Thèse pour le Doctorat ès Lettres Lawrence Durrell et la Grèce
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Thèse pour le Doctorat ès Lettres Lawrence Durrell et la Grèce
Konstantinos Gkountis Université Paris 12 - Val de Marne U.F.R. des Lettres et Sciences Humaines E.D. LSHSS E.A. 3483 Thèse pour le Doctorat ès Lettres Lawrence Durrell et la Grèce Directeur Pr. Francis Claudon Année 2007 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 0 Table de matières Présentation de la recherche Lawrence Durrell, un voyage vers le soleil..................................................................... 3 Chapitre 1 : Généralités o Lawrence Durrell, des images inconnues................................................... 11 o Lawrence et la Grèce, ou comment la Grèce a vu Larry............................ 13 o Sa vie aux Indes et son retour en Europe.................................................... 17 o Sa période en Grèce.................................................................................... 19 o La voie de l’ « exil »................................................................................... 29 o Sa vie d’être (auteur) confirmé................................................................... 35 o Un mot avant le départ................................................................................ 46 Chapitre 2 : L’esprit des lieux o Sa naissance littéraire ? Ses lieux - sa création à travers ses paysages....... 49 Chapitre 3 : La présence de la Grèce I o L’image d’une Vénus et la mer................................................................... 77 o La lumière des ténèbres : Cefalû................................................................. 93 Chapitre 4 : La présence de la Grèce II o Lawrence Durrell et sa quête noire............................................................. 99 o Lawrence Durrell : l’île au cœur................................................................. 124 Chapitre 5 : La poésie o Poèmes « …en anglais élémentaire »......................................................... 138 Chapitre 6 : o Durrell anadyomène.................................................................................... 162 Chapitre 7 : o Impressions ultimes.................................................................................... Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 198 1 Une thèse ne finit pas ; elle s’arrête… Conclusion...................................................................................................................... 220 Bibliographie.................................................................................................................. 229 o Œuvres de Lawrence Durrell...................................................................... 229 o Interviews.................................................................................................... 231 o Films et adaptations.................................................................................... 232 o Autres sources............................................................................................. 232 o Ouvrages de critique : Ouvrages publiés.................................................... 232 o Ouvrages non publiés.................................................................................. 235 o Films - Documentaires................................................................................ 237 o Périodiques.................................................................................................. 237 o Sites Internet............................................................................................... 245 Annexe............................................................................................................................ 249 Index nominum.............................................................................................................. 253 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 2 Présentation de la recherche Lawrence Durrell : un voyage vers le soleil « Le voyage de mille miles commence par un seul pas ». Quand j’ai pour la première fois lu ce proverbe de Confucius, il m’a surpris par la simplicité de sa vérité libératrice, qui montrait que tout est possible pour celui qui a la volonté de le réaliser. Sous l’emprise d’une telle volonté, je me suis engagé dans une recherche littéraire et dans le voyage qu’un tel acte évoque. En effet, une œuvre peut prendre la réalité vivante que le lecteur a envie de lui donner en devenant le pays de sa propre réalisation, en offrant la possibilité de le créer à travers la force et les qualités que l’auteur a développées dans son texte. Cependant, si un tel voyage peut nous enrichir et donner des ailes à nos rêves, il faudrait d’abord remercier les personnes qui m’ont donné la possibilité de marcher sur ce chemin, et cela en leur rapportant toutes les images vues, toutes les émotions vécues, toutes les découvertes et les pensées révélées lors de ce parcours. Mais un rapport sur des Ithaques ou sur de grands auteurs, dont tous -ou la plus grande partie de- les aspects ont été antérieurement traités et sur lesquels d’excellents ouvrages ont été rédigés, serait peut-être un peu prétentieux (penser que l’on peut contredire ou mieux faire que le reste de la communauté scientifique), à moins d’un intérêt particulier. Telle fut la raison qui a dirigé mon intérêt vers des auteurs moins connus, forcément contemporains, et sur lesquels j’espère que mon point de vue pourrait être « inédit », intéressant, rendant ainsi hommage à tous ceux qui ont formé ma pensée et ma personnalité, ma famille, mes instituteurs et mes professeurs dès le commencement de ma formation. Dans cette optique, j’ai discuté avec mon directeur, M. le Professeur Francis Claudon, qui m’a orienté vers le choix d’un auteur contemporain qui pourrait m’offrir la possibilité de la nouveauté et démontrer un aspect différent de son travail. Nous avons choisi un auteur anglais qui a vécu une grande période de sa vie, jusqu’à ses derniers jours, en France et entretenait une relation très particulière avec mon pays natal, la Grèce. Il s’agit du créateur du Quatuor d’Alexandrie, du Carnet Noir et de l’Esprit des lieux (pour citer quelques uns de ses livres) un auteur qui a vécu et rêvé sous le même soleil que moi, un soleil décrit dans son œuvre et transporté partout où il s’est trouvé : cette recherche portera sur Lawrence Durrell et ses relations avec la Grèce. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 3 Lawrence Durrell est un écrivain contemporain, qui suscite notre intérêt pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit d’un écrivain qui reste toujours un peu contesté. En même temps, ses admirateurs reconnaissent en lui « l’un des plus grands écrivains de notre siècle », et produisent bon nombre d’ouvrages et de recherches, alors que d’autres le voient comme un auteur de « second rang ». Ce fait m’a paru très intéressant, car ma volonté était non pas de travailler sur un « grand auteur » déjà établi, mais sur quelqu’un de « libre », libre des images clichés, libre à découvrir, pour ne pas être orienté par tout ce qui a été écrit sur lui. De plus, Lawrence Durrell présente un intérêt très particulier : il est d’origine anglaise, né en Inde, se déclare irlandais, a vécu en Angleterre, en Grèce, à Alexandrie, à Chypre, en Argentine, en Yougoslavie, en France (presque tous des pays de la Méditerranée). En conséquence, c’est un auteur auquel je ne peux attribuer une autre nationalité que celle d’européen. En tenant compte de tous ces éléments, en pensant à l’histoire des enfants de cette mer, je me suis demandé si finalement ce ne serait pas son passage par la Grèce et sa période entre les bras de la Méditerranée qui lui auraient donné cette image cosmopolite. Je me suis interrogé pour savoir si cela n’était pas la raison pour laquelle il est connu partout dans le monde (des Etats-Unis jusqu’au Japon) comme un écrivain européen et accepté comme quelqu’un « provenant » de chacun des pays dans lesquels ses œuvres ont vécu. Et si cela est vrai, est-ce que, finalement, un tel auteur peut prouver qu’il faudrait m’orienter vers l’existence d’une littérature européenne, comme une Odyssée moderne, créée par le voyage vers son Ithaque ? En plus, je me suis posé la question si le fait de vivre en Grèce et en Méditerranée ne lui avaient pas donné l’esprit cosmopolite-européen et quel était le rôle de « sa Grèce » dans sa vie ? Toutes ces questions sont des éléments qui m’amènent à examiner Lawrence Durrell sous un regard assez personnel, qui pourrait clarifier des aspects de son œuvre non encore mis en évidence. Dans cet esprit, j’avais commencé cette recherche, en accordant une certaine priorité parmi ses œuvres au Quatuor d’Alexandrie. Le fait qu’il s’agisse d’un de ses chefs d’œuvres, qui l’a rendu célèbre partout au monde, et qu’il soit par conséquent un livre beaucoup commenté, n’affaiblira pas mon intention de travailler sur un chemin « libre », non encore totalement exploré. Il est vrai que plusieurs ouvrages ont été rédigés sur ce livre. Mais, ce qui résonne en moi et qui m’incite à l’étudier, c’est la forte présence de la Grèce parmi ses pages, de même que la pluralité de ses personnages qui prouvent la mosaïque des peuples méditerranéens, une mosaïque qui n’est pas très loin de celle des peuples européens. Il est également vrai que plusieurs autres ouvrages de Lawrence Durrell parlent de la Grèce, ou se Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 4 situent sur son sol. C’est la raison pour laquelle je reste ouvert au reste de son œuvre, en essayant de me rapprocher de la vérité, d’éclaircir le plus possible mes positions et de former ma recherche sous un « œil vivant », qui changera selon les éléments nouveaux des questionnements et problématiques et des méthodes, toujours avec la volonté de porter mon intérêt là où personne d’autre ne l’a fait. En d’autres termes, je prends ce que je crois être le plus caractéristique de ses ouvrages, mais en prenant en compte le fait que tout n’est pas dit dans ces quatre volumes. En tenant cette position, j’ai commencé mes réflexions et mes questions sur Lawrence Durrell, dans le but de cerner et de maîtriser le plus possible le travail et les témoignages et commentaires provenant de L. Durrell lui-même, mais aussi de ceux qui l’ont connu ou qui ont travaillé sur son œuvre. Le fait qu’il soit un écrivain contemporain donnait une allure particulière à cette activité. Il n’y aurait peut-être pas beaucoup de livres et de recherches écrites sur lui et, de ce fait, des aspects de son œuvre resteraient encore inexploités. Mais ce fait fut également la grande difficulté de cette recherche, apparue au fur et à mesure, jusqu’au moment où j’établis des liens avec les bibliothèques spécialisées en France et à l’étranger, ainsi qu’avec des personnes de son entourage proche. Pour l’organisation de cette recherche, j’ai décidé de suivre la démarche suivante : d’abord, retrouver les livres ou les sources d’autres types (journaux, émissions radiophoniques, témoignages) qui parlent de Lawrence Durrell en général ou plus précisément de mon projet de recherche. Après leur examen et un premier classement, je pourrais prendre contact avec les personnes intéressantes, soit parce qu’elles ont connu Lawrence Durrell, soit parce qu’elles ont travaillé sur son œuvre et peuvent éclaircir ou donner des avis inédits sur mes questions. Par la suite et dans le même esprit, il m’est arrivé de visiter les lieux même où Lawrence Durrell a passé des périodes de sa vie, ou les établissements qu’il a fréquentés (ou bien qui ont été crées à l’intention de son travail), en espérant trouver des éléments négligés ou mal éclairés, non mis en évidence par les chercheurs précédents, et, peut-être, des éléments non retrouvés, dont ce serait la première parution, grâce à la publication de cet ouvrage. Ainsi, cette recherche a commencé par ma visite dans deux établissements, qui donnent la possibilité d’une première approche, assez indicative de l’existence ou non des titres sur une recherche : il s’agit de la bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne et la Bibliothèque Nationale de France (B.N.F.). J’avais espéré trouver dans ces deux bibliothèques tous les indices nécessaires à la rédaction d’une bibliographie assez vaste, qui pourrait couvrir Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 5 la quasi totalité de mes besoins. Cette « illusion », si je peux dire, n’a pas duré bien longtemps. Dès mes premières visites, je me suis rendu compte que la bibliographie sur Lawrence Durrell ne dépassait pas quelques dizaines de titres, titres parfois identiques entre les deux établissements. Sur ce point il faudrait noter que j’ai également visité la bibliothèque de l’université Paris 12, à Créteil, une visite qui m’a donné, à peu près, les mêmes titres. Ce fait était assez décourageant. Ma première impression était que si les deux grandes bibliothèques n’avaient pas d’éléments à me transmettre, alors il serait presque impossible d’en trouver ailleurs. Pendant une période, j’ai cru que cette recherche ne pourrait pas aboutir. J’ai pensé à réorienter mes études vers un autre écrivain, mais aucun ne me semblait correspondre à mes critères. J’ai donc décidé d’insister. Dans un premier temps, ma réaction fut de prendre contact avec mes collègues et mes amis, en France et en Grèce, dans l’espoir d’être éclairé. Malheureusement, j’ai reçu comme réponse une seule question : Qui est-ce Lawrence Durrell ? Cela fut ma deuxième déception. J’ai cru que j’étais seul à mener des recherches sur son œuvre, ou du moins le seul de ma génération. Une démarche que j’aurais pu entreprendre alors, aurait été de prendre contact avez un ou plusieurs des auteurs des livres sur Lawrence Durrell. Ce contact aurait pu me renseigner sur l’existence des établissements spécialisés ou du moins m’informer sur la façon dont ils ont surmonté ces mêmes difficultés. A l’époque, je n’ai pas pensé à cela, mais j’ai pris la décision de ne pas arrêter avant d’être absolument convaincu que rien n’avait été négligé, qu’entre mes mains j’avais la totalité des renseignements disponibles. J’en étais à ce point lorsqu’, après cette demande à mes proches, j’ai décidé de m’orienter vers une autre catégorie d’« amis », des amis anonymes, avec lesquels je partage une passion commune, les ordinateurs. Par le réseau électronique de l’internet, et les contacts que j’ai à travers le monde, la même question a été posée. Quelqu’un parmi eux connaissait-il des éléments sur Lawrence Durrell ? La question n’a pas reçu beaucoup de réponses. Mais la solution ne demeurait pas très loin. Car en même temps que j’interrogeais mes contacts à travers le monde, j’ai également interrogé le réseau lui-même. Ce ne fut pas une tâche facile. Une recherche sur internet peut paraître assez facile, mais la réalité est toute autre. A cause d’une énorme masse de renseignements, pas suffisamment ou plutôt pas du tout classés, une simple question sur un sujet peut aboutir à des réponses incroyablement diverses : demander le titre d’un livre peut nous amener au sein d’une entreprise de recherches chimiques aux Etats-Unis ! Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 6 Néanmoins, la réponse n’était pas très loin. Après une série de parcours qui m’ont donné la possibilité (et parfois la lassitude) de témoigner de l’imagination dont peuvent faire preuve les hommes, en donnant des titres « bizarres » à leurs activités, après des heures de voyage à travers un écran, j’ai trouvé un lien apparu presque par hasard. En cliquant sur ce lien, une page aux Etats-Unis s’est ouverte. Il s’agissait de la page centrale de la Société Internationale de Lawrence Durrell (The International Lawrence Durrell Society). La surprise et la joie que j’ai éprouvée à ce moment, restent des sentiments qui ont récompensé la fatigue et le désespoir vécus pendant tout ce temps. Ce site internet, entièrement en anglais, donnait une dimension inattendue à l’œuvre et la personnalité de Lawrence Durrell, l’aspect d’un écrivain qui restait « plus que moderne », dans une dynamique évolutive même après sa mort, avec l’image d’un vrai citoyen du monde, un cosmopolite de nos jours. Sur ce même site, j’ai trouvé une série de liens, de noms et établissements qui ont complètement débloqué ma recherche. Celui-ci n’était pas mon seul lien. J’ai trouvé, un peu plus tard, d’autres sites sur Lawrence Durrell, dont l’un m’a donné une autre possibilité de recherche, limitée seulement par l’imagination : j’ai localisé l’existence de forums de discussion qui ont le même intérêt sur Durrell et qui existent partout dans le monde. Sur ces forums on peut poser toutes sortes de questions, traiter de sujets inédits et aboutir à des conclusions, une forme de colloque ouvert et continu, dont je pouvais enregistrer les actes. L’élément que j’ai retenu pour cette première phase, et qui m’a énormément aidé, est l’adresse d’une bibliothèque spécialisée sur Lawrence Durrell, une adresse trouvée sur le site de la Société Internationale de Lawrence Durrell, une bibliothèque localisée juste à coté de chez moi, à l’Université de Paris 10 à Nanterre. Cela fut mon deuxième grand étonnement et aussi mon prochain pas. J’ai visité les locaux de cette bibliothèque, qui est une petite salle, je peux dire une subdivision de la bibliothèque du département de littérature anglaise. Mais, malgré les apparences, sa richesse sur le sujet est, comme espéré, énorme. Dans ces catalogues, j’ai récupéré plus de 2000 titres, dont une grande partie se trouve sur place. En effet, cette petite bibliothèque est le point de rencontre, où plutôt de travail, de la plupart des chercheurs qui travaillent sur Lawrence Durrell et résident en France. Malheureusement, pendant mes heures de présence, je n’ai pas eu l’occasion d’en prendre connaissance, mais je dois signaler ici l’aide précieuse de la responsable de la bibliothèque, qui a vraiment facilité mes démarches. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 7 Une autre démarche était de visiter les lieux où Lawrence Durrell a vécu et essayé de recouper -si possible- ses anciens contacts, ses amis du passé, ou des personnes mentionnées par lui ou par ses chercheurs, qui peuvent donner un témoignage direct sur mes questions. Dans le cadre de ces visites, je me suis trouvé de Paris à Sommières dans le Gard, où il a passé les dernières années de sa vie et où se trouve le Centre d’Etudes et de Recherches Lawrence Durrell, à Corfou, à Rhodes, à Athènes, à Munich où j’ai pu trouver la seule thèse (à ma connaissance) ayant relation avec ce que ma recherche deviendrait. Pourtant, un espace que j’avais aimé visiter était la bibliothèque Morris de l’université d’Illinois du Sud, à Carbondale, où existent de rares collections sur Durrell, comme Shelley Cox, la responsable de la bibliothèque a affirmé. Au lieu de ce voyage, j’ai eu la chance de visiter la bibliothèque des livres rares Beineche de l’université de Yale, à New Haven dans le Connecticut, où j’ai pu trouver deux manuscrits inédits et annotés par Lawrence Durrell de ses livres (Tunc et Nunquam). J’ai eu quand-même l’occasion de discuter avec des professeurs et des personnes du « clan américain » de Durrell pendant le colloque international sur L. Durrell, en juin 2004 à Rhodes, auquel j’ai participé avec une communication. Parmi les personnes rencontrées se trouvaient Paul Lorenz, président de l’association, Edmund Keeley, Ian MacNiven, Anna Lillios qui avait connu notre auteur, mais aussi Pénélope Durrell (sa fille) et Nancy Durrell (sa deuxième femme). Enfin, j’ai pu prendre contact avec Mme Christiane Séris en France, qui m’a beaucoup aidé pour le déroulement de ce texte. J’étais supposé contacter Jacques Lacarrière, mais j’ai été malheureusement informé de son décès le jour suivant, par le journal durant mon vol de retour à Paris. Mais, comme je l’ai fait remarquer, cette recherche a pris -pendant son déroulementun autre aspect. Les textes de Durrell eux-mêmes m’ont amené à considérer que, plus important que son aspect « européen », était son idée sur « l’esprit des lieux » et la lumière grecque (ou le domaine grec sous ses divers aspects). Ainsi, j’ai suivi cette lumière et « l’œil vivant » grec pour me retrouver face à un aspect très intéressant et profond de l’écriture durrellienne. J’ai essayé, en quelques lignes, de décrire la recherche effectuée. J’ai laissé, pour la fin de ce texte, les émotions prédominantes laissées en moi. Je peux dire que ce sont la solitude « qui suit indolent compagnon de voyage », la déception, mais aussi la joie du « nouveau-né » quand, après tout, on arrive à son but, on donne naissance à sa pensée, en espérant qu’elle sera intéressante aux yeux des lecteurs. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 8 Ainsi, pendant toute la période de la recherche et surtout de la rédaction, j’ai eu la possibilité de me familiariser avec les techniques et de découvrir les démarches que j’ai entreprises pour arriver à mes fins. J’ai eu, en même temps, mon premier contact avec le travail des chercheurs antérieurs, un contact qui m’a révélé les aspects déjà traités et qui m’a permis de mieux cerner ma position. Il est vrai qu’après cela, Lawrence Durrell, qui était pour moi un nom sur une feuille de papier, est devenu une personnalité vivante, un ami et un ennemi très agaçant parfois, quelqu’un de cher et bien détestable tout à la fois. A travers les pages parcourus j’ai vécu sa vie, mais, le plus important, j’ai essayé d’entrer dans sa pensée. En même temps, je me suis rendu compte qu’une question posée n’aboutit pas toujours à une réponse, mais peut en dicter une autre. Mon étude avait commencé par une recherche « simple » (si cela existe), et dans la durée je me suis retrouvé devant une série de questions évoquées par les textes lus. Pour donner un exemple significatif, je peux citer le suivant : Un aspect de ma recherche est celui de « l’image nationale » de Lawrence Durrell, c’est à dire l’image qu’il a laissée dans chaque pays où son œuvre est parue (plus précisément aux Etats-Unis, en France et en Grèce). Or, cette question ne faisait pas partie de ma première recherche, mais elle a été mise en évidence après que j’ai réalisé qu’il n’était pas reconnu de la même façon pour son œuvre dans chacun des pays mentionnés ci-dessus. Et cette deuxième question a donné naissance à une troisième, « Quelle est l’image que Lawrence Durrell avait de ces pays et plus particulièrement de la Grèce ? ». En effet, le plan initial a partiellement changé pendant la recherche, à cause des nouveaux éléments apparus et des questions que ces éléments ont apportées. Même si le titre laisse croire à un éloge littéraire -un de plus!- d’une terre natale, cette recherche essaie de comparer, ou plutôt de mettre en évidence, les liens entre un écrivain et un pays d’accueil, une culture, les relations des êtres humains avec les lieux. A travers la quasitotalité de l’œuvre de L. Durrell, nous voyons comment un lieu peut façonner la façon dont on aperçoit les choses, les gens, les relations. De cette manière, une idée exprimée devient un morceau de terre, une ligne écrite un paysage. Et finalement, un livre devient un espace commun à tous ses lecteurs, une manière de comprendre les autres cultures, une terre sur laquelle nous pouvons nous connaître, avoir des amis, des liens, des points communs, connaître les autres et nous sentir appartenir à une société « virtuelle » composée d’êtres et d’idées. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 9 Dans l’un de ses livres, Blue Thirst, L. Durrell avait déclaré : « You have two birthplaces. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality. » (On a deux lieux de naissance. On a le lieu où on est réellement né et puis on a un lieu de prédilection où l’on s’éveille réellement à la réalité.). Nous ne voyons pas une meilleure façon de résumer comment les lieux peuvent nous conquérir et nous marquer. Après avoir étudié l’œuvre de cet écrivain, pour rester fidèle aux idées de Durrell, nous avons décidé de procéder ainsi : notre premier regard porte sur la vie et l’œuvre de L. Durrell, les événements qui -apparemment- ont conditionné sa vie. Puisqu’il a souvent parlé de l’esprit des lieux et la relation entre les lieux et les êtres, une analyse de la logique des lieux et la logique des ses œuvres devrait suivre. Une fois là, nous nous pencherons sur la partie la plus importante du point de vue de la documentation, l’image de la Grèce à travers ses œuvres : Vénus et la mer, le Carnet Noir, Cefalû, les îles grecques, l’esprit des lieux, ses Poèmes, ses Citrons acides. Enfin, pour avoir une image globale de son travail, nous avons décidé d’illustrer l’image de L. Durrell sur la presse et les medias, depuis sa reconnaissance artistique jusqu’à nos jours. Voilà en quelques lignes la façon que nous avons choisie pour vérifier nos théories. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 10 Chapitre 1 : Généralités Lawrence Durrell, des images inconnues Lawrence Durrell, Larry comme la plupart de ses amis l’appelaient, était un personnage littéraire, ou plutôt artistique, peu commun. Etre différent est un titre convoité par tous ceux qui se lancent dans l’aventure de la création et le fait de parler de cette manière pour notre écrivain pourrait être vu comme une flatterie. Elle peut très bien l’être, mais si ceci est le cas, il s’agira d’un retour : car, je me suis senti flatté d’être grec en lisant ses écrits, flatté d’avoir la chance de vivre sous cette lumière transparente qui nous traverse et nous change de l’intérieur, flatté d’être un être humain qui porte en soi plus de connaissances qu’il puisse croire. En parlant des connaissances, je ne me réfère pas à tout ce que ma famille et mes professeurs m’ont appris. Mais, je veux parler des choses avec lesquelles nous sommes nés. Voilà une première image des connaissances que L. Durrell m’a permis de comprendre, de réaliser en m’emportant dans ses voyages. Le premier contact avec M. Durrell est arrivé en continuant mes études supérieures : lors de mon D.E.A., mon directeur de recherche m’a proposé ce « monsieur inconnu », un nom sur une liste d’auteurs européens, créateur du Quatuor d’Alexandrie. Il ne figurait pas parmi les anthologies des auteurs illustres du 20ème siècle, même s’il avait fait sentir sa présence partout dans le monde durant les années cinquante et soixante. Voilà une première raison pour laquelle je pouvais m’intéresser à lui : il apparaissait que peu le connaissait. Un fait encore plus intéressant est venu s’ajouter à ma décision : Même si notre recherche bibliographique a révélé environ 3500 titres (auxquels de nouveaux titres s’ajoutent encore) des œuvres de lui ou sur lui et son œuvre, cependant parmi toutes ces pages, un lieu n’a jamais (ou presque pas, vu les dernières parutions de 2004, mais qui ne traitent pas le sujet de façon direct) été abordé : celui de la Grèce. Personne n’a évoqué ou traité suffisamment ce sujet, les relations et les raisons pour lesquels L. Durrell gardait un lien si intime avec cette terre. A ma grande surprise, presque sans le vouloir, je me suis étrangement retrouvé devant le pays duquel je suis sorti, pour travailler sur quelqu’un qui y avait vécu dans le passé. Et j’ai senti pour la première fois que je ne pouvais pas lui échapper, que ce morceau de terre perdu dans l’azur doré me poursuivait comme une sirène, une amante qui ne voulait pas se séparer de celui qui devait partir, une mère qui n’acceptait pas que son fils vive loin d’elle. Pour un Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 11 moment, j’ai pensé aux écrits du G. Seféris : « …partout où je me tourne, la Grèce me blesse… ». Et c’était vrai. Je me sentais blessé par l’incapacité d’échapper à l’image « d’un grec qui fait l’éloge de la Grèce ». Il s’agissait, également, du moment où j’ai réalisé les raisons pour lesquelles L. Durrell ne pouvait pas se séparer de ce regard, de « l’œil vivant » que la Grèce est, un œil qui nous transperce et nous donne une blessure qu’ « …il faut la porter jusqu’au bout du monde. »1. L. Durrell était-il devenu un enfant de ce pays qui essayait désespérement de lui échapper ? Ou avait-il découvert une autre réalité, jusqu’ici cachée à nos yeux derrière ce voile de lumière transparent ? Ces questions et bien d’autres m’ont troublé pendant fort longtemps et je ne suis pas sûr d’avoir trouvé « la réponse définitive », à supposer qu’elle existe. C’est pour cela, et à cause de la pénurie de donnés directes, que j’ai essayé de retracer et de revoir les principaux points de son travail et de repérer les événements qui ont marqué non seulement sa vie artistique mais aussi sa vie personnelle. Ceci n’était pas une tâche évidente. Lawrence Durrell, même s’il ne fait pas partie des auteurs qui ont marqué le siècle passé, reste assez complexe, parfois mystique dans ses intentions. Ses personnages sont des entités qui traversent le temps. Selon des témoignages que nous évoquerons plus tard, nous pouvons prendre les mêmes personnages, les placer dans un contexte contemporain et avoir un roman qui tiendrait tout à fait correctement. Ce fait signifie pour nous que malgré l’image parfois superficielle de ses héros, L. Durrell avait compris l’essence des traits humains et surtout la façon de voir et d’isoler l’interaction entre homme et paysage, entre être et lieu. Il a souvent parlé de cela dans ce qu’il appelait « the spirit of place » (l’esprit des lieux). Sa théorie était brièvement expliquée dans sa correspondance, mais pour la comprendre, la sentir, il faut lire ses œuvres et découvrir les images derrière les images. Et nous ne pouvons pas la saisir en dehors du contexte grec, de sa période de vie sur cette terre et de ses influences. Et c’était la raison pour laquelle nous avons voulu commencer notre recherche par l’évocation de ses relations avec la Grèce : l’ « esprit des lieux » à travers ses paysages ainsi que la présence grecque dans ses œuvres. Nous voudrions aussi examiner ce que nous qualifions comme l’image du miroir (scène évoqué par Durrell lui-même dans le Quatuor d’Alexandrie), c’est-à-dire la façon dont la Grèce et les autres ont vu Larry, de même que la présence de ce pays dans sa vie et sa création, la blessure à transporter au bout du monde. 1 L. Durrell, Vénus et la mer, Paris, Buchet/Chastel, 1962, p. 264 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 12 Dans un deuxième temps, notre intérêt portera sur l’imagination et la réalité de son monde : l’invasion des lieux dans la vie de ses personnages, le mythe personnel et la création, le rôle profond de la Grèce et des « Grèces » pour Larry. Dans le périple que Larry nous a laissé, nous avons jugé juste de finir en rentrant à son point de départ : les Indes. Entre son pays natal et son pays adoptif, nous essayons de voir si finalement son cœur était en Grèce ou si la Grèce était sa limite, le lieu qu’il ne pouvait pas dépasser, le lieu où la partie des Indes qui le suivait et le conditionnait depuis le début avait trouvé son expression. Ceci était aussi une promesse faite à l’une de ses proches, sa fille Nancy, qui, lors d’une interview, avait demandé de parler sur la relation de son père avec ce pays et les raisons pour lesquelles il ne voulait et n’a jamais voulu y retourner. Lawrence Durrell avait écrit dans son Carnet Noir que « …nous n’aimons que nos propres reflets dans les visages des autres… »2. Pour lui, la terre reflète son moi et il y découvre ce qu’il ne peut pas voir. A l’époque, Durrell vivait dans un monde perturbé, à la recherche d’une identité et des façons d’affronter l’incertitude qui l’entourait. Il recherchait son pays, son enfance, la fuite d’une mort, non seulement physique mais surtout intellectuelle. Ce faisant, il est arrivé à trouver un moyen pour effacer les différences apparentes entre les habitants des divers endroits, villes, pays. Lawrence Durrell et la Grèce, ou comment la Grèce a vu Larry « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality »3 (Vous avez deux lieux de naissance. Vous avez le lieu où vous êtes réellement né, et puis vous avez un lieu de prédilection où vous vous éveillez réellement à la réalité, citation utilisée sur le site internet de « The International Lawrence Durrell Society ».). 2 3 L. Durrell, Le Carnet Noir, Paris, Gallimard, 1961, p. 174 L. Durrell, Blue Thirst, Santa Barbara, Capra Press, 1975, p. 22 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 13 Il existe des voyages où la personne cherche à trouver ce qui avait intrigué son esprit et ce qui lui avait donné la volonté et la force de faire le premier pas, le pas amenant à la réalisation du monde, de soi. Durant son périple, le voyageur regarde les espaces rêvés, s’engage dans les démarches qu’il a planifié, goûte parfois des joies espérées… Et à la fin de son parcours, il rentre là où il naquit, porteur de sa propre vision du monde qu’il a visité, transformé un peu, peut-être, par les sensations inespérées, les rencontres, les lumières et les ombres, la vision qu’il a reçue. Un tel voyageur a vu, vécu une autre vie. Et même s’il ne s’en rend pas compte, il est envahi par cette vie et il regarde maintenant le monde d’une autre façon (une weltanschauung4), à la façon d’un nouveau-né. Parce qu’il est vrai qu’après une telle visite des lieux, le monde ne reste plus le même, quelque chose change en nous, et à part quelques photos et quelques mots appris, l’être porte maintenant en lui un secret caché, le cadeau mystique de l’espace visité. Et il dépend maintenant de lui de découvrir ce don ou de le laisser caché, oublié… La réalité reste une notion très relative, dépendante en grande partie de ce que l’être a reçu de son environnement et de ce qu’il a gardé et transformé en lui. Elle est une notion qui peut toujours changer. La citation donnée au début de cette page, est celle qui, peut-être, marque le « pourquoi » et le « comment » de la création artistique d’un homme qui est jusqu’aujourd’hui un écrivain très contesté, considéré soit comme un des plus grands de son siècle, soit comme un auteur de second « rang », Lawrence Durrell. A ce point, il serait nécessaire de donner un petit récit biographique. Lawrence Durrell est né aux Indes le 27 février 1912, à Jalunda. Son père Samuel est un ingénieur anglais et sa mère Louise est irlandaise. Il fait ses études au collège Saint-Joseph de Darjeeling, puis en Angleterre à Southwark et au Saint-Edmund’s School de Canterbury. Ses premiers poèmes ont été écrits à l’âge de 19 ans dans le Sussex. En 1935, il publie son premier roman Pied Piper of Lovers (Petite musique des amoureux). Il s’installe à Corfou avec sa femme et fait venir sa famille revenue des Indes. En Grèce, il passe huit ans de sa vie. En la quittant, sous la pression de l’invasion allemande, il commence une carrière de diplomate qui l’oblige à faire de nombreux déplacements à travers le monde : Le Caire, Alexandrie, Rhodes, Argentine, Yougoslavie et la Chypre. En 1957, il s’installe à Sommières dans le Gard (où il retournera près de dix ans plus tard), puis à Nîmes, et il publie son premier volume du Quatuor d’Alexandrie : Justine. En 1970, il expose à Paris, à la Galerie de Seine, 4 Mot allemand, de welt « monde », et anschauung « intuition », vue metaphysique du monde, sous-jacente à la conception qu’on se fait de la vie, définition de Petit Robert, Le Robert, 1988, p. 2124 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 14 ses propres peintures sous le pseudonyme d’Oscar Epfs. En 1975, il se consacre à la rédaction du Quintet d’Avignon. Il est mort à Sommières en 19905. Cette vie de voyageur marquée par son « passage » par la Grèce, cette ambiguïté du statut artistique, nous a donné une image brouillée et un peu obscure de sa personnalité. Etaitil quelqu’un qui a tout simplement visité les lieux grecs, sans avoir jamais senti le don mystique de son espace ? Ou était-il un être qui a laissé la mer effacer les traces de ses révélations ? Et la Grèce a-t-elle joué un rôle capital dans son œuvre et si oui lequel ? Ces questions sont amplifiées par la photo qui accompagne la citation introductive sur le site internet de l’association : il s’agit d’une petite chapelle posée sur un rocher au bord de la mer ionienne, sur l’île de Corfou6. Elle nous montre un site que Durrell voulait visiter lors de son retour sur l’île dans les années soixante (pour apporter « de l’huile pour le saint ») et évoque un sens du mysticisme religieux. Et pourquoi, de tous les espaces du monde où il a vécu, trouvons-nous celui-ci comme lieu de « prédilection » ? Et la phrase qui l’accompagne restait toujours un peu obscure… Un entretien de 1968 entre Claudine Brelet et Lawrence Durrell alors âgé de 56 ans nous éclaire sur ce passage. Et c’est là que le voyage a commencé… Après la lecture des pages de cet entretien, nous avons senti que l’œuvre de cet auteur pourrait être l’expression de la réalité reçue par un certain « voyage » vers une Ithaque inconnue, un voyage qu’il contrôlait et qui le contrôlait à son tour, un voyage dans l’histoire et en écrivant l’histoire, une vision différente d’un pays étranger, qui restait en lui très familière, celle de la Grèce. Une confirmation de ce propos vient d’un autre chercheur qui, en parlant du chef d’œuvre de Durrell Le Quatuor d’Alexandrie, remarque que « Tout grand livre est un voyage initiatique ». Le Quatuor d’Alexandrie ne fait pas exception à la règle. Ulysse lecteur, comment ne pas réciter à son propos, les vers de K. Cavafy, le Vieux Poète dont l’ombre plane sur le Quatuor et que Durrell a inscrits au cœur de son livre comme un mot de passe et un sésame : « ‘Ithaque t’a donné le beau voyage. Sans elle tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien à te donner … Tu as enfin compris ce que signifient les Ithaque’ »7. Et sous cette optique, il paraîtrait que la Grèce ait marqué sa création artistique. Est-ce vrai ? Il n’existe que peu d’ouvrages écrits sur L. Durrell et sa vision personnelle de la Grèce et son influence sur son œuvre (un dernier publié en 2004, Lawrence Durrell and the greek world, 5 J. Montalbetti, « Lawrence Durrell en dix mouvements » in : Magazine Littéraire, No 210, septembre 1984, et R. Briatte, « Lawrence Durrell, Portrait inachevé… » in : Dolines, No 11, octobre-novembre 1984, p. 14 6 International Lawrence Durrell Society, www.lawrencedurrell.org, 3 février 2007 7 B. de Cessole, « Le Quatuor ou le voyage d’Ithaque » in : Filigrane Question de Littérature 2, Albin Michel, 1988, p. 33 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 15 nous a paru être plutôt un carnet de voyage), alors que l’image de ce pays apparaît dans une très grande partie de son travail. Pour toutes ces raisons, nous avons voulu approfondir cette question pour essayer de percevoir l’image, c’est à dire la vision et le ton exprimée par L. Durrell du pays qui apparemment lui a donné une révélation, un don mystique, un secret bien caché parmi les pages de sa pensée. Une façon de retrouver cette vision que L. Durrell avait de ce pays est de chercher à travers les étapes importantes de sa vie, qui sont principalement marquées par ses déplacements continuels. La vie de Lawrence Durrell pourrait être classée en quatre périodes majeures : sa vie aux Indes et son malheureux retour en Europe, sa période en Grèce, son « exil » de la Grèce à cause de la seconde guerre qui marque le début de sa vie diplomatique, et finalement sa vie d’être (d’auteur) reconnu, qui commence par le grand succès des quatre livres de son Quatuor d’Alexandrie. Dans trois de ces quatre chapitres de sa vie, on peut voir que la présence de la Grèce tient un rôle central. Cette classification pourrait paraître un peu arbitraire, mais elle est bien justifiée. Selon tous les témoignages sur L. Durrell, par des personnes qui l’ont connu ou qui ont juste parlé avec lui, par des chercheurs travaillant sur son œuvre ou par ses propres commentaires « I have been heavily stamped by Greece, ancient and modern … The trouble is that before you can understand me, you must first appreciate Greece »8 (J’ai été lourdement marqué par la Grèce, ancienne et moderne … Le problème c’est que avant que vous puissiez me comprendre, il faut que d’abord vous appréciez la Grèce), sa vie au sein du soleil et de la mer l’a complètement transformé, ou plutôt éveillé. Pendant cette période instable de l’entre deux guerres, L. Durrell a eu l’occasion de « marcher » sur une voie qui lui laissait la liberté de mener sa vie selon ses propres termes, de planter ses racines sur un sol qui lui donnerait, non pas des fruits antiques, mais une caresse de bonheur tant espérée, la liberté. 8 D. P. Kaczvinsky, Lawrence Durrell’s major novels or The Kingdom of Imagination, London, Associated University Presses, 1997, p. 18 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 16 Sa vie aux Indes et son retour en Europe Sur cette première période de la vie de Lawrence et surtout sur son séjour aux Indes, il n’existe pas beaucoup d’écrits. La plupart des auteurs ont concentré leur intérêt à partir du moment où il a commencé son séjour en Angleterre et surtout en Grèce. Selon sa fille Pénélope, ceci est bien regrettable, car les Indes ont également joué un rôle important dans sa vie9. Telle était aussi notre opinion, voilà pourquoi nous avons porté notre attention sur cette période là, parce qu’il nous paraît que ces premières années sont celles qui l’ont conduit à se rapprocher de ce que la Grèce lui a offert. Le texte duquel nous avons tiré et interprété les passages principaux reste son entretien avec Claudine Brelet, dans lequel il parle lui-même sur les événements qui ont marqué ces années aux Indes. Dans ce pays, Lawrence Durrell explique, lui et sa famille vivaient « des pages entières de Kipling »10 (il se référait à la jungle décrite dans Kim de Kipling). Lawrence était, à dix ans, un enfant qui avait commencé la découverte de la vie dans la « véritable nature, la jungle, avec tous les dangers et les responsabilités qu’elle implique »11. Sa famille se déplaçait constamment et vivait dans « ce que l’on appelait ‘Dak Bungalows’ … des maisons désertes, isolées les unes des autres par de longues distances … »12. Une telle vie donne à l’être, à part le goût de l’aventure et l’habitude du déplacement constant (ici nous voulons noter que, selon Platon, l’habitude est, ou peut devenir, la deuxième nature de l’homme), la sensation de ne pas appartenir à un espace bien précis, mais crée le sentiment que l’espace lui appartient et de la même façon qu’un livre, ou un guide de voyageur, offre à chaque fois une vérité et une « caresse » qui trace pour notre Lawrence le parcours de sa vie postérieure, tout en lui permettant d’extérioriser ses propres qualités. Nous retrouvons cette même habitude de déplacement et des résidences plus ou moins isolées dans sa vie postérieure (pleine de voyages) et dans son habitude de préférer des demeures éloignées de la ville, de préférence proches de la mer dans la mesure du possible, et surtout dans la nature. Aux Indes, il a reçu sa première éducation par les Pères Jésuites, à Darjeeling, qui lui 9 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 C. Brelet, Entretiens : Lawrence Durrell, Bibliotheque L. Durrell, Université Paris 10, réf. : INT 208, 1968, p. 3, (Il s’agit très probablement d’un dactylogramme de l’entretien publié en 1987 in : Twentieth Century Literature, Vol. 33, No 3, Part I, Automne 1987, pp. 367-381. Nous citons le dactylogramme de la bibliothèque L. Durrell) 11 Ibid. 12 Ibid. 10 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 17 « …ont donné le goût de la poésie … C’est là qu’est née ma ferme intention de devenir écrivain, j’avais huit ans... »13. Avec ce rêve planté dans son cœur, la poursuite de ses études en Angleterre fut pour lui le retour plutôt dur, ou si l’on veut la première visite en Europe. Cette période « anglaise » de sa vie est marquée à la fois par son éducation dans des lieux où des grands hommes donnèrent naissance à leur pensée, comme le Saint-Olav’s School où W. Shakespeare avait son théâtre et par une rupture de l’unité familiale, son père voulant que son fils poursuive des études en Angleterre alors que sa mère voulait que Lawrence reste auprès d’eux aux Indes. De ces deux faits, nous pouvons nous permettre de tirer quelques plausibles conclusions. Lawrence marcha et vécut sur les lieux mêmes où l’un des plus grands auteurs anglais, W. Shakespeare, avait créé sa légende. Il s’agit d’un auteur que Durrell aimait et admirait beaucoup, en se sentant très proche de lui dans sa recherche d’ancrage de sa personnalité. Selon ses propres paroles il nous dit que : « …(je) baignais dans cette atmosphère… »14, qu’il jouait à l’endroit où W. Shakespeare avait monté ses œuvres théâtrales, et à la pause de midi « …(j’) emportais mon lunch dans la cathédrale de Southwark… »15 où « …beaucoup d’écrivains … sont enterrés, notamment le frère de Shakespeare, Edmund, un acteur lui aussi. On ne sait rien de lui, mais il y a une petite plaque à son nom. »16. De cette expérience enrichissante, on peut probablement déduire que Lawrence a tiré la volonté de ne pas se satisfaire d’un lieu, à moins de chercher et de faire vivre en lui « la beauté sublime de l’espace » de ce que le lieu a de meilleur à donner. Quand à un si jeune âge, on se cultive dans les lieux où les légendes ont été créées, quel peut être le prochain objectif à atteindre ? Face à cette grande fascination que son lieu d’éducation a pris pour lui, nous pouvons trouver un élément contradictoire : la séparation avec sa famille. Telle était la signification qu’a pris à ses yeux son séjour en Angleterre, puisque le « reste » des Durrell rentrait en Angleterre pour un mois tous les trois ans et gardait le contact avec Lawrence par des courriers qui prenaient un mois et demi pour arriver d’un pays à l’autre. Ceci pourrait être la raison qui a poussé Lawrence à ne pas s’installer définitivement dans ce pays (ou dans un autre), en l’amenant à créer et à porter en lui son propre pays, un lieu rempli des mémoires d’amour familial et d’une tranquille beauté. Sur cette opinion, ses propres paroles vont dans ce sens et affirment qu’il était « …complexé … Des années après, mille ans 13 Brelet, Entretiens, op. cit., p. 4 Ibid., p. 5 15 Ibid. 16 Ibid., pp. 5-6 14 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 18 après, j’en ai compris les raisons. Mon envoi en Angleterre fut le sujet d’une grande bagarre entre mes parents. Papa était pour et Maman était contre ! Pour la première fois j’avais entendu des disputes à la maison, alors que le foyer était normalement très uni. Et c’était à mon sujet ! Naturellement, j’ai fait une identification Angleterre-Papa, et naturellement j’étais pro-Maman ! »17. Nous ne pouvons affirmer avec une très grande certitude la véracité de ces déductions. Mais, selon ces déclarations, il reste certain que L. Durrell avait à l’époque déjà commencé à créer son propre univers, son propre pays intérieur, tout en étant à la recherche d’une terre d’accueil convenable, d’un espace qui serait son lieu de prédilection. Mais il existe également un autre aspect de lui, quelqu’un qui préfère l’insouciance et la vie de « liberté » aux conventions de la société et aux normes éducatives. Interrompant ses études, L. Durrell exerce des « petits métiers », ne trouvant pas d’emploi stable en Angleterre, puisque « Quand on est jeune et en bonne santé, on n’a pas besoin de grand chose à manger ou à boire. »18. Son parcours d’études à Cambridge n’était pas des meilleurs : il a « …dû partir sur le Continent avec cinq autres étudiants pour ce qu’on appelait ReadingParties, des grandes vacances durant lesquelles vous deviez rattraper votre retard pour les sessions d’examens d’automne. »19. Il visite alors Paris, la Suisse et l’Italie. Pour lui, « c’est le début du voyage parce que, bien sûr, (il a) loupé Cambridge une fois encore ! »20. Ensuite, il a « débarqué en Grèce » et y a découvert « le pays de cocagne » qui le satisfait. Sa période en Grèce La Grèce fut pour Lawrence Durrell une révélation. C’est l’espace où les rythmes de vie étaient les plus proches de ceux des Indes (lieu des mémoires heureuses). La Grèce était aussi un pays qui, à cette époque (dans les années trente), avait un esprit idéologique et culturel éloigné de celui de l’Europe. Il avait, de plus, un avantage des plus convaincants pour 17 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 8 Ibid., p. 11 19 Ibid. 20 Ibid. 18 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 19 L. Durrell, qui déclare plus tard : « J’ai découvert qu’en Grèce, on pouvait vivre sans rien dépenser du tout, et les deux premières années j’ai vécu à Corfou comme un pêcheur. »21, « … J’avais eu cent livres d’avance sur mon premier bouquin (qui a été accepté bien que très mauvais) : avec cent livres sterlings, à l’époque, on vivait quinze jours en Angleterre, trois mois en Italie, six mois en Grèce. Nous sommes partis pour la Grèce. »22. Il est arrivé à Corfou ayant déjà publié un livre en Angleterre, sans connaître la langue « …Nous sommes arrivés à Corfou … en ne connaissant que l’alphabet. Les gens ne parlaient pas l’anglais : on a appris le grec le plus vite possible. Il fallait l’apprendre ou mourir de faim. »23 et sous les suggestions constantes d’un ami qui habitait déjà sur l’île, George Wilkinson. De cette période de son existence, nous avons tiré des informations, des témoignages de ses amis qui décrivent leur vie avec L. Durrell. Selon l’un de ses proches, Dr. Théodore Stefanides, Lawrence faisait preuve, sur les lieux grecs, d’une très grande vivacité, d’une énergie et d’une confiance en lui qui rendait palpable sa volonté et sa détermination à devenir un très grand auteur24. L. Durrell a pu mener une vie d’insouciance : il se baignait dans la mer, il faisait de petits voyages en barque ou simplement jouait « entre copains », en passant son temps à courir d’un côté à l’autre, à crier, à chasser ses copains ou à se bagarrer avec eux. Son invitation à H. Miller, en juillet 1938, montre cet état d’insouciance : « Amenez aussi une femme, elle ferait l’équilibre pour ces journées qui arrivent et s’en vont sur la pointe des pieds. Nous pourrions faire un peu de bateau et nous baigner le matin, prendre un déjeuner ensoleillé avec un bon vin, puis faire une longue sieste, nous baigner encore avant le thé… »25. Sur ce point, il faut se rendre compte de l’atmosphère qui régnait partout dans le reste des grandes villes d’Europe, où l’inquiétude de chaque jour était celle d’une guerre imminente, une inquiétude qui anéantissait tous les souffles d’espoir. Sous cet angle, nous pouvons envisager comment l’espace grec a commencé à donner à L. Durrell, âgé à l’époque de 24 ans, la liberté de se développer luimême, de sentir que c’est lui qui est le propre maître de sa vie et de son destin. Ce fait, est, pour quelqu’un qui a la détermination de devenir un grand auteur, d’une grande importance : ce contexte peut lui donner les ailes nécessaires pour dépasser les frontières du monde de la réalité et atteindre celui de la création, franchir les limites entre le monde qui vit en soi et 21 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 14 Briatte, Portrait, art. cit., p. 14 23 Ibid. 24 T. Stefanides, « First Meeting with Lawrence Durrell and, The House at Kalami » in : Twentieth Century Literature, Vol. 33, No 3, Part I, Autumn 1987, pp. 267-268 25 I. MacNiven, Lawrence Durrell - Henry Miller Correspondance 1935-1980, Paris, Buchet/Chastel, 2004, p. 175 22 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 20 celui qui est l’expression de la volonté des autres. En continuant sur le même chemin, nous retrouvons des habitudes de sa vie d’enfance : il préférait habiter dans des lieux un peu isolés, des petits villages de pêcheurs pour trouver la tranquillité et avoir la possibilité de dessiner son monde intérieur, ou plutôt de découvrir son « moi ». Là, dans un milieu exclusivement grec, il a compris ce qu’il appelait des années plus tard la « …sensation de joie et d’élévation… »26. Comme nous l’avons déjà signalé, il n’existe pas beaucoup de commentaires sur la Grèce, de la part de L. Durrell, pendant cette période. La plupart des renseignements nous sont parvenus soit à travers des descriptions de sa vie quotidienne soit par le récit de ses aventures faites par ses amis. Toutes ces images nous décrivent « Larry » comme quelqu’un de très bien installé dans ce pays, accepté et intégré dans sa société, en faisant activement partie : Larry était quelqu’un qui se comportait plutôt comme un Grec qui avait vécu ailleurs que comme quelqu’un d’origine étrangère. A ce propos, on peut dire que, si l’âge entre 20 et 30 ans est celui où l’être humain trace sa voie et concrétise les traits de son caractère, L. Durrell a vécu cette transformation cardinale, cet épanouissement à Corfou, en Grèce, éclairé par le soleil et les ombres de la mer ionienne. A ses amis de l’époque, L. Durrell montrait que ce pays, cet espace, avait ses propres normes de vie, ses propres règles, qu’il connaissait très bien et qui ne limitaient, en aucun point, le libre arbitre de chacun. A travers les pages du journal de l’un de ses invités, Alan G. Thomas27, en visite en 1937, décrit L. Durrell sous les traits d’une personnalité de la société locale de l’île de Corfou, ayant des amis partout, tant chez les militaires que chez les religieux. Il connaissait tous les détails et les recoins de chaque endroit, non seulement pour les décrire mais aussi pour se les approprier. Un séjour ou une excursion avec lui prenait la forme d’une page mythique rendue vivante. Telle fut du moins notre impression à la lecture des mémoires de ses invités, et même de ses amis grecs. Ils étaient surpris par la façon dont tout était présenté, au point d’en arriver à dire : « …After tea, Larry, Nan and I walked up to a Byzantine monastery (which I can see from my bedroom window) … This room right on the edge of the cliff has wonderful views across the bay and out to the sea. An amazing situation, like living in the sky … In the next bay Odysseus landed … the perfect setting for the Olympic gods… »28 (Après le thé, Larry, Nan et moi avons marché vers un monastère 26 Brelet, Entretien, art. cit., p. 17 A. G. Thomas, « Paris - Rome - Corfu 1937 » in : Deus Loci, NS 2, 1993 28 Ibid., pp. 17/24 27 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 21 Byzantin (que je peux voir de la fenêtre de ma chambre) … Cette pièce juste au bout de la colline offre une vue excellente sur le golfe et la mer. Une situation étonnante, comme si l’on vivait dans le ciel … Au golfe d’à côté Ulysse accosta … le cadre parfait pour les dieux Olympiens…). L. Durrell ne faisait pas de commentaires sur les endroits visités. Il adoptait une attitude enfantine et essayait de tout conquérir, d’être partout à la fois, comme s’il essayait de ne priver aucune partie de cette terre de sa présence. Était-il conscient de ce qu’il déclarerait plus tard, en disant que l’espace l’observait ? L. Durrell a dit pendant son séjour au Caire : « Here we miss Greece as a living body; … And above all, we miss the Eye: for … Greece was not a country but a living eye. …the traveller in this land could not record. It was rather if he himself were recorded. »29 (Ici la Grèce nous manque comme un corps vivant ; … Et par dessus tout nous manque l’Œil : parce que … la Grèce n’était pas un pays mais un œil vivant. …le voyageur en ce pays ne pouvait pas enregistrer. Il était plutôt comme si lui-même était enregistré.). Voulait-il montrer aux autres les secrets cachés derrière les voix du vent et les silences de la terre ? Et où a-t-il senti « l’œil » de la Grèce, le sentiment de ne jamais être seul, le sentiment que même, sous le ciel, le Soleil ou la Lune caressent chacun de nos instants ? (Ici il faut noter que selon le commentaire d’une collègue lexicographe française le mot « intimité » est une notion inexistante dans la langue grecque. Est-ce une coïncidence ?). Il a gardé ce silence, même postérieurement. Mais une fois étudiés les textes et les émotions décrites par ses amis et ses invités, il est impossible pour nous de ne pas remarquer que la Grèce, à travers ses yeux, ou plutôt à travers ses silences, trouvait ses propres dimensions, l’ampleur et l’espace. Peter Levi le souligne en commentant sa poésie : « He is so clear, so unconfused. He has the authority of an early photograph. »30 (Il est tellement clair, tellement en dehors des confusions. Il a l’autorité d’une photographie.). Ce commentaire a été fait à propos d’une autre forme d’expression de L. Durrell, sa création poétique. Ses poèmes ont été publiés après son séjour en Grèce, mais il nous paraît pertinent de les analyser ici. Nous considérons que leurs expressions reflètent l’image que L. Durrell avait gardé, ou avait découvert, de sa vie sous le regard des muses et des dieux, un avis partagé par Virginia Kirby-Smith Carruthers qui note dans son article Memory’s 29 L. Durrell, Prospero’s Cell, a Guide to the Landscape and Manners of the Island of Corcyra, London, Faber and Faber, 1945, p. 131 30 P. Levi, « Lawrence Durrell’s Greek Poems » in : Labrys, Vol. 5, 1979, p. 101 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 22 Seditious Brew: Mythic Resonance’s in Durrell’s Greek Poetry : « I have been heavily stamped by Greece, ancient and modern, Lawrence Durrell observed during his conversations with Marc Alyn in 1971 and 1972 (The Big Supposer 125). Many of Durrell’s poems bear the imprint of Hellas. »31 (J’ai été lourdement estampillé par la Grèce, ancienne et moderne, a observé Lawrence Durrell pendant ses conversations avec Marc Alyn en 1971 et 1972 -The Big Supposer 125. Beaucoup des poèmes de Durrell portent l’empreinte de la Grèce). Nous y avons trouvé des poèmes en anglais mais aussi un poème de quelques vers en grec, cité plus bas. Examinons-les à travers les commentaires d’un autre poète, grec, qui fut pour sa part son ami pendant quelques longues années, Georgios Seféris32. Au commencement de son texte, nous retrouvons la citation sur « L’œil vivant de la Grèce ». G. Seféris veut probablement montrer lui aussi, ce que d’autres ont déjà dit pour l’influence que la Grèce a exercée sur L. Durrell : elle fut le catalyseur de la découverte de soi. Et il continue en disant : « Yes, for me, Larry, in his Greek poems, does not describe Cities, Plains and People … but rather he himself is recorded. … he uses the GREEK OBJECT (in its widest possible meaning) to measure his own problems and desires, as a man and as a poet of our times, tortured by our Western culture. »33 (Oui, pour moi, Larry, dans ses poèmes grecs, ne décrit pas des Villes, Champs et Gens … mais plutôt il est lui-même enregistré. … il utilise l’OBJET GREC (en son sens le plus étendu possible) pour mesurer ses propres problèmes et désirs, comme un homme et comme un poète de nos jours, torturé par notre culture de l’Ouest.)34. G. Seféris continue en récitant quelques poèmes qui expriment exactement cette déclaration : « Leaving you, hills, we were unaware Or only as sleepwalkers are aware Of a key turned in the heart, a letter Posted under the door of an empty house » (Matapan)35. (En vous laissant, collines, nous étions peu conscients, Ou conscients seulement comme les somnambules, D’une clé tournée dans le cœur, une lettre, Postée sous la porte d’une maison vide). 31 V. Kirby-Smith Carruthers, « Memory’s Seditious Brew: Mythic Resonance’s in Durrell’s Greek Poetry » in : Deus Loci, NS5, 1997, p. 127 32 G. Seféris, « The Greek poems of Lawrence Durrell » in : Labrys, Vol. 5, 1979, p. 85 33 Ibid. 34 Ibid. 35 Ibid. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 23 L. Durrell s’adresse aux collines (hills) et il accepte que quelque chose ait changé après leur visite (« a key turned in the heart », une clé est tournée dans le cœur), ou plutôt que quelque chose ait été ouvert et attende d’être découvert, pour remplir par la suite ce qu’il a appelé « une maison vide » (« empty house »). Si la poésie reste un moyen personnel d’expression, nous voyons ici que l’esprit de L. Durrell regardait déjà ce pays comme un ami et un maître, qui l’initie aux espaces mystiques, là où les sensations sont seul guide et où la logique est dépourvue de toute sa force (« only as sleepwalkers are aware », seulement comme des somnambules sont conscients). Est-ce la raison pour laquelle il se comportait comme un « enfant », qui garde sa bonne foi et veut sentir chaque instant et chaque espace ? Sous cet aspect, la chapelle de prédilection de Larry, St. Arsenius, évoquée au début de notre texte, prend une dimension qui dépasse la beauté physique et réclame une lecture plus approfondie de toutes les apparences. Sur ce point, qui voit la Grèce comme un œil enregistrant, nous trouvons un poème dans le livre de L. Durrell Bitter Lemons (Citrons Amers), que G. Seféris a récité pour en expliciter d’avantage la signification : « Let the old sea-nurses keep Their memories of sleep And the Greek sea’s curly head Keep its calms like tears unshed ».36 (Laisse les vielles infirmières de la mer garder, Leurs mémoires du sommeil, Et la tête frisée de la mer Grecque, Garder sa sérénité comme des larmes non versées.) Ici chaque espace devient un personnage, ou plutôt chaque personnage a son propre espace et dialogue par l’intermédiaire de cet espace avec le visiteur, l’homme. C’est Ch. Baudelaire qui a abordé le même sujet dans son poème Correspondances, quand il dit : « La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles : L’homme y passe à travers des forêts de symboles 36 Seféris, Greek poems, op. cit., p. 86 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 24 Qui l’observent avec des regards familiers. »37. G. Seféris pose la question et donne la réponse de l’ancienne énigme du Sphinx (Le Sphinx posait aux voyageurs, pour les laisser passer vivants, l’énigme suivante : « Quel est l’animal qui marche à quatre pattes quand il vient de naitre, deux pattes quand il est adulte et trois pattes quand il est vieux ? ». La réponse était « l’homme ».). Et il continue en disant que « Larry heard some of it. »38 (Larry avait entendu un peu de cela -de cette réponse) et que Durrell au travers de chacun de ses regards voyait se cacher l’Homme. Dans le texte du paragraphe précédent, nous avons retrouvé une lettre de L. Durrell adressé à G. Seféris, une lettre non datée mais sans doute écrite le jour de son départ de Kalamata pour la Crète. Ce départ est justifié par l’invasion allemande. Comme G. Seféris le commente, les deux mots « be happy » (soit heureux) que Larry met à la fin de sa lettre, une lettre qui a plutôt l’allure d’un appel au danger (« …warning of the approach of the firing squad… »39), nous montrent clairement que, après son passage de la Grèce, L. Durrell avait déjà en lui une croyance en la joie, peut-être un mysticisme de la joie, lié à une libération de la peur de la mort. G. Seféris retrouve cette même pensée dans un des écrits de L. Durrell, A Private Country (1943), où il écrit « Nothing remains except happiness, that of a newly born. »40, (Rien ne reste excepté la joie, celle du nouveau-né). Cela peut paraître une déduction un peu simple, mais elle montre que (selon G. Seféris également) L. Durrell avait déjà ressenti le secret de la jeunesse éternelle. Touché par cette sensation de l’éternité, il renaît. Il avait déjà goûté le nectar et l’ambroisie des dieux et, en partant de Grèce, il avait en lui la formule alchimique de jouvence, un cadeau, un secret soufflé par la Terre à celui qui l’avait honorée et avait la volonté d’entendre ses secrets. Ce cadeau montre -peut-êtrepourquoi il était tellement attaché à l’image de la Grèce, au point d’en venir à publier un guide des îles grecques, illustré généreusement d’images lumineuses mais avec peu de commentaires41. Or, L. Durrell avait déclaré ailleurs que « …la Grèce est née dans l’enivrement sexuel de la lumière… »42. Ce commentaire apparaît dans un paragraphe qui traite de la création poétique et du fait que l’alphabet des Phéniciens (apporté aux Grecs) « …ne fut 37 C. Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Larousse, 1992, p. 19 Seféris, Greek poems, op. cit., p. 86 39 Ibid., p. 88 40 Ibid. 41 L. Durrell, The Greek Islands, London, Faber and Faber, 1978 42 P. Hordequin, Les vingt-trois siècles de Lawrence Durrell : essai, Paris, Henri Veyrier, 1977, p. 29 38 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 25 conçu que pour faciliter et développer des opérations commerciales ; il n’était qu’une charpente car il ne comportait que des consonnes - et si notre alphabet n’est pas totalement dépourvu de sensualité, c’est tout simplement parce que les Grecs ont inventé les signes représentatifs comment, en des voyelles effet, … et pourrions-nous donner des couleurs aux voyelles si les voyelles n’étaient pas nées de la 43 lumière ? » . De cette opinion nous est parvenu une vérité au sujet de la formation de Durrell. Sur place, L. Durrell avait appris le grec moderne : « En Angleterre, j’avais étudié le grec ancien pendant deux ans, et je n’en avais presque rien retenu. Sinon l’alphabet et quelques mots… Puis j’ai appris le Grec « Nikos qui navigue comme un démon et m’a enseigné le grec démotique. », texte et photographie de L. Durrell44. moderne. … Quand je suis arrivé à Corfou, j’ai loué une maison … elle appartenait à un pêcheur … Il venait me voir chaque soir, il me donnait des leçons de grec. Il bavardait un peu et buvait un verre… »45. Il est vrai que la langue est le support et le moyen de transmission de la pensée d’un peuple. L. Durrell, en apprenant la langue, s’est également initié à la pensée grecque, ayant ainsi potentiellement accès à tous les livres grecs. Si nous acceptons que la langue d’un peuple porte en elle toute sa pensée (sur le sujet de la langue grecque, nous pouvons constater que le mode de raisonnement, de concrétisation et d’analyse d’une notion, les bases et les voies sont établies par les ancêtres, comme par exemple Socrate ou Aristote), nous pouvons dire alors que la Grèce fut pour lui non seulement la mer ou le soleil, mais aussi une éducation dialectique qui a imprimé dans son esprit, non pas les règles de l’université anglaise (jamais fréquentée par Durrell), mais la liberté de création et de recherche de soi, un sentiment qui évoque la joie continue du « nouveau-né » qui voit le monde et se voit à travers lui. 43 Hordequin, 23 siècles, op. cit., p. 29 Durrell, Thirst, op. cit., p. 21 45 Brelet, Entretiens, art. cit., p.17 44 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 26 De plus, L. Durrell, en s’attachant au pays et à la langue grecque, est arrivé à s’échapper des choses qu’il avait toujours essayé d’éviter : la peur de « la mort anglaise »46, l’éloignement de la vérité et la perte parmi les mots imprimés sur des pages. Parce que comme il a dit : « On ne peut pas coucher avec un livre ! Non, il n’y a aucun remède… Alors, au diable les livres, tu m’entends ? Je n’ai rien dit. Adieu. »47. Selon cette déduction, il paraît très probable que l’évasion en Grèce soit devenue pour lui, à travers les années, la seule issue contre l’excès de lecture, contre la nature anglaise qui était pleine de normes (s’il devait devenir le « gentleman » que son père rêvait) et qui ne permettait pas une liberté totale d’existence et d’expression, ce que Durrell ne pouvait pas accepter. Voilà pourquoi dans son entretien avec Claudine Brelet, il se déclare une fois de plus volontairement irlandais, en utilisant la nationalité de sa mère et non pas celle de son père. Alors, la Grèce devint pour lui « le contact avec les plus élémentaires réalités de l’existence »48, et lui donna la puissance d’aller au devant « …des bergers, des paysans et des pêcheurs, au devant d’êtres qui par toutes les fibres de leur chair sont encore reliés à la Terre. »49. Ces êtres qui reçoivent la connaissance et la vérité dans leurs formes la plus pure, non pas à travers l’optique de chaque personne, policée et bien travaillée, mais par la source directe, la Terre, pure et libre d’être interprétée par la personne même. Mais, L. Durrell avait également créé des images en grec. Dans le livre Lawrence Durrell The Mindscape, An Ionian Quartet, nous avons rencontré une citation d’un poème de L. Durrell rédigé en grec : Ξέρω µα δεν ξέρω αυτό που ήξερα αυτό που έµαθα στο περιβόλι στο ταξίδι εξορίας ρυθµός της χαράς και της απελπισίας. (Je sais mais je ne sais pas/ce que je savais, Ce que j’ai appris au jardin/au voyage de l’exil, Rythme de la joie et du désespoir. Les vers cités ci-dessus sont la version corrigée du 46 Hordequin, 23 siècles, op. cit., p. 26 Ibid., p. 28 48 Ibid., p. 26 49 Ibid. 47 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 27 texte trouvé sur le livre Lawrence Durrell The Mindscape, de Pine Richard, qui est écrit en anglais. Selon nous, le texte transcrit par un anglais et imprimé dans une imprimerie d’Angleterre porte des fautes de frappe. Plus précisément, plusieurs mots sont mal transcrits de façon à donner des signifiants qui n’existent pas dans la langue grecque et ne pourraient rien signifier même dans un contexte poétique. L. Durrell connaissait la langue à tel point qu’il lui serait impossible d’avoir commis une telle erreur. En tout état de cause, nous livrons ici la version du texte telle que nous l’avons trouvée, en laissant au lecteur qui a déjà étudié la langue grecque d’établir son propre jugement : « ξερω µα θεν ξερω Αυτο που ηξερα Αυτο που εµαθα ετο περιβολι Ετο ταξιδι εξοριας Ρυθµος της χαπας και τησ απελιεισιας ». Il y parle d’un doute (« doubt ») présent et qui peut être une clé de lecture du travail de Durrell50. Pour nous, sous le prisme de l’esprit grec, le même motif « Je sais mais je ne sais pas », évoque, non pas le doute, mais le témoignage profond que la Grèce est vue par L. Durrell sous un aspect plus réel que ses apparences : il voit dans la langue grecque les paroles de Socrate qui avait dit « εν οίδα ότι ουδέν οίδα » (je sais que je ne sais rien), paroles que Montaigne comprend encore plus profondément en acceptant qu’il ne sait même pas cela, « Que sais-je ? ». L. Durrell, par ce petit poème rédigé entièrement en grec, nous prouve que la Grèce était déjà son lieu intérieur de pensée, de création, ce lieu qui lui a demandé de partir pour transférer partout cette lumière. Et des années plus tard, étant dans le sud de la France, dans le Gard, il admet ce fait en écrivant à son ami H. Miller : « Et ici, sur cette garrigue sauvage, on dirait… curieusement la Grèce. »51, montrant ainsi que ce pays est en lui, porté dans toutes ses expressions tant quotidiennes que littéraires, puisque il est devenu le lien de transmission de l’esprit découvert sur ce lieu. L. Durrell avait vécu la Grèce comme un sentiment qu’il ne comprenait pas toujours mais qui lui paraissait très familier. Pour lui, c’était l’accomplissement d’un cercle, sa renaissance : « Corfu was the closing of a circle. … Here Durrell said he was reborn. »52 (Corfou était l’accomplissement d’un cercle. … Ici Durrell dit qu’il renaît.). Dans les témoignages et les faits racontés, nous avons essayé de montrer que cette vie sous le regard des Dieux, les épreuves de joie et de chagrin au travers desquelles il est passé, ont formé la personne que L. Durrell est devenue, autrement dit, ces étapes ont libéré le potentiel de son âme créatrice, ce qui coïncide avec sa croyance qu’un être humain à sa naissance n’est qu’un 50 R. Pine, Lawrence Durrell : The Mindscape, New York, St Martin’s, 1994, p. 150 MacNiven, Correspondance, op. cit., p. 522 52 M. Haag, «Lawrence Durrell: A Life Abroad» in : Deus Loci, NS 1, 1993, pp. 8-15 51 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 28 code génétique et qu’il est modelé par son environnement et ses stimuli, pour devenir ce qu’il sera. Et c’est ici que le moment de son émancipation est arrivé… La voie de l’ « exil » La déclaration de la seconde guerre mondiale et l’entrée inévitable de la Grèce dans ce conflit, marquent pour L. Durrell à la fois une fin et un commencement. D’une part sa période d’insouciance et le processus de sa libération artistique se terminent. La Grèce et le monde ne seraient plus jamais les mêmes. Il lui reste peut-être à porter les dernières images de clarté, de pureté, d’un pays qui allait, une fois de plus, cacher ses secrets au regard de la multitude. D’autre part, L. Durrell commence alors également sa carrière diplomatique et sa vie de création littéraire, avec la « mission » de faire partager aux autres la joie et la liberté qu’il avait reçues pendant ces années à Corfou et à Athènes. Cette période de la vie de L. Durrell, entre 1940 et 1945, est marquée par l’absence de tranquillité -tant espérée- à cause de déplacements forcés, mais aussi par une première expression de sa volonté de retour en Grèce. Au début de la guerre en Grèce, L. Durrell voulait s’engager dans les forces armées grecques, un peu à l’exemple de lord Byron. Dissuadé par sa femme et son ami H. Miller, il avait été finalement recruté par l’ambassade de Grande Bretagne à Athènes comme attaché de presse, du fait de sa bonne connaissance de la langue : « Il n’y avait que cinq ou six résidents anglais. Au début de la guerre, ce petit groupe qui parlait couramment le grec devint fort utile pour les Anglais. »53. Presque un an plus tard, après la chute du front et la marche des forces allemandes vers Athènes, il se trouve à Matapan dans le sud du Péloponnèse, de là en Crète, puis en Egypte, au Caire et à Alexandrie. En tant qu’attaché de presse de l’ambassade, il contribue aux efforts des alliés par un travail et une détermination remarquables, mais à la littérature aussi par l’édition de quelques magazines. Il a réuni des écrivains qui étaient sur le sol égyptien et ils ont édité, entre autres, le premier livre de Cossery. Dans ces deux principales activités, il gardait toujours cet esprit acquis, une façon d’être qui lui permettait de sentir les lieux, de profiter de ce qu’il y avait de 53 Brelet, Entretiens, op. cit., p. 23 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 29 mieux sur le pays où il habitait, sur le sol où il plantait ses racines. L. Durrell est resté en Égypte, au Caire et à Alexandrie, jusqu’à la fin de la guerre. Puis, il a « …été nommé à Rhodes… »54 par l’ambassade Britannique. Pour lui, le Dodécanèse était « …le Paradis ! »55 retrouvé une fois de plus, mais malheureusement pour seulement deux ans, qui ont été productifs. Sur ce point, il faut noter que le Dodécanèse était sous occupation italienne même avant la seconde guerre et a été rendu à la Grèce en 1947, après une courte période de transition sous un contrôle britannique. Après ce court service à Rhodes, pendant lequel il a aussi « excellé » par ses « bouffonneries » (Sur son interview à C. Brelet, Larry témoigne du fait suivant : il a utilisé pour son « …courrier officiel de Foreign Office … des timbres italiens de tourisme … (il ne savait pas) que dès l’instant où il passaient sous le tampon de la Poste, ils devenaient aussi valables que des vrais timbres… » commettant sans le savoir un crime de « …lèse-majesté, tout comme le fait de fabriquer de la fausse monnaie puisque seule la Reine possède le droit de créer des timbres. »56, créant ainsi un nouveau timbre pour les philatélistes de Londres et des ennuis pour le Foreign Office.), il rentre en Angleterre pour six mois et en repart avec la volonté de rentrer en Grèce. Il se retrouve finalement en Argentine, en Yougoslavie, puis au Moyen Orient et finalement à Chypre, où il a même enseigné dans une école grecque57 à Nicosie. Cette période, entre 1945 et 1957, est également celle durant laquelle il a commencé la création d’un de ses chefs d’œuvres, Le Quatuor d’Alexandrie. C’est alors qu’il commence à mettre en pratique -peut être sans encore le savoir- ses qualités, créées ou éveillées pendant ses années de soleil. Ses commentaires sur Le Quatuor d’Alexandrie, même s’ils ont été formulés des années plus tard, s’insèrent bien dans cette période parce que sa conception et son écriture avait commencé à cette époque (ici il faut noter que L. Durrell admet qu’il n’avait pas vraiment vu l’Égypte véritable à cause de ses obligations à l’ambassade et de même que Bachelard dit que « …le monde fut rêvé avant d’être créé… »58, il a « …dû l’imaginer pour écrire le Quatuor… »59). Nous découvrons à travers ses phrases que, selon lui, ce que les Surréalistes ont appelé « La Vraie Vie » était quelque chose qu’il acceptait comme une notion mystique, en disant « Personne ne sait ce qu’est la Vraie Vie ! … Et les gens qui le découvrent n’en parlent pas. Comme l’a dit Saint Augustin ‘ceux qui savent se taisent, les 54 Brelet, Entretiens, op. cit., p. 27 Ibid. 56 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 27 57 Haag, Abroad, op. cit., p. 13 58 M. Mansuy, Gaston Bachelard et les éléments, Paris, J. Corti, 1967, p. 78 59 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 27 55 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 30 ignorants parlent toujours’. »60. Et il continue en disant « …C’est une infusion, une tisane de gnosticisme qui est à la base du ‘Quatuor’. Le Gnosticisme pose toutes les questions sur la personnalité. » 61. A travers ces déclarations, nous pouvons aisément affirmer que : L. Durrell avait donné comme base à son chef d’œuvre une théorie philosophique grecque, le gnosticisme. La Grèce lui a offert le pouvoir de s’interroger, de découvrir ce qui réside en lui. Ce pouvoir, il le transforme en un puissant outil de création d’univers, de mondes dans les mondes réels et dans les images de chaque jour. De plus, nous pouvons maintenant constater que la vie qu’il a menée sur le sol hellénique (nous utilisons le mot « hellénique » au lieu de « grec » non seulement pour préciser la situation géographique, mais pour contenir dans ce terme tout l’esprit que ce mot et son peuple évoquent) prend dès lors une autre valeur, montrant que le voyageur à l’esprit insouciant pourrait être quelqu’un qui a vraiment vu sous les apparences et dont le silence sur ces années a été la preuve d’une connaissance profonde. Assurément, cette période hellénique de sa vie paraît être dorénavant une matrice pure de création artistique et de réalisation de soi-même. En retournant vers cette création artistique, nous pouvons constater que nous voyons maintenant ce pays à travers son œuvre. Même s’il s’agit de systèmes théoriques donnant la structure et le souffle de son œuvre (comme nous avons essayé d’expliquer pour le Quatuor), ou juste des images ou des personnages, sa vision de la Grèce illumine maintenant la vie de ses écrits. Dans son Quatuor, un des personnages grecs est appelé « the old man » « the poet of the city »62 (le vieil homme, le poète de la ville). Il s’agit de K. Cavafy, poète grec né et ayant vécu en Alexandrie. L. Durrell a retracé dans son œuvre son rôle, son existence réelle. Était-ce parce qu’il le connaissait et qu’il avait déjà sous les yeux une image du poète ? Ou est-ce qu’il voulait que la force créatrice d’un poète qui représente le médiateur entre le ciel et la terre, entre l’esprit et la matière, vienne du même pays que celui où il avait trouvé son moi artistique ? Nous pouvons reconnaître une liaison de ce « poète de la ville » avec la présence divine, puisque il est évoqué mais non pas présent, existant mais incompréhensible, et nous pouvons le voir partout dans ce monde qu’est Alexandrie. Un tel rôle attribué à un symbole grec nous montre la place que tenait dans le cœur et l’esprit du Durrell ce pays. Cavafy, en admettant que c’est lui le « vieux poète », devient « l’œil vivant » qui regarde, veille silencieusement, et en exprimant l’esprit de la ville, il contrôle le parcours des personnages de 60 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 30 Ibid. 62 M. R. Cornu, La dynamique du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell : trois études, Montéal, Didier, 1979, p. 99, et L. Durrell The Alexandrian Quartet, London, Faber and Faber, 1968, pp. 18/203 61 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 31 ce livre. Si c’est le cas, nous remarquons que l’esprit des lieux de Corfou, d’Athènes ou de Rhodes se trouve « …curieusement… » emporté partout où il se pose. Un autre personnage grec que nous retrouvons dans le Quatuor est Panayotis. Panayotis a été professeur de lycée pendant vingt ans, il a vécu par la suite au monastère de Sainte Catherine au Sinaï pendant neuf ans et était alors le jardinier de Nessim63. Silencieux et marqué par l’esprit mystique évoqué par son long séjour au monastère, il est décrit sous l’apparence d’un simple jardinier qui « cultive notre jardin », son personnage évoque une fois de plus l’image de la Grèce que nous avons déjà rencontrée : un lieu qui cache plus que ne montre les apparences. Le fait de placer un professeur et (presque) moine pour « cultiver » et s’occuper du « jardin » de Nessim, un personnage qui représente (sur le plan intellectuel) l’homme né en orient, expatrié en Angleterre et en Europe pour ses études et puis de retour dans son pays du soleil, est une claire allusion à Lawrence Durrell lui-même. Il était né aux Indes, a fait ses premières études à Darjeeling chez des frères Jésuites, puis il partit vers l’Angleterre pour la suite de ses études. Grâce à ces éléments, nous pouvons constater chez Durrell que la Grèce lui a donné une culture, ou plutôt un savoir faire, pour créer ses propres paysages, ses propres jardins. Concernant ce même personnage de Panayiotis, il faut remarquer un détail d’une grande importance, montrant que derrière les personnages de Durrell (surtout ceux d’origine orientale), se cachent les visions et les « voyages » que celui-ci a vécus en Grèce. Nessim, le patron de Panayotis, voulait récompenser la dévotion de son jardinier. Il lui a alors offert le seul cadeau que le vieil homme puisse comprendre et accepter, une dispense de la part du Patriarche d’Alexandrie qui permettait à Panayotis de bâtir et consacrer dans sa maison une petite chapelle dédiée à Saint Arsenius. Pourquoi le seul cadeau que ce vieil homme puisse comprendre et accepter est-il la possibilité de porter la vie de désert du Sinaï à son lieu de vie, nous ne l’apprenons pas. Mais nous trouvons ce fait dans Justine : « …to repay the devotion of old Panayotis with the only kind of gift the old man would understand and find acceptable : … a dispensation from the Patriarch of Alexandria permitting him to built and endow a small chapel to St Arsenius in his house. »64 (…pour récompenser la dévotion du vieux Panayotis avec le seul type de cadeau que le vieil homme comprendrait et trouverait acceptable : … une dispense de la part du Patriarche d’Alexandrie lui permettant de bâtir et consacrer une petite chapelle à St Arsenius dans sa maison.). Or, la chapelle tant aimée par L. Durrell (présente 63 64 Durrell, Quartet, op. cit., p. 134 Ibid., p. 135 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 32 également sur son site internet), qui existe à Corfou, près de sa maison d’ailleurs, est, elle aussi, dédiée à Saint Arsenius. Pouvons-nous considérer cela comme une coïncidence, ou plutôt une image qui nous montre une fois de plus que ce lieu fut pour lui l’espace où il était « rebaptisé », seul (comme l’était Panayotis) sous les montagnes et le silence de la mer qui les entoure, une mer force évocatrice du voyage ? Corfou se trouve ainsi présente dans cette partie de son ouvrage. Est-ce le fait qu’Ulysse ait commencé la description de ses aventures maritimes au pays des Faiakes (l’ancien nom de Corfou), description qui était la clé lui offrant la fin de son voyage (c’est seulement lorsqu’Ulysse arrive presqu’à la fin de son voyage qu’il peut le raconter), qui a joué un rôle certain sur son choix ? Alors peut-être que Corfou est devenu pour Larry le lieu de voyage et la clé de son retour à son pays tant rêvé. Et ce voyage est devenu pour lui, plus intéressant et enrichissant que son « Ithaque ». Une autre image de la Grèce, qui porte un témoignage indirect sur les images que L. Durrell avait gardé ou crée en lui, vient d’un chercheur, qui remarque à propos de Melissa, un des personnages du Quatuor dans le livre Justine : « She is, in her ‘true’ nature, a Greek, and Greece is the place, for Durrell, where genuine life and love are possible, where human relationships are based on tenderness and the delight of the body. »65 (Elle est, dans sa « vraie » nature, une Grecque, et la Grèce est le lieu, pour Durrell, où la vie et l’amour authentiques sont possibles, où les relations humaines sont basées sur la tendresse et les délices du corps). Nous sommes habitués à voir des images du pays de Socrate, de Platon et d’Aristote qui ne montrent que le monde des idées, des créations artistiques ou des formes classiques. L. Durrell a projeté un aspect différent de la Grèce, une vie loin des normes classiques et des pensées profondes, plus proche de l’homme, un homme qui n’est pour autant pas dépourvu de sa force créatrice, de sa spiritualité telle que Durrell l’expose dans son œuvre de cœur, sous la forme d’une création, son Quatuor d’Alexandrie. Et cette forme de vie que Larry décrit, à travers les renseignements et les remarques trouvées sur sa période entre 1935 et 1949, semble très proche de ses amis du soleil, les « petits-enfants » de Socrate et d’Ulysse, qui murmurent qu’il faut générer la joie et le bonheur pour être bénis des dieux. Le Quatuor est l’une de ses œuvres qui nous montre des visions de sa Grèce. Mais ce n’est pas la seule. La période limitée lors de laquelle L. Durrell est rentré en Grèce et s’est installé à Rhodes, lui a inspiré un livre de plus : Reflections on a marine Venus (Vénus et la Mer), publié en 1953. Larry se trouve, après une longue guerre, une fois de nouveau près du 65 Kaczvinsky, Major, op. cit., p. 46 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 33 bonheur. Mais cette fois rien, ou presque, n’est plus pareil : la Grèce et lui-même, avaient beaucoup changé du fait de la guerre, ils avaient perdu leur innocence, « …both he and Greece had lost their innocence… »66 (…les deux, la Grèce et lui, ont perdu leur innocence…). Dans ce livre, se reflètent souvent les traces que la guerre a laissées, aussi bien sur les personnes et un paysage profondément détruit mais aussi sur Larry lui-même… Il a fait une remarque à l’un de ses amis, une remarque porteuse de l’image et du sentiment même de tout ce qui s’était déroulé jusque là, qui pourrait montrer soit la joie du passé, soit l’amertume d’alors : « How lucky we were to know Greece as young men! »67 (Quelle chance nous avons eu de connaître la Grèce en tant que de jeunes hommes !). Et pourtant, dans tout ce paysage altéré par la guerre, une statue venue le regarder du passé, celle d’une Vénus marine émergée de sa crypte de guerre, lui a évoqué ce qu’il cherchait. Et son amie, la mer, lui a offert la catharsis tant espérée. Pendant ces deux années à Rhodes, les plus heureuses de sa vie comme il a déclaré plus tard, L. Durrell a essayé de trouver un emploi lui permettant de rester en Grèce. Malheureusement pour lui (mais certainement pour la plus grande chance du pays emporté par son cœur), ceci ne s’est pas réalisé. Une page de sa vie s’est refermée à jamais, idée qui peut paraître triste d’un certain point de vue, mais qui n’est pas loin de ce que nous pouvons appeler « un destin » pour les enfants de cette terre. Durrell a pu résider et travailler à Chypre quelques années plus tard, mais ce bref retour n’était pas le rêve espéré. Son poste sur l’administration anglaise de l’île l’a rattrapé, et il fut obligé de quitter Chypre du fait du mouvement chypriote de EOKA qui voulait l’indépendance de l’île par rapport à l’Angleterre. Une courte phrase tiré du magazine Deus Loci peut résumer les sentiments de la situation : « …the bitterness was actually personal as the Greek world was once again and finally denied him. »68 (…l’amertume était en fait personnelle comme le monde grec une fois de plus et pour la dernière fois, le refusait.). La réunion du Dodécanèse avec la Grèce, l’événement qui a obligé Durrell à quitter son poste officiel, à se réfugier dans le sud de la France et à devenir l’écrivain « professionnel » rêvé depuis son enfance, selon le point de vue d’un autre « enfant » de la Grèce, prend un aspect très différent. Il ne s’agit pas d’un déni mais plutôt d’une acceptation. En effet, il paraît que cette terre a toujours obligé ses enfants les plus doués à ouvrir leurs 66 Haag, Abroad, op. cit., p. 12 R. Mills, « With Lawrence Durrell on Rhodes, 1945-47 » in : Twentieth Century Literature, Vol. 33, No 3, Part I, automne 1987, p. 316 68 Haag, Abroad, op. cit., p. 13 67 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 34 ailes et à aller conquérir d’autres cieux. Ulysse était obligé de faire le voyage, car voyager est ce que son île lui avait appris et demandé de faire. Et une fois de retour sur cette île, le voyage et ses récits restaient la plus réelle des preuves d’amour pour sa terre. Lawrence Durrell portait déjà la Grèce en lui, il était grec et il n’existait plus aucune raison pour lui de rester sur ce sol : il devait faire sa propre « colonie » de lumière, parmi ses livres et sur les espaces où il vivrait, pour répandre et projeter la vie, et permettre au pays même de continuer à exister. L’une des raisons pour lesquelles la Grèce a continué d’exister comme elle le fait jusqu’à nos jours est que son cœur bat à tous les coins du monde, marié avec l’esprit de ces lieux, acceptant et transformant tout ce qu’elle touche, tout en laissant la liberté d’un choix différent, d’une pluralité des « Grèces ». Sa vie d’être (auteur) confirmé Après son départ définitif des lieux grecs, Lawrence Durrell, connaît son grand succès en tant qu’auteur du Quatuor d’Alexandrie, avec Justine d’abord puis avec les suivants, et nous le trouvons, dans les années cinquante, installé au sud de la France, à Sommières. Du temps avait passé et Larry se trouve maintenant loin des événements et sentiments passés. Il avait désormais creusé ses racines sur la terre qu’il trouvait libre et fertile pour l’élaboration de sa pensée et de sa lumière. Il était près de sa Méditerranée, dans le seul pays d’Europe dans lequel l’esprit est essentiellement le même et évolue en parallèle avec celui de la Grèce69. De plus, comme son ami F. J. Temple le déclarait : « …le paysage languedocien convenait à cet amoureux de la Grèce … (ayant) un ciel semblable à celui de l’Attique … il est chez lui, car le thym a le même parfum, les pâtres consultent les mêmes étoiles, le soleil brille comme Apollon et le vin nous parle de Dionysos. »70. C’est durant cette période que Lawrence Durrell allait finalement parler et faire fructifier les années de sa vie antérieure, surtout celles de sa vie grecque, avec la distance du temps et de cet esprit de « grand voyageur » que la Grèce lui avait donné. Nous avons vécu pour peu de temps un 69 A. Arseniou, avocat, médecin, prêtre, écrivain, commentaire fait lors d’une discussion privée sur l’esprit des lieux 70 F. J. Temple, « Lawrence Durrell, le plus languedocien des écrivains anglais » in : Portrait, No 5, mai 1984 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 35 voyage à travers les images de sa vie. Maintenant, nous allons examiner ses mémoires, les images de la Grèce qui sont restées dans son cœur. Lawrence Durrell avait trouvé parmi les habitants de la Grèce sa maison naturelle : « …for Durrell, who found his natural home among the inhabitants of Greece… »71 (…pour Durrell, qui a trouvé sa maison naturelle parmi les habitants de la Grèce…). Il voit la Grèce, dans son livre Prospero’s Cell, comme le lieu qui lui avait offert la découverte de soi-même, qui lui avait donné la possibilité d’économiser son énergie et de la diriger vers cette quête. Durrell, à l’époque avait besoin de faire ainsi. Il devait se préserver tout en vivant dans un monde où il ne voyait pas très clairement sa place. Nous pouvons percevoir ce sentiment à travers les personnages de son Ile de Prospero, qui se trouvent dans une quête perpétuelle, mais en même temps, se préservent du monde extérieur, se retirent dans leur propre univers et ne donnent des forces que pour la joie régénératrice. Il déclara cela en disant : « …other countries may offer you discoveries in manners, or love or landscape; Greece offers you something harder – the discovery of yourself. »72 (…d’autres pays peuvent t’offrir des découvertes en manières, ou amour ou paysages ; la Grèce vous offre quelque chose de plus dur – la découverte de soi.). Plus tard il se complète en disant : « To live in a Greek island … for a year at a time is a marvelous experience. Energy was saved which could be devoted to private inquiry and the practice of becoming more oneself. »73 (D’habiter sur une île grecque … même quelque fois pour un an est une expérience merveilleuse. De l’énergie est épargnée, laquelle pouvait être consacrée à une enquête privée et à l’exercice de devenir davantage soimême). Il revient sur cette même question, la maîtrise et l’équilibre de soi, des années plus tard, en expliquant en même temps, pendant un entretien, le schéma de sa création littéraire, son accomplissement via ses écritures : «… Je l’ai découvert en Grèce avec l’idée gnostique des trois stades semblables à ceux réintroduits par Freud dans la psychanalyse. L’idée est classiquement grecque. Les trois stades d’avancement vers une réalisation sont l’agon, le pathos et l’anagnorisis. Le Carnet Noir est mon agon, c’est à dire le stade de la bataille. Le pathos est un genre de recognition et l’anagnorisis c’est la réalisation et l’acceptation totale … 71 E. Kastor, «Lawrence Durrell’s Odyssey of the Mind, The Evolutionary Travels of the Author of ‘The Alexandria Quartet’» in : The Washington Post, 29 mai 1986 72 J. P. Hamard, «Lawrence Durrell: a European Writer» in : Durham University Journal, NS 29, Vol. 3, juin 1968 73 Ibid. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 36 Le Quatuor d’Alexandrie a été pour moi un pathos. Je suis en train d’achever avec le Quintet d’Avignon mon anagnorisis avec l’espoir de bientôt tout accepter. Mais comment ? »74. Nous retrouvons cette idée de réalisation de soi-même dans des textes traitant de sa personnalité : « Greece meant more to Durrell than any other place: it was where he begun to find himself. »75 (La Grèce signifiait plus pour Durrell que tout autre espace : ce fut là qu’il commença à se trouver). Et cela, non seulement sur le plan personnel, mais il y a aussi trouvé sa personnalité artistique, la confirmation de l’existence de son soi créateur. Nous savons que même si le don existe en soi, il faut qu’il puisse être confirmé afin de prendre effet. Personne ne saurait ce qu’il est si sa qualité n’était pas confirmée, soit par son entourage, soit par une force majeure. Mais pour cela la personne doit se mesurer avec son entourage, le lieu où elle se trouve. Et Larry a trouvé la force d’oser sa voie, de réaliser son « agon » dans un milieu non hostile (comme Londres), amical, familier. C’est pourquoi avec joie il affirme que : « La Grèce m’a apporté la confirmation que j’étais un créateur. »76. De toutes ces citations, nous déduisons clairement, une fois de plus, que le séjour de L. Durrell en Grèce lui a donné plus que des années de tranquillité : c’était -comme nous avons eu l’occasion d’expliquer- une réalisation de son existence, une période qui a éveillé le soi créateur en lui. Pour mieux expliquer ce fait, il faut dire que pour Durrell le pays était plutôt un espace mental, un lieu d’éveil des sens. Nous voyons cette attitude avec ses héros du Quatuor. Darley, Baltazar, Mountolive, Pursewarden, Cléa, Scobie, tous ont commencé à découvrir et vivre leur potentiel à travers la mentalité et les possibilités qui se sont offertes à eux en Alexandrie. Un exemple peut être Mountolive qui a pu se sentir libre dans cette ville. Le mal inexpliqué à l’oreille qui lui arrivait chaque fois qu’il mettait pied en Angleterre, ou le comportement strict du protocole diplomatique vécu en Russie, n’avaient pas lieu. Sans mentionner son attitude envers Leila et Nessim, il faut remarquer sa liberté d’action en ce qui concerne sa relation avec la sœur aveugle de Pursewarden. Quand il l’a connue en Angleterre, et pendant leurs futurs rencontres, il restait plutôt « tiède », puisque cela serait mal perçu d’élaborer un quelconque contact plus intime, le pays n’étant pas propice. En Alexandrie, Mountolive (même s’il était le supérieur hiérarchique de son frère Pursewarden) commence pas à pas (surtout après la mort de ce frère, écrivain reconnu, qui fait le lien avec les normes anglaises) à prendre en charge ses propres sentiments, à réaliser ses volontés profondes et 74 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 82 Pine, Mindscape, op. cit., p. 264 76 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 81 75 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 37 déclarer à sa manière son attirance pour elle. Baltazar, après une bonne période de séjour, a osé se donner également à des débauches qui venaient de son moi intérieur, en extériorisant ses sentiments envers un jeune homme. Il a été emporté par cette prise de conscience et par cette acceptation de son soi à un tel point qu’il a dépassé les limites : il a été battu à cause de son insistance pour ce jeune homme et perdu une grande partie de sa clientèle comme médecin. Son propre-nouveau soi a commencé à lui causer du mal. Mais l’exemple le plus intéressant est probablement celui de Scobie. Le vieux loup de mer, actuellement respectueux officier dans la police, n’a pas pu résister à l’appel de ce « vieux chapeau de femme ». Il l’avait depuis un bon moment mais a osé le porter à Alexandrie. Par cette action il est venu en contact et a libéré en lui la volonté d’utiliser le reste de l’habillement, de porter les robes et les chaussures, et devenir la femme qui se promenait au vieux port. Et la ville, le lieu, l’a « récompensé » pour son « pathos » de s’habiller en femme, pour le courage de se manifester en public, un « agon » qui l’a amené jusqu’à sa mort (il fut battu à mort sur les quais du port un soir, vêtu de ce vieux chapeau et d’une robe). Vers la fin de l’histoire vient l’ « anagnorisis ». La ville a fait de lui un saint après sa mort. El Scob avait sa propre chapelle à l’emplacement de son ancien quartier, où se trouvait le moyen à travers lequel il produisait ses miracles, pour guérir la stérilité et donner aux femmes la bénédiction d’un enfant : sa baignoire. Retrouvée après la guerre (une forme ovale remplie d’eau, symbole matériel de l’utérus ?), elle est devenue le lieu sacré et le symbole de quelqu’un qui a osé réaliser son existence et éveiller son soi créateur. Et El Scob est dans les mains de Durrell l’homme qui s’est connu lui-même et est devenu vainqueur, un saint dans le sens grec du mot, « άγιος » (agios) qui signifie « propre ». Sur ce même sujet, Lawrence Durrell pensait que comme chacun a sa propre polarité (sa propre personnalité), de la même manière toute une communauté ou un espace peut avoir la sienne77. Nous percevons cette notion de polarité comme la propension d’un être à aller vers une certaine voie, un certain voyage, une certaine façon d’apercevoir la réalité quotidienne. Ce commentaire de D. P. Kaczvinsky montre ce que nous pensons être la raison pour laquelle Larry se sentait chez lui là où « l’esprit du lieu » (spirit of place) avançait en parallèle, ou plutôt en collaboration, avec celui de l’homme. Larry trouvait que l’homme, l’être humain est une expression vivante des lieux où il se trouve : « The human personality is an expression of the “It” just as it is an expression of landscape. »78, (La personnalité humaine 77 78 Kaczvinsky, Major, op. cit., p. 18 Ibid. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 38 est une expression du Ça comme elle est également une expression des lieux.). Et pour lui, la Grèce lui a appris à sentir, à reconnaître l’appel qui allait lui rendre ce dont l’Angleterre avait essayé de le priver : sa liberté. Très intéressantes sont les mémoires que L. Durrell avait exprimées sur la Grèce dans ses entretiens avec Claudine Brelet. Dans cet interview, il nous explique qu’il est venu en Grèce sans avoir une grande connaissance de son antiquité : « En Angleterre, j’avais étudié le grec ancien pendant deux ans, et n’en avais presque rien retenu. Sinon l’alphabet et quelques mots… »79. Il débarquait alors avec un œil neutre, qui prenait contact avec la réalité existante et non pas avec les traces d’un passé que les livres essayaient d’imposer à chaque visiteur, comme un passeport et un test nécessaire pour « ouvrir les mystères éternels ». Il s’est laissé guidé par le vent et la mer du pays, par son esprit, par son visage actuel « Puis j’ai appris le grec moderne… »80, puisqu’une langue porte la pensée, la tonalité de son peuple, élément que Durrell a plus tard déclaré être la clé du succès de ses romans. Et finalement, il est arrivé à dire, ce qui était déjà clair, qu’un pays, dont l’histoire est bien connue et qui n’a peut-être plus de nouvelles connaissances à transmettre, reste finalement « …très étrange… »81. Et il continue : « Rares sont les gens insensibles à la lumière et à la qualité de l’air, c’est comme du champagne, tout comme l’accueil des Grecs. On ne peut dire à quoi ça tient ? … Mais c’est très différent de l’Italie, de la France ou de l’Angleterre, et l’on devient très vite pro-hellène sans pouvoir l’expliquer. Je ne connais aucun livre qui ait su rendre cette sensation de joie, d’élévation. Maintenant même, quand je retourne en Grèce, je retrouve les sensations que j’ai éprouvées trente ans auparavant, c’est extraordinaire… C’est aussi par exemple, ce qui fait la force du livre de mon frère. Il ignore qu’il puisse exister une Grèce ancienne, il ne fait aucune référence à un dieu, c’est sans doute la Grèce moderne, là réside la richesse des descriptions. Elles ne sont pas poétiques, simplement exactes. Je crois que si vous allez en Grèce sans rien connaître, vous êtes également sujet à un extraordinaire genre d’hellénisme, très ambigu à expliquer. »82. L. Durrell nous dessine ici ses émotions, ses pensées personnelles. Cette sensibilité à la lumière, la sensation de joie et d’élévation, la richesse des descriptions mentionnées ne sont 79 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 17 Ibid. 81 Ibid. 82 Ibid. 80 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 39 que quelques uns des dons que cette Grèce moderne lui avait offerts. Ce fait nous montre qu’à travers ce capteur de la lumière, lui et son frère Gerry ont découvert une partie de l’essence de ce lieu. Ils ont élaboré leurs moyens d’exploration et trouvé la matière à explorer. Cette description coïncide avec celle faite par son ami américain H. Miller dans son œuvre de Colossus où il parle d’un voyage dans la lumière et que la terre s’illuminait de sa propre lumière interne, ou celle de G. Seféris qui parlait de la sensation qu’il existe une autre façade de la vie. Nous ne croyons pas qu’une analyse pourrait donner plus de détails ou révéler un autre aspect de ces mots de L. Durrell, qui décrivent un pays de façon inattendue pour nous. Nous croyons qu’il s’exprime en tant qu’écrivain, car après tant d’années d’écriture, le langage de l’être de chaque jour ne se sépare pas facilement de celui du créateur. Sans vouloir détruire les images qui peuvent être générées par ce commentaire, nous pouvons seulement partager une expérience personnelle, vécue lors d’un retour au pays évoqué : En dessous de l’avion, il y avait des nuages blancs, colorés parfois par les rayons du soleil, un sol absent évoquait l’inexistence. Impossible d’identifier notre positionnement, il n’y avait pas longtemps que nous avions laissé le sud de l’Italie derrière nous. Soudain, une sensation de joie nous a surpris, venue du bas vers le haut. Les nuages étaient les mêmes, le soleil était toujours là, seule avait changé la sensation de notre cœur qui entendait la voix d’une chanson, venue de l’espace des Sirènes, qui essayait d’effacer toutes les traces du passé. Tout d’un coup, les nuages ont disparu et une mer bleue dorée caressait les côtes de Corfou. C’était une expérience personnelle, que probablement chacun lié avec un pays peut ressentir et qui n’est pas très loin de celle que L. Durrell, H. Miller ou G. Seféris avaient décrite. Nous pouvons comprendre un peu mieux cette perception, car nous avons vécu sous ce même ciel. Nous pouvons affirmer qu’il s’agit d’une sensation emplissant l’être, mais qui reste derrière les lèvres, et ne s’exprime qu’à travers les images et le silence. L. Durrell continue lors de ce même entretien en exprimant une autre image que la Grèce avait créée en lui : « Quand je suis arrivé à Corfou, j’ai loué une maison sur un promontoire. Elle appartenait à un pêcheur dont les deux petites filles allaient à l’école primaire. Il venait me voir chaque soir, il me donnait des leçons de grec, il bavardait un peu et buvait un verre … Je lui racontais des fables irlandaises. Un soir il m’a dit : ‘J’ai une histoire mille fois plus merveilleuse encore à vous raconter, vous ne pouvez pas l’imaginer ! Je ne sais pas qui l’a inventée, mais c’est sûrement quelqu’un d’épatant !’ Et il a commencé son histoire qui me Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 40 semblait vaguement familière. ‘Je lis cette histoire chaque soir quand les gosses reviennent de l’école dans un bouquin que les autorités ont donné aux enfants des écoles primaires. Je vous l’apporterai. Évidement votre grec est encore trop faible pour que vous le compreniez’. Ce qu’il me montra était une édition d’Homère destinée aux écoliers. Je m’y retrouvais grâce aux illustrations, et quelques mots par-ci par-là. Dans cette version, tout correspondait tellement à la vie de cet homme presqu’illettré -il avait quitté l’école à dix ans- et il la racontait comme une histoire d’aujourd’hui, comme si c’était son copain Ianni qui avait fait tout cela ! Il pensait que le bouquin avait été écrit quelques années plus tôt par un génie d’Athènes. Tout cela en grec moderne, adapté, simplifié et, même décortiqué, le récit conservait toute sa force ! »83. Nous pouvons comprendre comment L. Durrell vivait cette coexistence du passé avec le présent, cette continuité d’esprit et de conscience dans les gens de son entourage : « …il la racontait comme une histoire d’aujourd’hui, comme si c’était son copain Ianni qui avait fait tout cela ! Il pensait que le bouquin avait été écrit quelques années plus tôt par un génie d’Athènes. »84. Pour quelqu’un qui possède un esprit critique comme celui de L. Durrell, vivre parmi des personnages qui transpirent l’histoire et la mythologie de façon quotidienne et anodine (l’histoire et la mythologie étaient devenus les grands centres d’intérêts de Durrell), vivre sous un ciel où le temps et le progrès s’étaient arrêtés pendant longtemps, a été une expérience unique et enrichissante. Il apprenait non pas quelque chose « de mort » décrit uniquement dans les livres et confiné dans le monde de l’imagination, mais il vivait dans les moments de chaque jour la même magie que le chant des oliviers avait donné à Ulysse, il entendait les échos de la mer et les silences des montagnes. Il regardait face à lui une continuité de langue et d’histoire qui s’insérait dans son esprit et son corps, pour la seule raison qu’il se trouvait là. Durrell, en ayant vécu et expérimenté les mythes, est arrivé à écrire que « …tout homme porte en lui une petite machine à fabriquer du mythe qui fonctionne souvent sans qu’il s’en rende compte… »85, et certainement se déclenche lorsque l’homme se trouve dans un milieu propice. Dans le même contexte, ses idées sur l’art et le théâtre grecs ont retenu notre intérêt. L. Durrell juxtaposait l’art régnant en Europe avec celui retrouvé sur place. Il constatait que : « Ce que j’avais remarqué à l’époque, … c’est que l’artiste était en train de perdre son rôle 83 Brelet, Entretiens, art. cit., pp. 17-18 Ibid. 85 L. Durrell, Cefalû, Paris, Buchet/Chastel, 1961, p. 229 84 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 41 prophétique, et donc le respect du coté religieux, des ordres. Plus question du temple ni de résoudre les grandes tensions comme par le passé. L’art Grec, le Théâtre Grec étaient sur le plan social une sorte de psychanalyse quasi-religieuse. Pour une communauté de gens incultes et analphabètes, cela représentait tout le tableau, comme dit Aristote, on se purgeait au moyen de ‘la pitié et la crainte’. »86. Ce respect perdu de l’art et surtout du théâtre a beaucoup touché Durrell. Lui-même adorait Shakespeare et certainement cette démystification de l’art dramatique l’avait beaucoup dérangé. En rencontrant cette attitude « quasi-religieuse » à Corfou et à Athènes, il a dû se sentir dans le cœur des choses, dans une Angleterre de l’époque élisabéthaine, quand l’artiste était le prophète attendu. L’image d’un art en milieu « sauvage », implanté parmi « des gens incultes et analphabètes », est devenue par la suite un thème courant dans ses écritures. Durrell a assumé la « responsabilité » de créer un « temple » dans ses livres pour préserver ses saints en brimade. Nous rencontrons presque dans tous ses livres un lieu, une scène ou un thème religieux, mais sans grande ampleur. Au lieu d’avoir un grand temple ou une importante église contemporaine, nous avons plutôt des petites chapelles, souvent en relation étroite avec la nature (placées près de la mer ou sur les montagnes, des images de temples tibétains, pourrait-on dire), des lieux de culte très laïques dans des endroits parfois difficiles à visiter, oubliés ou abandonnés, ou même des anciens temples effacés par le passage du temps et des mœurs, mais subsistant dans la mémoire des gens. Au lieu d’avoir une grande fête religieuse avec toute l’ampleur et la grandeur des évêques et des officiels, nous nous trouvons devant des fêtes laïques, pleines de couleurs, réglées selon des coutumes de différentes ethnies, presque comme des fêtes foraines, où la religion n’existe pas grâce à son rite ou ses représentants, mais plutôt grâce au cœur des personnes qui participent et emportent cette flamme dans leur vie de tous les jours. Sur son Ile de Prospero, nous notons la présence de la petite chapelle de St. Arsenius. Dans Cefalû nous trouvons le monastère de l’abbé Jean installé sur les montagnes (l’image d’un tableau Tibétain) « Il dépassa ainsi déjà la petite chapelle de Saint-Nicolas, toute rose, avec son icône bosselée et sa lampe brisée… »87 « Il reprit le chemin qui débouchait au-dessus de Saint-Georges. Les murs blancs et les tours rouges du monastère perché sur le flanc déchiqueté de la montagne étincelaient dans le soleil de l’après-midi »88. Mais l’abbé était aussi un personnage laïque, raboteux, rassemblant autour de lui des moines peu différents, des gens de la terre et de la mer. Dans le Quatuor d’Alexandrie nous trouvons 86 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 45 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 207 88 Ibid., p. 212 87 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 42 souvent les mêmes scènes. La grande fête du saint à laquelle participait toute la ville, réjouissance d’origine chrétienne mais où nous trouvons rattachés tous les cultes et les tendances de la ville : des arabes, des coptes, des européens, des marchands, des jongleurs, des femmes, des scheiks, des circonciseurs, une foule de couleur, de poussière et de vociférations. Et la chapelle du jardinier de Nessim, une petite église à coté d’un majestueux bâtiment (celui de Nessim), créé sans l’aide ni la participation du riche employeur. Puis la chapelle, de nouveau saint El Scob, remplie de femmes pauvres, venues chercher le don de la vie dans une baignoire. Nous trouvons également des sanctuaires combinant l’art et la religion sur l’île de Rhodes de Vénus et la mer. Les anciens temples de Kameiros visités et délicatement décrits, un objet d’art et un lieu de culte sous le regard des bergers et des visiteurs intentionnés, tout comme la statue de Vénus, qui est à la fois la déesse de la beauté et une statue d’art par elle-même. Nous goûtons aussi les fêtes foraines des saints, pleines d’hommes et de femmes qui dansent, de restaurateurs, de musiciens, une foule en délire dionysiaque, sans autre luxe que les couleurs de la mer et du soleil. Le sourire de tao a également son moine et son monastère. Cet édifice taoïste, ni connu ni attirant mais bien présent dans le cœur et l’esprit du narrateur (le héros du livre avait toujours voulu le visiter et le gardait dans sa mémoire, mais n’avait pas entrepris le voyage, jusqu’à ce que la religion -le moine taoïste- soit venu dans sa demeure) s’impose dans la deuxième partie du livre. Après la lecture pour des corrections sur les manuscrits de ce moine, l’accomplissement d’une image artistique bien rurale de l’effort de préservation de ce qui reste encore sacré s’achève sur les montagnes du sud de la France. Exception faite pour le Quintet d’Avignon. Avignon dépasse les limites d’un lieu inconnu, laïc, en étant le saint siège pour une longue période. Dans ce cas il faut calculer l’élément du temps. A l’époque où se déroule ce roman, le palais des papes vu de près est presque en ruines, dans un état de dégradation. C’est seulement de loin que le visiteur peut apercevoir l’utilité et la gloire de ce bâtiment, l’éloignement dans la distance mais aussi dans le temps. Ce fait donne à Avignon l’image d’un vieux temple grec, réminiscence d’un passé effacé des yeux mais présent dans la mémoire. Cette problématique, cette relation entre art/création et religion, ont particulièrement intéressé Durrell. Ainsi, dans l’explication de sa pensée sur le sujet de la religion, nous trouvons une approche artistique, libre et créatrice. Il a dit que « La seule religion européenne, à la fois rigide comme le marxisme et mystique comme le bouddhisme, c’est celle d’Epicure. … Cette philosophie qu’avait adaptée Lucrèce était la seule qui fasse de l’univers un système rationnel, autant sur le plan de la logique que sur le plan métaphysique et religieux. Depuis Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 43 Confucius, je ne vois pas de semblable religion. »89. Pour quelqu’un qui cherchait « …un sentiment authentique à l’égard des choses, qui ne soit pas déformé par notre copain J. C., une éthique, un code ou quoi que ce soit d’autre. »90 cet esprit de liberté l’a relié à l’époque ancienne, où il a pu trouver la création d’une philosophie qui se forme en religion, un lieu commun d’art et du mysticisme. Nous avons pu voir cette relation entre l’art et une religion mystique de liberté latente dans l’une de ses œuvres composée à Rhodes, qui évoque aux yeux de quelqu’un qui a quelques connaissances de la mythologie grecque le « libérateur » fils de Zeus, Dionysos. L. Durrell a continué son explication sur la perception de la religion pour expliquer son envie de liberté. Il était « …pour tout ce qui apporte une pierre à l’édifice… Edifice rassemblé maintenant du Bouddhisme zen et du Mahayanna et qui m’attire beaucoup, précisément parce que tout y est tellement libre ! Vous avez toujours devant vous, non seulement votre existence, mais un agrandissement du tableau. »91. Cette attitude vers le bouddhisme ne nous étonne pas. Selon nous, Durrell est arrivé vers cet esprit pour deux raisons majeures : la première est la rémanence des mémoires de son enfance aux Indes, la deuxième est l’esprit de libération à Corfou après le séjour à Londres. Il existe un certain amour chez Durrell pour les Indes (même s’il n’y est jamais retourné, pour des raisons que nous expliquerons plus tard) et une recherche de liberté et de l’acceptation de tout. Si la tendance vers le mysticisme bouddhique vient de son enfance, sa germination, ce libre agrandissement de l’image, du « tableau », pour inclure tout le monde, cette intégration en lui de la grandeur et de la liberté sont le résultat de sa jeunesse en Grèce. En vivant sur les mêmes lieux qu’Epicure, Durrell a été imprégné par ce même esprit des lieux, qui est resté inchangé depuis que les gnostiques ont perçu leurs idées. Larry a également beaucoup aimé la musique grecque. Il disait qu’il a « …beaucoup aimé la musique grecque aussi, mais j’ai surtout dansé sur la musique grecque. Maintenant, on a une attitude archisophistique vis-à-vis de cette musique : on a folklorisé ce qui était naturel. Aux premières notes d’une chanson, on se levait et on dansait, c’est tout… »92. En tenant compte de notre remarque sur la libération mystique Dionysiaque, latente dans l’œuvre de quelqu’un qui aimait la mythologie, cette attitude envers la musique ne peut qu’augmenter notre certitude. La danse folklorique grecque vient d’une longue lignée qui peut être la trace 89 Brelet, Entretiens, op. cit., p. 20 L. Durrell, L’esprit des lieux, Paris, Gallimard, 1976, p. 44 91 Brelet, Entretiens, art. cit., p. 22 92 Briatte, Portrait, art. cit., p. 14 90 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 44 des fêtes et cultes antiques. Aujourd’hui, elle est différentiée selon les régions, mais sur le fond elle reste toujours la même, une danse collective, où participent hommes et femmes de façon égale. Ces danses accompagnent presque toujours (sauf dans le cas des festivals et des démonstrations folkloriques) les fêtes religieuses et les grands événements et elles jaillissent d’une envie de cœur : l’oubli de la douleur et de l’amertume de la journée ou l’expression de la joie et de la beauté de la vie, tout comme dans l’antiquité avec les danses des rites pratiqués par les partisans de Dionysos. Durrell a connu la Grèce sous son aspect contemporain. En tant qu’écrivain, il a rencontré la langue grecque non pas dans des textes antiques mais dans sa forme actuelle. Parmi ses amis grecs de l’époque, nous trouvons des gens de lettres éminents comme Seféris ou Katsimbalis, qui se trouvaient au cœur des conflits littéraires de l’époque. Durrell, bien intégré dans ce milieu a pris position sur l’un des très grands problèmes de l’époque, le conflit sur le schéma linguistique du grec moderne (la bataille entre deux formes de la même langue, qui heureusement a été emporté par les littéraires, en donnant à la langue grecque la liberté créatrice). Ce problème qui avait suscité plusieurs débats intellectuels de la Grèce moderne est le conflit entre « dimotiki » et « katharevoussa ». Ici il faut clarifier le point suivant : la dimotiki et la katharevoussa ne sont pas deux langues différentes. Il s’agit de deux formes, ou plutôt deux modes d’expression de la langue grecque moderne. Les mots (signifiants et signifiés) sont exactement les mêmes, ayant -comme différences- sur la katharevoussa une syntaxe, des terminaisons ou des préfixes qui venaient directement du grec ancien pour se « marier » avec la dimotiki, qui était la continuité et l’évolution du grec, portant en elle des simplifications. La dimotiki (la démotique est la forme actuelle de la langue grecque), c’était à l’époque la langue utilisée chaque jour, la langue de communication de tous les Grecs. Elle est la langue de préférence des écrivains, plus proche de la vie de tous les jours, au cœur des choses. G. Seféris avait expliqué avec une simplicité remarquable la force de la dimotiki en disant dans l’un de ses écrits : «∆ε θέλω τίποτε άλλο παρά να µιλήσω απλά, να µου δοθεί ετούτη η χάρη. Γιατί και το τραγούδι το φορτώσαµε µε τόσες µουσικές που σιγά σιγά βουλιάζει...» 93 (Je ne veux rien d’autre que parler simplement, que cette grâce me soit donnée. Car même notre chanson nous l’avons chargée avec autant de musiques que petit à petit elle coule…). La « katharevoussa », forme de la langue créée par des hommes de lettres à une certaine période historique (19e siècle), avait pour seul but la purification de la langue 93 G. Seféris, « ∆εν θέλω τίποτε άλλο παρά να µιλήσω απλά » in : Keimena Neollinikis Logotehnias Tritis Gymnasiou, Athènes, OEDV, 1993, p. 299 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 45 de tous les éléments survenus pendant l’occupation ottomane, et continuait à être utilisée sur les documents officiels et dans le langage administratif. L. Durrell, comme nous pouvons l’attendre, a pris le parti de tous les poètes et les écrivains (comme G. Seféris, O. Elytis et K. Cavafy). Il dit : « C’est merveilleux de démolir la grammaire comme ça. C’est un jeu que j’ai retrouvé chez les poètes grecs. Ils étaient en guerre ouverte contre les professeurs et la langue officielle, la Katherevoussa, que personne ne parlait plus. C’était la guerre de Seféris et Cavafy… »94. Nous avons essayé de donner une petite image sur la façon dont le séjour de L. Durrell en Grèce s’était déroulé et surtout sur la façon dont il a influencé sa vie d’après et selon sa création artistique. Comme lui nous croyons qu’il n’était pas en train d’observer la Grèce mais qu’au contraire il était observé et découvert par elle. A partir des années cinquante, et jusqu’à la fin de ses jours, Lawrence Durrell s’est installé sous le dôme azuré du sud de la France. Il portait en lui les souvenirs vivants d’une vie méditerranéenne, d’une vie bercée par les eaux de la mer qu’il a tant aimée. Nous avons suivi ses traces sur le sol même que ces pages ont décrites, sous le regard d’Hélios, sous l’arôme de l’olivier et les ailes argentées de la Lune. Et tout ce qu’il nous reste est la nostalgie d’un livre déjà lu, d’un pas posé sur la terre, loin du navire qui nous y a apporté… Un mot avant le départ « … Ithaque t’a donné le beau voyage. Sans elle tu ne te serais pas mis en route. Elle n’a plus rien à te donner … Tu as enfin compris ce que signifient les Ithaque … »95. Il faut être touché par la mer, intrigué par son mystère pour pouvoir caresser le vent et monter vers les routes de notre âme. Cet esprit de fuite, de déplacements constants, de mobilité perpétuelle vers une fin, est un mouvement inévitable pour celui qui visite ou réside en Grèce. La Grèce apprend le voyage, oblige à y mettre une fin et à le poursuivre, non pas pour y arriver mais pour apprendre à apprendre, à voyager, à donner et à accepter. K. Cavafy avait parlé d’Ithaque 94 95 Briatte, Portrait, art. cit., p. 17 Cessole, Voyage d’Ithaque, op. cit., p. 33 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 46 et de son voyage. L. Durrell avait vécu l’attaque éternelle de la volonté de découverte, de dépassement des limites et d’un perfectionnement de soi qui commence de l’intérieur, de la façon dont nous apercevons les choses, des esprits qui ont toujours occupé les grecs. Il n’est toujours pas aisé de discerner pourquoi L. Durrell se sentait chez lui en Grèce. Peut-être « l’esprit des lieux » était-il celui que son cœur recherchait depuis son plus jeune âge. Ou peut-être l’insouciance et la certitude que les lendemains seraient moins durs à supporter au niveau économique lui ont-elles permis de prendre du temps pour lui-même. Pour nous, ce qui avait incité Larry, ce qui incite quelqu’un à cette introspection, à la volonté et la puissance de création, est probablement un fait beaucoup plus simple qu’attendu. Derrière ce que L. Durrell a appelé « l’esprit des lieux », ou plutôt au sein de cet esprit, se trouve une simple question qui est la force majeure du raisonnement grec, autant que notre formation comme résident de ce pays nous l’ait transmis. Derrière chaque démarche, derrière chaque pensée, derrière chaque idée créée ou acceptée, derrière chaque voyage qui n’a jamais commencé, se trouve une seule question : pourquoi. Cela paraît peut-être étrange, même très simplifié. Mais, étant formé par l’esprit de cette terre, nous pouvons affirmer qu’il serait impossible pour qui y a vécu, originaire ou non de ce pays, d’accepter un seul fait, une seule question, sans demander le pourquoi (tout du moins en lui-même). Et peut-être le fait que Lawrence Durrell a commencé à découvrir son potentiel, à se libérer des normes et des obligations et à créer quelque chose de différent, est survenu parce que d’une part il a douté de ce qui était établi, de la route suivie et d’autre part parce qu’il s’est demandé « Pourquoi comme ça et non pas autrement ? ». Parce que, sous ce ciel, rien ne peut être accepté si cela ne se conforme pas à l’esprit de la personne, ou si l’esprit de la personne ne s’élève pas au point de comprendre les facultés offertes à lui. Lawrence Durrell qui a vécu une vie de déplacements, avait comme seul point stable celui de sa pensée intérieure. Au fil de ces pages, nous avons tenté de traquer ses pas et de voir l’image qu’il avait gardée d’un pays qui signifiait beaucoup pour lui. Plusieurs fois, nous nous sommes trouvés en face de ses propres contradictions, qui montrent quelqu’un qui peut changer d’esprit très fréquemment, se contredisant plusieurs fois. Mais nous nous sommes également retrouvés devant sa « famille » grecque, une famille qui avait essayé de lui donner la liberté de son être, la liberté de son choix. Et en faisant ainsi, elle l’a introduit dans son véritable esprit qui n’est pas seulement celui d’un passé ou d’une histoire qui ne vit que lorsque les pages de son livre s’ouvrent, mais l’esprit vivant depuis plus de trois mille ans, un Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 47 esprit qui invite en demandant, au lieu de lire sur lui, de se fondre en lui et devenir ainsi partie active de son histoire. Lawrence Durrell est devenu cet esprit, un grec parmi les autres, qui a trouvé en ce pays une mère et une sœur, une amante et un guide, un lieu qui, en liberté, accepte et délivre, la terre qui reçoit les idées et donne naissance aux rêves cachés, un espace limpide qui envahit l’être et l’oblige à danser dans son voyage… Et c’est après un long voyage que nous ressentons que le don mystique de ce pays n’est peut-être pas ses secrets de l’antiquité, ses œuvres littéraires, philosophiques ou son art classique. Tout cela a déjà été dit, déjà réalisé et ne porte plus en lui aucune dynamique. Nous n’allons pas plus le trouver dans la tranquillité de ses paysages, ces espaces qui offrent la mer et le soleil comme un trésor contemporain, et cette beauté naturelle qui réside parmi les marbres et les échos des strophes poétiques prononcées. Les choses ne prennent âme que par la force et l’esprit que nous leurs donnons. Le don de cette Grèce n’est peut-être que le potentiel de chaque être à vivre son propre voyage et la possibilité de réaliser ce que nous souhaitons devenir, il suffit de voir que tout se trouve déjà en nous et laisser le vent de notre vérité nous emporter sur ses ailes. Par ces mots, un voyage finit. La tristesse d’arriver au but et la volonté de s’engager encore dans les vagues de sa recherche vers un pays de vérité, là où tout avait commencé restent comme une douceur amère, le Nostos qui intrigue notre vie… Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 48 Chapitre 2 : L’esprit des lieux Sa naissance littéraire ? Ses lieux - sa création à travers ses paysages « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality »96 (Vous avez deux lieux de naissance. Vous avez le lieu où vous êtes réellement né, et puis vous avez un lieu de prédilection où vous vous éveillez réellement à la réalité.). Il est souvent difficile d’équilibrer les volontés, les espérances, les choix du « moi » intérieur et les demandes du monde environnant. Les écrivains se trouvent souvent confrontés à cette réalité et cherchent parfois à trouver un lieu propice à leur travail, un lieu « libre » qui laisserait vivre leur moi créateur dans le monde réel. Nous pouvons supposer que Lawrence Durrell a trouvé ce lieu d’équilibre en Grèce, un lieu où il déclare « …j’entendis pour la première fois le son de ma propre voix, faible et mal assurée peut être, mais néanmoins bien mienne. »97. Connaissant l’histoire du pays en cette période, nous pouvons nous demander si la description s’applique à lui-même ou au pays. La Grèce essayait, à l’époque, de trouver une place reconnue dans l’Europe, après une série de guerres contre ses voisins et l’acquisition, ou libération, des régions dans le nord et l’ouest. Elle était, certes, sous un régime politique historiquement caractérisée comme fasciste, mais elle commençait à s’établir en tant qu’endroit stable dans les balkans. Mais, revenons à notre écrivain. Nous pouvons croire que le lieu grec lui avait convenu à la perfection : « …ce ne furent pas seulement la beauté lyrique et la clarté prismatique de la lumière grecque qui séduisirent Durrell, non plus que les légendes éternelles transmises depuis l’Antiquité mais intimement liées au paysage actuel; certains aspects du caractère des Grecs modernes faisaient écho à sa nature profonde. A cause de cela, la Grèce et les grecs ont exercé une influence prépondérante sur la vie et sur l’œuvre de Durrell »98. Il est allé vivre sur cette île par nécessité (il déclarait à l’époque, qu’avec l’argent qu’il avait gagné de son premier livre, il pouvait vivre quelques jours en Angleterre ou quelques mois en Grèce), mais cette nécessité est devenue pour lui une révélation. Et quelle était cette nature 96 Durrell, Thirst, op. cit., p. 22 Durrell, Esprit, op. cit., p. 27 98 Ibid., p. 25 97 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 49 profonde touchée par la lumière et le silence de ce pays ? La Grèce a sûrement joué un rôle capital pour lui, mais dans quel sens et sous quels aspects ? Des années plus tard, il revient sur ce sujet en parlant de « l’esprit des lieux ». C’était cet esprit qui nous a intéressé depuis notre premier contact avec l’écrivain, puisque pour la première fois, nous avons trouvé quelqu’un qui laissait entendre qu’il existe une relation entre un paysage et ses habitants. Notre point de vue personnel était que les « capacités sensorielles » d’un individu sont bien conditionnées, calibrées, par sa demeure, son biotope, dans le sens large du terme. L’espace peut influencer la façon dont nous percevons le monde à tel point qu’il nous sommes incapables de voir les choses autrement sauf si nous habitons différemment. Ces affinités spatiales ou les délimitations posées permettent à quelqu’un, comme à un arbre, de s’épanouir, la liberté totale ne pouvant exister sauf si nous nous libérons d’un seul espace (ou nous nous enrichissons de plusieurs). Sous cet esprit, nous avons essayé de voir de la façon la plus claire possible ce que « the spirit of place » (l’esprit des lieux) pouvait signifier pour L. Durrell. Notre idée s’est formée à travers ses écrits et ses interviews. Mais, dans son livre intitulé L’esprit des lieux, nous avons rencontré l’une de ses réponses, qui a changé notre point de vue, en déchiffrant en quelque sorte cette partie de mystère de son œuvre. Le passage se trouve dans l’interview intitulé « Paysages et personnages » publié dans le New York Times le 12 juin 1960. Une question avait été posée à L. Durrell par un critique : « Vous écrivez comme si les paysages étaient plus importants que les personnages. »99. La réponse à cette question est une approche et une explication de la part de l’auteur sur le genre et le « but » de sa littérature, à supposer qu’il existait un but précis. Nous ne croyons pas que, dans ce passage, nous avons toute la pensée de l’écrivain, néanmoins nous y trouvons un autre fil conducteur. Dans L’esprit des lieux, L. Durrell commence en se définissant lui-même. Il se qualifie comme « écrivain voyageur » et il déclare « mes livres traitent toujours de la vie dans certains lieux »100. Selon cette déclaration, venue après la publication de plusieurs de ses œuvres, nous pouvons voir que : Larry est arrivé à se libérer et à créer en se détachant personnellement de l’influence d’un seul espace, d’un seul lieu, et que, après son long séjour en Grèce, le paysage et le personnage faisaient sous son regard une unité. L’explication de ce premier point est évidente : il crée ses livres dans chaque pays, chaque lieu, qui lui offre la 99 Durrell, Esprit, op. cit., p. 182 Ibid. 100 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 50 matière première à traiter et les outils, la manière, la sensibilité de le faire. En ce qui concerne le deuxième point, l’unité du personnage avec le paysage, notre explication n’est pas si simple : Durrell est arrivé à voir que le lieu dans lequel quelqu’un vit, permet ou conditionne le développement et le mode d’expression du personnage. Le lieu parle à travers les personnes qui l’habitent, pour exprimer une vie commune différenciée par l’espace géographique dans lequel elle se déroule. Il s’agit d’une matrice dans laquelle vivent et se développent les gens, qui la changent aussi mais pas plus qu’elle ne le permet. Le lieu porte la nationalité, les traits de caractère, les affinités. Il est l’âme commune des ses habitants, l’espace commun de leurs actions. Et l’homme, malgré lui, n’a qu’à « subir » et devenir le « fruit » du lieu qu’il habite. Cette idée de L. Durrell est mieux exprimée dans le passage suivant de cette même interview : « Au fur et à mesure que vous apprenez à connaître l’Europe, en appréciant les vins, les fromages et les gens des différents pays, vous commencez à vous apercevoir que le facteur déterminant de toute culture est, finalement, l’esprit des lieux. Tout comme un vignoble donnera … toujours un certain vin … un pays … vous donnera toujours le même type de culture et s’exprimera aussi bien à travers les individus qu’à travers ses fleurs sauvages. Nous avons tendance à considérer la culture comme une sorte de structure historique créée par la volonté humaine … aussi longtemps que les gens continueront à naître grecs … leurs productions culturelles porteront l’empreinte du lieu où elles seront réalisées »101. Cette déclaration, ainsi qu’une autre antérieure (que L. Durrell ne pouvait pas connaître) de P. Yiannopoulos (poète grec des premières années du 20e siècle, passionnément amoureux de son pays) qui disait « Το κλίµα και το τοπίο στο εξωτερικό, ιδίως στην Αγγλία και τη Γερµανία, ευθύνονταν για τον πεζότατο χαρακτήρα των λαών τους... »102 (Le climat et le paysage à l’étranger, spécialement en Angleterre et en Allemagne, sont responsables du caractère très prosaïque (très commun) de leurs peuples... ) confirment notre hypothèse sur la relation des lieux et des hommes et que la façon de penser, d’être, d’apercevoir le monde, est subtilement, inconsciemment conditionnée par l’espace, par les sens qu’il infuse dans la personne. Mais, nous ne pouvons pas accepter cette déclaration de Durrell sous cet aspect sans faire part de quelques réserves. Sans vouloir le contredire de prime abord, nous ne pouvons pas ignorer le fait de la présence de conquérants (des colonisateurs) sur des lieux (en occurrence la Grèce), qui sont restés parfois pendant des centaines d’années, sans subir de transformation dans leur mentalité d’origine ou dans leur façon d’être de leur pays premier. 101 102 Durrell, Esprit, op. cit., pp. 182-183 E. Keeley, Αναπλάθοντας τον παράδεισο : το ελληνικό ταξίδι 1937-1947, Athènes, Eksandas, 1999, p. 101 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 51 En l’occurrence, il faut peut-être tenir compte de la particularité du cas évoqué ci-dessus, où il s’agissait de situations imposées par la force. Néanmoins, nous devons mentionner ce cas de figure. Larry continue en disant « Et tel est le but visé par l’écrivain voyageur; sa tâche est d’isoler ce qui, dans la population, est exprimé par ses paysages. »103. Cette idée prend chez lui les proportions les plus larges et vivantes possibles. Dans ses œuvres, la description quasi vivante des paysages faisait d’eux presque un personnage indispensable pour le déroulement de l’histoire. Le lieu devenait souvent le porteur de l’âme du personnage, la clé qui ajoutait et expliquait les forces en jeu, l’inconscient et l’ensemble des raisons du comportement des personnes, qui échappaient à première vue. Dans ses descriptions, les paysages sont d’abord vus à travers les yeux de son héros, puis ils participent à l’évolution de sa pensée, son action, jusqu’au point où le lecteur (et parfois les plus avertis des ses héros) réalise que le paysage, le lieu, est vivant, et souvent le détenteur du pouvoir, le conditionneur inconscient des choix des héros. Ainsi, nous trouvons des personnages vidés en partie de leur essence, qui se trouve dans le paysage environnant et non à l’intérieur d’eux-mêmes. Ce fait peut être vu dans son livre Cefalû (The dark labyrinth), où tout commence par la description d’un site sur une île grecque qui avait englouti des touristes venus spécialement en visite : « Dans les premiers jours de juin 1950, un petit groupe de touristes visitant l’île de Crète se trouva bloqué dans le labyrinthe de Cefalû… »104. La terre a convoqué ces gens, elle les a mis dans son ventre pour les faire renaître selon sa volonté. Fait intéressant, un seul de ces visiteurs (et sa future compagne féminine) est sorti indemne du labyrinthe dans le village où ils étaient supposés arriver, et celui-ci est sorti par hasard. Il s’agit de Lord Graecen. Le fait qu’il soit le seul à être délivré par la terre dans la « civilisation » ainsi que son nom qui fait penser à la Grèce, nous laissent croire que, d’une certaine façon, Durrell parle de lui-même : Il est arrivé dans ce pays par un choix obligé, dû au hasard de mauvaises finances et il est sorti (seul ?) de l’œil vivant de la Grèce, en apprenant et puis en maîtrisant l’influence des lieux sur leurs habitants. Nous pouvons même dire que, de même que Cefalû a englouti ses visiteurs, la Grèce a englouti la pensée, l’esprit et l’être de Durrell, pour faire ressortir ce qu’il y a de meilleur, de vrai et libre en lui. 103 104 Durrell, Esprit, op. cit., pp. 182-183 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 11 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 52 Tout au long de ce livre, nous apprenons à connaître nos héros (en allant du présent vers leur passé) et les raisons qui les ont poussés à entreprendre ce voyage. Après un certain moment, nous sommes au courant des raisons du voyage de chacun : Baird, l’officier de l’armée de terre, débarque pour trouver la trace de la tombe d’un prisonnier ennemi tué pendant la guerre, dans l’espoir de se débarrasser de ses horribles cauchemars; Lord Graecen, le conservateur du musée archéologique, a décidé de ce voyage, ayant appris que sa vie allait finir bientôt du fait d’une grave maladie; Campion, le peintre, fuyait l’amour d’une femme; les Truman, un couple de classe moyenne, avait gagné ce voyage dans un concours; Fearmax, le medium, s’élance à la recherche d’un signe occulte qui lui redonnera son contact avec l’audelà; Mademoiselle Dale, une petite employée, se trouve sur le bateau alors qu’elle changeait de vie professionnelle; et Mademoiselle Dombey, la prêcheuse, est à la recherche des âmes déviées du droit chemin. La description continue et introduit petit à petit le rôle du paysage sur la vie des gens. Au zénith de l’action, nous voyons Baird appelé par les montagnes sur lesquelles il s’est battu pendant la dernière guerre. Dans son sac, il portait toujours sa petite pelle pliante (objet qui le gardait lié avec la terre ?) et il cherchait la tombe de ce prisonnier allemand tué par sa compagnie pendant la guerre. Ce même lieu qui a emprisonné les autres l’a épargné, car il passé ses épreuves par les cauchemars qui le troublaient depuis longtemps et il avait compris la souffrance et la douleur cachées sous cette terre. Graecen et le reste du groupe entrent finalement dans le labyrinthe. Depuis ce moment, c’était le lieu qui maîtrisait leur sort. Dans les profondeurs, après un long parcours conditionné par cette terre, privés de tout point de repère, ils se trouvent à sa merci quand leur guide meurt, suite à une chute de rochers. Celui-ci s’est voulu plus fort que l’espace environnant et a provoqué l’éboulement en essayant de dénicher un oiseau. A partir de ce moment, le personnage devient le lieu et le labyrinthe prend le rôle du guide disparu et mène les actions, il devient le personnage qui détermine la suite des événements. Tous les héros se trouvent dispersés dans divers tunnels, séparés et sans lumière, ni repère, en conséquence ils suivent le chemin que la terre leur gardait. Graecen fut épargné : celui qui avait la certitude de la mort se revoit dans la vie. Avant de s’en sortir, il était le seul à réaliser et respecter la force des lieux : « Lui du moins se rendait compte de l’horreur du drame qui venait de se jouer, car il était peut-être le seul à avoir des chances de s’en tirer. »105. 105 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 202 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 53 En reconnaissant leur force, il s’est laissé guider par eux et sortit dans la cour de son ami Axelos, exactement là où il voulait arriver. Campion, le peintre entouré depuis toujours de femmes et qui ne voulait jamais s’engager, se trouve guidé par une femme et un chien vers une sortie, Mlle Dale. Le labyrinthe a choisi ce sort pour lui mais pas l’absolution : ils se sont retrouvés sur les hauteurs d’un rocher d’où la seule issue est la mer. Même s’il ne sait pas nager, il se laisse faire par une femme et il tombe dans sa mort. Mlle Dale, la probable future épouse de Graecen, ayant eu une vie très ordinaire, sans notoriété, devient par sa chute dans la mer « une visitation de la Vierge » en créant le branle-bas de combat de tout un monastère. Elle fut aperçue par un jeune moine qui « …fou fit un bond et dit qu’il venait de voir une femme tomber du ciel. Comme il a parfois des visions, la plupart des moines pensèrent qu’il s’agissait d’une visitation de la Vierge Marie. … Une femme s’écria l’abbé et, se conduisant comme un homme qui n’a pas vu de femme depuis des années, il se jeta dans l’eau, suivi par tous les moines qui savaient nager… »106. Fearmax, toujours voué à l’au-delà, à la recherche désespéré de l’esprit de « Marie de France », fut absorbé par les ténèbres à travers un monstre (le minotaure mythique ?). Mlle Dombey, la prêcheuse qui préparait les âmes des gens à la mort, se trouve face à sa propre mort. Elle ne se révèle pas du tout prête à ce mystère et finalement se suicide. Et le couple Trouman, inséparables pendant toute leur vie, se voient délivrés sur un plateau sous le ciel qui est découpé complètement du monde. Ce couple qui vivait dans une joie parfaite et complice est compris par les lieux qui les mettent face à leurs pensées et leur univers créé tout au long des années de leur vie commune. Dans Cefalû, même si le roman a été écrit en vitesse et pour couvrir les dépenses d’un divorce (avec sa deuxième épouse), nous trouvons un Durrell qui se focalise sur une découverte de soi à travers le site du labyrinthe et qui laisse ses héros être découverts par ce lieu. « …ce qui, dans la population, est exprimé par ses paysages… »107, l’essence des gens qui se trouve à travers le paysage environnant et se complète par celui-ci est la révélation dont Durrell s’est rendu compte pendant son séjour en Grèce. D’ailleurs, il n’était pas le seul : Marguerite Yourcenar avait déclaré que son « moi » intérieur avait dévoilé sa véritable nature lors de son séjour en Grèce. Il y avait alors en Grèce quelque chose de plus pour lui que dans les autres lieux, un élément révélateur qui a imprégné ou libéré son esprit. Ce pays était-il son point de départ ? Durrell parle de cela en disant « Nous voyageons beaucoup pour tenter de saisir cette mystérieuse qualité de la ‘grécite’, ou de l’ ‘hispanité’ … C’est certainement la 106 107 Durrell, Cefalû, op. cit., pp. 312-313 Durrell, Esprit, op. cit., pp. 182-183 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 54 faculté constante d’auto-expression propre aux paysages »108, et il continue « Oui les êtres humains sont des expressions de leurs paysages… », « …car tous les paysages posent la même question dans un même chuchotement : ‘Je t’observe. T’observes-tu à travers moi ?’ »109. Sous cet aspect, la Grèce lui avait offert un lieu de réalisation de soi. Ce paysage qui observe son habitant, a aidé Durrell à se différencier de l’image totale, à se définir par rapport à lui-même et par rapport aux autres. Il a probablement commencé à voir ce que pouvait devenir sa littérature, à comprendre sa place et ce qu’il voulait décrire dans ses pages. Nous pouvons remarquer ce phénomène en comparant son premier roman Pied Piper of Lovers, écrit après son séjour aux Indes, et celui produit après son séjour à Corfou, Prospero’s Cell, nous pouvons voir que, même si dans ces deux romans la description des lieux prend une place importante, mélangée avec les sentiments de leurs héros ou avec les situations qui se développent, dans Pied Piper of Lovers ces lieux restent sans caractère, ils sont un paysage indispensable mais pas encore complètement développé : « …Certains soirs, lorsque son père était retardé par son travail, il allait tout au bout du jardin pour regarder le soleil se coucher derrière Eagle’s Crag et les rivières nervurées briller sur le tapis sombre des plaines qui s’étendaient devant lui. Les sapins disséminés se dressaient, minces et droits, comme prêts à charger, tandis que les couleurs des saillies rocheuses passaient du bleu au gris, du gris à l’argent jusqu’à ce que les premières brumes nocturnes brouillent tous les contours et donnent un aspect inquiétant aux objets devenus imprécis. … Il se laissa retomber sur la mousse, les mains derrière la tête. La mélancolie le gagnait lentement. Il eut l’impression de se voir, comme de très loin et avec un regard absolument neuf, étendu et les yeux perdus dans le feuillage. Il était plein de pitié envers lui-même. … »110. Dans ce passage, nous voyons que les sentiments du héros restent propres à lui-même et qu’ils conditionnent son regard sur son environnement. Il manque cette relation de complicité et de complémentarité entre personnage et paysage. Dans Prospero’s cell, l’écrivain montre une certaine conscience de l’existence du paysage. Il s’exprime à travers son paysage, donne des traits de caractère qui se définissent ou se complètent par ces lieux. Zarian, « le plus grand poète arménien » ne pourrait pas exister s’il n’était entouré par ses innombrables écrits dans cette petite chambre d’hôtel, le comte D, s’il ne s’était retiré dans son domaine, entouré d’intellectuels, Théodore sans ses insectes. Tout ce monde de relations existe sur et grâce à 108 Durrell, Esprit, op. cit., p. 183 Ibid., p. 184 110 Ibid., pp. 201-202/204 109 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 55 cette île et suit le rythme qui a permis à Ulysse de dérouler son propre mythe devant le roi des Feakes. En considérant cette complicité du paysage grec sur la réalisation et la définition de soi-même, l’élaboration du mythe personnel, il est probablement vrai de dire que L. Durrell trouve son moi artistique en se définissant et en se différenciant par « les autres » et le reste du monde littéraire. Ce fait est assez intéressant si l’on tient compte que les grecs anciens ont eu un comportement presque identique : Ils s’étaient différenciés du reste du monde antique en établissant la séparation entre « nous » et les « barbares », obtenant de cette façon la conscience commune d’une entité111. Ils ont détaché leur littérature des schémas religieux (qui était le thème principal de la littérature de l’époque) en se tournant également vers l’homme et son espace. Etrange coïncidence : cette réalisation des grecs dans l’antiquité et celle de Durrell se sont déroulées sous le même ciel. En continuant la recherche dans la correspondance de ce même livre (L’esprit des lieux), nous trouvons d’autres témoignages de la théorie de L. Durrell sur cet « esprit des lieux ». Ils nous démontrent sa relation avec la Grèce, une petite mosaïque des pensées et des constatations qui proviennent soit des autres (commentaires sur sa correspondance), soit de lui-même (sa correspondance depuis son séjour en Grèce et d’ailleurs, après 1934). Un des commentaires parmi les plus intéressants qui coïncide avec ce que nous venons de voir, est le suivant : « …ce ne furent pas seulement la beauté lyrique et la clarté prismatique de la lumière grecque qui séduisirent Durrell, non plus les légendes éternelles transmises depuis l’Antiquité mais intimement liées au paysage actuel ; certains aspects du caractère des grecs modernes faisaient écho à sa nature profonde. A cause de cela, la Grèce et les grecs ont exercé une influence prépondérante sur la vie et sur l’œuvre de Durrell. »112. Ce commentaire en relation avec la déclaration de Durrell sur l’écriture de son Carnet noir, « …j’entendis pour la première fois le son de ma propre voix, faible et mal assurée peut-être, mais néanmoins bien mienne. »113 présentent tout deux sa naissance de créateur sur l’île de Corfou. Il s’agissait d’une découverte de soi pour ce jeune écrivain, qu’il n’a pas pu réaliser ailleurs. Ce n’est pas par hasard, si le roman qui lui a donné un certain statut littéraire (au moins aux yeux de T.S. Elliot) et qui a eu un certain succès, le premier pylône de sa création artistique, le Carnet noir (The black book), est entièrement écrit sur cette île. Le sentiment était considérablement fort 111 F. Claudon, notes de séminaire sur la littérature européenne, Paris, Université Paris 12, 1998 Durrell, Esprit, op. cit., p. 25 113 Ibid., p. 27 112 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 56 pour s’en souvenir des années plus tard (en 1984) quand il déclarait que « La Grèce m’a apporté la confirmation que j’étais un créateur. »114. Dans une lettre adressée à A. Thomas depuis Corfou, datée de 1935, parlant sur le Carnet noir, Larry déclare : « La progression n’est pas celle d’un roman habituel. Des tentacules partent dans toutes les directions, alors que le corps central demeure statique. Je ne saurais dire si j’ai réussi à créer ces deux plans ou si le résultat général est valable. Mais je sais que le livre contient quelques passages dignes d’intérêt. Je commence à avoir le sentiment que mon écriture prend corps. »115. Si pour un jeune écrivain, il est assez probable de transporter une partie de sa vie et de ses émotions dans son œuvre, alors ce passage le reflète quelque part : sur cette image, nous trouvons l’auteur dont le cœur reste « statique » et la vie, son écriture, voyagent et vivent partout autour de son centre. Et si nous admettons que le « corps central » des lieux peut être pour lui la Grèce (pour des raisons que nous expliquerons, venues du témoignage d’une proche), son écriture ne pourra que l’exprimer ou du moins en être profondément influencée. Le paysage, tout ce qui l’entourait (puisque, à partir d’un certain moment, Larry faisait une petite distinction entre hommes et lieux) était aussi un modérateur important pour le jeune Durrell. Larry s’adaptait parfaitement à l’esprit et à la mentalité du paysage qu’il occupait, à tel point que de même qu’il attirait l’intérêt des gens autour de lui (« les gens étaient attirés autour de lui comme des abeilles »), lui-même était attiré et conditionné par leurs lieux116. Dans une lettre, il déclare : « …je ne me soucie plus réellement au fond de moimême de savoir si demain tous mes poèmes disparaîtront ou non, ou si je disparaîtrai moimême … Je me purge de la littérature en tant que telle… »117. L’insouciance, caractéristique assez particulière de la mentalité grecque, commence à prendre son espace dans son écriture, lui permettant un certain détachement de sa création. Il s’agit peut-être ici de la preuve d’une certaine dialectique, permettant la « germination » de ses écrits dans le paysage où il réside. Dans la même lettre, il ajoute « … je voudrais tant écrire un livre. Quelque chose qui ait du corps et des tripes, pas seulement une belle âme… »118. Parle-t-il d’une utilisation des endroits comme le corps de son âme créatrice ? Ce commentaire trouve une application beaucoup plus tard, si l’on considère les quatre livres de son Quatuor d’Alexandrie. Les personnages de ces 114 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit. p. 81 Durrell, Esprit, op. cit., p. 38 116 E. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 117 Durrell, Esprit, op. cit., p. 40 118 Ibid., p. 41 115 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 57 livres trouvent leur corps d’existence parmi les rues et les ombres de la ville, chacun étant une âme individuelle, dans son propre espace, mais tous enfants de la même terre, s’exprimant à travers les mêmes organes, subissant les mêmes libertés et contraintes, Alexandrie, la mer, le désert, le soleil du soir, le silence. Ce silence était un élément qui intéressait tout particulièrement Durrell. « Je pense très vite au silence pythagoricien en Barbarie. A un paysan ionien. A une vendeuse qui habite Gloucester Terrace. Quatre aspects d’un même mystère… »119, avait-il déclaré. Quelques années avant sa mort, il avait dit, lors d’une interview, que son premier contact avec le sentiment de silence s’était produit pendant son enfance aux Indes : « J’ai donc gardé des Indes un souvenir de silence, de grandeur et d’espace. »120. Il s’agissait d’un silence redécouvert et pleinement réalisé et vécu à Corfou : « La Grèce : on ne peut saisir ce que le silence ne cesse d’effacer, une constante fluidité rongeant les frontières de l’univers. »121. Ce sentiment l’avait transformé, ou plutôt lui avait révélé l’existence d’un aspect plus profond de lui-même, presque monastique, celui de l’introspection. Il est très probable que ce silence lui avait donné des souvenirs de son enfance aux Indes (si l’on considère notre interview avec sa fille Penelopee) ou qu’il lui avait apporté juste un oubli, un refuge loin des bruits de guerre qui s’entendaient partout en Europe à l’époque. Le silence était reproduit dans plusieurs de ses écrits, ainsi que l’introspection par ses personnages. Ce silence est un élément qui a subi plusieurs transformations dans ses œuvres, mais celui-ci a également transformé leurs rendus envers le lecteur. Ce silence, presque toujours sous-entendu, inaperçu, envahit le lecteur de Durrell en effaçant son entourage et en l’emportant de son univers réel vers une vision du monde différente ou plutôt vers la prise de conscience qu’il existe plusieurs mondes différents derrière celui reçu de façon objective. Nous espérons que quelques brefs exemples démontreront ce que nous essayons d’expliquer. Dans l’univers du Quatuor d’Alexandrie, le silence se trouvait derrière la ville, il effaçait le reste du monde et laissait cet endroit loin du climat belliqueux régnant partout ailleurs. La ville enveloppait et parfois effaçait la personnalité des héros, puisqu’ils n’existaient vraiment que dans ses bras. Et même s’il est écrit dans Justine « La ville, à demi rêvée, commence et s’achève en nous, prend racine dans les recoins de notre mémoire. »122, ceci démontre plutôt cette nature silencieuse de la ville, qui domine sans jamais s’exprimer. 119 Durrell, Esprit, op. cit., p. 60 Montalbeti, Dix mouvements, art. cit., p. 79 121 Durrell, Esprit, op. cit., p. 89 122 M. F. Awad, « Bref retour à Alexandrie » in : Les cahiers durrelliens, No 1, 2004, p. 61 120 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 58 Cette ville était, alors, toujours présente mais jamais déclarée. Elle pesait lourdement sur les épaules de tous, dirigeait les enfants d’Alexandrie, en limitant leur horizon physique et psychique, en les gardant silencieusement comme ses propres enfants : « …the city which used us as its flora -precipitated in us conflicts which were hers and which we mistook for our own… I see at last that none of us is properly to be judged for what happened in the past. It is the city which should be judged though we, its children, must pay the price. »123 (la ville qui nous a utilisé comme sa flore –a précipité en nous des conflits qui étaient les siens et que nous avons pris par erreur pour les nôtres… Je vois finalement que personne de nous ne peut être proprement jugé pour ce qui s’est passé dans le passé. C’est la ville qui doit être jugée quoique nous, ses enfants, devons payer le prix.). Parfois son silence se déclarait par le vent au crépuscule du soir, ou par le désert entourant le lac Maréotis (Mariout), mais il enveloppait toujours tout, rien ne lui échappait. Elle a pris une forme créatrice dans Clea, quand cette femme ressuscite de son tombeau silencieux des profondeurs de la mer, une fois libérée de sa main harponnée. Le silence a trouvé même une forme physique, si nous pouvons la qualifier ainsi, celle du créateur distant qui règne sur son œuvre, par le personnage « de vieux poète de la ville », dans le livre de Justine, une allusion à K. Cavafy, qui est souvent évoqué, reste toujours présent mais n’est jamais déclaré. Le même silence existe également dans Vénus et la Mer. Sur l’île de Rhodes, elle a pris la forme de la statue de Vénus, découvert par Larry, qui silencieusement l’avait guidé et aidé à sortir de son passé tourmenté. Son regard, toujours présent, toujours silencieux, l’a conduit pendant l’écriture de son roman à travers les mythes vers une libération : Larry a parlé des guerres survenues sur l’île, de ses catastrophes et de ses reconstructions. Si nous considérons que, selon la psychanalyse (et la philosophie religieuse) parler d’une chose qui nous tourmente représente un premier pas vers notre libération, la statue de Vénus, sortie de sa crypte de guerre, avait effacé les bruits du passé et donné un silence libérateur à l’être de Larry. Sur une autre île, Crète, près de Cefalû, le silence s’est déclaré par un labyrinthe. Il est devenu une force mystérieuse dans les profondeurs de la terre, une fois mis en œuvre par l’enfermement des héros dans le labyrinthe, après la chute des rochers qui a fermé la seule sortie et tué leur guide, il transforme la psyché et la vie des personnages, en les libérant (à travers leurs efforts pour se sortir du labyrinthe) de leur problèmes personnels, ou en les mettant face à eux. Et il envahit les personnages dans leur for intérieur pour les transporter dans leur nouvelle situation : « Ses propres pas résonnaient, faibles et lointains, comme un 123 Durrell, Quartet, op. cit., p. 17 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 59 grattement de taupe à des milliers de kilomètres sous terre. Il crut bien entendre un instant un faible gémissement qui pouvait provenir de Miss Dombey, mais quand il s’arrêta pour écouter il n’entendit que le silence enfler dans tout le labyrinthe. »124. Ce silence a existé pour Durrell bien plus tard. Dans les années 80, nous en trouvons dans Le sourire de tao l’expression par un moine taoïste. Ce visiteur, venu du nord pour rendre une visite à Durrell et qui est resté chez lui, avait apporté le manuscrit de son livre pour discuter et faire des corrections. Pendant son séjour, le visiteur est arrivé à transformer notre écrivain par le silence émanant de sa propre existence : Ce moine passait, traversait l’espace sans laisser de traces. Il vivait en économisant silencieusement ses forces dans toutes ses activités, et effaçait toute trace de sa présence avant de partir. Durrell écrivait que l’abstinence silencieuse de vin pratiqué par cet ami oriental l’avait affecté à un tel point, qu’après cette visite et pour un certain temps, il avait silencieusement réduit sa consommation de vin (qu’auparavant il portait à deux bouteilles par jour). La beauté de cette personnification du silence dans ce livre est étonnante : Le visiteur parlait plutôt à travers les descriptions de Larry que par lui-même. Et une fois parti, la deuxième moitié de ce livre (moins « silencieuse ») perd presque totalement son intérêt, en devenant seulement la petite description d’une visite d’un monastère taoïste en France pendant une grande fête et un pèlerinage, plein de voix et de musiques, visite que Larry voulait faire depuis longtemps mais qu’il n’avait toujours pas entrepris. La sensation silencieuse existe même dans ses œuvres les plus « souples », qui portent sur la vie diplomatique, Sauve qui peut, Un peu de tenue messieurs, Stiff upper lip. Là, un silence existe de fait dans le pays d’accueil (la Yougoslavie), provenant d’une attitude réelle pendant l’époque de la guerre froide envers les représentants de l’ouest. Ce silence prend corps par la concentration de l’auteur sur les aventures et mésaventures du monde clos du corps diplomatique. Il est même la force motrice qui oblige les diplomates enfermés dans cette boucle silencieuse des natifs à communiquer et à se distraire (et à se lancer dans toutes sortes de mésaventures) entre eux. Le silence grec était un aspect de ce lieu qui a beaucoup touché le moi créateur de Durrell. Une autre dimension paraît être la lumière. « Entrer en Grèce est comme pénétrer dans un cristal sombre ; la forme des choses devient irrégulière, réfractée. »125. Et il continue sur ce même passage : « Quand on vit en ces lieux, on est hanté par cette insidieuse réfraction de la lumière … de sorte que l’on peut s’endormir dans une vallée et se réveiller au Tibet, 124 125 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 203 Durrell, Esprit, op. cit., p. 217 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 60 privé de tout point de repère. »126. La lumière est également l’un des éléments qui capte les visiteurs de ce pays. Il s’agit d’un élément qui, entre les mains de Durrell, est souvent utilisé non pas pour clarifier ou illuminer les situations, mais pour leur donner un aspect différent, voire les déformer. Comme dans l’esthétique chinoise, ce n’est ni le personnage ni l’élément principal de la scène qui se trouve être le centre d’intérêt, mais l’espace que sa silhouette (son ombre), ses actes ou ses négligences laisse autour de lui. Dans ce « cristal sombre », nous trouvons une technique assez particulière et intéressante de Durrell, semblable aux théories de la physique quantique : la démonstration en parallèle de l’image que ses personnages ont sur une chose, ou sur quelqu’un, la pluralité des aspects d’une même situation, créant une sorte de « Picasso en prose ». Un exemple illustre est le Quatuor d’Alexandrie par la structure de ses quatre livres. En considérant dans les quatre volumes de cette œuvre l’existence d’une même lumière (l’histoire de Darley) comme fil conducteur, sa réfraction vient de plus que de quatre points de vue. Et plus nous apprenons sur les faits, plus la situation initiale change, se déforme, pour laisser derrière elle le sentiment que si nous avons, à la fin, la croyance d’avoir « tout compris », les choses sont tellement fluides que peut-être nous n’avons pas vu toutes les réponses. Après avoir lu le premier volet, Justine, nous pouvons croire à une histoire plus ou moins complète, nous pouvons considérer que nous connaissons le tout de façon irréfutable. Mais, à travers les pages de Balthazar, nous voyons notre lumière se déformer. Pour la première fois, nous comprenons la raison pour laquelle le personnage principal de Justine prenait contact avec tous ces hommes, quelle était la véritable nature de sa rélation avec Nessim, quels étaient ses sentiments, ses peurs, ses objectifs. Mais nous ne comprenons pas si finalement elle était satisfaite de ses actions, de son « rôle » dans l’œuvre théâtrale qui était devenue sa vie, ou si elle cherchait quelque part à échapper à Nessim, à elle-même, à la ville. Si nous continuons cette sorte de raisonnement dans cet « univers héraldique », nous pouvons finalement nous trouver « …privé de tout point de repère… », comme notre écrivain le racontait. Sur cette même pensée, nous avons un autre point de vue d’un chercheur, qui confirme en quelque sorte notre supposition sur l’utilisation de ce « cristal sombre », de cette réfraction de la lumière. Il s’agit de la scène des miroirs, dans lesquels regarde Justine : « I remember her sitting before the multiple mirrors at the dressmaker’s, being fitted for a sharkskin costume, and saying ‘Look! Five different pictures of the same subject. Now if I wrote I 126 Durrell, Esprit, op. cit., p. 217 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 61 would try for a multidimensional effect in character, a sort of prism-sightedness. Why not people show more than one profile at a time?’ »127 (Je me souviens d’elle assise devant les miroirs multiples du couturier, en s’ajustant un costume de peau de requin, et en disant « Regarde ! Cinq différentes images du même objet. Maintenant si j’écrivais, j’essaierais un effet multidimensionnel sur les personnages, un type de regard à travers un prisme. Pourquoi les gens ne montrent pas plus d’un profil à la fois ? »). Ce chercheur continue en expliquant : « Mona Louis Morcos, in determining the autobiographical elements in the Quartet, first recognized this kind of splintering of Darleys character. Where the minor characters like Scobie, Pombal, Balthazar, Mnemjian, she suggests, are vividly drawn because they are based on real people, the other male characters are reflections of one another. “Darley has a straightforward, even if adulterous, romance with Justine. But he is also Nessim, Arnauti, Pursewarden.” »128 (Mona Louis Morcos, en déterminant les éléments autobiographiques dans le Quatuor, a reconnu en premier ce genre des fragments de caractère de Darley. Quand les personnages mineurs comme Scobie, Pombal, Balthazar, Mnemjian, -M. L. Morcos- suggère, sont décrits avec vivacité, comme ils sont basés sur des gens réels, les autres personnages masculins sont des reflets l’un de l’autre. « Darley a une romance honnête, même si celle-ci est adultère, avec Justine. Mais il est aussi à la fois Nessim, Arnauti, Pursewarden. »). Nous avons ici, selon lui, la réfraction des caractères de ce livre : Darley, sous le prisme de certaines de ses envies, de ses pensées, est projeté sur trois autres personnages. Nous voulons considérer que cette technique provient de la réalisation de la réfraction de la lumière vécue par L. Durrell pour la première fois en Grèce. La confirmation vient un peu plus tard, dans le même chapitre, où il est noté : « Arnauti? Pursewarden? Nessim? Antony? Darley is all of them. Together they depict the alternatives open to him. »129 (Arnauti ? Pursewarden ? Nessim ? Antony ? Darley est tous ensemble. Ensemble ils dépeignent les alternatives qui lui sont ouvertes.). Sur le même sujet, il nous paraît intéressant de citer le point de vue d’un autre écrivain, ami de Larry, H. Miller. Il était invité en Grèce par Durrell, et a passé six mois dans le pays pendant la fin des années 30. En décrivant sa première expérience de ce pays, il a dit : « Το να τη γνωρίσεις πέρα ως πέρα (την Ελλάδα) είναι αδύνατο˙ για να την καταλάβεις, χρειάζεται να είσαι ιδιοφυΐα˙ το να την ερωτευτείς είναι το ευκολότερο πράγµα στον κόσµο. Είναι σα να ερωτεύεσαι το δικό σου θεϊκό είδωλο που αντικατοπτρίζεται σε χιλιάδες 127 Kaczvinsky, Major, op. cit., p. 41 Ibid., p. 41 129 Ibid., p. 45 128 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 62 εκθαµβωτικές όψεις. »130 (Connaître la Grèce d’un bout à l’autre, c’est impossible ; pour la comprendre, il faut être un génie ; -mais- tomber amoureux d’elle est la chose la plus simple au monde. C’est comme si tu tombais amoureux de ton image divine qui se mire en des milliers d’aspects éblouissants.). Pour Durrell, la Grèce était aussi un endroit où il cherchait à trouver une pureté authentique, à avoir une vision inaltérée des choses. En 1936, dans une lettre à son ami Alain, il disait : « Ce que je cherche, c’est un sentiment authentique à l’égard des choses, qui ne soit pas déformé par notre copain J.C., une éthique, un code ou quoi que ce soit d’autre. »131. Nous croyons que c’est l’une des raisons pour laquelle il s’est mit à rédiger là son premier vrai roman, le Carnet noir (The black book), qui est un livre « déconstructeur », un effort de libération et d’émancipation littéraire, le premier pylône de son chemin de création (qui s’accomplira plus tard avec deux autres chefs d’œuvres). Certes, vingt ans plus tard (en 1958) Durrell déclarait dans la préface de la réédition de son Carnet noir qu’en écrivant ce roman, il était profondément influencé par le Tropique du cancer de son ami H. Miller, néanmoins à l’époque, il entendait comme il disait « …pour la première fois le son de ma propre voix… », une voix libérée des connaissances et des préjuges du passé. Car, comme E. Keeley remarque : « ...η αίσθηση του Ντάρελ ότι βρήκε τη φωνή του στο συγκεκριµένο σηµείο της Μεσογείου συµφωνεί µ’ αυτό που περιγράφει στο µεταγενέστερο βιβλίο ως αλλαγή στην καρδιά των πραγµάτων όταν, βγαίνοντας από την µελαγχολική Καλαβρία, αντίκρισε τα ιόνια νησιά να τον προϋπαντούν ξεπροβάλλοντας από το σκοτάδι... Άλλες χώρες σου επιφυλάσσουν ανακαλύψεις σε ήθη, τοπία, παράδοση˙ η Ελλάδα σου προσφέρει κάτι πολύ πιο δύσκολο: την ανακάλυψη του εαυτού σου. »132 (…le sentiment de Durrell qu’il avait trouvé sa voix en ce point précis de la Méditerranée est en accord avec ce qu’il décrit dans son livre postérieur comme un changement dans le cœur des choses quand, en sortant de la Calavrie mélancolique, il a vu les îles Ioniennes le recevant en s’émergeant de l’obscurité … D’autres pays te réservent des découvertes des mœurs, des paysages, de la tradition; la Grèce t’offre quelque chose de beaucoup plus difficile : la découverte de soi.). Cette sensation, cet effort d’épuration par les formes et les codes se sont accomplis quelques années plus tard avec son livre Prospero’s cell, « le blanchissement spirituel et sexuel »133 comme Larry déclare. 130 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 46 Durrell, Esprit, op. cit., p. 44 132 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 45 133 Ibid. 131 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 63 E. Keeley ajoute sur ce point un avis très intéressant. Il remarque : « Μέσω της Κέρκυρας η Ελλάδα πρόσφερε στον Ντάρελ και στον Μίλερ µία ξεχωριστή οξυδέρκεια, που τους βοήθησε να δουν µε άλλο µάτι όλα όσα η χώρα είχε να προσφέρει στον Άγγλο ή στον Αµερικανό επισκέπτη. Το να ανακαλύψεις τον εαυτό σου ή να αναγνωρίσεις τη δική σου θεϊκή εικόνα σ’ ό,τι βλέπεις µπροστά σου προϋποθέτει ότι µπορείς να αντιµετωπίσεις τις καινούργιες δυνατότητες ολοµόναχος, µε κάποια αθωότητα και µε καρδιά ανοιχτή -έτοιµη να αναγνωρίσει το καινούργιο-, ανεπηρέαστος από προκατάληψη, αλαζονεία, σνοµπισµό. »134 (A travers Corfou, la Grèce a offert à Durrell et Miller une perspicacité exceptionnelle, qui les a aidés à voir avec un œil différent tout ce que le pays avait à offrir au visiteur anglais et américain. Se découvrir soi-même ou reconnaître son image divine dans tout ce que l’on voit devant soi, suppose que l’on puisse confronter de nouvelles possibilités tout seul, avec une certaine innocence et un cœur ouvert -prêt à reconnaître le nouveau-, inaffecté par le préjugé, l’arrogance, le snobisme.). Durrell est resté ouvert en ce sens, imperturbable au préjugé ou l’arrogance. Il n’a pas pu rester « inaffecté » de pays. Comme F. J. Temple déclare, la Grèce est restée toujours son pays adoptif, et elle était toujours présente dans ses activités, tant littéraires que mondaines : « Il écrira le Quatuor en rêvant de la Grèce. …en Languedoc, il s’est d’emblée retrouvé chez lui, c’est à dire en Grèce. Le petit mazet Michel…ressemblait à ce que devait être le ‘palais’ d’Ulysse Ithaque…et les enfants venaient en vacances dans une annexe chaulée baptisée Troie. »135. Cette passion de Larry pour ce pays, son « lieu » par excellence, peut paraître un peu démesuré. Au fur et à mesure que notre recherche évolue, il paraît évident que les gens qui ont connu Durrell, ou travaillé avec lui, reconnaissent les nombreuses raisons pour lesquelles Larry aimait ce soleil. Intrigué par cette passion, nous avons voulu approfondir la recherche dans la mesure du possible, en rencontrant des gens qui le connaissaient. Cet effort a démontré l’existence d’un élément différent, nouveau, qui ne change pas les faits décrits cidessus, mais ajoute un trait assez personnel. Il est vrai que la Grèce avait pourvu de sensibilités et de découvertes Lawrence Durrell, Henry Miller, Edmund Keeley, Marguerite Yourcenar et tant d’autres créateurs. Mais pour le cas de Lawrence Durrell il existe un élément de plus. Dans une interview accordée sous le soleil de Rhodes par Penelopee Durrell, la fille de son premier mariage, la réponse à la question « Pourquoi votre père aimait tellement la 134 135 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 46 F. J. Temple, « En Grèce partout… » in : Cahiers, No 1, op. cit., pp. 10-11 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 64 Grèce ? Pourquoi la Grèce ? » a été quelque peu étonnante. Elle a dit « He was half way to India in Greece, between England in one end and India on the other. »136 (il était à mi-chemin des Indes en Grèce, entre l’Angleterre d’un côté et les Indes de l’autre). Et elle a continué : « You must understand India was such a fascinating and reach place for a child of twelve years old. … England was not home to him, never show it like, as he grown in India. »137 (Tu dois comprendre que les Indes étaient un lieu tellement fascinant et riche pour un enfant de douze ans. … L’Angleterre n’était pour lui ni sa maison, ni son pays, il ne l’a jamais vu comme ça, car il a grandi aux Indes.). Sous cet aspect, nous nous trouvons devant un Lawrence Durrell guidé par ses mémoires d’enfance pour le choix d’un pays à demeure, un Durrell en exil depuis son enfance. Cette dimension se précise aussi par un commentaire qu’il avait fait sur l’île de Corfou : « …l’on peut s’endormir dans une vallée et se réveiller au Tibet, privé de tout point de repère. »138, ou même avec une autre remarque pendant son passage dans le Péloponnèse « …Une route de montagne tortueuse vers Sparte, pareille à celles des régions les plus reculées du Tibet… »139. Des années plus tard, peu avant sa mort, il confirme de nouveau cet aspect en disant « C’est en Grèce que plus tard j’ai retrouvé l’Inde. »140. Son ami H. Miller témoigne aussi avoir vu, trouvé, vécu cette sensation en disant : « Η Ελλάδα είναι λιγάκι σαν την Κίνα ή τις Ινδίες. »141 (La Grèce est quelque part comme la Chine ou les Indes.). Il est clair que l’amour de Larry pour les Indes, le lieu de sa naissance et de son enfance insouciante et heureuse, n’obscurcit pas ses sentiments pour la Grèce, mais les rend doublement intéressants. Larry nous laisse croire que, dans le pays de Nausicaa, il avait retrouvé sa maison, son insouciance de douze ans, le seul bonheur vécu dans sa vie à cette époque. Il n’était alors pas difficile pour lui de se sentir chez soi en Grèce, d’autant plus que l’Angleterre n’a jamais représenté pour lui un chez soi. Il avait été obligé d’y aller pour des études et il passait d’une école à l’autre, tout en se sentant oppressé par ce système et ce pays, comme dans un exil. Il ne s’est jamais senti y appartenir, ni comme élève, ni comme artiste : « I think that the real ‘foreigner’ in the Anglo-Saxon society is the artist, whether domestic or not. »142. D’ailleurs, il se déclarait volontairement parfois auteur irlandais (pays de naissance de sa mère) plutôt qu’anglais. Nous trouvons ce sentiment d’être chez soi en Grèce dans sa 136 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 Ibid. 138 Durrell, Esprit, op. cit., p. 217 139 Ibid., p. 63 140 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 79 141 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 88 142 H. Moore, éd., The World of Lawrence Durrell, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1962, p. 156 137 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 65 correspondance avec son ami G. Seféris pendant la période de la guerre quand il parlait de son déplacement de la Grèce en Egypte : « …installe-toi dans un exil plus ou moins agréable dans cette île adorable »143. La question suivante portait sur les raisons pour lesquelles il n’était jamais rentré aux Indes, puisque celles-ci jouaient un rôle si important dans sa vie. Là encore, la réponse nous a étonné : « He was afraid to go to India. Death was so around you. »144 (Il avait peur d’aller aux Indes. La mort était tellement autour de soi.). En se faisant préciser ce qu’elle entendait par la « mort », Penelopee Durrell nous a expliqué qu’il s’agissait de la mort physique des individus, mais aussi de la peur des animaux et des bêtes sauvages de la région. De plus, compte tenu de la situation politique particulière à l’époque aux Indes (période de son émancipation politique) un anglais n’y aurait pas forcement été le bienvenu. Dans ce premier aspect de la peur, celle de la mort physique des personnes, nous pouvons remarquer que pour Lawrence Durrell, la mort de son père, dont il n’a pas souvent parlé (ou presque jamais) lors de sa vie, mis à part dans son premier roman Pied Piper of Lovers (Petite musique pour les amoureux), l’a beaucoup plus affecté qu’il ne le dit : une scène tirée de ce livre, où le petit garçon qui était le héros regardait une procession funéraire, prouve nos propos : « Ensuite venaient les porteurs, vacillant sous le poids du cadavre … Tandis qu’ils gravissaient la colline d’un pas inégal et mal assuré, le mort tressautait dans sa mince enveloppe et semblait protester contre l’horreur d’être enterré vivant. Sa silhouette se dessinait nettement à travers le linceul. A cette vue, l’enfant poussa un profond soupir de soulagement. Sa frayeur était dûe au seul fait de savoir que le cortège approchait de plus en plus sans pouvoir le repérer exactement. Il redoutait de le croiser sur la route. »145. Sous cette image éphémère de la vie, nous nous demandons s’il ne faudrait pas revoir quelques traits de son œuvre. Nous trouvons alors que cette peur de la mort a même envahi l’œuvre postérieure de Durrell, de façon presque inconsciente. La scène des miroirs dans le livre de Justine, que nous avons citée plus tôt, peut prendre une autre signification, celle de la présence inaperçue de la mort dans notre vie. Dans l’Odyssée, l’épisode de la descente d’Ulysse au royaume de Hadès pour communiquer avec les morts est éclairant. Selon E. Keeley146, il existe un lieu précis en Epire, à l’est de la ville de Parga (pas très loin de Corfou), nommé l’Oracle des Morts, pour 143 C. Séris, « Un écrivain exilé entre le Caire et Alexandrie » in : Cahiers, No 1, op. cit., p. 15 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 145 Durrell, Esprit, op. cit., p. 206 146 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 108 144 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 66 laquelle un archéologue grec a prétendu pendant des années qu’il s’agissait du lieu où Ulysse a commencé sa descente vers Hadès. Le point de départ vers ce monde des ténèbres est une grotte où la seule source de lumière est une petite ouverture dans la partie supérieure (une image presque pareille à celle de la cité dans le labyrinthe de Cefalû). Dans cette grotte, l’équipe de recherche a trouvé un mécanisme complexe de miroirs et de poulies qui pourrait, en utilisant la lumière de cette ouverture, créer une image démultipliée des figures, des ombres. Selon cet archéologue, il s’agit des ombres avec lesquelles Ulysse avait communiqué lors de sa descente dans les ténèbres. Nous ne sommes pas sûrs que tous ces détails étaient présent à l’esprit de Durrell lors de l’écriture de Justine, mais sous réserve de recherches plus approfondies (si possible), nous tenons à noter ce point. Sur ce même schéma de l’idée de mort, E. Keeley dit que « Από την αρχή της ελληνικής ιστορίας, οι ζωντανοί κατέβαιναν στο σκοτεινό βασίλειο των νεκρών µε µοναδικό σκοπό να µάθουν από τους ίσκιους που το κατοικούσαν πώς να ξαναβρούν το δρόµο για το δικό τους κόσµο, µε οδηγό το φως του ήλιου... »147 (Dès le début de l’histoire grecque, les vivants descendaient dans le sombre royaume des morts avec pour unique but de savoir, par les ombres qui l’habitaient -le royaume des morts-, comment retrouver la route vers leur monde -celui des vivants-, en ayant comme guide la lumière du soleil...). En considérant ces deux faits, nous nous demandons si L. Durrell avait créé les voyages de ses Ulysses, ses personnages, vers la mort, afin d’apprendre et retrouver le chemin de la vie. Sous ce prisme, Darley dans le Quatuor d’Alexandrie fait son propre voyage au royaume des ombres, en se plongeant dans l’obscurité des sentiments et des situations avec Justine, perdu dans les ombres de ses miroirs, vivant dans une ville où la mort restait toujours présente. Il en sort à la fin de l’ouvrage, par le sauvetage de Clea et par son émergence du silence mortel qui régnait parmi les ombres des noyés dans cette grotte sous-marine. Dans le livre de Cefalû, Durrell lance un Ulysse anglais, Lord Graecen. C’est par lui que commence le récit de ce voyage, qui part d’une île, la Grande Bretagne, au moyen d’un navire qui, à l’inverse d’Ulysse d’Homère, traverse la méditerranée de l’ouest vers l’est, pour arriver sur une autre île, la Crète, et qui finit dans les ténèbres mythologiques du labyrinthe : « Dans les premiers jours de juin 1950, un petit groupe de touristes visitant l’île de Crète se trouva bloqué dans le labyrinthe de Cefalû, dont la récente découverte avait été le couronnement de la longue carrière d’archéologue de Sir Juan Axelos. L’expédition s’était enfoncée dans le dédale de grottes … La cité dans le roc … Ce fut tout à fait par hasard que l’un d’eux, Lord Graecen, finit par 147 Keeley, Παράδεισο, op. cit., pp. 109-110 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 67 découvrir une issue. »148 (la ressemblance de l’histoire de la découverte d’Axelos d’une cité dans le roc avec celle de l’archéologue cité par E. Keeley est étonnante). Lord Graecen traverse tout ce voyage et il sort seul à la lumière de ce royaume, où le rôle des ombres est joué par ses compagnons perdus dans l’obscurité du labyrinthe : « Quel pays ! fit en écho Graecen, les yeux fixés sur la mer qui respirait à leurs pieds et les petites maisons d’un blanc éblouissant sur le cap. Ils restèrent ainsi immobiles tous les trois, se laissant pénétrer par le soleil. »149. Sur ce même sujet des ombres, il faut également évoquer le mythe de la caverne de Platon. Ce mythe, appliqué sur l’œuvre de Cefalû, nous fait apparaître les personnages du livre (Graecen, Campion, Mlle Dale, etc.) comme les vivants restés enchaînés dans la grotte souterraine et leurs envies, leurs volontés, leurs vaines illusions sur le monde sous l’obscurité de leurs espoirs se révèlent être comme les ombres vivantes sous le soleil du monde réel. En ce qui concerne cette peur de la mort dont le deuxième volet est la peur des animaux, il semblerait que pour Lawrence Durrell, la nature n’était pas un endroit tellement paisible dans laquelle il pourrait se sentir à l’aise, au moins parmi les bêtes sauvages de l’orient. Dans ses œuvres (surtout celles en relation avec la Grèce), la plupart du temps nous ne trouvons pas de bêtes sauvages ou dangereuses. Dans cet esprit de fuite de la mort, nous avons de nouveau le témoignage de E. Keeley. Il a dit que Durrell, Miller, Seféris, essaient de créer à l’époque avant 1939, dans leurs écrits et dans leurs vies, un lieu paisible, un refuge contre la guerre imminente. Les îles donnaient un endroit bien isolé pour ce genre de refuge. Miller y a vécu, Seféris avait créé son poème significatif Kihli sur l’île de Poros. Est-ce aussi une raison pour laquelle Larry a écrit sur ces îles une bonne série de ses œuvres ? Pendant notre interview, P. Durrell nous a aussi mentionné que son père n’est jamais rentré aux Indes : « He never, never went to India ever. He was too afraid. »150 (Il n’est jamais, jamais allé aux Indes jamais. Il avait trop peur.). Il avait trop peur pour les raisons déjà mentionnées. Mais, qu’en était-il de cette peur, est-ce celle-ci qu’il essayait de fuir dans son écriture ? Il faut remarquer que la mort prend une part importante dans ses œuvres, qu’il s’agisse de la mort d’une personne, de la mort d’une situation, de la mort d’une période de vie. Cette mort, il essayait parfois de la transposer sur le paysage (qui, comme nous le verrons, il croyait éternel), pour la transformer peut-être en vie. Nous trouvons l’exemple illustrant cette vision dans la scène finale de son livre Vénus et la mer : Un couple restait 148 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 11 Ibid., pp. 314-315 150 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 149 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 68 immobile devant la mort de leur enfant, incapable de faire quoi que se soit « Ils appartenaient tous les deux à ce territoire sacré, mari et femme, comme le myrte et l’olivier. Et je vois encore, entre leurs silhouettes endormis, l’enfant mourant, un symbole aussi, mais de quoi ? De notre monde peut-être. Car c’est toujours l’enfant dans l’homme qui est obligé de vivre… »151. Notre discussion avec P. Durrell a dépassé le sujet des sentiments de son père pour la Grèce. Lors de cette discussion, elle demandait l’avis de son mari (présent au moment de l’interview) et celui-ci était plutôt en accord avec son épouse. La discussion a porté sur la vie littéraire de son père et Penelopee Durrell nous a expliqué que « He was alienated from the literary scene. »152 (Il s’était éloigné de la scène littéraire). Cet exil de la société littéraire de son époque est assez intéressant. Durrell a refusé de s’adapter, de s’harmoniser et de faire partie de la vie des lettres de « son pays ». Son roman Carnet noir est une preuve de ce refus, une contradiction avec les normes « officielles » d’écriture de cette époque et de ce milieu, même si T. S. Eliot a caractérisé cette publication comme un espoir dans la scène littéraire anglaise. Pourquoi Larry avait agi comme cela ? Selon nous, parce que l’Angleterre n’était pas « son pays ». Son pays ne pouvait être que l’exil, le soleil, l’inconnu un peu sauvage, mais certainement pas l’ennuyeuse et fatigante discipline de création et de vie offerte par Londres. Sa deuxième femme, Eve, nous a donné une déclaration qui vient d’une époque postérieure mais qui néanmoins représente la même Angleterre dans laquelle Larry avait vécu. Elle avait dit que « Physically the worst time for him was in England … because he couldn’t write … (which was) very hard for Larry »153 (Physiquement la plus mauvaise période pour lui était en Angleterre … car il ne pouvait pas écrire … (ce qui était) très dur pour Larry). Si nous cherchons une raison profonde à cette antipathie envers l’Angleterre, nous pouvons dire que les lieux et leur esprit qui émanait à l’époque des Indes perdus pour le jeune Durrell, tels que nous les avons démontrés, ont conditionné le positionnement de notre écrivain : sa carrière de musicien de jazz précipitamment finie, ses difficultés financières n’étaient pas les seules raisons (ou la raison profonde) qui l’ont poussé à émigrer vers l’est. C’est « l’entraînement » reçu pendant son enfance par la terre des Indes, un lieu où tout baignait dans un mouvement perpétuel qui a suscité cette destinée. 151 Durrell, Vénus, op. cit., p. 261 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 153 E. Durrell, discours au colloque international On Miracle Ground XIII, Rhodes, juin 2004 152 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 69 Pour appuyer nos dires, nous trouvons de nouveau un témoignage provenant de sa fille Penelopee : « He was not a static. »154 (Il n’était pas quelqu’un de statique.). Nous avons appris que Larry était quelqu’un qui se mettait en mouvement perpétuel, toujours actif. Il s’agissait d’un mouvement physique ou d’un mouvement mental, il ne pouvait pas rester dans un cadre fixe. En ce sens, Londres n’aurait jamais pu convenir à ses besoins. Au contraire, Corfou lui offrait la beauté d’un lieu inexploré, à demi sauvage (Durrell disait que les anglais, qui administraient Corfou à l’époque, croyaient ses habitants un peu meilleurs que les ânes, et vice-versa, les habitants détestaient les anglais), un espace complètement libre de normes et de nécessités. De façon similaire, toute la Grèce se trouvait dans un lent mouvement d’évolution sans un but fixe, sans fin annoncée qui pourait terminer le mouvement personnel de Larry (« En un sens, il est agréable de vivre ainsi, sans avenir… »155, il déclarait). C’était aussi l’une des raisons pour laquelle il se sentait mal placé situé en dehors de la Grèce (mis à part le sud méditerranéen de la France, avec son vent, son soleil et ses oliviers, un lieu semblable à son pays adoptif). L’Egypte, l’Argentine (endroit dans lequel sa femme Eve avait également déclaré qu’il était l’un des deux endroits où il a passé physiquement son plus mauvais moment, « his worst time », car il ne pouvait pas écrire156), Belgrade guidé par un régime communiste, étaient pour lui des endroits de stagnation, des lieux qui l’obligeaient à rester statique à cause de leur paysage et de leur ambiance. D’ailleurs, il n’arrêtait pas de se plaindre dans sa correspondance au sujet de ces terres qui tuaient sa capacité d’écriture : « …je n’ai pas eu envie d’écrire le moindre mot à personne, car je suis mort au monde dans la poêle à frire de cette ville étouffante avec ses milliers d’habitants. »157 écrivait-il en parlant du Caire. « L’Argentine est un vaste pays plat et mélancolique, d’aspect assez frappant, où l’air est vicié, les sierras imprécises et où les hommes d’affaires boivent du Coca-Cola. On y mange du bœuf sans arrêt et l’on s’y ennuie à hurler. »158 à propos de son Amérique du sud. « Avec son présent utopique …, ce pays me déprime et me déprime encore davantage l’avenir utopique qu’il nous promet à tous »159 en parlant de Belgrade et de Yougoslavie. Malgré toutes les raisons expliquées pour lesquelles Larry avait aimé la Grèce, le temps vécu sur son sol, parmi ses vagues et son soleil, il y avait un point important dans sa vie. Avant d’y arriver, il avait déclaré en ce qui concerne sa relation avec Shakespeare : « Je 154 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 Durrell, Esprit, op. cit., p. 69 156 E. Durrell, discours au colloque international On Miracle Ground XIII, Rhodes, juin 2004 157 Durrell, Esprit, op. cit., p. 81 158 Ibid., p. 106 159 Ibid., pp. 124-125 155 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 70 suis plus proche que jamais de Shakespeare. Parce que c’est l’X (dont j’ai besoin pour ancrer ma personnalité) que vous retrouverez dans toute la ville, sur sa tombe et sur les monuments ; et c’est la lacune que vous voyez chez ses adorateurs, le vide intérieur qu’ils ne peuvent combler. »160. Il paraît, alors, que L. Durrell cherchait un lieu pour ancrer sa personnalité. Et il l’a trouvé en méditerranée de l’est. Nous sommes certains que cet enfant qui avait quitté précipitamment les Indes et ce monde insouciant et tant aimé, avait retrouvé alors son point de repère sur son île de Prospero. Une fois de plus, le témoignage vient de sa fille. Elle nous a dit qu’en Grèce son père « Had set a point in life and then evoluted »161 (Il avait mis un point une ancre, un repère- dans sa vie et après ceci il a évolué). Il paraît que cet auteur auto-exilé, avait aussi (comme tout autre) le besoin de s’ancrer, d’appartenir à un lieu, d’avoir comme une expression grecque le dit « une place sous le soleil ». Ce besoin de s’ancrer quelque part où il se sentira bien est visible dans son Quatuor d’Alexandrie. Mountolive cherche toujours un poste en Egypte, en suppliant une administration sourde, mais cette affectation n’arrive pas au moment demandé, il doit attendre un certain délai. Pour lui, l’Egypte représentait un bonheur de sensations vécues dans son jeune âge et naturellement recherché pendant les années qui suivirent. Ce pays devenait, au visage de Leila, un lieu presque mythique. Puisque elle (Leila, ou l’esprit de ce lieu) ne pouvait être vécue dans une relation dialectique quotidienne, elle est devenue un point mythique dans sa mémoire, une source d’où Mountolive tirait (par leur correspondance) des cours de sensibilisation artistique et littéraire, un éveil de son moi créateur. Jusqu’à ce point, Durrell ressemble beaucoup à son héros, non pas à cause de sa place dans le corps diplomatique (d’ailleurs Durrell lui-même avait souvent répété que Mountoline n’étais pas lui, qu’il s’identifiait plutôt ou qu’il préférait Pursewarden, l’écrivain en relation avec le service diplomatique). Larry lui ressemble par ce besoin d’ancrage de sa personnalité et par ce passé heureux qui est devenu mythique. Larry avait aussi sa Leila, son lieu de joie du jeune âge qui était les Indes. Il a été également obligé de les quitter pour des raisons extérieures et s’est trouvé dans un paysage imposant des règles, un paysage sourd à ses besoins et stérile, l’Angleterre (un peu comme le paysage de la Russie pour Mountolive) : « Quand j’avais huit ou neuf ans, je me souviens que mon père envisagea le moment où il faudrait m’envoyer en Angleterre pour devenir un gentleman. »162. Les Indes ont pris une image mythique dans l’esprit du jeune Durrell au long des années (selon sa fille Penelopee) mais à l’inverse de Mountolive qui, à son retour en Egypte, n’a rien trouvé des 160 Durrell, Esprit, op. cit., p. 60 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 162 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 78 161 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 71 images réservées dans son cœur, Durrell en revanche a pu trouver un lieu fertile qui a laissé pousser le grain cueilli en orient. Un point sur lequel Penelopee Durrell a insisté, et sur lequel elle a bien expliqué qu’il s’agissait de l’une des peurs de son père, était celui de la mort. Ce sentiment était lié au même endroit que les premières images mythiques de Larry, les Indes. Dans ses dernières années, Larry avait parlé de ce sentiment en expliquant que « …on commence à mourir avec la première respiration au moment de la naissance. … C’est en incorporant la mort dans notre respiration et dans notre vie quotidienne qu’on arrive à ce point d’équilibre que les poètes (un Rilke, un Valéry) connaissent par intuition : le moment où l’on peut vivre la mort tranquillement parce qu’elle a toujours été là. »163. Nous croyons que, apparemment, son pays adoptif lui avait donné des bases et a changé (quelque peu) ce point de vue de son moi intime. Larry, une fois ancré sous son ciel, a trouvé les moyens de surmonter la peur et l’idée de la mort. Cette liaison de la Grèce avec l’insouciance envers la mort, ou avec la vie, est peut-être l’une des raisons supplémentaires qui a poussé L. Durrell à parler tellement de cette Grèce dans ses œuvres : il affirmait qu’il avait trouvé sa thérapie contre cet ennemi et la diffusait à travers ses œuvres. Et comme le peintre grec de cette l’époque, Gikas, avait « …‘ντύσει’ τον κυβισµό µε τη διαφάνεια του ελληνικού φωτός. »164 (…habillé le cubisme avec la transparence de la lumière grecque.), nous arrivons à croire que Durrell (qui pratiquait aussi une sorte de cubisme en littérature avec des images multiples et simultanées d’un seul sujet) avait habillé sa littérature de cette même transparence de lumière. Nous tirons la conclusion de la présence de la lumière comme élément libérateur chez Durrell par trois déclarations de ce dernier. Dans une lettre écrite à Corfou vers son ami A. Thomas, daté de 1936, il déclarait « L’art vrai, c’est la vie. »165. Pour lui, alors, la vie avait pris la forme d’une muse, des écrits sortaient de lui pour le revitaliser. Il essayait de donner de la vie à travers les mots et s’approprier à la fois cette force. Ceci se confirme par une déclaration antérieure, dite à son cadet, J. Lacarrière : « On ne vit pas pour écrire, on écrit pour vivre, étant entendu que par ces mots, ‘pour vivre’, nous n’entendions pas les problèmes matériels ni les besoins alimentaires mais la vraie question : faire en sorte que le sens des mots donne sens à notre vie. »166. Enfin, il déclarait avec plaisir en parlant de la Grèce (et de la France du sud) : « Ici, 163 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., pp. 84-85 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 118 165 Durrell, Esprit, op. cit., p. 49 166 J. Lacarrière, Le dictionnaire amoureux de la Grèce, Paris, Plon, 2001, p. 230 164 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 72 le soleil paralyse la source même des idées et s’écoule lentement dans le corps… On pourrait mourir comme cela et ne pas savoir ce qu’est la mort… »167. Ces textes nous montrent une familiarisation et une rédemption de l’idée de la mort, comme un élément qui coexiste dans la lumière du jour, ils nous démontrent un passage doux dans un lieu, une terre où la mort sous la forme de peur n’existe plus. Sur cette déclaration concernant la force paralysante de la lumière grecque, s’ajoute la remarque de E. Keeley (que nos venons de mentionner plus haut), qui peut paraître évidente à ceux qui ont étudié différents textes de la littérature grecque (et surtout de sa poésie). En parlant du traitement contre la mort, E. Keeley explique que : « Ο Ελληνικός τρόπος, τουλάχιστον εκείνος των ποιητών, είναι να κατεβαίνεις στα ανήλια µυστήρια του Άδη όχι µόνο για να µάθεις ότι ο θάνατος έχει τη σκυθρωπή του επικράτεια και ο ήλιος τη σκοτεινή πλευρά του, αλλά και για να επανεκτιµήσεις τη θεϊκή χάρη του φωτός που λούζει τον πάνω κόσµο. Και, όπως ο κάτω κόσµος έχει και κυριολεκτική και µεταφορική παρουσία για ορισµένους που το εξερευνούν, έτσι και το ελληνικό φως γίνεται για κάποιους όχι µόνο εξωγενής, αλλά και ενδογενής πηγή. »168 (La façon grecque, au moins celle des poètes, est de descendre dans les mystères sans soleil de l’Hadès non seulement pour apprendre que la mort a son empire morne et le soleil son côté sombre, mais pour réévaluer la grâce divine de la lumière qui baigne le monde d’en haut. Et, comme le monde d’en bas a pour certains de ceux qui l’explorent une présence littérale et métaphorique, de sorte que la lumière grecque devient pour certains non seulement une source extérieure mais aussi une source intérieure.). Cette réévaluation des valeurs de la vie, l’utilisation de la mort comme moyen de réappréciation, peut être vue dans ces lignes de Durrell qui disent que « …le soleil paralyse … mourir comme cela et ne pas savoir ce qu’est la mort… »169, ainsi que dans ses écrits « par intuition » : sa descente dans les ténèbres d’Hadès est décrite dans son Carnet Noir, et sa remontée et l’appréciation de la lumière et de la vie dans son Ile de Prospero. En revenant sur les trois passages mentionnés auparavant, la relation de l’art avec la vie, de l’écriture avec la vie et du soleil paralysant et effaçant la mort comme toute autre ligne d’horizon, ces passages vus ensemble nous mènent à croire que Durrell, à travers son expression artistique « sa propre voix, bien la sienne » acquise en Grèce, qui était sa « respiration », sa « vie quotidienne », et le soleil qui « s’écoule lentement dans le corps », se 167 Temple, Grèce partout, op. cit., p. 10 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 112 169 Temple, Grèce partout, op. cit., p. 10 168 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 73 battait contre cette idée ou cette peur de la mort, « …en incorporant la mort dans … (sa) respiration et … (sa) vie quotidienne… » sa respiration qui étaient ses écritures puisque il croyait qu’ « …écrire n’est pas simplement écrire, c’est souffler. Un livre porte incarné dans le corps du texte le souffle de celui qui l’a tapé, créé… »170. A travers un voyage dans les ténèbres pour ressortir vers la lumière, il a finalement trouvé ce dont les années passées l’avaient privé : la liberté de vivre, l’éternité. Cette dernière notion d’éternité que nous voyons parmi les acquisitions que Durrell a tiré du paysage grec doit être élaborée. H. Miller en parlant de ce même paysage disait que « …δεν υπάρχει πια µήτε αρχαία Ελλάδα µήτε νέα˙ πώς υπάρχει µονάχα η Ελλάδα -κόσµος που ‘συνελήφθη’ και ήρθε στο φως για την αιωνιότητα... »171 (…il n’existe plus ni une Grèce antique ni une moderne; mais il existe seulement la Grèce -monde ‘conçue’ et venue à la lumière pour l’éternité…). Il continuait en disant que cet élément d’éternité, il l’avait aussi trouvé dans l’œuvre de G. Seféris (un des premiers amis fait pendant son séjour à Athènes), en expliquant que la tradition grecque est intégrée dans l’art de Seféris et que Seféris luimême avait incorporé dans son travail l’esprit d’éternité. Seféris avait pour sa part décrit les mêmes images que Durrell sur le soleil et le silence grec : Sur l’île de Poros, en sortant sur la véranda de la maison de sa sœur (la première maison qu’il sentait « solide », un chez soi, avait-il déclaré) il a regardé un matin le soleil « au couleur de jus de framboise, une nuance plus claire » puis écrit : « Αδύνατο να ξεχωρίσεις το φως από τη σιωπή, τη σιωπή και το φως από τη γαλήνη. … Η θάλασσα δεν είχε επιφάνεια˙ µόνο οι αντικρινοί λόφοι δεν τέλειωναν στη γραµµή της γης αλλά τραβούσαν πέρα κάτω, ξαναρχίζοντας µια πιο θαµπή εικόνα της µορφής τους που έσβηνε απαλά στο βάθος ενός κενού. Αίσθηµα πως υπάρχει µια άλλη πρόσοψη της ζωής. »172 (Impossible de distinguer la lumière du silence, le silence et la lumière de la sérénité. … La mer n’avait pas de surface ; seules les collines d’en face ne finissaient pas à la ligne de la terre mais allaient loin là bas, en recommençant une plus pâle image de leur forme qui s’éteignait doucement à la profondeur d’un vide. Sensation qu’une autre façade de la vie existe.). Vu que Seféris avait les mêmes stimuli et sensibilités envers le paysage que L. Durrell (il avait été aussi expatrié de Smyrne pendant son enfance et réfugié en Grèce continentale) et qu’ils étaient des amis très proches, nous pouvons par comparaison accepter cette acquisition de la notion de « l’éternité » par Larry. Un facteur de plus nous conduisant vers cette réflexion est le fait que Durrell arrivait à déplacer tout un paysage, une 170 Briatte, Portrait, art. cit., p. 17 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 80 172 Ibid., p. 317 171 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 74 ville, une île en dehors des limites temporelles, en montrant tout son passé et sa continuité dans le présent, un peu à la façon des Indiens de l’Amérique du nord : pour eux, le temps n’a pas de rupture, le passé, le présent et le futur se réunissent dans un même moment. La confirmation de cette pensée vient de l’œuvre de Durrell Reflections on a marine Venus (Vénus et la mer) quand il écrit que la Grèce est « …as something ever present and ever renewed : the symbol married to the object prime -so that a cypress tree, a mask, an orange, a plough were extended beyond themselves into an eternality. »173 (comme quelque chose d’éternellement présent et éternellement renouvelé : le symbole marié à l’objet primaire -de sorte qu’un cyprès, un masque, une orange, une charrue se prolongent eux-mêmes dans un éternel). En 1970, G. Seféris avait déclaré qu’il est « …interested in everything which finds expression in … Greek lands … Greek lands as a whole »174 (…s’intéresse à tout ce qui trouvait de l’expression à travers les sols grecs … les sols grecs dans leur ensemble…). La Grèce a enseigné à Durrell, Miller, Seféris, à découvrir le fantastique dans n’importe quel endroit, n’importe quel lieu. Elle leur a appris à voir, percevoir le détail qui constitue et crée l’ensemble, qu’il s’agisse d’une image, d’un arbre ou d’un homme. Le soleil a généreusement illuminé le détail à leurs yeux. Et eux, voyant dans ce détail une vie dans sa plus petite forme, puis en la reproduisant dans leurs écrits dans son moindre pli, sont arrivés à déployer cette vie dans tout leur monde, dans toutes leurs créations. L. Durrell avait admis la présence de cette vie dans son monde. Il disait : « …you have to let the book breathe by itself… »175 (vous devez laisser le livre respirer par lui-même), et « … J’ai voulu tenter de faire la jonction entre les quatre dimensions grecques qui sont à la base de notre mathématique et de notre vue de la matière, et les cinq skandas des bouddhistes chinois. Pour nous, la conscience individuelle de chaque individu est filtrée à travers cinq perceptions et conceptions. J’ai voulu voir à travers mon expérience ce que devenait un roman ordinaire, conçu selon les quatre dimensions comme un roman européen, si on change l’éclairage et si l’individualité devient floue. »176. Ces éléments de la lumière qui change de position et la fluidité de l’individualité (indice d’une nature vivante en plein changement dans ses plus petites formes), nous placent devant une acceptation de la réalisation et l’utilisation de la structure d’un paysage naturel, où chacun fait partie d’un ensemble cohérent, d’un ensemble de détails, comme Larry dit en parlant de 173 L. Durrell, Reflections on a Marine Venus, London, Faber and Faber, 1960, p. 179 G. Seféris, « The Art of Poetry » in : The Paris Review, No 50, 1970, p. 29 175 Moore, World of Lawrence Durrell, op. cit., p. 159 176 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 84 174 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 75 son Quatuor d’Alexandrie : « …un roman européen qui suggère que la personnalité n’est pas cohérente et distincte, mais qu’elle forme un ensemble d’attributs. »177. Vu sous cet angle, il est clair pour nous que Durrell, ainsi que Miller et Seféris, ont découvert la vie dans les plus petits éléments qui constituent l’ensemble d’un paysage, l’ensemble de chaque lieu, de chaque terre. Il s’agit des éléments inaltérables qui enseignent à quiconque à voir et à vivre partout, à pouvoir percevoir et créer partout : ces éléments sont le soleil qui tisse la mer d’or, qui habille de couleur framboise le matin, de violet le soir, la terre des îles de fumée et de marbre, et l’homme qui s’ouvre comme une fleur dans un paysage dont il fait partie, où il est le maillon et non la main qui détient la chaîne qui relie tous les lieux de cette terre. Pour tous ces trois enfants de soleil, le départ de ce pays (vers 1947) vers des directions différentes a été un moment crucial, une émancipation. Ils ont créé ou accompli, à peu près dix ans plus tard, leurs chefs d’œuvres. E. Keeley remarque que la Grèce « ...βοήθησε και τους τρεις τους να απελευθερώσουν τη φαντασία τους σε καιρούς κρίσιµους και τους παρείχε γονιµότατο έδαφος για µια χώρα µεταφορικών σχηµάτων και µύθων. »178 (…a aidé tous les trois à libérer leur imagination pendant des temps cruciaux et leur a donné du sol très fertile pour créer un pays de formes métaphoriques et de mythes.) et que de « ...το ταξίδι του, ο Μίλερ είχε πια µάθει µεταξύ άλλων να αλωνίζει απεριόριστα στον κόσµο της παραίσθησης και να περνάει µε άνεση στη φωτεινή επικράτεια των µεταφορικών σχηµάτων... »179 (…ce voyage dans la lumière, Miller -mais nous croyons que les autres aussi- avait finalement appris, parmi autre choses, à se promener sans limitation dans le monde de l’illusion et à passer avec aisance dans le domaine lumineux des formes métaphoriques…). Et c’était probablement ce départ qui les a fait revenir sur ce sol dans leurs écrits, qui a fait venir et revenir beaucoup de leurs lecteurs anglais et américains (parfois futurs écrivains), selon E. Keeley et nous. Car, comme un ami l’avait dit « Si tu ne pars pas, comment reviendras-tu de nouveau ? ». 177 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 84 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 330 179 Ibid., p. 114 178 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 76 Chapitre 3 : La présence de la Grèce I L’image d’une Vénus et la mer Parmi les éléments communs aux habitants des différents lieux, un élément qui vient de l’enfance de la société est celui des mythes. Les mythes sont l’un des instruments pour véhiculer des idées, des pensées et des comportements communs. Il serait très difficile de les canaliser autrement que par les mythes, ils sont une machine « auto-travaillante ». Ils s’installent dans un lieu et coexistent en collaboration et relation étroite. Puis ils entrent et avancent dans la mémoire des personnes, interagissent avec cet endroit travaillant leur chemin vers leur épanouissement dans une société. Ils sont « …presque toujours dramatiques et sacrés : ils sont partie constitutive de la religion ou de la magie, les symboles qu’ils utilisent. Ils permettent à l’être humain de se placer dans le temps, de se connecter avec le passé et le futur. Le monde mythique est étroitement lié avec le monde réel. »180. En collaboration complète avec le monde réel, et enraciné dans le lieu et la société dans laquelle il a été conçu et par laquelle il survit, les mythes sont créés par l’être humain qui le créent à leur tour : ils sont son passé, le guide dans l’avenir, son point de repère par rapport aux autres. Sous un tel aspect la mythologie a beaucoup intéressé Durrell. Ceci peut être considéré comme évident lorsque Larry se trouvait à Corfou. Mais il paraît que les mythes étaient pour lui plus qu’un récit dans le livre poussiéreux d’une bibliothèque : il s’agissait de la réalité de chaque jour. Ulysse, Silène et une foule d’autres personnages mythiques passaient devant lui dans la vie quotidienne, chargés non d’une tache héroïque à accomplir mais de poissons, de bois, de livres : la société de cette Grèce semblait être la preuve vivante que quand Esope racontait ses fables, quand Homère chantait son Odyssée, ils racontaient les exploits de leur voisins. Tout vivait dans la société comme un part indivisible d’elle-même. Des années plus tard, Larry racontait que son voisin à Corfou un soir lui avait dit qu’il avait « …une histoire mille fois plus merveilleuse encore à vous raconter, vous ne pouvez pas l’imaginer ! Je ne sais pas qui l’a inventée, mais c’est sûrement quelqu’un d’épatant !’ … ‘Je lis cette histoire chaque soir quand les gosses reviennent de l’école dans un bouquin que les autorités ont donné aux enfants des écoles primaires. Je vous l’apporterai. Évidement votre grec est encore trop faible pour que vous le compreniez’. Ce qu’il me montra était une édition d’Homère destinée aux écoliers. Je m’y retrouvais grâce aux illustrations et quelques mots par-ci par-là. Dans cette 180 Encyclopédie Πάπυρος-Λαρούς, vol. No 10, 1963, p. 336 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 77 version, tout correspondait tellement à la vie de cet homme presqu’illettré -il avait quitté l’école à dix ans- et il la racontait comme une histoire d’aujourd’hui, comme si c’était son copain Ianni qui avait fait tout cela ! Il pensait que le bouquin avait été écrit quelques années plus tôt par un génie d’Athènes. »181. L. Durrell fait preuve d’un contact assez original avec les mythes. Cette relation vivante qu’il avait entre les mythes et la réalité, une relation vécue pendant ses « années grecques », est très nettement perceptible dans ses œuvres. Dans son livre Cefalû (titre original, The Dark Labyrinth), il a noté que chaque espace crée un mythe. Cette affirmation, combinée avec sa passion pour la mythologie grecque (née sur place dans un milieu de mythes « vivants ») nous a intrigué au point de chercher à voir si à part le mythe bien évident de l’histoire en Cefalû, celui du labyrinthe et de la recherche de soi, d’autres existent dans ses œuvres. Puisque les plus belles histoires résultent souvent d’une période de vie heureuse, nous avons choisi la période la « plus heureuse de sa vie » (comme Durrell a déclaré), son séjour à Rhodes. L’œuvre produite grâce à ces deux années de séjour en Grèce a été Vénus et la mer (titre original, Reflections on a Marine Venus). Dans cette œuvre, les images mythologiques surgissent par fois de façon évidente, comme la statue de Vénus découverte de sa « crypte de guerre », et parfois d’une façon plus subtile, dans les moments de la vie de chaque jour. Après avoir parcouru tout cet ouvrage, nous nous trouvons en face de la renaissance de notre auteur, mais aussi de la genèse d’un mythe inattendu : Dionysos. Nous disons « inattendu » car Rhodes aurait plutôt évoqué le mythe du Soleil et de ses trois enfants, fondateurs des trois villes historiques de l’île : Kamiros, Ialyssos et Lindos. Toutefois, pour Durrell, les choses ont toujours des dimensions différentes que celles attendues. Dionysos est le dieu de la transformation et de la régénération des choses, qu’il s’agisse de la nature ou des hommes. Larry avait besoin de cette régénération pour pouvoir retrouver son moi créateur, pour oublier la douleur de sa séparation d’avec sa première épouse et son enfant et retourner sur le chemin tracé pour lui par l’esprit découvert en Grèce. C’est pour cette raison que, consciemment ou inconsciemment, la présence silencieuse qui règne sur sa Vénus est celle de Dionysos. Nous allons essayer de déchiffrer les éléments de ce mythe, qui prouvent non seulement le regard profond, philosophique que L. Durrell cachait derrière des œuvres qui peuvent apparaître comme un simple « carnet de voyage », mais aussi que l’image grecque se trouve souvent 181 Brelet, Entretiens, art. cit., pp. 17-18 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 78 dans et derrière chacune de ses écritures. Il est intéressant de signaler que Durrell voyait les mystères Orphiques comme les origines potentielles de la cabale, domaine qui l’intéressait particulièrement : « J’ai déterré certains documents concernant un groupe cabalistique, descendant direct des orphiques, qui, tout au long de l’histoire de l’Europe, ont travaillé sans bruit à une morphologie de l’expérience qui est du Pythagore tout pur. »182. Mais, prenons l’histoire dès le début… Vénus et la mer est un livre qui rend hommage à Rhodes, selon L. Durrell lui-même. Ses pages racontent non seulement la beauté pure de ces lieux (l’île de Rhodes), mais également la redécouverte du bonheur et des mémoires d’une vie vécue avant la poussière de la guerre et du désert. Elles racontent jour par jour, dans un temps littéraire, les moments de L. Durrell tels qu’il les a gardés dans sa mémoire ou plutôt tels que la lumière grecque les lui avait revelés : la réfraction en plusieurs et différentes images d’une même réalité. Vénus commence avec le retour de L. Durrell en Grèce après la fin de la seconde guerre, en tant que diplomate du Royaume Uni pour une mission de deux ans sur l’île de Rhodes (à l’époque toute le Dodécanèse passait de l’occupation Italienne à l’administration anglaise, pour être rattachée deux ans plus tard à l’état grec). Après cette guerre longue et fatigante, qui a enlevé à Larry sa volonté et sa capacité d’écrire, la tempête en pleine mer n’était qu’un « nettoyage », une préparation pour le pays de son cœur. D’ailleurs, le long voyage par la mer était toujours le moyen par lequel il abordait un pays, un lieu. Certes, les moyens de transport de l’époque et les finances de Larry l’obligeaient d’utiliser ces voies maritimes, mais nous sommes sûrs que Larry posait toujours une « Ithaque » à atteindre et le seul moyen approprié pour ce type de voyage était toujours la mer. Dès le début de ce livre, nous voyons que son retour lui avait réservé un départ de l’Alexandrie un peu douloureux et une tempête plutôt forte en pleine mer. Mais sa détermination de se retrouver dans le pays de son émancipation était assez forte pour négliger les avertissements de ses amis : « You will find it completely changed. … The old life is gone forever. … Go to America. »183 (Tu la trouveras (la Grèce) complètement changé. … La vie d’autant est partie pour toujours. … Va en Amérique.). Malgré tout, il a persisté. Persuadé de la force et de la clarté du regard révélateur acquises pendant ses jours de Corfou, Larry a voulu vérifier par ses propres yeux si l’ancien air grec était toujours une réalité basée sur le 182 183 MacNiven, Correspondance, op. cit., p. 293 I. MacNiven, Lawrence Durrell, A Biography, London, Faber and Faber, 1998, p. 306 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 79 lieu et ses hommes, ou finalement un rêve emporté par les vents d’une guerre prolongée. Pour atteindre ce but, Larry a évoqué dès les premières pages de son livre l’aide divine de Dionysos. Le mythe de cette déité se déplie tout au long de son récit. Cette pratique donne la force de régénération à toutes les images évoquées dans ce « récit du voyage » et devient l’indice que Durrell incorporait l’esprit de chaque lieu dans son texte. Ainsi, quand son voyage vers Rhodes commence, nous trouvons un Larry en difficulté pour « couper les ponts » avec l’Alexandrie, avec le regard d’Eve et « …les eaux polluées par les limons épais de Nil… »184. Cela fut difficile jusqu’au moment où « …un dauphin solitaire a déchiré la surface et s’aligna au navire surgissant… »185. C’est probablement la première image, l’image libératrice qui a marqué ce voyage à travers une vie intérieure. C’est ici que nous avons trouvé la première trace de Dionysos, surgissant avec ce dauphin. Parmi les mythes de Dionysos, il en existe un bien connu : la transformation des pirates de Tyron en dauphins. Dionysos avait été kidnappé par ces pirates afin d’être vendu sur les marchés au Moyen Orient. Aucun des marins n’a cru à ses paroles les informant qu’il était un dieu, sauf un seul. Dionysos les a, alors, tous transformés en dauphins (des dauphins qui suivaient son bateau), sauf le marin qui a cru en lui. Les premières pages de Vénus ont évoqué cette histoire. Durrell avait effectué un renversement intelligent de cette situation. La guerre l’avait kidnappé près du Moyen Orient (où Tyron était situé). Une fois libéré de ses liens, il rend cette guerre (ces pirates) semblable à un dauphin, une petite réminiscence qui suit son bateau et purge les eaux polluées des années passées. Tous ces pirates, toutes ses mémoires sont effacées à part une, celle de son ami Gideon, le seul pirate à ne pas avoir été transformé en dauphin : Larry a fait sa connaissance sur le bateau « …assis au milieu d’un groupe des officiers et des marins… »186. La ressemblance avec cette histoire sur Dionysos est frappante. Une confirmation supplémentaire qui appuie notre supposition nous est arrivée par une personne qui faisait partie de l’entourage de L. Durrell lors de son séjour à Rhodes : Il nous a dit que tous les autres personnages de ce livre ont bien existé à l’exception de Gideon, qui était le seul personnage fictif187, le petit dauphin mythique de Larry. Larry avait fait appel à la force dionysiaque avant de mettre le pied sur l’île, comme une purification. Mais il n’a pas arrêté de semer dans son texte et dans ses journées des rites et des images qui auraient eu le même effet expiatoire dans sa vie quotidienne. Lors de son 184 Durrell, Vénus, op. cit., p. 13 Ibid. 186 Durrell, Vénus, op. cit., p. 12 187 Entretien privé, Rhodes, juin 2004 185 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 80 premier matin à Rhodes « …encore à moitie ivres de sommeil, nous plongeâmes dans la mer (Egée), claire et froide comme du vin. »188. L’eau et le vin froids étaient les deux éléments utilisés par les prêtres de Dionysos lorsque ceux-ci célébraient son rite, sa « messe de transformation » de l’être. Voilà que Larry, une fois de plus, utilise la force de Dionysos dès son premier matin. Mais pour quelle raison a-t-il insisté sur un dieu de transformation et non pas sur un dieu de lumière, qui serait la continuation logique de son premier séjour en Grèce et de son second séjour à Rhodes, l’île du Soleil ? Un petit aperçu du rôle de Dionysos, le plus jeune de tous les dieux grecs et de son influence sur l’art (et surtout l’art dramatique à laquelle il a donné naissance à travers et grâce à l’existence de ses rituels), la poésie et la religion, répondra probablement à notre question. Dionysos est né de Jupiter (Zeus), père des dieux et des hommes, et de Semeli, une mortelle. Semeli, fille du roi Kadmos, a voulu pendant la gestation de Dionysos voir le visage réel de Jupiter. L’affrontement d’une lumière pure, sans l’intermédiaire d’un modérateur, pour rendre cette lumière à ses dimensions terrestres, est impossible pour un mortel, alors Semeli a été brûlée par les foudres de Zeus, ce qui a provoqué la naissance prématurée de son enfant. Jupiter, afin de sauver la vie de son fils, l’a pris et l’a placé dans sa cuisse, donnant ainsi une seconde naissance à Dionysos. Donc, né d’une humaine et d’un dieu, Dionysos assume une double nature : humaine et divine. Nous pouvons rencontrer cette idée de la double nature, qui peut exister en tout homme, des années après la publication de Vénus et la mer, en 1975, dans l’œuvre de Durrell Blue Thirst. Dans ce texte Larry dit : « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality. »189 (Vous avez deux lieux de naissance. Vous avez le lieu où vous êtes réellement né, et puis vous avez un lieu de prédilection où vous vous éveillez réellement à la réalité). Il est intéressant de remarquer que le même mythe sur la naissance de Dionysos s’est également retrouvé dans d’autres traditions. Nous nous sommes intéressés tout particulièrement à la version de la mythologie indienne, non seulement pour ses grandes similitudes avec la version grecque, mais aussi à cause de l’amour de Durrell pour ce pays. Selon cette mythologie, le dieu Indra a placé dans sa cuisse son fils Soma, prématurément né à cause de la foudre qui avait frappé sa mère mortelle. Soma dans la langue beda signifie le jus de la plante utilisé en libation vers les dieux. Il s’agit de la raison pour laquelle Soma 188 189 Durrell, Vénus, op. cit., p. 22 Durrell, Thirst, op. cit., p. 22 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 81 prend la forme d’une libation personnifiée, d’un intermédiaire entre humains et dieux, tel que Dionysos l’était. Un élément de plus qui relie ces deux formes du même mythe, est le deuxième nom du dieu Soma : Il était appelé « Vinas », mot qui ressemble beaucoup au mot « vin », le jus d’une plante également utilisé en libation. Sur ce point, nous voulons remarquer une relation intéressante. Selon C. Houser « Myths are vehicles for conveying ideas. »190 (Les mythes sont les véhicules pour transporter des idées.) entre les peuples. L. Durrell avait une relation particulière avec les Indes et ses religions, tout comme avec la mythologie grecque. Cette similitude existante entre l’esprit de ces deux mythes, tout comme la similitude que Larry trouvait entre les paysages des deux pays, nous conduisent à croire que ces aspects ont aidé à la concrétisation de sa théorie sur la formation de l’esprit des hommes selon l’environnement dans lequel ils habitent, présentée des années plus tard, lors d’une interview intitulé « Paysages et personnages » publié à New York Times le 12 juin 1960 : « …Nous avons tendance à considérer la culture comme une sorte de structure historique créée par la volonté humaine … aussi longtemps que les gens continueront à naître grecs … leur productions culturelles porteront l’empreinte du lieu où elles seront réalisées… »191. Mais revenons à notre mythe grec, la force régénératrice de Larry. Dionysos a eu deux naissances et par conséquence deux formes. Nous n’allons pas nous arrêter à sa nature de dieu du vin, une image si bien connue, mais nous allons essayer de voir à travers cette dimension et passer rapidement à travers les siècles, les différentes formes que ce mythe a pris et prend, afin de « décrypter » l’image ou de sentir un lien plus profond qui a poussé L. Durrell à s’y relier. A l’époque classique en Grèce, une des qualités, l’un des épithètes accordés à Dionysos, qui a retenu notre attention est celui de Libérateur. Ce nom lui avait été attribué à cause de la libération qu’il apportait à la nature en la déchargeant de son fardeau d’hiver et aux âmes humaines en les soulageant de leurs angoisses, de leurs difficultés et misères de la vie. A Athènes, selon cette philosophie, pendant les festivités des Grands Dionysia (Grands Dionysies), ils libéraient quelques esclaves et donnaient au reste des esclaves quelques heures de joie et d’indépendance. Cette libération de l’hiver de stérilité que la guerre avait imposé, cette libération des angoisses pour la vie du lendemain et de la misère de Larry tant au niveau physique qu’intellectuel, était le bonheur retrouvé sur Rhodes. Avec son départ d’Alexandrie 190 C. Houser, Dionysos And His Circle, Ancient Through Modern, The Fogg Art Museum, Cambridge, 1979, p. xii 191 Durrell, Esprit, op. cit., pp. 182-183 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 82 et cette petite période de retour en Grèce, il a eu ses Grands Dionysies, en vivant sur Rhodes ses « heures de joie », loin de l’esclavage d’une vie administrative enfermée dans un bureau de l’ambassade. La liberté était le cadeau de Dionysos dans tous les domaines de la vie humaine, de la production agricole jusqu’à la production littéraire. L’apparition de l’art dramatique est venu sous la forme des « dromena », des petites discussions-sketchs entre les participants masqués dans le rituel de Dionysia. Par cette « nouveauté » les hommes ont communiqué cette nature libératrice de Dionysos. La liberté venait du fait que les « dromena » représentaient des événements idéalisés et des sentiments héroïques, qui tiraient, libéraient les âmes des besoins et des attachements de la réalité terrestre, pour les guider vers le monde supérieur de l’imagination (une tâche confié plus tard aux artistes et aux écrivains). R. Triomphe remarque : « On s’est demandé si l’orphisme n’était pas, autant qu’une religion, une ‘littérature’. »192. Sous cet angle, en considérant le mythe et le culte de Dionysos comme une littérature, L. Durrell pouvait y trouver son « lieu de protection ». D’ailleurs, c’était cela qu’il cherchait depuis son séjour en Alexandrie, où il « mourait petit à petit » par manque de liberté artistique, une façon de se libérer de toutes les conventions : « Ce que je cherche, c’est un sentiment authentique à l’égard des choses, qui ne soit pas déformé par notre copain J.C., une éthique, un code ou quoi que ce soit d’autre. »193 (lettre à son ami Alain, écrit en 1936). Sur Rhodes, il avait trouvé cette possibilité. Dionysos est, en outre, le symbole de la puissante vie qui existe partout dans l’univers, vie qu’il communique à toute la nature. Il est l’âme universelle, la source commune de toutes les âmes humaines. Sa religion contient l’idée de la réincarnation, qui se perpétue jusqu’à ce que l’âme soit suffisamment purifiée pour atteindre le bonheur absolu, la béatitude (nirvana)194. Cette nature de Dionysos ressemble beaucoup à la philosophie religieuse indienne et nous donne un lien avec les images de l’enfance de Durrell. C’est pourquoi en plaçant Dionysos dans ce livre et en utilisant la technique de perception de la réalité environnante apprise à Corfou, Durrell fait une réunion des trois périodes les plus heureuses de sa vie, les Indes, Corfou et Rhodes en une seule œuvre, comme pour montrer l’extrême joie de sa vie. 192 R. Triomphe, Prométhée et Dionysos ou la Grèce à la lueur des torches, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1992, p. 258 193 Durrell, Esprit, op. cit., p. 44 194 P. Decharme, Ελληνική Μυθολογία, Athènes, Pathenon, 1959, pp. 512-551 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 83 Pour mieux comprendre les ressemblances de Vénus et la mer avec le thème de Dionysos, ainsi que la présence de ce dernier dans le texte de Durrell, nous continuerons notre déchiffrage de ce sujet mythologique, en achevant cette courte présentation de son image « philosophique » et en essayant un aperçu chronologique du thème dionysiaque à travers l’art, de l’antiquité jusqu’à nos jours. Dans la période « antique », nous voyons que Dionysos est une divinité proche de la création artistique et avec son cercle (Pan, Nymphes, Silènes, Satyres) se promène partout. Il est toujours facilement accessible à ses acolytes, il triomphe de la mort, et n’est pas toujours débauché. Il reconnaît et accepte les aspects sensuels de la nature humaine, qu’il comprend profondément. Mais, il ne comprend pas seulement la nature humaine mais aussi le royaume de la nature et il avoue son caractère et sa force. Il est représenté comme un aimant qui attire tout ce qui appartient au royaume naturel, que cela soit la nature d’une île ou d’un être humain. Il reconnaît la souffrance de la vie et offre du vin pour l’étourdir, du miel pour l’adoucir. Le thème de Dionysos est souvent associé à un changement intérieur de la personne et au triomphe sur la mort, promettant la renaissance à ses fidèles. Toutes ces caractéristiques de Dionysos correspondent à Larry des années après la guerre. Dans sa Vénus, Larry décrit qu’il se promenait avec son propre cercle d’amis partout sur le Dodécanèse et sur l’île de Rhodes pour voir, comprendre, vivre avec les gens. Larry restait toujours facilement accessible à tout le monde. Simple dans ses manières, il se mélangeait à la population et, tel un bon écrivain, ne s’éloignait jamais de la réalité de son époque, discutant et expliquant d’une façon simple les questions parfois complexes, qui surgissaient du fait de sa vision du monde. Vénus est aussi une sorte d’élégie de son triomphe sur la mort : Larry a évité le pire et se réjouit de donner, à toute occasion, des images pleines de couleurs et des joies. Ce n’est pas par hasard qu’il a choisi comme maison une petite « villa » derrière le cimetière turque, décrite avec tant des couleurs et de la joie que la mort présente dans le cimetière cesse d’exister. Un autre trait dionysiaque que nous trouvons dans la Vénus mais aussi dans la philosophie de Durrell est celui de la reconnaissance et l’acceptation des aspects sensuels de la nature humaine. Larry a montré une compréhension complète, dans tous ses sens, de la particularité des aspects de chaque lieu et de ses habitants. Il arrivait à déchiffrer les scènes de la vie quotidienne de chaque endroit et à les reproduire de telle sorte que le lecteur, par le rendu de la tonalité, peut se sentir en Grèce, en Angleterre ou en France. Dionysos était également un aimant qui attirait tout ce qui appartient au « royaume naturel ». Larry a donné Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 84 ce trait à son héros, mais nous avons appris qu’il était quelqu’un qui attirait les gens autour de lui. Sa deuxième épouse disait : « People were attracted to him like flies. He was always surrounded. »195 (Les gens étaient attirés à lui comme des mouches. Il était toujours encerclé.). Il est clair que Larry a décrit dans sa Vénus sa propre expérience de voyage. Ce pouvoir d’attraction que Durrell partage avec Dionysos, projeté sur le personnage de ce livre accentue l’image dionysiaque et rapproche le héros du profil de ce dieu joyeux. Dans ce livre de Durrell, existent parallèlement aux descriptions « lumineuses », pleines de joie et d’insouciance, des situations très sombres, les souffrances de l’île dans le passé et encore à l’heure actuelle. Après cette guerre, il ne reste presque rien à manger, ils « …ont surtout souffert du manque de nourriture. Une soixantaine de personnes meurent chaque jour des suites d’une sous-alimentation prolongée. »196, « It was as if the town had died. »197 (C’était comme si la ville était morte.). Et nous voyons une famille se partager « …du pain et de l’ail. »198 comme repas, dans une ville complètement détruite par les bombardements : « …la vieille ville à l’intérieur de ses remparts ressemble à un gâteau de mariage dont toute la crème aurait séché et se serait fendillée. … Très peu de civils, hâves, blêmes, fouillant dans les poubelles. »199. Durrell lute contre tout ce « chaos » et ces difficultés et essaie à travers ses pages, mais aussi dans sa vie quotidienne, d’apporter un soulagement par la joie du soleil, le vin et la bonne compagnie, la discussion et les plaisanteries, tout comme Dionysos. Un dernier trait de cette première image de Dionysos, est son pouvoir de changement de l’intérieur. Larry nous le montre tout au long de son livre. Il arrive sur l’île triste, avec des doutes, pour commencer à se transformer intérieurement (une fois de plus). Il se libère des fantômes du passé et ose parler et vivre ses envies intimes. Il arrive à faire une introspection et à trouver en lui les forces pour se remettre « en route ». Finalement, il part de l’île transformé, après avoir laissé derrière lui toutes les amertumes et les malheurs des cinq dernières années. En suivant l’image de ce mythe dans son évolution historique à travers l’art, nous arrivons à une meilleure compréhension de sa notion dans ce travail de Durrell. Le mythe et la pratique dionysiaque, au Moyen Age, ait été transmise sans presque aucun changement. Il s’agissait d’une transition facile et logique, comme entre Dionysos et le Christ, les faits étant 195 E. Durrell, discours au colloque international On Miracle Ground XIII, Rhodes, juin 2004 Durrell, Vénus, op. cit., p. 27 197 MacNiven, Biography, op. cit., p. 308 198 Durrell, Vénus, op. cit., p. 59 199 Ibid., pp. 26-27 196 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 85 les mêmes : tous les deux sont le fils de Dieu le Père et d’une mère mortelle, tous les deux demeurent parmi les mortels et tous les deux ont donné à leur fidèles la promesse de résurrection après la mort. Le vin fait partie des deux rituels, l’eucharistie pour le Christ et la consommation de viande crue, appelée « omophagia » pour Dionysos avaient un symbolisme similaire : L’eucharistie crée une transformation interne du fidèle pour le guider vers son perfectionnement et l’omophagia (en grec « omo » signifie cru et « phagia » le fait de manger) avait pour but d’atteindre la réincarnation et la béatitude. A cette époque, l’image symbolique qui avait surgi était celle du « pressoir mystique », symbole de la grappe qui donne le sang, le vin eucharistique. A la Renaissance et les périodes suivantes, l’image de Dionysos a été transformée et identifiée aux gens ordinaires : Dionysos et Ariadne (Ariane) prenaient dans l’art l’identité des personnages de la vie de tous les jours. Ces deux éléments, la relation entre Jésus et Dionysos au niveau des rituels et l’identification de Dionysos aux gens communs, se révèlent dans la scène finale du livre, pendant la grande fête foraine, quand des gens ordinaires communient avec la viande et le vin dans un sentiment de joie. Nous pouvons également ajouter un autre symbolisme donné à Bacchus et Ariadne. Au 18 ème siècle, leur couple est devenu un symbole de l’idéalisation de l’amour, avec des racines religieuses profondes. Il s’agissait du jaillissement de la première image de Dionysos et de l’une de ses évolutions. A la même époque, les mythes classiques étaient « romanisés » en tant qu’histoires idylliques d’un âge d’or perdu. Dionysos existait sur la scène littéraire par son absence : sa présence était évoquée par l’image abattue d’une belle femme repoussée, toute seule, une image d’Ariadne peut-être ou une nymphe, qui attend ce que le destin lui réserve ou qui contemple son passé perdu. Ces deux traits, l’idéalisation de l’amour à un niveau religieux et l’évocation de Dionysos par la présence de sa compagne, se trouvent réunis dans la statue de Vénus que L. Durrell avait découverte, mais aussi dans Rhodes et son histoire : Rhodes était la bien-aimée d’Hélios et elle a été transformée en cette terre verte qu’est l’île de Rhodes, caressée toujours par ses rayons. Cette statue retrouvée, la déesse de l’amour, seule et lointaine, appartenant à un passé obscur et tourmenté, l’a incité (probablement) à faire rentrer Bacchus dans les pages de Vénus. Il est sûr que dans le monde moderne, celui que Durrell a habité, l’image bachique est plutôt oubliée. Mais il voulait probablement revivifier ce mythe, car il a retrouvé son existence dans le sourire des gens qu’il rencontrait, au cours des fatigues de leurs journées200. 200 Sur le mythe de Dionysos et sur sa présence dans l’art : Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 86 Cette recherche nous a montré les points principaux de l’image primordiale de Dionysos, une image inchangée à travers les siècles, et les façons dont ce mythe se présente dans Vénus. Dionysos reste diachronique, en promettant une transcendance ou une métamorphose, plutôt que l’annihilation. Il est présenté comme une figure qui préside à la renaissance de la psyché. Il peut être considéré comme celui qui conduit la réappropriation psychique des forces expulsées, la réorganisation des forces psychiques segmentées, comme après une guerre. Nous le trouvons toujours près des inquiétudes humaines basiques, en acceptant les hommes tels qu’ils sont. Les mythes sont un véhicule important pour l’expression des idées et pour réaliser des conceptions qui autrement auraient été négligées. C. Houser a dit : « Myths are vehicles for conveying ideas. Knowledge of classical mythology has greatly enlarged the possibility of poetic expression in the arts -both verbal and visual- by providing a vast repertory of allusions. Communication of thoughts and expression of emotions are infinitely easier and richer between people who share familiarity with myth. »201 (Les mythes sont les véhicules pour transporter des idées. La connaissance de la mythologie classique a beaucoup élargi la possibilité de l’expression poétique dans les arts -vocale et visuelle- en fournissant un grand répertoire d’allusions. La communication des pensées et l’expression des émotions sont infiniment plus faciles et plus riches entre des personnes qui partagent une familiarité avec le mythe.). A travers ce prisme, nous pouvons regarder en arrière l’image de la Vénus Marine (restée inchangée à travers le temps pour notre écrivain) qui peut maintenant être considérée equivalente aux valeurs stables qu’exprime Dionysos : la métamorphose, la renaissance. Nous pouvons voir dans cette Venus l’image d’une Muse étant N. O. Brown, Le corps d’amour, Paris, Denoël, 1968 M. Daraki, Dionysos, Paris, Arthaud, 1985 M. Detienne, Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette Littératures, 1998 H. Deutsch, A Psychoanalytic Study of the Myth of Dionysus and Apollo: Two Variants of the Son-Mother Relationship, New York, International University Press, 1969 C. Houser, Dionysos And His Circle, op. cit. G. Iliadis, La maison de Dionysos: la villa aux mosaïques de la Nouvelle Paphos, Paphos, P. Charitou, 1986 H. Jeanmaire, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1991 P. Macginty, Interpretation and Dionysos: Method in the Study of a God, New York, Mouton, 1978 W. F. Otto, Dionysos, Le mythe et le culte, Paris, Mercure de France, 1969 G. Paris, Pagan Grace: Dionysos, Hermes, and Goddess Memory in Daily Life, Dallas, Spring Publications, 1990 N. Blandin, « Détours d’écriture » in : Revue no 9, Dionysos, numéro spécial, 1991 G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompei : mémoires d’une dévote de Dionysos, Paris, Picard, 1998 W. Storm, After Dionysus: A Theory of the Tragic, London, Cornell University Press, 1998 R. Triomphe, Prométhée et Dionysos, op. cit. I. Zinguer, Dionysos: origines et résurgences, Paris, J. Vrin, 2001 201 Houser, Dionysos And His Circle, op. cit., p. xii Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 87 seule et ainsi la rencontre de notre écrivain avec son propre œil de création, qui le regardait et l’attendait afin qu’il se trouve lui-même, qu’il se découvre, qu’il se transforme et s’exprime. Larry est rentré dans une Grèce qu’il cherchait à trouver, avec probablement l’espoir que même si elle était « complètement changée » la substance de création, l’œil vivant, serait intact. Ses premières remarques portent sur la mort de l’ancienne ville : « Je n’ai pas encore eu le temps de visiter la ville médiévale, mais vue du port elle paraît horriblement décevante avec ses immeubles administratifs endommagés et ses statues brisées; … Une place du marché déserte. Une mosquée vide. »202. Il décrivait une certaine mort, qui par elle-même devenait la force évocatrice pour une revitalisation, une résurrection, la présence de Dionysos. Pendant son récit, Larry utilise des chapitres afin de monter cette histoire affrontée se répéter, maintes et maintes fois : Rhodes est continuellement créée pour être détruite et ravivée de nouveau. La vie de Larry était pareille. Depuis son enfance, et jusqu’à ce jour, il vécut dans une constante création et destruction d’un chez soi : des Indes en Angleterre, à Corfou, en Alexandrie, à Rhodes. Néanmoins, nous le voyons retrouver son énergie lors de cette première matinée sur l’île, quand « … encore à moitie ivres de sommeil, nous plongeâmes dans la mer (Egée), claire et froide comme du vin. »203. Cette scène, vue à travers le mythe de Dionysos, fait une liaison naturelle entre les rites, pendant lesquels ses prêtres préparaient une communion d’eau et de vin, « l’eau de la mer Egée, claire et froide comme du vin ». Cette pratique évoquée était-elle pour donner place à la renaissance de l’île, ou de Larry lui-même ? Il nous semble les deux, car Durrell ne se séparait pas d’un environnement où il se sentait chez lui, il sentait, vivait, s’élaborait et essayait d’aider, de la meilleure façon possible, le village, la ville, la société où il habitait. Concernant la proximité de Larry avec son « lieu », nous croyons intéressant de remarquer l’habitude suivante : Durrell, avec son cercle d’amis, avait visité presque tout le Dodécanèse, en traversant à pied les villages les uns après les autres ; il disait que les habitants des villages, lors ce passage, « …‘at every door in the village … blessed us and asked us in for a drink’. »204 (…« à chaque porte dans le village … nous bénissaient et nous demandaient de passer à l’intérieur pour boire un verre. »). Vu le rituel évoqué auparavant, nous nous demandons s’il s’agit de la même pratique. Probablement non, mais nous pouvons noter la forte ressemblance avec cet ancien rite de bénédiction des hommes. 202 Durrell, Vénus, op. cit., p. 26 Ibid., p. 22 204 MacNiven, Biography, op. cit., p. 309 203 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 88 Une autre image de l’utilisation du mythe dionysiaque vient de l’examen des deux commentaires de W. Otto et d’I. MacNiven. W. Otto avait dit que « …La grandeur de l’idée dionysiaque survit dans la tragédie. … Dans cette excitation ne parle ni la souffrance ni la nostalgie de l’âme humaine, mais bien la vérité du monde de Dionysos, le phénomène originel de la dualité, du lointain corporellement présent, … la fraternisation de la vie avec la mort. »205. En gardant ceci sous les yeux, nous pouvons passer aux écrits d’I. MacNiven : « Everything on Rhodes seemed to need restoration, but it was the raising of the famous thirdcentury BC Marine Venus from her wartime crypt that marked the rebirth of the island for Larry and Eve, Ray and Georgina. … The statue became the talisman of Larry’s stay on Rhodes. »206 (Tout à Rhodes avait l’air d’avoir besoin d’une restauration, mais c’était l’érection de la fameuse Vénus Marine du 3e siècle avant Jésus de sa crypte de guerre qui a marqué la renaissance de l’île pour Larry et Eve, pour Ray et Georgina. … La statue est devenu le talisman du séjour de Larry à Rhodes.). Dans ces deux commentaires, « …du lointain corporellement présent… », l’élévation d’une âme du passé peut très bien être considérée comme l’élévation de cette statue. Elle est une image de renaissance à travers l’eau, à travers la peine et la destruction : le baptême à la façon Dionysiaque et Chrétienne, « …la fraternisation de la vie avec la mort. », la mort qui est l’image actuelle de l’île. Cette image peut-être une transformation intéressante « à la façon de Dionysos » : Quelque chose d’immatériel comme la statue devient une âme vivante, qui transmet sa vie à une île vivant seulement en apparence. Pour compléter l’image, nous pouvons citer les lignes de W. Otto qui dit que « La faculté qu’a Dionysos de se métamorphoser accentue encore sa ressemblance avec les figures de l’eau vive : … Thétis et d’autres… »207, et surtout une Vénus née de la mer. I. MacNiven nous offre une fois de plus notre héros dans des scènes « dionysiaques » : « Many evenings Larry, Eve, and Ray and Georgina Mills would sing Greek folk songs and declaim poetry. »208 (Souvent les soirs Larry, Eve, Ray et Georgina Mills chantaient des chansons folkloriques grecques et récitaient de la poésie). Celle-ci peutêtre vue comme une image des « dromena », les petites discussions-sketchs, entre les participants masqués des rituels de Dionysies, ou cela peut-être juste une journée ordinaire. Mais il ne faut pas oublier que Dionysos (et son culte) était un dieu de la vie et des journées 205 Otto, Dionysos, op. cit., p. 218 MacNiven, Biography, op. cit., p. 315 207 Otto, Dionysos, op. cit., p. 171 208 MacNiven, Biography, op. cit., p. 326 206 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 89 ordinaires. Dans ces deux cas, nous considérons que Larry interagissait et produisait des images pour « restaurer la vie », surtout littéraire. Un tel effort fut l’édition du magazine « Τέχνη » (Art). Ce même auteur, dont nous avons fait la connaissance, avait écrit que Larry est rentré une fois seul sur l’acropole de Lindos pour passer un week-end au campement. « …he felt diffused and distracted in spirit by wartime Egypt, and the nights of thought in solitude produced an epiphany, a ‘reaffirmation’ : ‘I had a kind of confirmation that my own direction, though selfish, was OK’, he would recall many years later. » 209 (Il s’est senti dispersé - diffusé- en esprit par l’Egypte de la guerre, et les nuits de contemplation en solitude produisaient une épiphanie, une réaffirmation : « J’avais une sorte de confirmation que ma direction personnelle, bien qu’égoiste, était ok » il se le rappelait des années plus tard.). Il devient clair pour nous que Durrell pratiquait sa renaissance, à travers le lieu et à travers son livre de Vénus, son vin personnel. Il a essayé de surmonter un passé, une guerre qui l’avait privé de sa femme et sa fille, une guerre qui colle à la peau et, une fois finie, il réalise que, même s’il croyait pouvoir l’oublier, cela est impossible : cette mémoire de la guerre fait partie de la vie de toute personne et surgira en toute occasion. La seule façon d’en sortir de renaître dans sa propre direction et de laisser sur le lieu, sur le sol, l’ancien soi, ou encore mieux, de distiller l’ancien soi à travers le regard de la terre, l’œil du lieu. Cet espoir de renaissance est une promesse vers l’avenir, elle a aidé Larry à avancer dans sa technique d’écriture et à réaliser trois points sur Rhodes et sur sa vie : Premièrement, les choses ont leur passé caché en elles, il suffit de les regarder sous la « bonne lumière ». Deuxièmement, les choses peuvent renaître et troisièmement, nous devons chercher et voir le passé sur l’île, sur les visages des gens, dans l’histoire. Et une fois ce passé trouvé et compris, Larry a pu, finalement, maîtriser la force pour le changer. Voilà une raison pour laquelle il a probablement voulu insérer ce mythe dans son livre, où il perçoit le sol de cette île comme Dionysos, avec son vin et son eau, sa terre et sa mer, et le cercle de ses amis. L. Durrell avait écrit à T.S. Eliot pendant le temps où il travaillait sur son œuvre Vénus et la Mer : « ‘Dear TSE, I am dark, glum, dismal and very depressed’, … ‘Meanwhile there is always a Good Time to have!’ »210 (« Cher TSE, je suis sombre, boudeur, morne, et très déprimé … En même temps, il y a toujours un Bon Moment à avoir ! »). Ce commentaire, venu d’un écrivain tellement attaché à la Grèce et à la mythologie, nous laisse voir une 209 210 MacNiven, Biography, op. cit., p. 315 Ibid., p. 330 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 90 « identification », une ressemblance avec le mythe Dionysiaque, quand le dieu pressait les hommes à vivre une belle vie, une vie joyeuse et pleine de bons moments, dans un monde sans éclat. Un autre passage, dans ce même livre, illustre cette idée qui dit « Larry was prey to conflicting moods during his writing of Reflections on a Marine Venus. He was indeed glad to be on Rhodes and happy with Eve, but he was filled with pessimism for, in ascending order of magnitude, Greece, Europe, the world. »211 (Larry était la proie d’humeurs contradictoires pendant son écriture de Vénus et la Mer. Il était vraiment heureux d’être à Rhodes et heureux avec Eve, mais il était rempli de pessimisme à l’égard de, en ordre croissant, la Grèce, l’Europe et le monde.). Ce caractère s’additionne à notre recherche sur l’image aux deux visages, ces deux natures de Dionysos, heureux et triste, les deux visages de L. Durrell écrivain. Comme I. MacNiven remarque : « The trouble was that Larry still wanted to be at least two writers. »212 (Le problème était que Larry voulait toujours être au moins deux écrivains.), deux écrivains : en roman et en fiction. Il est aussi possible que Larry cherche, à travers ce livre, la Grèce d’antan qu’il a autrefois connue. Et il nous montre qu’il l’a trouvée là, inchangée, cachée de tous sauf de ceux qui veulent voir. Il « …see the present in the mirror of the past… »213 (…voit le présent dans le miroir du passé…), « …‘a Rhodes dispersed into a million fragments, waiting to be built up again’. »214 (…« une Rhodes dispersée en millions de fragments, qui attend d’être à nouveau construite. ».). Il décrit la vie vécue, détruite et recréée sur l’île, la vie qu’il a vécu à Rhodes avec ses amis, ses proches, en entremêlant ses descriptions avec la vie qu’il aurait souhaité. Pendant toute cette histoire, nous avons cherché à comprendre le rôle de la statue. Etait-elle sa muse ? Etait-elle son âme d’antan creusée après la guerre ? Etait-elle la forme féminine de Dionysos ? Ou juste une promesse ? Les personnes de la vie réelle de L. Durrell sur l’île ont pris forme dans son œuvre. Ceci peut-il signifier que son œuvre est sa pensée mise en forme ? Rhodes avait donné un passage serein au retour de Durrell à son ancienne vie. Cette île lui a donné l’écriture, l’amitié, la joie, l’amour plus la beauté naturelle, les éléments de Dionysos à l’état pur. L. Durrell voit, dans sa Vénus, le présent à travers le miroir du passé. Son livre (son vin) est fermenté pour ériger l’enthousiasme qui change le monde. Et comme un bon déconstructeur, un bon « renverseur » comme Dionysos l’était, après la fête et l’espoir, il nous 211 MacNiven, Biography, op. cit., p. 331 Ibid., p. 312 213 Ibid., p. 308 214 Ibid. 212 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 91 donne dans les dernières lignes de son livre une scène tragique, une punition pour nous purger de nos « péchés » : « Ils appartenaient tous deux à ce territoire sacré, mari et femme, comme le myrte et l’olivier. … Et je revois encore, entre leurs silhouettes endormies, l’enfant mourant, un symbole lui aussi, mais de quoi ? De notre monde peut-être. Car c’est toujours l’enfant dans l’homme qui est obligé de vivre… »215, l’enfant Dionysos. Comme cette œuvre finit par une scène tragique, une « scène cathartique », identifiant les personnages avec les lieux, nous sommes laissés seuls avec nos propres pensées et émotions, devant un « véhicule » que nous pouvons aussi utiliser pour « exprimer » nos idées et concepts, à travers notre île intérieure. Quelques uns peuvent voir parmi les lignes de cette œuvre, Vénus et la Mer, la joie du retour, les rêves et la réalité, ou juste un guide touristique pas comme les autres. Nous avons vu une discussion, un drame théâtral, ayant comme but la libération de l’âme de son passé de guerre et son élan dans un avenir créateur. L. Durrell (comme les « enfants » de Dionysos ont fait) a dispersé la parole de cette île autour du monde, transportant toutes ces émotions, décrivant que, peu importe ce qui arrive sur un lieu, sur une personne, il éblouit de nouveau de sorte que chacun puisse voir les choses dans leur forme réelle. Durrell avait caché ce mythe dans son récit. Les mythes sont la puissance, l’esprit, la force de « création », le lieu est la matrice qui contraint, l’espace où la création a lieu, là où les voix des hommes donnent naissance et moulent le monde qu’ils habitent. Ils transportent la véritable âme de leurs porteurs, en la formant et en la préparant, un « œil vivant » et avisé, sensible. Et la statue de la Vénus Marine que Larry avait trouvée n’était probablement rien d’autre que son œil de création, sa propre âme, le regardant en retour pendant qu’il « redécouvrait » la Grèce, La maison de Durrell à Rhodes en juin 2004 (collection personnelle) apprenant la forme érudite d’une langue qu’il aimait, allant plus profond dans ses pensées et ses sentiments, en se redécouvrant lui-même. 215 Durrell, Vénus, op. cit., p. 261 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 92 L. Durrell avait souvent parlé de la Grèce comme d’un « œil vivant », un lieu qui nous découvre. Chaque lieu redéfinit la personne, lui donne son « esprit ». Comme les enfants de Dionysos se sont dispersés pour emporter sa naissance dans le monde, Larry avait dit, à la fin de son livre : « Pas, après avoir vécu avec la Vénus Marine. La blessure qu’elle donne, il faut la porter jusqu’au bout du monde. »216. Etait-il ce livre, une discussion, un drame théâtral, pour libérer l’âme de son passé de guerre et la lancer dans un avenir créatif ? Il est vrai que nous emportons tous nos mémoires, nos blessures, nos rêves jusqu’au bout du monde. La lumière des ténèbres : Cefalû Dans Vénus et la mer, L. Durrell a décidé de ne pas évoquer le dieu de la lumière, Hélios le bien aimé de Rhodes, la force qu’il avait commencé à comprendre et maîtriser depuis Corfou. Il a plutôt choisi un dieu de l’art, de la création, du vin et de la joie, Dionysos, le dieu de la transformation, pour mettre en œuvre ses acquis des années passées. Larry a réservé son mythe sur la lumière pour un autre livre, celui de Cefalû (The dark labyrinth), écrit avant sa Vénus, dans le but de financer son divorce avec sa première épouse. Ce livre parle d’un groupe de visiteurs en croisière vers la Crète et de leur mésaventure dans le labyrinthe, qui leur a coûté la vie à presque tous. Ce cercle d’amis était formé par un choix « d’hasard » prix lors de la halte du bateau au Pirée : un prospectus épinglé au panneau d’affichage de la salle à manger invitait à ce tour dans le labyrinthe « Terrifiant, légendaire, palpitant, stupéfiant, sensationnel »217. Chacun avait ses propres raisons d’entreprendre ce voyage. Nous apprenons leur passé, leurs problèmes et leurs peurs qu’ils cherchent à surmonter, les raisons qui les ont poussés vers cette croisière. Puis, l’annonce d’une excursion dans le labyrinthe « légendaire » les a liés en un destin commun, une épreuve à surmonter pour atteindre l’absolution de leurs fantômes, pour restaurer le soleil dans leur vie. 216 217 Durrell, Vénus, op. cit., p. 264 Durrell, Cefalû, op. cit., p. 166 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 93 La relation de ce livre avec le soleil, Rhodes et Vénus et la mer, ne vient pas seulement du fait qu’il est écrit peu avant l’arrivée de Larry à Rhodes. Pour Durrell, il s’agissait d’un « conte cosmologique » : « …Cefalû. Une sorte d’étrange conte cosmologique à propos de sept touristes européens perdus dans le labyrinthe de Crète où le Minotaure vient de faire sa rentrée. En réalité, c’est un conte moral un peu long, mais écrit sans aucune recherche dans le style d’un roman policier. La Culpabilité, la Superstition, la Belle Vie y figurent comme personnages de la vie courante ; un soldat en permission, un médium, un vieux couple marié (Trueman), un jeune couple sans expérience, un missionnaire. »218. Une cosmologie évoque certainement le soleil et la création provenant de lui. Durrell commençait à se revitaliser : « Je l’ai écrit en un mois, pour oublier ma dépression. »219. Le mythe du soleil et celui du labyrinthe sont évoqués dans ce livre. Pour exposer cette idée, nous allons rappeler en quelques mots cette partie de la mythologie. Le premier roi de Phénicie, Aginoras, avait une fille Europe. Zeus la vit jouer à la plage et est tombé amoureux d’elle. Pour éviter la crise de jalousie de sa femme Héra, il se transforme en taureau. Il séduit Europe et l’emporte sur son dos jusqu’à l’île de Crète. Europe est restée, alors, en Crète, où elle donne naissance à trois enfants (tout comme Rhodes, l’aimée du Hélios), Minos, Radamathis et Sarpidonas. Elle se marie au roi de Crète, Asterionas, et ainsi son fils aîné Minos, devient le futur roi de l’île. Il est important de noter qu’en Crète le soleil était adoré dans le visage de Zeus Asterionos, qui avait comme symbole le taureau. Minos, en tant que roi, s’est marié à Pasiphaï fille du Hélios. Il était admis dans les conseils de son père céleste, Zeus, il a été enseigné par lui et est devenu très sage et très juste. Par conséquence, il était considéré comme le juge des hommes dans la vie terrestre et le seul à avoir droit de régler les discordes parmi les morts. Selon la tradition indienne, le premier homme et législateur s’appelait Manou, nom qui a une ressemblance évidente avec Minos. La qualité de Minos d’être juge parmi les hommes, nous donne une image pré-chrétienne de Jésus220. Minos est intimement lié à Zeus et au Soleil. Nous pouvons le voir au travers du mythe suivant. Minos avait prié Poseidon de lui envoyer un taureau pour le sacrifier en son 218 MacNiven, Correspondance, op. cit., p. 293 (Nous voulons mentionner que cette idée de relation entre Cefalû et le mythe de minotaure est également évoquée par Joan Susan Goulianos dans sa thèse pour le titre de docteur en philosophie Lawrence Durrell’s Greek Landscape, Columbia University, 1968, nous avons consulté la copie à München, Bayerieche Staatsbibliothek, signatur : 72.13801) 219 Ibid., p. 293 220 Sur le mythe de Minos : Decharme, Μυθολογία, op. cit., p. 506 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 94 honneur. Poseidon répondit, mais le taureau était si beau que Minos n’osa pas le sacrifier. A sa place, il en sacrifia un autre, ce qui irrita Poseidon. Alors, ce dernier a dirigé le taureau vers la reine Pasiphaï, qui a donné naissance au Minotaure. Ce mythe ressemble à celui de Zeus et Europe. Le nom de Minotaure, composé de « Minos » et « Taureau » peut très bien être le Roi Zeus. Et comme Zeus était en Crète le roi Soleil, nous voyons cette relation particulière. Minos était également celui qui a commandé à Daidalos (Dédale) la création du labyrinthe. Dans cet édifice, il allait emprisonner le Minotaure. Daidalos était aussi emprisonné dans son labyrinthe, avec son fils Ikaros (Icare), mais il est arrivé à s’échapper. Avec des ailes en plume d’oiseaux collés à la cire, ils se sont dirigés en volant vers l’ouest, la Sicile, mais Ikaros, en allant trop près du soleil a brulé ses ailes de plumes et est tombé dans la mer. Daidalos s’est réfugié auprès du roi de Sicile Kokalos, où Minos est allé chercher son prisonnier. Le roi de Crète a été tué sur cette île, dans le bain préparé pour lui par les filles de Kokalos. Le fait que Minos, le roi soleil s’est noyé à l’ouest, accentue la ressemblance de son mythe avec Hélios, le soleil qui se couche dans les eaux de l’ouest. Dans Cefalû, nous avons, alors, le schéma des mythes crétois, avec leur labyrinthe et leur roi et reine. A la différence de Vénus et la mer, c’est ici que les personnages mythiques existent souvent en chair et en os. Notre roi soleil, Minos, le créateur du labyrinthe (dans la mesure où il a commandé cet œuvre à Daidalos) est représenté par Axelos. Cet archéologue avait découvert le labyrinthe. Une de ses entrées se trouvait juste à coté de la maison d’Axelos, où Lord Graecen le trouva assis parmi ses domestiques : « …il aperçut un rai de lumière et quelques instants plus tard il se retrouvait en plein jour juste derrière Cefalû, la maison où il était venu mourir. … Axelos était assis au milieu de la pelouse, à l’ombre d’un platane, et comptait de l’argent sur le tapis vert d’une table de jeu pliante. Ses domestiques se tenaient devant lui, attendant leurs gages. Il leva la tête à l’approche de Graecen, qui se hâtait comme un homme ivre. »221. De plus, Axelos dit qu’il est né d’un père grec et d’une mère arabe, tout comme Minos, qui avait Zeus comme père (ou le roi de Crète Asterionas, si l’on veut) et Europe comme mère, la fille du roi des Phoeniciens, situé au Moyen Orient : « Ma mère arabe et mon père grec m’ont légué une vision claire du monde méditerranéen, où l’on juge les gens à leur… idiorythmicité, dirons-nous. »222. La notion du jugement, que Minos apportait, est bien évoquée, ainsi que « la vision claire du monde ». Sur ce point, il faut noter 221 222 Durrell, Cefalû, op. cit., pp. 203-204 Ibid., p. 16 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 95 le prénom Europi (Europe) signifie celle qui « a la vision étendue et le visage large »223 (evria : large, étendu, opsi : face, vision) ; Axelos a bien noté « la vision claire » léguée par ses parents. Un autre élément qui nous fait voir ce thème mythologique est l’approche par tous les touristes de l’île en bateau. Ils arrivent par la mer, comme Europe, dans un navire appelé Europa. Mais, nous trouvons une image de plus qui relie ses héros à la mythologie minoenne. Les visiteurs étaient au nombre de sept, arrivés d’Athènes pour entrer dans le labyrinthe. Sept filles et sept garçons étaient la taxe d’Athènes dûe au roi Minos, pour être enfermés dans le labyrinthe et mangés par le minotaure. Cette « taxe » avait pour cause la mort du fils de Minos, Androgeos. Androgeos, une fois qu’il eut vaincu tous ses adversaires aux festivités des Panathénées, a été envoyé par Aigeas (Egée), le roi d’Athènes, pour tenter d’apprivoiser le taureau du Marathon. Il fut tué là pendant la lutte. Minos a voulu se venger et a assiégé Athènes. Après la famine et la peste qui frappèrent la ville, les athèniens consultèrent alors l’oracle, qui leur suggèra d’offrir à Minos tout ce qu’il leur demandait. Minos a demandé, alors, que sept filles et sept garçons soient envoyés en Crète par bateau, deux fois par an, pour nourrir son Minotaure enfermé224. Nos héros arrivent-ils alors pour calmer le Minotaure ? Pas vraiment, ou du moins pas tous. Ils sont (pour du moins une partie d’entre eux) la version contemporaine de Thiseas (Thésée), fils du roi Aigeas (Egée). Thésée s’est placé parmi les jeunes gens offerts par Athènes pour nourrir le Minotaure, afin de tuer ce dernier et mettre fin à cette « taxation » de Minos. Aidé par Ariadne (Ariane), il arrive à sortir du labyrinthe, après avoir réussi à tuer le Minotaure et en menant avec lui tous les jeunes athéniens. Dans Cefalû, Durrell laisse échapper du labyrinthe deux couples, Graecen et Mlle Dale vers le monde et les Truman vers le ciel. Son minotaure enfermé, Minos-Zeus, est son soleil caché dans les ténèbres. Finalement, son minotaure au lieu d’être masculin, une force de destruction qui engloutit les envahisseurs, devient féminin, une vache, animal sacré dans la religion indienne (et probablement une insinuation de Durrell à la période trouble et obscure de son enfance, de sa peur de la mort, de l’Inde). De plus, ce n’est pas l’animal qui crée la peur pour ceux qui sont enfermés, comme dans l’antiquité, mais c’est la « minotaure » elle-même de Durrell qui est terrorisée. Cette vache guida les Truman vers la lumière et le ciel, pour leur montrer la béatitude de leur monde fermé, le monde de leur couple : « Il y a quelque chose, dit-elle 223 224 Decharme, Μυθολογία, op. cit., p. 751 Ibid., p. 534 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 96 gravement, c’est ce vieux minotaure. Tu as oublié ça. … Eh bien, on avisera quand on le rencontrera… Ils parvinrent enfin dans un petit amphithéâtre naturel creusé dans le roc et s’apprêtaient à le traverser pour prendre le corridor qui s’ouvrait en face lorsqu’ils sursautèrent au bruit d’un corps pesant trébuchant dans l’obscurité devant eux. Une bouffée d’haleine douceâtre parut tourbillonner dans la petite cavité de roc et de terre. Truman se recula en éteignant sa torche, et ils s’immobilisèrent en tremblant, la main dans la main, attendant que le minotaure se manifeste… Puis, allumant sa torche, il allongea le cou… pour se trouver face à face avec une vache terrorisée. …la vache se retourna…et partit au galop, la queue en l’air, dans le tunnel. ‘Vite !’ s’écrièrent-ils ensemble. Et ils partirent à sa poursuite…ils se retrouvèrent à l’air libre. »225. Axelos est aussi le précurseur du mythe dionysiaque présent dans le livre suivant, Vénus et la mer. Axelos est appelé par ses amis intimes « Silène » : « Silène, dit-il en employant le surnom qu’Hogarth avait donné à Axelos quand ils étaient en première, Silène, vous ne ferez jamais rien de bon. … Ecoutez, dit Graecen d’un air pincé, vous m’avez assez taquiné comme cela, Silène. Jouons. »226. Silinos (Silène) était l’ami de Dionysos, une déité venue de l’est, réputée pour sa sagesse. Il faisait toujours partie de la compagnie de Dionysos et annonçait souvent son arrivée. Nous croyons que ce surnom n’a pas été donné par hasard à M. Milto Axelos d’Alexandrie. Il s’agissait d’une personne réelle dont Durrell a utilisé le nom pour son personnage et qu’il décrit à deux occasions : dans Cefalû, « Mon ami Mr. Milto Axelos, d’Alexandrie, m’a aimablement permis d’utiliser son nom pour l’Axelos du livre, mais il est évident qu’il n’existe aucune ressemblance entre Milto et le morbide Juan de ces pages. »227 et dans Blue Thirst « At that time, in my office, I had an enormously spyconscious man with popping eyes called Mr Axelos who had a deep hoarse voice and smoked cigars, and he used to go about on a bicycle dressed in shorts with his beady eyes, all through the Arab quarter, looking for strange anomalies like, say, Italian parachutists disguised as nuns. »228 (En ce temps-là, dans mon bureau, j’avais un homme qui était énormément soucieux des espions, avec des yeux assoupis, il s’appelait M. Axelos et avait une voix basse rauque, il fumait des cigares, et il avait l’habitude de se promener en vélo habillé en short avec ses yeux comme des grains d’orge, partout dans le quartier arabe, à la recherche des anomalies bizarres comme, disons, des parachutistes italiens déguisés en nonnes.). Durrell 225 Durrell, Cefalû, op. cit., pp. 260/267-269 Ibid., p. 16 227 Ibid., p. 316 228 Durrell, Thirst, op. cit., p. 56 226 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 97 commençait son retour vers la lumière, avec l’aide précieuse d’Eve (sa future deuxième épouse) : « Je l’ai écrit en un mois, pour oublier ma dépression. J’ai été vraiment très bas, très bas ; Gipsy m’a sauvé la vie. J’espère l’emmener à Rhodes avec moi. »229. Dans Cefalû, Durrell montre son état actuel d’esprit : en Alexandrie, il avait perdu tout goût pour l’écriture et sa vie personnelle n’était pas dans ses meilleurs moments. Il est clair que ce livre a été écrit très vite pour financer son divorce avec Nancy, mais en pratiquant un type « d’écriture automatique », il a pu s’harmoniser avec l’esprit reçu pendant son séjour à Corfou. Dans cette situation morbide, il a réagi d’une manière « grecque ». E. Keeley avait bien expliqué que « Από την αρχή της ελληνικής ιστορίας, οι ζωντανοί κατέβαιναν στο σκοτεινό βασίλειο των νεκρών µε µοναδικό σκοπό να µάθουν από τους ίσκιους που το κατοικούσαν πώς να ξαναβρούν το δρόµο για το δικό τους κόσµο, µε οδηγό το φως του ήλιου. »230 (Dès le début de l’histoire grecque, les vivants descendaient dans le sombre royaume des morts avec pour unique but de savoir par les ombres qui l’habitent -le royaume des morts- comment retrouver la route vers leur monde -celui des vivants-, en ayant comme guide la lumière du soleil.). Larry descend dans ce royaume par son labyrinthe (le titre original The Dark Labyrinth, nous donne cet élément de la descente vers les ténèbres), afin de trouver la voie de la lumière qui le guidera vers le bonheur. Comme Ulysse l’a fait, dans son voyage vers Ithaque, il s’arrête sur l’île pour voir, demander et réapprécier la valeur de la vie. Thésée et le Minotaure, mosaïque, détail231 229 MacNiven, Correspondance, op. cit., p. 293 Keeley, Παράδεισο, op. cit., pp. 109-110 231 Dra. Ana Ma Vazquez Hoys, www.uned.es/geo-1-historia-antiguauniversal/NOTICIAS/INICIO_NOTICIAS_26-mayo_05.htm, 31 décembre 2006 230 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 98 Chapitre 4 : La présence de la Grèce II Lawrence Durrell et sa quête noire Durrell avait commencé son voyage littéraire par une quête : la quête d’un but, d’une voie, d’une vie, de la lumière. Le fait que son premier vrai livre (et son premier succès commercial, même si modeste) soit intitulé « The Black Book », le Carnet Noir ne nous paraît pas étrange. A l’époque où il a été écrit, Durrell venait de s’installer à Corfou, loin d’une Angleterre tourmentée par les craintes d’une guerre et les comportements troublants de ses dirigeants. Il se sentait bien loin de toutes difficultés et des soucis de la vie que ce pays lui procurait, un pays qui, après son malheureux départ des Indes, est devenu sa source de difficultés et d’obligations, un pays qu’il n’a jamais accepté comme le sien. La lumière rencontrée sur l’île méditerranéenne lui a donné la révélation nécessaire pour se lancer dans ce qui serait dorénavant sa « vocation », un créateur des formes de vie. Il a pu par juxtaposition concevoir et réaliser la situation de son esprit créateur : autour de lui une lumière transparente, en lui une Angleterre sombre et les Indes qui sont un rêve chaleureux et effrayant à la fois. Le Carnet Noir est devenu le « tapis » sur lequel il a laissé les derniers résidus de ce monde moribond. Car il s’agit de cela, une quête permanente de fuir la mort, un effort pour s’accrocher à la vie à tout prix : « A l’hôtel, les tapis aigres se putréfient au milieu de tous les autres meubles, réels ou imaginaires, je ne saurais dire. Je ne suis plus sûr des contours du réel ; hommes et femmes prennent une curieuse impermanence, se mélangent comme des formes et des symboles au cinéma. Une lettre de l’autre monde aussi, qui dégage un étrange parfum de poussière quand je la lis ici. »232. Telle était l’image de l’Angleterre pour lui, « une lettre de l’autre monde … de poussière… ». Dans ce livre, nous pouvons ressentir une lutte, mais une lutte floue. Nous ne savons pas si Larry cherche une rupture avec le passé ou s’il essaie de le transformer à travers cette nouvelle vision de la vie qu’il a découverte, une vie proche de celle de ses années d’enfance. C’est seulement en parcourant les pages et en les comparant avec ses œuvres posthumes que nous pouvons réaliser ce que cette terre où Ulysse (une figure utilisée également dans son Quatuor d’Alexandrie, comme nous expliquerons plus bas) avait commencé à réciter son voyage devant le roi des Feakes et sa fille, cette terre était le lieu de l’évasion de Durrell, de sa 232 Durrell, Carnet, op. cit., p. 128 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 99 fuite de la mort, de son culte de la vie, de son lien avec les mythes. « En imagination, je traque le mythe partout où il surgit, en Toscane, à Sparte ; où vous pouvez encore le voir vivre dans les grands cierges verts des cyprès, dans l’or contourné de Byzance. Les robes raides des apôtres, de pierres et de fossiles incrustées. Barbes métaphoriques broyées comme pierre à chaux. C’est une forme d’évasion. Je m’identifie à quiconque et tout ce qui a fui la mort au profit d’une histoire vivante. Je me dis que je suis un étranger, un visiteur… »233. Ainsi, le mythe est devenu pour lui synonyme de libération et par conséquence la possibilité d’être. Une coïncidence assez intéressante était que sa connaissance avec la personne qui deviendrait son ami le plus proche, Henry Miller, s’est passée pendant son séjour à Corfou : Durrell avait trouvé un exemplaire du Tropique du Cancer de Miller abandonné dans des toilettes publiques. Après cette lecture, enthousiasmé, il a décidé non seulement de prendre contact avec Miller mais aussi d’imiter son style et sa liberté (dans son Carnet Noir). A l’imitation du style de Miller, Durrell a essayé de placer la lutte pour la vie, pour l’existence, sur une base assez « basse », voir vulgaire pour la société anglaise de l’époque : « Le verbe ‘copuler’ est devenu synonyme du verbe ‘être’. C’est comme si cet acte était l’unique certitude d’exister qui nous restait. »234. Il s’agissait probablement d’une réaction envers les sentiments très bas de destruction massive qui régnaient à l’époque, mais aussi un pas très important vers la libération de la forme du roman du 20ème siècle en Angleterre et en Europe. Quand Durrell écrivait à H. Miller sur son Tropique du Cancer « Pour moi, c’est sans conteste le seul ouvrage digne de l’homme dont ce siècle puisse se vanter. … ça n’est pas seulement une grosse claque littéraire et artistique sur le ventre de tout un chacun, c’est un bouquin qui fixe sur papier le sang et les tripes de notre époque »235, il ne savait probablement pas déjà qu’il avait trouvé en lui la force rénovatrice de la littérature anglaise. Selon un grand auteur anglais, le Carnet Noir était le premier vrai roman anglais depuis bien longtemps. Il nous paraît possible que ce changement a été provoqué par l’espace de l’île et par les mythes qui regardaient son habitant. Probablement parce que cette île lui a, pour la première fois (depuis longtemps), permis de voir sa propre image, le soi qu’il recherchait. Lui, comme d’autres écrivains (M. Yourcenar, G. Seféris) ont pu trouver un refuge, une voie vers leur propre rêve, en occurrence la volonté de vivre. La lumière transparente, mentionnée à plusieurs reprises par L. Durrell, directement ou non, l’a mis devant lui-même. Philippe Bordas, photographe, nous a expliqué que « La lumière grecque est très particulière, limpide, 233 Durrell, Carnet, op. cit., p. 170 Ibid., p. 235 235 MacNiven, Correspondance, op. cit., p. 18 234 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 100 transparente. Elle n’est pas comme celle d’Afrique ou d’autres endroits, où il y a de la poussière. Nous pouvons voir à travers cette lumière… »236 créer. Cette lucidité, si nous acceptons les théories de l’esprit des lieux que L. Durrell avait déjà exprimées dans plusieurs de ses œuvres, a percé sa propre personne. Larry, sans le vouloir, est devenu le sujet de son espace de création. Et c’est ici que nous trouvons un autre trait important de son travail : l’auteur, au lieu d’être un maître absolu des événements et du déroulement de sa création, devient un sujet de celle-ci, une partie de son propre espace, subissant les mêmes règles que le reste de ses personnages. Et il témoigne sur ce fait dans son carnet noir, telle une chambre noire d’un photographe : « Il paraît que nous n’aimons que nos propres reflets dans les visages des autres, comme des vaches qui se boivent dans la rivière. »237, dans l’objectif d’un appareil photographique qui capte « …le durable, l’éternel, l’énorme maintenant… »238. Sur ce point, pour mieux expliquer notre conviction que Larry avait commencé à trouver la réalité, le déroulement de sa vie et sa signification grâce à la libération sur cette île, nous n’allons pas nous référer à sa recherche passionné du mythe « …partout où il surgit… », mais au reflet de son image dans « la rivière ». Car il s’agit de ce propre reflet, d’une rivière, par laquelle Ulysse, ce mythe primordial si vivant, ce voyageur sans patrie, a repris conscience, s’est retrouvé lui-même. La rivière était l’endroit où il a vu son propre visage après bien longtemps, là où il a pris conscience de son existence sur un pays (et non pas lors d’un voyage), là où la fille du roi des Feakes l’a trouvé. Et l’épopée de l’Odyssée avait commencé à ce même endroit-là, au moment du regard dans la rivière pour y trouver son propre reflet, sa propre vie, qui était aussi la vie de la Grèce, telle qu’Homère voulait la transmettre à travers les siècles, telle une photographie prise par un narrateur aveugle. Nous croyons que cette image que Durrell a laissé glisser dans son texte n’est pas aussi innocente qu’elle puisse paraître. Ce reflet dans la rivière, sur la même île où Ulysse avait pareillement retrouvé son identité perdue, est sa demande de reconnaissance par les autres, une pierre fondamentale de sa création artistique. Le personnage d’Ulysse a été évoqué à quelques reprises par Durrell, notamment avec la scène des miroirs dans le Quatuor d’Alexandrie, une scène comparable à celle de la descente d’Ulysse dans le royaume des morts. Il s’agit d’une clé pour nous permettre de comprendre à travers une autre optique son œuvre et de déchiffrer un autre monde. Nous voudrions évoquer, afin de souligner notre 236 P. Bordas, photographe, entretien privé, Paris, septembre 2004 Durrell, Carnet, op. cit., p. 174 238 Ibid., p. 262 237 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 101 sentiment, ce que Durrell avait écrit dans la Blue Thirst : « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality »239 (Vous avez deux lieux de naissance. Vous avez le lieu où vous êtes réellement né, et puis vous avez un lieu de prédilection où vous vous éveillez réellement à la réalité.). Durrell avait finalement touché sa réalité, une réalité qui l’entourait et qu’il rêvait aussi de laisser pour ses lecteurs, un peu comme Homère. D’ailleurs, selon le témoignage de Larry lui-même, son ami grec de l’époque, un homme sans aucune éducation, lui faisait apprendre le grec à travers un livre scolaire, en lui parlant « de l’œuvre de génie de quelqu’un qui vit à Athènes », quelqu’un qui écrivait en temps réel (selon ce monsieur). Comme vous pouvez le soupçonner, de qui pouvait parler ce poissonnier, si ce n’est d’Homère et de son Odyssée ? Certes, tous ces détails peuvent être perçus comme des éléments isolés. Mais mis tous ensemble sur le reflet cette « soif azure », sa Blue Thirst, nous mène à croire qu’il existe une deuxième œuvre, ou plutôt une image plus profonde des choses décrites dans les romans et les poèmes de Lawrence Durrell. D’un autre point de vue, Larry, pendant son séjour en Angleterre était saturé par les images imposées, des images d’un monde moribond, des images qui l’obligeaient à suivre, à vivre, à être dans leur monde. Ses personnages, Gregory, Tarquin, Hilda, ne sont que des images obligées d’évoluer, de se comporter selon les normes de leur classe, prisonniers de leur place sur le « Pudding Island » et de ce que les autres attendent d’eux. Ses héros ne pensent même pas à changer leur rythme de vie, ni oser sortir de leur trajectoire, par crainte peut-être du regard des autres. Tels des oiseaux de mer, ils ne s’éloignent pas de leur île, ils sont prisonniers de la terre, de la lumière qui ne permet pas la liberté. L’image ci-dessus peut paraître absurde, mais elle se justifie. Elle nous est parvenue presque par hasard : notre première lecture des textes de Durrell était sous le signe de la lumière libératrice, le Quatuor d’Alexandrie et Vénus et la mer. Dans ces ouvrages, nous ressentons une telle liberté et une telle joie d’être que nous éprouvons une envie de sortir sous ce soleil, afin d’être transpercé par les rayons et de ne plus faire qu’un avec les lieux, « Αδύνατο να ξεχωρίσεις το φως από τη σιωπή, τη σιωπή και το φως από τη γαλήνη. ... Αίσθηµα πως υπάρχει µια άλλη πρόσοψη της ζωής. »240 (Impossible de distinguer la lumière du silence, le silence et la lumière de la sérénité. ... Sensation qu’une autre façade de la vie existe.), comme Seféris l’avait dit. Même dans les pages sombres de Mountolive, où Nessim 239 240 Durrell, Thirst, op. cit., p. 22 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 317 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 102 dépérissait petit à petit dans sa quête mystique perdue d’avance, même dans les destructions sentimentales massives que Justine offrait à tous ses héros, même après les ravages de la guerre de Clea, Durrell restait libre, transparent. Le lecteur peut passer d’un personnage à l’autre avec facilité et est invité à comprendre les détails des actes des héros par de multiples points de vue. Rien n’est figé et rien ne reste inchangé, tout se transforme. Il en est de même pour Vénus et la mer. L’île de Rhodes, après la guerre et la destruction, dépourvue une fois de plus de ses ressources, mais riche de ses habitants et du soleil, ressuscite, se libère. Et même si les moyens économiques ne sont pas présents, et même si la vie n’a rien du cosmopolitisme de Londres, nous trouvons sous ce soleil plus de richesse d’images et d’événements que dans les sombres pages du Carnet Noir. Notre hypothèse est renforcée par une autre œuvre de Durrell, Cefalû. Dans ce labyrinthe noir qui avait englouti ses visiteurs, Durrell a su rester translucide. Il a donné, à travers les chemins que ses personnages étaient obligés de suivre, une vue libre. Chacun, enfermé dans cette grotte, avait au moins une voie devant lui, et certainement une compréhension totale de sa situation. Et son lecteur gardait la possibilité d’utiliser plusieurs voies pour arriver au bout du raisonnement et de la vie possible de ses personnages. Ses héros, une fois dans cet embrouillage déterminant leur espace et leur voie, évoluent librement dans leur cœur et leur esprit, pour arriver à la solution de leurs problèmes, l’absolution de leurs péchés et la nouvelle réalité. Au bout du compte, tout le monde aura fait son voyage pour trouver son Ithaque, riche et libéré par le trajet : « …triste, triste insoutenable solitude. Le voyage se fait-il à plusieurs ou suis-je seul ? »241. Il s’agit là d’éléments qui nous amènent à croire que le paysage méditerranéen a joué un rôle important sur la personnalité et sur la conception des choses de Larry. Mais, revenons à notre livre Noir et ses effets sur le lecteur. Après l’avoir lu, nous pouvons sentir la fatigue, l’intolérable fatigue qui s’exhale de sa réalité, de ses pages, à chaque moment, des descriptions figées, étouffées sous la poussière de l’ « île de pudding ». « Dans un monde orné, ahuri de banalité, de larmes et des récriminations, ils pourraient encore faire surgir de la musique une image, comme des photos jaunies ou des feuilles séchées entre les pages d’un livre peuvent surprendre par la richesse de leurs évocations. »242. Tout ce qui était évoqué de ce monde est seulement un passé « des photos jaunies », sans 241 242 Durrell, Carnet, op. cit., p. 246 Ibid., p. 150 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 103 espoir d’évolution, la mort dans un requiem d’une ampleur majestueuse sur des airs de « Wagner ». Même les personnages susceptibles de quelque changement, jeunes, ayant le pouvoir de raviver le paysage, telle Miss Smith, ou Gracie, nous les rencontrons toujours figés dans leur « photo », une image oubliée par le temps, qui ne nous laisse que l’obligation de rêver. Ainsi, nous avons Miss Smith, toujours derrière ses livres, intouchable et charmante, condamnée par une maladie mystérieuse, évocatrice des images de mondes lointains, des passions non accomplies pour notre jeune auteur. « …elle appartient purement au monde de l’imagerie. Pour rivaliser avec elle, il n’y a que Zanzibar, les mandragores, Marco Polo, El Greco et la mer Morte. …un brouet d’images arrachées membre par membre aux mythologies de l’Asie. Elle est mon seul lien avec les mondes disparus. »243. Cette « …négresse en robe criarde qui rit sous cape, derrière un bureau d’écolière, sous une fenêtre aveugle. »244, même si elle vient d’un monde plein de vie et de passions, même si elle est une passion elle-même, elle ne peut pas échapper à la force meurtrière des lieux : elle s’imprègne de leur esprit et reste abandonnée par le narrateur pour devenir à son tour une « …ombre parmi les ombres »245. Au risque de nous écarter quelque peu de notre chemin, nous pouvons mener une supposition qui n’est pas totalement abusive. En tenant compte que ce livre, le Carnet Noir, est le premier vrai roman de notre auteur et que, dans sa vie le temps des Indes était un rêve chaleureux amer et lointain stoppé brusquement par la mort de son père, et que l’Angleterre était, à ses yeux, un lieu de « souffrance », avec des règles et des normes incassables, sans joie, sans beauté, et vu que Miss Smith, le seul personnage de ce livre qui attire profondément et honnêtement les sensations de notre narrateur, reste intouchable, appartenant « purement au monde de l’imagerie », protégée par un père invisible « Et pas de bêtises avec elle, mon garçon, ajoute-t-il de façon très gênante. Son père est un juge très connu en Afrique. »246. Tous ces éléments nous amènent à croire que dans ce livre des morts, sur cette « île de pudding », l’image qui prédomine est celle de son père décédé. Le plaisir, même s’il est recherché avec rage et dans tous les sens et par tous les moyens, comme chez Gregory ou Tarquin, comme chez Justine ou Balthazar, n’apparaît pas. Il ne peut pas se contenter de 243 Durrell, Carnet, op. cit., p. 129 Ibid., p. 130 245 R. Desnos, « Le dernier poème » in : Robert Desnos Online, www.robert.desnos.online.fr/dernier.html, 23 mars 2005, Même si nous avons rencontre ce texte dans des anthologies, il faut citer la note au bas de la page web : « Ce poème, attribué à Desnos dans Domaine public (paru en 1953) n’est en fait que la retraduction en français d’une traduction tchèque de ‘J’ai tant rêvé de toi...’. La légende voulait qu’il s'agisse du dernier poème de Desnos, écrit pendant sa déportation. » 246 Durrell, Carnet, op. cit., p. 130 244 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 104 n’être qu’une image, ou une photo, une ombre figée. Il ne s’agit là que d’une simple hypothèse, qui ne prétend pas être de la psychanalyse, ni une application des théories de Lacan ou de Riffatere. Il s’agit tout simplement d’une autre hypothèse plausible qui pourrait donner un autre sens à la description des personnages durrelliens et à l’importance de la lumière dans sa création. En gardant ceci en mémoire, nous avançons sur Gracie, l’image moribonde oubliée parmi les vivants. Atteinte de tuberculose, pâle comme un cadavre, elle essaie d’échapper aux « marques » de sa classe, de passer du « oui, m’sieur » à la réalisation d’une existence complète. Elle n’y arrive pas. Elle ne peut pas évoluer, elle ne peut pas changer le karma de son image : le monde de Gregory ne sera jamais le sien. Ni son corps d’ailleurs. Sa photo n’a jamais pu fusionner avec celle de Gregory. « Oh, non, j’peux pas, j’peux vraiment pas. Vous avez tous été très gentils, pas vrai Gregory ? »247, déclare-t-elle après la cérémonie de leur mariage, en réponse à la demande d’un petit discours de sa part. Si la parole est une forme directe d’affirmation d’une existence, Gracie ne « peut pas » exister. Elle ne peut pas évoluer. Même si un « mais » essaie de la faire sortir de sa misère, celui de Gregory, elle « ne peut pas ». Enfin, la mort la rattrape et la laisse « …dans la petite chambre »248. « Oui, tout fut parfait, jusque dans les derniers détails : la neige qui tombait drue, les réverbères assourdies, les haies bien taillées, noyées dans la blancheur des arbres poudrés. »249. Une photo parfaite, un roman romantique, allégé des larmes et de toute autre sensation, froid, figé. C’est ainsi que nous nous sommes sentis fatigués en finissant ces pages, fatigués de ce séjour en Angleterre. Nous ne savons pas si tel est le sentiment d’autres lecteurs, mais ce Carnet Noir mérite pleinement son titre. Il s’agit d’un espace qui consume la lumière, le symbole de la créativité selon Larry. Il y a un manque d’énergie éreintant dans ces pages « Nécrologie de Dieu, ce fantastique zéro à quoi je réduirai les termes de la vie et ainsi trouverai le bonheur. … J’en ai assez. »250. Larry voulait également créer un nouveau mythe de la Grèce, libre des clichés et des rêves romantiques ou autres, une image de la continuité effervescente et non pas d’une antiquité stérile. Ceci était également déclaré dans son Livre Noir. Il découvrait et il partageait à l’instant même : « Mais je ne peux pas. J’ignore tout de lui. De même que je suis incapable 247 Durrell, Carnet, op. cit., p. 197 Ibid., p. 198 249 Ibid. 250 Ibid., p. 225 248 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 105 d’‘expliquer’ le nouveau mythe (de la Grèce) que je suis incontestablement sur le point d’inventer, de même que l’aigle à deux têtes (l’empire byzantin) ou le symbole du poisson (l’église chrétienne, présente dans toutes les expressions de la vie sociale du pays actuel). J’ai simplement réuni quelques morceaux que je vous offre sur une assiette ; aux autre de décider de la date à laquelle l’explosion (de leur moi intérieur, créateur) aura lieu. »251. Bien sûr, pour arriver là, ce pays l’a incité à se débarrasser de ses points anglais, à les laisser mourir pour se faire renaître sur un coup de théâtre « Ici, elle est assez réelle la scène sur laquelle je recrée cette chronique de la mort anglaise. »252. Au travers d’une discussion avec Mme Céline Babin, docteur en lettres d’origine canadienne qui vit en Grèce depuis onze ans, nous avons connu son opinion sur les grecs d’aujourd’hui. Il s’agit d’une image qui n’est pas très loin de celle que Lawrence Durrell avait donnée : « Les grecs, la Grèce, sont ‘du théâtre et de la philosophie’ dans toutes leurs expressions »253. Par cette phrase, elle a voulu, comme elle nous a expliqué, exprimer une réalité tellement envahissante pour les « étrangers » qui habitent sur place, qu’il est presque impossible de ne pas réagir ou d’être emporté : la vie grecque, la manière dont les gens perçoivent et vivent leur environnement, fait penser à une grande scène ; tout est magnifié à l’extrême. La joie est énorme, le malheur est écrasant et rien ne peut exister dans sa juste mesure, ou presque. Et cette expression, qui peut très bien n’être que les événements quotidiens d’une vie tout à fait normale, ne peut se dérouler ailleurs que devant un public, une scène : « Ici, elle est assez réelle la scène… ». D’ailleurs, nous pensons à un commentaire qui nous avait été adressé, que le mot « intimité » n’existe pas dans le vocabulaire grec. Il est vrai, ce mot n’existe pas dans le sens français du terme : il existe plutôt une complicité, chacun autour de soi peut devenir, même temporairement, un allié ou un adversaire, un frère, un confident, tout comme sur une scène, dans une comédie de Molière, de Shakespeare ou d’Aristophane. Pour représenter un peu mieux ce que nous essayons d’expliquer, il suffit de l’illustrer par un exemple que cette personne nous a donné. Il s’agit d’une scène tout à fait quotidienne dont elle avait été le témoin dans les premiers temps de son arrivée : une dame âgée s’est approchée d’un « periptero » (un kiosque où nous pouvons trouver la presse, le tabac et toutes sortes de petite nourriture, chips, chocolats, boissons non alcoolisées, etc.) à Athènes et le vieux monsieur qui tenait l’entreprise (vu le chiffre d’affaires de ces petits 251 Durrell, Carnet, op. cit., p. 260 Ibid., p. 261 253 C. Babin, docteur ès lettres, entretien privé, Paris, avril 2005 252 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 106 multi-marchés, cette qualification n’est pas disproportionnée) a fait un geste semi-circulaire de sa paume, un geste qui pouvait se traduire « Et alors, quoi ? ». La réponse de la dame a été du même ordre : un geste circulaire de sa paume qui pouvait bien se traduire par « N’en parlons pas, des milliers… ». Cette scène théâtrale a paru très intéressante, voire étrange à notre amie : il ne s’agissait que de rites quotidiens qui semblaient condenser au moins trente minutes de discussion et résumer des explications profondes en deux temps, trois mouvements. La pièce représentée avait pour sujet les examens médicaux de la dame et les résultats de ces analyses qui montraient, bien évidement, une hausse de tous les taux. Elle ne risquait pas une grave détérioration de sa santé, mais ceci était un sujet assez important pour que ce couple dévoile à la présence de Mme C. Babin, qui en ce moment faisait office d’une amie proche de la famille ! Sous cette optique, il n’est pas étrange que dans des œuvres de Lawrence Durrell, et plus précisément dans le Carnet Noir, tout le monde semble être au courant des problèmes et des pensées intimes des autres. Il nous a fallu quitter la Grèce, quitter la scène et se mettre par la force de la recherche en tant que spectateur pour pouvoir observer cette réalité. Et, bien évidemment, comme il est très souvent le cas en Grèce, tout existe à un niveau extrême, tout est tellement imposant que le temps s’arrête et laisse place au « …durable, l’éternel, l’énorme maintenant. »254. Et la philosophie ? Quelle peut-être sa place dans cette scène que nous venons de décrire et, en conséquence, dans la création de Durrell ? Pour comprendre cette perspective de notre amie, il faut se référer, une fois de plus, aux dires de Larry concernant l’esprit des lieux : il faudrait se souvenir que l’être humain est conditionné par son espace vital, par le lieu de son habitation. Sous cet aspect -souvent évoqué pendant notre recherche- la Grèce est notre vision dans le monde, dans la vie. En se sentant transpercé par son « regard » (tel que décrit par Larry) il ne reste qu’une solution pour exister : discuter, raisonner, et rediscuter pour clamer sa présence ; je parle donc j’existe. Les maux de cette dame âgée se sont dissipés par la discussion. Plus elle en parle, plus ses soucis s’éloignent, ils passent de l’un à l’autre, aux passants et aux intéressés, jusqu’à leur dissipation sous la lumière. Le terme philosophie, utilisé par notre amie, Céline Babin, avait certainement une nuance péjorative. La discussion se fait pour le plaisir de la discussion sur des sujets non gracieux. Il n’y pas l’attente d’un résultat, juste l’affirmation et la recherche commune d’une absolution, l’effort de se mettre tous ensemble d’accord sur un point, qui « obligerait » que tout se conforme en ce sens. Et c’est ici que cette remarque anodine devient réellement intéressante. Il paraît que les héros de 254 Durrell, Carnet, op. cit., p. 262 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 107 notre auteur agissent de la même façon. Gregory, ce personnage si atroce et tellement intéressant, qui ne montre de l’intérêt qu’à sa propre personne, ne fait que philosopher. Il se lance dans des monologues interminables décrits dans son journal et ne rate pas une occasion de mettre en jeu le reste de ses amis : tous ensemble, tel un univers glorieusement décadent, ils parlent leurs existences durant d’infatigables congrégations de recherche et d’expériences du grand néant. Notre position sur la présence des formes théâtrales et philosophiques dans cet œuvre de Durrell se confirme par ces deux extraits suivants. Quand nous les avons lu pour la première fois, ils sont passés inaperçus, comme un passage « rhétorique » dans les monologues infatigables que Larry peut procurer. Mais, en les regardant sous ce nouvel aspect, nous spéculons qu’ils donnent un autre niveau de lecture de son livre, en lui donnant l’allure d’une image vivante du pays. Selon nous, ce trait était créé inconsciemment à l’époque : Larry était alors dans ses premiers pas littéraires et fortement influencé par H. Miller et son Tropique du Cancer et cherchait à l’imiter, pourrait-on dire. Voilà donc les scènes : « Dans ce théâtre, c’est tout ou rien. On est soi-même le héros, le clown, le chœur ; pas de doublures pour exécuter les numéros périlleux. Mais le plus terrible, dans ce continuel vagissement du chœur, les mots, les mots, les mots que postillonnent les masques, c’est qu’on finit par prendre conscience de l’identité du public. C’est mon propre visage multiplié à l’infini qui a les yeux fixés sur moi, de tous les gradins de l’amphithéâtre… Dans le miroir, il n’y a pas le moindre indice : prenez-moi comme je suis ou laissez-moi. Il n’y a rien à comprendre, il faut vivre cela ; rien à toucher, qu’un entonnoir de vertu; rien de chrétien, mais seulement un admirateur de Dieu dans les hommes. Ne cherchez pas à percer le secret du masque ingénu, il ne pourrait rien vous dire. … Le théâtre vide où nous jouons notre farce pour le public des étoiles. Un ballet d’êtres humains pendus à leurs crocs et qui se balancent doucement, comme de la viande congelée. Hilda est à Bethléem, ivre morte. Pour une vieille sportive comme elle, cet hiver est fertile en événements. Elle a perdu ses deux ovaires. Par conséquent, la saison n’est plus fermée, mais bel et bien ouverte. »255. Mis à part le fait que Durrell parle ici de « théâtre », nous pouvons identifier des éléments qui nous guident vers des images « grecques » que cela soit des représentations théâtrales de l’antiquité grecque ou des mythes pour lesquels Durrell avait ouvertement montré sa passion. Voici les images que cette description nous procure. La déclaration « rien de chrétien » en 255 Durrell, Carnet, op. cit., pp. 233-234 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 108 combinaison avec « le secret du masque ingénu … Le théâtre vide où nous jouons notre farce pour le public… » nous conduisent vers les actes théâtraux des rites dionysiaques (appelés dromena), quand les partisans d’un dieu païen en portant des masques jouaient entre eux et avec le public des petits sketchs tout en étant eux-mêmes « … le héros, le clown, le chœur… ». Ces acteurs vivaient les moments de leur « jeu » comme Larry l’indique : « …il faut vivre cela... ». Un autre « point grec » que nous avons identifié dans cet extrait est le suivant : « C’est mon propre visage multiplié à l’infini qui a les yeux fixés sur moi, de tous les gradins de l’amphithéâtre… Dans le miroir, il n’y a pas le moindre indice : prenez-moi comme je suis ou laissez-moi. ». Nous vivons ici deux scènes de la littérature grecque et de l’écriture Durrellienne. L’une est la scène de la descente d’Ulysse vers Hadès pour parler avec les morts. Si l’on considère l’opinion citée par E. Keeley dans son livre Inventing Paradise (point que nous citerons pendant notre recherche) le lieu où Ulysse a communiqué avec les morts était une grotte dotée d’un mécanisme complexe de miroirs et de poulies, qui utilisaient le peu de lumière et les ombres pour multiplier l’image de la personne enquêtant. En fin de compte, la personne ne voit et ne communique qu’avec son « …propre visage multiplié à l’infini qui a les yeux fixés sur… » soi. Puis, inévitablement, cette référence nous rappelle la scène des miroirs dans le Quatuor d’Alexandrie, devant lesquels pose Justine : « I remember her sitting before the multiple mirrors at the dressmaker’s, being fitted for a shark-skin costume, and saying ‘Look! Five different pictures of the same subject.’ »256 (Je me souviens d’elle assise devant les miroirs multiples du couturier, en s’ajustant un costume de peau de requin, et en disant « Regarde ! Cinq différentes images du même objet. »). Cette multiplication théâtrale de soi, la multiplication d’un visage, la démonstration de plusieurs vues de la même personne est devenu un thème bien répandu dans les écrits de Durrell. Notre opinion est que dans le Carnet Noir et sous cette influence de la « théâtralité grecque » de la vie, Larry (qui toujours eut la peur de la mort comme nous expliquons dans l’entretien avec sa fille Pénélope) a commencé à voir la possibilité de jouer avec la vie, de ne pas se contenter d’un seul point de vue, d’une seule vie, mais d’essayer d’en vivre plusieurs à la fois, de donner autant d’aspects que d’angles de vue d’un même objet. Cette approche philosophique des événements quotidiens, telle que nous l’avons démontrée se reflète également dans le deuxième extrait. 256 Kaczvinsky, Major, op. cit., p. 41 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 109 « Gracie, quand tu es morte, quand tu fus vraiment morte là, devant la mer, pouvaistu imaginer que lorsque je me détournais de ton petit visage chiffonné je me tordais les mains de douleur ? Pas à cause de toi ! Pas à cause de ta dissolution, mais de la mienne ! Pauvre symptôme blanc de mon monde, savais-tu que le banal masque de chagrin que je portais cachait des peurs et des rages ? Que ta mort frappait impitoyablement mon orgueil ? Tu ne pouvais pas deviner qu’en me reculant avec horreur devant ta bouche morte comme devant un fer à marquer, c’était devant moi que je reculais, devant l’infinité de moi vides qui avaient encore le loisir de marcher, de parler de choses banales dans des lieux banals. Non, me dis-je, laisse-la. Ne pense pas à elle. Elle n’est qu’un pion dans ce jeu philosophique que tu joues et qui est en train de te tuer. Laissons-la. Ce qui compte, ce n’est pas la perte banale d’un corps, d’un rire dans la maison, d’un bruit de pas dans l’escalier, d’un corps tiède dans un lit tiède : c’est la perte de l’embryon Gregory qui avait été conçu en elle et qu’elle a emporté dans la mort avec elle. …La mort n’est qu’une de ces constantes mathématiques dont nous devons accepter la valeur approximative, à dix décimales près. »257. Est-ce encore ici l’effacement de soi, tel que nous l’avons illustré ? « La métaphysique est le dernier refuge du comédien. »258 dit Durrell quelques pages plus loin. Concernant cette dimension, un autre avis bien intéressant est celui de Joan Susan Goulianos, docteur en philosophie à l’université de Columbia. Dans sa thèse intitulée « Lawrence Durrell’s Greek Landscape » (1968) elle avait remarqué : « …the characters become fictions to themselves, fragmented personalities who carry on a weakening fruitless ‘duel with … anonymity’. »259 (…les personnages deviennent des fictions pour eux-mêmes, des personnalités fragmentées qui continuent un « duel » affaiblissant et stérile « contre … l’anonymat »). Nous pensons que ce commentaire renforce notre position sur l’utilisation de la parole et de la philosophie (même sous cette forme ironique) comme moyen d’existence. La lutte sous cet œil accablant de la Grèce (son soleil pourrait probablement être la première image physique de cet œil, ainsi que l’a qualifié une amie française, qui connaît peu le travail de Durrell) est dirigée contre l’effacement et la dissipation totale de la personne dans le paysage : « …tout se transforme maintenant avec toutes les choses qui poussent… »260. Selon Durrell, ce processus apporte ses fruits. Le fait de se dissiper et de s’effacer dans un tel paysage comme un grain, apporte une fertilité et une seule chance (dans son contexte 257 Durrell, Carnet, op. cit., p. 200 Ibid., p. 208 259 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 15 260 Durrell, Carnet, op. cit., p. 128 258 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 110 romanesque), de survie, que cela soit d’un point de vue réel ou littéraire : « Les livres devraient être taillés dans la chair vive, ou ne pas être »261. Durrell a souvent utilisé cette technique lors des descriptions des paysages des lieux où il avait vécu, pour « revitaliser » leur image. Cefalû, L’île de Prospero, Vénus et la mer, Citrons acides, L’ombre infinie de César, Le sourire du tao, tous ces livres comportent des descriptions lumineuses dans un seul but : le réaménagement dans la conscience du lecteur de l’espace décrit, ainsi que sa vision du monde et des autres. Même si ceci peut paraître une procédure plutôt normale de la création littéraire ; chez Durrell, elle prenait une autre fonction. Larry essaie de transmettre à son lecteur la libération et l’affrontement avec soi, vu non pas comme un affrontement philosophique ou religieux, mais un affrontement très naturel, très doux et irrésistible à la fois, pour se mettre en face de la force de création et de vie, de la procréation à tous les niveaux possibles et notamment physiques : « Aime-moi, murmurais-je, aime-moi et arrachemoi de moi. Je ne demande pas qu’on me donne la liberté : elle est devenue une prison. »262. Particulièrement après son contact avec le travail de H. Miller, Durrell prenait le plaisir de mettre en évidence et d’entrelacer -quand l’occasion se présentait- la création intellectuelle avec la création physique, charnelle, telle qu’on peut la rencontrer dans la « vraie vie ». Durrell avait « rencontré » Miller pendant son séjour à Corfou. Il avait trouvé une copie en anglais de son livre Tropique du Cancer laissé dans des toilettes publiques, puis stimulé par ce livre, il a contacté et salué H. Miller. Dans la première lettre que Durrell a adressée à Miller, envoyée de Corfou en août 1935, il avait avec enthousiasme signalé : « Cher Mr Miller, Je viens de relire Tropique du Cancer et il faut absolument que je vous écrive un mot dessus. Pour moi, c’est sans conteste le seul ouvrage digne de l’homme dont ce siècle puisse se vanter. J’ai envie de gueuler bravo ! depuis la première ligne, et ça n’est pas seulement une grosse claque littéraire et artistique sur le ventre de tout un chacun, c’est un bouquin qui fixe sur papier le sang et les tripes de notre époque. … Je salue en Tropique du Cancer le manuel de ma génération… »263. Puis, dans un entretien, des années plus tard, il a confié à C. Brelet : « -LD : Ce fut une révélation. Je lui ai immédiatement accordé la première place. Et j’en suis fier, car après tout je n’avais pas tort, alors qu’à cette époque toutes mes opinions étaient fausses ! J’étais tellement remué, ‘commotionné’, renversé, ‘crème renversée’, que je lui ai envoyé un petit mot pour le remercier ! Il m’a répondu, ce qui m’a surpris, et c’est ainsi que la Correspondance a débuté. Il était touché parce que la plupart des écrivains, anglais et 261 Durrell, Carnet, op. cit., p. 128 Ibid., p. 208 263 MacNiven, Correspondance, op. cit., pp. 18-19 262 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 111 américains, le considéraient comme un épouvantable pornographe, qui écrivait tout cela pour faire du fric avec les touristes. Je suis parmi les trois ou quatre premières personnes à avoir salué le bouquin comme un chef-d’œuvre. Je suis fier d’être en si bonne compagnie. Le premier télégramme qu’il a reçu venait de Kaiserling ‘Je salue un homme libre !’; ensuite de Blaise Cendrars ‘Un génie nous est né’; et puis moi. Il était comblé ! -CB : Au moment même où vous entrepreniez ‘Le Carnet Noir’ vous écriviez à Miller : ‘Le Tropique du Cancer m’a enseigné une leçon capitale : écrire sur les gens dont je connais la vie. Toute cette collection d’hommes et de femmes s’est ouverte devant moi comme sous l’effet d’un coup de rasoir’ … -LD : Effectivement ce fut la prise de décision. Parce que je suis également un bon journaliste, c’est mon côté cabotin, irlandais !... » 264. Dans son Carnet noir, nous pouvons voir cette force de la vie de tous les jours, la sensualité dans ses formes physiques (lieux) et humaines, cet aspect charnel se tresser avec les lieux et la création : « Miss Smith se poudre abondamment le visage … Ses seins sont vastes et langoureux sous ses vêtements européens. Un rire, et me voilà reparti à Zanzibar, timbres aux couleurs crues, vautours, Chaucer, rouge à lèvres, le Prêtre-Jean, l’Ethiopie… au précieux pays des images, dont elle est l’idole. Perles de sueur nubienne qui crèvent à la surface de la peau chocolat poudrée … ses larges et langoureuses fesses pivotent sur leur axes respectifs, les omphaloi sifflants de la locomotion. …vous convoitez sa fertilité, la possible mouvance d’une chose vivante, palpitante sous le linge. L’étrange courant du sexe bat dans les artères alourdies, de plus en plus vite, jusqu’à ce que le monde explose … et vous laisse la vague vision d’une fente africaine et chaude, délicatement ouverte comme par un bistouri, d’un sourire nègre … inépuisables affluents du sexe. Ils alimentent ces fleuves de semence féconde qui roule entre les cuisses fraîches du nègre, se raidit dans ses artères et fuse en jets de rire vaporisés sous sa manche. Regardez, si vous osez, et voyez les négresses à plateau du Congo, plus délectables que pélicans. Vagins qui bleuissent et explosent en fleurs ténébreuses. Pénis fendu comme une banane mûre. Semence épanouie à la vitesse des comètes. Un million de comètes. La catharsis menstruelle qui s’écarte des lombes, teignant en rouge le tapis de chair noire dans une odeur douceâtre, l’uraeus impérial du sang. … La bouche du vagin qui s’ouvre comme une baleine pour engloutir les Jonas de la civilisation. Les rites végétaux. Le mangeur de prépuces. Tout cela grouille dans la tignasse laineuse de Miss Smith,… »265. Et encore « …, les Lesbiennes se nourrissent de sandwiches beurrés au sperme, et le bruit du fendoir est noyé par l’orgasme nerveux d’un million de romanciers. A Rome, … l’emploi du stylographe dans le cas où le 264 265 Brelet, Entretiens, op. cit., p. 16 Durrell, Carnet, op. cit., pp. 130-133 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 112 pénis se montrerait déficient. … Dans les rues de ghetto, on glisse dans des flaques de juset sur des yeux d’aiglefin. A Lisbonne, il y a des femmes aussi inépuisables que l’océan Indien ; allongées, les jambes écartées, elles regardent l’express s’élancer sur elles à la vitesse d’ouragan. »266. Un texte trouvé dans le livre intitulé Entretiens, avec Mme Menuhin qui apparemment connaissait assez bien L. Durrell, confirme pour sa part notre point de vue exprimé auparavant. « Mme Menuhin : Je pense que c’est dû au fait qu’il a été le premier anglais depuis les derniers victoriens à écrire comme les français -jusqu’à la nouvelle vagueont toujours écrit : avec sensualité, passion, couleur, et ce sens de la tension entre l’homme et la femme qui est toute la structure de la vie. … C’était l’homme moyen sensuel le plus poétique et le plus éloquent qui soit. Il parle un langage universel… »267. Cette « sensualité » de son travail et de sa façon d’être avec son pouvoir de synthèse tel qu’il est décrit par Claudine Brelet, « Durrell entre alors sur la scène littéraire, muni d’un pouvoir de synthèse lui permettant de rematérialiser la vie à ses niveaux multiples (sexuel, psychologique, métaphysique, esthétique, etc…) par le pouvoir du langage. »268, sont des résultats de l’amalgame de l’être avec les lieux. Pareil à une philosophie chinoise qui veut se laisser aller avec le courant au lieu de se battre contre lui, Durrell ne se bat pas avec les forces de la nature au sens large du terme, en l’occurrence les lieux et soi même. Il se laisse, s’abandonne en douceur à son voyage, comme Seféris l’avait si joliment dit : « Αδύνατο να ξεχωρίσεις το φως από τη σιωπή, τη σιωπή και το φως από τη γαλήνη. … Η θάλασσα δεν είχε επιφάνεια˙ µόνο οι αντικρινοί λόφοι δεν τέλειωναν στη γραµµή της γης αλλά τραβούσαν πέρα κάτω, ξαναρχίζοντας µια πιο θαµπή εικόνα της µορφής τους που έσβηνε απαλά στο βάθος ενός κενού. Αίσθηµα πως υπάρχει µια άλλη πρόσοψη της ζωής. »269 (Impossible de distinguer la lumière du silence, le silence et la lumière de la sérénité. ... La mer n’avait pas de surface ; seules les collines d’en face ne finissaient pas à la ligne de la terre mais s’étiraient loin là bas, en recommençant une plus pâle image de leur forme qui s’éteignait doucement à la profondeur d’un vide. Sensation qu’une autre façade de la vie existe.). Finalement il accepte la nature -comme un lieu en terre et un état chez les humains- comme étant plus forte que l’homme et surtout non pas son ennemi, mais son alliée dans sa quête de découverte de soi. 266 Durrell, Carnet, op. cit., p. 162 D. Menuhin, « Classic Interview » in : Labrys, No 5, 1979, p. 32 268 F. J. Temple dir., Entretiens : Lawrence Durrell, Rodez, Subervie Editeur, 1973, pp. 119-120 269 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 317 267 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 113 Dans ce sens vont également les lignes extraites de son livre Cefalû, qui peuvent nous donner un autre aperçu de la vision durrellienne des relations des lieux (de la nature) avec l’homme (son habitant) : « Surtout quand on aperçoit vaguement les montagnes se profiler derrière. … Quelque chose a changé au fond de moi aussi, mais je ne saurais pas très bien l’exprimer. C’est peut-être de vivre seule, à moins que ce ne soit de l’imagination de ma part ; mais Godfrey disait que nous avions cessé d’être en conflit avec les forces de la nature, que nous étions devenus leurs alliés. Il avait étudié la philosophie et disait que toute la civilisation occidentale que nous connaissions était basée sur la volonté, et que cela conduisait toujours à l’action et à la destruction. Il prétendait au contraire qu’il y avait quelque chose au fond de nous que nous pouvions développer : il appelait cela l’élément de paix, qui peut changer complètement notre vie. »270. Un fait divers, venu à notre connaissance fortuitement, aide à finir cet amalgame de philosophie du monde. Le 23 mai 2005, l’organisme européen des statistiques, Eurostat, avait annoncé les résultats d’une recherche selon laquelle 94% des grecs croient que l’environnement est directement lié à leur vie. Ce taux très élevé dans le domaine européen, confirme en quelque sorte les images de Cefalû et nous montre que les lieux ont vraiment envahi et colonisé notre écrivain. Mais cet amour pour la nature -intensifié peut-être par son enfance en Inde ou par la présence et les travaux de son frère Gerald, naturaliste- l’a conduit à une certaine solitude. Il s’agit de la solitude de l’homme qui essaie de détruire complètement l’île noire de son cœur (l’Angleterre) pour se libérer de ses entraves (un peu à l’image de Prométhée), si l’on croit les dires de S. Goulianos « In order to deliver himself anew on a timeless island, Durrell first had to demolish England once and for all. »271 (Afin de rendre son soi-même renouvelé sur une île intemporelle, Durrell devrait tout d’abord démolir l’Angleterre une fois pour toutes.). Cette destruction ne s’est pas effectuée sans que Larry n’en souffre. Il avait bien parlé de cela dans son Carnet Noir : « …triste, triste, insoutenable solitude. Le voyage se fait-il à plusieurs, ou bien suis-je seul ? »272. En effet, il s’agit probablement du commencement de son voyage personnel vers son Ithaque, de sa recherche vers ce qu’il avait qualifié comme un paysage personnel (a personal landscape), voyage effectué non seulement dans sa vie mais également et surtout dans, ou plutôt à travers, ses œuvres. De ses tous premiers écrits publiés (Pied Piper of Lovers) jusqu’à ses derniers, L’ombre infinie de César, Regards sur la Provence (Caesar’s Vast Ghost, Aspects of Provence), Lawrence Durrell traçait et racontait les trajets de son cœur, 270 Durrell, Cefalû, op. cit., pp. 287-288 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 25 272 Durrell, Carnet, op. cit., p. 246 271 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 114 « …filait droit vers l’objet de (sa) quête… », dans un voyage où « Il n’y a pas de panneaux indicateurs …, rien que des épreuves et des erreurs. »273. Et seul, loin de cette Angleterre, il se promenait en créant dans ses pages son propre pays -une image à laquelle il a su s’identifier en Grèce, surtout sur les îles. Cette terre personnelle contenait le mystère des Indes comme un silence invoqué par l’absence. Elle tenait le cosmopolitisme qu’il a su garder de « la vieille albione » sous le ciel violet et les lumières phares d’Alexandrie, et la fraîcheur, les couleurs et les odeurs du sud de la France. Ainsi, nous pouvons songer à regarder l’ensemble de son œuvre comme une carte de voyage, un carnet-invitation au voyage, ou peut-être comme des morceaux d’un pays qui est pour le moins cosmopolite et rassemblés au mieux sous le signe du soleil. Sous cet aspect, nous venons de découvrir une autre image, une autre réalité cachée dans le Carnet Noir, celle du livre dans lequel Durrell a essayé de mettre « La vie et la mort dans le même verre pour ainsi dire ! »274, celle où -peut-être à son insu- il a mis les premières pierres de son paysage personnel, comme les murs de pierres qu’il a bâtis pour sa maison dans le Gard. Cette perspective que nous pouvons appliquer à l’ensemble de son œuvre n’a pas été clairement évoquée par les personnes qui ont écrit sur lui. Seule à l’invoquer, à notre connaissance, un commentaire de J. S. Goulianos, renforce notre perception. En parlant des premiers poèmes de Durrell sur les îles (grecques), elle a su mentionner (sans pour autant aller dans le sens que nous venons de développer) une phrase de la correspondance privée de L. Durrell avec H. Miller, extraite d’une lettre daté de 13 mars 1937, alors que Durrell se trouvait à Corfou et Miller à Paris. Dans ces lignes, Larry dit : « A vicious thing good writing is. But I think that is partly to be overcome by an experienced technique. Also by being somebody. In the Black Book there was nothing for me to be, really. I’m still nobody. But I think I will be. »275 (La bonne écriture est une chose vicieuse. Mais je crois que ceci sera surpassé par une technique expérimentée/experte. Aussi en étant quelqu’un. Dans le Carnet Noir il n’y avait rien pour moi à devenir, vraiment. Je ne suis toujours personne. Mais je crois que je deviendrai quelqu’un.). Cet « aucun » était un état presque philosophique pour Durrell à cette époque, en se juxtaposant au paysage grec et en combattant pour sa liberté et son indépendance (tel un colonisé) contre l’Angleterre à travers son Carnet Noir, il avait posé les bases de ce qu’il a su 273 Durrell, Carnet, op. cit., p. 250 L. Durrell, L’ombre infinie de César, Regards sur la Provence, Paris, Gallimard, 1994, p. 32 275 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 25 274 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 115 exprimer vers la fin de ses jours -à la fin de son périple vers Ithaque- avec sa dernière œuvre, L’ombre infinie de César : « En ce qui me concerne, je pense souvent à cet après-midi où tout à coup les Arabes intégrèrent aux mathématiques du moment la notion et le symbole du ‘zéro’. On s’étonne alors que les Romains, avec leur conception du néant, n’y aient pas pensé plus tôt : était-ce quelque chose de tangible, ou seulement une percée dans l’espace-temps, de même que pour les Grecs le mot EuTopia signifiait littéralement non identifiable ? De toute façon, remplacer le mode de numération des Romains, encombrant et difficilement utilisable, par ces chiffres arabes aériens et compétitifs, dénotait un changement radical de position dans leur pensée, et plus particulièrement le signe né en Inde, appelé ‘zéro’ ! (Zéro était statique, inutilisable en tant que diviseur. Nouvelle forme abstraite de la négation -à ce propos on aurait pu dire : la solitude à la recherche d’un compagnon.). Etait-ce la première et furtive notification d’une interprétation timide de ce qui plus tard ferait irruption, le Principe d’Indéterminisme ? Quand les Cyclopes criaient en interrogeant les ténèbres : ‘Qui va là ?’ et qu’Ulysse répondait : ‘Personne’, ce dernier formulait la première plaisanterie philosophique touchant à l’essence de la réalité -la réalité poétique. »276 (Nous voulons attirer l’attention sur ce jeu de mot : Ulysse avait utilisé comme un nom propre le mot « κανένας », qui signifie personne en grec, afin de semer la confusion. Quand les autres cyclopes ont accouru pour secourir Polyphème, aveuglé par Ulysse, ils ont reçu ce nom de « personne » comme réponse à leur question « Qui est-ce qui t’a fait du mal ? ». Ainsi, les cyclopes sont partis.). Cette considération nous a fait venir aux poèmes de L. Durrell et aux propos de J. S. Goulianos qui expliquait que : « The Black Book was the first stop on Durrell’s ‘voyage to find myself and language’. A Private Country contains poems Durrell wrote during his 19351941 stay in Greece. »277 (Le Carnet Noir était le premier arrêt de Durrell au long de son ‘voyage pour retrouver soi-même et la langue’. Le livre A Private Country contient des poèmes que Durrell avait écrit pendant son séjour en Grèce entre 1935 et 1941.). Ainsi, en relisant ces textes sous le prisme de cette quête noire qui prend la lumière de chaque mot et laisse à sa place seulement un espoir caché, nous croyons avoir -à travers ces textes- une autre perspective de cet effort de démolition de l’empire britannique et des pactes occidentaux. Pour ainsi faire, il faut toujours regarder les pages sous l’esprit du commentaire de J. S. Goulianos, expliquant que « The early island poems shape and define the self that Durrell 276 277 Durrell, César, op. cit., pp. 225-226 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 25-26 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 116 delivered in The Black Book. »278 (Les premièrs poèmes sur les îles façonnent et définissent le moi que Durrell avait délivré dans Le Carnet Noir.). Le premier poème qui nous a montré cet effort de « reformer » le soi, vient d’un petit texte de Durrell, écrit en 1937 à Corfou, Carol on Corfou (Chanson de fête à Corfou). Dans ces strophes « anguleuses », il déclare sa relation religieuse, presque mystique, avec l’espace qui l’entoure. Ceci est pour nous un précurseur non seulement de sa réforme personnelle, mais aussi de sa théorie sur l’esprit des lieux. Dans la troisième strophe, Durrell déclare : « This is my medicine: trees speak and doves Talk, woods walk: in the pith of the planet Is undertone, overtone, status of music: God Opens each fent, scent, memory, aftermath In the sky and the sod. »279 (Voila ma médecine : les arbres parlent et les colombes Conversent, les bois marchent : dans le noyau de la planète Il existe un ton faible, un retentissement, l’état de musique : Dieu Ouvre chaque défense, senteur, mémoire, conséquence Dans le ciel et la motte de gazon.). Sa médecine, celle qui le sortira de cette mort (l’Angleterre) par la personnification de la nature, montre également un élément qui n’a pas été souvent mentionné par les personnes qui ont parlé de lui (selon les dires de sa fille Pénélope280) : sa nostalgie pour l’Inde. L’image d’un Dieu qui surgit de la mémoire en pleine nature nous ramène aux frères missionnaires qui ont assuré son éducation durant son jeune âge et à la nature qui l’avait fasciné. Ainsi, nous traçons la recherche de son propre pays, des premières pierres de son paysage personnel, du lieu qui convient à son âme et de l’accomplissement de soi. Quoique caricaturale, la strophe du premier poème de sa collection peut s’ajouter aux lignes de notre raisonnement. Le poème Lesbos finit en « Demande compagnie, et boude sur les morts, Ainsi que moi ce soir, ainsi que moi. »281. Le mépris envers « les morts » de l’Angleterre et la demande de compagnie réelle prédominent. Pour mieux comprendre l’effet qu’a eu sur nous le choix de Durrell de placer ce poème en premier dans la collection, il faut citer quelques lignes du commentaire introductif des poèmes de ce livre : « L’ordre des poèmes est celui de l’édition anglaise… Il n’est pas chronologique, Durrell préférant grouper les poèmes selon leurs affinités. Le choix est subjectif et ne tient pas compte de tous les poèmes célèbres en Angleterre. »282. Durrell a choisi, à l’époque, selon une introspection posthume de son œuvre 278 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 26 L. Durrell, Carol on Corfu, dactylogramme, 1937 280 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 281 L. Durrell, Poèmes, Paris, Gallimard, 1966, p. 13 282 Ibid., p. 11 279 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 117 (il nous parait probable, mais nous ne saurions pas le certifier), d’utiliser le poème de l’île de Sapho (prénom d’une de ses filles) comme une première image des lieux qu’il avait construits. Derrière cette première impression de sa Lesbos, nous avons essayé de « dévoiler » dans ces textes des extraits, sinon des aveux, qui iraient dans notre sens. Avec un certain recul, nous préférons dire dès maintenant ce qui nous est apparu à la fin de ces lectures. Ces poèmes ne sont que des îles. Chacun donne une image, des petits morceaux de vie. Tous ensemble montrent les vues que Lawrence avait, les messages qu’il avait reçus et élaborés, des messages qui ont fait avancer sa propre élaboration. Dans ce sens vont également les commentaires de J. S. Goulianos : « Gem-like, Durrell’s poems are hard to crack. Their matter is private, often esoteric. Their mode is what Durrell calls ‘heraldic’ symbolism. Durrell, like his own description of Miller, is the ‘type of creative man [who] is making use of his art in order to grow by it, in order to expand the domains of his own sensibility.’ His topic is ‘growth, efflorescence, being.’ His motto is ‘Art for My Sake.’ »283 (Les poèmes de Durrell sont durs à craquer, comme des gemmes. Leur matière est privée, souvent ésotérique. Leur façon est ce que Durrell appelle symbolisme ‘héraldique’. Durrell, pareil à sa propre description de Miller, est le ‘type d’homme créatif qui utilise son art afin de grandir (mûrir) par elle, afin d’étendre les domaines de sa propre sensibilité’. Sa matière est ‘développement, efflorescence, être’. Sa devise est ‘L’Art pour Ma Grace’.). D’ailleurs, il suffit de regarder les titres des poèmes pour comprendre leur point de vue subjectif, comme les fenêtres d’un domaine privé : Ce matin sans importance, Logos, Le villageois, A voir des enfants, Une boite aux roses, Asphodèles de Chalcidique, Villes, plaines, gens, Ballade de la psychanalyse, Lesbos, Patmos, Le Parthénon, Au Caire, A Rhodes, Dans Alexandrie, En Grande-Bretagne, A Paris, A Rio, Deus loci. Les thèmes, choisis comme les remarques de quelqu’un qui se baladerait durant une journée, durant une éternité, que sais-je, nous semblent également être comme les petits détails d’une vie, les images et les événements de tous les jours auxquels nous ne prêtons pas forcément une grande attention. Des années plus tard, quand ces morceaux (ces œuvres écrites) sans grande importance en soi sont mis ensemble (tels des photographies, des mémoires d’une vie), ils deviennent le meilleur témoignage d’une existence unique et ils tissent cette singularité qui rend une vie différente d’une autre, même si ces vies se sont déroulées l’une à côté de l’autre. 283 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 27 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 118 Durrell a peut-être pensé à cela, consciemment ou non, quand il a collectionné ces poèmes, néanmoins cet acte reflète de sa part son envie de vivre dans un lieu immortel, de dominer son propre pays, non pas pour être le roi, mais simplement pour exister : « Aujourd’hui donc, après tant d’années, nous voici à cette haute fenêtre dominant … tous ranimées en vous, ô esprit du lieu, présence depuis longtemps pressentie, différée, attendue et enfin, ici même, rencontrée face à face. »284. En refermant cette petite parenthèse des titres, nous considérons pertinent d’ajouter un exemple provenant d’une œuvre du 7ème art qu’illustre, paraît-il, d’une façon très exacte des messages que Durrell voulait passer à travers son Carnet Noir, et plus précisément la mort et « l’amour » (si on peut la qualifier ainsi) de la mort. Dans son Carnet Noir (son Livre des Morts) Durrell avait présenté comme la femme de Gregory Gracie, un être qui se balançait entre la vie et la mort, « Je me précipite dans ces interminables vestibules comme un condamné. Tout est silencieux dans la pièce. Je songe brusquement à Grégory, je ne sais pas pourquoi. Gregory vient d’aller prendre l’air. Je colle le récepteur à mon oreille : il est glacé. Et voilà que tu parles de cette voix purement animale. Gracie est allongée sur le lit, morte. Elle se déroule à travers moi, ta voix aux étranges intonations frigides, une fugue de neige et de bestiaux, et nos corps comme un objet insolite et encombrant sur la courtepointe blanche. »285. Joseph Mankiewicz avait montré ces mêmes images dans son film L’aventure de Mme Muir286 (titre en anglais The ghost and Mrs Muir). Cette comédie romantique en noir et blanc, qui date de 1947, basée sur le roman de R. A. Dick The Ghost and Mrs Muir, raconte la vie d’écrivain d’une jeune veuve, Lucy Muir. Comme le raconte le résumé du film, « Elle emménage dans une maison sur la côte (en Angleterre). Elle apprend vite que la maison est hantée par le fantôme du précédent propriétaire, le capitaine Gregg (est-ce par hasard que le héros de Durrell s’appelle Gregory ?). Mais les efforts du capitaine pour la faire fuir sont vains et leur relation évolue. Quand Lucy se retrouve fauchée, le capitaine lui dicte un livre sur sa vie. Le succès du livre donne à Lucy plus que de l’argent, car elle rencontre un homme, l’éditeur du livre, bien vivant celui-ci. »287. Dans ce film plusieurs points ont retenu notre attention. Tout d’abord le langage brut utilisé par le vieux loup de mer, lorsque celui-ci dicte son livre à Lucy Muir semble être 284 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 115 Durrell, Carnet, op. cit., p. 109 286 J. L. Mankiewicz, L’aventure de Mme Muir, DVD, Twentieth Century Fox Film Corporation, voir également J. L. Mankiewicz, « L’aventure de Mme Muir » in : L’Avant-scène Cinéma, No 237, décembre 1979 287 Mankiewicz, Muir, DVD, op. cit. 285 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 119 émaillé de phrases et mots grossiers et cela nous amène à l’image d’un Durrell qui travaille son Carnet Noir en combattant contre lui-même (contre sa nature anglaise) et en se libérant : « -Le Capitaine : Et bien qu’y a-t-il ? … Vous n’avez pas terminé la phrase. -Lucy : Je sais, c’est… c’est ce mot. Je n’ai jamais écrit un tel mot. -Le Capitaine : C’est un mot parfaitement adéquat. -Lucy : Je trouve que c’est un mot affreux. -Le Capitaine : Euh, il dit bien ce qu’il veut dire, n’est-ce pas ? -Lucy : Bien trop clairement. Le Capitaine : Mais quel mot employezvous si vous voulez exprimer cette idée ? Lucy : Je n’en emploie pas ! Le Capitaine : Mais, nom d’un chien. Lucia, si vous vous mettez à être prude, ce livre ne sera jamais fini ! Maintenant, écrivez-le comme je vous l’ai dicté ! »288. Et comme dans le Carnet Noir, et le Tropique du Cancer de H. Miller, nous voyons que la réussite littéraire (cinématographique pour Lucy Muir mais bien réelle pour L. Durrell et H. Miller) arrive par la représentation « crue » de la réalité : « Sproule (l’éditeur, exultant) : Nom d’une pipe, quelle histoire ! Et quelle vie ! … Bien sûr que nous le publierons, Madame Muir ! »289. Mais nous pouvons mieux comprendre les messages communs de ce film avec le Carnet Noir à travers ces scènes qui nous donnent quelques fils conducteurs de l’œuvre. Premièrement, Mme Muir vit -malgré elle- un amour véritable avec le fantôme « -Lucy (rêveuse) : J’aurais aimé vous connaître. »290, comme le fantôme avec elle « -Le Capitaine : Adieu… mon amour. »291. Cet amour qui a comme fruit son livre, un chef d’œuvre, s’interrompt par le coup de foudre de notre héroïne avec un être bien vivant, un autre auteur, qui s’avère marié avec des enfants : « -Lucy : Non, je m’en vais. Je crois que j’ai fait une erreur. -Mrs Fairley : Une erreur, Madame Muir ? -Lucy : Oui, je suis navrée. -Mrs Fairley : Je crois comprendre, chère Madame, et je suis navrée aussi. … Vraiment navrée. Voyez-vous, ce n’est pas la première fois qu’une telle chose arrive. »292. Désespérée car le fantôme avait effacé toutes les traces de sa présence dans sa mémoire, elle ne trouve plus de bonheur dans la vie. Plus de bonheur jusqu’à sa mort, où alors ce même fantôme, ce mort, rentre pour l’amener avec lui sur les mers et les caps de leur vie : « -Le Capitaine (doucement) : Viens, Lucia, viens (il lui tend le bras)… mon amour. (…Lucy se redressant, entrant dans le champ 288 Mankiewicz, « Muir » Avant-scène, op. cit., plan 193, p. 22 Ibid., plan 248, p. 40 290 Ibid., plan 194, p. 22 291 Ibid., plan 358, p. 46 292 Ibid., plans 380-382, p. 48 289 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 120 par le bas de l’image, jeune et radieuse, comme à leur première rencontre. …point de vue des fantômes. Le cadavre de Lucy dans le fauteuil.) »296. amoureusement Après vide, une vie l’accomplissement pour Lucy Muir touche à sa fin. Elle eu peu de chance parmi les vivants « Le Capitaine : Et c’est pourquoi je m’en vais mon enfant. Non, je ne peux plus t’aider maintenant. Je Chambre du Capitaine, intérieur nuit : « Le Capitaine : et des taches de rousseur par milliers, vous en avez encore. Lucy : Il ne m’en reste plus que sept. »293. ne peux que te gêner davantage et détruire les pauvres chances de bonheur qui te restent. Tu dois faire ta propre vie… parmi les vivants. »297. L’amour réel reste le privilège des morts, parmi les vivants restent le mensonge et la mort. Ainsi, à travers ce film de bonheur dans la vie post-mortem, nous avons pu prendre conscience de ce que Durrell fuyait. A cette époque, les anglais de Durrell Chambre du Capitaine, intérieur jour : Lucy un an après son premier « rêve », attend le retour du Capitaine294. semblaient préférer vivre dans, ou parmi les fantômes du passé et du futur, plutôt que d’affronter une véritable vie, que de regarder un présent vivant même s’il était effroyable (la période clairement d’entre deux-guerres apercevoir la suite laisse des événements). Leurs peurs et leurs craintes, leurs tabous mis en évidence par Mankiewicz et par Durrell ne sont que des fuites de la Chambre du Capitaine, intérieur nuit : Le fantôme de Lucy et le Capitaine se regardent en souriant295. réalité et un enfermement dans des traditions bien convenables, régulières comme l’heure du thé, comme si tout le reste du monde allait se 293 Mankiewicz, « Muir » Avant-scène, op. cit., p. 23 Ibid., p. 51 295 Ibid. 296 Ibid., plans 441-445, p. 53 297 Ibid., plans 347-348, p. 46 294 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 121 plier et se mettre en ordre pour le thé de quatre heures. Mais Larry cherchait surtout à être dans une vie réelle et éternelle… Un autre aspect de cette quête durrellienne se débobine dans les tourments de son poème Villes, Plaines, Gens. Dans la dernière strophe de la partie XI de son texte, Durrell montre clairement qu’il s’aligne du coté du cœur, du coté de l’insouciance et de la joie simple de la vie, plutôt que des normes et des chemins de « fer » de la voie artistique anglaise de ce temps, peut-être pour éviter la lenteur de ce chemin dans le voyage vers son but car -comme nous l’avons déjà mentionné- il voulait « …filer droit vers l’objet de ma (sa) quête… »298 (nous sommes pourtant persuadés que Larry ne faisait pas de lien entre son art et les chemins de fer qui ont coûté la vie à son père, ni référence à la durée des transports des U.K. Railways !). Larry avait noté : « Apprends donc auprès des bienheureux, Plutôt qu’auprès des sages, Qui enseignent la triste vertu, De l’endurance à travers les saisons, Et dans le changement l’interchangeante, Mort par compromis. »299. Nous pouvons facilement relier les « sages qui enseignent … l’endurance à travers les saisons … mort par compromis » avec le pavé que représentait pour lui la vieille Angleterre. Mais serait-il logique de donner aux « bienheureux » uniquement l’identité des orientaux (grecs ou autres) et de leurs lieux ? Nous croyons que Durrell incarnait dans ce mot « Les villes, les plaines, les gens, Tous… »300 ceux qui ont cherché le soleil et la vie, tous les lieux qu’il avait visités et qu’il projetait de visiter. Si le soleil grec et la mer étaient pour lui le point de départ, un centre et la découverte-création de son monde, les acteurs se trouvaient partout sur cette terre, à l’exception peut-être de l’Angleterre. Il ne s’agit pas d’une « infidélité » envers la Grèce ou les grecs : ces gens marins, migrateurs se trouvent partout pour lui, mais pas forcément sous la langue antique ou l’aspect typique. Pour lui, tout le monde peut se mélanger avec tout, « Toutes nos religions s’effondrent, et vous demeurez, petit deus loci au soleil,… »301, et nous pouvons trouver les uns dans les pays des autres, du moins, c’est ce qu’il voulait, c’est ce que l’esprit grec lui aurait soufflé. Vers la fin de son Carnet Noir, Durrell avait laissé glisser ces pensées-là en posant son travail et ses lecteurs potentiels devant une baie qui guide vers un autre niveau du monde, un autre niveau de lumière, un autre niveau de vie. « De ce vide où le rêve est lové sur soi comme un dragon gisant, je conjure ces quelques éléments de religion sur un corps immobile et silencieux comme la mort, et aussi vaste. Silencieux, dans une nouvelle 298 Durrell, Carnet, op. cit., p. 250 L. Durrell, Poèmes, op. cit., p. 97 300 Ibid., p. 98 301 Ibid., p. 111 299 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 122 température, comme sous un globe de verre, l’unique cierge noir du torse est terminé en petits galets émoussés, les orteils. Ou des chevaux pareils à un lit de braises fumantes qui se répand sur les îles, explosant en torsades légères sur les plages. Là-bas, sur la plage, des vieilles femmes ratissent les algues sous la bourrasque. Entendez-vous ce que disent les cris des oliviers, le dramatique ululement ogival des cyprès ? Les moines à hauts chapeaux emmènent leurs poux assister à la messe à Athos; ils marmonnent leurs litanies et n’en tirent aucune consolation. Que signifie ce langage, cette voix qui porte jusqu’aux cintres comme un moignon sonore, ces cierges grossiers et cuirassés ? En Angleterre, il y a un vieillard qui donne à manger aux cygnes, un vieillard tuberculeux, perclus de rhumatismes, qui n’a presque plus de poumons. Les poètes chantent à l’envie sa simplicité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Si c’était un vieux Tibétain au nez épaté qui donnait à manger aux cygnes dans les îles grecques, ils déploreraient l’incongruité de ce monde. »302. Ceci était probablement une manière pour lui de dire : tout le monde peut se mélanger avec tous. L’image des oliviers que nous venons de citer, apparue vers la fin de son texte noir, est également évoquée à la fin d’un autre de ses livres, Vénus et la mer. Cette œuvre créée beaucoup plus tard parle d’un couple qui tient son enfant moribond (à cause d’un accident de voiture) entre leurs bras au coucher du soleil : « Ils appartiennent tous les deux à ce territoire sacré, mari et femme, comme le myrte et l’olivier. »303. Elle nous intéresse car elle exhale dans un autre livre le même parfum, le même espoir qui paraît être l’une des clés de lecture des deux textes : « le durable, l’éternel, l’énorme Maintenant. »304. Dans un article du journal grec To Vima, dédié à O. Elytis pour les dix ans de sa mort, il est mentionné une de ses phrases qui explique ce que nous percevons dans le « maintenant » durrellien. O. Elytis avait déclaré : « Να γιατί γράφω. Γιατί η Ποίηση αρχίζει από ‘κεί που την τελευταία λέξη δεν την έχει ο θάνατος. »305 (Voilà pourquoi j’écris. Car la Poésie commence là où la mort n’a pas le dernier mot.). Et dans ce « maintenant », dans ce moment de création et d’action, Durrell nous laisse comprendre qu’il voit l’éternité tellement cherchée, il la voit dans le « maintenant » de tout le monde, dans un monde incongru, dans un soleil couchant, mais il la voit, dans « les moines du Mont Athos », dans « un vieillard » anglais « qui donne à manger aux cygnes », dans le « vieux Tibétain au nez épaté qui donnait à manger aux cygnes dans les îles grecques ». Le reste n’est qu’un rire, une grande farce dans le théâtre de la vie, ou comme H. 302 Durrell, Carnet, op. cit., p. 252 Durrell, Vénus, op. cit., p. 261 304 Durrell, Carnet, op. cit., p. 262 305 D. Houliarakis, «Η αντοχή της ποίησης, ∆έκα χρόνια από τον θάνατο του Οδυσσέα Ελύτη» in : Vivlia-To Vima, 19 mars 2006 303 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 123 Miller avait dit en parlant du Carnet Noir et de Durrell : « Les livres sont oubliés, la renommée passe, mais le rire (le moment-maintenant de béatitude), c’est quelque chose que vous emportez avec vous dans la tombe. Je ne lui souhaite pas de mourir, mais quand cela lui arrivera, comme il le faudra un jour ! - s’il vous plait, mon Dieu, faites qu’il meure en riant ! »306. Lawrence Durrell : l’île au cœur Parler de Lawrence Durrell et de sa passion pour les îles nous semble être comme un engagement dans un voyage pour la grâce du voyage. Larry, un passionné des lieux et des gens, est né sur la terre colonisée des Indes. Son enfance passée sous le ciel des Indes est la période qu’il a caractérisée comme étant la plus heureuse de sa vie, une vie qu’il a continué, plusieurs années, sur d’autres terres et villes colonisées avec divers emplois : Alexandrie pendant la seconde guerre comme petit secrétaire de l’ambassade britannique, Rhodes en tant que surveillant de la presse pour le commandement britannique avant que le Dodécanèse ne soit rendu à la Grèce, Chypre comme attaché de presse du gouvernement britannique peu avant les événements qui ont conduit à l’indépendance de l’île. D’un certain point de vue, nous pouvons classer L. Durrell parmi les colonisateurs de ces îles, un colonisateur assez sensible aux messages que les lieux lui soufflaient. Mais, nous ne croyons pas que cet aspect reste assez fidèle à l’esprit que les lieux lui ont donné. Avec L. Durrell, nous nous trouvons devant un paradoxe de colonisation. Son passage sur des îles l’a transformé. Au lieu d’arriver sur ces morceaux de terre emballés d’azur pour donner ou prendre en tant qu’être supérieur aux indigènes et aux lieux, Larry s’est trouvé tel un colonisé. En fait, Durrell a subi ce que nous voulons appeler un « colonialisme d’esprit et de cœur » : il a été tellement ouvert à la terre visitée et à ses habitants, qu’il est arrivé à être colonisé par eux, à devenir une partie du territoire et de son peuple. Si la notion de colonisation signifie envahir et occuper, nous croyons que, dans le cas de Durrell, les lieux (les îles) ont tellement envahi et occupé sa vie, son esprit, sa façon d’être, qu’il n’a jamais pu se débarrasser de leur présence, au point que, quand il a quitté la vie dite « active » pour se consacrer à son écriture, il a cherché au sud de la 306 Temple, Entretiens, op. cit., p. 28 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 124 France un environnement semblable à ses îles : son « ile » de Sommières, un village à l’aspect méditerranéen. C’est pour cette raison que nous avons voulu examiner de plus près la maladie qu’il a mentionnée dans sa Vénus et la mer comme l’islomanie et si vraiment un « colon » pouvait se laisser envahir par ce qui devrait être son espace de travail, si finalement les villes ont pris leur revanche d’être colonisées pendant tout ces temps. Dans son livre Vénus et la mer, ses toutes premières phrases décrivent le cap de son cœur. Il cherchait toujours la petite terre, le « petit univers », son propre coin d’accalmie. Il avait commencé en disant « J’ai découvert un jour dans les carnets de Gideon une liste de maladies que la science médicale n’a pas encore reconnues, et où figurait le mot Islomanie, désignant une affection de l’esprit qui, pour être rare, n’en était pas moins bien connue. Il y a des gens, disait Gideon en guise d’explication, sur qui les îles exercent un attrait irrésistible. Le seul fait de se savoir sur une île, dans un petit univers entouré par la mer, les remplit d’une ivresse indescriptible. Ces ‘islomanes’, ajoutait-il très sérieusement, sont les descendants directs des Atlantes, et c’est vers l’Atlantide disparue que leur existence insulaire tend tous leurs désirs secrets… » puis il finit ce livre en disant « …Rhodes commence à s’enfoncer dans cette mer insensible d’où seule la mémoire peut la délivrer. Les nuages passent très haut audessus de l’Anatolie. D’autres îles ? D’autres futurs ? Pas après avoir vécu avec la Vénus Marine, je pense. La blessure qu’elle donne, il faut la porter jusqu’au bout du monde. »307. Une maladie pareille ne peut pas être facilement expliquée. Nous croyons qu’il serait nécessaire d’analyser profondément une grande partie de (sinon toute) son œuvre pour trouver et grouper les morceaux de ces terres vus au travers des fenêtres de ses pages. Sa croyance sur la force et l’influence des lieux sur les gens est bien connue. Elle peut être perçue dans ses livres « islomaniaques ». En les lisant (Cefalû en particulier), nous nous sommes demandés si finalement ce n’était pas les îles qui avaient créé ce sentiment, si ce n’était pas les îles qui avaient envahi son esprit. J. S. Goulianos avait noté dans sa thèse intitulée « Lawrence Durrell’s greek landscape » que : « Lawrence Durrell often has exposed a belief in the power of landscape over man. The landscape that seems to have had the most power over Durrell himself is the Greek island landscape. Of the Greek islands on which Durrell has made his home -Corfu, Rhodes, and Cyprus- Corfu, where he spent his young manhood, seems to have had the strongest influence on his life and his work. Out of his stay on Corfu, Durrell created a myth 307 Durrell, Vénus, op. cit., pp. 9/264 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 125 about a new self, a mystic self, a self antithetical to modern Western man. The myth tells of the sick man who comes to the Greek island, surrenders to it, and becomes an oriental seer. … For Durrell, Corfu, the island to which he went after leaving England, seems to have been potentially a return to the lost self. The Quartet’s island scene similarly suggests that the Greek island symbolizes the childhood landscape. The scene further hints that the desire to surrender to the island masks an oedipal wish. »308 (Lawrence Durrell avait souvent exposé une croyance sur la force du paysage sur l’homme. De toutes les îles grecques sur lesquelles Durrell avait créé sa maison -Corfou, Rhodes et Chypre- c’est Corfou où il avait passé son jeune âge qui semble avoir eu la plus forte influence sur sa vie et son œuvre. De son séjour à Corfou, Durrell avait créé un mythe, un mythe d’un nouveau moi, un moi mystique, un moi antithétique à l’homme moderne de l’Ouest. Le mythe parle de l’homme malade qui vient sur l’île Grecque, il se rend à elle, et devient un prophète/voyant oriental. … Pour Durrell, Corfou, l’île sur laquelle il est allé après avoir quitté l’Angleterre, semble être potentiellement un retour vers le soi perdu. La scène de l’île du Quatuor suggère de façon similaire que l’île Grecque symbolise le paysage de l’enfance. La scène suggère que derrière ce désir de se rendre à l’île se cache un désir œdipien.). Une telle image, si forte, coïncide avec la simple description qu’un ami ingénieur en mécanique a donné sur les îles. Selon son propre point de vue, les îles sont un morceau de terre coupé du reste du monde, un morceau qui n’est pas touché par les événements et les tendances des sociétés. Il est vrai, l’île est un morceau de vie coupée du reste du monde, perdue dans le néant ou, pour mieux dire, dans la vie que l’eau représente : une vie dans la vie. Durrell avait trouvé non seulement ce que J. S. Goulianos a décrit comme l’environnement colonisé de sa naissance, un lieu qui ressemblait beaucoup à l’Inde, mais aussi une terre vivante, entourée de vie et fertile. Si dans son Carnet Noir il montre la mort de l’Angleterre, force coloniale, dans Vénus et la mer il fait émerger sa passion, une passion liée directement aux îles. Il transcrit la volonté, la passion de vivre, l’effort des gens à reconstruire leurs maisons, leurs villes, leur île, leur vie, un souffle qui commence à apparaître également dans ses oeuvres. Durrell avec Justine, le premier livre de son Quatuor d’Alexandrie (écrit sur une île et paru quelques années après Vénus et la mer), donne cet esprit, cette ambiance d’une île : une ville, Alexandrie, une société coupée du reste du territoire, du reste du monde, un groupe d’amis coupés du reste de la société. Puis, son Quatuor prend réellement chair avec Balthazar : la rencontre de Darley avec Balthazar sur une île durant une nuit libère la véritable 308 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 1/3 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 126 valeur de ces quatre livres, la multitude des versions et des points de vue (un peu comme le cubisme de Picasso, si l’on peut dire) d’une même situation. D’une manière ou d’une autre, les îles, les lieux où il est allé imposer sa présence, ont probablement marqué les caps cruciaux de sa vie littéraire. La première fois qu’il avait entendu « le son de sa propre voix » c’était sur l’île de Corfou. A Chypre, il a commencé son Quatuor et Rhodes fut le lieu de sa renaissance après la longue guerre. La majeure partie de ses poèmes publiés en 1943 sous le titre A Private Country, est dédiée aux îles. Et c’est dans ces poèmes, selon l’opinion de J. S. Goulianos que nous partageons, que Durrell a démontré comment il s’est abandonné aux îles et a véritablement connu et embrassé l’esprit que la Grèce lui inspirait : « From a writer sensitive to the message of landscape, we might expect that the poems would change as the landscape changes. And this is indeed what happens. The poems about the mainland show a contemplative tourist viewing ruins, with which he cannot associate. The poems about the island -Durrell’s early island poems- display a seer surrendering himself to the Greek island, with which he unites. The early island poems shape and define the self that Durrell delivered on The Black Book. »309 (D’un écrivain sensible aux messages des lieux/paysages, nous pouvons attendre que les poèmes changent comme les lieux changent. Et c’est vraiment ce qui se passe. Les poèmes concernant le continent montrent un touriste en contemplation qui regarde des ruines, avec lesquels il ne peut pas s’associer. Les poèmes concernant l’île -les premiers poèmes de Durrell sur les îles- montrent un devin qui s’abandonne à l’île grecque, avec laquelle il s’unit. Les premiers poèmes sur les îles forment et définissent le moi que Durrell délivre dans le Carnet Noir). J. S. Goulianos continue ses explications sur le sujet en disant que dans ses poèmes « Seas have skins, woods walk, the island is female and teaches oriental wisdom. Durrell uses not the details of particular islands, but the essence of island. He reduces his island landscape to a set of primary elements: the island, (a rocky promontory) the sea, the sky, and the sun or the light. Repeated almost ritualistically, these elements become the symbols of the new self’s private country. »310 (Les mers ont des peaux, les bois marchent, l’île est féminine et enseigne la sagesse orientale. Durrell utilise non pas les détails des îles particulières, mais l’essence de l’île. Il réduit le paysage de son île à un ensemble d’éléments primitifs : l’île (un promontoire rocheux), la mer, le ciel, et le soleil ou la lumière. Répétés presque rituellement, ces éléments deviennent les symboles du pays privé du nouveau moi.). 309 310 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 26 Ibid., p. 27 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 127 Un pays colonisé mais très personnel est le lieu où Larry peut essayer de revivre la période la plus heureuse (si nous croyons ses dires) et la plus insouciante de sa vie : celle de son enfance indienne. Il a débarqué en Grèce un peu par hasard (puisque son arrivée était liée à sa situation financière peu florissante à l’époque). Mais quelque part en lui, sa volonté était de se retrouver dans le contexte mythique de ses jeunes années, d’éviter à tout prix la mort, ne serait-ce que l’idée. Les lieux avaient commencé à coloniser ses « terres ». L’Angleterre et l’Europe « sentaient la mort » à l’époque de l’entre deux guerres. D’un point de vue littéraire et social, rien n’était rassurant, tout changeait et devenait de plus en plus inquiétant. Les îles sont les seuls lieux loin de tous ces faits, des coins de terre « immortels », très proches de l’environnement de son enfance. La remarque de J. S. Goulianos nous semble très pertinente : « Durrell sought to identify himself by an immortal place »311 (Durrell recherchait à s’identifier à un lieu immortel). Elle continue en attribuant aux îles et à ce contact que Larry avait développé avec elles, une relation qui sillonne entre un mythe personnel et l’amour oedipien. « Unhappy in England, Durrell envisioned himself as an outsider, a foreigner whose « real » self England was murdering. Corfu, Durrell’s first Greek island, seemed potentially a return to the lost self. Out of this stay on Corfu, Durrell created a myth for this self -the myth of the seer submitting himself to the heraldic Greek island. Uprooted from Corfu, at twenty-seven, and transplanted to mainland Greece and then Egypt, Durrell again lost touch with the self he was seeking. Needing his island landscape, Durrell kept trying to return to the Greek island. Though he succeeded in returning twice and though he remained entranced by the image of the seer on the island, Durrell, older and wiser, could not fully restore his seer self. Durrell spun out his myth of the man on the island until eventually the myth began to reveal disturbing characteristics of the man -his escapism, his weakness, his sexual passivity. In The Black Book and the early island poems, the man submitted himself to the island prevailed, but in the poems about the mainland and about Egypt, he disappeared. Re-appearing in The Dark Labyrinth and Sappho, the island man began to seem more of an escapist than a mystic. His final exposure comes in the Quartet; Darley’s desire to submit to an island results from his oedipal bond, a bond that could lead to homosexuality and death. Darley cuts his bond and Clea’s by literally cutting Clea and himself away from the island. Darley’s break from the island in the Quartet may be a sign that Durrell too has broken his own mystic attachment to the Greek island. Significantly, Durrell’s latest book, The Ikons and Other Poems, though 311 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 174 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 128 about Greece, has few island poems. The man in mystic union with the Greek island has disappeared. »312. (Malheureux en Angleterre, Durrell se voyait lui-même comme un intrus, un étranger dont le « moi » réel se faisait assassiner par l’Angleterre. Corfou, la première île grecque de Durrell, paraissait potentiellement un retour au moi perdu. De ce séjour à Corfou, Durrell avait crée un mythe pour ce « soi-même » -le mythe du devin/visionnaire qui se soumet à l’île grecque héraldique. Déraciné de Corfou, à l’age de vingt-sept, et transplanté sur le continent grec et puis en Egypte, Durrell a encore perdu contact avec le moi qu’il recherchait. Ayant besoin du paysage de son île, Durrell a continué d’essayer de retourner sur l’île grecque. Même s’il avait réussi à rentrer deux fois et même s’il est resté pénétré par l’image du voyant sur l’île, plus âgé et plus sage, il n’avait pu rétablir complètement son moi voyant. Durrell a prolongé son mythe de l’homme sur l’île jusqu’à ce que, au fur et à mesure, le mythe commence à révéler des caractéristiques dérangeantes de l’homme -son évasion, sa faiblesse, sa passivité sexuelle. Dans le Carnet Noir et les premiers poèmes sur les îles, l’homme s’était soumis à l’île qui avait prédominé, mais dans les poèmes concernant le continent et l’Egypte il avait disparu. Réapparu dans Cefalû et Sappho, l’homme de l’île a commencé à apparaître plus comme quelqu’un qui a une tendance à la fuite que comme quelqu’un de mystique. Son exposition finale vient dans le Quatuor ; le désir de Darley de se soumettre à une île est le résultat de son lien oedipien, un lien qui ne pouvait que conduire à l’homosexualité et la mort. Darley coupe son lien à l’île ainsi que celui de Clea en arrachant littéralement lui-même et Clea à l’île. L’eloignement de Darley de l’île dans le Quatuor peut être un signe que Durrell a également coupé son lien mystique avec l’île grecque. De façon significative, le dernier livre de Durrell, The Ikons and Other Poems, même s’il parle de la Grèce, contient peu de poèmes sur les îles. L’homme qui avait une union mystique avec l’île grecque a disparu.). Nous croyons que cette interprétation est un peu exagérée, si nous considérons le fait que le sud de la France, Sommières, là où il avait décidé de passer les trente dernières années de sa vie ressemble énormément, en ce qui concerne le paysage et la mentalité de ses habitants, à au moins trois ou quatre îles grecques, Rhodes y comprise. Selon les lettres de Larry à Miller, il considère que les habitants sont « Greek in origin » (grecs d’origine) et « it is curiously like Greece »313 (c’est curieusement comme la Grèce). Probablement, ses descriptions sur la Grèce et ses îles ont concouru à amener tant de monde curieux, intéressé à 312 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 174-175 G. Wickes éd., Lawrence Durrell and Henry Miller: A Private Correspondence, London, Faber and Faber, 1962, pp. 320/349 313 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 129 découvrir ces lieux à tel point que Durrell avait perdu la sérénité, l’espace qu’il a réussi couper du reste de monde, son sanctuaire si l’on veut (la sérénité comptait beaucoup pour lui). Sa fureur concernant la route qui passerait devant sa demeure à Sommières a fait que lorsqu’il a été -le jour de son anniversaire- l’invité d’une émission littéraire consacrée à son œuvre, il n’a parlé que de son problème avec cette route, ce qui peut être un petit exemple de sa recherche de sérénité. Ce fut la raison pour laquelle lorsqu’il a redécouvert un paysage intéressant et considérablement similaire dans le Gard (Sommières en particulier), il n’a pas voulu écrire beaucoup de livres retraçant ces coins pour les préserver de ce type d’invasion. Quant aux îles, nous devons signaler une fois de plus qu’elles ont vraiment conquis Larry en prenant la place de sa terre d’enfance, de son petit paradis plein de merveilles, de couleurs et de personnages intéressants, coupés du reste du monde (nous pouvons trouver une image caractéristique de ces lieux dans son premier petit roman Pied Piper of Lovers - Petite musique pour amoureux). Pourtant, dans ces livres islomanes, il nous paraît compliqué d’extraire des points précis de cette maladie, à part quelques phrases et quelques mots, des descriptions de paysages et sentiments. Nous pensons que des indications plus directes et plus intéressantes de ce que les îles représentaient pour lui nous sont données dans quelques uns de ses poèmes. Plus fluides que les textes, des petits morceaux de terre littéraire dans l’océan de la création, deux ou trois parmi eux ont attiré notre attention et notre envie de commenter (dans la mesure du possible) les amours et les richesses de cet écrivain. Durrell avait connu les îles, telles qu’il les a décrites, poussé par la nécessité financière, selon lui. Vivre à Corfou était la seule solution possible, vu ses revenus à l’époque, mais malgré cette déclaration, Corfou « …offrait encore un autre avantage pour Durrell. Il eut la chance de pouvoir vivre paisiblement, libre de toutes contraintes extérieures, dégagé de la nécessité d’écrire pour l’argent ou dans un délai imposé… »314. Son poème Citrons Amers, que nous citerons en entier, a retenu notre attention par sa dernière phrase « Garde ses calmes comme des larmes retenues ». Au regard des éléments mentionnés dans les paragraphes précédents, nous croyons que ce poème (et dans un sens son livre Bitter Lemons of Cyprus) regroupe la totalité de ses sentiments pour les îles et le pays. Une force des sentiments qui se dissipent dans les descriptions des paysages pour ne pas devenir une amertume, une force dévastatrice, comme celle de son Carnet Noir : « Il vaut mieux que le reste soit inexprimé, La 314 Durrell, Esprit, op. cit., p. 26 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 130 beauté, les ténèbres, la véhémence »315. Voilà une idée de ce que les îles lui ont enseigné et ce qu’elles représentaient pour Larry, une image qui nous semble étrangement proche des sentiments et relations vécus dans une liaison occupant-occupé. « Dans une île de citrons amers Où les froides fièvres de la lune brûlent Par les sphères sombres des fruits, Et l’herbe sèche sous le pied Torture le souvenir, pour corriger Des habitudes mortes depuis une demi-vie, Il vaut mieux que le reste soit inexprimé, La beauté, les ténèbres, la véhémence; Que les vieilles nourrices de la mer Gardent leurs mémoires somnolents, Et que la tête bouclée de la mer de Grèce Garde ses calmes comme des larmes retenues, Garde ses calmes comme des larmes retenues. »316. 315 316 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 37 Ibid. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 131 Sur son Patmos, nous avons rencontré une autre image assez intéressante. Là, il a décrit ce qui est devenu (selon nous) l’une des raisons les plus fortes de son amour pour les îles de la Méditerranée (de préférence). Tandis que son « île de pudding » était pour lui un lieu de mort et de décadence (les images de son Carnet Noir), les îles du soleil sont le lieu de la renaissance intérieure, où comme il écrivait sur le poème précédent « Torture le souvenir, pour corriger des habitudes mortes depuis une demi-vie »317. Voilà donc les vers de son poème Patmos qui ont induit cette considération : « Sur ce paysage nouveau, Comme semence hors du raisin. »318. Lors de cette période précise de sa vie, Larry se trouvait au lieu de la fertilité. Sa manie des îles pourrait ainsi se caractériser comme une manie de vie. Il voulait exister, provoquer, être prolifique, et ne pas passer inaperçu. Or, ce comportement qui est loin des bonnes manières à l’anglaise, le relie à la force de liberté et l’effort d’existence exprimés par un colonisé. Parmi les écrivains grecs que Lawrence Durrell connaissait, figurait K. Cavafy. L’œuvre de ce « vieux poète de la ville », comme il est appelé dans le Quatuor d’Alexandrie, l’avait influencé d’une façon profonde. Tous les deux avaient vécu une grande partie de leur enfance ou de leur jeune âge en Angleterre, point commun qui avait formé leur esprit. Ils aimaient les voyages, les ports, les îles et les éléments de ce monde clos. Si le poème bien connu Ithaque de Cavafy déclare la fin quand le voyageur touche son île et le vers de l’avantdernière strophe qui dit que « Άλλα δεν έχει να σε δώσει πια. »319 (-Ithaque- n’a plus rien d’autre à te donner) rend le voyage lui-même seul but de cette aventure, il n’en est pas ainsi pour Larry. Pour Durrell, Ithaque a certainement quelque chose à lui offrir : le commencement. Son poème Debout sur Ithaque marque pour lui le commencement de toute une vie : « Marche à pas feutrés, car tu es sur un sol de miracle, mon garçon. »320. Cavafy souligne que Ithaque n’a rien à donner à part le voyage : la terre n’est pas fertile, « …µη προσδοκώντας πλούτη να σε δώσει η Ιθάκη. … Κι αν πτωχική την βρεις,… »321 (…n’attendant pas qu’Ithaque te donne des richesses. … tu la trouves pauvre,…). Il est peutêtre vrai. L’île en soi n’est qu’un petit morceau de terre sans grande richesse, faible dans tous les sens. Mais l’île de Durrell n’est pas pareille. Il veut que tout y commence. En lui réside la croyance que tout ce que la vie a à offrir se combine et s’exprime sur un lieu minuscule, un lieu dont il veut toujours s’imprégner. Comme les « indigènes », il se sent vivant, il croit à la 317 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 37 Ibid., p. 19 319 K. Cavafy, « Ιθάκη » in : K. P. Kavafis, www.kavafis.gr/poems/content.asp?id=81&cat=1, 10 août 2005 320 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 42 321 Cavafy, « Ιθάκη », art. cit. 318 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 132 vie et est prêt à se battre sur ce morceau de terre, « ...σαν υψηλός και τέλεια ωραίος έφηβος, µε την χαρά της αφθαρσίας µέσ’ τα µάτια... »322 (…tel un grand et parfaitement bel éphèbe avec la joie de l’indestructibilité dans ses yeux…), si nous utilisons la description de Cavafy, Larry avait regardé ces morceaux de terre : « Un souffle troublerait cette eau de verre, miel, buisson, baie, hirondelle. Ainsi plus pastoral est ce roc Que l’Arcadie, que jadis l’Illyrie. … D’autres hommes ont leur emblème, et moi celui-ci :… Un clou de chair pour m’attacher à une île… »323. Nous trouvons dans ces vers (extrait du poème qui detient -à notre avis- les clés du commencement de sa création littéraire) la raison qui justifie non seulement l’amour de Larry pour les îles, mais encore ce que l’on peut qualifier dans la structure de son œuvre d’attitude anticoloniale. En juxtaposant ce texte au mythe de Prométhée, nous trouvons un Durrell ayant la capacité d’échapper aux images clichés, à la gloire acquise et au chemin de création prédéfini des littéraires du vieux continent, des savants « tout connaisseurs », (en suivant un peu l’exemple de H. Miller) et se retrouvant du coté des « mortels », dans la matière première, là où il peut donner sa chair comme Prométhée, pour ne pas laisser mourir la lumière sur l’humanité, pendant une période bien sordide. Le mythe de Prométhée, l’un des titans, explique que, par amour des hommes, il avait défié Zeus et volé le feu du laboratoire d’Héphaïstos (le « forgeron » des dieux) pour le leur donner. Sa punition a été de se faire enchaîner (presque crucifier, nous pouvons dire) sur la montagne du Caucase. Un aigle venait tous les jours manger son foie, qui se régénérait durant la nuit. Il a été libéré bien plus tard par Hercule, et il est dit que c’est lui (Prométhée) qui a enseigné les divers arts et métiers aux hommes, parmi lesquels les chiffres et les lettres. Cette image mythique pourrait bien s’appliquer à notre effort pour comprendre l’amour Durrellien pour les îles. Dans ce même poème notre héros reste Debout enchainé sur Ithaque : « Quitte l’âtre du héros. Songe : D’autres hommes ont leur emblème, et moi celui-ci : La sombre enclume du cœur et le crucifix Font un; ils ont martelé, ils martèleront 322 K. Cavafy, « Ένας Θεός των » in : K. P. Cavafis, www.kavafis.gr/poems/content.asp?id=21&cat=1, 10 août 2005 323 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 42 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 133 Un clou de chair pour m’attacher à une île Où ne tombe que la flèche de l’émouchet, Et ne cesse de lécher la mer verte. »324. Ici, le mythe se reproduit de façon inverse. Nous pouvons voir le créateur, Durrell, s’échapper des chemins « divins-impérieux » d’écriture britannique classique, pour se battre du coté des opprimés. Et dans son cas, c’est le lieu, l’île et ses hommes, qui donnent leurs lumières au « titan », qui y laissait sa chair et montrait que « Les livres devraient être taillés dans la chair vive, ou ne pas être. Il ne s’agit pas de rapporter des expériences, mais de se rapporter soi-même. »325. Durrell n’était pas le seul à être atteint de cette islomanie, de cette colonisation d’esprit. D’autres écrivains plus ou moins connus, grecs ou étrangers ont été attiré par ces mêmes lieux : G. Seféris et O. Elytis, nobélisés en littérature, K. Cavafy, H. Miller, I. Venezis, N. Kavadias. Le phénomène islomaniaque de Larry a récemment préoccupé la presse quotidienne grecque. Sur le quotidien Ta Nea de 23-24 juillet 2005, le quiz littéraire était dédié à Durrell. La question était « Ποιος διάσηµος συγγραφέας ύµνησε τη Ρόδο; » (Quel célèbre auteur a exalté Rhodes ?) et la réponse mentionnait « Ο ‘νησοµανής’ Ντάρελ »326 (L’islomaniaque Durrell). Estimant que cet article peut présenter quelque intérêt, nous allons en citer une partie : « …γράφει έναν οδηγό του τοπίου της Ρόδου µε τίτλο ‘Η Θαλάσσια Αφροδίτη’… Ο Ντάρελ είχε φτάσει στη Ρόδο την άνοιξη του 1945, … για να εργασθεί στην διπλωµατική υπηρεσία της χώρας του… Συνειδητοποιεί από την αρχή ότι ανήκει στους ‘νησοµανείς’, στους ανθρώπους που βρίσκουν τα νησιά ακαταµάχητα. Του δηµιουργεί απερίγραπτη µέθη, η αίσθηση ότι βρίσκεται σ’ ένα µικρό κόσµο που περιβάλλεται από θάλασσα. Χαίρεται το βάθος και την ένταση της θάλασσας του Αιγαίου ‘που καταπίνει κι αντανακλά τον ουρανό, που ανήκει στ’ άνυδρα νησιά και στους ανεµόµυλους, στα ελαιόδενδρα και στα αγάλµατα’. Η µατιά του στον τόπο και στους ανθρώπους είναι συγχρόνως ‘πανοραµική’ -γενική και του συνόλου- και ‘µικροσκοπική’ µε προσοχή στις λεπτοµέρειες και στο βάθος. Περιοδεύει στα νησιά και καταγράφει τις καταστροφές από τους βοµβαρδισµούς… Το ανθρώπινο δράµα δεν τον αφήνει ασυγκίνητο,… Κι ενώ το ‘ρεπορτάζ’ του έχει αυτοτέλεια και µπορεί να το απολαύσει κανείς ανεξαρτήτως του αντικειµένου του, 324 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 42 Durrell, Carnet, op. cit., p. 128 326 G. Zevelakis, «Ο ‘νησοµανής’ Ντάρελ» in : Ta Nea, 23 juillet 2005, pp. 7/11 325 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 134 το πνευµατώδες και συναρπαστικό γράψιµο, σου δηµιουργεί την επιθυµία να ακολουθήσεις το κάλεσµα ‘άλλος για τη Ρόδο’. »327 (…-Durrell- écrit un guide de paysage de Rhodes intitulé Vénus Marine… Durrell est arrivé à Rhodes le printemps de 1945, … pour travailler dans le service diplomatique de son pays… Il réalise dès le début qu’il appartient aux « islomanes », les hommes qui trouvent les îles irrésistibles. La sensation qu’il se trouve sur un petit monde entouré de la mer crée chez lui une ivresse indescriptible. Il jouit de la profondeur et de l’intensité de la mer Egée « qui avale et reflète le ciel, qui appartient aux îles arides et aux moulins à vent, aux oliviers et aux statues ». Son regard sur le lieu -le pays- et les hommes est à la fois « panoramique » et « microscopique » avec une attention aux détails et un regard en profondeur. Il fait la tournée des îles et il enregistre les destructions par les bombardements… Le drame humain ne le laisse pas indifférent,… Et alors que son ‘reportage’ a de l’autonomie et que l’on peut s’en délecter indépendamment de son sujet, son écriture spirituelle -ingénieuse- et saisissante, crée l’envie de suivre l’appel « encore un autre pour Rhodes ».). Ce petit article esquisse le reflet que son islomanie a laissé quinze ans après sa mort et plusieurs années après ses longs voyages en mer. La façon dont les îles ont colonisé l’œuvre apparaît peut-être dans un commentaire présenté de la même manière que l’amour de Larry pour ces lieux « …à moitié ivres de sommeil, nous plongeâmes dans la mer, claire et froide comme du vin. »328. Un soir, lors d’une discussion avec un ami professeur et écrivain sur les îles grecques, celui-ci a dessiné une image très intéressante de son voyage à Thira (Santorin). Il a visité en août 2005 l’exposition des fresques de l’age de bronze de Thira, organisée par la Fondation de Thira et la société Kodak Pathé329, retrouvées dans la ville d’Akrotiri. Notre ami, après cette visite de l’exposition et imprégné lors de son séjour de l’esprit des habitants et des lieux, nous a donné une description de l’île telle que nous pouvons la trouver entre les lignes et descriptions de Durrell. Plusieurs sont les couleurs utilisées et les phrases estampées de cette soirée. Il nous semble que deux de ces phrases sont en relation étroite avec les choses que Durrell avait découvertes sur ses îles et qu’il voulait montrer, ainsi que les éléments qui l’avaient tellement attiré sur ces terres si particulières. Notre ami nous a raconté que « Οι 327 Zevelakis, Νησοµανής, art. cit., p. 11 Durrell, Vénus, op. cit., p. 22 329 The Thera Foundation, www.therafoundation.org, 3 septembre 2005 328 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 135 γραµµές (των τοιχογραφιών) συνωστίζονται στον τόπο τους όπως ακριβώς οι άνθρωποι στο νησί. Η αφαίρεση δεν υπάρχει µόνο στις τοιχογραφίες τους αλλά υπάρχει και στην ζωή. Η οικονοµία του χώρου επιδιώκει να αφαιρέσει καθετί περιττό. Κι αυτό που µένει είναι το συναίσθηµα, και τι είναι το συναίσθηµα, η ανθρωπιά τους, τίποτε άλλο. »331 (Les lignes -des fresques- se serrent sur leur lieu -mur- exactement comme les hommes sur l’île. … L’abstraction -en tant que façon d’être, de vivre- existe non seulement sur leurs fresques mais aussi dans leur vie. L’économie de l’espace tente -a comme but- d’abstraire tout ce qui est superflu. Et ce qui reste est le sentiment, l’émotion. Et qu’est-ce que ce sentiment, cette émotion ? Leur humanisme humanité-, rien d’autre.). Cette petite description, qui peut cacher la force intérieure qui motive quelqu’un à aller à l’encontre de l’ordre établi, aussi serrée que les cubes blancs des maisons, correspond assez bien aux livres de Larry. Durrell voulait, selon nous, transmettre surtout les sentiments à travers le silence d’une description, à travers le regard de celui qui reste sur place. Il est arrivé à maîtriser à un tel point l’art descriptif, en éliminant tout ce qui est superflu, tout Akrotiri, Le pécheur330 simplement en observant ou plutôt en vivant dans cet univers pendant un temps assez long. Son texte s’entasse dans ses livres comme les gens des îles. Il est mûr et naturel comme la vie, séché par le soleil et transparent de lumière. Par des mots simples, il trace les lignes que nous pouvons distinguer au lever du jour. Il instille l’émotion et l’arôme d’humanité. Et il devient une simple expression humaine tout à fait quotidienne. Il peut aller droit au cœur pour les uns ou paraître bien vulgaire pour les autres. Mais il est surtout pénétrant et vrai. Nous ne pouvons pas lui échapper. Voilà ce que nous considérons être la meilleure image à notre connaissance pour décrire la relation de Lawrence Islomaniaque avec la terre de sa vie. Le reste ne serait que du vent au crépuscule du soir… 330 331 Wikipedia, upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/ff/Akrotiri-fisherman.jpg, 15 août 2005 T. Kouvounas, ingénieur en agriculture, écrivain, discussion privé, Larissa, septembre 2005 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 136 Jadis, il avait déclaré : « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality. »332 (On a deux lieux de naissance. On a le lieu où on est réellement nés et puis on a un lieu de prédilection où on s’éveille réellement à la réalité). Nous ne voyons pas une meilleure façon de décrire la façon dont les lieux peuvent nous conquérir. Gustave Moreau, Prométhée333 332 333 Durrell, Thirst, op. cit., p. 22 « Gustave Moreau Le rêve symbolique » in : Dossier de l’art, No 51S, octobre 1998, p. 6 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 137 Chapitre 5 : La poésie Poèmes « …en anglais élémentaire » La création poétique de L. Durrell reste assez limitée si l’on considère le reste de son œuvre. Dans ses quelques collections de poèmes, il a plutôt exprimé ses pensées et préoccupations ou les symboles et les sentiments qu’il a éprouvés durant quelques périodes de sa vie. Mais ces mêmes poèmes, nous pouvons les voir comme une bible, sa bible et son cantique, une preuve d’un rapprochement presque mystique, en lui, entre la littérature et la religion, l’au-delà. Pour L. Durrell la littérature était -finalement- quelque chose de beaucoup plus profond qu’une provocation contre la « vieille Angleterre » (réalisée dans Le carnet noir) ou un tableau de style cubiste des faits et des intrigues d’une société (que nous pouvons rencontrer à travers Le quatuor d’Alexandrie). C’était, selon les apparences, le lieu où il « est un autre », comme noté sur son poème Je est un autre : « Il est l’homme qui prend des notes, L’observateur en haut-de-forme noir, … Au temps pur comme un métier à tisser, … Pour mettre au monde un poème… »334. Sur ce point, concernant les premiers poèmes des îles de Durrell, J. S. Goulianos remarque : « For Durrell, the Eastern seer is the antidote to Western sickness. He feels that modern poetry already is delivering an Eastern way of being. The values he later points to in Eliot’s Four Quartets are the values of the new self Durrell is developing in the late 1930’s: ‘non attachment instead of ironic detachment, non action instead of inaction … The idea of passivity, of letting be, which we are discovering from the religious treatises of the East’ »335 (Pour Durrell, le voyant de l’Est est l’antidote à la maladie de l’Ouest. Il sent que la poésie moderne délivre déjà une façon d’être Oriental. Les valeurs qu’il signale plus tard dans les Quatre Quatuors d’Eliot sont les valeurs du nouveau moi que Durrell est en train de développer vers la fin des années trente : « le non attachement au lieu d’un détachement ironique, la non action au lieu de l’inaction … L’idée de la passivité, de laisser être, que nous découvrons par les essais religieux de l’Est »). Et J. S. Goulianos continue en expliquant que : « Many characteristics of Taoism, as interpreted above, appear in Durrell’s poems about the island. Death as a return to an eternal source, of which one is already a part, first appears in ‘Daphnis and Chloe’. The characters deaths are the sufferings of ‘a pastoral decay’. Chloe, 334 335 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 30 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 28-29 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 138 after death, is ‘carved in the clear geography of Time, The skeleton clean chiselled out in chalk.’ (comme les fresques au village d’Akrotiri à Santorin). The main theme of ‘Father Nicholas his death: Corfou’ is the transformation of the dead man into the living eternal elements of the island: ‘Hush then the finger bones their mineral doze For the islands will never be old or cold Nor ever the less blue’. … Particularly in these poems, but in others as well, the characters are or seek to be serene. They exult in the simple pleasures of the island. Submitting themselves in the island, they renounce the personal and unite with the eternal. They seek not an afterlife but a heaven on earth, more exactly, a heaven on a Greek island. In ‘Fangbrand’, this island, almost as if it were the tao itself, is female. »336 (Plusieurs caractéristiques du Taôisme, tel qu’il est interprété auparavant, apparaît dans les poèmes de Durrell concernant l’île. La mort comme un retour vers une source éternelle, auquelle chacun d’entre nous appartient, apparaît d’abord dans Daphnis et Chloé. Les morts des personnages sont les souffrances d’une « décadence pastorale ». Chloé, après la mort, est « découpéetaillée dans la claire géographie du Temps, Le squelette ciselé clairement à la craie. Le thème principal de Père Nicolas sa mort : Corfou est la transformation de l’homme mort en éléments eternels de l’île : « Fais taire alors les os des doigts leur roupillon minéral Car les îles ne seront jamais âgées ou froides Ni moins bleues, jamais. ». … Dans ces poèmes tout particulièrement, mais également dans d’autres, les personnages sont ou cherchent à être sereins. Ils exultent les simples plaisirs de l’île. En se soumettant eux-mêmes à l’île, ils renoncent au personnel et s’unifient avec l’éternel. Ils ne cherchent pas la survie mais un paradis sur terre, plus précisément un paradis sur une île grecque. Dans Fangbrand, cette île est féminine, presque comme si elle était elle-même le tao.). Dans cette quête, comment est-il possible d’échapper à la recherche de l’unification avec l’éternel ? Si l’île (et par analogie les poèmes de Durrell, tels des petites îles dans l’archipel azur et violet de ses romans) prend la place de la divinité, si elle devient le paradis sur terre, n’est-ce pas sous cette forme que les envies religieuses premières s’expriment, c’està-dire par la déification des lieux, des phénomènes ? Puisque ce point de vue peut-être interprété de plusieurs manières, nous voulons clarifier -une fois de plus- que notre intention n’est pas de rendre ces poèmes à une forme de religion personnelle, mais plutôt expérimenter (un peu comme Durrell) la diversité des sentiments crées, puis réutilisés dans ses œuvres posthumes. 336 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 33-34 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 139 En revenant au phénomène de transmutation d’une île à ses éléments, un peu comme les alchimistes, à ce symbolisme presque mystique (même s’il reste dans un domaine purement littéraire) nous trouvons une « preuve », si l’on veut, donnée par L. Durrell en personne. En parlant de son Quatuor lors d’un entretien publié à Hambourg, vers 1960, par la maison d’éditions Rohwolt (entretien qui est apparemment une rediffusion d’un texte paru dans le mensuel Réalités, selon le commentaire du texte allemand), L. Durrell répond à une question sur la possibilité d’écrire trente livres « parallèles » pour Justine au lieu de quatre et sur la raison pour laquelle il en est resté à ces quatre volumes. Sa réponse est assez révélatrice : « Comme il peut être compris par les commentaires introductifs de Cléa il serait fort bien possible d’ajouter au Quatuor d’Alexandrie d’autres volumes. Si je ne me trompe pas ceci allait conduire à une ‘suite’ et non pas à un ‘cercle des romans’. Celui-ci est mon seul crédo. J’ai arrêté à quatre volumes car il y a quatre dimensions : la forme est là, même si le lecteur doit s’affamer »337. En déclarant les quatre volumes comme les représentations tangibles des quatre dimensions, nous pouvons facilement faire un pas en avant et établir un parallélisme entre les quatre volumes et les quatre éléments. Dans ce cas nous pouvons lier i.e. Justine avec le feu comme la force motrice de toute l’œuvre, Balthazar avec l’eau qui vient remplir les creux ouverts par le premier volume, Mountolive avec la terre puisqu’il nous remet sur la réalité mondaine et politique derrière toute la série des événements, Cléa avec l’air qui nous emporte vers d’autres dimensions. Tout cela ressemble un peu aux éléments mentionnés dans ses poèmes. Ainsi l’attribution des valeurs « mystiques » au Quatuor devient possible (bien qu’arbitraire) et nous discernons dans ce « cercle des romans » un équivalent du cercle de tao. Autrement dit, Durrell nous laisse croire qu’il voyait dans son œuvre une dimension autre que la dimension littéraire, un amour envers tous et tout qui pourrait être qualifié de religieux. A cette même ligne de pensée, Michiko Kawano, professeur du département d’anglais à l’université de Bukkyo au Japon, vient donner une « confirmation ». Ses commentaires éclaircissent, pour nous, la façon dont Durrell exprimait ses « obligations » religieuses, ou plutôt sa « bonne foi ». Même si l’esprit taôiste reste proche de la philosophie religieuse chinoise, M. Kawano dans son texte intitulé « Some poems of Lawrence Durrell in relation to Japanese poetry » exprime que : « Many of Durrell’s poems manifest the voice of his soul which appeals to the Japanese mind and it attracts me as well without any reason or 337 Ein interview mit Lawrence Durrell, Hamburg, Rohwolt Veilag, 1960, Bibliothèque L. Durrell, Université Paris 10, réf. : int. 1917, traduit par Me I. Gkountis, avocat Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 140 logic. … Even if all the modern religions were lost, a small sun-burnt earthen dummy might remain as ‘the land’s God’. The poet, who met this spirit of place long since divined and waited for, achieved ultimate peace in this passionate spring of the deep south of Europe. »338 (Beaucoup des poèmes de Durrell manifestent la voix de son âme, laquelle appelle l’intellect Japonais et m’attire également, sans une raison ou une logique -un état qui pourrait être qualifié comme une attirance religieuse. … Même si toutes les religions modernes étaient perdues, un petit fantoche de la terre, brulé par le soleil pourrait rester comme le « Dieux de la terre, du lieu ». Le poète, qui a rencontré cet esprit de lieu qui était deviné et attendu depuis longtemps, a atteint la paix ultime dans ce printemps passionnant du sud profond de l’Europe.). Elle ajoute : « In these three poems (Corfu: Greece, Alexandria, Deus Loci), … I cannot help noticing the poet’s enthusiastic devotion to this area and the features common to the poems - that is, his conviction that poetry is his mission, and his love for others. »339 (Dans ces trois poèmes, … je ne peux que remarquer la dévotion enthousiaste du poète pour cette région et les caractéristiques communes dans ces poèmes - c’est-à-dire, sa conviction que la poésie est sa mission et son amour envers les autres.). Sous cet angle, les vers de Durrell commencent à prendre à nos yeux la forme de psaumes religieux, d’odes à l’Esprit des Lieux, à l’harmonie universelle, et -même si nous sommes conscients de l’audace de ce commentaire- son œuvre tout entière peut devenir un cercle éternel, un tao des lieux, des personnes et personnages, des idées. Le sourire du tao écrit vers la fin de sa vie, commence avec le commentaire suivant « Le mot taoïsme, par exemple, a toujours exercé sur moi la plus vive séduction, bien que, mis à part le grand poème qui est un peu leur Bible, je connaisse peu les taoïstes et leurs croyances. … Par contre, le mot Tao évoque pour moi différentes attitudes (toute vérité étant relative), un état de disponibilité totale et de total abandon, une conscience totale, exhaustive et sans réserve de cet instant où la certitude pointe le nez, tel un poisson au bout de l’hameçon. C’est alors que l’esprit est en parfait accord avec la grande métaphore du monde -celle du TAO. »340. Le Carnet noir (œuvre pendant laquelle il a commencé à sentir ces idées comme il le dit lui-même : « A quelle époque de ma vie ai-je commencé à nourrir de telles idées ? Il y a bien longtemps, je pense, pendant ma vingt-troisième année, peut-être sur l’île de Corfou. »341) débute par un proverbe tibétain « Où il y a de la vénération, même la 338 M. Kawano, « Some Poems of Lawrence Durrell in Relation to Japanese Poetry » in : On Miracle Ground XII : The International Lawrence Durrell Conference, dactylogramme inédit, Ottawa, 20-24 juin 2002, pp. 2-3 339 Kawano, Japanese Poetry, art. cit., p. 3 340 L. Durrell, Le sourire du Tao, Paris, Gallimard, 1982, p. 9-10 341 Ibid., p. 10 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 141 dent d’un chien émet de la lumière. »342. Ces deux livres pourraient porter témoignage de la fonction spirituelle de ses œuvres. Mais revenons à ses « psaumes ». Dans ce même poème où M. Kawano avait trouvé des traits rapprochant les écrits lyriques de Durrell de l’espace, Villes, Plaines, Gens, nous distinguons un commencement qui pourrait avoir une autre nuance (que nous ne désirons pas qualifier), celle du commencement des évangiles, décrivant la création du monde : « Jadis dans la paresse était mon commencement. »343. Des fragments qui pourraient nous faire aborder des conclusions qui sont dispersés dans ce poème : « Les caravanes s’arrêtaient ici pour boire le Thibet. … Ici pourtant l’Homme peut se traîner Vers Dieu, à travers Valéry, Gide ou Rabelais. Toutes les règles suivent le plan du pilote … Toutes les règles suivent la carte du pilote, Si elles sont dans l’écriture du cœur. »344. Dans un autre de ses textes poétiques, Deux poèmes en anglais élémentaire : Bateaux, îles, arbres, il donne d’autres traces qui peuvent être ajoutées à cette hypothèse : « Un ordre, une musique Comme une écriture sur les cieux, Trop secrets pour la raison ou pour la plume ; Trop simples même pour surprendre le cœur. »345. Dans Pétrone, moine du désert nous voyons non seulement des images du Quatuor d’Alexandrie mais un lac qui donne « Les insupportables accents de la Parole. »346 et dans Le villageois nous entendons : « …que la lumière soit. »347. M. Kawano continue à chercher les traits qui donneront à l’œuvre Durrellienne un aspect « religieux-philosophique », lié à la relation du littéraire-créateur avec l’espace environnant, un espace considéré -selon cette vision japonaise- comme le compagnon, le complice et le lieu d’expansion de la solitude et de la personnalité du poète. Son texte en entier nous fait penser aux dires de Larry dans ses Citrons Amers : « Travel can be one of the 342 Durrell, Carnet, op. cit., p. 7 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 93 344 Ibid., pp. 94/95/96 345 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 79 346 Ibid., p. 64 347 Idid., p. 23 343 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 142 most rewarding forms of introspection… »348 (Le voyage peut être une des formes d’introspection les plus rentables…). Cette phrase qui à première vue peut avoir un sens lié uniquement au passé personnel de Larry et à ses sentiments au moment du retour sur une terre hellénique, reflète bien la relation interactive qu’on peut avoir avec les lieux, telle qu’exprimée par Durrell. Et c’est sur ce point commun de Durrell avec les poètes errants japonais que M. Kawano élabore et qui nous aide à poser les faits d’une relation Durrellienne entre la quête spirituelle et sa création poétique. Avant de donner le texte qui nous a mené à ce tableau, nous avons cru nécessaire de donner en quelques lignes une analyse de cette poésie japonaise à laquelle les poèmes de L. Durrell sont comparés, de la poésie « tanka » et « haiku » des poètes errants japonais. Pensant que, en présence d’une spécialiste ce serait prétentieux d’expliquer nous mêmes, nous allons citer la brève mais assez complète présentation de M. Kawano. Elle explique que « …many vagabond poets in Japan also have the will to break with success in life, weaving human sorrow and delight into their art. A sense of evanescence as well as exile is a distinctive characteristic of Japanese poetry. Traditional Japanese poetry is of two kinds: the tanka (the modern name of the waka) and the haiku (the modern name of the haikai). The tanka is constructed of five lines which have 5, 7, 5, 7, and 7 syllables. The haiku has only three lines of 5, 7, and 5 syllables respectively. Both should have one word revealing the season in which the poem was composed. Within this limited compass poets must and can express a great variety of feelings and thoughts, catching a glimpse of eternity through the evanescent and the commonplace. … Some of Durrell’s lyrical poems have as short forms as those of Japanese poems. »349 (…beaucoup de poètes errants au Japon, ont également la volonté de couper avec la réussite dans la vie, en tissant le chagrin et le délice humain dans leur art. Un sens d’évanouissement ainsi que d’exil est la caractéristique distinctive de la poésie japonaise. La poésie japonaise traditionnelle est de deux genres : la poésie tanka -le nom moderne de la poésie waka- et la poésie haiku -le nom moderne de la poésie haikai. La poésie tanka est construite en cinq lignes qui ont 5, 7, 5, 7 et 7 syllabes. La poésie haiku a seulement trois lignes de 5, 7 et 5 syllabes respectivement. Toutes les deux devaient avoir un mot qui révèle la saison durant laquelle le poème était composé. Dans cet orbe limité les poètes doivent et peuvent exprimer une grande variété de sentiments et de pensées, rattrapant un aperçu de 348 349 L. Durrell, Bitter lemons of Cyprus, London, Faber and Faber, 2000, p. 1 Kawano, Japanese Poetry, art. cit., pp. 4/9 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 143 l’éternité à travers l’évanescent et le commun/rebattu. … Quelques uns des poèmes lyriques de Durrell ont des formes aussi courtes que ces poèmes japonais.). En gardant sous nos yeux cette explication de l’essence de ce genre de poésie japonaise, nous pouvons voir que ce que M. Kawano avait qualifié dans la poésie durrellienne de « small sun-burnt earthen dummy might remain as ‘the land’s God’. »350 (un petit fantoche de la terre, brulé par le soleil pourrait rester comme le « Dieu de la terre, du lieu ») est le lien entre le Deus Loci de Durrell et la nature en tant que point de contact avec l’éternel, la vénération du divin, le cercle du tao. Elle nous dit : « One of the most important elements of Durrell’s poetry together with ‘journeys’ is, I think, ‘landscape’. … Jennifer Birkett mentioned universality of the landscape in Durrell’s poetry, writing: ‘The landscape invites the human self to physical and spiritual dissolution into its own greater totality, a mystical identification with the universe that abolishes all distinctions, including that of life and death.’. In the landscape, time is both transient and eternal; rendering ‘a sort of immediacy of impact’ to its duration. … The Japanese haikai poet, Matsuo Basho (1644-1694), for istance, attempts to abandon his own adherence to ‘self’ and entrust himself to ‘floating clouds and running water’, that is, to nature. Such an Oriental mentality of ‘throwing oneself down’ seems quite different from the European persistence in self-consciousness. Durrell’s unsophisticated acceptance of nature, however, seems near to Oriental philosophy toward the world. »351 (Un des éléments les plus importants de la poésie de Durrell de pair avec les « voyages » est, je crois, le « paysage ». … Jennifer Birkett a mentionné l’universalité du paysage dans la poésie de Durrell en écrivant : « Le paysage invite le moi humain à une dissolution physique et spirituelle dans sa propre totalité qui est plus grande, une identification mystique avec l’univers qui abolit toute distinction, en incluant également celles de la vie et de la mort. ». Dans le paysage, le temps est à la fois éphémère/passager et éternel ; en reflétant « un type d’immédiateté d’impact » à sa durée. … Le poète haikai japonais, Matsuo Basho (1644-1694), par exemple, tente d’abandonner sa propre adhérence à « soimême » et de se fier à des « nuages flottants et de l’eau qui coule », c’est-à-dire à la nature. Une telle mentalité orientale de « jeter soi-même » paraît assez différente de la persistance européenne sur la conscience du soi. Cependant, la simple/sincère acceptation par Durrell de la nature, semble proche de la philosophie Orientale envers le monde.). 350 351 Kawano, Japanese Poetry, art. cit., p. 3 Ibid., pp. 1/4 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 144 En restant toujours dans ce cercle, il devient évident que les îles ont joué un rôle assez important dans la poésie durrellienne. J. S. Goulianos met l’accent sur un certain poème, Fangbrand, qui montre clairement la relation de Durrell avec l’île grecque. Elle explique : « Fangbrand’s revelation is the product of his union with the Greek island. His arrival at the island begins his self-discovery. Newly-arrived, he is melancholy, frowning, sick, religious in the thick-headed Western way: ‘Fangbrand the unsuspecting, Missionary one in thick soles, Measuring penance by the pipkin, … His virtues in him rough as towels’. Living on the island, Fangbrand speculates; at the same time, he sees, feels and hears the island landscape. The island is the voice that starts him on ‘the way’ to the self. … After hearing the island, he turns from the temptations of an Eden to the revelations of the luminous island. He experiences the purest elements of the island. »352 (La révélation de Fangbrand est le produit de son union avec l’île grecque. Son arrivée sur l’île donne le commencement de la découverte de soi. Nouvel arrivé, il est mélancolique, morfondu, malade, religieux dans le sens obtus occidental : « Fangbrand l’insoupçonné, Un missionnaire aux grosses semelles, Mesurant la pénitence à la théière, … Ses vertus sont en lui raboteuses comme des serviettes ». En vivant sur l’île, Fangbrand cogite ; en même temps, il voit, sent et entend le paysage de l’île. L’île est la voix qui lui donne le commencement sur « la voie » envers luimême. … Après avoir entendu l’île, il se détourne des tentations de l’Eden vers les révélations de l’île lumineuse. Il ressent/expérimente les éléments les plus purs de l’île.). Comme nous allons voir, ce commentaire et ce poème sont directement liés à l’île de Corfou. Corfou des années trente reste pour Durrell l’île primordiale de sa création poétique, ainsi qu’artistique. De la même façon que le photographe Willy Ronis qui avait visité pour la première fois la Grèce en 1938, et qui a déclaré dans un quotidien grec : « Έµεινα µόλις W. Ronis, Marché Modiano, Thessalonique353 δύο ηµέρες στην χώρα σας, ούτε θυµάµαι όµως πόσες φωτογραφίες τράβηξα. ... Οι περισσότεροι άνθρωποι ξοδεύουν µια ολόκληρη ζωή κυνηγώντας χίµαιρες, γοητεύονται από 352 353 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 38 J. C. Gautrand, Willy Ronis, Instants dérobés, Taschen, 2005, p. 161 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 145 ό,τι δεν τους ανήκει και δεν θα γίνει ποτέ δικό τους, έχοντας την ψευδαίσθηση ότι καθετί απόµακρο είναι και πολύτιµο. ∆εν ακολούθησα ποτέ αυτή τη θεωρία, ούτε στην τέχνη µου ούτε στη ζωή µου. Πάντα αγαπούσα να παρατηρώ και να φωτογραφίζω ανθρώπους που δεν φοβούνταν να κοιτάξουν βαθιά µέσα στα µάτια ή στον φακό µου. Και τους περισσότερους αυτής της κατηγορίας τους συνάντησα στην Ελλάδα. »354 (Je ne suis resté que deux jours dans votre pays, je ne me souviens pas combien de photos j’ai pris. … La plupart des hommes dépensent toute une vie à chasser des chimères, ils sont séduits par tout ce qui ne leur appartient pas et qui ne deviendra jamais leur, en ayant l’illusion que tout ce qui est lointain/éloigné est également précieux. Je n’ai jamais suivi cette théorie, ni dans mon art ni dans ma vie. J’ai toujours aimé observer et photographier les hommes qui n’ont pas peur de regarder profondément dans les yeux ou dans mon objectif. Et j’ai rencontré la plupart de cette catégorie en Grèce.), Durrell avait entendu (sur Corfou) le son de sa propre voix. Nous tenons à croire qu’il a plutôt entendu la voix de son propre moi en regardant des gens qui « …n’ont pas peur de regarder profondément dans les yeux… ». Une union mystique était réalisée sur place. Durrell a pu finir ou plutôt accomplir le cercle de sa propre enfance et du début de son adolescence, une enfance « indienne » insouciante interrompue par la mort de son père et l’Angleterre noire. Sans vouloir faire une approche psychanalytique de sa personnalité et de son œuvre, nous croyons toutefois que Larry avait repris -ou vécu- à Corfou la période de sa vie en Inde qu’il a été obligé de quitter, ce qui a créé un traumatisme resté vivant jusqu’à la fin de ses jours. La crainte de la mort qui était liée à l’Inde et qui avait pris une réalité aiguë en Angleterre avait été dispersé sous le soleil, comme nous pouvons le remarquer dans le livre-témoignage de son frère Gerald Durrell, My Family and Other Animals : « Only my eldest brother, Larry, was untouched, but it sufficient that he was irritated by our failings. … ‘Why do we stand this bloody climate?’ he asked suddenly, making a gesture towards the rain-distorted window. ‘Look at it! And, if it comes to that, look at us… Margo swollen up like a plate of scarlet porrige… Leslie wandering around with fourteen fathoms of cotton wool in each ear… Gerry sounds as though he’s had a cleft palate from birth… And look at you: you’re looking more decrepit and hag-ridden very day.’ Mother peered over the top of a large volume entitled Easy recipes from Rajputana.’ ‘Indeed I’m not,’ she said indignantly. ‘You are,’ Larry insisted; ‘you’re beginning to look like an Irish washerwoman… and your family looks like a series of illustrations from a medical encyclopedia.’ … ‘What we need is sunshine,’ Larry continued; ‘don’t you agree, Les?... 354 A. Lazaridou, «Γουίλι Ρονί, ∆εν κυνήγησα ποτέ χίµαιρες» in : To Allo Vima-To Vima, 13 août 2006, p. 29 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 146 Les… Les!’ Leslie unravelled a large quantity of cotton-wool from one ear. ‘What did you say?’ he asked. ‘There you are!’ said Larry, turning triumphantly to Mother, ‘it’s become a major operation to hold a conversation with him. I ask you, what a position to be in! One brother can’t hear what you say, and the other one can’t be understood. Really, it’s time something was done. I can’t be expected to produce deathless prose in an atmosphere of gloom and eucalyptus.’ »355 (Seul mon grand frère, Larry, n’avait rien -mais nos maux l’avaient beaucoup énervé. … « Pourquoi nous supportons ce climat damné ? » a-t-il demandé soudainement en montrant la fenêtre où la pluie tapait. « Regarde là ! Et en parlant, regarde nous aussi… Margo ballonnée et rouge comme un pudding… Lesly se promène avec quatorze bouchons de coton dans chaque oreille… Gerry émet des bruits comme si sa bouche avait depuis sa naissance un faux palais… Et en ce qui te concerne, chaque jour tu apparais plus vieille et fatiguée. Mère l’a regardé d’en haut d’un grand volume intitulé Recettes faciles de Raspatana. » « Je ne le crois pas », a-t-elle dit. « Mais oui, oui », insistait Larry. « Tu commences à ressembler à une laveuse irlandaise… et ta famille ressemble à une série de photographies d’une encyclopédie médicale. » … « Ce qui nous manque est le soleil », a continué Larry. « N’es-tu pas d’accord Lesly ? Lesly ? Lesly ! ». Lesly a sorti une quantité de coton d’une oreille. « Tu as dit quelque chose ? » il a demandé. « Voilà ! » a dit Larry en se tournant triomphalement vers Mère « c’est devenu toute une histoire de parler avec lui. Et je vous demande : Quel genre de situation est-ce donc ? L’un des frères n’entend pas ce qu’on lui dit, avec l’autre on ne peut pas entendre ce qu’il dit. Vraiment, il est temps de réagir. Il n’est pas possible de continuer d’écrire des œuvres immortelles dans une ambiance pleine d’obscurité et d’inhalation d’eucalyptus ! ».). Pour mieux voir ce syllogisme, il faudrait revoir quelques remarques de sa fille Pénélope, évoquées lors de l’entretien privé qu’elle nous a accordé en été 2004. Parmi ses dires, voilà ceux qui nous ont intrigué le plus et qui sont en relation avec notre cercle de pensée : « My father was afraid to go to India, death was so arround you. … He never went to India (afterwards) ever. … England was not a home to him, never saw it like, as he has grown in India. »356 (Mon père avait peur d’aller en Inde, la mort était tellement prégnante. … Il n’est jamais allé en Inde (après), jamais. … L’Angleterre n’était pas une maison pour lui, il ne l’a jamais vu comme telle, puisqu’il avait grandi en Inde.). Certes, l’Angleterre était un espace noir pour lui, lié peut-être avec la fin de l’insouciance. Si l’on voulait donner une image 355 356 Gerald Durrell, My family and other animals, London, Penguin Books, 1956, pp. 15-16 P. Durrell, entretien privé, Rhodes, juin 2004 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 147 lacanienne, nous pourrions identifier cette période d’éducation anglaise au stade du miroir, le temps où l’enfant voit sa propre image sur le miroir, il se détache de sa mère et commence à prendre conscience de sa propre existence. La réalisation et l’expression de sa « propre voix » est survenue plus tard, à Corfou, mais le déclic « d’arrachement » de la nature pour prendre une distance (non consciente) était cette Angleterre noire, qui « …n’était pas une maison pour lui… ». Nous revenons à J. S. Goulianos, qui donne une analyse de ses poèmes qui paraît bien intéressante et en relation étroite avec notre pensée. Elle remarque le détachement de Durrell, qu’il a exprimé à travers le Comte D dans L’île de Prospero, de son environnement. Plus précisément elle dit : « One of the main characters in Prospero’s Cell, the character most admired by the narrator, is the recluse, Count D. Modelled on Dr. Palatioano, ‘a fine mythological old man’ Durrell knew on Corfu, Count D, like Fangbrand, is an experiencer. The Count describes himself as ‘a philosopher who only sits and listens’. The narrator admires the Count’s ‘speculative calm’. Like Fangbrand, Count D has experienced Taoist detachment and has been transformed. Understanding that he would lose his detachment by conceptualizing about it, the Count, like Fangbrand (though unlike Durrell), writes no book: ‘Two years before she (the Count’s wife) died I woke up one morning, dressed very swiftly, and stood at the window of my room looking down on the harbour. I was visited by an extraordinary idea. I have had, I thought to myself, all the women I could want, and all the amusement I can possibly bear. Something has changed. … It was a kind of detachment -an idea not born within the conceptual apparatus but lodged in the nervous system itself. I had become different as a person. … I did not want to bring this personal discovery within the range of the conceptual apparatus, and thereby spoil it by consciousness.’ Having experienced detachment, Fangbrand led an ascetic, holy, and completely isolated life. The Count, a character created several years after Fangbrand, has good company, good food, a large estate, and ‘the thought of suicide’. »357 (L’un des personnages principaux dans L’île de Prospero, le personnage le plus admiré par le narrateur, est le reclus, Comte D. Modelé sur Dr. Palatioano, « un remarquable vieil homme mythologique » que Durrell connaissait à Corfou, Comte D, tout comme Fangbrand, est un expérimentaliste. Le Comte se décrit comme « un philosophe qui ne fait que s’asseoir et écouter ». Le narrateur admire la « sérénité spéculative » du Comte. Tout comme Fangbrand, Comte D avait expérimenté le détachement Taoïste et il a été transformé. En comprenant qu’il allait perdre son détachement en le conceptualisant, le 357 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 42-43 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 148 Comte, comme Fangbrand -quoique non pas comme Durrell-, n’écrit pas de livre : « Deux ans avant son décès -celui de la femme du Comte- je me suis réveillé un matin, habillé rapidement, et je me suis tenu debout devant la fenêtre de ma chambre en regardant en bas le port. J’ai été visité par une idée extraordinaire. J’ai eu, j’ai pensé en moi-même, toutes les femmes que je pouvais vouloir, et tout le divertissement que je pouvais supporter. Quelque chose avait changé. … C’était un genre de détachement -une idée qui n’était pas née dans le mécanisme de conception mais qui était logée dans le système nerveux lui-même. Je suis devenu différent comme personne. … Je ne voulais pas apporter cette découverte personnelle dans le champ du mécanisme de conception, et de ce fait le défaire par la connaissance. ». Ayant expérimenté le détachement, Fangbrand a mené une vie ascétique, sainte et complètement isolée. Le Comte, un personnage créé plusieurs années après Fangbrand, a de la bonne compagnie, de la bonne nourriture, un grand domaine, et « la pensée du suicide ».). Ainsi, l’écrivain L. prend la distance nécessaire pour clôturer le cercle de sa vie que l’Inde représentait. A travers les descriptions des scènes de la vie de la famille Durrell, retracées dans le livre de son petit frère Gerald, nous découvrons un Larry qui passe alternativement du rôle d’un père de famille arborant la puissance, ayant réponse à tout, ensuite au rôle d’un fils ainé qui se préoccupe des questions pratiques de la « tribu Durrell » et à celui d’un enfant gâté qui se moque de tout et se croit bien au dessus des préoccupations des autres membres. Larry, en se considerant comme le plus important de tous, croyait qu’avec ses écrits il arriverait non seulement à donner de la gloire à toute sa famille mais aussi à subvenir financièrement à ses besoins (alors que le petit frère Gerald -avec ses animaux- est plus resté dans la mémoire des britanniques contemporains que le grand écrivain Lawrence). Ainsi, il s’exclamait à propos d’un âne qui brayait et le dérangeait dans son travail « ‘I ask you! Isn’t it laughable that future generations should be deprived of my work simply because some horny-handed idiot has tied that stinking beast of burden near my window?’ »358 (« Je vous pose la question -n’est-il pas ridicule que les générations à venir se privent de mon œuvre, simplement parce qu’un idiot aux mains noueuses a attaché cette bête de somme qui pue près de ma fenêtre ? »). Puis, il prenait l’autre aspect du « père tout puissant », il devenait celui qui connaissait bien les occupations de « ses enfants » et qui, bien évidement, était capable de tout mieux faire : « ‘Oh, you don’t?’ he asked belligerently. ‘And what d’you know about it? You 358 G. Durrell, My family, op. cit., p. 34 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 149 couldn’t hit an olive-tree at three paces, let alone a flying bird.’ ‘My dear fellow, I’m not betittling you,’ said Larry in his most irritating and unctuous voice. ‘I just don’t see why it is considered so difficult to perform what seems to me a simple task.’ … ‘Don’t be silly,’ said Les disgustedly. ‘You always think the things other people do are simple.’ ‘It’s a penalty of being versatile,’ sighed Larry. ‘Generally they turn out to be ridiculously simple when I try them. That’s why I can’t see what you’re making a fuss for, over a perfeclty ordinary piece of marksmanship.’ »359 (« Ah, tu ne comprends pas ? » a demandé (Leslie) avec un tempérament belliqueux. « Et qu’est-ce que tu connais toi de tout ça ? Toi, tu ne serais pas capable de viser un oiseau en vol, ni même un olivier à trois pas. » « Je ne te dévalorise pas, mon bon enfant », a dit Larry avec sa voix de velours la plus énervante. « Justement, je ne comprends pas pourquoi il est considéré comme un exploit tellement difficile quelque chose qui me paraît tellement simple. » … « Ne raconte pas de bêtises. », a dit Leslie dégoûté. « Tu trouves toujours simple tout ce que font les autres. » « Voilà ce qui arrive à quelqu’un quand il a un talent multilatéral. », a dit Larry en poussant un soupir. « D’habitude, il s’avère exaspérément simple quand j’essaie. Voilà pourquoi je ne comprends pas pour quelle raison vous faites autant de bruit pour des questions de simple habilité au tir. »). Finalement, dans le regard de son petit frère, il était plutôt l’enfant gâté, « …but Larry was designated by Providence to go through life like a small, blond firework, exploding ideas in other people’s minds, and then curling up with cat-like unctuousness and refusing to take any blame for the consequences. »360 (…Larry, pourtant, avait par la Grâce Divine la mission de passer à travers notre vie comme un petit feu d’artifice blond qui disperse des idées telles des bombes dans l’esprit des autres, et puis de s’enrouler comme un chat de velours et de décliner toute responsabilité pour les conséquences.). Cette clôture est notée, pour nous, sur un poème écrit bien plus tard, Lettres dans les ténèbres. Il est vrai que le poème dans son ensemble n’a pas une grande relation avec nos arguments, néanmoins notre attention a été attirée par deux strophes, celle du début et de la fin. Le texte, dans son ensemble, nous a fait penser au Carnet Noir, plus précisément aux pages où il décrivait la présence d’une jeune dame africaine, fille d’un juge. Mais ces deux strophes, vues avec une certaine volonté, notent l’effort (même si selon sa fille Pénélope, il n’était pas réussi) de Durrell pour une « seconde vie » : « Enfin nous arrivons aux années moyennes 359 360 G. Durrell, My family, op. cit., pp. 181-182 Ibid., p. 15 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 150 De l’écrivain, les plus difficiles à supporter, N’est-ce pas ? car c’est à présent Qu’il condense, taille et ajuste Les expériences dont se rassasiait sa jeunesse. … Ainsi, par soi-même dépossédé, Et pour la première fois préparé à mourir, Il se sent apte enfin pour une seconde vie. »361. L’entrée dans un autre cercle et l’effort de compréhension des autres aspects du petit univers poétique durrellien nous amène au-delà de l’aspect mystique, vers la réalité concrète que le paysage grec avait pris pour lui. S. J. Goulianos explique que « …Durrell implies, though not yet admits, that the new self is a product of the new place. … His ‘signalling’ of the place is an act of personal gratitude to Greece… »362 (…Durrell implique, même s’il ne l’admet pas encore, que le nouveau moi est un produit du nouveau lieu. … Son « signalement » du lieu est un acte de gratitude personnelle envers la Grèce…). Sans vouloir donner des « confirmations » sur la façon dont L. Durrell voyait cette relation avec le pays, nous ne pouvons manquer de citer encore deux « commentaires japonais ». Le premier vient d’une « observation in vivo » de M. Kawano. En assistant à un colloque sur L. Durrell qui a eu lieu à Rhodes en juin 2004, malgré son âge avancé, M. Kawano et son mari n’ont pas manqué l’occasion d’exprimer leur joie d’être, leur émerveillement sur la clarté du paysage qui, selon nous, les avait transformés en des « gamins » qui ne rataient pas une seule occasion de courir et découvrir les lieux décrits (malheureusement nous n’avons pas eu le courage de les suivre partout où ils allaient !). La seconde vient d’un domaine totalement différent, celui de la mode. Issey Miyake, surnommé par Le Monde 2 comme « le magicien du vêtement moderne », donne une brève explication sur le début de son expression actuelle dans le domaine des vêtements : « Il est toujours dans la capitale française quand éclatent les événements de mai 1968. Les rues, les barricades, les cris d’une jeunesse en jacquerie traceront sa route artistique : ‘J’ai pensé qu’il fallait créer des vêtements tout près des gens et non pas pour faire vibrer la bourgeoisie ou la haute société. Je me sentais très loin de ces 361 362 Durrell, Poèmes, op. cit., pp. 100-101 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 49 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 151 milieux. Je me suis demandé comment j’allais faire pour trouver mon chemin. Alors, j’ai pris mon sac à dos et je suis parti me balader. J’ai voyagé en Grèce, j’ai pris le bateau, je me suis aperçu que je n’avais besoin de presque rien pour vivre et c’est comme ça que j’ai commencé à penser à concevoir des vêtements très légers pour la vie quotidienne. »363. En laissant cette spiritualité apparue à travers les poèmes, nous voulons toucher un autre aspect du L. Durrell, un aspect que nous avons autrement analysé. Un regard plus profond révèle la conquête du territoire sur Durrell et, d’une certaine manière, son union avec les îles. Cette « islomanie » est devenue une « maladie » qui a irradié assez fortement pour être évoquée même récemment (environ seize ans après sa mort) dans des articles parlant des îles cycladiques : « Du moins, ces lignes infécondes ont-elles fourni aux bourlingueurs des étés grecs, au gré d’escales parfois inopinément prolongées, l’occasion de se laisser gagner par cette entêtante et bienheureuse ‘islomanie’ dont parle l’amoureux des îles qu’était Lawrence Durrell. »364. Mais cette « maladie » qui, paraît-il, était la partie visible de sa « religion », lui avait donné son caractère de « visionnaire/prophète ». A ce point J. S. Goulianos remarque, en faisant une juxtaposition et la séparation de l’univers poétique durrellien entre les poèmes sur les îles et les poèmes sur le continent grec, « Unable to envision union with the mainland, Durrell seems to lose touch with his seer-self. »365 (Incapable d’envisager une union avec le continent, Durrell paraît avoir perdu contact avec son moi de prophète.). Nous ne sommes pas totalement d’accord avec cette pensée, surtout après la discussion avec Pénélope Durrell (qui nous a donné des renseignements que J. S. Goulianos n’avait très probablement pas). Il nous est impossible de négliger la peur de la mort que L. Durrell avait -tout du moins durant cette période de sa vie. En conséquence, à la période où il écrivait ses « poèmes continentaux », un peu avant l’entrée de la Grèce dans le conflit de la seconde guerre mondiale, il semble logique de penser qu’il sentait la mort le rapprocher et il voyait les « ruines des civilisations anciennes ». Quand Larry déclare dans son Journal de Paris « Lundi échappe à la destruction … La mort va loin, va loin, pas plus loin. »366 il peut regarder sur sa propre escapade, craindre la destruction à venir, une destruction qui était probablement l’une des raisons qui l’ont (inconsciemment ?) conduit à Corfou. 363 E. Sakata, « Issey Miyake, Chercheur d’art » in : Le Monde 2, No 95, 10 décembre 2005, p. 23 F. Arvanitis, « Les enfants de la mer et du vent » in : Geo, No 328, juin 2006, p. 102 365 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 60 366 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 102 364 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 152 De la même façon, ses poèmes, porteurs de ses pensées et croyances intimes, reflètent également son humeur. Quand il écrivait son Exil à Athènes il se sentait vraiment en dehors de son élément, en dehors de tout ce que les îles grecques lui avaient procuré. Dans une série de ses textes en strophes, il se déclare seul, mais surtout sous le contrôle des autres et non pas son propre maître, ni le « roi des îles »367. Ainsi, Durrell paraît utiliser une partie de ses poèmes à des fins différentes. Au lieu de décrire l’éternel, l’élément qui « …will never grow old… »368 (ne vieillira jamais), il décrit le limité et les choses qui sont déjà vieilles et passées « Les sombres métaphores de la terre. »369. D’un « …roi des îles… (qui sait) …partager une frontière avec les aigles… »370, en se retrouvant sur le continent, exilé à Athènes, il devient « …dans une ville de pierres… roi de l’horloge »371, soumis à des conditions imposées par les autres, soumis au temps qui mesure et détruit l’éternel. Il perd une partie de lui-même, au moins c’est ce qu’il croit : « Ainsi, par soi-même dépossédé, Et pour la première fois préparé à mourir… »372 dit-il dans ses Lettres dans les ténèbres. J. S. Goulianos considère que le plus grand ennui déclaré par Durrell à cette période, dans cette partie de sa poésie, est le fait de perdre son identification avec les lieux « …unable to unite with the mainland landscape… »373 (incapable de s’unir avec le paysage du continent), fait qui lui coûte une partie de son monde personnel : « Cast out of what might have become his private Paradise… »374 (Expulsé/renvoyé de ce qui pourrait devenir son Paradis privé…). Elle nous dit : « Although the impulse for the mainland poems -to probe the landscape for revelation- seems similar to that for the island poems, the point of view and the result are different. The narrator and characters are not men (or women) submitting themselves to the universe but tourists brooding upon the meaning of various ancient sites. The tenor of the situation is less religious and more secular, historical, and philosophic. Without the island and its Taoist aura, the seer-self fades and the specter of death looms. »375 (Même si l’impulsion pour les poèmes du continent -de sonder le paysage pour une révélation- paraît similaire à celle pour les poèmes des îles, le point de vue et le résultat sont différents. Le narrateur et les personnages ne sont pas des hommes -ou des femmes- qui se 367 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 45 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 56 369 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 45 370 Ibid., p. 45 371 Ibid. 372 Ibid., p. 101 373 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 58 374 Ibid., p. 59 375 Ibid., p. 56 368 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 153 soumettent eux-mêmes à l’univers mais des touristes en introspection sur le sens des différents sites antiques. La teneur de la situation est moins religieuse et plus mondaine, historique et philosophique. Sans l’île et son aura Taoïque, le moi-voyant/prophète se flétrit et le spectre de la mort domine.). Celle-ci pourrait être une vision des choses. Certes, Durrell souffrait loin de ses petits cailloux d’azur. Mais nous croyons que c’était la phase nécessaire (même si elle était imposée par des faits extérieurs, tels que la guerre) pour l’avancement et le mûrissement de son travail. Durrell n’avait pas perdu le contact avec le paysage. Il avait tout simplement mûri et dépassé un stade. Et il déclare qu’il « …condense, taille et ajuste Les expériences dont se rassasiait sa jeunesse. »376 pour qu’ « Il se sent apte enfin pour une seconde vie. »377 (phrase qui a conclu ses Lettres dans les ténèbres). Ainsi, nous nous sommes arrêtés sur un certain poème adressé à Georgios Seféris, Lettre à Seféris le grec, qui révèle cette chose différente, les traits d’un écrivain qui a mûri : « …Comment vinrent-ils ? Comment incarner Ce repentir, limpide et sévère, sur un rocher, Où seule la mort est transfiguration, comme les collines Devenues silence pastoral près d’un lac, Par la volonté bleue d’un ciel, à jamais ? ‘Entrez dans le sombre cristal, si vous osez, Pour observer la Grèce.’ … Le passé, mon ami, pesait sur vous, … Dans le discours des prophètes Qui tous les jours refaisaient le monde, Profits et pertes, sans précepte 376 377 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 100 Ibid., p. 101 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 154 Sur la mesure inconnue Par quoi tous les problèmes Ne sont qu’encre et air faits mots ; … Dans les îles de fumée et de marbre, Viendront les images des poètes, … Le nom des îles s’ouvre comme une porte … Pour nous, les chanteurs ingénieux, Au service de cet azur, de cet énorme azur. Bientôt viendra le printemps. Nous puiserons Dans cette grande réserve de fleurs, la terre, Pour enchanter la maison par des roses, … La mémoire s’assoupit, baignée par ses chères images. … O mon ami, l’histoire avec tous ses compromis Ne peut déranger tout ce cycle … Les calculs des astronomes, les légendes Auxquelles a cru le passé, ici ne peuvent avoir lieu. Rien ne reste que la Joie, la jeune Joie… »378. Selon nous, le poète parle de lui-même. Durrell montre à un autre poète, qui faisait partie de ses honorables amis, que la Grèce l’avait mûri, l’avait préparé pour « la Joie » de la création. Sans prétendre que la seule force motrice de notre écrivain serait cette péninsule insulaire, nous préférons plutôt parler d’un déclencheur « …Le nom des îles (qui) s’ouvre comme une porte… »379, montrer l’univers qui a permis à Durrell de se découvrir lui-même. 378 379 Durrell, Poèmes, op. cit., pp. 87-90 Ibid., p. 89 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 155 Ainsi, quand Larry se demande « comment incarner ce repentir limpide, … sur un rocher » nous trouvons cette interrogation similaire à celle que G. Seféris s’était posée en se demandant de quelle manière on peut capturer la lumière, ou qu’O. Elytis démontrait avec son effort de parler d’une façon simple. Il est plutôt intéressant de noter qu’à cette période durant laquelle Larry se transformait, Georges notait : « Μένει ακόµα το κίτρινο απόσταγµα το καλοκαίρι και τα χέρια σου γγίζοντας µέδουσες πάνω στο νερό τα µάτια σου ξεσκεπασµένα ξαφνικά, τα πρώτα µάτια του κόσµου, κι οι θαλασσινές σπηλιές˙ πόδια γυµνά στο κόκκινο χώµα. »380, (Il reste encore la distillation jaune l’été et tes mains en touchant des méduses sur l’eau tes yeux découvertes/dévoilés soudainement, les premiers yeux du monde, et les grottes marines ; des pieds nus au sol rouge.). Nous avons encore vu que Durrell ne voulait faire « qu’un » avec le paysage. Et à la fin, en partant des îles, en retrouvant « seulement la mort » sur le paysage continental, il est arrivé à sa « transfiguration » et il a pu entrer « …dans le sombre cristal, …, pour observer la Grèce. ». Non seulement le passé de son moi de prophète/voyant « pesait » sur lui mais aussi tous les problèmes que cette amertume de la séparation avec le paysage des îles lui avait causé « Ne sont (pour lui) qu’encre et air faits mots ». Le passé le bénit maintenant avec « les images des poètes », l’évocation du « nom (sacré) des îles » ouvre des portes à ces « chanteurs ingénieux, au service de cet azur, de cet énorme azur ». Maintenant, il peut puiser « dans cette grande réserve de fleurs, la terre (le pays), pour enchanter ». Sa mémoire est « baignée par ses chères images » et rien plus « ne peut déranger tout ce cycle », le cycle taoïste de son intimité. 380 A. Tyros, «Σχέδια για ένα καλοκαίρι, Γ. Σεφέρης, Φθινόπωρο 1936» in : Erga & Imeres-O Kosmos tou Ependiti, 19 août 2006, p. 3 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 156 Ce poème n’a pas seulement un caractère apologique de son passage des « frontières bleues … sur le ciel courbé du temps »381, ou « ...στη θάλασσα που ξετυλίγω και τυλίγω στα δάχτυλά µου... »382 (…de la mer que je déroule et j’enroule à mes doigts…), comme G. Seféris l’avait décrit. Il vient s’aligner avec le discours de ce dernier au banquet pour l’occasion de sa nomination au prix Nobel de la littérature en décembre 1963. Ce discours retrace avec des lignes simples et nettes l’essence d’une poésie née en Grèce, d’une poésie qui est devenue une tradition, la même essence, la même mer dans laquelle L. Durrell avait « …lavé les péchés… »383 et s’est mise « Au service de cet azur, de cet énorme azur. »384. Dans ce discours se trouve une description de la Grèce que nous avons souvent ressentie dans les (parfois interminables) pages des descriptions durrelliennes, mais aussi toute l’essence que L. Durrell avait utilisée (selon nous) pour créer L. Durrell. G. Seféris, qui avait lui aussi baigné dans la lumière grecque, tout particulièrement dans celle de l’île de Poros, et qui a eu des impulsions par T. S. Eliot (pareillement à Durrell) et dans le peu de poèmes créés (peut-être à l’image et la taille des îles aimées), a su exprimer ce que Larry avait parfois laissé sous-entendre. Seféris a gardé la Grèce comme fond de sa poésie. Sans vouloir nullement réaliser une évaluation d’un tel écrivain, il nous semble que, sans cette Grèce (et surtout sans l’absence de la Grèce pendant ce qu’on peut appeler les années agitées de sa vie), il ne serait pas en mesure d’exprimer ce que la lumière lui avait inculqué dans le cœur et l’esprit. Ainsi, nous voulons citer une partie de ce texte, qui dans son essence concorde étonnamment avec nos observations sur les poèmes de Larry. « …J’appartiens à un petit pays. C’est un promontoire rocheux dans la Méditerranée, qui n’a pour lui que l’effort de son peuple, la mer et la lumière du soleil. C’est un petit pays, mais sa tradition est énorme. … Ce qui caractérise encore cette tradition, est l’amour de l’humain ; la justice est sa règle. Dans l’organisation si précise de la tragédie classique, l’homme qui dépasse la mesure doit être puni par les Erinnyes. Bien plus, la même règle vaut pour les lois naturelles. ‘Le soleil ne peut pas dépasser la mesure’ -dit Heraclite- ‘sinon les Erinnyes, servantes de la justice, sauront le ramener à l’ordre’. … Mais dans la Grèce de nos jours la tradition orale va aussi loin dans le passé que la tradition écrite. Ainsi va la poésie. … Car je pense que la poésie est nécessaire à ce monde moderne où nous vivons affligé, comme il est, par la peur et l’inquiétude. La poésie 381 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 89 Tyros, Φθινώπορο 1936, art. cit., p. 3 383 Ibid. 384 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 89 382 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 157 a ses racines dans la respiration humaine -et que serions-nous si notre souffle s’amoindrissait ? Elle est un acte de confiance -et Dieu sait si nos malaises ne sont pas dûs à notre manque de confiance. On a observé, l’an dernier, autour de cette table, l’énorme différence qui existe entre les découvertes de la science d’aujourd’hui et la littérature ; qu’entre un drame grec et un drame moderne, il n’y a pas grande différence. Oui, le comportement des hommes ne semble pas avoir changé. Et, je dois ajouter, qu’il a depuis toujours besoin d’entendre cette voix humaine que nous appelons la poésie. Cette voix, qui court à tout moment le danger de s’éteindre, faute d’amour, et qui sans cesse renaît. Menacée, elle sait toujours où trouver un refuge ; reniée, elle a toujours l’instinct de reprendre racine dans des régions inattendues. Pour elle, il n’existe pas de grandes et de petites parties du monde. Son domaine est dans le cœur de tous les hommes de la terre. Elle a le charme de fuir l’industrie de l’habitude. … Dans ce monde qui va en se rétrécissant, chacun de nous a besoin de tous les autres. Nous devons chercher l’homme, partout où il se trouve. Quand, sur le chemin de Thèbes, Œdipe rencontra le Sphinx qui lui posa son énigme sa réponse fut : l’homme. Ce simple mot détruisit le monstre. Nous avons beaucoup de monstres à détruire. Pensons à la réponse d’Œdipe »385. Ce texte sur la poésie grecque décrit assez bien la poésie de Durrell. Nous avons noté quelques éléments. Bien évidement, Seféris n’a pas manqué de signaler (comme probablement tous les visiteurs de ce lieu) la lumière comme l’un des trois éléments qui constitue ce pays. Les deux autres sont la force et la mer ; autrement dit le feu, la terre et l’eau. Il en manque un quatrième, qu’il donne à la fin de son discours, l’humanisme que Larry n’a pas manqué de citer en toute occasion, à travers les simples actes de la vie : « Within a week I had a dozen firm friends in the little town and began to understand the true meaning of Cypriot hospitality which is wrapped up in a single word ‘Kopiaste’ which roughly speaking means ‘Sit down with us and share.’ Impossible to pass a café, to exchange a greeting with anyone eating or drinking without having the word fired at one as if from the mouth of a gun. »386 (En une semaine j’ai eu à peu près une douzaine d’amis sûrs dans la petite ville et j’ai commencé à comprendre la vraie signification de l’hospitalité chypriote qui contient en un seul mot « Kopiaste » qui veut dire à peu près « Assieds-toi avec nous et prends/partage ». Il est impossible de passer devant un café, d’échanger un salut avec quelqu’un qui mange ou qui boit, sans entendre le mot qui claque d’un coup comme venant d’un pistolet.). Seféris 385 G. Seféris, «Giorgos Seferis, The Nobel Prize in Literature 1963, Banquet Speech Stockholm» in : Nobelprize.org, nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1963/seferis-speech-fr.html, 1 août 2006 386 Durrell, Bitter, op. cit., p. 17 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 158 insiste sur cet amour de l’humain, un amour placé sur une mesure, une justice qui ne doit pas être dépassée. Durrell fait allusion à cette même notion de justice dans sa Lettre à Seféris le grec : « Profits et pertes, sans précepte Sur la mesure inconnue »387. Mais l’image de cette punition sort bien plus forte dans la scène de la mutilation de Cléa : « She hung there limp now, stretched languorously out, while her long hair unfurled behind her; the tides rippled out along her body, passing through it, it seemed like an electric current playing. Everything was still, the silver coinage of sunlight dappling the floor of the pool, the silent observers, the statues whose long beards moved slowly, unctuously to and fro. Even as I began to hack at her hand I was mentally preparing a large empty space in my mind which would have to accommodate the thought of her dead. »388 (Elle se pendait là maintenant mollasse, en flottant sans nerf/vitalité, alors que ses cheveux longs étaient déroulés derrière elle ; les vagues se ridaient tout au long de son corps, en passant à travers lui, il semblait comme un courant électrique qui jouait. Tout était immobile, les faisceaux argentés de la lumière du soleil saupoudraient le fond de l’étang, les observateurs silencieux, les statues dont la longue barbe bougaient lentement, d’une façon doucereuse ici et là. Même quand je commençais de hacher son bras je préparais mentalement un grand espace vide dans mon esprit qui devrait s’accommoder à la pensée d’elle, morte.). Pour avoir osé dépasser la mesure et entrer dans la sphère céleste des créateurs (un espace auquel elle ne devrait pas accéder, puisqu’elle essayait toute sa vie de devenir une grande peintre mais sans un résultat extraordinaire), elle devait payer avec son propre sang et une fois fait, elle a pu créer (avec un bras qui n’était pas le sien) de véritables œuvres d’art : « But the hand has proved itself almost more competent even than an ordianry flesh-and-blood member! In fact its powers are so comprehensive that I am a little frightened of it. I can undertake the most delicate of tasks, even turning the pages of a book, as well as the coarser ones. But most important of all -ah! Darley I tremble as I write the words- IT can paint! I have crossed the border and entered into the possession of my kingdom, thanks to the Hand. »389 (Mais le bras a prouvé lui-même qu’il était plus compétent que le membre ordinaire de chair et de sang ! En réalité ses pouvoirs sont tellement importants que ça m’effraie un peu. Je peux entreprendre les tâches les plus 387 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 88 Durrell, Quartet, op. cit., p. 850 389 Ibid., p. 874 388 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 159 délicates, même tourner les pages d’un livre, ainsi que les plus bourrues. Mais ce qui est le plus important de tous -ah ! Darley je tremble pendant que j’écris ces mots- IL peut peindre ! J’ai passé la frontière et suis entrée dans la possession de mon royaume, grâce au Bras). G. Seféris a remarqué également que la poésie va loin dans le passé, dans une tradition orale et écrite. Durrell signalait cette partie orale dans son texte avec le narrateur, image assez claire dans le Journal de Paris « Lundi échappe à la destruction … Mardi : visibilité bonne ; … Aujourd’hui dimanche… »390. Mais le commentaire de Seféris qui nous a le plus joliment étonné est la comparaison de la poésie à « …un acte de confiance… » et en conséquence sa liaison avec Dieu et la confiance du fidèle. Seféris finit sur la même note par laquelle il a commencé, l’humain, « Dans ce monde qui va en se rétrécissant, chacun de nous a besoin de tous les autres. Nous devons chercher l’homme, partout où il se trouve. ». C’est cela qui nous a frappé le plus. Si nous voulons, nous pouvons donner cette description à une bonne partie des œuvres de Durrell. Larry a parlé des lieux mais aussi des hommes, des habitants, des gens rencontrés, créés, trouvés dans son esprit ou dans les voix et les descriptions des autres. Il est arrivé à faire de l’espace un être et l’être un enfant de son espace. Si le soleil était son point culminant ou si la mer lui avait rendu son moi, nous ne sommes pas en mesure de le définir. Odysseas Elytis à son discours pour le prix Nobel de littérature de 1979 avait commencé ainsi : « Qu’il me soit permis, je vous en prie, de parler au nom de la luminosité et de la transparence. C’est par ces deux états que se définit l’espace où j’ai vécu et où il m’a été donné de m’accomplir. Etats aussi que j’ai peu à peu perçus comme s’identifiant en moi avec le besoin de m’exprimer. »391. Cette transparence s’est trouvée dans le regard des gens de Durrell « …and was at once aware of two bright surprised brown eyes staring into mine. »392 (…et j’ai immédiatement vu deux brillants yeux marron surpris regarder les miens.). Et il a exclamé pour son Villageois : « Voici un homme qui dit : que la lumière soit. Que l’être vêtu de cheveux s’avance, Que la maison donne sa fumée noire, que les enfants 390 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 102 O. Elytis, «Odysseus Elytis, The Nobel Prize in Literature 1979, Nobel Lecture» in : Nobelprize.org, nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1979/elytis-lecture-f.html, 1 août 2006 392 Durrell, Bitter, op. cit., p. 10 391 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 160 Se taisent, par le feu et les pommes. Que le soir paisible Ramène le bétail fumant, La marmite, la contagion du sommeil, Plus profond, plus pur, plus certain que le Paradis. Deux marées jumelles parlent, et en font trois, Par fission, par fusion : mer logarithmique. »393. 393 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 23 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 161 Chapitre 6 Durrell anadyomène Jusqu’à ce jour, nous avons vu un Durrell qui sillonnait les mers en quête de son épanouissement et de son moi artistique. Cette quête était parfois inconsciente, parfois volontaire. Mais elle se réalisait toujours sous une lumière grecque, sous le soleil qui avait « ...µε τον άξονα του µέσα µου πολυάχτιδος όλος που καλούσε... »394 (…son axe en moi Tout multi-rayonnant qu’appelait…). Ainsi, dans les années cinquante, Larry se retrouve sur l’île de naissance d’Aphrodite. Nous croyons que c’est à ce moment précis de sa vie, qu’il a atteint sa maturité artistique et que c’est là, dans cette partie de la Méditerrané qu’a réellement émergé l’écrivain mondialement connu du Quatuor d’Alexandrie. Plus nous avançons dans les textes de Durrell (en suivant leur ligne chronologique), plus nous nous sentons obligés de constater ce phénomène : son retour sur un sol d’origine hellénique (Chypre est désormais un Etat autonome) et son malheureux départ de ces lieux quelques années plus tard ont été le catalyseur qui a mis en place les derniers détails de son style, de son imagination symbolique, de sa capacité de créer des œuvres « scriptibles », si nous utilisons la classification des œuvres artistiques selon Roland Barthes. Pourtant ce n’est pas dans son « best seller » Justine (ou les autres volumes du Quatuor) que nous avons découvert cette « maturité artistique » mais dans les Citrons acides (Bitter Lemons of Cyprus), un ouvrage un peu moins connu et difficilement classable. En lisant ce texte, nous avons pu identifier cet esprit, ces inquiétudes, ces formes et cette simplicité d’expression que nous avons d’ailleurs rencontrés dans les écrits d’autres créateurs, plus importants et plus connus. Ainsi, la Chypre hellénique (terme que nous utilisons pour signaler que l’entourage de Larry durant son séjour était majoritairement grec) avait donné à Durrell la possibilité de retrouver son moi éveillé et mis en place à Corfou et de réaliser avec certitude qu’il lui fallait « Λίγο ακόµα Θα ιδούµε τις αµυγδαλιές ν’ ανθίζουν Τα µάρµαρα να λάµπουν στον ήλιο, Τη θάλασσα να κυµατίζει, Λίγο ακόµα, Να σηκωθούµε λίγο 394 O. Elytis, Ποίηση, Athènes, Ikaros, 2002, p. 121 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 162 ψηλότερα. »395 (Encore un peu,… (pour voir) …les amandiers fleurir, les marbres briller sous le soleil, la mer onduler, encore un peu, pour se lever un peu plus haut.). Sur cette île, Durrell avait découvert l’un des plus grandes atouts -selon nous- de sa création artistique. Il s’agit de la simplicité : « Mon livre sur Alexandrie progresse littéralement phrase par phrase. Je suis épuisé lorsque j’arrive chez moi le soir, mais tous les instants de lucidité, je les consacre à mon livre, de sorte qu’à chaque week-end, lorsque je rédige sur ma machine mes gribouillis de sept jours, j’ai généralement quinze cents mots. J’ai l’impression de ressembler à ces machines à distiller l’eau : elle sort goutte à goutte, … J’écris cela à 4h50 du matin. Spectacle étrange : une aube lilas, encore incertaine, en plein clair de lune. Les rossignols, un peu enivrés par les premières pluies, chantent à tue-tête. Tout est moite. Bientôt, je vais prendre la voiture et me glisser le long des routes sombres à la rencontre d’une aurore venue d’Asie Mineure, comme dans le Paradis perdu. »396. Cette simplicité créative lui venait d’une façon naturelle, comme un vieil ami qui frappe à la porte : « Avant-hier soir, on a frappé et on a crié devant ma porte et Séfériadès (Seféris) est entré en tourbillon. Vous imaginez la chaleur de nos retrouvailles. Il n’avait pas changé le moins du monde : toujours le même poète, gracieux et plein d’humour. C’était sa première visite à Chypre et l’île l’a enthousiasmé. »397. C’est cette même simplicité que G. Seféris avait remarquablement bien exprimé dans son poème Je ne veux rien d’autre que de parler simplement : « ∆ε θέλω τίποτε άλλο παρά να µιλήσω απλά, να µου δοθεί ετούτη η χάρη. Γιατί και το τραγούδι το φορτώσαµε µε τόσες µουσικές που σιγά σιγά βουλιάζει και την τέχνη µας τη στολίσαµε τόσο πολύ που φαγώθηκε από τα µαλάµατα το πρόσωπο της κι είναι καιρός να πούµε τα λιγοστά µας λόγια, γιατί η ψυχή µας αύριο κάνει 398 πανιά. » , (Je ne veux rien d’autre que de parler simplement, que cette grâce me soit donnée. 395 G. Seféris, «Λίγο ακόµα» in : Keimena Neollinikis Logotehnias Tritis Gymnasiou, Athènes, OEDV, 1993, p. 298 396 MacNiven, Correspondance, op. cit., pp. 432-433 397 Ibid., p. 431 398 Seféris, Να µιλήσω απλά, op. cit., p. 299 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 163 Car même notre chanson nous l’avons chargé avec tant de musique que petit à petit elle coule et notre art nous l’avons tellement orné que son visage était mangé par les ornementations et il est temps de dire nos maigres paroles, car notre âme demain met les voiles.). Mais, reprenons les faits par le commencement. En arrivant sur l’île d’Aphrodite, Larry a -par une coïncidence plutôt comique- continué ce qu’il a plus tard qualifié, en plaisantant, de trajet diplomatique où ses « …memories of diplomatic life are coloured always by embassies with an enormous fire going in the garden. … I think I’ve been in more retreats than you can possibly imagine. »399 (…souvenirs de la vie diplomatique sont toujours colorés par la vue d’un énorme feu qui brûlait dans le jardin des ambassades. … Je pense que j’ai été dans plus de retraites qu’on ne puisse jamais imaginer.). Après un malheureux séjour en Argentine, qui lui a énormément couté « Argentina, land of the cow and the cowboy, was not Durrell’s cup of tea or his glass or retsina. He recognized that the American continent was basically different from the European: ‘One realizes too that the personal sort of European man is out of place here. … So much is explained here about the American struggle, the struggle not to get de-personalized. Because this is a communal continent; the individual soul has no dimensions. In architecture, in art, religion, it is all community -skyscrapers, jitterbugging, hyperboles- it is all of a piece.’. Very much a ‘personal sort of European man’, Durrell found Argentina a ‘raw and alien world’. »400 (L’Argentine, terre des vaches et des cowboys, n’était pas la tasse de thé ou le verre de retsina de Durrell. Il a reconnu que le continent américain était fondamentalement différent de l’Europe : « On réalise également que le genre individuel de l’Européen est ici hors de propos. … C’est pourquoi on donne ici tellement d’explications sur la lutte de l’Américain, lutte pour ne pas se laisser dépersonnaliser. Parce que ce continent-ci est un continent communautaire ; l’âme individuelle n’y trouve pas ses proportions. En architecture, en art, dans la religion, tout est collectif -gratte-ciels, danse de jazz, hyperboles- tout est d’une pièce. ». En étant principalement « un genre d’Européen individuel », Durrell avait trouvé l’Argentine ‘un monde à vif et exotique/singulier ».), Larry a souffert d’une longue apnée en Yougoslavie. Ce pays lui avait permis d’améliorer ses capacités en yoga : « When you arrived at the gate you 399 400 Durrell, Thirst, op. cit., p. 39 Goulianos, Landscape, op. cit., pp. 128-129 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 164 practically have a man to breathe for you, to breathe down you and on you. And when you went to the embassy he breathed on your car, and when you came out he followed in another car. And then there was a man in your house who breathed on you too. That’s how I’m so good at yoga now because I learned breathing from the secret police there. »401 (Quand tu arrives à la porte, tu as pratiquement un homme qui respire pour toi, pour respirer/surveiller sur ton cou et sur toi. Et quand tu allais à l’ambassade, il surveillait ta voiture, et quand tu sortais, il suivait dans une autre voiture. Puis, il y avait un homme dans ta maison qui veillait sur toi également. Voilà pourquoi je suis tellement bon au yoga maintenant car j’ai appris à respirer par la police secrète là bas.). Ainsi, cette envie secrète, la direction de son cœur vers la Grèce, l’a conduit sur ce sol assez particulier : « He felt homesick not for England but for Greece. … ‘I have yet to see a country as fine as Greece’, he wrote to Miller, ‘and we are still aimed in that direction’. »402 (Il a senti le mal du pays non pas pour l’Angleterre mais pour la Grèce. … « Je n’ai pas encore vu un pays aussi superbe/subtil que la Grèce », il a écrit à Miller, « et nous maintenons toujours cette direction. ».). Donc, nous retrouvons Larry sur une île majoritairement grecque, Chypre. Il y parvient une fois de plus via l’Italie. Ce choix était dû probablement au hasard, mais nous voulons signaler une autre possibilité : une volonté de sa part de revenir sur ses pas d’antan (pour son tout premier voyage en Grèce il est passé par l’Italie). La meilleure description de ce périple vient de lui-même : « Journeys, like artists, are born and not made. A thousand differing circumstances contribute to them, few of them willed or determined by the will whatever we may think. They flower spontaneously out of the demands of our natures -and the best of them lead us not only outwards in space, but inwards as well. Travel can be one of the most rewarding forms of introspection… »403 (Les voyages, comme les artistes, ne se fabriquent pas, ils naissent. Milles différents incidents y contribuent, quelques uns volontaires ou déterminés par la volonté -quoi que l’on puisse penser. Ils fleurissent automatiquement par les demandes de notre personnalité, et les meilleures nous guident non seulement vers l’extérieur, vers l’espace, mais aussi vers l’intérieur. Le voyage peut-être une des formes d’introspection la plus rentable…). Larry peut, également, ressentir que ce retour sur un sol d’origine grecque sera une renaissance pour lui, un grand souffle qui lui permettra d’exhaler 401 Durrell, Thirst, op. cit., p. 47 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 129 403 Durrell, Bitter, op. cit., p. 1, Ici nous avons préféré la version originale du texte au lieu de la traduction française à notre possession, car nous considérons que cette dernière ne reste pas (au niveau de notre analyse) assez fidèle à l’œuvre. Cette première phrase est traduite ainsi : « Comme la génie, les voyages sont un don des dieux. » (L. Durrell, Citrons acides, Paris, Buchet/Chastel, 1995, p. 11) 402 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 165 la lumière qu’il a accumulée dans le passé, ou du moins de la revivre et d’arriver à l’étape suivante de son grand voyage, à la période de maturité de son écriture telle qu’il l’avait rêvée : « ‘You’ll remember,’ he wrote Miller, ‘when I did the Black Book I planned three real novels : youth, maturity and old age’. »404 (« Tu te souviendras », écrit-il à Miller, « quand j’ai fait le Carnet Noir, j’avais planifié trois véritables romans : jeunesse, maturité et vieillesse ».). Deux commentaires, l’un de la part de son ami H. Miller et un autre de sa part nous conduisent à croire que ces événements essentiels pour la continuation de sa vie artistique ne pouvaient avoir lieu que sur un sol d’origine hellénique : « In 1950, Miller advised Durrell to get free of work. ‘Map out your life as you’d like to live it. Then jump’… Finally, in 1952, Durrell decided to make the break. He quit the Foreign Service and was on his way back to Greece -this time Cyprus. ‘No money. No prospects. A tent. A small car’ he wrote Miller exultantly. ‘I feel twenty years younger.’ »405 (En 1950 Miller conseille à Durrell de se libérer du travail « Désigne ta vie comme tu voudrais la vivre. Après saute »… Finalement, en 1952, Durrell a décidé de marquer une rupture. Il a démissionné du Foreign Service et il était sur le chemin du retour en Grèce -cette fois à Chypre. « Pas d’argent. Pas de perspective. Une tente. Une petite voiture » a-t-il écrit à Miller triomphalement. « Je me sens vingt ans plus jeune ».). Dans l’avenir, il apparaîtra que le lieu où Aphrodite a mis pied à terre pour la première fois, a permis à Durrell de placer les pieds de sa Justine, et de faire les premiers pas de sa quête alexandrine en donnant naissance au chef d’œuvre qui l’a fait connaître dans différents endroits du monde, le Quatuor d’Alexandrie. Mais l’essentiel reste que Durrell arrive sur sa terre de prédilection n’ayant avec lui que « …loneliness and time -those two companions without whom no journey can yield us anything. »406 (…la solitude et le temps -ces deux compagnons sans lesquels aucun voyage ne peut rien nous donner du tout.). Cette solitude venait du fait que cette période de sa vie lui offrait à la fois quelques jours de joie et de graves problèmes personnels : des problèmes financiers mais surtout la séparation d’avec son épouse Eve et plus tard d’avec son enfant. Malgré tout, il nous prouve dans un ouvrage « amer » que sa ténacité lui a permis de devenir le lieu aimé, de devenir le paysage et ses gens. Nous pensons que Durrell, en rentrant à Chypre, portait en lui la dot des lieux grecs : le « quelque chose » qui avait suinté dans « la blessure qu’ … il faut … porter jusqu’au bout du monde. »407. Maintenant, nous avons en sa 404 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 130 Ibid., pp. 129-130 406 Durrell, Bitter, op. cit., p. 6 407 Durrell, Vénus, op. cit., p. 264 405 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 166 personne tous les éléments que ce soleil a donné à tous les créateurs qui sont passés devnat lui, « ...Στην αρχή το φως Και η ώρα η πρώτη που τα χείλη ακόµη στον πηλό δοκιµάζουν τα πράγµατα του κόσµου... Η γραµµή του ορίζοντα έλαµψε ορατή και πυκνή και αδιαπέραστη... »408, (Au commencement la lumière, Et l’heure la première que les lèvres encore dans l’argile goûtent les choses du monde… La ligne de l’horizon a brasillé visible et dense et impénétrable…). En examinant ce livre, Citrons acides409, fruit de la deuxième période culminante de la vie de notre auteur, il est impossible d’éviter une certaine réalité historique, qui a joué également son rôle. Durrell avait signalé dans la préface son intention : que « This is not a political book… »410 (Ce livre-ci n’est pas politique). Mais Chypre se trouvait dans la période essentielle de son histoire où elle demandait la séparation d’avec l’empire britannique. De ce fait, cette île pouvait présenter aux yeux de Larry plusieurs faces. Elle pouvait être vue comme une île grecque oubliée par le temps, ou comme une ville de colonie anglaise d’orient avec ses habitudes lentes et tranquilles, « Nothing must be done in a hurry, for that would be 408 Elytis, Ποίηση, op. cit., pp. 121-122 Nous considérons que la traduction la plus fidele au titre original ainsi qu’au contenu du livre serait Citrons amers, mais nous allons utiliser le titre de la traduction française (Citrons acides) chaque fois que nous évoquerons l’œuvre 410 Durrell, Bitter, op. cit., p. IX 409 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 167 hostile to the spirit of the place. »411 (Rien ne doit se faire en vitesse, car ceci serait à l’encontre de l’esprit du lieu.), ou encore comme un centre des événements révolutionnaires qui avaient secoué (pour une certaine période) le monde entier. Ainsi, Larry se trouvait face à face avec toute sa vie passée : les Indes, la Grèce, l’Angleterre, l’Egypte ; l’insouciance, l’amour et l’enivrement dans la lumière, les normes, la guerre. Larry a décidé de décrire tout cela dans ce livre, probablement pour des raisons commerciales (un livre sur une colonie perdue, écrit par son directeur des relations publiques, peut avoir un certain intérêt aux yeux des anglais, d’autant plus quand ce livre a suscité de vives réactions, dirigées directement contre notre écrivain, des réactions exprimées par le Conseil National des Jeunes Révolutionnaires Chypriotes dans le livre Kleistes portes412, portes closes). Mais, malgré tout cela, nous croyons que Durrell avait placé profondément en lui la volonté de voir la Grèce qu’il connaissait car il ne pouvait pas faire autrement, il se sentait grec : « But, of course, Cyprus means something more personal to me, for I was not just a Briton, I was a Cypriote by residence and choice… »413 (Mais, certainement, Chypre signifie quelque chose de plus personnel pour moi, car je n’étais pas juste un britannique, j’étais un Chypriote par résidence et choix…). Certes, à la fin il était accusé (par les jeunes révolutionnaires) d’avoir écrit un ouvrage politiquement coloré. Mais tel est souvent le sort des personnes qui décident de sortir et exprimer librement ce qui les touche profondément. Nous ne croyons pas qu’un silence de sa part aurait eu des résultats différents ; G. Seféris a été également affecté à une certaine période de sa vie par sa décision de ne pas intervenir ou ne pas écrire contre la dictature des colonels en Grèce, qui a duré de 1967 à 1974 (il n’avait rien écrit mis à part un petit communiqué, à peine une demi page, transmis par la BBC le 28 mars 1969, deux ans après la dictature). Nous pensons que Seféris avait agi de cette façon parce qu’il voyait les choses, les événements, les lieux, en dehors de leur aspect « pratique de tous les jours », il les regardait sous la transparence et la luminosité. Durrell souffrait du même caractère. La lumière, le passé, lui avaient altéré-transformé la vue. Il lui était impossible de négliger la beauté mystique de l’espace, une beauté qu’il n’avait pas arrêté de décrire. Le reste devenait pour lui des choses éphémères, sans importance, n’appartenant pas au monde de l’immortalité. De plus, il ne faut pas oublier qu’il s’est trouvé seul à Chypre, sans épouse ni enfant. Il ne pouvait pas laisser la cause révolutionnaire (aussi juste qu’elle puisse être) lui prendre la seule chose auquel il tenait, lui prendre son amour, sa maison, sa Grèce. Voilà les raisons, selon nous, 411 Durrell, Bitter, op. cit., p. 21 K. Montis, Kleistes portes, Ethniko Symvoulio Neolaias Kyprou, Leukosia, 1964 413 L. Durrell, « Must the Lemons Remain Bitter ? » in : The New York Times, 23 août 1974 412 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 168 pour lesquelles il réagit dans son livre. Il s’agit de ces mêmes raisons qui nous ont conduit à ne pas rester sur les nuances et opinions politiques de son ouvrage, en essayant au même moment de respecter sa volonté : « This is not a political book… »414 (Ce livre-ci n’est pas politique…). Néanmoins, nous allons citer son rappel à l’ordre, le trait d’une beauté mystique qu’il laisse s’ébrouer à la fin de son livre et qui nous a pareillement guidé vers cette considération : un poème paru dans son « évangile » (sa collection poétique), Citrons amers, « Dans une île de citrons amers … Il vaut mieux que le reste soit inexprimé, La beauté, les ténèbres, la véhémence ; Que les vieilles nourrices de la mer Gardent leurs mémoires somnolents, Et que la tête bouclée de la mer de Grèce Garde ses calmes comme des larmes retenues,… »415. Pour nous, ces phrases sont une preuve pertinente que Larry cherchait ce calme et qu’il a acquis la capacité de le sentir, de se détacher, de voir derrière les choses et d’entendre (parfois sans le réaliser) « l’esprit des lieux » : « …on the balconies grew herbs in windowboxes made from old petrol tins; and crowning every courtyard like a messenger from my Indian childhood spread the luxuriant green fan of banana-leaves, rattling like parchment in the wind. »416 (Sur les balcons des verdures et des fleurs dans de vieux pots de pétrole en étain au lieu de pots en terre, et en couronnant chaque cour, comme un messager de mes années d’enfance en Inde, se déployait l’eventail orgiaque verte des feuilles des bananiers, qui grinçait comme un parchemin au vent.). Avec le respect pour l’effort de toute une nation qui cherche à changer son avenir et avec un respect encore plus grand envers tous les gens qui se sont sacrifiés pour cette cause (ou contre elle), nous voulons utiliser un extrait du livre Kleistes portes comme un exemple de 414 Durrell, Bitter, op. cit., p. IX Durrell, Poèmes, op. cit., p. 37 416 Durrell, Bitter, op. cit., pp. 48-49 415 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 169 ce que nous croyons être ce que L. Durrell voulait vraiment vivre et montrer dans son texte. Il le faut, si l’on veut « effacer » les chapitres des Citrons consacrés à la guerre d’indépendance de cette ex-colonie anglaise et mettre plus au clair notre choix d’ignorer la partie politique de l’ouvrage, pour laisser sortir ce que nous (et assez probablement Durrell) considérons être sa partie importante (même si elle est proportionnellement plus petite). Dans les Kleistes portes, on essaie de montrer la grande différence entre la Chypre durrellienne et la réalité vivante des jeunes et autres chypriotes. Voilà une image qui peut nous montrer ce que Larry voulait laisser dans son livre, même si parfois il n’a pas vraiement réussi : « Ο πόλεµος για τις Εγγλέζικες επιγραφές, τις Εγγλέζικες πινακίδες των δρόµων, τα Εγγλέζικα ονόµατα των καταστηµάτων ήταν ένας ολότελα άλλος αγώνας. Πόλεµος πώς να σβηστούν, πώς να χαθεί από παντού η γλώσσα τους, πώς να χαθεί ό,τι τους θύµιζε, πώς να προβάλει το Βυζαντινό µωσαϊκό (η Αγία Μαρία η Αγγελόχτιστη) κάτω απ’ τ’ ασβεστόχρισµα και τις παρείσαχτες γραφές. Και γρήγορα-γρήγορα όλα πια στο νησί ανάπνεαν Ελλάδα, τραγουδούσαν Ελλάδα. Μονάχα σα µακρινός βραχνάς µισοδιαβαζόταν κάτω απ’ το ‘Χρυσόψαρο’ το ‘Golden Fish’ και κάτω από το ‘Νεραϊδένιο Κάστρο’ το ‘Fairy Castle’. »417 (La guerre pour les enseignes anglaises, les panneaux anglais des rues, les noms anglais des magasins était entièrement un autre combat. Une guerre pour savoir comment ces inscriptions seront effacées, comment leur langue s’effacera de partout, comment faire perdre tout ce qui faisait penser à eux, les anglais, comment faire apparaitre la mosaïque byzantine -Sainte Marie l’Aggelohtisti- en dessous du badigeon à la chaux et les enseignes intruses. Et rapidement, finalement tout sur l’île respirait la Grèce, chantait la Grèce. Et seulement comme un cauchemar lointain on pourrait lire avec difficulté, au dessous de ‘Hrisopsaro’ le ‘Golden Fish’ et au dessous de ‘Neraïdenio Kastro’ le ‘Fairy Castle’.). De la même façon que les enseignes s’effacent, Durrell voulait effacer les mauvaises mémoires (du passé et du présent), montrer des civilisations ensemble, même si les gens étaient séparés. Vu les faits cités, nous ne voyons pas de raison, ni d’intérêt à participer à cette partie politique du livre. Ayant abandonné cette réalité (qui occupe la grande partie amère des Citrons), nous voulons mettre le doigt sur ce que nous considérons être une vérité derrière la toile chypriote. Pour ainsi faire, nous avons utilisé un commentaire du peintre Pierre Auguste Renoir. Même s’il venait du siècle précédent -et surtout grâce à cela-, il a expliqué sa peinture d’une façon que nous considérons assez éclairante pour une meilleure compréhension des textes de Durrell (qui d’ailleurs avait fait ses propres essais en peinture et avait noté que ce livre était « …a 417 Montis, Portes, op. cit., p. 28 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 170 somewhat impressionistic study of the moods and atmospheres of Cyprus… »418 -…une certaine étude impressionniste des humeurs et de l’atmosphère psychologique de Chypre…-, ainsi que « Le monde égéen attend encore son peintre -attend de toute l’inconsciente pureté de ses lumières et de ses formes celui qui saura réellement s’en éprendre jusqu’à la folie de ses pinceaux gorgés de couleurs. »419). Renoir avait dit : « Συµβαίνει καµιά φορά, καθώς είµαστε βυθισµένοι στη σιωπή, να ακούµε ένα κουδούνι και να έχουµε την αίσθηση ότι ο ήχος του είναι πιο έντονος και διαπεραστικός απ’ ό,τι στην πραγµατικότητα. Έτσι κι εγώ προσπαθώ να κάνω τα χρώµατα να δονούνται τόσο έντονα όσο ο ήχος του κουδουνιού στη σιωπή. »420 (Il arrive parfois, comme nous sommes enfoncés dans le silence, d’entendre une sonnette et d’avoir la sensation que son son est plus intense et pénétrant/éclatant que la réalité. Ainsi, j’essaie de faire vibrer les couleurs aussi intensément que le son de la sonnette dans le silence.). Ce commentaire qui vient d’une historienne d’art grecque, Hryssa Kakatsaki, paru dans un quotidien en Grèce, devient plus complet, et montre l’intérêt pour notre recherche, quelques pages plus tard : « Όταν µαζί µε τον Μονέ, τον Σίσλεϊ και τον Πισαρό ζωγραφίζουν στις όχθες του Σηκουάνα και στο δάσος του Φοντενεµπλό, για να ‘συλλάβουν’ τη φωτεινή εντύπωση και τη διαφάνεια της ατµόσφαιρας και του νερού, θέλουν να αποµακρυνθούν από κάθε συναισθηµατισµό, συγκίνηση ή ηρωισµό που κρυβόταν στο ροµαντισµό και το ρεαλισµό. Θέλουν να παρακάµψουν τον ανεκδοτολογικό χαραχτήρα της τέχνης και να δουν πέρα από κάθε αφηγηµατική σύµβαση. Να ανασυνθέσουν την εικόνα σύµφωνα µε τις αξίες τις οποίες διαθέτει η µοντέρνα συνείδηση. »421 (Quand ils dessinent (Renoir) avec Monet, Sisley et Pissarro aux bords de la Seine et dans la forêt de Fontainebleau, pour ‘capturer’ l’impression lumineuse et la transparence de l’atmosphère et de l’eau, ils veulent s’éloigner de tout le sentimentalisme, l’émotion ou l’héroïsme qui se cache dans le romantisme et le réalisme. Ils veulent contourner le caractère anecdotique de l’art et voir au delà de toute convention narrative. Ils veulent recomposer l’image conformément aux valeurs dont dispose la conscience moderne.). Nous trouvons que cette description précise n’est pas très loin de la façon dont Durrell portraiturait sa lumière et essayait d’approcher la description de sa société (avec comme image pertinente de ce dessin le Carnet Noir). Certainement, il n’y pas de point de comparaison entre L. Durrell (en tant qu’artiste) et Pierre Auguste Renoir, ou d’autres peintres de cette école et d’ailleurs. Cependant, en regardant les textes et les descriptions des 418 Durrell, Bitter, op. cit., p. IX Durrell, Vénus, op. cit., p. 48 420 H. Kakatsaki, «Πιέρ-Ογκίστ Ρενουάρ, Χορεύοντας µε το φως 1841-1919» in : E-Istorika, No 48, 24 août 2006, pp. 10-11 421 Ibid., p. 27 419 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 171 paysages (naturels ou humains) de Larry, nous avons été étonnés par la découverte des éléments correspondent à ce qui vient d’être décrit. Tout d’abord, nous avons aperçu cela sur des toiles de Claude Monet (plus particulièrement sur le Matin sur la Seine, le Bras de Seine près de Giverny, La Seine à Giverny brouillard et Le pont de Waterloo à Londres), puis de Joseph Mallord William Turner et de James McNeill Whistler, et -bien évidement- sur les œuvres de Pierre Auguste Renoir, en particulier sur ceux qui esquissent des personnes. C. Monet, Matin sur la Seine422 C. Monet, La Seine à Giverny brouillard424 C. Monet, Bras de Seine près de Giverny423 C. Monet, Le pont de Waterloo à Londres, détail425 422 « Matin sur la Seine » in : insecula Guide intégral du voyageur, www.insecula.com/oeuvre/photo_ME0000095702.html, 3 août 2006 423 « Turner Whistler Monet » in : Beaux-Arts collection, hors série, séptembre 2004, p. 66 424 « Turner Whistler Monet », op. cit., p. 53 425 Ibid., p. 57 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 172 J. M. W. Turner, La baie d’Uri sur le lac de Lucerne, vue de Brunnen, étude426 J. Mc. N. Whistler, Nocturne en gris et argent427 P. A. Renoir, La danse du Moulin de la Galette428 P. A. Renoir, Les baigneuses, esquisse429 426 Ibid., p. 52 Ibid., pp. 42-43, (Pour des raisons techniques, nous avons été obligés de photographier ces deux pages, action qui a laissé deux reflets du flash au milieu de l’image.) 428 Kakatsaki, Χορεύοντας µε το φως, art. cit., p. 4 429 Kakatsaki, Χορεύοντας µε το φως, art. cit., p. 20 427 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 173 La façon dont la lumière était captée et dont l’espace et ses détails disparaissaient dans la « non-clarté », nous faisait fortement rêver à des scènes de la vie durrellienne, tout particulièrement celle des îles grecques : « The sun had cleared them now and they were taking on that throbbing dark mauve which inhabits the heart of a violet. The trees had turned silver and the slices of corn-land to the east gleamed kingcup-yellow and shone like bugles. I let myself be drawn slowly but surely towards the little mosque, which glittered before me as if carved from rock-salt, but veined by the winter damps in a dozen tones of grey and yellow. The Hodja stood watching me from his balcony with his cat in his arms -a patch of vivid black like a raven’s wing. … We were alone this afternoon, the Hodja and I, with only the sea and sky for company. … Dusk began early on this side of the Gothic range for we lay in shadow while the mid-heaven still blazed with sunligh; it slanted downwards to us, refracted and diffused, pouring down not primary colours but the cool tones which shadows give to olive trees and barren rock, soaking up the light along the peaks like blotting paper. As the sun fell, darker and darker streaks would come to blur visibility with the soft ashen tone of charcoal-crayon rubbed into a drawing by the soft thumb of a draughtsman. »430 (Le soleil les a nettoyés maintenant et ils prenaient cette couleur palpitante du violet foncé qui se trouve dans le cœur d’une violette. Les arbres étaient devenus argentés et les bandes des semailles à l’est brillaient comme des grenouilles jaunes et elles scintillaient comme des brimborions en verre. Je me suis laissé emporter lentement mais sûrement vers la petite mosquée, qui brillait devant moi comme s’il était gravé sur un rocher de sel mais rayé par l’humidité de l’hiver dans environ douze teintes de gris et de jaune. L’imam se tenait debout et me regardait de son balcon avec son chat dans les bras -une bande dans un noir vif comme une aile du corbeau. … Ce soir-là, on était seuls, l’imam et moi, avec la mer et le ciel pour toute compagnie. … Le crépuscule tombait tôt sur ce coté de la crête Gothique car nous avions déjà de l’ombre alors que la méridienne s’enflammait sous le soleil ; il déboulait sur nous et il dispersait des diffractions ombragées, en diffusant non pas des couleurs sans mélange mais des teintes froides que les ombres offrent aux oliviers et au rocher dénudé, en suçant la lumière aux sommets comme du papier buvard. A mesure que le soleil tombait, des bandes encore plus sombres venaient estomper la visibilité avec la teinte de charbon doux du dessin qui se frotte sur un dessin par le pouce doux d’un dessinateur.). Mais, en commençant ce rapprochement des textes de Durrell avec un style (ou une école) de peinture, nous avons finalement atterri 430 Durrell, Bitter, op. cit., pp. 254/255/256 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 174 sur l’un des représentants grecs de cet art, beaucoup moins connu et certainement moins glorieux que ses « confrères » européens, Theophilos. Le fait de retrouver un peintre laïc grec de la fin du 19ème, début du 20ème siècle (il est né en 1867 environ, sur l’île de Lesbos et décédé en 1934 ; il était également connu par E. Teriade, critique d’art et ami d’O. Elytis), dont les œuvres ressemblent aux écrits de Larry, était bien plus étonnant et intéressant. Theophilos était un autodidacte et peignait principalement des fresques (mais aussi des toiles) dans des maisons et des tavernes pour vivre. G. Seféris disait de lui : « Ο Θεόφιλος κατάφερε, όπως έλεγε ο ποιητής Σεφέρης ‘να µας δώσει ένα καινούργιο µάτι, να πλύνει την όρασή µας’ »431, (Theophilos a réussi à nous donner un regard neuf, à laver notre vue.). Il utilisait des scènes de la vie quotidienne comme sujets de représentation et le style de ses dessins ressemblait à une peinture d’enfant très élaborée. Il avait également voyagé et travaillé sur les îles (sur sa terre natale de Lesbos et ailleurs) et il mettait, il exprimait, dans son art le regard sur la vie de gens simples : des paysans, des hommes non instruits, des personnes qui n’avaient pas fait de grands voyages. Et tout cela avec l’utilisation de couleurs et de traits simples et nets. En essayant de faire une description de ce peintre, nous pouvons procéder à l’envers et voir ses fresques à travers le texte durrellien : « Heaven knows how true all this was: but i twas true for them. And the bibliography of Cyprus is so extensive and detailed that the truth must somewhere be on record… That could come later, I felt. I preferred to learn what I could from the lips of these peasants with their curious mediaeval sense of light and shade, and their sharp sense of dramatic values. … Andreas, for example, in describing ancient Cyprus to me produced a home-made imitation of a hippopotamus walking around and browsing in my courtyard which was worthy of Chaplin. »432 (Dieu sait quelle vérité existait dans tout cela : mais pour eux c’était vrai. Et la bibliographie pour la Chypre est tellement vaste et détaillée que la vérité sera écrite quelque part… Mais, ceci serait pour plus tard, pensais-je. Je préférais apprendre tout ce que je pouvais de la bouche de ces paysans avec leur étrange sentiment du moyen âge concernant la lumière et l’ombre et leur sensation très aigüe des valeurs dramatiques. … Andreas, par exemple, en me décrivant la Chypre antique, m’a montré une imitation faite à la main d’un hippopotame qui se promenait et paissait dans ma cour, telle que Charlie Chaplin la trouverait à son goût.). 431 432 «Θεοφίλεια» in : Dimos Iolkou, www.iolkos.gr/theofilia.htm, 24 août 2006 Durrell, Bitter, op. cit., p. 92 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 175 Theophilos, « Ο ποιµήν Αθανάσιος και η γυναίκα του Μαλάµου »433 (Le berger Athanasios et sa femme Malamou) Theophilos, « Το ψάρεµα »434 (La peche) Theophilos, « Ένας δρόµος στην Μυτιλήνη κατά την τουρκική κατοχή, το 1888 »435 (Une rue à Lesbos pendant l’occupation turque, en 1888) Theophilos, « Λυράρης από την Λήµνο » 436 (Joueur de lyre de Limnos) 433 «Ο ποιµήν Αθανάσιος και η γυναίκα του Μαλάµου» in : eikastikon, www.eikastikon.gr/zografiki/theofilos.html, 4 août 2006 434 «Το ψάρεµα» in : Municipality of Petra Lesvos, www.petra.gr/lesvos/theofilos/paint.htm, 4 août 2006 435 «Ένας δρόµος στην Μυτιλήνη κατά την τουρκική κατοχή, το 1888» in : Hellenic Culture, www.culture.gr/4/42/421/42107/42107g/e42107g1.html, 4 août 2006 436 «Λυράρης από την Λήµνο» in : Hellenic Culture, www.culture.gr/4/42/421/42107/42107g/e42107g1.html, 4 août 2006 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 176 Larry, dans ce petit extrait des Citrons acides, montre sa propre fresque, une facette de l’époque de sa maturité littéraire, une lueur de son esprit des lieux, la simplicité et l’introspection, qui prenaient petit à petit place dans son cœur et s’exprimaient dans les détails, « …the green fields about the Theophilos, « Ο Κατσαντώνης στο ρέµα των πέντε πηγαδιών »437 (Katsandonis sur le torrent des cinq puits) village, still spotted with dancing yellow oranges and tangerines, were thick with a treasury of wild flowers… »438 (…les champs verts autour de la petite ville, encore diaprés des oranges et des mandarines jaunes dorées, étaient remplis d’un trésor de fleurs sauvages…). Et il note sa ligne d’écriture, simple et efficace : « Janis had unlocked the rooms where Marie lived and idly I entered them to note how dusty the bookshelves had become, and to tell over the various treasures whose history I knew and which would one day find a place in the great house: the Spanish chest, Moorish lattice, Indian paintings and stuffs, Egyptian and Turkish lanterns, and books everywhere piled up in heaps, the rare companions of a solitude not selfimposed but sought. A mirror and comb from Bali, a Tanagra, an iron statuette of Krishna, a mandala painting -these things had caught the hem of her dress on some speedy emphatic journey across the world and had come here to take up a lodgement in the cool rooms of her house. These are the sort of things which the writer carries about like talismans, to remind him of lost experiences which he must one day re-evoke and refashion in words. »439 (Yannis a déverrouillé les chambres où habitait Marie et je me promenais dedans en observant combien de poussière avaient ramassé les étagères des livres et je regardais les différents trésors dont je connaissais l’histoire et qui allaient trouver leur place dans la grande maison : le bahut espagnol, le treillage mauricien, les peintures indiennes et les tissus, les lanternes égyptiennes et turques, et des livres en pile partout, les compagnons chers d’une solitude non imposée par soi-même. Un miroir et un peigne de Bali, une Tanagraienne, une statuette de Krishna en fer, une peinture de Mandalay -ces choses-ci étaient prises dans l’ourlet de sa robe dans un de ses voyages rapides et impressionnants dans le monde, et elles sont venues là pour 437 «Ο Κατσαντώνης στο ρέµα των πέντε πηγαδιών» in : Wikimedia Foundation, upload.wikimedia.org/wikipedia/el/4/43/Theofilos_01.gif, 4 août 2006 438 Durrell, Bitter, op. cit., p. 22 439 Ibid., pp. 252-253 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 177 trouver leur place dans les chambres fraîches de sa maison. Ce sont de ces choses qu’un écrivain prend avec lui comme des talismans, qui lui font penser aux expériences perdues dont il doit se rappeler à un moment et les remodeler avec des mots.). D’après ces textes, il nous paraît que la lumière du passé, « Des habitudes mortes depuis une demie vie »440 (Durrell en 1957 a 45 ans), toutes les expériences vécues et « enterrées » dans son cœur, n’arrivent plus à être retenues. Elles commencent à lui échapper, comme la lumière qui sort de la percée d’une porte, des volets d’une vieille fenêtre ou de la profondeur de la terre (G. Seféris avait fait une description pareille que nous avons déjà évoquée en fragments mais il nous semble nécessaire de la mentionner ici en entier : « Αδύνατο να ξεχωρίσεις το φως από τη σιωπή, τη σιωπή και το φως από τη γαλήνη. Κάποτε η ακοή άγγιζε έναν κρότο, µια µακρινή φωνή, ένα ψιλό τιτίβισµα. Όµως αυτά ήταν µε κάποιο τρόπο κλεισµένα αλλού, όπως το χτύπηµα της καρδιάς σου που ένιωθες µια στιγµή κι έπειτα το ξεχνούσες. Η θάλασσα δεν είχε επιφάνεια˙ µόνο οι αντικρινοί λόφοι δεν τέλειωναν στη γραµµή της γης αλλά τραβούσαν πέρα κάτω, ξαναρχίζοντας µια πιο θαµπή εικόνα της µορφής τους που έσβηνε απαλά στο βάθος ενός κενού. Αίσθηµα πως υπάρχει µια άλλη πρόσοψη της ζωής. ... Την επιφάνεια την καταλαβαίνεις κοιτάζοντας µακριά τα κουπιά, όταν βουτούσαν µε µια στεγνή αναλαµπή, όπως σπάζει ένα τζάµι στον ήλιο... Αίσθηµα πως αν ανοίξει µια ελάχιστη χαραµάδα σ’ αυτό το κλειστό όραµα, όλα µπορεί ν’ αδειάσουν από τα τέσσερα σηµεία του ορίζοντα και να σ’ αφήσουν γυµνό και µόνο, γυρεύοντας ελεηµοσύνη, τραυλίζοντας λόγια χωρίς ακρίβεια, χωρίς αυτή την καταπληκτική ακρίβεια που είδες. »441, Impossible de distinguer la lumière du silence, le silence et la lumière de la sérénité. Jadis l’ouïe touchait un fracas, une voix lointaine, un maigre gazouillis. Mais ceux-ci étaient d’une certaine façon enfermés ailleurs, comme le battement de ton cœur que tu sentais un instant et qu’ensuite tu oubliais. La mer n’avait pas de surface ; seules les collines d’en face ne finissaient pas à la ligne de la terre mais allaient loin là bas, en recommençant une plus pâle image de leur forme qui s’éteignait doucement dans la profondeur d’un vide. Sensation qu’une autre façade de la vie existe. … Tu comprends la surface en regardant les rames au loin, quand elles plongeaient avec une flambée sèche, comme se brise une vitre au soleil … Sensation que si la moindre percée s’ouvre dans cette vision fermée, tout peut se vider des quatre points de l’horizon et te laisser nu et seul, cherchant l’aumône, bégayant des paroles sans précision, sans cette époustouflante précision que tu as vu.-). Il veut garder « …ses 440 441 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 37 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 317 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 178 calmes comme des larmes retenues »442, mais ce n’est plus possible, quelque chose le dépasse et va lui échapper, quelque chose va déferler, l’éruption de « La beauté, les ténèbres, la véhémence »443. De la même façon que dans Cefalû (The Dark Labyrinth) chacun des héros, enfermé dans le labyrinthe du minotaure, creuse dans l’inconnu -ou dans la masse des êtres humains, autrement dit- son propre chemin vers le bonheur ou le salut, dans les Citrons acides, Melis, la personne qui, pendant les travaux de restauration de la demeure de Durrell, creusait la terre pour créer une fosse dans le jardin, ne voulait pas sortir de ce trou. Il restait là, dans son petit labyrinthe, et il était prêt à s’acheminer vers son propre bonheur : « ‘My father will not come up. He says he is going through to Australia. He is tired of life in Bellapaix.’ We tried to interrogate the darkness of the pit but only a confused series of sounds emerged, composed of snatches of song, belches, and some unhappy oaths. ‘Honey,’ I shouted, ‘it is evening. Come up.’ He groaned dramatically and shouted: ‘Leave me to my darkness. I shall die here -or else emerge in Australia to start a new life. A new life!’ »444 (« Mon père -Melis, un prénom qui signifie celui qui est du miel et qui ne s’accorde pas tellement avec son métier, fossoyeur- ne montera pas. Il dit que, de là, il ira tout droit en Australie. Il en a assez de la vie à Belapais. ». Nous avons essayé d’interroger les ténèbres de la fosse, mais de là ne sortaient que quelques sons confus, composés par des miettes de chanson, des rots et quelques injures. « Meli, » j’ai crié, « il fait nuit. Monte. ». Il a gémi dramatiquement et a crié : « Laisse-moi dans mes ténèbres. Je vais mourir ici -ou je sortirai de l’autre côté en Australie pour commencer une nouvelle vie. Une nouvelle vie !’ ».). Nous considérons cette histoire avec le fossoyeur comme réelle et non exagérée, mais nous pensons également que sa place dans le livre, ou plutôt la description détaillée de cette partie des travaux dans la maison de Durrell, n’est pas dûe au hasard. Selon notre regard, Lawrence voulait ouvrir un petit trou et permettre ainsi de faire sortir sa propre lumière, sa propre Australie, sa propre île géante, qui l’éloignerait de son passé non « îslique » et il a saisi cette occasion. Nous pouvons certainement dire que ce texte n’est probablement rien de plus qu’un petit morceau de tout un paysage, une histoire amusante de la vie quotidienne. Mais avec Durrell, nous nous sommes habitués à voir glisser dans ses pages de petites images inoffensives qui en réalité pèsent bien plus. Même si les deux pages du livre consacrées à cet événement peuvent paraître logiques (il est en train de parler de ses travaux), il y a une autre ressemblance qui a suscité notre curiosité. Nous nous trouvons devant une scène qui (selon 442 Durrell, Poèmes, op. cit., p. 37 Ibid. 444 Durrell, Bitter, op. cit., p. 112 443 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 179 une analyse précédente) se révèle presque identique à une image utilisée dans le Quatuor d’Alexandrie (l’œuvre qui à cette époque se formait dans son esprit et s’esquissait sur ses papiers). Il s’agit du rapprochement entre la scène des miroirs du Quatuor et la scène de l’Odyssée où Ulysse avait commencé sa descente vers les ténèbres. Un archéologue avait parlé d’un système de poulies et miroirs dans une grotte dans l’ouest continental de la Grèce, nommée l’Oracle des Morts, qui pourrait -en utilisant la lumière- créer une multiple image des figures et des ombres. Nous nous retrouvons de nouveau devant une situation similaire. Notre Melis, le « porte parole » des morts, était sorti de sa propre grotte, « de son lieu de mort », avec un système de poulies. Durrell fait sortir « la mort » de son trou, « Meanwhile I got one of the brawnier workmen to stand by with me for the resurrection. »445 (Entretemps j’ai appelé l’un des ouvriers le plus fort pour m’aider à la résurrection. ». Si nous ajoutons à ces deux scènes le poème d’un autre Ulysse, Odysseas Elytis, son Chant héroïque et funèbre pour le sous-lieutenant perdu en Albanie, nous pouvons imaginer un Durrell qui se jette contre son vieil ennemi, la mort du Carnet noir, pour le vaincre avec sa « sainteté », avec ses livres et textes sacrés : « Ποιος θ’ ανεβεί στο µυθικό και µαύρο ερηµονήσι Για ν’ ασπαστεί τα βότσαλα, Και ποιος θα κοιµηθεί Για να περάσει από τους Ευβοϊκούς του ονείρου Νά ‘βρει καινούρια χέρια, πόδια, µάτια, Αίµα και λαλιά, Να ξαναστυλωθεί στα µαρµαρένια αλώνια Και να ριχτεί-αχ τούτη τη φορά!Και να ριχτεί του Χάρου µε την αγιοσύνη του! »446, (Qui montera sur l’île noire déserte et mythique Pour embrasser les cailloux, 445 446 Durrell, Bitter, op. cit., p. 114 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 110 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 180 et qui dormira pour passer des Eubéiques de rêve pour trouver de nouvelles mains, jambes, yeux, sang et voix, s’étayer sur les granges de marbre et se jeter -ah, cette fois-ci !et se jeter à Charon avec sa sainteté !). Le « poète de la mer Egée », un des surnoms d’O. Elytis, avec sa simplicité et son amour pour la mer, s’aligne avec notre auteur (bien que, une fois de plus, nous n’allons pas faire une comparaison entre un poète qui avait gagné le prix Nobel de littérature en 1979 et notre écrivain) et exprime des choses que nous croyons présentes dans la pensée durrellienne. Il est intéressant de noter qu’O. Elytis a fait également la connaissance de K. G. Katsimbalis, ami proche de L. Durrell, à une période culminante de sa création artistique. Cet amalgame de textes évoque une autre image qui ferme notre cercle, ou plutôt notre fosse ! Il nous fait penser à l’une des chansons populaires dont le héros porte le nom de Digenis Akritas, une chanson que Durrell pourrait bien avoir lu dans son « …little volume of Greek folk-songs… »447 (…petit volume avec les chansons populaires grecques…). Digenis est le pair de Beowolf, de Siegfried ou de Roland, dans le sens où il s’agissait d’un chevalier de l’empire byzantin qui défendait les frontières contre les sarrasins et autres ennemis. Digenis n’avait jamais été vaincu par aucun être vivant. Il n’y avait que Charon, la mort en personne, qui a pu l’atteindre après un long et difficile duel. Selon l’une des versions de sa disparition, il est écrit que Digenis a affronté le grand fossoyeur sur des granges de marbre et il s’est « jeter avec sa sainteté contre Charon »448, pour perdre à la fin : « ‘...Τώρα είδα έναν ξιπόλητο και λαµπροφορεµένο, που ‘χει του ρίσου τα πλουµιά, της αστραπής τα µάτια, µε κράζει να παλέψουµε σε µαρµαρένια αλώνια, 447 448 Durrell, Bitter, op. cit., p. 12 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 110 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 181 κι όποιος νικήσει από τους δυο να παίρνει την ψυχή του’. Κι επήγαν και παλέψανε στα µαρµαρένια αλώνια, κι όθε χτυπάει ο ∆ιγενής, το αίµα αυλάκι κάνει, κι όθε χτυπάει ο Χάροντας, το αίµα τράφο κάνει. »449, (« Maintenant j’ai vu un déchaussé et vêtu brillamment, qui a les enjolivements de risos -un oiseau-, les yeux de l’éclair, il me crie de lutter sur des granges de marbre, et celui des deux qui gagnera prendra son âme -de l’autre-. ». Et ils sont allés et ils ont lutté sur les granges de marbre, et là où frappe Digenis, le sang fait une auge, et là où frappe Charon, le sang fait une fosse.). Mais ce qui rend l’ensemble intéressant est le fait que ce duel a eu lieu à Chypre ! Et nous revoilà donc chez Durrell, qui parle dans son livre du chef secret de la résistancerébellion des jeunes chypriotes, lequel signait en tant que « Digenis ». Après tout son effort, Durrell était vaincu par les événements (et obligé de quitter l’île). Et il a fini ses Citrons ainsi : « ‘Even Dighenis,’ he said thoughtfully, ‘they say he himself is very pro-British.’ It was one of those Greek conversations which carry with them a hallucinating surrealist flavour -in the last two years I had endured several hundred of them. ‘Yes,’ he continued in the slow assured tones of a village wiseacre, ‘yes, even Dighenis, though he fights the British, really loves them. But he will have to go on killing them -with regret, even with affection.’ »450 (« Même Digenis », il a dit en réflexion, « il est dit que lui-même aime les anglais ». C’était une de ces discussions grecques qui ont un goût hallucinant surréaliste -et que j’ai subi 449 450 «Ο θάνατος του ∆ιγενή» in : www.strofi.com, www.strofi.com/dhmotika/thdigeni.html, 20 août 2006 Durrell, Bitter, op. cit., pp. 270-271 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 182 plusieurs fois, ces deux dernières années. « Oui » il a continué avec le ton lent et certain du paysan simple, « oui, même Digenis, même s’il combat les anglais, il les aime. Mais il continuera à les tuer -avec beaucoup de regret, et de l’amour ».). Sur ce point, après ce petit cercle funeste que nous avons tracé sur l’île, il nous est impossible d’éviter une autre image qui nous vient à l’esprit. Il s’agit de nouveau d’une peinture, une œuvre que Durrell connaissait très probablement : L’île des morts (Die Toteninsel) d’Arnold Böcklin. Après un commentaire de J. S. Goulianos sur les intentions de Durrell, nous apprenons que « On Cyprus, Durrell, now an older man, saw his island as a place in which to die. He came to it like a man near death, who returns to his beloved homeland. »451 (A Chypre, Durrell, qui était maintenant un homme plus âgé, a vu son île comme un lieu où il peut mourir. Il est venu à elle comme un homme proche de la mort, qui rentre dans son pays natal bien aimé.). Nous pouvons dire que cette île de joie et de lumière (telle qu’était Chypre pour le cœur de Larry) prend une teinte plutôt obscure. A ce moment là, le vieux fantôme de sa vie, la mort -cette toile suspendue dans une petite chambre de sa tête (sensation qui selon nous est due aux événements)- montre ses couleurs et cette œuvre de Böcklin devient assez représentative de son état global. Nous voulons laisser de côté cette perspective pour essayer un rapprochement entre le poète de la mer Egée et l’auteur de la soif azure (Blue Thirst, un livre créé en 1975, bien après le séjour de Durrell à Chypre), afin de montrer que ce sont les mêmes éléments du paysage qui ont conduit ces deux auteurs à leur maturité. Dans une des pages de sa soif, Durrell, en se référant au paysage grec, parlait de A. Böcklin, Die Toteninsel, (L’île des morts, 1ère version)452 « …the sense of something really outside yourself that belongs to the place that seizes you. »453 (…la sensation de quelque chose qui est vraiment en dehors de toi et qui appartient au lieu et qui te saisit.). Ainsi, nous voulons nous pencher et « …listen for a while to the oldest sound in European history, the sighing of the waves as they thickened into roundels of 451 Goulianos, Landscape, op. cit., p. 132 « Die Toteninsel » in : amweb.free.fr/lovart, amweb.free.fr/lovart/mercure.htm, 22 août 2006 453 Durrell, Thirst, op. cit., p. 31 452 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 183 foam and hissed upon that carpet of discoloured sand. »454 (…entendre pour un moment le son le plus ancien dans l’histoire Européenne, le gémissement des vagues quand elles se roulent en volutes moutonnées et sifflent sur le tapis du sable fadasse.), voir ce que nous avons déclaré comme une essence de ce livre, l’éruption de la maturité artistique de Larry. Dans ce sens, une description de Durrell nous a bien intéressé. Il s’agit d’une narration qui allait bien plus loin que les premières grandes impressions de joie à se trouver dans un milieu grec et de l’amertume des tristes événements politiques. Pour mieux la voir, nous voulons la citer. Au commencement de son livre, Larry donne un texte décrivant les choses qui lui avaient manqué : « ‘What is that place?’ I asked him, … ‘Amathus’ … I left him whistling tunelessly as I climbed a little way up the bluff towards the site of the temple. The position of the acropolis is admirably chosen, standing as it does above the road at the very point where it turns inland from the sea. … From the summit the eye can travel along the kindlier green of a coast tricked out in vineyards and fading away towards the Cape of Cats and the Curium. Here and there the great coarse net of the carob tree -a stranger to me. … My driver was seated disconsolately by the roadside, but his whole manner had changed. I was at a loss to explain his smiling face until I saw that he had unearthed my little volume of Greek folk-songs from among the newspapers I had left on the back seat. The change in him was quite remarkable. He suddenly turned into a well-educated and not unhandsome young man, full of an amiable politeness. … It was at this point that Coeur de Lion actually landed (he was wrong). ‘I know this from my brother, who works in the Museum,’ he added. As for Amathus, it was up there that Pygmalion … He plunged once more into the boot of the car and emerged with a bottle of ouzo and a lenght of yellow hosepipe which I recognized as dried octopus. We sat beside the road in the thin spring sunshine and shared a stirrup cup and a meze while he told me, not only all he knew about Amathous, but all about himself and his family with an attention to detail which would have been less wearying perhaps were I planning a novel. … ; but the excellent ouzo and his general affability transformed the journey -freeing me at a stroke from my irritation and enabling me to look about me with a fresh eye. »455 (« Qu’est-ce que ce lieu ? » ai-je demandé au conducteur, … « Amathous » … Je l’ai laissé siffler en dissonance comme je grimpais le côteau vers le site du temple. La position de l’Acropole est choisie merveilleusement, de façon qu’elle s’élève au dessus de la rue, exactement au point où elle tourne de la mer vers l’arrière pays. … Du sommet, le regard 454 455 Durrell, Bitter, op. cit., p. 178 Ibid., pp. 11-13 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 184 peut voyager tout au long d’une côte verte assez tempérée dans un décor de vignes qui s’éteint petit à petit vers le Cap Gati et le Kourion. De temps en temps, le grand et brusque filet des caroubiers -inconnus pour moi. … Mon chauffeur était assis inconsolable au bout de la rue, mais ses manières ont maintenant complètement changé. Je ne pouvais pas expliquer son visage souriant, pourtant j’ai vu qu’il avait déterré mon petit volume avec les chansons populaires grecques parmi les journaux que j’avais laissé sur le siège arrière. Son changement était tout à fait étonnant. Il s’était soudainement transformé en un jeune homme bien élevé et assez sympathique, plein de gentillesse amicale. … Il en était au point où Leontothymos (Cœur de Lion) avait débarqué (il avait tort). « Je le sais par mon frère qui travaille maintenant au Musée » a-t-il ajouté. En ce qui concerne Amathouda, c’était ici que Pygmalion… Il s’est plongé une fois de plus dans le coffre de sa voiture et en est sorti avec une bouteille d’ouzo et un morceau de boyau jaune que j’ai reconnu comme de la pieuvre séchée. On s’est assis au bout de la rue sous le soleil de printemps et on a bu un verre avec du mezze alors qu’il me racontait non seulement tout ce qu’il connaissait sur Amathouda, mais aussi tout ce qui le concernait lui et sa famille avec un souci du détail qui n’aurait pas été fatigant si j’avais planifié d’écrire un roman. … ; mais l’excellent ouzo et toute son obligeance ont transformé le voyage -en me libérant d’un seul coup de mon énervement et en m’aidant à regarder autour de moi avec un regard nouveau.). A la fin du livre, un autre texte parlait de choses qui l’avaient agacé et l’ont rendu triste : « Once he said with a regretful sigh: ‘Ach, neighbour, we were happy enough before these things happened.’ And raising his glass added: ‘That we pass beyond them.’ We drank to the idea of a peaceful Cyprus -an idea which day by day receded like a mirage before a thirsty man. … In the whipping rain upon the blank promontory where Marie’s half-finished house stood, I walked by the thundering sea … It was time to leave Cyprus, I knew, for most of the swallows had gone, and the new times with their harsher climates were not ours to endure. »456 (Un moment, il a dit en soupirant : « Ah, voisin, on était si bien avant tout cela. ». Et en levant son verre il a ajouté. « J’espère qu’on les surmontera. ». On a bu à l’idée d’une Chypre pacifique -une idée qui jour après jour se retire comme un mirage devant un assoiffé. … Avec la pluie flagellant sur ce cap nu où se trouvait la maison à moitié finie de Marie, je marchais à coté de la mer agitée … Il était temps d’abandonner Chypre, je le savais, car la plupart des hirondelles étaient parties, et ces temps nouveaux, avec le climat plus dur, on ne pourrait pas le supporter.). 456 Durrell, Bitter, op. cit., pp. 218/228 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 185 Parmi ces deux extraits, il y a un autre texte, un autre « citron », beaucoup plus attirant et brillant sous ses couleurs bleues et dorées, beaucoup plus « mature ». Larry dans son chapitre intitulé « Point of no return » (Le point de non retour) marque : « In the fragile membranes of light which separate like yolks upon the cold meniscus of the sea when the first rays of the sun come through, the bay looked haunted by the desolate and meaningless centuries which had passed over it since first the foam-boarn miracle occured. With the same obsessive rhythms it beat and beat again on that soft eroded point with its charred-looking sand: it had gone on from the beginning, never losing momentum, never hurrying, reaching out and subsiding with a sigh. We walked down towards the water together in silence, and were abruptly halted by a sight which, though unremarkable enough in itself, somehow acquired a legendary quality, enacted as it was upon that deserted strip of sand, which still echoed, as it were, in our ears with all the vibrations of a forgotten music. A sea-turtle lay dead upon the beach (some disturbing memory here -was it Orpheus lyre?)… »457 (Dans les membranes fragiles de la lumière, qui se séparent comme des crocus sur le ménisque froid de la mer quand les premiers rayons du soleil passent à travers elles, le havre apparaissait hanté par les siècles incolores et insignifiants qui ont passé sur lui, depuis le moment où est arrivé pour la première fois le miracle de la naissance écumée. Avec toujours les mêmes rythmes persistants il frémit encore et encore sur moi, sur ce cap légèrement gelé, avec le sable qui ressemble au poussier ; il était comme ça dès le début, sans jamais perdre son élan, sans jamais se précipiter, en s’étalant et en rentrant en arrière en un soupir. Nous sommes descendus ensemble vers la mer, silencieux, et soudainement nous nous sommes arrêtés pour un spectacle qui, même s’il n’avait pas une grande importance en soi, semblait prendre une qualité mythique, dans la mesure où il se déroulait sur cette bande de sable déserte, qui résonnait encore à nos oreilles avec toutes les pulsations d’une musique oubliée. Une tortue de mer, morte, reposait au bord de la mer (une mémoire voilée ici -pourrait-elle être la lyre d’Orphée ?)…). Cette image lyrique, qui combine une peinture basée sur les impressions et où la mort sur une île devient une partie résonante de joie de la vie (une guitare !), nous est familière non pas parce que nous l’avons vue ou vécue, mais grâce à d’autres textes bleus et dorés en langue grecque. Elytis avait parlé de la même façon, lui aussi avait vu les « …membranes fragiles de la lumière qui se séparent comme des crocus sur le ménisque froid de la mer quand les premiers rayons du soleil passent à travers elles… »458, même si ses mots ou ses formes ne sont pas identiques : « Je ne parle pas de la capacité commune et naturelle de 457 458 Durrell, Bitter, op. cit., pp. 178-179 Ibid., p. 178 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 186 percevoir les objets en tous leurs détails, mais du pouvoir de la métaphore de n’en retenir que leur essence, et de les porter à un tel état de pureté que leur signification métaphysique apparaît comme une révélation. »459. Nous comparons la maturité artistique de Durrell avec les poèmes certainement « bien mûris » sous le soleil d’Elytis ? Oui, car tous les deux ont un point commun que nous avons signalé auparavant : cette simplicité donnée par la lumière et la mer. O. Elytis voulait « parler simplement ». Il est expliqué que G. Seféris et K. Cavafy ont créé leurs univers poétiques en utilisant 3.500 mots. Elytis avait utilisé presque 8.000 mots pour bâtir son monde avec une simplicité accablante, que des mots simples, rien qui ne pesait plus que l’autre, comme le langage des villageois, comme les discussions de nos habitants de l’île que nous avons rencontrés parmi tant de romans. Nous avons trouvé ces mêmes couleurs simples, signes de maturité, dans les innombrables descriptions de Larry. Certes, nous n’avons pas compté le nombre de mots et images, ce ne serait pas d’une grande importance. Mais dans le paysage durrellien, nous ressentons vibrer cette même lumière, nous touchons la même mer du « poète d’Egée » : des membranes fragiles d’un temps de tristesse, des siècles incolores, la naissance et la vie à travers l’écume, la musique et son chant de deuil pour les années passées, constituant la maturité. Ce « citron » du milieu que nous avons cité nous fait penser -une fois de plus- à L’île des morts de Böcklin avec sa tristesse latente, mais nous rappelle également au moins trois poèmes d’Elytis. En attrapant la membrane pour commencer, nous nous sommes trouvés devant un autre voyageur « membrané », O glaros (la mouette). Ce texte en vers, qui est souvent utilisé dans des livres pour enfants, pourrait tenir comme un résumé fort complet de tous les Citrons acides : « Στο κύµα πάει να κοιµηθεί δεν έχει τι να φοβηθεί Μήνας µπαίνει µήνας βγαίνει γλάρος είναι και πηγαίνει. 459 Elytis, Prix Nobel, art. cit. Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 187 Από πόλεµο δεν ξέρει ούτε τι θα πει µαχαίρι Ο Θεός του ’δωκε φύκια και χρωµατιστά χαλίκια. Αχ αλί κι αλίµονό µας µες στον κόσµο το δικό µας ∆ε µυρίζουνε τα φύκια δε γυαλίζουν τα χαλίκια Χίλιοι δυο παραφυλάνε σε κοιτάν και δε µιλάνε Είσαι σήµερα µονάρχης κι ώσαµ’ αύριο δεν υπάρχεις. »460, (Sur la vague il va dormir il n’a rien à craindre Mois arrive mois passe il est une mouette et il va Il ne connaît pas la guerre ni ce que signifie couteau 460 Elytis, Ποίηση, op. cit., pp. 283-284 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 188 Dieu lui a donné des algues Et des cailloux colorés Ah las et hélas à nous dans notre monde Les algues ne sentent pas les cailloux ne brillent pas Mille et deux guettent ils te regardent et ils ne parlent pas Aujourd’hui tu es un monarque et d’ici demain tu n’existes pas.). Notre ami ailé « …ne connaît pas la guerre… » et ses « …cailloux colorés… » s’alignent bien avec le désir d’une insouciance que Durrell regrette avoir perdue : « We walked down towards the water together … as it was upon that deserted strip of sand, which still echoed, as it were, in our ears with all the vibrations of a forgotten music. »461 (Nous sommes descendus ensemble vers la mer, … à la mesure que se déroulait cette bande de sable déserte, qui résonnait encore à nos oreilles avec toutes les pulsations d’une musique oubliée.). Si cette première toile d’Elytis reste quelque peu vague (nous pensons qu’elle résonne plus pour la personne qui a lu les Citrons acides dans la traduction grecque qui montre bien une équivalence du vocabulaire que dans la version originale), nous allons avancer vers un autre poème qui nous a également rappelé le texte de Durrell et surtout le sentiment de la désolation et le plaisir de la beauté simple, To fotodendro, l’arbre de lumière. Ce texte nous a montré les symboles, les images communes que Durrell et Elytis avaient repérées et la maturité que le soleil a accordé à nos deux poètes. Ceci n’est peut-être pas 461 Durrell, Bitter, op. cit., p. 179 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 189 étonnant entre deux créateurs d’images. Mais, ce qui suscite une certaine curiosité, est le fait que le Fotodendro, cet arbre de lumière (ainsi que la Chypre durrellienne), peut colorer complémentairement L’île des morts. Nous découvrons que chez Böcklin, l’arbre de lumière est remplacé par des édifices de lumière. Ces bâtiments pourraient être l’image des poèmes d’Elytis, si nous prenons en considération le commentaire du poète : « Ce qui m’intéressait, obscurément au début, puis de plus en plus consciemment, c’était l’édification du matériau selon un mode architectural chaque fois différent. »462. Dans cette dynamique étrange, voilà l’image lumineuse : « Τώρα στο µακρινό νησί κανένα σπίτι δεν υπήρχε πια µόνο αν φυσούσε από νοτιά στη θέση του έβλεπες ένα µοναστήρι που ψηλά το συνέχιζαν τα σύννεφα και από κάτω στα ύφαλα γλουπακώντας τα πρασινωπά νερά του ‘γλειφαν τα τοιχία µε τις βαριές µεγάλες σιδερόπορτες Έφερνα γύρους κι έβγαζα φως κοκκινωπό από το να ‘χω παιδευτεί και από το να ‘µαι µόνος »463, (…Maintenant sur l’île lointaine aucune maison n’existe plus uniquement quand il -le vent- soufflait du sud à la place où tu voyais un monastère qui se continuait vers le haut par les nuages et en bas sur les récifs en clapotant les eaux vertes léchaient les murets avec les grands portes en fer 462 463 Elytis, Prix Nobel, art. cit. Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 221 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 190 Je tournais en rond et je dégageais de la lumière rougeâtre -à force- d’être tourmenté et d’être seul…). Le point commun reste pour nous cette même désolation, cette « île lointaine » qui permet la sortie de la lumière, de la création, même s’il est « rougeâtre » du sang, de la douleur, des médailles accordées à ceux qui ont passé de cette mer azur. Nous ne croyons pas nécessaire de rappeler que Durrell était (sans sa fille et son épouse) vraiment seul et chagriné, mais nous pensons qu’un autre extrait amer sera aussi approprié. Il s’agit du moment où il quitte sa maison pour sortir « de la lumière rougeâtre … tourmenté et … seul » : « I found the old wicker basket which had accompanied me on all my journeys in Cyprus. It was full of fragments collected by my daughter, buried in a pocketful of sand which leaked slowly through the wicker mesh. I turned the whole thing out on to a sheet of newspaper, mentally recalling as I turned over the fragments in curious fingers where each had been acquired: Roman glass, blue and vitreous as the summer sea in deep places; handles of amphorae from Salamis with the hallmark thumb-printed in the soft clay; tiles from the floor of the villa near Paphos; verdeantico fragments; Venus ear seashells; a Victorian penny; fragments of yellow mosaic from some Byzantine church; purple murex; desiccated sea-urchins and white chalk squid-bones; a tibia; fragments of a bird’s egg; a green stone against the evil eye… All in all a sort of record of our stay in Cyprus. ‘Xenu, throw all this away,’ I said. »464 (J’ai trouvé le petit panier en paille qui m’avait accompagné dans tous mes voyages à Chypre. Il était rempli avec des petits morceaux que ma fille avait ramassés, enterrés dans une poignée de sable qui s’échappait lentement à travers le tissu en paille. J’ai tout vidé sur un journal, en me souvenant pendant que je le retournais, des doigts étranges qui avaient ramassé chacun de ces morceaux : des carreaux d’une mosaïque romaine, azurs et vitreux comme une mer d’été de grande profondeur, des anses d’amphores de Salamina avec la marque du pouce sur l’argile tendre, des carreaux en tuile du sol de la villa près de Paphos, des morceaux aplatis, des crustacés connus sous le nom des oreilles d’Aphrodite, une plume victorienne, des morceaux d’une mosaïque jaune d’une église byzantine, des purpurins de la mer, des oursins secs et des os de seiches blanches comme de la craie, une flûte, des morceaux de la coquille de l’œuf d’un oiseau, une pierre verte contre le mauvais œil… Tous comme un genre de chronique de notre séjour en Chypre. « Ksenou, jette tout » ai-je dit.). 464 Durrell, Bitter, op. cit., p. 268 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 191 Nous croyons nécessaire, tant que nous restons dans cette dynamique de lumière et des édifices, de citer un commentaire de Jean Cocteau, tel qu’il a été publié dans un quotidien grec. Il nous semble que son point éclaircit mieux l’aspect qu’Elytis et Durrell avaient sur les lieux, la façon dont les lieux les avaient guidés à amasser dans leur « petit panier en paille » le sable de leur mosaïque. Le texte vient Ερεχθείο, Erechthéion465 d’un livre de Cocteau mais il nous paraît intéressant de noter que ce soit cet extrait en particulier qui ait été traduit : « Από κείνη τη µεριά, µέσ’ από τους αγκώνες (των Καρυάτιδων) και σχεδόν µε τον ίδιο τρόπο που είχα την τύχη να δω τον Παρθενώνα µικροσκοπικό, θα δω αποσπασµατικά τον µεγάλο διαφανή όγκο των κολόνων του που αναπνέουν και των αετωµάτων του. Θα ξανάρθω, θα ανέβω τα σκαλοπάτια του, θα αγγίξω τις ρωγµές στις κολώνες του, τους µηχανισµούς και τα γρανάζια αυτής της λεπτεπίλεπτης µηχανής που υφαίνει έναν χρόνο µοναδικής ουσίας και ξετυλίγει τη διάρκεια σ’ έναν ρυθµό που δεν µοιάζει στον συνηθισµένο ρυθµό του ξετυλίγµατος της. Και θα ακολουθήσω τον ήλιο που βαδίζει µέσα στο µάρµαρο, το διαπερνά, σκιάζει τις φλέβες του και τον ήλιο που λούζει εντυπωσιακά τον ναό, αφαιρεί τη γυαλάδα από τις ψεύτικες κολόνες και γυαλίζει τις αληθινές, και τον συσσωρευµένο ανά τους αιώνες ήλιο που το µάρµαρο εκπέµπει ακόµα, και όλα τα παιχνίδια του φωτός πάνω σ’ αυτό το οικοδόµηµα, που είναι πιο ευαίσθητο από έναν σαρκικό κολοσσό και πιο διάφανο από το κρύσταλλο. »466 (De ce côté, à travers les coudes des Caryatides- et presque de la même façon que j’ai eu la chance de voir le Parthénon minuscule, je verrai fragmentairement le grand volume transparent de ses colonnes qui respirent et de ses frontons. Je reviendrai, je monterai ses escaliers, je toucherai les craquelures de ses colonnes, les mécanismes et les engrenages de cette machine délicate qui tisse un temps d’une essence unique et déroule la continuité à un rythme qui ne ressemble pas à un rythme de déroulement habituel. Et je suivrai le soleil qui marche dans le marbre, le transperce, ombrage ses veines et le soleil qui baigne le temple de façon impressionnante, il supprime la brillance des fausses colonnes et il lustre les authentiques et le soleil accumulé à 465 Collection personnelle, août 2005 A. Vistonitis, «Το καλειδοσκόπιο του κόσµου, Στα ίχνη του Φιλέα Φογκ ο Ζαν Κοκτώ µας ταξιδεύει σε τέσσερις ηπείρους, την άνοιξη του 1936» in : Vivlia-To Vima, 3 septembre 2006, p. 45 466 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 192 travers les siècles que le marbre continue à émettre et tous les jeux de la lumière sur cet édifice, plus sensible qu’un colosse en chair et plus transparent que le cristal.). Un troisième point qui a guidé notre pensée, est le poème To monogramma (le monogramme). Une fois de plus, il ne faudrait pas faire une comparaison mot à mot mais plutôt avoir le regard d’un peintre et voir les impressions que laisse le tableau. Il faut voir la thématique et apprécier comment ces mêmes éléments ont généré chez deux hommes complètement différents une lumière qui a brûlé le canevas de leur objectif, une mer qui a éteint le feu pour laisser le « poussier »467 : « Πενθώ τον ήλιο και πενθώ τα χρόνια που έρχονται Χωρίς εµάς και τραγουδώ τ’ άλλα που πέρασαν Εάν είναι αλήθεια Μιληµένα τα σώµατα και οι βάρκες που έκρουσαν γλυκά Οι κιθάρες που αναβόσβησαν κάτω από τα νερά Τα ‘πίστεψέ µε’ και τα ‘µη’ Μια στον αέρα, µια στη µουσική… »468, (Je déplore le soleil et je déplore les années qui viennent Sans nous et je chante les autres qui sont passées S’il est vrai Ils ont été parlés les corps et les barques qui ont brimbalé doucement Les guitares qui ont clignoté sous les eaux Les « crois-moi » et les « non » 467 468 Durrell, Bitter, op. cit., p. 179 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 253 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 193 Une -fois- en l’air, une -fois- à la musique…). Arturo Toscanini disait des « grands maestros » : « The conductor must not create, he must achieve. »469 (Le chef d’orchestre ne doit pas créer, il doit effectuer/atteindre). Si dans le grand orchestre de la terre et de la mer, Elytis et Durrell ont vu leur propre personne comme des chefs, ils nous font bien sentir leur cadence. Durrell voyait « Here and there through the green one … a glint of the sea, or a corner of the Abbey silhouetted against it. »470 (Ici et là, à travers la verdure, … un morceau de mer, ou un coin du Monastère qui projette sa silhouette au dessus d’elle.). Elytis chantait l’ « …île lointaine (où) aucune maison n’existait plus Uniquement quand il -le vent- soufflait du sud à la place où tu voyais un monastère… »471. Chez Durrell, cette même maison n’existait plus, ou plutôt elle était devenue « …the sort of things which the writer carries about like talismans, to remind him of lost experiences which he must one day re-evoke and refashion in words. »472 (…de ces choses qu’un écrivain prend avec lui comme des talismans, qui lui rappellent les expériences perdues qu’un jour il doit évoquer et remodeler avec des mots.). Chez Elytis un acte, « Να φωτογραφίζεις αν γίνεται τη στεναχώρια σου την ώρα που περνάει το τρένο κι αστραποβολούν τα παραθυράκια της. »473 (De photographier si possible ton affliction l’heure qui passe le train et que ses petits fenêtres flamboient.). Mais pour tous les deux, l’amour vivait et continuerait à vivre, malgré les voyages et le plaisir lointains : « ‘Σ’ όλους τους τόπους κι αν γυρνώ µόνον ετούτον αγαπώ!’ Από τη µέση του εγκρεµού στη µέση του αλλού πελάγου κόκκινα κίτρινα σπαρτά 469 P. Rosen, Toscanini : The Maestro, DVD, RCA Red Seal Legendary Visions, Sony BMG Music Entertainment, 9 mars 2004 470 Durrell, Bitter, op. cit., p. 50 471 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 221 472 Durrell, Bitter, op. cit., p. 253 473 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 628 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 194 νερά πράσινα κι άπατα ‘Σ’ όλους τους τόπους κι αν γυρνώ µόνον ετούτον αγαπώ!’ »474, (« Même si je tourne dans tous les lieux je n’aime que celui-ci ! » Du milieu du précipice au milieu de l’autre haute mer des semailles rouge jaunes des eaux vertes et insondables « Même si je tourne dans tous les lieux je n’aime que celui-ci ! ».). Tel était Le Soleil d’Elytis, et les Citrons de Durrell. Vers la fin de son livre, Durrell nous a laissé une explication possible de son titre : « The sun was approaching mid-heaven and the great lion pads of rock among the foothills were already throwing forward their reflections of shadow. Panos put away his spectacles and fell to cutting up the coarse brown loaf, saying as he did so: ‘On days like this, in places like these, what does it all matter? Nationality, language, race? These are the invention of the big nations. Look below you and repeat the names of all the kings who have reigned over the kingdoms of Cyprus; of all the conquerors who have set foot here -even the few of whom 474 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 237 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 195 written records exist! What does it matter that we are now alive, and they are dead -we have been pushed forward to take our place in the limelight for a moment, to enjoy these flowers and this spring breeze which… am I imagining it?… tastes of lemons, of lemonblossom.’ »475 (Le soleil approchait de son apogée et les grandes traces léonines de la roche parmi les montagnes projetaient déjà leur forme d’ombre. Panos a enlevé ses lunettes et a commencé à couper le dur pain noir, en disant en même temps : « Des jours comme ceux-là, en des lieux comme celui-ci, quoi d’autre a de la valeur ? La nationalité, la langue, la race ? Ce sont des inventions de grandes nations. Regarde en dessous de toi et répète les prénoms de tous les rois qui ont régné sur les royaumes de Chypre ; de tous les conquérants qui ont posé leur pied ici -même pour le peu d’entre eux pour lesquels existent des chroniques écrites ! Qu’est-ce ça veut dire que nous sommes maintenant vivants, et eux morts -ils nous ont poussé en avant pour prendre notre place pour un moment à l’avant scène, pour se réjouir de ces fleurs et cette brise de printemps qui… c’est mon imagination ?... a le goût du citron, des fleurs de citronnier. »). « …poussé en avant pour prendre … pour un moment à l’avant scène », Larry semble connaître maintenant où se trouve son île et comment y vivre… Odysseas Elytis a bien tracé cette île où se trouvait Durrell et chaque Durrell qui a passé ou passera sous ce soleil et cette « luminosité » : « Pour le poète -cela peut paraître paradoxal mais c’est vrai- la seule langue commune dont il a encore l’usage, ce sont ses sensations. La façon dont deux corps s’attirent et s’attouchent n’a pas changé depuis des millénaires. Et en plus, elle n’a donné lieu à aucun conflit, contrairement aux vingtaines d’idéologies qui ont ensanglanté nos sociétés et nous ont laissé les mains vides. »476. Il a également signalé que « …ce soleil n’inspire pas seulement une certaine attitude de vie, et donc son sens premier au poème. Il pénètre sa composition, sa structure, et -pour utiliser une terminologie actuelle- ce nucleus dont se compose la cellule que nous appelons poème. »477. Ceci pourrait également être le nucleus de Durrell. Il est arrivé à s’identifier avec cette « luminosité » et cette « transparence », « Etats … que j’ai peu à peu perçus comme s’identifiant en moi avec le besoin de m’exprimer. »478, pour enfin « devenir ». Comme le grain qui doit mourir pour renaitre, Larry a subi cette procédure de transformation. Ses « citrons » seront peut-être « amers », mais il est enfin arrivé à « Tenir entre les mains le 475 Durrell, Bitter, op. cit., p. 240 Elytis, Prix Nobel, art. cit. 477 Ibid. 478 Ibid. 476 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 196 soleil sans se brûler, le transmettre aux suivants comme un flambeau… »479. Ithaque « Άλλα δεν έχει να σε δώσει πια. »480 (N’a plus rien à te donner.). Larry avait tout ce qui lui était nécessaire pour être. Le reste était du temps, le temps de fructification : « Un jour les dogmes qui enchaînent les hommes s’effaceront devant la conscience inondée de lumière, tant qu’elle ne fera plus qu’un avec le soleil, et qu’elle abordera aux rives idéales de la dignité humaine et de la liberté. »481, et une petite offrande, Cadeau poème en argent : « Ξέρω πως είναι τίποτε όλ’ αυτά και πως η γλώσσα που µιλώ δεν έχει αλφάβητο Αφού και ο ήλιος και τα κύµατα είναι µια γραφή συλλαβική που την Αποκρυπτογραφείς µονάχα στους καιρούς της λύπης και της εξορίας... »482, (Je sais que tout cela n’est rien et que la langue que je parle n’a pas d’alphabet Puisque le soleil et les vagues sont une écriture syllabique que tu déchiffres seulement dans les temps de tristesse et d’exil.). L’abbaye de la Paix (Bellapaix) à Chypre483 479 Elytis, Prix Nobel, art. cit. Cavafy, «Ιθάκη», art. cit. 481 Elytis, Prix Nobel, art. cit. 482 Elytis, Ποίηση, op. cit., p. 231 483 «Lawrence Durrell’s Bellapais, Cyprus» in : San Jose State University, www.sjsu.edu/depts/english/bella1.htm, 16 décembre 2006 480 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 197 Chapitre 7 Impressions ultimes Lawrence Durrell est un écrivain qui a connu une certaine notoriété dans le passé, au point de voir le premier livre de son Quatuor d’Alexandrie, Justine484 devenir un film en 1969, ainsi qu’une autre création pour le septième art, un peu plus tôt, le film Judith485 en 1966 avec l’actrice Sophia Loren. Mais, quelle peut-être l’ampleur réelle de sa réputation et surtout l’impact de son œuvre ? Et que reste-t-il de nos jours de tout cet univers qui frise entre le roman et la réalité ? Pour avoir une image très précise, il nous faudrait réaliser une recherche approfondie et détaillée de la presse mondiale et des faits divers depuis les années cinquante jusqu’à nos jours, afin de vérifier avec des chiffres précis le nombre de fois où le nom de L. Durrell (et non pas celui de son frère Gerald) apparait. Cette tâche s’avérerait très compliquée à réaliser dans le cadre de la présente recherche et risquerait de produire une sorte de statistique de « visibilité » d’un auteur vers le public-acheteur. Pour ces raisons, nous nous sommes limités aux textes trouvés dans les bibliothèques, dans la presse quotidienne et sur internet. Nous considérons que la quantité, la variété des sources et la nature des renseignements que nous avons reçus (parmi lesquels quelques témoignages) est suffisante pour rendre une image assez fidèle de la réalité. Durant la période de notre recherche sur Lawrence Durrell, nous avons vu bien souvent de façon inattendue (lors de la lecture du journal du dimanche ou d’une discussion) des articles, des paragraphes ou des commentaires dans lesquels notre auteur était le sujet principal ou simplement évoqué. Nos observations ont porté sur quelques pays : la Grèce (bien évidement), les Etats-Unis, la France et l’Allemagne. Mais nous avons remarqué que, même au Japon ou en Argentine, Durrell avait laissé des traces. L’existence d’une société internationale portant son nom (basée aux Etats-Unis) ainsi que de deux associations locales (l’une à Sommières où Durrell a fini ses jours et l’autre à Corfou où il a véritablement commencé son « aventure romanesque »), la présence d’une bibliothèque qui lui est consacrée l’université Paris 10, sont des preuves que -même si la quantité des membres des associations reste proportionnellement limitée, 226 pour la société internationale- L. Durrell continue à occuper les esprits. 484 485 G. Cukor, «Justine (1969/I)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0064526, 15 novembre 2006 D. Mann, «Judith (1966)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0060568, 15 novembre 2006 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 198 Cet intérêt pour Durrell n’est pas récent. Il a commencé timidement dans les années cinquante pour prendre plus d’ampleur dans les années soixante, quand son nom a occupé considérablement l’avant-scène de presque tous les médias dans plusieurs pays : journaux, magazines, revues, livres, radio, cinéma, télévision. Depuis, cet intérêt n’a pas faibli, avec des périodes plus ou moins fortes. Nous nous sommes alors posés la question : cette notoriété était-elle « l’espace de gloire » habituel accordé à un écrivain d’un « best-seller » ? Après une longue réflexion, notre réponse serait « oui et non ». Certes, Le Quatuor d’Alexandrie était l’une des meilleures ventes de l’époque (et il continue à être vendu de nos jours) et lui a permis de « monter » vite et bien dans la conscience des lecteurs. Mais ce livre (comme deux autres, au moins) est un travail de longue haleine. Sa thématique portait sur les intérêts du public de l’époque, incontestablement, mais cette œuvre a une profondeur et une continuité. Ce n’est pas dû au hasard si jusqu’au 14 janvier 2007 (date, à notre connaissance, de la dernière parution d’un article) le nom de Durrell était, une fois de plus, imprimé dans les quotidiens grecs. Bien sûr, il n’apparaît pas à la première page, mais on parle de lui avec le respect dû à un grand écrivain. Est-ce que, alors, L. Durrell avait (malgré lui) créé un mythe ? Il est vrai que les personnages durrelliens, ainsi que sa technique, ont fait couler beaucoup d’encre, mais quelles sont les questions traitées ? Nous avons rencontré les premiers textes sur Durrell dans les journaux grecs de 1959. Sous le titre « Μία εκπληκτική µορφή της αγγλικής λογοτεχνίας : Ο συγγραφεύς της µόδας που έδρασε στην Ελλάδα. »486 (Une figure magnifique de la littérature anglaise : L’écrivain à la mode qui a agi en Grèce), le quotidien Ελευθερία (Eleftheria, Liberté) avait présenté sa vie et son œuvre, en le qualifiant comme le vainqueur du premier prix du meilleur livre étranger en France. Le même journal avait encore écrit sur lui le 27 août 1961 (c’est la référence que nous avons trouvée, nous ignorons si, entre 1959 et 1961, d’autres articles ont été M. Can, L’écrivain à la mode qui a agi en Grèce, Eleftheria 486 M. Can, «Ο συγγραφεύς της µόδας που έδρασε στην Ελλάδα, Η πολυµήχανος ζωή του Λώρενς Ντάρρελ» in : Ελευθερία, 29 novembre 1959, pp. 6/10 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 199 écrits), concernant sa pièce de théâtre Sapho. Dans la colonne intitulé « Η τέχνη σ’ όλο τον κόσµο »487 (L’art dans tout le monde) le journaliste informe le public de la participation de L. Durrell au festival d’Edimbourg, ainsi que des commentaires des critiques britanniques. Nous trouvons que ce suivi de ses actes littéraires est une preuve de l’intérêt des lecteurs envers L. Durrell. Même si, à notre connaissance, cette pièce n’a pas été représentée en Grèce, Durrell faisait, deux ans après le premier article sur lui, partie du paysage culturel grec (dans le même paragraphe on parlait d’une autre pièce, Nausicaa, qui avait eu lieu au théâtre d’Hérode d’attique, à Athènes). La même année, un autre quotidien grec (celui-ci imprimé en Egypte), Ταχυδρόµος (Tahidromos, le facteur), parlait de la traduction de La Papesse Jeanne : « Η τύχη ενός βιβλίου µετά από 75 χρόνια: Γίνεται ανάρπαστη η ‘Πάπισσα Ιωάννα’ του Ροΐδη. »488 (Le sort d’un livre 75 ans plus tard : La Papesse Jeanne de Roidi devient très couru). L’intérêt dans cet article se porte sur l’œuvre elle-même et la façon dont l’auteur-traducteur a traité son sujet. Rien n’est écrit sur le fond ou sur les raisons qui ont poussé Durrell à traduire ce texte. Par contre, le fait de Rezan, L’art dans tout le monde, Eleftheria mentionner son nom donne un prétexte pour faire son éloge et mettre en avant le reste de son travail. Presque la moitié de ce long texte en deux colonnes, parle de ses actualités : « Η εκ της ελληνικής µετάφρασις του απολαυστικού αυτού βιβλίου εσηµείωσεν ένα νέον θρίαµβον εις τας εκδοτικάς επιτυχίας του Ντάρρελλ κατά το διαρρεύσαν έτος: ήρχισε µε την δηµοσίευσιν της ‘Κλείας’, του τελευταίου τόµου της εξαιρετικής µυθιστορηµατικής τετραλογίας του ‘Αλεξανδρινού Κουαρτέτου’. Την ηκολούθησεν η έκδοσις της La Papesse Jeanne de Roidi devient très couru, Tahidromos ‘Συλλογής Ποιηµάτων’ του και κατόπιν ήλθεν η αµερικανική έκδοσις του βιβλίου του ‘Στοχασµοί για µία θαλασσινή Αφροδίτη’, της οποίας η αγγλική έκδοσις είχε γίνει προ 487 488 Resan, «Η τέχνη σ’ όλον τον κόσµο» in : Eleftheria, 27 août 1961, p. 6 «Γίνεται ανάρπαστη η ‘Πάπισσα Ιωάννα’ του Ροΐδη» in : Ταχυδρόµος, 9 janvier 1961, p. 3 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 200 αρκετών ετών. Το τελευταίον αυτό βιβλίον, που φέρει τον υπότιτλον ‘Ένας σύντροφος για το τοπίον της Ρόδου’, έχει ήδη δηµοσιευθή κατά τας αρχάς του έτους εις τόµον των εκδόσεων Φέιµπερ και θεωρείται από µερικούς ως το καλύτερον βιβλίον του. Εν πάση περιπτώσει, έχοµεν εδώ ένα προικισµένον µε εξαιρετικόν τάλαντον και σχετικώς νέον ακόµη συγγραφέα, κατά το µάλλον ή ήττον ελεύθερον µέσα εις το ζωντανό περιβάλλον που ο ίδιος αγαπά περισσότερον από κάθε άλλο ... Έχοµεν εδώ ένα Λώρενς Ντάρρελλ έτοιµον να ξεπηδήση από τον λογοτεχνικόν ορίζοντα µε τας αλησµονήτους σελίδας του δια την Αλεξάνδρειαν. »489 (La traduction du grec de ce livre délectable a marqué un nouveau triomphe dans les réussites éditoriales de Durrell durant l’année écoulée : elle a commencé avec la publication de « Cléa », le dernier tome de l’exceptionnelle tétralogie romanesque du « Quatuor d’Alexandrie ». Elle a été suivie par l’édition de sa « Collection des Poèmes » et par la suite est arrivée l’édition américaine de son livre « Réfections sur une Vénus marine » -Vénus et la mer-, qui a été postérieure à l’édition anglaise, faite plusieurs années auparavant. Ce dernier livre, qui porte le sous-titre « Un compagnon pour le paysage de Rhodes », a été déjà publié au début de l’année dans un tome des éditions Faber et il est considéré par certains comme son meilleur livre. En tout cas, nous avons ici un écrivain doté d’un talent exceptionnel et qui est encore relativement jeune, plus ou moins libre dans l’environnement vivant que lui-même aime plus que n’importe quoi d’autre … Nous avons ici un Lawrence Durrell prêt à bondir hors de l’horizon littéraire avec ses pages inoubliables sur Alexandrie.). Cette publicité, quelque peu superficielle, couvre d’un voile de mystère le travail de Durrell, sans expliquer en quoi consiste ce « talent exceptionnel », elle met l’accent sur sa liaison avec les lieux. Ce même journal, quelques années plus tard, en 1969, a accueilli un article qui fustigeait le Quatuor durrellien, tout en mettant en valeur un livre d’un auteur français, Jean Dideral, sur Alexandrie : « Ο Γάλλος συγγραφέας του, κατανοώντας ότι η έννοια της ελευθερίας είναι ενιαία ... παρουσιάζει το πρόσωπο της αληθινής Αιγύπτου των φτωχοµαχαλάδων και όχι εκείνο των παρηκµασµένων που θέλησε να παρουσιάση ο Ντάρρελλ στα αλεξανδρινής υποθέσεως µυθιστορήµατα του. »490 (L’écrivain français, en comprenant que la notion de la liberté est unitaire … présente le visage de la véritable Egypte des quartiers pauvres et non pas celui des décadents que Durrell voulait présenter dans ses romans de nature alexandrine.). Ce fait nous laisse croire que l’intérêt porté sur Durrell ne portait pas sur le fond de son œuvre mais plutôt sur l’effet laissé et la présentation presque mythique des lieux. 489 490 Πάπισσα Ιωάννα, art. cit., p. 3. E. Yialourakis, «Ένα γαλλικό µυθιστόρηµα εξυµνεί την Αίγυπτο» in : Tahidromos, 11 octobre 1969, p. 2 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 201 Dans la même période, les années soixante-soixante-dix, le nom de Durrell figurait dans les quotidiens de plusieurs pays du monde. Il surgissait ici et là, surtout pour ses romans, mais aussi pour les films créés à partir de ses œuvres. En France, l’Agence France Presse (ainsi que d’autres journaux et magazines, Quinzaine littéraire, Bulletin du livre, La Tribune), lui avait consacré un article sous la rubrique Arts et lettres (réf. 22.545) ayant comme soustitre « Les livres dont on parle ». Il devait cet honneur à La Papesse Jeanne : « Avec pour toile de fond l’histoire mal connue … Lawrence Durrell raconte la vie … telle que la légende scandaleuse l’a perpétuée… »491. Comme avec les quotidiens grecs, le poids est porté sur le style durrellien et la provocation de ses écrits. Pour eux, Durrell était d’ « …une érudition gaie, une ironie légère, un anticonformisme cocasse… » 492 et il écrivait « …en s’amusant ; et en amusant son lecteur. »493. Il s’agissait également de l’époque de la projection de Durrell. En 1973, le magazine Le Bulletin : le film français-la cinématographie française, l’avait placé en première page, sous la « grande question » : « Qui êtes-vous ? Lawrence Durrell ». Durrell invité à Cannes avait été interviewé avec tous les honneurs : « -Nous approchons ainsi de ce qui nous occupe à Cannes au premier chef : le cinéma. Dites-nous quelles ont été vos accointances avec cet art et pourquoi n’y a-t-il pas davantage d’adaptations cinématographiques de votre œuvre, selon vous ? -Bien que mes œuvres n’aient jamais attiré l’attention des grands metteurs en scène comme Godard, Visconti ou Fellini, je suis un écrivain content d’avoir vendu deux œuvres à l’usage du grand cinéma commercial et d’avoir travaillé, très brièvement, pour une production super-Hollywood. J’ai appris un tas de choses, demandez-le à mon 494 psychiatre. » . Entre 1964 et 1974, le nom de L. Durrell était lié à sept productions pour le grand et le petit écran : Actis495 en 1964, R. Livio, Qui êtes-vous ? Lawrence Durrell, Le bulletin 491 J. Omega, « Les livres dont on parle, ‘La Papesse Jeanne’, par Lawrence Durrell » in : Agence France Presse, No 22.545 492 « 3 livres » in : Gazette de Lausanne, 20 avril 1974 493 Ibid. 494 R. Livio, « Qui êtes-vous ? Lawrence Durrell » in : Le Bulletin, 11 mai 1973, pp. 1/14 495 I. Moszkowicz, «Actis (1964) (TV)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0057819/, 13 janvier 2007 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 202 Judith496 en 1966, Stiff upper lip497 en 1967 et 1968, Justine498 en 1969, Pope Joan499 en 1972, Miller poète maudit500 et The world at war501 en 1974. Dans ces œuvres, il était soit l’auteur, soit le participant, soit le créateur. Les critiques étaient diverses, bonnes et mauvaises. Deux commentaires concernant le film Justine, l’un dans l’article publié le 27 février 1969 sur le Daily Mail et l’autre sur Variety en 1969, montrent bien la façon dont cette création audiovisuelle a été accueillie : « It has taken eight years, two directors and five writers to turn this subtle investigation of love into a film. Many Hollywood experts said it could not be done at all. But 20th Century Fox has finished the film called Justine, after Durrell’s heroine, and it will have its premiere this year. »502 (Cela a pris huit ans, deux metteurs en scène et cinq écrivains pour transformer cette investigation subtile de l’amour en un film. Beaucoup des experts d’Hollywood ont dit qu’il ne pouvait pas du tout se faire. Mais 20th Century Fox a fini le film appelé Justine, d’après l’héroïne de Durrell et il aura sa première cette année.) et « …it is more a literary work, larded as it is with digressions and hazy writing to add confusion, than a satisfying motion picture despite the interest that attaches to title character. »503 (…c’est plus un travail littéraire, graissé comme il l’est avec des digressions et une écriture confuse pour ajouter de la confusion, qu’un film satisfaisant malgré l’intérêt porté au personnage principal.). Entre ces deux lignes, nous trouvons des commentaires comme « ‘Justine’ is a fine reach job of movie-making. » (« Justine » est un travail de création de film riche et parfait.), par Archer Winsten de New York Post et « Justine is a perfect picture to see. »504 (« Justine est un film parfait à regarder.) de John Bartholomew Tucker de ABC-TV, qui nous laissent croire que le film a été plutôt bien accueilli. Durrell sort de ce premier contact avec le septième art avec des honneurs que « …the movie pales in comparison to the poet’s own iridescent prose. »505 (…le film se fane en comparaison avec la propre prose iridescente du poète.). 496 D. Mann, «Judith (1966)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0060568/, 13 janvier 2007 M. Mills, «Stiff upper lip (1967) (TV)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0395329/, 13 janvier 2007 et Lawrence Durrell, «Stiff upper lip (1968) (TV)», in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0395330/, 13 janvier 2007 498 G. Cukor, «Justine (1969/I)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0064526/, 13 janvier 2007 499 M. Anderson, «Pope Joan» in : The New York Times, 17 août 1972 500 M. Arnaud, «Henry Miller poète maudit (1974) (TV)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0358511/, 13 janvier 2007 501 T. Childs-M. Darlow, «The world at war (1974) (mini)» in : Internet movie data base, imdb.com/title/tt0071075/, 13 janvier 2007 502 D. Homes, «An Epic Investigation into Love, Justine» in : Daily Mail, 27 février 1969 503 «Justine» in : Variety, 6 août 1969 504 Lawrence Durrell’s Justine, brochure publicitaire, Bibliothèque L. Durrell, Université Paris 10, réf. : D.ALQ 505 A. Winsten, «Reviewing Stand, ‘Justine’ bows at Rivoli, Baronet» in : New York Post, 7 août 1969, p. 26 497 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 203 1 2 4 3 5 6 8 1. 9 D. Holmes, « An Epic Investigation into Love, Justine » (Une investigation épique de l’amour, Justine), Daily Mail, 27 février 1969 2. L. Durrell’s Justine, brochure publicitaire, Bibliothèque L. Durrell, réf. : D.ALQ 3. 4. 5. « Screen : ‘Justine’ » (Ecran, Justine), The New York Times, 7 août 1969 Pope Joan, brochure publicitaire, Columbia Pictures, Bibliothèque L. Durrell, réf. : MISC A. Winsten, « Reviewing Stand, ‘Justine’ bows at Rivoli Baronet » (Justine s’incline à Rivoli Baronet), New York Post, 7 août 1969 6. 7. 8. 9. 7 « Justine », Variety, 6 août 1969 « Cinema, New movies » (Nouveau films), Time, 15 août 1969 J. R. Taylor, « Alexandrian Waxworks » (figures de cire d’Alexandrie), The Times, 4 septembre 1969 R. Greenspun, « Film : in and out of the Middle Ages with ‘Pope Joan’ » (Film : dedans et dehors du moyen-âge avec la « Papesse Jeanne »), New York Times, 17 août 1972 Durant ce temps, la presse de New York, sensibilisée probablement par son ami H. Miller, s’occupait très sérieusement des écrits de Durrell. Dix-sept articles sur lui ou de lui ont été publiés dans le New York Times entre 1960 et 1979, durant quatre périodes : 1960-1962, 1967-1970, 1974-1975 et 1977-1979, avec une régularité respective moyenne de 2, 9, 3 et 4 mois. Ces articles, écrits par des universitaires, des écrivains ou des critiques, apparaissaient Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 204 sous la rubrique « Books » (livres). Ils donnaient une analyse sérieuse des parutions durrelliennes, tout en essayant de promouvoir son œuvre. Quoiqu’aujourd’hui, il nous semble qu’on trouve plus d’articles sur lui en Grèce ou en France qu’aux Etats-Unis (un entretien que nous avons eu avec un professeur de lettres du secondaire à la retraite, à New Haven, Connecticut, en avril 2006, nous a prouvé que le nom de Durrell « rings a bell », rappelle quelque chose, quand il est relié avec celui de Miller ; dans cette ville nous avons également pu trouver de ses livres dans des librairies de « second hand », des livres d’occasion)506, Durrell jouissait à l’époque d’un grand mérite de l’autre coté de l’Atlantique. Ces articles avaient commencé en avril 1960, avec la visite de Durrell aux EtatsUnis pour la promotion de Tunc. Sous le titre « A talk with Lawrence Durrell »507 (une discussion avec Lawrence Durrell), l’auteur introduit Durrell à coté de Miller avec ces mots : « Durrell seems all torso -and one’s first impression of him is a flow of bright, brittle language, an English accent laced with French words for emphasis. He is as cosmopolitan and polished as Miller is simple, as baroque and nimble as Miller is literal. Seeing them together, one realizes that their friendship is all the more remarkable because they are so different, because they have bypassed the prototypes into which they seem to fit : the American innocent and the world-weary European. »508 (Durrell semble tout comme un torse -et la première impression que quelqu’un peut avoir de lui est un flux de langue brillante et fragile, un accent anglais brodé avec des mots français pour l’emphase. Il est autant cosmopolite et poli que Miller est simple, autant baroque et agile que Miller est littéral. En les voyant ensemble, on réalise que leur amitié est d’autant plus remarquable qu’ils sont si différents, car ils ont dépassé les prototypes auxquels ils paraissent s’accorder : l’américain innocent et l’européen blasé par le monde.). Le reste des articles continue dans ce sens. En septembre 1960, un article d’un enseignant des universités, Harry T. Moore, parle de son Carnet Noir : « Including a tank of very odd fish »509 (en incluant un bassin d’un poisson très bizarre). En novembre de la même année, nous avons la présentation de ses Ile de Prospero et Vénus et la mer : « These greeks still have a word for it - Xaipe »510 (ces grecs ont toujours un mot pour cela - haire/salut-soit joyeux). En janvier 1961, neuf mois après la première mention de son nom sous cette 506 Entretien privé, New Haven, avril 2006 P. Collier, «A talk with Lawrence Durrell» in : The New York Times, 14 avril 1960 508 Ibid. 509 H. T. Moore, «Including a tank of very odd fish» in : The New York Times, 18 septembre 1960 510 F. Stark, «These greeks still have a word for it - Xaipe» in : The New York Times, 6 novembre 1960 507 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 205 rubrique, L. Durrell écrit lui-même un petit article, « A traveler in Egypt »511 (un voyageur en Egypte), en parlant du livre d’E. M. Forster Alexandria. Durrell y trouve l’occasion de s’aligner avec cet artiste « I understood that E. M. Forster had been marooned in Alexandria by the first World War, as I had been by the second. »512 (J’ai compris qu’E. M. Forster a été banni à Alexandrie par la première guerre mondiale, comme moi je l’ai été par la seconde.). Le public new-yorkais découvrait Durrell et presqu’un an plus tard, en février 1962, on parlait de son roman Cefalû, « A way of saying urgent things »513 (une manière de dire des choses urgentes). Depuis, le nom de Durrell est devenu habituel : • le 11 septembre 1967, « Rhyme and reason » (rime et logique) d’Alan Ross, sur le livre The ikons and other poems (les icones et autres poèmes), • le 29 mars 1968, « Far from his exotic Alexandria, Durrell finds joy in Disneyland » (loin de son Alexandrie exotique, Durrell trouve de la joie à Disneyland) d’Harry Gilroy, sur la visite de Durrell de ce parc d’attraction, • le 14 avril 1968, « Durrell’s 1984 » (le 1984 de Durrell) de Gerald Sykes, sur le livre Tunc, • le 8 juin 1969, « At home in Alexandria, Athens, Brindisi, Avignon, Grenoble, Mycenae, Provence » (Chez soi en Alexandrie, Athènes, Brindisi, Avignon, Grenoble, Mycènes, Provence) de Patrick Leigh Fermor, sur le livre Spirit of place (L’esprit des lieux), • le 20 mars 1970, « Durrell in despair over future of man » (Durrell dans le désespoir pour l’avenir de l’homme) d’Alden Whitman, sur son livre Nunquam, • le 29 mars 1970, neuf jours plus tard, Richard Boston parle de Nunquam dans « Those who liked Alexandria Quartet will love it, those who didn’t… » (Ceux qui ont aimé le Quatuor d’Alexandrie vont l’adorer, ceux qui ne l’ont pas…), 511 L. Durrell, «A traveler in Egypt» in : New York Times, 15 janvier 1961 Ibid. 513 L. Clark Powell, «A way of saying urgent things» in : The New York Times, 18 février 1962 512 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 206 • le 23 août 1974, L. Durrell explique ses Citrons acides sous le titre « Must the lemons remain bitter ? » (Les citrons doivent-ils rester amers ?), • le 2 février 1975, J. D. O’Hara parle de Monsieur sous un titre simple « Review » (Critique) pour littérairement enterrer ce travail : « …it is regrettable that Durrell’s advisers should have allowed him to publish it in its present formlessness. »514 (…il est regrettable que les conseillers de Durrell lui aient permis de le publier avec ce manque de forme.), une preuve à nos yeux du peu de profondeur sur la lecture et d’une lecture purement pragmatique du texte durrellien, • des années plus tard, le 2 octobre 1977, L. Durrell a parlé de son Carrousel Sicilien, « Round about Sicily with Lawrence Durrell » (En vadrouille en Sicile avec Lawrence Durrell), • le 11 juin 1978, L. Durrell a parle de ses années en Egypte, « Egyptian moments » (Des moments égyptiens), • le 3 décembre 1978, Raymond A. Sokolov écrit sa « Review » (Critique) très flatteuse sur le livre The Greek islands de Durrell, expliquant que personne ne connait mieux ces îles que L. Durrell, • le 22 avril 1979, Alastair Forbes fait un éloge de Livia en surmontant la mauvaise publicité de Monsieur, dans « Dwarves abouding in Provence » (Des nains en abondance en Provence)515. 514 515 J. D. O’Hara, «Review» in : The New York Times, 2 février 1975 Tous ces textes ont été publiés par leur titre respectif au New York Times, sélon les dates annoncées Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 207 Ces articles nous ont montré que L. Durrell était présent dans l’esprit d’une certaine, pour le moins, partie des lecteurs. Par contre, il nous semble qu’il était classé comme « …cosmopolite et poli … baroque et agile… »516 et il n’a pas été pris au sérieux, mais pour un « …européen blasé par le monde. »517. Pendant ce temps, en Grèce, en Allemagne mais aussi en Argentine, son nom apparaissaît. En Grèce une grande photographie le montre à Corfou. Nous ne savons pas où elle a été publiée mais nous pouvons lire « Στο κρησφύγετο του Ντάρρελλ. Ο διάσηµος Ιρλανδός συγγραφεύς κρύβεται, ζη, χαίρεται στην παραδείσια γαλήνη 518 Παλαιοκαστρίτσας. » της µαγευτικής (Dans la cachette de Durrell. Le fameux écrivain irlandais se cache, vit, jouit de la sérénité paradisiaque de l’envoutante Paleokastritsa.). Nous voulons également citer un entretien de Durrell qui a été publié par la maison d’éditions Rohwolt519, à Hambourg, vers 1969, ainsi que le grand article dédié à L. Durrel relatif à son livre Monsieur dans le quotidien La Nacion520, imprimé à Buenos Aires, en juin 1975. Le A la cachette de Durrell passage de Durrell sur ce lieu horrible (comme il l’a lui-même caractérisé) a laissé ses traces dans l’esprit des habitants. Nous ne connaissons pas le contenu de ce texte mais le fait de commencer à la première page et l’ampleur de la publication nous laisse penser à des commentaires sympathiques. Un entretien avec L. Durrell 516 Collier, A talk, art. cit. Ibid. 518 M. Karavia, «Στο κρησφύγετο του Ντάρρελ» in : Eikones, 14 août 1964 519 Interview mit Lawrence, art. cit. 520 «‘Monsieur’ Lawrence Durrell» in : La Nacion, 15 juin 1975 517 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 208 La Nacion, Buenos Aires, 15 juin 1975 En arrivant à la dernière décennie de L. Durrell, les années 80, nous voyons se dessiner une continuité des articles publiés sur lui, mais qui ont surtout gagné en profondeur. Ses paroles semblent peser plus que son œuvre elle-même. Etait-ce le fait qu’il se retirait de plus en plus de la scène littéraire ? Etait-ce le manque des écrivains de son époque ? Nous ne pouvons pas le définir avec certitude, mais nous pensons que cette situation arrangeait notre écrivain. La rétrospective de son œuvre et de son passé s’alignait assez bien avec ses envies : dans le quotidien espagnol El Pais libros il avait déclaré « Escribo mi propio drama » (J’écris mon propre drame)521. Nous ne voulons pas donner en détail tous les textes et articles que nous avons trouvé entre 1980 et 1990. A travers les titres, nous pouvons voir que la question posée en 1960 par un certain W. G. S. si « Lawrence Durrell is he the only great novelist of the Fifties ? »522 (Lawrence Durrell est-il le seul grand romancier des années 50 ?) est maintenant prise plus au El Pais libros, Espagne, 21 octobre 1984 sérieux. Ainsi, dans les quelques articles que nous avons choisis, L. Durrell est ainsi présenté : • « Lawrence Durrell : portrait inachevé », chez Dolines, no 11, en octobrenovembre 1984, • « Entretien : Lawrence Durrell », au Magazine Littéraire, no 210, à côté d’un grand dessin de Proust, en septembre 1984, 521 J. Montalbetti, «Lawrence Durrell : ‘Escribo mi propio drama’» in : El Pais-Libros, 21 octobre 1984, p. 1 W. Smith, «Lawrence Durrell, Is He the Only Great Novelist of the Fifties?» in : Books and Bookmen, février 1960 522 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 209 • par Eric Ollivier, « Lawrence Durrell : un européen bien tranquille », à L’Express, le 21-27 août 1981, où le commentaire sous la grande photographie de notre auteur est « Pour Durrell, il existe un grand mystère : l’homme sait ce qu’est le bonheur, pourquoi va-t-il dans le sens opposé ? », • par Frédéric-Jacques Temple, « Lawrence Durrell, Le plus languedocien des écrivains anglais », un article de 1984 retrouvé à la Bibliothèque L. Durrell, à l’Université Paris 10, • par Corinne Alexandre-Garner, « Lawrence Durrell : ‘Je vais devenir une nonne tibétaine…’ », dans Le Nouvel Observateur du 4 janvier 1985 et aussi dans celui du 1-7 août 1986, dans un article de Pascale Deschandol intitulé « A 74 ans, l’auteur de ‘Justine’ n’a rien perdu de son humour sombre ni de sa gaité : Lawrence est-il magnifique ? », • sur la télévision à la chaine TF1, le 1 juillet 1981, • sur une station de radio en Californie, KPFK 90,7 FM, où son Quatuor d’Alexandrie est le texte de lecture pour les fêtes de Noël, effectué par 80 acteurs et durant 7 jours (du 25 au 31 décembre), • en 1987 au quotidien La Nacion, daté du 11 janvier, sous le titre « La pátina que cubre la obra » (Le rythme-style qui couvre l’œuvre), • dans le Globe (la date nous est inconnue mais il s’agit des années 80), sous le titre éloquent « Lawrence Durrell : il a créé le mythe », • avec deux productions pour le grand et le petit écran, une série de la BBC intitulée « My family and other animals »523 (Ma famille et autres animaux), basée sur le livre de son frère Gerald, ainsi que dans un documentaire de l’Allemagne de l’Ouest « Stille tage in Sommières »524 (Jours tranquilles à Sommières) de Peter Leippe, 523 524 Internet Movie Database, imdb.com/title/tt0166450/ et imdb.com/title/tt0482552/, 13 janvier 2007 Ibid., imdb.com/title/tt0318718/, 13 janvier 2007 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 210 • dans deux articles, publiés dans les New York Times, le 10 octobre 1982 par Anatole Broyard « Alexandria revisited » (Alexandrie revisitée) et le 20 novembre 1988 par Vivian Gornick « Masters of self-congradulation », sur le livre The Durrell-Miller letters 1935-80 (Correspondances Durrell-Miller 1935-80)527. En 1990, Lawrence Durrell décède. Depuis cette date et à notre étonnement, la presse a continué à parler de lui. Nous avons essayé de recueillir le plus d’éléments possibles et le pays le plus riche pour cette recherche (en particulier entre 2003 et 2006) se trouve être Un irlandais de la méditerranée, TF1, 1 juillet 1981525 BBC, programme du samedi 5 décembre 1987526 la Grèce. Il est vrai que les livres de L. Durrell continuent à être vendus en Grèce. La maison d’édition grecque qui a été chargée dans les années soixante de la traduction et de l’impression de son Quatuor d’Alexandrie, les éditions Grigoris, nous ont confirmé, lors d’une discussion privée en mars 2006, que ce livre avait été bien vendu et continuait encore à se vendre528. De plus, six de ses livres ont été réédités et traduits cette dernière décennie : Cefalû en 1991, Le carnet noir en 1992, Le sourire de Tao en 1993, Vénus et la mer en 2000, Un peu de tenue Messieurs ! en 2004, L’île de prospero fin 2006529. Mais le public grec n’est 525 G. Guillot, « Un irlandais de la méditerranée » in : TF1 Actualités, 1 juillet 1981 «Saturday 5 December 1987» in : TV & Radio Bits, www.tvradiobits.co.uk/tellyyears/december1987.htm, 13 mars 2006 527 A. Broyard, «Alexandria Revisited» in : The New York Times, 10 octobre 1982 et Vivian Gornick, «Masters of Self-Congratulation» in : The New York Times, 20 novembre 1988 528 Discussion privée, Εκδόσεις Γρηγόρη (Editions Grigoris), Athènes, mars 2006 529 Ο σκοτεινός λαβύρινθος, Athènes, Ekdoseis Kanaki, 1991 / Το µαύρο βιβλίο, Athènes, Ekdoseis Alexandria, 1992 / Το χαµόγελο του Ταό, Ahtènes, Ekdoseis Alexandria, 1993 / Προπάντων τα προσχήµατα, Athènes, Olkos, 2004 / Η θαλάσσια Αφροδίτη, Athènes, Ekdoseis Kanaki, 2000 / Η σπηλιά του πρόσπερου, Athènes, Metaihmio, 2006 526 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 211 pas le seul à être intéressé. En France,nous avons pu trouver en vente (en novembre 2006) quelques uns de ses livres, Le carnet noir, Le quatuor d’Alexandrie (intégral ou ses quatre livres séparément), Citrons acides, Vénus et la mer, Le sourire du Tao, Cefalû, L’île de prospéro, Affaires urgentes, scènes de la vie diplomatique, Poèmes, Le carrousel sicilien, L’ombre infinie de César, regards sur la Provence, Le quintet d’Avignon (intégral ou ses cinq livres séparément), Sappho. De plus, nous avons récemment trouvé deux revues sur son œuvre et sur l’impact de celle-ci : l’une aux Etats-Unis, Deus Loci et l’autre en France, Les cahiers durrelliens. Même si de grands intervalles séparent leur parution, ces textes marquent le présent. Sans vouloir présenter une longue liste des colloques sur lui, nous allons juste signaler l’un d’eux qui paraît avoir une forme « stable ». Il s’agit d’un colloque international qui a lieu tous les deux ans, en Amérique et en Europe ou Asie en alternance, intitulé On miracle ground (actuellement la 15ème édition de cette événement est programmée en 2008 à Paris, par l’Université Paris 10). Occasionnellement, des forums sur internet parlent de lui mais il s’agit plutôt d’actes sans une suite durable (nous voulons noter l’un de ses forums, retrouvé le 12 novembre 2006 à l’adresse internet suivante : http://www.onlineliterature.com/forums/). A l’antipode de ces forums, nous avons constaté une périodicité dans la publication des articles de presse. Championne est la Grèce, avec plus de vingt textes qui lui sont directement ou indirectement liés. Parmi les pages de la presse hellénique (mais aussi d’autres pays) nous trouvons pour cette période : • dans le quotidien Kathimerini, le 19 janvier 2003, un article de Ritsa Masoura qui parle de L. Durrell sous le titre « Πρόσωπα » (Visages) ; le 30 juillet 2003 Durrell est mentionné dans l’article « Βίοι παράλληλοι Σεφέρη και Κήλυ σε δύο βιβλία » (Vies parallèles de Seféris et de Keeley dans deux livres) ; le 19 novembre 2003, sous la rubrique « Civilisation » (culture), Pegy Kounenaki avait parlé de lui dans son article « Ζωντανεύοντας τους µύθους » (En vivifiant les mythes) ; le 9 décembre 2003, l’article « Η βιογραφία του Σεφέρη από τον Ρόντριγκ Μπήτον » (La biographie de Seféris par Rodrigue Biton) ; le 30 décembre 2004, ils ont parlé de la ville mythique « Η Αλεξάνδρεια που χάνεις » (L’Alexandrie que tu perds) ; le 22 mars 2005, on annonce un cercle des chansons basés sur la pièce de théâtre d’Henry Rons «Ο Γέρος της Αλεξάνδρειας » (Le Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr vieil homme 212 d’Alexandrie), créé à son tour par des textes de L. Durrell et de K. Cavafy ; le 24 septembre 2005, sous le titre « Σελιδοδείκτες » (Marque-pages), Olga Sella parle de « Ο Λόρενς Ντάρελ στην Καλαµάτα » (Lawrence Durrell à Kalamata), en présentant un livre de Nikos Zervis sur le passage de Durrell de Kalamata un peu avant son départ pour l’Egypte ; le 9 novembre 2005, l’article « Ιστανµπούλ και Αλεξάνδρεια: πορτρέτα δύο πόλεων µε σηµασία » (Istanbul et Alexandrie : portraits de deux villes importantes) se porte sur un livre de Michael Haag, Alexandrie, un livre dans lequel la ville est liée avec Forster, Cavafy et Durrell ; le 15 juillet 2006, Durrell prend plus d’ampleur dans le texte d’Olga Sella « Στα περίχωρα της Κερύνειας » (Aux alentours de Kerinia), où la présence de Durrell et de ses Citrons acides est enlacée avec Chypre ; le 23 septembre 2006, on parlait des honneurs faits par la municipalité de Corfou aux frères Durrell, « Στην µνήµη των Ντάρελ » (En mémoire de Durrell), pour la promotion et la mise en valeur de l’île à travers leur œuvre, alors que le 24 septembre 2006, sous la même rubrique (intitulée « Πλούσιο το φθινοπωρινό εκδοτικό τοπίο » - Le paysage des éditions d’automne est riche) est mentionnée la réédition des œuvres durrelliennes, • un autre quotidien de grande diffusion, To Vima, a parlé le 14 janvier 2007 de L’île de Prospero, « Το σύµπλεγµα µε τα ηµίψηλα, Ένας λυρικός ύµνος για την Κέρκυρα και τον κόσµο της από τον Λόρενς Ντάρελ », qui venait d’être traduit en grec ; ce même journal a parlé le 19 décembre 2004 de la Papesse Jeanne, « ∆ιασκευάζοντας την Πάπισσα Ιωάννα » (En adaptant la Papesse Jeanne), pour mettre le poids sur la mauvaise attribution de ce livre à L. Durrell (sans pourtant l’accuser) ; quelques années auparavant, le 6 octobre 2002, Nikos Bakounakis explique la réalité entre l’image photographique des écrivains et leur véritable aspect « Μικρές φωτογραφικές ιστορίες, οι συγγραφείς στην άκρη του φακού, η αλήθεια και η εικόνα » (Petites histoires de photographie, les écrivains de l’autre côté de l’objectif, la réalité et l’image), où bien évidement, Durrell et sa maison de Sommières sont évoqués ; dans un journal purement politique, Rizospastis, le 2 septembre 2001 nous avons rencontré un petit article « Καθ’ οδόν στην Αλεξάνδρεια... » (En route vers l’Alexandrie) qui qualifie l’Alexandrie comme une ville de Cavafy et de Durrell ; le 18 septembre 1999, nous avons Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 213 eu un long texte de Vena Georgakopoulou sur le journal Eleftherotypia, pour parler de Durrell, la ville de Kalamata et l’obligation de la municipalité de faire au moins une plaque commémorative pour ce grand écrivain ; dans le quotidien Ta Nea, le 26 juin 1999, Kali Doksiadi parle du « Ο χαµένος παράδεισος του Τζέραλντ Ντάρελ » (Le paradis perdu de Gerald Durrell) ; dans le même quotidien, le 23 juillet 2005 l’article parle de l’islomaniaque L. Durrell, « Ο ‘νησοµανής’ Ντάρελ » et le 23 septembre 2006 Roula Georgakopoulou parle de Lawrence de Kalamata, « Ο Λώρενς της Καλαµάτας », • sur le site des relations greco-japonaises (www.greece-japan.com), Natsouki Ikezaoua, auteur japonais qui habite Athènes (depuis 1974) a déclaré dans un article intitulé « Η κόρη µου είναι Αθηναία » (Ma fille est athénienne) que le Quatuor d’Alexandrie, qu’il avait lu à 15 ans, avait changé sa vie, l’avait poussé à vivre en Grèce, • dans le New York Times, le 16 décembre 2006, on parle de Chypre, sous le titre « Bellapais journal ; bitter memories of a love affair with Cyprus » (Journal de Bellapaix ; des mémoires amères avec une affaire d’amour avec Chypre), Le journal de la société internationale L. Durrell et l’annonce de l’Ecole Durrell à Corfou Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 214 • la BBC a reprogrammé une nouvelle production de « My family and other animals » (Ma famille et d’autres animaux)530. 1 2 3 4 1. 2. 5. S. Tarantou, « Βασιλική υπεροψία » (Orgueil royal), Ethnos, 23 juillet 2006 R. Georgakopoulou, « Ο Λώρενς της Καλαµάτας » (Lawrence de Kalamata), Ta Nea, 23 septembre 2006 3. 4. 5 G. Zevelakis, « Ο ‘νησοµανής’ Ντάρελ » (L’« islomaniaque » Durrell), Ta Nea, 23 juillet 2005 H. Smith, « Corfu pays belated tribute to Durrells » (Corfou attribue un mérite tardif aux Durrells), The Guardian, 22 septembre 2006 Plaque commémorative pour les frères Durrell, The International Lawrence Durrell Society Herald, 15 novembre 2006 Mais, qu’est-ce que Durrell pensait de tout cela ? Nous voulons faire un ultime retour vers le passé et revenir à un entretien que Durrell avait donné en 1984, six ans avant sa mort, où il déclarait que s’il était « …obligé d’adopter une religion, je trouverais beaucoup 530 «My Family And Other Animals» in : BBC-Drama, www.bbc.co.uk/drama/myfamilyandotheranimlas/, 10 novembre 2006, les renseignements sur les articles des journaux ont été retrouvés sur leurs parutions respectives Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 215 plus amusant d’être moine orthodoxe que jésuite. … C’est en Grèce que plus tard j’ai retrouvé l’Inde. »531. Dans cet entretien, Durrell avait donné une image de son œuvre, d’où nous pouvons (logiquement) déduire sa propre vision de la notoriété. Durrell a cherché (probablement), tout au long de sa vie un « équilibre de soi ». Il a tenté d’atteindre ce stade à travers son œuvre : « Je l’ai découvert en Grèce avec l’idée gnostique des trois stades semblables à ceux réintroduits par Freud dans la psychanalyse. L’idée est classiquement grecque. Les trois stades d’avancement vers une réalisation sont l’agôn, le pathos et l’anagnorisis. Le Carnet noir est mon agôn, c’est-à-dire le stade de la bataille. Le pathos est un genre de recognition et l’anagnorisis c’est la réalisation et l’acceptation totale. Il est évidemment souhaitable d’achever les trois stades pour purger le carburateur de sa névrose. Le Quatuor d’Alexandrie a été pour moi un pathos. Je suis en train d’achever avec le Quintet d’Avignon mon anagnorisis avec l’espoir de bientôt tout accepter. »532. Par cette déclaration, nous avons une preuve que la gloire mondaine était pour lui (et à ce moment précis de sa vie) quelque chose de dérisoire. L’ « anagnorisis », la reconnaissance, était pour Durrell le simple fait d’avoir tenu son pari, d’avoir accompli son œuvre. Ses livres étaient à ses yeux une « messe universelle », une messe célébrée en faveur de nous ne savons pas qui, mais une messe libératrice, les escaliers pour atteindre une étape finale. Ayant une telle importance, l’interprétation de cette messe, de son œuvre, par d’autres personnes, la notoriété et les questions « qu’est-ce que vous voulez dire par là », ce décryptage absolu risquait de tout détruire, de détourner cette prière de sa mission initiale et primordiale (de la mission que Durrell lui avait confiée). Nous croyons qu’une preuve tangible de ce que nous annonçons est le comportement de Durrell le jour où il a été l’invité (en France) d’une émission radiophonique nationale, en l’honneur de son anniversaire. Bien évidement, 531 532 le présentateur avait J. Montalbetti, Lawrence Durrell en dix mouvements, Magazine littéraire Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 79 Ibid., p. 80 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 216 préparé une discussion sur ses œuvres et toutes sortes de questions qui pouvaient être adressées à un auteur confirmé. Durrell a pris les devants et en toute simplicité, sans penser à son image ni s’inquiéter de la publicité, il a demandé à mener la discussion sur un sujet qui lui tenait à cœur à l’époque : « C’est mon anniversaire, donc c’est moi qui choisis de quoi on va parler. Je veux vous parler de la route qui passera devant ma maison. »533 (A l’époque, la décision de la construction d’une grande route qui allait longer une grande partie de sa maison à Sommières le perturbait énormément, car cela aurait comme R. Briatte, Lawrence Durrell: portrait inachevé, Dolines conséquence principale la perte de sa tranquillité. Finalement, cette route a été construite, malgré son engagement contre.). Et il en a parlé ! Quelle pourrait être cette mission ultime de ses écrits, de cette messe en dix volumes ? Nous pensons qu’il a donné la réponse lui-même. Nous avons réalisé que, quelques années avant la fin de sa vie, la mort son ancien ennemi était toujours d’une certaine actualité : « Je suppose qu’on commence à mourir avec la première respiration au moment de la naissance. … On se met alors à réaliser à quel point on a réprimé la notion de la mort. … Il faut être chrétien pour être angoissé par la mort. … La conception des Anciens Grecs est beaucoup plus spacieuse. Celle des Indiens aussi où l’on revient pour épuiser l’erreur. »534. Ainsi, ces dix livres remplissaient une mission de réconfort pour un vieil homme : être les piliers (grecs ?) protecteurs de notre écrivain, les sources toujours ardentes de sa lumière. Sous les piliers de son temple, dans sa petite île de Sommières, son île de la mort (l’endroit où il est allé pour finir ses jours), nous pouvons présumer que sa possible notoriété, à ce moment de sa vie le dépassait. Sa sérénité, le projet de déviation de la route étaient plus importants que l’image de lui-même qu’il allait laisser après son départ et l’encre qui coulerait sur lui. Il avait atteint sa propre libération : la reconstitution à l’infini de son univers romanesque, des pays et des lieux qui lui ont permis d’exister tant dans le milieu littéraire que réel, tous ces faits lui 533 534 C. Séris, discussion privée, Sommières, juillet 2005 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., pp. 84-85 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 217 ont permis de respirer -enfin- librement. Et comme ces propres mots l’indiquent : « A vrai dire, j’ai arrêté de me tracasser sur la question de la valeur de la chose : pour moi, c’est une question de respiration. Il faut faire ça, ou mourir, c’est tout. »535. Nous ne voulons faire aucune comparaison, mais cette phrase de Durrell qui récapitule son combat, nous fait fortement penser à une devise des combattants grecs (telle qu’on pourrait certainement la trouver chez d’autres peuples) « ελευθερία ή θάνατος », la liberté ou la mort. Et il a continué dans ce sens, en expliquant le « souffle durrellien » : « …le roman en lui-même ne m’intéresse pas, je l’ai pris comme forme, c’est tout. C’est un problème de construction, mais c’est aussi un problème d’énergie, parce qu’écrire, ce n’est pas simplement écrire, c’est souffler. Un livre porte incarné dans le corps du texte le souffle de celui qui l’a tapé, créé. C’est l’énergie dégagée, que vous mettez dans votre texte, qui plaît ou déplaît au lecteur. »536. Lors de son ultime entretien, accordé quelques jours avant son décès et publié quelques jours plus tard, le 11 novembre 1990, dans le quotidien The Independent on Sunday, il a confirmé ce désintéressement envers toute autre chose que sa propre « liberté » : « It is very hard to interest me in the doings of ordinary people. … I’m far more interested in philosophy and Buddhism. »537 (Il est très difficile de m’intéresser aux actes des gens ordinaires. … Je suis beaucoup plus intéressé par la philosophie et Photographie de L. Durrell publié dans l’article One man’s retreat from Pudding Island le bouddhisme.). Etait-il proche de son rêve de prendre sa « …retraite dans un monastère grec. Je deviendrai un papa (pope) avec des longs cheveux et une barbe. Je connais un monastère où on peut vivre avec presque rien. Tout y est donné : quelques olives, du pain… pas très frais. J’ai seulement peur de manquer de santé. »538 ? Est-ce la santé qui l’a retenu en France ? Ou ses œuvres sont devenues son monastère « christo-bouddhique » avec leur aspect (tout au moins pour Durrell lui-même) mystique ? Et encore, est-ce que l’esprit vécu en Grèce, où le divin et le quotidien fusionnent, a été la raison de cette transformation de notre auteur ? Ou s’agit-il d’un vécu de son enfance ? Pour nous, il y a du moins une certitude : 535 Briatte, Portrait, art. cit., p. 16 Ibid., pp. 16-17 537 M. Dibdin, «One man’s retreat from Pudding Island» in : The Independent on Sunday, 11 novembre 1990, p. 27 538 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 82 536 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 218 pour Larry, la notoriété avait définitivement perdu son halo. Il est arrivé à dresser les « piliers » de sa vie et pour lui la sérénité et le bon vin du sud étaient les réconforts les plus précieux d’un homme pétri dans la salinité méditerranéenne. Et nous pensons que Dionysos se tenait quelque part à ses côtés pour lever son verre à un verre de plus… Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 219 Une thèse ne finit pas ; elle s’arrête… Conclusion En écrivant sur Lawrence Durrell j’ai commencé un voyage, juste pas à pas : je ne pouvais jamais imaginer comment il allait finir ! Mais pour vous expliquer cette aventure, permettez-moi de vous donner quelques informations-clefs qui peuvent vous aider à mieux comprendre ce sujet : Lawrence Durrell et la Grèce. Quand je suis arrivé en France en 1998, je voulais parachever mes études en langue et littérature françaises (j’avais déjà obtenu une maîtrise dans cette matière) et obtenir le niveau de spécialisation le plus haut possible dans le domaine. Le seul parcours logique m’a semblé, à ce moment, un programme de littérature comparée ; oui, lui seul pouvait me permettre de rester ouvert à toutes formes littéraires et artistiques et avoir une approche globale des sciences humaines. J’ai commencé avec un master ; après l’avoir obtenu j’ai continué avec une thèse. Je voulais travailler sur un auteur contemporain, pas très connu, afin de bénéficier d’un espace de recherche « vierge ». Je souhaitais écrire sur un auteur qui plaise au grand public, par exemple aux dames et qui -si possible- n’avait pas parlé de la Grèce, mon pays natal. Pourtant mon but a passablement évolué. Je me suis donc trouvé marié, en quelque sorte avec un auteur anglais, qui avait vécu en Grèce, parlé de la Grèce, aimé la Grèce et fait de la Grèce sa source de création. Même si j’ai essayé d’éviter la personnalisation totale, la Grèce me hantait, toujours présente, comme une sirène qui m’appelait. J’ai senti que je ne pourrais jamais m’échapper d’elle ! Donc, je me trouvais là, obligé de parler …non seulement de La Grèce mais aussi en faveur de la Grèce ! Cette relation entre Durrell, la Grèce et moi est devenue en quelque sorte une bénédiction et aussi, peut-être une malédiction ! La bénédiction, je l’ai ressentie quand je découvrais parmi les pages de ses livres quelque chose de moi, dans la façon de sentir de L. Durrell, H. Miller, M. Yourcenar, G. Seféris, O. Elytis, W. Ronis, J. Cocteau. Tous l’ont fait dans le passé, tous ont vécu cela pour ne citer que ceux qui se sont vu eux-mêmes transformés à travers cette lumière grecque. Mais il y avait aussi malédiction car personne n’a jamais parlé auparavant de cette relation spécifique entre L. Durrell et la Grèce. Certes, il existe quelques œuvres critiques publiées sur Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 220 cette relation mais disons qu’il n’y a rien sur les « rapports » avec la Grèce. Non, le sujet sur L. Durrell et la Grèce n’a jamais été travaillé à fond dans le passé, en tout cas pas d’une façon directe. Il existe deux travaux qui se trouvent proches de ma ligne de recherche. Le premier est un livre d’A. Lilios, publié en 2004, deux ans après le commencement de ma thèse, intitulé Lawrence Durrell and the Greek World, c’est une collection des textes sur L. Durrell, à partir d’un certain nombre d’auteurs, sans esprit critique. Le second travail, que j’ai découvert par accident quand j’étais déjà à la moitié de mon écriture, est un travail de philosophie, rédigé en 1968 par J. S. Goulianos, il s’intitule Lawrence Durrell’s Greek Landscape. Ce travail peut être considéré comme très proche de ma ligne de pensée. Toutefois, l’attention est centrée surtout sur le paysage, plus particulièrement les îles. Je ne conteste pas le fait que Durrell luimême avait parlé de son « islomanie », une maladie qui rend l’homme à la recherche perpétuelle d’une île où vivre, mais il est un peu restrictif de restreindre la Grèce à ses îles, de restreindre donc une relation psychologique complexe, car, en fait L. Durrell est arrivé à maîtriser les vents et la mer, il a créé sa propre terre, sa propre mère, son propre temple de lumière, et ce sont les vrais piliers du temple grec de son œuvre, de son âme. Pour en revenir à l’idée de base de ma recherche, je voudrais citer deux phrases qui résument de la meilleure façon ce que je viens de proposer. La première vient d’E. Keeley, professeur émérite à l’université de Princeton, qui peut-être considéré comme étant « demigrec » dans son cœur. La seconde viendra de L. Durrell lui-même. E. Keeley a écrit dans son livre Αναπλάθοντας τον Παράδεισο : « Το να τη γνωρίσεις πέρα ως πέρα (την Ελλάδα) είναι αδύνατο˙ για να την καταλάβεις, χρειάζεται να είσαι ιδιοφυΐα˙ το να την ερωτευτείς είναι το ευκολότερο πράγµα στον κόσµο. Είναι σα να ερωτεύεσαι το δικό σου θεϊκό είδωλο που αντικατοπτρίζεται σε χιλιάδες εκθαµβωτικές όψεις. »539 (Connaître la Grèce d’un bout à l’autre, c’est impossible ; pour la comprendre, il faut être un génie ; -mais- tomber amoureux d’elle est la chose la plus simple au monde. C’est comme si tu tombais amoureux de ton image divine qui se mire en des milliers d’aspects éblouissants.). L. Durrell, dans son épilogue de sa Vénus et la mer avait noté : « La blessure qu’elle donne, il faut la porter jusqu’au bout du monde. »540. Etranges formulations ! De quelle manière ces auteurs en sont-ils venus à ces termes ? Comment, pourquoi décrire un lieu de cette manière ? 539 540 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 46 Durrell, Vénus, op. cit., p. 264 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 221 Je me sens comme un penseur, une statue, à la manière de Rodin, réfléchissant au fait que mon texte allait être un « hymne » (un de plus !) à ma terre natale. J’ai commencé à lire les livres de Durrell et une ligne de pensée s’est littéralement ouverte devant moi. Etait-ce une chance ? Je me pose aujourd’hui encore la question de ce qui allait se passer si j’avais fait un autre choix, si j’avais lu ces livres dans un ordre différent. Est-ce que ce fait aurait altéré ma perception ? Est-ce que ce sujet pouvait être traité autrement ? L. Durrell se sentait dans un mouvement perpétuel face à la Grèce, un aller-retour constant, un bercement, un peu comme les vagues, qui caressent et s’emparent des roches, en polissant les pierres de la côte. Séparé de son lieu de naissance, l’Inde, à un jeune âge (douze ans), il s’est trouvé déraciné et a ressenti l’Angleterre comme un environnement « hostile ». Il a dû attendre ses vingt ans pour trouver un lieu qu’il pourrait appeler son « home » : et c’était une île grecque ! En dépit ou au gré d’inénarrables pérégrinations (qui n’étaient pas -le plus souvent- son propre choix), Durrell a passé la plupart de son temps à vouloir retrouver la Grèce soit physiquement, soit à travers ses écrits. Après avoir passé la plupart de sa vie en voyage, il a fini ses jours (en 1990) dans le sud de la France, dans le petit village de Sommières (Gard), qui passe pour ressembler beaucoup à la Grèce. Au terme de ma lecture de J. S. Goulianos je dois avouer que ce travail, certes, m’a quelque peu influencé, sinon gêné, quant à la façon d’approcher les œuvres : quelques unes de ses idées m’ont donné des clefs (surtout psychologiques) qui ont guidé parfois mon regard dans une certaine direction plutôt que dans une autre. Pourtant j’ai toujours essayé de considérer les incitations de Goulianos comme de simples aiguillages, qui pouvaient permettre un autre voyage que le sien propre. Pour revenir à mon analyse, je voudrais signaler que Durrell dans sa création a utilisé les lieux comme une partie vivante d’un plus vaste ensemble : le lieu est comme un protagoniste dans ses livres, le « héros » qui unit tout et tous, qui nous révèle à nous des éléments que nous ne pouvons apprendre sur les lèvres des « vivants ». Durrell a donc bien évidemment parlé de la Grèce comme d’un « …living body… » qui lui manquait, « And above all… » « …the Eye: for … Greece was not a country but a living eye. …the traveller in this land could not record. It was rather if he himself were recorded. »541 (l’Œil : … la Grèce n’était pas un pays mais un œil vivant. …le voyageur en ce pays ne pouvait pas enregistrer. Il était plutôt comme si lui-même était enregistré.). Ainsi à travers ses propres manies, ou ses obsessions, Durrell a poussé mon travail vers un effort de comparaison, ou plutôt de mise en 541 Durrell, Prospero’s Cell, op. cit., p. 131 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 222 évidence des relations entre les êtres humains et les lieux, entre les façons dont un lieu peut changer et modeler les personnes et -plus spécialement- vers une interaction entre Larry et la Grèce, en un mot vers la façon dont la Grèce « a créé » Lawrence Durrell comme auteur, il l’a dit lui-même : « La Grèce m’a apporté la confirmation que j’étais un créateur. »542. A travers toutes les pages de L. Durrell, je suis arrivé à concevoir qu’un livre devient une sorte d’espace commun, pour tous ses lecteurs et qu’il contient une vraie terre, non pas par ses descriptions mais au fil des images du lieu dans lequel le livre a été créé et se réflète; ces images ont « imprégné » l’écrivain. A cet égard, donc, un simple roman peut devenir un « véhicule » qui servira de « lieu commun », une terre virtuelle sur laquelle nous pouvons nous chercher les uns et les autres, faire connaissance, créer des amis, des liens, des points communs ou opposés; le livre va devenir une manière d’appartenir à une société « virtuelle », composée par des êtres variés, par des idées multiples, une « seconde vie » qui avait existé depuis la nuit des temps ; il est, comme dit Bachelard « …le monde (qui) fut rêvé avant d’être créé… »543. L. Durrell a insisté sur cela, en expliquant que le lieu crée la personne, que si par exemple on laissait 100 Anglais en France pour 200 ans, même s’ils n’avaient aucun contact avec des Français, ils deviendraient -en fin de compte- plus français que les Français. Durrell a résumé cette idée dans Blue Thirst : « You have two birth-places. You have the place where you were really born and then you have a place of predilection where you really wake up to reality »544 (Vous avez deux lieux de naissance. Vous avez le lieu où vous êtes réellement né, et puis vous avez un lieu de prédilection où vous vous éveillez réellement à la réalité.). Personnellement je ne peux pas penser à une description qui montrerait mieux la manière dont un lieu peut nous conquérir et nous façonner. Pour redevenir un peu plus concret, je voudrais récapituler en donnant une courte description des chapitres de ce travail. Pour cerner la « ligne de pensée » de Durrell (si tant est que j’ose l’avoir discernée) et l’effet que la Grèce avait sur lui, j’ai travaillé, au total, sur onze de ses livres dans l’ordre suivant : The Alexandria Quartet, Prospero’s Cell, Spirit of Place, Reflections on a Marine Venus, The Dark Labyrinth, Antrobus Complete, A Smile in the Mind’s Eye, The Black Book, Blue Thirst, Collected Poems, Bitter Lemons of Cyprus. Cette lecture m’a dicté une ligne de pensée qui est la suivante : 542 Montalbetti, Dix mouvements, art. cit., p. 81 Mansuy, Bachelard, op. cit., p. 78 544 Durrell, Thirst, op. cit., p. 22 543 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 223 Lawrence Durrell, un voyage vers le soleil : • Lawrence Durrell, des images inconnues • Lawrence Durrell et la Grèce, ou comment la Grèce a vu Larry • Sa vie aux Indes et son retour en Europe • Sa période en Grèce • La voie de l’ « exil » • Sa vie d’être (auteur) confirmé • Un mot avant le départ Il s’agit, à cet égard, d’une courte description de sa vie et ses voyages, localisant à travers sa biographie, les œuvres critiques et les entretiens, les événements qui ont façonné les voyages et la création de L. Durrell. Je pense aussi, évidemment, avec un tel sujet, aux autres écrivains britanniques qui ont aimé et honoré la Grèce, à commencer par lord Byron. Pourtant j’ai voulu éviter de transformer cette recherche en un manuel de littérature de voyage sur la Grèce. Même si cette démarche historique est logique, j’ai considéré qu’elle n’apporterait rien. D’ailleurs, il existe des œuvres très spécialisées qui traitent à fond cette question, comme In Byron’s Shadow, Modern Greece in the English and American Imagination (D. E. Roessel, Oxford, Oxford University Press, 2002), Synopsis, An Annual Index of Greek Studies, 1994 (A. D. Dimarogonas, CRC, 1999), Rediscovering Hellenism : The Hellenic Inheritance and the English Imagination (G. W. Clarke, J. C. Eade, Cambridge, Cambridge University Press, 1989). Je doute que mon travail eût pu apporté quelque chose de nouveau sur ce sujet. L’esprit des lieux : Sa naissance littéraire ? Ses lieux - sa création à travers ses paysages Sous cette rubrique j’ai essayé de développer l’idée que Durrell avait des lieux, guidé par son livre L’esprit des lieux, où il explique la façon dont un lieu en tant qu’entité vivante transforme ses habitants. La présence de la Grèce I : Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 224 • L’image d’une Vénus et la mer Dans ce chapitre j’ai voulu parler de la relation de Durrell avec l’île de Rhodes et de la façon dont le mythe de Dionysos travaille le livre. • La lumière des ténèbres : Cefalû Il s’agit d’une utilisation dans ce livre, de la part de Durrell, du labyrinthe minoen et du mythe du Minotaure, afin de présenter le « labyrinthe de l’esprit d’une personne », ainsi que la façon dont les lieux définissent le sort de quelqu’un. La présence de la Grèce II : • Lawrence Durrell et sa quête noire Le carnet noir, le premier grand roman de Durrell, montre sa quête pour sa libération personnelle de l’Angleterre, sa libération des « faut » et formes d’écritures anglais ; une fois de plus la Grèce joue inconsciemment son rôle. • Lawrence Durrell : l’île au cœur Ici nous pouvons voir l’ « islomanie » de Durrell, comment un lieu peut conquérir une personne, ou pour le dire autrement « la colonisation d’un colonisateur ». La poésie : • Poèmes « …en anglais élémentaire » Ici nous pouvons être témoins de la « révélation » de l’art de Durrell en ce que nous pouvons appeler ses « évangiles » : ses poèmes ; ces poèmes comparés aux travaux de quelques autres auteurs grecs (qui se sont vu attribués le prix Nobel en littérature) nous dévoilent les mêmes symboles et éléments. Durrell anadyomène Durrell à Chypre, sa dernière chance de vivre et de mourir sur une île grecque et l’amertume que la révolution chypriote lui avait laissé, quand il était obligé de quitter cette île, décrite dans son roman Citrons acides ; tout comme Aphrodite, Larry a émergé des côtes de Chypre en tant qu’auteur confirmé et qui a crée ultérieurement ses chefs d’œuvre ; la Grèce Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 225 était déjà sortie de lui, elle devenait une blessure ouverte qu’il devait « …porter jusqu’au bout du monde. »545. A cet instant précis je pourrais dire que là réside peut être mon travail principal de recherche, l’interaction entre Durrell et la Grèce, complétée par quelques entretiens inédits avec des personnes qui ont connu Durrell en personne (par exemple sa fille Pénélope). Cette interaction est aussi comparée avec celle d’autres artistes de différents types d’art (littérature en général, mais aussi peinture et cinéma). Une question risque de surgir, pourquoi son ami cher, H. Miller, est-il resté en dehors de cette liste ? Je répondrai que ce choix était stylistique et logique. Stylistique car je n’étais pas intéressé par cet œuvre (Le Tropique du Cancer, Le Colosse de Maroussi) ; logique puisque le point principal de recherche est Durrell et la Grèce. Certes j’ai utilisé d’autres écrivains (Seféris, Elytis), mais parler de celui qui avait influencé Durrell, un ami envers lequel il était admiratif dès le premier jour de leur rencontre (sentiment réciproque d’ailleurs), risquait -à mes yeux- de devenir un « culte » de cette personne (qui d’ailleurs n’a pas vécu en Grèce autant que Durrell) et me faire perdre le sens de mon chemin. A l’époque il me semblait devoir délimiter et restreindre mon champ de travail et ne pas me perdre dans des centaines de pages. Impressions ultimes Ce dernier chapitre est une petite enquête à propos de l’image que Durrell a laissée derrière lui, il s’agit des articles de journaux, des magasines, des émissions radio, des films, des choses dites et écrites pour lui dans différents pays, depuis le moment où il a commencé à être connu jusqu’à 2007. Au total, mais en quelques mots, voilà l’ensemble de ce travail. Pouvais-je faire autrement ? J’en doute ! La relation de Durrell avec la Grèce s’est construite petit à petit, par morceaux, comme ceux d’une mosaïque byzantine : « …Roman glass, blue and vitreous as the summer sea in deep places; handles of amphorae from Salamis with the hallmark thumb-printed in the soft clay; tiles from the floor of the villa near Paphos; verdeantico fragments; Venus ear seashells; a Victorian penny; fragments of yellow mosaic from some Byzantine church; purple murex; desiccated sea-urchins and white chalk squidbones; a tibia; fragments of a bird’s egg; a green stone against the evil eye… »546 (…des 545 546 Durrell, Vénus, op. cit., p. 264 Durrell, Bitter, op. cit., p. 268 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 226 carreaux d’une mosaïque romaine, azurs et vitreux comme une mer d’été à la grande profondeur, des anses d’amphores de Salamina avec la marque du pouce sur l’argile tendre, des carreaux en tuile du sol de la villa près de Paphos, des morceaux aplatis, des crustacés connus sous le nom des oreilles d’Aphrodite, une plume victorienne, des morceaux d’une mosaïque jaune d’une église byzantine, des purpurins de la mer, des oursins secs et des os de seiches blanches comme de la craie, une flûte, des morceaux de la coquille de l’œuf d’un oiseau, une pierre verte contre le mauvais œil…). Ainsi disent les Citrons acides. La relation de Durrell avec la Grèce était ainsi parcellaire, par petites pièces qu’il a dispersées à travers de presque tous ses écrits, « που αντικατοπτρίζεται σε χιλιάδες εκθαµβωτικές όψεις. »547 (…qui se mire en des milliers d’aspects éblouissants.). Je voudrais terminer mon travail avec quelques mots sur la bibliographie, sur la valeur de Durrell pour les comparatistes, sur la raison aussi pour laquelle j’ai choisi de faire cette recherche en France et non pas en Grèce. Je dois avouer que la bibliographie n’était pas la partie la plus facile de mon travail. J’ai trouvé plus de 3500 titres, pourtant très peu parmi eux ont une vraie relation avec mon approche (300 environ) et moins encore étaient accessibles. J’ai passé beaucoup d’années à ramasser le matériel et proportionnellement au travail fait, je pense que le temps passé était bien plus important que son résultat. Mes sources principales par pays étaient : la France (différentes bibliothèques mais surtout la bibliothèque de L. Durrell à l’université Paris 10Nanterre), les États-Unis (University of Yale, bibliothèque des livres rares Beinecke), la Grèce (Bibliothèque Nationale mais surtout les différents articles de presse), la Grande Bretagne pour quelques travaux, l’Allemagne pour la thèse de J. S. Goulianos, Lawrence Durrell’s Greek Landscape, signatur: 72.13801, trouvée à la Staatsbibliothek de Munich) et enfin un texte assez important qui m’est parvenu du Japon. Je dois ajouter qu’une grande variété des textes et d’autres informations se sont trouvées sur internet, prêtes à l’emploi et accessibles à n’importe quelle heure de la journée. Je dois dire deux mots aussi sur la valeur de L. Durrell aux yeux des comparatistes. Si un chercheur veut avoir une approche « classique » d’un sujet, je ne lui recommanderai pas L. Durrell ! Il est trop en dehors des normes et il a essayé de créer son propre paysage 547 Keeley, Παράδεισο, op. cit., p. 46 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 227 littéraire un peu à la manière, primesautière, égotiste, de ce qu’il avait vécu : « …designated by Providence to go through life like a small, blond firework, exploding ideas in other people’s minds, and then curling up with cat-like unctuousness and refusing to take any blame for the consequences. »548 (…avait par la Grâce Divine la mission de passer à travers notre vie comme un petit feu d’artifice blond qui disperse des idées telles des bombes dans l’esprit des autres, et puis de s’enrouler comme un chat de velours et de décliner toute responsabilité pour les conséquences.), tels sont les mots que son frère a employé pour décrire cette relation. Par conséquent les travaux critiques ne peuvent qu’être tissés qu’autour de lui, sans pourtant l’enfermer ou le cerner (Durrell adorait dans sa vie, être toujours entouré de monde). Personnellement je n’ai pas pu trouver un auteur avec lequel je pourrais le comparer. Mais si nous voulons une approche plus ouverte, utilisant comme matériel comparatiste les lieux où il a vécu, les personnes qu’il a connu, les formes et œuvres d’art qu’il a lui-même connu, alors, oui, dans ce cas L. Durrell peut ouvrir tout un espace de travail, il peut faire de la littérature une sorte de vaste livre de chevet, et même une condition sine qua non de la vie active. Pour finir, je voudrais expliquer mon choix d’une université étrangère et les possibilités que ce choix m’a offertes. Je dois noter trois principaux points. Le premier était mon diplôme universitaire. Ayant une maitrise en langue et littérature françaises, il m’a semblé naturel de continuer mes études en France. Le deuxième était la qualité et le haut niveau d’études en France, ainsi que la grande aide et l’intérêt de la part du personnel (enseignant et administratif). Je me suis senti très bien accueilli et j’ai été encouragé tout au long de ma démarche. La troisième explication n’est venue qu’après avoir fermé la porte derrière moi, dans mon appartement à Paris, lors de ma première nuit à l’étranger : la possibilité de me trouver sous un nouveau ciel était importante et enrichissante ; elle me permettait de comprendre le voyageur Durrel. Mais comme un vieil ami m’a dit une fois : « Si tu ne pars pas, comme vas-tu revenir ? ». 548 G. Durrell, My family, op. cit., p. 15 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 228 Bibliographie Sources Œuvres de Lawrence Durrell • Durrell, Lawrence, «A Traveler in Egypt» in : The New York Times, 15 janvier 1961 • Durrell, Lawrence, «Egyptian Moments» in : The New York Times, 11 juin 1978 • Durrell, Lawrence, «Must the Lemons Remain Bitter?» in : The New York Times, 23 août 1974 • Durrell, Lawrence, «Round About Sicily With Lawrence Durrell» in : The New York Times, 2 octobre 1977 • Durrell, Lawrence, «Sappho and After» in : (1 éd. New Saltire, Vol. 1, Summer 1961), rééd. Labrys, Vol. 5, 1979 • Durrell, Lawrence, Affaires urgentes, Scènes de la vie diplomatique, Paris, Nil éditions, 2004 • Durrell Lawrence, Hammadi Roger, Alexandrie d’Egypte, Les lieux du Quatuor d’Alexandrie, Paris, E. Koehler, 1989 • Durrell, Lawrence, Bitter Lemons of Cyprus, (1 éd. London, Faber and Faber, 1957), rééd. 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Dans le dossier Textes figurent : • les ouvrages de L. Durrell Blue Thirst ; Nunquam (corrected English proof copy) et Tunc (manuscrit dactylographié avec annotations de l’auteur) conservés à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University, Etats-Unis ; • le dactylogramme inédit de M. Kawano Some Poems of Lawrence Durrell in Relation to Japanese Poetry ; • un entretien in extenso (30 pages) de L. Durrell accordé au magazine The Paris Review, intitulé « Art of Fiction No 23 ». Dans le dossier Photographies, se trouvent : Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 249 • des photographies des lieux habités par L. Durrell à Rhodes (photographies prises en 2004) et à Sommières (photographies prises en 2005) ; • une photographie de L. Durrell et H. Miller, trouvée à la bibliothèque de Yale University, Etats-Unis. Dans le dossier Presse, sont regroupés des articles de L. Durrell ou sur L. Durrell. Ces articles proviennent : • des Etats-Unis, New York Times articles - Yale (articles du The New York Times, retrouvés sur le réseau de Yale University) G. Sykes, « Alexandria Revisited », H. Moore, « Including a Tank of Very Odd Fish », A. Whitman, « Durrell in Despair Over Future of Man », H. Gilroy, « Far From His Exotic Alexandria, Durrell Finds Joy in Disneyland », R. Sokolov, « Review », A. Ross, « Rhyme and Reason », L. Powell, « A Way of Saying Urgent Things », V. Gornick, « Masters of Self-Congratulation », A. Forbes, « Dwarves Abouding in Provence », L. Durrell, « Egyptian Moments », J. O’Hara, « Review », R. Boston, « Those Who Liked ‘Alexandria Quartet’ Will Love It, Those Who Didn’t… », F. Stark, « These Greeks Still Have a Word for It - Xaipe », L. Durrell, « Must the Lemons Remain Bitter? », Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 250 A. Broyard, « Alexandria Revisited », L. Durrell, « Round About Sicily With Lawrence Durrell », P. Fermor, « At Home in Alexandria, Athens, Brindisi, Avignon, Grenoble, Mycenae, Provence », • P. Collier, « A Talk With Lawrence Durrell », L. Durrell, « A Traveler in Egypt », G. Sykes, « Durrell’s 1984 » ; de la Grèce (Bibliothèque Nationale et presse quotidienne) Bibliothèque Nationale, Durrell NLG (001, 002), « Ο συγγραφεύς της µόδας που έδρασε στην Ελλάδα », Bibliothèque Nationale, Durrell NLG 003, « Η τέχνη σ’ όλον τον κόσµο », Bibliothèque Nationale, Durrell NLG 004, « Ένα γαλλικό µυθιστόρηµα εξυµνεί την Αίγυπτο », Bibliothèque Nationale, Durrell NLG 005, « Γίνεται ανάρπαστη η ‘Πάπισσα Ιωάννα’ του Ροΐδη », Alektor 4-12-2005, « Αλεξάνδρεια, Η πόλη µύθος µέσ’ από τους παράλληλους βίους των Φόρστερ, Καβάφη και Ντάρρελ », Ependitis 19-8-2006, « Σχέδια για ένα καλοκαίρι », Ethnos 1-10-2006 (a, b), « 16χρονα παιδιά στήναµε ενέδρες στους Άγγλους », EthnosOut 23-29-7-2006, « Βασιλική υπεροψία », Kathimerini 15-7-2006, « Στα περίχωρα της Κερύνειας », Kathimerini 23-9-2006, « Στην µνήµη των Ντάρελ », Kathimerini 24-9-2005, « Ο Λόρενς Ντάρελ στην Καλαµάτα », Nea 6-9-1997, « Άνθρωποι, φύση και ζώα, Τζέραλντ Ντάρελ », Nea 23-24-7-2005 (a, b), « Ο ‘νησοµανής’ Ντάρελ », Nea 23-24-9-2006 (a, b), « Ο Λώρενς της Καλαµάτας », Nea 26-6-1999, « Ο χαµένος παράδεισος του Τζέραλντ Ντάρελ », Vima 3-9-2006 (a, b), « Το καλειδοσκόπιο του κόσµου, Ζαν Κοκτώ » Vima 13-6-2006 (a, b), « Γουίλι Ρονί, ∆εν κυνήγησα ποτέ χίµαιρες », Vima 14-1-2007, « Το σύµπλεγµα µε τα ηµίψηλα », Vima 19-12-2004 (a, b), « ∆ιασκευάζοντας την Πάπισσα Ιωάννα », Vima 20-11-2005 (a, b), « Η µητρόπολη της Μεσογείου » ; Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 251 • du Royaume Uni (article de The Guardian) Guardian 22-9-2006, « Corfu Pays Belated Tribute to Durrells ». Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 252 Index nominum Abastado, 232 Aginoras, 94 Aigeas, 96 Allart, 235 Alyn, 23 Anderson, 203, 237, 238 Andrewski, 231 Androgeos, 96 Anouk, 238 Aphrodite, 162, 164, 166, 191, 225, 227 Apollon, 35 Apostolidis, 238 Ariadne, 86, 96 Aristophane, 106 Aristote, 26, 33, 42 Arnaud, 203, 246 Arseniou, 35 Arsenius St, 24, 32, 33, 42 Arvanitis, 152, 238 Asterionas, 94, 95 Augustin St, 30 Awad, 58 Axelos, 54, 67, 95, 97 Babin, 106, 107 Bacchus, 86, 87, 234 Bachelard, 30, 223 Bakounakis, 213, 238 Barthes, 162 Basho, 144 Baudelaire, 24, 25, 232 Beard, 238 Beaulieu, 231 Bergez, 232 Birkett, 144 Biton, 212 Blandin, 87 Böcklin, 183, 187, 190 Bordas, 100, 101 Boston, 206, 238, 250 Brelet, 15, 17, 18, 19, 20, 21, 26, 27, 29, 30, 31, 39, 41, 42, 44, 78, 111, 112, 113, 231 Briatte, 15, 20, 44, 46, 74, 217, 218, 231 Brigham, 238 Brown, 87, 233 Broyard, 211, 238, 251 Brunel, 233 Burn, 233 Butor, 245 Bynum, 238 Byron, 29, 224 Can, 199, 238 Canby, 238 Catherine St, 32 Cavafy, 15, 31, 46, 59, 132, 133, 134, 187, 197, 213, 235 Cendrars, 112 Cervellin-Chevalier, 247 Cessole, 15, 46, 238 Chaplin, 175 Charon, 181, 182 Childs, 203, 247 Christ, 85 Claffey, 238 Clarke, 224 Claudon, 3, 56 Cocteau, 192, 220, 251 Collier, 205, 208, 238, 251 Confucius, 3, 44 Cornu, 31, 233, 236 Cossery, 29 Coulmas, 233 Cukor, 198, 203, 247 Daidalos, 95 Daraki, 87, 233 Darlow, 203, 247 Debray, 239 Decharme, 83, 94, 96, 233 Demert, 231 Deremetz, 233 Deschandol, 210, 239 Desnos, 104, 247 Detienne, 87, 233 Deutsch, 87, 233 Dibdin, 218, 239 Dick, 119 Dideral, 201 Dieu, 86, 105, 108, 117, 124, 142, 144, 158, 160, 175, 189 Dimarogonas, 224 Dionysos, 35, 44, 45, 78, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 97, 219, 225, 233, 234, 235, 237, 240 Doksiadi, 214, 239 Durrell, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 88, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 174, 175, 177, 178, 179, 180, 181, 182, Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 253 183, 184, 185, 186, 187, 189, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199, 200, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249, 250, 251, 252 Eade, 224 Einstein, 244 Eliot, 69, 90, 138, 157 Elliot, 56 Elytis, 46, 123, 134, 156, 160, 162, 167, 175, 180, 181, 186, 187, 188, 189, 190, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 220, 226, 232 Epfs, 15 Epicure, 43, 44 Errera, 233 Esope, 77 Europe, 17, 18, 19, 20, 32, 35, 41, 49, 51, 58, 79, 91, 94, 95, 96, 164 Eve Durrell, 69, 70, 80, 89, 91, 98, 166 Fellini, 202 Fermor, 206, 239, 251 Filippou, 239 Forbes, 207, 239, 250 Forster, 206, 213, 235 Francis, 239 Freud, 36, 216 Friedman, 233 Guillot, 211, 240 Haag, 28, 30, 34, 213, 234, 240 Hamard, 36, 240 Hammadi, 229 Harisson, 243 Hélios, 46, 86, 93, 94, 95 Héphaïstos, 133 Héra, 94 Heraclite, 157 Hercule, 133 Hermes, 235 Hérode, 200 Holmes, 204 Homère, 41, 67, 77, 101, 102 Homes, 203, 240 Hordequin, 25, 26, 27, 234 Houliarakis, 123, 240 Houser, 82, 87, 240 Ikaros, 95, 232 Ikezaoua, 214 Iliadis, 87, 234 Indra, 81 Isernhagen, 234 Isis, 242 Jeanmaire, 87, 234 Jennings, 234 Jésus, 86, 89, 94 Jobin, 245 Jones, 240 Jordis, 240 Gadant, 236 Garner, 210, 231, 233, 236, 239 Gaussen, 239 Gautrand, 145, 233 Georgakopoulou, 214, 215, 239 Georges St, 42 Gerald Durrell, 114, 146, 147, 149, 198, 206, 210, 214, 232 Gerry Durrell, 40, 146, 147 Ghinste, 233 Gide, 142 Gikas, 72 Gilroy, 206, 239, 250 Gkountis, 140 God, 87, 117, 141, 144, 234 Godard, 202 Goldberg, 239 Gornick, 211, 239, 250 Gould, 233 Goulianos, 94, 110, 114, 115, 116, 117, 118, 125, 126, 127, 128, 129, 138, 139, 145, 148, 151, 152, 153, 164, 165, 166, 183, 221, 222, 227, 236 Grandmont, 234 Greco, 104 Greenspun, 204, 239 Grigoriadis, 240 Guillemard, 234, 236 Kaczvinsky, 16, 33, 38, 62, 109, 234, 240 Kadmos, 81 Kakatsaki, 171, 173, 174, 240 Kakisis, 240 Karavia, 208, 240 Kastor, 36, 231 Katsimbalis, 45, 181 Kavadias, 134 Kavafis, 132, 247 Kawano, 140, 141, 142, 143, 144, 151, 236, 249 Keeley, 8, 51, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 72, 73, 74, 76, 98, 102, 109, 113, 178, 212, 221, 227, 234 Keller, 236 Kersnowski, 234 Kinzer, 240 Kipling, 17 Kirby-Smith Carruthers, 22, 23 Kokalos, 95 Kounekaki, 240 Kounenaki, 212 Kouvounas, 136, 241 Ksenarios, 247 Lacan, 105 Lacarrière, 8, 72, 234 Lapaque, 234 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 254 Larry, 1, 11, 12, 13, 21, 23, 24, 25, 30, 33, 35, 37, 38, 44, 47, 50, 52, 57, 59, 60, 62, 63, 64, 65, 68, 69, 70, 72, 74, 75, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 84, 85, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 98, 99, 101, 102, 103, 105, 107, 108, 109, 111, 114, 115, 122, 124, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 142, 146, 149, 150, 152, 156, 157, 158, 160, 162, 164, 165, 167, 169, 170, 172, 175, 177, 183, 184, 186, 187, 196, 219, 223, 224, 225, 241 Lawrence, 1, 17, 18, 20, 118, 136, 149, 179, 208, 214, 215, 235, 239 Lazaridou, 146, 241 Leigh, 206, 236 Leippe, 210, 247 Lemon, 241 Leocadio, 241 Leonard, 241 Levi, 22, 241 Lewis, 241 Libis, 241 Lilios, 221 Lillios, 8, 231 Livio, 202, 231 Loren, 198 Lorenz, 8 Louise Durrell, 14 Lucrèce, 43 Lund, 241 Macginty, 87 MacGinty, 234 MacNiven, 8, 20, 28, 79, 85, 88, 89, 90, 91, 94, 98, 100, 111, 163, 232, 234, 238, 241 Mallord, 172 Mankiewicz, 119, 120, 121, 232 Mann, 198, 202, 247 Manning, 241 Manou, 94 Mansuy, 30, 223 Manzalaoui, 241 Masoura, 212, 241 McDermott, 241 Menuhin, 113, 241 Miller, 20, 28, 29, 40, 62, 63, 64, 65, 68, 74, 75, 76, 100, 108, 111, 115, 118, 120, 124, 129, 133, 134, 165, 166, 203, 204, 205, 211, 220, 226, 232, 240, 243, 246, 250 Mills, 34, 89, 203, 241, 247 Minos, 94, 95, 96 minotaure, 96 Minotaure, 94, 95, 96, 98, 225 Mitchell, 231 Miyake, 151, 152, 243 Molière, 106 Mollo, 241 Monet, 171, 172, 173, 237 Montaigne, 28 Montalbetti, 15, 37, 57, 65, 71, 72, 75, 76, 209, 216, 217, 218, 223, 231 Montis, 168, 170, 234, 247 Moore, 65, 75, 205, 234, 242, 250 Morcos, 62 Moreau, 137, 231, 237 Morrison, 242 Moszkowicz, 202, 247 Mystiliadis, 247 Nancy Durell, 8, 13, 98 Nichols, 242 Nicolas St, 42 Nin, 243 Nymphes, 84 O’Hara, 207, 242, 250 Ollivier, 210, 242 Omega, 202, 242 Orphée, 186 Orpheus, 186 Osiris, 242 Ostovany, 236 Otto, 87, 89, 234 Pan, 84 Paris, 87, 235 Pasiphaï, 94, 95 Peirce, 238, 241, 242 Pelletier, 235 Pénélope Durrell, 8, 17, 109, 117, 147, 150, 152, 226 Penelopee Durrell, 58, 64, 66, 69, 70, 71, 72 Perles, 112, 235 Perlès, 243 Pharand, 242 Picasso, 61, 127 Pinchin, 235 Pine, 28, 37, 235 Pissarro, 171 Platon, 17, 33, 68 Plutarch, 242 Polo, 104 Pontidas, 242 Poseidon, 94 Powell, 206, 242, 250 Prométhée, 83, 87, 114, 133, 137, 235 Proust, 209 Pygmalion, 184 Pythagore, 79 Rabelais, 142 Radamathis, 94 Renoir, 170, 173 Resan, 200, 242 Riffatere, 105 Rilke, 72 Ritsos, 234 Rodin, 222 Roessel, 224, 243 Roidi, 200 Ronis, 145, 220, 233 Rons, 212 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 255 Rosen, 194, 237 Ross, 206, 243, 250 Sajavaara, 243 Sakata, 152, 243 Sapho, 118 Sarpidonas, 94 Satyre, 84 Sauron, 87, 235 Sauzeau, 236 Scarpetta, 235 Scott, 241 Seféris, 12, 23, 24, 25, 40, 45, 66, 68, 74, 75, 76, 100, 102, 113, 134, 154, 156, 157, 158, 160, 163, 168, 175, 178, 187, 212, 220, 226, 232, 243 Sella, 213, 243 Semeli, 81 Séris, 8, 66, 217, 239, 243 Shakespeare, 18, 42, 70, 106 Silène, 77, 84, 97 Sisley, 171 Smith, 22, 23, 104, 112, 209, 215, 238, 243 Sobhy, 243 Socrate, 26, 28, 33 Sokolov, 207, 243, 250 Soma, 81 Spinou, 247 Stark, 205, 243, 250 Stefanides, 20, 243, 244 Stephanidis, 236 Stoneback, 244 Storm, 87, 235 Stump, 236 Swedan, 244 Sykes, 206, 244, 250, 251 Tarantou, 215, 244 Taylor, 204, 244 Temple, 35, 64, 73, 113, 124, 210, 235, 243, 244 Teriade, 175 Themas, 244 Theodosopoulou, 248 Theophilos, 175, 176, 177 Thésée, 96, 98 Thétis, 89 Thomas, 21, 57, 72, 238, 244 Thornton, 244 Took, 248 Toscanini, 194, 237 Triomphe, 83, 87, 235 Tucker, 203 Turner, 172, 173, 237 Tyros, 156, 157, 244 Tziovas, 244 Valéry, 72, 142 Vamiedaki, 244 Vasilakos, 248 Vatopoulos, 244 Vazquez, 98, 247 Venezis, 134 Venus, 89, 226 Vénus, 34, 43, 59, 78, 86, 87, 89, 92, 93, 125 Vierge Marie, 54 Vipond, 245 Visconti, 202 Vistonitis, 192, 245 Volkoff, 235, 238 Volkovitch, 235 Waelti-Walters, 245 Wagner, 104 Wagneur, 231 Whistler, 172, 173, 237 Whitman, 206, 231, 250 Wickes, 129, 232 Wilkinson, 20 Winsten, 203, 204, 245 Yialourakis, 201, 245 Yiannopoulos, 51 Yourcenar, 54, 64, 100, 220 Zelter, 235 Zervis, 213 Zeus, 44, 81, 94, 95, 96, 133 Zevelakis, 134, 135, 215, 245 Zinguer, 87, 235 Konstantinos Gkountis, eneos@orange.fr 256