Lettres de CamiLLe deLaviLLe à GeorGes de Peyrebrune

Transcription

Lettres de CamiLLe deLaviLLe à GeorGes de Peyrebrune
Lettres de Camille Delaville
à Georges de Peyrebrune
1884–1888
Édition préfacée et annotée par
Nelly Sanchez
Publications du Centre d’étude
des correspondances et journaux intimes
(Université Européenne de Bretagne, UMR CNRS 6563,
Université de Bretagne Occidentale, Brest)
Photographies de couverture : Photographie : La Vie Heureuse, 23 septembre 1888,
Bibliothèque Marguerite Durand
Profil au crayon : Silhouettes parisiennes d’Olympe Audouard, 1883,
Paris : Marpon & Flammarion
Lettres de Camille Delaville à Georges de Peyrebrune
1884-1888
Édition préfacée et
annotée par Nelly Sanchez
Publications du Centre d’étude
des correspondances et journaux intimes
Toutes les lettres de Camille Delaville à Georges de
Peyrebrune sont conservées à la Bibliothèque municipale
de Périgueux, dans le fonds Georges de Peyrebrune.
Les deux lettres de Rachilde à Georges de Peyrebrune
retranscrites en épilogue s’y trouvent aussi. L’acte de décès
de Camille Delaville est conservé aux Archives de Paris.
À l’exception de deux « petits bleus », les soixantedix-neuf courriers présentés ici (numérotés de 1 à 79) ont
été écrits sur des doubles feuillets sans en-tête et, la plupart
du temps, sans indication de date. Chaque fois qu’il a été
possible de le faire, nous en avons proposé une, qui apparaît
alors entre crochets droits. Aucune enveloppe ne figurait dans
ce fonds.
La transcription des lettres a été faite au plus près des
manuscrits autographes. Nous avons respecté les retours à
la ligne, les signatures ainsi que la ponctuation, sauf dans
le cas où cette dernière rendait la compréhension difficile.
Pour faciliter la compréhension, nous avons toutefois
complété les mots et les noms abrégés, corrigé quelques
fautes d’orthographe ou d’inattention, ajouté quelques
signes de ponctuation manquant. Si nous avons repris les
mots soulignés, nous avons, en revanche, homogénéisé
tous les titres de journaux et d’ouvrages en les mettant en
italique. Un index biographique, à la fin, permet de mieux
connaître le milieu dans lequel évoluait Camille Delaville.
Je tiens à remercier la Bibliothèque municipale
de Périgueux, les Archives de Paris, et les ayants droits de
Rachilde qui m’ont donné les autorisations indispensables
pour mener à bien ce travail. Je remercie également
M. Patrice Cambronne, professeur émérite de l’université
Michel de Montaigne Bordeaux 3, pour ses lumières en
culture et langue latines, et ses encouragements. Je salue
ici les patientes relectures et les judicieux conseils de
M. Jean-Marc Hovasse, qui accueille cet ouvrage parmi
les « Correspondances et Journaux intimes » de l’unité
du CNRS de Brest.
Nelly Sanchez
Introduction
Il ne faut pas se fier au genre des patronymes : les
lettres de Camille à Georges, écrites par une femme, étaient
destinées à une femme. De 1884 à 1888, la chroniqueuse
Camille Delaville, Françoise Adèle Couteau née Chartier
pour l’état civil, en adressa près d’une centaine à la romancière
Mathilde Marie Georgina Élisabeth Judicis de Peyrebrune,
plus connue sous le nom de Georges de Peyrebrune.
Pareille relation a rarement été donnée à lire : bien peu de
correspondances publiées, en effet, témoignent d’échanges
intellectuels entre femmes de lettres. Si ces pseudonymes
masculins traduisent chez elles la volonté de préserver leur
identité ou le désir d’être reconnues pour leur seul talent
par le public, l’utilisation du patronyme littéraire dans leur
correspondance n’est pas anodine. Ce n’est pas la femme
mais l’artiste qui prend la plume pour confier à l’une de
ses consœurs ses activités éditoriales et littéraires. Avec le
temps, Camille Delaville en vient à relater ses problèmes
de santé, ses ennuis financiers, les querelles intestines qui
agitent son cercle d’amis. Mais l’histoire du siècle n’apparaît
pas, sinon la mort de Victor Hugo et l’incendie de l’Opéra
Comique, tous deux brièvement évoqués. Ces lettres sont
surtout exceptionnelles parce qu’elles témoignent de la
condition d’une femme écrivain à la fin des années 1880.
Comment subsister, en effet, sans autre ressource que
l’écriture, à une époque où, à travail égal, une femme
gagne trois fois moins qu’un homme ? Camille Delaville
ne décolérera pas de voir Georges de Peyrebrune toucher
15 000 francs pour la correction d’un feuilleton alors que,
10
pour la même tâche, un homme « gagne 80 000 francs ».
Si ces lettres se font l’écho des injustices dont est victime le
« sexe faible », elles ne laissent rien paraître, en revanche, des
préjugés inhérents à la condition d’auteur ou, comme on
dit encore, de bas-bleu. « La locution bas-bleu », rapporte
le Larousse,
n’est que la traduction littérale du sobriquet bluestocking par lequel les Anglais imaginèrent de
ridiculiser les femmes qui, négligeant les soins
de leur ménage, s’occupaient de littérature et
passaient leur temps à écrire de la prose ou des
vers .
La société se méfie des femmes de lettres car l’écriture, ainsi
que le raisonnement qui en découle, sont des apanages
masculins. Or, s’arroger des prérogatives masculines, c’est
repousser
son rôle naturel et, naïvement ou perversement,
[faire] l’homme. […] Ce qui constitue le bas-bleu
ou amazone, c’est qu’un léger développement
de ce qui semble viril en elle lui fait croire
qu’intellectuellement elle est un homme .
Jugée pervertie, sinon monstrueuse, puisqu’elle renonce
à tenir sa place d’épouse fidèle et de mère dévouée, elle
est de toute façon marginalisée. Camille Delaville évolue
ainsi dans une sphère composée de femmes de lettres parfois
célèbres comme Anaïs Ségalas ou Judith Gautier, mais aussi
d’actrices, d’artistes, d’étrangères, de prostituées de luxe,
appelées pudiquement demi-mondaines – bref de tous les
rebuts de la société.
Lettre 58. C’est l’épistolière qui souligne.
Article « bas-bleu » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre
Larousse (Paris, Larousse, 1866-1877, t. II, 1ère partie, p. 296-297).
Han Ryner, Le Massacre des Amazones, Paris, Chamuel, s.d, p. 4.
11
Au-delà du témoignage du quotidien d’une femme
de lettres, la correspondance de Camille Delaville peut aussi
s’appréhender comme le roman d’une amitié. La fréquence
de ses lettres permet, en effet, une lecture linéaire de la
fin de sa carrière. Si la maladie incurable dont elle souffre
(un dysfonctionnement de la vésicule biliaire et non une
maladie vénérienne comme elle le suppose) apporte une
dimension tragique à ce recueil, la découverte de l’héritier
d’une partie de sa fortune survient comme un ultime
coup de théâtre. En guise de péripéties : la parution de
son dernier roman, La Femme jaune (1886), le lancement
de son second journal, La Revue verte (1887), ainsi que
les rivalités entre femmes de lettres, comme les cabales de
Mme de Rute dont elle est parfois la victime…
Les circonstances de la découverte de cette
correspondance relèvent aussi du romanesque. Non cotée,
non classée, et par conséquent non répertoriée, cette
centaine de lettres inédites conservée à la Bibliothèque
municipale de Périgueux a refait surface lors d’une enquête
sur l’opinion des romancières pendant l’affaire Dreyfus.
Au hasard de la découverte, il faut ajouter la chance : cette
liasse, en même temps que beaucoup d’autres courriers,
a été sauvée de la destruction à laquelle la condamnait le
dernier vœu de la romancière. Dans son testament, Georges
de Peyrebrune demandait en effet à ses héritiers de détruire
« ce qu’ils doivent détruire » et les autorisait à vendre « les
autographes sans intimité » . Pourquoi ces lettres ont-elles
été épargnées ? Ce n’est certainement pas pour leur valeur
commerciale : Camille Delaville avait déjà, à la fin de son
Testament de Georges de Peyrebrune conservé dans le dossier de la Société
des Gens de Lettres, Archives Nationales.
12
existence, sombré dans l’anonymat. Souhaitait-on alors
conserver le souvenir d’une amie chère, qui avait tenu une
grande place dans l’existence de Georges de Peyrebrune,
laquelle fut d’ailleurs la seule à vouloir réhabiliter sa mémoire
salie par d’insistantes rumeurs ? On trouve également, dans
ses romans d’inspiration autobiographique, une certaine
Alix Deschamps (Le Roman d’un bas bleu, 1892) ou une
Mme C. D… (Une sentimentale, 1903), présentée comme la
confidente, l’amie charitable, dévouée – un rôle qui semble
avoir été le sien au cours de ces cinq années d’amitié sans
ombre épistolaire.
Outre la maladie de Camille Delaville qui ne
pouvait qu’attirer la sympathie de sa correspondante,
nombreux sont les éléments qui expliquent leur parfaite
entente, à commencer par leur appartenance à la même
génération. Bien que Georges de Peyrebrune ait longtemps
laissé croire qu’elle était née en 1848, son dossier de la
Société des Gens de Lettres porte comme date de naissance
le 18 avril 1841, en Dordogne. Camille Delaville a vu
le jour à Paris le 21 mars 1838. Georges de Peyrebrune
est mariée, sans enfant ; elle vit seule à Paris, son
époux demeurant en Dordogne. Même si elle retourne
régulièrement en province, cette situation ressemble fort
à une séparation ; d’ailleurs aucune lettre ne fera allusion
à lui. Quant à Camille Delaville, elle est sous le coup,
depuis les années 1860, d’une séparation judiciaire,
ce qui signifie qu’elle est séparée de son mari et que sa
fortune personnelle, conséquente, est gérée par un conseil
judiciaire. Elle divorcera en 1885, quand la loi française le
lui permettra. Elle a deux filles, Marguerite et Rose, et trois
13
petits-enfants : Marthe, France et Jacques. En butte aux
mêmes préjugés, évoluant dans la même sphère culturelle
et sociale, ces femmes indépendantes devaient finir par se
rencontrer. Elles se croisèrent une première fois dans la salle
de rédaction des Matinées espagnoles, revue internationale
dirigée par Mme de Rute. Camille Delaville débutait sa
chronique mensuelle, « Le Courrier de Paris », en avril 1883,
et Georges de Peyrebrune donnait en septembre de la
même année une nouvelle, La Dernière fée. Leurs relations
restèrent mondaines jusqu’à ce que la première envoie à la
seconde l’invitation au dîner des bas-bleus qui inaugure cette
correspondance. Leurs parcours littéraires expliquent
également leur entente. Si toutes deux écrivaient pour
subsister, elles n’avaient pas la même pratique de l’écriture
et n’avaient donc pas à se considérer comme des rivales
potentielles. En 1885, Camille Delaville souffrit d’ailleurs
de la trahison d’une amie, Mina Round, prête à tout pour
obtenir une rubrique à La Presse. Rendant compte des
événements mondains, des phénomènes de société et des
faits divers pour plusieurs journaux, Camille Delaville est
avant tout chroniqueuse. Si elle puise le sujet de ses articles
dans l’actualité du moment, elle a une certaine prédilection
pour les scandales, les meurtres, les affaires de mœurs.
Quant à Georges de Peyrebrune, c’est une romancière dont
les œuvres paraissent d’abord en feuilleton dans La Revue
bleue. Elle se consacre uniquement à la fiction, bien que la
réalité l’ait inspirée pour écrire Les Ensevelis (1886).
La complémentarité de leurs champs de compétence a
profité à leurs carrières respectives. Sitôt que Camille Delaville
a découvert les œuvres de sa consœur, elle a multiplié les
14
articles à leur sujet. Grâce à elle, Georges de Peyrebrune
fut un temps omniprésente dans la presse. Il reste
cependant à découvrir le véritable impact que les écrits de
la chroniqueuse ont eu sur sa notoriété. En tenant ce rôle
d’hagiographe informel, Camille Delaville profitait de la
renommée grandissante de son amie qui venait de publier
plusieurs romans à succès, dont on entendait tirer des
pièces de théâtre. Pendant les cinq dernières années de sa vie,
Camille Delaville continua ainsi à exister dans le monde de
la presse et rencontra de nombreuses célébrités attirées par
la renommée de Georges de Peyrebrune. Cette nouvelle
amitié la sauvait de l’oubli et de l’isolement dans lesquels elle
sombrait lentement : non seulement sa maladie l’empêchait
de tenir régulièrement ses différentes chroniques et de
fidéliser ses lecteurs, mais aussi son âge, avancé pour l’époque
– cinquante ans –, dissuadait les directeurs de rédaction de
l’engager. Son nom signifiait désormais si peu de chose que
ce fut Georges de Peyrebrune qui lui présenta, en 1885, un
éditeur pour sa Femme jaune. Faute de réclame, ce dernier
titre passera totalement inaperçu. À cette perte d’influence
s’ajoute la disparition d’amies qui jouissaient d’une certaine
autorité sur la scène littéraire. En 1886, Camille Delaville
perdit ainsi coup sur coup la baronne Julie de Rothschild
et Mathilde Stevens – pseudonyme de Jeanne Thilda,
chroniqueuse à succès –, qui avaient toutes deux l’oreille
des grands journaux parisiens. Et si, en 1887, elle retrouve
une certaine visibilité en tenant deux fois par semaine la
rubrique « Mes Contemporaines » dans Le Constitutionnel,
c’est qu’elle co-finance ce quotidien avec Henri des Houx
et le frère de ce dernier. Dès qu’elle mettra un terme à
15
sa participation (financière), sa signature disparaîtra du
journal. Mais elle n’avait rien d’une opportuniste : elle a
d’abord fait profiter Georges de Peyrebrune de sa longue
expérience des milieux parisiens, intellectuels et mondains.
Elle paraît également l’avoir aidée financièrement, et l’avoir
tirée de son isolement. L’existence de ces deux femmes de
lettres est d’ailleurs aussi complémentaire que leur carrière
littéraire : Georges de Peyrebrune, malgré sa notoriété, avait
choisi l’ombre, et Camille Delaville, malgré son obscurité,
la lumière.
L’écriture en l’absence d’enfant : Georges de Peyrebrune
À l’image de son rôle de destinataire dont aucun
courrier n’a été retrouvé, Georges de Peyrebrune est une
femme de lettres effacée, discrète. Dans Le Constitutionnel,
Camille Delaville souligne que « son talent suprême comme
femme du monde, c’est de savoir écouter ». Sa vie durant,
la romancière s’est appliquée à donner d’elle une image lisse
et sans tache, comme si elle souhaitait ne laisser aucune
prise aux attaques antiféministes. Les clichés et les croquis
de l’époque montrent une femme digne, voire austère, peu
souriante. C’est ainsi que la percevait Léo d’Orfer, un ami de
Rachilde : Voici, […] la femme rêvée et introuvable par ces
temps de scandale, une belle personne, un peu
rêveuse, […] un peu attristée, mais une de ces
privilégiées dont on ne peut nommer les amants
et encore moins les vices, mais qui se borne à
remplacer, pour les lecteurs intelligents, le style
grave de George Sand, mêlé des remarques fines
de Sévigné .
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 28 février 1887.
Léo d’Orfer, « Chronique raisonnable », Le Zig Zag, 4 octobre 1885.
16
Mathilde Marie Georgina Élisabeth Judicis
de Peyrebrune porte le nom de sa mère, étant la fille
naturelle d’un lord anglais, Sir Émile Johnston, si
l’on se réfère à son acte de mariage. Elle grandit entre sa
mère et sa grand-mère au sein d’une « famille bourgeoise,
absolument provinciale ». À en croire l’Étrenne aux dames
de Camille Le Senne,
petite fille elle obtint de gros succès de
pension ; à douze ans elle remporte un prix
de composition religieuse dans un concours
entre toutes les pensions, couvents, collèges
de filles et de garçons de la bonne ville
de Périgueux .
Elle se maria très tôt, à dix-neuf ans, ce qui peut
surprendre pour une fille naturelle en province. Elle
épouse Paul-Adrien Eimery, dont on ignore jusqu’à la
profession. Il n’y aura pas de contrat de mariage ; seules
les mères des mariés étaient présentes à la cérémonie.
Cette union arrangée ne fut pas très heureuse :
plus d’une déception l’avait assaillie dans les
premières années passées au foyer conjugal, et
aucun baby aux mutines tendresses n’était venu
ramener aux lèvres avides de la mère, le sourire
effacé à celles de la femme .
Si cette absence d’enfant fut un de ses plus douloureux
regrets, elle décida aussi de sa carrière de romancière. Dans
Le Mordu, œuvre de Rachilde où elle apparaît sous les traits
d’Émilienne de Valmont, la romancière avoue : « si j’avais
eu des enfants, je n’aurais jamais écrit une ligne… je
Camille le Senne, Étrennes aux dames, s.l., s. éd., 1885, p. 20.
Ibid.
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 28 février 1887.
17
m’ennuyais, et l’ennui est le plus grand fabricant d’artistes
que je connaisse 10. »
Justifier son métier d’écrivain par l’impossibilité
de procréer est un discours original pour une femme
de lettres de cette fin du XIXe siècle. En assignant une
fonction thérapeutique à ses écrits, Georges de Peyrebrune
espère sans doute échapper aux préjugés liés à son état
de « bas-bleu ». On serait tenté de croire son explication
si elle n’avait commencé à écrire et à publier avant son
mariage. Camille Delaville raconte, en effet, que « les
journaux de Périgueux insérèrent d’elle des nouvelles où,
malgré l’inexpérience de ses dix-huit ans, perçait déjà le
talent qu’elle devait avoir bientôt 11 », et Camille Le Senne
rapporte qu’elle s’exerça « à faire des chroniques anonymes
pour L’Écho de la Dordogne […] et de courtes nouvelles 12 ».
Elle donna également des poèmes signés Régina au Magasin
des familles. Si ses romans furent un dérivatif à l’absence
d’enfant, ils tentèrent également de combler l’absence de
figure paternelle et un besoin de reconnaissance. La majorité
de ses héroïnes sont des orphelines : Gatienne (1882),
Victoire la Rouge (1883), La Margotti (1887), Sylvère du
Parclet, protagoniste du Roman d’un bas-bleu (1892), etc.
Et comment interpréter Marco (1882), « le premier
gros roman de Mme de Peyrebrune 13 », dont le héros, enfant
sans père, a un mystérieux protecteur qui se trouve être
un anglais, Sir Robert Brunston ? S’agit-il d’une œuvre
autobiographique ou d’un destin rêvé ? La dimension
Rachilde, Le Mordu, Paris, Brossier, 1889, p. 197.
Camille Delaville, Mes Contemporaines, première série, Paris, Sévin, 1887, p. 22.
12
Camille Le Senne, op. cit., p. 23.
13
Ibid., p. 25.
10
11
18
thérapeutique de ces écrits ne doit cependant pas faire
oublier qu’ils représentaient aussi une source de revenus
non négligeables. L’écriture est le seul moyen, pour une
femme sans formation, de gagner sa vie. La situation de
Georges de Peyrebrune fut-elle, à moment donné, celle
de Sylvère du Parclet, « mariée par devoir, à un homme
dont les caresses brutales lui ont laissé une impression
d’épouvante, ruinée par lui 14 » ? Si tel était le cas, cela
expliquerait qu’une dizaine d’années après son mariage,
« elle vint […] à Paris avec plusieurs manuscrits dans son
sac de voyage 15 ». Jusqu’à la fin de sa vie, elle exprimera un
pressant besoin d’argent ; dès qu’elle sera pensionnaire de la
société des Gens de Lettres, en 1881, elle n’aura de cesse de
réclamer des avances sur sa pension, sur les chèques de ses
éditeurs. À sa mort, elle leur devra encore 156,44 francs.
Si, après la Commune, elle entend être publiée par les
grands journaux de la capitale, Georges de Peyrebrune ne se
lance pas dans l’aventure sans quelques recommandations,
dont celle du député de la Dordogne, Alcide Dusolier.
Les Archives Départementales de la Dordogne conservent
de nombreuses lettres que la romancière lui adressa. Cet
homme politique a publié quelques poèmes dans La Vie
littéraire, et l’on peut supposer qu’il l’a présentée au comité
de rédaction 16. Après de courtes nouvelles qui parurent
sous le titre Contes en l’air (1877), Georges de Peyrebrune
donna en feuilleton Les Femmes qui tombent dans
L’Électeur (1880), journal républicain dont le rédacteur
Paul Ginisty, L’Année littéraire, t. I, 1893, p. 80.
Camille Delaville, op. cit., p. 22.
16
Voir Alcide Dusolier, « En Dordogne », « Diane », « Phanor », « Ma pouliche »,
La Vie littéraire, 9 mars 1876.
14
15
19
en chef était Tony Révillon, qui sera l’un de ses parrains
lorsqu’elle postulera à la Société des Gens de Lettres. C’est
également à lui qu’elle envoya Marco, roman dont le
manuscrit passa entre les mains d’Arsène Houssaye, puis de
Charles Buloz, qui le publia en feuilleton, en 1881, dans
La Revue des Deux Mondes 17. En 1882, Gatienne, « histoire
d’amour, mais d’amour honnête, loyal et brave 18 », remporte
un tel succès qu’il est porté à la scène. Une indiscrétion de
Camille Delaville permet de savoir que l’adaptation a été
faite par « l’auteur et Busnach 19 », et que Sarah Bernhardt
devait jouer le rôle titre. Cette dernière fit cependant
dérouter, détraquer la pièce scène par scène,
afin d’y tailler un rôle à sa bizarre fantaisie. Il va
sans dire que les autres rôles de femmes furent
impitoyablement massacrés, dévorés à petites
bouchées par le joli monstre 20.
S’ensuivit un long et coûteux procès contre les directeurs
du théâtre de la Porte-Saint-Martin où la pièce devait
être jouée. Un troisième titre vint asseoir la notoriété
de Georges de Peyrebrune et la poser en héritière de
George Sand : Victoire la Rouge (1883). Cette œuvre est
« une robuste paysannerie sans mièvrerie ni marivaudage, de
la grande et forte école de George Sand, avec une modernité
fervente qui rappelle à la fois certains vers de Guy de
Charles Buloz (1843-1905) était le fils de François Buloz, le fondateur de
La Revue des Deux Mondes, auquel il succéda comme directeur de la revue.
18
Camille Delaville, op. cit., p. 27.
19
Ibid. William Busnach (1832-1907) fonda l’Athénée qu’il dirigea pendant
deux ans, écrivit des pièces de théâtre, des romans, des livrets d’opérette.
Il devint un proche de Zola en 1876, lors de la publication de L’Assomoir.
Avec l’aide de l’auteur, il adapta Nana (1881), Pot-Bouille (1883) et
Germinal (1888) au théâtre.
20
Camille Le Senne, op. cit., p. 32-33.
17
20
Maupassant et certaines pages de Camille Lemonnier 21 ».
Camille Delaville la comparera « à certains romans de Zola,
avec moins de parti pris de détails grossiers, du Zola de
derrière les buissons et non de derrière le fumier 22 ». Ce
portrait un peu cru d’« une servante […] qui ne ressemble
guère à la Geneviève de Lamartine », peint de surcroît par
une femme, heurta l’opinion, à l’instar de Maxime Gaucher
qui consignait dans sa « Causerie littéraire » :
C’est précisément cette peinture d’une nature
bestiale, n’ayant que des appétits, toute en
ventre, qui […] a semblé digne [de son] pinceau.
Eh bien, soit ! Et le malheur, c’est qu’ici encore
je suis forcé de constater une grande dépense
de talent. […] Cela est désolant 23.
Georges de Peyrebrune rencontre Camille Delaville à
l’apogée de sa carrière littéraire. Si, à partir de 1883, elle
donne à La Revue bleue la majorité de sa production
romanesque, notamment Les Frères Colombe (1885) et
Les Ensevelis (1887), elle multiplie aussi les collaborations.
Le succès de ses premières œuvres ne paraît toujours
pas satisfaire son incessant besoin d’argent. Elle tient
une chronique au Télégraphe, signe Marco la rubrique
« Pages Brèves » et Petit Bob « Les Fruits verts » dans
Le Journal, Hunedell un article dans le supplément du
Figaro. Au Parlement encore, elle tient une chronique sous
le pseudonyme de Célimène ; à partir de 1883, elle
donnera quelques contes aux Matinées espagnoles, et
Ibid., p. 26.
Camille Delaville, op. cit., p. 28.
23
Maxime Gaucher, « Causerie littéraire », La Revue politique et littéraire, t. VI,
nov. 1883, p. 699. Ce titre inspira Octave Mirbeau pour Le Journal d’une
femme de chambre. Voir Nelly Sanchez, « Victoire la Rouge : source méconnue
du Journal d’une femme de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, p. 113-126.
21
22
21
collaborera avec M me de Rute, en 1889, au feuilleton
intitulé Une grande passion. En 1886, elle assure une
« Chronique » dans La République française, journal
dirigé par son ami Joseph Reinach. La même année, elle
écrit Mater !, nouvelle destinée au Nouveau Decameron
que dirige Catulle Mendès. Sans doute sut-elle gré à
Camille Delaville de l’avoir associée à sa Revue Verte ; elle
apparaîtra sous la signature de Trémor dans la rubrique
« Nos Échos », et donnera une nouvelle inédite, JoséeMarie-Lise. Tout au long de la correspondance échangée
avec son amie, elle apparaît comme une femme de lettres
en perpétuelle activité. Elle quitte rarement Paris, sinon
pour se rendre en avril 1886 en Espagne et en juin de
cette même année au Pouliguen, station balnéaire du
Golfe de Gascogne. En 1887, elle part quelque temps,
peut-être en Italie. Elle prolonge également son séjour
en Dordogne pour écrire Les Ensevelis, roman inspiré
de l’effondrement des carrières de Chancelade. Que
faisait-elle de l’argent qu’elle gagnait ? Entretenait-elle
son époux ? Ce dernier était-il, comme celui de Sylvère du
Parclet, atteint de quelque affection mentale qui nécessitait
une surveillance et un soin constants ? Cela expliquerait
son attitude réservée en société – au cours des cinq années
couverte par cette correspondance, elle ne donne qu’une
matinée –, tout comme le refus de faire parler d’elle : le
moindre scandale pouvait, en effet, dévoiler la vérité. Cette
hypothèse permettrait également de comprendre qu’elle
n’a pas divorcé en 1885, comme Camille Delaville 24.
24
Ainsi que le rappelle Laure Adler, « la folie ne peut être invoquée à l’appui
d’une instance de séparation de corps ou de divorce, et les excès, sévices,
injures graves commis sous l’empire de l’aliénation mentale ne peuvent être
22
Avec la disparition de son amie, Georges de
Peyrebrune perdra son meilleur soutien. Les articles
la concernant deviendront plus rares avec le temps,
et les comptes rendus de ses œuvres plus brefs. Elle
fera encore parler d’elle en prenant position contre la
peine de mort – notamment au moment de l’exécution de
l’anarchiste Vaillant, en 1893 – et en rejoignant le camp
des dreyfusards aux côtés de son ami Joseph Reinach.
Elle remportera encore un certain succès avec Le Curé
d’Anchelles (1891), dont le héros sauve le fils de celle qu’il
aime, et dont on retrouve une variante dans la nouvelle
Princesse (1894). Deux de ses œuvres seront couronnées
par l’Académie française, Vers l’amour (1896) et Au pied
du mât (1899). Mais dès 1895, Léon Blum constatait le
lent oubli dans lequel elle sombrait : « On ne dit plus rien
de Mme de Peyrebrune. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Ses
romans sont bien faits, attachants, moraux en somme 25. »
Comment expliquer ce déclin ? Sans doute a-t-elle du mal
à se renouveler ou à comprendre l’évolution de la société.
Elle abandonne un temps les « peintures de la féminité
douloureuse 26 » et développe, dans Libres (1897), une
réflexion hardie, pour l’époque, sur l’union libre ; avec
Une expérience (1901), elle s’essaie au roman naturaliste.
Mais au fur et à mesure de ses publications, la condition
féminine passe au second plan au profit d’une intrigue
amoureuse. Ainsi Les Passionnés (1900) est « l’histoire
d’une pauvre et douce institutrice de village que tyrannise
retenus » (Laure Adler, Secrets d’alcôve. Histoire du couple de 1830 à 1930,
Paris, Hachette, 1983, p. 198).
25
Léon Blum, « Les Livres », La Revue Blanche, septembre 1895, p. 393.
26
Camille Le Senne, op. cit., p. 29.
23
un Monsieur appartenant à la catégorie néfaste des vieux
coqs de province 27 », et Les Trois demoiselles (1905) le
touchant récit « d’une belle petite infirme que l’amour
émeut au point de la guérir 28 ». Passée cette date, elle cesse
de publier des œuvres originales : La Margotti (1887)
reparaît sous le titre Le Réveil d’Ève en 1909. La presse
continue toutefois de lui demander son avis. Le Combat
périgourdin du 15 septembre 1895 signale que « Mme
Georges de Peyrebrune […] s’est nettement prononcée
contre la culotte » de cycliste pour les femmes. En 1905,
elle s’oppose à la réforme de l’orthographe : Je la trouve […] antisociale et antidémocratique.
Ce n’est pas notre orthographe qu’il faut mettre à la
portée du peuple, c’est le peuple qu’il faut hausser
à la connaissance de notre langue dans la forme
de ses mots consacrés par l’usage, la tradition et
les chefs-d’œuvre de notre littérature 29.
En 1904, elle entre au premier jury du prix Femina,
et apparaît en 1907 parmi « les plus célèbres femmes
de lettres contemporaines » que présente la revue Je sais
tout. Dix ans plus tard, elle décède dans le plus grand
dénuement : la Première Guerre mondiale occupant tous
les esprits, sa disparition passa totalement inaperçue. Elle
est incinérée au cimetière du Père Lachaise ; sur sa plaque
est reproduite la septième stance du 4e livre des Stances de
Jean Moréas (1906) : Compagne de l’éther, indolente fumée,
Je te ressemble un peu.
Ta vie est d’un instant, la mienne est consumée,
Rachilde, « Les Romans », Mercure de France, mars 1900, p. 771.
Rachilde, « Les Romans », Mercure de France, 15 mai 1905, p. 258.
29
Georges de Peyrebrune, Le Beffroi, 1905, p. 109.
27
28
24
Mais nous sortons du feu.
L’homme pour subsister, en recueillant la cendre
Qu’il use ses genoux !
Sans plus nous soucier et sans jamais descendre,
Évanouissons-nous !
Camille Delaville : la nécessité d’écrire
Si Georges de Peyrebrune subsiste encore dans
les mémoires grâce à quelques-uns de ses romans, sa
correspondante, en revanche, a totalement sombré
dans l’oubli. Qui se souvient de Camille Delaville, née
Françoise Adèle Chartier le 21 mars 1838 à Paris ? Elle
est la fille unique d’Hector Marc Alexandre Chartier,
riche changeur « extra sérieux » établi rue Ménars, et
d’Augustine Geneviève Defontaine Delaville, « artiste de
grand talent élève d’Horace Vernet 30 », peintre français
de renom. Ses parents se sont mariés en 1836 ; son père
est alors âgé de 34 ans, sa mère a 19 ans. Elle s’éteindra
treize ans plus tard, laissant son époux élever seul la
petite Françoise : [N’ayant] pas d’autre enfant, [il] lui fit infliger
l’éducation qu’il aurait fait donner à son fils si
il en avait eu un ; y compris l’escrime, ce qui
n’amusait pas du tout la fillette ; toutes ses
heures étaient prises par des leçons horriblement
sérieuses ou artistiques. Dans tout cela une seule
chose lui plaisait ; les devoirs de narration ; non
que cela l’amusât à faire, mais cela lui était
plus facile ; le papa, après quelques lectures de
« composition de style », raya absolument ce
numéro du programme 31.
30
31
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 30 avril 1887.
Ibid.
25
C’est à cette période qu’elle aurait rédigé ses premiers
articles. Elle confie à Georges de Peyrebrune : « la charmante
Mme Rouvier (Claude Vignon) […] m’a mis la plume à la
main pour un journal de femmes alors que j’avais environ
13 ou 14 ans 32. » À l’instar de sa mère, la future Camille
Delaville se maria jeune. À 18 ans, le 15 janvier 1857,
elle épousa Émile Couteau, qui avait seulement un an de
plus qu’elle. D’origine hollandaise, descendant du peintre
Van Ostade 33, ce futur avocat de renom est né en province,
issu d’une famille « jadis riche, [qui] avait été ruinée
en 1830. [Le] père avait obtenu une place de percepteur 34 ».
De cette union naîtront deux filles : Marguerite et Rose.
Bien qu’il s’agisse d’un mariage d’amour, le climat conjugal
se détériore rapidement :
le mari qu’elle avait choisi, avec des qualités
intellectuelles très brillantes, avait des défauts
qui lui étaient particulièrement très pénibles. Il
était d’un positivisme absolu, d’un entêtement
extrême, d’une violence effrayante 35.
À en croire La Loi qui tue (1875), roman d’inspiration
autobiographique, la jeune femme s’enfuit trois ans
plus tard du domicile conjugal, après avoir été frappée
par son époux. Elle se réfugia pour un temps à l’hôtel,
puis s’installa à Arcachon jusqu’au terme de sa seconde
grossesse. C’est là qu’elle dut collaborer aux Muses
Lettre 50.
Dans sa « Chronique mondaine » de La Presse du 24 décembre 1884, elle
présente sa fille, « la jolie Mme Chaperon, [comme] l’arrière-petite fille de
Van Ostade ». Le musée de Besançon, entre autres, conserve quelques toiles
de ce peintre.
34
Camille Delaville, La Loi qui tue, Paris, Aymot, 1875, p. 188.
35
Ibid., p. 18.
32
33
26
santonnes de Victor Billaud 36. De retour à Paris, elle fut
convaincue d’adultère et condamnée à deux ans de
prison qu’elle ne fit jamais. Son époux obtint la séparation.
Considérée comme mineure aux yeux de la loi, il lui était
désormais défendu « de plaider, de transiger, d’emprunter,
de recevoir un capital mobilier et d’en donner décharge,
d’aliéner ni de grever [ses] biens d’hypothèques sans
l’assistance d’un conseil […] nommé par le tribunal 37 ».
D’autre part, les biens hérités de son père étaient placés sous
le contrôle d’un conseil judiciaire. Elle ne pouvait donc
plus disposer d’une fortune qui s’élevait, selon l’indiscrète
Mme de Rute, à « quinze millions 38 » de francs : « une partie
de la fortune était dotale. C’était des immeubles situés à
Paris ; une autre […] était représentée […] par des titres au
porteur 39. » Elle divorcera en 1885, dès que la loi sera votée
en France. Mais en attendant, elle doit se résoudre à gagner
sa vie pour élever seule ses enfants. Durant sa brève existence
conjugale, elle avait passé « convenablement ses examens
d’institutrice 40 », mais n’avait jamais enseigné : « tout en
ayant une grande fortune, des complications d’affaires l’ont
privée d’en jouir, et elle a dû écrire, afin de pouvoir bien
élever et bien doter ses filles 41. »
En présentant l’écriture comme l’unique moyen
de gagner sa vie et donc de subvenir aux besoins de
ses enfants, Camille Delaville justifie, par la nécessité,
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 30 juin 1884.
Camille Delaville, op. cit., p. 224. Code civil, livre 1er, article 513.
38
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet 1888,
p. 198.
39
Camille Delaville, op. cit., p. 193.
40
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 30 avril 1887.
41
Olympe Audouard, Silhouettes parisiennes, Paris, Marpon & Flammarion, 1883,
p. 304.
36
37
27
son recours à un métier d’homme. D’autres avant elle,
notamment George Sand, avaient avancé un tel argument
pour légitimer leur carrière littéraire et se laver, aux yeux
du public, de tout soupçon d’ambition et d’émancipation
– désirs fort mal acceptés chez les femmes dont on attendait
modestie et soumission. Camille Delaville le redira encore
en 1885 : « Je n’ai pas écrit par goût, mais pour élever mes
enfants et pendant dix ans j’ai exactement caché mon sexe
sous mon pseudonyme 42. » Si elle fait allusion ici à « Camille
Delaville », son nom de plume le plus usité, elle n’en eut
pas moins de trois autres : Pierre de Chatillon, Bisbille,
et Adèle de Chambry. Delaville est un des noms de jeune
fille de sa mère auquel est associé un prénom mixte, ce
qui lui permettait d’échapper dans un premier temps
au dédain qu’inspiraient les œuvres féminines. Afin de
s’assurer des revenus réguliers, elle se lança dans l’écriture
journalistique, débutant avec Villemessant dans Le Grand
Journal et Le Soleil « par des articles strictement anonymes
qui firent quelque bruit… » : Depuis je ne me souviens distinctement que
d’avoir collaboré au Gaulois […], à La Presse
6 ans, à L’Événement […], au Courrier du Soir,
à L’École des femmes et à une foule d’autres […]
dont le nom m’échappe j’ai énormément écrit
et silhouetté. J’ai fait le plus bel ornement du
Papillon de la bonne Audouard (le 2e) 43.
Dans un « Courrier de Paris », elle révèle également
avoir tenu « des chroniques de plage dans le journal de
Trouville, dirigé par un imprimeur nommé Trinité 44 ».
Camille Delaville, « Une Lettre », Le Zig Zag, 4 octobre 1885.
Lettre 50. Olympe Audouard fonda Le Papillon, journal féministe qui fut
interdit en 1868 par le gouvernement. Elle le reprit en 1883.
44
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, août 1887, p. 57.
42
43
28
À partir de 1883 et jusqu’à la fin de sa vie, elle participe
aux Matinées espagnoles, une revue internationale dirigée
par Mme de Rute, petite-nièce de Napoléon Ier. Dans ces
périodiques, elle aborde tous les sujets d’actualité, y
compris la bourse dans L’École des femmes ; elle signe
des articles de science, des critiques littéraires,
des chroniques mondaines qui ont paru dans
l’ancien Grand Journal de Villemessant,
dans Le Gaulois, dans L’Événement et dans La
Presse 45.
Elle s’est surtout spécialisée dans les portraits, l’évocation
en une centaine de lignes de la carrière et de l’actualité
d’un personnage à la mode. Dans La Presse, elle publia
« des silhouettes d’officiers ministériels qui ont eu un grand
succès 46 », pour L’École des femmes, elle tint la rubrique
« Mes Contemporains » où elle présenta entre autres Zola,
Claude Vignon ; dans Le Passant, elle s’intéressa aux avocats
célèbres. En 1887, c’est au Constitutionnel qu’elle donna
sa dernière série « Mes Contemporaines ». Elle s’attacha,
deux fois par semaine, à évoquer des femmes hors du
commun, comme la remuante M me Astié de Valsayre,
qui entendait ouvrir des salles d’escrime pour femmes, ou
le docteur Madeleine Brès. Par deux fois, elle fonda son
propre journal. En 1882, ce fut Le Passant, qu’elle finança
et dirigea pendant vingt numéros. Il comptait parmi ses
collaborateurs les plus célèbres Arsène Houssaye, Camille
Flammarion, Catulle Mendès, Anaïs Ségalas et Rachilde.
En 1886, elle lança La Revue verte, qui vécut à peu près la
même durée (seize numéros). Elle y associa les frères Bertrand,
45
46
Olympe Audouard, op. cit., p. 300.
Ibid.
29
Georges de Peyrebrune, Alexandre Parodi, Léo d’Orfer…
Une mauvaise gestion explique à chaque fois la faillite.
Indépendamment du sujet traité, c’est son style
« clair, concis » qui plaît aux lecteurs ; elle « a le mot à
l’emporte-pièce, et un esprit si souple qu’il aborde tous
les sujets et les traite également bien 47 ». La virulence de
certains de ses propos n’échappe pas à la jeune Rachilde,
qui eut l’occasion de travailler avec elle : Comme prosateur, elle est douée d’une facilité
surprenante et caméléonienne ; elle paraît à la
fois dans une dizaine de journaux, sous plusieurs
pseudonymes […]. Parfois cette plume élégante
tombe brusquement dans le ruisseau et cela avec
une telle verve, une telle diablerie 48.
La chroniqueuse fut si mordante dans ses articles
qu’elle se retrouva accusée « d’avoir attenté au respect dû à
un huissier de Paris nommé Barriqand. […] La silhouette
de ce monsieur, […] lui avait paru diffamatoire 49 ».
Dans Le Passant du 12 août 1882 paraissait « Cynisme et
mensonge », un article relatant ses démêlés avec Le Journal
de Clamecy. En juin 1883 encore, dans Les Matinées
espagnoles, deux pages de son « Courrier de Paris » sont
supprimées par la rédaction. Elle y défendait Mme Edmond
Adam et son livre Païenne, qu’un chroniqueur indélicat
du Gil Blas avait littéralement « dépecé 50 ». Une note
donne les raisons de cette censure : Ibid.
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
49
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 janvier 1887,
p. 37-38.
50
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, juin 1883,
p. 41.
47
48
30
Nous faisons toutes nos excuses à notre aimable
et spirituelle collaboratrice, Mme Delaville, de
la suppression de deux pages que nous faisons
à son article. Si nous les avions laissées passer,
tous nos collaborateurs nous arracheraient les
yeux 51.
Ce goût pour la calomnie et l’exagération n’est pas
seulement un artifice journalistique, il semble refléter
l’un de ses traits de caractère profonds. Dans la préface
d’À Mort, où elle évoquera son souvenir, Rachilde la
décrira comme « une femme au cœur constant, quoique
dure dans ses critiques […], un journaliste très redresseur
de tort en parole, mais très généreuse en action, comme
toutes les femmes de race 52 ». Georges de Peyrebrune est
forcée de reconnaître que son amie
s’entendait à faire passer aux gens, et sans qu’ils
trouvassent le moyen de s’en fâcher, tout ce qui
pouvait être dit de désagréable sur leur compte.
Elle s’indignait si fort que l’on ne s’indignait
pas ; même elle avait accueilli les propos par des
ripostes si plaisantes que l’on finissait par en rire
mais la flèche demeurait 53.
Lorsqu’elle fera son éloge funèbre dans les pages des
Matinées espagnoles, Mme de Rute reviendra également sur
cet aspect de sa personnalité : Cette femme spirituelle entre toutes […] passait
pour être méchante, et ce n’était pas absolument
vrai ; elle avait trop d’esprit réel, de verve
constante, pour avoir recours au plus facile de
tous les esprits : celui du dénigrement de parti
pris. Cependant, il faut bien en convenir, elle
Note signée « La Rédaction », ibid.
Rachilde, préface d’À Mort, Paris, Monnier, 1886, p. XVIII.
53
Georges de Peyrebrune, Le Roman d’un bas bleu, Paris, Ollendorff, 1903, p. 260.
51
52
31
résistait difficilement au plaisir de faire un bon
mot, ce mot dût-il atteindre un de ses meilleurs
amis ou amies 54.
Outre ses nombreuses chroniques, l’œuvre de
Camille Delaville compte quelques recueils de nouvelles
et des romans : Les Trois criminelles (1876), Les Amours de
Madame de Bois-Joly, La Tombe qui parle, Le Cas du Premier
président, Les Bottes du vicaire (1884). Lorsque parut ce
dernier titre, Jules Boissière écrivit dans ses « Notices
bibliographiques » de La Presse : Les Bottes du vicaire, de Mme Camille Delaville sont
une œuvre qui scandalisera vraisemblablement les
bonnes familles dévotes, et dont les confesseurs
catholiques ne conseilleront pas la méditation
à leurs ouailles. […] Les Bottes du vicaire sont
écrites avec ce style alerte et élégant que les lecteurs
de La Presse ont longtemps goûté dans les
charmantes chroniques de Mme Delaville. […]
Nous y trouvons un art infini de narration et
une étonnante délicatesse de touches dans la
description qui est ordinairement très courte et
ne s’étend que rarement au-delà de quatre ou
cinq lignes 55.
Tous ces écrits ont d’abord paru en feuilleton dans
les journaux auxquels elle collaborait. Ainsi La Femme
jaune, son dernier roman édité en 1886, a commencé
par passionner les lecteurs du Gaulois au début des
années 1880. Il avait « obtenu un réel succès ; le héros est
un serpent boa, qui joue un rôle fantastique. Ce roman
est très émouvant, fort mouvementé et bien charpenté 56 ».
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet 1888,
p. 197.
55
Jules Boissière, « Notices bibliographiques », La Presse, 19 juin 1884.
56
Olympe Audouard, op. cit, p. 302.
54
32
Sa genèse est révélatrice du statut de subalterne assigné à
la femme écrivain à cette époque : il fut initialement écrit
pour un journaliste, Jules Billault, qui toucha la moitié
de la rémunération. Camille Delaville se retrouvera dans
une situation voisine, en 1887, quand Le Petit Parisien fera
paraître son Passé du docteur : celui-ci sera remanié par un
feuilletoniste à la mode, et elle sera payée trois fois moins
que son confrère. Le titre majeur de sa carrière demeure
cependant La Loi qui tue (1875), récit à peine romancé
de sa bataille judiciaire contre son mari, de la perte
irrémédiable de sa fortune et de son existence un temps
misérable. Au-delà de la dimension autobiographique,
c’est un fervent plaidoyer contre l’iniquité des lois du
divorce envers les femmes : La Loi qui tue est une œuvre triste comme le
journal d’une vie désespérée. À travers ces pages,
[…] on voit mourir, mourir lentement, écrasée
par une justice injuste, une femme adorable
[…]. C’est l’arrêt de la logique porté en dernier
ressort contre l’arrêt des humains.
Le roman de Camille Delaville est écrit simplement ;
pas de phrases, pas de tirades, un net exposé
des faits 57.
Outre les poésies qu’elle compose pour ses petitsenfants, ses amis – Georges de Peyrebrune en recevra
– et dont certaines paraîtront dans L’École des femmes et Le
Constitutionnel 58, Camille Delaville écrit également pour le
théâtre. Si elle ne manque pas de tenir sa correspondante au
57
58
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
Voir Camille Delaville, « Feu d’hiver », L’École des femmes, 24 juillet
1879 ; Pierre de Chatillon, « Ultima Verba », Le Passant, 16 septembre 1882 ;
Camille Delaville, « Sonnet à Mimi » et « Amour et Amitié », Le Constitutionnel,
30 avril 1887.
33
courant de toutes ses activités littéraires, elle est en revanche
plus discrète à ce sujet. Rachilde se souvient qu’elles ont
« failli collaborer au même drame 59 », sans toutefois préciser
son titre. Dans une lettre adressée à Georges de Peyrebrune
en mars 1887 se trouve cette allusion : Cette pièce ! Mes cheveux se dressent, s’ils me
laissaient faire le dialogue au moins ! Je l’ai fait
pour 3 pièces jouées avec succès en ce moment
que je ne veux pas nommer j’ai juré – et comme
c’est par simple sympathie –
Enfin on aura peut-être l’idée de me consulter,
elle serait bonne je vous assure 60.
Quelles étaient ces trois pièces ? En février, la ComédieFrançaise donnait Francillon, « un drame de l’inimitable
Alexandre Dumas 61 » fils ; aurait-elle participé à son écriture ?
Cette hypothèse est loin d’être absurde car Camille
Delaville a fréquenté la famille Dumas. Bien qu’elle ne
donne aucune date précise, on peut supposer qu’elle
a connu l’écrivain dans les années 1850-1860, c’est-àdire avant son mariage avec Émile Couteau. Dans le
portrait qu’elle lui consacrera en 1880, Rachilde fera
savoir qu’« Alexandre Dumas a dirigé les études littéraires
de Camille Delaville : celle-ci a pris, du reste, sa clarté de
style et sa façon simple de charpenter le drame intime 62 ».
L’épistolière avoue, dans une lettre à Georges de Peyrebrune,
qu’elle avait eu confirmation de son talent littéraire par « le
père Alexandre Dumas qui a trouvé [qu’elle était] créée
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
Lettre 61.
61
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, février 1887,
p. 74.
62
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
59
60
34
et mise au monde pour écrire des histoires 63 ». Était-ce
un ami de son père ? Ce dernier devait en tout cas avoir
suffisamment confiance en lui pour laisser sa fille, jeune
encore, l’accompagner dans le nord de la France. En 1879,
dans L’École des femmes, elle raconte comment, suite à une
grande calamité dans une ville minière S…, en 186…,
Alexandre Dumas est invité à y faire une conférence. Il part
accompagné de
Mme Marie, sa fille, Édouard Guillemin, un
aimable garçon d’une trentaine d’années, qui,
riche et libre, faisait par goût l’office d’intendant,
d’homme d’affaires et de maître des cérémonies,
et moi, remplissant les fonctions de secrétaire,
également à titre de respectueuse amitié 64.
La rumeur prétend qu’elle fut « un des derniers
secrétaires d’Alexandre Dumas 65 » père, mais il n’y
a guère que dans un article intitulé « La Bohème des
lettres » qu’elle apparaît remplissant cette dangereuse
fonction, au moment où deux jeunes auteurs viennent
se plaindre que le grand homme leur a retourné leur
manuscrit : ils demandèrent son secrétaire, celui qui avait
annoté leur œuvre, et bien que ce secrétaire
fût une femme, ils l’accablèrent de menaces et
d’injures, et les domestiques eurent grand peine
à la délivrer de ces furieux 66.
Lettre 50.
Camille Delaville, « Une conférence d’Alexandre Dumas », L’École des
femmes, 30 octobre et 6 novembre 1879.
65
Alfred Vallette, Le Roman d’un homme sérieux, Paris, Mercure de France,
1994, p. 13.
66
Camille Delaville, « La Bohème des lettres », Le Papillon, 14 août 1881.
63
64
35
Bien qu’elle n’éclaire jamais sa correspondante sur le
rôle qu’elle a pu jouer auprès d’Alexandre Dumas, il est
certain qu’elle a vécu dans son entourage. Ce n’est pas
un hasard si elle collabora aux journaux de femmes
qui le côtoyèrent : Olympe Audouard, qui dirigea Le
Papillon, fut une de ses maîtresses, et Mme de Rute, la
rédactrice en chef des Matinées espagnoles, une de ses amies.
Camille Delaville rappelle d’ailleurs que cette dernière l’a
« accueilli et abrité pendant des mois entiers à Florence »
alors que « le cher grand homme avait été délaissé de 1860
environ jusqu’à sa mort » 67. Durant toute sa carrière, elle
ne manquera pas une occasion de lui rendre hommage.
Dans La Loi qui tue (1875), la narratrice reprend un de
ses bons mots pour décrire son futur époux : on était tenté de dire de lui ce qu’Alexandre Dumas
dit un jour à un jeune homme qui se présentait
pour la première fois chez lui (et qui depuis
s’allia à sa famille) : Ah ! Monsieur, que vous êtes
joli 68.
Camille Delaville l’évoqua, ainsi que son fils, au
cours de ses nombreuses conférences : en 1881, elle
parla ainsi, « à Argenteuil […] pour une société
d’enseignement philotechnique 69 » des deux Dumas ; à
la fin de l’année 1882, Camille Flammarion se voyant
« empêché de faire une conférence promise à la Société
d’enseignement mutuel de Suresnes », c’est elle qui le
remplaça, disant « au président de la Société qui attendait
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, décembre 1883,
p. 440-441.
68
Camille Delaville, op. cit., p. 9.
69
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 8 septembre 1884.
67
36
[…] le titre de [sa] conférence : « Je parlerai de Dumas 70 ».
En février 1885 encore, elle parla des deux Dumas et tint
« son auditoire sous le charme en racontant de la façon la
plus amusante une foule d’anecdotes typiques et inédites
sur les deux grands écrivains 71 ». Ses chroniques apprennent
également aux lecteurs qu’Alexandre Dumas père « était
plus fier de ses coups de fusils que de ses romans 72 » ; que
« pendant plusieurs années, [il] garda l’appartement de
sa mère, le faisant entretenir comme lorsqu’elle vivait, et
[que] souvent, très souvent, il venait s’y enfermer pour
pleurer celle qu’il avait tant aimée 73 » ; qu’il était enfin
fort préoccupé par « la grande question de l’immortalité
de l’âme » : Je l’ai souvent entendu parler dans l’intimité,
entre sa fille et quelques vieux amis, du désir
qu’il aurait de voir son âme revenir visiter les
vivants aimés par lui ; – et il ajoutait : « Si mon
âme ne se manifeste pas après ma mort, c’est
qu’à aucune âme cela ne sera possible 74. »
Est-ce le prestige de sa fortune, bien que gérée par
un conseil judiciaire, son expérience de journaliste, ou sa
relation avec les deux Dumas qui attire chez elle la jeune
génération ? Malgré sa perte d’influence dans les milieux
littéraires, de jeunes écrivains comme Albert Samain, Jules
Boissière ou Rachilde, viennent lui demander conseil, lire
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, mai 1883,
p. 603.
71
Carmen, « Les Heures parisiennes », La Presse, 1er mars 1885.
72
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 1er septembre 1884.
73
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, janvier 1888,
p. 27.
74
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, décembre 1883,
p. 441.
70
37
leurs manuscrits. Ainsi la jeune romancière lui soumettrat-elle son dernier titre, La Marquise de Sade, qui paraîtra
en 1887 chez Monnier. Les lettres de Camille Delaville
révèlent une certaine affection pour celle qui deviendra
« Mademoiselle Baudelaire », certainement rencontrée,
en 1879, dans la salle de rédaction de L’École des femmes.
Rachilde débutait alors en assurant le feuilleton de la revue
avec La Dame des bois, et Camille Delaville s’occupait de la
rubrique « L’Été en zig zag ». Malgré le retentissant scandale
qui suivit la parution de Monsieur Vénus en 1884 et qui
ferma bien des portes à Rachilde, l’épistolière continua
de la recevoir et la défendit dans de nombreux articles. La
jeune femme était généralement accompagnée d’Alfred
Vallette, de Jean Lorrain ou de Jean de Bonnefon. Mais la
jeune génération se manifestait surtout lors des bals très
souvent costumés et des soirées organisés par la maîtresse
de maison. Les bals masqués de Camille Delaville étaient
réputés : « un peu du Tout-Paris défilait chez elle. […]
On s’y donnait rendez-vous comme à un bal public. On
organisait des entrées, des surprises, des intermèdes 75. » Dans
Le Roman d’un bas bleu, Georges de Peyrebrune relate une
soirée à laquelle participèrent
Jehan Darce […] sa longue taille légèrement
ployée sous un costume d’escholier, […] Laurence
en François Villon, […] Raoul de la Farge, en
troubadour, […] Banin (Carloman), […]
en marié de village […] et Jacques d’Alsace,
en fort de la Halle, […] Derera en large robe
bleue 76.
75
76
Georges de Peyrebrune, op. cit., p. 181-182.
Ibid., p. 185. Sous ces noms d’emprunt se cachent, entre autres, Jules
Laforgue (Raoul de la Farge) et Jean Lorrain (Jacques d’Alsace).
38
En 1884, à la veille de Noël, elle organise une fête
villageoise ; le 24 décembre 1886, elle réunit près
d’une centaine d’enfants autour d’un arbre de Noël ; le
31 décembre de la même année, elle invite ses amies à une
tombola. En mars 1887, alors que sa santé est de plus en
plus fragile, elle organise un bal précédé d’une saynète de
sa composition. Jusqu’à la fin de sa vie, elle ne manquera ni
un bal, ni une soirée.
Tant que sa maladie le lui permet, elle mène en
effet une intense vie mondaine, demeurant dans la
capitale de décembre à Pâques, et se retirant pour l’été à la
campagne. En compagnie de ses deux filles et de ses petitsenfants, elle loue une maison avec jardin, au Vésinet, rue du
Marché. Elle invitera plusieurs fois Georges de Peyrebrune
à se joindre à sa famille. Outre ses conférences, les
nombreux déplacements auxquels l’obligent ses fonctions
de chroniqueuse, sa participation à des œuvres de charité
– en 1883, elle est trésorière de l’Exposition des femmes
artistes au Palais de l’Industrie 77, et elle fonde en 1886 la
Société des Abeilles –, elle a son jour de réception. Chaque
vendredi, ainsi qu’elle le précise à sa correspondante dans
l’une de ses premières lettres, elle accueille autour d’une
collation tous ceux qui souhaitent lui rendre visite : Camille Delaville est une femme naturelle et une
femme splendide. Elle fait les honneurs de son
salon avec une grâce charmante, elle tolère l’allure
artiste, mais elle la tempère selon son entourage.
[…] Elle a un mot aimable pour le premier et le
dernier ; elle met en relief les humbles et reçoit
les célèbres comme de simples mortels 78.
77
78
Voir Mathilde Stevens, « Bavardages parisiens », Le Gil Blas, 19 février 1883.
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
39
En 1886, Alfred Vallette, le futur directeur du
Mercure de France, assista à l’un de ses vendredis dans
l’espoir d’obtenir une recommandation de Georges de
Peyrebrune pour publier son roman Le Vierge 79. Il décrit
à Rachilde, alors absente, « ce monde mi-bourgeois mibohême et cependant très porté sur la vanité littéraire ou
les cancans de coulisse » : Il y a des demoiselles à marier qu’il ne faut
pas scandaliser […]. Comme j’avais déclaré,
un peu haut que je tenais le mariage pour
un état social incompatible avec la vocation
artistique, Mme Delaville est venue derrière moi
pour me souffler, entre deux tasses de chocolat,
que la demoiselle, ma voisine, […] avait une
dot des plus importantes. […] Peu de monde
amusant, en somme : les sempiternels Bertrand,
les bruyants Tessonnière, les Lesueur […].
Bertrand junior fait venir oléine de oléa (!)
huile et une dame ignore que le nickel est un
métal : ceci à propos d’une conférence, en plein
salon, par Tessonnière, sur la façon de récurer les
casseroles. Mme Delaville écoute tout, ne s’étonne
de rien, sourit, lance un mot qui est peut-être
d’Alexandre Dumas et tout à coup nous dit la
dernière poésie de Buffenoir, le directeur du
nouveau Père Duchêne […]. Quant au chocolat
il est toujours exquis 80.
On croise là des invités plus prestigieux comme
Mme de Rute, la baronne Julie de Rothschild ou le
Général Boulanger, que la maîtresse de maison
avait connu simple capitaine dans une ville de
garnison ; et il ne dédaignait pas, maintenant
que la politique des mécontents avait fait de lui
un leader […], de venir encore parfois chez son
79
80
Publié en novembre 1886 sous le titre de Monsieur Babylas dans Le Scapin.
Alfred Vallette, op. cit., p. 69-70.
40
ancienne amie ; mais, plus fréquemment, il y
venait dîner, en un très petit comité 81.
Les dernières lettres d’un bas-bleu
À en croire le ton compassé de la lettre qui inaugure
cette correspondance, les relations de Camille Delaville
et de Georges de Peyrebrune devaient être, avant 1884,
purement mondaines. Cette invitation pourrait dater
de juin 1884 : c’est à partir de ce moment, en effet, que la
romancière est comptée au nombre des convives du « Dîner
des bas-bleus », manifestation inventée par la chroniqueuse
Jeanne Thilda (Mathilde Stevens), dont le but était de
réunir tous les mois des hommes et des femmes de lettres
dans un restaurant parisien. Entendait-elle démystifier le
personnage de la femme écrivain alors fort mal accepté
par la société ? C’est ainsi que pourrait se comprendre
l’invitation lancée à Barbey d’Aurevilly, lequel estimait que
« les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont
des hommes – du moins en prétention –, et manqués 82 ».
À l’occasion du dîner, chaque convive recevait pour insigne
une chaussette de poupée en soie bleue qui s’accrochait au
corsage ou à l’habit. L’ambiance était bon enfant, « le fils
eût pu y conduire son père et la fille sa mère, […] c’était
Georges de Peyrebrune, op. cit., p. 186. Dans ce roman à clef, le Général
Boulanger est « le fameux lieutenant-colonel Baringer ».
82
Jules Barbey d’Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes au XIXe siècle, t. V, Les
Bas-bleu. Genève, Slatkine Reprints, 1968, p. XI. Il déclina l’invitation
de Mathilde Stevens : « Vous, [...] vous ne vous moqueriez pas de moi,
si j’allais à votre dîner. Mais les autres Bleues ?... Riraient-elles, derrière
leurs éventails et leurs verres, de me voir là ! » (Charles Buet, Jules Barbey
d’Aurevilly : Impressions et souvenirs, Paris, Savine, 1891, p. 357.)
81
41
chaste, sévère même, mais drôle au suprême degré, paraîtil, drôle et presque funambulesque 83 ». Le sérieux semblait,
en effet, de rigueur : dans sa « Chronique Mondaine »,
Camille Delaville écrivait qu’au dîner d’octobre, auquel
participait entre autres Lydie Paschkoff 84, toutes les femmes
sans exception « avaient des robes entièrement noires,
plus ou moins ornées de dentelles, sans le plus petit tire
l’œil ; la plus jeune et la plus jolie portait une robe noire,
montante jusqu’au menton 85 ». L’épistolière a souvent
évoqué ces soirées, comme celle de juin 1884 où étaient
notamment présents Catulle Mendès, le rédacteur en chef
du Gil Blas, M. Cartillier, et le poète Paul Mariéton 86.
Paul Chary y chanta des morceaux de Mireille en l’honneur
de Frédéric Mistral alors invité, lequel écrivit des vers
sur l’éventail d’Olympe Audouard. Cette convivialité a
paradoxalement nui à la pérennité d’une telle initiative car,
aux dires de Mme de Rute, « ni Mme Daudet, ni Mme Adam,
ni M me Michelet, ni M me Ségalas, ni M me Gréville, ni
Mme Émile Lévy, ni Mme Bentzon, etc., etc., c’est-à-dire les
vraies femmes de lettres 87 », en quête de reconnaissance
et de légitimité, n’ont jamais voulu y participer. Les dîners
mensuels cessèrent complètement à la mort, en juillet 1888,
de l’épistolière.
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet 1888,
p. 199.
84
Femme de lettres, membre de la Société de Géographie de Paris, elle effectua
de nombreux voyages en Asie. On lui doit un Voyage en Asie Mineure dans
l’ancienne capitale de Mithridate : Sinope (1889) et Fleur de jade (1890).
85
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 13 octobre 1884.
86
Fondateur de La Revue Félibréenne en 1885, président de la Société des
félibres de Paris.
87
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet 1888,
p. 198.
83
42
En invitant Georges de Peyrebrune à un dîner des
bas-bleus, Camille Delaville eut certes l’occasion de saluer
son talent mais surtout de découvrir sa personnalité. Elle
se prit rapidement de sympathie pour cette romancière
dont la « froideur normale 88 » était réputée ; en mars, elle
évoqua sa carrière dans une de ses conférences, et l’invita
au premier bal des arts incohérents. Elle en fit rapidement
sa confidente, comme en témoigne le compte rendu de
ses démêlés avec celle qui était, jusque-là, « sa meilleure
amie 89 » : Mina Round. D’après les quelques éléments
recueillis, Mina Round, d’origine anglaise, serait arrivée
en France peu après la Commune. Elle s’était liée avec
Camille Delaville qui l’avait prise sous sa protection et
l’avait aidée à placer sa copie dans les journaux où ellemême avait ses entrées, « notamment à La Paix où on lui a
publié une traduction avec une recommandation pressante
qui s’adressait à moi – mais le nom n’y était pas 90 ». Dans le
premier journal que Camille Delaville fonda en 1882 – Le
Passant –, Mina Round tint la « Chronique Mondaine » et,
occasionnellement, la rubrique « L’été en zig-zag », sous les
pseudonymes de « Carmina » et « Maurice Reynold ». Ce
fut sous ce dernier nom de plume qu’elle signa, dans La Presse
du 4 août 1884, son premier « Conte du dimanche » avec
Mon ami Roberval. Elle donna ainsi, jusqu’à la fin de l’année,
de courts récits : Comment on brise une chaîne, Les Ombres
chinoises, La Petite Comtesse 91. En décembre 1884, Mina
Round était présente au dîner de la comtesse de Mouzay.
Rachilde, op. cit., p. 194.
Lettre 5.
90
Ibid.
91
La Presse, respectivement du 8 septembre, 27 octobre et 26 décembre 1884.
88
89
43
En février 1885, à la soirée costumée du docteur Bissieu,
Mmes M. R… et D… qui sont rédactrices d’un
journal du matin (La Presse) portaient le numéro
du jour imprimé sur leurs jupes, le bonnet de
papier traditionnel des petits imprimeurs ; la
plume à l’oreille, des coquilles parsèment le
corsage et divers autres emblèmes des plus gais ;
leur entrée a été un vrai succès 92.
Le changement de direction de La Presse, début 1885,
marqua le terme de leur amitié. Fin janvier Gilbert
Augustin Thierry, « ayant pour aides de camp MM. Parodi
et Anatole France 93 », reprit le journal et remania l’équipe
rédactionnelle pour le sauver de la faillite. Camille Delaville fut
l’une des premières à pâtir de ces changements. Collaboratrice
de longue date (elle était à La Presse depuis 1880), elle céda
sa rubrique bibliographique à Jules Boissière pour tenir la
« Chronique Mondaine » sous le nom d’Adèle de Chambry.
Elle dut rapidement l’abandonner et partager avec
Mina Round « Les Heures parisiennes ». À tour de rôle,
celles-ci devaient rendre compte d’événements parisiens
comme Le Bal des incohérents, Le Café à deux sous ou La
Vengeance d’un concierge 94, sous la signature de « Carmen »,
pseudonyme composé à partir de la première syllabe de
leurs prénoms. Selon les confidences de Camille Delaville,
Mina Round aurait cherché à l’évincer du journal dans
l’unique but d’être mieux rétribuée : « elle a grand besoin
de gagner de l’argent ; car elle ne possède qu’un petit capital
qu’elle mange et après qu’il sera mangé elle se tuera, ditAdèle de Chambry, « Chronique mondaine », La Presse, 18 février 1885.
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 7 février 1885.
94
Sujets de leurs chroniques du 13 mars, du 8 avril et du 10 mai 1885.
92
93
44
elle 95. » Pour ce faire, elle plaçait ses articles au détriment
de ceux de Camille Delaville, avec l’assentiment tacite du
directeur « qui aime mieux les beaux yeux – bleus que la
bonne prose 96 ». Pareilles manœuvres furent cependant
inutiles puisque La Presse cessa de paraître le 26 mai 1885.
Cette trahison blesse profondément Camille
Delaville : « les désillusions d’amitié sont pires que celles
d’amour ; car on les prévoit moins et elles n’ont pas
les excuses de la chair 97. » Elle se rapproche davantage de
Georges de Peyrebrune et ses lettres se font plus intimes,
plus libres, dans une relation qui paraît calquée sur celle
entretenue avec Mina Round. Déjà, en 1884, elle avait invité
la romancière à toutes les soirées qu’elle organisait, comme
cette fête villageoise dont « le clou de la fête a été l’arrivée, vers
une heure du matin, d’une gigantesque marmite de soupe
aux choux, flanquée de jambons et de tonneaux de cidre
ornés de feuillage 98 ». Georges de Peyrebrune s’y était rendue,
« charmante en Périgourdine 99 », côtoyant Jean Lorrain,
Catulle Mendès et Anaïs Ségalas. En 1885, l’épistolière
l’invite à son vendredi, la présente à tous ses amis, tels que
le comédien et auteur dramatique Félix Galipaux ou la
romancière portugaise Guiomar Torrezão. Elle l’associe,
ainsi que Catulle Mendès et la jeune Rachilde, à la création
d’un nouveau journal, Le Progrès national, lequel ne
connaîtra qu’un seul numéro, daté du 29 avril 1885. Elle
lui expose ses projets littéraires : « Avant L’Histoire d’un
homme je publierai Mes Contemporaines séries de portraits
Lettre 5.
Ibid.
97
Ibid.
98
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 24 décembre 1884.
99
Ibid.
95
96
45
soigneusement faits de femmes connues 100. » Mais c’est la
correction de La Femme jaune, un roman-feuilleton paru
dans les pages du Gaulois au début des années 1880, qui
retient son attention car elle espère le faire éditer. Camille
Delaville en vient rapidement à lui confier ses ennuis de
santé qui s’aggravent. Sa faiblesse est telle que, entre août et
fin octobre 1885, elle doit interrompre sa participation aux
Matinées espagnoles : Le courrier de notre spirituelle collaboratrice
Mme Camille Delaville nous manque encore
aujourd’hui ; sa santé, toujours chancelante ne
lui permet pas de reprendre de quelque temps
ses intéressants courriers 101.
En dépit des nombreuses similitudes, cette nouvelle
amitié ne ressemble en rien à celle entretenue avec Mina
Round : les rôles se sont, en effet, inversés. Malgré les
apparences, Camille Delaville n’est plus une femme de
lettres à la mode. Son influence, sur la scène parisienne, est
en train de diminuer : outre son éviction tacite de La Presse,
Le Gil Blas tarde à publier en feuilleton un de ses romans,
Le Passé du docteur, et elle peine à trouver un éditeur
pour sa Femme jaune (c’est Georges de Peyrebrune qui lui
présentera Jouaust). La chroniqueuse a conscience de ce
déclin, elle sait aussi que son amitié pour sa consœur peut
le retarder. Ce n’est donc pas un hasard si elle lui demande
une préface pour La Femme jaune : « Votre nom le fera
lire car on n’épouse pas les jolies filles enfermées dans les
cachots noirs 102. » Pour une raison inconnue, Georges de
Lettre 12.
U.V, « Le Scandale de demain », Les Matinées espagnoles, 15 décembre 1885,
p. 483.
102
Lettre 11.
100
101
46
Peyrebrune ne répondit pas à sa requête. Camille Delaville
tente de faire encore parler d’elle en multipliant les articles
dithyrambiques sur son amie et ses nouvelles publications.
Déjà, en novembre 1884, elle vantait le talent de sa
correspondante, qui venait de publier Une Séparation,
en développant l’idée qu’elle devait être considérée comme
l’héritière spirituelle de George Sand : Parmi les écrivains féminins de notre époque,
Mme de Peyrebrune est certainement celui qui
est destiné à recueillir un jour la succession de
l’auteur de Lélia et de François le Champi, éprise
qu’elle est, à la fois des plus hautes envolées de
l’esprit et du cœur, des études patientes de la vie
campagnarde, et du style parfait et pur qui se fait
chaque jour plus rare en France 103.
Plus tard, dans « Une matinée chez Georges de
Peyrebrune », chronique parue dans La Presse de mai, elle
loue Mademoiselle de Trémor, « livre bizarre, peignant
au naturel le caractère d’une vraie jeune fille » : La façon dont cette histoire est présentée
rappelle la manière de Georges [sic] Sand dans
Les Mauprat et dans Le Marquis de Villemer,
c’est évidemment le meilleur ouvrage de l’auteur
de Marco, de Gatienne et de Victoire la Rouge 104.
En octobre, c’est au tour des Frères Colombe d’être encensé
dans Les Matinées espagnoles : « Sans y penser, peutêtre, Mme de Peyrebrune a créé un Bouvard et un Pécuchet
plus intéressants, et presque aussi étudiés que ceux
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 30 novembre 1884,
p. 338.
104
Camille Delaville, « Les Heures parisiennes. Une matinée chez Georges de
Peyrebrune », La Presse, 16 mai 1885.
103
47
de Flaubert 105. »
Sa plume acérée est un autre moyen d’attirer
l’attention du public : dans son « Courrier de Paris » des
Matinées espagnoles du 23 février 1885, elle apprend à ses
lecteurs que Le Droit des Femmes, un journal féministe,
l’a violemment attaquée. À l’origine de cette virulente
diatribe, un de ses articles parus dans La Presse, dans
lequel elle prenait position contre le vote des femmes.
Elle y engageait
ces dames à se tenir tranquilles, au moins pour
ne pas couvrir de ridicule toutes les femmes
intelligentes qui se bornent à se servir de leurs
talents et de leur esprit pour composer des
œuvres agréables ou utiles, sans faire retentir
les journaux et les tribunes de leurs clameurs
comiques.
Loin d’argumenter son propos et de se défendre, la
chroniqueuse se contente d’une pirouette rhétorique
empruntée à l’arsenal des antiféministes en concluant :
« Cet article d’un français spécial m’a remplie d’aise, c’est
un brevet de bon sens, qui, je l’espère, me fera pardonner
bien des choses par mes confrères électeurs et éligibles 106. »
L’un des arguments les plus fréquemment avancés par
les détracteurs de la littérature féminine est, en effet,
que les femmes qui écrivent maîtrisent mal la langue.
En octobre 1885, c’est à son tour de s’en prendre à un
journal, Le Zig Zag. Cet hebdomadaire, dont l’existence
fut assez brève (1882-1886), se présente comme littéraire,
artistique, fantaisiste et humoristique. Il est dirigé par
Camille Delaville, « Bibliographie », Les Matinées espagnoles, 15 octobre 1885,
p. 303.
106
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 23 février 1885,
p. 134.
105
48
la jeune Aymé Delyon, et sa rédaction compte entre
autres Rachilde et Jean Lorrain ; tous sont des relations de
Camille Delaville. À l’occasion, ce journal se fait d’ailleurs
l’écho de ses publications. Le Zig Zag du 28 septembre
est consacré aux femmes de lettres, un sujet qui suscite,
en cette fin de XIXe siècle, beaucoup de passions. Dans un
article écrit par Jean Lorrain, le nom de Camille Delaville
est associé à cette appellation, ce qui n’est pas du goût de
l’intéressée. Elle envoie donc à la rédactrice en chef une
lettre de réclamation qui est publiée dans son intégralité le
4 octobre : Le titre de femme de lettres ne me blesse point. Il
est ridicule, voilà tout, […] ceux qui s’en servent
sont des extra-jeunes ou des provinciaux […].
Homme de lettres n’est d’ailleurs guère mieux.
[…] Du reste, […] je vois que vous ne vous
doutez pas qu’une femme qui écrit est l’horreur
du sexe fort, lequel est notre maître indiscutable
et même l’horreur de la société en général ; loin
de se parer de ce métier, il faut autant que
possible faire oublier qu’on l’exerce […]. L’art de
tenir intelligemment une plume, les hommes ne
le permettent pas aux femmes, […] écrire c’est
parler, raisonner, discuter, nos maîtres détestent
cela. De plus, c’est une rivalité ou l’essai d’une
rivalité, ce qui leur est odieux sous cette forme.
[…] Mais, me direz-vous, vous-même ?… Je n’ai
pas écrit par goût, mais pour élever mes enfants
et pendant dix ans j’ai exactement caché mon
sexe sous mon pseudonyme 107.
La publication de ce courrier, qu’elle souhaitait
confidentiel, la conduira à faire des reproches à Aymé
Delyon dans une autre lettre, que Le Zig Zag fera paraître
le 11 octobre. Cette fois-ci, l’épistolière s’en prend au
107
Camille Delaville, « Une Lettre », Le Zig Zag, 4 octobre 1885.
49
« personnage qui signe Stick [qui] est plus que mal élevé,
[…] grossier à froid » car il lui a été odieux d’être citée à
côté de son « article ordurier 108 ». Elle blâme également le
journal de n’avoir jamais évoqué le « Dîner des bas-bleus »,
avant de terminer par cette surprenante formule : « Sur
ce, ma chère petite, je vous pardonne, cela va sans dire…
mais quelle fouettée je vous administrerais si vous étiez ma
fille 109 ! » S’agit-il d’une habile publicité destinée à faire
parler d’elle et du Zig Zag ? Camille Delaville n’en tint
jamais rigueur aux membres de la rédaction et, en 1886, le
journal publiait des extraits de Mes Contemporaines.
Comment expliquer que celle qui souffrit de ce
statut d’éternelle mineure, en voyant sa fortune confisquée,
puisse tenir un discours si résolument antiféministe ? En
s’opposant au droit de vote des femmes, en rappelant que
la société a horreur des femmes de lettres, Camille Delaville
cherche-t-elle encore à démontrer que l’écriture n’est
pas, chez elle, acte de sédition ? D’après les quelques
articles qu’elle consacra à l’éducation féminine, elle paraît
convaincue que, quoi que fasse la femme, elle demeurera
toujours la subalterne de l’homme. Elle milite cependant,
dans Le Passant du 27 juillet 1882, en faveur de l’ouverture
de lycées féminins et du nouveau programme d’étude
adopté pour les femmes, dans la mesure où la complexité
grandissante de la société doit les conduire à évoluer : Le programme des examens en question, […] est
à peu près de la force de celui du baccalauréat,
est-ce qu’il est jamais venu à l’idée d’un être
sensé qu’un bachelier fût un savant ! […] Les
Camille Delaville, « Guichet des réclamations », Le Zig Zag, 11 octobre 1885.
« Stick » est un des pseudonymes de Jean Lorrain.
109
Ibid.
108
50
bacheliers font très bien des fautes d’orthographe
et sont généralement à 30 ans d’une ignorance
profonde […].
Ces demoiselles à diplômes ne seront pas plus
gênantes que leurs frères ou leurs cousins, et si
vous croyiez le contraire, ce serait affirmer qu’elles
sont plus intelligentes et plus studieuses que le
sexe fort, chose inadmissible par excellence.
[…] Il faut que l’espèce masculine en prenne son
parti, la femme marche depuis vingt ans, sinon
vers l’émancipation, au moins vers l’égalité.
La pratique des principes de la Révolution
française les a amenées là, et un jour viendra
où elles seront ce qu’elles auraient toujours dû
être : la moitié du genre humain. Elles n’en
seront ni moins belles, ni moins bonnes, ni
moins douces ; les qualités de l’âme comme
celles du corps viennent de la nature, et pour
cela elles ne prendront pas le rôle de l’espèce
mâle, mais elles rempliront celui qui leur a été
donné avec plus de dignité et de discernement,
voilà tout !
Le niveau des études masculines monte
beaucoup quant aux écoles spéciales, pourquoi
le niveau des études féminines ne monterait-il
pas aussi ? Il n’y a là de danger pour personne,
c’est d’une logique parfaite 110.
Elle approuvera encore, dans La Presse de 1884, le
brevet des institutrices qu’elle-même avait obtenu, diplôme
nécessaire pour former une nouvelle génération d’épouses
et de mères instruites : Il est tout aussi raisonnable qu’une femme subisse
des examens […], quand ce ne serait que pour
pouvoir causer avec son mari si celui-ci est un
homme instruit et intelligent, et s’il ne l’est pas,
pour répondre aux incessantes questions de ses
110
Camille Delaville, « Bacheliers, crétins et filles savantes », Le Passant,
27 juillet 1882.
51
petits enfants […]. Cela commence le matin et
finit le soir, avec les chers babies. Papa n’est pas
là, ou lorsqu’il y est, il est fatigué, il est bon que
maman puisse répondre […] quand ce ne serait,
Messieurs, que pour vous éviter la peine 111.
Ce discours, qui lui attire les foudres des féministes,
contredit cependant l’existence de femme émancipée qu’elle
mène. Mais Camille Delaville ne se considère pas comme
une femme « normale » : des circonstances particulières ont
contrarié son destin et l’ont conduite à écrire pour subsister.
Elle se pose en exception de cet idéal féminin qu’elle prétend
défendre, ce qui est une bonne manière de se distinguer des
autres femmes de lettres et de faire parler d’elle.
L’année 1886 sera essentiellement dominée par
des problèmes de santé. Le traitement homéopathique
commencé fin 1885 n’a apporté aucune amélioration.
Une crise hépatique, plus violente que les précédentes,
oblige la chroniqueuse à interrompre sa collaboration aux
Matinées espagnoles jusqu’en avril. Pour la première fois,
dans les lettres qu’elle adresse à Georges de Peyrebrune,
elle évoque sa fin qu’elle pressent toute proche : « je crois
que je m’endormirai pour de bon en cette année de grâce.
Nous finissons tous un jour 112. » Les prescriptions d’un
médecin russe consulté en mai se révèlent inefficaces. Après
une nouvelle crise hépatique en août, qui lui fait écrire
à Rachilde qu’elle pense mourir à chaque instant 113, elle
suit une cure de… champagne, le même traitement que
Camille Delaville, « Chronique mondaine », La Presse, 21 juillet 1884.
Lettre 27.
113
Lettre à Rachilde du 12 août 1886 sur papier bleu, conservée à la Bibliothèque
municipale de Périgueux [Fonds Georges de Peyrebrune].
111
112
52
sa consœur Olympe Audouard. Si son état se stabilise, elle
abandonne pourtant tout espoir de guérison : Cet été l’horizon de mes yeux s’est élargi ; ils
voient des fleurs, des fruits, de l’herbe puisque
je peux sortir de la maison, mais l’autre horizon
celui dont le vert est plus doux que l’émeraude des
plus fraîches feuillées de mai, l’Espérance, n’est plus
au-delà. Ne pas mourir, ne pas guérir 114 !
Le décès de deux de ses amies n’est pas pour la
distraire de ces pensées funestes. Alors qu’en avril elle
annonçait, dans son « Courrier de Paris », la convalescence
de Mathilde Stevens, celle-ci succombe en mai à la maladie.
Elle lui rendra hommage en ces termes : elle « avait un
talent tout spécial ; c’était à la fois celui d’un fin lettré du
XVIIIe siècle et celui d’une parisienne quintessenciée de
notre époque outrancière 115 ». Ce n’est pas seulement une
proche que perd Camille Delaville, c’est un témoin de sa
gloire passée. Elles avaient dû se rencontrer au Gil Blas et
vite sympathiser car elles avaient connu la même existence.
Issue de la grande bourgeoisie, Mathilde Stevens s’était
également séparée de son mari, le marchand et critique
d’art belge Arthur Stevens, et avait gagné sa vie dans le
journalisme. Début septembre, c’est au tour de la baronne
Julie de Rothschild de s’éteindre, « cette admirable
créature » qui « a sur [sa] demande donné à tant de gens
– non des pauvres – mais pis des gens bien élevés mourant
de faim 116 ». La mort devient alors un thème récurrent de
ses chroniques : en juillet, elle ouvre son « Courrier de
Lettre 33.
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 30 mai 1886,
p. 406.
116
Lettre 36. C’est Camille Delaville qui souligne. Elle lui consacre un paragraphe dans
son « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 septembre 1886, p. 145-146.
114
115
53
Paris » par la mort de Mgr Guibert et l’achève par celle de
Cora Pearl, célèbre courtisane qui avait débuté comme
écuyère ; en août, elle consacre quelques lignes à la santé
déclinante de Mme Adam (Juliette Lamber), puis au décès de
Mme André, une philanthrope protestante. En septembre,
elle évoque la fin tragique du représentant de la France au
Tonkin, Paul Bert, emporté par le choléra ; en octobre c’est
le suicide d’un jeune aristocrate qui l’inspire ; en décembre,
elle rendra encore hommage au général Pittié, un familier
des réunions mondaines de Mme de Rute.
Malgré sa mélancolie et ses moments d’abattement,
Camille Delaville ne renonce pas à la vie mondaine et à sa
tournée de conférences. Une longue période de rémission
lui permet de se rendre, en avril, au bal masqué donné par
Arsène Houssaye ; en mai, elle arpente le jardin des Tuileries
transformé en champ de foire pour la fête du Commerce et
de l’Industrie. Le même mois, elle « fonde ou refonde l’utile
Société : Les Abeilles, destinée à venir en aide aux personnes
bien élevées qui n’ont rien et ne veulent pas le dire 117 ».
Elle ne manque pas d’associer Georges de Peyrebrune à ce
projet, que présente Le Gil Blas du 1er mai : C’est dans un magasin au rez-de-chaussée, en
plein quartier de l’Opéra, qu’aura lieu la vente
des ouvrages des Abeilles […]. Tous les objets
seront vendus 25 % moins cher que dans les
autres maisons. […] Toute commande sera
reçue au magasin des Abeilles pour la peinture
d’éventail, les chiffres, la peinture sur porcelaine,
les tapisseries d’art, etc.
On y trouvera des correctrices d’épreuves, des
copistes de manuscrits, des professeurs de tous
genres.
117
Aymé Delyon, « Nouvelles littéraires et mondaines », Le Zig Zag, 23 mai 1886.
54
Plusieurs médecins se sont offerts pour soigner
gratuitement les Abeilles, et un avocat pour les
défendre en justice, le cas échéant. Enfin là, les
femmes du monde privées de fortune trouveront
aide et appui en tout 118.
Cette initiative peut surprendre de la part d’une
femme si pressée de s’amuser. Mais elle semble toujours
avoir fait preuve de largesse et avoir eu de nombreux
débiteurs ; c’est du moins ce que suggère cette réflexion
faite à Georges de Peyrebrune : « Si vous saviez tous ceux
qui vivent de mon ombre… aussi lorsqu’il y a le moindre
accroc dans mes petites affaires, je suis hors de moi 119. »
Elle participe également à des œuvres de charité ; ainsi
en décembre est-elle présente au Palais de l’Industrie qui
abrite « les fêtes dites du Soleil en faveur des inondés du
Midi 120 ». Sa prodigalité ne l’empêche cependant pas d’être
critique quant à l’usage des fonds récoltés. Elle termine
son « Courrier de Paris » du 15 mai en signalant que
les sommes importantes amassées par l’Union des dames
françaises pour les soldats du Tonkin ne sont jamais arrivées
à destination : Eh bien ! Le hasard m’ayant mise à même de
questionner une grande quantité de soldats
revenus de ce meurtrier pays […], ils m’ont
tous déclaré n’avoir jamais reçu quoi que ce soit,
venant de cette œuvre qu’ils ne soupçonnaient
même pas… Les sous-officiers n’en avaient
jamais rien vu non plus.
[…] Où sont restées les caisses contenant cigares,
flanelles, chocolat, réconfortants, livres, etc. ?…
« Fondation des Abeilles », Le Gil Blas, 1er mai 1886.
Lettre 36.
120
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 décembre 1886,
p. 460.
118
119
55
où s’est arrêté l’argent 121 ?…
Jusqu’à la fin de l’année, elle poursuit ses
activités mondaines et journalistiques. En juillet, elle
assiste avec Georges de Peyrebrune à l’inauguration de la
statue de Lamartine à Passy. Novembre la voit participer
aux réceptions organisées par Mme de Rute, d’abord en
l’honneur d’Emilio Castelar 122 puis pour les quinze ans
de sa fille Isabelle. Si en novembre elle se trouve mal à
l’Opéra, elle passe décembre en réceptions et en dîners : chez
la comtesse de Kessler, chez la cantatrice Elena Sanz, chez
l’avocat Isaure Toulouse…
En avril, La Femme jaune est publié par Jouaust,
l’éditeur des Matinées espagnoles et d’Arsène Houssaye,
un ami de Georges de Peyrebrune. À défaut de l’avantpropos escompté, le livre paraît avec la dédicace
suivante : Lorsqu’on lance un bateau à la mer, son
propriétaire fait écrire à la proue un nom qui
doit lui porter bonheur, celui d’un être qu’il
aime et qu’il admire. Ainsi, fais-je, ami, en
mettant le vôtre en tête de ce roman.
Ces lignes s’adressent-elles à Georges de Peyrebrune ?
Dans ce cas, l’usage du masculin était inutile, le public
la connaissant. Rien, à ce jour, ne permet d’identifier
ce dédicataire. La Femme jaune ne rencontre pas le succès
escompté, faute de publicité : rares sont en effet les revues
et les journaux qui s’en font l’écho. Seul Le Zig Zag de mai
évoque « La Femme jaune, l’histoire d’un serpent qui
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 mai 1886,
p. 336.
122
Homme de lettres puis ministre et président espagnol, surnommé
« Le Ciceron des Cortès » (1832-1899).
121
56
avale les commissaires de police 123 ». Il faut attendre
fin août pour le voir signalé dans la « Bibliographie » des
Matinées espagnoles. Pérégrine, qui signe la rubrique,
ne s’intéresse pas tant à l’intrigue qu’aux qualités de son
auteur : « Mme Camille Delaville jouit, ainsi que Méry, du
privilège de décrire les pays dans lesquels elle n’est jamais
allée », à savoir la Batavia et Java.
Mme Delaville, écrit-elle encore, est douée
d’un esprit très fin, très incisif, qu’elle sème
en prodigue dans ses causeries, dans ses
chroniques, dans ses lettres. C’est donc
commettre un pléonasme que de dire que ses
livres sont spirituels 124.
À cette déception s’ajoute l’abandon du projet de traduction
aux Pays-Bas. Et si la Belgique, en la personne de Bérardi,
rédacteur en chef de L’Indépendance belge, semble intéressée
pour publier en feuilleton Le Passé du docteur, roman
conservé depuis près de deux ans par Le Gil Blas, une
série de malentendus met rapidement un terme à cette
collaboration envisagée.
Hormis Les Matinées espagnoles, Camille Delaville
ne travaille plus pour aucun périodique. Alors qu’elle
fustige dans sa chronique d’avril « les décadents, ces crevés
de l’esprit qui essaient à force de fausses notes d’attirer
l’attention du monde » et qui « fondent tous les jours une
feuille nouvelle […] ; c’est La Vogue, Le Décadent, Le Pierrot
rouge, Les Lions tondus, L’Impossible, Le Fagot, et autres
Aymé Delyon, « Nouvelles littéraires et mondaines », Le Zig Zag, 23
mai 1886.
124
Pérégrine, « Bibliographie », Les Matinées espagnoles, 30 août 1886,
p. 126.
123
57
revues aux titres suprêmement bêtes » 125, elle décide de
lancer son propre journal. Est-ce pour continuer à exister
sur cette scène littéraire dont elle se sent de plus en plus
exclue, ou est-ce par nostalgie ? Elle entend ressusciter
Le Passant, titre qu’elle avait financé et dirigé en 1882.
Paru le 25 juin, il devient dès le deuxième numéro La
Revue verte, « Monde, littérature, beaux-arts et finance » ; il
sera bimensuel jusqu’en décembre 1886. Là encore, seul
Le Zig Zag mentionnera « la réapparition d’un charmant
journal autrefois agréablement connu à Paris, Le Passant 126 ».
Pour mener à bien cette entreprise, elle s’est associée aux
frères Bertrand dont l’aîné, Gabriel, a fondé dans le Lotet-Garonne La Revue de France. Elle les laisse se partager la
fonction de directeur qui était la sienne dans Le Passant, et
se contente du poste de rédactrice en chef. Plusieurs raisons
expliquent cette mise en retrait : la volonté de ménager sa
santé fragile et, surtout, de se garantir contre sa trop grande
complaisance, à l’origine, selon elle, de sa précédente faillite.
Elle refuse désormais de publier des
insanités écrivassées d’hommes et de femmes
de [sa] connaissance. [Elle veut] une revue où
tout soit bon ou parfait et où ne s’ébattent aucun
poètes ridicules, aucun article stupide, aucun
nom inconnu 127.
Les collaborateurs sont uniquement recrutés parmi ses
amis. On retrouve ainsi la signature de Jules Boissière,
de Gabrielle d’Eze, de Clovis Hugues, du compositeur
Alexandre Parodi, de la comtesse de Mouzay, et de
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 30 avril 1886,
p. 288.
126
Aymé Delyon, Le Zig Zag, 1er août 1886.
127
Lettre 63. C’est Camille Delaville qui souligne.
125
58
Georges de Peyrebrune qui tient la chronique « Les
Échos » sous le pseudonyme Trémor 128. Camille Delaville
s’occupe elle-même de la « Revue Littéraire », et signe ses
articles de ses habituels pseudonymes : Pierre de Chatillon
et Adèle de Chambry pour le « Courrier des Théâtres »
en décembre. Si elle a réformé le comité de rédaction, elle
n’a pas repensé le contenu de sa revue, et va rapidement
pécher par manque d’organisation. Excepté le feuilleton
Robert Villemain qu’elle donne, aucune rubrique n’est
définitivement attribuée ni même suivie. Aux poèmes
de Spada (Étienne Bertrand) succèdent des études sur des
sujets aussi variés que « Les Israélites à Paris et dans le
monde » par Gabriel Bertrand, « Le monde et la mode » par
Gabrielle d’Eze ou « Au Tonkin » par Jules Boissière 129.
Pour assurer le succès de La Revue verte, Camille
Delaville inaugure le premier numéro avec Marie-JoséLise, une nouvelle inédite de Georges de Peyrebrune
qu’elle rétribuera avec une pièce d’étoffe, et qui paraîtra
en feuilleton jusqu’au 10 août. Par ce choix éditorial,
Camille Delaville entend profiter de l’engouement
grandissant pour la romancière et attirer de nouveaux
lecteurs. Le succès de son amie franchit désormais les
frontières de l’Espagne et de l’Italie, à l’image de cette
Tante Berthe, « court et délicat roman qui a été très
reproduit et même traduit en italien La Zia Bertha 130 ». Sa
participation insuffle à leur relation une tonalité plus
intime. Non contente de lui confier ses projets littéraires et
Allusion à son roman Mademoiselle de Trémor, paru l’année précédente.
Articles parus respectivement dans La Revue verte du 25 juillet, du
10 novembre et du 10 décembre 1886.
130
Camille Le Senne, op. cit., p. 24.
128
129
59
ses ennuis de santé, Camille Delaville l’entretient désormais
de ce qui lui tient le plus à cœur : ses préoccupations
financières et familiales. Pour la première fois, elle apparaît
comme une grand-mère aimante et dévouée – ce qui ne
l’empêche pas de continuer à encenser sa correspondante.
Non contente de vanter l’excellence de sa prose au nouveau
directeur du Gil Blas, elle donne de nombreux articles sur
ses œuvres nouvellement parues : « Dans Une séparation,
le talent personnel et original de l’écrivain s’affirme d’une
façon originale. […] Les Frères Colombe sont un petit chefd’œuvre de grâce et de simplicité 131. » En juin, c’est au tour
d’Une Décadente de recevoir ses louanges ; c’est selon elle
une « délicate étude sur cette secte littéraire non définie
qui nous a donné : Verlaine, Mallarmé 132… » Et lorsque
son amie séjourne en Espagne, elle lui consacre encore un
article où elle reprend sa comparaison avec George Sand : Ainsi que son illustre homonyme, l’enfance de
Georges de Peyrebrune s’est écoulée dans une
province […]. Le tête à tête avec la nature, lorsqu’il
n’est pas trop prolongé, ne peut qu’avoir une
heureuse influence sur certaines organisations.
Que l’on se rappelle les préférences de George
Sand pour Nohant, et que l’on compare ses
romans villageois à ses œuvres uniquement
passionnelles. […] Comme George Sand,
Mme de Peyrebrune parle peu et s’efface toujours
autant que possible 133.
Camille Delaville, « Nos collaboratrices », Les Matinées espagnoles, 15 avril 1886,
p. 238.
132
Camille Delaville, « Bibliographie », Le Passant, 25 juin 1886, p. 13.
133
Camille Delaville, « Nos Collaboratrices », Les Matinées espagnoles, 15 avril 1886,
p. 237.
131
60
Le parallèle établi, l’article poursuit le portrait de
la romancière en dépeignant « sa sauvagerie innée », son
caractère « bon et crédule » 134. Cette hagiographie confère
aussi à son auteur la fonction de biographe autorisée. Elle
avoue ainsi qu’elle doit à « Léonce Renault, son voisin, […]
une foule de renseignements », notamment sur les habitudes
de la romancière qui « passe toujours la plus grande partie
de l’été dans la Dordogne […] ; l’hiver seulement elle habite
Paris, mais rarement plus de trois mois de suite » ; « c’est à
peine si deux ou trois salons, […] ont pu, jusqu’à présent,
la décider à franchir leur seuil » 135. Ses confidences frisent
parfois l’indiscrétion : « Elle adore les enfants, elle à laquelle
Dieu en a refusés », ou encore : « Elle demeure non loin
de la belle et terrible Clovis Hugues ; elles ne voisinent
pas, […] aucun de leurs atomes crochus ne tendant
à s’accrocher 136. »
Une nouvelle crise hépatique empêche Camille
Delaville de se rendre, à la mi-janvier 1887, au bal costumé
de la légation du Mexique, même si le Vicomte d’Albens
(un des pseudonymes de Mme de Rute) y signale sa présence,
« charmante en blanc constellé d’étoiles 137 ». Rendant compte
de cette réception, Mme de Rute dénonce la présence de
pique-assiettes au nombre desquels se trouve Mme La Roue,
l’amie de l’épistolière. Pareille indiscrétion provoque
une brouille entre Camille Delaville et Mme La Roue
Ibid., p. 238.
Ibid.
136
Ibid. Mme Clovis Hugues est une femme sculpteur, célèbre pour son buste
de la comtesse de Die (1893).
137
Vicomte d’Albens, « Le Bal de la légation mexicaine », Les Matinées espagnoles,
17 janvier 1887, p. 40.
134
135
61
puis Miss Round, également visée par M me de Rute à
la fin de sa chronique. L’état de santé de Camille Delaville ne
lui permet cependant pas de s’indigner contre la rédactrice
en chef des Matinées espagnoles ; elle s’affaiblit de plus en
plus. Le 20 janvier, elle se rend malgré tout chez l’actrice
Léonide Leblanc, mais à peine « arrivée vers 11 heures », elle
« s’est aussitôt fait indiquer le petit buen retiro indispensable
à sa vie 138 » selon le témoignage du jeune Alfred Vallette.
En dépit de ses crises hépatiques toujours plus fréquentes,
« tous les 8 ou 15 jours 139 », elle semble cependant avoir
retrouvé sa belle humeur et sa verve. La mort n’inspire plus
ses chroniques, son « Courrier de Paris » ne parle plus que
des distractions qu’offre la capitale : théâtres, vernissages,
bals costumés qui sont
la joie suprême de la mondaine honnête, sa
revanche sur le monde où l’on s’amuse, presque
tout composé d’actrices […]. En ces uniques
occasions, la plus austère mère de famille a le
droit d’arborer la parure la plus fantaisiste, et
même de montrer, si elle a la jambe bien faite,
un peu plus haut que la cheville 140.
Une dernière période de rémission lui permet de courir
elle-même les bals masqués, comme celui donné en février
par M. Tessonnière. Elle y paraît travestie en vieille, aux
côtés de Georges de Peyrebrune déguisée en Carmentica.
Le même mois, elle participe à « une des plus amusantes
fêtes de la quinzaine […], celle donnée par Mme de Rute, à
l’occasion des seize ans de sa fille 141 ». Ce dîner est baptisé
Alfred Vallette, op. cit., p. 56.
Lettre 78.
140
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, février 1887,
p. 74.
141
Ibid.
138
139
62
« le dîner des assiettes cassées, parce qu’un accident ayant
brisé toute sa merveilleuse porcelaine et tous ses cristaux,
[…] ses amis lui ont, par plaisanterie, envoyé chacun une
assiette et un verre, afin de les remplacer 142 ». Le 5 mars, elle
organise le bal costumé pour lequel elle écrit une saynète : Une soirée très gaie a eu lieu ces jours-ci chez
une collaboratrice des Matinées espagnoles. Avant
le bal travesti on a joué un petit acte Louis XV,
écrit en une heure par la maîtresse de la maison
et répété en 3 jours. L’Habit lilas, lequel a
été très applaudi, grâce au ravissant talent de
Mlle Beppa C, qui a interprété délicieusement
un rôle de fillette, écrit exprès pour elle ; les deux
autres rôles étaient joués par Jean Varney le fils
du compositeur et par… Camille Delaville 143.
À la fin de l’année, lorsque recommence la saison des
réceptions, Les « Échos Mondains » des Matinées espagnoles
annoncent : Mme Camille Delaville, notre spirituelle confrère,
donnera le 31 décembre, une brillante soirée de
St Sylvestre.
Concert, comédie, bal, tirage de tombola, aucune
attraction ne fera défaut à cette kermesse artistique
qui, après avoir enterré gaiement l’année 1887,
inaugurera avec entrain la bissextile 1888 144.
Camille Delaville s’étourdit dans cette vie mondaine
effrénée, et s’épuise au point de ne pouvoir remettre
aux Matinées espagnoles son « Courrier de Paris ».
D’avril à mai, de juin à août, d’octobre à décembre,
Ibid., p. 74-75. Camille Delaville prétend être à l’origine de cette initiative : « C’est
moi qui me suis écriée : “Princesse, nous vous enverrons chacun une assiette, afin que
vous nous receviez le jour de la naissance de votre chère fille” » (ibid).
143
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 30 mars 1887,
p. 198.
144
« Échos Mondains », Les Matinées espagnoles, 15 et 22 décembre 1887, p. 356.
142
63
sa signature n’apparaît plus dans les pages de la revue.
Ces nombreux manques sont-ils imputables à sa seule
maladie ? Le nota bene qui suit sa chronique de février
laisse supposer quelque malveillance. Camille Delaville
explique que, dans son dernier courrier « une page entière
sur Le Lion amoureux de Ponsard, a été passée, par suite d’une
erreur typographique, sans doute 145 ». L’incertitude qu’elle fait
planer sur les véritables raisons de cet oubli amène à
chercher qui pourrait lui en vouloir. Seule Mme de Rute,
la rédactrice en chef, peut se permettre d’abréger ainsi son
article. Voit-elle désormais sa collaboratrice comme une
concurrente, parce qu’elle dirige sa propre revue et cofinance Le Constitutionnel ? Ce quotidien a été repris au
début de l’année par Henri des Houx, ancien rédacteur en
chef de La Défense et fondateur de La Civilisation. Camille
Delaville relatera bien plus tard cette association :
Un jour Des Houx est venu navré, me demander
de sauver Le Constitutionnel en lui prêtant ma
signature, le journal ne paraîtrait pas le lendemain
si je ne la donnais pas à Paul Dupont 146,
l’imprimeur. Connaissant la susceptibilité de Mme de Rute
fâchée avec Georges de Peyrebrune parce que cette dernière
avait omis de la citer dans son article « Les Espagnols
à Paris », Camille Delaville devait s’attendre à quelques
représailles comme la suppression d’une partie de
sa chronique ou les indiscrétions contenues dans
« Le Bal de la légation mexicaine ». Elle avait pourtant fait
preuve de beaucoup de tact en inaugurant sa rubrique au
Constitutionnel, « Mes Contemporaines », par un portrait
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, février 1887,
p. 75.
146
Lettre 70.
145
64
de la princesse. Cette présentation, soigneusement revue
et corrigée par l’intéressée, occupera deux numéros du
quotidien 147 – format qu’aucun autre portrait n’atteindra
jamais. Pour conserver les bonnes grâces de Mme de Rute,
Camille Delaville n’avait pas non plus manqué, en février,
de louer l’esprit et le talent qu’elle avait dépensés au cours
de l’anniversaire de sa fille : Parmi les poésies dites à M lle Rattazzi, une a
touché et attendri tout le monde, c’est celle
improvisée par Mme de Rute pour sa fille bienaimée. Des vers mélodieux sortis du cœur de
l’heureuse mère, en regardant l’enfant chérie,
comme les baisers de ses lèvres lorsqu’elle
s’en approche 148.
Et de terminer son article par : « Oh ! ne partez pas encore,
princesse ; vous allez enlever à Paris la meilleure partie de
son charme et de sa gaieté 149. »
Le financement du Constitutionnel offre à Camille
Delaville une nouvelle opportunité d’exister dans la sphère
journalistique. Si elle y présente les « Livres Nouveaux »,
sous la signature de Pierre de Chatillon, c’est sa rubrique
« Mes Contemporaines » qui va essentiellement l’occuper.
Deux fois par semaine, elle donne ainsi à lire le portrait
d’une femme à la mode, comédienne, musicienne comme
Charlotte Dreyfus, médecin comme le docteur Madeleine
Brès, artiste comme Élisa Bloch ou Louise Abbéma. En une
centaine de lignes, elle développe un trait caractéristique de
la personnalité, s’attarde sur un épisode de son passé, parle
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 19 et
20 janvier 1887.
148
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, février 1887,
p. 75.
149
Ibid.
147
65
de son actualité artistique et littéraire. Par cet exercice
journalistique, elle se rapproche de la critique beuvienne.
Jusque fin avril, Camille Delaville ne rencontrera pas moins
de vingt-deux femmes. Ses lettres rendent notamment
compte de sa visite à la peintre Louise Abbéma dont les
mœurs l’intriguent, et de son entretien avec Mme Michelet.
Nombre de femmes présentées dans cette chronique
appartiennent à son cercle d’amies : Rachilde, Anaïs
Ségalas, Olympe Audouard mais aussi Claude Vignon
et Fanny de Mouzay. Son propre portrait, paru le 30 avril,
est le dernier de la série : elle y évoque ses parents, son
enfance, son éducation, et passe sous silence son divorce.
Elle revient sur un épisode de son passé auquel elle avait
brièvement fait allusion dans une lettre : sa fonction
d’ambulancière pendant le Siège de Paris. À l’instar de
Sarah Bernhardt, elle installa dans son hôtel particulier
une ambulance de 40 lits, alla ramasser des blessés
sous les balles, nourrit les babies pauvres de son
arrondissement, au moyen d’un « fourneau » où
chaque matin les mères pouvaient venir prendre
les aliments nécessaires à leurs pauvres petits
affamés, elle fut blessée assez grièvement, son
hôtel en partie démoli 150.
Cette blessure lui valut, aux dires de Rachilde, une
« médaille d’or 151 ». Elle hébergea parmi les blessés le
peintre Jules Bastien-Lepage, qu’elle aida par la suite à
plusieurs reprises 152.
Camille Delaville, « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 30 avril 1887.
Rachilde, « Ombres et Figures », L’Écho de la Dordogne, n° 2, 2-3 janvier 1880.
152
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 décembre
1884. À son décès prématuré, elle lui rendra hommage en relatant leurs
rencontres successives.
150
151
66
Son projet de réunir ses portraits en volume
se réalise : Le Constitutionnel du 24 mai annonce la
parution de Mes Contemporaines. La couverture représente
Georges de Peyrebrune et c’est son portrait qui inaugure
l’ouvrage ; Camille Delaville ne pouvait rendre meilleur
hommage à son amie ni trouver meilleure publicité
pour son livre. Henri des Houx retrace en avant-propos
l’émancipation progressive des femmes ; il y constate que
« ce n’est plus par la grâce et l’amour qu’elles dominent,
c’est par leur propre talent », et annonce « la plus énorme
des révolutions : aujourd’hui l’égalité des sexes, demain la
déchéance du sexe fort » 153. Ce volume devait être le premier
d’une collection : « Les séries II et III des Contemporaines
et les suivantes paraîtront régulièrement tous les mois 154. »
Il ne faut pas s’étonner de voir ce titre mentionné
dans Les Matinées espagnoles : contenant le portrait de
Mme de Rute, il ne pouvait en être autrement. Aucune
suite ne paraîtra cependant, bien que Camille Delaville ait
envisagé de « portraiturer » près de trente-deux célébrités du
moment. Il semble que le terme brutal de sa participation
financière au Constitutionnel, fin mai, soit à l’origine de la
disparition de sa rubrique.
L’activité littéraire de Camille Delaville est alors
marquée par un autre événement : la parution en feuilleton
du Passé du docteur dans Le Petit Parisien. Le public peut
lire le premier épisode dans le numéro du dimanche
6 novembre 1887 et le dernier, 132 numéros plus tard,
dans celui du 16 mars 1888. Le Passé du docteur est ce
Henri des Houx, préface de Mes Contemporaines, Sévin, 1887, respectivement
p. 16 et p. 18.
154
« La Bibliographie », Les Matinées espagnoles, 15 mai 1887.
153
67
roman que Le Gil Blas avait conservé deux ans et qui avait
un temps intéressé L’Indépendance belge. Si M. Piégu, le
rédacteur en chef du Petit Parisien, accepte de le publier,
c’est à la condition qu’il soit remanié non par Camille
Delaville elle-même mais par une tierce personne. L’idée
d’associer Georges de Peyrebrune au projet est rapidement
écartée. Le nom de Firmin Javel, puis celui de Jules Mary,
est proposé par Piégu ; c’est en définitive un collaborateur
anonyme qui va se charger des corrections. À la demande
de l’épistolière trop souffrante, Georges de Peyrebrune
signe à sa place le contrat de cette collaboration. Le Passé
du docteur paraît donc en novembre, signé « Jacques
Vivien », pseudonyme retenu par les deux écrivains. Même
si cette parution ne s’est pas déroulée tout à fait comme
son auteur l’espérait, elle atténue l’échec de La Revue verte.
En raison du nombre insuffisant de lecteurs, le journal se
retrouve en effet rapidement déficitaire. Pour réduire les
frais, Camille Delaville avait commencé par le mensualiser
dès janvier 1887 puis, le mois suivant, avait installé le siège
social à son domicile ; elle changea même d’imprimeur.
Elle pensa aussi un temps le céder à Georges de Peyrebrune,
dont le nom aurait pu le relancer. La Revue verte connaîtra
encore un 16e et dernier numéro, le 22 mars. Les raisons de
cet échec sont multiples, à commencer par la concurrence.
En cette fin de XIXe siècle, les nouvelles techniques font
baisser le prix de l’impression ; de nouveaux journaux
apparaissent puis disparaissent, faute d’avoir séduit le
public. Si La Revue verte se veut un périodique littéraire et
artistique, il demeure trop consensuel pour se démarquer
des autres titres qui prétendent promouvoir une esthétique
68
particulière comme le décadentisme. D’autre part, il souffre
d’une mauvaise gestion, de l’absence de rubriques régulières,
de signatures connues et de toute publicité. Gabriel Bertrand
est dépressif, et se dispute avec son frère : « les 2 frères ne
se parlent plus, n’habitent plus ensemble lorsque le plus
jeune est à Paris enfin les Atrides, ils se trouvent ici… Je
voudrais être en Chine 155. » C’est certainement Étienne
Bertrand qui porte le coup de grâce à cette collaboration
et enterre La Revue verte. Camille Delaville se plaint qu’il
« n’a su trouver rien rien rien pour ma pauvre petite revue
et, hormis m’offrir son cœur et sa personne il n’a rien fait
– rien – et ceci était de trop 156 ». Il la poursuit, en effet, de
ses assiduités, au point qu’elle doit se faire défendre par
ses bonnes ! Suite à l’échec de cette entreprise et aussi de
problèmes de santé, les frères Bertrand regagnent leur Lotet-Garonne natal, laissant Camille Delaville boucler seule
le dernier numéro. Les lecteurs ne liront jamais la fin de
son feuilleton Robert Villemain.
Si 1887 est l’année où Camille Delaville fait montre
de la plus grande activité littéraire, elle est également celle
qui compte le plus grand nombre de lettres. Il semble
que les deux amies aient eu, en effet, peu d’occasion de
se rencontrer. Aux multiples articles que doit rendre
l’épistolière, à son départ en avril pour le Vésinet, s’ajoute
le fait que Georges de Peyrebrune voyage un temps, peutêtre en Italie (elle avait pris des cours de langue l’année
précédente), puis passe l’été en Dordogne. Loin de distendre
leurs relations, cet éloignement temporaire les rapproche,
à en croire les anecdotes sur sa famille et sur ses perpétuels
155
156
Lettre 53.
Lettre 69.
69
ennuis financiers que Camille Delaville relate dans ses
courriers. Et son admiration se double désormais d’une
profonde gratitude pour sa correspondante : c’est grâce à
elle que se sont dissipés les malentendus causés par l’article
de Mme de Rute et que le contrat avec Le Petit Parisien a
été signé. Georges de Peyrebrune s’est, en effet, substituée
à Camille Delaville trop malade pour se déplacer. Celleci poursuit donc avec bonheur son rôle d’hagiographe,
et ne consacre à nouveau pas moins de cinq articles à la
romancière – ou donne plus exactement cinq fois le même
article. Ainsi « Georges de Peyrebrune et son œuvre », qui
paraît dans La Revue verte du 1er février, sera repris dans
le premier volume de Mes Contemporaines. Une version
abrégée est publiée dans « Mes contemporaines » du
Constitutionnel, le 28 février. L’auteur revient une nouvelle
fois sur l’enfance de son amie, ses débuts d’écrivain
dans les journaux périgourdins puis parisiens. Elle
loue son existence « modeste, simple, et d’une honnêteté
si ouverte aux investigations de tous, que l’ombre d’une
médisance ne l’effleure même pas, fait presque unique dans
l’histoire de celles que nos aînés appelaient des bas-bleus 157 ».
Le compliment n’est pas innocent : il distingue implicitement
Georges de Peyrebrune des autres femmes de lettres dont
l’existence est peu morale. Comme dans tous ses articles,
Camille Delaville la compare à George Sand, car « elle
possède un style viril qui ne permet pas de deviner que c’est
une fine main de femme qui a tenu la plume de l’auteur 158 ».
Son portrait s’achève par un commentaire dithyrambique
de chacune de ses œuvres et, distinction suprême, certaines
157
158
Camille Delaville, Mes Contemporaines, éd. cit., p. 24-25.
Ibid., p. 24.
70
sont même mesurées à l’aune des productions masculines.
Ainsi « Victoire la Rouge ressemble beaucoup à certains Zola »
et Les Ensevelis est une « œuvre puissante que plus d’un
compareront aux Paysans de Balzac » 159. La chroniqueuse
reprendra ce procédé de démultiplication quand elle
rendra compte des Ensevelis, dernier roman paru de son
amie. L’article qu’elle donne pour « Les Livres Nouveaux »
du Constitutionnel du 11 mars se retrouve, toujours signé
Pierre de Chatillon, dans le dernier numéro de La Revue verte.
Si cette pratique dénote un manque de temps ou de force
de la part de son auteur, elle n’explique pas pourquoi ce
même compte rendu, à quelques variantes près, apparaît
aussi dans la « Bibliographie » des Matinées espagnoles du
15 avril sous la signature de Pérégrine, un pseudonyme de
Mme de Rute. Celle-ci semble habituée à « démarquer 160 »,
selon le mot de Camille Delaville.
Jusqu’au début du mois de février 1888, Camille
Delaville collabore régulièrement aux Matinées espagnoles.
C’est désormais la seule revue où elle écrit des chroniques.
Une nouvelle crise l’oblige à interrompre son « Courrier de
Paris », sa signature apparaît dans le numéro du 15 mars,
et celui du 30 mai contient sa dernière contribution.
Sa vie mondaine, comme sa production journalistique,
est désormais réduite. Ses écrits indiquent qu’elle s’est
rendue, en début d’année, au bal donné par l’Association des
Femmes de France, puis chez le perruquier pour commander
« une perruque de clown pour petit Jacques, un gamin qui
159
160
Ibid., respectivement p. 30 et 31.
Voir lettre 46.
71
me tient de très près 161 ». Fin avril, elle trouve encore la
force d’aller écouter le discours de réception à l’Académie
française de Mgr Perraud. Elle semble désormais résignée à
son sort. Ce n’est plus la mort qui est le thème récurrent
de ses articles, mais le mépris que lui inspire la société,
sentiment qui apparaissait déjà dans ses courriers de 1887.
Elle dénonce sa bêtise : Nous ne nous enthousiasmerons jamais que
pour deux choses : un général d’armée avec une
moustache triomphante et un beau cheval de
bataille, allant à la victoire ou en revenant ; que
le général soit Condé, Louis XIV, Napoléon…
Boulanger 162.
La futilité des mœurs parisiennes déchaîne également
sa verve : « Tandis qu’au ciel les étoiles scintillent, […]
la fraîcheur du soir et de la nuit est une caresse, et […]
les fleurs dans l’ombre nous appellent de leur voix
parfumée », le Tout-Paris préfère se « réunir pour cuire
à grand orchestre dans un appartement clos et chauffé »
jusqu’en juillet 163. Et de conclure ironiquement que
« rien n’étant plus distingué, depuis longtemps, à Paris,
que de faire tout ce qui n’a pas de sens commun », aussi
danse-t-on « partout [et] cette mode n’est pas près de
cesser » 164. Son dernier « Courrier de Paris », daté du 30 mai,
est d’ailleurs une virulente diatribe contre la capitale : Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 7 février 1888,
p. 68. Jacques est son petit-fils.
162
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 janvier 1888,
p. 26.
163
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 mai 1888,
p. 257.
164
Ibid.
161
72
la caractéristique de Paris, cet enfer […], c’est
d’être le lieu le plus fleuri du monde. […] Or,
rien n’est en réalité plus fatalement triste que
cette factice joyeuseté du renouveau. La vie est
interrompue de quelques rires, mais on y sourit
bien peu, les âmes sereines sont de plus en plus
rares, surtout dans les grands centres où tout
est lutte, convoitise, orgueil et déception, où
presque tout est artificiel, depuis les plus grands
sentiments jusqu’aux plus petites manifestations
de l’esprit ou du cœur ; et cette splendide gaieté de
la nature, sertissant ce faux entrain, le galvanisant,
me paraît plus lugubre que le fin linceul de pluie
qui enveloppe si souvent les bords de la Seine de
ses brumes glacées 165.
Une certaine nostalgie transparaît également dans
ses chroniques, ses souvenirs servent de repoussoir au
présent pour mieux en souligner l’absurdité. La saison
des bals de l’Opéra est l’occasion de se rappeler que, du
temps de Balzac,
il s’y passait, […] des choses ravissantes, on y
dépensait un esprit endiablé, les intrigues
les plus exquises s’y nouaient, des scènes de
jalousie terribles s’y déroulaient ; aujourd’hui il
ne s’y passe rien du tout ; […] les jeunes gens
à la mode, dits copurchics, sont stupides sans
exception, et ne pourraient dépenser ni là, ni
ailleurs, aucun esprit, puisqu’ils ne possèdent pas
cette monnaie 166.
Et ce n’est pas sans un certain cynisme qu’elle évoque les
goûts littéraires du moment, bien médiocres à ses yeux : Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 30 mai 1888,
p. 354.
166
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 janvier 1888,
p. 27. C’est l’auteur qui souligne.
165
73
Dernièrement, les grands critiques, les articliers
à sensation, et même les modestes soiristes,
ont vidé des bouteilles d’encre pour exalter les
mérites et les charmes du Baiser de Théodore
de Banville, une fantaisie charmante, […] qui
dans un autre moment eût donné lieu tout au
plus à quelques comptes-rendus gracieux. […]
Étant donné le niveau intellectuel de beaucoup
de gentlemen de ma connaissance, je suis toute
tentée de croire que la pièce a ravi quantité
de spectateurs 167.
Elle poursuivra sa chronique en se moquant des
poètes à la mode : Edmond Haraucourt, le méridional
Jean Rameau, et Rodolphe d’Arzens. Il n’est pas jusqu’aux
femmes qui ne lui rappellent un passé plus glorieux.
Ainsi, croisant Mmes de Laage et du Bouchage dont les
mariages passionnèrent le public, elle ne peut s’empêcher
d’écrire : « comme elles sont loin les étonnantes chevauchées
de Compiègne, et les promenades en Seine, sur un petit
vapeur, qui, de la rive, recevait des paquets de fleurs,
lancés le long du parcours par de galants chevaliers 168 ! »
Pourquoi tant de dédain pour une société parisienne dont
elle courut les fêtes et les bals, dont elle interrogea les
personnalités à la mode ? Camille Delaville a-t-elle compris
que ce monde, futile et volatil, ne conserverait aucun
souvenir d’elle après son décès ? A-t-elle encore été la cible
de quelques commérages ?
De l’année 1888 ne reste qu’une seule lettre, et pas
un article sur Georges de Peyrebrune, laquelle n’a du reste
publié que des nouvelles dans La Revue bleue, ultérieurement
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 mai 1888,
p. 257.
168
Camille Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 janvier 1888,
p. 28.
167
74
réunies sous le titre Colombine. Camille Delaville trouva
tout de même la force, début juillet, d’écrire un article sur
Anaïs Ségalas, si l’on en croit un courrier de la poétesse à
Georges de Peyrebrune 169. Le seul témoignage conservé
sur ses derniers moments est dû à Mme de Rute, qui raconte
ainsi sa dernière visite : – Au revoir !
– Non ! adieu ! – Et son sourire m’accompagna
jusqu’à la porte. C’était celui des bons jours.
[…] J’avais vu un manteau de fourrure déployé
sur le pied du lit, tout prêt à être endossé. […]
Je le repoussai doucement, machinalement saisie
d’une sorte d’effroi instinctif. Elle s’en aperçut et
comprit sans doute, avec l’intuition des mourants,
ma pensée intime, car elle hocha la tête et demeura
silencieuse un instant ; une légère vapeur voilant
ses longs yeux bruns 170.
Correspondance Anaïs Ségalas-Georges de Peyrebrune, conservée à la
Bibliothèque municipale de Périgueux [Fonds Georges de Peyrebrune].
170
Marie Lætitia de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles,
31 juillet 1888, p. 197.
169
Lettres de Camille Delaville à Georges de Peyrebrune
1884 - 1888
Documents reproduits d’après les documents originaux
conservés à la Bibliothèque municipale de Périgueux,
Fonds Georges de Peyrebrune
1884
1/
[juin 1884 ?]
Chère madame,
Nous espérons que vous êtes à Paris et que
vous nous ferez le grand honneur d’assister au
prochain dîner des Bas-bleus .
Cette fois il aura lieu chez Notta, au coin du
Boulevard et de la rue Poissonnière et nous
sommes assurées qu’il sera confortable .
Madame Thilda et moi nous vous prions d’agréer
une fois de plus l’assurance de notre admirative
sympathie.
Camille Delaville
6, rue Favart
Le Vendredi toute la journée et toute la soirée, sauf soirées de 1ère dans un grand théâtre.
Dîner mensuel organisé et présidé par Mathilde Stevens, qui réunissait femmes et hommes de lettres.
Restaurant alors à la mode, lieu de rendez-vous des journalistes et de la
Société des Gens de Lettres.
1885
2/
[mercredi 4 mars 1885 ?]
Chère madame et amie,
Le 25 courant, comme on dit en style
administratif, je fais une conférence à l’École
Turgot sur les femmes qui écrivaient et celles
qui écrivent . Vous serez bien gentille de me
donner par ordre le titre de tout ce que vous
avez fait.
J’en fais une aussi mercredi prochain mais
c’est sur les écrivains contemporains et
dans un quartier lointain, je serai forcée
d’être ennuyeuse.
Voulez-vous venir incognito ce même mercredi
au bal des arts incohérents où l’on dansera de
la façon la plus gaie ? Si oui, dites j’ai une
invitation pour vous.
Mille amitiés,
Camille D.
Un entrefilet dans La Presse du samedi 14 mars 1885 informe que « la
conférence que Madame Delaville donnera à la salle Turgot [...] est fixée au
25 de ce mois ».
Ce bal costumé, premier du genre, a eu lieu le mercredi 11 mars 1885.
Il était organisé par un groupe d’artistes – Hope, Chéret, Goudeau, Monselet
– réunis autour de Jules Lévy, qui entendait bouleverser les conventions en se
livrant à des extravagances aussi bien picturales que poétiques. Une invitation
est conservée à Amsterdam, au musée Van Gogh. Georges de Peyrebrune apprécia l’esprit de cette manifestation, au grand dam de Camille Delaville qui
consignait dans Les Matinées espagnoles du 15 avril 1887 : « Quel dommage
que Mme de Peyrebrune [...] trouve un charme quelconque aux élucubrations
de l’école incohérente et protège ses essais ! »
80
3/
Samedi [7 mars 1885]
Belle... tant que ça ! J’en suis ravie si Georges
doit m’en aimer un peu plus, car moi je suis
disposée à l’aimer tendrement pour toutes les
meilleures raisons du monde.
Oui vous pouvez venir en domino aux arts
incohérents et avec moi bien entendu, je
serai aussi strictement voilée mais en manière
de nuit, c’est moins triste et banal que ce
malheureux domino et avec quelques voiles
intelligents et un croissant de papier d’argent,
c’est fait.
Seulement, il y a un seulement comme en
tout ici bas, je fais ce soir-là une conférence
à la barrière du trône , de là je vais d’une
façon obligatoire à une grande réception
place Malesherbes chez Mme Oger de
Bréard, et ensuite je reviens ici m’habiller
pour la troisième fois et me rendre aux arts
incohérents.
Je parle à 8 h ½, je finirai à dix heures, je serai
ici à dix h ½ et chez Mme de Bréard à onze h ½
à minuit je partirai de chez elle, à minuit 20 je
serai ici où je vous trouverai m’attendant. Estce cela ? C’est du reste un bal qui ne commence
qu’à minuit.
Du reste j’irai chez vous lundi de bonne heure
Celle-ci a pour thème « Les Écrivains contemporains » (« Courrier de Paris »).
81
pour que nous puissions nous entendre et en
attendant, je vous embrasse longuement à
plein cœur et à pleines lèvres.
Camille
4/
Lundi soir [avant le 16 mai]
Chère belle et bonne,
En vous quittant je monte en fiacre escortant
Guiomar de... et je parvins à la quitter à la
porte de ma couturière à laquelle j’explique
qu’il me faut pour samedi une certaine robe
couleur de soleil, que j’ai commandée ces
jours-ci ; puis au milieu de ma démonstration,
je me souviens que j’ai Dimanche du monde à
déjeuner et que ma santé n’est pas assez solide
pour être sur pied le lendemain matin, dans un
état possible après avoir passé la nuit – hélas ! Donc ne me gardez pas de billet... Cela m’ennuie
bien, j’aurais été si contente de vous y retrouver
ainsi que les autres amis et amies !...
C’est dommage que Dimanche vous campagniez.
J’espère avoir encore des gens intéressants.
J’ai l’aimable Mary Summer et quelques gens de
lettres. Enfin vous savez si au dernier moment
vous pouvez, venez. Vous ne partirez pas Samedi
Guiomar Torrezão, « la George Sand du Portugal », célèbre romancière portugaise alors en visite à Paris depuis le début du mois. Voir l’article du Vicomte
d’Albens daté du mardi 10 mars 1885 dans Les Matinées espagnoles.
82
puisque bal il y a .
Voulez-vous le nom et l’adresse du fournisseur
qui me prépare toute réception petite ou
grande sans que j’aie en rien à m’en occuper.
Il apporte tasse, verre etc. et les remporte,
lorsque cela agace de sortir des armoires ses
petites affaires, il dispose la table, apporte
sandwiches, vin, fait le thé, apporte le punch,
c’est un vrai bonheur. Chez moi il apporte
même les chaises et les candélabres à l’occasion.
Et pour tout ce qui touche aux journaux il fait
une sensible diminution de prix.
Mme Bourdon parle anglais, elle lit les romans
nouveaux et connaît ses auteurs, elle va aux
conférences et aux pièces de ses clients, c’est
un type, mais fort commode et fort agréable.
Je vous dis cela pour votre petit lunch, c’est
assommant d’aller acheter ou commander cela
à divers ! Mille amitiés tendres, je vais faire prendre La
Femme jaune à la Nation qui me l’a gardée aussi
pour la reproduire – des combles ! Et vous la ferai
transmettre.
Merci pour tout !
Camille
Si vous saviez ce que j’aimerais entrer ailleurs en
laissant Mina Round à ma place à La Presse.
Allusion au bal donné à l’hôtel Continental par Les Femmes de France pour les
blessés militaires. Celui-ci tombe un samedi et chaque année. Jusqu’à la fin
de sa vie, Camille Delaville a consacré quelques lignes à cet événement dans
Les Matinées espagnoles.
83
Madame Bourdon 167 rue St Honoré
Place du théâtre français
167 pas cent soixante trois ou cinq, c’est
Chiboust .
De la part de Mme Delaville
5/
Mardi 10 h, [5 mai 1885]
Ma bonne Georges,
Je suis aussi naïve que vous allez... ce matin je
pleure comme une sotte... Je vous disais hier « je
vais être obligée de quitter La Presse, mais en
somme Miss Round n’est coupable que de peu
de choses, c’est le directeur qui aime mieux les
beaux yeux – bleus que la bonne prose 10... ».
Or ce matin en ouvrant le journal, voilà que j’ai
la preuve (le récit de l’incident est sans intérêt)
que la volonté de ma collaboratrice y est pour
Dans sa « Chronique mondaine » (La Presse, 16 juillet 1884), elle précise
que « le pâtissier de la rue Saint-Honoré […] a imaginé de préparer […]
dans des plats de porcelaine de Bayonne, des entrées pour deux ou trois
personnes […] et prêtes à être mangées après avoir été placées dans leur
plat sur un feu doux quelques minutes ; c’est exquis […]. C’est nouveau,
délicieux et très chic ».
Référence ici non pas tant à la crème patissière qu’à son créateur, comme
l’indique la majuscule.
10
Gilbert Thierry avait succédé à Jules Billault à la tête de La Presse fin janvier 1885.
84
quelque chose – pour énormément 11.
Figurez-vous que lorsqu’elle est arrivée il y a
9 ans ici, elle ne connaissait personne ou à
peu près, je l’ai présentée partout, partout où
vous la voyez, prônée, invitée. Je lui ai fait des
cadeaux, j’ai forcé tous ceux que je connaissais à
la recevoir comme moi-même en la proclamant
ma meilleure amie. Tous mes secrets je lui ai
dit. J’ai eu un journal, je lui ai fait signer tout
de suite « Secret de la rédaction 12 », que saisje ? Son couvert est mis chez moi trois fois
par semaine, je l’ai imposée à La Presse, je l’ai
envoyée dans des journaux, notamment à La
Paix où on lui a publié une traduction avec
une recommandation pressante qui s’adressait
à moi – mais le nom n’y était pas 13.
On n’a aucune idée de cela – aucune.
Pour moi les désillusions d’amitié sont pires
que celles d’amour ; car on les prévoit moins et
elles n’ont pas les excuses de la chair.
J’ai peur de ravoir une crise de foie, tant je suis
secouée ce matin je grince, quoique n’ayant
pas de nerfs, parce que j’ai un cœur.
Ai-je été bête ? Mes filles elles, n’aimaient pas
Miss Round, était-ce prescience ? La rubrique « Heures parisiennes » est consacrée ce jour-là au Bazar de la
salle Albert-le-Grand.
12
Il s’agit du Passant. La rubrique exacte tenue par Mina Round est « Chronique mondaine » sous les pseudonymes de Carmina et Maurice Reynold ; elle a
également donné des articles pour la rubrique « L’Été en zig-zag ».
13
Il s’agit en fait d’une imitation des Black Sheeps (Brebis galeuses) d’E.Yates
publiée en 1873 à Bruxelles.
11
85
Si je me fâche je vais avoir l’air d’une vaniteuse,
d’un mauvais caractère, si je ne me fâche pas...
pourrai-je encore sourire à la traîtresse ? (vieux
style). Je tâcherai – et je suis vexée ! Je sais bien
qu’elle a grand besoin de gagner de l’argent ; car
elle ne possède qu’un petit capital qu’elle mange
et après qu’il sera mangé elle se tuera, dit-elle.
C’est peut-être une excuse.
J’ai été si bonne, si dévouée pour cette femme.
J’avais besoin de crier : Le roi Midas a des oreilles
d’âne – ça va mieux et je vous embrasse.
Camille
6/
Jeudi soir [7 mai 1885 14]
Comment pauvre amie, vous avez été malade
comme cela ! Mais c’est navrant ! J’espère que
vous êtes remise. Bien bizarres ces courses
avec sonnerie de trompes par des piqueux
en costumes à l’entrée du Champ de Mars et
des cheminées d’usine pour horizon... l’œil
éprouvait une gêne extrême.
C’était d’ailleurs au aquatic coursing.
Jolie soirée chez le Papillon bleu 15 mais trop
de monde on cuisait c’était un supplice.
« Les Heures parisiennes » du jeudi 7 mai, dans La Presse, sont consacrées à
l’Aquatic cursing. C’est la première course de lévriers de l’année organisée
sur le Champ de Mars.
15
Mme La Roue, fille de Mme Oger de Bréard.
14
86
Quoique vêtue absolument à l’antique, de
minces draperies sur ma chemise, j’ai souffert
horriblement de la chaleur et peut-être aussi du
poids du diadème de Rodogune très constellé
mais lourd... comme sont tous les diadèmes
au propre et au figuré et j’en suis malade
aujourd’hui.
Merci de vos avis, ils sont bons, je les ai suivis
et d’ailleurs même avant votre dépêche j’avais
compris que c’était cela qu’il fallait faire, mais
je n’irai pas jusqu’à lui 16 faire entrevoir que
je la transporterai de nouveau dans une autre
feuille – elle essaierait de s’y glisser toute seule...
j’ai de la méfiance ! Elle est d’ailleurs pleine d’amabilité avec moi
ainsi que de coutume.
Mendès était hier chez Mme La Roue, toujours
gracieux comme d’habitude, il viendra peutêtre déjeuner Dimanche ici bien entendu je ne
dirai pas un mot de l’affaire du journal que je
dois ignorer et puis on n’en...nuie pas les gens
chez soi.
Mme Bloch m’a demandé si j’avais vu votre buste,
16
Mina Round.
87
j’ai dit : oui – comment je le trouvais 17 ? – J’ai répondu à côté, je suppose qu’elle a
compris.
Merci et mille tendresses tendres,
Camille
M. Guillaumot était là, il a exhalé dans le
vaste sein de Mary Summer des soupirs et ses
déceptions littéraires.
7/
Dimanche
Chère amie,
Galipaux viendra, j’ai invité pour arriver à ce
résultat sa mère qui est une femme charmante
que j’aime beaucoup, je pense du reste que
nous viendrons ensemble.
Mendès n’est pas venu ce matin, il m’a envoyé
une dépêche.
17
La sculpteuse Élisa Bloch réalisa un buste en plâtre de Georges de Peyrebrune présenté au Salon de la Société des Artistes Français en juin 1885.
Cet « étrange platras », selon Léo d’Orfer (Le Zig-zag, 14 juin 1885), suscita un différend entre l’artiste et le modèle : il a « été l’objet d’une difficulté pénible entre deux femmes intelligentes [...], et qui vont en venir
presque à un procès pour une question d’argent. [...] La romancière qui
vit modestement de sa plume ne pouvait songer à commander son buste
à Mme Bloch, comme le premier millionnaire ou la première belle-petite
venue. Mme Bloch, de son côté, ne devait pas songer à envoyer une facture »
à Peyrebrune (Mme de Rute, Les Matinées espagnoles, « Mes promenades au
salon de 1885 », 10 juin 1885).
88
J’ai eu une explication avec mon directeur, je
vous dirai cela.
Mille tendresses à demain,
Camille
8/
Mardi soir [12 mai 1885]
Chérie, je n’ai reçu aucun renseignement de
votre patte blanche, mais ce matin un livre de
vous de chez Charpentier 18. Je l’ai lu séance
tenante, c’est ce qui m’a encore le plus plu de
vous, j’ai tartiné et j’ai glissé dans l’article ce
qui m’est permis sur le livre 19.
Puis je me suis rendue au journal ainsi que
c’était convenu avec mon directeur qui veut
me voir à chaque article pour savoir si cela lui
ira. Il avait prévenu par dépêche qu’il ignorait
l’heure où il rentrerait. J’ai laissé la copie et
une lettre plate pour que ça passe.
Ce ne sera pas demain évidemment car en son
absence nul n’insère rien, le président de la
République se sauverait avec une danseuse que
cette nouvelle ne serait pas insérée sans qu’il ait
lu la chose.
J’aurais dû laisser faire cela à Mina mais elle
18
19
Mademoiselle de Trémor.
Camille Delaville rédige « Une matinée chez Georges de Peyrebrune », article à paraître dans « Les Heures parisiennes », La Presse, 16 mai 1885.
89
écrit d’une façon tellement cruelle que cela me
ferait mal d’avance à cause du sujet.
Je n’ai pas dîné naturellement hier. Quel lunch
messeigneurs ! Quel jour venez-vous dîner ici en tête-à-tête ?
Donnez-moi votre jour sauf demain (mercredi).
Sans ça on ne se voit pas.
À vous en hâte,
Cam
9/
mercredi 9 h [13 mai 1885] matin
Ma bonne Georges,
Hier au soir j’ai eu votre lettre. – Trop tard,
mais à part 2 omissions sans importance
l’article est fait, et bon pour ces aimables
oiseaux qu’on nomme des artistes.
Ce matin j’ouvre la Presse et je trouve un
article de Mina à la place du mien sur les arts
indépendants 20.
L’a-t-elle porté hier ou avant-hier, j’ignore...
Chez vous elle avait été miel et sucre et m’avait
dit : « Chère, faites l’heure sur cette matinée,
vous connaissez bien mieux Mme de Peyrebrune
que moi, et... cela lui fera plaisir et elle m’avait
20
Les Artistes indépendants est le titre exact de cet article paru dans « Les Heures
parisiennes », La Presse, 13 mai 1885.
90
donné une commission à faire hier au journal
sans me prévenir qu’il y avait une heure d’elle
à passer ou qu’elle allait en porter une pour
aujourd’hui afin d’empêcher l’article qu’elle
me priait de faire, de paraître : Je suis lasse.
Ne faisant plus la critique littéraire à la Presse 21,
j’ai donné votre volume à celui qui m’a remplacé
un garçon plein de talent et de bon goût, mais
il ne peut faire son article que lorsque notre
idéal directeur aura le volume 22. Voulez-vous
prendre vous même soin de lui expédier l’objet
à M. Gilbert Augustin Thierry à La Presse
9 rue Baillif Personnel
_______________
« À M. Gilbert Augustin Thierry, hommage de
l’auteur
G. de Peyrebrune »
Alors mon jeune ami Boissière pourra faire la
chose comme moi-même. Vraiment ce livre est
une merveille et je suis pressée de voir qu’on en
parle bien et beaucoup.
Votre Camille
21
22
Jules Boissière l’a remplacée en juin 1884.
Mademoiselle de Trémor.
91
10/
Jeudi [14 mai 1885] Ascension
Ma chère amie, j’ai reçu votre lettre, c’est vous
au contraire qui vous donnez mille peines pour
moi. Merci mille fois ! Mais tout cet ordre de
chose est prévu lorsqu’il s’agit de votre servante.
C’est la guigne !
La Femme jaune n’est pas un roman à thèse, ce
n’est pas évidemment ce que j’ai fait de mieux
– c’est amusant et intéressant seulement, je
crois – mais il faut que je vous dise comment
ce feuilleton a paru au Gaulois.
Un ami à moi, Jules Billault, bon journaliste
pourvu d’un gros ventre et d’un aplomb immense,
avait droit de la part de Tarlié directeur de ce
journal alors, à je ne sais quelle indemnité (il y
était rédacteur). Tarlié qui ne doute de rien lui
dit : Eh ! Bien je ne puis vous donner d’argent
mais faites un roman il passera dans 15 jours.
– C’est entendu dit Billault, qui saute en fiacre
et arrive chez moi.
– Tarlié m’a demandé un roman – Ah !... –
Pouvez-vous faire cela sur l’heure, ou en avezvous un de prêt ? – Je n’en ai pas de prêt mais j’en ferai un sur
l’heure... et... vous le signerez ? – C’est-à-dire qu’on le signera Pierre de Chatillon
qui est un pseudonyme commun à nous deux
92
pour les articles du Gaulois et je vous donnerai
la moitié de l’argent 23.
– Soit – à cette époque j’étais très embarrassée
pour vivre et je savais que de moi ce serait toute
une affaire de faire prendre un roman à Tarlié
– J’acceptai. J’allais partir pour Fontainebleau,
avec mes enfants, je partis et de là envoyai
chaque jour le feuilleton du lendemain.
La copie n’étant pas recopiée, à l’Imprimerie
on savait que ce n’était pas de Billault, qui
d’ailleurs, n’a jamais fait un roman ni une
nouvelle de sa vie, Tarlié le savait aussi, et cela
lui allait, car il aimait bien ma façon d’écrire.
Le roman assez original, à cause du serpent
qui en est le héros, eut beaucoup de succès
– Billault se carra dans le dit, mais beaucoup
pensaient, vu le pseudonyme, que c’était une
collaboration.
Billault (qui ne l’a jamais lu) me paya la moitié
fort honnêtement.
Et sur le champ j’aurais pu le faire éditer, mais
voyant qu’il était décidé à toucher toujours la
moitié et à ne pas me laisser mettre mon nom
sur le volume, je le laissai dans un coin.
Depuis il s’est passé bien des choses, le dit
Billault, après avoir été mon rédacteur en
chef pendant 3 ans à La Presse, a quitté le
23
L’Annuaire de la Presse de 1881 mentionne que Jules Billault « publie parfois
des articles de critique et de littérature sous le pseudonyme de Pierre de
Chatillon » et que Camille Delaville tient dans le même journal « La Chronique parisienne ».
93
journalisme, je l’ai fait rentrer en 24 heures, à
l’administration du Panama où 8 mois après
il était chef de l’exploitation. Il ne veut jamais
lâcher cette situation assez brillante stable et
qui convient à son embonpoint et à son désir
de paix sans aléas. Tarlié a quitté Le Gaulois
après la publication de La Femme jaune et a
dit à tout le monde en riant, que c’était de
moi. Billault n’a plus la moindre prétention
romantique et je suis libre comme l’air.
Mais enfin n’est-ce point dur tout de même ? Si
je l’avais laissé s’adresser lui-même à un éditeur,
il y a longtemps que cela aurait paru.
Ce matin j’ai constaté que La Presse n’avait
point encore inséré mon article sur votre
matinée, aujourd’hui c’est fête, demain je
me rendrai au journal et prierai Thierry de
me rendre cette copie innocente, je vous la
remettrai car je veux vous montrer combien
tout cela est drôle.
J’ai dîné hier chez Mme de Rute 24. C’est la
1 ère fois de l’hiver qu’elle m’invitait à dîner,
tous les gens qu’elle avait rencontrés chez moi
s’étaient succédé à sa table mais pas moi.
Comme elle reçoit toujours le soir, je mets
une robe décolletée assez élégante en moire
maïs et dentelle blanche –
J’entre... le 1er salon n’était pas allumé,
dans le second je trouve Mme La Roue et sa
24
Mme de Rute y Ginez, née princesse Marie Studholmine Lætitia BonaparteWyse, petite-nièce de Napoléon Ier.
94
mère Mme Oger de Bréard, Mme Davyle, Helena
Sanz 25, Rousseil, deux hommes plus que nuls
et Mendès.
Mme de Rute me reproche de m’être habillée et
d’être venue trop tard attendu que c’était un
petit dîner sans cérémonie.
– Elle vous avait conviée et vous n’étiez pas
venue –
Plusieurs de nous étions décolletées, nous
gelions dans cette grande pièce un peu vide, peu
éclairée et pas chauffée. Je cherche mon nom sur
les cartes du dîner, je ne le trouve pas mais celui
d’un monsieur qui n’était pas là, je m’assieds au
bout de la table entre Charlotte 26 et Guiomar qui
se plaint amèrement que vous ne soyiez pas venue
pour la voir, elle est sûre que la Princesse vous
a invitée devant elle Lundi – elle a des larmes
dans les yeux, elle comptait sur votre amitié,
c’est une déception. J’essaie inutilement de la
consoler.
Le dîner est froid, très froid – 12 dames et
Eléna Sanz, cantatrice de l’Opéra et du Français. Elle interpréta avec brio
Carmen de Bizet en 1886.
26
Charlotte Mortier est la dame de compagnie, la secrétaire et, selon la rumeur, la maîtresse de la Princesse.
25
95
3 messieurs 27...
Ni Rousseil ni Mme Legault 28 ne prononcent
une parole. La soirée est encore plus froide,
personne ne vient interrompre le silence
– alors la Princesse fait dire à Rousseil La
Carmélite, d’elle-même Rousseil.
Brrr !..... Brrr !... puis Le Musée des souvenirs
hou ! Hou ! Hou ! Les dents claquent et les
épaules bleuissent.
Mendès fait sa cour à M me La Roue et est
cordial comme toujours avec moi, il m’exprime
ses regrets de n’avoir pas été chez vous Lundi et
de n’avoir pas eu le temps de vous écrire pour
vous expliquer le pourquoi, je lui ai dit que je
l’ai fait, il m’en remercie fort.
On convient que demain Vendredi lui et Mme
La Roue viendront à midi chez moi manger
des œufs brouillés aux truffes que je ferai
moi-même... de journal, de votre lettre, point
question.
Je ne vous convie pas aux œufs brouillés, pour
ne pas avoir l’air de jouer la carte forcée, du reste
Il semble que la Princesse soit coutumière de ce genre de soirées puisque
Paul Alexis écrit à Zola : « Un bizarre dîner s’il en fut : grand luxe de vaisselle
plate (avec des N sous une couronne), de service de table, de fleurs : mais
dîner très ordinaire et pitoyablement servi : pas même un service de table
d’hôte, tout au plus celui d’un buffet de chemin de fer où le train part
dans 20 minutes. Les hommes en habit noir ; peu de femmes, et vieilles
pour la plupart [...]. Mon voisin de table me fait observer que c’est tout à
fait le monde du demi-monde de Dumas [...] » Bakker, B.H, Naturalisme
pas mort : Lettres inédites de Paul Alexis à Émile Zola, 1871-1900, Toronto,
University of Toronto Press, 1971.
28
Marie-Françoise Legault (1858-1905), actrice du Vaudeville, du Gymnase
et du Théâtre-Français.
27
96
rien de plus stupide que de regarder un monsieur
qui s’épanche dans le sein d’une dame.
En partant Charlotte me prend dans un coin
et me dit : Si vous parlez dans un journal de ce
dîner (jamais !) ne nommez ni Mme La Roue ni
Mme de Bréard, parce que vous comprenez...
– Alors involontairement je réponds : « – que
c’était le dîner du ½ monde, c’est pour cela
que l’on m’y a conviée ». Cris et protestations
de Charlotte qui appelle la maîtresse, et on
me déclare que je suis méchante comme une
galle.
Il faut vous dire que cet hiver Mme de Rute
m’avait déclaré que Mesdames La Roue,
Cauvière et de Bréard étaient du ½ monde et
non du vrai et qu’elles n’osaient pas les recevoir
et hier elle avait aussi convié Camée à ce dîner
(laquelle est une fille 29) et Mme Cauvière qui
n’ont pu venir.
C’était donc complet. Cette maison est bien
singulière en vérité, et je marche dans des
atmosphères disgracieuses – pas lorsque je
vais chez vous par exemple, vous la bonté et
le tact mêmes.
J’irai Dimanche chez Mme Bissieu uniquement
pour vous y rencontrer car les soirs me fatiguent
fort.
Mille tendresses et excuses pour ce volume mais
ne vous voyant pas, je cause avec la plume, c’est
29
S’agit-il de Mme Saling de Kerven, laquelle signe de ce pseudonyme des
chroniques au Jockey et publiera un roman Un amour russe en 1895 ?
97
la même chose.
Mille bonnes tendresses,
Camille
Au besoin, il est évident que je pourrais payer
l’édition de La Femme jaune, mais alors cela ne
se vend pas, puis cela me gênerait fort.
11/
Lundi soir [17 mai 1885 ?]
Comment vous êtes si charmée que cela ! Bien
violette dans toute l’acception du mot ! Ce n’était que ce que tout le monde sait et dit
et je ne suis que le très humble rapsode, hélas
si humble ! Puisque vous m’aimez bien vous me ferez
n’est-ce pas une petite préface à l’un des livres
que je prépare : L’Histoire d’un homme un
roman sérieux qui plaira peut-être... à ceux
qui le liront. Votre nom le fera lire car on
n’épouse pas les jolies filles enfermées dans les
cachots noirs.
À demain soir sauf accidents, mais je n’en
prévois pas et à Lundi certainement j’espère
dire adieu chez vous à Guiomar que je ne veux
98
pas aller voir rue Logelbach 30.
Mille tendresses,
Camille
12/
Mercredi soir, [20 mai 1885]
Chère bonne et belle,
Vous m’avez témoigné le désir d’avoir une
heure de Mina Round qui m’est tant préférée
par Thierry. Vous avez eu ma petite chronique
sur votre matinée, voici le pendant sur une
soirée Adam 31.
Jugez ! Et il y a des gens qui croient que je me sers de
ce langage !...
J’aimerais bien savoir où vous en êtes avec
Guiomar... c’est inquiétant.
Demain j’irai chez la Princesse entre 5 à 7
selon la consigne, aurai-je la chance de vous y
rencontrer ? Quel jour venez-vous bavarder céans ? Vendredi
ou Samedi ou Dimanche ? Au 5 de la rue Logelbach se trouvent l’hôtel particulier de Mme de Rute et
le siège social des Matinées espagnoles. Camille Delaville consacre quelques
lignes dans ce journal à Guiomar Torrezão qui « va retourner en Portugal »
(Les Matinées espagnoles, juin 1885, p. 376).
31
« Une matinée chez Georges de Peyrebrune », La Presse, 16 mai 1885, et
« La Comédie chez Madame Adam » (« Les Heures parisiennes », La Presse,
4 mai 1885).
30
99
Depuis que vous m’avez promis une préface,
j’ai beaucoup de courage, je tâcherai d’être
digne de vous, persuadée que vous me porterez
bonheur.
Avant L’Histoire d’un homme je publierai Mes
Contemporaines séries de portraits soigneusement
faits de femmes connues que je connais,
j’espère qu’Ollendorff me le prendra avec une
illustration de Vierge 32 ou de Gernes sinon je
ferai les frais de l’édition mais cela m’enrage
car alors cela ne se vend pas.
Mille tendresses,
Camille
J’ai bien des choses presque prêtes – mais je
suis depuis quelques temps sans courage.
Aucune nouvelle de Mendès et du journal 33.
13/
Ma bonne et excellente Georges, je suis encore
à La Presse en principe Thierry a même inséré
quelque chose de moi Mercredi, seulement il
faut que je parte.
Recevez-la ordinairement pour ne pas envenimer
les choses, vous même m’avez donné le conseil
Daniel Vierge (1851-1904) passait en 1869 pour le grand illustrateur de
Michelet ; il a également illustré Les Travailleurs de la Mer de Victor Hugo.
C’est un ami de Camille Delaville ; on note sa présence lors du bal costumé
qu’elle donna le 24 décembre 1884.
33
Peut-être Le Progrès national.
32
100
de dissimuler – ainsi fais-je 34.
Il est probable qu’elle ne quêtait nullement
une invitation et voulait seulement aller vous
voir parce qu’elle vous trouve charmante sans
savoir que vous aviez quelques amis de plus
Lundi.
En venant Dimanche vous serez l’ange de la
Charité.
Voici le roman en question 35. Il a été publié
moi en province envoyant la copie en hâte les
épreuves n’ont été corrigées par personne – on
s’en aperçoit – mais c’est 2 h de travail.
J’ai prévenu Galipaux et moi-même.
Une bien bonne de dona Guiomar... elle m’écrit
en réponse à la notice sur vous que je lui ai
expédiée lundi soir 36 : « Puisque vous êtes aimable voulez-vous je
vous prie m’envoyer des notes sur toutes les
femmes qui à Paris mettent du noir sur du
blanc. » Seulement... cela ô naïve Guiomar
– un volume de 310 pages.
Avez-vous mon dernier livre 37 ? Amitiés tendres,
Camille
Il s’agit de Mina Round.
La Femme jaune.
36
« Une matinée chez Georges de Peyrebrune », La Presse, 16 mai 1885.
37
Les Bottes du vicaire.
34
35
101
14/
Jeudi 28 mai 85
Ma chère Georges,
Je reçois votre lettre contenant celle de M.
Jouaust 38.
J’accepte avec empressement ses conditions
qui me conviennent particulièrement. Il a
mille fois raison à propos du succès presque
assuré par la controverse, et très aléatoire pour
les œuvres d’imagination sans thèse.
Je ne sais par quel hasard moi qui ai toujours fait
des romans à thèse, comme La Loi qui tue, Les
Bottes du vicaire, Le Cas du 1er Président 39 etc.,
j’ai été amenée à écrire tout bonnement une
histoire, c’est probablement parce que je l’avais
vue en partie se dérouler sous mes yeux...
C’est pourtant bien bon de raconter tout
simplement au lieu de plaider...
J’ai eu le plaisir de voir M. Jouaust à plusieurs
reprises lorsque je faisais la critique littéraire
à La Presse, il m’a toujours paru extrêmement
aimable et pourvu d’un sens très net à propos
des publications littéraires, ce qui n’est pas le
Éditeur de luxe, également éditeur et gérant de La Gazette anecdotique à
laquelle participe Arsène Houssaye, excellent ami de Georges de Peyrebrune.
Il sera racheté par Flammarion en 1891.
39
La Loi qui tue fut édité en 1875 par Amyot ; Les Bottes du vicaire en 1884 par
C. Marpon & E. Flammarion. Aucune trace du Cas du 1er Président.
38
102
propre de tous ses confrères : Dentu, Levy (qui
a refusé d’éditer Serge Panine 40) etc.
Je vais revoir La Femme jaune.
Aussitôt publiée je pense qu’elle sera traduite
en hollandais, plusieurs littérateurs du pays des
tulipes, m’ont déjà demandé la permission de
le faire, mais j’attendais la publication ici.
Merci ma bonne et belle amie, je vous embrasse
de tout cœur.
Camille Delaville
15/
Jeudi 28 [mai 1885]
J’étais ce matin horriblement pressée c’est
pourquoi je ne vous ai écrit que la réponse
voulue pour la maison Jouaust.
J’ai silhouetté M. Jouaust jadis et il m’a paru
simple d’esprit, mais gracieux.
Du reste ce qu’il dit est très vrai, les choses
ordinaires qui amusent tout bonnement
font peu d’effet ; néanmoins je serai bien aise
de lancer cette Femme jaune sur Paris et la
Hollande et je vous remercie du fond de mon
cœur. Protégez-moi ma bonne Georges et je
40
Serge Panine : Les Batailles de la vie (1882), roman de Georges Ohnet publié
chez Ollendorff et couronné par l’Académie française. Il a fait l’objet de
plusieurs adaptations cinématographiques.
103
serai sauvée je sens cela.
Vous êtes étonnée peut-être de ne pas voir
passer votre article au Gil Blas. Pas moi,
voici pourquoi : les petites histoires ont leurs
cases : Mercredi, Thilda – Lundi et Vendredi
Mendès, Dimanche Ulbach etc. et c’est double
il y en a 2 pour chaque jour, ils ont des traités
fort onéreux pour le journal. Leur substituer
autre chose est presque un tour de force.
Le père Dumont m’a pris jadis une petite
histoire que je tâcherai de refaire parce qu’elle
était réussie 41 – C’est la vue de Janvier qui me
l’avait inspirée 42 – Jamais elle n’a passé ! Il y
en a de 2 ans pour boucher les trous lorsqu’un
des habitués manque. Pourtant votre talent
et votre nom devraient aplanir toutes les
difficultés, malheureusement Cartillier 43 a
cueilli chez ma couturière une jouvencelle qui
l’occupe nuit et jour (mot illisible raturé), elle
est constamment au journal, ou il est chez elle,
et tout s’en ressent. Mendès m’avait même dit,
lorsqu’il a déjeuné ici, qu’au point de vue de
Auguste Dumont (1816-1885) : administrateur de plusieurs journaux
dont Le Figaro quotidien ; fondateur de L’Événement (1872) et du Gil
Blas (1879).
42
Louis Janvier, médecin d’origine créole, est alors une personnalité à la mode.
Camille Delaville lui consacra quelques lignes dans son « Courrier de Paris »
des Matinées espagnoles de juin 1883 : « Venu en France vers l’âge de vingt
ans et doué d’une merveilleuse aptitude aux sciences et aux lettres, tout en
faisant sa médecine, il a passé, pour son agrément, les examens de droit et de
lettres et publié deux volumes remarquables ; actuellement il est très occupé
à soutenir des thèses à l’Académie des Sciences politiques. »
43
Nouveau rédacteur en chef du Gil Blas.
41
104
sa position de rédacteur en chef cela pourrait
lui jouer un mauvais tour ; il n’y est plus... ne
sachant pas comme ces messieurs, concilier
l’amour et les affaires.
Merci encore, merci ! Je suis fort heureuse que
vous fassiez une préface à La Femme jaunemais ce n’est pas digne de vous tandis que je
crois que L’Histoire d’un homme en vaudrait
la peine.
Je vous aime beaucoup, beaucoup – tâchez de
vous jeter à l’eau – que je vous repêche, je nage
comme un caniche.
Je partirai demain vendredi soir ou samedi
aux aurores avec toutes mes chéries et un petit
stock d’animaux. Demain je ne compte guère
sortir – avis aux bonnes âmes.
Mille tendresses
Camille
16/
Jeudi minuit [Jeudi 28 mai 1885]
Ma chérie,
J’ai rencontré Mendès moi en voiture, lui
sortant du Figaro, il a fait arrêter la voiture et
m’a parlé.
Il veille Hugo presque chaque nuit, toute
105
autre occupation que le soin de ce cadavre lui
semble impossible il m’a dit de vous faire des
excuses 44.
« Je travaille pour vous, m’a-t-il dit, au progrès
social 45...
– Merci, merci, merci maître charmant. »
– Et voilà, belle Émilie, à quel point nous
en sommes 46.
Baisers de Cam
17/ [écrite à l’encre turquoise]
[juin 1885]
Le Vésinet 5, rue du Marché
Chère, ne vous en allez pas sans me donner
votre adresse dans le Périgord 47. Je suis bien
ici, surtout par cette chaleur, mes petites filles
sont à moitié nues, elles me paraissent adorables
roulant leurs chairs roses sous le soleil tamisé
par les feuilles, de temps en temps on voit un
œil noir comme du diamant qui étincelle à
Victor Hugo est décédé le 22 mai 1885 ; ses funérailles nationales auront
lieu le 1er juin.
45
Ne s’agit-il pas plutôt du Progrès national ? L’unique numéro avait paru le
29 avril. Dans une lettre datée du 17 juillet, Rachilde écrivait à Peyrebrune : « Le Progrès national ne paraît qu’au 1er septembre. »
46
Corneille, Cinna, I, 3.
47
Native de la Dordogne, Peyrebrune retourne tous les ans passer l’été aux
Meulières, domaine hérité de sa famille.
44
106
travers ces jolis paquets à fossettes, je trouve
cela gentil tout plein.
La petite petite a une façon de téter à quatre
pattes, un pied en l’air – (oh ! Ces pieds
microscopiques d’enfants !) – qui fait ma
joie, un vrai petit Bacchus pendu à une
grappe de raisin 48... Tout cela ennuierait bien
Miss Round.
Je corrige les fautes de La Femme jaune. Mardi
prochain je la porterai chez Jouaust. Merci,
merci toujours.
Rien de Mendès bien entendu, je lui écrirai
un mot ces jours-ci, car enfin oui ou non que
cela s’explique.
Mon doux directeur Thierry a payé intégralement
tout le monde, hormis Miss Round et moi ! Mille tendresses,
Camille
Et Guiomar 49 ??? Écrivez-moi.
48
49
Sa petite-fille France, sœur cadette de Marthe.
Rien ne permet d’éclaircir cette allusion ; on peut supposer qu’avant le départ
de la romancière portugaise, Peyrebrune l’a persuadée de traduire en portugais
un de ses romans. En 1890 paraît à Lisbonne Uma separação, traduction de
Guiomar Torrezão d’Une séparation (1884).
107
18/ [écrite à l’encre turquoise]
Le Vésinet 5, rue du Marché
Jeudi [juin 1885]
Ma bonne amie,
Je suis un peu mieux, je peux écrire à peu
près, mais je crains bien de ne pouvoir aller
demain chez Mme Summer, car j’ai la fièvre très
fort, cela me contrarie beaucoup, je désirais
absolument y aller, mais cette nuit a été bien
mauvaise et je ne me vois pas demain en robe
décolletée. Enfin ! Il n’est pas possible que Mendès vous ait
subitement prise en grippe. Il y a un malentendu
ou une jalousie bête d’une maîtresse, je ne sais
quoi d’idiot. Pourquoi vous en voudrait-il ? Lundi j’ai vu Cartillier et je lui ai longuement
parlé de votre nouvelle 50. Elle est égarée,
mais, Mendès paraît-il, en a la copie. Il m’a
dit : « Cela passera, j’espère, mais le conseil
d’administration ne veut pas de nouvelles, il
ne veut que de grands romans.
– Eh ! Bien commandez à Georges un grand
50
Il s’agit d’une nouvelle intitulée Mater !, destinée au Nouveau Décaméron de Catulle Mendès. Celui-ci voulut la publier dans Le Gil Blas, mais le manuscrit
s’égara et ne fut jamais retrouvé. Ce n’est qu’en novembre 1885, dans une
lettre datée du 24 (conservée à la Bibliothèque municipale de Périgueux),
que Mendès explique à Georges de Peyrebrune la situation et lui demande
de récrire cette nouvelle. Elle paraîtra dans la sixième journée du Nouveau
Décaméron, Paris, Dentu, 1886.
108
roman ? Vous savez quel incontestable talent
elle a.
– Oui ! Oh un immense talent, mais dans ce
moment ces messieurs (le conseil en question)
liquident les romans reçus, il y en a beaucoup
de payés etc. etc.
– Et le mien, Le Passé du docteur, que vous avez
depuis un an ? Et que vous avez lu et trouvé
excellent ? – Ah ! Voilà ces messieurs ne veulent plus que
des noms connus... Ils en ont commandé un à
Claretie 51, à Camille Lemonnier 52 (Oh !...)
– Eh ! Bien rendez-moi Le Passé du docteur,
et prenez-en un à Mme de Peyrebrune, elle est
connue elle...
– Ces messieurs etc.
Ils s’appellent ? Alors il me cite un tas d’X marchands de n’importe
quoi, actionnaires mais point littérateurs.
– Mais ces braves gens ne peuvent ni lire, ni
juger un roman ? – Oh ! Non ! Jules Claretie (1840-1913) collabora à de nombreux journaux, notamment
au Figaro et au Temps ; il tint la critique musicale à La Presse et au Soir. Il
écrivit L’Histoire de la Révolution de 1870 à 1871, publia quelques romans
comme Monsieur le Ministre ou Le Million. Administrateur du ThéâtreFrançais à partir de 1885, il entra à l’Académie française en 1888.
52
Camille Lemonnier (1844-1913), écrivain belge, conteur (Contes flamands
et wallons, 1873) et critique d’art, célèbre pour le scandale que son roman
naturaliste Un mâle provoqua en 1881. La défaite de 1870 lui inspira Sedan
(1871), pamphlet qui devint en 1881 Les Charniers. Trois autres de ses œuvres feront l’objet d’un procès : L’enfant au crapaud (1888), L’Homme qui
tue les femmes (1893) et L’Homme en amour (1900).
51
109
– Alors qui est-ce qui les lit ? – Mais il y a plusieurs lecteurs.
– Autrefois il n’y en avait qu’un.
– Tout cela est très difficile. Bien plus que du
temps de Dumont, en tous cas soyez tranquille
les manuscrits seront bientôt rendus.
– Allons tant mieux ! Et la machine de G.
Torryas ? – Elle passera, elle passera mais on ne peut pas
savoir quand ? Pourquoi ? – Ah ! Voilà ! – Mais vous êtes directeur, vous pouvez ce que
vous voulez pour ces choses là.
– Mais non ! Mais non. Quand venez-vous
dîner chez moi ? – Vous avez donc un chez vous maintenant ? – Oui mes filles rentrent pour dîner et
moi aussi.
– Je vous en félicite.
– Nous irons dîner au Vésinet avec Mimi 53...
etc.
_____________________________
Impossible d’en tirer davantage. Si Mendès
ou Fouquier lui parlaient ils auraient plus
d’influence je crois 54.
Quant à Ginisty il faut le connaître luimême sans cela on n’obtient absolument rien.
53
54
Une des petites-filles de Camille Delaville, Marthe Chaperon.
Fouquier (1838-1901), publiciste et homme politique.
110
Pourtant l’œuvre s’impose tellement d’ellemême ! Je vais écrire à Cartillier pour lui dire que je
ne dînerai pas chez lui demain ce que je devais
faire et lui parler de Ginisty pour vous. Tout
est camaraderie. Mme Ginisty est charmante
paraît-il, il faudrait tâcher de la connaître et de
la recevoir, je verrai cela cet hiver.
Le pauvre Gayda qui fait la besogne de Blavet
et y met de sa poche, ne reste dans ce poste
aussi ingrat qu’obscur que pour avoir un
article de Gille aux volumes qu’il compte
faire paraître 55, il aura acheté cela bien cher
je vous assure ! J’ai retrouvé Mimi et sa sœur toujours adorables.
J’aime au possible voir la tête bouclée de Mimi
pointer à la station derrière le museau pointu
de Saïs 56, elle tape ses mains potelées l’une
contre l’autre et elle crie : « Mère ! Mère ! Voilà
Mère !... Quoi tu m’apportes, dis ?... »
Alors j’énumère et quand j’ai fini : « Dis encore
mère ! » et Mère dit encore ; pendant que ma
bonne Margot marche chargée des paquets.
C’est horriblement bourgeois mais c’est si bon
tout de même ! J’ai deux filles que j’ai élevées chez moi toutes
deux 57, toujours habillées de même, avec les
mêmes professeurs, les mêmes soins, elles ont
Philippe Gille (1831-1901), critique littéraire au Figaro et critique d’art.
Chien de Camille Delaville.
57
Marguerite Chaperon, dite « Margot », et Rosine Noblet.
55
56
111
eu la même dot, l’aînée est un ange de bonté et
de dévouement ; à 15 ans elle aurait déjà mérité
le prix Montyon 58 pour ce qu’elle avait fait visà-vis d’un grand-père pauvre et infirme, des
héroïsmes dont bien des femmes ne seraient
pas capables à 30 ans, l’autre est égoïste, avare
(elle n’a pas 20 ans !) et désagréable au 1er chef,
elle est jolie aussi et la seule chose qu’elle ait de
défectueux, c’est son mari, qu’elle a choisi ellemême... étrange ! Elle a ici une grande pièce
toute préparée, elle vient, elle ne vient pas, elle
m’écrit des choses désobligeantes, traite son
petit garçon comme un pauvre petit paria 59...
et je l’ai mise au monde pourtant j’en suis sûre,
trop sûre, cette petite fête ayant failli me coûter
la vie 60.
____________________
Ah ! Je reviens au Gil Blas, Cartillier m’a dit
que Rachilde attendait Mendès des 3 heures
de suite au dit Gil Blas, donc elle est à Paris, si
elle le voit elle pourrait savoir le fin mot de sa
tenue vis à vis de vous, Rachilde est très bonne,
très reconnaissante et certes ce n’est pas elle qui
brouillerait les gens bien au contraire.
Je n’ai plus entendu parler d’elle depuis des
temps infinis, depuis sa maladie et son départ
Prix fondé en 1820 qui vise à récompenser les actes vertueux.
Jacques Noblet.
60
Dans La Loi qui tue (1875), la narratrice raconte que, réfugiée à Arcachon,
elle accoucha seule de son deuxième enfant...
58
59
112
pour le Périgord 61, je vais lui écrire, je la
secoue ferme et la blâme fort, lorsqu’elle fait des
machines comme Monsieur Vénus 62 et surtout
lorsqu’elle se complaît à en parler avec délice
chez moi à tous les hommes, je la blâme aussi
lorsqu’elle va au Chat Noir, jadis aux Hirsutes,
en lire des chapitres mais je l’aime bien et c’est
surtout à sa mère que j’en veux 63. Si on peut en
vouloir à un être humain d’être fou 64.
Ah ! Si elle avait été bien dirigée, instruite
intelligemment, quel talent Rachilde aurait
aujourd’hui ! Il s’agit d’une dépression nerveuse compliquéee d’une paralysie momentanée des jambes. Rachilde s’en explique dans sa préface d’À Mort (1886) :
« Rachilde s’offrit un transport au cerveau sous le spécieux prétexte que Catulle Mendès était un homme séduisant. [...] Elle vit Catulle Mendès, [...] ne
l’aima pas, mais faillit l’aimer. [...] Elle ne fut donc pas la maîtresse de Catulle Mendès, et le docteur Lassègue dut venir étudier l’étonnant problème
de l’hystérie arrivée au paroxysme de la chasteté dans un milieu vicieux »
(p. XVII). Elle dut séjourner un temps dans la maison de santé du docteur
Blanche. Dans La Marquise de Sade (1887), elle décrit une main qui est
celle « d’un assassin qu’on a décapité » dont le pouce est d’une « dimension
anormale » (p. 184). Ce membre présent sur le bureau du professeur Barbe
rappelle étrangement le moulage du pouce de l’assassin Troppmann, guillotiné en 1870, que le Dr Blanche avait sur son bureau (voir Laure Murat, La
Maison du docteur Blanche, Paris, Lattès, 2001, p. 279).
62
Ce roman, paru en 1884, relate comment le fleuriste Jacques Silvert abdique de
sa virilité pour devenir la maîtresse de la sadique Raoule de Vénérande.
63
Ces allusions à la conception du roman contredisent à la fois les explications
données par Alfred Vallette dans Le Roman d’un homme sérieux (voir éd.
cit., p. VII) et par Rachilde dans sa préface d’À mort (voir Rachilde-Maurice Barrès, Correspondance inédite 1885-1914, éd. Michael R. Finn, Brest,
Centre d’Étude des Correspondances et des Journaux intimes des XIXe et
XXe siècles – CNRS (UMR 6563), 2002, p. 171).
64
La mère de Rachilde, Gabrielle Eymery, dépressive chronique, souffre d’une
manie de la persécution qui l’amènera à séjourner dans plusieurs hôpitaux psychiatriques.
61
113
Dites moi ma belle et bonne amie, quand vous
aurez assez du toit maternel et conjugal, aux
jours chauds, venez donc vous abriter ici autant
de temps que vous voudrez, personne ne vous
agacera les nerfs, vous vous enfermerez à l’aise,
mangerez à vos heures, dormirez à votre guise
et sauf Mimi familiarisée qui pourra vous dire
« Prends-moi » quand vous serez assise dans
le jardin, je vous assure un calme parfait par
contrat. Nous sommes si pacifiques, si occupés
tous ! C’est une paix profonde.
En me couchant hier à 2 h je disais à Margot :
« Comme il serait agréable d’être malade ici ! »
Cela vous donne la note du lieu, où vous seriez
reçue à bras ouverts mais où personne ne vous
assommerait de petits soins irritants...
N’oubliez pas l’adresse : 5, rue du Marché Le
Vésinet.
Il y a une corbeille pour Cloclo 65 ! Guiomar m’a dit qu’elle vous avait menacée de
se jeter dans la Seine si vous partiez avant elle...
Si ça avait été dans le Tage encore ! C’est loin.
Je vous embrasse tendrement,
Camille
65
Clochette, la chatte de Georges de Peyrebrune.
114
19/
5, rue du Marché
Le Vésinet
Vendredi [juin 1885]
Ma bonne Georges,
Je crois que vous faites erreur, on n’a pas pu
promettre à Rachilde des Parisis ou des Heures
parisiennes, comment ferait-elle puisqu’elle ne
peut aller dans le monde depuis Monsieur Vénus
ni à une foule d’endroits.
Les Chroniques sont promises, les Chroniques
parisiennes... une fois par semaine je suppose, mais
pas les Parisis travail journalier, monumental et
qui demande autre chose que du talent, c’est-àdire la connaissance de tous les vrais mondes, et
une habitude extrême de la cuisine du journal
que n’a pas Rachilde ce qui lui ôte en rien son
réel talent, lequel est tout à fait à côté de la
question.
[écrit en travers : C’est Mendès qui m’a demandé
de faire ce travail ingrat non encore donné]
Alors la pauvre petite aurait la protection
omnipotente d’un directeur pour qu’on lui
prenne tout de suite un roman et qu’on lui
115
offre une collaboration assidue 66 !
Bachelin... je regrette que ce Bachelin-Deflorenne
soit dans cette affaire car il a été en prison, tout
le monde le sait, (pour escroquerie) et c’est
fâcheux pour un journal qui se fonde.
Je suis forcée de venir lundi pour dîner à Paris,
je repartirai mardi et je ne reviendrai pas chez
Mme de Rute... je ne suis pas assez bien portante
pour tous ces trajets.
Mille tendresses,
Cam
Oh cette Guiomar ! NB : Je suis éreintée. Vous savez que je ne
reçois plus le vendredi. Aujourd’hui à travers
les [mot illisible], toute la terre s’est amenée.
Jusqu’à Ségalas 67 !...
20/
Mardi soir, [octobre 1885]
Je suis arrivée à 4 h ½ aujourd’hui à Paris,
j’ai décacheté la lettre de la petite Delyon me
disant : C’est Jean Lorrain, je vous ai écrit 68
Il doit s’agir de L’Homme au gant rouge, première version d’À Mort, qui devait
paraître en feuilleton dans Le Progrès national. Il sera publié en 1886.
67
La poétesse Anaïs Ségalas.
68
Aymé Delyon, rédactrice en chef de l’hebdomadaire Le Zig-Zag. Allusion
aux lettres de Camille Delaville que la rédaction a publiées dans les numéros
des 4 et 11 octobre, et dont l’initiative revient à Jean Lorrain qui signe « Jack
Stick ». Voir le prologue.
66
116
– puis ma fille Rosine et son mari sont venus,
puis des détails d’intérieur m’ont mise dans
une incroyable fureur puis j’ai demandé votre
livre que malgré une dépêche exprès, on ne
m’avait pas envoyé au Vésinet et j’ai lu Les
Frères Colombe 69.
C’est un chef-d’œuvre, c’est une merveille. J’en
avais lu un extrait seulement. Vous n’auriez fait
que cela au monde que cela suffirait – comme
le sonnet d’Arvers.
Oh ! La merveilleuse simple histoire ! Peu d’êtres
la pourraient écrire, car pour l’écrire il faut
d’abord la penser ; pour l’écrire il faut avoir votre
âme, votre cœur, être à la fois une femme avec
un cœur de mère et le talent presque génial
d’un Balzac. Sand elle-même n’aurait point
écrit cela : à côté de la passion charnelle et de
la passion sociale elle trouvait peu de choses et
n’a même pas su élever ni aimer ses enfants,
étant trop peu chaste pour leur jeunesse.
J’ai pleuré en lisant Les Frères Colombe puis
après... eh ! Bien ! Malgré moi j’ai baisé la
dernière page dans une passion extrême.
J’ai lu ensuite le reste du volume Une séduction
etc. c’est parfait, bon, charmant, c’est du
Peyrebrune, mais Les Frères Colombe, c’est
merveilleux, merveilleux... J’ai voulu vous le
dire tout de suite, j’ai besoin de vous le dire.
Ollendorff aurait dû vous faire une robe de
billets de banque pour avoir le droit d’éditer
69
Roman de Georges de Peyrebrune paru en 1885 chez Ollendorff.
117
cela.
Je vous embrasse presque respectueusement,
Camille
[écrit en travers : merci de la dédicace]
21/ [écrite à l’encre turquoise]
Samedi [octobre 1885]
Votre prénom chère, votre prénom c’est la seule
chose qu’il me faille pour votre article 70. Ne
craignez rien je ne dirai pas votre nom, bien
qu’on le connaisse, mais il fallait bien savoir
que Sand s’appelait Aurore.
Je suis toujours patraque et assez fatiguée parce
que ma fille cadette est ici, qu’elle couche audessus de ma tête avec sa petite fille qui a
4 mois et son époux, lequel est forcé de se lever
de bonne heure. La nuit le baby se manifeste,
le matin c’est Alphonse 71 et je ne puis dormir
que dans une paix profonde.
Ce chalet est sonore comme un téléphone,
c’est navrant.
Je n’ai revu personne de nos amis, hormis
Mme Bissieu, mais rien d’intéressant.
Cet article est un compte rendu des Frères Colombe qui paraîtra dans la
« Bibliographie » des Matinées espagnoles, 15 octobre 1885.
71
En argot, « homme entretenu par une femme ». Expression attribuée à
Alexandre Dumas fils, qui en a fait le titre d’une de ses pièces, Monsieur
Alphonse (1873).
70
118
J’ai rapporté hier au soir de Paris une très haute
poupée à Mimi, elle était attendue : aussi
ce matin à sept heures j’ai entendu un bruit
d’oiseau à ma porte « – Qui est là ? – Mimi
– ... ? – Je viens me coucher avec toi ! » Et
une fois blottie dans l’ombre dans les bras de
mère, noyée dans ses boucles brunes, (tout
bas) : « Mère, dis... et ma poupée ? » J’appelle
Aline 72 qui ouvre les fenêtres et dans un beau
rayon de soleil apporte la poupée auréolée
d’une longue perruque blonde.
« Oh ! Mère, oh ! Mère ! Tu es gentille... maman
avait dit que tu ne l’apporterais pas, mais moi je
savais bien que si... c’est parce que tu m’aimes,
dis mère ? »
Oui mon amour c’est parce que je t’aime plus
que tout au monde.
Il fait beau, je vous écris dans le jardin toujours
sous un sapin en face de la maison comme
j’aimerais vous tenir dans ce modeste petit
coin ! Je suis très souffrante aujourd’hui... à bientôt
une longue lettre de votre amie
Cam
72
Domestique de Camille Delaville.
119
22/ [écrite à l’encre turquoise]
Mercredi 18 [novembre 1885]
Ma chère Georges,
Que devenez-vous, quand revenez-vous ? Je vais un peu mieux, un médecin homéopathe
a je crois trouvé ce que j’avais et je suis en voie
de guérison. Ouff ! Il était temps ! Et ce drame, ce drame horrible 73... où en êtes
vous ? Il fait froid à Paris et là-bas... Je voudrais tant
vous voir !
Rachilde m’a écrit lundi : « Maman revient à
Paris ce soir, crac, comme cela tout à coup, je
crois que cette fois ce sera pour longtemps ».
Rien de plus. Est-ce que les époux Eymery se sont
encore battus positivement ou figurément 74 ? Je finirai par croire que la pauvre Rachilde est
la moins folle de la famille.
Je ne sais rien de neuf que ce que me dit le journal
et je me sens une certaine paresse à reprendre
la vie ordinaire et sortante ; du reste je ne
pourrais pas encore.
Le 25 octobre 1885, des carrières s’effondrèrent à Chancelade, en Dordogne.
Native de la région, Peyrebrune s’inspira de ces événements pour écrire Les
Ensevelis, roman paru d’abord en feuilleton en 1886 dans La Revue bleue,
puis publié en 1887 chez Ollendorff.
74
Les parents de Rachilde. Malgré sa santé mentale déclinante, la mère de Rachilde effectua plusieurs voyages entre Paris, où elle séjournait, et le domicile
conjugal en Périgord. Les rapports entre les époux se dégradèrent avec le
temps.
73
120
Pourtant hier, comme première sortie j’ai fait
une conférence à la mairie du 4e arrondissement
– sans encombre –.
J’ai été bien contente de mon public, quoique
trop nombreux car les portes ont dû rester
ouvertes ce qui m’a gelée – mais les braves gens
m’ont criée après : Merci Madame ! Merci
Madame ! Ça m’a touchée et m’a payée de ma
peine car j’étais encore faible.
Sujet : Souvenir d’une infirmière pendant le
siège de Paris.
Je dois, fin décembre en faire une pour les
enfants avec distribution de bonbons et de
joujoux – ce sera amusant et Mimi brillera là
d’un vif éclat.
Ce soir, ce n’est pas ma terrible maladie, mais
je suis excessivement fatiguée. Je vous embrasse
donc tout de suite.
Je causerai avec vous lorsque je serai mieux.
Votre Cam
23/ [écrite à l’encre turquoise]
Mercredi
Chère belle et bonne,
Je viens d’écrire à votre docteur pour le prier
de venir – mais j’ai dû écrire rue Blanche et il
habite Lagny.
Vous seriez bien gentille de lui écrire en ce pays
121
(qui est celui de mon père 75) pour le prier de
venir car peut-être le jeudi fait-il ses visites en
débarquant du train du matin.
Ne disons rien à cause de cet âne de Bissieu 76.
Oui soignez-vous ma chérie, soignez-vous bien
surtout.
Je vous embrasse tendrement
Camille
24/
Samedi soir,
Seigneur, ma bonne et belle... nous perdons
notre cervelle toutes les deux – moi j’ai compris
que vous me parliez de Mme Bissieu demain.
Vous ne comprendrez rien à ma lettre.
Mme de Mouzay a fait dire qu’elle ne recevait
pas ce soir, je crois – autant que ma tête me
permet d’assurer quelque chose. Par conséquent
tout est bien ; hormis votre fatigue – qui vous
causera à vous tant de plaisir...
Voici un sonnet gai comme vous les aimez
puisque ma pauvre poésie vous plaît je le cueille
sur mon portefeuille et vous l’expédie 77.
Mille tendresses de
Cam
C’est dans la région Centre, le Pays de la Loire et le Poitou-Charentes que
l’on trouve le plus de Chartier.
76
Docteur et ami intime de Camille Delaville.
77
Non retrouvé.
75
1886
25/
[Début février 1886]
Ma chérie – (1° que vous étiez jolie hier au
soir !). Je réfléchis qu’abrutie par les multiples
potins, j’ai peut-être mal compris l’histoire de
la traduction en Espagne avec préface 78. Soyez
assez aimable pour attendre avant d’en parler
que je me sois mieux et clairement renseignée.
Sérieusement je voudrais bien mon Passé du
docteur, cela devient un peu charentonnesque.
Est-ce que je ne pourrais pas savoir où il est ? J’ai
oublié hier de vous le dire... C’est si imprévu
ce tour de Paris ! Amitiés tendres et mutisme avant plus ample
informé.
À vous de cœur,
Cam
78
La Bibliothèque municipale de Périgueux conserve dans le Fonds Georges
de Peyrebrune deux lettres d’Emilia Pardo Bazàn qui font allusion à cette
traduction, peut-être celle de Mademoiselle de Trémor (1885), laquelle paraîtra à Madrid en 1887 sous le titre La Seniorita de Tremor. Dans ces lettres,
la romancière espagnole, qui se trouve début février à Paris, proposait également à Georges de Peyrebrune de publier son portrait ainsi que la traduction
de l’un de ses écrits dans les pages de L’Ilustración de la Mujer.
124
26/
Jeudi soir,
Chère amie,
J’ai eu une atroce crise hépatique j’ai été très
malade mais je suis mieux depuis aujourd’hui
je me lève et bientôt j’essaierai d’aller respirer
quelques bouffées de printemps. Quelle
horreur ! Je ne connaissais pas cela ! Voilà toute fête à l’eau ! On m’ordonne repos
absolu de corps et d’esprit.
Mille tendresses,
Camille
27/
[avril 1886]
[Manque le début de la lettre]... romancier de
notre époque, aujourd’hui il y a encore Zola
et Daudet, mais ils déclinent et vous montez
et c’est doux, suprêmement doux, d’aimer ce
qu’on admire.
Mon petit soldat 79 ne connaissait pas Les
Frères Colombe il les a lus et va vous écrire, je
lui ai permis en votre nom, son frère un peu
plus âgé et qui est ici et va y diriger une Revue
qui me concerne un peu, est aussi dans une
79
Étienne, le cadet des frères Bertrand.
125
admiration absolue. C’est génial, s’écrient-ils à
chaque instant, comme si je ne le savais pas.
Je vous écris un peu à la hâte. Je suis arrivée à
un état de faiblesse très cruel dans la journée
je vais me coucher quelques heures et je n’ai le
temps de rien. Je suis vaillante et m’endormirai
sur le pont dans des draps de satin blanc, mais
je crois que je m’endormirai pour de bon en
cette année de grâce. Nous finissons tous un
jour. Il ne s’agit que d’avoir un peu de courage
pour saluer gentiment ses amis en partant
pour le grand voyage, et se cacher pour pleurer
la séparation d’avec ceux qu’on aime, derrière
un très grand éventail. Je tâcherai de garder un
peu d’esprit pour ce moment-là.
Si vous gelez à Madrid 80, ici nous brûlons le
chevalier printemps a l’air d’être en réception
chez son voisin, ce ruffian d’Été à la chevelure
incandescente, on jette les pardessus au fond
des armoires et on rêve d’avalanches de fleurs
au bord de rivières argentées. Cela ne durera
pas – mais enfin ces jours-ci nous brûlons 81.
Que pensez-vous des petites et grandes folies
de la semaine sainte Madrilène ?
Pour aujourd’hui adieu, belle et bonne, je vais
m’occuper un peu de ma conférence peut-être
est-il temps ? Dans la rubrique « Nos Collaboratrices », elle annonce « la prochaine arrivée
à Madrid de [...] Madame Georges de Peyrebrune » (Les Matinées espagnoles,
avril 1886, p. 236).
81
On enregistra le 27 avril de cette année 26,5 °C à Paris.
80
126
J’écrirai à la Princesse ce soir.
Votre Cam
28/
Paris jeudi soir 13 Mai [1886],
Ma bien chère amie,
Vous êtes sans doute enfin au sein des champs
français mettant en gerbes vos souvenirs
d’Espagne 82... J’ai bien compris votre indignation
à Madrid, et je voyais d’ici la blanche Isabelle
et son phlegme 83... La maman était cependant
pitoyable aux bêtes et aux pauvres – mais on
dégénère.
Pauvre Georges, vous souffrez sur cette terre...
que dire ? Que faire à cela ? Le mal est en vous.
Moi, malgré bien des luttes et des chagrins,
j’aime la vie et je la quitterais à regret maintenant
mais c’est elle qui a assez de moi. Je suis toujours
dans le même état, et les changements de climat
ne me disent rien, ayant ici trop d’attaches de
tous genres.
J’essaie le traitement d’un médecin russe
demain : « C’est du nord aujourd’hui que nous
vient la Lumière 84. »
Ces souvenirs donneront, entre autres, deux nouvelles : Le Grillon, parue
dans Les Matinées espagnoles du 15 mai 1886, et La Duquesa Rafæla, aventure
espagnole, parue dans La Revue bleue du 10 juillet 1886.
83
Isabelle-Roma de Rattazzi, fille de Mme de Rute ?
84
Voltaire, lettre à Catherine II, 1771.
82
127
Espérons.
J’ai écrit des sottises à Cartillier vous avez
vu que cette ignarde et laide violette 85 fait
sur l’heure passer au Gil Blas la copie qu’elle
présente alors qu’on n’y prend pas la vôtre.
Cela dépasse le bon sens. Je ne parle pas de la
mienne qui y traîne sous forme d’un roman 86,
qui je vous le jure est intéressant, depuis deux
ans – malgré les plus absolues promesses. Moi
ce n’est rien mais vous.
Je vais faire reparaître ma revue Le Passant
le mois prochain 87, si j’existe. Voudrez-vous
y donner à un prix relativement modeste ce
qui vous plaira absolument en n’importe quel
genre toute l’année.
Je dissimulerai que le journal m’appartient
pour qu’aucun Fabius ne s’y introduise ne fûtce qu’avec un quatrain 88, c’est le frère du petit
soldat qui le dirigera sous ma direction 89. Ce
Passant sera peut-être mon dernier (et mon
premier) caprice.
Les Abeilles vont merveilleusement, c’est à
qui apportera ses 10 francs de cotisation
Mina Round.
Le Passé du docteur.
87
Paru en 1882, Le Passant n’avait vécu que vingt numéros. Voir le prologue.
88
Allusion au « loquacem Fabius » dont parle Horace, chevalier romain partisan de Pompée (Satires, I, 1, 14). Sous la plume d’Horace, Fabius désigne un
écrivain toujours prêt à écrire, un bavard impénitent.
89
Gabriel Bertrand. Celui-ci avait déjà fondé, en 1880, La Revue de France,
journal bimensuel du Lot-et-Garonne, qui vécut jusqu’en 1886.
85
86
128
annuelle 90.
Même à Mme de Rothschild, je ne demanderai
pas plus. C’est vraiment une bonne œuvre.
Voici le nom des fondatrices : Delaville
Anaïs Ségalas
Marie Summer
Georges de Peyrebrune
Thilda
Bissieu
C. Patti de Munck
Chaperon/Noblet (mes filles)
J. Portait 91
Bué 92
Ctesse de Mouzay
de Daillens 93
lle
M Round par suite d’un malentendu y figurait 94,
lorsqu’elle a vu son nom dans le Gil Blas elle a été
indignée et s’est plaint véhémentement de se
trouver à côté de créatures telles que les Mouzay.
J’ai retiré son nom avec enthousiasme.
Association charitative dont les membres fondateurs sont cités dans Le Gil
Blas du 1er mai 1886 : « Mme Camille Delaville ; M. Gabriel Bertrand, secrétaire-trésorier de l’œuvre ; M. Bué [...] ; Mmes Anaïs Ségalas, Georges de
Peyrebrune, Mary Summer, Maurice Reynold, comtesses de Mouzay et de
Daillens, Thilda, Bissieu (née Collet), Galipaux, Patti de Munch, Cauvière,
Portait, Madeleine Brès, Chaperon, Noblet, Le Grans, La Roue. Médecins : Les docteurs Bissieu, Madeleine Brès, Decaudin. Avocat : M. Isaure
Toulouse. Directrice du travail : Mme Jenny Portait. »
91
Il s’agit de sa couturière.
92
A. Bué, ancien officier supérieur, chevalier de la Légion d’honneur. Il participe un temps à La Revue verte.
93
Mme de Daillens est la fille de la comtesse de Mouzay.
94
Elle y apparaît, en effet, sous le pseudonyme de Maurice Reynold.
90
129
Ce n’est pas flatteur pour l’impeccable Mme
Ségalas dont le siècle contemple les [mot
illisible] du haut de ses pures poésies lui
formant un piédestal pour le ciel. On n’est pas
plus bête.
Mais, Justice divine – 3 jours après, elle si
vaillante tombait malade assez gravement et je
la crois très atteinte d’un mal bien cruel.
Mina ou les fruits de l’Ingratitude, cela aurait
été un titre pour un roman de 1820.
Mille tendresses Georges chérie, mon cœur est
toujours avec vous,
Cam
Je vais mieux
29/
Paris mercredi 26 mai [1886]
Ma belle et bonne amie,
Vous avez vu que la pauvre Thilda était morte
– cela m’a fait grand peine 95. C’était l’esprit
incarné que cette aimable femme, et avec cela
elle avait un cœur exquis.
La vie n’avait pas toujours été heureuse, il s’en
était fallu, elle l’était devenue après bien des
larmes et biens des luttes et voilà qu’elle s’en
95
Décédée le 18 mai. Ses obsèques ont eu lieu le 20.
130
va alors que viennent les fleurs de mai dans un
rayon de soleil.
Beaucoup de ceux qu’elle a obligés, de ceux
aussi qu’elle a aimés dit-on, et qui se sont
roulés à ses pieds des mois, pour obtenir un
baiser, n’étaient pas là...
Cartillier m’a exprimé son indignation en termes
d’une simplicité tellement extraordinaire que
je vais écrire son petit speech pour le placer
quelque part.
Depuis qu’elle est morte je suis hantée par le
souvenir de ses petits pieds d’enfant, chaussés
de blanc, tels que je les voyais le jeudi chez elle
alors qu’elle se portait bien, et qui vous recevait
en déshabillé de satin blanc, la poitrine demi
cachée d’œillets roses qu’elle adorait.
Chers petits pieds blancs et roses, pieds de fée,
sur lesquels plus d’une lèvre s’est posée, qui
passe pour laisser tomber des perles... petits
pieds mignons et coquets que j’ai pris cent fois
dans ma main par plaisir, hier ils étaient glacés
pour toujours... aujourd’hui... demain... ?
Oh les horribles mystères du cercueil, les
luttes épouvantables de la destruction qui se
poursuivent hideuses sous la terre couverte
de pierres, de gazons, de fleurs, émaillée de la
croix d’espérance ! Quelles visions affreuses ! Oh ! Georges ne vous plaignez jamais de n’avoir
pas d’enfant, songez qu’on les perd souvent et
qu’alors on les met dans ce coffre hideux où
131
leur petit être chéri si souvent baisé par vous,
est dévoré par les vers. Quand je pense à cela,
il me semble que mes cheveux se dressent sur
ma tête.
Mais pardon, vous n’êtes déjà pas très riante et
je vous parle des horreurs de la mort, changeons
vite de sujet.
Ce matin je suis allée au Gil Blas, pour le
malheureux roman que j’y ai bientôt depuis 18
mois 96... Cartillier a daigné me présenter à M.
d’Hubert le nouveau directeur délégué 97 ; jeune
serin de la banque, pas désagréable. Comme
parler de soi est chose fastidieuse, j’ai tout de
suite abandonné ce sujet désobligeant et j’ai
parlé de vous – comme je pense. J’ai appris
à Cartillier et à d’Hubert que vous aviez fait
Victoire La Rouge, et à d’Hubert Les Frères
Colombe... etc. J’ai reparlé de la nouvelle
perdue 98.
En avez-vous le double ? Si oui, je suis sûre
qu’elle passerait illico. J’ai promis d’envoyer à
d’Hubert Victoire la Rouge ce que je vais faire
tout à l’heure. Enfin j’ai dit sans me fâcher la
vérité sur vous, Cartillier a appuyé, d’Hubert a
été frappé et je l’ai quitté sur l’escalier aimable
et charmant sur ces mots : « N’oubliez pas
Monsieur que Mme de Peyrebrune vaut à la fois
Le Passé du docteur.
Nommé le 23 avril 1886, René d’Hubert fut directeur du Gil Blas de 1886
à 1892.
98
Voir ci-dessus la note 224.
96
97
132
Zola et Daudet. »
J’ai senti que ce jeune homme avait été
convaincu par mes dires avec preuves, lesquels
étaient évidemment aussi désintéressés que
possible et je crois que si vous proposiez
un roman cet automne il serait pris sans
explications.
Je tiens à vous narrer cela tout de suite. Le Gil
Blas paie bien, sa publicité est immense et je
voudrais vous y voir comme vous devriez y
être, à côté de Zola et de Maupassant.
Je crois que je retirerai mon roman pour
le donner ailleurs, mais j’espère arriver à y
avoir une chronique par quinzaine. Or ma
fille cadette dont le mari ne gagne presque
plus rien, me dévore tant d’argent que je dois
m’occuper d’en gagner un peu.
Écrivez-moi. Je vous embrasse comme je vous
aime,
C. Delaville
30/
Le Vésinet Dimanche 6 juin [1886]
Ma bonne et belle, me revoici au Vésinet où
j’ai tant souffert l’an dernier et où j’espère me
guérir cette année.
L’Espérance est immortelle. J’ai installé mes
133
enfants et leurs chers petits dans un joli
pavillon que je leur ai loué, lequel est pourvu
d’un assez beau jardin et moi, si souffrante qu’il
me faut le repos absolu j’ai pris pension 5 rue
du Marché au chalet que nous avions l’année
dernière et que cette année la propriétaire
Mme de Chabrillan habite avec une bonne.
Je suis plus libre et plus calme, mais il y a bien
des petites choses qui ne vont pas comme sur
des roulettes bien que je paie fort cher. J’ai
laissé mes bonnes à Paris où je vais souvent
parce qu’elles ne s’accordent avec aucunes
autres, il arrive que je dépense un argent fou et
que je ne suis pas servie selon mes habitudes,
néanmoins le principal me satisfait je vais un
peu mieux, je bois l’air avec un véritable délice
et j’espère sortir de cette infâme maladie.
Vous avez dû recevoir une lettre du directeur
du Passant ; le frère du petit soldat, mais vous
voyez je suis derrière ce directeur, comme
direction, seulement je ne veux que personne
ne le sache pour qu’on ne m’apporte pas des
insanités écrivassées d’hommes et de femmes
de ma connaissance. Je ne cherche pas à gagner
10 sous mais je veux une revue où tout soit
bon ou parfait et où ne s’ébattent aucun poètes
ridicules, aucun article stupide, aucun nom
inconnu et pour cause.
Le fond c’est Georges, Parodi et votre servante
qui jouera de la petite flûte, enfin ce que je
134
puis faire mais un peu amusant je l’espère.
Nous paraîtrons le 20 et le 10 cet été, et chaque
semaine à partir de la rentrée. Je ne voulais
commencer cela qu’à cette époque, mais
M. Gabriel Bertrand que cela tentait et qui
y met de l’argent désirait tant quitter le Lotet-Garonne tout de suite que j’ai acquiescé.
Je ne sais pas dire non lorsque je pense que
oui rendrait quelqu’un heureux.
Mon Dieu ! Quelle phrase ! Si un homme
malveillant lisait cela ! Mais vous me comprenez.
Je crains bien de ne pas aller au Pouliguen 99,
je me ruine cet été avec ces trois maisons...
Pourtant si je place un peu de copie comme je
l’espère, j’irai probablement.
Il y a une chambre pour vous au pavillon de mes
filles, une chambre bien séparée et tranquille, si
vous voulez passer quelques jours parmi nous
dans votre fugue vous nous ferez plaisir. Le luxe
ne règne pas mais c’est confortable. La petite
sœur de Mimi, France, que nous appelons le
petit doux, est bonne, bonne, c’est un amour
d’enfant, Mimi est toujours triomphante,
mais pas très commode, on lui dit trop qu’elle
est belle.
Ne sachant plus que demander, ayant épuisé
toutes les séries de gâteaux, de divertissements
mondains et autres, elle a demandé... à aller en
99
Station balnéaire située dans le Golfe de Gascogne (Loire-Atlantique). Georges de Peyrebrune s’y rendait régulièrement. Elle s’en inspira pour La Roche
aux filles, nouvelle parue en 1885 dans La Revue bleue.
135
pension. On a trouvé une pension ad hoc et
demain Mimi ira en pension quelques heures.
Elle est dans le ravissement.
Je fais des études sur la vieille comtesse de
Chabrillan, être au passé extraordinaire et à
la cervelle étonnante 100. Elle me donne des
conseils, m’apprend que 2 et 2 font 5 avec un
sérieux royal et fait des haltères en chemise de
nuit à carreaux avec un peigne en forme de
couronne de comte.
Sur les panneaux s’étalent les armes et la fière
devise des Chabrillan : « Antu quelirar que
doblar » – plutôt casser que plier – En Espagnol
pourquoi ? Le livre héraldique des Morreton de
Chabrillan est muet à cet égard.
Dans ma chambre, d’ailleurs adorable – celle
que j’occupais l’an dernier mais qu’elle a elle
habité cet hiver – il se trouve 24 fois son
portrait en divers costumes ; 4 fois celui de son
époux Lionel de Chabrillan et quelques autres
hommes qui... entre autres le Prince Plonplon
avec une petite couronne impériale sur le petit
cadre en cuivre qui l’entoure 101.
Quelquefois elle raconte des choses fort
intéressantes, car elle a connu des hommes
intéressants mais souvent elle m’agace car elle
s’agite et j’ai horreur des gens qui s’agitent.
Mille tendresses, parlez-moi de vous, quand
venez-vous ? 100
101
Son paraîtra dans Le Constitutionnel du 24 février 1887.
Surnom de Jérôme Bonaparte, neveu de Napoléon Ier.
136
Je vous embrasse de tout cœur,
Cam
31/
Le Vésinet [samedi] 31 juillet 1886
Ma belle et bonne Georges,
J’ai reçu tout à l’heure votre lettre ; mais ma
chérie vous êtes pleine d’illusions sur mon
style et le reste. Tout cela est des plus ordinaire,
je n’ai qu’une seule et unique façon d’écrire
c’est d’écrire comme je parle, une seule façon
de parler, c’est de parler comme je pense, une
simple photographie dépouillée d’art... cela
vous intéresse parce que vous m’aimez c’est tout
le secret ; mais les autres... c’est autre chose.
On m’a souvent dit d’écrire mes mémoires,
parce que j’ai vu beaucoup de choses, de gens,
de pays et de quartiers, mais cela n’est pas
possible. Ce que j’ai vu est presque toujours
lié à l’histoire de ma vie. Une histoire creusée
dans mon cœur avec des larmes et que je ne
veux pas raconter au public, pas plus que je ne
me déshabillerais sur la place de l’Opéra ; mais
je puis écrire mes souvenirs par chapitre
détaché et pour être sûre de le faire, je vous les
137
enverrai ces souvenirs, en vous écrivant, vous
me les rendrez lorsque que vous jugerez qu’il
y en a assez.
Sous ce titre je vais donner cette quinzaine
à La Revue verte le portrait de deux femmes
bien singulières : Lydie Paschkoff et Carla
Serena, Lydie est vivante et Carla est morte
l’année dernière en pleine vie et en pleine
agitation 102 ; elle m’avait tant ennuyée que
l’annonce de sa mort, je l’avoue, ne m’a pas
été désagréable.
Ces deux femmes ont, ou ont eu, pour
profession de voyager dans les pays extras, de
remplir le monde de leurs pas, les journaux
de leurs noms et les sociétés de géographie de
leurs récits.
Ah ! À propos Guiomar sur la demande de
M. de Lesseps a été nommée membre de la
Société de géographie ??? Je ne comprends
pas du tout. Est-ce parce qu’elle a été de
Lisbonne à Paris, et de la rue Logelbach au
quai d’Orléans que le grand français a tenu
à ce qu’elle figurât dans cette société dont le
but réel est de voyager moyennant quart de
place ? Mystère et Panama ! C’est bien plutôt Mme de Rute qui devrait être
membre de cette société, une femme qui a déjà
légalement à son avoir, 4 nationalités et un fils
102
Camille Delaville se trompe d’une année, Carla Serena est morte en 1884.
Elle lui avait d’ailleurs consacré une « Chronique mondaine » (La Presse,
28 juillet 1884). Aucun portrait de ces femmes n’a paru dans La Revue verte.
138
composé en ballon 103... on devrait créer un
grand cordon géographique spécial pour ses
pacifiques exploits.
Merci pour la chronique de La République
– d’avance – car je ne l’ai point encore.
Oui l’ange des abeilles 104 pontifie encore un
peu, et il est grave, mais je crois savoir qu’il a le
cœur gros d’en avoir laissé la moitié bien loin
de Paris.
Ce qui distingue particulièrement les
provinciaux des Parisiens c’est l’importance
lourde qu’ils attachent à tout ce qu’ils voient
ou entendent.
Devant eux vous dites en 1883 : « J’aime la
lune, j’ai passé plus d’une nuit dans mon
jardin à rêver à sa clarté clémente. » En 1887
ils diront : « Mme de Peyrebrune a un grand
amour pour la lune, cela explique peut-être un
côté de son talent. »
« Mme de Peyrebrune aime la lune ? vais-je
m’écrier, où avez-vous pris cela ? »
Là-dessus, preuves à l’appui et à vous-même
qui ne pensez pas plus à la lune qu’aux langes
de votre belle-mère. Et ainsi de suite...
M. W. est très violent « parce qu’il s’est disputé
un jour avec un employé des chemins de fer ».
Le provincial a vu la scène, il ne blâme pas
D’origine française, elle a épousé le comte alsacien Frédéric de Solms, puis
le comte italien Urbain Rattazzi dont elle a eu un fils, et en dernières noces
l’homme politique espagnol don Luis de Rute y Ginez.
104
Gabriel Bertrand.
103
139
M. W, mais 20 ans après, il se souviendra du
fait et le narrera et en tirera des déductions si
W est nommé député.
Il collectionne des articles écrits au jour le jour,
par des gens qui les ont totalement oubliés et
leur en parle à l’occasion, à l’ahurissement
des auteurs.
Ils ont présent à la mémoire les duels ou
intentions de duels de tous les gens qu’ils
connaissent et ont pris note de l’année et du
mois, où on a servi des déjeuners au Cercle
de la Presse, où l’on dînait seulement. Ils ont
coupé cela dans un écho du Figaro... cette
attention soutenue et perpétuelle aux faits peu
intéressants les rend graves.
Si je portais tant de choses que cela dans ma
mémoire je sens que j’aurais la tête trop lourde
pour badiner. Mais tous ces pavés se fondent
sous le gaz parisien comme des morceaux de
glace au soleil et l’esprit alors redevient net
et léger, apte aux gaietés parisiennes faites de
nuances, de riens... des bulles irradiées de mille
couleurs, disparaissant sans cesse et sans cesse
renouvelées. Et comme les provinciaux ont ce
que nous n’avons pas, de la force physique et
de la ténacité, ils arrivent au bout de quelques
années de Paris à être des Parisiens de première
qualité, tandis que nous ne sommes que de
seconde parce que nous ne nous prenons jamais
140
au sérieux.
Eux arrivent à ne plus prendre rien au sérieux
hormis eux-mêmes. C’est une force immense !
Adieu pour aujourd’hui ma chère Georges...
Pourquoi n’êtes vous pas ici au lieu d’être à
Chancelade 105 ! Mille tendresses de votre Cam
Ah ! Oui tâchez de me suggérer la guérison car
je suis bien lasse de la maladie qui ne me quitte
pas. La suggestion est le seul remède encore
non employé par moi.
Le roman de Lachaud m’amuse quant à celui
de Monteil 106 ! Que dites-vous de ce ministre
de la guerre, un maréchal de France qui passe
la plume à sa maîtresse en disant : « Tiens,
mignonne, signe cela pour moi » et cela à
brûle-pourpoint, comme il dirait « Sonne donc
l’huissier ! ». C’est d’un vécu ! 32/ [écrite à l’encre turquoise]
Hélas ! Je suis toujours presqu’aussi malade.
Pourtant j’irai vous voir si je peux.
Oh ! Que je suis fatiguée ! Bien heureuse de vous savoir ici bien heureuse.
Pas soleil, à peine Lune avec nuages.
Votre Cam
Résidence familiale et estivale de Georges de Peyrebrune, située en Dordogne.
106
Cabotinage, de G. Lachaud, et La Bande des Copurchics, d’E. Monteil.
105
141
33/
[écrit sur le bord gauche : Je vous écrirai
demain]
Le Vésinet [lundi] 16 août 1886
Chère belle et bonne,
Oh ! Non ! Pas Aix 107 ! J’ai répondu à la lettre
annuelle me conviant à de lointaines agapes,
ce que vous devinez.
Voici un an que j’ai écrit à la folle princesse
une lettre toute semblable... Je vous assure
que malgré ma gaieté et ma philosophie je me
penche avec consternation sur moi-même.
Toujours aussi bêtement malade.
L’été dernier je me souviens que je contemplais
longuement deux prunes chez le voisin ; deux
prunes auxquelles tremblaient des gouttes
de pluie les jours d’orage ; ces prunes furent
longtemps mon horizon. Mais par delà il
y avait cet horizon radieux qui se nomme
l’Espérance ; mes prunes étaient au seuil voilà
tout : mourir dans une crise ou guérir.
Cet été l’horizon de mes yeux s’est élargi ; ils
voient des fleurs, des fruits, de l’herbe puisque
je peux sortir de la maison, mais l’autre horizon
celui dont le vert est plus doux que l’émeraude
107
Lieu de villégiature de Mme de Rute.
142
des plus fraîches feuillées de mai, l’Espérance,
n’est plus au-delà.
Ne pas mourir, ne pas guérir ! C’est la plus écœurante des déceptions que les
heures me versent goutte à goutte.
Mais laissons le moi haïssable surtout lorsqu’il
s’agit d’un malheur aussi peu intéressant que
le mien.
Ah ! Chère ! J’avais deux chats charmants que
j’adorais. La mère et le fils. Un voisin me les a
tués tous les deux et le second sous mes yeux
parce que des marches de mon entrée on voit
chez ces monstres. Mais un coup de feu...
comment l’arrêter ? Il n’y a aucun magistrat ici.
J’ai dû déposer ma plainte à Saint-Germain
chez le juge de paix.
Je ne vous décrirai pas l’état dans lequel nous
avons été tous ici, mes filles comprises.
Je passe ma vie à chercher quelle vengeance
personnelle je pourrais tirer de cet homme
abominable. Un père de famille qui donne
un petit fusil à son fils âgé de 12 ans et lui
dit : « Tire, tire, va ce sera un de moins quelle
chance ! »
Cela fera un joli personnage ce gamin.
En fait de bête je n’ai plus que le mince et
bruyant Saïs 108 et 3 tortues que m’a apportées
M. Étienne Bertrand, deux minuscules et une
plus grosse, les chercher parmi les légumes et
les herbes est une de mes occupations les plus
108
Chien de Camille Delaville.
143
intelligentes.
Le Roman d’une tortue.
Elles vont viennent se dépêtrent, elles ont
peut-être un cœur qui aime, ces malheureuses
condamnées à l’éternelle armure...
Les miennes ont pour nom : Lucrèce, Virginie
et Zoé.
Vous avez vu que mes jeunes amis 109, un
d’eux du moins, a immédiatement suivi votre
conseil, et il a fait gai. On a mis cette piécette
en brochure, ça se vend 110...
Je les incite beaucoup au travail et au travail
pratique, fût-il d’un genre peu élevé, Spada fait
bien et très facilement le vers, je lui ai tant dit
qu’il s’est décidé à aborder le genre monologue
– c’est bon pour le faire connaître – et se faire
connaître est tout hélas ! à notre époque.
À toutes (les époques) d’ailleurs, qui célèbrera
l’orient d’une perle restée dans un coin de la
mer dans une huître ? Qui est-ce qui discutera
le livre que nul n’a lu, s’enivrera d’un parfum
non respiré ? Et si la beauté d’Hélène avait
été enfermée au fond d’un palais derrière des
portes de cèdre, la guerre de Troie n’aurait
point donné à Homère l’occasion de faire un
chef-d’œuvre.
Je vous copierai le 1er monologue du petit
soldat.
109
110
Les frères Bertrand.
La saynète tragi-comique parue dans La Revue verte du 10 août 1886, intitulée Sarah-la-cravache et signée Spada ?
144
Il est arrivé à Paris avec du talent et point
d’esprit – une sauce où on aurait oublié le
sel. J’ai tant crié contre les belles phrases
lamentables... et ennuyeuses que l’esprit lui est
poussé, le terrain étant fertile probablement.
Cela m’intéresse beaucoup le lancement de
ces deux provinciaux très intelligents mais
provinciaux à la 99 e puissance, avec des
idées faites sur tous les X qu’ils ont jugés du
fond du Lot-et-Garonne en dernier ressort.
Naturellement quand ils seront arrivés ils
seront ingrats c’est écrit... mais c’est si bien
nature que je ne leur en voudrai pas.
Point vu Rachilde, elle m’a écrit qu’elle
travaillait à outrance pour livrer un roman
qui doit lui assurer sa très petite pitance à
cette pauvrette. Je lui ai envoyé un modeste
collier pour sa fête 111.
Ah ! À propos. La Revue verte vous doit des
grains de mil puisqu’elle ne peut encore vous
offrir des grains d’or.
Figurez-vous que j’avais envie de (comment
dire honnêtement. Je ne dis pas) de... votre
adorable nouvelle 112 avec une belle toilette de
soirée brochée vieil or ou sur fond noir avec
pampilles d’or laquelle vous serait faite par la
Rachilde étant le pseudonyme de Marie-Marguerite Eymery, sa fête devait
donc tomber le 15 août, jour de la Sainte-Marie. Quant au roman en question, c’est sans doute La Marquise de Sade.
112
Cette nouvelle, Josée-Marie-Lise, paraît en feuilleton dans La Revue verte du
10 juin au 10 août 1886. Pérégrine (Mme de Rute) en rend compte dans la
« Bibliographie » des Matinées espagnoles du 15 octobre 1886.
111
145
faiseuse du corsage rouge.
???? Ah ! Voilà ! J’ai fait prendre cette pièce d’étoffe
pour faire une robe de cour ad usum rex
Portugal 113.
Je n’ai point été au pays des oranges et n’irai
pas et ne ferai jamais faire la robe dont la
coupe gémit chez Mme Portait 114. Si ça vous va
– elle vous fera une toilette merveilleuse avec
et vous me donnerez quittance de M. J. L 115...
puis nous passerons à des règlements plus
normaux.
Pas le moindre abonnement n’est venu des
lieux que vous me citez mais envoyez tout
de même des adresses cela viendra, il faut de
la patience.
Adieu chère adorée. Je vous envoie mes plus
chaudes tendresses.
Cam
34/
[21 août 1886] samedi soir,
Ma bonne et chère amie,
J’ai été si malade encore, si absolument malade,
« À l’usage du roi du Portugal » en latin de cuisine ?
Sa couturière.
115
Son notaire.
113
114
146
que je ne vous ai pas récrit comme j’en avais
l’intention. Quelle vie messeigneurs, quelle vie !
Puis aujourd’hui il y a du mieux (du plus mal
n’était guère possible). J’en profite bien vite
pour bavarder avec ma chère Georges.
Je rêve bains de mer depuis quelques jours,
malgré les dépenses insensées qu’impose ma
sotte maladie, j’en gémis, mais j’ai une âpre envie
d’être guérie. Physiquement et moralement je
n’en peux plus.
Dans ma tête toujours valide tourbillonnent les
idées, les conceptions d’œuvres quelconques ; des
vers effleurent mon oreille comme des vols
d’oiseaux, mais je ne puis rien écrire, une
incommensurable fatigue me ligote, je
ressemble aux chiens qui, étendus dans une
chambre et endormis, rêvent qu’ils courent...
on voit passer les frissons de marche dans leurs
membres immobiles, mais ils ne bougent pas
et continuent à dormir... seulement eux se
réveillent et moi je me réveille pas.
Je me suis mise au champagne – rien que du
champagne (coupé d’eau) comme boisson nuit
et jour 116... et les bouchons sautent ! Et c’est
lugubre cette boisson joyeuse, cet esprit en
bouteille comme dit Mme Ségalas, pétillant
auprès de mes misères...
Mes forces vont juste, jusqu’à faire des fables
116
Ce traitement rappelle celui que le docteur Augros avait administré à Olympe Audouard souffrant alors de péritonite aiguë (voir le septième chapitre de
son Voyage à travers mes souvenirs, 1884).
147
à Mimi qu’elle me récite avec une petite
mine importante et des yeux tout flambants.
Oh ! Ce serait si dommage de quitter cette
chère couvée ! Je vous envoie ce spécimen de mes moyens
actuels 117.
Madame de Daillens m’écrit qu’elle va aller avec
sa mère à Arcachon... Si j’allais à Arcachon ?
Les petites Cartillier et la comtesse Pallaniccini
sont à Dieppe, si j’allais à Dieppe ? Si je n’allais
nulle part ? Les petites plages me sont interdites,
le chemin de fer n’allant pas jusqu’à elles, c’est
pourtant leur solitude qui me serait bonne.
Mme de Daillens date sa lettre de Roches
Prémarie par la Ville-Dieu-du-Clain Vienne.
Cette adresse est superbe c’est un roman en
deux lignes, elle me dit entre autres choses ceci :
« Merci du charmant programme d’existence
et des choses trop bienveillantes que vous y
ajoutez (vœux de fête pour la Sainte-Marie).
Je tâche de le réaliser et c’est... et enfin en étant
toujours en blanc... » Qu’ai-je pu lui souhaiter
qu’elle essaie de réaliser en étant toujours en
blanc ?... Je suis effrayée, ma tête aurait-elle eu
une lacune ce jour-là ? Ma chérie que faites-vous de beau, vous qui
pouvez travailler ? J’ai vu Cartillier, il y a
3 jours, il m’a dit qu’il était décidé qu’on vous
demanderait un roman au Gil Blas d’ici peu...
117
Allusion au tissu mentionné dans la lettre précédente en guise de rémunération. Le coupon n’a pu être retrouvé.
148
Enfin ! Il est convenu depuis trois mois que je leur
donnerai une nouvelle de 3 feuilletons dont
j’ai le scénario en tête et qui a pour titre : Noir.
Mais pouvoir l’écrire c’est autre chose ; elle est
très originale je crois.
Adieu pour ce soir chère Georges, je vous
embrasse tendrement,
Cam
35/
Vendredi [27 août 1886 ?]
Ma bonne chérie,
Pressée parce que je vais à Paris par nécessité je
ne vous écris qu’un mot – pour M. J. L. Vous
aurez les grains de mil vers le 19 septembre.
J’ai encore été excessivement mal aujourd’hui
c’est moins terrible.
Pauvre amie ! Vous aussi malade c’est
désolant ! Il faudra que nous arrivions à nous
deux à sortir de cet état de chose stupide de
demeurer où il ne vous plaît pas d’être.
Si vous veniez passer ici au Vésinet avec moi
15 jours ou 3 semaines comme qui dirait du
7 ou 8 au 25 septembre. Vous seriez libre
comme l’air. Je vous installerais aussi bien que
possible. Je me décide à ne pas aller à la mer.
149
Adieu pour aujourd’hui à vous,
Cam
Quel plaisir de vous faire moi-même une
cuisine anti-méridionale à votre goût ! 36/
Le Vésinet lundi 6 septembre [1886]
Pauvre amie bien aimée, c’est navrant de vous
savoir dans cet état avec du travail sur la
planche... non sur la table.
Moi j’ai eu depuis ma dernière lettre une fièvre
mêlée de fièvre paludéenne, cela par une grosse
chaleur, c’était épouvantable ; me voici un peu
mieux mais bien faible toujours.
Je regrette beaucoup, beaucoup, de ne pas
vous avoir un peu ici, je ne vous aurais pas
tourmentée moi ! Le petit soldat est parti aux grandes manœuvres
il m’a chargée de ses remerciements et respects
pour vous. La Revue verte publiera dans le
prochain numéro des vers de lui sur la mort
de la baronne Julie de Rothschild qui sont
beaux 118. Je l’ai prié de payer ma dette à cette
admirable créature, qui a sur ma demande
118
Parus le 10 septembre sous le titre « Vers pour la baronne douairière James
de Rothschild » et signés Étienne Bertrand.
150
donné à tant de gens – non des pauvres – mais
pis des gens bien élevés mourant de faim.
La Princesse au rire de mouette, m’a écrit
qu’elle avait enfin lu La Femme jaune que
c’était un chef-d’œuvre (tout bonnement)
qu’elle était navrée de n’en avoir pas parlé
dans la bibliographie, que c’était de la faute de
Charlotte (!!!) et qu’il fallait en faire une pièce.
Si cet excellent boa n’était pas la bienveillance
même je dirais : elle devrait se charger du
rôle... mais...
Je viens d’envoyer quelques mots à Quatrelles
à propos de son article des audaces pour lui
dire que si le culte n’est pour lui qu’une affaire
de politesse envers Dieu, il peut simplement
dire aux pauvres de se faire protestants 119.
Dans notre église rien ne se paie ni baptême ni
mariage ni enterrement. C’est plus simple que
de construire des temples blancs et noirs qui
rappelleraient l’exposition de ce nom 120.
Cette nécessité d’un culte d’ailleurs me paraît
si illusoire ! C’est comme la nécessité des
avoués ! Avez-vous lu le récit de toutes ces morts et
maladies par insolation, des réservistes et
soldats de la ligne ? Est-ce assez bête et assez
cruel d’exposer sans nécessité des jeunes
Ernest Lépine, collaborateur au Figaro et à La Vie Moderne, signe Quatrelles
l’article « L’Égalité devant l’autel » (La Revue bleue, 4 septembre 1886).
120
Exposition organisée du 15 mars au 15 avril 1885 au pavillon de Flore par
le journal Le Dessin. Étaient présentés et récompensés des ouvrages en blanc
et noir : fusain, plume, (eau-forte, lithographies)...
119
151
gens à périr stupidement lorsque ces exercices
peuvent être reculés d’un mois sans le
moindre inconvénient.
Je pense aux mères dont les fils sont morts au
coin d’un champ en pleine paix parce que le
ministre de la guerre n’a pas songé à la chaleur.
Comme je comprends le meurtre du meurtrier
par ces mères 121 ! Je ne peux pour ainsi dire pas travailler aussi
je tire de vieilles malles de vieux romans. Je
viens d’en extraire un que je donnerai à un
journal quelconque. Il s’agit d’une femme
qui aime éperdument, pendant 20 ans un
homme auquel elle n’appartient pas et est
guérie de son amour en une ½ heure... en lui
appartenant 122.
Ce n’est pas bien remarquable mais enfin ça
vaut les autres que vous savez.
Il faut que je gagne un peu d’argent ma revue
ne rapporte encore rien du tout et je n’ai pas
pu toucher les 20 mille francs que je comptais
consacrer à sa fondation, de façon que je
prends cela au jour le jour sur mes revenus, de
plus Rosine a un mari qui de moins en moins
retrouve des travaux, il ne faut pas qu’elle soit
privée elle et les siens d’une brioche parce que
j’ai eu l’idée de refaire une revue, ce serait
immoral. Je vais essayer d’équilibrer tout cela.
Elle évoquera cet incident dans son « Courrier de Paris » (Les Matinées espagnoles, 16 septembre 1886).
122
S’agit-il des Amours de Madame de Bois-Joly ?
121
152
Si vous saviez tous ceux qui vivent de mon
ombre... aussi lorsqu’il y a le moindre accroc
dans mes petites affaires, je suis hors de moi.
Je vous raconte tout cela comme à ma meilleure
amie ; cela fait du bien de confier ses petits
tracas.
Soignez-vous, soignez-vous, soignez-vous...
Je n’irai pas à la mer non par économie pour
cela mon conseil judiciaire me donne toujours
ce qu’il me faut avec preuve que j’y suis, mais
parce que j’espère en ce mois des apaisements
estimables, pouvoir, si je vais mieux travailler
un peu, remettre des manuscrits en ordre etc.,
etc. en vue de quelques gains. À la campagne
on est plus tranquille et si ce n’étaient mes
enfants qui seront à Paris, j’y passerais l’hiver.
Mille tendresses pauvre belle et adorable
amie,
Cam
37/
[jeudi ?]
Je vous envoie un volume de moi ou que du
moins M. Gabriel Bertrand a repêché par
hasard car je n’en avais pas un exemplaire pour
le faire rééditer à l’occasion 123.
Il a eu plusieurs éditions et beaucoup de succès
123
Sans doute La Loi qui tue, paru en 1875 chez Aymot. Voir le prologue.
153
il y a fort longtemps comme vous voyez. Tout
est copié sur du papier timbré, hormis le
roman de pure imagination.
Soyez assez bonne pour me le rendre avec un
soin jaloux. Je n’ai que celui là !... Peut-être
vous intéressera-t-il.
D’ici 2 jours je vous en enverrai d’autres, ils
sont tous chez mes filles ou chez des amies.
Pardonnez-moi, hier je devais avoir l’air idiot
je m’étais réveillée à votre coup de sonnette et
mes idées étaient à la pâte de guimauve.
Si je pouvais avoir les épreuves de votre préface
je ferais quelque chose pour le prochain numéro
de La Revue verte 124, heureuse de parler de ma
meilleure amie – elle a raison cette méchante
princesse – oh ! Méchante.
Votre
Cam
38/
Samedi matin,
Chère et belle Georges,
La vie nous réserve plus d’imprévus que les
124
Georges de Peyrebrune écrit une préface au Livre de Minuit, recueil de pensées d’Arsène Houssaye, qui paraîtra en 1887 chez Ollendorff. Aucune trace
de cette préface dans La Revue verte.
154
romans de Ponson du Terrail 125. Mercredi je me
suis couchée les yeux et le cœur plein de deux
sourires, le vôtre et celui de l’été que vous aviez
apporté ici comme la fée Gracieuse dans un pli
de votre robe ; le lendemain matin ma pauvre
Margot m’arrivait tout en larmes avec sa petite
France menacée d’une angine couenneuse 126,
au moment où j’inspectais ravie mon jardinet,
brillant de soleil et de rosée et encore imprégné
des senteurs de l’aurore.
Il s’agissait d’isoler la petite mignonne France,
des autres babies pour qu’ils fussent à l’abri de
la contagion. Le mal semble s’être arrêté, le
médecin assure que cette affreuse angine n’est
plus à redouter, mais l’enfant a la plus haute
fièvre que puisse avoir un baby et mille autres
accidents... c’est bien triste. Elle ne quitte pas
sa mère d’une seconde, nuit et jour celle-ci est
accrochée.
Feydeau a une expression qui m’a frappée, il
dit : Un sommeil d’esclave et de mère.
C’est en effet absolument la même chose.
Je suis campée dans le salon, atteinte moimême de la fièvre néanmoins j’irai à Paris 2 h
pour affaire tout à l’heure mais n’aurai pas le
Faut-il rapprocher cette expression de celle, identique, employée dans le
« Courrier de Paris » du 15 septembre 1886 ? Au sujet de faits divers particulièrement sanglants, elle écrit : « En fait de distractions d’été, nous avons
à Paris une série de crimes variés à contenter les plus remarquables descendants de Ponson du Terrail et de Gaboriau » (Les Matinées espagnoles,
15 septembre 1886, p. 146).
126
Angine blanche.
125
155
temps ni la force je le crains d’aller vers vous.
Mille tendresses mille mercis pour tout.
Votre Cam
39/
Ma chère Georges,
Voilà ! J’ai été bête sur le moment. C’est la
première fois qu’on m’avait proposé une chose
aussi étrange, mais je me suis calmée illico,
j’ai écrit une petite lettre polie à M. Bérardi
où je lui disais que j’irais le voir et m’entendre
avec lui sur les changements à faire 127. J’ai
collé ma lettre sur La Femme jaune mais je n’ai
pu m’absenter hier et je ne sais si je pourrai
aujourd’hui ; je crois donc que je vais lui
réécrire de faire tout ce qu’il voudra bien que
cela me soit désagréable de voir mon nom
sous une cuisine aussi extraordinaire.
Merci toujours.
Vous savez chère, que si je vous ai envoyé
des livres c’est que vous aviez demandé sur
l’heure...
Gardez La Loi qui tue en priant Clochette de
ne pas la lire.
Merci encore et à vous,
Cam
Après minuit j’irai rue Logelbach.
127
Gaston Bérardi, directeur du quotidien L’Indépendance belge depuis 1884.
156
40/
Arcachon Grand Hôtel [septembre 1886]
Chère, je cherche ici un peu de santé – Je suis
plus malade. Je ne vous écris pas mais je pense
sans cesse à vous.
Je pense que vers le 17 vous recevrez les grains
de mil pour votre collaboration.
Je n’ai que la force de vous dire : Je vous aime de
tout mon cœur, donnez-moi de vos nouvelles.
Cam Grand Hôtel
[En travers de ce feuillet : Il fait un temps
superbe mon balcon donne sur la mer, tout est
tiédeur et poésie – Hélas ! Et je souffre et je suis
lugubre de cette souffrance sans répit.]
41/
Samedi [fin octobre 1886 ?]
Ma chère Georges, je suis contente, Rachilde
est venue me voir, elle m’a lu La Marquise de
Sade. Le nom n’a rien à voir avec le livre 128.
128
Malgré le titre, il n’y a aucun lien avec le « Divin Marquis ». Ce roman,
d’abord paru dans Le Décadent le 2 octobre 1886, est publié chez Monnier
& Cie la même année. Camille Delaville en fait la critique dans La Revue
verte du 15 octobre 1886 : « c’est une histoire très chaste qui contient des
révélations curieuses sur des personnes très connues. »
157
C’est une œuvre enfin ! La première partie est pleine de passages
à la Daudet dans le genre de Sappho. Une
admirable observation. C’est admirablement
écrit aussi ; malheureusement la seconde partie
est une sauce d’imagination au goût du public
d’aujourd’hui et pour moi ne vaut pas la
1ère partie, mais enfin, voilà cette enfant sortie
de l’ornière ; si elle continue comme cela, elle
marchera presque dans votre sillage lorsqu’elle
aura abandonné le goût du jour.
Un goût déplorable. Les étoiles les plus
brillantes reflétées par des ruisseaux sales,
cessent d’être belles.
Si par une chance inespérée cela se rarrange à
la R. F. faites-le-moi savoir 129. Je comptais tout
à fait sur la petite somme à percevoir, j’avais
pris mes dispositions en conséquence et cela
me gêne fort.
Je crois que vu la chance de ce roman, je vais le
mettre au feu avec enthousiasme s’il ne paraît
pas là.
La Princesse est venue me voir hier en costume
d’ombrelle – dentelle noire appliquée sur de la
soie gris perle. Devant Constantin 130, Rachilde
et divers, elle a parlé du mari de Charlotte 131 dont
Georges de Peyrebrune a fait paraître un article, « Les Espagnols à Paris »,
dans La République française du 26 septembre 1886. Elle y parle de la duchesse Vlada de Medina-Celi y Santestevan, de M. Canovas et de M. Castelar, mais pas de Mme de Rute… qui s’en offensa !
130
Le comte François-Victor de Constantin.
131
Le baron Edmond de Lesdains, épousé en 1886.
129
158
la présence compromettait l’avenir politique
de M. de Rute !!! (et cela spontanément). Et
elle nous a débité évidemment des mensonges
gros comme des potirons. Elle avait de longues
boucles d’oreille et un chapeau de fillette. Cette
femme est un monde. (L’ancien).
Quelle est celle de vous ou de moi qui mettra
cette créature en pied quelque part 132.
J’ai envie de le faire sans exagérer, en atténuant
même mais pas sous mon nom.
Ah ! Ma bonne Georges, que c’est bon d’aimer
d’honnêtes gens au cœur droit et au regard
clair et franc qui ont l’allure tranquille et
dont la croupe, comme le monstre qui
déjeuna d’Hippolyte, ne se recourbe pas en
replis tortueux. Si je fais ce livre il aura pour
titre : Syrène. Mais mes filles elles-mêmes ne
sauront pas que je l’ai fait.
Je vous embrasse comme je vous aime,
Cam
42/
dimanche [novembre 1886]
Chère, ceci a été retourné à la revue à cause de
l’adresse, M. Bertrand me l’a apporté je n’ai pas
132
Si elle ne mena jamais à bien ce projet, d’autres l’ont réalisé : ainsi Catulle Mendès dans La Maison de la vieille (1894) trace son portrait à l’acide
sulfurique sous le nom de Carla-Lola Hess Cadour ; elle fut également la
baronne Dinati du Prince Zilah (1884) de Jules Claretie, et la princesse
Badajoz de la Madame Meuriot (1890) de Paul Alexis.
159
reconnu votre écriture et je l’ai ouverte, mais j’ai
immédiatement reconnu en dedans au 1er coup
d’œil.
Si vous attendiez des places !...
Il n’y a pas de cours Saint-Georges à Paris – Pas
question. Il y a rue Saint-Georges et square
d’Orléans dans la rue Saint-Georges.
Hier j’ai été chez la Princesse où longuement
elle et Charlotte m’ont parlé de l’incident. Je
crois que Charlotte a écrit spontanément, elle
a été froissée pour elle aussi de ce que vous lui
aviez dit, la Princesse dit que vous êtes un ange
et qu’elle n’avait dit que des riens qui ne
signifiaient rien, sur vos grandes qualités et
votre immense talent.
En somme toute l’affaire c’est de n’avoir pas
parlé d’elle dans la R. F. – et malheureusement
toute explication à cet égard est bien pire que
la chose elle-même 133.
Barletta a été charmant, je n’ai pu aller à
l’Opéra, il m’a fallu rentrer presto ici – même
que mes cavaliers qui par politesse ont voulu
me ramener tous deux ont été navrés de s’en
aller, surtout le petit 134... puis cette nuit en
me levant, peu éveillée sans doute je me suis
trompée dans l’ombre... de siège et suis tombée
par terre en arrière sur un broc, vous voyez cela
d’ici, dans un torrent d’eau, contusionnée par
Allusion à l’article de Georges de Peyrebrune « Les Espagnols à Paris » dans
La République française.
134
Étienne Bertrand, le « petit soldat ».
133
160
cette chute et dans un moment très... très...
enfin. Les flots qui inondaient la chambre
étaient rouges... Il y a une veilleuse, enfin je ne
sais pas j’aurais pu me casser les reins.
À lundi c’est-à-dire demain ma bien bonne et
belle Georges.
Oh ! Ces Ensevelis quel chef-d’œuvre 135 ! Je pourrai faire une étude dans le numéro du 29
n’est-ce pas ? N’oubliez pas le 31 déc. – tombola – et le
vendredi 24 (jour) si vous avez des enfants à
m’amener – arbre de Noël. Puis c’est gentil !
On les fait danser des farandoles 136.
À vous,
Cam
43/
Mercredi soir
Combien vous faut-il ? Je pourrais m’occuper
de cela, et dans quelles conditions ? Quel ennui
que cette revue couleur de chou me dévore la
plus grande partie de ce que j’ai ! Sans cela !...
Je vais assez mal mais inutile de s’appesantir
là-dessus ! 135
136
Feuilleton paru dans La Revue bleue.
La Revue verte parle d’une centaine d’enfants réunis autour d’un arbre de
Noël chez Camille Delaville le 25 décembre. Parmi eux se trouvaient ses
petits-enfants, Marthe Chaperon et Jacques Noblet, la famille de Catulle
Mendès et la dernière-née de la Princesse, Lolita de Rute.
161
Écrivez toujours un mot à Mme Parodi n’estce pas 137 ? Elle est si intéressante, si pleine de
mérite. 78 bd des Batignolles.
Si je n’étais pas malade je me serais bien remise
à l’italien avec vous, je l’oublie un peu tous les
jours mais... j’ai bien d’autres soins hélas ! C’est bien ennuyeux de travailler comme vous
le faites, mais je trouverais cela très doux même
malade si j’avais le placement de mes ours 138.
J’en ai encore sur la planche et je suis dégoûtée
de continuer ce métier bête.
À vous de cœur,
Cam
44/
Lettre accompagnant une lettre de Mme Parodi
datée du dimanche 5 décembre [1886]
Chère, nous avions oublié hier l’italien voici une
lettre qui d’avance répond à vos désirs 139 ; écrivez
à cette pauvre femme pour la rassurer. Il y a
quelque exagération dans ses terreurs, elle est fort
savante, parfaitement élevée, fille d’un homme
célèbre, l’auteur dramatique d’Asté, femme d’un
homme de talent, et elle-même une personne
Fille de l’auteur dramatique Hippolyte d’Asté et épouse du dramaturge
Alexandre Parodi, lequel collabore à La Revue verte.
138
Œuvres, en langage populaire.
139
Georges de Peyrebrune entend prendre des cours d’italien en vue d’un prochain voyage.
137
162
très supérieure nullement déplacée auprès d’une
romancière de grand talent... Heureusement
que les gens célèbres ne produisent pas cet
effet à tout le monde car ils seraient sans cela,
obligés de faire leur cuisine eux-mêmes et de
vivre dans une quasi solitude ; plus brave que la
pauvre Mme Parodi j’avoue que votre présence
ne me gêne pas du tout, et qu’elle m’est même
infiniment agréable.
J’ai passé une nuit terrible. Ce matin je suis
bien éreintée mais ça va se remettre et vendredi
je serai sur pied.
Mme Parodi demeure 78 bd des Batignolles.
Mille tendresses de votre
Cam
45/
Samedi,
Ma belle Georges,
J’ai laissé ma dentelle dans la voiture... une
belle dentelle presque neuve... avez-vous recueilli
l’orpheline ? Avez-vous le numéro de la voiture ?
163
Un petit mot de réponse SVP.
En rentrant je suis tombée dans les bras
d’Olympe Audouard que je n’avais pas vue
depuis un an, faites-moi penser à vous raconter
la confection de son nouveau roman (qui du
reste roule sur une idée admirable), c’est très
drôle 140.
Nous avons causé de Mme de Rute un instant.
Elle la trouve affreusement méchante. Elle est
si bonne elle la pauvre Olympe. À elle aussi
elle disait : « Je suis la bonté armée », « Non,
lui répondait Olympe, la méchanceté armée
vous voulez dire ».
À lundi, votre Cam
J’ai écrit à Mme Parodi.
46/
Dimanche,
Ma bien chère amie, comme je vous ennuie !...
J’espère aller chez vous demain mais... sous
l’influence de la neige probablement bien que
je n’aie pas bougé hier, ça ne va pas du tout, ou
plutôt ça... n’insistons pas...
Je veux donc vous dire que je ne crois pas
possible que ma lettre adressée rue Richer ait
pu froisser M. Bérardi, elle était excessivement
140
Singulière nuit de noces, drame de la Vie parisienne, édité fin 1886 chez
C. Marpon & E. Flammarion.
164
douce. J’émettais un premier mouvement
d’étonnement, immédiatement suivi de mon
acquiescement au désir de L’Indépendance
représenté par M. Bérardi.
Depuis j’ai reçu une lettre de son secrétaire
faisant mention et de celle-là et du mot envoyé
rue Vernet avec une lettre de Mme Rouvier
collaboratrice pendant 20 ans du journal 141,
quelques lignes – et me disant que Bérardi
en avait pris connaissance et le chargeait de
m’annoncer sa visite en courant de novembre
pour s’entendre. C’était clair et précis et faisait
suite à cela ; je n’ai rien répondu ; mais hier la
politesse m’obligeait à répondre à la lettre très
courtoise de ce Belge à désinence italienne, je
l’ai fait d’une façon gaie, en lui rappelant les
faits et en le remerciant de sa courtoisie, sans
discuter en rien le fond de la question.
Je comprends toute l’humilité que l’on doit
mettre en certaine circonstance, mais pourtant
il n’est pas possible que je feigne d’avoir inventé
cette lettre... cela dépasserait les bornes, surtout
vous, me l’ayant transmise. Je crois deviner
qu’il n’avait pas chargé du tout Reinach de vous
l’expédier pourtant M. Reinach était précis.
Quoiqu’il en advienne, je n’en serai pas fâchée,
puisqu’une fois de plus, cela m’aura donné une
occasion de vous aimer un peu plus pour votre
inépuisable bonté et affection.
141
Connue sous le pseudonyme de Claude Vignon, elle est alors la correspondante de L’Indépendance belge à Paris.
165
Que je guérisse, et peut-être je reprendrai ma
petite place. Dans ce moment ceux de mes amis
qui sont dans les lettres, ont complètement
oublié que je tiens une plume – vous êtes en
dehors de ces faits bien entendu. Je ne suis pas
tellement angélique que je n’en éprouve pas
quelque amertume, mais j’espère bêtement
que cela changera peut-être un peu pour
mon amour-propre, beaucoup pour ma petite
Rosine qui, mal mariée a besoin de moi.
La Princesse hier est entrée ici en me disant :
« Vous avez dit à Mme de Peyre... etc. »
Non – Si ! – Elle m’a dit qu’elle ne dansait pas
etc.
Alors j’ai glissé : « Mais ma chère vous ne l’avez
pas dit qu’à moi ! » Je crois qu’elle va faire une
scène à cette infortunée Round qui ne saura
pas d’où cela lui tombe.
Charlotte lui a répété ce que vous lui aviez dit,
mais en le mitigeant et en lui donnant comme
point de départ la décoration demandée pour
M. Emery 142. A-t-elle ou non compris que
vous aviez voulu dire que votre mari blâmait
vos rapports avec elle parce que je n’ai pas pu
définir.
Peut-être faudrait-il se méfier de Charlotte ? Comme on est heureux de n’être ni méchantes
ni perfides.
Je vous embrasse de tout cœur,
Cam
142
Époux de Georges de Peyrebrune, qui réside en Dordogne.
166
C’est ma chancelière que j’avais en main ma
dentelle était dans une excavation de la voiture
devant 143.
47/
Vendredi [27 décembre 1886] matin,
Chère, je voulais vous écrire hier mais voilà que
j’ai été malade – et cette nuit donc ! Peut-être
vous verrai-je ce soir, je serais bien contente.
Lorsque vous entrez il me semble que je vois un
bouquet qui sent un doux parfum. Le composé
de votre visage, de votre sourire, de votre amitié
qui est toujours veillante et vaillante, de votre
talent que je ne puis oublier, forme pour moi
un tout, qui se traduit par cette sensation là.
La Princesse aux cabochons n’a pas reçu hier
elle m’a envoyé une carte télégraphique de sa
main fort gracieuse pour m’en prévenir 144. Je
ne sais donc rien de nouveau de cette armée
belligérante.
Naturellement je n’ai plus eu aucune notice
des Bérardi et Cie en rangeant des papiers, j’ai
retrouvé la lettre claire et nette de son secrétaire,
je l’ai envoyée à M. Bérardi avec quelques mots
polis, mais destinés à lui faire comprendre que
je n’étais ni une sotte ni une personne habituée
à être traitée de cette façon.
143
144
Lourde cravate dont la mode a été lancée au XVIIIe siècle.
Il s’agit de Mme de Rute.
167
Maintenant où est mon manuscrit ? Si après l’avoir
retiré du Gil Blas, avoir reçu des grossièretés de
L’Indépendance belge, il est perdu... comme je n’en
ai pas de brouillon ce sera le comble. Si vous
pouviez le savoir, cela me plairait assez, d’être
fixée sur ce malheureux colis. Oh ! Vous seriez
bien gentille d’écrire un petit mot à Ollendorff
pour le prier de donner des ordres pour qu’on
fasse le service des livres à La Revue verte qu’il
reçoit très régulièrement je dois acheter les
livres dont je parle, cela ne m’est jamais arrivé,
il y a comme un sort contre mes affaires dans
ce moment.
J’ai vu Ollendorff très peu, mais un peu lorsqu’il
m’a refusé d’éditer La Femme jaune en me
demandant autre chose – cette autre chose je le
fais maintenant : L’Histoire d’un homme. Cette
fois je crois que ce sera son genre, l’excellent
Sigaux est un âne et un ange, mais comme il
n’a pas de magasin de vente, ce qui est publié
chez lui est à peu près perdu, les autres éditeurs
ne le vendent pas, et même dans les gares on
cache ses livres, je l’ai constaté avec douleur,
on m’a montré le tiroir !...
Pour la tombola du 31 je vous mets à
contribution de deux volumes de vous, à votre
choix avec votre signature sur le 1er feuillet... Il
168
faut toujours exploiter ses amis.
Je parlerai très longuement des Ensevelis et de
vous dans le numéro du 10 janvier – un bel
article si je peux. La Princesse démarquera si ça
l’amuse 145. Cela n’aura pas le style de Lemaître
mais j’espère que cela sera plus vécu 146.
Je vais relire toute votre œuvre. Le petit Bertrand
aimerait bien pondre cela lui-même, mais moi
j’aime mieux le faire moi-même, ce sera plus
clair.
Mille tendresses et à ce soir j’espère.
Votre
Cam
Son article paraîtra dans La Revue verte du 20 mars 1887, puis dans la « Bibliographie » des Matinées espagnoles du 15 avril, sous la signature de Pérégrine, un des pseudonymes de Mme de Rute.
146
Allusion à l’article de Jules Lemaître sur Georges de Peyrebrune, paru dans
La Revue bleue du 23 octobre 1886.
145
1887
48/
[samedi] 1er janvier [1887] onze heures.
Chère Georges, je vous ai mal remerciée de
toutes vos gâteries, étant un peu bousculée
par ma tombola, merci donc ! Que vous êtes
bonne, affectueuse, adorable !
Je dirais que je suis confuse si je vous aimais
moins, mais mon cœur contient assez de réelle
tendresse pour ne point s’effaroucher de toute
la vôtre. Il y a de la monnaie !
Je finis mon modeste petit ouvrage que je vous
porterai lundi avec toutes mes excuses 147. Il
n’a pas été fini hier, parce que mes adorables
et atroces babies ont fait dans la journée une
vie de polichinelle pendant que leurs mères
organisaient les lots.
Je leur avais laissé une boîte de tortillons de
pâtes d’abricots – 5 minutes de silence puis...
nous voulons marcher et nous restons collés au
parquet, jonché de ces bonbons traîtres.
Il a fallu emmener cette petite marmelade et je
me suis trouvée seule devant mes bibelots.
Tous mes vœux, ma belle, très belle, bonne,
très bonne, grande, très grande Georges !
Je vous embrasse du fond du cœur,
Cam
147
Portrait de Peyrebrune qu’elle va faire paraître dans La Revue verte du 1er février 1887.
172
L’éventail sera fait ce mois-ci 148.
49/
Lundi matin, [fin janvier 1887]
Ma belle et bonne. Je n’irai pas chez vous
aujourd’hui hélas ! Je suis trop malade et l’air
froid redouble mes maux – Ah ! Je m’amuse !
Cette pauvre princesse ! Elle n’est pas venue
cela va sans dire. Je comprendrais très bien son
idée à cette excellente amie si j’étais la cause...
mais non. 29 personnes ont dit à la petite La
Roue qu’on l’accusait de n’être pas invitée 149
et c’est elle, Mme de Rute, qui en écrivant aux
Matinées espagnoles cette calomnie a été cause
de la révolte de cette famille qui s’est traduite
par une lettre maladroite et stupide à Juarez 150
qui en effet avait dit qu’elle n’était pas invitée, la
Princesse l’ayant spécialement priée de refuser
une invitation... Seulement elle avait oublié le
nom du papa et de la maman Le Grand, parce
que l’on ne peut penser à tout n’est-ce pas 151 ?
Donc si le Mexique a eu le moindre désagrément
Lot gagné par Georges de Peyrebrune à la tombola de Camille Delaville.
Dans l’article « Le Bal de la légation mexicaine », signé du Vicomte d’Albens, paru dans Les Matinées espagnoles du 15 janvier 1887, Mme de Rute
souligne « la présence de quelques personnes qui s’étaient glissées sans invitation », parmi lesquelles Mme La Roue.
150
Benito Juarez, fils du président de la République mexicaine.
151
Mme de Rute explique la présence de « ces malheureuses intruses » par « l’invitation vague qui leur a été faite » par un « malheureux personnage officiel
happé au passage », ici M. Le Grand, rédacteur au Siècle, lequel a voulu se
justifier auprès de Benito Juarez.
148
149
173
c’est à la Princesse qu’il le doit. Si elle n’avait
pas tartiné la chose dans son journal, si chez elle
avec Mme Honorat dite de Prescilly 152 etc. etc.
Eh ! Bien, M. Le Grand n’aurait pas écrit à
Juarez une lettre polie d’ailleurs et exactement
cachetée.
Et il doit aussi être bien pénible à Juarez de
voir mon nom dans Les Matinées espagnoles 153…
Du reste elle 154 me savait incapable de sortir
donc...
Je suis par le fait brouillée avec Miss Round 155 et
avec Mme La Roue avec celle-ci cela me dépasse
par exemple. Je suppose que Miss Round doit
avoir inventé quelque chose d’inouï –quoi je
n’en ai pas une idée.
Je n’en veux pas à la Princesse oh ! non – elle
aurait pu seulement me prévenir cela aurait
été plus habile et plus affectueux.
Songez donc si je publiais les affaires de Ramon
Fernandez avec la ville de Mexico comme
ce serait désagréable pour tout le monde qui
Allusion à cette anecdote mettant en scène « Mme X… […] retirée du monde », « à la suite de plusieurs deuils » et qui a invité « un petit échantillon
des habituées de l’Éden ou des Folies Bergère », autant dire des gens peu
recommandables… dont fait partie Mme Honorat dite de Prescilly.
153
Dans ce même article, Mme de Rute mentionne, en effet, la présence de
« Mme Delaville, [...] charmante en blanc constellé d’étoiles ».
154
Mme de Rute.
155
L’article se poursuit avec une autre anecdote, l’intrusion d’une « femme plus
qu’équivoque, une roulure quelconque » chez « une fort aimable femme,
excellente mère de famille » à l’occasion d’un arbre de Noël. Mina Round se
sent visée par cet article parce que Mme de Rute fait allusion à l’une des fêtes
données par Camille Delaville.
152
174
l’entoure 156 !
En tous cas l’incident n’aura jamais de suite
par moi, je lui offrirai ses courriers comme
d’habitude, j’y ai même joint une bibliographie
sur André Cornélis 157.
J’ai d’assez bonnes notes sur moi mais les
trouver dans de vieux journaux impossible...
Merci. Je vais vous griffonner cela et vous
l’envoyer tantôt.
Toulouse m’a offert son cœur il y a 10, 9 ; 8
et 7 ans, même 6, puis il a voulu épouser
Margot – mais ces différentes velléités sont
calmées tout à fait, et je suis sa confidente 158.
Je le tarabuste parce qu’il est élevé comme un
guichetier de maison Centrale, et que si on ne
l’arrêtait pas... Enfin c’est effroyable. D’ailleurs
honnête et intelligent.
Je serais ravie du brelan de dames, mais vu
mon état, ne serait-ce pas bien plus gentil ici
6 rue Favart ? Creusez ça ! Et de ma part faites
votre invitation...
Mille tendresses de votre
Ministre plénipotentiaire du Mexique à Paris et organisateur de ce bal
costumé qui a eu lieu le 8 janvier, « Le docteur Ramon Fernandez » a fait
l’objet d’un article anonyme dans Les Matinées espagnoles, 15 janvier 1886,
p. 15-16.
157
Roman de Paul Bourget publié en ce début d’année. Camille Delaville
en rend compte dans la « Bibliographie » des Matinées espagnoles de
février 1887, et dans La Revue verte du 25 février 1887.
158
Isaure Toulouse, avocat méridionnal dont Camille Delaville avait fait la silhouette dans Le Passant du 6 juillet 1882. Elle y évoquait déjà ses « habitudes un peu emporte-pièces qui étonnent tout d’abord ». Margot est la fille
aînée de Camille Delaville.
156
175
Cam
Ah ! Deux jeunes gens, dont un convenable,
se battent demain pour un potin de Rachilde
– un répétar – c’est gentil tout plein 159.
50/
[mi-janvier 1887]
Ma mère était d’une famille d’artistes elle a
été élevée à Rome auprès de Mme Delaroche
Mlle Horace Vernet 160.
Mon père M. Alexandre Chartier était agent
de change on l’appelait Chartier l’honnête
homme pour le distinguer d’autres moins...
J’ai épousé très jeune hélas un gamin de 19 ans
qui est devenu avocat et dont j’ai dû me
séparer au bout de 3 ans de ménage. Passons.
C’est le père Alexandre Dumas qui a trouvé
que j’étais créée et mise au monde pour écrire
des histoires, mais avant lui c’est la charmante
Mme Rouvier (Claude Vignon) qui m’a mis la
plume à la main pour un journal de femmes
alors que j’avais environ 13 ou 14 ans.
J’ai commencé le journalisme avec Villemessant 161
Si les duettistes n’ont pu être identifiés, la cause de ce duel pourrait être le
soufflet donné par Rachilde le 15 janvier au conférencier Paul Devaux, alias
Docteur Luiz, qui a « attaqué les femmes en général et les femmes de théâtre
en particulier » (L’Illustration, « Courrier de Paris », 22 janvier 1887).
160
Fille du peintre Horace Vernet.
161
Fondateur et directeur du Figaro hebdomadaire puis quotidien.
159
176
dans (je crois) Le Grand Journal, Le Soleil etc. par
des articles strictement anonymes qui firent quelque
bruit... Depuis je ne me souviens distinctement
que d’avoir collaboré au Gaulois (Pierre
de Chatillon), à La Presse 6 ans, à L’Événement
(Bisbille), au Courrier du Soir, à L’École des
femmes et à une foule d’autres très républicains
dont le nom m’échappe j’ai énormément écrit
et silhouetté. J’ai fait le plus bel ornement du
Papillon de la bonne Audouard (le 2e) 162.
Le nom de mes romans est derrière La Femme
jaune 163. J’ai dirigé le Passant, je dirige (hélas !)
La Revue verte (que je continue un brin). Je
courrière Les Matinées espagnoles depuis 3 ans.
J’ai signé Chambry.
J’ai suppléé par ma plume à ma fortune restée
15 ans sous séquestre. Mes filles se sont mariées
jeunes jeunes jeunes : Rosine avait 15 ans.
Pendant le siège, j’ai eu chez moi une ambulance
de 40 blessés ou malades – j’ai été ramasser
les braves soldats sur les champs de bataille
principalement du côté de Saint-Denis. J’ai
été blessée deux fois assez grièvement. J’ai
installé un fourneau pour les babies pauvres du
6e arrondissement qui sont venus chaque matin
y chercher un peu de nourriture possible.
N. B. : La plus noire ingratitude m’a récompensé
Olympe Audouard fonda un journal féministe, Le Papillon, qui fut interdit
en 1868 par le gouvernement. Elle le reprit en 1883.
163
La Loi qui tue, Trois criminelles, Le Cas du premier président, Les Amours de
Mme de Bois-Joly et Les Bottes du vicaire.
162
177
de tout cela pour lequel j’ai donné jusqu’à
ma dernière bague, ma dernière fourchette
d’argent et les derniers arbres de mon jardin –
(Oh ! La cognée dans cet arbre centenaire quel
souvenir. Je suis restée à genoux la tête dans un
édredon pour ne pas entendre).
Actuellement je fais des silhouettes au
Constitutionnel. Voici celle de Mme de Rute,
arrangée par ses soins et soigneusement
épluchée ne la perdez pas 164.
Naturellement vous savez que je fais des
verses, je peins aussi et surtout n’oubliez pas,
je fais absolument bien la cuisine et toutes
les broderies, toutes, vous entendez hein !
Georges ! Je suis grand-mère et j’ai des jolies
petites filles.
51/
Jeudi soir très tard, [fin janvier 1887]
Je viens de passer 24 h au lit, chère, avec une
fièvre affreuse en outre de ma maladie. J’ai
été mal avec la Princesse, ces mêmes 24 h à
cause de cette idiote de petite La Roue et Cie.
J’ai su que votre pied était guéri. Vous verraije demain soir, je vous raconterais tout cela si
vous veniez de bonne heure.
Je vous ai silhouettée pour le numéro qui va
164
Publiée dans « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 19 et 20 janvier 1887.
178
paraître de La Revue verte avec toutes vos
œuvres les unes après les autres, brièvement
par force 165.
Si vous ne jugez pas Le Constitutionnel indigne
de vous, je vous raconterai là aussi et vous me
nommerez votre historiographe.
J’ai d’immenses ennuis depuis huit jours de
tous les genres et moi... je suis triste comme
une urne lacrymatoire.
J’ai idée qu’on va se battre chez moi demain.
Oh ! Qui emmènera Rachilde au Chat Noir le
vendredi !
Je n’ai pas le courage de l’expédier... c’est si
dur.
À vous avec mille tendresses,
Cam
52/
Mercredi soir, [2 février 1887]
Ma chère Georges, j’ai votre note (je suis
très malade), soyez calme on n’y comprend
absolument rien, mais rien – quoique je n’y
entende pas un mot j’essaierai de lui donner
un air de clarté. Quel est ce procès dont je
n’ai jamais ouï parler ? J’ai peur que le lecteur
s’intéresse peu à quelque chose de tellement
165
Ce portrait, intitulé « Georges de Peyrebrune et son œuvre », paraît sous la
signature de Pierre de Chatillon dans La Revue verte du 1er février.
179
obscur que c’est lettre close pour lui.
Ce n’est pas moi qui ai mis un s à George,
c’est l’imprimeur, ça l’a choqué cet homme ce
manque d’s 166 !...
C’est moi par exemple qui ai oublié comme
compte rendu Josée-Marie-Lise. Ce petit bijou
dont La Revue verte a eu l’honneur d’être
l’écrin... Pourquoi ? Ah ! Voilà ! Ma pauvre
cervelle de malade...
J’écris encore en français comme les peintres
peignent étant devenus fous... c’est idiot.
Les ennuis créés par Mme La Roue, continuent
avec Miss Round. Je deviens chèvre ! J’en ai
quelques autres entr’autre 2600 f à verser à
Jouaust pour La Femme jaune. Chut !... C’est
entre nous, cette maison lance peu ou pas. Il
s’en est vendu, assurent-ils avec preuve, (ce sont
de parfaits honnêtes gens), pour 86 francs, je
crois. En dehors du compte d’Hachette non
fait encore. Et vous trouvez ça bon et amusant
à quoi bon ? C’est fini, je n’ai plus de chance
en rien. J’ai aussi d’autres agréments avec un
personnage fort estimable qui s’est imaginé
que je devais répondre à ses vœux 167. Toujours
ici, malade, c’est atroce... Je suis obligée de
me faire défendre par mes bonnes comme si
j’avais 20 ans. Triplement grotesque grandmère comme je suis.
Allusion à l’orthographe fautive du prénom de George Sand dans le portrait
de Peyrebrune paru dans La Revue verte du 1er février.
167
Gabriel Bertrand.
166
180
Vous ai-je dit que dans une maison à moi le
rez-de-chaussée a dégringolé dans la cave.
…..
Vous ai-je dit que La Revue verte quoique
prenant des abonnés me coûte plus que je ne
peux et me crée de terribles embarras... Vous
ai-je dit ? Que sais-je ? Depuis le 1er janvier tous
mes jours sont marqués de noir.
Inutile de vous expliquer que Mme de Rute et
Sigaux avaient mes vers en lettres d’un pied.
J’ai prié un de mes vieux amis, Edmond Théry
l’économiste, qui est un peu chez lui dans tous
les journaux de passer de ma part à Paris savoir
ce qu’il advient du fameux ours qui se promène
dans le chemin de fer de ceinture depuis six
mois 168...
Je crois que je vais regagner le Vésinet et m’y
cacher comme un chien malade. Je suis écœurée
de la vie et des choses comme jamais je ne l’ai
été.
Mille tendresses du fond du cœur,
Cam
Barletta dimanche est venu m’interviewer sur ma
maladie il devait m’envoyer une ordonnance
mais le misérable l’a oubliée !... Aussi je vais lui
faire une de ces scènes...
168
Le Passé du docteur.
181
53/
Vendredi,
Voici vos livres ma chérie 169, tâchez de venir ce
soir, je n’ai même plus un moment à vous voir à
l’aise. Le 6 ou 7 mars je m’installe au Vésinet, loin
du monde qui m’écorche si douloureusement cet
hiver.
Je vais travailler – pas pour Jouaust ou Sigaux
par exemple 170.
Et je vais arranger gentiment mon nid. Lorsqu’il
s’agit de payer des factures raisonnables, mon
conseil judiciaire est très gentil. Quant à La Revue
verte je vais l’abandonner pour plusieurs raisons :
d’abord elle me coûte plus d’argent que je ne
puis en verser. J’ai environ 4 mille francs à verser
ce mois pour solde d’imprimeur et le prochain,
je ne puis les avoir et je suis doublement malade
de cela, car c’est Bertrand aîné qui a signé à une
époque où il ne m’avait jamais dit un mot qui
puisse me faire pressentir le déplorable état de
sa cervelle et de son cœur... horrible ! Ensuite
les 2 frères ne se parlent plus, n’habitent plus
ensemble lorsque le plus jeune est à Paris enfin
les Atrides, ils se trouvent ici... Je voudrais être
en Chine.
Voulez-vous La Revue verte avec son petit
nombre d’abonnés, ses 8 mois d’existence (c’est
169
170
Des exemplaires de La Femme jaune.
Les éditeurs des Matinées espagnoles.
182
quelque chose), une propagande immense que
vient de faire le petit soldat 171 et ma collaboration
gratuite bien entendu pour tout ce que vous
voudrez, voire même ma surveillance en votre
absence.
Avec le nouvel imprimeur 172 et pas de frais de
collaboration l’impression revient à 230 francs par
numéro soit 460 francs par mois, la distribution
à 6 francs l’envoi du numéro, en province à
25 francs.
460
+6
25
= 491
enfin 500 francs.
Je pourrais y arriver sans ce passif qui m’écrase
car je payais moi de gérance direction etc.
520 francs en sus ce qui faisait un mois de
mille francs. J’ai eu des numéros de 600 francs !
Horreur !
Ce passif payé, je vous aiderais même volontiers.
Vous pourriez laisser mon nom comme
n’importe quoi pour les gens qui me connaissent.
Nous n’avons ni annonces ni bulletin financier
payé, mais quelqu’un de bien portant et de
moins toqué que M. G. Bertrand pourrait
bien ravoir les deux. Avant de plonger cette
pauvre petite feuille dans l’oubli – je veux vous
171
172
Étienne Bertrand.
Paul Dupont (jusqu’en janvier 1887, La Revue verte était imprimée par
Aureau).
183
l’offrir. Triste cadeau mais avec votre nom la
feuille de chou deviendrait probablement une
feuille d’émeraude...
Votre Cam
Mon pauvre roman, SVP 173.
54/
Samedi soir [fin février]
Ma chère amie,
Une circonstance désagréable (Oh ! Oui !)
m’oblige à réunir en hâte mes articles des
Contemporaines. Soyez assez bonne pour me
retourner La Princesse expurgée par ellemême, il me la faut illico.
Mille amitiés,
C. Delaville
Naturellement votre silhouette commence
l’ouvrage pas celle du Constitutionnel non
parue encore 174 mais celle de La Revue verte à
laquelle je ferai un petit ajouté !
Point ne vais ni chez M me de Mouzay ni
ailleurs. – Je tiens 10 francs à votre disposition
pour le bal des officiers.
173
174
Le Passé du docteur.
Elle paraîtra dans « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel, 28 février 1887.
184
55/
[lundi 28 février ? 1887]
Merci comme toujours, Belle et bonne, de
votre intervention intelligente dans l’affaire
Delaville-Round. Inutile de vous dire que de
ma vie je n’ai jamais prononcé le mot c 175.
D’ailleurs à propos de Miss Round il eût été
stupide. Je puis savoir qu’elle ne parodie pas
Jeanne d’Arc, mais nulle n’a meilleure tenue
qu’elle, je ne sais pas un nom ni même un
prénom des hommes qu’elle a pu distinguer et
j’eusse été idiote dans ce rôle. Et puis... qu’estce que cela pourrait me faire à moi ?
Mme Foucaux ???
Oui je lui ai envoyé une invitation et j’ai
fait sa silhouette dans Le Constitutionnel fort
louangeuse, elle m’en a remercié par une lettre
avec rature où elle me disait (il y a 8 jours
environ) qu’elle ne pouvait sortir ni à pied ni
en voiture 176.
Je crois que cette aimable femme n’est mêlée à
cela que comme auditrice. Miss Round est de
celles qui introduites par vous dans une maison
finissent par vous faire mettre à la porte et s’y
installent, c’est un type connu à Paris.
Veuillez remettre mon ours voyageur au porteur
175
176
Cocotte ?
Le portrait de Mme Foucaux a paru dans « Mes Contemporaines », Le
Constitutionnel, 21 février 1887.
185
– Si vous m’aviez dit tout d’abord Le Petit
Parisien je me serais écriée : « Point possible tel
quel là ! »
Lorsque vous m’avez dit Piégu, j’y ai fait passer
un homme, un économiste Théry ami intime
à moi et fort lié dans la maison ; il a repêché
l’affaire et moyennant coupures, enflures et
points d’exclamation pratiqués par Firmin
Javel (!!!!!!!!!) mettez 10 lignes de !...
Cela passera dans le style du lieu.
J’ai besoin d’argent. Sans ça !
J’aurais dû faire chercher samedi matin un
billet pour le bal 177, c’eût été poli au moins,
pardon, je suis quoique malade, surmenée, j’ai
fait cette saynète en une soirée, crac, crac, avec
quelqu’un qui me parlait. J’ai dû la recopier
entièrement 3 fois en gros pour les 3 rôles –
chose que seule je pouvais faire sur l’informe
brouillon sans indication, l’apprendre –
commander ma soirée 178 – 200 personnes au
moins – préparer hâtivement Les Contemporaines
pour la librairie – ne dites pas que ça va paraître.
C’est Ollendorff qui édite Ange Bénigne sur le
même sujet – moi je fais paraître par petites
séries à un franc pour arriver plus tôt.
Ollendorff croit que je traduis pour l’étranger
177
178
Bal des Officiers.
La Revue verte évoque une fête qui s’est déroulée le 5 mars chez Camille Delaville ; le bal costumé était précédé d’une représentation dramatique : « la
charmante pièce inédite d’un très spirituel anonyme, jouée par Mme Camille
Delaville. [...] À six heures du matin on dansait et on soupait avec le plus
louable entrain. »
186
sans cela Ange Bénigne me tomberait illico
sur le dos et M. Gueulette 179 lui dirait je fais
2 portraits par semaine au Constitutionnel le
lundi et le jeudi, ma revue etc.
Puis le temps d’être malade, les affaires – je
perdrais la tête si la mienne n’était fort solide.
Jeudi j’ai à recevoir quelqu’un pour la silhouette
de Mme Michelet mais si je suis en état je pourrai
vous attendre à onze heures.
Voici votre portrait au Constitutionnel 180. J’ai
remis une partie du dernier 181 – je ne puis
inventer n’est-ce pas ? – Ne m’en veuillez pas.
Je vous embrasse
Cam
C’est ma plume à copier la pièce qui écrit ainsi.
56/
Pardonnez-moi, chère belle et bonne, j’avais
oublié... ça m’est revenu cette nuit ! Il n’y a
presque plus de ce numéro propre ici 182. Je
vous envoie 4 sous bande et quelques rendus,
cela pourra passer sur le compte de la poste.
Le numéro va paraître encore le 20. J’essaie 183.
Éditeur.
Numéro du 28 février.
181
Celui de La Revue verte.
182
Allusion au numéro du Constitutionnel contenant le portrait de Georges de
Peyrebrune.
183
Le dernier numéro de La Revue verte paraîtra le 22 mars.
179
180
187
Aucune nouvelle de Marie-Lætitia 184, pas même
les matinées.
Et mon pauvre roman !
À vous, à demain, votre Cam
Venez de très bonne heure que nous puissions
causer un brin.
57/ [petit bleu]
Ma chérie, non point nerveuse du tout,
le hasard – Théry vient me voir il y a une
huitaine : adieu, je vous quitte, je vais chez
Piégu où j’ai rendez-vous – Vous connaissez
Piégu ? – Intimement il n’a guère rien à me
refuser – Il a un roman à moi, dites-lui donc
que j’ai un talent merveilleux et que c’est une
bonne fortune pour son journal – C’est fait, le
nom ? – Voici – exit Théry.
Dimanche il s’amène radieux : J’ai vu Piégu, il m’a dit j’ai renvoyé le roman
à Mme de Peyrebrune, il ne peut passer ainsi,
etc. alors je lui ai dit : Mme Delaville est très
conciliante, proposez-lui votre arrangement
– Et d’abord qui ? – Je ne sais – Séance
tenante choisissez ! – Javel ? – Va pour Javel,
est-ce entendu ? – Oui – Que Mme Delaville
184
Prénom de Mme de Rute.
188
vienne s’entendre des détails lundi ou mardi
et qu’elle fasse prendre le manuscrit chez Mme
de Peyrebrune où je l’ai renvoyé en disant
que cela ne pouvait convenir. Je vous ai écrit
– Venez à 5 h. Nous irons chez Javel ensemble
et vous dînerez ici ensuite.
Je n’y ai point été hier.
À vous,
Cam
58/
Prière d’expédier vous-même je suis sur les
dents.
Vu Piégu – rencontré Mendès, expliqué avec
Mendès – il fait reproduire la Terre 185 et vous
demande de lui envoyer votre volume de
nouvelles dans Une Décadente et dans Les Roses
d’Arlette 186 il y en a aussi expédiez... Je n’ai plus
de cartes d’invitation.
Piégu m’a dit que je manquais de dialogue
et d’animation et que Une Séparation était le
modèle du genre pour les journaux à 1 sou 187 !!!
et finalement c’est Jules Mary qui dérange ma
prose – amen. Vous gagnez 15 000 francs par
Le Petit Parisien du samedi 26 février annonce : « La Vie Populaire s’est assurée le droit de publier La Terre, le prochain ouvrage d’Émile Zola, ce roman
qui, encore inachevé, est l’objet d’une curiosité ardente. »
186
Les Roses d’Arlette a paru en 1886 à la Librairie illustrée, et Une Décadente
en 1887 chez Fresquel.
187
Roman de Georges de Peyrebrune paru en 1884 chez Charpentier.
185
189
où il en gagne 80 000 francs Jules Mary !!!
Oh ! Mon Dieu ! On s’effondre – on s’effondre !
Envoyez vite des nouvelles à Catulle.
Amitiés tendres,
Cam
Piégu est ravi d’avoir un feuilleton de vous.
Faites-vous donner un trésor pour me soulager
moralement.
Puis il m’a parlé de G. Maldague cette femme
célèbre qu’il avait faite 188.
[En travers de ce feuillet : J’avais déjà invité
Ollendorff avec lequel j’ai un désagrément.
C’est lui qui édite Mme de Molène 189 dans un
ouvrage analogue au mien. Pas un mot de ma
publication à moi. Je lui écris que je traduisais
en anglais Les Silhouettes 190 !!!!]
59/
Jeudi soir, [3 mars 1887 ?]
Eh ! Bien, non, je n’avalerai jamais que ce Mary
soi-disant plein de talent, gagne 3 fois plus que
vous, non, non, non ! Alors que cet idiot de
Pseudonyme de Joséphine Maldague. Si l’on en croit Le Petit Parisien du
22 février 1888, celle-ci est « depuis plus de sept ans […] exclusivement
rattachée » au journal par un traité spécial.
189
Ange de Bénigne.
190
S’agit-il de Mes Contemporaines ou des Silhouettes parisiennes d’Olympe
Audouard, paru en 1883 ?
188
190
Piégu est obligé d’avouer que vous faites des
chefs-d’œuvre.
Alors ?... Et il dit aussi que le public des petites
feuilles a trouvé Une Séparation exquise alors ?...
pourquoi lui donner du Maldague, Mary et Cie ?
Pourquoi ôter de mon pauvre ours ce qui en
fait un roman possible, car il est trop chargé
d’événements et de dialogues déjà, beaucoup
trop ?
Vous lui demandez 50 centimes la ligne n’estce pas ? Pas moins. C’est son prix courant ; ne
l’oubliez pas surtout ! Plus si vous pouvez, à
ce petit bonhomme. Ah ! On t’en donnera des
Peyrebrune !
Je crois qu’il n’aurait pas du tout détesté que
vous vous chargiez de l’ours. Je n’ai pas osé
songer à cette chose extraordinaire. Vous auriez
raturé çà et là, transposé quelques chapitres
et palpé pour cela 5 sous la ligne ou 6 sous
– moi 4 – c’est-à-dire nous aurions partagé
– je vous vois d’ici. Et j’ai compris depuis qu’il
eût été content. Il disait : « Mais quelqu’un de
vous connu, un romancier ami » mais comme
il ne m’avait pas encore parlé de vous, vous
comprenez que cette idée ne me venait pas oh !
mais pas !
Mais il m’a dit (vous avez un nom, ce bonhomme
s’incline enfin) ce que fait Mme de Peyrebrune est
juste le genre voulu – alors Richebourg, Jules
Mary, Maldague et Cie ne l’ont guère le genre !
191
Mais en somme pour ce dernier et seul point
il a raison, des œuvres comme les vôtres,
humaines, vivantes, parfaites sont comprises
de tous. Et puis elles sont simples dans leur
grandeur naïve, comme la vraie beauté est
simple et comprise de tous.
Mais non, l’or n’est pas tout ! Ô Georges ! Être
ce que vous êtes, la première parmi toutes les
femmes de France par le talent, cela vaut mieux
que d’avoir une fortune.
Je résumais jadis le bonheur humain ainsi : Être
aimé et être quelqu’un. Voilà la vraie vérité. Il
faut pouvoir vivre sans souci du pain quotidien
mais la gloire au vert feuillage est un viatique
bien parfait, c’est une sensation que rien n’égale.
Je ne le sais pas, mais je le sens ; ainsi qu’on peut
avoir l’idée des roses de [mot illisible] en en
respirant un seul pétale venu de loin.
Oh ! Ma belle et bonne Georges, ne vous
plaignez pas, la nature vous a tout donné : la
beauté de l’âme et du corps, le talent dans sa
plus haute acception et un cœur de sœur pour
tous. Votre nom rayonnera. Qui se souviendra
des gagneurs d’or du petit journal ?
Je fais dans ce moment précis la silhouette de
Mme Michelet, c’est une figure bien curieuse
et qui pauvre, pauvre, a dû ses seules joies à
l’ombre de la célébrité – car elle n’en était que
192
l’ombre, et vous vous en êtes la proie 191 !
Belle et chère proie que j’aime de tout mon
cœur.
Camille
[en travers de la première page : Ne venez pas tard
samedi que mon petit rien ne soit pas joué 192.
Mme Pardo Bazàn m’a demandé une invitation
je lui ai vite envoyée pour un cavalier, lequel
aura les plus belles moustaches !)
60/
Voilà ! Les autres partent, j’allais vous écrire pour
Mme Pardo Bazàn dont je ferai la silhouette ces
jours-ci sur vos indications.
La Princesse m’a écrit 2 pages bêtes bêtes bêtes
où elle feint de ne pas avoir reçu ma lettre.
Amitiés tendres,
À ce soir, votre Cam
Athénaïs Michelet (1826-1899), née Mialaret, épousa le célèbre historien
en 1849, et publia entre autres Les Mémoires d’une enfant (1866), La mort
et les funérailles de Michelet (1876), et Mes Chats (1904). Les Mémoires d’une
enfant ont été réédités par Pierre Enckel au Mercure de France (coll. « Le
Temps retrouvé », 2004). Un portrait et un buste d’elle sont conservés au
Musée Ingres de Montauban. Son portrait par Camille Delaville paraîtra
dans La Revue verte du 20 mars 1887.
192
La comédie qui ouvrit le bal du 5 mars.
191
193
61/
Dimanche,
Merci je suis ravie, Ginisty. M’est parfait !!!
Un homme charmant qui a du talent comme
Clochette ou Saïs, mais ça ne fait rien 193.
Exquis pour les imprimeurs.
Cette œuvre doit être effroyable – pas signée je
m’en moque.
Ginisty mais je l’aurais choisi ! Il est au
Constitutionnel aussi naturellement les gens
vous volent le plus possible bien entendu, tout
cela est entendu. Cette pièce 194 ! Mes cheveux
se dressent, s’ils me laissaient faire le dialogue
au moins ! Je l’ai fait pour 3 pièces jouées
avec succès en ce moment que je ne veux pas
nommer j’ai juré – et comme c’est par simple
sympathie –
Enfin on aura peut-être l’idée de me consulter,
elle serait bonne je vous assure.
Mais ma chérie, puisqu’il y a encore à toucher
ces jours-ci si au lieu de partir vous employiez
cela à rester à Paris ? – Vous me remettrez cela
petit à petit ce serait aussi bien – je m’arrangerais
et je serais si heureuse de vous éviter un ennui
Clochette est la chatte de Georges de Peyrebrune et Saïs le chien de Camille
Delaville.
194
S’agit-il d’une adaptation théâtrale des Ensevelis ou de Mademoiselle de Trémor (1885) ? Dans ses Étrennes aux dames, Camille Le Senne évoquait la
préparation d’une pièce en trois actes à partir de ce dernier titre.
193
194
– Vous savez que mon cœur est à vous mais
(à part nécessités contre lesquelles rien à faire)
ma bourse aussi.
Amitiés de votre reconnaissante
Cam
Je vais un peu mieux, j’entrevois la guérison de
la bronchite.
62/
Lundi soir [7 mars ? 1887]
Ma bonne chère,
Le potin Mary Summer me paraissait tellement
monstrueux, qu’hier matin j’ai écrit à Miss
Round : Ma chère Mina,
J’ai ouï dire que Mme Foucaux vous avait répété
comme venant de moi – etc. Il m’est impossible
de laisser ceci sans protestation – (je protestais)
et je finissais en disant que Mme Foucaux devait
faire une monstrueuse erreur, qu’un jour il y a
2 ans, je lui avais signalé comme une fille (pas
le mot P.) Camée qui s’était glissée dans son
salon pour son plus grand désagrément avec
explications à l’appui.
195
Voilà tout ce dont je me rappelais et j’expliquais
combien c’eût été idiot de ma part... Voici la
lettre fort digne d’ailleurs que je reçois de Mina
Round ????? C’est assez comique.
Je n’ai pas besoin de vous dire que votre nom
n’avait pas été prononcé et ne le sera jamais
« J’ai ouï dire » a été ma formule.
Est-ce de vous ou de moi qu’on se moque
– Enfin de toutes façons je dois regarder
l’incident comme vidé.
Je vais un peu mieux, grâce à mes bains indéfinis
mais je suis bien fatiguée – cette indisposition
me retient ici et aussi quelques violents
désagréments d’affaire pour La Revue verte, je
n’irai au Vésinet que la semaine prochaine. J’ai
un bien bon sujet de roman dans la cervelle, je
crois, je vous narrerai cela quand j’aurai la tête
moins prise par la fatigue.
Vous voilà à Chancelade, travaillez vite afin de
revenir plus tôt.
Votre azalée me fait les yeux doux, mais ce ne
sont pas vos doux yeux...
Je vous envoie la silhouette de Mme Pardo
Bazàn 195 (elle n’a plus de moustache ?... que
195
Elle paraîtra dans la rubrique « Mes Contemporaines », Le Constitutionnel,
jeudi 10 mars 1887.
196
va dire Boulanger 196 ?) elle est venue tard, j’ai
dû l’écrire en une ½ h, cela se voit, mais je
l’arrangerai pour la librairie. D’ailleurs je lui ai
parlé 25 minutes, je ne la connais pas du tout,
ce qui est un bien mauvais commencement
pour parler des gens il faut l’avouer.
Aujourd’hui : Bertrand le poète, puis ensuite
son frère, puis de Tannemberg, puis un autre
ami à moi sont arrivés presqu’ensemble ici à
1 h ½ pour me parler chacun en particulier.
Réunis ils attendaient réciproquement le
départ de chacun d’eux, il n’y avait rien de plus
comique et de plus agaçant...
Exaspérés, ils ont fini par partir tous
ensemble !!!!!!
Que faites-vous là-bas ?
Je pense bien à vous. Je vous enverrai la critique
sur Les Ensevelis si elle paraît demain 197.
Mes meilleurs baisers,
Chère bonne et belle,
Cam
Le Général Boulanger. Selon Georges de Peyrebrune, Camille Delaville
« l’avait connu simple capitaine dans une ville de garnison ; et il ne dédaignait pas, maintenant que la politique des mécontents avait fait de lui un
leader et travaillait à en faire un maître, de venir encore parfois chez son
ancienne amie ; mais, plus fréquemment, il y venait dîner, en un très petit
comité prudemment et galamment choisi et trié sur l’éventail » (Georges de
Peyrebrune, Le Roman d’un bas-bleu, éd. cit., p. 186).
197
Signé Pierre de Chatillon, le compte rendu de ce roman paraîtra le 11 mars
dans Le Constitutionnel et le 20 mars 1887 dans La Revue verte.
196
197
63/
Mercredi [9 mars 1887 ?],
Chère, très à la hâte aujourd’hui j’ai à piocher
tout le jour.
Entendu pour Delpy 198 après lecture (Pardonnezmoi cette brutalité).
Je ne reçois plus le vendredi soir – avec vous
partie, mon lustre s’est éteint – si ça vous amuse
je vous enverrai Mes Contemporaines 2 fois par
semaines.
Mme Bazàn ne m’a pas même envoyé sa carte,
la chère !
Reçu lettre de la Princesse, je n’avais plus reçu
les Matinées, douce et tendre, elle demande...
son courrier 199.
Je vous ai écrit une lettre intéressante en
contenant une de Miss Round, l’avez-vous
reçue – le jour de votre départ – ?
Mille tendresses de votre toujours malade et
pressée
Cam
198
199
Non identifié.
« Courrier de Paris », chronique de Camille Delaville dans Les Matinées espagnoles.
198
64/
Vendredi soir [18 mars 1887 ?],
Ma bonne, chère grande Georges, j’ai encore
été très malade... Je commence à être bien
lasse... Vous avez lu cet idiot de Triboulet pour
lequel vous commencez aux Frères Colombe 200 !
et qui lance des fleurs entourées de lauriers au
sieur Buffenoir lequel fait des vers assez beaux
sans cœur ni âme. C’est toujours le même volume
qu’il refait. D’ailleurs le dernier, le plus misérable
des hommes 201... La vue seule de son nom me
donne le frisson. C’est aux tourments odieux
qu’il m’a fait subir que je dois la maladie dont
je souffre. Oh ! L’animal ! Un jour je vous
raconterai longuement ce lugubre roman plus
prosaïque que du papier timbré – ce roman
d’un poète grugeant une femme jusqu’à sa
dernière nippe. Il y a là une étude terrible que
moi seule naturellement je ne peux pas faire
Dans le Triboulet du dimanche 13 mars, on peut lire : « Georges de Peyrebrune, que son dernier roman, Les Frères Colombe, avait déjà mis hors de
pair… » (« La Revue littéraire », p. 13.)
201
Hippolyte Buffenoir a été l’amant de Camille Delaville au début des années
1880. Non contente de l’entretenir, elle l’avait pris comme collaborateur
au Passant en 1882 ; son nom apparaissait alors dans chaque numéro. C’est
à lui qu’Aymé Delyon faisait allusion lorsqu’elle écrivait : « Mme Delaville
n’aime pas l’Y ; peut-être en a-t-elle rencontré dans quelque nom dont elle
conserve un noir souvenir, je ne sais pas ; mais enfin elle se plaint qu’il y a
trop d’Y dans mon nom. » (Aymé Delyon, « Nouvelles littéraires et mondaines », Le Zig Zag, 23 mai 1886.) Hippolyte Buffenoir a publié chez Lemerre
un recueil de poésies intitulé Cris d’amour et d’orgueil (poésies nouvelles). Mary Summer en rend compte dans Le Constitutionnel du 14 mars 1887.
200
199
– et avec des détails d’un réalisme ébouriffant.
Scène dernière : (c’est l’hiver, il pleut) Le soir
– Visite du quidam.
« Ma chère amie, pourriez-vous me prêter
un parapluie... Je vous le rapporterai aprèsdemain ».
Il emporte mon unique parapluie. Le
jeudi personne. Le vendredi une lettre d’un
département m’annonçant qu’à l’heure où je
recevrais ces lignes, il aurait convolé en justes
noces et qu’il me rapporterait le parapluie à
son retour.
Il l’a en effet rapporté après les cérémonies
nuptiales mais il avait eu des avaries sur les
cailloux des routes et il demandait si en l’état
je voulais le reprendre.
... Non, je l’ai laissé à sa femme, c’est je crois
avec une masse de lettres de diverses, et des
reconnaissances du Mont de Piété tout ce qu’il
lui a apporté en dot. Il a épousé ce poète, la
fille d’un épicier d’un village du Doubs.
Ah ! Ce Buffenoir !...
Ce poète !
Échantillon de style en réponse à une lettre
répondant à une lettre qui me demandait
60 francs et une acquisition de souliers.
« Ma chère amie,
Je ne puis admettre votre réponse, je vous
adresse une demande précise, vous me
répondez à côté ceci, cela etc. qu’est-ce que
200
cela signifie ? Ce ne sont pas des phrases mais
60 francs et des souliers que je vous ai dit de
m’envoyer. Le reste est non avenu... ce ne sont
que des mots. Or qu’est-ce que des mots ?...
Rien etc. »
J’avais écrit avec des mots n’ayant rien de
mieux à ma disposition. « Je ne peux pas,
je ne les ai pas, je n’ai même plus de quoi
manger vous ayant envoyé ce qui constituait
mon strict nécessaire. »
C’étaient les mots...
Du reste cette jeune tête fière n’est pas la sienne,
il est bien fort bel homme mais il n’a pas cette
netteté d’allure – ce brio – et il a 40 ans.
J’ai oublié de vous dire que Mme Pardo Bazàn
ne m’a pas même déposé sa carte après sa
silhouette... c’est peu.
J’ai fait dimanche chez Henriette 202 la
connaissance de Mme de Bernède 203, elle est
fort aimable, vous aime et vous admire comme
il convient, elle m’a parlé de sa mère comme
d’une femme de lettres (dirait Rachilde). Qui
était-elle donc ? Que je ne sois pas idiote si elle
a l’amabilité de venir me voir.
Je ne sais quand je partirai maintenant
pour le Vésinet, j’attends ma première
plaquette 204 ; laquelle porte votre image
comme attraction sur la couverture ; je veux
Mme Bissieu.
Épouse d’Arthur (de ?) Bernède, auteur dramatique.
204
Mes Contemporaines.
202
203
201
un peu soigner ma presse. Car j’ai besoin
de gagner quelques sous ; ma pauvre petite
Rosine a besoin de moi beaucoup avec son
imbécile d’époux et cette revue... Oh ! Cette
revue !... Des Houx m’a fait une préface
bien, en ce sens qu’il ne parle pas du tout du
tout de moi 205. Il l’avait faite pour que son
ami Ollendorff prît le volume, je n’ai pas
osé lui dire de la reprendre pour un autre
quand Ollendorff a déclaré qu’il allait publier
un volume analogue de Mme Ange Bénigne.
Je lui avais envoyé une invitation à la soirée du
5 à ce M. Ollendorff 206, mais il n’a pas daigné
m’expédier même sa carte, et je suis obligée
d’acheter ses livres pour en parler dans Le
Constitutionnel et dans ma feuille de chou ; ce
qui est idéal.
Dans le jour, vous savez, ici, on sonne
beaucoup, le soir enfin j’ai le bonheur d’avoir
la paix, c’est ma meilleure heure parmi
toutes mes heures mauvaises, je ne peux pas
beaucoup travailler, fatiguée de la journée et
fiévreuse, mais je me reprends, je philosophe
avec moi-même, je me fais mes mémoires
pour moi mentalement en tirant un peu
l’aiguille ; jusqu’à ce que le sommeil me
dompte, alors je me couche triste et anxieuse
Faut-il voir là de la mauvaise foi de la part de Camille Delaville ? Henri
Des Houx termine sa préface par ce regret : « À toutes ces silhouettes, il en
manque une, non la moins curieuse : le portrait du peintre ! J’aurais voulu
le tracer ; on me l’a défendu », Mes Contemporaines, p. 18.
206
Allusion au bal du 5 mars.
205
202
de la nuit que je vais passer.
Je viens de lire L’Homme tout nu de Catulle
Mendès, c’est charmant et Le Paradis des enfants
de Theuriet – ce volume très à la mode, a l’air
d’être très bon 207. Comme une oléagine a l’air
d’une bonne peinture jusqu’à ce qu’on l’ait
étudiée de près ; mais ce n’est que l’imitation
d’une œuvre.
C’est écrit mal – avec des mots cherchés au
fond des puits, et mille imperfections, il y a une
idée – mais tous les bons s’en sont déjà servis.
J’en ai fait la critique tantôt, mais les babies
faisaient une ronde autour de moi, j’étais
malade au possible ; et je n’ai pas dit sur ce
Paradis le quart de ce que je devais dire.
Bonsoir belle et bonne. Je vous aime et vous
embrasse tendrement,
Votre Cam
Parlez-moi de vous, ce que vous nous préparez
de beau.
207
Son titre exact est Au Paradis des enfants. Paru d’abord en feuilleton dans La
Revue des Deux Mondes, entre le 1er février et le 1er mars 1887, il est annoncé
en librairie le 15 avril. Camille Delaville en fait la critique, sous le pseudonyme de Pierre de Chatillon, dans « Les Livres nouveaux », Le Constitutionnel, 27 mars.
203
65/
Paris [mardi] 22 [mars 1887]
Chère amie, j’avais oublié votre Triboulet,
demain on vous expédiera différentes choses
intéressantes pour vous distraire un brin.
Le beau de l’affaire Round-Foucaux, c’est
qu’Aline 208 a rencontré Caleb-Élise, laquelle
lui a dit : « Il paraît que Mme Delaville a dit des
horreurs à Mme Foucaux sur Mlle. Elle l’a appelée
P. C etc. »
Stupéfaction d’Aline qui ne me connaît pas
depuis 22 ans qu’elle est dans la famille, sous
ce jour extraordinaire.
... « Mais oui, – même que Mme Delaville lui a
écrit là dessus, mais elle a répondu que ce n’était
pas vrai pour ne pas avoir d’explication » puis...
« Mme Delaville me doit bien quelque chose
pour être allée chez elle, la veille du 1er janvier,
faites-lui donc penser à me l’envoyer ! »
Bien bon l’ensemble !
Dimanche j’ai essayé d’aller chez Mme Bissieu
pour son dernier dimanche avec comédie
et Mme Mendès, je n’ai pu sortir que tard et
n’ai pas vu la pièce, mais en revanche j’ai été
malade à pleurer.
En rentrant je me disais que mieux vaudrait
se jeter par la fenêtre que de continuer à
208
Domestique de Camille Delaville.
204
vivre ainsi. Je ne peux plus sortir du tout, et
l’inclémence du temps m’oblige à demeurer à
Paris encore.
Heureusement que je peux travailler – Oh !
Parfaitement, sans fatigue – je mourrai une
plume à la main ce sera très chic, mais je
trouve que c’est prématuré.
Chez M me Bissieu, j’ai trouvé l’excellente
Ségalas, et Mme de Mouzay absolument envoûtée
de spiritisme, le côté charentonnesque s’accuse,
elle m’a raconté 3 fois la même histoire dans
la même heure... et quelle histoire ! puis
ayant compris par ma conversation avec de
Constantin 209 que plus d’une fois nous avions
joué les médiums pour la plus grande joie de
l’assistance, elle a eu des haut-le-cœur !... Enfin,
c’est complet !
Le bon Colas était là toujours fort gracieux 210.
Ah ! J’ai lu la petite machine de M. Delpy.
Pourquoi n’en reste-t-il pas à la musique ? Il
a un si réel talent de musicien. Sa prose est
extraordinaire. Il y a les tombes des cimetières
de campagne qui ressemblent à des paquets de
linge lavés par la rosée !!! D’abord cette idée
de linge est peu heureuse surtout si la rosée
seule le lave, et puis cela ne se ressemble pas
du tout, et puis aussi dans les villages il n’y a
guère de tombes en pierres – et puis... enfin il
a des phrases impossibles et ça ne vaut pas trois
209
210
Le comte de Constantin.
Le peintre lillois Alphonse Victor Colas (1818-1887) ?
205
notes de sa main.
Vous êtes tellement au-dessus de ces bonnes
petites gens, que vous avez vous, Grande
Georges, des indulgences de souveraine pour
tout ce jeune peuple. La cathédrale et les
cailloux.
Moi qui suis à mi-chemin entre les dits cailloux
et l’édifice, j’ai l’œil plus près d’eux et guère
d’indulgence pour les petits essayeurs – à quoi
bon ? À encombrer la voie où sont arrêtés par
cela même les jeunes de talent – Je ne dis pas
de génie – ceux-là arrivent quand même.
Je ne sais à qui attribuer le mot suivant : « Un
M. Prud’homme quelconque est un parisien
de talent. »
« M. Prud’ : On a beau dire quand on met la
lumière sous le boisseau !
– Ah ! Bah ! Avec du talent on arrive toujours
M. Prud’homme.
– Non, Mossieu, non ! Si vous étiez une lumière
et qu’on vous mît sous le boisseau, eh ! Dites
qu’est-ce que vous feriez ?
Moi ! Eh bien ! M. Prud’homme c’est bien
simple, je brûlerais le boisseau ! »
Delpy ne le brûlera pas.
Je crains d’ailleurs que ce numéro de La Revue
verte soit le dernier 211. Il n’y a plus moyen,
plus moyen, plus moyen ! Les abonnements
viennent en abondance au prix de 6 francs,
mais c’est si bon marché que n’ayant pas
211
Le dernier numéro de La Revue verte date en effet du 22 mars 1887.
206
d’annonces c’est plus qu’insuffisant.
Si j’avais trouvé un bon commerçant pour les
affaires, cela aurait été et bien, mais je ne l’ai
pas trouvé hélas !
– Quid novo 212 ?... Barletta povero, est enrhumé
d’une façon navrante chez Mme Bissieu il faisait
peine à voir.
Tout le monde m’a dit que Mme Mendès avait
été merveilleuse de naturel et d’esprit dans
sa pièce. Je vais lui faire un rôle pour elle,
que j’entrevois (le rôle) avec mon amour de
Beppa...
Adieu belle et bonne, travaillez pour que nous
ayons bien vite un chef-d’œuvre de plus.
Je vais faire une nouvelle qui je crois – vous
plaira – selon mes petits moyens.
Mille tendresses de Cam
66/
Mercredi [23 mars ? 1887]
Chère,
Je ne comprends pas un mot de ce que vous me
dites de Mme Bloch, ils sont furieux, l’article
étant fait de façon à ce qu’ils ne puissent
212
Quid novi ? serait moins fautif pour dire Quoi de neuf ?
207
expédier leurs petites paperasses 213.
Tout Paris en a ri !
J’ai dû me livrer à ces fantaisies de haut goût
pour arriver au dit papier sans crainte d’un
procès fort désagréable voilà !
Elle ne paraîtra d’ailleurs ni comme cela ni
autrement en volume. Votre plaquette dans
10 jours environ 214.
Je ne ferai pas la silhouette de la grande X. Oh !
Non !
Caleb c’est sa bonne Élise – un type très
intéressant.
Je suis très malade, très pressée, je vous écris à
la hâte.
Je viens de cueillir dans un papier timbré cette
épouvantable chose ; il s’agit d’un legs fait à
des époux : À M. M et à Mme M. demeurant ensemble ou
séparément en cas de mort de l’un d’eux !!!
Heureusement mon Dieu !
Des Houx connaît 2 autres personnes qu’il
m’a nommées, inconnues de vous, également
timbrées pour portraits par les époux Bloch 215.
Une nouvelle triste : Savez-vous qui on
Il doit s’agir du portrait d’Élisa Bloch paru dans « Mes Contemporaines »,
Le Constitutionnel, 17 mars.
214
Le premier volume de Mes Contemporaines, dont un portrait de Peyrebrune
orne la couverture.
215
Allusion aux manies procédurières du couple Bloch évoquées par Camille
Delaville dans son portrait d’Élisa Bloch : « lorsqu’un malentendu se produit entre eux et une personne ayant passé dans l’atelier de Mme Bloch, crac,
l’huissier est prévenu et les jolis petites feuilles que vous savez (les papiers timbrés) se promènent chez les concierges des amis de la veille. »
213
208
rencontre habillée en cocotte avec un
gentleman plus que mûr à Elysée Montmartre
et autres lieux idem 216 ?
Germaine Cartillier
Il n’y a pas à dire non Aline l’a vue en face.
Dimanche, ma femme de chambre, 15 jours
avant – et 2 messieurs que je connais différentes
fois. Elle prend là un nom de guerre. Cartillier
ne couche jamais chez ses filles. Beppa sait tout
et les bonnes aussi – c’est à pleurer.
Est-ce assez lugubre !
Oh ! Ce père !
À la hâte de tout cœur, votre
mais pourquoi la mener dans ces lieux ?
Cam
Épique toujours Marie-Lætitia est comme son
nom joyeuse 217.
67/
Samedi,
Chère, la Princesse ne m’a pas invitée. Hier au
soir chacun m’a parlé de ce thé en s’y donnant
rendez-vous, mais, elle a pensé à me demander
mon courrier 2 jours plus tôt mais pas à me
convier. Depuis le Mexique c’est fini.
L’Élysée-Montmartre, où fut inventé le french cancan, lança la mode des
revues. Mais la salle était surtout réputée pour les individus louches qui la
fréquentaient, les bagarres quotidiennes et... la saleté de son plancher.
217
Mme de Rute.
216
209
Si j’avais pu prendre 20 mille francs dans ma
fortune, j’aurais fait ce que vous dites pour la
revue, surtout pour la réclame car les noms...
avant que cela ne soit bien enlevé ne servent
pas à grand-chose.
La République des Lettres, une merveille, a
sombré avec Eux tous et L’Assommoir 218...
Mais j’ai des revenus seulement et un conseil
judiciaire. On fait ce qu’on peut en ce bas
monde, j’ai fait une bêtise, c’est bien simple.
Oui l’ange. Mais je croyais que vous aviez
compris car vous m’avez dit ici : Cela se voit
comme si c’était écrit sur son front. C’est
lui justement qui m’est particulièrement
insupportable dans ces conditions soupirantes
car il est malade, énervé, un peu fou, on ne
peut le mettre à la porte qu’avec des violences,
enfin il me devient odieux, avec cela il veut
me prendre la main sans cesse, cette main est
toujours humide comme s’il la sortait de l’eau
de guimauve. J’ai envie de crier.
L’ange, c’est l’aîné – Gabriel – bien entendu
qui était directeur de la Revue, l’autre se porte
bien et est moins encombrant et beaucoup
plus possible, depuis qu’il ne se suicide plus il
a toute sa tête.
Rachilde est venue hier au soir, elle a été sage
comme une image, toute à fait gentille ; de
Bonnefond l’accompagnait ou à peu près.
Mme Bissieu ni Mme de Daillens ne sont venues,
218
L’auteur d’Eux tous n’a pu être identifié.
210
alors tout a été pour le mieux. Je suis toujours
excessivement souffrante, hier après le départ
des amis vers une heure du matin, il m’a semblé
pendant 20 minutes que j’allais mourir.
Je suis simplement d’une grande faiblesse que
mon énergie ne parvient pas à vaincre.
Amitiés du fond du cœur,
Cam
68/
Jeudi soir [7 avril 1887] 219
Ma bonne Georges, j’ai été bien malade,
mais je suis en vie et je ne suis pas folle. Ça
viendra peut-être. J’attends le cataclysme, chose
particulièrement atroce et je me tais.
Je vais bavarder un brin avec vous pour me
remettre la tête et le cœur.
L’Ange (Gabriel) vous a sans doute écrit son
entrevue avec l’homme du monde 220 ; lequel
consentirait à un block-note très amusant.
Voyez-vous ce très amusant à propos des
Ensevelis ? C’est de la pure démence – mais s’il
veut un block-note sur vous, je puis le faire à
peu près dans le genre habituel du lieu ; vous
savez moi, je fais ce qu’on veut, quant à Gabriel
Bertrand pour sauver sa tête, je crois qu’il ne
Une lettre de Gabriel Bertrand adressée à Georges de Peyrebrune, datée du
mercredi 6 avril 1887 et conservée à la Bibliothèque municipale de Périgueux, fait mention de cette proposition d’article pour Le Gaulois.
220
Meyer, le directeur du Gaulois.
219
211
le pourrait pas.
J’ai été aujourd’hui chez Abbéma pour sa
silhouette ; elle demeure à ma porte 47, rue
Laffitte 221.
À ma prière elle était venue une fois, mais
illico était apparue la Comtesse de Mouzay et
je n’avais pas osé l’interviewer en sa présence.
J’étais bien malade aujourd’hui et cette visite
physiquement a été un affreux supplice,
moralement elle m’a fort intéressée.
J’avais vu Abbéma passer quelquefois ; je la
trouvais hideuse. Chez moi, je l’ai trouvée pis.
Point hideuse, mais la figure d’un pâle voyou
de Belleville, cynique et pas drôle.
Seulement la voix musicale et des dents
vertigineuses, mais ce qui me paraissait surtout
déplaisant c’était des joues pleines à la hauteur
de la bouche et du rouge sur les lèvres... puis les
cheveux coupés, frisés au petit fer et le chapeau
d’homme comme Rachilde 222... sans oublier la
chemise d’homme et la cravate, cela me donne
le frisson ces choses. Louise Abbéma demeure
au 5e en haut d’un escalier supplémentaire,
drapé à l’entrée et orné de peintures amusantes,
avant d’entrer de grosses fleurs peintes avec
entrain vous souhaitent la bienvenue.
Un domestique correct vient ouvrir. On gagne
Le portrait de Louise Abbéma paraîtra dans Le Constitutionnel du 12
avril 1887.
222
Jusqu’en 1889, année de son mariage avec Alfred Vallette, Rachilde s’est
habillée en homme et a porté les cheveux courts.
221
212
l’atelier par une salle à manger pleine de
peintures diverses et un petit salon du même
genre. L’atelier est petit, gentil, intime. La
maman est là dans son peignoir austère, ses
cheveux blancs, et une réelle distinction. Son
tricot traîne sur une table à côté du dernier
livre de Jean Lorrain 223...
Voici les albums où papa colle les articles et la
photographie de tout ce que fait Louise... Des
études intéressantes sont là, une chasseresse
moderne entre autre très crâne et très
gracieuse... Beaucoup d’oiseaux empaillés, une
amusante fantaisie sur une porte : un chien
qui tire sur sa laisse avec le chiffre d’Abbéma et
en légende : Je veux...
Tout cela est très bien, très bien ???... Louise
est malade – Mme Abbéma me conduit dans
sa chambre, elle est couchée. En traversant le
salon, elle m’arrête devant : une toile de Sarah
Bernhardt – un buste par Sar. B. – une autre
machine de Sar. B... hum ! Hum !
La peintresse est dans son lit – une chambre
très simple ornée de beaucoup de portraits et
esquisses intéressantes avec des dédicaces, le
jour est terne. Le lit est très bas, artistique sans
rideaux. Je m’assieds au pied. Je vois Abbéma
de face ; elle est moins, beaucoup moins laide
quoique toujours frisée au petit fer. Ses yeux
noirs sont beaux ; ses joues me paraissent
moins lourdes... elle a une chemise de nuit
223
Les Griseries, recueil de poésies.
213
d’homme sous laquelle paraissent les formes
les plus féminines ; elle parle doucement,
raisonnablement de choses et de gens connus
– Holmès – Mendès... elle est spirituelle et
très simple... Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que
c’est faux ?
Son visage est resté très jeune sans un pli – La
renommée est bien méchante ! Pourtant !... je
suis perplexe au moment où entre la fille du
critique Paul Mantez, qui apporte à l’artiste un
gros bouquet de lilas blancs !... La maman a
l’air heureux du devoir accompli.
Je me souviens de la fille de Pont-Jest la belle
Renée et des détails qu’on m’a donnés etc.,
etc.
Je descends l’escalier un peu ahurie, les grosses
fleurs me rient au nez 224.
J’arrive chez moi à bout de force... mais là n’est
pas la question.
Mme de Mouzay est venue de nouveau
m’étreindre sur sa grosse et aimable personne 225.
Elle m’a parlé de Delphine de Girardin et de
son fils ? Le bon Dieu disait-on a fait un fils à
Mme de..... et Girardin l’a adopté 226.
Mme de Girardin voulant sans doute s’attacher
Camille Delaville s’interroge visiblement pendant cette visite sur les amours
lesbiennes prêtées par l’opinion à Louise Abbéma. L’artiste a eu, en effet,
une liaison fort tumultueuse avec Sarah Bernhardt et avec Renée de Pont
Jest. Quant aux lilas blancs, ils symbolisent l’amour naissant.
225
Camille Delaville a fait sa silhouette dans Le Constitutionnel du 4 avril
1887.
226
Mme de Girardin adopta, en effet, le fils que son mari avait eu avec sa maîtresse Thérèse de Cabarrus.
224
214
son mari a pris le fils – mais il ne peut pas avoir
d’enfant lui disait la comtesse 227 !
– Comment ? mais voyez donc il se lave les
mains comme Émile !
Puis une autre ayant voulu avoir Émile a repris
l’enfant disant : Pour avoir l’aigle on prend
l’aiglon !
Triste aiglon ! Confectionné par un X
quelconque.
Il paraît que cette pauvre belle Delphine de
Girardin, est morte pour avoir refusé de se
laisser visiter par un médecin, elle a fait au
hasard des remèdes détestables et s’est donnée
une maladie affreuse qui l’a emportée 228.
Quel joli type que cette femme !... malgré ses
vers !
Mme de Mouzay me raconte aussi que dans son
enfance, autour de la Madeleine il n’y avait que
des chantiers et qu’on n’osait à peine le soir se
risquer sans voiture boulevard des Capucines
puisque les Champs-Élysées n’étaient que
boues et cloaques. Cette bonne comtesse me
fait l’effet d’un siècle assis dans mon fauteuil.
« Ainsi tout lasse, ainsi tout passe
Ainsi nous même nous passons etc. »
Lamartine 229
La Comtesse de Mouzay.
Delphine de Girardin a été emportée par un cancer en 1855.
229
Début de la dernière strophe du « Golfe de Baya » dans Les Méditations.
227
228
215
Lui a passé au ministère des Affaires Étrangères
alors qu’il était à ce boulevard des Capucines
fort vivant déjà, mais enfin contenant des
jardins...
Au temps des chantiers autour de la Madeleine,
le Carrousel était plein de baraques immondes,
de mds d’oiseaux et de chiens et l’hôtel de
Nantes dressait sa silhouette crochue devant
le palais... que la Commune a incendié.
Et les Français trouvaient que Paris était la
plus belle ville du monde !
Les belles dames aujourd’hui vont faire des
stations dans les églises et Aline fait tremper
de la morue pour demain. Cette morue et des
lentilles à l’huile représentent à Paris pour le
peuple, le plus clair de leur religion. Au fait,
lorsqu’une fois par an, on mange de la morue
et des lentilles à l’huile on est catholique c’est
évident – puisqu’on est stupide.
Les gens de lettres font semblant de l’être c’est
différent – c’est autre chose.
Donc, bientôt vous allez revenir que me sera-t-il
arrivé alors ? Je l’ignore. Peut-être mon mobilier
sera-t-il dispersé aux 4 vents de l’Hôtel Drouot.
Au Vésinet c’est à mon nom aussi. Ce sera gai !
– alas ! Poor Yorick 230 ! Dieu que je suis bête ! Sur
ce mot de la fin bien vécu je vous embrasse
grande Georges,
Cam
230
Citation de Hamlet (V, 1).
216
[en travers de cette feuille : Mimi m’a apporté une
tapisserie. Elle sera peut-être vendue aussi]
69/
Mardi [12 avril ? 1887]
Ma chère amie, vous avez reçu ma dépêche et
puisque vous n’y répondez pas c’est que vous
voulez attendre. Voici à titre confidentiel ce
que me répond G[abriel] B[ertrand] à ma
demande « est-ce fait ? ». J’avais déchiré je
ramasse dans le feu et je vous expédie.
Jamais, ma pauvre Georges, vous n’avez eu une
plus fâcheuse idée que de demander cela à ce
grand garçon paresseux comme 20 couleuvres
en été, et que je m’efforce de faire quitter
Paris où il n’est en état de rien faire. Il met
des jours et des nuits à pondre une colonne,
ensuite il se la récite tout haut pendant une
quinzaine, c’est un incapable tout à fait
comme producteur. Jamais de la vie il n’écrira
dans un journal quotidien et lorsqu’il a écrit
2 lignes il les regarde comme les colonnes d’un
temple ! C’est en somme pour lui les colonnes
d’Hercule ! – nec plus ultra.
Sa mère l’a décidé à rejoindre le castel de grandmaman dans le Lot-et-Garonne et j’aspire à ce
départ de tous mes vœux, son frère aussi, car
il n’a fait que des bêtises pécuniaires et autres
qui me cuisent à moi – et à lui. Il n’a su trouver
217
rien rien rien pour ma pauvre petite revue et,
hormis m’offrir son cœur et sa personne il n’a
rien fait – rien – et ceci était de trop.
Son père est mort fou à 32 ou 33 ans – il n’est
pas fou lui, mais sa cervelle est molle et il n’a
pas un atome d’énergie – qu’il parte, qu’il
parte, qu’il parte, au nom du ciel que rien ne
le rattache à Paris !
Le jeune frère lui, n’a pas une énergie bien
grande, il est assez flemmard aussi, seulement
il est poète et il écrit bien de certaine
prose. Le roman d’un genre spécial par
exemple, ses articles sont très mauvais, alors
malgré sa mollesse, il produira, comme les
cerisiers produisent des cerises ; quant à son
indifférence, cela ne me touche pas du tout ; il
n’est nullement indifférent, moins que vous
et moi qui ne versifions pas là-dessus, au
contraire, un ciron l’occupe comme nous une
montagne avec cratère ; et son caractère est
assez difficile, seulement comme son frère il est
très bien élevé, et dans le monde il est sucre,
miel, calme et neige.
Du reste, ma chérie, les poètes ne pensent jamais
un mot de ce qu’ils disent ; j’entends par poète
les littérateurs qui écrivent de beaux vers sur
des abstractions : « La joie de la délivrance – le
repos fraternel de la tombe – le cœur mort à
tout jamais, le suprême mépris, les pans d’azur
– l’âme meurtrie – la mort de toutes sortes de
218
choses... »
Ce sont pour de bon des mots.
Est-ce qu’ils le savent si on est heureux dans
la tombe et autres billevesées ?
Léon Faucher 231 disait en parlant de Lamartine
en 48 alors qu’il faisait de la politique :
« Lamartine, un chef de parti, allons donc ! Un
chef d’orchestre !... ». Et Dumas que le chantre
d’Elvire appelait le roi de la Blague – disait lui :
« Le roi de la blague, oui, M. de Lamartine, et
vous, vous en êtes l’ange !... »
Voilà ce qu’on a dit de plus vrai du plus poète
des poètes.
Je n’apprécie moi que les vers qui disent quelque
chose de précis. Si le langage est autre, je veux
que la pensée reste. Il faut à mon avis que le
vers ne soit que le soleil qui vient transformer
la beauté d’un site ; mais je veux qu’il éclaire
quelque chose qui serait même en prose.
Que de lignes, que de chapitres de vous, Georges,
sont plus poétiques que toutes ces machines
lyriques. Je crois qu’en incitant le petit (?) Bertrand
à faire des vers raisonnables, on lui rendrait un
grand service.
J’ai trouvé ici griffonnés de lui des petits vers
charmants qui commencent ainsi : Ô mon village, ô ma province,
Petit village où j’étais Prince,
Et Province où j’étais connu...
231
Homme politique, économiste et journaliste (1804-1854).
219
Vous voyez d’ici, le genre c’est gentil et vrai
comme tout... Si je le retrouve (je l’ai égaré ce
brouillon) je vous l’enverrai. Demain je vous
expédierai quelques Contemporaines.
L’heure de la poste sonne, adieu chérie, à
vous,
Cam
Pas la peine de me retourner les morceaux de
lettres 232.
Rachilde a pondu un petit volume où il y a
une nouvelle dégoûtante. Héroïne : la serviette
maculée dont nous sommes forcées de nous
servir chaque mois – Brrr !... Pouah 233 !...
70/
Confidentielle
mercredi [13 avril 1887 ?]
Ma grande Georges,
Je ne donne pas de soirée, je n’y pense pas
et n’en ai pas dit un mot. Ma santé est de
moins en moins bonne et de graves ennuis
m’assaillent.
Camille Delaville a dû joindre à son courrier la copie déchirée de Gabriel Bertrand.
233
Allusion à « La Souris », nouvelle publiée dans Le Tiroir de Mimi Corail
(E. Monnier, 1887). Camille Delaville en fait la critique dans « Les Livres Nouveaux », Le Constitutionnel, 20 avril.
232
220
Un jour Des Houx est venu navré, me demander
de sauver Le Constitutionnel en lui prêtant ma
signature, le journal ne paraîtrait pas le lendemain
si je ne la donnais pas à Paul Dupont 234. Je
l’ai donnée. Il a payé la 1ère échéance, pas la
seconde, il ne paiera pas les suivantes, il sait
bien, je lui ai longuement expliqué, que je ne
pourrais pas le faire.
Je suis désespérée car j’ai un conseil judiciaire
et (je n’entre pas dans les détails), mais il peut
m’arriver de grands malheurs, et à mes filles
après moi, la perte de la moitié de ma fortune.
C’est horrible. Des Houx sait tout cela. Il est à
peine mon ami. Pourquoi ai-je eu la faiblesse
de céder ? Je ne sais – un vent de malheur.
Je suis très faible physiquement et je n’ai pas
eu moralement par suite, la force de résister. Il
m’a si bien juré... du reste lui ou moi ne payant
pas, le journal cesse évidemment.
Il n’est guère possible de vous imaginer l’état
dans lequel je suis – cachant cela absolument
à mes enfants, dans mon état de maladie et
justement dans un moment fâcheux quand j’ai
reçu hier cette nouvelle.
M. Gabriel Bertrand a dû s’expédier avec votre
article au Gaulois aujourd’hui – à ce que m’a
dit le garçon de bureau qui traîne encore entre
chez lui et chez moi jusqu’au 15.
Cela doit être pour lui un étonnement
234
Imprimeur du Constitutionnel et nouvel imprimeur de La Revue verte. Des
Houx avait pris la direction du Constitutionnel au début de l’année 1887.
221
gigantesque... mais il est si maladroit. Son
enthousiasme... hum !...
Mille tendresses de Cam
71/
Jeudi [mi-avril 1887]
Ma grande Georges, la température caniculaire
me laisse assez froide, je ne bouge pas, je ne
fais rien, je n’ai plus de sang, je ne sens pas
grand chose, mais pour un être vivant qui
doit travailler, c’est odieux tout simplement
et je vous plains comme je vous aime, car la
Dordogne est plus chaude encore que nos
pâles environs de Paris.
J’ai été encore très malade après votre chère
visite, redévorée d’une fièvre ardente, sans la
moindre musique... à la clé (mon Dieu que je
suis donc espirituelle comme dit ma femme de
chambre !).
Maintenant la fièvre m’a quittée mais la dysenterie
a repris avec une intensité extrême et je tousse
toujours.
Voici mes nouvelles, parlons d’autre chose.
Vous trouvez, belle et bonne, que la Liberté est
à Paris ?... La Vie parisienne que nous menons
dans le petit tourbillon des lettres qui tient au
monde, me paraît juste l’envers de cette liberté
trop chantée et trop criée... mais vous avez au
moins celle du cher home, et elle est douce entre
222
toutes il est vrai.
J’ai eu Samedi la visite de Mme Foucaux tout
de blanc habillée, chapeau compris, elle
dînait chez les La Roue et Cie – cette aimable
authoress avait l’air d’une cathédrale pavoisée
pour l’entrée de don Carlos – quelle majesté
messeigneurs ! mais elle a de l’esprit et de la
bonne grâce.
Hier j’ai été affreusement fatiguée par de bons
amis, que j’aime beaucoup mais qui sont restés
ici de dix heures un quart à 3 h ½. Les Patti de
Munck. C’était la 4e fois que je leur télégraphiais
« Malade, impossible vous recevoir ». Je n’ai pas
osé l’écrire une cinquième. Ils sont habitués à
un grand luxe, il a fallu les recevoir au moins
convenablement et pour que la maison soit
sous les armes à 10 h ¼ quand on est malade
et qu’habituellement on ne peut se lever qu’à
cette heure, c’est dur.
Si Georges était venue à ce moment, on n’aurait
rien mis du tout sous les armes et cela aurait
été délicieux – votre présence m’est si douce
que c’est comme une impression de délices
physiques, certainement un magnétisme.
Les gens de grand talent et de génie sont
généralement si insupportables que lorsqu’on
en rencontre un ou une, bon ou bonne et
simple, on croit voir le ciel s’ouvrir.
Pourvu que je puisse assister à la première des
Ensevelis !
223
Comme mon cœur battra !
Georges seule ! Oh seule surtout ! Entendre ce
nom, les applaudissements... Quel bonheur !
La rage des hommes, quel délire ! Ils sont si
mauvais dans le fond pour nous, lorsqu’il ne
s’agit pas de nous traiter en filles ! – Voyez le
passage du Journal des Goncourt à propos des
maîtresses qui conviennent aux hommes forts...
« de jolies filles dont ils s’amusent comme d’un
bel animal – Toute femme qui veut suivre leur
vie intellectuelle devient un poids, odieux pour
lequel on a forcément de la haine 235 ».
Le puits de vanité que représentaient les
Goncourt est d’ailleurs d’une insondable
profondeur, il est fait d’un mépris immense
à peine éclairé de quelques exceptions, pour
toute l’humanité qu’ils coudoient. Cette façon
de s’élever est très usitée chez les impuissants,
elle est plus rare chez les forts. Cela me les
diminue beaucoup. Goncourt restant, est
dit-on un gentilhomme de formes parfaites
et d’une extrême galanterie 18e siècle avec les
235
Le premier tome du Journal des Goncourt a paru au début du mois de mars
1887 chez Charpentier. Camille Delaville résume le passage : « Il faut à des
hommes comme nous une femme peu élevée, peu éduquée, qui ne soit que
gaîté et esprit naturel, parce que celle-là nous réjouira et nous charmera
comme un agréable animal, à qui nous pourrons nous attacher. Mais que
si la maîtresse a été frottée d’un peu de monde, d’un peu d’art, d’un peu de
littérature et qu’elle veuille parler de plain-pied avec notre pensée et notre
conscience du beau, que si elle veut être la compagne et l’associée de notre
livre ou de nos goûts, elle devient pour nous insupportable comme un piano
faux, – et bien vite un objet d’antipathie. » (Edmond et Jules de Goncourt,
Journal, Mémoires de la vie littéraire, 21 mai 1857, éd. Robert Ricatte, Fasquelle-Flammarion, 1956, t. I, p. 354.)
224
femmes 236. N’est-ce point plus odieux encore ?
Il est respectueux et galant comme il met un
habit pour aller dans le monde – sous l’habit il
y a le moine avec ses grossièretés, ses appétits
brutaux, son égoïsme forcené et son amour
propre monumental 237.
Comme tous ces gens doivent vous détester !
Avec George 1ère il y avait les compensations,
elle avait le génie d’un homme et ses vices
les plus chers ; on pouvait dire : « quelle
P....! » et en profiter, avec Georges II, rien du
tout. Ah ! Oui, ils doivent vous haïr de tout
leur cœur.
Si au moins vous étiez laide ! Mais non, rien,
rien à se mettre sur les lèvres ou sous la dent.
L’aimable Ginisty me refuse comme vous
voyez, six lignes pour les Contemporaines. Je
te repincerai mon ami, je te repincerai si Dieu
me prête vie... dans très longtemps peut-être,
mais ça viendra sûrement.
Adieu pour aujourd’hui, ma mie désolée,
travaillez bien et revenez-nous vite « toujours
courant ».
Mille tendresses de pauvre Cam
236
237
Edmond de Goncourt ; son frère Jules est décédé le 22 juin 1870.
Ces réflexions sont reprises dans la rubrique « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 15 avril 1887.
225
72/
[Coin droit en haut déchiré]
samedi, [16 avril 1887]
Ma chère amie,
Enfin, j’ouvre l’œil ! Et je pars tout à l’heure
pour le Vésinet d’où je reviendrai pour vous
souhaiter votre fête cela va sans dire 238,
d’ailleurs le voyage est peu important – une
course d’omnibus.
Je pars malgré la froidure parce que je suis
comme vous il y a quelque temps, dépourvue
de monnaie, oh ! Mais tout à fait ! La Revue
verte que je liquide !... Oh ! Cette feuille
de chou ! Et au Vésinet je règle mes fournisseurs quand
[manque] j’y ai un immense [manque] mes
filles et mon [manque] alors j’y vais avec mes
bonnes, très triste de quitter les chers enfants
et eux très tristes de voir Mère partir.
J’ai obtenu de Des Houx et de son frère que
mon acte fût retiré en cas de faillite mais les
signatures de complaisance ils ne les paient
pas !... Ce qui manque absolument de charme.
238
La Saint-Georges (et non la Sainte-Mathilde) est fêtée le 23 avril.
226
J’en serai de quinze mille francs que je
paierai laborieusement si M. Dupont y consent
[manque] qu’il y consentira [manque] et rien de
mieux [manque].
Je suis toujours aussi malade. Au Petit Parisien
rien et voici pourquoi, le collaborateur
choisi par M. Piégu M. Jules Mary se marie
aujourd’hui, il ne s’est donc occupé de rien
depuis un mois. Piégu n’a même pas pu lui
parler. C’est un ami M. Théry qui a été chez lui
et m’a écrit cela avant de partir pour l’Algérie
avec les officiels. Moi, c’est un sort, à cinq
heures je suis toujours trop malade pour me
rendre rue d’Enghien 239.
Je compte ni [manque] sur vous à votre
[manque] Je pense ceci : [manque] style lui
va il ne ressemble pourtant guère à celui de
J. Mary !... Si vous lui offriez à ce Piégu de
retourner mes chapitres – d’une façon anonyme
bien entendu – nul n’en saurait rien de 3 coups
de plume vous m’indiqueriez des changements
propres à le satisfaire. Je retournerais ou ferais
recopier et nous partagerions le petit magot
sans que vous soyiez compromise en rien. En
admettant même que Piégu dise que vous
avez arrangé un feuilleton de moi, La Revue
bleue ne peut se fâcher d’une complaisance
239
Le siège du Petit Parisien se trouve depuis 1878 au 18, rue d’Enghien.
227
anonyme pour une amie 240... cela ferait mon
affaire et mettrait quelques pots de beurre dans
nos cuisines respectives.
Je suis convaincue que Piégu trouverait cette
combinaison idéale et cela aurait l’avantage de
ne pas vous donner de peine.
Mme Lesueur reçoit ce soir, moi je dormirai
tranquillement au Vésinet, cela m’amusera bien
plus 241.
Je ne connais Meyer que fort peu et fort mal.
Mme Foucaux que j’ai vue chez Mme La Roue
dimanche dernier est maintenant tout miel
avec moi. Elle ne reçoit plus Lorrain ! Elle
est venue me voir. Ne la connaissant pas,
Eugénie ne l’a pas reçue, vous avez lu la lettre
de Maizeroy 242 !!!
Hier Rachilde est venue me voir. Elle me paraît
décidément folle.
Amitiés tendres de votre Cam
Georges de Peyrebrune a signé un contrat avec La Revue bleue, où elle a
fait paraître en feuilleton ses romans Marco (1881), Jean Bernard (1883),
Mademoiselle de Trémor (1884), Les Frères Colombe (1885) et Les Ensevelis,
drame rustique (1886).
241
Camille Delaville semble avoir eu un différend avec la poétesse et romancière Daniel Lesueur.
242
Cette lettre, que le romancier fit paraître dans Le Gil Blas du 16 avril 1887,
répond à l’article de Jean Lorrain publié dans L’Événement du 14 avril, intitulé « Les Pères Saphistes », accusant Catulle Mendès et René Maizeroy de
pervertir les mœurs amoureuses de leurs lectrices.
240
228
73/
Lundi soir [2 mai 1887],
Ma belle Georges II,
(comme vous nomme Mme de Mouzay d’après
mes dires), quand vous verrai-je ? Je suis
toujours dans le même état ; seulement
fatiguée, fatiguée...
Quelle folie ma grande amie de souhaiter la
mort ! Ce ne sont pas des fleurs mais des vers
affreux qui mangent un squelette hideux.
Brrr !
Machinez assez donc mon ours, c’est-à-dire
faites 3 changements pour satisfaire ce petit
grand financier et touchez la forte somme
puisque comme résultat ce sera mieux que
par un autre et me donnera ce que je désire.
Si plus tard vous êtes riche, vous donnerez un
collier à Mimi ou à petite France 243.
Est-ce que vous croyez que si je n’étais pas
depuis un an serrée à la gorge par mes folies
vertes, je vous laisserais vous inquiéter ? Ah
non, par exemple !
J’ai espéré un instant contracter un fort
emprunt, on devait m’apporter la somme à
telle heure, j’avais déjà écrit l’enveloppe sous
laquelle je devais vous expédier les petits [mot
illisible] nécessaires à votre calme... qu’est-ce
243
Petites-filles de Camille Delaville.
229
que c’est que cela de l’argent ? Rien, moins
encore, le marche-pied sur lequel on monte
pour atteindre ceci ou cela.
Ah ! J’ai fait moi-même ma silhouette dans Le
Constitutionnel, cela a paru samedi 244 – une
ligne a été intercalée ça se voit. Je vais écrire
qu’on vous l’envoie je n’en ai pas ici.
Mme de Mouzay m’a écrit ce matin qu’elle se
purgeait pour combattre la bête qui l’étouffait
depuis la mort de Toto, que j’avais des petits
enfants que j’adorais mais pour lesquels je
n’étais qu’un but de promenade, de gâteries
bien vite oublié, tandis que Toto n’aimait
qu’elle.
Douce folie !
Oh ! Mes chers petits ! Ils sont venus une fois
déjeuner avec « mère », ils ont mis du sable
dans les plate-bandes, fait une vie impossible,
crié, ri, chanté !... Mimi m’écrit : Mère, je
t’aimel – pourquoi cet l final ? On ne sait
pas. Tous les jours à l’heure du goûter tout
cela pleure pour voir Mère... Oh ! Mes chers
petits ! Je festonne des chemises à Mimi, c’est
gentil cette batiste mignonne avec ces petites
épaulettes boutonnées... Je crois sentir dedans
la belle chair brune et rose de la chérie.
Sa tante Rosine elle, s’amuse à lui faire des
chemises « de mauvais goût » dit-elle avec des
entre-deux et de la dentelle...
Non vrai, cela vaut Toto. J’adore les chiens
244
30 avril 1887.
230
mais les uns n’empêchent pas les autres.
Venez passer un jour que je vous aie à moi, que
je vous voie, que je vous entende, que je vous
admire !
Vous savez mon terrible amoureux a regagné
la Garonne, j’en suis ravie. Il m’assommait
absolument.
Adieu pour ce soir, je vais me coucher et rêver
si je peux que j’ai la moitié de votre talent, ce
sera au moins une bonne nuit.
Cam
Votre chatte (qui est un chat) va bien on l’adore,
il fait toutes les sottises qu’il veut, même de
griffer Margot pour s’amuser et il couche
entre elle et son mari sous la couverture ; on le
nomme Zizi.
[écrit en travers de cette dernière page : Souvenir
bien affectueux à votre ombre opulente M.
Mendès.]
74/
Mardi soir 7 mai 87
Me gêner vous, ma chère Georges, le matin,
le soir, au soleil à la lune, grand Dieu jamais,
et si ce n’était vous laisser une vilaine image,
231
je voudrais mourir en regardant votre visage à
côté de celui de Marguerite 245...
Venez si vous pouvez quand vous voudrez et
toujours vous serez welcome to elsemore. Mais
ma chérie, un panier doré, ça n’a aucune valeur,
c’est doré avec du papier je crois, ce n’est rien
du tout. Il me semblait que ces fruits frais et
vivants, ces douces roses vous diraient ce qu’il
y avait pour vous dans mon cœur et dans mon
esprit, c’était mes hiéroglyphes, car hier
encore je pouvais à peine écrire, aujourd’hui
je vais un peu mieux. Je tousse, j’ai une petite
fièvre qui m’use comme une lime use l’acier,
tout doucement, régulièrement, mais il y a du
mieux, je viens appuyée sur le bras d’Eugénie
de faire quelques pas au jardin et j’ai mangé
une aile de pigeon.
Mimi devient bonne.
Je compare sa mère à un épi de pur froment,
ce qu’il y a de meilleur et de plus simplement
suprême en ce monde, j’avais peur que cette
triomphante brunette ne fût pas d’or aussi pur,
j’espère m’être trompée.
Voici le dernier mot de la dite Mimi : La famille vient me voir, chacun me dit
adieu : à demain disent mes filles, à bientôt
ou à après-demain disent les gendres. Au tour
de Mimi elle dit : Adieu mère, à toujours !
Pauvre chiffon de soie, toujours ce sera peut-être
bien court pour mère que tu vois éternelle.
245
Fille aînée de Camille Delaville.
232
Adieu ma bonne Georges et comme dit Mimi,
(tant que je vivrai) à toujours !
Cam
75/
Jeudi [après le 28 mai 1887]
[En haut de biais à gauche : Il n’y a pas de papier
timbré ici]
Chère amie,
Ne recevant pas de réponse à ma dépêche, j’en
envoie une à mon gendre pour qu’il m’apporte
ce soir une feuille de papier timbré sur laquelle
j’écrirai le pouvoir et que vous recevrez demain
dans la matinée, s’il faut que ce soit notarié
vous aurez la bonté de passer
18 rue Lepeletier
chez Maître Rey mon notaire qui ajoutera le
nécessaire. Je vais lui écrire pour ce cas. Tenez,
je vais faire mieux, mon gendre a son bureau en
face je lui en donnerai une seconde et si vous en
avez besoin samedi vous n’aurez qu’à la cueillir
chez Maître Rey – le 18 de la rue Lepeletier est
dans le chemin de la rue d’Enghien.
Merci mille fois, vous pensez comme tout
cela m’est indifférent. Celui-ci ou celui-là ! Je
trouve entre nous, néanmoins fort grossier de
233
ne vouloir se nommer qu’après que quelqu’un
a signé sans savoir ce que vous avez fait le
moins du monde.
Ceci est de Turc à More comme on disait
en 1830, mais je m’en ff.....
Je ne souhaite qu’une chose c’est que ce
malheureux ours me rapporte quelque chose
et soit dans une ménagerie quelconque et je
vous remercie un million de fois avec excuses
pour la peine que je vous donne.
Je suis toujours bien malade, bien accablée, je
ne puis parler. Votre lettre m’a donné un rayon
de joie dans mon ombre profonde, que vous
êtes bonne et dévouée ! Merci !
Ne serait-ce point la fille Maldague ?...
actuellement fort inconnue ailleurs mais
connue au Petit Parisien et appréciée de Piégu
plus que Zola ou Goncourt. Ça m’est égal
(ter)
Il faudra bien que je sache son nom, je
signe, on ne signe pas un faux nom donc il
signera aussi...
Mille tendresses et remerciements,
Camille Delaville
[Post-scriptum écrit en travers : Pour ce qui
est de mille francs à peut-être toucher... Le cas
échéant touchez et vous aviserez il sera toujours
temps d’aller chercher cela chez vous. Vous ne
brûlerez pas comme l’Opéra Comique 246 !]
246
Il brûla le 28 mai 1887.
234
76/
Jeudi soir,
Voici mon adorable amie.
Hélas ! j’ai passé une journée affreuse. Je n’en
peux plus.
Cette petite pluie Danaësque arriverait bien à
propos ! Oh mais d’un à propos, ma maladie complique
tout.
Merci, merci, merci, ma belle et bonne ! Pauvre
Cam
18 rue Lepeletier
chez Maître Rey au 1er demander M. Rebiffe
1er Clerc, il aura s’il le faut le pouvoir notarié
samedi. Ce même mais avec les Herbes de la
Saint-Jean 247.
Je suis divorcée comme vous le savez depuis
2 ans ½.
247
Ces herbes avaient la réputation d’écarter les démons et les orages... ici tous
les soucis pécuniers qui accablent Camille Delaville.
235
77/
Jeudi 7 [juillet 1887]
Ma chère amie,
Je ne vais pas mieux et je ne donne aucune fête,
je refuse même de recevoir personne à dîner
– personne !
Je vous aime de tout mon cœur,
Cam
Je n’ai d’ailleurs vu personne.
78/
Vendredi 8 juillet 1887
8h du matin
Ma belle et bonne Georges,
Lorsqu’hier j’ai reçu votre billet, je me tordais
dans une crise de ma maladie habituelle, crise
qui se produit tous les 8 ou 15 jours, j’étais
dans une humeur de fauve, l’idée que sans
cesse on raconte que je suis guérie, alors que je
suis toujours si malade m’a exaspérée et je vous
ai écrit ces 3 lignes.
Ce matin, je suis fort souffrante mais la crise
236
est à peu près terminée, je puis donc causer
avec vous raisonnablement.
Je ne vois que Barletta qui ait pu vous écrire
cette bêtise. Il y a 8 jours environ j’ai reçu au
1er courrier (6 ½ du matin) une lettre terrible
de mon notaire, il fallait ma présence bien vite
chez lui où je perdais ce jour-là 500 f que je
m’apprêtais à toucher et dont j’avais un absolu
besoin, c’était le 1er.
Je restai à jeun, je me fis habiller et accompagnée
de ma femme de chambre je pris le train et je
pus arriver à Paris où les stations sont faciles
et me rendre chez le notaire qui demeure près
de la gare, puis je repris le train et voyageai
avec Barletta qui allait déjeuner chez Mme La
Roue, il était étonné de me voir, je lui dis
quelques mots des nécessités de ce voyage à
Paris, le 1er depuis deux mois et au cours de la
conversation j’énonçai ceci : c’est que lorsque
je me portais à peu près bien, je donnais une
petite fête le 14 juillet.
Une voiture m’attendait au train, j’y fis monter
Barletta avec moi et Eugénie, et comme sur le
détour nécessité par les ponts, je passais devant
la demeure des Le Grand ou à peu près, je l’y
déposai – non sans une pointe de méchanceté
peut-être, car personne ne peut voyager sans
l’y rencontrer sur la ligne, ce qui d’ailleurs
prouve qu’il n’est pas encore heureux, car
alors il n’irait pas poser entre papa le Grand,
237
Maimaine et la grand-mère dans une maison
grande comme une boite, il recevrait à Paris le
joli Papillon qu’il convoite 248.
L’aimable Barletta n’a pas saisi les finesses de
ma conversation française.
Du reste hier soir, j’ai reçu une étonnante carte
de Mme Keller qui me paraît ne pas se douter
que depuis mon arrivée ici je suis sans cesse
hors d’état de recevoir.
Peut-être donc, quelques Parisiens débarquerontils ici, sur la foi des dîners d’antan, alors ne
pouvant les mettre à la porte, je les recevrai ou
les ferai recevoir par Marguerite...
Ah ! Elle compte bien que vous serez assez
aimable à votre prochain voyage ici pour aller
jusqu’à son home, pour qu’elle vous présente
Zizi votre cadeau qui ne veut pas être porté
dans le village.
Zizi est un poème de drôlerie il couche
maintenant dans un lit de poupée, il s’étend
comme une personne et met sa tête sur l’oreiller,
aussitôt que ses petites filles ont aussi mis leurs
mignonnes têtes sur le leurs. Il boit le lait au
1er déjeuner, au moyen de sa patte fourrée et
refourrée dans le pot à lait, cette patte il l’a
préalablement nettoyée et lissée... et toute la
famille attend émerveillée qu’il ait fini pour se
servir... le reste.
Il a commis quelques crimes : il avalé un gentil
oiseau en ouvrant sa cage la nuit si doucement
248
Mme La Roue.
238
que ma fille n’a rien entendu et c’était à côté
de son lit. On n’a trouvé qu’une imperceptible
plume par terre...
Ce Zizi est brillant comme le plus beau des satins.
Parlons de choses plus graves, ma bonne Georges,
il m’est impossible de vous trouver malheureuse,
étant donné ce qu’est la vie pour chacun. Votre
malheur, c’est le mari et pas d’enfant. Mais un
mari impossible est le lot de tant de femmes,
que ce n’est pas une circonstance à part. Pas
d’enfant, c’est plus grave quoique bien d’autres
hélas ! subissent ce malheur négatif voyez :
Mme Keller, Mme de Daillens, Mme Foucaux,
Mme Mendès... Je cite sans chercher tout autour
de moi, et celles qui les perdent. Oh ! Georges !
Perdre un enfant ! Se voir arracher et mettre
sous terre ce morceau de son cœur ! Mais
surtout sont à plaindre celles qui sans enfants
n’ont rien dans la vie à faire d’utile, à laisser.
Vous êtes plus riche que le conquérant qui disait :
« Je laisse en mourant 2 filles immortelles, les
victoires de Leuctres et de Mantinée 249. » Vous,
vous laisserez une théorie de filles éternelles.
Comment, vous êtes la première des femmes
de votre pays et de la fin de ce siècle, bien
mieux que George Sand, qui faisait faux et par
conséquent ne peut être éternelle ; vos œuvres
sont destinées à un perpétuel rayonnement
comme celles de Molière et de Shakespeare,
249
Épaminondas, général thébain fondateur de Mégapolis. La citation exacte
est : « Je laisse deux filles immortelles Leuctres et Mantinée. »
239
parce qu’elles contiennent la vie même avec
ses passions, ses espoirs et ses larmes ; vous êtes
belle, libre de votre cœur selon les lois de la plus
stricte honnêteté, s’il vous plaît de le donner ou
de le prêter, vos petits pieds marchent sur des
lauriers, ils y dansent même quelquefois, et
vous souhaitez la mort, et déclarez la vie un
fardeau !... que vous êtes injuste ! Vous savez
bien qu’elle ne peut tout donner cependant ! Elle vous a donné le génie et la beauté,
une âme droite, un cœur d’une inépuisable
bonté... Clochette... et vous vous plaignez ! Oh ! Ma chère Georges, si subitement vous
vous trouviez laide ou seulement pas jolie,
sans talent, sans avenir, avec un nom
inconnu ; peut-être le lendemain en vous
retrouvant, seriez-vous, comme le poulain de
la fable de Florian, retrouvant la nuit le gras
pâturage dont il était mécontent la veille et y
paissant délicieusement 250.
Très jeune, je me souviens qu’on me demanda :
« Qu’est-ce qui à vos yeux vous semble constituer
le bonheur possible sur terre ? » et je répondis
sans hésiter : « Être aimé et être quelqu’un. »
À cette époque : être aimée pour moi représentait
l’amour et ses ferveurs, maintenant je donne à
mon souhait une forme plus générale, sachant
que l’amour qu’on inspire est souvent bien
gênant et bien tragique, mais je maintiens la
fin de ma phrase : être quelqu’un...
250
Allusion à la fable « Le cheval et le poulain » de Florian (1755-1794).
240
Je ne suis qu’une bien modeste personnalité
et la maladie m’a réduite à l’état de nébuleuse
éteinte, mais j’ai approché d’assez près
cependant ces choses, pour comprendre que
c’est le seul bien dont on ne se lasse jamais et
qui donne une satisfaction incessante.
C’est comme un lumineux fond de tapisserie sur
lequel se brodent les scènes quotidiennes de la
vie... Rien ne remplace cela, Georges, rien.
Donc ma terrible amie, je ne puis vous plaindre
que de vous plaindre.
Je n’ai pas de nouvelles de la Princesse. Elle ne
m’a pas remerciée d’une ligne pour avoir dicté
mon article de mon lit de douleur pour ses
matinées...
Malade ! Toujours malade, je deviens une nonvaleur.
Quand revenez-vous Georges ? Avant d’aller
en votre Castel Océanien 251 ?
Je continue à ne pouvoir rien faire, c’est une
vie odieuse tout simplement. Ginisty n’a pas
parlé des Contemporaines et le roman n’est pas
commencé au Petit Parisien.
Songez donc... tripler ma prose, très suffisante
pour le sujet. Cela doit être inouï !
À vous de tout cœur,
Cam
Si je lui confiais des sonnets à tripler ce serait
peut-être agréable.
251
Les Meulières, la demeure familiale de Dordogne.
1888
79/
Lundi soir
Chère, je suis bien malade – mes forces s’en
vont, je ne peux plus prendre que des potages.
Et vous ? Un mot à votre pauvre
Cam
Acte de décès
Le 12 juillet à « trois heures du soir » :
Acte de décès de Françoise Adèle Chartier, âgée de
cinquante ans, rentière, née à Paris, décédée à son domicile,
rue Favart, 6, hier à vingt heures du soir, célibataire, fille
d’Hector Marc Alexandre et d’Augustine Geneviève
Defontaine Delaville ; époux décédé, dressé par nous,
Henri Charles Aron, adjoint au maire, officier de l’État Civil
du deuxième arrondissement de Paris, officier d’Académie,
sur la déclaration de Louis Lefèvre, âgé de soixante-trois
ans, employé, demeurant rue Oberkampf, 8 et d’Auguste
Marquet, âgé de trente-sept ans, employé demeurant à
Paris, avenue Parmentière, 110.
Son ex-époux, l’avocat Émile Couteau, n’est pas mort. Il est même présent au moment du décès de Camille Delaville selon Mme de Rute. Par ce
mensonge, les proches évitaient de dire que la défunte était divorcée, un
statut encore mal considéré par la Société et par l’Église.
Conservé aux Archives de la Ville de Paris sous la cote V4E5495.
Épilogue
Dans Les Matinées espagnoles du 31 juillet 1888
paraît un nouveau « Courrier de Paris ». Il est signé par
Mme de Rute, qui reprend le titre de sa collaboratrice
défunte. Elle annonce aux lecteurs que « ce ne sont point
les morts, ce sont les vivants qui vont vite ; je le constate,
non sans un grand serrement de cœur, aujourd’hui que je
prends la place de Camille Delaville, disparue alors que
chacun la croyait destinée à vivre longtemps encore ».
L’hommage qu’elle lui rend, dans la suite de la chronique,
est à la hauteur de sa réputation. Surnommée « Princesse
Brouhaha » par ses contemporains parce qu’elle révélait
dans ses articles leurs secrets et leurs défauts – ce qui lui
valut nombre de procès en diffamation –, elle étale avec une
certaine complaisance les travers de Camille Delaville : Les Matinées payent ici un lourd tribut de
regrets à cette femme spirituelle entre toutes ;
elle passait pour être méchante, et ce n’était pas
absolument vrai ; elle avait trop d’esprit réel, de
verve constante, pour avoir recours au plus facile
de tous les esprits : celui du dénigrement de parti
pris. Cependant, il faut bien en convenir, elle
résistait difficilement au plaisir de faire un bon
mot, ce mot dût-il atteindre un de ses meilleurs
amis ou amies.
[...] Pauvre femme ! – Sa mort a été triste ; elle
est due non seulement à la cruelle maladie
d’estomac dont elle souffrait, mais encore à des
douleurs intimes, exagérées par son imagination
surexcitée, enfiévrée, faussée, et sur lesquelles
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet 1888,
p. 197.
248
nous jetterons un voile pieux et mélancolique.
Ses traits accentués, sa taille un peu épaisse, un
certain abandon de toilette, faisaient qu’elle
paraissait plus âgée qu’elle ne l’était réellement.
Hélas ! elle s’était survécue à une époque de
la vie où il ne faut plus songer qu’à ses petitsenfants .
C’est là un portrait peu flatteur : l’image de la
chroniqueuse spirituelle et de bon goût est supplantée
par celle d’une vieille femme négligée et affabulatrice.
Mme de Rute présente également sa collaboratrice comme
une déclassée car, suite à son « divorce survenu », « cette
femme qui fut belle, aimée et malheureuse [...] se trouvait
depuis si longtemps de par la force des choses, hors de son
cadre et du milieu dans lequel elle était née et eût dû vivre
toujours » . Et, sous prétexte de critiquer son mode de
vie qui aurait dû être, en regard de son âge, celui d’une
recluse, Mme de Rute fustige la médiocrité de ceux qui la
fréquentaient : Le monde qu’elle réunissait chez elle, à part
quelques rares exceptions, ne la valait pas ; elle
devait certainement souffrir d’en être entourée,
de passer son existence dans cet océan de
petitesses, de commérages, d’à peu près sociaux,
d’à côtés intelligents, de faux illustres, de premiers
inconnus ; elle ne pouvait se résigner à vivre
simplement dans la calme et fière solitude, faite
de travail consolateur et de devoirs de famille
austères .
Camille Delaville ne recevra pas d’autre hommage
de la presse, mais continuera à faire parler d’elle après
Ibid.
Ibid., p. 198.
Ibid.
249
sa mort. À l’ouverture de son testament, des rumeurs
circulent concernant le destinataire d’un certain legs, rente
versée à un homme qui n’appartiendrait pas à sa famille.
Cette affaire prend une telle proportion que Georges de
Peyrebrune entend faire taire ces médisances, ainsi qu’elle
le confie à Rachilde. Cette dernière est persuadée, à l’instar
de sa correspondante d’ailleurs, que si Mina Round paraît
à l’origine de ces commérages, celle-ci n’est, en réalité,
qu’un bouc émissaire... C’est sur ce constat que débute
la première lettre, datée du jeudi 25 octobre 1888, que
Rachilde adresse à Georges de Peyrebrune : Je crois comme vous que Mlle Round est un
simple paravent [...].
Dites donc, affirmez même, s’il vous plaît, cette
seule chose à peu près exacte, mais, en dehors
de la question des rentes conservez un silence
prudent.
Je connais les personnes (des femmes prétendues
du monde) qui font les potins. N’hésitez pas à
leur imposer le silence non moins prudent que
je vous conseille.
Certes, réhabiliter une morte est une action
toujours belle. Malheureusement dans le cas qui
vous occupe c’est complètement inutile et audessus des forces humaines.
Maintenant souvenez-vous bien que ceux qui
cherchent le cadavre, pour employer votre
expression, en ont un dans leur propre poche
(c’est sale qu’il faut traduire).
Pour moi j’ai horriblement souffert de l’amitié
de Camille, cependant je l’estime encore... elle
était un honnête homme et, l’ayant vu mourir, je
me sens pleine d’une artistique admiration pour
cette amoureuse qui sait se briser la coupe entre
250
les dents dès qu’elle aperçoit de la lie .
Le cercle d’amis de la défunte semble donc persuadé
qu’elle entretenait une liaison. Ces rumeurs sont fondées sur
la réputation « d’amoureuse exaltée, généreuse et naïve »
que s’était forgée la défunte. Dans ses lettres à Georges
de Peyrebrune, elle avait fait plusieurs allusion à ses flirts
(Hippolyte Buffenoir, Isaure Toulouse, Étienne Bertrand).
À ces aventures galantes qui offusquèrent nombre de ses
contemporains et qui firent le lit de bien des commérages,
il faut ajouter le fait que, n’en déplaise à Mme de Rute,
Camille Delaville était encore, à cinquante ans, une grandmère séduisante. Olympe Audouard la décrivait ainsi : « […]
grande, un peu forte, ses épaules et ses bras semblent taillés
dans le marbre par un Phidias. C’est une brune, au teint
blanc mat ; ses grands yeux noirs ont, parfois un regard voilé,
qui paraît regarder en dedans . » Georges de Peyrebrune
la comparait à « une belle Gabrielle un peu grasse, mais très
majestueuse, avec des yeux noirs magnifiques ». Alors
que celle-ci est persuadée que ce mystérieux amant n’est
qu’une pure fable malveillante, Rachilde lui rapporte une
confidence de Camille Delaville qui confirme son existence.
Dans une seconde lettre, datée du samedi [27 octobre ?
1888], elle lui révèle non seulement le nom des bavardes
mais également un certain souhait testamentaire : Conservée à la Bibliothèque municipale de Périgueux [Fonds Georges
de Peyrebrune], cette lettre est publiée ici avec l’aimable autorisation de
Mme Romana Brunori.
Mme de Rute, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles, 31 juillet
1888, p. 181.
Olympe Audouard, Silhouettes parisiennes, Paris, Marpon & Flammarion,
1883, p. 303.
Georges de Peyrebrune, Le Roman d’un bas-bleu, Paris, Ollendorff, 1892,
p. 182.
251
1er : Je ne pensais nullement aux dames que
vous me dites mais à Mme Pilinska et à Mme
Lesueur.
2e : Camille. Un mois avant de mourir m’a
déclaré vouloir laisser, sous le couvert de
legs quelconque, des sommes à... son dernier
amour 10.
Aucun élément, à ce jour, n’a permis de découvrir
l’identité de ce mystérieux héritier. Il appartenait peut-être
à « son cercle intime [qui] se composait principalement de
petits jeunes gens, de ceux qui suivent volontiers le sillage
d’une femme un peu mûre, comme des papillons altérés
accourent autour d’une rose très ouverte, dont le cœur est
mal défendu 11 ». Georges de Peyrebrune ajoutait : « Elle
en avait aidé plusieurs à vivre, par qui ensuite elle avait
horriblement souffert 12. »
Sans doute O. Pilinska, avec qui Sully Prudhomme entretint une correspondance.
10
Conservée à la Bibliothèque municipale de Périgueux [Fonds Georges
de Peyrebrune], cette lettre est publiée ici avec l’aimable autorisation
de Mme Romana Brunori.
11
Georges de Peyrebrune, op. cit., p. 181.
12
Ibid.
Notices biographiques
concernant les personnalités mentionnées
à plusieurs reprises dans la correspondance,
qui ont pu être identifiées
A
Abbéma, Louise (1853-1927)
Élève du peintre officiel et mondain Carolus-Durand,
graveuse et sculpteuse réputée pour ses portraits d’artistes.
En 1874, elle eut une liaison avec Sarah Bernhardt, dont
elle devint la portraitiste attitrée. Chevalier de la Légion
d’honneur en 1906, elle exposa au Salon des Artistes
français jusqu’en 1926.
Audouard, Olympe (1830-1890)
Maîtresse d’Alexandre Dumas père, féministe, elle dirigea,
sous le pseudonyme Feo de Jouval, des périodiques – Le
Papillon et La Revue Cosmopolite – qui furent interdits par
le gouvernement en 1868. Elle voyagea en Égypte, Turquie,
Russie, et séjourna un temps en Amérique. Elle publia des
ouvrages de polémique féministe et des romans : Comment
aiment les hommes (1862), Les Nuits russes (1876), Les Roses
sanglantes (1880), etc.
254
B
Bachelin-Deflorenne, Antoine (1835- ?)
Également connu comme « le bibliophile Julien ». Libraireéditeur réputé, il vendit, entre autres, la bibliothèque de
Sainte-Beuve et rédigea des articles pour Le Bibliophile
français, gazette illustrée des amateurs de livres, d’estampes
et de haute curiosité. On lui doit notamment État présent
de la noblesse française (1866) et la description du Livre
d’heures du cardinal Albert de Brandebourg. Il devient,
en 1885, rédacteur en chef de l’éphémère Progrès National.
Rachilde l’évoque dans son pamphlet Pourquoi je ne suis pas
féministe (1928).
Barletta
Un des médecins traitants de Camille Delaville, d’origine
italienne. C’est également un admirable joueur de mandoline
« dont le talent [...] fait cet hiver la joie du high-life »
(C. Delaville, « Courrier de Paris », Les Matinées espagnoles,
février 1887, p. 75).
Bénigne, Ange
Un des nombreux pseudonymes de la comtesse de Molène,
romancière parisianiste, qui publia La Comédie Parisienne.
Scènes mondaines (1878), Tu et Toi (1882) et, en 1885,
Perdi, le couturier de ces Dames, roman qui connut un
certain succès. On lui doit un article sur Baudelaire, « Le
moins connu parmi les célèbres », paru dans Le Gaulois
du 30 septembre 1866. Elle signa des chroniques dans La
Vie parisienne, sous les pseudonymes d’« Ange Bénigne »,
255
« Satin » ou « Pascaline », et dans La Liberté sous les
pseudonymes « X » ou « Rigoletto ».
Bertrand, Gabriel (1861-1917)
Originaire du Lot-et-Garonne, il y fonda La Revue de
France qui s’interrompit en 1886. Co-directeur, avec son
frère Étienne, de La Revue verte.
Bissieu, Henriette (Mme)
Fille de Louise Colet ; elle tenait salon rue Cambacérès.
Blavet, Émile (1838-1910)
Journaliste, il fut rédacteur en chef du Gaulois et de La
Presse. Ses chroniques du Figaro et de La Vie parisienne,
signées « Parisis », parurent en volume entre 1886 et 1890.
On lui doit la création de journaux comme Le Rural ou
Le Petit Bleu. Il fut également dramaturge avec Le Bravo
(1877) et Richard III (1884), opéras en quatre actes, et
vaudevilliste avec Mon oncle Barbassou (1896). Il publia
également La Princesse rouge (1885) et Au pays malgache.
De Paris à Tananarive et retour (1897).
Bloch, Élisa (1848-1905)
Née Marcus, épouse du rédacteur en chef de L’Écho, élève
de Chapu, elle exposa pour la première fois en 1880
et, jusqu’en 1904, participa presque chaque année aux
Salons de la Société des Artistes français. Elle réalisa entre
autres un buste de Georges de Peyrebrune et un buste en
marbre d’Anaïs Ségalas. En 1894, elle obtint une mention
honorable avec une statue de Moïse. Elle fut également
rédactrice en chef de Paris province.
256
Boissière, Jules (1863-1897 [?])
Rédacteur parlementaire à La Justice de Clémenceau, il
publia des essais poétiques en occitan : L’Énigme, Provensa
(1885). Membre de la Société des félibriges de Paris, il
fut en 1886 rédacteur du Petit Méridional. Il abandonna
le journalisme pour la carrière coloniale qui lui inspira
Fumeurs d’opium (1896) et Les Propos d’un intoxiqué.
Buffenoir, Hyppolite (1847-1928)
Après avoir un temps enseigné la philosophie en province,
il s’installa à Paris où il se fit remarquer par ses poèmes :
Premiers baisers (1876). Suivirent d’autres recueils : en 1881,
Allures viriles, et, en 1887, Cris d’amour et d’orgueil. Il dirigea
Le Réveil littéraire (1876), Le Père Duchesne de 1878 à 1880
puis Le Cri du Peuple. Il revint à la philosophie et consacra
de nombreuses études à Jean-Jacques Rousseau, aux grandes
dames du XVIIIe siècle, à Robespierre…
C
Cartillier, Camille
Rédacteur en chef du Gil Blas, qui signait « Lesage ».
Il collabora à d’autres journaux sous le pseudonyme de
« Taverney ».
Chabrillan, Céleste, comtesse de (1820 [?]- ?)
Connue au théâtre sous le nom de « Céleste Mogador ».
En 1854, elle publia ses Adieux au monde ou Mémoires de
Céleste Mogador, puis donna quelques romans dont Un
Drame sur le Tage (1885).
257
Charlotte voir Mortier, Charlotte
Constantin, François-Victor, comte de (1825-1903)
Spécialiste des questions ferroviaires, il est surtout connu
pour avoir été un fervent adepte des sciences occultes.
Fondateur de la Société magnétique de France en 1887 et
président d’honneur en 1892, il fut également président
du Congrès international du magnétisme humain qui se
tint à Paris en 1889.
D
Daillens, Marie, comtesse de
Auteur, entre autres, de La Pâtée de Toto (1878), La Robe
(1878), et Les Exploits de Dragonnette, opéra comique en
un acte (1892). Elle fut, avec sa mère Mme de Mouzay, une
amie de Marie Bashkirtseff.
Delyon, Aymé
Rédactrice en chef, avec sa sœur Valère, du Zig Zag. Elle signa
en 1884 Mademoiselle Éliane. Elle publia en 1885 « Une
soirée chez Victor Hugo » dans les Matinées espagnoles.
Des Houx, Henri (1848-1911)
Pseudonyme de Henri Durand-Morimbeau. Agrégé des
lettres en 1871, il fut professeur de rhétorique avant de
se lancer dans le journalisme. Il fut rédacteur en chef de
La Défense, puis fonda La Civilisation, journal légitimiste
qui fusionna avec Le Clairon. Il dirigea Le Journal de Rome
258
jusqu’en 1885. Il donna également des conférences sur
Chopin, Mozart, Richepin. En 1887, il prit la direction,
avec son frère, du Constitutionnel.
Dumont, Auguste (1816-1885)
Administrateur de plusieurs journaux, dont Le Figaro
quotidien ; fondateur de L’Événement (1872) et du Gil Blas
(1879).
Foucaux, Mme de
voir Mary Summer.
G
Galipaux, Félix (1860-1931)
Comédien, critique dans L’Art dramatique, il écrivit aussi
une trentaine de pièces. Sous le pseudonyme de Félix
Mayran, il a donné des scènes comiques de la vie de théâtre
dans Le Figaro, L’Écho de Paris, Le Gil Blas... Il publia
dans Le Passant du 30 septembre 1882 un article intitulé
« Souvenir d’un jeune comédien », et dédicaça une saynète,
« Les deux amies », à Camille Delaville dans Galipettes
(1887). Mes Souvenirs parurent en 1937.
Gautier, Judith (1845-1917)
Fille de Théophile Gautier et épouse de Catulle Mendès
de 1866 à 1874. Elle est romancière, poétesse spécialisée
dans la littérature chinoise et moyen-orientale. Le Dragon
impérial (1869) est son roman le plus fameux ; elle écrivit
aussi pour le théâtre La Marchande de sourires (1888). Elle
fut adulée par Victor Hugo et Richard Wagner.
259
Gayda, Joseph (1857-1897)
Critique à L’Événement, il seconda E. Blavet dans sa
chronique « La Vie parisienne » au Figaro. Il publia des
vers, L’Éternel féminin (1881), et un roman Ce brigand
d’Amour (1885). On lui doit également Kallisto, comédie
en un acte (1891).
Ginisty, Paul Eugène Léon (1855-1932)
Il débute au Musée des deux mondes, collabore au Télégraphe,
à L’Audience, La Revue hebdomadaire, La Revue bleue, La
Revue de France, et devient critique au Gil Blas. Il tient un
temps la critique dramatique de La République française,
dirige La Vie populaire et lance L’Année littéraire. Il fonde la
Société d’histoire du théâtre dont il fut le secrétaire général ;
il fut également co-directeur de l’Odéon de 1896 à 1906,
et devint inspecteur des monuments historiques en 1907. Il
écrivit de nombreux romans, dont L’Amour à trois (1884),
préfacé par Maupassant, ainsi qu’une dizaine de pièces de
théâtre.
Girardin, Delphine de (1804-1855), née Gay
Adolescente, elle reçut le surnom de Muse de la patrie
en raison de ses poèmes rassemblés dans Essais poétiques
(1824) et Nouveaux Essais poétiques (1825). Elle épousa
Émile de Girardin en 1831, collabora à La Presse comme
chroniqueuse sous le pseudonyme « Vicomte de Launay ».
Amie de Victor Hugo, qu’elle initiera au spiritisme, de
Lamartine et de Balzac, elle consacre un livre à ce dernier,
La Canne de Monsieur Balzac (1836). Elle reçut dans son
salon tous les grands noms de son temps.
260
Girardin, Émile de (1806-1882)
Journaliste, promoteur du journal à prix modique et du
roman-feuilleton, il fonde en 1828 Le Voleur, en 1829 La
Mode, et en 1836 La Presse, quotidien qu’il vend en 1855.
En 1866, il prend la tête du quotidien La Liberté, rachète
La France puis Le Petit Journal.
Guillaumot, Auguste Alexandre (1815-1892)
Élève de Lemaître et de Viollet-le-Duc, il se spécialise
dans les gravures d’architecture en cuivre pour illustrer
Promenades artistiques dans Paris et ses environs (1857), les
Costumes du Directoire de Sardou (1878). On lui doit une
monographie sur le château de Marly-le-Roi (1865) et
L’Art appliqué à l’industrie (1866).
H
Holmès, Augusta (1847-1903)
Élève de César Franck, elle étudie la composition et
l’orchestration, et présente à vingt ans ses compositions au
public. Admiratrice de Wagner, elle séduisit par son talent
Lizst et Gounod. Dans les années 1880, elle compose des
poèmes symbolistes comme Lutèce, Pologne, Irlande, et
obtient une commande officielle en 1889 pour l’Exposition
Universelle de Paris afin de célébrer le centenaire de la
Révolution Française. Réputée pour sa beauté, elle fut la
maîtresse de Catulle Mendès de 1868 à 1885.
Houssaye, Arsène (1815-1896)
Inspecteur des musées de province, ancien directeur de la
Comédie-Française, il a publié les œuvres de Chamfort et
261
de Piron, ainsi qu’une multitude d’œuvres personnelles. Il
collabora entre autres à La Gazette anecdotique. C’est un
ami proche de Georges de Peyrebrune et de Rachilde.
J
Javel, Firmin Ferréol Octave (1842- ?)
Secrétaire de rédaction et courriériste théâtral à La Liberté,
au Télégraphe, à L’Indépendant, au Figaro ou encore au Gil
Blas sous la signature « El Correo ». Il fut aussi rédacteur
en chef de L’Art français (1887-1901), donna de nombreux
articles à L’Événement, et collabora au Petit Parisien. Il fonda
avec Eugène Leclerc le groupe littéraire et artistique « La
jeunesse ». Il est l’auteur de pièces de théâtre et de romans,
dont Treize à table (1867).
L
Lesueur, Daniel (1860-1920)
Pseudonyme de Jeanne Lapanze, née Loiseau. Poètesse
(Fleurs d’avril fut couronné par l’Académie française en
1882) et romancière, elle publia Le Mariage de Gabrielle
(1882), L’Amant de Geneviève (1883), L’Honneur d’une
femme (1901). Elle écrivit un livre sur le statut économique
des femmes, L’Évolution de la femme (1905), et traduisit
des œuvres de Lord Byron (1891-1893). Chevalier de la
Légion d’honneur en 1900.
262
Lorrain, Jean (1855-1906)
Pseudonyme de Paul Duval. Monté à Paris pour suivre des
études de droit, il les abandonne au profit des cafés et des
cénacles de la rive gauche. Il débute au Zig Zag sous le
pseudonyme de Jack Stick, au Chat Noir. En 1884, il entre
au Courrier Français qu’il quitte en 1887 pour L’Événement.
De 1895 à 1905, il est le chroniqueur à la mode du Journal.
Il fut également poète et romancier avec Le Sang des Dieux
(1882), Monsieur de Phocas (1901), etc.
M
Maldague, Georges (1857-1938)
Pseudonyme de Joséphine Maldague. Cette feuilletonniste
prolifique débuta sa carrière au Petit Parisien. Elle publia
entre autres La Parigote (1884), La Magnétisée (1885),
Yvonne la simple (1892) et Monsieur le professeur (1899).
Mary, Jules (1851-1922)
Pseudonyme de Victor Anatole Jules Martinie. Après la
Commune, il débarqua à Paris pour faire fortune. Il devint
secrétaire de commissariat de police en province et rédacteur
en chef de L’Indépendant. Il collabora au Petit Parisien.
Romancier populaire par excellence, il connut jusque dans
les années soixante un immense succès avec notamment
Amour d’enfant (1876), Roger-la-honte, La Pocharde, etc.
263
Mendès, Catulle Abraham (1841-1909)
Gendre de Théophile Gautier – jusqu’à son divorce d’avec
Judith –, il se fait connaître en fondant, en 1860, La
Revue fantaisiste. Il rejoint le groupe des parnassiens et s’en
fera l’historien avec La Légende du Parnasse contemporain
(1884). Il participe à la fondation de La Revue française et
de La République des lettres ainsi que de La Vie populaire
avec L. Piégu, et collabore au Gil Blas. Ses œuvres poétiques
et romanesques sont innombrables : Philoména, poésies
(1862), Poésies nouvelles (1893), L’Homme tout nu (1887),
La Première maîtresse (1894), etc.
Meyer, Arthur (1844-1924)
Directeur du Gaulois, il conçoit avec le dessinateur et
caricaturiste Alfred Grévin le musée du même nom
en 1881.
Molène, comtesse de
voir Bénigne Ange.
Mortier, Charlotte
Camille Delaville la décrit ainsi : « C’est une jeune femme
blonde, point très jolie, extra-spirituelle, pas trop bien
élevée, amusante par destination, même lorsqu’elle pleure.
Elle aime celle qu’elle appelle sa maîtresse d’une amitié
passionnée. » (Mes Contemporaines, éd. cit., p. 47). Elle est
la dame de compagnie, la secrétaire et, selon la rumeur, la
maîtresse de Mme de Rute. Elle épousera en 1886 le baron
Edmond de Lesdains, dont elle se séparera en 1888. Suite
à une altercation entre son mari et son amant, un procès
s’ouvre à Angoulême.
264
Mouzay, Fanny, comtesse de
Auteur de littérature enfantine et chrétienne. On lui doit
La Famille Bellefond, La Leçon de Charité et Lectures
pour l’enfance chrétienne parus en 1857, Le Portrait de la
Jardinière ou la fin justifie les moyens (1863), Monsieur mon
secrétaire (1878). Journaliste, elle a signé dans Le Pays et dans
L’International, périodique catholique publié à Londres.
Pie IX disait d’elle : « Elle a fait plus de bien à notre cause
avec sa plume, qu’un de nos zouaves avec son épée. »
Camille Delaville fit son portrait dans Le Constitutionnel
du 4 avril 1887.
P
Pardo Bazàn, Emilia de Quiroga, comtesse de (18511921)
Romancière qui fit scandale en publiant La Tribuna (1882),
premier roman espagnol consacré à la classe ouvrière. On
lui doit également un essai sur le naturalisme, La Cuestion
palpitante (La Question palpitante), paru en 1883. Durant
ses nombreux séjours en France, elle fréquenta le grenier
des Goncourt dont elle traduisit Les Frères Zemganno, et
le cercle féministe de La Fronde, dirigé par Marguerite
Durand.
Parodi, Alexandre (1840-1901)
Inspecteur adjoint des bibliothèques municipales de Paris
et du département de la Seine, il est également poète (Cris
de la chair et de l’âme, 1883). Il s’est fait connaître comme
auteur dramatique en 1870 avec Ulm le parricide. Il écrivit
265
Rome vaincue (1877), pièce dans laquelle Sarah Bernhardt
triompha, La Jeunesse de François Ier, tragédie historique
(1884), Le Triomphe de la paix, ode symphonique (1878).
Il publia également Le Théâtre en France (1885).
Patti de Munck, Carlotta (1843-1919)
Cantarice qui connut un immense succès à l’Opéra de Paris,
notamment dans Lucia de Lammermoor en 1846. Camille
Delaville fit un portrait d’elle dans Le Constitutionnel du
22 avril 1887.
Piégu, Louis
Directeur du Petit Parisien.
Princesse (la)
voir Rute y Ginez (Mme de).
R
Rachilde (1860-1953)
Pseudonyme de Marguerite Eymery. Elle épousa en 1889
Alfred Vallette, futur directeur du Mercure de France.
Romancière à la réputation sulfureuse, (Monsieur Vénus,
1884 ; La Marquise de Sade, 1887 ; Les Hors Nature, 1897),
elle débuta sa carrière littéraire comme feuilletonniste
à L’École des femmes et chroniqueuse au Zig Zag. Elle
fréquenta un temps Maurice Barrès, Paul Verlaine. Elle
assura la critique littéraire du Mercure de France jusque
dans les années 1920.
266
Reinach, Joseph (1856-1921)
Après des études de droit, il collabore à La République
française de Gambetta. Il devient son chef de cabinet
aux Affaires étrangères de 1881 à 1882. Copropriétaire
de La République française, il mène dans ce périodique
une campagne contre Boulanger. Il est élu député de
Digne en 1889 et 1893. En 1897, il obtient la révision
du procès d’Alfred Dreyfus, dont il écrira une histoire en
sept volumes.
Richebourg, Émile (1833-1898)
Secrétaire de la Société de l’Union des Poètes, poète et
auteur de romans-feuilletons, il publia notamment Les Contes
enfantins (1857) et Cœurs de femmes (1864). Il fut également
dramaturge avec Les Nuits de la place Royale, drame (1862),
et Un ménage à la mode, comédie-vaudeville (1863).
Round, Mina
Femme de lettres d’origine anglaise arrivée en France
peu après la Commune. Elle fait paraître une imitation
des Black Sheeps (Brebis galeuses) d’E.Yates en 1873. Elle
collabore au Passant, sous les pseudonymes de Carmina et
Maurice Reynold, et à La Presse où elle assure un « Conte
du dimanche » et partage la « Chronique mondaine » avec
Camille Delaville. Elle écrit la nouvelle « La Dompteuse »
pour Les Matinées espagnoles (février 1888).
Rousseil, Marie-Suzanne Rosélia (1841-1911)
Premier prix de tragédie en 1860, elle concurrence un
temps Sarah Bernhardt. Actrice au Vaudeville, au Théâtre
267
de la Porte-Saint-Martin, à l’Ambigu et à l’Odéon, elle fut
la maîtresse du marquis de Gaïta, rénovateur de l’ordre de
la Rose+Croix. Elle fit paraître un roman, La Fille d’un
proscrit (1878), et un drame, Elza (1884), ainsi qu’un roman
autobiographique et des poèmes exaltés. Elle se retira en 1888
dans un couvent.
Rute y Ginez (Mme de) (1831-1902)
Née princesse Marie Studholmine Letizia Bonaparte-Wyse,
petite-nièce de Napoléon Ier. Exilée un temps en Savoie,
elle y fonde sa première revue, Les Matinées d’Aix-les-Bains.
De retour en France, elle collabore au Constitutionnel et
signe « Baron Stock » quelques feuilletons et des chroniques
censurées par la rédaction même du journal, car elle y dévoile
les secrets et les travers de ses proches – pratique qui lui vaut
bien des procès en diffamation et le surnom de « Princesse
Brouhaha ». Elle dirigea de 1883 à 1889 Les Matinées espagnoles,
signa « Camille Bernard » dans de nombreux journaux. Elle
fit également paraître La Petite Reine. Impressions et souvenirs
de Hollande (1899). La plupart de ses romans, d’Énigme sans
clef (1894) à La Grand-mère (1896) en passant par Les Lettres
d’une voyageuse (1897), sont souvent attribués à Tony Révillon,
à Ferracques, Arsène Houssaye ou Alphonse Karr...
S
Ségalas, Anaïs (1814-1893)
Née Anne-Caroline Ménard, épouse de l’avocat Victor Ségalas,
elle écrivit très tôt des vers, et fut remarquée en 1829 pour sa
Psyché. Elle publia des poèmes (La femme. Poésies en 1848, Les
268
Oiseaux de passage en 1857), des pièces de théâtre (en 1852
Les Absents ont raison, comédie, et en 1864 La Loge de l’Opéra,
drame) et des romans (Contes du nouveau palais de cristal
en 1855, Le Bois de la Soufrière en 1885)... Elle fut critique
littéraire et dramatique au Corsaire de 1848 à 1852, collabora
au Journal des jeunes personnes et au Musée des familles.
Summer, Mary (1842-1902)
Pseudonyme de Marie Fillon et épouse de Philippe Édouard
Foucaux, professeur au Collège de France. Historienne,
romancière et orientaliste, elle publie entre autres Contes et
légendes de l’Inde ancienne dans Les Contes indiens de Mallarmé,
Les Religieuses bouddhistes depuis Sahya-Mouni jusqu’à nos jours
(1873), Le Roman d’un académicien (1896). Les Aventures
de la princesse Souerdarî. Roman bouddhiste (1893) fut
couronné par l’Académie française, tout comme Quelques
salons de Paris au XVIIIe siècle (1898).
T
Tannemberg, Boris de (1864- ?)
Homme de lettres qui fit paraître La Poésie castillane
contemporaine. Espagne et Amérique (1889), et Un dramaturge
espagnol, M. Tamayo y Baus (1898).
Théry, Edmond (1855- 1925)
Membre du Conseil supérieur des statistiques, économiste,
rédacteur en chef de L’Économiste européen et de La Nation,
il publia La Crise des changes (1894) ou encore Les Valeurs
mobilières en France (1897). Il tint la chronique industrielle
à La Vérité, journal républicain.
269
Theuriet, André (1833-1907) Sous-chef aux Finances, il fut poète (Le Livre de la Payse,
1882) et romancier (La Fortune d’Angèle, 1876 ; Les
Enchantements de la Forêt, 1881). Il donna également une
comédie en 1885, La Maison des deux barbeaux. Il collabora
au Figaro et à La République française. C’est également lui
qui expurgea Le Journal de Marie Bashkirtseff pour le faire
paraître en 1885.
Thierry, Gilbert Augustin (1843-1915)
Ancien auditeur au Conseil d’État, il collabora à La Revue des
Deux Mondes, tint la rubrique théâtrale au Moniteur universel,
et fit paraître Le Capitaine Sans-Façon (1882), Le Masque.
Conte Milésien (1894) et Les Récits de l’occulte (1892).
Thilda, Jeanne (1833-1886)
Pseudonyme de Mathilde Stevens, épouse d’Arthur Stevens,
frère des peintres Stevens, critique et marchand d’art. Son
divorce fut d’autant plus retentissant que c’était une femme
très en vue. Son salon était l’un des plus courus de Paris.
Elle collabora comme chroniqueuse à La France et au Gil
Blas. Elle donna Impressions d’une femme au salon de 1859,
produisit quelques œuvres romanesques dont Les Froufrous
(1879), Pour se damner, contes gaillards et nouvelles parisiennes
(1883) ou Péchés capiteux (1884). Elle inspira à Maupassant
le personnage de Mme Forestier dans Bel Ami (1885).
Torrezão, Guiomar (1844-1898)
Romancière portugaise – « La George Sand du Portugal »
selon Camille Delaville –, elle écrit en 1886 Idyllio à Ingleza et
tient la rubrique « Courrier de Lisbonne » dans Les Matinées
270
espagnoles. Elle traduisit, en 1890, Une séparation (Uma
Separaçao) de Georges de Peyrebrune. Elle fut autorisée à
traduire Denise, pièce de théâtre d’Alexandre Dumas fils.
U
Ulbach, Louis (1822-1889)
Directeur de La Revue de Paris (1853-1858), rédacteur en
chef de La Cloche, qui fut interdit durant la Commune,
critique dramatique au Temps, il collabora aussi au Livre,
revue mensuelle du monde littéraire. Il signa « L’inconnu »
dans de nombreux journaux comme Le Figaro, et fut
critique littéraire dans Le Rappel. Romancier, il donna
entre autres Suzanne Duchemin (1855) et Cyrille, Mémoires
d’un assassin (1876). Il publia La France parlementaire de
Lamartine, et L’Almanach de Victor Hugo (1885).
V
Vignon, Claude (1828-1888)
Pseudonyme de Noémie Rouvier, née Cadiot. Elle épouse
Alphonse Louis Constant, célèbre auteur du Dogme et
rituel de la haute Magie (1860-1865) sous le nom d’Éliphas
Levi ; et se remarie avec le ministre Rouvier. Elle est
connue dès 1865 sous le pseudonyme de Claude Vignon.
Elle est sculpteur (Bacchus au Salon de 1853), critique
littéraire au Temps, et romancière. Camille Delaville fit son
portrait dans L’École des femmes du 17 juillet 1879, et dans Le
Constitutionnel du 14 mars 1887.
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Zimmermann, Daniel, Alexandre Dumas le Grand, Paris,
Phébus, coll. « Biographie », 2002.
Table des matières
Avant-propos..................................................................... p. 7
Introduction...................................................................... p. 9
Lettres de Camille Delaville à Georges de Peyrebrune... p. 75
Acte de décès................................................................. p. 245
Épilogue........................................................................ p. 247
Notices biographiques................................................... p. 253
Bibliographie................................................................. p. 273
Table des matières.......................................................... p. 277
Cet ouvrage a été composé par Françoise Le Corre au
Centre d’étude des correspondances et journaux intimes
(Université Européenne de Bretagne, UMR CNRS 6563,
Université de Bretagne Occidentale, Brest).
Dépôt légal : mars 2010
ISBN : 2-909673-25-1