre d’un psychanalyste (celui dont elle m’avait parlé qui, après deux
heures d’entretien, lui avait donné l’impression de n’avoir rien compris à l’Aventure de Virginia
Woolf) :
- cela m’ennuie de lui répondre. Il veut savoir des choses sur la Hogarth Press et sur Léonard. Je suis
ennuyée : que puis-je lui dire ?
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- Pourquoi s’intéresse-t-il particulièrement à Léonard Woolf ?
- Je ne sais pas.... il prépare une conférence dans le but d’élaborer un dictionnaire international de la
psychanalyse. Il n’a rien compris à Virginia Woolf et à son histoire » me confirme-t-elle…
Angelica a lu en quatre jours la biographie reçue d’Angleterre mentionnée auparavant et je viens de
trouver l’explication en rapport avec le biographe en question qui se nomme Nigel Nicolson : il se
révèle en fait être le fils de Harold Nicolson (diplomate, homme politique et écrivain) et de Victoria
Sackville-West, la grande amie romancière de Virginia Woolf. « Cet ouvrage est court, concis et
sérieux. Il n’a rien omis et il aimait beaucoup Virginia », me précise-t-elle.
Jeudi 23 octobre
Nous parlons aujourd’hui du système éducatif scolaire et sommes d’accord sur le fait que celui-ci est
basé sur des notions proprement intellectuelles et non sensibles, à savoir, en sa structure-même ; tels
une faible intégration de la musique par exemple ou encore du dessin, de la peinture ou du cinéma, de
l’Art en général, mais aussi du sport et des métiers manuels. La carence est conséquente, concluonsnous. Mais, me dit-elle, les artistes trouvent toujours le moyen d’éclore…
Dimanche 23 novembre
J’ai parlé deux fois à Angelica aujourd’hui. Elle me dit n’avoir aucune notion du Temps (cela me
rassure quelque part). Nous évoquons ensuite brièvement l’imaginaire qui est un ami dont il faut se
méfier me dit-elle, le risque étant de transformer trop souvent la réalité et de se retrouver ainsi
inconsciemment à côté de la vérité à vivre uniquement dans son monde propre...
Vendredi 5 décembre
Elle ne m’en avait jamais rien dit auparavant, évoquant avec son habituelle modestie une activité de
peintre « à ses heures » (je suis une fois encore très impressionné par ses qualités rares- elles
s’appellent Angelica) : j’apprends ce soir qu’elle peint de manière reconnue et que ses toiles ont été
exposées aux Etats-Unis (à Dallas), mais aussi en Italie (à Milan) et à Londres. En dernière page de
son livre : « Les deux Cœurs de Bloomsbury », la réalité est écrite en toutes lettres. Elle est écrivain et
peintre et lire ses portraits est un régal. Ses écrits témoignent d’un mariage bien singulier et donc d’un
acte pour la vie : celui de la plume et du pinceau. Le lecteur sent chez elle cette union sensible et
humaine...
Jeudi 25 décembre
La petite Angelica est née.
Samedi 10 janvier 2004
Je viens d’achever : « Trompeuse gentillesse » et je dois dire que cet ouvrage, d’une grande finesse
psychologique, traduit à la perfection l’intensité et la complexité des rapports affectifs familiaux et
relate avec précision des périodes tout à fait importantes, fertiles ou ambiguës pour Angelica et pour
ses proches. « Trompeuse gentillesse » confirme également les liens de cœur, multiples, profonds et
déterminants, entre le milieu littéraire et celui de la peinture, entre la terre française et l’île
britannique, ainsi que les nombreux et riches contacts générés par cette intense époque de créativité et
notamment par le biais de Vanessa, Duncan et Clive, ainsi que Virginia et Léonard, sans oublier Roger
Fry et J.M. Keynes. « Les deux cœurs de Bloomsbury » complète, quant à lui, quatorze ans après (en
1998) les traits saillants de : « Trompeuse gentillesse ». Le Temps donne clairement une impression
d’adoucissement et corrobore donc une nécessaire réécriture des événements, acte tout à fait sensible
et honnête de la part d’Angelica car il donne au lecteur se passionnant pour l’Aventure de cette grande
Famille une ferme sensation d’indissociabilité des deux ouvrages...
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Pour portraiturer Angelica, je me dois d’user de qualificatifs forts et de les citer un à un. La forme
n’apparaît peut-être pas très élégante, mais fondamentalement chacun d’entre eux la caractérise de
manière essentielle. Certaines des qualités d’Angelica s’apparentent parfois à celles de sa tante
Virginia ou encore à celles de sa mère Vanessa, d’autres encore semblent se rapprocher de celles de
son père Duncan Grant. Tout en ayant bien évidemment son individualité propre, Angelica semble
refléter clairement quelques uns de ces grands traits familiaux. Education, discrétion, raffinement et
immense distinction naturelle, humour, respect, écoute (une attention soutenue), fine psychologie,
sincérité, honnêteté, calme et très grande dignité, profonde chaleur humaine, simplicité, intelligence et
culture hors du commun, fidélité en amitié, très grande force de caractère et grandeur d’âme
exceptionnelle, sens aigu de l’observation et de l’analyse et goût prononcé pour les discussions de
qualité et le non conventionnel, inconditionnel amour de la Vie (pour Angelica, la valeur humaine se
situe avant tout dans la sensibilité et entre en parfaite osmose dès lors qu’elle est unie à l’intelligence
et à la Culture). Physiquement, son âge ne lui a nullement fait perdre la finesse et l’esthétique de ses
traits ainsi que son charme qui rayonne à tous moments. Mais je ressens aussi qu’Angelica a dû
souffrir durant son existence et ce même si la période de son enfance fut une époque
exceptionnellement riche et dorée, notamment par la rencontre de nombreux artistes d’un très haut
niveau culturel. D’abord, d’une manière indirecte, à cause de son enfance elle-même en terme
d’étouffement. C’est-à-dire que sa façon d’être éduquée révélera plus tard en tant qu’adulte une
souffrance enfouie. Ensuite, à cause de la blessure subie à l’âge de l’adolescence lorsque Vanessa lui
révélera qui était réellement son père. Angelica n’eut pas la chance de jouir d’une éducation normale,
au sens strictement structurant et fut élevée dans un climat artistique certes, mais laxiste au demeurant.
Pourtant, elle me dit avoir été étouffée, élevée dans un cocon, dans un œuf qui n’aurait pas éclos, sans
réelle éducation sociale ouverte vers l’extérieur, car même si elle sera amenée à rencontrer beaucoup
de personnages intéressants, ils émaneront tous pour la plupart d’un paradoxe, à savoir d’un milieu
ouvert dans sa démarche humaine essentielle et la promotion de ses valeurs sensibles et intellectuelles,
certes, mais relativement fermé aux non artistes- il faut alors parler de microcosme Bloomsbury, d’une
forme d’élitisme de fait (se rapprocher de l’analyse, dans le chapitre biographique précédent, de
l’assurance de ces artistes à l’égard de leur art et des valeurs nouvelles qu’ils avaient découvertes.
Virginia était, quant à elle, des deux côtés : à la fois adaptée, insérée au milieu et agissant en son
sein, mais aussi critique et solitaire. Pour sa part, tout en respectant le contexte et en évitant tout
penchant anachronique, Angelica, digne descendante de ce milieu, n’en est pas pour autant
inaccessible et serait très certainement plus ouverte qu’eux. Son intelligence lui permet, malgré sa
culture proprement britannique et ses origines familiales toutes singulières, de s’adapter aisément à
tout type d’interlocuteur si tant est qu’il ne fut pas grossier, au sens propre comme au sens figuré).
Angelica a vécu dans un carcan qui ne lui donna aucune arme concrète pour l’avenir dans un monde
« normal »- un carcan doré. Elle a vécu cet incroyable paradoxe. Elle était une enfant que sa mère
surprotégeait, mais à qui, de surcroît, elle mentait sur son origine. Angelica a donc vécu dans une bulle
culturelle de haut niveau, mais dans une bulle tout de même, ses yeux d’enfants grands ouverts sur ces
mondes colorés à multiples facettes et d’une richesse inouïe, mais vivant dans un univers de rêve et
donc, par définition, dans un monde hors réalité. Son développement souffrira logiquement de cette
surprotection pendant son enfance et du choc vécu pendant son adolescence à apprendre sa véritable
origine paternelle. Angelica gardera alors très longtemps un manque de confiance en elle et un réel
ressentiment à l’égard de sa mère, qui se polira par la suite. Le titre de l’ouvrage qu’elle écrira sur
cette période en dit long : « Trompeuse gentillesse ». Je sais qu’avec le temps, Angelica, qui est avant
tout une personne extrêmement sensible et intelligente, a effectivement atténué sa forme de
ressentiment envers Vanessa. A présent, elle voit plus qu’avant le côté « gentillesse » de son enfance
et art de vivre en forme de conte de fées, sans pour autant oublier le côté « trompée » et ce d’une
manière tout à fait légitime, mais plus adoucie et plus compréhensive.
La surprotection que Vanessa créera autour d’Angelica peut s’expliquer de la manière suivante. En
effet, Vanessa tendra à compenser les faits et ce d’une manière instinctive, bienveillante et presque
candide, mais immature et inconsciente, inconséquente des risques encourus pour sa fille. Pour autant,
Vanessa adorait Angelica. Mais il existe également en cette attitude la conscience du mal, je veux dire
d’agir ou d’avoir agi à la légère, imparfaitement et en connaissance de cause, mais pour quelle cause :
par amour pour Duncan Grant ! Ce concept de la conscience des faits par Vanessa, celle de lui avoir
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dénié toute possibilité d’attache affective paternelle, explique une gêne qui persistera toute sa vie par
rapport à Angelica et clarifie également cette compensation excessive que fut la surprotection :
réaction psychologique de mère qui aime et croit pouvoir « réparer » les faits, conquérir le bien-être de
son enfant par l’aisance et la souplesse de vie (par le côté rêve et récréatif de cette dernière), par la
facilité, mais, pour autant, jamais de manière consciente et intrinsèquement négative.
« On souffre durant toute la Vie » me dit un jour Angelica. Je sais que ces souffrances l’ont forgée
sans pour autant qu’elle devienne aigrie, bien au contraire. Ses déboires, je le sens, lui ont appris la
Vie et lui ont donné une approche d’amour positive et humaine de cette dernière : elle respire une
forme profonde de bien-être, en paix, en accord avec elle-même et avec la Vie, bien plus qu’avant en
tous cas.
L’apprentissage de la vie réelle, Angelica ne le tient pas de la période nuageuse de son enfance même
si celle-ci l’aura, d’une certaine manière, provoqué. L’âpreté de l’Existence et sa succession
d’épreuves terribles qu’elle a toujours su surmonter ne l’a pas épargnée et s’est chargée de la
construire, de la renforcer et de lui donner une clairvoyance, une force exceptionnelle, une solidité
évidente dont elle jouit à l’heure actuelle, ainsi qu’une plus grande confiance en elle, même si
Angelica demeure, ce qui n’est en rien paradoxal, foncièrement modeste, qualité naturelle chez elle
mais également inhérente à son passé éducatif. Angelica garde des traces indélébiles de ce dernier :
des touches de couleurs contrastées...
Son personnage actuel inspire une forme profonde de sagesse et d’optimisme à l’égard de la Vie
qu’elle a gagnée et qu’elle goûte avec une immense philosophie. Sa peinture traduit cette approche
poétique très saine et énergique aussi, très artistique de l’Existence, une jouissance qui repose sur des
valeurs humaines essentielles ainsi que sur de hautes qualités et acuités que je tente d’évoquer plus
avant et ci-après. Son neveu Julian (attention, les mêmes prénoms que ses proches ont été attribués
par Quentin, le demi-frère d’Angelica, à ses propres enfants- il s’agit là en l’occurrence du même
prénom que le propre frère de Quentin décédé pendant la guerre d’Espagne), pour dépeindre
Angelica, met en avant le terme « integrity » qui lui sied parfaitement. Il émane d’Angelica une
étonnante clarté d’esprit, un très grand équilibre et une réelle sérénité- un savant mélange de rêve et
de passion, mais aussi de bon sens rassurant et de maîtrise de soi qui se lit dans son regard azur
couleur de mer...
Son apprentissage de la Vie commencera à l’âge de dix-sept ans lorsqu’elle subira ce choc profond à
ce que Vanessa, comme pour se purifier par cet acte dès lors devenu nécessaire, lui confirmera
(Angelica s’en doutait) que, de fait, Clive Bell n’était pas son père. Dix-sept années de mensonge et
un choc affectif majeur : la perte de son père théorique et l’absence d’un nouveau parent (si l’on se
réfère au comportement de Duncan à rejeter obstinément son rôle en la matière). Choc
incommensurable dans le cœur d’Angelica, jeune fille à l’époque mais encore si jeune au fond d’ellemême, une profonde souffrance et une grande humiliation infligées par Vanessa qui, à ce moment, se
crut obligée à la vérité mais n’en mesura pas vraiment les conséquences. Bien plus que la nouvelle
elle-même, l’attitude, présente ou passée, mais résolument infantile et irresponsable de Vanessa et
Duncan à son égard, fît naître en Angelica un ressentiment légitime envers ses parents et plus
directement à l’égard de sa mère. Vanessa, d’une manière passive et sans vice, n’a pas su gérer
comme il se devait cette situation et Duncan s’en est toujours égoïstement affranchi. Ils ont, sans le
vouloir et avec un amour indubitable de Vanessa à son égard, fait souffrir cette enfant qui fut
« perturbée, bousculée avec gentillesse ». Dès lors, Angelica n’aura cessé d’apprendre elle-même la
Vie, la vraie Vie, de se renforcer tout en gardant quelque part la marque aiguë du manque paternel et
celle d’une petite fille blessée qui a gardé ses rêves d’enfant...
Hormis cet apprentissage pragmatique de l’Existence qui lui a donné une approche très sensée et
avertie de cette dernière (un jugement posé, juste et pondéré), Angelica a gardé une réelle candeur
mêlée à un sens imaginaire prononcé, une grande fraîcheur d’esprit, parfois à la manière d’une petite
fille enfouie au fond d’elle-même. Ses sentiments semblent souvent si purs : ange ou princesse, je ne
saurais définir cette étrange et étonnante alchimie. Elle m’apparaît parfois, au soleil couchant et sous
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sa véranda, dans une pénombre entre chiens et loups, ou furtivement au fond de son jardin, comme
une grande dame aux yeux perçants venue d’un autre monde. Angelica vit un peu hors du Temps et
s’évade immédiatement là où on l’emmène pour peu que le monde qu’on lui offre soit coloré et
fascinant. Rodée à la solitude, elle vit avec poésie à travers un regard d’artiste sensible et éclairé
captant des couleurs et des lumières invisibles à notre œil, traquant l’esthétique à chaque instant.
Rien ne revêt pour elle un aspect ordinaire, certains éléments du quotidien deviennent alors
naturellement imagés : les gens, les choses et les événements les plus anodins de l’Existence, héritage
d’une famille où la fiction a toujours été mêlée à la réalité en une multitude d’univers familiers.
Angelica respecte la Vie sous toutes ses formes et l’on ressent qu’elle fut sensibilisée à cette noble
ouverture depuis son plus jeune âge (elle possède notamment de solides bases botaniques). Elle
perçoit et goûte avec passion et sincérité cette intensité de tous les jours, avec la plus grande
reconnaissance à l’égard de l’Existence (que ses parents lui ont donnée)...
Tout en montrant de grandes qualités d’ouverture d’esprit et d’anticonformisme, Angelica témoigne
aussi d’un certain côté « farouche » et indépendant de sa personnalité. Elle choisit avec précaution et
d’une manière très fine ses relations, avec des critères pointus de qualité humaine et de sensibilité,
dotée notamment d’un grand sens intuitif. N’est pas ami avec Angelica qui veut. Exigeante et
rigoureuse sur bon nombre de principes essentiels (mais également de nature patiente et tolérante),
elle l’est envers les autres comme elle l’est envers elle-même. Elle se conquiert doucement, avec
respect et tact extrêmes. Elle apprécie néanmoins le moindre geste de gentillesse à son égard qu’elle
accueille alors avec un sincère et étonnant rayonnement qui vous va droit au cœur ; d’une grande
générosité, Angelica sait couvrir de bonheur qui sait lui donner et possède un sens aigu de la valeur
des choses. Pour autant et pourvue d’une personnalité très forte, Angelica peut aussi montrer les
signes évidents d’un caractère affirmé et être très « cassante » voire redoutable. Ses traits sont
piquants et fulgurants. En pleine grâce, un couperet tombe, sans appel, cinglant, mais bien souvent
lorsque la cause est juste et la parole erronée ou inappropriée (la primordialité et le sens exacerbé
des nuances et de la vérité)- le terme « bien souvent » étant le terme adéquat, le caractère tranchant
d’Angelica, son habitude à avoir, d’une certaine manière été choyée et préservée dans un milieu
privilégié et à évoluer sans contrainte, l’amenant quelques rares fois, avec passion et autorité, à la
subjectivité (mais l’orage est vite passé). Angelica est franche, droite et spontanée : on ne peut alors
en rien lui en vouloir et aucune rancune ne s’esquisse des deux côtés ; mais on lit dans ses yeux, en
ces instants, une fougue et une véhémence très impressionnantes qui glaceraient le plus robuste de
nos semblables. Je crois d’ailleurs reconnaître en ce trait un lien familial évident au caractère de sa
tante Virginia et peut-être plus directement à celui de sa mère Vanessa. Quelques rares fois, Angelica
peut sembler plus froide, plus renfermée. Elle devient alors moins accessible et plus solitaire...
Angelica est née à Charleston à Noël 1918 : un Noël de paix (Vanessa attribua elle-même au hasard
de cette date de naissance une singularité évidente. Angelica, très sensée, n’y voit quant à elle qu’une
pure coïncidence). Par ses qualités rares, je ressens qu’elle est une enfant issue d’une grande histoire
d’amour et qu’elle est dotée d’une sensibilité exceptionnelle. A Charleston, Angelica a vécu avec
quiétude dans un univers de rêve, au milieu de décors peints et de toiles qui évoluaient au fil du temps
et des humeurs de Vanessa et de Duncan. Ses parents auront donc vécu leur art également comme un
art de vivre en perpétuelle évolution, notamment par le biais de la décoration qui se portera sur des
supports aussi insolites que variés, tels les meubles, les vaisselles et céramiques, les murs, les
vêtements et les étoffes, alliant l’harmonie et le goût des couleurs, créant ainsi, à l’envi, de nouveaux
mondes sous leurs yeux sensibles et avertis et devant le regard fasciné de cette petite fille. Cette
démarche d’exporter l’Art sur des objets du quotidien prendra notamment toute son ampleur en 1913
en la vocation des ateliers Omega dont le siège se situait à Londres au 33, Fitzroy Square, laissant
augurer, alors avec les goûts contemporains d’artistes comme Duncan Grant, Vanessa Bell, Percy
Wyndham Lewis et Frederick Etchells, co-fondateur avec Roger Fry de l’atelier en question, les
prémices de l’Art moderne. Laboratoire artistique de créations avant-gardistes et phare d’opposition,
de transition à la culture et à l’esthétique Edwardienne, mais aussi lieu de création débridé, les ateliers
Omega permettront également à de jeunes artistes non fortunés comme Duncan Grant d’améliorer leur
situation financière et, finalement, de développer un concept ancien tout en ayant le plaisir de créer
d’une manière vivante des couleurs nouvelles sur des objets du quotidien. Cet exemple démontre
d’ailleurs à quel point des artistes comme Duncan Grant vivaient leur art en vivant comme des artistes.
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« Il est temps qu’un esprit de gaieté s’exporte sur les meubles et les étoffes. On a souffert trop
longtemps d’un sérieux morne et stupide en la matière » déclara Roger Fry à un journaliste en 1913.
(NB : Edouard VII, 1841-1910, fils de la reine Victoria, fut roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne
et d’Irlande, roi des royaumes du Commonwealth et empereur des Indes ; il régna à partir de la mort
de sa mère le 22 janvier 1901 jusqu’à sa propre mort le 6 mai 1910). « Omega Workshops », dont les
artistes concevront de très nombreux « designs » aux couleurs et formes variées et lumineuses, cessera
ses activités en 1919, mais son influence dans le domaine de la décoration continuera de s’exercer
jusque dans les années 20. Les objets décoratifs qui y étaient créés et exposés n'étaient pas signés par
les artistes et portaient simplement la lettre grecque « omega » en guise de griffe distinctive. La
volonté de ces créateurs était donc de « vulgariser » l’Art dans le but qu’il ne soit ni hermétique ni
élitiste, qu’il soit accessible à tous et qu’il colore, qu’il égaie ainsi de manière non statique, la vie de
tous les jours et ce dans le but de lui restaurer sa vocation initiale : qu’il soit le reflet de l’Existence
(cet état d’esprit tranche d’ailleurs littéralement avec celui de certaines galeries ou de certains
milieux artistiques contemporains pour lesquels cet art, noble il est vrai, revêt alors de manière
absurde, « snob » et foncièrement dénaturée, un aspect élitiste où la peinture est plus intellectualisée
qu’objet d’une approche sensible et ce quand bien même la partie technique et complexe de cet art ne
peut être déniée- mais il s’agit bien là d’une faute essentielle de sensibilité et d’appréciation et
effectivement d’un contresens humain évident). Les clients des ateliers Omega seront pour la plupart
issus du Groupe d’amis de Bloomsbury, ou satellites comme le célèbre romancier H.G. Wells ou le
poète et dramaturge irlandais W.B. Yeats, mais compteront aussi George Bernard Shaw (1856-1950,
personnage acerbe et anticonformiste, critique dramatique et musical, célèbre auteur de pièces de
théâtre irlandais lauréat du prix Nobel de littérature en 1925- il est notamment l’auteur en 1923 de la
pièce : « Sainte Jeanne » dédiée au personnage mythique de Jeanne d’Arc, pièce qui fut adaptée à
l’écran six ans après la mort du dramaturge par le cinéaste éclairé Otto Preminger avec la très jeune
actrice Jean Seberg dans une interprétation magistrale)...
Dans : « Trompeuse gentillesse », Angelica dépeint de manière merveilleuse (au sens premier du
terme) les souvenirs de son enfance passée à Charleston qui semblent à jamais gravés au fond de sa
mémoire. Lorsqu’elle évoque ces mondes hauts en couleurs dont elle est totalement imprégnée, ses
profonds yeux bleus se perdent dans ses souvenirs : Angelica n’est alors plus là. C’est en lisant ses
deux ouvrages que l’on s’aperçoit à quel point elle se souvient de Charleston comme d’un écrin, le
sien, son rêve, son paradis d’enfant aux mille facettes éblouissantes, son secret à elle seule : là où elle
découvrit et contempla le Temple de la Vie...
Afin que le lecteur comprenne le plus justement possible les liens (les mécanismes) psychologiques et
affectifs d’Angelica et de ses proches ainsi que les événements qui en découlèrent ou qui en sont à la
source, je me dois d’achever le portrait d’Angelica par sa trame éducative. En premier lieu, Angelica a
été scolarisée de manière plutôt adaptée à son cas et intermittente, pourrait-on affirmer. Il faut évoquer
le concept d’une classe très « familiale » de quatre élèves tout au plus qui sera, de manière originale
(dans les deux sens du terme) expérimentée. En effet, Marjorie Strachey (sœur de Lytton qui vivait
avec sa mère Lady Strachey à Gordon Square) était institutrice et avait fondé pour les enfants du
quartier de Bloomsbury une petite école privée à Gordon Square et, vers les années 1925-1926, leur
faisant vivre à l’air libre leurs quartiers d’été dès les beaux jours arrivés (NB : formule pratiquée
jusque vers 1928), elle diligentera ses cours à Charleston.
Plus tard, à la demande d’Angelica et de manière pratique aussi pour la vie de Vanessa, Angelica ira
en pension à l’âge de dix ans jusqu’en 1934. Mais les enseignants ne pourront s’empêcher de
considérer Angelica comme une enfant à part dont la notoriété familiale lui interdira un apprentissage
commun (dans tous les sens du terme une fois encore) et ils lui conféreront en ce sens et
indubitablement un régime privilégié. Angelica bénéficiera alors d’un programme éducatif à la carte
avec des matières soigneusement induites par Vanessa ou par Angelica elle-même en fonction de ses
propres réussites ou penchants naturels, que sa mère ne tentera alors absolument pas d’infléchir : « ça
ne fait rien, ma fille, tu n’as qu’à rien faire », selon les termes caricaturés par Angelica.
107
En effet, l’influence de Vanessa au sein du foyer familial tendra à affaiblir l’apprentissage intellectuel
scolaire de sa fille, Vanessa étant une artiste née qui ne percevait l’Existence que par l’Art. Certaines
matières seront ainsi écartées, jugées d’emblée comme non indispensables à l’apprentissage de la Vie,
tels les mathématiques, le latin ou la géographie, au bénéfice, outre de l’anglais et du français, de
matières beaucoup plus au diapason de l’archet, du crayon à dessin, des décors et des costumes : « (...)
je vais au concert d’Angelica, par cette belle et douce journée » Virginia Woolf, « Journal »
19/12/1934. Vanessa permettra notamment à Angelica de prendre des cours de piano et de violon et ne
réfrénera pas, sans toutefois particulièrement les inciter, les penchants passionnés de sa fille pour les
nobles planches théâtrales. En la matière, Angelica exercera initialement ses talents dès qu’elle sera à
la petite école de Bloomsbury par des scènes de classe amateurs et elle vivra cet art spontanément
pendant son enfance, par exemple au cours de petites scènes improvisées à Charleston et à l’air libre,
dans sa vie tout simplement, mais aussi pendant des vacances à Cassis en 1928 où elle jouera dans une
adaptation sur les planches du roman de sa tante : « Orlando », puis bientôt en pension et encore en se
révélant au 8, Fitzroy street à l’occasion de son rôle de Ellen Terry dans les représentations de la pièce
de sa tante Virginia : « Freshwater ». Mais surtout, par la suite et de manière plus sérieuse, en suivant
des cours pendant trois années dans une prestigieuse école de théâtre. Au sujet des matières
intellectuelles reléguées, Angelica m’affirme pour autant avoir été attirée par la géométrie et « ses
beaux diagrammes », ainsi qu’elle regrette ne pas avoir persévéré en l’apprentissage du latin, ayant été
placée dans une classe dont le niveau était plus élevé que le sien. Mais, de nos jours, Angelica contreattaque : elle m’informe il y a quelque temps avoir récemment acquis une méthode moderne pour
apprendre le latin. Voilà qui éclairera encore le lecteur sur la très grande énergie d’Angelica quant à sa
soif de connaissances. Elle me dit aussi avoir appris l’italien et, selon sa meilleure amie Giovanna
mentionnée auparavant, non seulement Angelica apprit le piano, le violon et le chant de manière
précoce, mais elle s’initia par la suite à l’alto et au violoncelle et elle joua dans des quatuors amateurs.
Toujours selon Giovanna, la musique a, de tous temps, occupé une place majeure dans son existence.
En pension, Angelica prit donc part à toutes les matières artistiques, parfois même au détriment des
rares matières intellectuelles sélectionnées. Son immense et future culture artistique y trouvera bien
évidemment sa source…
Angelica s’éveillera avant tout par le biais de son immense curiosité naturelle et aura été, en milieu
scolaire, une enfant à part, une enfant non réellement mise en concurrence avec les autres et donc non
mise en confiance et ralentie dans sa structuration. De ce fait, Angelica restera très longtemps inscrite
dans l’enfance. Enfin, pour clore le chapitre relatif à sa scolarisation, il est à préciser que cette
dernière sera, qui plus est, ponctuée d’absences. Ce sera par exemple le cas lors des séjours à Cassis
dans les années 1927-1928 lorsqu’au cours du printemps, Vanessa, Duncan et Angelica descendront à
La Bergère (à deux kilomètres de Cassis) et qu’Angelica manquera alors un trimestre de classe. Ce
sera encore l’occasion quelque temps après la « première » de la pièce : « Freshwater » le 18 janvier
1935 (Angelica n’étant alors plus en pension) où Vanessa emmènera sa fille en voyage à Rome pour
quelques mois. Angelica m’affirma en outre n’avoir jamais été préparée à aucun examen.
Parallèlement aux volets scolarisation et apprentissage artistique de l’éducation d’Angelica, un autre
volet demeure pour autant de première importance : celui de l’apprentissage de la langue française. A
ce titre, le résultat est là. Le niveau de son français, sa sophistication et la précision d’Angelica à
utiliser, en tout temps, le mot adéquat, reflète une haute maîtrise de la langue et de la culture
françaises. Angelica sera d’abord, en la matière, amplement encouragée par Clive Bell, lui-même très
attaché à la France, lequel organisera avec Vanessa de fréquents séjours à Cassis dès leur mariage en
1907 et deviendra comme elle un inconditionnel de cette partie méridionale du pays pour de
nombreuses années à venir. Angelica profitera alors pleinement de cette attache sentimentale et partira
donc, peu après sa naissance, fréquemment en France avec ses parents, dans la région de Cassis
notamment dès l’arrivée des beaux jours et pratiquera donc de manière précoce la langue française.
Elle prendra en outre des cours particuliers à l’occasion de ces séjours en famille à La Bergère.
Angelica sera régulièrement baignée dans le soleil du sud et apprendra donc nos us et langages d’une
manière appliquée très efficace. Angelica fera aussi d’autres séjours en France, notamment chez les
Bussy, à Roquebrune vers les années 1930 (comme elle le mentionne dans l’interview de septembre
108
2003- NB : Duncan Grant, le père d’Angelica, était un cousin des Bussy et de Lytton Strachey dont la
sœur Dorothy épousa le peintre Simon Bussy), ou encore avec sa mère et ses frères chez les Mauron, à
Saint-Rémy de Provence, ou enfin chez les Walter à Paris vers 1934. Angelica aura donc, en la
matière, bénéficié d’excellentes conditions d’apprentissage et d’un résultat très positif dans sa vie
quotidienne contemporaine, ce qui est, sur ce point, à l’actif de Vanessa (Angelica garde également
une ouverture d’esprit et une richesse personnelle tout à fait singulières émanant directement de ce
passé hautement exceptionnel).
Voilà donc le cadre de son éducation- l’on ne sait quel mot prononcer, de peur d’être subjectif : la
beauté et la profondeur d’un côté, la maladresse (c’est un euphémisme) et le laxisme, l’insouciance de
l’autre ; mais, de manière certaine quant à son parcours, quant à son apprentissage de la Vie, l’on peut
affirmer qu’Angelica est une autodidacte émérite...
De manière à achever également le côté affectif du portrait d’Angelica et de ses parents, l’on peut
résolument affirmer que, dans le sillage sentimental malheureux et complexe de Vanessa, le cœur
d’Angelica gardera quelque part de fins ressentiments psychologiques envers ses parents, mêlés
également à certains moments à de sincères accès de mansuétude. Mais Angelica aura fait les frais des
erreurs ou des imperfections (des défauts) des adultes qui l’entouraient et qui, parfois, auront été très
gauches à son égard, privilégiant égoïstement leurs aspirations personnelles d’adultes enfants tout en
lui faisant profiter avec amour des avantages et lumières de leur monde éclairé, persuadés que leur
univers revêtait les valeurs essentielles de la Vie et, qu’implicitement, Angelica saurait y puiser ses
ressources. Duncan refusera d’assumer son rôle de père, déniant ainsi à Angelica toute sécurité
affective et, d’une manière liée, refusant à Vanessa tout changement de « statut » sentimental. Clive
sera, quant à lui, sentimentalement définitivement privé d’avenir avec Vanessa, mais, à sa décharge, il
aimera Angelica et fera de son mieux pour qu’elle bénéficie d’un semblant d’équilibre. A titre
d’équilibre, Angelica sera d’ailleurs dans son enfance toujours attirée par les gens qui, dans son
entourage, répondront pour elle à son attente d’éducation. Ce sera par exemple le cas pour Léonard, en
premier lieu et pour Virginia, Léonard étant aux antipodes de la conception éducative de Vanessa
(réflexion : l’on peut aisément imaginer bon nombre de conversations entre Léonard et Virginia à ce
sujet et l’on peut se permettre de penser que, tout en ne souscrivant absolument pas à la vision
éducative de sa sœur, Virginia devait logiquement être un peu plus clémente à l’égard de cette
dernière que ne put l’être Léonard, homme plus intransigeant). Quant à Vanessa, elle ne parviendra
jamais à se libérer de l’imbroglio affectif qu’elle avait, en toute inconscience, tissé autour d’Angelica
et ne réussira à aucun moment de sa vie à en discuter librement et franchement avec sa fille, au grand
regret de cette dernière, laquelle ne trouvera alors jamais de main tendue pour amorcer un début de
compréhension en vue d’un pardon définitif. Ainsi, Angelica gardera avec l’âge une distance envers
Vanessa reflétant l’existence d’une blessure qui jamais ne se cicatrisera vraiment.
Réaffirmons alors que, sans le vouloir et avec un amour réel de la famille d’Angelica à son égard, ce
monde d’adultes aura parfois été psychologiquement « brutal » avec cette petite fille, quand bien
même l’atmosphère eût, pendant une longue période, revêtu celle d’un conte de fées. Angelica a donc,
d’une manière comparable à celle de sa tante Virginia (toutefois dans un contexte bien différent), vécu
dans un milieu éducatif paradoxal fait d’une infinie richesse mais aussi de profondes faiblesses
éducatives. Angelica voit plus à présent le côté gentillesse de la tromperie qu’elle subit, mais la fin de
son ouvrage : « Trompeuse gentillesse » résume parfaitement le sentiment qui subsiste. Comme elle,
l’on ne peut qu’osciller entre réprobation, blâme, compassion pour ce sort affectif inouï qui fut celui
d’Angelica et, de manière liée, indulgence, compréhension pour Vanessa, si toutefois l’on se projette
avec sagesse dans le contexte de cette époque et celui de la psychologie du personnage, dans son
histoire affective à elle aussi. Mais quelle est alors la réelle teneur du sentiment qui subsiste ? L’idée
est que de simples mots, privés du contexte originel, ne pourraient prétendre fixer la réalité et la
complexité de cette grande Aventure familiale. Comment oser juger Vanessa, ou même Duncan ?
Même Angelica n’y parvient pas vraiment. Avec une note finale incroyablement positive et apaisante,
posée et intelligente, le pardon est sur ses lèvres, en suspens, demeurant pour autant et à jamais
imprononçable : « j’absorbai dans cette atmosphère beaucoup de ce qui me tint plus tard à cœur,
consciente que c’était un privilège d’avoir été là, mais c’était un peu comme donner un alcool fort à un
109
enfant » « Trompeuse gentillesse ». Pour clore tout à fait l’analyse complexe de la psychologie
familiale, j’ajouterais que la vie affective de cette Famille aura également, en tous temps, été inscrite
dans les extrêmes, vivant à la fois une haute intensité culturelle, artistique et relationnelle, jouissant
ainsi d’une vie exceptionnellement libre et puissante, mais subissant également un parcours émaillé de
très grands malheurs et de profondes souffrances : cette Famille n’a, en ce domaine, jamais été
épargnée. Le paradoxe semble alors résolument inscrit...
Comment évoquer ma relation avec Angelica ? C’est un exercice bien difficile. Je vis un immense
bonheur. Angelica et moi entretenons une très forte amitié ainsi qu’une connivence tout à fait
étonnante avec un attachement sincère ; elle me comprend comme personne et nous développons une
singulière complicité. Angelica s’intéresse à beaucoup de choses. Elle me demande souvent comment
se déroulent mes vols, où je suis allé, à quelle altitude j’ai volé. Pour l’anecdote, elle me dit que son
mari (David Garnett) était également pilote privé et possédait son propre appareil et qu’une fois,
précisa-t-elle, alors qu’il n’était pas encore son mari, il se posa à la surprise de tous dans un champ
derrière la maison de Charleston et qu’elle accourut alors pour l’embrasser la première en même
temps que Lydia Lopokova, la femme russe de John Maynard Keynes, laquelle prétendait elle aussi
être la première à l’accueillir. Roger Fry, qui assista à la scène en arrivant en voiture, en percuta la
barrière d’entrée de la propriété (j’imagine d’ailleurs parfaitement ces instants comme si j’y étais- il
faut se représenter la rareté d’un tel événement à l’époque. Voler était presque héroïque : elles
l’accueillaient donc de la sorte- NB : Lydia Lopokova était une ballerine russe qui épousa J.M.
Keynes en 1925 / A la question posée à Angelica : « avez-vous volé une fois avec lui ? », Angelica me
répliqua que sa mère Vanessa le lui interdisait formellement).
Angelica et moi nous appelons par nos prénoms et nous nous voussoyons ; l’usage du prénom est la
marque de notre amitié, celui du voussoiement celle de notre profond respect. Mais depuis quelque
temps, Angelica me tutoie sans toutefois s’en rendre compte et j’y suis évidemment sensible. Je
ressens qu’elle est bien, particulièrement alerte et qu’elle pratique avec plaisir tout ce qu’elle
entreprend : piano, dessin, peinture, lecture, écriture. Il émane d’Angelica une intense passion
artistique, notamment une attache essentielle à l’écriture et à la littérature ainsi qu’aux arts plastiques.
En tant que peintre et fille de deux grands peintres mondialement connus, la peinture, pour l’artiste
qu’elle est, est un sujet qui inspire le plus grand respect et qui ne souffre en aucune manière les
qualificatifs impropres : voilà alors un excellent moyen d’attirer ses foudres. Angelica est la farouche
gardienne de l’Œuvre gigantesque de ses parents et l’héritière intellectuelle directe de sa tante Virginia
et de certaines des grandes valeurs sensibles de cette génération. Elle est à la fois le pivot
contemporain de cette dernière et leur meilleure ambassadrice, profondément imprégnée de leurs
couleurs et de leur génie, tout en symbolisant bien évidemment une connaissance plus moderne, mais
aussi plus réaliste, plus « mature » que celle de ses parents notamment...
Je demeure ce soir passablement dépassé par cet événement, par ce qu’il représente comme par ce
qu’il est, par la quintessence de l’ouragan qui m’emporte. Je me dis que j’ai, à mon humble niveau,
rejoint comme par miracle l’histoire de la famille, même mes rêves les plus fous n’auraient su me
porter jusque là. A travers notre rencontre, c’est un monde disparu qui ressurgit à moi, un voyage dans
une époque merveilleuse et éclairée : je vis une frénésie, un conte de fées...
A propos de mon aventure personnelle, Angelica me dit ces derniers jours : « peu de gens vivent ce
que vous vivez ». « Vous êtes sensible » m’a-t-elle dit également à Forcalquier : « vous êtes sensible
et avez du cœur, c’est ainsi que je vous sens car vous êtes ainsi ». Elle me dit aussi avoir ressenti que
l’on s’entendrait à l’instant même où elle ouvrit sa porte ce samedi 6 septembre et j’ai, pour ma part,
vécu cette scène avec la même intensité. Je lui ai affirmé il y a quelques jours que mon livre avait
diamétralement changé d’orientation depuis notre rencontre et qu’il évolue à présent naturellement en
fonction de nos rapports réguliers. Elle me répondit alors : « c’est la Vie qui est comme ça... c’est le
schéma de la Vie...... des vies »...
Mercredi 14 janvier 2004
110
Me voilà à nouveau propulsé, à un tiers de la vitesse du son, entre Paris et Avignon...
Mon rythme a maintenant singulièrement ralenti depuis mon arrivée en gare : je suis figé sur un banc à
attendre le car pour Forcalquier…
Et le voilà...
Nous roulons à présent et sortons peu à peu des décors urbains et grands itinéraires modernes et sans
âme pour pénétrer enfin sur un trajet sinueux de moyennes montagnes. Les teintes, en cette saison,
sont saisissantes. De petits arbres secs, décolorés, fantomatiques, cassant comme du verre et
semblables à d’imaginaires coraux terrestres, jalonnent notre route et semblent, étrangement, vivre une
autre saison que ces grands arbres roux, résolument ancrés dans l’automne et dont les feuilles
desséchées semblent vouloir s’accrocher à leurs branches comme pour les protéger d’un hiver qu’elles
refusent. Des teintes vertes viennent alors rappeler la fertilité d’un printemps oublié et se mêlent à
présent aux stigmates brûlés de la canicule de l’été 2003. Au fond des vallées, de petits cours d’eau se
faufilent, paisibles, alors que des troupeaux, par endroits, ornent les flancs des collines. Autour de
nous, le ciel est gris et pesant. Une petite brume hivernale donne aux montagnes, en face, la teinte
d’une longue chaîne bleutée évoquant dans mon esprit le lointain souvenir de la ligne bleue des
massifs vosgiens. Une soudaine éclaircie semble vouloir donner à ce vaste tableau une teinte
résolument méridionale- un rai de soleil embrase tout à coup ce petit village, celui-ci, oui, droit devant
moi : quel est- il ?... Lumière ! ! J’aurais dû m’en douter… A présent, nous arrivons à Apt, petite ville
au cachet architectural typique de la région fait de pierres et de lauses que j’ai toujours adorées. Au
loin, les montagnes enneigées des Alpes du sud, accrochées en leur sommet par de nombreux
altostratus, semblent dans ce vaste décor se dessiner franchement et vouloir à présent s’imposer. Nous
voici arrivés à Mane…... puis, à seize heures dix : Forcalquier ! Mon cœur se serre, mes retrouvailles
avec Angelica sont imminentes...
Forcalquier, je ne m’en étais jamais vraiment étonné, ressemble à une pyramide. A son sommet, la
Citadelle donne à ce majestueux édifice une allure de cité ancienne hors du Temps, préservée. La
Vierge, brillant de tous ses feux, dernier élément de cette pyramide inexorablement pointée vers les
astres, semble vouloir, entre ciel et terre, disperser aujourd’hui les nuages. Forcalquier est d’une
étrange beauté... Il est à présent seize heures quarante, je vais rejoindre Angelica…
Jeudi 15 janvier
Je viens de passer cinq heures avec elle, cinq heures inoubliables. Comment pourrais-je traduire en
quelques mots la teneur de ces précieux instants ? Je ne sais comment m’y prendre. Discussions
tranquilles et profondes, écoute, sensibilité et respect, humanité, rayonnement et richesse infinis, nous
avons goûté à leur juste valeur ces heures passées ensemble. Angelica me confère une place
singulièrement privilégiée et le défi pour moi est d’être en permanence à la hauteur de ce grand
honneur qu’elle me fait, exercice de style parfois difficile mais pour lequel s’efface toute difficulté dès
lors que je reste naturel. Angelica m’encourage en tous temps à poursuivre mon ouvrage et ce avec la
plus grande sincérité, la plus grande confiance en moi et la plus extrême attention, du plus profond de
son cœur. Elle croit en moi et en mon travail. Désormais (mais en fait depuis notre rencontre) je ne
peux plus faillir. A travers cette attitude sans ambiguïté, elle encourage en fait l’amateurisme et la
sincérité, la passion de ma démarche, son niveau littéraire étant pourtant infiniment supérieur au mienencore une leçon de haute modestie. Elle compatit avec ce qu’elle connut elle-même, sachant ô
combien il est difficile dans la Vie et particulièrement dans ce domaine, d’imposer sa propre voix, me
donnant ainsi toutes mes chances et m’aidant du mieux et le plus qu’elle le peut...
En me confiant aujourd’hui un trésor à consulter, Angelica a provoqué en moi une émotion
considérable : il s’agit d’une boîte cartonnée pleine de photos de famille, bien souvent prises par
Vanessa qui appréciait cet art et faisait développer ses clichés chez un pharmacien de Lewes- peut-être
un lien familial à sa grand-tante Julia Margaret Cameron, en tous cas certainement un lien avec l’art
de capter les images, un goût commun dans l’art d’utiliser avec passion et sensibilité les contrastes et
111
les couleurs par le jeu sacré de la lumière. J’ai vécu ces photos, le terme n’est en rien exagéré et je les
ai effectivement ressenties comme un trésor d’intimité familiale. Je ne peux une fois encore utiliser
des mots, ils seraient vains. Toutes ces images resteront à jamais gravées dans ma mémoire même si je
sais qu’elles deviendront floues avec le Temps. En regardant plus longuement certains clichés de
Vanessa avec sa fille, la réflexion suivante m’est venue un moment à l’esprit : l’amour que Vanessa
portait à sa fille se lit indéniablement. Puis, d’une manière évidente, il y a aussi des situations ou des
regards de Vanessa plus subtils, des atmosphères et expressions suggestives traduisant des sentiments
complexes mêlés d’amour sincère, certes, mais aussi parfois de crainte, d’une certaine manière.
Vanessa semble très admirative, il est vrai, mais à certains égards dépassée, impressionnée par son
« œuvre » : « avoir une fille est, d’une certaine façon, la plus terrible expérience de ma vie », écrivit
Vanessa Bell. Certains tableaux de Vanessa reflètent également avec une grande finesse cette
ambiguïté : la déroutante situation affective d’Angelica. Il est une de ces toiles qui me bouleverse,
peinte en 1924 et mettant en scène Angelica face à ses demi-frères qui « affichent » autour de leur
père Clive Bell et ce de manière inconsciente (ou à travers l’œil du peintre) une certaine défiance...
Angelica m’a gardé à dîner ce soir et ces moments ont été, une fois encore, d’une grande intensité
dans leur simplicité et leur profondeur naturelles. Nous avons parlé une fois encore « écriture ». Les
repas se déroulent selon des règles de disposition précises et relèvent directement de la tradition
familiale (comme un « cérémonial »), ils sont des moments de grande valeur aux yeux d’Angelica, des
instants privilégiés et raffinés où l’on est servi avec la plus haute attention par Lydia, fidèle parmi les
fidèles et pendant lesquels on partage le pain avec chaleur, respect, écoute et lors desquels on goûte
ces moments d’échange avec une certaine solennité, élégance alors naturelle, mais également avec une
décontraction tout aussi sincère. Entre l’aisance réelle qui découle de notre franche amitié et la
distinction qui se traduit chez elle par un comportement naturel doté d’une frontière imperceptible
impliquant éducation, certes, mais aussi limite du « privé » et du convenable, de la bienséance ; une
certaine retenue mutuelle interdisant tout relâchement mais sans aucune restriction sur la gaieté, la
spontanéité et l’essence profonde de notre relation- bien au contraire, ce raffinement et cette qualité la
renforcent et lui sourient...
Vendredi 16 janvier
Aujourd’hui est le jour qui a été choisi pour la deuxième interview. Nous nous installons
confortablement au salon... Nous sommes prêts à présent :
- « Bonjour Angelica, nous allons commencer l’interview. Alors, une première question qui découle
de votre contexte éducatif et précisément en rapport avec vos demi-frères Julian et Quentin ; je
voudrais savoir s’ils ont été, comme vous, scolarisés irrégulièrement et avec une sélection, comme
ce fut pour votre cas, de certaines matières au détriment d’autres. Ont-ils, en fait, vécu le même
schéma éducatif que le vôtre ?
- Eh bien... je ne suis pas sûre de pouvoir répondre à cette question parce qu’ils étaient beaucoup plus
vieux que moi... Quentin avait huit ans de plus et Julian dix ans de plus... mais je dirais que oui,
peut-être pour d’autres raisons... ils étaient irréguliers, mais aussi mieux éduqués que moi... parce
qu’ils étaient des garçons, alors c’était nécessaire qu’ils sachent certaines choses... voilà, c’est tout
ce que je sais vraiment..... j’ai beaucoup entendu d’histoires sur...... enfin sur des gouvernantes qui
étaient là et qu’ils n’aimaient pas, alors Julian a poussé une de ces gouvernantes dans un fossé et...
- Ils savaient faire des choses alors ! (elle rit)
- Et puis, c’était en temps de guerre, alors rien n’était normal... ils avaient une gouvernante spéciale...
depuis un assez jeune âge et qui est restée là avec sa fille à elle... et donc tous les trois ont appris
en même temps... il y a un tableau de Duncan qui représente l’extérieur, dans le verger, avec les
deux garçons qui apprennent sur une table, avec des livres, etc... ce qui montre que, quand même,
ils prenaient des leçons... mais c’est tout ce que je sais,
- En fait, de votre côté, on retrouve un peu le schéma qu’il y avait une éducation pour les filles et une
autre pour les garçons, c’est ce qui s’est passé pour Virginia et Vanessa dans la famille Stephen,
bien que Vanessa ait eu droit tout de même à des cours en matière artistique (mais non
intellectuelle), puis pour vous un peu comme pour votre tante Virginia nous l’avons dit, pas
112
d’études universitaires, dans le contexte particulier de l’éducation vue par votre mère Vanessa et
celui tout aussi singulier lié à une autre époque qui était celle de la vie au 22, Hyde Park Gate sous
le toit des Stephen,
- Oui, enfin... vous avez raison quelque part, mais en même temps on peut trop généraliser de cette
manière..... c’étaient les faits, dans le temps de Virginia et Vanessa, quand elles étaient jeunes...
c’était une autre situation tout simplement,
(NB 1 : de manière débridée et novatrice dans leur éveil artistique, comme ce fut le cas pour
Angelica, mais à sa différence, Julian et Quentin suivirent un cursus éducatif plus affirmé et plus
traditionnel- en l’occurrence scolaire et universitaire- qui les menèrent à terme vers une vie
sociale et culturelle à certains égards plus formalisée, plus professionnelle et ostensible. Quentin
fut scolarisé à Leighton Park School ; il enseigna l’histoire de l’Art au département des beauxarts de l’université de Durham de 1952 à 1959, puis à l’université de Leeds. Il occupa ensuite une
chaire à l’université d’Oxford et enseigna l’histoire et la théorie de l’Art à l’université de Hull en
1965, puis à l’université du Sussex de 1967 à 1975. Julian, quant à lui, fut scolarisé également et
dans un premier temps à Leighton Park School, puis ensuite à King’s College à Cambridge où il
devint membre de la société secrète des « Cambridge Apostles ». Plusieurs des « Cinq de
Cambridge » étaient de ses amis parmi lesquels Anthony Blunt qui était un historien d’art
britannique et qui fut son amant. A l’automne 1935, Julian se rendit en Chine où il enseigna la
littérature anglaise contemporaine à l’université de Wuhan dans une Chine traditionnelle et
séculaire en proie à des agitations idéologiques naissantes. (NB 2 : note explicative qui
s’applique à certains membres prépondérants rapprochés, satellites ou fondateurs du Groupe de
Bloomsbury dont l’émergence est précisée dans le chapitre biographique. Les « Cinq de
Cambridge »- « Cambridge Five »- formaient un groupe d’espionnage aux convictions
communistes antifascistes et antinazies composé de cinq anciens étudiants de l’université de
Cambridge qui s’étaient rencontrés pendant leurs études au Trinity College et qui étaient
membres de la société secrète des « Cambridge Apostles »- « Apôtres de Cambridge ». Ils furent
recrutés en 1933 par le N.K.V.D, futur K.G.B dans les années 30, après un voyage à l’est pour ce
qui est de Anthony Blunt, date à laquelle selon lui le marxisme fit son entrée à l’université de
Cambridge et travaillèrent de fait pour le compte de l’U.R.S.S pendant la seconde guerre
mondiale et la « guerre froide » qui y succéda. Les « Cinq » étaient Anthony Blunt, comme il a été
mentionné auparavant, Kim Philby, Donald Maclean, Guy Burgess et John Cairncross / Fondée
en 1820 dans les deux principaux collèges de l’université de Cambridge, à savoir : King’s College
et Trinity College, la société secrète des « Cambridge Apostles », foyer intellectuel de plusieurs
générations d’étudiants, réunit de nos jours et ce depuis près de deux siècles les grands noms de
la littérature, de la philosophie, de la politique, de l’économie et des mathématiques du RoyaumeUni. L’origine du terme « Apôtres » vient du fait que les premiers membres étaient au nombre de
douze, tels les douze disciples du Christ. Plusieurs adeptes ou amis du cénacle intellectuel de
Bloomsbury en firent partie et l’université de Cambridge constituera d’ailleurs, dans son
ensemble et pour une part importante, le pivot intellectuel essentiel et originel de l’Histoire de
Bloomsbury, ce qui apporta à ladite « société des Apôtres » un rayonnement plus important hors
de l’enceinte universitaire de Cambridge. Il faut citer alors John Maynard Keynes, Bertrand
Russell et le philosophe G.E. Moore pour ce qui est de trois des cinq « Apôtres » les plus
renommés associés au Groupe de Bloomsbury- les deux autres, n’en faisant pas partie, étant les
grands penseurs Ludwig Wittgenstein et Alfred North Whitehead- mais aussi Lytton Strachey et
son frère James, E.M. Forster, Roger Fry, Desmond Mac Carthy, Léonard Woolf et Saxon Sydney
Turner pour ce qui est des acteurs associés au noyau dur fondateur voire pour certains d’entre
eux aux précurseurs du Cercle de Bloomsbury, mais encore Francis Birrell, le beau poète Rupert
Brooke et Julian Bell comme il a été mentionné auparavant, toutefois d’une autre génération tout
en représentant bien sûr un pur enfant de Bloomsbury. A noter que d’autres noms illustres firent
partie des « Apôtres » parmi lesquels le célèbre poète Alfred Tennyson qui rejoignit la « société »,
alors adolescente, vers 1829. Il fut reproché à cette dernière le caractère secret de son
association mais également le très faible nombre de femmes évoluant parmi ses membres- au
grand dam de Virginia Woolf très certainement- et le fait qu’un nombre important d’entre eux ait
finalement exercé une brillante carrière à tous les niveaux influents de la société, ce qui a pu
sembler paradoxal avec les idéaux égalitaires prônés par l’université. Mais la fidélité qui unissait
113
tous ses membres a pourtant prévalu sans jamais être démentie. Elitisme d’un côté mais
engagement idéologique et donc ouverture spirituelle de l’autre, encore une fois le paradoxe
comme maître mot semblant lié alors aux esprits les plus complexes et les plus philosophes- le
« paradoxe », qui semble d’ailleurs suivre l’histoire entière de Bloomsbury, n’est-il pas également
le propre de tout cheminement philosophique qui constituait également leur essence intellectuelle,
liant en toute logique, au travers des formes d’écriture si différentes soient-elles qu’ils utiliseront,
le paradoxe au questionnement et ce de manière fondamentale ? Il se trouve qu’au sein du
Groupe de Bloomsbury, mathématiciens, philosophes et écrivains se côtoyèrent voire n’étaient
qu’un pour certains d’entre eux),
- Comment pourrait-on qualifier, en général, les rapports de Virginia Woolf avec les autres écrivains ?
L’idée généralement avancée est qu’elle réagissait parfois de manière angoissée lorsque certains
écrivains de qualité l’approchaient, reflet alors d’un manque chronique de confiance en elle, qu’en
pensez- vous ?
- Ah... oui, je crois que c’est plus ou moins exact, elle devait être.... évidemment, c’est un état d’âme
qui existait dans toute la famille, un manque de confiance en soi et un haut niveau de... comment
dit-on ça....... dites-moi, parce que le français m’abandonne en ce moment,
- Elle avait en matière littéraire une haute idée du résultat à obtenir ?
- Voilà... tout à fait,
- Un haut niveau d’exigence (« voilà »), envers soi-même comme envers les autres en fait,
- Oui, c’est ça... surtout envers elle-même et..... elle n’arrivait pas à satisfaire cette exigence,
- D’accord... mais cet état d’esprit était propre à Virginia ou également à Vanessa ? C’est très marqué
dans le cas de Virginia n’est-ce pas ?
- Oui, je crois que Virginia était plus...
- Torturée ?
- Oui... oui....... et Vanessa, en pratiquant la peinture, qui est un art différent de celui de l’écriture, était
un peu à part,
- Justement, comment étaient les rapports de Virginia Woolf à la peinture, ses goûts en la matière ?
Bien évidemment, j’imagine qu’elle a suivi de très près les créations de Vanessa et de Duncan,
- Je crois qu’elle avait beaucoup de sensibilité pour la peinture parce que la façon dont elle décrit les
apparences des choses dans ses livres ressemble à la façon d’un peintre,
- Elle dépeint au sens propre ses personnages et les paysages,
- Oui...oui,
- La biographe anglaise Hermione Lee vous a-t-elle contactée pour réaliser sa grande biographie sur
Virginia Woolf ?
- Oui... elle est venue me rendre une visite avec son mari quand je vivais dans une autre maison à la
campagne... elle a passé une soirée à parler de Virginia, mais... je n’avais rien à dire de très
important..... et après, elle m’a envoyé un exemplaire du livre quand il était fini... elle voulait que
je lui réponde, mais j’ai pris un peu de temps parce que j’étais entrain de lire quelque chose
d’autre presque également important, alors j’ai pris mon temps... mais j’étais très enthousiaste, je
crois que c’est un bon livre,
- Elle est imprégnée et passionnée par le personnage de Virginia Woolf,
- Oui, tout à fait, avec un sens de l’humour aussi,
- Malgré l’écart d’âge, comment étaient vos relations avec Julian, votre demi-frère, comment se
comportait-il avec vous ?
- Très très bien avec Julian... il était très gentil... il se souciait un peu de mon éducation... il m’a donné
des leçons pratiques en lecture, en poésie... en histoire aussi...... il m’a examinée pour voir si
j’étais bien ou mal éduquée (elle sourit),
- C’était donc de sa part une démarche spontanée ?
- Je crois, tout à fait,
- Avez-vous continué à voir votre autre demi-frère Quentin jusqu’à la fin de sa vie ?
- Ah oui, là... parce qu’il habitait pas très loin de Charleston n’est-ce pas... je le voyais souvent, je
connaissais bien sa femme et ses enfants... quoique je l’aimais moins que j’aimais Julian, j’étais
moins proche de Quentin.... je ne sais pas pourquoi, c’est comme ça... parce que néanmoins, d’une
certaine façon, il était plus proche de moi, il peignait... mais, nos sympathies...... il m’a dit aussi
que quand je suis née, lui et Julian étaient dans la maison à Charleston, avec ma mère en haut... et
114
moi je venais de naître..... on leur a dit : « vous avez maintenant une petite sœur » et ils ont
compris... sans doute que... une sœur, ça changera tout (nous rions ensemble de bon coeur)...
Julian était au centre... il était le fils favori... moi j’allais être la femme, la female (« une quête de
pouvoir ? ») oui (elle rit)... et alors, il a protesté, protesté, il a fait quelque chose qu’on appelle en
anglais « run amok »... c’est ce que les éléphants font, tout à coup... la rage les prend et ils se
laissent aller sans contrôle,
- Il a eu une réaction un peu violente ?
- Oui, voilà... alors il a fait ça (elle sourit) et tout de suite après on les a envoyés chez ma tante,
- Comment Julian et Quentin ont-ils vécu le fait que Vanessa soit séparée de son mari Clive ?
- Il n’y avait jamais de séparation claire... Clive a continué à voir Vanessa, même après l’existence de
Roger et ensuite de Duncan...... il venait à la maison à Londres ou à Charleston quand nous y
étions et avant que je naisse aussi...... et puis, ils ne se sont pas séparés, ils sont toujours restés M.
et Mme Bell et moi on m’a d’ailleurs donné ce nom puisqu’il y a cette histoire de fausse paternité
dont on a parlé...... donc... (« c’était très souple entre eux ? ») oui, très, il n’y avait pas de
problème entre eux, pas du tout je crois,
- Comment Julian et Quentin ont-ils réagi à l’annonce que votre vrai père était en fait Duncan Grant ?
- Eh bien, là aussi c’était la même chose, il n’y a pas eu d’annonce... ils l’ont appris je ne sais
comment en écoutant la conversation des grandes personnes, mais pas annoncé comme un fait et
donc... c’était une chose très vague... ils l’ont su..... c’est terriblement difficile d’expliquer ces
choses-là........ ils l’ont vécu comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, et..... voilà, ils
n’ont pas questionné, ils n’ont rien dit..... tandis que pour moi, on n’a rien dit non plus... et je ne
savais pas....... en dessous, je crois que je savais (rappel : Vanessa, alors « séparée » à l’amiable
de son mari Clive Bell depuis la fin 1910, ses deux garçons Julian et Quentin, alors âgés
respectivement de huit ans et demi et d’un peu plus de six ans, ainsi que Duncan et son ami David
Garnett dit Bunny vont vivre ensemble à Charleston à partir d’octobre 1916 et, à l’exception de
Bunny, vont à la fin de la grande guerre et ce jusqu’aux bombardements allemands sur Londres
de 1940 réintégrer Londres Gordon Square et par la suite Fitzroy Street comme lieux de vie
principaux en complémentarité avec Charleston, les deux garçons vivant dans l’entre fait leur
émancipation naturelle et Angelica étant née à Charleston dans ce contexte familial fin 1918, ce
qui explique que la chose était sue des deux garçons sans l’être formellement, plutôt tacitement au
fil des us et des moeurs),
- Quels étaient les rapports de Virginia Woolf avec la culture française et parlait-elle le français ?
- Je ne sais pas vraiment...... on dit qu’elle parlait le français assez correctement, mais c’était un
français du XVIII ème siècle et pas le français moderne... parce qu’elle lisait tous les classiques
n’est-ce pas, Voltaire etc... et elle parlait comme ça (elle sourit),
- En matière de littérature française, je sais qu’elle aimait Voltaire vous venez de me le confirmer,
mais aimait-elle Rousseau ? Je sais qu’elle évoque dans son « Journal » Charles Leconte de Lisle,
poète parnassien, elle parle aussi de Stendhal... c’est très mélangé, mais y a-t-il d’autres noms qui
vous viennent à l’esprit ?
- Eh bien... elle avait sans doute lu : « Les Mémoires de Saint Simon » (NB : Duc de Saint-Simon 16751755 / Mémoires rédigés entre 1723 et 1750 et publiés en 1829) et Madame de Sévigné... elle m’a
donné un exemplaire que j’ai encore de... je crois quatre ou cinq volumes de Madame du
Deffand... et ça, elle avait lu Madame du Deffand (NB 1 : Marie de Vichy Chamrond, marquise du
Deffand, 1697-1780, était une femme de lettres dont le salon était fréquenté par l'Europe des
personnages éclairés, écrivains, artistes et grands seigneurs- NB 2 : pour autant, Virginia Woolf
écrira de manière critique dans le roman : « Orlando » : « C’est une caractéristique bizarre
commune à toutes les sociétés les plus brillantes. La vieille Mme du Deffand et ses amis n’ont pas
arrêté de parler pendant cinquante ans. De tant de paroles que reste-t-il aujourd’hui ? Trois
traits d’esprit au plus » : « Illusions », comme elle le conçoit par la suite)... et puis, évidemment,
aussi des écrivains plus modernes que ça... je ne suis pas sûre, mais je crois qu’elle avait lu la
plupart de l’œuvre de Proust... peut-être pas tout, mais elle en était une inconditionnelle,
- Virginia Woolf était-elle géocentrique, à savoir considérait-elle que l’Angleterre était prédominante,
était-elle fière d’être anglaise, avait-elle ce sentiment ?
- Patriote ?...
- Non pas en rapport avec le patriotisme, mais plutôt dans le sens adorer son pays pour sa culture,
115
- Voilà... c’est exact ça, elle adorait la culture anglaise,
- Revenons à présent sur votre enfance. Comment était votre rapport avec Duncan Grant avant que
vous sachiez qu’il était votre père : était-il comme un ami avec vous ?
- Oui, comme un ami... quelqu’un de très proche, de très familier et... c’était plutôt comme... je ne sais
pas... comme si il avait été un parent, on ne savait pas exactement lequel,
- A dix-sept ans, vous avez donc appris la vérité sur votre origine et je sais qu’ensuite Duncan ne s’est
pas conduit comme un père envers vous, mais a-t-il tout de même eu, à un certain moment, un rôle
dans votre éducation ou au moins un rapport avec celle-ci ? Comment s’est-il comporté après cette
nouvelle : a-t-il quelque peu changé envers vous ?
- Je dirais que oui, un tout petit peu... mais c’est difficile à dire parce que j’étais à un âge où l’on
change vite, à dix-sept ans on change très vite et... je crois que je devenais plus intéressante pour
lui et donc il a pris un tout petit peu plus de responsabilités envers moi... mais avant ça, c’était ma
mère qui prenait toute la responsabilité... trop, beaucoup trop,
- Mais en fait il n’a jamais vraiment décidé d’être père ?
- Non... je suppose qu’il ne pouvait pas,
- Quels étaient vos rapports avec Clive Bell et ces rapports ont-ils changés lorsque vous avez appris
qu’il n’était pas votre vrai père ?
- Les relations ont toujours été bonnes, seulement... quand j’étais petite, avant de savoir qu’il n’était
pas mon père, il y avait réellement une sorte de fausseté là-dedans... enfin, je ne me rendais pas
compte pourquoi et après... nos relations ont continué d’être bonnes parce qu’il m’aimait
beaucoup, alors... il a continué de me donner des choses, de m’introduire à la vie sociale, c’était ça
son rôle, de me présenter à des amis bien placés socialement et... alors, ça, j’ai beaucoup apprécié,
ça m’a fait très plaisir et on s’est bien entendus,
- Clive Bell était-il aussi influent que ses autres amis au sein du Groupe ?
- Eh bien... Clive était… moins important dans les yeux des autres, dans le sens où il n’était pas au
centre de Bloomsbury... il n’était pas artiste, bien qu’expert en Art et très cultivé..... mais il était
moins sensible émotionnellement que Virginia et Vanessa, alors elles pouvaient rire facilement à
ses dépens..... mais il était intelligent... il a beaucoup aidé Virginia,
- Peut-on dire et ce malgré leurs divergences au sein de leur relation affective que l’histoire entre votre
mère et Duncan a été une grande histoire d’amour ?
- Oui... mais ça n’était pas une relation normale entre deux personnes, deux amants... c’est vrai qu’ils
étaient amants, mais Duncan avait d’autres relations en même temps, n’est ce pas, car il était
homosexuel et alors... s’il n’avait pas été homosexuel, ça aurait été beaucoup plus simple, mais...
quoiqu’il avait des doutes quant à sa relation avec Vanessa, alors qu’elle n’avait pas de doute,
- Quels étaient vos rapports avec le peintre Roger Fry ?
- Roger était.... était merveilleux... lui aurait pu être mon père, c'est-à-dire qu’il était plus paternel et...
il me prêtait beaucoup d’attention, il faisait des choses spéciales pour moi chaque fois qu’il venait,
il apportait des petits cadeaux aussi et... il faisait des espèces de jeux qu’il inventait spécialement
pour moi, et... il ne faisait pas beaucoup attention à mon éducation mais il était absolument
charmant,
- Je pense qu’il devait être brillant aussi ?
- Certainement... il était brillant, mais ça n’était pas ce côté-là qui vous impressionnait tant, c’était le
côté humain,
- Quels étaient vos rapports avec l’écrivain Lytton Strachey ?
- Eh bien... j’avais peu de contacts avec Lytton, parce que j’étais trop jeune, il est mort quand j’avais...
enfin, en 1932 je crois et... je me rappelle seulement de lui une fois... parce qu’il venait pendant
les vacances d’été... pour un long week-end ou peut-être pour plus que ça, une semaine à
Charleston... mais la maison se divisait naturellement entre les peintres d’un côté et les écrivains
de l’autre côté... et les écrivains (elle sourit) se mettaient en bas avec des journaux à lire au soleil
et avec des chaises sur la terrasse, devant la maison, tandis que les peintres s’installaient dans
l’atelier et... ils avaient leur conversation à eux que nous ne pouvions pas... vraiment mélanger,
pas comprendre... et Lytton ne faisait pas l’effort de se mettre à mon niveau, pas du tout... et aussi
puisque j’étais une petite fille et pas un petit garçon (elle rit)... ça aussi, sûrement ça comptait...
oui, oui (NB : Angelica fait ici allusion avec humour au second degré à l’homosexualité de
Lytton),
116
- C’est un peu dû au personnage en fait ?
- Oui..... Roger, quant à lui, était peintre et également écrivain, alors il se mettait des deux côtés n’estce pas,
- Roger était peintre et critique d’art, c’est bien ça ?
- Oui, il n’était pas comme Lytton Strachey, il n’était pas romancier, mais il écrivait beaucoup,
- Lytton était un écrivain réputé ?
- Oui... j’ai lu il y a quelques semaines... je crois que c’est son chef d’œuvre, qui
s’appelle : « Elizabeth and Essex » (1928) et ça.... c’est vraiment, c’est encore très, très bien... on
peut le lire avec autant de plaisir maintenant qu’à l’époque,
- Comment était l’économiste John Maynard Keynes et particulièrement avec vous ? Maynard Keynes
est souvent présenté comme un personnage qui a eu une carrière brillante, mais comment était-il
au niveau humain ?
- Eh bien, comment dirais-je...... il était très tendre... il pouvait être très intime avec tout le monde... et
très gentil... mais aussi en même temps très brillant... et si la brillance le menait à dire des choses
un peu brutales, ça n’avait pas d’importance... il avait un bon sens de l’humour... il plaisantait.... et
puis il avait cette femme, Lydia Lopokova, tout à fait d’une autre nature n’est-ce pas... elle (elle
sourit) elle faisait ses plaisanteries à elle d’un caractère tout à fait autre que les siennes..... mais je
dirais que tout le monde aimait beaucoup Maynard et il aimait beaucoup Julian et Quentin qui le
connaissaient très bien depuis leur très jeune âge... et il aimait beaucoup Vanessa aussi, parce qu’il
avait vécu un certain moment à Charleston-même... on dit qu’il avait écrit : « The economic
consequences of peace » dans une des chambres de Charleston (« Les conséquences économiques
de la paix », ouvrage économique de haute référence écrit en 1919 dans lequel J. M. Keynes
défendait entre autre la thèse qu’économiquement, il serait contre-productif pour l’Europe de
mettre l’Allemagne, perdante de la guerre 1914-1918, « genoux à terre »).... et donc, il
connaissait tout le monde très intimement n’est-ce pas et même les servantes il les connaissait
aussi... il était comme chez lui,
- Comment étaient ses rapports avec Virginia, puisqu’en fait il était économiste, on pourrait penser
qu’au vu de l’aversion de Virginia pour tout ce qui était lié à la politique et à l’argent ils avaient
des échanges de points de vue sur des thèmes bien différents ?
- Eh bien... oui, enfin... ça n’est pas parce qu’une personne est économiste qu’il est seulement
économiste... il n’était pas si étroit que ça, il pouvait élargir les rapports humains... alors, puisqu’il
avait compris que ça n’intéressait pas Virginia, il pouvait parler d’autre chose et... il avait ses
opinions sur la littérature contemporaine et...
- Il était très cultivé ?
- Oui, un homme cultivé, certainement,
- Votre mère a-t-elle toujours eu des rapports extrêmement proches avec sa sœur Virginia, y compris
après ce « flirt » passager avec Clive Bell qu’elle surprit peu après son mariage : est-ce que cet
événement que vous évoquez dans votre livre a vraiment affecté les rapports entre elles ou
l’impact de cet incident s’est-il estompé avec le temps ?
- Oui, c’est vrai... mais je crois que ça a sensiblement changé les choses... mais puisque je n’étais pas
née à ce moment-là, je ne peux vraiment pas vous dire plus, vous trouverez tout ça dans les livres,
- Quels étaient les rapports de Virginia avec son frère Adrian ?
- Je ne sais pas vraiment... je me rappelle très bien d’Adrian... je n’ai pas vu beaucoup Virginia et
Adrian ensemble, il venait beaucoup plus chez nous et je l’ai vu avec Vanessa... et avec moi, bien
sûr... pas avec Virginia... mais il y a, tout de même... c’est raconté dans un livre quelque part, leur
relation,
- Les biographes parlent de la période de cohabitation de Virginia avec son frère à Fitzroy Square
comme une période délicate car Adrian était celui des deux frères avec lequel elle s’entendait le
moins,
- Oui, c’est possible... je crois que la vie était assez difficile pour Adrian... peut-être parce qu’il était le
plus jeune de la famille et qu’il n’avait pas vraiment... c'est-à-dire, comment dit-on ça... il n’était
pas « welcome » (« désiré ? »)... oui, on n’a pas voulu l’avoir... voilà.... et alors... sa mère a essayé
de l’épauler... à cause de ça elle s’est sentie un peu coupable... enfin, il savait très bien..... et donc
c’était difficile pour lui,
- Adrian a-t-il suivi une carrière artistique ?
117
- Non, non... Adrian était... alors, là aussi, ce sont des signes de complication... à cause de son manque
de confiance, enfin... il n’était pas sûr de lui... mais je crois qu’il a commencé la vie en voulant
être, comment dit-on cela... être un homme de loi et ça n’a pas très bien marché..... enfin, il est
devenu psychanalyste... et il est allé à Vienne.... je crois qu’il a été élève de Freud et la femme
avec qui il s’est finalement marié : Karin, était aussi psychanalyste..... tous les deux ont vécu
ensemble et ils ont eu des patients... ils n’avaient pas d’argent, mais... mais quand même, ils ont
eu une vie professionnelle assez intéressante (NB : Adrian et Karin se marièrent en 1914 en étant
tous deux objecteurs de conscience et s’intéressèrent de très près à la psychanalyse après le
conflit achevé. Karin Costelloe était diplômée en philosophie et experte sur le philosophe français
Bergson. Ils obtinrent leur diplôme de psychanalyste à la fin des années 1920 et comptèrent parmi
les premiers psychanalystes britanniques),
- Virginia et Léonard vivaient-ils toujours en bonne harmonie ?
- (elle sourit)... ils vivaient très bien ensemble... l’exemple d’un couple, pour moi, le plus parfait qui
soit...... ils étaient tellement honnêtes,
- De quelle manière Léonard Woolf vivait-il les succès littéraires de sa femme, comment a-t-il
personnellement vécu l’aventure, celle de la Presse mais aussi celle d’être marié à une grande
romancière ?
- Ça, je ne sais pas si je pourrais y répondre..... ils vivaient une très bonne relation ensemble et c’est ça
qui comptait...... et puis, c’est vrai que c’est primordial... qu’il a cru, qu’il a eu la foi en son génie
à elle...... pour elle, c’était vraiment la chose la plus importante,
- Quand on analyse de près la personnalité de Virginia Woolf, l’on y trouve entre autre deux tendances
fortes : une propension à l’introversion, à une sorte d’égotisme sans le côté culte de la
personnalité, mais aussi, paradoxalement, un vif intérêt envers les autres et un regard tourné en
permanence vers le monde extérieur. Voyez-vous d’autres exemples d’ambivalences chez
Virginia Woolf ?
- Alors oui, tout à fait, ce côté existait bien chez elle... c’est parce qu’elle était romancière et alors, ça
la menait à penser aux autres, à être pleine de curiosité envers ce qui se passait chez les autres,
- Si je vous demandais d’énoncer des qualificatifs forts pour dépeindre votre tante, lesquels
emploieriez-vous ?
- Pas très différent de ce qu’on a déjà dit....... sensible..... un grand sens de l’humour, très prononcé, il
ne faut pas l’oublier..... et une espèce de...... de « toughness » (résistance, force de caractère,
opiniâtreté)... pas de dureté mais..... envers la Vie, elle était vraiment courageuse, c’était très
important..... c’est à dire que, maintenant... on ne comprend pas ce qu’elle était... on met à part
toutes ses qualités, on dit qu’elle était une vieille fille qui... je ne sais pas... je ne suis pas très au
courant, mais on ne lui donne pas assez... elle était beaucoup plus intéressante que ce qu’on dit,
- C’est à dire qu’on ne dégage pas assez ses qualités positives.... les médias se sont emparés de son
personnage, de son image pour la dépeindre de manière plus noire qu’elle ne l’était, mais ce côté
humoristique que vous dégagez n’est pour ainsi dire jamais mis en avant et c’est pourtant un côté
positif à mettre en évidence par honnêteté intellectuelle...... je vous remercie d’ailleurs de m’avoir
éclairé sur sa vraie personnalité lors de notre première rencontre où j’étais, moi-même, très
imprégné de cet aspect noir de son personnage......... en quoi selon vous a résidé le génie littéraire
de votre tante ?
- (elle sourit)... c’est très difficile de répondre à cela..... elle avait plusieurs qualités... elle était... son
style d’écriture était très spécial, n’est-ce pas... très personnel... c’était ça, surtout... le pouvoir de
séparer ses idées avec précision et de les retranscrire..... et puis, une espèce de poésie... parce
que... elle écrivait avec tant de finesse... (« de sensibilité »)... oui,
- Vous évoquez dans : « Trompeuse gentillesse » la différence de relation sentimentale entre celle de
Léonard et Virginia et celle de Vanessa et Duncan, par ces qualificatifs : des compagnons très
soudés pour le premier couple, des amants pour le deuxième, que dire d’autre pour expliquer cette
différence relationnelle au niveau de l’affectif ?
- Parce que Léonard et Virginia n’étaient pas du tout amants, n’est-ce pas..... vraiment, après le début
du mariage, Virginia n’aimait pas les relations physiques, alors... Léonard a... c’était
extraordinaire qu’il ait pu se contrôler et ne pas avoir de maîtresse... il n’a jamais eu d’autre
femme dans sa vie et... (« c’était une très grande preuve d’amour ») oui, oui... il l’aimait, sans
aucun doute... mais..... mais après la mort de Virginia, il est tombé amoureux d’une autre femme,
118
qui était mariée et qui a su maintenir les deux relations en même temps... moi je trouvais que
c’était très bien pour Léonard qu’il ait pu avoir sa vie prolongée par cette relation (NB : Angelica
évoque cette femme une première fois dans l’interview de septembre 2003- il s’agit de la
rencontre avec Trekkie Ritchie Parsons qui était peintre et qui peignait des natures mortes me dit
Angelica. Elle a sauvé Léonard qui a, à travers cette relation, vécu une deuxième existence et un
deuxième grand amour. Trekkie Ritchie était effectivement mariée à l’éditeur Ian Parsons qui
s’associa à Léonard pour la « Hogarth Press ». Un très beau livre de correspondances entre les
deux amants a été publié en 2001, qui s’intitule : « Love letters : Léonard Woolf & Trekkie Ritchie
Parsons, 1941- 1968 »),
- Léonard Woolf avait-il des frères et sœurs ?
- Ah oui, il en avait beaucoup (elle rit)... il avait quelque chose comme onze frères et sœurs... et deux
de ses frères ont été tués pendant la guerre, je crois... mais il avait des préférés n’est-ce pas et des
sœurs qu’il n’aimait pas beaucoup..... son père est mort quand il était assez jeune, enfin, quand il
avait quatorze ans... tandis que sa mère a survécu.... je l’ai rencontrée... elle était... très juive dans
son comportement et... (« difficile à vivre ? »)... oui... mais, assez gentille à sa façon et
sentimentale, mais.... oui, difficile pour Virginia et... enfin, elle venait tout à fait d’un autre
monde,
- La famille de Léonard habitait-elle en Angleterre elle aussi ?
- Eh bien... l’origine de sa famille était hollandaise, mais ils vivaient en Angleterre... Léonard avait
toujours vécu en Angleterre, donc il était tout à fait anglais dans ses réactions,
- Comment pourrait-on qualifier les rapports de Virginia Woolf avec certaines femmes écrivains
comme Katherine Mansfield ou Vita Sackville-West ?
- (nous rions ensemble de bon cœur) (« on en a pour trois jours, là ! »)... Eh bien, elle acceptait le fait
d’avoir des... (« des concurrentes ? ») oui et elle avait une relation assez compliquée avec
Katherine Mansfield... parce qu’elle admirait beaucoup son écriture, mais... en même temps, elle
était jalouse... et puis... Katherine Mansfield était malade et est morte jeune (« en 1923 ») oui...
mais Virginia raconte tout ça,
- Vous souvenez-vous de Vita Sackville-West et quel genre de femme était-elle ?
- Eh bien... oui, je me souviens d’elle et de son mari... on est même allés... avant la guerre je suppose...
je suis allée en Italie avec Vanessa et Quentin... nous y sommes allés dans la très grande et
luxueuse automobile qui appartenait à Vita... on a rencontré Vita et Harold une fois là-bas à
Rome... on a livré la voiture et on les a rencontrés... et Harold était très gentil... Vita était plus...
plus compliquée... plus timide aussi..... impressionnante... et..... pas belle exactement, mais on
dirait « handsome » en anglais (au physique généreux, dans le sens de belle femme, en tous cas
d’une certaine beauté)... elle parlait bien... elle attirait l’attention..... et, en Angleterre... avant de
vivre dans la maison dans laquelle son fils Nigel vit en ce moment... elle avait eu une autre maison
où elle élevait des chiens... elle m’a donné un chien, une cousine du spaniel de Léonard...... Vita
était assez gentille, sans plus..... je n’étais pas intime avec elle, je ne la voyais pas beaucoup mais
je la connaissais (« l’avez-vous vue à Monk’s House ? »)... pas beaucoup, parce qu’elle ne
s’entendait pas très bien avec Léonard... il y avait une espèce de jalousie entre les deux (NB :
Virginia était au centre- se reporter au chapitre « profil biographique »),
- De quelle trempe étaient ses romans : était-elle une romancière talentueuse, parallèle à la carrière
littéraire de Virginia Woolf ?
- Non, pas du tout... elle n’essayait pas de faire la même chose..... elle n’était pas non plus...
exactement... une romancière populaire... je ne sais pas vraiment comment dire..... mais quand
même, elle a gagné beaucoup d’argent... qui ont fait aussi la fortune de la Hogarth Press.... mais
sans beaucoup de distinction.... elle n’était pas très distinguée (NB : Victoria Sackville West, qui
était réputée pour la beauté de ses jardins qui ornaient son étrange et massif château de
Sissinghurst, était une très grande bourgeoise tout à fait différente de Virginia Woolf dans son
approche humaine et condescendante, mais néanmoins dotée d’un talent créateur sans avoir pour
autant le génie de Virginia Woolf- l’on remarque d’ailleurs dans les termes d’Angelica la notion
de « manque de distinction » s’appliquant à cette grande bourgeoise ce qui, une fois encore et par
opposition, confère à Virginia Woolf une classe et une élégance naturelles, une distinction innée
et qui oppose la notion de très haute aisance sociale, de richesse physique à la distinction pure,
concept absolument non lié),
119
- Virginia et Vanessa connaissaient-elles tout de leurs travaux respectifs ?
- Oui, je crois que...... probablement c’était plus facile pour Vanessa de connaître tout ce qu’avait écrit
Virginia, mais..... Virginia aussi... elle savait beaucoup, sans tout dire des œuvres de Vanessa,
- Virginia aimait-elle les œuvres de sa sœur ?
- Oui, elle les aimait..... elle a écrit à ce sujet,
- Virginia aimait-elle les réceptions mondaines, comme je l’ai moi-même affirmé dans ma partie
biographique ?
- Elle les aimait beaucoup, elle... elle réagissait en étant très excitée... et alors... elle adorait les
« parties », les danses, les réunions et..... enfin, elle appréciait énormément l’admiration des gens à
son égard... alors elle réagissait toujours d’une façon assez généreuse,
- Comment étaient les rapports de Virginia avec Duncan Grant ?
- Eh bien... elle goûtait son sens de l’humour et sa fantaisie... ses peintures aussi..... elle l’aimait
beaucoup et c’était réciproque.... elle lui commandait parfois des dessins ou des couvertures de
livres,
- Quels étaient les rapports de Virginia avec les habitants de Rodmell ?
- (elle sourit) Elle adorait les habitants de Rodmell... elle les connaissait tous par leur nom et elle les
invitait quelquefois à venir la voir, à prendre du thé ou quelque chose comme ça, et...... elle
appréciait leur... leur individualité et toute la vie de village que ça représentait (réflexion : hormis
le plaisir que lui procuraient ces rencontres sur le plan de relations sociales sincères, Virginia
trouvait aussi en ces occasions une multitude de réactions humaines et de détails qui attisaient
également sa profonde curiosité de romancière),
- Qu’auriez-vous à dire de l’aspect déroutant et singulier, mais néanmoins très profond, de la
construction du roman : « Les Vagues » ?
- Eh bien... oui (nous rions car j’ai parfois tendance à répondre à l’avance aux questions que je
pose)... c’est pour ça que c’est une œuvre originale n’est-ce pas, tellement étonnante pour la
période... elle ne ressemble à aucun autre roman,
- On a évoqué tout à l’heure les relations entre Virginia et son frère Adrian, mais comment étaient les
relations entre Vanessa et ce même frère ?
- Une relation très affective... je crois que...... ils avaient une bonne relation, mais quand même un peu
froide... mais ça, c’était typique de la famille, ce n’était pas seulement eux... ils se voyaient assez
souvent, parce qu’Adrian et Karin habitaient à Londres, pas très loin de là où nous habitions,
mais... quand même, je crois que Vanessa n’aimait pas beaucoup sa femme... et, lui... il avait une
maison sur la côte est, et...... dans un endroit presque impossible, enfin ce n’était pas facile...
Vanessa n’aurait pas aimé du tout... moi, j’y suis allée une fois et (elle sourit)..... il n’y avait pas
de jardin autour de la maison... c’étaient des flaques de terre, enfin, de « mud » (boue, gadoue)...
on prenait des bains de boue, oui c’est ça... on disait que c’était très bien pour la santé, mais ce
n’était pas exactement la chose la plus ordinaire..... il avait un bateau et... il aimait naviguer sur
l’estuaire, il aimait que tout le monde vienne avec lui pour des longues journées de voile..... enfin,
tout ça n’était pas du tout le style de ma mère... mais moi j’aimais assez..... il était charmant,
mais.... un peu froid aussi,
- L’on a évoqué auparavant le côté professionnel de la vie d’Adrian et de celui de sa femme Karin en
matière de psychanalyse, alors justement, à ce sujet, n’ont-ils pas essayé de faire quelque chose
pour Virginia et la comprendre en ce domaine ?
- Non, ils étaient trop proches... et puis...... elle ne se prêtait pas à être comprise... (« elle gérait ellemême ses problèmes ? ») oui, sauf... elle gérait ça avec Léonard, je suppose, jusqu’à un certain
point... mais lui, il ne comprenait pas non plus... il lui donnait des verres de lait à onze heures
chaque matin pour lui remonter son moral... mais ça n’avait pas de sens... et à la fin de la vie de
Virginia, quand elle était déjà très perturbée... elle voyait une femme qui s’appelait Octavia
Wilberforce... qui était gentille et qui était psychologue professionnelle... mais qui n’a pas non
plus compris ce qu’il fallait faire et... elle n’a pas aidé du tout, vraiment... et Vanessa non plus,
elle lui a écrit une lettre, même quand je la lis maintenant... je me dis « mais non, elle est atroce
cette lettre » (réflexion : la remarque d’Angelica au sujet du fait qu’Adrian, en tant que
psychanalyste, était trop proche de sa sœur pour faire quelque chose professionnellement, est
judicieuse. En effet, en matière de psychologie et a fortiori de psychanalyse, l’aide ou
l’intervention d’une personne neutre étrangère à la famille bénéficiant de plus de crédibilité
120
auprès du malade est une condition nécessaire, c’est d’ailleurs une condition essentielle en ce
domaine : être un thérapeute qui ne connaît pas intimement la personne, comme un « juge »
extérieur qui devient alors son allié et ce même si l’aide des proches est également indispensable,
mais pas sur un plan professionnel, sur un plan affectif de connivence et de soutien),
- Peut-être faut-il comprendre cette réaction de Vanessa par le fait que ces accès dépressifs sont
difficiles à comprendre pour les proches et, qu’à force de proférer toujours les mêmes conseils,
ces alliés peuvent arriver à se lasser, à se démobiliser ?
- Mais ils disent cent fois la même chose simplement parce qu’ils ne comprennent pas !... C'est-àdire..... oui... il faut que ça soit plus intelligent... c’est très difficile,
- Comment était votre tante Karin Costelloe, la femme d’Adrian ?
- Cette tante-là je ne la connaissais pas beaucoup, quoiqu’elle était gentille..... mais, elle aussi, elle
venait d’un autre monde, elle était américaine je crois... ou à moitié américaine...... mais je ne
crois pas qu’elle ait été très heureuse avec Adrian...... elle avait deux filles, Ann et Judith que j’ai
bien connues, que j’ai aimées,
- Justement, avez-vous par la suite continué à fréquenter vos cousines Ann et Judith ?
- Eh bien, je sais que Judith est morte il y a une vingtaine d’années... enfin... même plus...... oui, avant
ça je l’ai vue assez souvent..... et Ann... elle est maintenant morte aussi... il y a trois ou quatre ans,
quelque chose comme ça, je l’ai mieux connue à la fin de sa vie...... elle était belle, gentille...
intelligente et originale, assez... comment dit-on ça... plus qu’originale, un peu...... étrange... mais
intéressante...... physiquement, elle ressemblait à Adrian, mais... elle ressemblait aussi beaucoup à
sa mère... elle était grande... solide... elle avait quelque chose de..... splendide (« de splendide ?...
sa mère était jolie n’est-ce pas ? ») non, pas du tout... oh, je ne crois pas, elle avait... je ne sais pas,
un visage un peu... (elle fait un geste un peu tordu de sa main vers son visage) (« décalé ? »)
décalé, oui (« elle pouffe de rire ! »)... enfin, je ne la connaissais pas bien..... mais quand j’étais
très jeune, j’ai mieux connu Judith qui était à peu près de mon âge, je l’ai mieux connue que Ann
à ce moment-là, qui était plus âgée, de deux ans je crois..... et toutes les deux étaient beaucoup
plus intelligentes que moi, pas du tout artistes..... j’oublie ce que....... Ann était médecin et... Judith
était philosophe, elle a pris des leçons avec... comment il s’appelait..... il était très connu......
Bertrand Russell...... donc, nous n’avons pas suivi du tout le même chemin (NB : Ann et Judith
furent toujours un peu étrangères au milieu de Bloomsbury- leurs parents suivaient effectivement
un parcours différent de celui du Groupe),
- Voulez-vous que l’on arrête un peu ?
- Non, je suis contente de continuer,
- Vous souvenez-vous de John Lehmann, l’associé de Léonard Woolf pour la Hogarth Press :
comment était-il ?
- Je ne l’aimais pas beaucoup, mais...... mais je ne sais pas pourquoi...... il était intelligent... il avait
deux sœurs... l’une était écrivain, Rosamond Lehmann et Béatrix était actrice... elle était bonne
actrice... lui, il était... je ne sais pas pourquoi je ne l’aimais pas... mais...... peut-être il était trop
intelligent, il me rendait trop consciente de ce que je disais, il me reprenait ou me posait trop de
questions.... quand on est très jeune, c’est comme ça... voilà... mais il n’était pas mauvais non plus,
- Vous souvenez-vous de votre vie dans les ateliers de peinture aménagés en studios au 8, Fitzroy
Street, vous aviez alors un petit peu plus de dix ans quand vos parents y ont emménagé et c’est
l’époque à laquelle vous êtes partie en pension je crois ?
- Oui, je me rappelle très bien du 8, Fitzroy street... c’était...... parce que ce n’était pas où nous
habitions au début, nous habitions à Gordon Square... et Duncan et Vanessa avaient chacun un
atelier à Fitzroy street, alors... ils s’en allaient tous les matins, disons comme un business man, à
neuf heures, pour aller à l’atelier... et puis ils revenaient, ou Vanessa revenait au moment du thé à
cinq heures de l’après-midi et... un peu pour moi...... mais alors... plus tard ils ont déménagé de
Gordon Square et ils se sont mis à vivre au 8, Fitzroy Street (NB : les deux endroits se situent dans
Bloomsbury à quelques pas l’un de l’autre) et... quand j’ai quitté la pension, j’avais seize ans... on
m’a donné une chambre... ah oui, il faut expliquer comment c’était... la maison était comme ça,
sur la rue comme une maison ordinaire... on traversait le hall, on montait quelques escaliers vers la
mezzanine et là il y avait une porte qui menait dans un passage... avec de la tôle ondulée... et on
passait en dessous et ça faisait un bruit très spécial, comme le tonnerre vous savez (elle sourit)...
là, on arrivait jusqu’au bout... et d’abord, il y avait l’atelier de Vanessa, on descendait quelques
121
marches et... on passait à gauche et on était dans l’atelier.... puis, si on continuait un peu il y avait
l’atelier de Duncan..... alors... il n’y avait pas de place pour moi dans les ateliers, donc il fallait me
donner une chambre pour moi toute seule dans la partie devant la maison, dans le haut... j’avais le
quatrième étage quelque chose comme ça.... mais j’aimais beaucoup les ateliers qui étaient
fascinants, enfin... absolument..... énormes, anciens et ils étaient très chauds et accueillants.....
Duncan et Vanessa travaillaient toute la journée, mais après... après la journée, c’était fini, la
lumière était baissée... on avait toute une vie sociale... des invités... et des gens qui venaient
manger et tout ça c’était très convivial et sympathique,
- Hormis le contexte artistique directement lié à votre univers familial, avez-vous rencontré de grands
peintres ou des écrivains renommés qui vous auraient impressionnée ?
- Eh bien..... oui, j’ai rencontré.... Matisse par exemple... chez les Bussy, c’était à Roquebrune..... et
aussi des écrivains comme Roger Martin du Gard... comme Gide..... oui, Gide, une fois...... je suis
allée déjeuner chez lui avec mes amis les Walter... je me rappelle vaguement de cela....... et lui, il
a dit une chose un peu...... il a critiqué (elle sourit)... ça n’était pas très intéressant (« qu’a-t-il
dit ? ») je ne me rappelle plus, mais... François (Walter) m’a dit plus tard qu’il avait lu ça quelque
part... ce doit être dans le « Journal » de Gide, je crois... (« vous aviez quel âge ? ») moi, j’avais
seize ans (elle rit) (« c’était à propos de votre comportement ? »).... peut-être...... il avait appris
que je n’étais pas la fille de Clive, que j’étais la fille de Duncan et il a...... il s’attendait à trouver
quelque chose de plus intéressant, je ne sais pas quoi... c’est vrai que j’étais très timide à cet âgelà....... alors, sinon... je n’ai jamais rencontré Picasso par exemple, mais j’aurais pu...... alors, il y
avait aussi Ségonzac... lui je l’ai rencontré plus tard, après la guerre, je me rappelle très bien de
lui... il adorait Vanessa, il aimait beaucoup son Œuvre, ses peintures...... qui d’autre..... il y avait
les Bussy, enfin, il y avait Simon... et Dorothée aussi, elle était écrivain (rappel : Dorothy
Strachey, sœur de Lytton et épouse du peintre Simon Bussy)..... enfin... il y avait des gens que je
connaissais très bien comme Maynard Keynes par exemple,
- Vous souvenez-vous clairement de Henri Matisse ?
- Oui oui, il venait de temps en temps...... je suis restée assez longtemps chez les Bussy à
Roquebrune... enfin, pour six semaines, quelque chose comme ça... et lui, il est venu au moins
deux fois dîner et..... c’est vrai que tout le monde disait qu’il était extrêmement égoïste, il ne
parlait que de lui-même n’est-ce pas..... et c’est vrai qu’il ne faisait pas grande attention aux
autres... mais... il était intéressant dans ce qu’il avait à dire, quand même,
- L’on revient à présent à votre propre histoire : pourquoi vos parents ont-ils condamné votre mariage
avec David Garnett, à cause de votre différence d’âge je suppose ?
- Je crois qu’il y avait beaucoup de raisons... mais pas seulement ça, il avait eu... une amitié très intime
avec Duncan... aussi avec ma mère... et il appartenait à leur génération, vraiment... il était plus
jeune qu’eux mais n’était pas aussi jeune que moi et... il avait beaucoup d’expérience avec les
femmes..... et tout ça leur semblait hors... (« déplacé ? »)... déplacé ?... ah oui, certainement
(« Vanessa a dû considérer qu’il y avait une différence d’âge trop importante entre vous ? »)... oui,
elle aurait préféré quelqu’un de mon âge, n’est-ce pas... et ça aurait peut-être été mieux aussi...
elle avait raison,
- En fait, vous l’avez choisi parce que vous évoluiez alors dans un milieu très clos et que, j’imagine, il
était charmant avec vous et que vous ne fréquentiez pas beaucoup de gens en dehors de ces
connaissances familières ?
- Oui, ça c’est certainement vrai...... attends........ je ne sais pas pourquoi je l’ai marié (dit-elle d’une
manière innocente en construisant son expression comme en anglais : « to marry him »)... c’est
qu’il était..... il était....... moi j’avais besoin d’un père et j’en étais privée...... il était l’homme qui
se conformait le plus à ce désir..... ça..... ça, c’était très important..... et puis il avait beaucoup de
« sex appeal », il était charmant et il était intelligent..... il aurait été un très bon ami n’est-ce pas....
si je ne l’avais pas marié ç’aurait été mieux (« votre contexte de vie explique entièrement la chose,
je crois »)... oui,
- Quels rapports avez-vous eu avec vos parents lorsqu’ils étaient âgés ?
- J’avais des rapports très biens avec Duncan.... moins bons avec ma mère..... parce qu’elle était
devenue tellement triste après la mort de mon frère Julian... et moi, j’étais très jeune, je trouvais
très difficile de.... de me mettre à sa portée, de sympathiser avec elle,
- Si vous aviez pu, quelles sortes d’études ou quelle voie auriez-vous aimé suivre ?
122
- A un certain moment, j’aurais bien aimé être chanteuse... j’ai pris des leçons... on m’avait dit que
j’avais une voix comme celle d’une grande chanteuse d’avant-guerre, mais... je ne pouvais pas
parce que... ça coûtait trop cher et aussi...... mais ça n’était pas la vraie raison...... j’avais mis trop
longtemps à me décider et puis la guerre est arrivée en même temps et alors... non, ça devenait
impossible et je me suis mariée (NB : l’on remarque que ce choix était aussi le choix d’un art
pratiqué par personne dans son entourage et cela prouve combien la définition d’une voie propre
a été difficile pour Angelica et aussi qu’aucun métier intellectuel n’a jamais été envisagé ni incité
par sa mère, ni d’ailleurs par Angelica elle-même qui ne bénéficia alors d’aucune direction
éducative ni même artistique résolue),
- N’avez-vous pas voulu être actrice à un certain moment de votre vie ?
- Ah oui... mais ça, je m’étais résolue que je ne pouvais pas...... ça, alors... c’était parmi les années les
plus... les plus... enfin... les meilleures de toute ma vie... j’ai passé trois ans à l’école de Michel
Saint-Denis à Londres... et ça, c’était merveilleux.... mais je n’étais peut-être pas assez douée pour
devenir actrice (le ton d’Angelica, modeste, est alors très évocateur) (NB : Michel Saint-Denis est
né en 1897 et décédé en 1971. Il fut acteur, directeur, producteur et professeur de théâtre,
influençant de manière profonde le théâtre britannique pendant quarante ans et dirigeant
notamment cette prestigieuse école londonienne. Il fut un véritable pionnier en la matière et était
le neveu du fameux acteur et directeur de théâtre Jacques Copeau, qu’Angelica évoque dans
l’interview de septembre 2003, avec qui il travailla pendant une dizaine d’années à Paris au
Théâtre du Vieux Colombier),
- Vanessa et Duncan vous ont-ils tout de même ponctuellement initiée à la peinture ?
- Oui, mais... (elle sourit)..... comment dirais-je..... pas avec beaucoup d’enthousiasme....... peut-être
parce que c’était trop naturel pour eux,
- Pensez- vous en français ou en anglais ?
- La plupart du temps je pense en anglais je crois, mais..... mais assez souvent en français aussi, ça
dépend (« c’est un mélange ? ») oui, c’est mélangé (« ça prouve que la langue française est
vraiment bien intégrée en vous »),
- Vanessa parlait-elle couramment le français ?
- Elle le parlait lentement... avec un accent assez anglais et... (« elle le parlait très bien ? ») non, pas
très bien, non non (« moins bien que vous ? ») moins bien que moi,
- Elle parlait le français comme moi je parle l’anglais peut-être ? (elle rit)... Comment pourrait-on
qualifier les liens de Virginia Woolf avec sa famille proche et comment se comportait-elle envers
elle de manière générale ?
- Elle faisait beaucoup de plaisanteries..... elle était très, très affectueuse, plus que Vanessa et...... elle
nous aimait..... et voilà, c’était une affection,
- Hormis la curiosité affûtée de Virginia en tant que romancière, je pense qu’elle était curieuse tout
naturellement dans sa vie quotidienne : auriez-vous des exemples qui confirmeraient cette grande
aptitude de votre tante en la matière ?
- Eh bien....... c’est toujours difficile de se rappeler d’exemples........ il y a toujours cette fameuse
phrase, comme un symbole de sa curiosité, même sur les choses les plus simples de la vie : « what
did you have for breakfast ? » (« qu’avez-vous pris au petit déjeuner ? ») qu’elle posait à tout le
monde pour entamer une conversation..... je crois que Nigel Nicolson la cite dans sa
biographie....... mais en ce moment je ne me rappelle pas d’autre chose....... mais c’est vrai qu’elle
était pleine de curiosité,
- Au fil de l’existence de Virginia Woolf, l’on constate de fréquents déménagements et par là-même
une envie cyclique de changement de cadre de vie, généralement divisée entre la vie citadine à
Bloomsbury et le calme de la vie campagnarde à Rodmell : selon vous, était-ce lié surtout à un
besoin vital de changer de source d’inspiration, c'est-à-dire à un besoin d’assouvir sa curiosité de
romancière pour alimenter sa création artistique, ou était-ce aussi un besoin physique
profondément ressenti ?
- Je crois que c’était d’un point de vue santé très nécessaire pour elle... et elle aimait faire ça aussi, elle
adorait la vie sociale de Londres, mais...... c’était trop... trop pour elle, très « exciting »...
(« nerveusement trop éprouvant ? »)... oui..... elle ne devait pas faire ça trop souvent... sinon elle
devenait malade...... et alors, en même temps, elle adorait la campagne....... chaque après-midi elle
partait pour de longues, longues promenades à travers les champs... et c’est en ces moments-là
123
qu’elle composait ses livres..... alors peut-être la campagne était-elle pour elle, au niveau des
idées, plus productive que la ville,
- Comment pourrait-on qualifier l’humour de Virginia Woolf, de quel type était-il bien souvent ?
- Eh bien, très ironique... très fin........ presque tout ce qu’elle disait était fondé sur l’humour...... elle
n’était presque jamais entièrement sérieuse...... elle ne prêchait pas, et... avec des amis, la
conversation circulait toujours autour de quelque chose de drôle, quelque chose qui suscitait les
rires, enfin, l’humour..... et beaucoup de sous-entendus que eux comprenaient très bien,
- Léonard était doté d’une grande culture littéraire je crois ?
- Oui... je suppose qu’il l’était... mais dans une autre sorte de littérature... l’histoire et les choses plus
sèches..... mais, aussi, il..... il était très au courant de l’actualité littéraire, de tout ce qui
s’écrivait.... il connaissait personnellement les romanciers comme Henry James (NB : Henry
James, né à New-York en 1843, s’établit à Londres à partir de 1878 où il mourut fin février 1916il est l’écrivain qui a notamment dépeint le plus finement les natures toutes différentes de l’esprit
européen et de la sensibilité américaine et fut ami de la famille de Virginia, leur rendant
notamment parfois visite lors de leurs séjours à St-Ives pendant l’enfance de la romancière)..... il
croyait que Henry James était faux... je ne sais pas exactement pourquoi, je n’ai jamais compris
vraiment (elle sourit)... il connaissait bien toute la littérature anglaise... peut-être pas autant le
français et sa littérature par exemple.... mais il était bien éduqué (« et intelligent ? ») très
intelligent,
- S’intéressait- il à la peinture autant que Virginia ?
- Oui il s’y intéressait, mais peut-être pas autant qu’elle,
- Qu’avez- vous retenu des représentations de la pièce de votre tante : « Freshwater » dans lesquelles
vous avez joué au 8, Fitzroy Street le rôle de Ellen Terry, j’imagine que ce fut des moments
fabuleux pour vous qui adoriez le théâtre ?
- Oui... oui, c’était très amusant et j’avais un beau rôle et..... j’aimais être la jeune fille, le centre de
l’attention, enfin, de l’intérêt...... on a beaucoup répété, on a appris le texte par cœur et on a essayé
de le faire avec un peu de sérieux...... sans doute ça avait un rapport avec mon désir d’être actrice,
- Virginia était-elle satisfaite après la « première » ?
- Oh oui, je crois qu’elle était très satisfaite..... oui je crois,
- Justement, qu’est-ce qui a empêché que vous débutiez cette carrière d’actrice alors que Vanessa
n’incitait pas l’apprentissage intellectuel mais admirait les arts : peut-être ne se serait-elle pas
opposée à votre engagement dans cette voie artistique ?
- Non... il n’était jamais question d’interdits en quoi que ce soit...... c’est que... ni elle ni même
Duncan ne connaissaient le théâtre, ce n’étaient pas des gens qui venaient de ce monde-là et
alors..... je crois que c’était trop difficile pour moi.... enfin, il ne me manquait qu’une petite chose
pour devenir actrice mais je ne sais pas ce que c’était...... j’aurais dû, parce que ça aurait été bien
de me séparer de ma famille... mais, enfin...... j’ai manqué de le faire, pour des raisons presque
impossibles de....... de...
- Vanessa ne vous a à aucun moment incitée sur cette voie ?
- Non... elle aurait pu insister pour que je sois plus sérieuse... mais non...... elle ne faisait jamais ça,
- Vous souvenez-vous précisément de certains moments intimes avec votre mère durant votre plus
tendre enfance ?
- Oui......... je me souviens qu’elle me lisait des histoires le soir...... je me rappelle encore de nos jours
du ton de sa voix.......... elle avait une distance dans sa façon de faire,
- C’était une façon rassurante ?
- Rassurante ?....... non, je ne pense pas (répond-elle d’une manière très étonnée et avec un regard
adéquat à mon interrogation totalement inappropriée)..... non... elle avait un ton régulier...
dépassionné..... un ton qui était fascinant et qui rendait les histoires envoûtantes........ même les adultes
s’arrêtaient pour l’écouter...... c’était généralement après le thé, entre 17 et 18 heures,
- De quel genre d’histoires s’agissait-il ?
- Et bien..... des contes russes par exemple...... ou des contes de fées... j’aime les contes de fées, j’en ai
beaucoup ici....... ou bien encore une histoire de Fabre sur des insectes qui ont un monde à eux qu’ils
construisent et dans lequel ils vivent (NB : Jean-Henri Casimir Fabre, 1823-1915, était un homme de
sciences, humaniste et naturaliste, éminent entomologiste mais aussi écrivain passionné par la nature
et poète français, lauréat de l’Académie française et d’un nombre important de Prix. Il est l’un des
124
précurseurs de l’éthologie, science du comportement animal et de l’écophysiologie, discipline dont le
but est de comprendre comment les populations animales, humaines et végétales font face aux
contraintes physiques de leur milieu. Ses découvertes l’ont rendu très célèbre et réputé en Russie, aux
Etats-Unis et au Japon ; il est aussi mondialement connu pour ses : « Souvenirs entomologiques » qui
furent traduits en quinze langues),
- Pouvait-on ressentir, excepté avec les proches de la famille, un changement perceptible de
comportement des gens lorsque Virginia Woolf arrivait dans une assemblée ?
- Je dirais que oui, c’est exact..... mais il y avait ce côté impressionnant chez ma mère aussi......
Virginia était crainte au niveau intellectuel,
- Virginia était-elle, dans une certaine mesure, aisément accessible : pouvait-elle lier facilement de
nouveaux contacts ?
- Je dirais que oui et non..... ça dépendait........ avec certaines espèces de gens, oui (« s’ils avaient
quelque chose de sensé à exprimer ? »)... oui........ elle aimait l’humour..... elle était chaleureuse...
elle aimait les « experiments » (les expériences), les nouveautés..... mais elle était très critique...
(« elle appréciait avant tout les artistes je suppose ? ») oui, mais pas tous...... elle aimait beaucoup
Duncan car il n’était pas intellectuel, elle lui pardonnait tous ses pêchés..... à cause de son charme,
de sa chaleur...
- Votre mère était-elle à son tour et d’une certaine manière aisément approchable ?
- Non........ elle était inaccessible... » (« froide et très impressionnante... elle me faisait peur », me
déclara un jour Giovanna Madonia la meilleure amie d’Angelica qui a, en temps que telle, connu
Vanessa Bell dans les années 50).
(Ainsi s’achève la retranscription de ces deux interviews fixant pour moi à jamais la voix d’Angelica
et la préciosité de ces instants dont l’atmosphère m’est pour autant impossible à restituer, à
transmettre par de simples mots, me rappelant à une solitude inéluctable qui est, philosophiquement
parlant, attachée de manière essentielle au destin de tout être humain).
Samedi 17 janvier
Je ne verrai jamais vraiment Forcalquier dans sa réalité. Chaque endroit que je découvre ici, que je
parcours, chaque pierre, chaque recoin est irrémédiablement lié à ma rencontre avec Angelica et ce,
me semble-t-il, depuis toujours. Cette majestueuse Citadelle ; je ne peux m’empêcher d’arpenter le
chemin qui mène à son sommet. Cette petite ville, je la respire, je la contemple comme l’écrin d’une
grande relation. Forcalquier devient pour moi chaque jour bien plus que familière, elle est ma
deuxième terre. Je ressens bien-être, chaleur et tranquillité, une douce harmonie entre la pierre,
l’Homme et la Nature. Les gens goûtent ici avec respect la qualité qui est la leur dans ce cadre de vie
au quotidien. Mon histoire s’écrit et s’approfondit chaque jour. Je ressens une intensité, mais une
gravité également qui s’inscrivent et se lient à cet endroit au plus profond de mon cœur, qui me
submergent mais me glacent parfois aussi…
Angelica m’apprend aujourd’hui qu’une amie suédoise vient de fonder sa propre maison d’édition à
Stockölm et publiera comme premier ouvrage : « Trompeuse gentillesse »...
- « Etes-vous déjà allée en Suède Angelica ? »,
- « Eh bien, oui........ je me rappelle....... il y a longtemps, avec Duncan, je me souviens être allée du
côté de Stockölm chez des amis à lui... des aristocrates pauvres. Il y avait là un petit théâtre ancien du
XVIII ème siècle, à côté d’un Palais..... les décors étaient merveilleux...... nous étions allés voir un
opéra de Mozart : « Bastien et Bastienne »...... il y avait sur la scène un grand rouleau bleu qui tournait
sur lui-même et qui représentait la mer... c’était incroyable... » (ce souvenir précis est profondément
gravé dans la mémoire d’Angelica qui m’en reparlera sur plusieurs années à plusieurs reprises).
Angelica m’informe également, après avoir reçu en ma présence l’appel d’une journaliste du
« Monde », que l’un des ouvrages de son ex-mari David Garnett allait être réédité et ferait tout
prochainement l’objet d’une critique dans un article à venir. « Elle est une bonne critique », me ditelle. Je découvre que David Garnett était un écrivain talentueux et réputé, notamment ami du célèbre
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romancier britannique d’anticipation (l’un des pères de la science-fiction moderne) Herbert George
Wells (NB : la mère de David Garnett, Constance Garnett, femme délicieuse selon Angelica, fut la
première traductrice en langue anglaise de la littérature russe et notamment de Tolstoï, dont les
traductions font toujours autorité).
Dimanche 18 janvier
En cette période de l’année et en ce jour de repos dominical, les rues de Forcalquier sont désertes. Il
règne ici une atmosphère hivernale et chaleureuse de village de montagne. Une odeur de feu de bois
envahit ces ruelles, se mêlant aux pierres et aux poutres, aux lauses de ces maisons provençales...
Je viens de visiter le cimetière de Forcalquier, site classé, de toute beauté, face aux Alpes enneigées
(lien historique- c’est entre autre ici que les Drumont, couple anglais et leur fille, sont enterrés,
assassinés dans la nuit du 4 au 5 août 1952 sur la commune de Lurs, au bord de la route qui mène à
Digne, à côté de la Grand’Terre : l’affaire Dominici !).
Dans l’air froid, sec et boisé de Forcalquier, un arbre scintille cette nuit devant mes yeux ébahis. Les
lueurs des étoiles constellent chacune des branches de ce vieil arbre majestueux qui orne le jardin.
Cette odeur, cette pureté n’existent nulle part ailleurs. La beauté et la profondeur de cet endroit
demeurent pour moi ce soir indescriptibles. Un enivrement olfactif, un mélange de senteurs grisantes
et régénérantes chavire mon cœur à chaque séjour. La nuit revêt ici une magie envoûtante : la pureté
cristallisée...
Mardi 20 janvier
Je suis depuis deux heures et demie avec Angelica. Moment privilégié, bien sûr. Nous avons parlé de
bien des sujets sauf de Bloomsbury et de Virginia Woolf, ni même de littérature. Nous avons évoqué
la nature, si préservée et protégée dans cette partie méridionale de la France, mais aussi son jardin.
Généreux et opulent dès la venue du printemps, il devient sobre mais de toute beauté en cette saison.
L’absence de feuillages dévoile les montagnes, en face, au sud. Le soleil d’hiver, pâle et froid, se
couche à présent. Les murs de pierres qui jalonnent le jardin s’éclairent maintenant d’une timide teinte
orangée. L’atmosphère est calme, le feu crépite et les bûches scintillent au fond de l’âtre. La maison
d’Angelica me semble désormais familière et cette chaleur, cette sobriété, cette atmosphère de
douceur, de quiétude, de sagesse infinie et de raffinement, je les ai maintes fois et avec profondeur
déjà ressenties. Résolument, aucune autre maison ne saurait lui convenir…
Mercredi 21 janvier
Ce soir, je suis invité à dîner chez Angelica. Un ciel turquoise et une journée d’écriture, blotti au
chaud derrière les vitres, face au soleil, m’ont fait perdre le fil du Temps. A la tombée du jour, je
sortirai…
Une confirmation ce soir : l’existence d’un passé artistique de grande renommée en la famille de Julia
Stephen (Jackson de son nom de jeune fille), mère de Virginia et de Vanessa et ce en la personne de sa
tante Julia Margaret Cameron (rappel : photographe de l’époque victorienne présentée au début du
chapitre « profil biographique »). Angelica m’a apporté un album qui lui est consacré par la National
Portrait Gallery : une gifle retentissante, des photos époustouflantes ! Julia Margaret Cameron a
photographié en studio la plupart des écrivains, poètes, scientifiques, acteurs et actrices de théâtre
britanniques de ce siècle éclairé, tels : le célèbre scientifique Charles Darwin, le grand écrivain et
poète Sir Henry Taylor, Sir Alfred Tennyson le plus grand poète victorien, le célèbre peintre et
sculpteur G.F. Watts ou encore l’astronome et mathématicien Sir John Frederick William Herschel
dont le père Sir William Herschel, astronome réputé, avait découvert Uranus, ou bien encore l’écrivain
écossais Thomas Carlyle. Sans oublier la très belle actrice Ellen Terry ou la sublime Hatty Campbell.
Ces jeunes femmes sont d’une beauté saisissante- charme, romantisme et féminité résolument inscrits
dans un autre siècle. Les clichés sont renversants : la beauté capturée…
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Cet album respire une immense noblesse et ces instants passés avec Angelica ont été à la mesure de
cette dernière, dans le sens le plus pur et le plus spontané. De grands moments, une fois encore…
Jeudi 22 janvier
Au vu du nombre important de documents qu’Angelica m’a prêtés pour examen et reproduction ainsi
qu’à l’analyse que j’en ai faite, il me faut à présent évoquer le concept du grand Cercle de
Bloomsbury, complémentairement au Cercle de Bloomsbury que je conçois comme étant celui du
noyau dur, celui des fondateurs de la première heure du Groupe voire des précurseurs pour certains
d’entre eux, en les personnes de Clive Bell, de Vanessa et Virginia Stephen, de Léonard Woolf, de
Duncan Grant, de Roger Fry, de Lytton Strachey ou encore de John Maynard Keynes, de Edouard
Morgan Forster, de Saxon Sydney Turner, de Thoby et d’Adrian Stephen (NB : voir à ce sujet le début
du chapitre profil biographique). J’exclus d’emblée de mon propos le concept des relations tissées par
le Groupe de Bloomsbury avec bon nombre d’artistes issus du milieu culturel français ou rencontrés
sur le sol de ce pays, liens importants certes, mais la réflexion a été antérieurement développée. Non,
je souhaite évoquer ici les multiples connexions que le Groupe a générées en Angleterre dans le vaste
domaine de l’Art, induisant l’apparition de très nombreux artistes naissant, émergeant ou révélés qui
ont gravité autour du Groupe de Bloomsbury, plus hétéroclites et cosmopolites que le noyau dur et
presque familial dudit Groupe, mais néanmoins et à des niveaux et degrés de fréquentation différents,
de manière ponctuelle ou assidue, tous acteurs influents et infiniment créatifs, certains d’entres eux
étant d’ailleurs devenus de grands noms. Je vais donc à présent de manière volontairement
« anarchique » citer la plupart des liens humains importants qui ont constitué le réseau élargi d’artistes
amis ou sympathisants du Groupe pendant les nombreuses années qui ont permis son rayonnement. La
liste est longue mais mérite ô combien d’être dressée. Outre les écrivains Katherine Mansfield et
Victoria Sackville-West et ce par une relation à part et privilégiée avec Virginia Woolf, je veux parler
de David Garnett, futur mari d’Angelica, écrivain et libraire réputé associé au critique et journaliste
Francis Birrell dans le quartier de Bloomsbury, lequel David Garnett sera l’auteur d’une quarantaine
d’ouvrages jusqu’à sa mort en 1981, notamment (son premier travail) un essai sur le romancier russe
Tourgueniev publié en 1917 et un roman, le plus étrange de toute son œuvre, défiant toujours de nos
jours toute interprétation et objet d’une fascination intergénérationnelle jamais démentie : « Lady into
Fox » (« La femme changée en renard ») publié en 1922. Il faut parler encore de Stephen Tomlin
(Tommy), sculpteur, Walter Richard Sickert, peintre renommé admiré du couple Woolf
(essentiellement par Virginia qui écrira un essai à son sujet), Frederick J. Porter, peintre qui se
fâchera d’ailleurs à un certain moment avec le milieu de Bloomsbury et Percy Wyndham Lewis,
peintre également et écrivain (ses toiles seront notamment exposées lors de l’exposition postimpressionniste organisée par Roger Fry à Londres en octobre 1912). Percy Wyndham Lewis
rédigera en outre des articles critiques dans le Times Literary Supplement et sera, pour l’anecdote, à
l’origine d’une critique négative sur Virginia Woolf le 11 octobre 1934, ce qui provoquera chez elle
deux jours de migraine ! Je veux évoquer aussi Frederick et sa sœur Jesse Etchells, peintres et
membres du Friday Club de Vanessa Bell et amis de cette dernière, lesquels rencontreront en France
Pablo Picasso et Georges Braque. Les toiles de Jesse Etchells seront également exposées lors de
l’exposition post-impressionniste londonienne d’octobre 1912 organisée par Roger Fry (rappel :
Frederick Etchells sera le co-fondateur avec Roger Fry en 1913 des ateliers Omega dont le quartier
général se situera au 33, Fitzroy Square).
Il faut également citer le peintre Mark Gertler, le critique littéraire et directeur du Journal « New
Statesman » Desmond Mac Carthy et sa femme Molly, puis Raymond Mortimer, critique littéraire et
rédacteur aux Journaux « New Statesman » de 1935 à 1947 et « Sunday Times » de 1948 à 1952, très
proche ami de Clive Bell, mais encore le peintre Dorothy Brett, le peintre et décorateur Belarus Léon
Bakst, l’exceptionnel danseur et chorégraphe russe d’origine polonaise Antoine Livio Vaslav Nijinski,
Boris Anrep, mosaïste russe qui réalisera entre autre les étages de la Tate Gallery et de la Bank of
England ainsi que l’entrée de la National Gallery, puis D.H. Lawrence, talentueux écrivain de fiction,
de poésie, d’essais, de nouvelles et de pièces de théâtre et sa femme Frieda. Sans oublier Dora
Carrington, peintre, qui deviendra l’amie de Lytton Strachey de 1917 à la mort de ce dernier en janvier
127
1932 et qui illustrera notamment le premier ouvrage publié par la Hogarth Press, deux histoires
courtes écrites par Virginia et Léonard Woolf : « The Mark on the wall » et « Three Jews », ou encore
Helen Anrep, qui deviendra la compagne de Roger Fry de 1926 à la mort de ce dernier en septembre
1934. Puis, Lady Ottoline Morrell, un peu extravagante, qui sera initiatrice d’un aspect relationnel
festif du Groupe, en organisant chez elle au 44, Bedford Square ou au manoir de Garsington de
fastueuses « parties » génératrices de riches échanges culturels entre artistes, un peu, mais de manière
plus festive, dans l’esprit intellectuel et artistique d’origine de fin 1904, bien qu’il ne s’agisse
aucunement de réitération, la fabuleuse époque originelle du 46, Gordon Square étant tout à fait
inimitable et singulière. Mais les fêtes de Lady Ottoline représenteront un des vecteurs importants de
l’élargissement du Cercle de Bloomsbury, notamment lieu de rencontre ponctuel de la plupart de ces
différents artistes cités. Il faut évoquer ensuite Bertrand Russell, écrivain, mathématicien et philosophe
récompensé à ce titre par le Prix Nobel de littérature en 1950, considéré comme l’un des plus
importants philosophes du XX ème siècle, Stephen Spender, poète et critique littéraire, puis
l’américain Thomas Stearn Eliot, critique littéraire, poète et ami intime de Virginia et de Léonard,
lequel sera consacré Prix Nobel de littérature en 1948 et puis encore John Lehmann, associé de
Léonard et Virginia pour la Hogarth Press, poète à ses heures et qui aura eu l’énorme mérite
d’introduire et de lancer bon nombre de jeunes et nouveaux auteurs, mais également Rosamond
Lehmann, sœur de ce dernier, très jolie femme (selon Angelica), adorée par Virginia pour son premier
roman : « Dusty Answer » paru en 1927 (de grande qualité, toujours selon Angelica), ou bien encore
Marjorie Strachey, sœur de Lytton, professeur et écrivain, laquelle fondera une petite école privée à
Bloomsbury (NB : voir le volet éducation d’Angelica), ou enfin Mary Hutchinson, amie de Clive Bell
et écrivain. Il faut évoquer encore Frances Marshall (épouse Partridge), qui était très appréciée du
Groupe pour la finesse de son humour et de son esprit. Elle écrira des livres autobiographiques et
connaîtra très bien Virginia Woolf (elle fera notamment, bien des années après la disparition de la
romancière et ce alors qu’elle était âgée, une conférence avec Angelica à son sujet). Mais aussi Ralph
Partridge, qui travaillera à la Hogarth Press jusqu’à l’automne 1922 et Barbara Bagenal, fidèle depuis
les premières heures, notamment celles de la Hogarth Press (elle aidera Virginia et Léonard à ses
débuts)- très présente au sein de la vie du Groupe elle vivra avec Clive Bell pendant les vingt
dernières années de la vie de celui-ci. Ou encore Angus Davidson, ami de Duncan Grant, qui
travaillera lui aussi pour les Woolf à la Hogarth Press et qui sera notamment un visiteur assidu de
Charleston (il deviendra critique d’art et critique littéraire), puis George Rylands, qui collaborera à
son tour avec la Hogarth Press et sera d’ailleurs publié pour ses « Poems » en 1931- il organisera de
très célèbres « parties » à Bloomsbury. Mais aussi Henry Lamb, peintre et membre du Friday Club de
Vanessa entre 1905 et 1910, puis Madge Garland, qui travaillera à Londres pour le magasine de mode
« Vogue » de 1920 à 1940, ou encore William Plomer, jeune romancier et poète sud-africain qui sera
un ami très apprécié du couple Woolf ; puis Augustus John, peintre réputé et ami de Duncan Grant,
mais encore Gerald Brenan, écrivain plutôt idéaliste d’origine maltaise- il ne pourra s’accommoder à
la vie bourgeoise anglaise et préférera les voyages et l’écriture d’aventure aux discussions de salons.
Sans oublier bien sûr l’un des fondateurs de la philosophie analytique, le philosophe anglais George
Edward Moore qui sera très influent sur la pensée des artistes de Bloomsbury avec lesquels il se
réunira initialement autour de Thoby, Adrian et leurs amis issus de l’université de Cambridge, ayant
lui-même étudié et enseigné au Trinity College et « Apôtre » renommé. Mais aussi William Butler
Yeats, poète et dramaturge irlandais, l’un des plus grands poètes de langue anglaise du XX ème siècle
qui sera d’ailleurs honoré à ce titre par l’obtention du Prix Nobel en 1923, mais encore John
Middleton Murry, critique littéraire, Henry James, romancier et critique littéraire américain, le
philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein qui étudiera à Cambridge en 1912 et fera forte impression
à George Edward Moore et à Bertrand Russell sans toutefois s’impliquer assidûment voire directement
dans le Cercle de Bloomsbury, pensant que les questions fondamentales qui assaillaient son intellect
ne pouvaient trouver leur profond cheminement dans un environnement ou un milieu d’origine
universitaire (il gardera toutefois le lien avec Cambridge et son cénacle intellectuel et obtiendra en
1939 la chaire de philosophie de la prestigieuse université et la nationalité britannique par la même
occasion). Les deux grands écrivains Herbert George Wells et Aldous Huxley auront eu eux aussi des
relations avec le Groupe de Bloomsbury.
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La « liste » précédemment énoncée de ces principaux acteurs et actrices ne se veut en aucun cas et
bien évidemment exhaustive. Ils ont tous joué un rôle sur l’esprit ou dans la vie du Groupe de
Bloomsbury et dans la création artistique qui en a découlé, complétant ainsi le tableau culturel
immensément fertile de cette époque durant laquelle différence et diversité étaient vécues comme une
richesse (NB : l’on peut parler du Groupe, mais, à mon sens, d’une manière plus évocatrice encore,
du Cercle de Bloomsbury. Il s’agit en effet de l’évolution d’un Cercle d’origine qui, au fil des années,
s’agrandit sans relâche, ce qui est le propre et l’essence-même de la communication humaine. Je
parlerais alors de circonvolutions, comme les circonvolutions sonores d’une cloche qui teinte,
propageant son message).
Vendredi 23 janvier
Aujourd’hui, la Pyramide a fondu dans la bruine et se faufile, puis se profile, telle un spectre. Cette
petite pluie fine a posé sur la cité un épais couvercle de brume et de grisaille. Elle envahit chaque
recoin, chaque pierre, chaque bronche et chaque branche ; les oiseaux volent très bas. A trois jours de
mon départ il me faut être résolument positif et ce temps, gris et suffocant, induit en moi un penchant
mélancolique...
Je reprends la plume et n’ai pas encore, à cet instant, recouvré une humeur plus terrestre : j’ai ce soir,
entre les mains, un album que m’a prêté Angelica ayant personnellement appartenu à Vanessa,
intitulé : « Victorian photographs of famous men and fair women » de Julia Margaret Cameron et
publié à la Hogarth Press par Virginia et Léonard en 1926 à Tavistock Square. Il est signé à la plume,
comme sa propriété, par la main de Vanessa Bell. Emotion, très forte émotion. Un élément provenant
de cette grande Histoire surgit directement du passé pour vivre ce soir entre mes mains comme il vécut
auparavant entre les mains de Vanessa, de Duncan ou d’autres encore et très certainement de Virginia
qui l’offrit probablement à sa soeur. La couverture de ce vieux livre est tachée de traces familières
(des ronds de pots de peinture par exemple). Le tissu est usé jusqu’à la trame, il est uni, sans aucune
mention inscrite, de face comme de dos : la tranche seule nous révèle son noble titre. Il est jauni de
mille dégradés et les pages sentent une odeur grisante : l’œuvre du Temps. Un respect infini, une
émotion forte et pure (pour Angelica, ce prêt est bien sûr beaucoup plus naturel, mais pour moi et en
me méfiant de tout fétichisme, il demeure très impressionnant ; il est en tout cas la marque d’une
grande confiance qu’elle me porte clairement et une fois encore).
Angelica me reçoit chaque jour comme un Prince, n’épargnant pour moi ni son temps ni ses souvenirs.
Je suis comblé et ne peux rien dire d’autre à présent...
Samedi 24 janvier
A la tombée du jour et dans la plus grande solitude, je découvre ce soir, au hasard d’un portillon
ouvert, la partie sud (et pieuse) de la Citadelle. Face à un ciel embrasé de teintes rouges et filets
orangés, une étrange lumière bleutée confère à ce petit espace mysticisme, beauté, douceur et
solennité pénétrantes. Un fin et froid brouillard, dégradé de teintes rose pâle et de bleus, s’étale sur la
Provence. Mon cœur se serre et je ne peux, une fois encore, me détacher de cet indicible et invisible
rayonnement. L’étrange atmosphère de ce lieu semble à moi seul se révéler- il se passe ici quelque
chose... La nuit est tombée à présent. Devant mes yeux ébahis par la magie de ce Sanctuaire, je revis
mon passé et pressens mon futur, je capte l’Existence comme un long fil limpide... Sur le dôme de la
Citadelle, la Vierge brille, les bras tendus face au ciel d’un seul astre étoilé. En parfaite communion, je
m’éloigne maintenant... mais sitôt passé le porche, une bourrasque soudaine semble vouloir tout
emporter sur son passage et s’engouffre avec puissance dans l’Arche de ce monde envoûtant : la
vision est fascinante voire effrayante- je vacille presque. Sous la fureur qui se lève, les silhouettes des
grands pins ploient et frissonnent dans la nuit opaline. Je dois partir au plus vite, il est temps ;
résolument, les Eléments m’y invitent et sonnent le glas de mon état de Grâce : une porte s’est ouverte
sur un monde inconnu, sur un monde qui m’est à présent défendu. Il me faut presser le pas. Je jette un
dernier regard : la Vierge me tend les bras comme signe d’un au revoir...
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Dimanche 25 janvier
Lorsque j’arrive chez elle aujourd’hui, Angelica ne m’a pas vu : elle lit un nouvel album sur l’Art de
Bloomsbury et semble littéralement absorbée, kidnappée. C’est notre dernière entrevue du séjour et
Angelica est très élégante. Nous évoquons au hasard d’une conversation la notion d’« intello »,
démarche qui nous est communément et fondamentalement étrangère. Aucun milieu artistique,
spécifiquement en France, n’y échappe : la littérature au premier rang (le petit monde de l’édition
parisienne notamment, éditeurs, écrivains et journalistes), mais encore la peinture. De fait, ils tombent
tous pour la plupart dans l’hérésie et le paradoxe de faire de l’Art une démarche élitiste et non une
propension à l’ouverture. Nous évoquons ensuite, d’un point de vue commun, le passage toujours
difficile qui caractérise la publication (au sens « rendu public ») d’une œuvre avec laquelle on a
entretenu pendant toute sa création une grande intimité et une puissante émotion. Ce rapport artistique
affectif est résolument à contre-courant de la démarche « intello » qui vise pour sa part et dans une
démarche orgueilleuse voire condescendante, au spectaculaire et inconsciemment à la flatterie et
n’obtient finalement que superficialité, snobisme et donc essentiellement inconsistance.
Lundi 26 janvier
Je quitte Forcalquier sous la neige. La première de mon séjour. Elle tombe dru et recouvre d’un petit
brouillard ouaté la Pyramide et ses maisons provençales qui semblent frissonner. Au chaud, j’attends
l’autocar dans un café embrumé où se croisent mille discussions et odeurs hivernales. Un étrange
voyageur semblant sortir tout droit d’un roman de Jules Verne attend à mes côtés. C’est un
septuagénaire d’une grande élégance à la barbe grise, transportant avec lui une mallette arrondie en
vieux cuir épais, en parfait état. Il porte un manteau d’hiver cossu à large col et grands rabats, clos
jusqu’au cou et scrute avec inquiétude la neige qui ne cesse de tomber. Quel curieux personnage...
Voilà, l’autocar est à présent arrivé et, sans tarder, derrière ce voyageur semblant venir d’un autre
siècle, je m’y engouffre... Nous roulons à présent...
La campagne est figée et couverte d’une épaisse étoffe neigeuse. Aucune teinte bigarrée n’existe plus,
tout est blanc et gelé, ce spectacle est saisissant. Ces arbres de craie semblent sculptés. L’eau, qui
peine à s’écouler tout au fond des vallées, est le seul élément vivant de cette vaste fresque naturelle.
Mais les berges de ces rivières devenues ruisseaux s’amincissent minute par minute. Le tableau est
statique. Dans ce car confortable, j’écris au coin du feu sans personne autour de moi et jouis d’une
grande table et de quatre fauteuils moelleux pour dégourdir ma plume. Nullement absorbé par la
conduite, tout à fait disponible pour observer, tout observer et si possible traduire, je voyage dans un
confort total, physique comme mental, un peu à la façon des grands voyageurs des siècles passés...
Le voyage s’achève et, à mesure que nous approchons d’Avignon, la nature fait grise mine et est, ci et
là, impitoyablement jonchée de résidus humains. Retour alors dans ce monde moderne prétendu
civilisé…
Samedi 21 février
Forcalquier. Ce petit îlot de quiétude me manque. Il est vingt et une heures trente et je pense à
Angelica. Je me dis aussi, ce soir, que ma vie physique est en profond décalage avec ce beau rêve.
Dissonances essentielles...
Dimanche 14 mars
J’ai, depuis neuf heures ce matin, employé mon dimanche à écrire pour alors, à dix-sept heures, saisir
mon téléphone, composer le numéro d’Angelica et lui parler. Je sors à volonté de cette histoire pour
discuter avec elle dans la réalité. C’est bien là toute la magie de cette grande Aventure dont chaque
jour je pèse résolument la quintessence et la préciosité…
130
Dimanche 11 avril
Je redescends à Forcalquier vendredi prochain. Ce jour-là, j’ai rendez-vous au cinéma à dix-huit
heures avec Angelica et deux de ses amies. Au programme : « La jeune fille à la perle », du cinéaste
américain Peter Webber, adapté du roman de l’écrivaine américaine Tracy Chevalier, une fiction
autour de ce tableau mythique du maître flamand Jan Vermeer et de l’énigmatique jeune fille, modèle
en l’occasion.
Vendredi 16 avril (Forcalquier)
De retour de la séance programmée et à l’occasion d’un dîner entre nous, je demande à Angelica si ses
parents, comme à l’époque de Vermeer, importaient eux aussi des colonies les ingrédients nécessaires
à la confection des peintures. Elle me répond alors qu’à l’époque de Vanessa et Duncan les tubes de
gouache existaient déjà mais que, quelques rares fois, elle vit ses parents écraser dans un réceptacle
une ou plusieurs pierres semi-précieuses (Lapis Lazuli) qui produisaient alors des bleus étonnants...
Samedi 17 avril
Angelica me confie aujourd’hui pour examen un très bel et ancien album datant de 1941 reproduisant
l’intégralité des toiles de Jan Vermeer dans lequel, à la fin, sont inscrites à la main et de manière
spontanée des critiques très techniques de Clive Bell : moment d’un énorme intérêt, bien sûr et d’une
certaine émotion une fois encore…
Mardi 20 avril
Le thé et les discussions autour du thé semblent être des moments sacro-saints dans cette famille, des
moments d’échanges et de convivialité justement, occasions de rapports humains on ne peut plus
précieux. Au sens le plus dense, il s’agit en la matière de « savoir vivre » (savoir écouter et aimer
partager). Beaucoup de discussions intéressantes (voire amusantes) naissent naturellement entre nous
et sont émaillées aussi de longs moments calmes : les silences sont d’or, les mots ne sont pas utiles (et
reflètent d’ailleurs un trait familial, comme me l’indiquera Fanny, l’une des filles d’Angelica, un an et
demi plus tard. Ils sont liés également à l’aspect solitaire et concentré de la création et donc au mode
de vie artistique).
Vendredi 23 avril
Nous jardinons ensemble ce matin : chacun sa tâche. Le jardin d’Angelica est à son image ; paisible, il
lui sourit sans réserve. Outre pour le plaisir personnel, travailler la terre avec Angelica est aussi
l’occasion de précieux cours de botanique et j’y prends goût avec un grand bonheur. Une heure et
demie passe : Angelica est rentrée à présent, semble-t-il. Une mélodie s’échappe des murs de la
maison : c’est du piano et c’est Angelica qui joue. La mélodie envahit les bourgeons et les rameaux de
cette Nature enchevêtrée. Dès les premières notes, à la fois voluptueuses et énergiques, un oiseau,
occupé à se nourrir, s’arrête un long instant comme figé par ces gammes qui semblent se fondre en ce
jardin. Il écoute, attentif, tandis que les abeilles et les bourdons se gorgent de pollens...
A mesure que nous nous connaissons mieux, Angelica et moi vivons à présent une sorte de maturité
dans notre relation : la consécration d’une amitié bien singulière. Nous nous sommes d’ailleurs
rapidement tutoyés (avec parfois quelques rechutes) de la manière la plus spontanée du monde.
Chaque séjour nous apparaît différent des précédents et approfondit nos attaches mutuelles sur la voie
de la sensibilité, trame de cette longue Aventure. Je vis à ses côtés une grande leçon dans mon
existence, une élévation personnelle. Angelica, fascinante et, à certains égards, dans sa présencemême, très impressionnante (une aura semble l’entourer), est pour moi comme un « professeur » qui
me porte vers de profondes valeurs humaines en complet décalage avec l’insensibilité et la médiocrité
actuelles de notre société. Toutes les fois où je l’ai rejointe à Forcalquier, j’ai éprouvé le sentiment (et
l’assurance) de voguer vers un autre monde en conflit total avec mon cadre de vie quotidien- une sorte
131
de double vie, voire de dédoublement. J’ai découvert avec elle un nouveau Continent, une Aventure
humaine considérable et ce livre est d’abord pour toi, Angelica, toi qui m’as offert cette beauté sur un
plateau doré, toi qui attends de me lire avec la plus haute attention et la plus sincère émotion ; je me
sens résolument et passionnément investi dans cette grande mission de traduction : traduire votre
Histoire, traduire la nôtre aussi et ainsi tenter de comprendre les personnages qui me fascinent.
En ce moment, je lis et analyse le « Journal » de Virginia Woolf : elle évoque à l’instant Angelica. Le
téléphone sonne et rompt ma solitude : c’est elle. Je lui rends visite dans quatre heures...
Samedi 24 avril
(Sur le pas de la porte d’entrée, en rez-de jardin, chez Angelica) : « Angelica, où es-tu ?......... Tu es là
Angelica ? »........ « Oui Philippe... je suis à l’étage..... entre..... tu fais partie de la famille
maintenant !... ».
Je la rejoins... Elle est dans son atelier : elle peint. Un air de guitare espagnole tourne autour d’elle. De
peur de rompre l’harmonie qui se dégage, je m’approche à pas feutrés : je me trouve à présent dans
son antre, dans son univers. De chaque fenêtre la lumière jaillit et semble vers elle et sur ses toiles se
concentrer- elle marque une pause et se retourne vers moi. Son sourire et son regard saphir
réfléchissent en un instant toute la clarté du lieu : elle est radieuse. Ses peintures reflètent pour moi en
un clin d’œil toute la gaieté et la beauté de la Vie. Jamais je n’oublierai ce voyage qui vient de
m’emporter en une fraction de seconde vers le plus bel arc en ciel de mes rêves...
Je me dis ce soir que notre relation et l’atmosphère de nos rencontres demeurent résolument
intraduisibles. Je mesure par là-même la teneur exceptionnelle mais aussi la relativité de mon travail à
vouloir éperdument traduire la quintessence de cette Histoire qui ne connaît réellement aucun mot.
Aussi, ai-je décidé à présent de garder en moi et pour moi cette relation extrêmement privilégiée et ne
reprendre la plume qu’à l’occasion de mon futur retour en Angleterre de fin octobre prochain, à la
rencontre de Charleston. Je conclus donc momentanément par ces réflexions. Cette Histoire, celle de
Virginia et Léonard, celle de Vanessa et Duncan, celle d’Angelica, celle du Groupe de Bloomsbury
encore, enfin, celle de tous ceux qui ont vécu cette grande Aventure, sont des histoires d’amour et de
passion : la passion de la Vie et l’amour de la beauté sous toutes ses formes. Tous engagés à leur
façon, de manière hyper-créative à faire bouger les choses, amis ou membres du Groupe de
Bloomsbury, artistiquement, politiquement, idéologiquement ou économiquement pour l’un d’entre
eux, humainement et intellectuellement, dans les messages qu’ils généraient et qu’ils transmettaient,
dans la défense des causes les plus difficiles, je pense bien sûr à Virginia Woolf en la matière sensible
et intellectuelle et notamment la défense de la cause féminine, sans parler de la déstructuration du
classicisme romanesque en un procédé jamais inégalé et intemporel, mais aussi à l’engagement
concret de Julian Bell pour la liberté dont il paya de sa vie, mais encore à celui non moins concret de
Léonard Woolf pour la promotion internationale de la culture écrite sous toutes ses formes et la
défense des grandes valeurs humaines. Angelica, ambassadrice et missionnaire contemporaine de cette
époque fertile, héritière unique de ces générations, porte à elle seule et perdure pour sa part avec
panache et dignité, insatiabilité, les grandes valeurs dont elle est issue qui la composent
essentiellement tout en revendiquant légitimement son existence propre et son autonomie. Fréquents
néanmoins sont les cas de descendants, du côté de Vanessa Bell et de Vita Sackville-West (les
Nicolson) ainsi que des Partridge, pour ne citer que ceux-là, qui, de la deuxième vers les troisième et
quatrième générations, ont continué à se marier entre familles, perpétrant parfois l’usage des prénoms
mythiques de la première génération et perdurant ainsi quelque part l’Histoire de Bloomsbury,
traduisant finalement un esprit de groupe qui ne s’est jamais démenti et ne doit rien au hasard...
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Chapitre V
« Journal d’un écrivain » (analyse)
Je m’attache dans ce chapitre, par le choix chronologique de certains courts extraits qui ne se veulent
en rien le reflet d’un portrait absolu, essentiellement à la personnalité de Virginia Woolf, quand bien
même cette approche est indissociable de celle de la femme écrivain, mais je commenterai moins
systématiquement les analyses littéraires qui enrichissent l’œuvre en question et que Léonard Woolf,
lui, a partiellement mais essentiellement retranscrites en publiant ce condensé en un volume du
« Journal » de Virginia Woolf qui en compte intégralement vingt-six : il en a fait fort délicatement le
« Journal d’un écrivain »...
7/8/1918
Virginia Woolf évoque la sortie de « Bliss » (« Félicité »), ouvrage de Katherine Mansfield : « je vais
être obligée, je le crains, d’admettre que son intelligence n’est qu’une très mince couche de terre d’à
peine un ou deux pouces recouvrant une roche très stérile (…) le tout fait pauvre et bon marché (…)
Et puis elle écrit mal (…) Cette lecture me laisse le sentiment d’un être dur et insensible ».
Virginia est ici très sévère à l’égard de son amie Katherine Mansfield. Les femmes particulièrement
dures envers leur semblable, thème qu’elle évoqua notamment dans son essai : « Une chambre à soi »
et rôle qu’elle joua aussi parfois au cours de sa vie- se référer en outre à l’analyse de ses rapports
pointus de rivalité avec son amie écrivain développée dans la partie « profil psychologique et
biographique ». L’on doit également remarquer ici la prépondérance qu’elle accorde à la sensibilité,
prêtant à son amie et pour l’occasion des lacunes en la matière.
5/3/1919
« (…) mon cerveau court encore le long de la voie ferrée, ce qui le rend inapte à la lecture (…) ».
La romancière évoque ici la voie ferrée reliant la petite ville de Richmond (où le couple Woolf habite
alors, à Hogarth House) à Londres. Cet appel londonien, elle l’entendra toute sa vie et oscillera bien
souvent entre deux choix difficiles de résidence : la campagne ou Londres et ce pour des raisons
physiques et mentales, certes, mais aussi comme deux puissantes sources inépuisables d’inspiration,
complémentaires et incomparables.
27/3/1919
« (…) le temps viendra-t-il où je pourrai relire mes textes imprimés sans rougir, trembler et souhaiter
me cacher dans un trou ? (…) ».
Analyse déjà faite de cet état d’esprit de Virginia : un manque de confiance en elle qui la suivra toute
sa vie mais contre lequel elle se battra avec force et, avec l’âge, contre lequel elle parviendra de plus
en plus à se renforcer à défaut de s’en préserver absolument. Elle acquérra après la quarantaine une
plus grande faculté de résistance, notamment à la critique, se focalisant sur la consistance de son art et
non sur les perturbations voire les parasites extérieurs, dépendant alors beaucoup moins de l’avis
d’autrui en la matière. La critique peut en effet valoriser, encourager, ou bien encore sanctionner, en
133
l’occurrence éclairer le travail de l’écrivain et donc compléter, enrichir la perception générale d’une
œuvre quelle qu’elle soit, mais aussi, tout au contraire, perturber l’attention de l’artiste et dénaturer la
matière essentielle de son art qui échappe alors essentiellement à la perception de l’auteur de la
critique.
12/05/1919
« L’essentiel demeure le plaisir que j’ai à écrire. Ces brumes de la pensée ont d’autres causes je
suppose et elles sont profondément enfouies. La vie est un flux et un reflux perpétuel, ce qui explique
beaucoup de choses, bien que j’ignore la cause de ces marées ».
Cette citation pressent cette image du flux et du reflux perpétuel de la Vie similaire à celui des vagues
qui inspireront son roman à consonance majeure douze années plus tard ; elle y ajoute une légère
touche d’humour, trait toujours très présent dans le tempérament de Virginia. Ces phrases sont
essentielles.
26/09/1920
« Jacob s’est arrêté net, au beau milieu de cette réunion qui m’amusait tellement (…) une longue
période de travail consacrée au roman (deux mois sans interruption) m’a rendue nonchalante, a jeté
une ombre sur moi. Or, l’esprit engagé dans une œuvre de fiction a besoin de toute sa hardiesse, de
toute sa confiance (…) j’ai commencé à m’interroger sur ce que j’étais en train de faire, à craindre
(c’est de règle en pareil cas) de n’avoir pas tracé mon plan avec assez de simplicité, puis à lambiner, à
perdre du temps, à hésiter- il n’en faut pas plus pour s’imaginer que tout est perdu ».
Exemple qui montre une fois encore le caractère fluctuant de la créativité de Virginia Woolf, sujette
aux sautes d’humeur, appréhendant la Vie par alternance du côté noir et du côté constructif (optimiste)
et très influençable par tout événement extérieur, si insignifiant soit-il mais agissant immédiatement
sur son attention et sa sensibilité. Sa vie entière sera jalonnée de telles descentes suivies d’embellies.
Un exemple de descente donc, passant d’une manière fugitive d’un extrême à l’autre, d’énergie à
abattement, le moindre événement ou le moindre questionnement pouvant agir sur elle de manière
disproportionnée.
25/10/1920
« Pourquoi la vie est elle donc si tragique ? Si semblable à une bordure de trottoir au-dessus d’un
gouffre ? Je regarde en bas, le vertige me gagne ; je me demande comment j’arriverai jamais au terme
de ma route. Pourquoi cette impression ? Maintenant que je l’ai exprimée, je ne la ressens plus. Le feu
brille (…) Ma mélancolie diminue à mesure que j’écris ».
Une lueur, diaphane, mais résolue à flamboyer. L’écriture bienfaitrice, test en temps réel de l’aspect
thérapeutique de l’écriture sur Virginia Woolf et, en l’occurrence, de la tenue (très anglaise) d’un
Journal au cours d’une existence (« Diary » dans la langue originale / NB : sa nièce Angelica pratique
de même dans sa vie personnelle) ; puis la Vie, revêtant mille facettes selon notre humeur qui évolue
sans cesse et modifie ainsi fréquemment notre perception de nous-même ainsi que du monde qui nous
entoure- c’est en fait une approche philosophique fondamentale. Les multiples sensibilités et ressentis,
en tant qu’individualités, forment les bases infinies et puissantes de la Raison. L’on retrouve ici
l’aspect complexe du tempérament de Virginia Woolf, très sensible, intelligente et intuitive, mais, par
là-même, instable et parfois torturée.
12/04/1921
« Lytton trouve Le Quatuor à cordes magnifique (…) Pendant un instant tous mes nerfs ont été
parcourus de joie, à tel point que j’en oubliai d’acheter mon café et que je traversai Hungerford Bridge
dans un état d’exaltation et de frémissement intense. Il y avait aussi le beau soir bleu et la Tamise
134
couleur de ciel (...) Puis ce fut Roger, qui me croit sur la piste de véritables découvertes et qui ne me
considère pas du tout comme du toc (…) Je suis loin d’être aussi heureuse que j’étais déprimée (…) je
me sens tout de même dans un état de sécurité. Le destin ne peut pas m’atteindre ».
L’on voit ici l’énorme importance que revêt le soutien des proches de Virginia dans sa confiance en
elle, notamment en tant qu’écrivain. On lit la joie dans ses termes, on lit aussi une fois encore une
certaine fragilité, mais également des accès d’énergie et de force fulgurants et une inspiration naturelle
qui en découle.
« Ce que j’avais craint, c’était qu’on me rejetât comme négligeable ».
Son ennemi en tant qu’écrivain est l’indifférence. Mieux vaut la critique, même sévère, à
l’indifférence. La critique prouve que le lecteur a été touché, qu’il ne reste pas insensible. Et si le
lecteur en question est un écrivain, le test prend alors toute sa finesse voire son acidité. Entre Virginia
Woolf et certains de ses condisciples, une « compétition » sans pitié sera parfois engagée ; à la clé, il y
aura le bien-être, la satisfaction et l’assurance ou l’inverse : la possible crise, l’abattement temporaire.
L’on remarque donc une fois encore que Virginia Woolf était très attentive au jugement des autres.
13/08/1921
« (…) assommants aussi les récits de voyages en mer parce que le voyageur s’obstine à en décrire les
beautés au lieu de descendre dans les cabines et de nous raconter à quoi ressemblaient les matelots,
leurs vêtements, leur nourriture et comment ils se comportaient ».
Virginia montre ici sa faveur pour le côté profondément humain des scènes de vie au détriment de la
recherche systématique et superficielle de beauté, cette approche lui fournissant en outre la matière
romanesque mais constituant aussi un comportement sincère de Virginia à l’égard de l’Existence.
18/02/1922
« (…) j’ai pris mon parti de n’être jamais un écrivain populaire et c’est si vrai que je considère que
l’indifférence ou les injures font partie de mon destin (…) Je n’écrirai que ce qui me plaît, qu’on en
pense ce que l’on voudra. Le seul intérêt qu’on me porte en tant qu’écrivain provient, je commence à
m’en rendre compte, de ma bizarre personnalité et non d’une force, d’une passion ou quoi que ce soit
de remarquable ».
Virginia a déjà insisté, donnant conseil aux futures romancières, sur le fait d’écrire librement et
exclusivement ce qui leur vient au cœur et à l’esprit. Elle veut être un écrivain libre ; elle se sait
atypique, c’est un euphémisme et sait qu’elle est reconnue pour ce caractère indomptable et
insaisissable, ce qui prouve une fois encore la grande capacité de Virginia à reculer d’un pas pour
s’auto-analyser avec justesse. Virginia précise qu’elle ne fera aucune concession : elle s’efforcera
toujours de traduire ses vibrations intérieures sans se soucier des attentes extérieures.
« (…) il faut que je continue La Princesse de Clèves. Il y a longtemps que ce chef-d’œuvre pèse sur
ma conscience. Moi, parler de fiction sans avoir lu un classique comme celui-là ! Mais la lecture des
classiques est généralement ardue, surtout celui-là qui est classique par la beauté de sa forme, par sa
sérénité, son art. Pas un cheveu de sa tête n’a bougé ».
Virginia rend ici hommage au grand classique de Madame de la Fayette écrit au XVII ème siècle.
Mais elle dira aussi, en lien avec ces grandes œuvres un peu rigides : « ce sont les battements du cœur
humain et non les muscles du destin que nous observons ». La romancière aura alors ces mots qui
excellent par leur finesse à l’égard des milieux nobles inspirant ces grands classiques : « mais les
histoires des nobles cœurs humains ont leurs mouvements qu’on ne peut approcher en d’autres
circonstances ».
135
26/07/1922
« Léonard trouve que La Chambre de Jacob ne ressemble à aucun autre roman, que les personnages
sont des fantômes et que c’est étrange. Je n’ai aucune philosophie de l’existence déclare-t-il, mes
personnages sont des marionnettes ballottées par le destin. Il ne croit pas que le destin agisse de cette
manière (…) il a trouvé que tout était intéressant et très beau, sans une faute (…) Je n’arrive pas à
rapporter cela aussi correctement que je le devrais car j’étais très inquiète et tourmentée. Mais dans
l’ensemble je suis contente. Nous ne savons ni l’un ni l’autre ce que le public en pensera. Il est hors de
doute pour moi que je commence enfin (à quarante ans) à m’exprimer d’une manière personnelle et
cette découverte est si importante pour moi que je crois que je pourrais me passer de louanges ».
Virginia a désormais conscience que son succès grandissant émane de sa singulière façon d’écrire.
Elle le vit alors et avant tout comme un renforcement personnel, un point non encore atteint dans sa
vie : celui de ses quarante ans qui lui apporte une certaine paix et une grande liberté d’écriture, une
assise plus confortable qui la rassure indéniablement en la naissance d’une plus grande et durable
confiance en elle. Mais pour autant, la romancière ne sera jamais et ce toute sa vie durant
définitivement délivrée du doute.
04/10/1922
« (…) mon projet de lire deux livres en même temps est réalisable et j’aime avoir un but quand je lis
(…) Je pourrai poursuivre régulièrement mes lectures grecques et commencer Le Premier Ministre
vendredi matin. Je vais lire La Trilogie, un peu de Sophocle, un peu d’Euripide et un dialogue de
Platon ; et aussi les vies de Bentley et de Jebb. A quarante ans je commence à connaître le mécanisme
de mon propre cerveau et à savoir comment en tirer le maximum de plaisir et de travail. Le secret est,
je pense, de toujours s’arranger pour que le travail soit agréable ».
Toute la mesure d’une immense culture et d’une intarissable soif de lecture (NB : « Le Premier
Ministre » est une nouvelle de Virginia Woolf).
19/06/1923
« Dans ce livre- Les Heures- (…) je voudrais exprimer la vie, la mort, la raison, la folie. Je voudrais
critiquer le système social, le montrer à l’œuvre dans toute son intensité (…) Les Heures me sont-elles
dictées par une profonde émotion ? Naturellement le passage de la folie me tracasse beaucoup,
contraint mon esprit à de tels jaillissements que je puis à peine envisager d’y consacrer les semaines à
venir (…) Pour aller au fond des choses, maintenant que j’ai recommencé à écrire un roman, je sens
ma force rayonner hors de moi à son maximum. Je prévois (…) que ce sera une terrible lutte. Le
thème est si étrange et si puissant ! Il me faut toujours m’arracher ma propre substance pour l’adapter
au récit (…) Je voudrais écrire ce livre sans arrêt, avec rapidité et violence ».
Se rapprocher pour cet extrait du chapitre consacré à l’analyse de cet ouvrage et notamment au fait
que la période de conception de ce roman étrange et singulier fut un passage vécu tout aussi
puissamment et de manière bouleversante dans la vie de la romancière. A ce stade, le roman en
question se nomme encore : « The Hours » (« Les Heures ») et sera finalement dénommé : « Mrs
Dalloway ».
25/08/1923
Nouvelle réflexion à propos de « Mrs Dalloway » : « Je me débats depuis je ne sais combien de temps
avec Les Heures : c’est vraiment l’un des plus torturants, l’un des plus réfractaires de tous mes livres
(…) je n’arrête pas de le bâtir et de le rebâtir. Que se passe-t-il avec ce livre ? ».
« Mrs Dalloway » sera bien l’ouvrage charnière de l’Œuvre de Virginia Woolf, un livre d’un tout
nouveau style qui suscitera chez le lecteur une singulière émotion.
136
26/05/1924
L’année du retour à Londres, alors besoin vital pour Virginia, cette ville représentant pour elle
beauté et source d’inspiration : « Londres est un enchantement. C’est comme si je posais le pied sur
un tapis magique aux couleurs fauves qui m’emporterait droit au cœur de la beauté, sans que j’aie à
lever le petit doigt. Les nuits sont étonnantes, avec tous ces portiques blancs et ces larges avenues
silencieuses (…) son animation me soutient (...) Et puis je gagne énormément à pouvoir rencontrer des
êtres humains fréquemment et quand il me plaît ; je peux me précipiter dedans ou dehors à ma guise et
sortir de ma stagnation ».
Certes, Rodmell inspirait énormément Virginia et était un endroit de repos et de création, mais
Londres lui apportait plus de vie au sens actif du terme, plus d’occasions d’y observer une multitude
de personnages : « Des visages qui passent éveillent mon esprit et l’empêchent de se figer comme cela
lui arrive dans le silence de Rodmell ». Vers la fin 1940, lorsque les époux Woolf seront contraints
pour cause de guerre de s’installer définitivement à Rodmell, Virginia vivra parfois sa séparation
forcée avec Londres comme un étouffement.
02/08/1924
« Nous voici à Rodmell (…) Une grande lassitude pèse sur moi comme si nous étions très vieux et
près de la fin de toutes choses. Ce doit être le contraste avec Londres et son tourbillon d’activités. Et
puis je suis à marée basse avec mon livre- la mort de Septimus- et je commence à croire que je suis
une ratée (…) La campagne est comme un couvent (...) ».
Une phase basse à Rodmell. L’on retrouve en cette citation l’idée que Virginia s’est elle-même
projetée intensément dans : « Mrs Dalloway » et que la mort de Septimus Warren Smith échappe à la
fiction pour la toucher au fond d’elle-même. Puis le contraste précédemment évoqué entre les deux
styles de vie (entre Londres et Rodmell) se confirme en ce passage.
07/09/1924
« Karin (…) arrive elle-même samedi, pulvérisant tous mes projets. De plus en plus, je suis une
solitaire. La souffrance que me causent ces bouleversements est incalculable et je ne peux même pas
l’expliquer… Me voici avec toute ma semaine à l’eau (…) Et je me dis que je devrais rentrer à la
maison, me conduire comme une tante modèle, ce que par tempérament je ne suis pas et que je devrais
demander à Daisy si elle a besoin de quelque chose, tandis que je m’arroge le droit d’occuper tous ces
moments avec la réception de Mrs Dalloway que je dois écrire demain matin » (Rappel : Karin
Costelloe était l’épouse d’Adrian, frère de Virginia et de Vanessa).
Un exemple prouvant, en relation avec la fragilité de Virginia, son extrême besoin de stabilité et de
repères, d’habitudes ; les chocs ou changements brutaux (de programme par exemple) la
déstabilisaient et en l’occurrence, en l’exemple précis, l’impondérable la contrarie. Ensuite, une
Virginia qui se culpabilise de s’occuper égoïstement de ses propres activités sans plus se soucier des
attentes du monde qui l’entoure. Enfin, préciser qu’Angelica, sur le fait que Virginia ne fut pas une
tante idéale, est d’un avis totalement contraire ! (se référer à l’interview de septembre 2003).
« (…) je vis totalement par l’imagination, je dépends totalement de ces effusions de pensées qui me
viennent quand je me promène, quand je reste assise, de ces idées qui se barattent dans mon esprit et
composent une fête ininterrompue qui se mue pour moi en bonheur ».
Virginia prouve une fois encore l’immense fertilité de son esprit et le bonheur que provoque en elle
cette inspiration puissante et permanente, lien naturel et spontané à l’imaginaire.
137
« Les enfants sont naturellement de merveilleuses et charmantes créatures (…) Ann est venue me
parler du phoque blanc et elle voudrait que je lui fasse la lecture (...) Elles ont une tournure d’esprit
qui me paraît tout à fait adorable. Etre seule avec elles et les voir jour après jour serait une expérience
extraordinaire. Elles possèdent ces qualités que n’a aucun adulte, allant droit au but et babillant,
babillant, babillant, la petite Ann, dans une sorte de monde à elle, avec ses phoques et ses chiens,
heureuse à l’idée qu’on lui donnera du cacao le soir et que demain elle ira cueillir des mûres. Les
parois de son cerveau sont tapissées des plus brillantes, des plus vivantes peintures et elle ne voit pas
ce que nous voyons ».
Quel plus bel hommage pouvait-elle rendre aux enfants, qu’elle adorait et notamment à ceux de son
frère Adrian et quelle plus juste analyse pouvait-elle faire à leur égard quant à leur façon de jouir avec
intensité d’un bonheur pur et immédiat ? (Rappel : Ann et Judith, cousines d’Angelica, étaient les
deux filles de Karin et Adrian Stephen, frère de Virginia et de Vanessa). Les enfants, il est vrai, sont
aptes à capter avec fascination une foule d’éléments qui les entourent et qui échappent totalement à
l’attention des adultes, tels les étoiles qui scintillent dans un crépuscule hivernal, les nuages, les
oiseaux qui volent avec plaisir et fluidité dont ils envient et admirent la liberté, ils sont naturellement
innocents et poétiques... jusqu’à un certain âge où la vie au contact des contraintes et des compétitions
les amènent dans un nouveau monde beaucoup moins candide : celui des adultes.
17/10/1924
« Quel malheur ! J’ai monté l’escalier en courant, persuadée que je trouverais le temps de consigner ce
fait sensationnel : les derniers mots de la dernière page de Mrs Dalloway et j’ai été interrompue ! De
toutes façons je les ai écrits il y a une semaine hier : « Elle était là ». Et je me suis sentie heureuse d’en
avoir fini ».
Une tranche de vie en ce « malheur » d’octobre 1924, une réaction presque candide. La quintessence
même d’un « Journal » par le charme de ses termes dans l’énergie immédiate qu’il génère. Puis, ces
trois simples mots qui sonnent la fin presque mythique de l’ouvrage et qui, dans le contexte de la
lecture du roman, sur le vif, revêtent alors pour le lecteur avisé toute leur magie.
01/11/1924
« Si l’on pouvait se lier d’amitié avec les femmes, quelle joie ce serait ! Il y a tant d’affinités secrètes
et particulières si on les compare avec les relations masculines ».
Virginia attendait des rapports humains une sincère complicité et caricature ici la complexité mais
aussi l’ambivalence des rapports entre femmes. Ces dernières, souvent rivales et parfois redoutables
entre elles, partagent malgré tout des rapports privilégiés de par leur essence même : ils sont fins et
proprement féminins dans leur sensibilité.
18/06/1925
« (…) je me replace dans le climat combatif de mon travail et m’y retrouve à l’aise. Je n’éprouve pas
le sentiment d’avoir réussi. Je préfère le sentiment de l’effort ».
Un mot pour qualifier cet aspect de sa créativité : opiniâtreté.
27/06/1925
A la suite d’une garden-party chez Roger Fry, Virginia écrit : « Ah, je n’aime pas mes semblables ! Je
les déteste. Je les ignore. Je les laisse glisser sur moi comme des gouttes de pluie sale (…) Maintenant,
lorsqu’il m’arrive de m’éveiller tôt, je goûte le luxe d’une pleine journée de solitude ; une journée de
calme, sans être obligée de se composer un visage ; un peu de gravure ; et glisser tranquillement dans
les eaux profondes de mes propres pensées ; naviguer dans le monde souterrain (…) ».
138
Virginia aimait les discussions profondes mais elle voyait parfois en certaines réceptions ou réunions
publiques (y compris, en l’occurrence et à l’occasion dans son giron familier) un comportement snob
donc superficiel de certains de ses semblables. Le besoin alors ressenti était probablement celui de
s’éloigner, de se préserver, se méfiant des effets de groupe ennuyeux où chacun joue son propre rôle et
où la sincérité est, un temps et par émulation collective, faussée. Virginia se retrouvait essentiellement
dans les moments de solitude, de ballade, d’inspiration et de méditation qui tranchaient radicalement
avec les mots qu’elle cite alors : « se composer un visage ».
23/02/1926
« (...) enfin, après (…) cette agonie : Mrs Dalloway (car tout fut agonie, sauf la fin), j’écris maintenant
plus rapidement et librement qu’il m’a jamais été donné de le faire dans toute ma vie ».
Aux affirmations des biographes ainsi que de Virginia Woolf elle-même, la réalisation de : « Mrs
Dalloway » a nécessité un déploiement d’énergie jamais atteint auparavant pour mener l’aventure à
son terme. Virginia a effectivement vécu à cette époque une longue période de crises alternées, moins
profondes qu’à d’autres moments de sa vie mais sclérosantes. Cet ouvrage était aussi le fruit d’une
construction toute nouvelle qui a naturellement provoqué de grands bouleversements dans l’esprit de
la romancière. Une nouvelle forme de roman était bien née…
09/03/1926
« Quant à la réception de Mary, mis à part l’embarras que me causent toujours la poudre, le
maquillage, les souliers et les bas, j’y ai pris grand plaisir car la littérature y avait la suprématie ».
Virginia, peu soucieuse des apparences vestimentaires et sensible aux discussions raffinées et
littéraires : le contraste est clair et fortement révélateur.
RODMELL, 1926
« Le plus grand livre du monde. C’est ce que serait un livre entièrement et uniquement composé avec
l’aveu sincère de ses propres pensées (…) Les attraper au vol telles qu’elles vous viennent à l’esprit
(…) Je sais bien que ça n’est pas possible car le cours du langage est lent et vous égare. Il faut
s’arrêter pour trouver un mot. Et puis il y a le cadre de la phrase qui demande à être rempli (…) si l’art
est basé sur la pensée, quel est le processus de transmutation ? ».
Virginia Woolf rêve d’un livre qui serait le pur reflet de ses pensées, c’est-à-dire d’un livre parfait qui
ne subirait pas l’influence de ce qui, dans les fractions de secondes qui suivent, succède à ces pensées
et les dénature. Pour Virginia, la pureté de l’esprit réside en la pensée immédiate qui ne subit, elle,
aucune altération : le langage, les mots, sont l’étape d’après- ils aspirent à traduire ces pensées mais ne
sont que les outils décalés de ces dernières. Il s’agirait en fait de pouvoir capter instantanément le flux
de la conscience, son cheval de bataille, balayant ainsi le classicisme en la matière romanesque et ce
d’une manière expédiée (essentielle).
« Mon propre cerveau : voici, en miniature, toute une dépression nerveuse. Nous sommes arrivés ici
un mardi. Je me suis effondrée dans un fauteuil, à peu près incapable de me relever. Tout était
insipide, sans goût, sans couleur. Un immense désir de repos. Mercredi, mon seul désir : être seule au
grand air. L’air, délicieux. Evité de parler. N’ai pu lire. Pensé avec vénération à ma faculté d’écrire,
comme à une chose incroyable appartenant à quelqu’un d’autre et dont jamais plus je ne pourrai me
réjouir. Ma tête complètement vide. Dormi dans mon fauteuil. Jeudi, aucune joie de vivre ; mais je me
sens peut-être mieux en harmonie avec l’existence. Caractère et particularités en tant que Virginia
Woolf complètement abolis. Humble et modeste. Difficulté à trouver mes mots ».
139
Virginia décrit parfaitement l’effet de la dépression : un ralentissement psychomoteur. L’on y voit, par
anticipation, la base de son ultime accès dépressif de mars 1941 (toutefois dans le contexte particulier
que sera celui de la seconde guerre) : « ma faculté d’écrire (…) dont jamais plus je ne pourrai me
réjouir ». En 1926, elle surmontera comme bien d’autres fois ce passage à vide et cet état d’esprit qui
l’accompagnait, mais en mars 1941 elle sera définitivement persuadée d’un échec personnel sans
retour. L’on ressent bien le côté handicapant des accès mélancoliques cycliques (et physiques) de
Virginia face à un amour essentiel de la Vie fondamentalement ancré en elle. L’on perçoit ici toute la
mesure de la souffrance qu’elle vécut et la nature de son combat engagé, mais aussi celle du positif qui
constituait, contre vents et marées, son bonheur et sa force au quotidien. L’on doit également noter
qu’elle constate en son état un amoindrissement de son caractère, alors humble et modeste, ce qui
implique qu’elle se sent, dans sa vie normale et en dehors de ses accès neurasthéniques, c’est à dire en
phase haute, plus sûre d’elle-même et de son art (NB : Angelica affirme pour autant que sa tante était
d’une modestie indéniable, empreinte du doute chronique qui font les génies- seuls les parvenus ne
doutent pas, aboutis par la facilité et les tortueux et logiques voire « chanceux », si l’on peut dire,
hasards du marketing et des modes qui leur sont liées... mais constitués de vacuité, de sécheresse qui
les caractérisent essentiellement).
03/09/1926
Virginia portraiture une serveuse : « une fille grasse au teint couleur de confiture d’oranges, avec un
corps modelé dans le lard le plus malléable ; destinée à se marier tôt, mais pour l’instant, âgée de
guère plus de seize ans ».
En plus de ses facultés très pointues à observer les choses et les gens dans les moindres détails, il est
fréquent de constater chez Virginia une prédisposition à dresser des portraits de manière caustique
voire narquoise.
30/09/1926
« La vie est (considérée de sang-froid et scrupuleusement) une affaire des plus bizarres ; elle contient
l’essence-même de la réalité. Je sentais cela déjà quand j’étais enfant. Il m’est arrivé une fois de ne
pouvoir franchir une flaque, parce que je me disais : comme c’est étrange ; que suis- je ? etc. Mais
même lorsque j’écris je ne parviens pas à saisir les choses. Tout ce que je peux faire est de noter ce
curieux état d’esprit ».
L’on retrouve une fois encore un côté de la personnalité de Virginia très axé sur l’existentialisme,
concept profondément ancré en elle qui reflète une grande sensibilité mais aussi un perpétuel et
intense questionnement, une recherche de but et d’identité dans la Vie comme dans ses écrits,
cherchant inexorablement à traduire à la perfection ce qui l’entourait. Cet épisode de la flaque
constituera un fait mémorable pour Virginia. Il provoquera en elle une prise de conscience
fondamentale de la relativité de son existence et d’une absence de Vérité absolue, de Réalisme
absolu : elle sera, sur l’instant, comme tétanisée par cette puissante et déstabilisatrice sensation- « estce moi que je vois réellement dans le miroir ou n’est-ce que mon image ? » est une réflexion que l’on
retrouvera, comme il l’a déjà été mentionné dans le profil biographique, quasiment de manière
obsessionnelle dans plusieurs œuvres de Virginia Woolf, ce qui renforce une fois encore l’idée que la
dimension philosophique, mais aussi psychanalytique étaient fondamentalement ancrées dans la
structure-même de son être : un questionnement permanent menant la réflexion dans un abîme sans
fin. La Réalité serait faite de multiples fictions, les multiples fictions sont la Réalité. Que sont la
Réalité, l’Absolu ? Autant de questionnements qui tendraient à affirmer qu’il n’y a pas de Réalité
Absolue. La fiction, ou plutôt les multiples fictions sont les reflets des multiples réalités, contiennent
les multiples réalités établies par nos jugements, nos ressentis, nos humeurs et nos réflexions, inscrits
dans un processus infini et absolument impalpable. Ce que l’on admet comme multiples réalités ne
sont finalement que subjectivité : aucune frontière entre le réel et l’irréel, les fictions et la Réalité, tout
est relatif et se chevauche. Jean Guiguet, premier spécialiste français de Virginia Woolf et agrégé de
l’Université a écrit un ouvrage publié en mars 1962 aux Editions Didier fruit d’un travail de dix
140
années à mi-chemin entre thèse universitaire et biographie de hauts niveaux intitulé : « Virginia Woolf
et son Œuvre- l’Art et la Quête du Réel » dont le titre révèle à lui seul la quintessence de l’Œuvre et la
vie de la romancière.
23/11/1926
« (…) de temps en temps, je suis hantée par la vie très profonde et à moitié mystique d’une femme.
Cela, je le raconterai un jour. Le temps sera complètement effacé et le futur fleurira en quelque sorte
du passé. Un rien, la chute d’une fleur, pourrait le contenir. Ma théorie étant que l’événement en soi
n’existe pour ainsi dire pas, pas plus que le temps ».
Voilà résumé en d’autres mots le concept de prédilection de Virginia : sa notion essentielle de la Vie
et de son mécanisme intemporel. Les mots de la romancière atteignent une singulière signification et
une rare densité. Ils sont peu nombreux et tout est dit simplement ; ils sont le reflet de ce dont elle est
persuadée : l’interaction du présent, du passé et du futur. La chute d’une fleur cristallise, contient ce
Temps autant que tout autre événement : aucune hiérarchie dans leur importance, aucun réalisme. Le
Temps en soi, comme concept Absolu, n’existe pas.
12/02/1927
« Le procédé qui consiste à narrer tranquillement les choses ne peut être bon. Ce n’est pas ainsi que
les choses se passent dans la pensée ».
Renvoi ici à sa nouvelle façon de construire la matière romanesque qui basera cette construction sur le
flux de la pensée humaine, très chaotique et indomptable.
11/05/1927
« Mon livre ! A quoi servirait de prétendre que l’on est indifférent aux critiques, lorsque des louanges
positives, encore que mitigées de blâmes, vous donnent une telle impulsion qu’au lieu de se sentir
desséchée, on se sent au contraire tout inondée d’idées ? ».
Très au fait de l’art de la critique et de son risque de subjectivité (même si le questionnement est en soi
l’outil fondamental de la recherche de l’objectivité), Virginia ne dénie pas l’aspect revigorant et
rassurant des critiques positives (des compliments sincères et non flatteurs, donc motivés) sur son ego
(son assurance) mais surtout sur son énergie créatrice.
30/06/1927
« Tous les champs étaient dorés d’herbe de juin et de plantes à houppes rouges pas encore colorées et
toutes pâles. Pâles et grises également les petites fermes quelconques du Yorkshire (…) Nous
formions une chaîne de trois énormes cars, puis l’un d’eux s’arrêta pour laisser passer les autres (…)
A un moment, le chauffeur s’arrêta et glissa une petite pierre derrière une de nos roues- inadéquate ».
Cette citation montre deux aspects différents du don d’observation de Virginia : l’observation poétique
et l’observation pratique, pragmatique (à l’occasion d’un voyage en car entre amis pour se rendre sur
les hauts de Richmond, alors site d’observation d’une éclipse totale de soleil ci-après décrite par la
romancière).
« (…) quand tout à coup la lumière s’éteignit. C’était la chute. Tout était éteint. Il n’y avait plus de
couleurs, la terre était morte. Ce fut un instant saisissant ; et la seconde d’après, à la manière d’une
balle qui rebondit, la couleur réapparut sur le nuage, rien qu’une étincelante couleur éthérée et ainsi la
lumière revint. J’avais éprouvé fortement l’impression, au moment où la lumière s’était éteinte, de
quelque vaste et puissante soumission, de quelque chose qui s’était agenouillé et qui s’était relevé
quand les couleurs étaient revenues. Elles revinrent avec une légèreté, une rapidité, une beauté
141
inouïes, dans les vallées et sur les collines, d’abord azurées avec de miraculeux scintillements et puis,
plus tard, presque normalement et ce fut comme un immense soulagement sur toutes choses (…) Rien
que des couleurs toutes neuves, comme si on les avait lavées et repeintes (…) Nous avions vu la mort
du monde. Tel était le pouvoir de la nature. Notre grandeur s’était révélée elle aussi. Nous redevenions
nous-mêmes (…) Nous nous sentions tous livides. Ainsi cela ne se reproduirait plus avant 1999 (…)
Ces ténèbres, comment pourrais- je les décrire ? (…) le sentiment d’être à la merci des cieux ».
Ayant pour ma part vécu l’éclipse totale de soleil de juin 1999 en France, au Havre, je corrobore les
remarques de Virginia comme étant parfaitement fidèles à ce que j’ai personnellement ressenti à la
vue et au contact de cet étrange spectacle : le Temps qui s’arrête induit une soumission des êtres
humains ; le froid qui s’installe, le silence subit et une certaine torpeur nous envahissent mêlés à de
profonds questionnements existentiels en ce climat tout à fait figé, saisissant et historique.
22/10/1927
« (…) quand l’esprit est échauffé, on ne l’arrête plus. J’écris des phrases en marchant. J’invente des
scènes quand je m’assois. En fait je suis plongée au plus profond du plus intense ravissement que j’aie
jamais connu (…) On parle de préparer un livre ou d’attendre une idée. Et puis tout arrive en
tempête ».
Virginia commençait à entrevoir la trame du roman : « Orlando » et était en train de concevoir
l’essai : « Une chambre à soi ». Encore un bel exemple prouvant sa puissance créatrice et également le
lien essentiel entre ces moments de haute inspiration et son bien-être, alors intimement liés.
20/11/1927
« (…) la vie, une cascade, une glissade, un torrent ; pris dans son ensemble, j’estime que c’est notre
plus heureux automne. Tant de travail et de succès maintenant ; et la vie dans de si bonnes conditions
et Dieu sait quoi encore (…) Cet Orlando est en somme la colonne vertébrale de mon automne.
Jamais je n’ai éprouvé cela (…) C’est beaucoup trop une plaisanterie pour cela (…) C’est trop mince
évidemment : la peinture éclabousse la toile ; mais j’aurai brossé le fond d’ici le 7 janvier (c’est moi
qui le dis) et je n’aurai plus qu’à l’écrire de nouveau ».
Cette période d’élaboration du roman : « Orlando » semble avoir été pour elle une période
particulièrement faste, une phase exaltée comme Virginia en vivait à chaque fois qu’elle se lançait
dans la création d’un nouvel ouvrage. L’activité de sa plume était le baromètre de son moral. Il se
trouve que le sujet de ce roman, hymne à la Vie et aux vies, était par essence de nature à induire une si
alerte humeur.
30/11/1927
« Quelques lignes rapides au sujet du déjeuner. Léonard dînant au Cranium. Tout un art de propos
légers concernant quelques personnes. Bogey Harris. Maurice Baring. Bogey Harris connaît tout le
monde, c’est-à-dire personne ».
Sans commentaire : la dernière phrase parle d’elle-même.
20/12/1927
« Voici ce qui m’a frappée au cours de la fête d’enfants chez Nessa, avant-hier soir. La manière dont
jouaient ces petites créatures me prenait à la gorge, que j’ai infiniment sentimentale. Angelica, si
adulte et sûre d’elle-même, tout en gris et argent ; un résumé parfait de toute féminité et cependant un
bourgeon de sens et de sensibilité si clos encore. Elle portait une perruque et une robe couleur de mer.
Cependant, si étrange que cela paraisse, c’est à peine si je désire avoir des enfants à moi maintenant.
L’insatiable désir d’écrire quelque chose de valable avant de mourir, le sentiment dévorant de la
142
brièveté et de la fièvre de la vie me font me cramponner à mon ancre comme un homme sur un rocher.
Je n’aime pas le fait « physique » d’avoir des enfants à soi. Cette pensée m’est venue à Rodmell mais
je ne l’ai jamais écrite ».
Une opposition implicitement en forme de paradoxe : Virginia était réellement attirée par les enfants
et ce pour leur candeur, leur sincérité, leur propension naturelle à rêver et leurs réactions imprévisibles
hors de toute convention. Quelque part, ils la fascinaient, ils lui offraient des occasions uniques
d’observer et de décrire, de rêver avec eux et de leur raconter des histoires (se reporter au tout début
de l’interview d’Angelica de septembre 2003 dans le chapitre Voyages). Virginia décrit Angelica
justement. En outre, je vois en ce portrait de l’enfant de neuf ans qu’elle était des traits et liens
véridiques qui se reconnaissent comme certaines bases du personnage d’aujourd’hui. Enfant, Angelica
était vive et intelligente, observatrice, mais est restée en même temps une petite fille très longtemps
m’a-t-elle dit en septembre 2003 : une sensibilité innocente et rêveuse. En tant qu’adulte, cette
innocence a évolué en une fraîcheur d’esprit et une approche sincère et douce de la Vie. Un autre trait
important est mis en évidence par Virginia et me semble lié de manière profonde à la personnalité et
au vécu d’Angelica : un côté mature opposé à l’aspect « enfant », un côté adulte de sa personnalité qui
se sera dessiné très tôt, peut-être par le simple fait que sa carence en éducation basique l’aura menée à
s’éveiller et se construire toute seule de manière précoce.
Virginia apprécie avec la plus grande sincérité la scène des enfants qui jouent mais, aussitôt après,
juxtapose une certaine résignation, alors réfléchie, objective et clairvoyante. L’honnêteté était une
composante importante et intégrante de sa personnalité. L’écriture, maîtresse, si joliment évoquée, est
cause de sa résignation assumée : elle est sa grande vocation.
« Orlando a sa propre force, sa propre volonté, comme s’il bousculait tout le reste pour imposer sa
propre existence (…) satirique dans son essence, fantastique dans sa structure ».
Voici donc la trame fondamentale du roman : « Orlando », ouvrage tout à fait singulier comme l’a été
lors de sa sortie deux ans auparavant le roman : « Mrs Dalloway ».
22/12/1927
« J’ouvre un moment ce cahier, me sentant la tête lourde, pour m’adresser à moi-même une verte
semonce (…) Je suis factice, médiocre- une mystification. Je prends l’habitude des conversations
brillantes. Du clinquant, voilà ce que c’était hier chez les Keynes. J’étais de mauvaise humeur et
pouvais voir ainsi la minceur de mes propos (…) Dadie (…) déclara que je n’ai aucune faculté
logique ; que je vis et que j’écris dans un rêve d’opium ; et le rêve est trop souvent centré sur moi.
Maintenant, avec la maturité qui approche et la vieillesse en vue, il faut être sévère pour des erreurs de
ce genre. Il me serait si facile de devenir une vieille girouette égoïste, avide de compliments,
arrogante, mesquine, desséchée. Les enfants de Nessa (je me compare toujours à elle et la trouve de
beaucoup la plus épanouie, la plus humaine de nous deux) pensent à leur mère, maintenant, avec une
admiration dénuée d’envie (…) Et comme je suis fière, de la façon triomphante dont elle a gagné
toutes nos batailles, tout en poursuivant son chemin avec une nonchalante modestie, presque
anonymement, dépassant le but, avec ses enfants autour d’elle ; avec un peu plus de tendresse (une
chose émouvante chez elle), ce qui me prouve qu’elle aussi éprouve de l’émerveillement et de la
surprise d’avoir pu passer sans dommage à travers tant de terreurs et tant de chagrins. Le rêve est trop
souvent centré sur moi ».
Retour au sens de l’autocritique de Virginia : un principe de sa grande honnêteté. Tout d’abord et une
fois encore, l’évocation du côté égotiste de sa personnalité déjà mis en exergue en rapport notamment
avec un besoin de reconnaissance de son art en lien avec le côté angoissé de sa personnalité. Virginia
épingle également son comportement superficiel de la veille au sein d’une réunion publique, lequel
reflète alors ponctuellement en ces moments un côté apparent qui lui confère une sorte de rôle public
alors « snob » et d’une grande pâleur à ses yeux- analyse de l’aspect social complexe dans ses
relations aux autres intellectuels, quand ils étaient réunis en l’occurrence. Virginia évoque aussi, dans
sa sévère autocritique, le caractère vaporeux de ses écrits et leur côté égotiste qui lui ont été opposés,
143
liés bien évidemment à un besoin viscéral de s’affirmer : elle était effectivement une grande
observatrice de ses vibrations intérieures et de ses états d’âme qui fluctuaient selon son humeur et en
faisaient sa richesse, mais aussi sa complexité. Mais ses vibrations intérieures étaient, par opposition,
induites par son observation extérieure et permanente de la Vie, ce qui démontre que Virginia ne
vivait pas une existence intrinsèquement égotiste : ses observations extérieures qui étaient et
alimentaient sa substance provoquaient en elle un puissant voyage intérieur dont elle observait, avec
un recul étonnant et une grande finesse, le parcours intime. Elle laisse de surcroît une Œuvre
magnifique ouverte à tous pour le plaisir de tous.
Pour finir, elle évoque Vanessa et tout est dit en peu de mots. Un même passé familial, deux destins,
deux vies, à la fois si proches dans la connivence entre les deux sœurs et si différentes.
20/06/1928
« Je suis tellement dégoûtée d’Orlando que je ne peux plus rien écrire (…) De plus, j’ai presque
entièrement perdu le pouvoir de lire (…) J’ai pris Proust après dîner et puis je l’ai remis en place. Ce
fut un moment terrible et cela m’a donné des envies de suicide. Il semble qu’il n’y ait plus rien à
entreprendre. Tout me paraît insipide et vain. Maintenant je n’ai plus qu’à m’observer pour voir
comment je remonterai le courant ».
Virginia subissait des accès d’angoisse fulgurants et très cycliques : le pouvoir déstructurant de ces
crises est ici et une fois encore bien évident.
10/09/1928
« j’ai même connu, une fois, une grande agonie, telle est la terreur de la solitude (...) C’est là une des
expériences que j’ai vécues ici durant un certain mois d’août et qui m’a rendue consciente de ce que
j’appelle la réalité, c’est-à-dire une chose que je vois devant moi, quelque chose d’abstrait mais qui est
incorporé cependant aux landes, au ciel, à côté de quoi rien ne compte ; en quoi je trouverai mon repos
et continuerai à exister. C’est ce que j’appelle la « réalité ». Et parfois je me dis que c’est la chose qui
m’est le plus nécessaire ; et que je ne cesse de chercher. Mais qui sait, une fois qu’on a pris une plume
et qu’on s’est mis à écrire comme il est difficile de ne pas transformer en « réalité » ceci ou cela, alors
qu’elle n’est qu’une chose ? Il se peut toutefois que ce soit un don tout personnel et c’est peut-être ce
qui me distingue des autres personnes (...) Comme je voudrais pouvoir l’exprimer ».
Virginia ressent la présence d’un grand mystère, d’un Réel abstrait, d’un réel cosmique qu’elle sent
battre au sein des collines et du ciel, un réel fascinant mais fugitif, quelque chose d’impalpable mais
omniprésent, prépondérant et Vrai, que sa faculté hypersensible lui donne l’occasion de ressentir
comme le sens suprême de la Vie, cela s’appelle un don. Ce dernier émane d’abord de l’observation,
de sa grande aptitude en la matière, mais, bien au-delà, d’une haute faculté personnelle à décrypter
cette observation et la retranscrire, à évaluer une présence à défaut d’une consistance précise,
palpable, à s’imprégner profondément de l’Existence et de ses multiples manifestations, intensité
qu’elle ressent comme inéluctable et s’imposant à tous (Vérité suprême). Certains « éléments » du
quotidien, au demeurant insignifiants, nous ramèneraient alors au Réel : ne passerions-nous pas, par
nos interprétations humaines inévitables, par nos humeurs (c'est-à-dire à travers nos perceptions
fugitives et subjectives) à côté de la simple vérité au lieu d’en capter sa quintessence ? En prolongeant
ce concept l’on peut se demander si certains des acteurs et grands vecteurs de la Vie, qui nous
semblent prépondérants et incontournables, ne seraient pas, à travers ce principe même, que fantoches
et superficiels ? Ou bien, au contraire, la Réalité ne se loge-t-elle pas dans la transcendance de notre
esprit, c'est-à-dire dans nos vies intérieures (et celle de notre plume), supplantant le visuel, l’établi, le
vulgaire, le terrestre, supplantant ces objets bruts et concrets que nous voyons : qu’est-ce que notre
connaissance (la Connaissance Absolue n’existant bien évidemment pas) ? « (...) Qu’est-ce que le
savoir ? Que sont nos érudits, sinon les descendants de sorcières et d’ermites accroupis dans leur
grotte et concoctant des philtres dans les bois, interrogeant les musaraignes et notant le langage des
astres ? (...) on pourrait imaginer un monde fort agréable. Un monde tranquille, vaste, avec des
champs pleins de fleurs rouges et bleues. Un monde où il n’y aurait pas de professeurs, pas de
144
spécialistes, ni de ménagères au profil de policier, un monde aussi facile à pénétrer que l’eau pour la
nageoire du poisson (...) » « La Marque sur le mur » (nouvelle).
07/11/1928
(Pendant de lourds moments ennuyeux chez Lady Cunard- lien au célèbre armateur de la compagnie
Cunard White Star qui possédait dans sa flotte le fameux paquebot Queen Mary).
« A ce moment, Lord Donegal entra : un jeune irlandais volubile, brun, le teint jaune, fuyant comme
une anguille et journaliste. « On ne vous traite pas trop comme un chien ? » lui demandai-je. « Non,
pas du tout », répliqua-t-il, tout surpris à l’idée que l’on pût traiter un marquis comme un chien ».
Voilà un régal de peinture au couteau ! Le côté « aspic » de Virginia Woolf. Elle détestait la
superficialité et donc la médiocrité intérieure, dans quelque milieu social que ce fut.
28/11/1928
« L’idée m’est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c’est saturer chaque atome. Je voudrais
éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu’il
peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer.
Les déchets, l’inertie proviennent de l’inclusion d’éléments qui n’appartiennent pas au moment. C’est
l’épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c’est
le faux, l’irréel, la convention à l’état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n’est pas
poésie, je veux dire par là, la saturation ? N’est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait
qu’ils ne choisissent pas ? Les poètes réussissent par la simplification, laissant pratiquement tout au
dehors. Moi je veux tout y mettre et cependant saturer. C’est ce que je veux tenter avec Les
Ephémères. Cela doit inclure l’absurde, les faits, le sordide, mais traités en transparence ». (NB : « Les
Ephémères », première dénomination du futur roman : « Les Vagues »).
Virginia construit peu à peu dans sa conception essentielle son nouveau roman : « Les Vagues » et met
une fois encore l’accent sur le côté dénaturant du procédé narratif classique. Dénaturer quoi alors ?
Dénaturer le Vrai, les libres pensées et sensations du moment, seules réalités à son sens.
18/12/1928
« Orlando- (…) Nous avons vendu plus de six mille exemplaires et les ventes continuent à une
cadence très rapide, cent cinquante aujourd’hui par exemple (…) Cela va-t-il s’arrêter ou continuer ?
De toute façon, ma chambre est assurée. Pour la première fois depuis que je suis mariée (1912-1928 :
seize ans), j’ai dépensé de l’argent. Mais le muscle dépensier ne fonctionne pas encore très bien. Je me
sens coupable ; je diffère mes achats (…) J’éprouve cependant une agréable sensation de luxe avec
tout cet argent dans ma poche (…) ».
Citation importante qui cadre la situation financière de Virginia et l’aisance balbutiante qui en
découlait. Son succès grandira au fil des années et lui apportera bien sûr un confort financier
indéniable, mais Virginia mettra du temps à être reconnue pleinement et le lecteur voit bien, à lire ces
mots, que l’aisance matérielle de Virginia à l’aube des années 1930 était encore relative. Virginia et
Léonard travaillaient pour gagner leur argent. L’on remarque encore, peu avant l’année 1929,
l’importance du concept de la « chambre » (individuelle) pour Virginia. Ce concept sera le fil
directeur de l’essai : « Une chambre à soi » qui constituera un ouvrage charnière dans la partie
engagée de l’Œuvre de Virginia Woolf. Enfin et en rapport très net avec le climat de pensée de la
romancière en fin d’année 1928, l’on ressent en filigrane le poids de la brimade que vécurent les
femmes pendant de nombreuses années et en l’occurrence pendant tout le XIX ème siècle. En effet,
Virginia met en évidence une certaine culpabilité dans la libre dépense qui en dit long sur les années
de frustrations subies par les femmes : elle décrit une tétanie musculaire qui reflète en fait une image
très profonde de la situation féminine des années 1920 et également des siècles d’Histoire passés.
145
08/12/1929
« Ce sont les prosateurs élisabéthains que j’ai aimés en premier, follement, stimulée en cela par
Hakluyt que mon père coltinait à la maison pour moi. J’y pense avec émotion. Père arpentant la
bibliothèque, en pensant à sa petite fille assise dans Hyde Park Gate. Il devait avoir alors soixante-cinq
ans et moi quinze ou seize. Et pourquoi ? Je n’en sais rien, mais je tombais en extase, encore que je ne
fusse pas particulièrement intéressée, mais la vue de ces grandes pages me fascinait. Je les lisais et
rêvais de ces obscurs aventuriers et j’imitais probablement leur style dans mon cahier. J’écrivais à ce
moment-là, je crois, un long et pittoresque essai sur la religion chrétienne, appelé si je ne me trompe
Religio Laici et prouvant que l’homme a besoin d’un dieu ».
Cette citation rejoint l’analyse faite dans le chapitre biographique quant aux rapports de Virginia avec
son père. Un trait d’union de toute première importance les liait tous deux : l’écriture et la littérature.
Leslie Stephen savait sa fille surdouée et, par conséquent, très proche de sa propre passion littéraire.
Au 22, Hyde Park Gate, Virginia développa une réelle et puissante fascination pour l’univers de son
père situé au premier étage de la maison familiale et dans lequel Leslie Stephen passait la plupart de
son temps à exercer son art dévorant. Il donna clairement à Virginia cette veine littéraire. En tant que
petite fille ou adolescente, cet univers la faisait rêver et son attache vitale aux livres et à l’écriture ne
la quittera jamais ; en cette citation, elle parle de ces instants de rêve avec force. Enfin, constatons
avec admiration qu’à l’âge de seize ans elle écrivait un essai sur la religion, qu’elle posait déjà ainsi
les bases de son esprit critique et qu’elle soulevait encore de grandes questions existentielles et
métaphysiques : (vraisemblablement) l’homme aurait besoin d’un dieu par nécessité, par peur de la
mort.
16/02/1930
« J’ai dû rester étendue sur un sofa pendant toute une semaine. Aujourd’hui, je me relève dans mon
état habituel ; entrain et lassitude tour à tour, avec des envies d’écriture spasmodiques, puis des
somnolences (…) Un nuage tourne dans ma tête (…) Une ou deux fois j’ai senti (...) cette bizarre
palpitation d’ailes qui me vient si souvent quand je suis malade (…) Je crois qu’en ce qui me
concerne, ces maladies sont, comment dire, en partie mystiques. Il arrive quelque chose à mon
cerveau. Il refuse de continuer à enregistrer des impressions. Il se ferme. Il devient chrysalide. Je reste
étendue complètement inerte, souffrant parfois de douleurs physiques aiguës, comme l’année
dernière ; ou (comme celle-ci) de simples malaises. Et puis, brusquement, un ressort se détend. Il y a
deux soirs, Vita était ici et quand elle fut partie, je commençai à me rendre compte de la qualité de la
soirée et que le printemps s’annonçait ».
Virginia parvient de l’extérieur à relater ses symptômes avec précision, un peu à la manière d’un
scientifique qui dresserait son propre diagnostic- c’est une force ; mais sa connaissance fine et
expérimentée de sa pathologie demeurait néanmoins génératrice d’une grande appréhension. Les
crises de Virginia la contraignaient à de longues périodes de repos qui ont parfois duré plusieurs mois
et qui l’handicapaient terriblement dans son travail d’écrivain. La romancière évoque également ici la
possibilité d’une auto alimentation de sa pathologie par le caractère naturellement complexe de son
psychisme.
07/02/1931
« (…) la fin des Vagues. J’ai écrit le mot : « Ô Mort », il y a un quart d’heure, ayant dévalé les dix
dernières pages dans des moments d’une intensité et d’un enivrement tels, que j’avais presque
l’impression de courir à l’appel de ma propre voix, à moins que ce ne fût d’une autre (comme lorsque
j’étais folle). J’étais presque effrayée, au souvenir des voix qui volaient alors devant moi. En tous cas,
c’est fait ; et je suis assise ici depuis quinze minutes dans un état de gloire et de calme, avec quelques
larmes, pensant à Thoby ».
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Citation qui corrobore le fait mentionné dans la partie profil biographique que la fin du roman : « Les
Vagues » et notamment l’écriture des mots qui deviendront plus tard son Epitaphe, a été un événement
hautement sensible vécu avec la plus grande intensité par la romancière : un état second. Il se pourrait
alors que cet ouvrage, en plus d’être un chef-d’œuvre, soit son Chef-d’œuvre (mais c’est tellement
subjectif- surtout, ne pas poser la question à Angelica : se référer à l’interview de septembre 2003).
28/03/1931
« Arnold Bennett est mort hier soir (…) Un homme sympathique et vrai, réticent et quelque peu
guindé dans sa manière d’être ; plein de bonnes intentions, pesant, bienveillant, vulgaire et le sachant ;
se débattant et tâtonnant confusément en quête de quelque chose d’autre ; gorgé de succès ; blessé
dans ses sentiments ; avide, balourd, intolérablement prosaïque, plutôt digne ; s’obstinant à écrire et
obstinément refait ; égaré par le luxe et la réussite, mais naïf ; un vieux raseur, un égoïste, à la merci
de la vie en dépit de sa compétence ; une conception boutiquière de la littérature, mais non dépourvu
de connaissances rudimentaires ; capitonné de graisse et de prospérité ; un penchant marqué pour
d’affreux meubles Empire. De la sensibilité. Une très réelle capacité pour comprendre jointe à un
gigantesque pouvoir d’absorption. Voilà ce qui me vient à l’esprit par à-coups ce matin ». (NB :
Arnold Bennett était un écrivain anglais né en mai 1867).
Voilà une fois encore mise en évidence la formidable capacité de Virginia à observer et analyser les
gens avec profondeur et psychologie, mais sans ménagement et avec des mots ajustés reflétant
fidèlement la personne ou la situation décrite ; avec honnêteté à dégager les aspects positifs du
tempérament décrit, mais aussi de manière mordante à dépeindre les défauts avec un style brut qui
décline une à une et sans hiérarchie les composantes de la personnalité analysée, passant d’un défaut
majeur à une qualité évidente, le contraste renforçant ainsi la « violence » (la réalité et les
oppositions) des traits évoqués. Le lecteur assiste à une véritable « radiographie » du personnage
proche de la réalité humaine et de ses paradoxes, antagonismes et complexités, reflet une fois encore
de sa part d’une approche psychologique et philosophique contradictoire fondamentale. Enfin, voir
également bien sûr en ce portrait une critique professionnelle de grand écrivain qu’elle était envers un
autre écrivain.
02/10/1932
« (…) je me sens épaulée maintenant par les collines, la campagne. Nous sommes tellement heureux à
Rodmell, Léonard et moi. Quelle sensation de liberté ! Cette vue embrassant trente ou quarante miles ;
pouvoir aller et venir à notre gré ; les nuits dans la maison vide et la triomphante élimination des intrus
et plonger quotidiennement dans cette divine beauté et toujours quelque promenade et les mouettes sur
les labours violets, ou bien aller jusqu’à Tarring Neville (ce sont les excursions que pour le moment je
préfère) sous le vaste ciel indifférent ».
Ode à Rodmell de laquelle émane un grand sentiment de liberté. Le bonheur est un tout et passe
irrémédiablement par un accord (une paix) avec soi-même et avec ce qui nous entoure. Dans le cas de
Virginia Woolf, les humeurs intermédiaires n’existaient pas ; ni bien sûr la linéarité : aucun
compromis face à l’intensité de la Vie. Noter encore l’accent mis par Virginia sur le bonheur réel vécu
avec Léonard, complice de ces moments et également sur leur attachement profond à la campagne de
Rodmell. A noter enfin la petite connotation : « la triomphante élimination des intrus » qui implique
que le couple Woolf, comme je l’ai précisé dans le chapitre « profil psychologique et biographique »,
vivait à Rodmell une vie relativement repliée sur elle-même. Virginia ne brimait pas pour autant et en
aucun cas sa nature gaie et ouverte.
26/01/1933
« Aucun critique n’accorde jamais sa pleine importance au désir de changement que réclame le
cerveau. Ils parlent de dispersion alors qu’il est naturel de chercher une autre direction ».
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Voici une remarque visant à considérer la critique comme Virginia Woolf traduit les faiblesses de la
structure classique du roman, c’est-à-dire lui reprochant implicitement d’être figée et conditionnée à
des considérations plus proches de la technique et de la forme que des divagations vivantes de l’esprit
ou des soubresauts du cœur humain.
« Quelle étrange coïncidence que la vie réelle m’offre exactement la situation que j’étais en train de
décrire ! Je finis par ne plus savoir qui je suis ni où je suis. Virginia ou Elvira ; une Pargiter ou pas ».
Encore un exemple prouvant que Virginia s’identifiait bien souvent à ses personnages, vivant
profondément la fiction qu’elle créait, qu’elle mêlait à la réalité (« Les Pargiter », futur roman : « Les
Années »).
12/08/1933
« (…) Je suis restée au lit deux jours et j’ai dû dormir sept heures, visitant de nouveau les royaumes du
silence. Et voilà que je me demande : « que signifient ces crises soudaines de complet épuisement ? ».
Je viens ici pour écrire et je n’arrive même pas à terminer une phrase ; quelque chose me tire vers le
bas. Serait-ce quelque effort inusité ? Est-ce mon subconscient qui m’attire vers elle ? (…) je crois que
cet épuisement vient de ce que je vis dans deux sphères à la fois, celle du roman et celle de la vie (...)
Quand j’écris à plein rendement, je ne désire que me promener et mener une vie enfantine et
parfaitement spontanée avec Léonard et tout ce qui m’est familier. Le fait d’avoir à me comporter
avec circonspection et décision vis-à-vis d’étrangers me jette toute pantelante dans une autre sphère ;
de là, l’effondrement ».
Vient en ce passage une auto-analyse de ses mécanismes dépressifs, une volonté, par un don
d’observation extériorisée, de comprendre ces derniers. La conclusion pointe une cause intime, un
fonctionnement qui lui est propre : Virginia vivait son art, vivait sa fiction et retombait par séquences
dans le monde réel. Chaque friction brutale avec la réalité provoquait en elle un état de choc. La
romancière vivait dans son monde et Léonard était là pour lisser sa vie et la protéger, autant que faire
se peut, des « agressions » extérieures.
16/08/1933
« L’idée de Tourgueniev, c’est que l’écrivain exprime l’essentiel et laisse le lecteur faire le reste. Celle
de Dostoïevski est de fournir au lecteur toutes les aides et suggestions possibles. Tourgueniev réduit
les possibilités. L’ennui, avec la critique, c’est qu’elle est superficielle. L’écrivain, lui, est allé
beaucoup plus loin en profondeur ».
Analyse formelle très intéressante de l’écriture : la critique et la création romanesque à travers deux
approches différentes. Pour Virginia, la critique se veut analytique : elle donne au lecteur un avis et
des « solutions », ou émet des contre-avis mais tend, en fixant différents concepts et ce de manière
presque paradoxale, au superficiel, résultante d’un jugement humain et donc d’un apport inévitable de
fiction obérant toute notion de réalité absolue et finalement d’objectivité (quand bien-même elle
demeure un outil de recherche d’objectivité par ses questionnements-mêmes, encore une notion
paradoxale). La création romanesque, elle, suggère plus qu’elle n’impose et, même si elle semble plus
réductrice que la critique, car non analytique et donc apparemment moins complète, elle pourrait au
contraire dégager plus de latitudes, par essence plus d’imaginaire et donc plus de profondeur. Elle
découlerait alors d’une démarche inverse, initialement inscrite dans la fiction mais empreinte
également de multiples réalités (que forment les multiples fictions). (Rappel : Fédor Mikhailovitch
Dostoïevski, écrivain russe né en 1821 et mort en 1881, auteur notamment de : « Crimes et
châtiments » en 1865 et de : « L’idiot » en 1867 / Ivan Sergueïevitch Tourgueniev était un grand
romancier et poète russe né en 1818 et décédé en 1883).
09/05/1934
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« Stratford sur Avon (...) Tout était en fleurs dans le jardin de Shakespeare. « C’est sur ce jardin que
donnaient les fenêtres de son cabinet de travail quand il écrivait La Tempête », dit le guide. C’est peutêtre vrai (...) Et quand la cloche sonna, c’est le son de cette cloche qu’entendait Shakespeare. Je ne
puis, sans un effort que mon esprit vagabond ne peut fournir, décrire ma bizarre impression
d’impersonnalité ensoleillée. Oui, tout semblait dire : tout ceci appartint à Shakespeare, ici il s’est
assis, là il s’est promené. « Mais vous ne me trouverez pas, du moins pas dans ma chair ». Il est
sereinement absent et présent tout à la fois, rayonnant autour de vous ; oui, dans les fleurs, dans la
vieille salle, dans le jardin, mais sans qu’on puisse jamais le saisir ».
Ce passage est pour moi particulièrement intéressant et révélateur, en rapport direct avec ma visite de
Monk’s House de juillet 2003 et surtout avec une sensibilité qui est mienne et me paraît une fois
encore commune avec celle de Virginia. En effet, lorsqu’on visite la maison (le lieu de vie passée)
d’une personnalité qui nous fascine, l’on ne peut s’empêcher d’« identifier » (d’attacher) à ce
personnage ce site historique en se disant qu’il a, immanquablement, vu ce décor des mêmes yeux que
les vôtres ou en tout cas vécu, écrit, évolué, parlé dans cette atmosphère : l’on veut alors, par une sorte
de réaction « fétichiste » et fortement imaginative, sublimer voire matérialiser ce personnage. L’on
tend alors vers une quête de l’émotion absolue. C’est une situation qui dépasse la logique mais qui
stimule fortement : ce transfert est, par nature, profondément lié à l’imaginaire. Dans ce passage,
Virginia appréhende l’esprit de Shakespeare, alors spectre omniprésent en tout endroit.
« Puis nous fîmes le tour de l’église et tout y est simple et un peu usé. La rivière glissant au pied du
mur de pierres, un arbre en fleur empourprant l’air : et la marge d’herbe, respectée, douce, verte et
boueuse ; et deux cygnes voguant nonchalamment (...) oui, un lieu impressionnant, toujours vivant et
ces petits ossements, reposant là, qui ont créé ».
C’est pour moi un hasard tout à fait surprenant. J’ai effectivement et nettement l’impression de
revivre, comme Virginia sur les traces de Shakespeare, mes instants de visite à Rodmell sur les traces
de Virginia Woolf. Tout y est, cette impression évoquée auparavant et, bizarrement, d’une manière
tout à fait similaire, ce même cadre familier : deux cygnes voguant paisiblement sur la rivière située à
quelques enjambées et l’église mitoyenne à la maison visitée...
02/10/1934
« Dimanche, en allant à Lewes, j’étais effrayée par le nombre d’automobiles et de villas. Mais d’autre
part, j’ai découvert la promenade de la ferme mystérieuse et celle de Piddinghoe, tant de diversité et
tant de grâce ; la rivière de plomb et d’argent ; la vapeur de Londres qui la descendait et le pont qui
s’ouvrait. Et les champignons dans le jardin, la nuit ; la lune comme l’œil d’un dauphin mourant ».
L’on remarque à quel point Virginia était à la fois comblée et inspirée par les scènes naturelles et
combien, par opposition, les prémices d’un futur monde moderne semblaient l’inquiéter (je me
souviens alors des paroles de sa nièce : « Virginia n’aurait pas pu vivre à notre époque, c’eût été
impossible »).
11/10/1934
« L’éloge ou le blâme n’ont qu’un effet momentané sur l’homme que l’amour de la beauté pour ellemême rend plus sévère que quiconque pour ses propres œuvres ».
Virginia cite John Keats (NB : un des plus grands poètes britanniques du début du XIX ème siècle, né
à Londres en 1795 et décédé à Rome en 1821, notamment chef de file de la poésie romantique) et cite
ses mots comme le principe suprême s’appliquant à sa création et à elle-même : un amour viscéral de
la beauté et de la perfection, rendant ainsi sa propre exigence plus sévère et profonde que tout
jugement extérieur.
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« Déjà j’éprouve ce calme qui me vient toujours quand on m’attaque. Je me tiens le dos au mur. Je me
dis que j’écris pour le plaisir d’écrire. Et puis il y a ce trouble et méprisable plaisir d’être insultée, le
plaisir d’être quelqu’un, d’être une martyre et quoi encore ? ».
Puis elle décrit (elle image) parfaitement sa réaction personnelle en cas d’attaque et, selon son bon
vieux principe d’analyse permanente, la décrypte avec une grande clairvoyance. L’attaque devient
alors clairement et logiquement l’expression d’une marque de reconnaissance, elle la stimule et
l’encourage dans son combat ; elle est intellectuellement revigorante et corrobore pleinement son désir
de continuer son Œuvre.
02/11/1934
« Et... si seulement (ne serait-ce que momentanément) je pouvais m’oublier moi-même,
complètement ; mes critiques, ma renommée, mon fléchissement dans la balance qui ne peut manquer
de se produire maintenant et pourrait durer huit ou neuf ans, alors je me montrerais telle que je suis au
fond ; très vive, animée, amusée, intense. Que ces extravagantes fluctuations d’une réputation sont
curieuses (...) Non, pour l’amour du ciel (...) Laissons tout blâme et toute éloge tomber dans le gouffre
ou monter à la surface et que je suive ma voie, avec indifférence. Et que je m’attache aux êtres et que
la vie m’emporte dans toutes les directions ».
Virginia analyse ici parfaitement sa réelle et profonde intensité ainsi que ses fonctionnements intimes
qui font sa richesse, mais qui constituent aussi les lanières de l’instrument qui la flagelle parfois. Et
puis, une fois encore mise en évidence l’ambivalence en forme de paradoxe liée à son fonctionnement
essentiel : égotisme, mais aussi intérêt fondamental envers les autres et la Vie qui l’entoure.
15/11/1934
« Et me voici maintenant (...) sur le point d’attaquer la révision des Pargiter et de les récrire. Un
moment affreux (...) Eh bien, j’ai effectué cet horrible plongeon et j’ai commencé à récrire Les
Pargiter. Seigneur, Seigneur ! Dix pages par jour pendant quatre-vingt dix jours. Trois mois. Ce qu’il
faut, c’est resserrer (...) Et maintenant je prévois que ce serait odieux, atroce, de resserrer cette énorme
masse, mais j’use à nouveau de toutes mes facultés (...) Une remarque : mon désespoir devant le livre
que je trouve mauvais. Je me demande comment j’ai pu écrire (et avec tant d’allégresse) cette idiotie.
(Cela, c’était hier). Et aujourd’hui, de nouveau, je le trouve bon. Je note aussi pour informer d’autres
Virginia écrivant d’autres livres, que c’est ainsi que les choses se passent. Haut, bas ; haut, bas. Et
Dieu seul connaît la vérité ».
Un exemple de ce qu’implique l’un des volets techniques de l’écriture : entre autre l’énorme travail de
relecture. En l’occurrence, la recomposition de son roman : « Les Années » sera un long travail
épuisant et très fastidieux pour Virginia Woolf, certainement le plus épuisant de toute son Œuvre :
« resserrer », selon ses propres termes. Il s’agira en fait de resserrer la forme sans en dénaturer le fond,
exercice ô combien difficile et périlleux. Puis encore sa formidable propension à douter : rien n’est
jamais définitivement gagné, tout peut basculer à nouveau à un moment ou à un autre, fixant bien
souvent la vie de Virginia sur le fil d’un rasoir. L’on constate également le côté fluctuant de l’écriture
et cet aspect terrible pour un écrivain que de constater au fil du temps et des relectures la fugacité de
l’intensité de ses écrits : ce qui semblait intense, fixé pour l’Eternité, peut apparaître des mois plus tard
d’une déroutante pâleur et ne jamais atteindre la perfection escomptée et n’être ainsi jamais
absolument achevé : l’Art demeure donc par essence infini et jamais fixé, ce qui est plutôt rassurant...
27/03/1935
« Hier, nous sommes allés visiter la Tour de Londres qui est une impressionnante et ignoble caserne
grise, hantée de corbeaux, à la fois donjon et prison (...) Les prisonniers ont gravé leurs noms sur les
murs avec beaucoup d’élégance. Et les joyaux de la Couronne brillaient, vulgaires, ainsi que les
Ordres, comme chez les joailliers de Regent street. Nous avons également vu les Scots Guards à
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l’exercice (...) tout était précis, inhumain, spectaculaire. Un spectacle dégradant et stupéfiant. Mais qui
s’accordait à merveille avec les murs gris, les pavés ronds, le billot d’exécution. Des gens étaient assis
sur le bord du fleuve entre les vieux canons (...) très romantiques. Le sentiment d’être en prison ».
Très bel exemple qui prouve que la qualité, le respect pour Virginia Woolf n’étaient absolument pas,
ou plutôt pas nécessairement en rapport avec le rang ou l’aisance de classe, mais dans l’intensité des
actes de tout être humain. Se lit alors un dégoût pour le luxe outrageux et le froid apparat (c'est-à-dire
pour tout ce qui est superficiel). Ainsi, il se pourrait que le mot « noblesse », pour la romancière,
revête en fait la signification essentielle de « noblesse d’esprit » et « noblesse de cœur », de
profondeur. Elle oppose donc ici le luxe (vulgaire) aux prisonniers (ayant agi avec une véritable
élégance) : tout est dit de sa manière de penser. Puis elle achève, comme elle excelle en la matière, par
une touche d’humour affûté.
09/04/1935
(Virginia rencontre un homme à la Bibliothèque de Londres : Morgan)
« Vous ne saviez pas, Virginia, que je fais partie ici du comité de direction. Et nous nous demandions
si nous admettrions des femmes parmi nous ». Il me vint à l’esprit qu’ils allaient me proposer et que je
serais obligée de refuser- « Elles en ont fait partie », dis-je : « il y a eu Mrs Green »- « Oui, oui, il y eu
Mrs Green. Et Sir Leslie Stephen avait déclaré : jamais plus. Elle était trop insupportable. Et j’ai
demandé si les femmes n’avaient pas fait de progrès depuis. Mais ils étaient tous fermement résolus.
Non, non, les femmes sont impossibles. Ils n’ont rien voulu entendre ». Voyez à quel point ma main
tremble. J’étais là, debout, furieuse (et aussi très fatiguée). Je voyais l’étendue de la semonce. Je me
disais que peut-être Morgan avait mentionné mon nom et qu’ils avaient répondu : « Non, non, non.
Pas de femme, elles sont impossibles ». Puis, je me calmai et ne répondis rien. Ce matin, dans mon
bain, j’ai commencé une phrase pour mon livre : Du fait d’être méprisé. Phrase qui se déroulera ainsi :
« Une de mes amies à qui l’on offrait... un de ces prix... on allait faire pour elle une notable exception
(...) répondit : « Ont-ils vraiment pensé que je l’accepterais ? Ma parole ! Mon refus modeste et
motivé eut l’air de les surprendre ! »- « Vous ne leur avez pas dit ce que vous pensiez d’eux pour avoir
osé présumer que vous consentiriez à fourrer votre nez dans cette boîte à ordures ? » demandai-je« Pas le moins du monde ! » observa-t-elle (...) je démontrerai que vous ne pouvez siéger dans des
comités si vous devez également servir le thé. Et que, soit dit en passant, ledit Sir Leslie Stephen
passait ses soirées avec la veuve Green... ».
La défense des droits des femmes à travers les siècles d’oppression qu’elles durent subir jusqu’à son
époque mettait Virginia hors d’elle-même. La romancière insiste alors implicitement sur un point
crucial : la nécessité absolue pour les femmes d’être à présent définitivement libres et reconnues et de
refuser les honneurs ponctuels et hypocrites hochets d’une gloire et d’une reconnaissance virtuelles.
« Si l’on vous offre des insignes, des titres ou des diplômes, jetez-les immédiatement à la tête de celui
qui vous les offre » « Trois Guinées ». Remarquer enfin la note ironique de la romancière pour
prendre en défaut l’hypocrisie de son père Leslie Stephen en cette occasion. En effet, elle rapporte une
attitude contradictoire et paradoxale de son père de condescendance et de manque de considération
intellectuelle envers la femme que représente Mrs Green, comparée au fait qu’il profitait tout de même
et sans vergogne des faveurs de cette dernière.
09/05/1935
« Assise au soleil devant la douane allemande. Une auto avec le svastika sur la vitre arrière vient à
l’instant de passer la barrière pour entrer en Allemagne. Léonard est dans les bureaux (...) Les voilà
qui sortent et l’homme rébarbatif sourit à Mitzi, le ouistiti ».
Je ne résiste pas à la tentation, alors que je passe quelques heures chez Angelica aujourd’hui et qu’elle
est en face de moi, de lui demander qu’elle m’éclaire sur cette affaire de ouistiti dont l’action se situe
lors d’un voyage en Europe du couple Woolf. Voici ce qu’elle me dit, étonnée mais amusée que nous
soyons amenés à parler de ce détail (Angelica semble à cet instant n’avoir jamais repensé à cet animal
151
auparavant) : « Mitzi le ouistiti était un coup de cœur de Léonard, très féru et grand ami des bêtes et
qui transportait parfois, perché sur son épaule, ce minuscule et frileux petit ouistiti de vingt-deux
centimètres tout au plus qui venait de Madagascar. Léonard et Virginia avaient alors, de par l’attention
produite sur les fonctionnaires ce jour-là, passé la douane sans problème ». (Je goûte avec la plus
grande magie les moments où je dois élucider avec Angelica certains points rapportés par Virginia
dans son « Journal » ou lorsque Virginia y évoque directement Angelica ; je relève la tête... et elle est
là, à mes côtés).
10/11/1936
« (...) mon cerveau est tellement fatigué par ce travail qu’il commence à souffrir au bout d’une heure
et même moins. Aussi, dois-je le ménager et l’immerger très doucement (...) Je me demande si
quelqu’un a jamais autant souffert pour écrire un livre que moi pour écrire Les Années. Quand ce sera
fini, c’est un livre que je ne regarderai jamais plus. C’est comme un interminable accouchement. Je
pense à cet été. Tous les matins une migraine et comment je me forçais à aller dans cet atelier, en
chemise de nuit et comment j’étais obligée de m’allonger après une page et toujours avec la certitude
d’un échec ».
Cette citation montre bien l’état avancé d’épuisement intellectuel et physique dans lequel se trouvait
Virginia pendant la conception de son roman : « Les Années », mais aussi les prémices de plus en plus
marquées d’une perte de confiance relative à son art, semblant alors plus tenace.
02/04/1937
« Je me sens tout animée et combative aujourd’hui et l’esprit tout débordant parce que j’ai été
profondément déprimée et souffletée par Edwin Muir dans le Listener et par Scott James dans Life
and Letters, vendredi. Tous deux m’ont administré une verte semonce. Edwin Muir dit de Les Années
que c’est un livre à la fois mort et décevant. Ce que dit James revient au même. Toutes mes lampes
baissèrent. Mon roseau plia jusqu’au sol. « Mort et décevant ». Ainsi ils sont allés droit à la vérité (...)
le délice d’avoir été mise en pièces est indéniable. On ne sait pourquoi on se sent revigoré, amusé,
complété, combatif. Plus que par les louanges ».
Virginia montre ici une fois encore que malgré son assurance, certes bien plus vissée qu’avant à ellemême, les critiques négatives l’ébranlaient (temporairement mais considérablement), mais démontre
également l’effet revigorant de ces pics acérés sur sa combativité : un électrochoc !
19/12/1938
« Des questions sur l’intérêt que je porte à l’art d’écrire. Dans l’ensemble, cet art devient absorbant.
Plus qu’avant ? Non. Je crois que c’était déjà absorbant quand j’étais une toute petite créature
gribouillant une histoire à la manière de Hawthorne, sur le sofa de peluche verte, dans le salon de
Saint-Ives, pendant que les grandes personnes dînaient ».
Les prémices très précoces de sa fièvre d’écrivain qui commença lorsqu’elle était enfant.
06/09/1939
« Conversation tendue. Ennui. Les choses n’ont plus de sens. Ce n’est presque pas la peine de lire les
journaux. La B.B.C donne n’importe quelles nouvelles, un jour à l’avance. Vide. Inefficience. Autant
noter ces choses. J’ai l’intention de forcer mon esprit à travailler à Roger- (biographie). Mais
Seigneur, voilà bien la pire de toutes mes expériences, en ce sens que nous sommes réduits à
n’éprouver que des sensations physiques. On se sent froid et inerte. Interruptions continuelles (...) Oui,
l’univers ne rime plus à rien maintenant. Suis-je lâche ? Physiquement je présume que je le suis. Je
crois que j’ai peur d’aller à Londres demain (...) On a simplement le sentiment que la machine à tuer a
besoin de se mettre en marche (...) la vie de tous les jours est devenue exsangue. Ni cinémas ni
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théâtres. Pas de lettres, sauf des courriers égarés venant d’Amérique (...) les amis n’écrivent pas, ne
téléphonent pas (...) Naturellement tout pouvoir de créer s’est tari ».
Arrivent ici les prémices d’une certaine torpeur qui s’installe et qui commence à toucher plus
directement Virginia Woolf. En effet, son monde familier mute de façon ostensible et inquiétante et
cette atmosphère pesante n’échappe pas à sa sensibilité (il est à noter d’ailleurs qu’au fil de ce
« Journal » et au cours de cette période, Virginia s’intéressera aux événements politiques liés au
conflit majeur qui venait de débuter et les analysera avec sens, perspicacité et, de manière étonnante,
très au fait de la stratégie).
20/03/1940
« Oui, un autre accès ; en fait deux autres accès : un, voici dimanche huit jours. Fièvre intense.
Angelica qui était ici m’a mise au lit ».
Ce passage évoque pour moi un fait relaté par Angelica lors de l’interview de septembre 2003 où elle
me raconta qu’elle avait un jour, lors d’une crise de sa tante, aidé Virginia à se mettre au lit et ce en
l’absence de Léonard ; elle lui avait alors demandé de rester avec elle pour lui tenir compagnie- voici
ce jour identifié.
« (...) l’autre dimanche, celui de la fièvre intense, Léonard m’a fait de sévères remontrances sur la
première partie de Roger. Nous marchions dans les prairies. C’était comme si un bec très dur et très
fort me piquait. Plus Léonard piquait, plus le bec s’enfonçait, ainsi que cela se produit toujours. Pour
finir, il se mit presque en colère parce que j’avais choisi ce qui lui paraissait, disait-il, la plus mauvaise
méthode (...) Léonard se manifestait curieusement dans ce qu’il a de plus rationnel, de plus
impersonnel ; plutôt émouvant et cependant si défini, si emphatique, qu’il réussit à me convaincre, de
mon erreur du moins, avec toutefois l’intuition bizarre qu’il se trompait lui-même, mais qu’il
persistait, pour quelque raison profonde : antipathie à l’égard de Roger (?), manque d’intérêt pour sa
personnalité ? Dieu seul le sait. Je retiens dans mon esprit ces courants mêlés. Et même, tandis que
nous marchions et que le bec frappait de plus en plus profondément, j’éprouvais une curiosité
totalement détachée pour le caractère de Léonard ».
Se rapprocher de cette époque d’élaboration de l’ouvrage : « Roger Fry : biographie » relatée dans le
chapitre « profil psychologique et biographique ». Etonnante Virginia qui, même à l’occasion de rares
critiques négatives à son encontre de la part de Léonard, parvient à se détacher de manière extérieure
et sereine du mal qu’elles lui font pour analyser le comportement de son mari avec lucidité. Puis
l’image saisissante du bec piquant en profondeur.
13/05/1940
« (...) bien que Léonard m’ait dit qu’il y a assez d’essence dans le garage pour nous suicider au cas où
Hitler serait le plus fort, la vie continue ».
Léonard et Virginia avaient effectivement envisagé cette hypothèse en cas d’invasion de l’Angleterre
par les nazis (rappel : Léonard était juif).
27/06/1940
« J’aimerais trouver un seul livre et m’y attacher, mais je ne le peux pas. Je me dis : « Si c’est ma
dernière étape, ne devrais-je pas lire Shakespeare ? ». Mais je ne peux pas. Je me dis : « Ne devrais-je
pas finir Pointz Hall ? Ne devrais-je pas finir quelque chose pour en finir avec tout ? ». La fin colore
la routine quotidienne à la dérive. Lui donne de la gaieté, de la témérité. « Ceci », pensai-je hier « est
peut-être ma dernière promenade ».
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Exemple de grand courage de Virginia Woolf face à l’éventualité d’une fin et puis ces mots qui
glacent au regard des évènements qui se passeront bientôt avec la même froideur (détermination).
« Ces circonvolutions familières, ces repères qui, pendant tant d’années, m’ont renvoyé un écho et ont
tant contribué à renforcer mon identité, appartiennent désormais à un monde aussi sauvage que désert.
Je veux dire qu’il n’y a ni automne ni hiver. Nous affluons vers le bord du précipice. Et puis... je ne
peux imaginer qu’il y aura un 27 juin 1941. Cela enlève quelque chose même au thé de Charleston.
Une autre journée est tombée dans le ruisseau du moulin ».
Un certain chaos s’installe, une perte des repères élémentaires de vie. Le sentiment général de Virginia
à l’égard de la situation devient nettement pessimiste et l’isolement est ici bien mis en évidence. Noter
tout de même ces mots optimistes qui sont un beau clin d’œil à la chaude ambiance familiale de
Charleston. Mais Virginia ne vivra effectivement pas le 27 juin 1941.
28/08/1940
« C’eût été une mort paisible et parfaitement naturelle que d’être abattus sur la terrasse pendant une
partie de boules par cette belle fin de journée d’août, fraîche et ensoleillée ».
S’agit-il, à ce stade, de froideur, de courage, de détachement ou d’humour, ou d’un tout ? Cette
attitude va se réitérer par la suite et au fil des événements- elle est analysée ci-après.
La période qui va suivre (de septembre 1940 à la fin du premier trimestre 1941) retrace une époque de
basculement, d’intensification des faits de guerre et donc d’intensité pour Virginia Woolf. Les
passages évoqués parlent d’eux-mêmes, ils vivent par la plume de la romancière.
Londres subit un déluge de bombes et de feu. Les attaques intensives submergent la vie des gens, tuent
et détruisent. Le monde physique réel s’écroule, bascule et envahit, agresse le monde fragile et
complexe de Virginia Woolf. Elle va donc évoquer ces faits de manière singulière, précise et
puissante : c’est un moment décisif dans la compréhension de son personnage. L’on va alors assister à
la réalité, une pression guerrière quasi indescriptible (sauf pour elle) et une double attitude de
Virginia : l’écrivain ayant, en l’occasion, un foisonnement de situations à décrire d’une manière
objective et clairvoyante, mais également une Virginia réagissant à la hauteur de la complexité de son
psychisme, vivant à la fois une grande torpeur et un état second reflet de son Aventure intérieure, mais
continuant contre vents et marées à apprécier la Vie au sein de ce chaos. (Explication : les faits de
guerre vont d’ailleurs expliquer mes premiers instants de recherche désabusés dans le quartier
mythique de Bloomsbury à l’occasion de mon premier voyage à Londres lors de l’été 2003- toute
trace de ce prestigieux passé a en effet presque cessé d’exister).
Virginia Woolf avait, jusqu’aux prémices de la guerre, montré un certain détachement par rapport à
cette dernière, même si, quelques années auparavant, Léonard et Virginia étaient allés s’enquérir de la
situation politique européenne en improvisant un voyage d’observation sur place. Mais Virginia vivait
avant tout dans son monde et montrait une vision détachée à l’égard de la plupart des milieux
politiques établis et de leurs bassesses. Dans son « Journal », ses écrits vont, dès 1940, traduire
indiscutablement un basculement ; ils vont, par la plume de la grande romancière qu’elle était et à
travers son immense acuité à observer et à décrire, être au service des faits, des intenses et horribles
faits. Mais pas seulement. Ils vont bien évidemment traduire aussi toute la complexité de sa
psychologie. Malgré l’énorme pression physique et mentale, Virginia Woolf décrira toujours les
événements avec exactitude et ne changera en rien sa propension naturelle et instinctive à observer les
comportements humains et à adorer la Vie. En cette époque de guerre, les occasions de descriptions
vont alors se multiplier et dresser à cette occasion un portrait de Londres tout à fait saisissant.
L’intensification du feu qui va peser sur les épaules de tous les londoniens et de toute la partie sud de
l’Angleterre va être révélée par les écrits de Virginia avec détails et intensité au point que le lecteur va
palper de manière évidente un bouleversement de l’attitude de Virginia Woolf, avec force
impressions, exactitude et clairvoyance à refléter les faits et les atmosphères, à subir également une
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pression nerveuse qui se lit en ses mots. Le rythme s’accélère, de page en page. La pression se ressent,
horrible. C’est un déluge de feu et l’anéantissement physique du monde qui entoure la romancière. Ses
nerfs sont éprouvés, son équilibre aussi. L’on ressent presque, à travers ses écrits, une accélération
cardiaque. Mais elle est là, décrivant... Puis, parfois, elle s’évade en un profond état second. Quand
elle décrit les événements guerriers, les coups portés à Londres par l’aviation allemande, elle souffre,
c’est le côté réel, peine, perte de ses biens et des souvenirs qui leur sont liés, perte de sa chère ville qui
la touche terriblement : le côté effroi, le choc physique. Puis l’irréel, l’irrationnel : l’écroulement de
ses deux derniers lieux de vie à Bloomsbury vécu aussi comme la satisfaction de se retrouver dans un
état de dénuement, comme un état purificateur- une dimension psychologique reflet de son
tempérament complexe. Le Monde s’écroule et inspire Virginia à retourner à l’état initial, lavée, nue
et pure comme au début (lien à l’enfance ?) : recommencer la vie à zéro et « rebondir », ne plus
souffrir aussi. Une genèse en quelque sorte. La catastrophe des maisons démolies et celle d’une berge
de la rivière Ouse détruite par une bombe et provoquant un raz de marée et un isolement « insulaire »
de Monk’s House vont provoquer en Virginia un même état second à jouir d’un spectacle primitif
exceptionnel et fascinant (dans le cas du marais qui les enserre) et fort régénérant (dans les deux
cas) : retour alors et une fois encore à un voyage dans son monde propre. Sa curiosité est exacerbée et
se loge dans les événements les plus graves avec un mélange de froideur mais de poésie aussi, avec un
esprit infiniment ancré dans l’imaginaire et foncièrement fertile. Cette réaction s’inscrit
essentiellement dans le registre de la complexité de son esprit ainsi que, concrètement, par les faits
exceptionnellement violents qui se déroulaient autour d’elle et agissaient tant sur son monde physique
que, par profondes répercussions, sur son psychisme. Elle était en fait en état de choc comme bon
nombre de londoniens, mais vivait les événements d’une manière toute à elle. Tout s’écroulait en fait ;
son monde physique et son univers imaginaire (bien souvent inspiré par la Cité) qui vivait dans ses
écrits et ses lectures et qui était désormais bouleversé, comme oppressé, serré dans un étau qui se
refermait sur lui chaque heure davantage et le parasitait. Une fois encore, ce qui va surprendre le
lecteur à travers les intenses récits de ces terribles journées, c’est la formidable et impressionnante
énergie déployée par Virginia ; elle se débat et analyse finement les événements dramatiques qui
l’entourent, mais traduit aussi ses humeurs et ses ressentis, voguant ensuite d’analyses littéraires ou
philosophiques vers de très poétiques descriptions de sa chère campagne de Rodmell, ou encore
analysant, en ces pénibles mais exceptionnelles occasions, les multiples manifestations du
comportement humain- penchant originel...
31/08/1940
« Maintenant nous sommes en plein dans la guerre. L’Angleterre est attaquée. J’ai éprouvé
complètement et pour la première fois cette impression hier. Une sensation d’oppression, de danger,
d’horreur. Le sentiment qu’une bataille se déroule. Une bataille enragée. Elle peut durer quatre
semaines. Ai-je peur ? Par intermittence. Le pire, lorsqu’on a peur, c’est que l’esprit ne peut pas
travailler allégrement le matin suivant. Bien sûr, c’est peut-être le début de l’invasion que cette
sensation d’étouffement ».
Cette période de basculement, parfaitement évoquée en ces termes, avait en fait déjà commencé
graduellement à s’opérer depuis la fin mai 1940.
05/09/1940
« Une idée me vient. Tous les écrivains sont malheureux. La peinture de l’univers reflété dans les
livres est, de ce fait, trop sombre. Ce sont les gens sans mots qui sont heureux ; les femmes dans le
jardin de leur cottage ».
Le monde artistique, celui qui fait vivre et donne sa substance à Virginia, souffre et blêmit (NB : cela
ne signifie pas qu’il est le seul à souffrir, bien évidemment, mais que sa souffrance, particulière, est
l’apanage des lettrés et des artistes dans leur sensibilité et leur intuitivité, leur intellect propres qui en
font bien souvent des visionnaires et, dans ce contexte précis si noir et hermétique, des êtres plus
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vulnérables à cause de leur complexité qui leur laisse pressentir la fin d’un monde créatif à
orientation cette fois plutôt froide- Virginia Woolf n’échappera pas à ce malaise profond).
11/09/1940
« Churchill vient de parler. Un discours clair, sobre, robuste. Il nous a dit que l’invasion se prépare. Si
elle doit avoir lieu, c’est apparemment dans la quinzaine qui vient. Des navires et des péniches sont
massés dans tous les ports français. Le bombardement de Londres prépare, de toute évidence, cette
invasion. « Notre majestueuse cité…etc », ce qui me touche, car je trouve Londres majestueuse (…)
John a téléphoné. Il était dans Mecklenburgh Square la nuit du raid. Il demande le transfert immédiat
de la maison d’édition » (NB : Virginia Woolf parle de John Lehmann, associé de Léonard Woolf pour
la Hogarth Press).
Même si Virginia évoque ici les signes annonciateurs d’événements gravissimes et les bombardements
en cours, elle n’en prend pas encore tout à fait l’absolue dimension, puisque aussitôt se détache sa
réaction sensible à l’hommage apprécié que Winston Churchill rend à sa belle Cité londonienne. Mais
ensuite, la menace se fait réelle et le ton plus grave. Les faits vont corroborer cette angoisse : Léonard
devra, suite aux bombardements de la maison relatés ci-après, évacuer les meubles et la presse de
Mecklenburgh Square pour les transférer définitivement à Monk’s House devenue refuge de guerre à
cette époque- la presse fut temporairement mise en sécurité à l’imprimerie de Letchworth pour
laquelle la Hogarth Press sous-traitait les plus grosses commandes et fut réimplantée le 5 décembre
suivant à Rodmell. Pour sa part, John Lehmann assurera depuis Londres et avec des moyens adaptés
les activités réduites de la maison d’édition (NB 1 : pour autant, aucune discontinuité dans l’adresse
de parution mentionnée sur les ouvrages de la Hogarth Press ne sera remarquée : 37, Mecklenburg
Square- j’avoue être incapable d’éclairer le lecteur sur ce point). (NB 2 : au fil des besoins, la
Hogarth Press sous-traitait également, en fonction des tirages requis, à d’autres imprimeries comme
Lowe & Brydone à Londres, notamment dans les années 1930).
13/09/1940
« Une accablante impression d’invasion est dans l’air ».
La pression se renforce, inéluctablement.
17/09/1940
« Notre île est une île déserte. Pas de nouvelle de Mecklenburgh Square (…) Certaines lettres mettent
cinq jours pour nous parvenir. Les trains sont incertains (…) Angelica se rend à Hilton en passant par
Oxford. Ainsi Léonard et moi sommes presque isolés. En rentrant hier soir nous avons trouvé un jeune
soldat dans le jardin. Il demanda « Pourrais-je parler à Mr Woolf ? ». Je pensai : « Ça y est, c’est un
billet de logement ». Mais non. Il voulait savoir si on pouvait lui prêter une machine à écrire (…) nous
lui offrîmes ma portative. Il ajouta alors : « Je vous demande pardon, monsieur, mais jouez-vous aux
échecs ? Il- Léonard- y joue avec passion, aussi lui avons-nous demandé de venir prendre le thé
samedi et faire une partie (…) Un garçon franc et sympathique. Soldat de profession ? Il me fait plutôt
l’effet d’être le fils d’un agent immobilier ou d’un petit commerçant. Il ne sort pas d’une grande école,
il n’appartient pas non plus à la classe ouvrière. Mais je me renseignerai ».
Tout d’abord, la sensation d’isolement encore clairement mise en évidence. Puis, m’ayant paru
compliqué, j’ai voulu élucider ce trajet d’Angelica, alors je l’ai appelée. Elle se souvient très bien de
ce voyage, elle ne l’a fait qu’une fois. C’était le « blitz » m’a-t-elle dit : tout déplacement était difficile
et compliqué. En fait, pour rejoindre Charleston où elle habitait et qui se situe au sud de Londres, elle
était obligée de contourner Londres par Oxford, située à l’ouest nord-ouest de Londres. Ensuite, il y a
la péripétie de ce jeune soldat qui a, par le plus grand des hasards, rencontré Léonard et Virginia et
« hérité » à cette occasion de la machine à écrire portative de Virginia, ce qui prouve d’ailleurs sa
générosité. Sur cette machine, elle avait peut-être tapé des passages de : « Mrs Dalloway » ou de :
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« La promenade au Phare », ou encore des : « Vagues » ou de : « Orlando », que sais-je ? Qu’est
devenu ce monsieur ? Qu’en a-t-il fait ? Brille-t-elle, cette machine, amoureusement conservée dans
une vitrine ou traîne-t-elle, anonyme, dans un vieux grenier du Sussex ? Si ce jeune soldat avait
vraiment obtenu un billet de logement chez les Woolf c’eût été un grand moment dans sa vie, une
chance unique, mais, pour finir : « je me renseignerai » écrit la romancière- je n’ose imaginer
comment ce jeune homme aurait été examiné par Virginia s’il avait, par contrainte de guerre, vécu à
leurs côtés quelque temps. Il serait, c’est évident, entré de plain-pied dans son « Journal »...
18/09/1940
« Nous allons avoir besoin de tout notre courage » ; tels sont les premiers mots qui me sont venus aux
lèvres ce matin, en apprenant qu’à Mecklenburgh Square toutes nos vitres sont brisées, nos plafonds
écroulés et presque toute la porcelaine en miettes. La bombe avait éclaté. Pourquoi avons-nous jamais
quitté Tavistock Square ? Mais à quoi bon se poser des questions (…) La Hogarth Press (ce qu’il en
reste) doit être transférée à Letchworth. Une sombre matinée. Comment peut-on, après cela, se
remettre à Michelet ou à Coleridge ? Comme je l’ai dit, nous avons besoin de courage ».
Réaction de Virginia inscrite dans le réel : le choc.
25/09/1940
« Toute la journée de lundi à Londres, dans l’appartement. Obscurité. Les tapis sont cloués sur les
fenêtres, les plafonds éventrés par endroits, des tas de poussière grise et de débris de vaisselle sur la
table de la cuisine. Les chambres à l’arrière, intactes. Une ravissante journée de septembre, tendre.
Trois jours de ce temps si tendre (…) La bombe de Brunswick Square a éclaté (…) J’ai réconforté les
femmes énervées et épuisées ».
L’on voit ici, côte à côte, l’austérité liée aux événements et le positivisme de Virginia qui note, de
manière tranchée, le ravissement et la douceur de l’instant et l’on y voit également un côté très humain
de Virginia à agir pour réconforter autrui, alors dans la souffrance.
02/10/1940
« J’ai dit à Léonard : « Je ne voudrais pas encore mourir ». Les chances seraient contre (…) J’essaie
(…) de m’imaginer comment on peut être tué par une bombe. Je crois que j’ai saisi la sensation avec
une certaine acuité, mais ne puis concevoir rien d’autre que le suffocant anéantissement succédant au
choc. Je penserais sans doute : « Oh, j’aurais tant voulu vivre encore dix ans… pas ceci ! ». Et pour
une fois je serais à court de description. Veux-je dire de la mort ? Non, le bruit horrible, la convulsion,
l’écrasement de mes arcades sourcilières sur mes yeux si lucides, sur mon cerveau ; le processus
d’extinction de la lumière. Douloureux ? Oui. Terrifiant ? Je le suppose. Et puis l’évanouissement,
l’épanchement de soi ; deux ou trois sursauts pour retrouver la conscience et plus rien, plus rien…trois
points de suspension… ».
L’art d’analyser, mais une certaine froideur aussi à disséquer de la sorte un tel moment horrible. Le
signe d’une curiosité surprenante mais tout à fait naturelle et singulière chez la romancière. Le reflet
également d’un état second portant en filigrane le désespoir.
12/10/1940
« Si ce n’était une trahison de le dire, un jour comme celui-ci est presque trop, je n’ose dire heureux,
mais malléable (…) Le ton passe d’une gracieuse mélodie à une autre. Tout se joue aujourd’hui et
dans quel théâtre ! (…) Et toutes les choses redeviennent plaisantes les unes après les autres. Le petit
déjeuner, écrire, se promener, le thé, les boules, la lecture, les friandises, le lit (…) Je ne peux vivre
qu’intensément. Si j’étais à Londres maintenant, ou comme je le faisais encore il y a deux ans,
j’ouvrirais sur les rues des yeux de chouette. Il y a là-bas tellement plus de substance et de motifs
157
d’exaltation qu’ici. Il me faut donc suppléer à cela, mais comment ? En inventant des livres, je crois.
Et il y a toujours la possibilité d’une vague plus forte. Mais non, je ne veux pas tourner ma loupe de ce
côté-là. Des lambeaux de souvenirs apportent tant de fraîcheur à mon esprit (…) Et toutes les corvées :
vêtements, Sybil, mondanités, tout cela n’existe plus… (…) Tous nos amis sont isolés autour de leurs
propres feux d’hiver. Les risques d’être dérangés sont rares maintenant. Pas de voitures. Pas
d’essence. Les trains capricieux. Et nous, sur notre libre et belle île d’automne ».
Elle évoque ici avec grand plaisir les joies de se laisser vivre à Rodmell et immédiatement à la suite
déplore, en comparant Rodmell à la vie trépidante londonienne, un certain ennui en ce lieu isolé.
Ensuite, elle va positiver en se disant que certaines corvées londoniennes d’antan n’existent plus, la
vie y étant devenue survie. Puis, se dit-elle, il y a tout de même la campagne et la beauté de l’île
Rodmell (ou Monk’s House Island !) (rappel : une bombe ayant fait éclater l’une des rives de la
rivière Ouse, la maison du couple Woolf se trouvait alors encerclée par les eaux). L’on remarque
aussi l’association du mot « corvée » à celui de « vêtements »- Virginia se souciait effectivement peu
de l’apparence vestimentaire, excepté en l’occasion ponctuelle de soirées habillées, s’accordant alors
et ce pour sa curiosité accrue et l’émulation intellectuelle qui l’accompagnait, avec le faste de ces
réceptions qui l’excitaient.
17/10/1940
« Notre chance a tourné. John dit que Tavistock Square n’existe plus. S’il en est ainsi, je n’ai plus
besoin de me réveiller la nuit pour me dire que la chance des Woolf a tourné (…) Tout semblait choir
à travers la douceur de l’air pour se reposer sur le sol. La lumière commence à décliner ».
20/10/1940
« (…) c’était vendredi à Londres (…) Je suis allée (…) à Tavistock Square. J’ai vu avec un soupir de
soulagement un tas de ruines. Trois maisons au moins avaient été soufflées. Les soubassements pleins
de décombres. Comme reliques, un vieux fauteuil d’osier acheté au temps de Fitzroy Square (…) Pour
le reste, rien que des briques et des éclats de bois (…) J’ai pu tout juste voir, encore debout, un pan de
mur de mon studio. Autrement, rien que des décombres de l’endroit où tant de mes livres ont été
écrits. L’air circulait librement là où nous nous sommes assis pendant tant de soirs, où nous avons reçu
tant d’amis (…) De là, je suis allée à Mecklenburgh Square et revu de nouveau une litière de verre
brisé, de fine poussière noire, de plâtre pulvérisé. Miss T. et Miss E. en pantalons, tabliers et
marmottes, balayaient. J’ai remarqué que les mains de Miss T. tremblaient de la même façon que
celles de Miss Perkins (…) Conversation désinvolte, saccadée. Répétitions. Quel dommage que nous
n’ayons pas reçu sa carte… pour nous épargner le choc… vraiment affreux (…) Le parquet de la salle
à manger jonché de livres. Dans mon petit salon, le secrétaire de Mrs Hunter saupoudré de verre brisé
et ainsi de suite. Dans le salon seulement, les vitres sont encore à peu près intactes, mais le vent
soufflait à travers. J’ai commencé à chercher les cahiers de mon journal. Que peut-on bien emporter
dans cette petite voiture ? Darwin et l’argenterie ? (…) Il y a une certaine exaltation à perdre ce que
l’on possède, sauf qu’à certains moments je voudrais mes livres, mes chaises, mes tapis, mes lits.
J’avais tant travaillé pour les acquérir un par un. Et les tableaux. Mais ce serait maintenant un
soulagement d’être débarrassés de Mecklenburgh Square. Tout sera presque certainement détruit (…)
En dépit du déménagement et de la dépense, je crois que si nous sauvons nos affaires, nous en serons
quittes à bon compte. Car si nous étions restés au 52 nous aurions tout perdu. Mais c’est étrange la
délivrance que cause une perte. J’aimerais recommencer une nouvelle vie en paix, dans le dénuement,
libre d’aller n’importe où. Mais au fait, pouvons- nous nous défaire de Mecklenburgh Square ? ».
Pour comprendre ce passage, se reporter tout d’abord à l’introduction du début de ce chapitre qui
explique le double état (dont l’état second tout à fait inattendu) que Virginia va vivre en ces
moments : la reconnaissance objective de la catastrophe et, de manière paradoxale, la jouissance
sincère d’un dénuement brutal. Y voir ensuite, malgré une étrange et palpable distance de Virginia
envers ces événements, une hiérarchie dans son malheur et dans l’effondrement matériel de son
monde réel : la destruction complète du 52, Tavistock Square et la destruction partielle du 37,
158
Mecklenburgh Square. Si les époux Woolf étaient restés à Tavistock Square, ils seraient morts ou
auraient tout perdu. A Mecklenburgh Square, des vestiges demeurent et peuvent être sauvés. Virginia
et Léonard perdront dans le bombardement des biens inestimables irremplaçables, tels des objets
familiaux hérités de Leslie et Julia Stephen, ou encore des peintures ou de la vaisselle décorée par
Duncan et Vanessa ainsi que des masses de lettres, souvenirs, documents uniques et livres rares, dont
certains hérités du père de Virginia et Vanessa, Leslie Stephen. Les lances des pompiers réduisirent en
bouillie de papier ces trésors de richesse (j’aime l’alliance de ces deux mots, pas forcément
synonymes). Pourtant, de ce capharnaüm, seront extraits intacts les vingt-six volumes du « Journal »
de Virginia Woolf qui auront donc miraculeusement résisté aux flammes infernales et au déluge qui
s’en suivit. S’ils avaient brûlé, nous aurions été privés de ce monument, véritable témoignage, c’est un
euphémisme, véritable miroir à travers lequel le lecteur a une occasion unique d’appréhender plus
finement le personnage de la romancière. Le « Journal » de Virginia Woolf est bien plus qu’un
Journal, il est une œuvre qui parle- c’eût été une véritable perte pour la littérature.
05/11/1940
« La meule au cœur des eaux est d’une indicible beauté ! Quand je lève les yeux je vois toute cette eau
sur le marais. D’un bleu profond au soleil, les mouettes comme des graines de cumin ; une tempête de
neige, le parquet de l’Atlantique, des îles jaunes ; des arbres effeuillés ; les toits rouges des cottages.
Oh, si cette inondation pouvait durer toujours. Un espace vierge. Pas de villas. Comme c’était au
début (…) je ne me suis jamais sentie aussi fertile. Et aussi (…) ma passion enfantine, ma vieille faim
pour les livres m’est revenue ».
L’on retrouve ici la dimension de grande observatrice de la romancière. L’intensité du bonheur de
l’instant est parfaitement restituée : elle tire soulagement et plaisir à se retrouver submergée par cette
eau purifiante qui lui apporte un renouveau naturel, lavée de tous tourments pour vivre alors
essentiellement la Vie. Ce spectacle insuffle immédiatement en elle énergie et inspiration, poésie, une
sincère exaltation à observer une telle victoire de la Nature sur l’homme, un tel retour
« préhistorique » à l’état brut, où plus rien ne semble, à côté, avoir de consistance. Le spectacle la
saisit et force au retour aux sources, au dénuement, à la genèse...
19/11/1940
« (...) nager dans un champ, quelle idée ! (…) comme j’aime cette eau sauvage, médiévale, déplacée,
tous les troncs d’arbres qui flottent, des troupes d’oiseaux et un homme dans une vieille barque, et moi
si privée de traits humains qu’on me prendrait pour un poteau qui marche ».
L’état second exalté de Virginia est ici clairement restitué.
Novembre 1940 (NB : hors « Journal d’un écrivain »)
Après une nouvelle explosion qui achève la destruction du 37, Mecklenburgh Square : « se tenir au
rez-de-chaussée et voir directement le toit, tandis que les moineaux farfouillaient dans les poutres de
ce qui avait été un plafond ; les bibliothèques avaient été arrachées des murs et les livres formaient
d’énormes tas sur le plancher, couverts de débris et de plâtre. En bas, les livres, les dossiers, le papier,
la presse et les caractères n’étaient qu’un horrible amas noir ». « Oxford Street en poussière à présent.
John Lewis, Selfridge, B&H, tous les magasins que je fréquentais. Et la cour du British Museum (…)
une bombe dans Gordon Square. Toutes les fenêtres du 46 brisées ».
Le quartier de Bloomsbury aura donc été touché de plein fouet : notamment Fitzroy Square et les
ateliers-studios de Vanessa et Duncan à Fitzroy street, Brunswick Square, Tavistock Square et
Mecklenburgh Square. Les deux dernières maisons de la vie de Virginia à Bloomsbury ont succombéla première, issue de cette grande et primordiale époque de fin 1904 : le 46, Gordon Square, a résisté.
Quel heureux hasard : la guerre n’a pu venir à bout du « salon » des enfants Stephen...
159
29/12/1940
« Il y a des moments où la voile retombe. Alors, éprise de la beauté de vivre, résolue à presser tout le
suc de l’orange et pareille à la guêpe lorsque la fleur sur laquelle je suis posée se fane (…) alors je
pars à travers champs vers la falaise. Une barrière de barbelés en défend les bords. J’ai essayé de me
secouer mentalement sur la route de Newhaven (…) fatiguez le corps et l’esprit se calme. Tout désir
de poursuivre ce Journal m’abandonne. Quel est le meilleur antidote ? (…) Je déteste la dureté de la
vieillesse. Je la sens venir. Je grince. Je suis aigre. Le pied moins prompt à tâter la rosée, Moins
sensible le cœur à de nouveaux émois, Et moins prompte à bondir l’espérance écrasée… Je viens
d’ouvrir Matthew Arnold et j’ai copié ces lignes (…) je me détache de plus en plus de la hiérarchie, de
la patriarchie. Quand Desmond fait l’éloge d’East Coker et que je suis jalouse, je me promène à
travers le marais en répétant : « Je suis moi ». Et je dois suivre ce sillon et non en copier un autre. La
seule justification de mon œuvre c’est ma vie. Comme on éprouve de la jouissance à manger
maintenant ! Je rêve de repas imaginaires » (NB : elle évoque ci- avant Desmond Mac Carthy et « East
Coker », poème de T.S Eliot).
Cette citation évoque, à trois mois de la fin de la vie de la romancière, sa vision négative de la
vieillesse appréhendée comme une défaite de la Vie, comme un amoindrissement de l’être humain
(réflexion- je pense à un autre écrivain d’une culture et d’un genre très différents mais extrêmement
sensible lui aussi et plus contemporain qui percevra la vieillesse, pour son cas et dans son contexte
personnels, exactement de la même manière : je cite Romain Gary qui mettra lui aussi fin à ses jours,
refusant de vieillir après une existence mirifique). On lit aussi en ses mots la persistance de cette
recherche d’affirmation d’elle-même qui, malgré l’acquisition avec le temps d’une certaine assurance,
ne cessera de la tourmenter : « Je suis moi »- ces trois mots suffisent à eux seuls à traduire l’état
d’esprit de la romancière et sa quête d’identité. Puis cette citation s’achève sur une note optimiste et
énergique qui supplante immédiatement toute notion ou perception négative : c’est alors
inéluctablement la Vie qui triomphe...
01/01/1941
« Dimanche soir, tandis que dans un livre très exact et très détaillé je lisais le récit du grand incendie
de Londres, Londres flambait. Huit de mes églises de la Cité sont détruites ainsi que le Guildhall ?
Cela fait partie de l’année dernière. Le premier jour de la nouvelle année nous offre des lames de vent
comme des scies circulaires ».
L’intensité des derniers mots de cette citation dresse ici un tableau foncièrement noir de Londres.
L’atmosphère de torpeur qui saisit Virginia Woolf est ici, toutefois avec un certain fatalisme,
nettement restituée à travers l’évidence de son lien affectif à sa chère Cité londonienne.
09/01/1941
« Hier, Mrs X a été enterrée sens dessus dessous. C’est un accident. Une si forte femme, comme dit
Louie, se jetant aussitôt comme une goule sur cette histoire de tombeaux (…) Ces choses ont-elles un
intérêt ? Faut-il s’en souvenir ? (...) Disons que dans la vie tout est si beau à mon âge. Je veux dire,
quand j’imagine qu’il n’en reste plus beaucoup devant moi. Et de l’autre côté de la vie, il n’y aura pas
de neige rouge, rose et bleue ».
D’abord, le fond de la situation banale qu’elle décrit : la vulgarité épinglée. Puis, il y a ces mots
simples sur la Vie et sur la mort et cet hommage à la fiction naturelle qui coulait dans ses veines. A la
lecture de ces mots, c’est encore définitivement la Vie qui sourit...
15/01/1941
« Nous étions à Londres lundi (…) J’ai regardé le fleuve, enveloppé de brume. Quelques plumets de
fumée montaient, de maisons en flammes peut-être (…) Puis je vis la falaise d’un mur, rongée sur le
160
côté. Un grand angle de rue tout écrasé, une banque (…) J’essayai de prendre un bus, mais il y avait
un tel embouteillage que je dus redescendre (…) L’arrêt du trafic était total, car on faisait sauter des
rues entières (…) j’errai dans les ruines désolées de mes vieux squares ; éventrés, démantelés, les
vieilles briques rouges réduites en poudre blanche (…) Une poussière grise, des vitres brisées (…)
Tout cet univers si parfait, si accompli : anéanti, disparu ».
En cette citation, c’est le côté souffrance (dans son monde réel) qui parle. Souffrance à assister à ces
scènes de désolation, de choc : sa chère Cité martyrisée et détruite.
26/01/1941 et 07/02/1941
« Je lutte contre le découragement. Harper’s a refusé ma nouvelle et mon Ellen Terry (…) Ce puits de
désespoir ne va pas, je le jure, m’engloutir. La solitude est grande. La vie à Rodmell est insignifiante.
La maison est humide et mal tenue. Mais il n’y a pas d’alternative. Et puis les jours vont allonger. Ce
dont j’ai besoin, c’est des enthousiasmes d’autrefois (...) La guerre marque un temps d’arrêt. Six nuits
sans raids. Mais Garvin dit que la lutte va reprendre, plus terrible que jamais, dans trois semaines
environ (…) C’est l’heure froide avant les lumières. Quelques perces-neige dans le jardin. Mais oui,
pensai-je, nous vivons sans avenir ? C’est cela qui est étrange ; d’avoir ainsi le nez écrasé contre une
porte close ». (NB : Harper’s Magazine est un magazine qui fut fondé à New-York en juin 1850
dépendant de la firme éditoriale Harper & Brothers).
« Pourquoi étais-je si déprimée ? Je n’arrive pas à m’en souvenir ».
Alternance une fois encore de deux extrêmes : l’on ressent ici la désolation et la tristesse s’enraciner
plus profondément et le spectre d’un drame à venir, mais aussi la faculté de se ressaisir.
16/02/1941
« (…) Letchworth ; les esclaves enchaînées à leur machine à écrire ; leurs visages tirés et fixes ; les
machines infatigables et de plus en plus compétentes, pliant, pressant, collant et livrant des livres
impeccables. Ils arrivent à frapper le tissu pour imiter le cuir. Notre imprimerie à nous est dans une
cage de verre ».
Letchworth était une imprimerie, une presse de taille beaucoup plus « industrielle » que la Hogarth
Press. C’est ce à quoi la romancière fait allusion : les prémices du monde moderne. La Hogarth Press,
en 1941, fait déjà figure de presse artisanale d’une autre époque (NB : Virginia et Léonard auront
effectivement, au fil des éditions et rééditions à honorer, besoin de sous-traiter leur activité par le
biais de cette presse beaucoup plus adaptée aux forts tirages- je suis pour ma part très heureux
d’avoir acquis quelques ouvrages originaux de Virginia Woolf émanant de la Hogarth Press, je les
garde comme des trésors liés à des souvenirs personnels d’enquêtes somme toute intraduisibles que
j’emporterai avec moi dans le cadre d’une ô combien singulière et magique Aventure).
09/03/1941
« Premier jour de printemps (…) Vu un joli chapeau dans un salon de thé. Comme la mode ranime le
regard ! Et dans la salle toutes ces vieilles femmes incrustées des coquillages du temps, fardées,
parées, cadavériques (…) Non, je n’ai aucune arrière-pensée d’introspection. Je retiens seulement la
phrase de Henry James : Observez perpétuellement. Observer la venue de l’âge, observer la
gloutonnerie, observer mon propre abattement. Par ce moyen tout peut servir, du moins je l’espère. Je
tiens à saisir le meilleur de ce temps. Et ne sombrerai qu’avec tous mes étendards déployés. Ceci, je le
vois, confine à l’introspection, mais y échappe de justesse (…) il est essentiel d’avoir une occupation.
Et maintenant, je m’aperçois, non sans plaisir, qu’il est sept heures et que je dois préparer le dîner.
Haddock et chair à saucisse. Il est vrai, je crois, que l’on acquiert une certaine maîtrise de la saucisse
et du haddock en les couchant par écrit ».
161
Encore une belle marque d’énergie et une leçon d’observation. « Observer » reste alors le maître mot
définitif, le fil d’Ariane, l’essence de sa vie dont elle souhaite résolument, deux semaines et demie
avant sa disparition, goûter chaque instant avec bonheur et intensité. « Et ne sombrerai qu’avec tous
mes étendards déployés » : partir la tête haute, avec panache et dignité, sans capituler. Se remémorer
alors : « Invaincue, indomptable, c’est contre toi, ô Mort, que je m’élance », épitaphe inscrite sur le
buste-stelle de Virginia dans le jardin de Monk’s House d’après la dernière phrase de son roman :
« Les Vagues ». S’élancer, c’est attaquer, tel un chevalier aux étendards déployés fondant avec force
courage sur cette armée de l’ombre…
Enfin, Léonard rend ici un bel et juste hommage à sa femme en terminant le portrait et la vie de la
romancière par une citation à touche humoristique. En achevant de cette manière le « Journal d’un
écrivain », il met définitivement en évidence le côté positif de sa personnalité et ce une fois encore par
un trait primordial qui la caractérisait : l’humour...
Lire le « Journal d’un écrivain », véritable œuvre d’art, est une Aventure en soi. Quelque temps après
avoir achevé cet ouvrage, je ressentis un étrange sentiment de manque, une grande absence et un
regret : celui d’avoir terminé trop tôt ce voyage intérieur. A travers ses écrits, Virginia Woolf a le don
d’une présence saisissante. Comme si elle continuait d’exister, elle emporte le lecteur et devient peu à
peu, au fil des pages, une alliée, presque quelqu’un d’intime...
162
Chapitre VI
Voyage à Lewes, Charleston et Rodmell (octobre 2004)
Vendredi 29 octobre
L’Aventure continue de plus belle, s’imposant comme un enchaînement d’émotions positives et
intenses, telle est la clef de voûte de cette histoire : c’est le retour tant attendu sur la terre anglaise...
Après une traversée de quatre heures aux côtés de Marina, jeune fille inconnue de peut-être vingt ans
avec laquelle j’ai partagé des moments de connivence tout à fait singuliers, je retrouve Lewes avec le
plus grand plaisir.
Samedi 30 octobre
Je me rends dès les premiers instants de la matinée à « The Round House », maison évoquée à
l’occasion de mon voyage en Angleterre de l’été 2003 acquise par Virginia en juin 1919 et qui ne fut
conservée par les époux Woolf que quelques semaines. La demeure, face au vieux château de Lewes,
est accessible par une petite sente qui lui confère une quiétude et une discrétion exemplaires. Elle est
ronde donc atypique mais sobre et très élégante. Comme lors de mon premier séjour, Lewes renforce
d’emblée mon impression d’une petite ville au charme simple mais raffiné.
Je pars à présent pour Charleston... La campagne anglaise est flamboyante en ces derniers jours
d’octobre. Un soleil franc et chaud vient enflammer les teintes rousses automnales de cette nature
généreuse. Le village de Firle, où reposent Vanessa Bell et Duncan Grant, non loin de leur maison de
Charleston, fait son apparition...
Charleston à présent : j’arpente le long chemin menant à la propriété- il sillonne une campagne qui fut,
je l’imagine, le théâtre de jeu d’Angelica et de ses frères. Mon cœur se serre à l’approche de la
maison, Angelica accompagne chacun de mes pas... Voilà, j’y suis. L’arrivée sur les lieux me saisit au
plus profond de moi-même. Me voici donc au cœur de l’Art de Bloomsbury, dans le berceau de ce
noble passé, là où grandit Angelica. Mon impression est étrange, je découvre un lieu presque familier
et m’imprègne avec une grande émotion de l’atmosphère tranquille, simple et douce qui se dégage de
cet endroit- l’air est léger (et grave). La demeure, imposante mais sobre à la fois, dégage une
esthétique discrète. Le jardin est spacieux, bien que moins grand qu’à Monk’s House, mais la maison
de Charleston vit en paix, isolée au sein de cette Nature souveraine. Plus lumineuse et bien plus
grande que la demeure des époux Woolf, plus égayée et moins austère aussi, ces deux mondes
semblent à la fois totalement différents dans leur forme et infiniment complices dans leur fond. Il
serait impossible de vouloir, par des mots, évoquer cette atmosphère dans laquelle, en découvrant
chaque pièce, le visiteur est plongé avec éblouissement- je ne peux que restituer certaines sensations.
La visite, à mon grand regret mais pour raison compréhensible de sécurité, est obligatoirement guidée
et, dans mon cas, handicape le rêve bien évidemment. Au fil des pièces, je m’efforce néanmoins de
demeurer le dernier touriste, quelques secondes isolé- je vole ces instants pour échapper à ce discours
distillé et communier avec ces lieux dans l’âme qui les fait vivre : l’imaginaire, le rêve et la poésie...
Un tableau représentant Angelica et peint par Vanessa retient longuement mon attention. Les yeux
d’Angelica témoignent pour moi une fois encore d’une charge affective indescriptible et resteront dans
163
ma mémoire. Ce regard d’Angelica, je l’ai, à travers d’autres toiles, chaque fois ressenti avec la même
intensité. Certes, il s’agit de la vision projetée et avertie d’une artiste, celle de Vanessa, mais je veux y
voir également et très probablement une attitude naturelle d’Angelica enfant, en accord avec sa
situation affective de l’époque. Tout est exprimé à travers ce regard- un art au talent de miroir...
Au fil de la visite et de ce retour dans le passé, chaque pièce dévoile d’une manière saisissante une
profonde chaleur et une grande intimité, un cœur mystérieux. L’atmosphère y est calme et sereine ;
j’imagine alors les saisons, les lumières, les ambiances changeant au fil du Temps, les moments
feutrés et les étés flamboyants- j’imagine cette existence dans ce décor hallucinant de sensibilité : une
maison où l’esthétique, la lumière et l’Art sont choyés. Chacune des pièces offre un décor constellé de
mille facettes dont l’harmonie et les couleurs vous vont droit au cœur et vous renversent- un voyage
dans l’antre de la Beauté...
L’atelier du bas est un immense puits de lumière et celui du haut, d’une luminosité différente (mais
complémentaire) offre une vue tout à fait exceptionnelle sur le jardin et l’horizon. La maison est
conservée à l’identique du cadre de vie qui fut jadis celui d’Angelica et de sa famille. Encore très
vivante, elle est animée par une âme foncièrement artistique, par ce passé qui y palpite et qui l’habite.
Des centaines d’objets, vaisselles, faïences, tableaux, étoffes, panneaux, portes, meubles, murs et
recoins ont été peints et prennent vie harmonieusement en une parfaite osmose. De très nombreux
livres et de précieuses correspondances notamment entre Virginia, Vanessa, Julian et Clive Bell sont
soigneusement classés et conservés dans de grands et discrets rayonnages : l’émotion est forte (Jessica
Zoob, personnage que j’évoque ci-après, me confiera avoir été elle-même très impressionnée par
l’atmosphère qui la saisit dès son arrivée à Charleston : une atmosphère imprégnée du personnage de
Vanessa Bell me dit-elle). (NB : au fil de ma relation privilégiée avec Angelica et des nombreux
séjours qui vont régulièrement, au cours des années qui vont suivre, ponctuer notre relation devenue
peu à peu « familiale », je vais être amené à évoluer personnellement de manière naturelle, avec
aisance et confiance totale de sa part, mais toujours tact, respect et mesure de la mienne, dans sa
propre maison, devrais-je dire son propre univers, au milieu d’archives qui ne sont autre que toute sa
vie et constituées exclusivement de centaines de livres, objets d’arts, faïences, sculptures, peintures et
correspondances pour la plupart issus de ce glorieux passé artistique. Je n’oublierai jamais ce séjour
d’hiver où, Angelica partie à Stockholm à l’occasion d’une exposition dédiée à ses parents, gardien
de sa maison et animé par le désir de lire, je découvris fortuitement dans la bibliothèque de ma
chambre un ouvrage original de la Hogarth Press qui n’était autre que : « The Waves » ou : « To the
Light House », annoté et dédicacé par Virginia elle-même à sa sœur Vanessa ; l’émotion avait été
intense, bien sûr, c’est un euphémisme et je m’étais empressé de refermer l’ouvrage et le remettre au
bon endroit dans le rayonnage afin de ne pas franchir la limite du convenable et de l’intimité, rompue
de fait mais tout à fait in intentionnellement. C’était bien là, une fois encore, toute la trame de cette
magique histoire qui nous lie à jamais).
(Retour au récit, à Charleston) Je me souviendrai encore, au risque de supplanter les mille autres
souvenirs, d’une toile tout à fait étonnante traduisant une ambiance bleutée au crépuscule et d’un
tableau peint par Duncan Grant représentant Vanessa en train de peindre, un an avant sa mort :
« puisque notre amour est impossible, vivons alors en bons amis » avait alors dit en substance Vanessa
à Duncan...
« C’est en 1961, à l’âge de quatre-vingt un ans, que cette vieille dame d’une sagesse et d’une dignité
immenses disparut, emportant avec elle la poésie de toute une vie. Bien que bouleversé, mon père
continua à vivre à Charleston et à peindre, avant de mourir en 1978. Mais leur demeure, conservée
avec une admirable sensibilité, perpétue leur souvenir en faisant entendre sa propre mélodie, assourdie
mais souveraine et offre au visiteur qui se donne la peine d’ouvrir les yeux la possibilité de découvrir
la manière dont nous vivions alors » Angelica Garnett : « Les deux Cœurs de Bloomsbury ».
La nuit tombe, le « musée » va fermer ses portes, les touristes s’éloignent- le cœur de Charleston
s’accélère...
164
Dimanche 31 octobre
Un soleil radieux semble vouloir une fois encore accompagner mon arrivée à Rodmell, en cette saison
d’une beauté saisissante...
Midi dix. Je suis assis sur un banc face à l’église de Rodmell jouxtant la maison de Léonard et de
Virginia Woolf. Un calme et une sérénité saisissante se dégagent, comme si la beauté simple et la
quiétude étaient unies. Je retrouve cette intimité, mais aussi cette solennité, cette volupté singulière qui
émanent de cet endroit et que j’avais captées il y déjà plus d’un an- le bruissement du vent dans les
feuilles jaunissantes, le charme sobre de cette si belle église, les sons d’un train qui passe au loin...
Juste derrière ma nuque, un écureuil parcourt le muret de la propriété et ne semble en aucune manière
gêné par ma présence. Sous une tiédeur presque printanière, je pars à présent à travers champs vers
Southease bridge...
Southease bridge : le bouquet mauve et rose dérive lentement vers le sud...
A mon retour de Southease bridge, je ne peux m’empêcher de m’asseoir à nouveau sur le banc, face à
l’église de Rodmell. La lumière a changé. Un homme vient silencieusement s’asseoir à mes côtés.
Sans un mot, visiblement ému et solennel, il fixe comme je le fais le décor harmonieux qui s’offre
devant nos yeux. Une larme coule sur son visage. Pas un mouvement, pas un mot. J’attends deux
minutes, il ne dit rien... je lui parle. Il me dit alors venir en cet endroit chaque jour de sa vie depuis fort
longtemps et capter ici une étrange et saisissante atmosphère : ce monsieur, un homme très distingué
et réservé, est un habitant de Rodmell...
Aujourd’hui est le dernier jour de visite de Monk’s House, la maison ferme ses portes ce soir comme
chaque année au 1er novembre pour les six mois d’hiver- les centaines de visiteurs des beaux jours
s’effacent alors pour lui restituer sa quiétude originelle et à Virginia sa solitude légendaire : « Une
soirée morose spirituellement parlant. Seule près du feu et en guise de conversation, la compagnie de
ce trop gros volume » Journal 1/11/1940.
La maison actuelle se divise en deux mondes : celui des époux Woolf, au rez-de chaussée, conservé
intact, puis le premier étage, interdit au public, qui est l’univers de vie de Jessica et David Zoob,
gérants locataires permanents de la demeure et missionnés à cet effet par le « National Trust »
(Musées Nationaux), des gens chaleureux, radieux et cultivés.
Ayant évoqué à Jessica Zoob, au hasard d’une question, ma forte amitié à l’égard d’Angelica, les
portes de ce monde caché s’ouvrent alors à moi : à ma grande surprise, elle me propose une visite
privée du premier étage- j’entre avec un privilège inouï dans les « secrets » de Monk’s House. Nous
ôtons la chaîne qui ferme le passage aux visiteurs et qui sépare les deux mondes et nous montons...
Les plafonds, très bas et les pièces presque exiguës pour certaines d’entre elles, inspirent une étroite
intimité. L’une de celles-ci offre une vue splendide sur l’immense jardin et sur l’église de Rodmell
(pour l’anecdote et au sujet des plafonds, lorsque je demandai cinq jours après à Angelica s’ils
étaient aussi bas à l’époque de Virginia, qui était très grande, Angelica me répondit : « crois-tu que
les anglais soient suffisamment fous pour les avoir rabaissés depuis ? »- mouché et bien vu !). Les
murs sont peints en blanc et une grande luminosité tranche diamétralement avec l’atmosphère austère
de certaines pièces du bas qui demeurent néanmoins chaudes et feutrées. Jessica Zoob est rayonnante
et me guide avec fierté et simplicité à travers son intimité quotidienne. Bien évidemment, tout a
changé au premier étage (sauf les volumes).
Je laisse à présent Jessica rejoindre au rez de jardin son poste de surveillante de la petite chambre de
Virginia et décide à présent de m’éloigner et de m’isoler, à l’abri si possible des visiteurs. C’est donc
le dernier jour de visite de Monk’s House que cet univers caché, écrin de tant d’années de profonde
inspiration, s’est ouvert à moi. Depuis le début de cette histoire, je n’ai cessé de rencontrer des gens
rayonnants, sensibles et cultivés, personnages de tous âges et de tous horizons pourvus du même
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sourire et de la même intensité. Il y a eu Marina, rencontre fortuite qui s’est transformée, à l’occasion
de cette nouvelle traversée et l’espace de quelques heures, en un reflet de notre voyage intérieur
personnel, puis Joanne, cette jeune artiste africaine du sud passionnée par l’Aventure de Bloomsbury
avec laquelle j’ai fait connaissance le lendemain en sortant de la visite de la maison familiale de
Charleston (et avec qui j’entretiens depuis une relation lointaine mais assidue). Mais encore, quelques
mois auparavant, ces jeunes sœurs très matures et cultivées issues d’un milieu aisé parisien, Anne et
Camille, que je rencontrai à Forcalquier et avec lesquelles je m’entretins une large partie d’un aprèsmidi sur les choses essentielles de la Vie et sur ma passion personnelle. Bizarrement et à travers mes
récits, un émerveillement sincère et spontané se transmet comme par enchantement à mes
interlocuteurs, révélant une fois encore le long fil d’Ariane de cette histoire : une chaîne de
transmission des messages sensibles en une succession étonnante et ininterrompue de rencontres
chaleureuses et fortuites, mais toujours logiques. Comme si, sur la voie de la sensibilité, de la beauté
et de l’humanité, les événements s’étaient liés par magie comme les maillons d’une chaîne, comme si
la profondeur et la puissance de l’Aventure de Virginia Woolf engendraient une symbiose de hasards,
toujours sur la même base : celle de la communication, du positif et de la Vie, alors frontières
apatrides et intemporelles. Des liens émotionnels se créent au sein de cette grande Histoire, rien n’est
plus clair ; une danse qui aplanit les âges (le Temps) et les distances et touche les cœurs et les esprits.
Depuis son commencement, cette voie me sourit comme un inéluctable accomplissement humain, un
état de Grâce permanent qui comble ma vie d’une profonde densité, d’une indéracinable
transcendance : une alchimie essentielle...
(Réflexion : on a le bien et le mal en nous, le pouvoir d’attirer le positif comme le négatif juste en
pensant positivement ou négativement, faisant ainsi du quotidien une Vie aux cent mille directions et
aux millions de perceptions différentes- l’infini dans nos mains. Pendant une période que je pensais à
l’époque être la plus sombre de mon existence et ce plusieurs mois avant d’écrire le premier mot de
cet ouvrage, j’aperçus, une nuit, dans ce ciel d’été où mon univers s’écroulait, une étoile solitaire
scintiller au clair de mon frêle radeau. Mon état d’âme à la dérive voulut y voir alors un signe
évident, elle était devenue mon étoile, le Phare de ma route à suivre désormais, la sagesse des astres
vers une nouvelle richesse personnelle, vers d’autres connaissances- depuis lors, jamais elle ne me fit
défaut).
Il est temps de repartir à présent, le jour faiblit et Monk’s House va bientôt pour six mois se replier sur
elle-même ; les touristes se retirent peu à peu. Après avoir échangé nos différents moyens de nous
contacter, je salue chaleureusement Jessica pour ces moments exceptionnels et parcours une ultime
fois les pièces du bas, mêlé aux rares visiteurs encore présents. Mon regard se trouve alors capturé :
mais qui est donc cette étrange et ravissante petite fille aux yeux bleus, sautillant et virevoltant de
pièce en pièce, semblant étonnamment à l’aise, semblant étonnamment libre ?...
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Epilogue
Je souhaite avoir rendu un bel hommage au Temps, en la fabuleuse rencontre de ma Bell Angelica et
avoir mis en exergue ces innombrables ramifications qui font la Vie et constituent les infinis liens
humains, parfois étrangement imbriqués, intemporels et immortels, transmis. Cette Aventure est née
ainsi : le Temps s’est effacé, Angelica et moi nous sommes rencontrés. Et aujourd’hui, je puis dire que
chaque minute de notre relation est un enchantement, un Trésor intarissable et que cette Histoire
entière, jalonnée de travail, certes, est essentiellement le fruit de nombreux hasards et signes qui,
toujours, m’ont encouragé et accompagné, conduit sur le même chemin : sur les traces de Virginia
Woolf à la rencontre d’Angelica Bell.
La passion, le cœur, l’esprit, l’observation, la curiosité, le respect et le souci de la vérité ont été les
outils permanents de la construction de cet essai.
Cet ouvrage est aussi, d’une manière claire et résolue, un hommage à trois femmes et un homme :
Virginia Woolf, Vanessa Bell, Angelica Bell et Léonard Woolf.
En premier lieu bien sûr à Virginia pour son génie et son immense sensibilité face à la Vie, pour sa
puissante Aventure personnelle et ce qu’elle fut au plus profond d’elle-même. A sa sœur Vanessa
également, pour certaines de ses qualités et aussi pour ses talents artistiques, mais encore, hormis ses
manquements éducatifs regrettables à l’égard de sa fille, pour sa belle mais triste histoire d’amour et
son destin qui en découla et pour le fait qu’elle explique l’état d’esprit d’origine de Vanessa à l’égard
de la naissance d’Angelica.
Et bien évidemment à Angelica elle-même, pour ses si nobles qualités injustement étouffées à travers
son parcours doré mais paradoxalement difficile, vécues avec une sincère et étonnante humilité et qui
en font indubitablement une grande femme mais encore un écrivain et un peintre talentueux ainsi
qu’un être foncièrement tourné vers l’Art et la Vie, vecteur commun à ces trois femmes.
Enfin, un hommage à Léonard Woolf pour son courage et son honnêteté, pour avoir, par amour et
admiration, épaulé Virginia sans relâche tout au long de sa vie et avoir ainsi fait qu’elle put vivre et se
réaliser pleinement et pour avoir, après sa mort, honoré et valorisé la grande Œuvre de sa femme,
permettant ainsi à nous tous de mieux la connaître, lire et vibrer à travers ses écrits.
Pour autant, j’ai parfois l’impression angoissée que le personnage de Virginia Woolf m’échappe, qu’il
demeure insaisissable, insaisissable et proche. C’est, je pense, le propre de toute volonté d’analyse
absolue d’un être humain, démarche essentiellement et philosophiquement impossible : on ne peut
alors que l’appréhender, si fine et sensible soit l’étude. C’est finalement un retour au questionnement
perpétuel de Virginia à l’égard de la Vie et de son grand Mystère, à l’égard de ses expressions
infinies…
Je me laisse à rêver ce soir que cette Histoire revive dans cent ans, au hasard et sous le toit bienveillant
d’un grenier poussiéreux, dans les mains curieuses et l’esprit sensible d’un inconnu ; j’aimerais qu’à
travers cet ouvrage cette grande Famille ne meure jamais...
Ce livre est le reflet d’une Aventure qui me comble depuis avril 2003 ; aussi, je sais depuis son
commencement qu’elle me sera fidèle jusqu’à mon dernier souffle…
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Dédié à :
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Angelica Bell, pour notre fabuleuse rencontre et ses implications profondes, pour le
bonheur qu’elle nous apporte et bien au-delà des mots,
Lydia Mathi, pour notre amitié et pour sa fidélité à Angelica dans sa vie de tous les jours,
Angela Wigglesworth, pour son aide déterminante, notamment celle qui me fit rencontrer
Angelica et aussi pour son professionnalisme de journaliste et sa finesse personnelle (à
son mari Mick aussi, ô combien charmant homme décédé depuis notre première
rencontre),
Jean Guiguet, disparu aujourd’hui, qui publia en 1962 (l’année de ma naissance) le fruit
d’un travail de dix années sur Virginia Woolf et son Œuvre et qui sut me redonner
confiance à un moment où les dédales glacés de l’édition parisienne usaient chaque jour
davantage mes énergies les plus intimes, à qui je dois par là-même ma persévérance et
l’aboutissement de ce livre qui à terme en découla,
Giovanna Madonia, disparue aujourd’hui également, rencontrée à Forcalquier lors de
l’exposition d’Angelica Bell de septembre 2005 et qui me confia, l’espace d’un voyage de
deux heures, certains des plus beaux moments de son existence passés à Paris dans les
années 50 avec sa meilleure amie Angelica ; également à sa très belle lettre qui cautionna
mon travail sans réserve, à la façon de Jean Guiguet mais avec sa sensibilité et sa culture
méridionales propres (deux cautions en formes de joyaux, qui font trois avec celle,
inestimable, d’Angelica à qui je confiai la primeur du manuscrit, ma tête sur le billot,
avec courage et plaisir indicible comme un acte nécessaire),
mes parents Bernard et Jacqueline Legouis, pour leur soutien inconditionnel dans ma vie
comme dans la réalisation de cet ouvrage ainsi que pour l’éducation honnête et valeureuse
qu’ils m’ont donnée et pour ce qu’ils sont ; pour leur grandeur d’âme et leur dimension
humaine qui en font des parents d’exception,
mon grand-père Marcel Desjardins, ancien déporté du camp de Rawa Rushka décédé le 10
décembre 2005 qui, du haut de ses quatre-vingt dix-huit ans, a suivi avec émotion et
lucidité la teneur sentimentale intégrale de cette grande histoire,
mes autres grands-parents et ma tante disparus qui, par leur authenticité, m’étaient chers
et que je n’ai jamais oubliés,
ma famille et mes amis qui me sont chers,
Livia Durand, jeune femme cultivée aux qualités de cœur singulières qui a suivi mon
parcours mais aussi mes créations et mes émotions, parfois mes peines avec une adhésion
et un soutien indéfectibles, qui a créé et mis à jour sans relâche et toujours avec la même
qualité et le même engagement bénévole mon site Internet, outil qui m’est ô combien
précieux et le sera encore longtemps après moi pour promouvoir ces messages si
importants que je me suis évertués à construire dans le but de rendre intemporels ces
« fragments de vie » qui étaient si chers à mon égérie ; à Livia donc, qui m’est tout aussi
chère,
Joanne Halse, artiste sensible et cultivée qui vit à Cape Town en Afrique du sud,
rencontrée fortuitement avec sa mère à Charleston fin octobre 2004, qui s’est passionnée
pour mon Aventure, me soutenant toujours fidèlement avec la plus grande sincérité et ce
malgré les années qui passent,
mon médecin et ami Thierry Laude, qui m’a si souvent soutenu et réconforté au cours de
mon existence émaillée de nombreux accidents de parcours et a suivi lui aussi avec un
soutien sincère mon aventure littéraire,
En hommage à :
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Erik Satie, pour ses deux compositions intitulées : « Première Gnossienne » et
« Quatrième Gnossienne », illustrations musicales de ce merveilleux spectacle qui eût
pour théâtre lors de l’été 2004 la vénérable cathédrale de Rouen et qui s’intitulait : « de
Monet aux pixels »,
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En référence :
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Au documentaire diffusé sur « Arte » début 2010 intitulé : « Tours du monde, tours du
ciel » dont la portée s’impose à tous, clarifiant de manière évidente la relativité de notre
existence et le caractère non absolu de notre savoir au sein d’un Cosmos en expansion qui
s’accélère vers l’Infini, en parfaite relation, quand bien même cent années les séparent,
avec les questionnements les plus intimes et les plus obsessionnels de Virginia Woolf
avec lesquels je n’ai cessé depuis notre rencontre d’être en parfaite osmose,
A la Vie que mes parents m’ont donnée...
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