Les illusions visuelles
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Les illusions visuelles
& Psycho Cerveau L’ESSENTIEL - n° 12 • Les illusions & Psycho Les ill illusions usions Cerveau - JANVIER 2013 NOVEMBRE 2012 France métro. : 6,95€, Bel. : 8,20€, Lux. : 8,20€, Maroc : 90 MAD, Port. Cont.: 8,90€, Suisse :15 FS, Canada : 11,99 $ CAN., TOM :1170 XPF, DOM : 8,25€ La vision Pourquoi le cerveau se trompe • Une perception ambiguë • Les couleurs interdites • Les illusions 3D Les autres sens • Tromper l’odorat • Comprendre sans entendre • Se voir de l’extérieur Cerveau sous influence • Les hallucinations • La neuromagie • Les membres fantômes L’ESSENTIEL NOVEMBRE 2012 - JANVIER 2013 M 03690 - 12 - F: 6,95 E - RD 3:HIKNQJ=UU[^Z[:?k@a@l@c@a; Ess_011_couverture_grand_format - def.indd 1 16/10/12 11:38 2e_PUG_grd.xp 16/10/12 9:59 Page 1 Ess_012_p001001edito.xp 15/10/12 18:20 Page 1 Éditorial Françoise PÉTRY www.cerveauetpsycho.fr Pour la Science 8 rue Férou, 75278 Paris cedex 06 Standard : Tel. 01 55 42 84 00 Directrice de la rédaction : Françoise Pétry L’Essentiel Cerveau & Psycho Rédactrice en chef : Françoise Pétry Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle Cerveau & Psycho Rédacteur : Sébastien Bohler Pour la Science Rédacteur en chef : Maurice Mashaal Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier, Philippe Ribeau-Gesippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly Dossiers Pour la Science Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin Directrice artistique : Céline Lapert Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy Site Internet : Philippe Ribeau-Gesippe, assisté de Yoan Bassinet Marketing : Élise Abib Direction financière : Anne Gusdorf Direction du personnel : Marc Laumet Fabrication : Jérôme Jalabert, assisté de Marianne Sigogne Presse et communication : Susan Mackie Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This Ont également participé à ce numéro : Bettina Debû, Hans Geisemann, Pascale Thiollier-Dumartin Publicité France Directeur de la publicité : Jean-François Guillotin (jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 Télécopieur : 01 43 25 18 29 Service abonnements Ginette Bouffaré : Tél. : 01 55 42 84 04 Espace abonnements : http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr Adresse postale : Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 Commande de magazines ou de livres : 0805 655 255 (numéro vert) Diffusion de Cerveau & Psycho : Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet Tel : 04 88 15 12 41 Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3 Canada. 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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris). © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 L’art de l’illusion « La vie a besoin d’illusions, c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. » Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le livre du philosophe illusion est omniprésente. Dans l’art bien sûr. La perspective d’abord qui nous permet de voir des volumes sur une toile plane ; le trompe-l’œil qui nous fait croire à la présence d’une coupole alors que le plafond de l’église est plat ; les assemblages de fruits, légumes ou autres aliments du peintre milanais du XVIe siècle, Guiseppe Arcimboldo, qui deviennent des portraits. Et la musique n’est pas en reste. Jean-Sébastien Bach (16851750), notamment, se joue des notes, les entrecroisant de sorte que, parfois, on croit entendre deux instruments, alors qu’il n’y en a qu’un. Le théâtre est illusion, le roman et le cinéma sont illusions. L’art est illusion. L ’ Tous les sens sont les jouets des illusions. La vision est trompée par des segments qui paraissent de taille inégale, alors qu’ils sont de même longueur, mais leurs extrémités différentes. Le toucher donne lieu au même type d’erreur de perception. On sent une odeur qui n’existe pas ou l’on trouve qu’une rose dégage une odeur pestilentielle. Le magicien détourne l’attention et fait croire à la présence d’un objet absent (ou inversement !). Le temps s’étire ou file, selon que l’on est d’humeur morose ou joyeuse. Tout serait-il illusion ? Non, au moins êtes-vous sûr de tenir ce magazine dans vos mains, ou de lire cette page sur votre ordinateur ou votre tablette. Mais au-delà, les illusions sont multiples, ce qui en fait un outil précieux pour les neuroscientifiques qui, en analysant comment le cerveau se fait piéger, mettent à nu les mécanismes sous-jacents de la perception sensorielle. En neurosciences, l’étude des conséquences d’une lésion cérébrale permet de mieux comprendre le rôle normal de l’aire endommagée. Les illusions ne sont pas des pathologies, mais des anomalies perceptives, que les neuroscientifiques utilisent de la même façon. Nous aimons être trompés par le peintre, le musicien ou le magicien. Et, pour notre plaisir, le cerveau est un maître incontestable de l’art de l’illusion. 1 33 Les illusions visuelles Yuganov / Shutterstock.com Paul Fleet / Shutterstock.com 7 Les illusions des autres sens La perception visuelle du monde dépend de la façon dont le cerveau interprète chaque scène. Les scientifiques utilisent les illusions pour comprendre son fonctionnement. L’odorat, le toucher, l’audition et le sens du mouvement peuvent aussi être trompés. Les illusions provoquent des effets impressionnants, sans que l’on en ait toujours conscience. Des illusions dans tous les sens Illusions à croquer 4 Préface Pascal Mamassian et François Le Corre Les illusions visuelles Les illusions visuelles et le cerveau 8 14 Le cerveau interprète le monde environnant malgré les ambiguïtés auxquelles fait face le système visuel. Pascal Mamassian Les trompe-l’œil en trois dimensions 20 Plusieurs œuvres d’art renferment des illusions qui renforcent l’impression de relief. Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde La perception des couleurs interdites 22 Certaines expériences permettent de percevoir du vert rougeâtre et du bleu jaunâtre, des couleurs interdites. Vincent Billock et Brian Tsou 2 Ess_012_pxxxxxx-sommaire.indd 2 L’association de fruits ou de légumes fait apparaître des objets, personnages ou animaux. Susana Martinez-Conde et Stephen Macknik Les illusions des autres sens Les erreurs que fait parfois le système visuel donnent des indices sur le fonctionnement du cerveau. Susana Martinez-Conde et Stephen Macknik Les ambiguïtés de la perception visuelle 28 Les illusions olfactives existent-elles ? 34 Il est difficile de définir les illusions olfactives et de comprendre comment le cerveau crée la représentation d’une odeur. Gilles Sicard Des illusions au bout des doigts 40 Le sens du toucher se laisse parfois tromper au même titre que la vision. Ces perceptions ont des points communs. Édouard Gentaz Des illusions sonores pour étudier l’audition 48 Certaines suites de Bach comportent plusieurs mélodies jouées par un seul instrument ; ce sont des illusions. Daniel Pressnitzer Les illusions de langage 55 Quand on entend des sons, même incompréhensibles, le cerveau en extrait un discours qui a un sens. Claire Delle Luche Les illusions © Cerveau & Psycho 16/10/12 11:29 63 Agsandrew / Shutterstock.com n° 12 - Trimestriel novembre 2012 - janvier 2013 Les illusions insolites Les illusions Pourquoi le cerveau se trompe Le temps qui accélère, les associations de couleurs et de lettres, les rêves ou les hallucinations sont-ils des illusions ? Les scientifiques étudient tout ce qui peut nous leurrer. En couverture : Bhaskar Dutta / Getty Images Le sens d’être soi 58 Le sens vestibulaire permet de percevoir les mouvements du corps dans l’environnement. Mais il peut être trompé... Isabelle Viaud-Delmon Les illusions insolites Les synesthésies : à chacun ses illusions Les associations des synesthètes – par exemple une couleur à une lettre – seraient des vestiges de l’imaginaire enfantin. Jean-Michel Hupé Art et neurosciences La mort se cache dans les détails Perception du temps sous influence 64 Les souvenirs, les émotions et la culture modifient la façon dont on perçoit le monde... y compris le temps. Sylvie Droit-Volet Comment la magie trompe le cerveau 70 Test 96 Un test simplifié qui vous permettra de déterminer si vous voyez une image de façon globale ou détaillée. 76 Les hallucinations se distinguent des illusions, notamment parce que les premières ne reposent sur aucune perception. Alexandre Lehmann et Juan C. González Les membres fantômes 94 Les Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le Jeune analysé par un neurobiologiste. François Sellal Voyez-vous « global » ou « local » ? Les magiciens exploitent toutes les failles des mécanismes cérébraux de la perception et de l’attention. Stephen Macknik, Susana Martinez-Conde et Sandra Blakeslee Les hallucinations sont-elles des illusions ? 88 Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho broché en p. 32 de la totalité du tirage et une offre d’abonnement en p. 21. 82 Rendez-vous sur le site de Cerveau & Psycho Les personnes amputées d’une main, mais qui la ressentent encore, présentent des réorganisations corticales. Christian Xerri cerveauetpsycho.fr © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 Ess_012_pxxxxxx-sommaire.indd 3 3 16/10/12 11:29 1-Ess12_pxxxxxx_preface_mamassian_bsl.qxp 15/10/12 17:21 Page 4 Préface Des illusions dans tous les sens Comment définir un sens ? Combien en existe-t-il ? L’étude des illusions sensorielles permet de répondre à ces questions et à celles que soulèvent les sens. Ce qui est essentiel à la perception sensorielle n’est pas ce qui sépare les sens les uns des autres, mais ce qui les unit entre eux, à chacune de nos expériences internes (même non sensorielles) et à notre environnement. Erich von Hornbostel, The Unity of the Senses, 1927 otre connaissance du monde est façonnée par nos sens, qui nous renseignent sur notre environnement, mais aussi sur nous-mêmes. Mais nos sens peuvent être trompés. Illusions visuelles – les plus nombreuses –, et un segment de droite vertical nous semble plus long que le même segment horizontal ; illusions olfactives, et l’odeur du chocolat nous apparaît désagréable ; illusions auditives, et les différents instruments de l’orchestre produisent une musique harmonieuse. Pour n’en citer que quelques exemples. Parfois, les sens s’entremêlent, et une note de musique devient couleur, type de synesthésie rapportée par Franz Liszt. Alors qu’est-ce qu’une illusion des sens, ou illusion perceptive ? La perception est une interaction de l’information extraite du monde par les sens avec des connaissances déjà acquises sur ce monde. Lorsque ces deux types d’informations ne coïncident pas, une N Pascal Mamassian est chercheur CNRS au Laboratoire Psychologie de la perception à l’Université Paris Descartes. François Le Corre est doctorant à l’Institut Jean Nicod (CNRS, ENS, EHESS) et à l’Université Pierre et Marie Curie, de Paris. 4 illusion perceptive en résulte. Ce dossier présente dans quelle mesure l’étude des illusions sensorielles permet aux scientifiques de comprendre ce que sont les sens, comment ils interagissent et comment naissent les conflits entre les différentes sources d’informations. Avant de répondre à ces questions, demandons-nous ce qu’est un sens et quels sont les sens que nous possédons, afin de pouvoir déterminer ce qu’ils ont en commun et ce qui les distingue. Combien de sens ? La conception classique des sens, héritée d’Aristote, nous enseigne que nous disposons de cinq sens : l’odorat, le goût, le toucher, l’audition et la vision. Mais les psychologues et les physiologistes ont découvert d’autres organes sensoriels, dont le système vestibulaire, situé dans l’oreille interne, qui assure l’équilibre. Nous avons aussi de nombreux récepteurs sous la peau qui nous permettent de distinguer le chaud du froid, mais aussi de ressentir la douleur. D’autres récepteurs « enregistrent » l’étirement de la peau et des muscles, ce qui nous donne des informations sur la position de nos membres : c’est le sens proprioceptif. Un sens serait-il donc défini par un type de récepteurs et un mécanisme Les illusions – © Cerveau & Psycho 1-Ess12_pxxxxxx_preface_mamassian_bsl.qxp 15/10/12 17:21 Page 5 dans le système nerveux central qui interprète les signaux émis par ces molécules ? Dans ces conditions où devons-nous nous arrêter dans la liste des sens ? La faim, la soif, l’estimation du temps sont-elles également des sens ? Plusieurs articles de ce dossier abordent ces divers aspects de la définition des sens et des illusions auxquelles ils sont soumis. Ainsi, la question du nombre de sens reste ouverte. La situation est-elle plus claire en ce qui concerne notre conception même d’un sens ? Selon Aristote, chaque sens représente, d’une part, un « processus unitaire », d’autre part, un « processus séparé ». Un processus sensoriel, par exemple visuel, est unitaire s’il est cohérent de parler de la vision et non des visions. Cependant, plusieurs données physiologiques suggèrent que le système visuel est composé de différents modules qui seraient sensibles à certaines caractéristiques visuelles et pas à d’autres. Par exemple, une lésion d’une région du cortex temporal engendre une perte de la vision des couleurs (achromatopsie), tandis qu’une lésion d’une autre zone provoque la perte de sensation du mouvement (akinétopsie). Plus surprenant encore, la perception d’une caractéristique visuelle peut être présente ou absente selon les cas. Par exemple, dans les années 1980, les neuropsychologues David Milner et Melvin Goodale ont décrit le comportement d’une patiente atteinte d’une lésion ventrolatérale du cortex occipital. Cette personne était incapable de reconnaître et d’identifier un certain nombre d’objets familiers, par exemple une tasse ou une paire de ciseaux, alors qu’elle pouvait les saisir et les manipuler correctement. Alors faut-il rejeter l’hypothèse d’unicité de la vision, ou faut-il chercher, au contraire, ce que ces processus visuels ont en commun ? Cette dernière tâche n’est cependant pas facile à accomplir. Et ce précisément parce que l’hypothèse de la séparation des sens, selon laquelle ces derniers n’interagissent jamais, fait face à de nombreuses difficultés. D’abord, plusieurs régions cérébrales sont © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 Bhaskar Dutta / Getty Images L’interaction des sens « multimodales », c’est-à-dire que leurs neurones s’activent lorsqu’une modalité sensorielle est stimulée (par exemple la vision), ou une autre (par exemple le toucher), ou les deux ensemble. Ces neurones assureraient donc le traitement de la forme de l’objet, indépendamment du sens (visuel ou tactile) impliqué dans sa perception. Par ailleurs, de nombreuses expériences révèlent une interaction forte des sens. En 1976, Harry McGurk et John MacDonald ont mis au point une des expériences les plus impressionnantes où la vision perturbe l’audition. Dans leur illusion, un participant entend le phonème /ba/ tout en regardant les mouvements de lèvres articulant le phonème /ga/. Quand on demande au sujet quel stimulus auditif lui a été présenté, il dit avoir entendu le phonème /da/… qui n’a jamais été proposé ! Si les psychologues et les physiologistes ont des difficultés à définir ce qu’est un sens, peutêtre faut-il se tourner vers la philosophie ? Le philosophe britannique Paul Grice (1913-1988) a distingué quatre façons d’individualiser un sens : les critères des «qualia», du contenu, des stimulus et des organes sensoriels. Selon le premier critère, les sens se distinguent par l’effet qu’ils produisent quand on les utilise. Par exemple, l’effet produit par la 5 1-Ess12_pxxxxxx_preface_mamassian_bsl.qxp 15/10/12 17:21 Page 6 La perception est une interaction de l’information extraite du monde via les sens avec des connaissances déjà acquises. Lorsque ces deux types d’informations sont dissonants, une illusion perceptive en résulte. Bibliographie C. Spence, Crossmodal correspondences : A turorial review, in Attention, Perception and Psychophysics, vol. 73, pp. 971-995, 2011. D. Alais, F. Newell et P. Mamassian, Multisensory processing in review : From physiology to behaviour, in Seeing and Perceiving, vol. 23, pp. 3-38, 2010. A. Paternoster, Le Philosophe et les Sens, Presses Universitaires de Grenoble, traduit par A. Reboul, 2009. S. Shimojo et L. Shams, Sensory modalities are not separate modalities : Plasticity and interactions, in current opinion in Neurobiology, vol. 11, pp. 505-509, 2001. B. Stein et A. Meredith, The Merging of the Senses, MIT Press, 1993. 6 vision d’une tasse diffère de celui provoqué par son toucher. Cependant, ce critère n’explique pas vraiment ce qu’est un sens : il est incapable de rendre compte de la déformation de la perception de la voix par celle du mouvement des lèvres dans l’expérience de H. McGurk et J. MacDonald. Selon le critère du contenu, chaque sens serait sensible à différentes propriétés qu’il serait seul à détecter. Par exemple, la couleur serait une «propriété» de la vision seulement, les sons n’appartiendraient qu’à l’audition, etc. Mais que faut-il penser des patients atteints d’achromatopsie qui ne voient pas les couleurs ? Il serait absurde de penser qu’ils ne voient pas du tout ! Selon le critère des stimulus, ce ne sont pas les propriétés des objets telles qu’elles apparaissent au sujet qui importent, mais plutôt la stimulation physique qu’elles provoquent, par exemple les rayonnements électromagnétiques pour la vision, les fluctuations de la pression de l’air pour l’audition, etc. Mais deux sens distincts peuvent partager un même type de stimulus ; c’est le cas de certaines substances chimiques, détectées aussi bien par le goût que par l’odorat. Le sens de la perception du temps existe-t-il ? Enfin, selon le dernier critère, chaque modalité sensorielle se distinguerait par le type d’organe sensoriel auquel elle est attachée : les yeux pour la vision, les oreilles pour l’audition, etc. Cependant, ce critère se heurte à des considérations d’indépendance des récepteurs. En particulier, avons-nous un sens de la température séparé du sens de la douleur ? Si oui, quel est l’organe sensoriel qui leur est associé ? Et quel est celui de la perception du temps ? Aujourd’hui, la question de la différenciation des sens reste un défi théorique. Toutefois, ce flou qui existe entre les sens et qui est mis en évidence avec les illusions sen- sorielles serait bénéfique pour certaines personnes ayant un handicap. En 1688, dans une lettre au philosophe anglais John Locke, le philosophe irlandais William Molyneux demandait si un aveugle de naissance qui recouvrait la vue à l’âge adulte pourrait distinguer une sphère et un cube au premier regard, grâce à sa connaissance de ces objets par le toucher. La dernière réponse, apportée en 2011 par le psychologue Richard Held et ses collègues, de l’Institut de technologie du Massachusetts, suggère que la réponse est négative, c’est-àdire que le transfert de connaissances entre les sens n’est pas immédiat. Les illusions renseignent sur les sens Toutefois, ces mêmes auteurs ont montré, qu’après un apprentissage adapté, une nouvelle modalité sensorielle peut devenir fonctionnelle. Ces travaux ouvrent des perspectives intéressantes, notamment pour le développement d’appareils de substitution sensorielle. Ces outils utilisent une modalité sensorielle pour accéder à des informations normalement perçues par une autre modalité. Par exemple, des sujets aveugles peuvent utiliser un appareil de substitution visuotactile. Ce dernier comprend une caméra, placée sur la tête du sujet, qui enregistre des informations visuelles ; ces données sont traduites en informations tactiles qui sont ressenties par une partie du corps du sujet (dos, abdomen, langue, etc.). Après quelques heures d’entraînement, la personne aveugle est capable d’identifier, grâce aux stimulations tactiles, la forme de certains objets à distance. En conséquence, étudier les illusions des sens permet de mieux comprendre comment chaque sens fonctionne et comment ils interagissent. Mais c’est aussi une façon de découvrir comment l’absence ou la perte d’un sens peut être plus ou moins palliée par l’exploitation d’une autre modalité sensorielle. I Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:22 Page 7 Paul Fleet / Shutterstock Ess_012_p007007_ouverture1.qxp Les illusions visuelles La perception visuelle du monde dépend de la façon dont le cerveau interprète chaque scène. Les scientifiques utilisent les illusions pour comprendre son fonctionnement. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 7 2_Ess_012_pxxx_portfolio_martinez_conde_ben.qxp 15/10/12 18:14 Page 8 Les illusions visuelles Les illusions visuelles et le cerveau Les erreurs d’interprétation du système visuel révèlent aux scientifiques comment fonctionne le cerveau. Susana MartinezConde et Stephen Macknik travaillent à l’Institut neurologique Barrow, à Phoenix, dans l’Arizona, aux États-Unis. ’ est un fait des neurosciences : ce dont nous faisons l’expérience n’est que le fruit de notre imagination. Nous avons des sensations qui ne reflètent pas nécessairement la réalité physique du monde extérieur. Bien sûr, beaucoup d’expériences de la vie quotidienne sont des stimulus physiques qui envoient des signaux au cerveau. Mais la machinerie neuronale qui interprète ces informations en provenance des yeux, oreilles et autres organes sensoriels est aussi responsable des rêves et des illusions. Ainsi, le réel et l’imaginaire partagent un socle commun dans le cerveau. Socrate avait raison : «Tout ce que je sais, c’est ce que je ne sais rien.» Pour comprendre comment le cerveau crée une « impression » de la réalité, les neuroscientifiques étudient notamment les illusions visuelles. Les artistes et les illusionnistes utilisent ce type d’illusions depuis longtemps, et ont ainsi compris les mécanismes de fonctionnement du système visuel. C En Bref • Les illusions visuelles correspondent à des dissociations entre la réalité physique et la perception subjective que l’on a des objets. • Les illusions de contraste, de mouvement, de couleur, de forme et de volume induisent le cerveau en erreur. Ces erreurs renseignent sur les mécanismes de la perception visuelle. 8 Ils ont développé différentes techniques – pour tromper l’œil de l’observateur – bien avant que les scientifiques étudient les propriétés des neurones. Par exemple, ils arrivent à faire croire au cerveau qu’une structure plate est en trois dimensions, ou que des coups de pinceau sur une toile représentent en fait une véritable corbeille de fruits. Comment fonctionne le système visuel Qu’est-ce qu’une illusion visuelle ? C’est la dissociation entre la réalité physique et la perception subjective d’un objet ou d’un événement. Ainsi soumis à une illusion visuelle, nous percevons quelque chose qui n’existe pas, ou ne voyons pas quelque chose qui est présent. Grâce à cette rupture entre la perception et la réalité, les illusions visuelles permettent aux scientifiques de comprendre comment le cerveau échoue à recréer le monde physique. En conséquence, l’étude de ces échecs leur indique les différentes étapes de traitement mises en œuvre par le cerveau pour reconstruire l’expérience visuelle. De nombreux facteurs, dont le contraste, les couleurs, les ombres et les mouvements des yeux, créent des effets qui influent sur ce que nous « voyons ». Dans cette série d’images, nous vous présentons différents types d’illusions visuelles et nous précisons ce qu’elles nous apprennent sur la perception visuelle. Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 18:14 Page 9 Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka, Ritsumeikan University 2_Ess_012_pxxx_portfolio_martinez_conde_ben.qxp Illusion de mouvement es motifs statiques provoquent une illusion percepC tive de mouvement. Cet effet étonnant est accentué quand vous regardez l’image en vision périphérique ou si vous bougez les yeux sur l’image.Dans cette illusion,créée par Akiyoshi Kitaoka, professeur de psychologie à l’Université Ritsumeikan à Tokyo,les « serpents » donnent l’impression de tourner,alors que seuls vos yeux bougent ! En revanche,si vous fixez votre regard sur un des points noirs présents au centre de chaque serpent, le mouvement ralentit, puis s’arrête. C’est la preuve que les mouvements oculaires sont nécessaires pour que cette illusion © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 fonctionne. Les scientifiques ont montré que ces mouvements illusoires activent les mêmes régions cérébrales que celles impliquées dans la perception d’un mouvement réel. Quelle est la cause de cette illusion ? Nous savons que les différences de luminosité sur les bords doivent, d’une façon ou d’une autre, tromper les neurones détecteurs de mouvement des circuits visuels et les activer « artificiellement ». En d’autres termes, les configurations particulières de luminance et de contraste piègent le système visuel en lui faisant percevoir du mouvement là où il n’y en a pas. 9 2_Ess_012_pxxx_portfolio_martinez_conde_ben.qxp 15/10/12 18:14 Page 10 Bibliographie University Press, 2006. B. Conway et al., Neural basis for a powerful static motion illusion, in Journal of Neurosciences, La couleur en contexte ette illusion, créée par Beau Lotto et Dale Purves, de l’Université C Duke aux États-Unis, est un autre exemple qui montre comment le cerveau perçoit la même couleur de façon distincte selon le contexte. Le carré central marron sur le haut du cube est de la même couleur que le carré orange de la face dans l’ombre. Mais ce dernier semble orange à cause de l’éclairage et des carrés autour qui le rendent plus clair que le carré marron. vol. 25, pp. 5651-5656, 2005. A. Fraser et al., Perception of illusory movement, in Nature, vol. 281, pp. 565-566, 1979. Beau Lotto et Dale Purves, Duke University A. Gilchrist et al., Seeing black and white, Oxford Les figures ambiguës Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka oyez-vous dans ce bouquet de violettes les profils V de Napoléon Bonaparte (en haut à droite), de MarieLouise d’Autriche (en haut à gauche) et de leur fils (au 10 milieu) ? Les troupes de Napoléon, admiratives, avaient nommé Bonaparte « Petit Caporal », car il avait réussi à vaincre quatre armées plus grandes que la sienne lors de sa première campagne. Des années plus tard, Bonaparte, alors banni sur l’île d’Elbe, avait confié à ses amis qu’il reviendrait avec les violettes ; il avait ainsi gagné le surnom de « Caporal la Violette, la petite fleur qui revient au printemps». Quand il rentra effectivement en France, les femmes le soutenant se rassemblèrent pour vendre des violettes. Elles demandaient aux passants : «Aimez-vous les violettes ? » Si la personne répondait « oui », cela signifiait qu’elle n’était pas confédérée ; si elle répondait « eh bien », elle adhérait à la cause napoléonienne. Les soutiens de Napoléon distribuèrent alors à tous des reproductions de cette gravure Caporal la Violette réalisée par JeanDominique Étienne Cannu de 1815. Dans des illusions ambiguës comme celle-ci, le cerveau interprète la même image de deux façons différentes, ces deux interprétations s’excluant mutuellement. En d’autres termes, vous pouvez voir une des deux images, mais pas les deux en même temps. Ces figures ambiguës permettent de dissocier la perception subjective du monde physique. L’objet ne change jamais,mais votre perception alterne entre deux interprétations possibles. C’est pour cette raison que de nombreux scientifiques étudiant les corrélats neuronaux de la conscience utilisent les illusions ambiguës. Les illusions – © Cerveau & Psycho 2_Ess_012_pxxx_portfolio_martinez_conde_ben.qxp 15/10/12 18:14 Page 11 Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka Richard Gregory Richard Gregory Distorsion de formes visuelle de la première photographie, nommée Lrieur’illusion illusion du mur du café, a été découverte sur l’extéd’un restaurant par Steve Simpson, du Laboratoire de psychologie de Richard Gregory à Bristol en Angleterre. Il a remarqué que les lignes de mortier parallèles entre les carreaux verts et blancs sur le mur semblent penchées, alors qu’elles sont droites. Les scientifiques utilisent une version simplifiée en noir et blanc de cette illusion (voir l’image au centre) pour montrer comment des objets ou des motifs peuvent prendre des formes distinctes de leur forme réelle. Cette illusion fonctionne quand les carreaux noirs et blancs sont décalés et quand chaque carreau est entouré d’une bordure de mortier gris. En effet, des neu- rones distincts réagissent aux différentes teintes, de sorte que le mortier a l’air plus clair à côté des carreaux sombres et plus foncé près des carreaux clairs. Et le cerveau interprète ce contraste comme une ligne irrégulière. Ces distorsions de formes sont dues à l’interaction de la forme réelle de l’objet avec la forme des objets environnants (l’interprétation dépend à nouveau du contexte). Dans l’illusion créée par Kitaoka, une partie circulaire d’un « sol » de carreaux blancs et noirs semble bombée, alors que l’image ne contient que des carrés de taille égale (voir l’image de droite). C’est la disposition des petits carrés noirs et blancs qui trompe le cerveau et créew cette distorsion de forme. Les illusions de contraste ans cette illusion, créée par Edward Adelson, de l’Institut de technologie D du Massachusetts aux États-Unis, les carrés et ont la même couleur : gris. Si vous en doutez, découpez les deux carrés et placez-les côte à côte ! Ce piège visuel résulte du fait que le cerveau ne perçoit pas directement les couleurs et la luminosité des objets, mais les compare à celles des éléments qui les entourent. Ici, le carré A a l’air plus foncé, car il est entouré de carreaux clairs, et le carré B semble plus clair, car il est proche de carreaux foncés. Prenons un autre exemple : quand vous lisez du texte imprimé sur une feuille avec une lumière intérieure, la quantité de lumière reflétée par l’espace blanc sur la feuille est inférieure à celle qui serait renvoyée par les caractères noirs en lumière extérieure. Mais votre cerveau ne considère pas les niveaux de gris réels. En revanche, il interprète les lettres comme étant noires, quelles que soient les conditions d’éclairage, parce qu’elles sont plus sombres que le reste de la feuille. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 H. Ad els on ,M .I.T . B Ed wa rd A 11 2_Ess_012_pxxx_portfolio_martinez_conde_ben.qxp 15/10/12 18:14 Page 12 Les illusions 3D Réunion des Musées Nationaux /Art Resource, NY artistes reproduisent au mieux la réalité. Pour ce faire, ils Lde esdonnent une impression de volume et de distance en utilisant façon intuitive la perspective, la couleur, l’éclairage et les ombres. Ainsi, l’œuvre d’art sur une toile est parfois difficile à distinguer du modèle qui est en volume. Ces images paraissent surgir du cadre. Dans Les Attributs du Peintre, une œuvre du XVIIe siècle de Cornelius Gysbrechts, une peinture semble s’enrouler hors du chevalet de l’artiste (voir ci-contre). En outre, la coupole de l’église Saint-Ignace de Loyola, à Rome, est un splendide exemple d’illusion baroque (voir ci-dessous). L’architecte de l’église, Orazio Grassi, avait prévu de construire une coupole, mais il mourut avant que l’église ne soit terminée. Trente ans plus tard, en 1685, l’artiste jésuite Andrea Pozzo pei- gnit un faux dôme sur le plafond au-dessus de l’autel. Pozzo était déjà considéré comme un maître dans l’art de la perspective, mais il se surpassa. Encore aujourd’hui, de nombreux visiteurs de SaintIgnace sont stupéfaits quand ils réalisent que sa magnifique coupole n’est qu’une illusion. Les architectes réalisèrent aussi qu’ils pouvaient manipuler la réalité en déformant les indices de perspective et de profondeur pour créer des structures défiant la perception. Avez-vous besoin d’une grande pièce dans un petit espace ? Pas de problème. C’est ce que fit Francesco Borromini au Palazzo Spada, un palais de Rome (voir ci-contre). Borromini créa ce spectaculaire trompe-l’œil d’une galerie de 37 mètres de long sur un espace qui n’est que de 8,5 mètres ! Il y a même une sculpture de taille humaine au fond de la galerie... En fait, la sculpture ne fait que 60 centimètres de haut. 12 Les illusions – © Cerveau & Psycho dè sl 5,9 nu 0 e2e m ér Tous les numéros disponibles Donner l’envie d’appendre no 11 (août 12) Vaincre son anxiété no 10 (mai 12) l’intelligence : comment la cultiver ? no 9 (fév. 12) les racines de la violence no 8 (nov. 11) les émotions au pouvoir no 7 (août 11) Dans le dédale des mémoires no 6 (mai 11) Cerveau homme / femme no 5 (fev. 11) le cerveau mélomane no 4 (nov. 10) Cerveau, amour et désir no 3 (août 10) le sommeil et ses troubles no 2 (mai 10) Drogues et cerveau no 1 (fév. 10) Illusions : des pièges pour le cerveau hors-série (août 09) émotions sociales no 53 (sept. 12) la méditation no 52 (juillet 12) l’autisme no 51 (mai 12) Thérapies ciblées no 50 (mars 12) Voir le cerveau autrement no 49 (janv. 11) Stress : bon ou mauvais ? no 48 (nov. 11) Êtes-vous créatif ? no 46 (juillet 11) Des pilules pour booster son cerveau ? no 45 (mai 11) la douleur chronique no 44 (mars 11) Comment la magie piège le cerveau no 43 (janv.11) Comment pensent les bébés ? no 42 (nov. 10) Comment motiver les élèves ? no 41 (sept. 10) Plongez zen ! no 40 (juil. 10) l’art de la persuasion no 39 (mai 10) la force de l’empathie no 38 (mars 10) Soyez positif ! no 37 (janv. 10) Peut-on changer ? no 36 (nov. 09) les émotions : comment les déchiffrer ? no 35 (sept. 09) au format classique ou pocket dès maintenant ! la référence de la psychologie et des neurosciences VPeSe12 • Offre valable jusqu’au 28.02.2013 pocket (21x28 cm) (16,5x23 cm) q 076911 q 076811 q 076910 q 076810 q 076909 q 076809 q 076908 q 076808 q 076907 q 076807 q 076906 q 076800 q 076905 q 076806 q 076904 q 076805 - q 076804 - q 076803 - q 076802 - q 076801 é! classique pocket (21x28 cm) (16,5x23 cm) q 076053 q 076553 q 076052 q 076552 q 076051 q 076551 q 076050 q 076550 q 076049 q 076549 q 076048 q 076548 q 076046 q 076546 q 076045 q 076545 q 076044 q 076544 q 076043 q 076543 q 076042 q 076542 q 076041 q 076541 q 076040 q 076540 q 076039 q 076539 q 076038 q 076538 q 076037 q 076537 q 076036 - q 076035 - ✁ à découper ou à photocopier et à retourner accompagné de votre règlement à : Groupe Pour la Science • 628 avenue du Grain d’Or • 41350 Vineuil Tél. : 0 805 655 255 • e-mail : pourlasciencevpc@ daudin.fr J’indique mes coordonnées : q Oui, je commande des numéros de Cerveau & Psycho et de L’Essentiel Cerveau & Psycho au tarif unitaire de 5,90 e dès le 2e acheté. nom : Prénom : adresse : Je reporte ci-dessous les références à 6 chiffres correspondant aux numéros commandés et au format souhaité : 0 1 x 6,95 e = 6, 9 5 e 2 réf. x 5,90 e = e 3e réf. x 5,90 e = e e x 5,90 e = e e 5 réf. x 5,90 e = e 6e réf. x 5,90 e = e 4 réf. et classique Plus de titres sur www.cerveauetpsycho.fr Bon de commande e ch Découvrez aussi Cerveau & Psycho, le magazine d’actualité de la psychologie et des neurosciences Complétez votre collection 1re réf. e oa c.P. : Pays : Ville : Tél.*: * Pour le suivi client (facultatif) Je souhaite recevoir la newsletter Cerveau & Psycho à l’adresse e-mail suivante* : @ * à remplir en majuscule Frais port (4,90 e France – 12 e étranger) + e Je commande également la reliure Cerveau & Psycho (capacité 12 nos)en format q classique (805570) ou q pocket (807407) au prix de 14 e e TOTal à réGler e Je choisis mon mode de règlement : q par chèque à l’ordre de Pour la Science q par carte bancaire no date d’expiration Signature obligatoire code de sécurité (les 3 chiffres au dos de votre cB) en application de l’article 27 de la loi du 6 janvier 1978, les informations ci-dessus sont indispensables au traitement de votre commande. elles peuvent donner lieu à l’exercice du droit d’accès et de rectification auprès du groupe Pour la Science. Par notre intermédiaire, vous pouvez être amené à recevoir des propositions d’organismes partenaires. en cas de refus de votre part, merci de cocher la case ci-contre q. collec_cps2_grand.indd 1 15/10/12 16:30 Les illusions visuelles Les ambiguïtés de la perception visuelle Le cerveau interprète le monde environnant avec une remarquable précision malgré les ambiguïtés auxquelles fait face le système visuel. Les illusions trompent le cerveau et révèlent comment il fonctionne. Pascal Mamassian est chercheur CNRS au Laboratoire Psychologie de la perception à l’Université Paris Descartes. 14 3-illus_cerv_mamasian-.indd 14 l n’y a pas dans le cerveau de régions spécifiquement responsables des illusions visuelles. Ces dernières font partie de la perception visuelle, traitée par le système visuel constitué de diverses structures cérébrales, de l’œil jusqu’aux aires corticales supérieures (voir l’encadré page 17). Les illusions existent parce que toute perception est ambiguë. Chaque photon détecté par les récepteurs de la rétine peut provenir d’une multitude de sources lumineuses plus ou moins intenses et plus ou moins proches. Chaque couleur réfléchie par un objet peut résulter d’une infinité de combinaisons de teintes de l’objet et de couleurs de la lumière. Comment savons-nous que notre perception est correcte ? En un mot, ce que nous voyons, ce que notre cerveau nous indique comme étant la réalité, est-ce effectivement la réalité ? Comment savons-nous que ce que nous pensons être une chaise rouge est identique à ce que notre voisin pense également être une chaise rouge ? La réponse est aussi simple que déstabilisante : nous l’ignorons ! Pourtant, être victime d’une illusion visuelle semble l’exception plutôt que la règle. I Comment le système visuel déjoue-t-il les pièges ? Comment, en cas de doute, choisitil la « bonne » réponse ? Et pourquoi lui arrive-t-il de se tromper ? Pour répondre à ces questions, voyons les ambiguïtés auxquelles fait face le système visuel et ce que cela nous apprend sur son fonctionnement. Des illusions visuelles tous les jours Commençons par un effet dû à la résolution limitée de l’œil. La rétine humaine est composée de photorécepteurs, qui captent les photons de la lumière et transmettent des informations nerveuses aux différentes structures du système visuel. Les photorécepteurs sont nombreux et concentrés au centre de la rétine, nommé fovéa. En revanche, ils sont répartis de façon de plus en plus éparse vers la périphérie de la rétine. Ainsi, n’importe quelle scène visuelle devrait être nette au centre et floue en périphérie. Or quand on regarde une scène, on la perçoit nette partout. L’impression que l’on a d’une vision uniformément nette est peut-être Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:27 SVLuma / Shutterstock.com 1. Ces deux traces dans le sable sont identiques ; il suffit de tourner la page à 180 degrés pour s’en rendre compte. Pourtant, on a l’impression que l’une est en relief et l’autre en creux. Cette illusion repose sur une hypothèse : le système visuel considère que la lumière vient d’en haut, et que les parties sombres sont des ombres. Cela permet d’interpréter l’image en trois dimensions. l’illusion visuelle la plus surprenante ! Pour le vérifier, modifions les bords d’une image en prenant garde de préserver certaines informations tels le contraste et la résolution (voir la figure 2). On obtient alors une paire d’images dites métamères : l’une uniformément nette et l’autre dont les bords sont déformés. Et pourtant, quand on fixe le centre de l’image, on ne peut pas distinguer l’image d’origine et l’image modifiée. Ainsi, la netteté uniforme du champ visuel est illusoire. Mais la perte de résolution en périphérie du champ visuel provoque des phénomènes gênants. Par exemple, un effet de camouflage visuel empêche de percevoir un objet qui devrait être visible. C’est le cas dans le phénomène dit d’encombrement (voir la figure 3) : un symbole isolé est visible en périphérie du champ visuel, alors qu’il ne l’est plus quand il est entouré de deux objets ou signes similaires. Cet objet est camouflé, et devient invisible, du fait de son assimilation avec les objets qui l’entourent. La faible résolution du champ visuel périphérique n’est pas seule responsable de ce phénomène, car quand l’objet est isolé (à la même distance dans le champ périphé- © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 3-illus_cerv_mamasian-.indd 15 rique), on le voit parfaitement. Il s’agit donc d’un effet de contexte. Le contexte joue en effet un rôle primordial dans la perception. Dans le phénomène d’encombrement, le contexte est spatial : les objets autour du symbole à identifier perturbent la perception. Mais le contexte peut aussi être temporel. Quand on regarde une image colorée plusieurs secondes, notre système visuel s’adapte à cette couleur, par exemple rouge. De sorte que si l’on regarde ensuite une feuille blanche, on perçoit la couleur complémentaire du rouge, à savoir une teinte verdâtre. Cet effet d’adaptation est localisé spatialement : si l’image rouge est située en bas à En bref • Le système visuel est d’une impressionnante efficacité. • Il fait en permanence des hypothèses et des déductions pour créer des images stables et correctes du monde. • Parfois, il se trompe, car l’hypothèse retenue est incorrecte. • Comprendre ces erreurs d’aiguillage permet aux scientifiques de préciser comment fonctionne le système visuel. 15 15/10/12 17:27 J. Freeman 2. Vous ne pouvez pas distinguer ces deux images si vous fixez la croix blanche au centre. Pourtant, l’image de droite est déformée sur les bords. Le cerveau donne moins d’importance à la vision dans le champ périphérique, créant ainsi l’illusion que tout est net ! La rétine et le cortex traitent la couleur Cependant, cette adaptation à la couleur ne se limite pas aux propriétés de la rétine. Par exemple, si après l’adaptation à des formes colorées, on regarde une feuille où sont dessinés les contours de certaines de ces formes, l’effet coloré est beaucoup plus fort dans les formes qu’en dehors (voir la figure 4). Or on sait que les contours des objets sont traités par le cortex et non par la rétine ou par toute autre structure sous-corticale. Le cortex participe donc aux phénomènes d’adaptation à la couleur. Ainsi, la couleur perçue d’un objet dépend de ses bords, de sorte qu’elle est en partie traitée au niveau cortical. Cette constatation s’applique à d’autres propriétés complexes de la couleur, tel le fait qu’une surface est plus ou moins brillante. Prenez une bouche avec un rouge à lèvre brillant et une autre avec un rouge à lèvre mat (voir la figure 5). En fait, on a obtenu la seconde image à partir de la première avec une légère modification : on a juste flouté les deux points les plus lumineux des lèvres brillantes. Ces deux changements très localisés modifient la perception de la brillance de l’ensemble des lèvres jusqu’à leurs bords, et pas seulement là où la modification est faite. Cela prouve que les régions corticales supérieures « déduisent » l’aspect de l’objet entier et lui appliquent cette propriété jusqu’à ses bords, de sorte que l’on perçoit une image plausible, ici entièrement mate à cause des deux régions floutées. 16 Les illusions - © Cerveau & Psycho P. Mamassian P. Mamassian 3. Si vous fixez la croix centrale sur chaque ligne, vous voyez bien le symbole à gauche. En revanche, vous ne pouvez pas identifier le même symbole s’il est entouré – à droite – d’autres objets similaires. Et ce, bien que tous les objets soient de même taille, de même intensité et à la même distance de la croix de fixation. Le « contexte » d’un objet perturbe la perception. droite du champ visuel, alors la teinte verdâtre est perçue uniquement à cet endroit. On parle de propriété « rétinotopique », car le phénomène se déplace quand on bouge les yeux ou tourne la tête. À l’inverse, une propriété « spatiotopique » est ancrée dans le monde et ne dépend pas de la position des yeux. Un phénomène rétinotopique suggère un mécanisme de perception dit de bas niveau : l’information visuelle est déterminée au niveau de la rétine ou des premiers étages de la perception visuelle, avant que les régions corticales supérieures ne réalisent une analyse plus approfondie. La propriété rétinotopique mise en évidence dans le cas de l’adaptation à la couleur confirme ce que l’on savait déjà de certains neurones de la rétine, en particulier les cellules ganglionnaires, qui codent la couleur par contraste, par exemple rouge/vert ou bleu/jaune. 4. Regardez l’image de gauche en fixant la croix au centre pendant une vingtaine de secondes. Puis regardez le centre de l’image à droite. Après quelques secondes, vous verrez les couleurs complémentaires apparaître dans les contours, et même entre les dessins, mais de façon moins intense. 3-illus_cerv_mamasian-.indd 16 15/10/12 17:28 L’observateur peut aussi influer sur la perception de la couleur. Prenons un carré et un disque qui peuvent être vus comme deux surfaces transparentes se recouvrant partiellement (voir la figure 6). Quelle surface est perçue devant l’autre ? Peu importe, car la transparence et la couleur des deux surfaces sont identiques. Mais dès qu’une figure est perçue devant l’autre, elle semble plus sombre. 5. Ces lèvres brillantes et mates sont presque identiques : seuls les deux points les plus lumineux des lèvres en haut ont été floutés pour obtenir l’image en bas ! Réaliser des déductions P. Mamassian Il n’est pas nécessaire de regarder une surface pour qu’elle devienne plus sombre. On peut par exemple fixer une des deux intersections des contours du carré et du disque, et volontairement faire passer l’un des deux objets au premier plan : il devient immédiatement plus sombre. La perception de la Le système visuel e système visuel de l’homme Lcérébrales comprend l’œil, des structures internes dites souscorticales, tel le corps genouillé latéral, et une partie importante du cortex située surtout dans le lobe occipital, à l’arrière de la tête. L’œil contient non seulement les photorécepteurs – qui captent les photons –, mais aussi une multi- tude d’autres neurones telles les cellules ganglionnaires dont les axones quittant l’œil forment le nerf optique. L’information produite par l’œil arrive au corps genouillé latéral, puis au cortex dans l’aire visuelle primaire (V1). Cette information visuelle diffuse vers d’autres aires visuelles du cortex selon une cer- Lobe frontal taine hiérarchie (V2, V3, V4) avant d’être transmise en même temps au cortex temporal et au cortex pariétal. Quelques régions corticales ont des neurones particulièrement sensibles à une propriété visuelle ; par exemple, l’aire V5/MT intervient dans le mouvement, et le cortex inféro-temporal dans la forme des objets. Lobe pariétal Lobe occipital Corps genouillé latéral V3/A V5/MT Œil Subdivisions fonctionnelles du cortex visuel V3 V2 Lobe temporal V1 Raphael Queruel V4 Nerf optique Cortex inféro-temporal © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 3-illus_cerv_mamasian-.indd 17 V3/VP Cervelet 17 15/10/12 17:28 P. Mamassian 6. Quand le carré est perçu en transparence devant le disque, il semble plus sombre. Et inversement. Pourtant, les deux formes ont la même couleur et la même brillance. Tout dépend de l’attention qu’on leur porte ! brillance d’un objet dépend donc de l’attention qu’on lui porte ; cela suggère un traitement cérébral supérieur qui influe sur des propriétés visuelles élémentaires telles que l’intensité lumineuse d’une image. La couleur des objets n’est qu’une des propriétés du monde que le système visuel tente d’analyser et « d’inférer », c’est-à-dire de déduire des indices perçus. Une autre caractéristique importante est leur forme tridimensionnelle. Plusieurs indices dans les images permettent de percevoir une forme, en particulier les petites différences entre les images vues par l’œil gauche et celles vues par l’œil droit ; ces décalages nous permettent d’avoir une vision stéréoscopique. Les ombres dans le cerveau On estime que cinq à dix pour cent de la population occidentale n’ont pas de vision stéréoscopique. Mais la plupart de ces personnes n’en ont pas conscience, jusqu’à ce qu’on le leur prouve, par exemple en leur projetant un film en 3d qu’elles sont incapables de voir correctement. Heureusement pour ces individus, le monde ne leur apparaît pas forcément plat, car d’autres indices visuels compensent cette lacune. En effet, d’autres sources d’informations tridimensionnelles existent ; ce sont par exemple les ombres que crée l’occlusion de la lumière par un objet. La position d’une ombre par rapport à l’objet qui en est la cause est un indice tridimensionnel important (voir la figure 7). Cependant, pour que 18 3-illus_cerv_mamasian-.indd 18 le système visuel utilise cet indice, il doit connaître la direction de la lumière. Sans cette donnée, l’indice d’ombre reste ambigu. Prenons par exemple deux traces de pas dans le sable, l’une semblant en relief, l’autre en creux (voir la figure 1). En fait, les deux empreintes sont identiques : il suffit d’en tourner une de 180 degrés pour obtenir l’autre. Pour vous en convaincre, tournez la page, et les traces s’inversent : les parties de l’image qui apparaissaient en creux prennent du relief tandis que celles en relief deviennent creuses. Ce changement de forme lors de la rotation de l’image repose sur une hypothèse faite par le système visuel : la lumière vient d’en haut. Quand on tourne l’image, les parties sombres correspondant aux ombres changent de position, alors que la lumière provient toujours d’en haut ; en conséquence, la seule explication raisonnable – pour le système visuel – est que c’est un changement de la forme de l’objet qui provoque les nouvelles positions des ombres. Comment cette hypothèse d’une source lumineuse au-dessus est-elle représentée dans le cerveau ? La façon symbolique que l’on utilise pour la décrire – la lumière éclaire les objets par le haut – suppose que c’est une connaissance de haut niveau qui se met en place comme un raisonnement expliquant des phénomènes sensoriels élémentaires. Cependant, différentes données montrent que cette hypothèse est en fait représentée précocement dans le système visuel. D’abord, 7. Cette oratrice semble flotter sur un tapis au-dessus de la plage. Mais c’est uniquement parce que l’image inclut par hasard l’ombre d’un drapeau situé derrière le photographe ; cette ombre est prise par erreur comme l’ombre de la plateforme où se trouve la femme. Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:28 reprenez les deux objets – en relief et en creux –, et mettez la tête en bas plutôt que de tourner la page. La même inversion de forme est perçue : la lumière serait donc au-dessus de la tête plutôt qu’au-dessus du « monde ». En d’autres termes, l’hypothèse sur la position de la lumière est codée de façon rétinotopique (le phénomène bouge avec la position des yeux), plutôt que spatiotopique (ne dépend pas de la position des yeux). D’autres études en imagerie cérébrale confirment ce résultat : des régions corticales situées au début des processus de traitement du système visuel, telle l’aire v1, participent à l’interprétation de la direction de la lumière, alors que des aires corticales de haut niveau réalisent l’analyse visuelle en trois dimensions. Des connaissances antérieures utiles Cet exemple où le système visuel déduit que la source lumineuse est située au-dessus de la tête explique pourquoi on n’est pas conscient de l’ambiguïté des images contenant des ombres. En fait, l’ensemble des connaissances dont on dispose a priori nous permet de percevoir le monde de façon © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 3-illus_cerv_mamasian-.indd 19 stable. Mais voir un monde stable ne signifie pas forcément qu’on le voit de façon véridique : en général, les inférences visuelles que le cerveau réalise sont correctes, mais il est facile de le tromper. Parfois, ces connaissances antérieures ne sont pas suffisantes pour fixer la perception de façon unique, de sorte qu’elle alterne entre deux interprétations ou plus. Par exemple, quand on regarde le carré et le disque superposés pendant plusieurs secondes, notre perception alterne entre le carré devant le disque et le disque devant le carré plusieurs fois par minute. Ces perceptions bistables sont la preuve que notre système visuel est perpétuellement en train de chercher l’interprétation du monde la plus plausible à partir des images qui se projettent sur les rétines. Cette inférence nécessite la puissance de calcul de plusieurs structures corticales et sous-corticales dans le cerveau ; les neuroscientifiques commencent juste à explorer le rôle de chacune de ces structures dans la perception visuelle. Pour ce faire, ils cherchent de nouveaux phénomènes qui révèlent le fonctionnement du système visuel et qui parfois donnent lieu à d’impressionnantes illusions. ■ Bibliographie J. Freeman et E. Simoncelli, Metamers of the visual stream, in Nature Neuroscience, vol. 14, pp. 1195-1201, 2011. P. Gerardin et al., Prior knowledge of illumination for 3D perception in the human brain, in PNAS USA, vol. 107, pp. 16309-16314, 2010. R. van Lier et al., Filling-in afterimage colors between the lines, in Current Biology, vol. 19, R323-R324, 2009. P. Tse, Voluntary attention modulates the brightness of overlapping transparent surfaces, in Vision Research, vol. 45, pp. 10951098, 2005. 19 15/10/12 17:28 4_Ess_012_pxxx_illusions3D_macknik_ben.qxp 15/10/12 17:29 Page 20 Les illusions visuelles Les trompe-l’œil en trois dimensions Certaines illusions observables sur diverses œuvres architecturales nous montrent comment le cerveau reconstruit le monde en trois dimensions. Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde travaillent à l’Institut neurologique Barrow de Phoenix, dans l’Arizona, aux États-Unis. 20 ien qu’elles semblent précises et réelles, nos sensations ne reproduisent pas nécessairement la réalité physique du monde. C’est un fait représenté par les artistes : la réalité n’est accessible que sous une forme subjective, dépend de notre perception et varie d’un individu à l’autre. Les illusions représentent l’un des outils importants que les neuroscientifiques utilisent pour comprendre comment le cerveau donne un sens au monde réel. Les illusions sont définies par la dissociation entre la réalité physique et la perception subjective d’un objet ou d’un événement. Une illusion visuelle nous permet donc de préciser les processus de traitement qu’utilise le cerveau pour construire l’expérience visuelle. Longtemps avant que les scientifiques n’étudient les neurones, les artistes avaient conçu un ensemble de techniques pour « tromper » le cerveau. Appliquées à l’architecture, leurs illusions visuelles ne cessent de nous étonner. Pline l’Ancien, dans son Histoire Naturelle, raconte la compétition légendaire entre deux peintres célèbres de la Grèce antique : Zeuxis et Parrhasios. Chacun avait apporté une peinture recouverte d’un tissu. Zeuxis enleva le voile : il avait réalisé une peinture si réaliste de grappes de raisins que les oiseaux arrivè- B rent du ciel pour les picorer. Convaincu de sa victoire, Zeuxis essaya de dévoiler la peinture de Parrhasios pour confirmer sa supériorité. Mais il perdit, car le voile qu’il essayait d’ôter était la peinture de Parrhasios elle-même. La légende signifie que les peintres peuvent transmettre une parfaite illusion de la réalité, des volumes ou de la distance en utilisant la perspective, la couleur, la lumière et les ombres. Les peintres préhistoriques utilisaient déjà des astuces pour que leurs œuvres paraissent plus vraies. Par exemple, le bison de la grotte d’Altamira, à Santillana del Mar en Espagne, est peint en profitant des formes du rocher, pour renforcer l’impression de volume. Tromper l’œil Ces techniques atteignent leur perfection dans le trompe-l’œil, l’une des formes les plus élaborées d’illusion artistique. Ce style de réalisme photographique est apparu à la Renaissance et s’est épanoui au XVIIe siècle aux Pays-Bas. La tour de Pise est un exemple architectural intéressant pour mieux comprendre le fonctionnement du cerveau. Dans l’illusion dite de la tour penchée, proposée en 2007 par Frederick Kingdom, Ali Yoonessi et Elena Gheorghiu, de l’Université McGill à Montréal, Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:29 Page 21 Robbie Hayton 4_Ess_012_pxxx_illusions3D_macknik_ben.qxp lorsque deux images identiques du même objet penché et fuyant sont placées côte à côte, les deux objets semblent inclinés selon deux angles différents (voir la figure ci-dessus). 3D à partir de 2D Cette illusion révèle comment le système visuel utilise la perspective pour permettre la reconstruction des objets tridimensionnels. Nous parlons de « reconstruction », parce que le système visuel n’a pas d’accès direct à l’information tridimensionnelle de l’environnement. Notre perception de la profondeur résulte de processus de calculs neuronaux reposant sur plusieurs règles : la perspective (les lignes parallèles semblent converger au loin), la stéréopsie (l’œil droit et le gauche reçoivent des images du même objet décalées selon un axe horizontal, ce qui permet la perception de la profondeur), l’occlusion (les objets proches cachent les objets plus éloignés), le clair-obscur (la variation de contraste d’un objet selon la position de la source lumineuse), et le sfumato (l’impression de profondeur vaporeuse créée par l’interaction d’éléments situés sur des plans différents, un terme tiré d’une technique de la Renaissance). L’illusion de la tour penchée montre que le cerveau utilise aussi l’angle de convergence © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 de deux objets inclinés dont le point de fuite se situe vers le fond pour calculer l’angle relatif que font ces deux objets. Elle ne se produit plus quand on regarde deux personnages penchés sur le côté, mais pas vers l’arrière. En effet, puisqu’ils ne semblent pas être inclinés, le cerveau ne s’attend pas à ce qu’ils convergent dans le lointain. Ce phénomène montre que le cerveau n’utilise sa boîte à outils de perception de la profondeur que dans les situations où des lignes semblent converger vers l’arrière-plan. Ainsi, notre cerveau crée l’illusion de la profondeur à partir des informations provenant de la rétine. Les illusions visuelles nous montrent que la couleur, la luminosité et la forme n’existent pas dans l’absolu, mais qu’elles sont des expériences subjectives, relatives, c’est-àdire appréciées différemment par des personnes distinctes ou selon la position de l’observateur. Si nous ressentons qu’une table est rouge et sa surface lisse, cela résulte de l’activité électrique des neurones et non d’un enregistrement passif de stimulus environnementaux. La table existe bien, mais ce que nous en percevons dépend de nos capacités cérébrales et de déterminants externes à l’objet, tels que la distance qui nous en sépare, la luminosité ou des facteurs socioculturels. Cette subjectiI vité est vraie pour toute perception. Bibliographie S. Macknik et S. Martinez-Conde, Consciousness : Neurophysiology of visual awareness in, in Encyclopaedia of Neuroscience, vol. 3, pp. 105-116, 2009. A. Cole, La perspective : profondeur et illusion, Gallimard, Les yeux de la découverte, 2003. J. Ninio, La science des illusions, Odile Jacob, 1998. 21 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp 15/10/12 17:30 Page 22 Les illusions visuelles La perception des interdites En théorie, il est impossible de percevoir du vert rougeâtre et du bleu jaunâtre, mélanges de couleurs opposées. Certaines expériences permettent pourtant d‘y parvenir. Vincent Billock et Brian Tsou sont biophysiciens à la base WrightPatterson de l’armée de l’air (U.S. Air Force), dans l’Ohio, aux États-Unis. 22 vez-vous déjà vu du jaune bleuâtre ? Non, nous ne pensons ni à un vert bleuté ni à un vert-jaune, mais bien à une teinte qui serait jaune et bleue à la fois. Et un vert rougeâtre ? Là encore, il ne s’agit ni d’un brun boueux qui pourrait être obtenu en mélangeant différentes couleurs, ni d’un jaune issu d’un rouge mélangé à du vert clair, ni d’une texture pointilliste où points rouges et points verts seraient mêlés, mais bien d’une seule couleur, rougeâtre et verdâtre en même temps, au même endroit. En réalité, il est peu probable que vous y soyez parvenu : aucun vert (ni aucune autre teinte) ne paraît à la fois bleuâtre et jaunâtre ; de même, il n’existe pas de rouge verdâtre. Pourtant, nous avons trouvé comment, dans des conditions particulières, percevoir ces couleurs interdites. Ce phénomène visuel précise la notion d’opposition des couleurs proposée en 1872 par le physiologiste prussien Ewald Hering. Ce dernier suggéra que la vision des couleurs reposait sur une opposition entre le rouge et le vert, le jaune et le bleu, quatre couleurs fondamentales (auxquelles il ajoutait le blanc et le noir). Autrement dit, en chaque point du champ visuel, le rouge et le vert, d’une part, le jaune et le bleu, d’autre part, s’opposent : la perception de la couleur rouge en un point empêche la perception de A la couleur verte à cet endroit, et vice versa. De même pour le jaune et le bleu. Ce principe d’opposition est également à l’œuvre quand on fléchit l’avant-bras : le triceps se relâche et le biceps se contracte ; muscles antagonistes, le biceps et le triceps agissent en opposition. On ne peut contracter en même temps ces deux muscles. La vision des couleurs repose sur ce même phénomène d’opposition. Ainsi, selon la théorie d’Hering, les nuances de la vision sont produites par la combinaison du rouge et du jaune, du rouge et du bleu, du vert et du jaune, ou du vert et du bleu. Effectivement, nous percevons le vert bleu (le turquoise ou cyan), le rouge jaune (l’orange), le rouge bleu (le violet) et le vert jaune, mais pas ni du rouge verdâtre, ni du vert rougeâtre, ni du bleu jaunâtre, ni du jaune bleuâtre. L’opposition des couleurs Cette théorie de l’opposition des couleurs a été critiquée, mais reste intéressante. Diverses recherches semblent montrer que l’opposition des couleurs naît dès la rétine et le mésencéphale, la première région cérébrale impliquée dans la vision. Les signaux bruts correspondant aux couleurs sont produits par les cônes, un type de photorécepteurs situés dans la rétine. Il existe trois types de cônes, chacun étant pourvu d’un pigment sensible à une bande de Les illusions – © Cerveau & Psycho 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp 15/10/12 17:30 longueurs d’onde différente, de sorte que les cônes détectent la lumière selon trois bandes de longueurs d’onde qui se chevauchent et sont centrées sur le bleu, le vert et le rouge. D’autres cellules rétiniennes traitent les signaux émis par ces trois types de cônes, ce qui produit les signaux correspondant aux quatre couleurs primaires – le rouge, le vert, le jaune et le bleu. Mais tout se passe comme si le système nerveux était constitué de seulement deux types de canaux de perception des couleurs : un canal « rouge moins vert » où les signaux positifs représentent différents niveaux de rouge, les signaux négatifs représentent différents niveaux de vert et les signaux nuls ni l’un ni l’autre ; et un canal « jaune moins bleu » fonctionnant sur le même principe (voir l’encadré ci-dessous). Cette organisation est conforme à l’opposition des couleurs d’Hering. En 1983, Hewitt Crane et Thomas Piantanida, de la Société SRI International, un institut de recherche situé à Menlo Park, en Californie, ont déjoué les règles de la perception qui interdisent du rouge vert ou du jaune bleu. Ils ont demandé à des sujets de regarder une bande rouge et une bande verte accolées, ou une bande jaune et une bande bleue acco- Page 23 En Bref • Le rouge et le vert sont des couleurs dites opposées : on ne peut généralement percevoir du rouge et du vert comme une seule couleur, le rouge-vert. Il en est de même pour le jaune et le bleu. • Mais si l’on parvient à court-circuiter une étape du fonctionnement du cerveau par des procédures expérimentales, les couleurs interdites peuvent devenir visibles. lées. Un dispositif suivait la direction des yeux des sujets, et déplaçait des miroirs de sorte que les champs de couleur restaient immobiles sur la rétine des sujets malgré les saccades incessantes de leurs yeux. Ainsi, l’image était stabilisée. Les sujets ont rapporté voir les couleurs se fragmenter en morceaux qui apparaissaient, disparaissaient, puis réapparaissaient. Ils ont surtout constaté que la frontière entre les bandes colorées disparaissait au bout de quelques instants, et que les couleurs se mélangeaient au niveau de la frontière dissoute. Certains voyaient du vert rougeâtre ou le bleu jaunâtre interdits. D’autres voyaient un scintillement bleu sur un fond jaune. Ces résultats étonnants furent négligés pour plusieurs raisons. D’abord, ils étaient quelque Qu’est-ce que l’opposition de couleurs ? d’une part, le jaune et le bleu, d’autre part. La perception de l’une des couleurs d’une paire,par exemple le jaune, n’importe où dans le champ visuel empêche la perception de la couleur opposée (le bleu) au même endroit et en même temps.Ainsi, bien que l’on puisse voir des combinaisons d’autres couleurs – tel le violet, mélange de rouge et de bleu –, on ne peut en général pas percevoir de bleu jaunâtre ni de vert rougeâtre. Le système visuel semble utiliser deux canaux pour les informations concernant la couleur (ci-contre) : un canal « jaune moins bleu », capable de signaler le jaune ou le bleu, mais pas les deux en même temps et au même endroit, et un canal « rouge moins vert » fonctionnant sur le même principe. Réponse positive (rouge et jaune) Canal jaune-bleu Canal rouge-vert Pas de réponse Réponse négative (bleu et vert) La couleur visible ci-dessous (ici le violet sur le spectre) résulte de la combinaison des réponses des deux canaux « rouge et vert » (en haut) et « jaune-bleu » (en bas). Le rouge et le vert s’annulent, ce qui autorise la perception du jaune pur transmis par l’autre canal. Jen Christiansen des couleurs semble repoLditesaservision sur deux paires de couleurs opposées : le rouge et le vert, Spectre visible 400 600 500 450 550 Longueurs d’onde (en nanomètres) 650 700 La façon dont les deux canaux de couleur du système visuel répondent à la lumière explique l’apparence du spectre visible, par exemple pourquoi la lumière violette a l’air bleu rougeâtre, et pourquoi la lumière jaune n’est pas un vert rougeâtre. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 23 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp 15/10/12 17:30 Page 24 peu incohérents : certains sujets percevaient une illusion visuelle et non les couleurs interdites. De surcroît, ces couleurs étaient difficiles à décrire. H. Crane et T. Piantanida essayèrent de résoudre ce problème en demandant à des artistes de raconter comment ils les percevaient : sans succès. Ensuite, il était difficile de reproduire l’expérience, car le dispositif Nous sommes désormais capables de voir du jaune bleuâtre et du vert rougeâtre. suivant les mouvements des yeux était onéreux et peu pratique à utiliser. Enfin, les chercheurs n’avaient pas de théorie à proposer pour interpréter leurs résultats. Ce fut vraisemblablement le principal écueil. Bibliographie V. Billock et B. Tsou, Neural interactions between flickerinduced self-organized visual hallucinations and physical stimuli, in PNAS, vol. 104, pp. 8490-8495, 2007. V. Billock et B. Tsou, What do catastrophic visual binding failures look like ?, in Trends in Neurosciences, vol. 27, pp. 84-89, 2004. V. Billock et al., Perception of forbidden colors in retinally stabilized equiluminant images : an indication of softwired cortical color opponency ?, in Journal of the Optical Society of America A, vol. 18, pp. 23982403, 2001. H. Crane et T. Piantanida, On seeing reddish green and yellowish blue, in Science, vol. 221, pp. 1078-1080, 1983. 24 Court-circuiter le système visuel Les deux chercheurs devinèrent que leur procédure avait court-circuité la partie du système visuel responsable de l’opposition des couleurs et activé un mécanisme de « remplissage » perceptif : quand on oblige deux bandes de couleurs opposées à coexister sur la rétine, le système visuel remplit la zone frontière de ces couleurs interdites. En 2001, nous avons proposé une nouvelle explication de ces observations. Nous savions qu’en plus de la stabilisation des images, une autre condition expérimentale fait disparaître la frontière entre des plages adjacentes de couleurs opposées : lorsque les deux plages ont la même luminance. Cette caractéristique mesure l’intensité lumineuse par unité de surface. Elle peut se définir approximativement comme la brillance perçue. Pour un observateur, si les deux couleurs ont la même luminance, le fait de les présenter rapidement en alternance ne produit quasiment pas de sensation de clignotement entre les deux teintes. Par ailleurs, quand des sujets observent fixement deux champs adjacents dont les couleurs ont la même luminance, ils voient la frontière entre les deux couleurs s’affaiblir, puis disparaître. Les couleurs se fondent l’une dans l’autre, sauf dans le cas des paires rouge-vert et jaune-bleu. Cet effacement est particulièrement net lorsque les mouvements des yeux de l’observateur sont réduits au maximum. Puisque l’égalité des luminances et la stabilisation des mouvements des yeux provoquent l’une et l’autre la fusion des couleurs, nous nous sommes demandé si ces deux propriétés pourraient se combiner. L’effacement de la frontière entre couleurs serait-il alors suffisamment puissant pour se produire même avec des couleurs opposées ? Pour tester cette hypothèse, nous nous sommes associés à Gerard Gleason, du Laboratoire américain de recherche de l’armée de l’air, qui étudie les saccades oculaires. Nous avons utilisé le dispositif de suivi du regard mis au point par G. Gleason ainsi que des systèmes qui maintiennent la tête. Sept spécialistes de la vision des couleurs, capables de décrire précisément leurs perceptions, ont participé à nos expériences. Comme la perception de la luminance de différentes couleurs varie d’un individu à l’autre, nous avons tout d’abord mesuré leurs réponses au rouge, vert, jaune et bleu. Puis nous avons présenté à chacun d’eux des bandes adjacentes de rouge et de vert, ou de jaune et de bleu, ajustées pour que les deux couleurs apparaissent de même luminance, ou, au contraire, de luminances très différentes. Franchir la frontière interdite Ainsi, la combinaison de la même luminance et de la stabilisation de l’image grâce au suivi du regard s’est révélée efficace pour faire franchir la frontière « interdite ». Pour les images de même luminance, six de nos sept observateurs ont perçu des couleurs interdites : la frontière entre les deux couleurs disparaissait et les couleurs se mélangeaient (le septième observateur percevait du gris). Parfois, le résultat ressemblait à un gradient de couleurs allant, par exemple, du rouge au vert, avec toutes les nuances possibles de rouge verdâtre et de vert rougeâtre entre les deux. Parfois, les champs rouge et vert coïncidaient, comme si une couleur transparaissait à travers l’autre, mais sans être atténuée. Souvent, un agréable vert rougeâtre ou jaune bleuâtre remplissait le champ visuel (voir l’encadré page ci-contre). Deux sujets racontèrent qu’ils étaient désormais capables d’imaginer du vert rougeâtre et du jaune bleuâtre, mais cette faculté ne persista pas. Nous sommes donc aujourd’hui capables de répondre à la question que le philosophe David Hume a posée en 1739 : est-il possible de percevoir de nouvelles couleurs ? Oui, mais Les illusions – © Cerveau & Psycho 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp 15/10/12 17:30 Page 25 Comment voir les couleurs interdites es conditions expérimentales particulières D permettent de percevoir du bleu jaunâtre et du vert rougeâtre. Ce résultat implique que Dans les expériences réalisées pour faire disparaître la barrière des couleurs interdites, un dispositif suit les mouvements des yeux des sujets pour maintenir les stimulus colorés toujours au même endroit sur la rétine. celles que nous avons mises en évidence sont composées de couleurs familières. À la suite de ces observations, nous avons proposé un modèle de la formation des couleurs interdites dans le cerveau. Nous pensons que certaines populations de neurones sont en compétition pour émettre les signaux nerveux : elles ne peuvent pas émettre en même temps. Tout comme deux espèces animales se disputent parfois une même niche écologique, les neurones se disputent le « droit d’émettre ». Toutefois, les neurones qui « perdent », c’està-dire qui n’émettent pas de signal, sont réduits au silence, mais ne meurent pas, contrairement à une espèce animale qui disparaît si une autre s’approprie les ressources. Compétition de neurones Une simulation numérique de cette compétition neuronale reproduit l’opposition des couleurs : pour chaque longueur d’onde activant le système visuel, les neurones stimulés par le rouge, ou ceux activés par le vert, peuvent gagner, c’est-à-dire produire un influx nerveux, mais pas les deux populations simultanément ; de même pour les neurones « jaunes » et « bleus ». Mais si l’on empêche la compétition, par exemple en inhibant les connexions © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 c b George Retsek J. Van Rensbergen, Univ. of Leuven l’opposition des couleurs n’est pas aussi fortement gravée dans le cerveau qu’on ne le pense généralement. Apparemment, le mécanisme d’opposition peut être désactivé. Lorsque les sujets fixent deux plages de couleurs opposées (a) et que l’image est immobile sur leur rétine, la frontière entre les deux plages semble s’évanouir, comme si les couleurs fusionnaient (b). Lorsqu’un champ est plus lumineux que l’autre, les mélanges forment par exemple des points bleus sur fond jaune. Mais pour des nuances de luminance similaire, la plupart des sujets voient de nouvelles couleurs a (des bleus jaunâtres) normalement impossibles à percevoir et, par conséquent, à représenter ici (c). entre les populations neuronales « vertes » et « rouges », ou « bleues » et « jaunes », les teintes précédemment en conflit peuvent coexister, et les couleurs impossibles apparaissent. Dans notre expérience, lorsque les luminances des champs rouge-vert ou jaune-bleu différaient suffisamment, les sujets ne percevaient pas les couleurs interdites. En revanche, des textures apparaissaient : par exemple, un scintillement vert sur un fond rouge, ou des rayures bleues sur un fond jaune, tout comme H. Crane et T. Piantanida l’avaient rapporté. Ils avaient sans doute utilisé des images ayant la même luminance pour certains de leurs sujets et ayant des luminances différentes pour d’autres. Ces figures tachetées ou rayées sont étonnantes. Elles ont été étudiées dans d’autres contextes scientifiques. Par exemple, le mathématicien britannique Alan Turing, pionnier de l’informatique, a modélisé les motifs nés dans des mélanges aléatoires de molécules chimiques. Il a ainsi reproduit les taches du léopard et d’autres phénomènes biologiques, notamment certaines hallucinations visuelles. De multiples facteurs peuvent déclencher des hallucinations visuelles aux motifs géométriques : drogues, migraines, crises d’épilepsie et – notre préféré – un stimulus visuel nommé 25 15/10/12 champ vide clignotant. Dans les années 1830, le physicien anglais David Brewster, l’inventeur du kaléidoscope, a montré que des lumières clignotantes peuvent aussi déclencher des hallucinations visuelles. Il semble qu’en passant vite devant une clôture éclairée par le soleil tout en fermant les yeux, il ait lui-même expérimenté ces illusions et ressenti des flashs d’ombre et de lumière projetés sur ses paupières fermées. On peut percevoir de tels clignotements si l’on est passager dans une voiture roulant le long de rangées d’arbres éclairées par le soleil, et que l’on ferme les yeux ou, mieux encore, si l’on fixe un ordinateur dont l’écran clignote. On peut alors tenter de percevoir les illusions géométriques que cela engendre. Les illusions géométriques Il existe plusieurs types d’illusions géométriques produites par des clignotements lumineux : des ailes de moulin à vent, des cercles concentriques, des spirales, des toiles d’araignée et des nids d’abeilles. En 1979, Jack Cowan, de l’Université de Chicago, et Bard Ermentrout avaient remarqué que toutes ces images déclenchaient l’activation de bandes de neurones du cortex visuel primaire, une région cérébrale située à l’arrière du cerveau et impliquée dans le traitement des informations visuelles. Par exemple, quand une personne regarde des cercles concentriques, des bandes verticales de neurones sont activées dans le cortex visuel primaire ; quand elle regarde les ailes d’un moulin à vent, des bandes horizontales de neurones s’activent. Ainsi, en faisant l’hypothèse que des neurones du cortex visuel organisés en bandes sont activés spontanément en réponse aux clignotements, B. Ermentrout et J. Cowan pouvaient expliquer l’origine de nombreuses illusions géométriques. Néanmoins, ces résultats ne donnaient pas de méthode capable de provoquer une illusion particulière, ce qui permettrait de l’étudier en détail. En effet, les cercles, spirales et autres figures perçues sous l’effet du clignotement sont à la fois imprévisibles et instables, probablement parce que chaque flash de lumière clignotante perturbe l’illusion déclenchée juste avant. Une technique produisant à volonté une illusion spécifique serait utile. Pour essayer de stabiliser les figures déclenchées par le clignotement, nous nous sommes inspirés d’autres systèmes formant spontanément des motifs de 26 17:30 Page 26 Pouvez-vous le voir ? La vision binoculaire peut permettre de voir les couleurs interdites. Essayez de fixer ces paires de rectangles en laissant vos yeux loucher de sorte que les aires rouges et vertes se superposent ; sur la figure du bas, les deux croix se superposent. Les couleurs fusionnées sont en compétition, formant des taches instables. Certaines personnes peuvent avoir ainsi un aperçu du vert-rougeâtre interdit. Cependant, on obtient de meilleurs résultats en utilisant des images de même luminance et en les stabilisant sur la rétine. J. Christiansen/J. Hovis 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp Turing. Imaginez, par exemple, une poêle peu profonde remplie d’huile, chauffée par-dessous et refroidie par-dessus. Si la différence de température est suffisamment importante, l’huile chaude qui monte et l’huile froide qui descend s’auto-organisent en un ensemble de cylindres orientés horizontalement, qui, vus de dessus, ressemblent à des rayures. Chaque cylindre tourne sur son axe – le fluide montant d’un côté et descendant de l’autre. La figure est stable si les rouleaux adjacents tournent dans des sens opposés. En général, l’orientation des cylindres (la direction des « rayures ») est aléatoire au moment où le motif se forme. Mais si l’on impose en un point l’orientation du flux ascendant de liquide, le motif évolue pour s’aligner dans cette direction. Nous nous sommes inspirés de cette expérience et avons voulu voir si en présentant un motif géométrique à côté d’une zone clignotante, nous stabiliserions l’illusion perçue par les sujets. Ainsi, nous avons associé des dessins de cercles et d’ailes de moulin à vent illuminés de façon stable et une zone vide tout autour éclairée par une lumière clignotant rapidement (voir l’encadré page ci-contre). Nous pensions que les figures stimuleraient des bandes de neurones d’orientations spécifiques dans le cortex visuel, et que le clignotement périphérique élargirait le motif en y ajoutant de nouvelles bandes parallèles de neurones. Nous nous attendions à ce que les sujets voient les figures circulaires et les ailes d’un moulin à vent envahissant la zone clignotante environnante. Oppositions de formes Mais à notre grande surprise, les sujets ne voyaient pas du tout cela : les cercles étaient entourés d’ailes de moulin à vent illusoires tournant à environ un tour par seconde. Et autour des ailes de moulin à vent, apparaissaient de pâles cercles concentriques. Nous avons obtenu des résultats similaires lorsqu’une zone vide, mais éclairée par une lumière clignotante, était placée au centre des figures. Dans tous les cas, l’illusion était située dans l’aire clignotante ; elle ne s’étendait à tout le dessin que si nous le faisions clignoter de façon synchrone avec la zone vide. Ce résultat n’aurait pas dû nous surprendre. Il y a 50 ans, Donald MacKay, du King’s College de Londres, a montré que lorsqu’une forme en ailes de moulin à vent est observée en lumière clignotante, un discret motif en Les illusions – © Cerveau & Psycho 5_Ess_012_pxxx_couleurs_billock_ben.qxp 15/10/12 17:30 Page 27 Blend Images / Shutterstock.com Illusions sous contrôle i vous avez déjà roulé, les yeux fermés, sur une route bordée d’arbres, vous S avez peut-être perçu une alternance rapide de lumière et d’obscurité. Ce clignotement provoque souvent des illusions visuelles fugaces comprenant des figures géométriques, tels des cercles concentriques, des spirales ou des ailes de moulin à vent. L’étude des mécanismes cérébraux à l’œuvre dans ces illusions serait facilitée si les chercheurs pouvaient les stabiliser et contrôler les figures perçues. a b c d Cortex gauche C. Wilson Réaction du cerveau Motif observé G. Retsek De nombreux motifs géométriques activent des bandes de neurones dans le cortex visuel primaire. Des motifs en forme d’ailes de moulin à vent activent des bandes horizontales de neurones (a). Des cercles concentriques activent des bandes verticales (c) et des formes en spirale activent des bandes Cortex visuel inclinées (b et d). On suppose que les illusions primaire géométriques se produisent quand des clignotements stimulent le cortex visuel primaire. Les activations résultantes s’auto-organiseraient en motifs rayés. e f Pour contrôler l’illusion visuelle provoquée par des clignotements, les auteurs ont montré à des sujets de petites figures noires et fait clignoter la lumière tout autour. Les sujets ont perçu des cercles concentriques gris autour d’ailes de moulin à vent (e), et des ailes de moulin à vent qui tournaient autour de cercles concentriques (f). Des illusions similaires apparaissent quand la zone vide clignotante est au centre. Les cercles et les ailes de moulin à vent se comporteraient comme des figures opposées. Cortex droit anneaux concentriques se superpose aux ailes de moulin à vent, et inversement. Ces résultats seraient la conséquence d’une opposition perceptive. Imaginez que vous voyiez un flash intense de lumière rouge. Une image rémanente de la couleur opposée (ici verte) persiste après le flash. Si le système visuel traite les ailes de moulin à vent et les cercles comme des formes géométriques opposées, le motif de MacKay pourrait résulter d’images géométriques rémanentes qui persistent pendant les instants d’obscurité entre les flashs. Oppositions perceptives Ce type d’illusion a un équivalent en couleurs : une zone rouge peut faire paraître verdâtre une zone adjacente grise. Dans des conditions adéquates – tel le système clignotant –, une figure géométrique fait apparaître la forme opposée dans la zone vide adjacente. En d’autres termes, l’illusion de MacKay implique une opposition géométrique séparée dans le temps (les ailes de moulin à vent et les cercles sont © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 présents à des instants distincts), tandis que notre effet est une opposition géométrique séparée dans l’espace (les ailes et les cercles apparaissent dans des zones adjacentes). Les couleurs interdites et ces illusions géométriques précisent la nature de l’opposition perceptive. Les couleurs interdites révèlent que l’opposition des couleurs n’est pas aussi rigide que le pensaient les psychologues. Et notre modèle de compétition permet de mieux comprendre comment le cerveau traite ces couleurs. Quant aux expériences qui stabilisent les illusions géométriques, elles révèlent des similitudes avec les phénomènes impliquant les couleurs. La nature neuronale des oppositions géométriques est de ce point de vue intéressante. Les motifs opposés laissent penser que des bandes perpendiculaires de neurones sont activées dans le cortex visuel. Cette caractéristique pourrait-elle être un indice de la façon dont le câblage neuronal produit les oppositions ? En trouvant de nouveaux moyens d’étudier et de piéger le système visuel, on pourra peut-être répondre à cette question. I 27 6_Ess_012_pxxx_alimenter_pensee_martinez_ben.qxp 15/10/12 18:17 Page 28 Les illusions visuelles Illusions à croquer Le cerveau prend parfois des œuvres d’art culinaires pour différents objets, personnages ou animaux. Susana MartinezConde et Stephen Macknik travaillent à l’Institut neurologique Barrow de Phoenix, dans l’Arizona, aux États-Unis. ous arrive-t-il d’être impressionné par de la nourriture plus vraie que nature ? Par exemple, les hamburgers au tofu, les bâtonnets de surimi ou certains plats de grands chefs n’ont rien à voir avec l’image qu’ils donnent. En fait, ce stratagème est vieux comme le monde. Pendant le carême au Moyen Âge, on cuisait le poisson pour qu’il ressemble à V du chevreuil, et les banquets de fête avaient au menu des mets extravagants (et parfois inquiétants) : des boulettes de viande identiques à des oranges, de la truite présentée comme des petits pois et des fruits de mer assemblés pour ressembler à de fausses viscères. Les livres de recettes du Moyen Âge et de la Renaissance décrivent aussi des volailles rôties donnant l’impression de chanter, des paons avec leurs plumes et crachant du Est-ce un bol de soupe… ou un visage ? Museo Civico Ala Ponzone, Crémone, Italie/The Bridgeman Art Library ette nature morte, l’Homme Potager (1590), du peintre C italien Giuseppe Arcimboldo contient les ingrédients de son minestrone préféré – une soupe italienne –, ainsi que le 28 plat pour le servir. Une fois le tableau retourné, le plat de légumes d’Arcimboldo se transforme en un portrait comique d’une tête d’homme coiffée d’un chapeau melon. Retournez la page pour vous en rendre compte ! Plusieurs aspects de cette illusion sont intéressants. D’abord, pourquoi voit-on un visage dans cet arrangement alors que l’on sait qu’il ne s’agit que de quelques légumes ? Le cerveau est câblé pour détecter, reconnaître et distinguer les éléments et les expressions d’un visage à partir d’un minimum d’informations. Cette capacité est essentielle lors des interactions avec autrui, de sorte que l’on est capable de voir une personne ou des émotions dans de nombreux objets, du masque d’un déguisement au capot d’une voiture. Ensuite, pourquoi voit-on mieux le visage en tournant l’image ? Les mécanismes cérébraux rendant la reconnaissance des visages rapide et facile sont optimisés pour traiter des visages à l’endroit : ils ont donc plus de difficultés à reconnaître les visages à l’envers. Les illusions – © Cerveau & Psycho 6_Ess_012_pxxx_alimenter_pensee_martinez_ben.qxp 15/10/12 18:17 Page 29 On est ce que l’on mange feu, ainsi qu’un plat nommé le cochon de Troie, car il s’agissait d’un cochon braisé entier et fourré d’un assortiment de petites créatures telles que de la volaille ou des fruits de mer. Tout cela pour l’amusement et l’enchantement des invités. Quant aux convives malvenus, ils recevaient aussi une «nourriture illusoire», mais cela ne les amusait pas : on leur apportait de la bonne viande présentée comme si elle était avariée et grouillante de vers. Ce n’était pas appétissant, mais efficace pour faire fuir une indésirable... Les illusions culinaires existent encore au XXIe siècle. Notre buffet d’alléchantes illusions contemporaines va séduire – ou non – votre regard et votre estomac. Bon appétit ! © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 cieux de fruits, fleurs, légumes et racines deviennent des portraits fidèles aux modèles. L’artiste s’est ainsi représenté sur cet autoportrait Été (1573). Le cerveau construit une représentation des objets à partir d’éléments isolés tels que des segments de droites ou des taches de couleur. Pourquoi voit-on un nez dans ce portrait Été ? Ce n’est pas parce que les photorécepteurs rétiniens des yeux perçoivent un nez, mais parce que des milliers de ces récepteurs réagissent aux différentes nuances de couleur et de luminosité dans cette région de la peinture. Puis ils stimulent les circuits neuronaux supérieurs qui associent cette information avec la région du cerveau où sont stockés les modèles de nez. L’activation des mêmes photorécepteurs stimule aussi à un niveau supérieur les neurones en charge de reconnaître des objets comme les navets, les figues et les condiments. Cette double activation rend donc ces images encore plus drôles à regarder. D’autant qu’on est souvent ce que l’on mange... Vanessa Dualib Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche/The Bridgeman Art Library es « têtes composites» d’Arcimboldo monLsomme trent que le tout peut-être bien plus que la de ses parties. Des arrangements astu- Colibri alimentaire cerveau humain reconnaît de façon simultanée les caracLqueueetéristiques des animaux, par exemple les yeux, les ailes et la d’un oiseau, et des plantes, telles qu’une aubergine et des feuilles d’artichaut. 29 6_Ess_012_pxxx_alimenter_pensee_martinez_ben.qxp 15/10/12 18:17 Page 30 Paysages culinaires ’ art peut être bien plus qu’un festin pour les yeux. Lsage. L’image ci-dessous ressemble à une peinture de payMais regardez de plus près... Il s’agit en fait de Carl Warner vraies photographies de nourriture disposées de façon à créer différents types de paysages et de terrains. Le photographe londonien Carl Warner (ci-contre en haut) arrange viandes et légumes pour produire ces environnements, puis photographie la scène par plans, du premier au dernier. En n’utilisant que de la viande et du pain dans l’image ci-contre en bas, par exemple, C. Warner restitue l’impression des cartes postales en sépia de la fin du XIXe siècle, où la clôture est en gressin, le ciel en jambon Serrano et l’allée en saucisson. L’art de C. Warner montre aussi comment le cerveau assemble des informations distinctes. Les données lumineuses provenant de tout point de l’image sont transformées en signaux électrochimiques dans la rétine et ainsi transmises au cerveau, où les caractéristiques de chaque point lumineux sont construites. Ces données diffusent en même temps dans de nombreux circuits visuels supérieurs : par exemple, ceux qui reconnaissent les visages, ceux qui détectent et identifient les mouvements, ceux qui distinguent les paysages et ceux qui traitent la nourriture. Ici, les circuits des paysages et de la nourriture sont activés ensemble, de sorte qu’un plat de charcuterie appétissante se transforme en un ciel ombragé. 30 Les illusions – © Cerveau & Psycho 6_Ess_012_pxxx_alimenter_pensee_martinez_ben.qxp 15/10/12 18:17 Page 31 Pointillisme comestible L’œuf ou la poule ? ’ artiste espagnol Din Matamoro nous offre une Ldamentale perspective unique sur la question la plus fonde la biologie développementale : de l’œuf ou de la poule, lequel est arrivé en premier ? Dans les œufs au plat de D. Matamoro, l’ontogenèse résume la phylogenèse d’une façon inhabituelle et troublante : la forme de cet œuf au plat ressemble à ce qu’aurait pu devenir la poule issue de l’œuf, ou à la poule qui a pondu l’œuf. Une telle image ambiguë résume comment la perception visuelle est une sorte d’ontogenèse en elle-même. L’objet, ici une poule, est construit dans notre esprit à partir des informations visuelles envoyées par la rétine. Ces données activent les circuits qui traitent non seulement les formes animales (ici les oiseaux), mais aussi la nourriture. Ce type de traitement à plusieurs niveaux est au cœur de toute ambiguïté : les fondements neuronaux des perceptions ambiguës impliquent un ou plusieurs circuits du cerveau qui entrent en conflit pour dominer notre conscience. rés qui produit un mélange ayant une couleur distincte de celles des points de départ. D’une certaine façon, toute forme d’art est du pointillisme. En fait, toute perception visuelle est du pointillisme. La rétine est constituée de couches de photorécepteurs, chacun recevant l’information lumineuse d’une aire circulaire donnée du champ visuel. Chaque récepteur transmet ensuite des signaux aux réseaux neuronaux supérieurs qui construisent la perception des objets, visages, etc. La vision elle-même est en grande partie une illusion pointilliste et colorée, que le cerveau gomme en « remplissant les trous ». Peu importe si le peintre utilise des coups de pinceaux ou des champs de points pour couvrir les surfaces. Les points formant cette image d’un gateau surmonté d’une cerise sont des bonbons multicolores, une technique non seulement intéressante, mais aussi délicieuse. À déguster sans modération. Kristen Cumings Jelly Belly Candy Company Din Matamoro es peintures pointillistes (ou néo-impressionnisLlisaient, tes),comme Georges Seurat et Paul Signac les réasont un assemblage de nombreux points colo- Des œuvres qui mettent l’eau à la bouche plus « dévorer » – du regard – ces copies de chefs-d’œuvre connus : Autoportrait au chapeau gris de Vincent Van Gogh (à gauche), Le cri d’Edvard Munch (à droite).Tout dans ces images est comestible ! © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 Ju Duoqi Galerie Paris-Beijing Ju Duoqi Galerie Paris-Beijing i vous trouvez que le pointillisme de bonS bons est une idée fantastique et que vous appréciez le résultat, vous devriez encore 31 6_Ess_012_pxxx_alimenter_pensee_martinez_ben.qxp 15/10/12 18:17 Page 32 De petits hommes e dramaturge irlandais George Ld’amour Bernard Shaw disait qu’il n’y a sincère que celui de la nour- Akiko & Pierre Minimiam riture. Si tel est le cas, ces ouvriers miniatures représentés ici ont une vie de rêve... Mais tout est question d’échelle. L’association de minuscules figurines et d’énormes fruits donne un double effet illusoire : des êtres humains de taille normale semblent minuscules (à gauche) et des fruits de taille normale paraissent énormes (à droite). Ces illusions fonctionnent bien, car le cerveau utilise le contexte, ici les dimensions relatives d’objets proches les uns des autres, pour déterminer leur échelle et leur taille absolue. Nous ne pouvons pas nous fier uniquement à la taille de la projection sur nos rétines pour déterminer les dimensions d’un objet. En effet, la taille projetée dépend de notre distance à l’objet. Un objet petit et proche peut avoir une projection rétinienne identique à celle d’un objet plus grand situé loin. Pour compenser la distance, le cerveau compare la taille d’objets inconnus avec celle d’objets connus présents dans la même scène. Associer des êtres miniatures avec un gros fruit perturbe ce système d’échelle. elez et déguisez des fruits et léguP mes pour les transformer en une variété d’illusions goûteuses, impressionnantes et étranges. Mais attention de ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre ! 32 Saxton Freymann @Play With Your Food LLC Un buffet d’illusions Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:31 Page 33 Yuganov / Shutterstock Ess_012_p033033_ouverture2.qxp Les illusions des autres sens L’odorat, le toucher, l’audition et le sens du mouvement peuvent aussi être trompés. Les illusions provoquent des effets impressionnants, sans que l’on en ait toujours conscience. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 33 Les illusions des autres sens Les illusions olfactives existent-elles ? De nombreuses personnes auraient des illusions olfactives, mais n’en seraient pas conscientes. Toute la difficulté est de les définir et de comprendre comment le réseau cérébral olfactif crée la représentation d’une odeur. Gilles Sicard est chercheur au Laboratoire de neurobiologie des interactions cellulaires et neuropathologie (CNRS UMR 7259), de l’Université d’Aix-Marseille. 34 07-illus_olfact_sicard.indd 34 l’instar des autres illusions sensorielles, l’illusion olfactive correspond à une disparité entre la réalité objective et sa perception ; les vapeurs d’un café sentent le citron par exemple. Le sujet sent ce qui ne sent pas – ou presque – ou sent mal ce qui sent. On voit immédiatement que le verbe sentir a plusieurs sens et que sentir est une action du cerveau. En effet, l’objet émetteur sent, mais c’est le cerveau du sujet récepteur qui détecte l’odeur : l’objet qui sent émet simplement un mélange de signaux chimiques, c’est-à-dire un signal odorant. Le terme odeur est aussi polysémique puisqu’il correspond soit au signal émis, soit à la perception. Mais nous allons voir que l’odeur est une construction du cerveau, qui peut parfois être trompé ! Il est encore difficile d’étudier les illusions olfactives, voire de concevoir qu’elles existent, car si nous devons tous plus ou moins en subir, nous en avons rarement conscience. Pourtant, nous avons mené une enquête auprès des lecteurs de L’Essentiel de Cerveau & Psycho et avons constaté que 64 pour cent des participants affirment avoir subi de telles illusions (voir l’encadré page 38). Supposons donc qu’elles existent et tentons de les définir. À Pour le neurophysiologiste, sentir des odeurs signifie activer un réseau nerveux spécifique composé de plusieurs « étages ». Le premier correspond à l’entrée sensorielle où des récepteurs des signaux odorants, dans la muqueuse olfactive du nez, distinguent des myriades de molécules chimiques présentes dans l’environnement. Un étage intermédiaire, le bulbe olfactif, représente un organe essentiel pour mettre en forme le message olfactif. Le dernier étage est constitué des centres cérébraux supérieurs qui créent une représentation olfactive intégrant l’information entrante et les données stockées en mémoire ; ces centres sont responsables de la perception de l’odeur. Percevoir une odeur La muqueuse olfactive occupe une partie de la cavité nasale et contient les neurones porteurs de récepteurs qui sont sensibles aux stimulus chimiques. Grâce à de courts prolongements, ces neurones transmettent l’information aux neurones intermédiaires du bulbe olfactif dans la boîte crânienne, au-dessus de la cavité nasale. Le stimulus olfactif correspond souvent à un mélange de molécules véhiculées par l’air (dans les cavités nasales) ou libérées par les aliments en bouche ; les Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:32 Lev Dolgachov - iriksavrasik / Shutterstock.com substances odorantes circulent dans la colonne d’air piégée entre la bouche et la cavité nasale, qui communiquent par l’arrière-gorge (c’est la voie rétronasale). L’« odeur » d’un stimulus olfactif dépend de la structure de chaque molécule le composant et son intensité augmente avec les concentrations de ces molécules. Les molécules odorantes se fixent sur leurs récepteurs insérés dans la membrane des neurones de la muqueuse olfactive. Il existe plusieurs centaines de récepteurs, et « l’encodage » du stimulus olfactif (c’est-à-dire sa traduction en message nerveux) dépend de son interaction avec certains récepteurs : chaque stimulus active une combinaison spécifique de récepteurs. De nombreux neurones récepteurs portent le même récepteur et sont distribués de façon aléatoire dans la muqueuse olfactive. Au contraire, dans le bulbe olfactif, grâce à un câblage organisé, mais plastique, c’est-à-dire modifiable par apprentissage, les neurones intermédiaires correspondant à un récepteur donné sont regroupés et 100 fois moins nombreux que les neurones récepteurs. Ainsi, le signal est amplifié et des liens entre divers récepteurs sont créés. Le message olfactif périphérique résulte le plus souvent de l’activation de nombreux récepteurs : le cerveau doit gérer cet ensemble pour « donner un sens », © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 07-illus_olfact_sicard.indd 35 c’est-à-dire une perception odorante, au message olfactif. Ensuite, les neurones du bulbe olfactif transmettent l’information au cortex olfactif primaire et à diverses structures du système limbique – qui contrôle entre autres les émotions. C’est alors qu’une représentation sémantique et des émotions sont associées au message olfactif, et que cette association peut être gravée en mémoire. L’amygdale cérébrale, qui fait partie du système limbique, attribue la composante affective au signal, et l’hippocampe en assure la mémorisation et le rappel ultérieurement (voir l’encadré page 37). Comment une illusion olfactive se manifeste-t-elle ? Il faut qu’une partie (ou l’ensemble) de ce réseau cérébral s’active en 1. Si ces roses vous semblent sentir mauvais, c’est que vous êtes victime d’une illusion olfactive. Ou peut-être êtes-vous trop sensible à l’un des composés du mélange odorant qui évoque une odeur nauséabonde ? En bref • Selon une enquête menée par l’auteur, 64 pour cent des participants affirment avoir vécu une illusion olfactive. • Ils auraient donc senti une odeur qui n’existait pas ou perçu une odeur de façon erronée. • Le même réseau cérébral s’activerait quand on sent une odeur, qu’on l’imagine ou qu’on subit une illusion. 35 15/10/12 17:32 l’absence de stimulus chimique extérieur, ou qu’il évoque une représentation d’odeur ne correspondant pas au signal présenté. On peut classer les illusions olfactives en deux catégories : celles portant sur l’identification de l’odeur, c’est-à-dire de la source, et celles concernant une propriété de l’odeur, telle son intensité ou la sensation agréable, ou non, qu’elle procure, c’est-à-dire sa valence hédonique. Selon cette classification, on peut considérer l’odeur comme un objet ou comme une propriété de l’objet. Par exemple, certaines personnes ont l’impression qu’un café sent le citron ou d’autres perçoivent une odeur d’œuf « pourri » en mangeant des fraises. Ces illu- 2. Le créateur de parfums crée des « illusions olfactives » en mélangeant des dizaines, voire des centaines, de notes parfumées. Il crée une odeur que le novice est incapable de décomposer. Ainsi, on suppose que les illusions olfactives, en tant que jugements erronés de l’environnement chimique réel, doivent exister, mais on ignore comment les identifier systématiquement. Dans la littérature scientifique, elles sont anecdotiques. Toutefois, quelques cas – rares – ont été décrits en consultation d’« olfactologie » (terme créé en 1995 à Lyon pour l’examen clinique de l’olfaction). Quand des sujets ont partiellement perdu l’odorat (ils sont devenus hyposmiques) après un traumatisme crânien ou une rhinite, ils ne perçoivent plus que des odeurs très intenses (leur seuil de détection est augmenté). Mais ils présentent souvent d’autres troubles : une allosmie et une cacosmie. En clair, ils ne peuvent plus identifier la source odorante (allosmie), et l’odeur perçue apparaît le plus souvent désagréable (cacosmie), qu’elle ait été agréable ou non avant l’accident. J’ai cependant rencontré une personne qui décrivait sa perception résiduelle comme « sucrée, musquée, bonne et voluptueuse, évoquant l’encens » ; la littérature scientifique présente aussi quelques cas où la perception olfactive altérée est agréable. © Musée de Grasse Allosmie, cacosmie… sions olfactives ont cependant un point commun : le système olfactif qui supporte la perception déforme la réalité physico-chimique. À ces illusions, non pathologiques, s’ajoutent les « auras » olfactives : le sujet perçoit soudain une odeur, sans aucun stimulus environnemental. Ce sont des phénomènes hallucinatoires que l’on trouve entre autres dans plusieurs pathologies, par exemple la schizophrénie ou l’épilepsie. Les auras montrent qu’un souvenir olfactif peut être évoqué, autrement dit qu’une représentation mentale olfactive peut se former et être réactivée, même sans stimulus ; un mécanisme neurophysiologique s’active pour créer l’illusion d’une perception olfactive. 36 07-illus_olfact_sicard.indd 36 Ces perceptions erronées ressemblent à des illusions, mais elles résultent généralement d’une modification de la représentation du stimulus dans un réseau nerveux lésé. Quant à leur connotation affective, elle est affaire d’interprétation. Que les sujets puissent réapprendre à associer de tels messages dégradés à une perception olfactive est un enjeu pour les chercheurs. En effet, on observe parfois, après plusieurs mois, voire des années, une diminution de ces déficits olfactifs, et ce, sans rééducation. Nous développons actuellement des méthodes de rééducation semblables à celles pratiquées dans l’orthophonie, un domaine que nous avons nommé orthosmie. Ainsi, il existe des mécanismes de récupération des capacités olfactives et nous devons les étudier pour mieux soulager les patients sujets aux illusions olfactives. Un autre type d’illusions, également construit sur la détection d’un stimulus chimique dans l’environnement, met en jeu un contexte impliquant plusieurs modalités sensorielles. C’est le cas des illusions olfaction-vision. En 2001, Gil Morrot, de l’inra de Montpellier, et ses collègues, de l’Université d’œnologie de Bordeaux 2, ont montré que la falsification de la couleur d’un cru Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:32 Le système olfactif uand on sent une fraise ou quand on en mange une, Q les multiples molécules odorantes qui composent l’odeur de fraise atteignent les neurones olfactifs situés dans la muqueuse olfactive, dans la partie postérieure du nez. Ces molécules se fixent sur de nombreux récepteurs qui stimulent les neurones olfactifs. Ces derniers transmettent l’information sensorielle au bulbe olfactif, où des neurones intermédiaires réalisent une première analyse des données « éparses » et créent un message olfactif structuré. Ce message est ensuite envoyé au cortex primaire olfactif qui le traite et le dirige vers diverses régions cérébrales. Par exemple, un noyau du thalamus, qui se projette sur le cortex olfactif secondaire, participe à la perception consciente des odeurs. L’amygdale cérébrale, l’hippocampe et l’hypothalamus gèrent les processus affectifs, émotionnels et de mémorisation qui permettent d’attribuer une valeur hédonique à l’odeur. La combinaison de ces signaux confère la sensation agréable ou non qu’on éprouve en humant la fraise. Ce même réseau olfactif s’activerait quand on imagine l’odeur de fraise ou quand on subit une illusion olfactive. Noyau dorsomédian du thalamus Hypothalamus Cortex olfactif primaire Cortex olfactif secondaire Bulbe olfactif Muqueuse olfactive Hippocampe Voie nasale Voie rétronasale © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 07-illus_olfact_sicard.indd 37 Delphine Bailly Amygdale cérébrale 37 15/10/12 17:32 modifie la façon dont les œnologues décrivent ses arômes. De même, l’odeur d’un vin est indissociable de l’étiquette qu’il porte et des mots utilisés pour le décrire (voir la figure 3). Réalité et illusion : un même réseau cérébral Les appréciations hédoniques d’une odeur dépendent aussi des circonstances de la perception. Elles ne sont généralement pas interprétées comme des illusions, mais peuvent refléter des variations de l’état interne du sujet : même si vous appréciez l’odeur du poisson quand vous avez faim, il y a de fortes chances pour qu’elle vous indispose quand vous êtes rassasié. Tous ces résultats montrent que nous sommes capables de produire mentalement des perceptions olfactives. Ces représentations ne sont pas activées par un stimulus sensoriel, mais elles mettent bien en œuvre un réseau cérébral de la perception olfactive. En effet, en 2005, Jelena Djordjevic et ses collègues, de l’Université McGill à Montréal, ont montré grâce à l’imagerie cérébrale que le réseau cortical olfactif qui s’active quand on perçoit une odeur est en partie le même que celui stimulé quand on l’imagine. En 2012, Jane Plailly, de l’Université Claude Bernard à Lyon, et ses collègues ont également déterminé que ce réseau s’active quand des parfumeurs imaginent des odeurs. Mais l’apprentissage de la détection d’odeurs réorganise certaines régions de ce réseau. Dans mon équipe, avec Sophie Tempère à l’Institut des sciences de la vigne et du vin de Bordeaux, nous avons aussi montré une amélioration de la capacité à détecter ou à reconnaître des échantillons odorants après un entraînement consistant à imaginer leurs odeurs. Quelle est la fréquence des illusions olfactives ? ous avons proposé aux lecteurs de L’Essentiell de N Cerveau & Psycho de répondre à un questionnaire en ligne pour déterminer la fréquence des illusions olfactives dans la population générale. Quand les participants disaient subir des illusions olfactives, nous leur demandions notamment quel type d’odeurs ils percevaient, et dans quelle circonstance. Cent trente personnes, âgées en moyenne de 33 ans, ont participé, 64 pour cent étant des femmes. Tous les participants (sauf un) considéraient avoir un odorat normal. Les résultats sont étonnants : 64 pour cent des participants pensent avoir subi une illusion olfactive, et ce sont surtout des femmes (a), peut-être parce qu’elles Hommes 36 % prêtent davantage attention au monde des odeurs. Toutefois, quatre sujets sur cinq considèrent cet événement comme exceptionnel, les autres ayant une illusion olfactive plus de une fois par mois (b). Mais seulement 18 pour cent des participants pensent que leur entourage n’en éprouve jamais ; le décalage entre cette proportion et les réponses des participants suggère que l’on parle peu de ce phénomène ou que l’on surestime sa propre propension à avoir des illusions olfactives. Quels types d’odeurs sont perçus ? Presque la moitié des participants (46 pour cent) perçoit indifféremment de bonnes ou de mauvaises odeurs, 31 pour cent perçoivent de mauvaises odeurs et 16 pour cent de bonnes odeurs. Enfin, 34 pour cent disent rêver d’odeurs. Ces résultats suggèrent que les illusions olfactives sont loin d’être rares ! a Femmes 64 % NON 36 % OUI 64 % Une fois par mois 11 % b Une fois par an 56 % Une fois par jour 6% Moins de une fois par an 27 % AVEZ-VOUS DES ILLUSIONS OLFACTIVES ? 38 07-illus_olfact_sicard.indd 38 FRÉQUENCE DES ILLUSIONS OLFACTIVES Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:32 La perception dépend du contexte et de l’individu Pourtant, des consensus existent pour la perception olfactive ! Par exemple, en 2005, Samy Barkat, dans mon laboratoire, a constaté que l’odeur d’un ananas mûr semble être restituée par un mélange de butyrate d’éthyle (l’odeur du fruit) et de furanéole (l’aspect mûr), avec des rapports de concentrations proches pour une majorité de sujets. Mais quelle est la référence pour cette odeur ? Le fruit (de quelle région ?), le jus d’ananas commercial, le yaourt à l’ananas, etc. ? On a des difficultés pour retrouver la source d’une odeur et l’identifier, et cela rend malléable sa perception. La plupart des stimulus naturels sont des mélanges odorants complexes, composés souvent de plusieurs dizaines, voire centaines, de molécules. Sans cible facilement identifiable, l’homme est donc « olfactivement » influençable. Pour terminer, présentons une autre illusion impliquant deux sens : l’odorat et le © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 07-illus_olfact_sicard.indd 39 3. L’odeur d’un grand cru peut être indissociable de ce que l’on en voit – sa couleur ou son étiquette par exemple – et des mots utilisés pour le décrire (a). L’imagerie cérébrale a montré que lorsqu’on déguste un vin, plusieurs régions cérébrales s’activent en même temps (b). Ainsi, les régions traitant le langage, la vision et l’olfaction « s’allument » ensemble. a © Ch. Lafitte Rothschild / Delphine Maratier Tous les « olfactologues » ne sont pas convaincus de l’existence de ces illusions et hésitent sur la nature de ces représentations mentales olfactives, bien qu’ils s’accordent sur la possibilité d’auras pathologiques. C’est parce que le fonctionnement même de l’olfaction rend difficile l’identification de ces illusions. En effet, nous sommes presque incapables de désigner la source d’une odeur sans autres indices sensoriels ou sémantiques, et nous ne pouvons pas décomposer cette perception en élément simple ; quand nous percevons une odeur, nous succombons donc facilement aux influences du contexte sensoriel, par exemple la couleur de l’objet émetteur, des commentaires d’autrui ou même des étiquettes. En outre, une particularité des perceptions olfactives, c’est que tous les experts ou les novices sont « olfactivement » différents. Autrement dit, si deux sujets « flairent » un même stimulus odorant, il est presque certain qu’ils ne sollicitent pas, en particulier, les mêmes récepteurs dans les mêmes proportions, et donc que leurs perceptions risquent d’être différentes. Soulignons un point important : quand la perception individuelle diverge d’un consensus, c’est que l’on a affaire à une illusion. Ainsi, il est difficile de déterminer l’existence d’illusions olfactives étant donné la grande variabilité olfactive des individus. b Vision Olfaction goût. Par exemple, l’acidité que l’on perçoit quand on boit une solution d’acide citrique inodore augmente quand on ajoute du citral qui lui confère une odeur... de citron. D’autres exemples existent, et le lien entre odeur et saveur est cohérent avec des arrangements neuroanatomiques. En effet, Edmund Rolls, de l’Université d’Oxford, a montré que les aires de projections cérébrales olfactives et gustatives sont proches, voire entrelacées, et qu’il existe des neurones corticaux réagissant aux deux types de stimulus. Dans le cas de la vision, beaucoup d’illusions sont conscientes : le sujet s’aperçoit luimême de l’incongruité de son observation, soit parce qu’il connaît le monde qui l’entoure et dispose de points de vue différents d’un même objet, soit parce qu’il la compare à des données logiques ou multisensorielles. Les illusions olfacto-gustatives – des illusions « chimiques » – sont remarquables, car le sujet n’a souvent pas conscience de l’illusion. Pour quelles raisons ? On n’a que peu de connaissances du monde des odeurs, on ne prête pas souvent attention à nos expériences olfactives, et on a des difficultés quand il s’agit de les dé■ crire ou de les manipuler. Langage Bibliographie J. Plailly et al., Experience induces functional reorganization in brain regions involved in odor imagery in perfumers, in Human Brain Mapping, vol. 33, pp. 224-234, 2012. A. Holley, Les secrets de l’odorat, in Cerveau & Psycho, n° 21, mai-juin 2007. J. Djordjevic et al., Functional neuroimaging of odor imagery, in NeuroImage, vol. 24, pp. 791-801, 2005. G. Morrot et al., The color of odors, in Brain and Language, vol. 79, pp. 309-320, 2001. 39 15/10/12 17:32 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 Page 40 Les illusions des autres sens Des illusions au bout des doigts Le sens du toucher se laisse parfois tromper au même titre que la vision. Mais les psychologues ont montré que la perception tactile peut être plus fiable que la perception visuelle, bien que l’une et l’autre reposent sur des traitements cognitifs en partie communs. Édouard Gentaz est professeur de psychologie du développement à l’Université de Genève et directeur de recherche au CNRS. es illusions sont parfois nommées – à tort – illusions d’optique. C’est probablement parce que l’on a longtemps cru, jusqu’au milieu du XXe siècle, que les illusions perceptives n’étaient que visuelles et qu’elles résultaient des particularités de l’appareil oculaire. Puis les psychologues du courant dit de la théorie de la forme, ou théorie de la Gestalt, ont soutenu qu’elles reflétaient plutôt des défauts de fonctionnement du système nerveux central : les interactions des différentes parties d’une figure provoqueraient des erreurs perceptives. Selon les « gestaltistes », le système nerveux contrôle tous les sens de la même façon ; aussi doit-il exister des illusions tactiles au même titre que des illusions visuelles. L Voir avec les mains En 1933, le psychologue gestaltiste Georg Revesz, de l’Université d’Amsterdam, a mis en évidence que le fonctionnement du sens du toucher diffère de celui de la vision. Cependant, il a aussi montré qu’une même illusion – celle de Müller-Lyer, nous y reviendrons – est à la fois visuelle et tactile. Les illusions tactiles sont étudiées depuis les années 1960 et nous verrons que le toucher se laisse moins facilement tromper que la vision. 40 Pour comprendre les mécanismes mis en jeu dans la perception tactile, les psychologues adaptent des illusions visuelles et les soumettent à la sagacité des doigts : une figure géométrique qui crée une illusion d’optique est reproduite en relief. Les illusions tactiles testent d’abord la validité des théories qui justifient les illusions visuelles. Mais bien qu’on les étudie depuis longtemps, on ignore encore comment expliquer toutes ces illusions visuelles. On distingue cependant deux grandes catégories d’interprétations : les explications « visuelles » fondées sur les caractéristiques du système oculaire et les explications « générales ou non modales » fondées sur les processus généraux de traitement par le système nerveux central et qui s’appliquent de la même façon à tous les sens. Dans le premier cas, les illusions ne devraient être que visuelles, dans le second, elles seraient visuelles, mais aussi tactiles. Ainsi, si une figure crée une illusion visuelle, mais que son équivalent en relief ne produit pas d’illusion tactile, des processus visuels sont propres à ces illusions. À l’inverse, si une même figure produit une illusion semblable pour la vue et le toucher, soit des mécanismes sous-jacents à ces illusions sont communs, soit des processus spécifiques à chaque sens produisent des distorsions analogues. Rappelons d’abord en quoi le toucher se distingue de la vision. Contrairement à la Les illusions – © Cerveau & Psycho 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 Page 41 vision, qui est une perception à distance, le toucher est un sens de contact direct avec l’objet. Alors que le champ visuel est étendu, le champ perceptif tactile correspond à la taille – souvent réduite – du stimulus. Cette exiguïté est compensée par des mouvements d’exploration de l’objet entier. La taille du champ perceptif tactile varie selon que l’on explore avec un doigt, la main ou les deux mains associées à des mouvements des bras. Avec le toucher, on perçoit donc l’objet de façon morcelée, dans l’espace et dans le temps, voire partielle. Définir le sens du toucher 1. L’illusion de la verticale-horizontale, où un segment vertical semble plus long qu’un même segment horizontal proche, est commune aux systèmes visuels et tactiles. La Grande Arche de Saint-Louis dans le Missouri illustre cette illusion : elle semble plus haute que large alors que ces deux dimensions sont égales. dite / usis Des perceptions proprioceptives issues de l’activité des muscles, des tendons et des articulations s’ajoutent aux perceptions cutanées et forment un ensemble indissociable de perceptions dites « haptiques » (ou « tactilokinesthésiques »). En outre, des copies des ordres moteurs provoquant les mouvements d’exploration s’ajouteraient aux informations cutanées et proprioceptives. Au laboratoire, nous étudions uniquement ces perceptions haptiques que, pour simplifier, nous nommons tactiles dans cet article. Le rôle central des mouvements explique que les régions les plus mobiles de l’organisme sont les plus performantes pour le sens du toucher : chez l’homme, la main représente le principal système perceptif tactile. On étudie en général les illusions tactiles chez des voyants aux yeux bandés, des aveugles précoces et des aveugles tardifs. Quand ils perçoivent les propriétés spatiales des objets avec la main, les premiers utilisent souvent des images mentales fondées sur la perception visuelle. Les deuxièmes ne disposent pas d’images mentales visuelles (ils ont cependant des images mentales tactiles), mais bénéficient d’un grand entraînement tactile. Enfin, les troisièmes exploitent à la fois des images mentales visuelles anciennes et des images tactiles. La comparaison de leurs réactions nous renseigne sur les mécanismes du toucher. L’étude de ces illusions soulève quelques questions : dans quelle mesure les illusions visuelles sont-elles aussi des illusions tactiles ? Quels sont les processus communs mis en jeu dans ces deux types d’illusions ? Quels sont les mécanismes propres aux illusions tactiles ? Pour illustrer certains aspects de ces questions, nous allons présenter quelques illusions perceptives étudiées à la fois dans les modalités © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 En Bref • Le toucher, un sens de contact direct avec les objets, diffère de la vision qui est une perception à distance. De sorte que le champ perceptif tactile est bien plus réduit que celui de la vision. • Certaines illusions existent avec la vision et le toucher. Preuve que des mécanismes cérébraux sont communs aux deux types de perception. • Toutefois, le sens tactile est parfois plus fiable que la vision, en raison de ses spécificités d’exploration. 41 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 a 17:33 Page 42 Jean-Michel Thiriet b visuelles et tactiles : l’illusion de Müller-Lyer, l’illusion de la verticale gravitaire, l’illusion de la verticale-horizontale et l’illusion de Delbœuf. Dans l’illusion de Müller-Lyer (voir la figure 2), l’évaluation visuelle de la longueur d’un segment dépend de l’orientation des deux pennes situées aux extrémités : la longueur du segment dont les deux pennes sont ouvertes vers l’extérieur nous apparaît supérieure à celle d’un segment sans pennes ou dont ces dernières sont ouvertes vers l’intérieur, alors que les trois segments ont une longueur identique. Cette illusion existe aussi au toucher. En 1992, Kotaro Suzuki et Ryoko Arashida, de l’Université de Niigata au Japon, ont étudié cette illusion visuelle et tactile auprès d’adultes voyants. Ils ont présenté deux segments, dessinés ou en relief sur un tableau, l’un à côté de l’autre : le segment de gauche, de trois centimètres de longueur et muni de pennes ouvertes vers l’extérieur, est fixe durant toute l’expérience, tandis que la longueur du segment aux pennes ouvertes vers l’intérieur varie de 1,5 à 4,5 centimètres par pas de 0,1 millimètre. L’angle aigu formé par chaque penne et le segment horizontal est égal à 45 degrés. Toutes les personnes testées devaient explorer visuellement ou avec l’index droit (sans voir) les deux figures et comparer la longueur du segment de droite (variable) et celle du segment de gauche (constante). À chaque essai, l’expérimentateur modifiait la longueur du segment variable. Les résultats révèlent que, dans les deux types de perception, le segment dont les pennes sont ouvertes vers l’extérieur apparaît 1,3 fois plus long que le segment dont les pennes sont ouvertes vers l’intérieur. L’illusion de Müller-Lyer est sensible à deux facteurs qui agissent de la même façon sur la vision et le toucher. En 1966, Ray Over, de l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande, a découvert que l’erreur est d’autant plus importante que l’angle formé par les pennes et le 42 2. Pour l’illusion de Müller-Lyer, un segment de droite pourvu de pennes ouvertes vers l’extérieur semble plus long qu’un même segment dont les pennes sont vers l’intérieur (a). Cette illusion existe aussi au toucher quand une personne explore, les yeux bandés, des segments en relief (b). segment à évaluer est petit. En 1963, Rita Rudel et Hans-Lukas Teuber, de l’Institut de technologie du Massachusetts, ont montré que les erreurs diminuent à mesure que le nombre de présentations de la figure augmente. Ainsi, on subit un apprentissage même quand on ignore qu’on se trompe : une présentation répétée améliore l’analyse perceptive de la figure et diminue l’amplitude de l’illusion. Des processus similaires semblent agir dans l’illusion visuelle et tactile de Müller-Lyer. Des mécanismes visuels et tactiles semblables Certains mécanismes seraient même communs à la vision et au toucher dans cette illusion. En effet, en 2004, nous avons montré qu’il existe une corrélation positive entre les erreurs perceptives que font les participants quand ils réalisent la même tâche dans les deux modalités sensorielles. En d’autres termes, plus les participants font d’erreurs visuelles, plus ils font d’erreurs tactiles. L’existence dans le domaine tactile de l’illusion visuelle de MüllerLyer invalide les explications purement visuelles de cette illusion. Par exemple, Richard Gregory, de l’Université de Bristol, avait émis l’hypothèse que, visuellement, la perception de la distance est perturbée par la présence dans le dessin d’« indices de profondeur » trompeurs : des murs observés en perspective peuvent sembler de hauteur différente selon leur représentation graphique. Évidemment, cette explication ne peut s’appliquer à l’illusion tactile, surtout quand on la trouve chez des aveugles congénitaux, comme l’a observé en 1960 Yvette Hatwell de l’Université de Grenoble. La présence de cette illusion chez les aveugles précoces indique donc l’existence dans ce cas de processus tactiles analogues à ceux de la vision. Une autre illusion est liée au fait que l’on perçoit son orientation spatiale dans l’envi- Les illusions – © Cerveau & Psycho 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 ronnement. Sur Terre, l’orientation dépend de la gravité (g) dont la direction, dirigée de haut en bas vers le centre de la Terre, représente la « verticale gravitaire » : c’est la direction donnée par le fil à plomb. Le système vestibulaire de l’homme, situé dans l’oreille interne, capte spécifiquement la verticale gravitaire (en réalité, l’accélération gravitaire). Mais d’autres sens, tels que la vision et les perceptions proprioceptives de l’ensemble de l’organisme, interviennent. L’illusion de la verticale gravitaire On perçoit avec précision la verticale gravitaire lorsque le corps est aligné avec la direction de la force de gravité. Pour mesurer cette perception dans le domaine de la vision, on demande à une personne, debout ou assise dans une pièce sombre, d’orienter une baguette lumineuse, qui tourne en son milieu, de sorte qu’elle soit parallèle à la verticale gravitaire. En général, les adultes ne font presque pas d’erreurs, c’est-à-dire que l’écart angulaire entre leur réponse (nommée la verticale gravitaire subjective) et la verticale gravitaire réelle est proche de zéro. Pour déterminer cette perception dans la modalité tactile, la personne (ayant les yeux bandés) explore avec sa main une baguette et la positionne à la verticale gravitaire. Dans ce cas, la précision est encore bonne : les erreurs angulaires sont en moyenne de un degré (voir la figure 3). En revanche, sans repères visuels (tels les murs d’une pièce) et dès que la tête n’est pas droite, nos sens se trompent : c’est une orientation oblique qui est prise pour la verticale gravitaire. C’est ce que nous avons observé en 2002 avec Marion Luyat de l’Université de Lille. Pour la vision, quand la tête est latéralement inclinée de moins de 60 degrés, on observe souvent un effet Müller : une baguette placée rigoureusement sur la verticale gravitaire physique semble inclinée dans le sens de la tête ; une baguette oblique et déviée dans le sens inverse de l’inclinaison apparaît alors comme alignée sur la verticale gravitaire. Ainsi, une inclinaison à gauche de 45 degrés provoque une déviation de la verticalité perçue de 5 degrés environ en direction opposée à la tête. Pour de plus fortes inclinaisons, on observe l’effet inverse : une baguette alignée sur la verticale gravitaire physique est perçue inclinée dans le sens inverse de l’inclinaison (c’est l’effet Aubert). Pour le toucher, il existe, quelle que soit l’amplitude de l’inclinaison, un effet Müller (l’effet Aubert n’existe pas pour la modalité tactile). En 2000, Michel Guerraz et ses collègues, de l’Université de Toulon, ont montré que, pour un observateur incliné à 35 degrés à gauche, la verticalité tactile semble inclinée de l’ordre de 4 degrés en sens inverse. Donc, si l’on incline la tête, les sens se trompent en prenant une orientation oblique pour la verticale gravitaire objective. La présence de cette illusion dans les deux modalités suggère l’existence de mécanismes visuels et tactiles en partie semblables. b c Jean-Michel Thiriet a Page 43 3. La « verticale gravitaire » correspond à la direction de la force de gravité sur Terre, que l’homme perçoit généralement bien quand son corps est aligné avec la direction de cette force. Si on demande à une personne d’aligner une baguette lumineuse (dans une pièce sombre) avec la verticale gravitaire (a, pointillés rouges), elle ne se trompe presque pas. De même, si elle a les yeux bandés, elle explore avec sa main une baguette et la positionne en général bien à la verticale gravitaire (b). En © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 revanche, sans repères visuels et dès que la tête est inclinée, les sens de la vision et du toucher se trompent : c’est une orientation oblique qui est prise pour la verticale gravitaire. Ainsi, si la personne ayant les yeux bandés penche sa tête d’un angle de 35 degrés sur la gauche, la « verticale tactile » semble inclinée de l’ordre de 4 degrés sur la droite (c). Et cette illusion existe aussi pour la vision, ce qui suggère l’existence de mécanismes visuels et tactiles en partie semblables. 43 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 Page 44 Dans l’illusion de la verticale-horizontale (voir la figure 4), où deux segments égaux dessinent un T inversé, la longueur du segment vertical est surestimée par rapport à celle du segment horizontal. En vision, de nombreux travaux ont mis en évidence que l’erreur de perception résulte de l’effet de deux illusions qui se cumulent. La première est purement visuelle et est due au fait que la rétine a une forme d’ellipse allongée horizontalement. Les extrémités du segment vertical sont donc plus proches du bord du champ visuel que les extrémités du segment horizontal, ce qui produit une distorsion (nommée anisotropie). La seconde illusion résulte a Jean-Michel Thiriet b 4. Dans l’illusion verticale-horizontale, une personne considère que, pour une figure en L ou en T inversé (a), la longueur du segment vertical est supérieure à celle, pourtant identique, du segment horizontal. L’illusion existe aussi au toucher (b), et dans les deux cas, elle est plus flagrante pour le T que pour le L. Un mécanisme illusoire est commun aux deux sens : la bissection, c’est-à-dire la division du segment horizontal en deux parties égales. 44 de la bissection en deux parties égales du segment horizontal dans la figure en T inversé. Or cette illusion de la verticale-horizontale existe aussi pour la modalité tactile. Par des procédures similaires à celles employées pour quantifier l’illusion de Müller, on montre que, dans les deux types de perception, les voyants travaillant sans voir estiment le segment vertical d’un T inversé 1,2 fois plus long que le segment horizontal. Les aveugles précoces et tardifs sont aussi sensibles à cette illusion. Des facteurs propres à chaque sens Des travaux ont mis en évidence un facteur commun aux deux sens : la bissection du segment horizontal joue un rôle analogue pour la vision et le toucher. En effet, la surestimation de la verticale est plus importante dans la figure en T inversé que dans le L. L’autre facteur responsable de l’illusion visuelle, à savoir l’anisotropie due à la forme du champ visuel, ne peut évidemment pas agir pour la modalité tactile. Mais en 1977, Tong Wong, de l’Université de Stirling en Écosse, a montré que la nature des mouvements d’exploration, propres à la perception tactile, participe aussi à cette illusion. Dans la plupart des études qui ont révélé cette illusion tactile, le motif est à plat sur une table. Ainsi posé, le mouvement d’exploration du segment dit vertical, par analogie avec l’illusion visuelle où la figure est sur un tableau, est en fait « radial », c’est-à-dire qu’il s’éloigne de l’individu en suivant un rayon, alors que celui du segment dit horizontal est perpendiculaire à l’un de ces rayons : on dit que ce mouvement est « tangentiel ». Or nous surestimons la longueur du segment radial, car les estimations de la longueur des segments dépendent du temps d’exploration : plus la durée de l’exploration est longue, plus le segment semble long. T. Wong a constaté que le mouvement radial est plus lent (donc dure plus longtemps) que le mouvement tangentiel, probablement parce que les contraintes mécaniques des muscles et des os diffèrent selon le mouvement, et la surestimation qui en résulte s’ajoute à celle produite par la bissection dans la figure en T inversé. Lorsque le L et le T inversé sont présentés verticalement, tous les mouvements d’exploration sont tangentiels : on constate alors que la surestimation du segment vertical disparaît Les illusions – © Cerveau & Psycho 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 Page 45 a Jean-Michel Thiriet b 5. Dans l’illusion de Delbœuf, le petit cercle intérieur semble plus grand que le cercle isolé (pourtant identique), car il est inscrit dans un plus grand cercle (a). Cette illusion n’a pas dans la figure en L et ne subsiste qu’avec la figure en T inversé où la bissection agit, seule, sur la perception. En 1995, nous avons mis en évidence le rôle déterminant du plan d’exploration dans la perception tactile des propriétés spatiales. Par exemple, en 2006, avec Y. Hatwell, nous avons montré que la perception tactile des orientations verticale, horizontale et oblique est plus précise dans le plan frontal (parallèle au corps) et le plan sagittal (perpendiculaire au corps) que dans le plan horizontal (le plan d’une table). Le rôle des mouvements En étudiant l’influence du mouvement d’exploration sur l’illusion verticale-horizontale, l’équipe de Morton Heller, de l’Université de l’Illinois, a montré que les illusions tactiles résultent de méthodes d’exploration peu adaptées à certaines situations. Par exemple, les figures de petite taille sont explorées par des mouvements de l’index, tandis que les grands objets requièrent de plus amples mouvements et notamment des mouvements radiaux du bras entier dont les informations proprioceptives s’ajoutent à celles des récepteurs cutanés : ce supplément d’informations à traiter serait à l’origine des erreurs perceptives. Quelle est l’influence de l’ensemble du bras dans l’illusion haptique ? Les conditions d’expérience imposent souvent que les personnes gardent leur avant-bras posé sur la surface de la table ou, à l’inverse, maintiennent le bras © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 d’équivalent tactile (b) :l’exploration avec les mains se déroule du centre du cercle vers l’extérieur, de sorte que le cercle intérieur est perçu seul, sans son contexte générateur d’illusion. entier suspendu en l’air pendant l’exploration. Dans une première expérience, M. Heller a montré que l’illusion verticale-horizontale est diminuée ou supprimée quand les personnes posent leur avant-bras sur la table pendant l’exploration de la figure, alors qu’elle est importante lorsque les personnes gardent leur bras en l’air. Dans une seconde expérience, certaines personnes n’exploraient les figures qu’avec les mouvements d’un doigt, car leur bras était immobilisé dans une gouttière qui interdisait le mouvement du bras ou du coude. En revanche, d’autres personnes dont le bras et la main étaient rendus solidaires n’exploraient une figure que par les mouvements du bras entier. Les résultats montrent que l’illusion est plus probable lorsque l’exploration nécessite les mouvements du bras entier et mettent en évidence l’importance de la taille de l’espace exploré. Les mouvements du bras entier modifient les perceptions tactiles en augmentant probablement l’impact d’« indices gravitaires », c’est-à-dire des forces musculaires que la personne est habituée à développer pour lutter contre la gravité quand elle déplace son bras dans des circonstances plus naturelles. L’existence de l’illusion verticale-horizontale dans la modalité haptique invalide les explications purement visuelles de cette illusion. En outre, sa présence chez les aveugles précoces révèle l’existence de processus tactiles analogues aux processus visuels. Ces processus seraient liés à l’effet de la bissection, identique 45 8_Ess_012_pxxx_toucher_gentaz_ben.qxp 15/10/12 17:33 Page 46 Les régions les plus mobiles de l’organisme sont les plus performantes pour le sens du toucher : chez l’homme, la main est le principal système perceptif tactile. pour la vision et le toucher. En revanche, le rôle de la forme du champ visuel et celui des mouvements d’exploration tactiles montrent que l’illusion verticale-horizontale relève aussi de traitements spécifiques à chaque sens. L’illusion de Delbœuf Bibliographie É. Gentaz et al., The haptic and visuel Müller-Lyer illusions : Correlation studies, in Current Psychology Letters, vol. 13, pp. 1-7, 2004. É. Gentaz et Y. Hatwell, Geometrical haptic illusion : Role of exploratory movements in the Müller-Lyer, Vertical-Horizontal and Delbœuf illusions, in Psychonomic Bulletin and Review, vol. 11, pp. 31-40, 2004. M. Luyat et É. Gentaz, Body tilt effect on the reproduction of orientation : Studies on the visual oblique effect and subjective orientations, in Journal of Experimental Psychology : Human Perception and Performance, vol. 28, pp. 1002-1011, 2002. É. Gentaz, La main, le toucher et le cerveau, Dunod, 2000. M. Guerraz et al., The effect of head tilts on the perception of the vertical in visual and haptic sensorial modalities, in Acta Otolaryngologica, vol. 120, pp. 735-738, 2000. 46 Dans l’illusion de Delbœuf, l’évaluation de la taille d’un cercle est modifiée quand celuici est inséré dans un cercle concentrique placé à l’extérieur (voir la figure 5). En 1956, le psychologue Jean Piaget, de l’Université de Genève, a montré que, dans le cas de la vision, le cercle intérieur est surestimé par rapport au cercle de référence (vu de façon isolée) lorsque le rapport des rayons des deux cercles concentriques est voisin de trois quarts. Or, en 1960, Y. Hatwell a montré que, chez les aveugles précoces et tardifs, cette illusion n’a pas d’équivalent tactile, même dans les conditions où elle est maximale en vision. L’absence de cette illusion en haptique peut s’expliquer par la spécificité des mouvements manuels d’exploration. Ainsi, quand des personnes comparent le cercle intérieur et le cercle de référence, elles n’utilisent que la face interne de l’index d’une main et explorent le cercle intérieur à partir du centre de la figure : elles isolent donc tactilement le cercle intérieur sans percevoir le cercle extérieur. L’épreuve n’est alors qu’une simple comparaison où le cercle extérieur ne joue aucun rôle. Cela confirme la nature analytique de la perception tactile, qui peut isoler totalement un élément pour le comparer à un autre de la figure, ce qu’interdit évidemment la perception visuelle. Certains des résultats décrits plaident pour des explications « générales ou non modales » des illusions, fondées sur les processus généraux de traitement par le système nerveux central et qui s’appliquent indépendamment des propriétés de chaque modalité sensorielle. Toutefois, ces explications ne sont pas toujours valables pour les illusions tactiles et il ne suffit donc pas d’étudier la perception visuelle pour comprendre la perception haptique. Les illusions tactiles dépendent de la taille des stimulus et des stratégies d’exploration imposées ou autorisées par cette taille. Ainsi, une illusion forte est atténuée ou supprimée quand les stimulus sont rendus assez petits pour être « englobés » par la main. Plus l’espace à explorer est grand, plus les mouvements des bras et de l’épaule deviennent nécessaires, et plus la perception tactile devient sensible aux distorsions. Le système tactile manuel paraît donc le mieux adapté à l’exploration d’un espace réduit. Cependant, la variation de la taille du champ perceptif tactile par l’observateur rend ce sens parfois moins « trompeur » que la vision. Une telle variation est impossible dans la vision, sauf à regarder à travers un tube. En isolant certains éléments, les doigts se soustraient aux perturbations créées, par exemple, par des lignes inductrices que, visuellement, nous ne pouvons éviter de percevoir. Comprendre la perception Bien qu’une exploration perceptive soit nécessaire dans l’un et l’autre sens, l’amplitude des mouvements diffère dans la perception visuelle et dans la perception tactile. Les mouvements oculaires (et de la tête) sont plus réduits et plus rapides que les amples mouvements des mains et des bras effectués pour percevoir un objet plus grand que la main. Le caractère séquentiel de la perception tactile accentue alors sa lenteur. Elle charge en outre la mémoire à court terme et impose un important travail d’intégration et de synthèse à la fin de l’exploration. C’est pourquoi le pouvoir de discrimination du sens tactile est souvent inférieur à celui de la vision dans le domaine spatial. Malgré ces différences, le sens « haptique » demeure un sens spatial qui apporte de nombreuses informations sur notre environnement. C’est pourquoi il est très utilisé par les aveugles qui arrivent, grâce à lui, à acquérir une connaissance du monde extérieur qui n’est pas fondamentalement différente de celle des voyants. I Les illusions – © Cerveau & Psycho Démêlez le vrai du faux avec Cerveau Cerveau Psycho Psycho Abonnez-vous ! 8e seulement tous les 2 mois Cerveau & Psycho (6 numéros par an) + L’Essentiel Cerveau & Psycho (4 numéros par an) Cerveau Psycho + En cadeau, le CD Le Cerveau un entretien du neurologue Yves agid à écouter pour comprendre les progrès fulgurants des dernières recherches sur le cerveau. Cd audio 60 minutes – Collection « l’académie raconte les sciences », de Vive Voix – Valeur : 9,90 € Le magazine de la psychologie et des neurosciences chez vous tous les 2 mois. Le thématique 4 fois par an pour faire le point sur une question de neurosciences. 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Si vous souhaitez les recevoir au format pocket (16 x 23 cm) merci de cocher cette case q. ➋ meS CoordonnéeS : nom : Prénom : adresse : Votre cadeau de bienvenue ! ➌ mon mode de rèGlement : q Par chèque à l’ordre de Cerveau & Psycho q Par carte bancaire CP : Pays : e-mail : date d’expiration Ville : tél. (facultatif) : @ @ Signature obligatoire q Par prélèvement en remplissant l’autorisation ci-dessous et en joignant un riB à votre courrier (mode de paiement valable en France métropolitaine uniquement) Pour recevoir la newsletter Cerveau & Psycho (à remplir en majuscule) Autorisation de prélèvement automatique. J’autorise l’établissement teneur de mon compte à prélever le montant des avis de prélèvement bimestriels présentés par Cerveau & Psycho. Je vous demande de faire apparaître mes prélèvements sur mes relevés de compte habituels. 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En cas de refus de votre part, merci de cocher la case ci-contre q. abo_ess12_grd.indd 1 eSe12GF numéro offre réservée aux nouveaux abonnés valable jusqu’au 28.02.13 nom et Prénom du titulaire : 15/10/12 16:29 Les illusions des autres sens Des illusions sonores pour étudier l’audition Les sons d’un orchestre ne font qu’un, alors que certaines suites de Bach comportent plusieurs mélodies... jouées par un même instrument : les illusions sonores éclairent la façon dont le cerveau analyse une scène auditive. Daniel Pressnitzer est chercheur au Laboratoire de Psychologie de la perception du CNRS, de l’Université Paris Descartes et de l’École normale supérieure, à Paris. 48 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 48 ous êtes confortablement assis dans votre fauteuil, dans une demi-obscurité, face à votre chaîne hi-fi. Une musique de Bach que vous connaissez bien s’échappe des haut-parleurs. Vous l’écoutez. Peut-être à ce moment précis avez-vous choisi de porter attention à une mélodie que vous appréciez particulièrement, ou aux nuances subtiles du timbre de l’instrument. Ou vous changez d’avis, et adoptez une écoute d’ensemble du flot musical. Et ce, bien sûr, en gardant une oreille attentive pour vérifier que votre enfant ne se réveille pas dans la chambre à côté. En fait, de telles situations, que nous abordons sans effort, illustrent les tâches complexes que doit résoudre l’audition. Nous sommes le plus souvent immergés dans des « scènes auditives » composées de nombreux objets, produisant chacun des sons différents et parfois superposés (la musique en est un exemple). Pourtant, nous naviguons facilement dans ces scènes. Les sciences de l’audition, en particulier la psychologie expérimentale combinée aux neurosciences, tentent de comprendre V comment le cerveau analyse les sons. Pour ce faire, les chercheurs utilisent notamment différentes illusions auditives. L’intérêt est non seulement fondamental, mais aussi appliqué, pour aider par exemple les dix pour cent de la population des pays développés souffrant de troubles auditifs. L’intérêt des illusions en neurosciences Au-delà de la curiosité qu’elles suscitent, les illusions ont été utilisées depuis les débuts de la psychologie expérimentale, voire ceux de la philosophie. Pour quelles raisons ? Sans doute parce qu’elles révèlent, de façon intuitive, certains mécanismes essentiels de la perception. Prenons par exemple une illusion visuelle, l’illusion de Ponzo (voir la figure 2). Sur le dessin, les objets bleus, à proximité de lignes noires, sont identiques ; pourtant, on les voit en général de tailles différentes, même si on sait qu’on est « trompé » par une illusion. Mais est-on vraiment leurré ? Bien au contraire : l’illusion révèle que le cerveau interprète l’information qui arrive aux yeux. En d’autres termes, les objets bleus Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:35 Jean Schweitzer / Shutterstock.com ont certes la même taille et produisent une activation semblable des neurones de la rétine, mais la taille sur la rétine importe peu ! C’est connaître les dimensions de l’objet dans le monde réel qui est pertinent. Le reste du dessin donne alors des indices intéressants : des lignes de fuite suggèrent que l’un des objets est situé plus loin que les autres. Donc une même taille sur la rétine peut correspondre à des objets de tailles distinctes. Sans en avoir conscience, on a résolu un problème géométrique pour percevoir la « bonne » solution, celle qui est la plus utile. Encore plus surprenant : la « force » de ces illusions augmente à mesure que l’homme se développe. Enfant puis adulte, plus on accumule d’expériences dans le monde environnant, plus on est sensible aux illusions. Cet exemple illustre une idée simple, mais importante : la perception est une construction active, semblable à une suite de « paris » faits sur l’état du monde. Ainsi, le physiologiste et acousticien allemand Hermann von Helmholtz (1821-1894) a proposé que la perception résulte d’une série « d’inférences inconscientes », qui construisent des hypothèses utiles pour « guider » le comporte- © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 49 ment. Nous allons évoquer cette idée pour l’audition, en nous focalisant notamment sur l’analyse des scènes auditives. L’organisation des scènes auditives Décrivons « physiquement » ce qui se passe quand nous entendons une musique dans notre salon. Un ou plusieurs instruments – un piano, une basse, une batterie, la voix humaine, un orchestre symphonique, etc. – produisent la musique. Chaque instrument vibre et communique à l’air un mouvement oscillatoire plus ou moins régulier. Or 1. Les sons produits par différents instruments semblent ne faire qu’un, ou au contraire, nous pouvons focaliser notre attention sur le soliste. Le système auditif est capable d’interpréter une scène auditive complexe. En bref • L’homme sait distinguer et reconnaître la nature des sons, comme une voix familière au milieu d’un brouhaha. Le cerveau analyse et organise les sons en utilisant divers indices auditifs. • Mais des illusions auditives peuvent révéler des aspects inattendus de la perception. • Les musiciens utilisent ces ambiguïtés pour surprendre l’auditeur ; et les chercheurs s’en servent pour comprendre comment le cerveau organise une scène auditive. 49 15/10/12 17:35 Comment entendons-nous ? haque son parcourt un chemin type quand il arC rive à nos oreilles. Il entre dans le pavillon et se faufile dans le conduit auditif où il rencontre le tympan (a). Les vibrations de l’onde sonore mettent en mouvement le tympan lié à trois petits os nommés osselets (le marteau, l’étrier et l’enclume). Ces premières étapes amplifient les vibrations qui atteignent la cochlée, l’organe récepteur de l’audition. Chaque vibration, caractérisée par sa fréquence et son intensité, circule dans la spirale de la cochlée (b) où elle est captée par les cellules ciliées de la membrane basilaire (c). Cette dernière réagit à toutes les fréquences audibles et transmet ses déplacements aux cellules ciliées qui transforment la vibration en message électrique, circulant dans le nerf auditif. L’information se dirige ensuite vers le cortex cérébral, via plusieurs relais : le noyau cochléaire, le complexe olivaire, le noyau du lemniscus latéral, le colliculus inférieur et le corps genouillé médian du thalamus. Le cortex auditif se divise en aires primaire et secondaire. Tout au long du trajet, le message subit des transformations dues aux caractéristiques de l’activité des neurones. Chaque parcelle de la membrane basilaire n’est activée que par un ensemble limité de fréquences et donc chaque fibre du nerf auditif ne transmet que quelques fréquences. Cette organisation dite tonotopique se retrouve dans tout le système auditif jusqu’au cortex primaire. En outre, plus le son est intense, plus l’amplitude de vibration de la membrane basilaire est grande ; il s’ensuit une augmentation de la décharge des neurones du nerf auditif. Toutefois, la fréquence et l’intensité ne sont que deux indices parmi d’autres qui doivent être utilisés pour l’analyse d’une scène auditive mêlant un ensemble d’ondes acoustiques. Cette analyse se ferait tout au long du système auditif, et même au-delà, pour utiliser les informations liées aux autres sens, à l’apprentissage ou au contexte. Corps genouillé médian Cortex auditif Colliculus inférieur Noyau du lemniscus latéral b Pavillon Complexe olivaire Coupe de la cochlée Oreille Enclume a c Noyau cochléaire Tympan Cochlée Étrier 50 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 50 Cellule ciliée Membrane basilaire Delphine Bailly Nerf auditif Marteau Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:36 tous ces mouvements se superposent avant d’atteindre nos oreilles. C’est évident si nous écoutons de la musique enregistrée : ce qui nous est transmis par la chaîne hi-fi, c’est le mouvement de l’air capté par un (ou deux) microphone à un endroit donné. Mais la situation est semblable dans tous les cas, même dans une salle de concert, car tout ce que nous entendons est reçu par nos deux oreilles. Se pose alors le problème fondamental de l’audition. Nos tympans captent les vibrations de l’onde sonore circulant dans l’air et se mettent en mouvement. Puis ils stimulent diverses régions cérébrales impliquées dans l’audition, qui transforment ces mouvements sonores en perception (voir l’encadré page ci-contre). Mais nous devons deviner – « inférer » – ce qui a produit ces mouvements dans le monde extérieur pour identifier les sources. En effet, soit un mouvement correspond à des vibrations émises par un seul objet ou instrument, soit il résulte de la superposition de vibrations provenant de plusieurs instruments. Nous ignorons donc le nombre et la nature des instruments ayant provoqué le mouvement des tympans. Résoudre des devinettes En mathématiques, ce type de problème « mal posé » est impossible à résoudre de façon exacte, car il n’y a pas assez d’observations pour le nombre d’inconnues. Pourtant, l’audition le résout en permanence. Comment ? L’audition réalise des inférences, c’est-à-dire devine le nombre et la nature des instruments en tenant compte non seulement des mouvements des tympans, mais aussi du contexte, de nos connaissances, des données provenant des autres sens, etc. Et c’est là que les illusions auditives servent à l’investigation scientifique : elles mettent en évidence ces inférences qui passent normalement inaperçues… Une première illusion auditive utilisée par les scientifiques peut être illustrée visuellement. Observez la figure 3 : peut-être voyezvous d’abord une partition musicale, inscrite sur un vase. Mais quelques instants plus tard, vous voyez deux visages se faisant face. Et votre interprétation de l’image alterne, entre partition et visages. Ce phénomène est nommé perception bistable : l’image ne change pas – elle est figée –, mais son interprétation consciente varie en permanence. Le même phénomène existe pour l’audition : un même son est présenté en continu, © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 51 mais son interprétation change. Ceci est illustré dans la partition du vase, qui est une suite pour violoncelle seul de Bach. Sur cette partition, des notes graves (vers le bas) et aiguës (vers le haut) alternent rapidement. Si vous écoutez cette séquence assez long- 2. Dans l’illusion de Ponzo, les objets bleus semblent de taille différente. Pourtant, ils ont les mêmes dimensions. Quand les lignes noires sont parallèles, les deux objets paraissent bien de la même taille (a). Mais si des lignes de fuite « suggèrent » au cerveau que l’objet à droite est plus près de l’œil que celui situé à gauche, on a l’impression que ce dernier est plus petit (b). a b temps, vous entendez tantôt une seule mélodie composée des notes graves et aiguës, tantôt deux mélodies mêlées, l’une avec les notes graves et l’autre avec les notes aiguës – comme si elles provenaient de deux instruments distincts (voir la figure 4). Bistabilités visuelle et auditive Avec Jean-Michel Hupé, du Centre de recherche Cerveau et cognition à Toulouse, nous avons montré que cette bistabilité auditive présente des caractéristiques similaires à celles de la vision. Les auditeurs choisissent l’une ou l’autre des interprétations, et entendent rarement un mélange des deux ; leur perception auditive alterne de façon aléatoire. Ils peuvent influer sur leur interprétation et tenter d’entendre l’une ou l’autre des mélodies, mais il semble impossible d’arrêter complètement l’audition bistable. Que nous apprend une telle illusion ? Nous avons fait écouter à des auditeurs un son ambigu : soit un seul instrument pouvait produire les deux notes arrivant aux oreilles, soit il y en avait deux. Il est impossible de choisir avec certitude la bonne réponse. Alors comment les auditeurs réagissent-ils ? Au lieu de rester dans l’incertitude, leur perception « fait un pari », et ils entendent soit un, soit deux instruments. Mais il est imprudent de ne considérer qu’une Sur le web ■ Parole composée de sons purs : http://www.mrc-cbu. cam.ac.uk/people/ matt.davis/ sine-wave-speech/ ■ Exemple de bistabilité auditive : http://www. frontiersin.org/ human_neuroscience/ 10.3389/ fnhum.2011.00158/ abstract. 51 15/10/12 17:36 3. Cette partition de Bach dans un vase est en fait une image ambiguë ; en la regardant longtemps, on finit par voir deux visages face à face. L’image ne change pas – elle est figée –, mais son interprétation consciente varie en permanence. Cette illusion révèle le phénomène de bistabilité visuelle. seule interprétation, les deux étant aussi probables : les auditeurs alternent entre les deux « percepts » et cette illusion révèle les inférences auditives évoquées précédemment. Ce type de devinettes que résout notre perception est utile pour analyser n’importe quelle scène auditive : toute information sensorielle est ambiguë. Le plus souvent, nous arrivons à décider qu’une seule personne parle, ou plus, sans en avoir conscience, grâce à un faisceau d’indices. Mais au laboratoire, nous avons utilisé une illusion où il n’y a pas de bonne réponse, de sorte que la bistabilité apparaît. Nous pensons que le même mécanisme d’inférence est mis en œuvre dans les deux cas : dans la vie de tous les jours, il nous permet de choisir l’interprétation la plus probable sans en avoir conscience, mais au laboratoire, il peut être révélé dans une situation ambiguë. En fait, même les musiciens utilisent de telles situations ambiguës. Ainsi, la suite de Bach illustre la technique dite de polyphonie virtuelle, où nous pouvons entendre plusieurs mélodies à partir d’un même instrument. Focaliser son attention sur ce qui est important Un troisième exemple montrant comment on analyse deux sons successifs est l’illusion de continuité, aussi nommée effet tunnel ou effet Vicario. Dans cette illusion, un son est brièvement remplacé par un autre, le premier semblant pourtant se poursuivre de façon continue. Le psychologue Richard Warren, de l’Université du Milwaukee aux États-Unis, en a fait une démonstration dans les années 1970, en utilisant la parole. Il a enregistré une phrase, coupé une syllabe de l’un des mots sur la bande, et remplacé ce silence par le bruit de quelqu’un qui tousse. Aucun auditeur n’a été capable de détecter qu’un morceau du discours manquait – pire, personne ne pouvait dire quel son manquait. Là encore, la perception auditive réalise une inférence : il est peu probable qu’une personne s’arrête de parler exactement au moment où droite), il perçoit deux mélodies mêlées, l’une avec les notes graves (en vert) et l’autre avec les notes aiguës (en jaune) – comme si elles provenaient de deux instruments distincts. C’est le phénomène de bistabilité auditive. Fréquence 4. Quand une musique comprend des notes graves (orientées vers le bas) et aiguës (orientées vers le haut), un auditeur entend d’abord une mélodie composée des notes graves et aiguës (à gauche en vert). Mais après un certain temps (à Une autre illusion auditive se rapporte aussi à la façon dont on relie les sons les uns aux autres. Cette illusion est dite des sons de Shepard, du nom du psychologue l’ayant initialement décrite. On présente aux auditeurs deux sons l’un après l’autre avec une caractéristique particulière : les fréquences (les notes élémentaires composant le son) du deuxième son sont situées à mi-chemin des fréquences du premier. Il y a là une ambiguïté : le deuxième son peut paraître soit plus aigu que le premier (plus la fréquence d’un son est élevée, plus il est aigu), soit plus grave. Qu’entend-on ? Soit l’un, soit l’autre, mais pas les deux ; il est surprenant de constater que certaines personnes entendent un intervalle qui monte, alors que d’autres perçoivent un intervalle qui descend, et ce, pour le même son ! La perception auditive réalise à nouveau un « pari » et masque l’ambiguïté. Temps 52 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 52 Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:36 Jean-Michel Thiriet 5. Une personne parle à une autre, mais une troisième perturbe le discours... Pourtant, l’auditeur n’entend pas d’interruption et comprend son interlocuteur... voire semble satisfait ! L’auditeur arrive à ignorer les bruits perturbateurs. une autre tousse, puis reprenne comme si rien ne s’était passé. En revanche, il est plausible que la parole soit continue, et que le bruit l’ait brièvement masquée. C’est ce que nous percevons, l’illusion nous permettant de fixer notre attention sur la parole et d’ignorer les bruits perturbateurs (voir la figure 5). Notre connaissance du langage apporte des données utiles, qui nous permettent d’interpréter un signal acoustique. En 1981, Robert Remez, de l’Université Columbia aux États-Unis, et ses collègues ont mis en évidence le rôle des connaissances dans l’analyse des scènes auditives en étudiant de la parole « faite de sons purs » – ou sine wave speech. R. Remez a simplifié un flux de paroles – par exemple une phrase prononcée telle que « je vais aller travailler ce matin » – pour n’en conserver que quelques éléments saillants. Ces éléments étaient ensuite transformés en sons purs, à savoir des sifflements dont on contrôlait la fréquence au cours du temps. Le cerveau interprète La première fois que l’on entend un tel son, on a souvent l’impression que ce sont des chants d’oiseaux ou des bruits de films de science-fiction. En revanche, si l’on sait qu’il y a un message verbal dans le signal, alors les sons purs s’estompent et l’on comprend le sens de la phrase ! L’illusion est surprenante : un même son, initialement perçu comme une suite de sifflements, est ensuite organisé comme de la parole. Une dernière illusion concerne les deux situations que nous venons de présenter : © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 53 la perception bistable et la parole. En 1958, R. Warren et Richard Gregory ont décrit les « transformations verbales », à savoir la répétition, en boucle, d’un même mot dont la perception auditive peut être ambiguë. Par exemple, répétez sans arrêt le mot caillou. Après un certain temps, votre perception produit de nouvelles formes verbales, par exemple yucca. Puis une perception bistable, voire multistable, s’installe entre les différents mots. En fait, nous pensons que l’organisation cérébrale des différents éléments du mot caillou est ambiguë, de sorte que l’interprétation du même signal acoustique change au cours du temps. Aujourd’hui, nous savons que tous les phénomènes bistables – pour l’audition, la parole, la vision ou le toucher, etc. – présentent de grandes similitudes. Ainsi, ces illusions révéleraient un mécanisme de résolution des ambiguïtés, en partie commun à tous les sens. Il serait alors possible d’envisager la présence d’une aire cérébrale dédiée à la résolution d’ambiguïté perceptive et située audelà des régions consacrées au traitement de chaque sens. Mais plusieurs éléments indiquent que ce n’est pas le cas. Tout d’abord, nous avons remarqué que les caractéristiques des bistabilités visuelle et auditive changent d’un individu à l’autre. Certaines personnes produisent des alternances de perceptions très rapidement, tandis que d’autres restent fixées sur une perception plus longtemps. Toutefois, les personnes rapides pour la vision ne le sont pas forcément pour l’audition. De plus, lorsque deux stimulus bistables sont 53 15/10/12 17:36 Insula Aire motrice supplémentaire Cortex auditif R.Cusack Sillon intrapariétal postérieur 6. Pour un son qui ne change pas, mais qui est bistable, l’équipe de Rhodri Cusack a montré que le sillon intrapariétal postérieur (en orange) s’active davantage quand un auditeur perçoit deux sources que lorsqu’il en perçoit une seule. Cette aire participe à l’intégration de différentes modalités sensorielles, au-delà du système auditif. D’autres études ont montré l’implication de diverses régions cérébrales, corticales et sous-corticales, dans la résolution des illusions auditives. Les autres régions activées par la musique, un son ou même le langage sont le cortex auditif, l’insula et l’aire motrice supplémentaire (en vert). Bibliographie J. Schwartz et al., Multistability in perception : Binding sensory modalities, an overview, in Philos. Trans. R. Soc. Lond. B. Biol. Sci., vol. 5, pp. 896-905, 2012. D. Pressnitzer et al., Auditory scene analysis : The sweet music of ambiguity, in Frontiers in Human Neuroscience, vol. 5, article 158, 2011. R. Remez et al., Speech perception without traditional speech cues, in Science, vol. 22, pp. 947-949, mai 1981. R. Warren, Perceptual restoration of missing speech sounds, in Science, vol. 23, pp. 392-393, 1970. 54 9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 54 présentés simultanément en vision et en audition, les alternances de perception sont indépendantes entre les modalités sensorielles, ce qui serait difficile à réaliser avec une aire unique de résolution d’ambiguïté. Alors sait-on comment s’organisent les scènes auditives dans le cerveau ? Depuis peu, on utilise la bistabilité auditive pour dévoiler les fondements neuronaux de l’organisation des scènes auditives. En effet, dans cette illusion, la perception d’une source ou de deux sources change subjectivement pour l’auditeur, sans que le stimulus physique ne soit modifié. Si l’on met en évidence une région cérébrale dont l’activité prédit la perception de l’auditeur, il est probable que cette région participe à la formation de la perception elle-même. En imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, Rhodri Cusack, du Centre de recherche médicale à Cambridge en Angleterre, a montré que la perception subjective des auditeurs correspond à l’activité cérébrale du sillon intrapariétal, une région corticale située au-delà du traitement auditif proprement dit et qui intègre des informations concernant différents sens (voir la figure 6). Mais des études ultérieures, utilisant la magnétoencéphalographie ou l’imagerie par résonance magnétique, ont mis en évidence des corrélats neuronaux situés plus bas dans la voie de traitement des signaux auditifs, c’est-à-dire dans les cortex auditifs primaire et secondaire et le thalamus auditif. Les diverses étapes du traitement cortical, auditives et multimodales – concernant plusieurs modalités sensorielles –, participeraient aux traitements des signaux visant à restituer l’organisation des scènes. Les techniques d’imagerie pour l’homme permettent difficilement d’observer les étapes de traitements précoces (c’est-à-dire sous-corticales). Pourtant, l’organisation auditive pourrait commencer avant le cortex. En effet, les oiseaux sont capables d’isoler le chant d’un congénère dans le vacarme d’une forêt alors même qu’ils n’ont pas de cortex. Des régions sous-corticales participeraient-elles à cette organisation ? En collaboration avec Ian Winter et Mark Sayles, de l’Université de Cambridge, et Christophe Micheyl, de l’Université du Minnesota aux États-Unis, nous avons cherché les traces de la bistabilité dans les premières étapes du traitement auditif. Chez le cobaye, nous avons enregistré les réactions neuronales dans le noyau cochléaire en situation de bistabilité auditive : des corrélats à l’organisation auditive se manifestent déjà, bien avant tout traitement cortical. Tout le système auditif est mis en œuvre En résumé, nous avons constaté que d’un point de vue comportemental, tous les indices auditifs peuvent influer sur le choix de l’organisation perceptive. Au niveau neuronal, ils sont codés à divers endroits des voies du traitement auditif. De plus, l’organisation des scènes auditives recruterait l’ensemble du système auditif. L’audition a la capacité remarquable, et encore mal comprise, d’organiser une quantité désordonnée d’informations acoustiques en signaux auditifs cohérents, permettant de suivre une conversation dans la foule ou d’apprécier une pièce de musique. Les illusions révèlent certaines des stratégies que l’audition met en œuvre pour réaliser cette prouesse. Aujourd’hui, les neuroscientifiques utilisent ces illusions pour mieux comprendre les mécanismes neurobiologiques impliqués dans l’organisation auditive. Ainsi, les illusions auditives, depuis longtemps manipulées par les musiciens, deviennent un outil scientifique pour l’étude de la perception. ■ Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:36 Alvaro Cabrera Jimenez / Shutterstock.com Les illusions des autres sens Les illusions de langage Quand on entend des sons, même incompréhensibles, le cerveau en extrait un discours qui a un sens. Ainsi, il ne se contente pas de transmettre : il interprète – au risque de se tromper... « leon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dans un mot n’a pas d’ipmrotncae : il fuat jutse que la pmeirère et la drenèire ltteers soient à la bnnoe pclae. Les areuts ltteers snot dans le dsérorde, mias vuos puoevz tujoruos lrie snas porbèlme. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre spaémerént, mias le mot cmome un tuot. » Le langage est la faculté de s’exprimer et de transmettre des informations ayant un sens, grâce à la parole ou l’écriture. Pourtant, quand on écoute un discours ou quand on lit, notre compréhension du langage peut être trompée, ou au contraire corrigée : vous venez de comprendre ces quelques lignes où S © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 10-illus_lang_claire.indd 55 aucun mot n’est écrit correctement ! Ce texte est paru en anglais sur Internet en 2003 et a été largement traduit et copié. Cet exemple n’est pas vraiment une illusion – vous voyez que les lettres sont mélangées –, mais il révèle le mécanisme central des illusions langagières : on peut « compenser » des informations manquantes ou contradictoires pour aboutir à un concept ou à un mot existant, ou à une idée qui a un sens. Ces illusions résultent le plus souvent d’effets dits top down : les connaissances sur le stimulus (ici langagier) guident et contrôlent le traitement et la perception finale, c’est-à-dire ce que l’on s’attend à voir ou à entendre. Certaines illusions langagières proviennent de la conjonction de 1. Lors d’un gala, ou dans d’autres situations où plusieurs conversations se mêlent, le cerveau réalise un exploit : il sélectionne la voix d’un interlocuteur parmi le bruit de fond. Claire Delle Luche est chercheur postdoctorant à l’Université de Plymouth en Angleterre. 55 15/10/12 17:37 En bref • Le langage, écrit ou parlé, met en œuvre plusieurs modalités sensorielles nécessaires à la compréhension. • Si l’on entend ba tout en voyant une bouche produire le son ga, on peut percevoir da ; c’est l’effet McGurk. • Le cerveau résout un conflit sensoriel en produisant la meilleure solution : celle qui a un sens. • De même, on peut entendre un mot qui n’a jamais été émis ! Deux sons distincts présentés à chaque oreille peuvent se recombiner pour former un mot du répertoire lexical. Sur le web Testez l’effet McGurk sur vous : http://www.faculty. ucr.edu/~rosenblu/ VSMcGurk.html# deux types d’informations : quand on parle avec quelqu’un, on le voit parler et on entend ce qu’il dit ; on lit tous – un peu – sur les lèvres. Si l’on retire les informations visuelles (par exemple lors d’une conversation téléphonique), la compréhension est plus difficile. En effet, les mouvements des lèvres que l’on voit en discutant en direct aident à comprendre ce qui est dit. Dans de telles conditions, on peut prendre un mot pour un autre et commettre des erreurs. On observe alors une illusion semblable à celle du test de Stroop (voir la figure 2). Dans ce test, des noms de couleur sont écrits dans une couleur qui n’est pas celle qu’ils représentent (par exemple, bleu est écrit en rouge). Comme il est difficile de ne pas lire les mots (la lecture étant automatique), on fait des erreurs en nommant leur couleur quand les deux informations sont contradictoires. 2. Dites le plus vite possible, à haute voix, la couleur des mots écrits.Vous avez dû faire des erreurs ! En effet, la lecture est irrépressible et vous êtes un lecteur expert : vous reconnaissez ces mots fréquents de façon globale et automatique. En revanche, pour nommer la couleur, vous devez d’abord identifier la couleur, puis la nommer. Cela prend plus de temps que de lire les mots automatiquement. Ce test de Stroop est une forme d’illusion langagière. Vert Rouge Noir Bleu Jaune Rouge Violet Noir Orange 56 10-illus_lang_claire.indd 56 L’effet McGurk est un autre exemple d’intégration des informations visuelles et auditives. Si l’on vous fait écouter le son ba en vous montrant une bouche articuler le son ga, vous percevrez (plus ou moins rapidement) le son da. Cet effet surprenant provient de notre connaissance implicite des mouvements nécessaires pour réaliser un son. Le mouvement des lèvres pour dire un ba est évident (on ouvre grand la bouche), et ceux pour réaliser un da ou un ga sont plutôt semblables, mais c’est la position de la langue, peu visible de l’extérieur, qui différencie ces deux sons. Si l’on entend ba en même temps que l’on voit sur les lèvres un ga, le cerveau est face à deux informations contradictoires. C’est le cerveau qui « décide » Ce conflit peut être résolu de deux façons : soit le cerveau ignore une modalité sensorielle (en entendant ba tout en voyant da, on perçoit ba), soit il reconnaît le son le plus proche de la combinaison des deux types d’information (on entend ba tout en voyant ga, et l’on perçoit da). Cette illusion est plus importante si les mouvements articulatoires externes sont évidents (comme pour dire ba), de sorte que les illusions langagières changeant les voyelles sont moins fortes (la différence entre un é et un è est liée à la position de la langue). Depuis l’invention de la stéréophonie, chacun fait l’expérience de la spatialisation sonore, malgré la présence d’émetteurs statiques tels les écouteurs ou les haut-parleurs. En d’autres termes, on est capable de percevoir et de reproduire une musique cohérente pourtant décomposée en deux flux, chacun émis par une source sonore distincte. La stéréophonie a donné lieu à une recherche active sur l’écoute dichotique : avec des écouteurs, on diffuse dans chaque oreille un signal sonore spécifique, qui peut être identique ou différent. Dépendante des mécanismes de l’attention, cette technique permet de créer des effets surprenants. Tout d’abord, on a bien l’impression d’entendre deux flux distincts dans chaque oreille ; mais si l’on a pour consigne de focaliser son attention sur une oreille, on cesse de percevoir ce qui est diffusé à l’autre oreille. En revanche, si l’on doit écouter et répéter ce que l’on entend, le cerveau « navigue » entre les deux oreilles pour produire un discours cohérent ; et on ignore ce que l’on perçoit vraiment à chaque oreille (voir l’encadré Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:37 Entendre un discours qui n’existe pas écoute dichotique consiste à entendre un flux Lou’ distinct sonore dans une oreille et un autre – identique – dans l’autre oreille. Par exemple, si deux discours différents sont diffusés par des écouteurs, et si l’on demande au sujet de focaliser son attention sur son oreille droite, il perçoit un « mélange » des deux discours. Le cerveau est capable de faire « migrer » des informations auditives provenant d’une oreille vers le centre de traitement des données de l’autre oreille, de sorte que l’on perçoit une phrase qui a du sens (mais qui n’existe pas en tant que stimulus auditif) ! Discours perçu Dans un panier pour le pique-nique, elle a mis des sandwiches au beurre et des gâteaux au chocolat Uros Zunic - Vasabii / Shutterstock.com Cortex auditif gauche Oreille focalisée (attentive) Dans un panier pour le pique-nique, elle a mis des livre, feuille, toit, échantillon, toujours… ci-dessus) ! Cette illusion est très forte et dépend des effets top down : à mesure que l’on entend des mots, on anticipe ce qui va suivre d’après le sens du discours, et le cerveau sélectionne les mots, arrivant de l’oreille droite ou gauche, qui sont cohérents avec le début du discours. Parfois, on perçoit en écoute dichotique un langage plutôt surprenant : si le sexe du locuteur diffère dans chaque oreille, on peut avoir l’impression de n’entendre qu’une seule voix (dite extraterrestre), mélange parfait des deux. Des mots ambigus L’illusion la plus étonnante produite avec l’écoute dichotique sur des stimulus langagiers est celle des « mots illusoires ». Régine Kolinsky et ses collègues, de l’Université libre de Bruxelles, ont montré que des mots français peuvent subir des effets de recombinaison, à l’instar des images ambiguës qui donnent lieu à deux perceptions visuelles distinctes. Ils ont fait écouter à des participants des mots seuls, ou plutôt des pseudomots tels que botu et kigeon (des mots dénués de sens, mais qui ressemblent à de « vrais » mots), en présentant un mot à une oreille et © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 10-illus_lang_claire.indd 57 Cortex auditif droit Oreille non focalisée (inattentive) Chat, large, jour, pomme, amis, chaque, choisir, sandwiches au beurre et des gâteaux au chocolat un autre à l’autre. Parfois, les participants ont l’impression d’entendre un vrai mot. En effet, entendre simultanément kijou et boton donne l’illusion d’entendre soit bijou, soit coton, comme si le premier son de chaque mot avait « migré » d’une oreille à l’autre. Le cerveau a alors été trompé dans sa recherche de sens, et s’il en résulte un vrai mot, ce dernier n’en reste pas moins différent de la réalité ; c’est donc une illusion. Cet effet de migration dépend du type de son manipulé et de la structure des mots. Par exemple, l’illusion fonctionne bien avec des consonnes dites plosives, tels b ou k (pour les prononcer, on ferme la bouche, puis on l’ouvre brusquement), mais certains pseudomots, tels botu et kigeon, ne sont pas mélangés par le cerveau (on ignore pourquoi). Jusqu’alors, cette illusion langagière n’a été testée qu’en français, mais l’équipe de R. Kolinsky est en train de voir si les Japonais peuvent aussi être victimes de ces « trompe-l’oreille ». En conséquence, les illusions langagières permettent notamment aux scientifiques de déterminer comment le cerveau traite les informations linguistiques. On constate ainsi que le cerveau n’aime pas les conflits et choisit toujours la meilleure solution, c’est-à-dire celle qui a du sens, même si c’est une illusion ! ■ Bibliographie A. Nath et M. Beauchamp, A neural basis for interindividual differences in the McGurk effect, a multisensory speech illusion, in NeuroImage, vol. 59, pp. 781-787, janvier 2012. R. Kolinsky et al., Intermediate representations in spoken word recognition : Evidence from word illusions, in Journal of Memory and Language, vol. 34, pp. 19-40, 1995. H. McGurk et J. MacDonald, Hearing lips and seeing voices, in Nature, vol. 264, pp. 746-748, 1978. 57 15/10/12 17:37 Les illusions des autres sens Le sens d’être soi Le « sixième » sens nous permet de percevoir les mouvements de notre corps dans l’environnement. Il est en grande partie contrôlé par le système vestibulaire, qui, s’il est trompé, peut provoquer des illusions, dont certaines sont considérées comme « paranormales ». Isabelle Viaud-Delmon est directrice de recherche CNRS dans l’Équipe Espaces acoustiques et cognitifs de l’UMR 9912-CNRSIRCAM-UPMC, à Paris. es systèmes sensoriels n’ ont pas toujours besoin d’une stimulation externe pour créer une perception, et, de surcroît, ils engendrent parfois une sensation qui ne correspond pas à la stimulation : ils provoquent alors une illusion, qui dépend du réseau neuronal activé. Les illusions visuelles sont les plus connues, mais l’homme est victime de bien d’autres illusions sensorielles. Certaines sont complexes, car elles résultent de l’interaction de plusieurs modalités sensorielles, dont le système vestibulaire. Ce dernier participe normalement à la perception du mouvement et de l’orientation, mais il peut être trompé ou suractivé, au même titre que la vision. L Quand on ferme les yeux, on constate vite quel sens fait défaut. On peut aussi se boucher les oreilles ou le nez, et si le toucher ou le goût ne fonctionne plus, on le sait rapidement. En revanche, les informations vestibulaires sont la plupart du temps silencieuses : on les utilise sans s’en apercevoir. On parle de « sixième » sens pour la perception extrasensorielle, alors qu’il serait plus juste de considérer les données vestibulaires comme un véritable sens de l’être humain et de parler de sens « vestibulaire ». D’autant que le système vestibulaire serait impliqué dans ce que l’on nomme souvent les phénomènes « paranormaux », phénomènes illusoires qui remettent en question la conscience de soi. Un sens silencieux En bref • Les capteurs vestibulaires, dans l’oreille interne, transmettent au cerveau des informations concernant les mouvements et l’orientation du corps. • Ce « sens » peut être trompé ou suractivé : il engendre alors des illusions de mouvement et des sensations de rotation ou de « sortie du corps », voire une perte de la conscience de soi. 58 11-illus_vestib_viaud.indd 58 Nous percevons notre corps, sa position dans l’espace et ses mouvements grâce aux informations vestibulaires (voir l’encadré page 60). Contrairement aux cinq sens communément répertoriés (la vision, l’odorat, l’ouïe, le toucher et le goût), la sensation générale du corps n’est pas contrôlée par un Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 09:23 Ostill / Shutterstock.com © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 11-illus_vestib_viaud.indd 59 1. Les expériences de « sortie du corps », qualifiées de « paranormales », seraient en fait liées à des illusions vestibulaires. Le sujet a l’impression de voir son corps de l’extérieur ou de flotter dans les airs ; ces expériences impliquent la perception des déplacements du corps, sensation créée par le système vestibulaire. 59 16/10/12 09:23 organe physiologique bien défini, mais par la somme d’afférences multisensorielles (de nombreuses informations sensorielles), où les données vestibulaires ont un rôle prépondérant. Plusieurs observations expérimentales et chez des patients l’ont suggéré. Ainsi, il est possible que ce sixième sens, plutôt que d’être vestibulaire ou même extrasensoriel, corresponde au sens d’être soi, comme l’a décrit en 2010 Marc Jeannerod, de l’Institut des sciences cognitives à Lyon. Tous les sens sont associés à une aire corticale primaire, c’est-à-dire une région cérébrale distincte spécialisée dans le traitement d’une modalité sensorielle. Mais il n’existe pas de cortex vestibulaire primaire. En revanche, on sait qu’un réseau anatomique complexe d’aires dites associatives plurimodales reçoit et analyse des informations à la fois vestibulaires, somesthésiques (issues des muscles et des articulations) et visuelles. L’appareil vestibulaire sert au maintien de l’équilibre et à la fixation du regard, et participe à l’orientation spatiale, à la perception de l’environnement et à la conscience de soi. Le sens du mouvement et de l’orientation système vestibulaire a trois fonctions principales : le Ldesemaintien de la posture, la coordination des mouvements yeux et de la tête, et la perception du mouvement et de l’orientation dans l’espace. Ce système sensoriel est situé dans l’oreille interne. Il est composé de trois canaux semi-circulaires (le canal horizontal, le vertical antérieur et le postérieur) et d’organes dits otolithiques (l’utricule et le saccule). Ces différents capteurs détectent les accélérations linéaires et angulaires de l’organisme et de la tête, et les transmettent au cerveau via le nerf vestibulaire. En effet, les canaux et les organes otolithiques sont tapissés de plaques de tissus, les macules, constituées de cellules sensorielles ciliées reposant sur des cellules de soutien. Les cellules sensorielles ont un cil, nommé kinocil, plus long que les autres. Les cils rentrent dans une membrane gélatineuse parsemée de cristaux de carbonate de calcium, nommés otolithes. Dans l’utricule, la macule est horizontale et les cils sont verticaux lorsque la tête est droite ; elle réagit au mouvement dans le plan horizontal. Dans le saccule, la macule est presque verticale et les cils s’introduisent horizontalement dans la membrane otolithique. La macule sacculaire réagit surtout aux mouvements verticaux. Quand la tête commence ou termine un mouvement, le liquide baignant les organes otolithiques (l’endolymphe) fait glisser la membrane, ce qui courbe les cils. Le fléchissement des cils stimule les cellules sensorielles qui transmettent leur excitation aux fibres nerveuses du nerf vestibulaire. Le cerveau peut alors analyser ces informations vestibulaires et les intégrer aux autres données sensorielles, créant ainsi la perception du corps. Oreille externe Illusions de mouvement Oreille interne Cochlée Otolithes Tympan Membrane otolithique Oreille moyenne Kinocil Canal antérieur Canal Nerf horizontal vestibulaire Canal postérieur Cellule sensorielle Utricule Canal cochléaire Nerf auditif Rampe tympanique Rampe vestibulaire 60 11-illus_vestib_viaud.indd 60 Vers le nerf vestibulaire Raphael Queruel Saccule Quelles sont les illusions mettant en jeu le système vestibulaire ? L’illusion dite de vection est la plus fréquente des illusions liées à l’intégration des informations vestibulaires avec d’autres données sensorielles. Et vous y avez déjà été confronté : vous êtes dans le train et vous avez l’impression qu’il a démarré, alors que... c’est le train du quai voisin qui s’est mis en mouvement. Votre système nerveux central interprète des informations visuelles de mouvement (le train d’à côté se déplace) de la façon la plus logique (puisque vous attendez le départ) : c’est votre train qui part. Il stimule donc le système vestibulaire qui provoque la sensation de mouvement, alors que vous ne bougez pas (voir la figure 2) ! Les simulateurs de navigation (aérienne, terrestre ou sous-marine) exploitent d’autres illusions de mouvement dans les fêtes foraines et les parcs d’attractions. Ces machines, où un film est diffusé, provoquent des sensations puissantes d’accélération et de freinage, d’ascension et de descente, voire de chute, et ce, uniquement avec des mouvements d’orientation de la machine dans les trois dimensions, sans réelles forces d’accélération. En fait, les simulateurs ne subissent que des inclinaisons et tirent parti des fai- Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 09:23 Losevsky Photo and Video / Shutterstock.com blesses des capteurs vestibulaires en les associant à des informations visuelles et auditives qui suggèrent le même mouvement. Cette association donne au sujet l’impression qu’il subit des forces… qui n’existent pas. Par ailleurs, les aviateurs subissent de nombreuses illusions vestibulaires. En effet, le système vestibulaire de l’homme s’est développé pour les mouvements terrestres et n’est pas adapté à la navigation aérienne. Les capteurs vestibulaires peuvent être trompés lors de certaines figures aériennes (voir la figure 3). Le système vestibulaire est lié à d’autres sensations illusoires « étranges »... Examinons ces sensations longtemps restées cantonnées au domaine du paranormal. Phénomènes paranormaux On a mis en évidence l’implication du système vestibulaire dans la perception de l’environnement lors d’interventions neurochirurgicales chez des patients épileptiques. Ainsi, des stimulations électriques de faible intensité de la jonction temporo-pariétale (entre les cortex temporal et pariétal) engendrent d’intenses illusions vestibulaires, par exemple des sensations de rotation. À de plus fortes intensités de stimulation, ces illusions deviennent des sensations de chutes, puis de « sortie du corps » (voir la figure 1). Ces expériences humaines exceptionnelles, quand elles interviennent en dehors Cerveau & Psycho a Assiette perçue Assiette réelle de toute pathologie, sont souvent décrites comme paranormales : on pourrait « sortir » de son corps, comme lors de rêves éveillés. On a la sensation de flotter dans les airs et de voir son corps de l’extérieur, souvent de dessus. Ces manifestations sont dues à des états cérébraux particuliers qui peuvent être aussi provoqués par des substances psychogènes, le manque de sommeil ou des pathologies, telles des crises d’épilepsie. Les expériences de sortie du corps semblent survenir quand l’intégration des différentes informations sensorielles est b Cellules ciliées 3. Quand un pilote réalise une manœuvre incluant des rotations durables (une vrille par exemple), il peut subir des illusions vestibulaires quand ses canaux semi-circulaires dans ses oreilles ne détectent plus que l’avion est incliné. Quand l’avion commence à s’incliner, l’endolymphe se déplace plus lentement que l’avion : les cellules © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 11-illus_vestib_viaud.indd 61 2. Votre train part. Ou du moins cet enfant en a-t-il l’impression. En fait, c’est le train du quai voisin qui s’est mis en marche. On attend le départ et on interprète – à tort – le mouvement comme le démarrage de son train. ciliées (en vert) baignant dans ce liquide fléchissent et envoient une information sur le mouvement au cerveau (a). Mais si l’avion reste dans cette position, le système vestibulaire ne détecte plus de déplacement du fluide, et ne transmet plus d’informations sur la rotation au cerveau (b). Le cerveau croit que l’assiette est horizontale. 61 16/10/12 09:23 Stimuler artificiellement le système vestibulaire La stimulation calorique. L’injection d’eau chaude ou d’eau froide dans l’oreille est un examen clinique utilisé pour vérifier le fonctionnement du système vestibulaire. Le gradient de température entre l’intérieur de l’oreille et l’eau provoque un mouvement de l’endolymphe, comparable à celui obtenu par une rotation de la tête dans le plan horizontal. Cette stimulation engendre une sensation de vertige intense qui disparaît rapidement. La stimulation galvanique vestibulaire. On applique un courant électrique d’intensité modérée au niveau des mastoïdes (derrière les oreilles) pour modifier la fréquence de décharge des fibres du nerf vestibulaire. Des illusions d’inclinaison du corps sont souvent rapportées. Bibliographie S. Macknik et S. Martinez-Conde, Le dilemme de l’aviateur, in Cerveau & Psycho, n° 52, juillet-août 2012. M. Jeannerod, De l’image du corps à l’image de soi, in Revue de neuropsychologie, vol. 2, pp. 185-194, 2010. A. Berthoz, Le sens du mouvement, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997. P. Brugger et al., Illusory reduplication of one’s own body : Phenomenology and classification of autoscopic phenomena, in Cognitive Neuropsychiatry, vol. 2, pp. 19-38, 1997. 62 11-illus_vestib_viaud.indd 62 perturbée. C’est ce que montrent plusieurs situations expérimentales où l’on a stimulé le cortex cérébral de patients souffrant d’une épilepsie résistant aux médicaments. Dans les années 1950, le neurochirurgien Wilder Penfield, à l’Institut neurologique de Montréal, a observé des manifestations de sortie du corps pendant la stimulation électrique du lobe temporal droit. En 2002, Olaf Blanke, à l’Hôpital universitaire de Genève, a décrit une impression semblable chez une patiente épileptique en stimulant son gyrus angulaire droit. Enfin, en 2007, avec une électrode implantée sur la région temporopariétale droite du cortex, le neurochirurgien belge Dirk De Ridder et son équipe ont provoqué une sensation de sortie de corps chez un patient souffrant d’acouphènes. Conscience du corps et conscience de soi W. Penfield avait déjà noté que ces expériences de sortie du corps semblent liées à des illusions vestibulaires, plutôt qu’à des illusions visuelles ; en effet, elles impliquent la perception de déplacements du corps. On sait aujourd’hui que la description de ces sensations par les patients correspond bien à des sensations vestibulaires de flottement et de légèreté. O. Blanke suppose que cette illusion traduit un conflit multisensoriel impliquant l’intégration des informations vestibulaires. En conséquence, les informations vestibulaires contribueraient à la conscience du corps. En stimulant artificiellement le système vesti- bulaire chez des patients atteints de lésions cérébrales, on améliore leur « sentiment » d’appartenance à leur corps. Par exemple, en 1991, l’équipe d’Edoardo Bisiach, de l’Université de Milan, a travaillé avec une patiente atteinte de somatoparaphrénie : elle ne reconnaissait plus son bras gauche comme étant le sien, et pensait que c’était celui de sa mère. En activant son système vestibulaire par stimulation calorique (voir l’encadré ci-contre), les scientifiques ont fait disparaître ce symptôme de façon transitoire. En outre, en 2001, Jean-Marie André et ses collègues, de l’Institut régional de réadaptation à Nancy, ont montré qu’une stimulation vestibulaire peut supprimer la sensation douloureuse d’un membre fantôme chez les amputés et les illusions corporelles chez les patients paraplégiques. Des répercussions sur les autres sens Inversement, les troubles vestibulaires modifient la représentation corporelle, l’orientation gauche-droite, et provoquent des difficultés dans les tâches d’orientation et de navigation spatiales. Enfin, ils sont à l’origine de phénomènes étranges parfois rapportés par les patients, par exemple des phénomènes de room tilt illusion ; il s’agit d’une inversion temporaire du champ visuel où le sujet voit subitement son environnement renversé à 180 degrés. Les stimulations vestibulaires activent un large réseau cérébral impliqué dans la représentation des différentes parties du corps, ce réseau incluant la jonction temporo-pariétale de l’hémisphère cérébral droit. Ainsi, on comprend pourquoi les stimulations extrêmes du système vestibulaire, notamment celles subies dans les attractions de foire tel le grand huit, plaisent autant : les sensations qu’elles provoquent mettent en jeu un réseau cérébral bien plus grand que celui impliqué dans toute autre stimulation ou illusion sensorielle. Une autre stimulation extrême du système vestibulaire est par exemple celle utilisée par les derviches tourneurs – des danseurs musulmans dont les mouvements rappellent ceux d’une toupie –, qui entrent ainsi en transe. Le système vestibulaire garantit un cadre de référence stable pour la perception de soi dans son corps et dans l’espace. Quand il est trompé, nous ne pouvons plus nous orienter, voire perdons contact avec le monde. Des sensations qui s’accompagnent d’émotions fortes ! ■ Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 09:23 15/10/12 17:41 Page 63 Agsandrew / Shutterstock Ess_012_p063063_ouverture3.qxp Les illusions insolites Le temps qui accélère, les associations de couleurs et de lettres, les rêves ou les hallucinations sont-ils des illusions ? Les scientifiques étudient tout ce qui peut nous leurrer. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 63 Les illusions insolites Perception du temps sous influence Les « états d’âme », les souvenirs, les émotions, les croyances et la culture modifient la façon dont nous percevons tout ce qui nous entoure. Même notre perception du temps y est sensible. Sylvie Droit-Volet est professeur des universités en psychologie au Laboratoire de psychologie sociale et cognitive (CNRS, UMR 6024), Université Blaise Pascal, à Clermont-Ferrand. 64 12-illus_temps_droit-vollet.indd 64 u début du xxe siècle, Anatole France (1844-1924) écrivait dans Crainquebille que « Les perceptions des sens et les jugements de l’esprit sont des sources d’illusion et des causes d’incertitude. » Incertitude renforcée par le fait que l’interaction des « perceptions des sens » avec les « jugements de l’esprit » crée des illusions ! Les illusions visuelles sont des « erreurs de perception » : le sens de la vision est trompé par une configuration particulière de différents stimulus visuels. Selon la théorie de la forme, la configuration d’ensemble de plusieurs éléments déforme la réalité perçue de chaque élément ; le tout ne correspond alors plus à la somme de ses parties. Mais ce que nous percevons ne se limite pas à la simple lecture des informations fournies par nos systèmes sensoriels. La perception n’est pas un processus passif : elle dépend de nos croyances, de notre culture, de nos émotions, en d’autres termes, de qui nous sommes. On a longtemps considéré l’illusion de Müller-Lyer, dite optico-géométrique, comme un mécanisme de perception visuelle semblable d’une personne à l’autre. Dans cette illusion, une même ligne paraît plus longue quand elle est limitée par des flèches orientées A vers l’extérieur que par des flèches orientées vers l’intérieur. Cependant, dès 1963, Marshall Segall et ses collègues, de l’Université de l’Iowa aux États-Unis, ont montré que cette illusion dépend de la culture (voir l’encadré page 68). Ainsi, certains peuples (les San) du désert de Kalahari en Afrique australe ne sont pas sujets à cette illusion, alors que les Européens et les Américains le sont. Une perception dépendant du sujet Les illusions visuelles ne sont pas le simple reflet de mécanismes physiologiques innés, mais résultent de la plasticité du cerveau qui s’adapte aux caractéristiques de l’environnement. Dans les sociétés occidentales, on serait plus « sensible » à l’illusion de MüllerLyer, parce que l’on est souvent confronté à des formes géométriques ayant des angles (murs, plafonds, etc.). Selon les stimulus perçus depuis la naissance, le cerveau s’est donc spécialisé dans le traitement des caractéristiques de l’environnement où l’on vit, de sorte que l’on est parfaitement adapté à cet environnement. Confirmant cette hypothèse, en 2011, des chercheurs anglais ont constaté que la sensibilité à l’illusion vi- Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:43 suelle d’Ebbinghaus, où la taille d’un cercle est surestimée lorsqu’il est entouré de petits cercles et sous-estimée s’il s’agit de grands cercles (voir la figure 2), varie en fonction de la morphologie d’une région du cortex visuel primaire (à l’arrière du cerveau) : plus la surface de cette aire serait importante, plus on serait sensible à cette illusion. Croyances, souvenirs et émotions Pourquoi certaines personnes ou certains groupes d’individus sont-ils plus victimes d’illusions que d’autres ? Pourquoi sommesnous aussi plus sujets à des illusions à certains moments qu’à d’autres ? Nous avons déjà vu le rôle important de l’environnement où nous vivons. Nous allons aborder d’autres facteurs qui permettent d’expliquer les variations des illusions selon les individus, puis nous nous attarderons sur les illusions En bref • La perception des formes et des couleurs change avec la culture, les souvenirs et les émotions. • C’est aussi le cas de notre perception du temps : les journées passent plus ou moins vite selon notre état d’esprit. • Les illusions temporelles en disent long sur notre fonctionnement physiologique et psychologique, et révèlent qui nous sommes. temporelles qui diffèrent justement avec le contexte et révèlent nos « états mentaux ». Ce que nous voyons dépend de qui nous sommes. La signification sociale accordée aux choses et les principes qui dirigent notre vie – gagner de l’argent, bien se nourrir, etc. – influent sur notre perception des objets et des événements, et peuvent déformer la réalité. Par exemple, en 1975, Jerome Bruner et Cecile Goodman, de l’Université Harward, ont demandé à des enfants d’évaluer avec un Paul Fleet - Stefa / Shutterstock.com 1. Les émotions, par exemple la peur, déforment notre perception du temps. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 12-illus_temps_droit-vollet.indd 65 65 15/10/12 17:43 2. Selon l’illusion d’Ebbinghaus, un même cercle semble plus petit quand il est entouré de grands plutôt que de petits cercles. Le contexte modifie notre perception. cercle lumineux la taille d’une pièce de monnaie et d’un disque cartonné. Bien que ces deux objets aient la même taille, les enfants surestiment la taille des pièces par rapport à celle du disque en carton, et ce, d’autant plus que la valeur des pièces est importante. En outre, plus les enfants sont pauvres, plus ils surestiment la taille des pièces de monnaie. Cette étude révèle que la valeur accordée aux choses, selon les conditions de vie et l’éducation, influe sur les mécanismes de perception. Ce que nous voyons dépend aussi des connaissances que nous avons tirées de nos expériences. Par exemple, on a montré que des sujets sont moins sensibles à l’illusion d’Ebbinghaus quand les cercles sont remplacés par des objets dont ils connaissent la taille. De même, quand on doit modifier la couleur de différents objets pour obtenir le même gris, la couleur de l’objet « banane » tend toujours plus vers le jaune que celle d’autres objets ; pourtant, on a le sentiment d’avoir choisi le même gris pour tous les objets (voir la figure 3). La perception des couleurs, à l’instar de celle de la taille des objets, se rapproche donc de l’image des objets que l’on a mémorisée. Nos connaissances nous conduisent même à voir ce qui n’existe pas. De nombreuses études ont montré que nous sommes capables de reconnaître un objet à partir d’une image déformée, alors qu’il s’agit d’un objet qui n’existe pas, créé de toutes pièces par les expérimentateurs. Nous « déformons » ce que nous voyons pour le faire correspondre à ce que nous connaissons. Les connaissances tirées des expériences du passé, ou des croyances, influent donc sur la perception de la réalité, et accentuent ou diminuent les illusions. Les illusions temporelles Les illusions temporelles illustrent particulièrement bien l’importance des représentations cognitives et des émotions sur la perception. En effet, le cerveau est une machine à traiter le temps, c’est-à-dire la structure temporelle dynamique des événements et des actions. On parle d’horloge interne (voir l’encadré ci-dessous). Ainsi, chaque distorsion subjective du temps, par exemple la sensation qu’un entretien d’embauche dure une éternité, et chaque sentiment d’accélération ou de ralentissement du temps correspondent à un changement dans le système de l’horloge interne. Par exemple, depuis le début du xxe siècle, des chercheurs ont constaté que la perception du temps varie avec la température corporelle. En 1933, le médecin anglais H. Hoagland a soumis sa femme à différentes épreuves tem- L’horloge cérébrale et la quantité accumulée déterminerait la durée écoulée. Par exemple, 60 grains tombent en une minute. Si l’horloge accélère, sous l’effet de psychostimulant par exemple, il y a 120 grains pour la même durée, de sorte que l’on a l’impression que le temps s’allonge. La nature de cette horloge fait l’objet de nombreux travaux et débats, mais elle serait composée de plusieurs oscillateurs corticaux – des groupes de neurones dans le cortex qui oscillent à une fréquence particulière. Le réseau fronto-striatal jouerait notamment un rôle important dans la perception du temps. Le striatum (en marron) détecterait les activités d’oscillateurs corticaux associées à la durée d’un stimulus. Quant au cortex préfrontal (en bleu), il est une structure critique pour le traitement des durées longues (supérieures à la seconde) et dans le cas de jugements explicites et conscients du temps. S’y ajoutent des régions importantes, tel le cerve- 66 12-illus_temps_droit-vollet.indd 66 let, impliquées dans la régulation temporelle des activités motrices. Le jugement des durées très longues (de plusieurs jours ou semaines) repose sur une reconstruction mnésique à long terme : l’hippocampe (en vert) est alors une structure importante. En outre, au carrefour de ces régions, les noyaux amygdaliens (en rouge) participent à la perception du temps, quand on a peur par exemple. Striatum Cortex préfrontal Noyaux amygdaliens Hippocampe Pour la Science interne serait constituée d’une sorte de Lune’horloge sablier cérébral, mis en jeu dès que l’on doit estimer durée brève. Des grains de sable s’accumuleraient Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:43 4. Pour étudier la perception du temps, on imagine diverses expériences. Dans une expérience dite de production, le psychologue demande au sujet de produire, en appuyant sur un bouton, une durée précise, par exemple deux secondes (a). Dans une a 3. La perception dépend des souvenirs. Quand on demande à un individu de modifier la couleur de différents objets pour obtenir le même gris, il « colorie » la banane avec un gris qui tend vers le jaune. Et il n’en a pas conscience. Svetlana Kuzntsova - StillFX / Shutterstock.com porelles (voir la figure 4), quand elle souffrait d’une forte grippe. Il a alors constaté que plus la température corporelle de sa femme augmentait, plus cette dernière comptait vite. De façon plus convaincante, des chercheurs ont montré que, chez l’animal et l’être humain, le temps subjectif s’allonge sous l’effet de certains psychostimulants, telles la méthamphétamine et la cocaïne, qui augmentent l’activité du système nerveux. À l’inverse, les sédatifs, par exemple le valium, le cannabis et notamment l’halopéridol qui bloque l’effet de la dopamine dans le cerveau, provoquent un raccourcissement subjectif du temps. Ce dernier est lié à un ralentissement du rythme de l’horloge interne sous l’effet de l’halopéridol. Il en résulte que l’on a tendance à sous-estimer la durée d’un stimulus que l’on vient de voir et à mettre plus de temps pour produire une durée donnée. Certaines études suggèrent que ces distorsions du temps sont liées au système dopaminergique qui perturbe l’activité du réseau fronto-striatal impliqué dans la perception du temps. Les patients souffrant de la maladie de Parkinson, caractérisée par un dysfonctionnement des projections dopaminergiques vers le striatum, ont des troubles importants de la perception du temps. De même, les enfants souffrant d’hyperactivité avec trouble de l’attention, qui présentent un dysfonctionnement du système fronto-striatal, ont des difficultés face au temps. Ces dernières s’accentuent par le fait qu’ils sont très impulsifs et ne peuvent donc pas attendre longtemps. En 1999, Katya Des révélateurs de nos émotions Ces mécanismes d’accélération et de ralentissement physiologiques, qui modifient le rythme de l’horloge interne, provoquent des distorsions du temps que l’on nomme des illusions temporelles. On les retrouve aussi dans le cas de certaines émotions : le temps passe trop vite dans des moments de bonheur et devient interminable dans des moments pénibles. Les scientifiques ont souvent étudié comment la peur modifie la perception du temps. Par exemple, en 1984, Fraser Watts et Robert Sharrock, de l’Université de Londres, ont demandé à des sujets souffrant d’arachnophobie – ou expérience dite de reproduction, il demande au sujet d’appuyer sur le bouton aussi longtemps qu’a duré un stimulus, sonore par exemple (b). Enfin, dans une expérience de discrimination, le sujet entend deux stimulus et doit indiquer le plus long (c). c Jean-Michel Thiriet b Rubia, au King’s College à Londres, a montré que l’administration d’un psychostimulant régulant les concentrations de dopamine dans le cerveau améliore les capacités de discrimination temporelle de ces enfants. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 12-illus_temps_droit-vollet.indd 67 67 15/10/12 17:43 phobie des araignées – d’estimer le temps passé à regarder de grosses araignées dans une cage. Les sujets phobiques jugent alors que le temps passe plus lentement – ils trouvent les durées plus longues – que les sujets non phobiques. En 2007, Matthew Anderson et ses collègues, de l’Université Saint Joseph à Philadelphie, ont également demandé à des Américains d’évaluer la durée – identique – de deux extraits de films, l’un portant sur l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 et l’autre sur le La perception dépend de la culture visuelles ne sont pas perçues de la même faLLyeresçon(a),illusions selon la culture. Par exemple, dans l’illusion de Müllerdes Européens considèrent la ligne avec les extrémités tournées vers l’extérieur plus longue de 13 pour cent que la ligne avec les flèches tournées vers l’intérieur. Pour les Américains, la première ligne est aussi plus grande que la seconde, de 19 pour cent (b). Pourtant, les deux segments ont la même longueur. En revanche, les San d’Afrique australe ne voient pas de différence : ils ne sont pas sensibles à cette illusion. C’est la preuve que notre environnement et nos expériences personnelles déterminent la façon dont nous voyons, entendons, sentons. etc. Les Occidentaux seraient plus sensibles à cette illusion parce qu’ils sont confrontés, dès la naissance, à des formes géométriques ayant des angles (plafonds, murs, etc.). a b DIFFÉRENCE PERÇUE ENTRE LES DEUX LIGNES (EN POUR CENT) 24 Enfants Adultes 20 16 12 8 4 0 n Sa r lu al ro ne To e) Zu e) nég Mi ue) u u é friq friq friq S (A (A (A CULTURES 68 12-illus_temps_droit-vollet.indd 68 ton ns USA a v e rop Eu E magicien d’Oz. Ils obtiennent le même résultat : les sujets trouvent que le film sur les attentats dure plus longtemps que l’autre. Dans notre équipe, en 2010 et 2011, nous avons confirmé ces résultats avec des participants regardant un film d’horreur ou attendant un stimulus aversif. L’allongement du temps subjectif sous l’effet de la peur s’observe en fait quelles que soient les conditions expérimentales. Quand on a peur, tout l’organisme est en alerte (le rythme cardiaque augmente, les muscles se contractent) pour pouvoir agir le plus vite possible ; la vitesse de l’horloge interne augmente et le sujet surestime le temps. Ces mécanismes sont déclenchés par des réactions de défense lors de situations menaçantes. Ces distorsions du temps révèlent ainsi la fonction adaptative des émotions. Illusions temporelles et interactions sociales Les émotions provoquent également des illusions temporelles lors des interactions sociales. Quand nous sommes face à une personne en colère, le rythme de notre horloge interne accélère et la durée de la confrontation est jugée plus longue que lorsque nous sommes devant une personne n’exprimant aucune émotion. Ces distorsions du temps s’expliquent par le fait que nous imitons l’émotion perçue chez autrui. Or ce mimétisme activerait dans notre cerveau la même émotion ; ainsi, nous sommes plus aptes à comprendre notre interlocuteur. En 2003, dans le cadre de la théorie des neurones miroirs, Bruno Wicker, de l’Institut de neurosciences cognitives de la Méditerranée à Marseille, et ses collègues ont montré que la perception d’une expression de dégoût chez autrui provoque chez celui qui l’observe l’activation d’une région cérébrale – l’insula – impliquée dans l’expérience du dégoût : c’est comme si l’observateur ressentait lui-même du dégoût. Avec Sandrine Gil, de l’Université de Poitiers, nous avons montré que si nous empêchons ce mimétisme en bloquant les expressions faciales, la distorsion du temps face à un visage en colère disparaît (voir la figure 5) : ainsi, si nous mettons un crayon dans notre bouche, les crises de colère de notre interlocuteur nous impressionnent moins ! Ceci confirme d’autres résultats qui suggèrent que la paralysie du visage par des injections de botox diminue la reconnaissance des émotions et le degré d’empathie vis-à-vis d’autrui. Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:43 c b Jean-Michel Thiriet a 5. Face à une personne en colère (a), par des mécanismes d’imitation, nous trouvons le temps plus long que lorsque nous voyons une personne n’exprimant aucune émotion (b). C’est parce que la même émotion « s’active » dans En conséquence, les illusions temporelles reflètent notre état interne, notamment l’accélération ou le ralentissement de notre horloge cérébrale. Cependant, les effets du ralentissement physiologique sur le temps subjectif sont plus difficiles à observer que ceux de l’accélération physiologique (due à la peur par exemple). Voir un visage ou un film triste ne modifie pas la perception du temps. Pour obtenir des effets, il faut des cas particuliers de profonde tristesse : en 2009, nous avons uniquement observé des distorsions du temps chez des personnes dépressives atteintes d’un fort sentiment de tristesse. Le temps, notre principale préoccupation Cependant, il peut y avoir un décalage important entre notre perception du temps reposant sur le fonctionnement de l’horloge interne et la façon dont nous exprimons ou ressentons le temps qui passe. Dans ce second cas, on parle d’expérience subjective du passage du temps. Et cela accentue les illusions temporelles ! Par exemple, les personnes dépressives disent souvent que le temps passe lentement : « Chaque jour semble une année. » Elles prennent conscience de la désynchronisation entre leur vie et celle des autres, et expriment ainsi leur mal-être ; mais il ne s’agit pas vraiment d’un problème de perception du temps. De même, certaines personnes âgées de plus de 80 ans disent qu’une journée passe lentement (parce qu’elles s’ennuient), alors qu’un mois passe vite. Comment expliquer ce paradoxe ? © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 12-illus_temps_droit-vollet.indd 69 notre cerveau et accélère notre horloge interne. Nous pouvons supprimer cette distorsion du temps face à un visage en colère en empêchant l’imitation de l’émotion perçue : il suffit de mettre un stylo dans notre bouche (c) ! En fait, en vieillissant, nous avons ce sentiment que le temps passe plus vite pour différentes raisons, notamment parce que le rapport entre le temps vécu et celui qui nous reste à vivre change. Ce qui compte aussi est l’importance que nous accordons au temps qui passe. En vieillissant, même si le temps reste au cœur de nos préoccupations, nous y prêtons moins d’attention qu’à l’adolescence. L’adolescent pense souvent au temps, car il est pressé d’être indépendant et libre d’agir à sa guise. Au contraire, une personne adulte essaie de ne plus penser au temps qui passe… Nous n’avons donc pas la même perception du temps selon l’importance et l’attention que nous lui accordons. Ainsi, les discours sur le temps ne reflètent pas toujours nos capacités de perception du temps. Ils témoignent plutôt d’états de conscience sur notre vie et sa signification. Le fait de savoir qu’il nous reste peu de temps à vivre, ou de s’ennuyer toute la journée, modifie notre rapport au temps qui passe et notre représentation du temps. En conséquence, les jugements du temps dépendent de nos émotions, de nos sentiments, de notre état d’esprit et même de nos souvenirs. Étudier davantage nos rapports psychologiques au temps nous permettrait de mieux comprendre nos états d’âme. D’ailleurs, il est possible de lutter contre les distorsions de temps : en 2011, avec Mathilde Lamotte et Marie Izaute, nous avons montré que les personnes qui sont conscientes d’être victimes d’illusions temporelles estiment le temps de façon plus précise. Ainsi, des connaissances sur le temps psychologique favorisent notre appréciation du temps qui passe... ■ Bibliographie M. Lamotte et al., The consciousness of time distortions and their effect on time judgment : A metacognitive approach, in Consciousness and Cognition, vol. 21, pp. 835-842, 2012. S. Droit-Volet et al., Emotional state and time perception : Mood elicited by films, in Frontiers in Integrative Neuroscience, vol. 5, art. 33, 2011. S. Droit-Volet et al., The effect of expectancy of a threatening event on time perception in human adults, in Emotion, vol. 10, pp. 908-914, 2010. S. Droit-Volet et W. Meck, How emotions colour our time perception, in Trends in Cognitive Sciences, vol. 12, pp. 504-513, 2007. 69 15/10/12 17:43 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp 15/10/12 17:44 Page 70 Les illusions insolites Comment la magie trompe le cerveau Les magiciens nous éblouissent en exploitant toutes les failles des mécanismes cérébraux de la perception et de l’attention. Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde travaillent à l’Institut neurologique Barrow, à Phoenix, dans l’Arizona, aux États-Unis. Sandra Blakeslee est journaliste à New York. pollo Robbins, pickpocket et magicien, fait glisser ses mains sur le corps de la personne qu’il vient de choisir parmi les spectateurs. « Ce que je suis en train de faire en ce moment, c’est l’auscultation, juste pour voir ce que vous avez dans les poches » explique-t-il à sa « victime ». Les mains d’Apollo se déplacent en un tourbillon de contacts légers ; il tapote rapidement les vêtements de l’homme. Plus de 200 scientifiques scrutent ses mains, essayant de repérer ses doigts qui se glissent furtivement dans une poche. Mais apparemment, il s’agit d’une fouille innocente. « Je dispose maintenant de nombreuses informations sur vous » continue Apollo. « Vous autres scientifiques, vous avez toujours plein de choses dans vos poches. » A En Bref • Les mécanismes de l’attention et de la conscience sont précâblés, mais peuvent être détournés. • Lorsqu’on focalise son attention sur quelque chose, le cerveau gomme ce qui se passe aux alentours. Les magiciens exploitent cette « vision canalisée ». • Les magiciens jouent sur les mécanismes de l’attention, soit en la focalisant sur une action particulière, soit en distrayant leur public, par exemple, au moyen d’oiseaux qui sortent de leur chapeau. 70 Apollo a été convié par des neuroscientifiques pour faire une démonstration de son « art de la kleptomanie », lors d’un symposium sur la magie de la conscience qui s’est tenu à Las Vegas en 2007. Les magiciens et les neuroscientifiques se passionnent pour la même chose : comprendre les mécanismes de l’esprit humain. Mais ils ont développé leur art et leurs théories de façon indépendante pendant des générations. À Las Vegas, ils se sont réunis pour s’informer de leurs découvertes respectives et pour établir un dialogue. Feintes cognitives En tant que scientifiques spécialistes de la vision, nous voyageons dans le monde entier depuis quelques années, rencontrant des magiciens, apprenant leurs trucs et élaborant la science de la « neuromagie ». Les tours de magie fonctionnent, parce que les processus de l’attention et de la conscience qui font partie intégrante du fonctionnement du cerveau peuvent être mis en défaut. En comprenant comment les magiciens utilisent les failles de notre cerveau, nous espérons préciser les mécanismes cognitifs à l’œuvre dans les stratégies publicitaires, les négociations professionnelles et les relations sociales. Les magiciens distraient et trompent un auditoire en manipulant furtivement l’atten- Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 tion des spectateurs, les conduisant à centrer leur attention sur des objets ou des événements non pertinents, ou à faire des suppositions erronées sur le but d’une action. Ces artistes construisent divers types d’illusions cognitives (voir l’encadré page 74) qui empêchent le non-initié de saisir la réalité de ce qui se passe effectivement. En conséquence, les observateurs ont l’impression qu’il n’y a qu’une explication pour ce qui vient de se passer : la magie. Apollo avait mis son auditoire au défi de le prendre en train de dérober quelque chose à sa victime. Nous avons tous suivi ses gestes aussi intensément que possible, mais personne n’a rien vu. Après tout, nous avions affaire à Apollo Robbins, le « gentleman cambrioleur », qui s’en était pris un jour aux personnes des services secrets de l’ancien président Jimmy Carter, les soulageant de leurs montres, portefeuilles, badges, itinéraires confidentiels et clefs de la limousine du président ! Nous avions échangé des regards amusés quand nous avions vu qui Apollo avait choisi : cet homme n’était pas du tout un scientifique, comme il le supposait, mais le journaliste scientifique du New York Times, George Johnson. L’auscultation continue, tandis qu’Apollo ne cesse de parler. « Il y a tant de choses dans vos poches que je ne sais pas par quoi commencer. Alors, est-ce que ceci vous appartient ? », demande-t-il en plaçant quelque chose dans la main de George. « Vous aviez un stylo là-dedans », dit Apollo en ouvrant une des poches de George, « mais ce n’est pas ce que je cherchais. Qu’y a-t-il dans cette pochelà ? » George regarde. « Il y avait une serviette ou un mouchoir peut-être ? Vous avez tellement de choses que je m’y perds. Vous savez, pour être franc, je ne suis pas sûr d’avoir jamais fait les poches d’un scientifique. » Vladimir Mucibabic / Shutterstock.com 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp 15 à 20 trucs de magicien Le boniment est l’un des outils les plus importants du magicien. Il n’y a qu’une quinzaine à une vingtaine (selon la personne à qui vous posez la question) de grandes catégories d’effets dans le répertoire d’un magicien ; la diversité apparente des trucs réside dans leur présentation et les détails. L’habileté manuelle est bien sûr essentielle pour les voleurs à la tire, mais leur bagout – le flot de commentaires qui peut être utilisé pour diriger ou distraire l’attention – l’est tout autant. Apollo parle à George pendant que ses mains agis- © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 17:44 Page 71 1. Les illusionnistes ont percé de nombreux mécanismes cérébraux de l’attention et de la mémoire à court terme. Ils les détournent pour nous faire voir ce qui n’existe pas. sent. Cela signifie que George n’a quasiment aucune chance de remarquer à quel moment l’un de ses biens lui est subtilisé. Dans le cadre du contrôle de l’attention d’autrui, Apollo est imbattable. En touchant George continuellement à différents endroits – son épaule, son poignet, la poche de sa veste, la face externe de sa cuisse –, il promène l’attention de George dans tous les sens comme le ferait un aimant avec une aiguille de boussole. Tandis que George essaie de tout surveiller, Apollo plonge délicatement sa main dans les poches de sa victime, l’assaillant de sa voix rapide, de sorte que l’attention de George se focalise sur les ruses d’Apollo, tombe dans les pièges cognitifs qu’il lui tend et ne remarque pas que le magicien est en train de lui vider les poches. Apollo parvient à subtiliser le stylo, le carnet d’adresses, le dictaphone numérique, quelques tickets de carte bancaire, des pièces de monnaie, le portefeuille et la montre de George. Une façon classique de dérober la montre de 71 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp 15/10/12 17:44 Page 72 Avec l’aimable autorisation d’Apollo Robbins 2. Apollo Robbins, le gentleman cambrioleur, manipule l’attention de ses victimes pour les empêcher de remarquer qu’il dérobe leur montre, leur portefeuille, leurs clés, voire leurs lunettes ! quelqu’un est de commencer par saisir son poignet par-dessus la montre et d’appuyer. Cela crée une postimage sensorielle qui perdure, ici une image tactile. La postimage rend les neurones tactiles de la peau de George et de sa moelle épinière moins sensibles au retrait de la montre, et crée une perception de la montre qui persiste longtemps après sa disparition. Ainsi, George ne remarque pas que sa montre a disparu parce que sa peau lui indique qu’elle est encore là. Nous remarquons la montre lorsque nous voyons Apollo plier son bras derrière son dos, l’attachant à son propre poignet tandis que son discours égare l’attention de George vers une nouvelle impasse. Plusieurs types d’attention À plusieurs reprises pendant qu’il opère, Apollo présente un objet dérobé par-dessus sa tête pour que l’audience puisse le voir. Cela fait rire tout le monde sauf George, qui sourit et regarde autour de lui d’un air embarrassé, se demandant où est la blague. Ensuite, tandis que les rires redoublent, Apollo rend ses objets à George un par un. Finalement, il se tourne vers George et dit : « Nous nous sommes tous cotisés pour vous acheter une montre, très similaire à celle que vous portiez lorsque vous êtes arrivé. » Il détache la montre de George de son propre poignet et la lui tend. George en a le souffle coupé et lève les yeux au ciel : comment a-t-il pu se faire berner à ce point ? La meilleure définition de l’attention a peut-être été proposée en 1890 par William 72 James, un philosophe pionnier de la psychologie moderne. Il écrivait : « Tout le monde sait ce qu’est l’attention. C’est la prise de possession par l’esprit, sous une forme nette et précise, d’un objet ou d’une pensée parmi d’autres. Elle repose sur la focalisation de la conscience, ou concentration. Elle nécessite de négliger certains éléments pour en traiter efficacement d’autres. » Depuis l’époque de W. James, les neuroscientifiques ont appris que l’attention renvoie à différents processus cognitifs. Vous pouvez être attentif à votre émission de télé, ce qui est un processus d’attention top down (de haut vers le bas), ou votre bébé qui pleure peut attirer votre attention pendant que vous regardez la télévision, ce qui représente un processus différent dit d’attention bottom up (du bas vers le haut). Vous pouvez être focalisé sur l’objet de votre attention (attention ouverte), ou regarder une chose alors que vous faites discrètement attention à une autre (attention couverte). Vous pouvez attirer le regard de quelqu’un sur un objet spécifique en le fixant (attention conjointe), ou ne faire attention à rien de particulier. Contrôler le regard On commence à comprendre certains des mécanismes cérébraux contrôlant ces processus. Ainsi, il existe un « projecteur attentionnel » qui limite sans cesse la quantité d’information qu’il est possible de repérer dans son environnement. Quand on est attentif à quelque chose, c’est comme si l’esprit braquait un projecteur sur cet élément, et le cerveau ignore presque tout le reste. La vision est « canalisée », et les magiciens exploitent au maximum cette caractéristique du fonctionnement cérébral. On ignore encore s’il existe un ou plusieurs centres cérébraux qui contrôlent l’attention. Étant donné les différents types d’attention, il est possible que plusieurs centres de contrôle de l’attention interviennent. On sait qu’une grande partie des circuits cérébraux qui commandent les mouvements des yeux est activée quand l’attention change d’objet. Les circuits responsables des mouvements oculaires sont impliqués dans l’orientation des yeux et, par conséquent, il semble logique que les mêmes circuits orientent aussi le projecteur attentionnel. Il faut d’abord savoir ce qui est intéressant dans l’environnement pour décider là où on doit regarder. Les magiciens l’ont Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 intuitivement perçu et contrôlent nos yeux et notre attention, qui deviennent des marionnettes au bout d’une ficelle. L’attention est aussi liée à la mémoire à court terme et à notre capacité de nous focaliser sur ce qui se passe autour de nous. Parfois, un stimulus s’impose tellement à nous, que nous ne pouvons pas nous empêcher d’y faire attention – la sirène d’une ambulance, les pleurs d’un enfant, une colombe s’envolant d’un chapeau haut-de-forme. Cette information circule du bas vers le haut, c’est-à-dire des organes des sens vers les centres supérieurs d’analyse du cerveau. On parle de capture sensorielle. À d’autres moments, il est possible de déplacer son attention, selon un processus top down. Les signaux circulent du cortex préfrontal (le chef d’orchestre des circuits de l’attention) vers d’autres régions qui contribuent au traitement de l’information. Vous n’entendez ni la sirène ni le bébé, si vous faites attention à autre chose, par exemple si vous êtes en train de lire les dernières pages d’un roman policier qui vous tient en haleine. Divers travaux de recherche ont montré que plus la capacité de la mémoire à court terme, ou mémoire de travail, est grande, mieux on résiste à la capture sensorielle. Des neurones au service du magicien Les neuroscientifiques ont commencé à disséquer la nature de l’attention et à en identifier les corrélats neuronaux. Les premières régions cérébrales qui traitent une scène utilisent des circuits qui définissent l’espace comme une carte. Lorsqu’on décide de faire attention à telle ou telle région de cet espace, les neurones de haut niveau du système visuel renforcent l’activation des circuits de bas niveau et, ce faisant, leur sensibilité aux entrées sensorielles. Dans le même temps, les neurones de la région périphérique sont inhibés. Avec l’équipe du neuroscientifique Jose-Manuel Alonso, du Collège d’optométrie de l’Université d’État SUNY, à Stony Brook, nous avons récemment montré que les neurones du cortex visuel primaire présentent non seulement ce type d’activité pendant les tâches attentionnelles, mais que le degré d’activation est modulé par l’effort nécessaire pour réaliser la tâche. Plus la tâche est difficile, plus la région centrale où se focalise l’attention est activée et plus la région périphérique est inhibée (voir la figure 4). © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 17:44 Page 73 Dans un spectacle de magie, nous sommes confrontés à une tâche très difficile : éliminer tous les gestes et les paroles dont le seul but est de nous distraire et percer le secret de chaque effet magique. Mais plus nous nous Les magiciens distraient et trompent un auditoire en manipulant furtivement l’attention des spectateurs. acharnons, plus c’est difficile : plus l’attention se focalise sur la zone centrale, plus elle est inhibée partout ailleurs. Bien entendu, l’attention se focalise là où le magicien le veut, c’est-à-dire là où rien de particulièrement intéressant ne se produit. Les régions situées tout autour du point de focalisation de l’attention – là où il se passe vraiment quelque chose d’intéressant – sont inhibées par votre cerveau. Les armées de neurones qui suppriment la perception dans ces régions sont les alliées du magicien. Apollo se comporte comme s’il savait tout de ces circuits neuronaux. Il tire une pièce de la petite poche de votre veste située sur la poitrine et demande : « Est-ce à vous ? » Vous savez parfaitement que ce n’est pas la vôtre. Mais vous ne pouvez pas vous empêcher d’examiner la pièce. « De quelle année est cette pièce ? » demande Apollo. Et scrupuleusement, vous essayez de trouver, mais les lettres sont trop petites et floues, et vous cherchez à attraper vos lunettes… que vous rangez précisément dans cette petite poche. Elles n’y sont plus. « Essayez ces lunettes », propose aimablement Apollo en vous tendant les lunettes qu’il a sur le nez. Ce sont bien sûr vos propres lunettes. Tandis que vous étiez occupé à essayer de déchiffrer l’inscription sur la pièce, Apollo a Tatiana Popova / Shutterstock.com 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp 3. Pendant que le magicien détourne l’attention du public, il exécute des manœuvres discrètes et rapides, par exemple glisser une carte dans sa manche. 73 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp 15/10/12 17:44 Page 74 subtilisé vos lunettes, sous vos yeux, alors que toute votre attention était concentrée ailleurs (voir la figure 2). Après avoir escroqué George, Apollo se tourne vers l’auditoire et demande : « Est-ce que vous voudriez savoir comment j’ai fait ? » Habituellement, les magiciens refusent de livrer leurs secrets, mais Apollo est à Las Vegas pour instruire, pas simplement pour distraire. Les « cadres » sont des fenêtres temporelles que le magicien crée pour localiser votre attention. Un cadre peut avoir la taille d’une pièce, d’une table, ou peut être de dimensions aussi réduites qu’une carte de visite. « Vous n’avez aucun autre choix que de regarder dans le cadre » dit Apollo. « J’utilise le mouvement, le contexte et le temps pour créer un cadre et Manipulations mentales rées pour détourner l’attention du public de l’action véritable, ce qui leur permet de faire des tours « magiques » juste sous les yeux du public. Ces manœuvres mentales comprennent : Des postimages : les magiciens peuvent pousser une personne à voir apparaître un objet imaginaire ou disparaître un objet réel. Cela laisse l’impression que l’objet est présent quand il n’y est pas. Le boniment : en parlant beaucoup, le magicien occupe l’esprit de l’observateur et lui transmet des informations non pertinentes, ce qui induit la confusion et distrait le spectateur de l’action pertinente. La distraction passive : des objets nouveaux, brillants ou clignotants sur le podium attirent l’attention, ce que les scientifiques nomment capture sensorielle. La distraction active : un magicien peut demander au volontaire d’exécuter une action non pertinente, focalisant ainsi son attention sur cette action. La distraction temporelle : un délai entre le principe du tour et son effet empêche le spectateur de faire le lien entre les deux. Les leurres : lorsqu’une action semble anodine, comme se gratter ou rajuster son chapeau, les spectateurs ne remarquent généralement pas que le magicien a utilisé le mouvement pour dissimuler un objet sous son chapeau ou derrière son oreille. 74 Vladimir Mucibabic / Shutterstock.com es magiciens utiliLpsychologiques sent des stratégies élabo- contrôler la situation. » Apollo le démontre en bougeant tout près de George. Il saisit la main de George et fait semblant d’y placer une pièce, alors qu’il se contente d’y imprimer une postimage persistante. « Appuyez fort », ordonne Apollo. George regarde intensément sa main, maintenant piégée dans un cadre. Il appuie. « Avez-vous la pièce ? » le taquine Apollo. George acquiesce. Il pense que oui. « Ouvrez la main », dit Apollo. La paume est vide. « Regardez sur votre épaule » suggère Apollo. George y jette un coup d’œil, et y voit une pièce. Nouvelles révélations Apollo explique que si l’attention d’un sujet est localisée sur un cadre, alors des manœuvres réalisées en dehors du cadre sont rarement détectées (c’est pour cela qu’il a pu placer une pièce sur l’épaule de George). Il dit que les magiciens contrôlent méticuleusement l’attention à tout instant. Les gens pensent souvent que la « distraction » consiste à demander à quelqu’un de regarder à gauche tandis qu’on fait rapidement quelque chose du côté droit. Mais Apollo dit qu’il s’agit plutôt de forcer la focalisation de l’attention sur un endroit précis à un moment particulier. Les magiciens exploitent plusieurs principes psychologiques et neurobiologiques pour focaliser le projecteur attentionnel. L’un d’eux est la capture sensorielle, que les magiciens nomment distraction passive. Quand on voit un objet nouveau, brillant, scintillant, ou qui bouge – par exemple une colombe blanche qui sort du chapeau haut-de-forme –, notre attention est contrôlée par une intense activité qui va des organes des sens vers les centres cérébraux de haut niveau. Dans la distraction passive, on est attentif à l’oiseau qui bat des ailes, ce qui laisse au magicien quelques instants pour réaliser sa manœuvre. C’est passif parce que le magicien vous laisse faire tout le travail. Il se contente d’installer la condition. Si plusieurs mouvements sont réalisés en même temps – la colombe vole au-dessus du public, tandis que le magicien plonge la main dans une boîte pour préparer le tour suivant –, on regarde naturellement le mouvement le plus ample. On surveille l’oiseau, pas la main. D’où l’axiome du magicien : « Un grand mouvement masque un petit mouvement. » En fait, les stimulus amples ou rapides sont susceptibles de diminuer la perception d’un stimulus plus petit ou plus lent Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:44 Page 75 Barrow Neurological Institute 13_Ess_012_pxxx_cerveau_magie_macknik_ben.qxp (c’est pourquoi l’attention est attirée par l’oiseau, pas par la main). En outre, les événements nouveaux (la colombe) déclenchent une plus forte réaction des régions cérébrales impliquées dans les processus attentionnels. L’importance d’un objet est aussi augmentée lorsqu’un magicien oriente l’attention vers cet objet. Par exemple, Apollo peut vous demander de feuilleter les pages d’un livre, et vous ne remarquez pas qu’il vous dérobe votre portefeuille et le met dans sa poche. Vous êtes absorbé par la tâche qu’il vous a confiée, tourner les pages. Il s’agit là de distraction active. Votre contrôle top down de l’attention est focalisé sur le livre, et vous ignorez le reste. Les neurones miroirs piégés Un autre concept important est que les tours sont intégrés dans des mouvements usuels. D’une main, Apollo agite un stylo devant l’auditoire. Lorsque sa main passe rapidement près de son oreille, comme pour se gratter, personne ne le remarque. Le mouvement est naturel, anodin, rapide. Apollo tourne alors la tête : le stylo est calé derrière son oreille. Un autre magicien ajoute : « Une action est un mouvement qui a un but. » Dans les interactions sociales normales, nous cherchons constamment les raisons motivant les actions d’autrui. Une action qui n’a pas d’objectif évident est anormale. Elle attire l’attention. Mais lorsqu’au contraire l’objectif semble clair, on ne cherche pas plus loin. Le magicien éveille les soupçons s’il lève la main sans raison © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 4. Lorsque quelque chose attire votre attention – par exemple lorsque vous apercevez un ami de l’autre côté de la rue –, les neurones spécifiques, responsables de la perception dans cette région du champ visuel (en orange) sont activés. Des neurones inhibiteurs (en bleu) répriment simultanément les cellules cérébrales voisines (en marron), responsables de la perception dans le champ environnant. Ainsi, focaliser son attention sur une chose rend plus difficile la perception de ce qui se passe aux alentours : pendant que vous focalisez votre attention sur votre ami, vous n’apercevez pas le chat qui passe rapidement devant vous sur le trottoir. apparente, mais pas s’il réalise une action apparemment naturelle, ou spontanée, par exemple ajuster ses lunettes, se gratter la tête, prendre un stylo dans sa poche, ou mettre son manteau sur le dossier d’une chaise. Aujourd’hui, les neuroscientifiques comprennent bien pourquoi ces leurres nous trompent si facilement. Des neurones appelés neurones miroirs nous aident à comprendre les actions et les intentions d’autrui, en reproduisant automatiquement ses actions : en nous mettant à sa place, nous faisons des hypothèses sur ses intentions. Ainsi, lorsque nous voyons Apollo tendre la main pour attraper un verre d’eau, nous reproduisons mentalement, dans notre tête, la même action. Nous lui associons aussi une motivation simple : il a soif, va porter le verre à ses lèvres et boire une gorgée. Notre cerveau fait une prédiction et simule de façon automatique et inconsciente une action associée. C’est grâce aux neurones miroirs que nous sommes capables de nous comprendre les uns les autres, d’imiter autrui, d’apprendre, d’enseigner et d’avoir de l’empathie. Mais ces neurones peuvent aussi nous tromper. Un bon magicien peut travestir une action en une autre, ou faire semblant de réaliser une action qu’il n’exécute pas vraiment, ce qui provoque des déductions erronées de la part de nos neurones miroirs, sur ce qu’il fait ou ne fait pas. Nous voyons Apollo porter le verre à ses lèvres et faire semblant de boire, et notre prédiction automatique semble s’être réalisée. Mais a-t-il vraiment bu ? Peut-être a-t-il transféré quelque chose de sa main à sa bouche ou de sa bouche à sa main. I Bibliographie S. Martinez-Conde et S. Macknik, Une nouvelle science : la neuromagie, in Pour la Science, n° 377, pp. 58-64, 2009. S. L. Macknik et al., Attention and awareness in stage magic : Turning tricks into research, in Nature Reviews Neuroscience, vol. 9, pp. 871-79, 2008. S. Martinez-Conde et S. Macknik, Les mouvements secrets de l’œil, in Pour la Science, n° 360, pp. 56-61, 2007. S. Martinez-Conde et al., Mind tricks, in Nature, vol. 448, p. 414, 2007. Sur le Web Apollo Robbins au symposium sur la magie de la conscience : http://www.sleightsof mind.com/media/ 75 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp 15/10/12 17:45 Page 76 Les illusions insolites Les hallucinations sont-elles des illusions ? Les hallucinations et les illusions semblent être des perceptions anormales. Mais les premières se distinguent des secondes, notamment parce que l’expérience hallucinatoire ne repose sur aucune perception. Alexandre Lehmann est chercheur postdoctoral en neurosciences cognitives à l’Université de Montréal au Canada. Juan C. González est professeur de philosophie et sciences cognitives à l’Université de l’État de Morelos à Cuernavaca, au Mexique. hacun peut un jour être confronté à une hallucination, mais l’expérience reste rare. En revanche, certaines conditions physiologiques, des stimulations sensorielles et diverses pathologies favorisent son apparition. Tous les sens peuvent être l’objet d’hallucinations. À l’inverse, les illusions sensorielles sont fréquentes dans la vie quotidienne. Des différences importantes, mais méconnues, existent entre hallucination et illusion sensorielle. C’est ce que nous allons examiner ici. Peut-on toucher ou voir ce qui n’existe pas ? Ce qui existe est-il nécessairement perceptible par les sens ? Peut-on dire qu’une illusion est une hallucination partielle ? Autant de questions abordées par les philosophes, romanciers, C En Bref • Dans l’expérience hallucinatoire, il se produirait un accès conscient à des processus mentaux et physiologiques normalement non conscients. En revanche, les illusions seraient des perceptions anormales ou déformées de stimulus physiques réels. • Toutefois, il est difficile de distinguer et de définir les deux phénomènes, qui peuvent concerner tous les sens et présenter de grandes similitudes. • L’étude de ces phénomènes renseigne sur les mécanismes de la perception et de la conscience. 76 médecins, psychologues ou théologiens, mais qui restent sans réponse convaincante. Les hallucinations suscitent fascination et méfiance. Elles sont entourées de mystère et de clichés. Pour certains, une hallucination est un signe trompeur et indésirable, voire pathologique, pour d’autres, c’est un signe informatif, visionnaire, parfois divin. Quoi qu’il en soit, c’est un état non ordinaire de conscience, largement méconnu et ignoré par les chercheurs. Quant aux illusions sensorielles, elles sont davantage étudiées, mais on ignore encore précisément ce qui les distingue des hallucinations. Pourtant, une connaissance approfondie de ces phénomènes cognitifs « non ordinaires » permet d’expliquer certains phénomènes « ordinaires ». Ainsi, les hallucinations et les illusions offrent une façon originale d’étudier la conscience et la perception, et permettent une approche psychologique, médicale, philosophique, clinique, voire anthropologique. Qu’est-ce qu’une hallucination ? En latin, hallucinatio signifie égarement, erreur, tromperie. En 1838, le psychiatre français JeanÉtienne Esquirol définit le terme comme une « perception fausse ou sans objet », sens qui a survécu jusqu’à aujourd’hui. La version la plus récente du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – le DSM IV – définit une hallucination comme une perception sensorielle qui a l’apparence de réalité, mais qui Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 se produit sans stimulation extérieure de l’organe sensoriel associé à l’hallucination. Cette définition soulève diverses difficultés, et nous adopterons la définition suivante : une hallucination est un état mental dont le contenu est conscient, involontaire et, sous certains aspects, semblable au rêve et à la perception. Nous allons surtout décrire les hallucinations, puis nous les comparerons aux illusions pour souligner leurs différences. La transition entre l’état de veille et le sommeil est particulièrement propice à l’apparition d’hallucinations. D’après diverses études épidémiologiques, 37 pour cent de la population serait sujette à des hallucinations lors de l’endormissement, et 13 pour cent lors du passage du sommeil au réveil. La privation de sommeil, le jeûne, le manque d’oxygène en altitude sont aussi des facteurs favorisant l’apparition d’hallucinations. La privation sensorielle, c’est-à-dire la diminution ou la suppression délibérée de stimulation d’un ou de plusieurs sens, peut conduire, lorsqu’elle est suffisamment prolongée, à des hallucinations. À l’inverse, une expérience hallucinatoire peut survenir lors d’une surcharge sensorielle, ou dans des conditions physiques ou émotionnelles extrêmes (accident, exploit sportif, décès d’un proche, fatigue intense, douleur vive, dépression profonde, euphorie…). Comment naît une hallucination ? De nombreuses pathologies peuvent s’accompagner d’hallucinations, qu’il s’agisse de pathologies psychiatriques (par exemple la schizophrénie) ou neurologiques (la maladie de Parkinson ou l’épilepsie). La consommation de substances psychoactives telles que l’alcool, certains médicaments, ainsi que les substances dites hallucinogènes, provoquent aussi des hallucinations. Elles peuvent également survenir dans des états d’hypnose, de méditation profonde, de transe et d’extase mystique. Il existe des méthodes d’auto-induction d’hallucinations, telles que des techniques de respiration rythmique et de focalisation de l’attention, ou la pression des globes oculaires. La stimulation directe de certaines zones du cerveau (par des courants électriques) peut aussi produire des hallucinations plus ou moins complexes. Mais un certain nombre d’hallucinations surviennent spontanément, et ce phénomène toucherait 5 à 15 pour © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 17:45 Page 77 Shutterstock - Cerveau & Psycho 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp cent de la population « normale » selon les différentes études épidémiologiques. L’apparition d’éléphants roses au milieu d’une scène est le cliché le plus répandu pour évoquer une hallucination, la personne hallucinée étant convaincue de leur existence objective (voir la figure 1). Cet exemple, présenté dans le film Dumbo de Walt Disney, est pourtant éloigné de la plupart des cas d’hallucinations. En réalité, les manifestations des hallucinations sont aussi complexes et diverses que les facteurs qui les provoquent. Tout d’abord, les hallucinations peuvent comporter des composantes sensorielles et psychiques : elles peuvent, d’une part, être déterminées par l’activité de nos organes sensoriels et, d’autre part, par notre activité psychique ou mentale. Leur impact émotionnel joue également un rôle clé dans leur phénoménologie. En outre, les hallucinations concernent les six principales modalités sensorielles (voir la figure 2) : visuelle, auditive, olfactive, gustative, tactile et vestibulaire (le « sens du mouvement »). Les hallucinations sont élémentaires (couleurs, lumières, bruits 1. Un éléphant rose visible dans les nuages est le cliché par excellence de l’expérience hallucinatoire, à savoir la survenue d’une image mentale qui ne repose sur aucune perception. 77 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp 15/10/12 17:46 Page 78 indéfinis, grondements, vibrations, sensations de picotement...) ou élaborées (animaux, paysages, paroles, sensation de main qui nous agrippe, odeur de poisson...). Les différents éléments du contenu et leur agencement spatio-temporel peuvent être, à l’instar du rêve, plus ou moins incongrus. En outre, la fréquence d’apparition et la durée d’une hallucination varient notablement : intermittente et brève, ou chronique et persistante. Le sujet est souvent capable de distinguer l’hallucination et la scène perçue, mais, dans certains cas – très rares –, il confond hallucination et perception. 78 Il existe aussi des hallucinations touchant l’odorat et le goût. Ces deux modalités sensorielles sont très liées, l’odorat jouant un rôle crucial dans l’appréciation gustative. De plus, goût et odorat sont souvent impliqués ensemble dans l’expérience hallucinatoire. Citons quelques-unes des hallucinations olfactives rapportées par des patients : des odeurs de putréfaction et de décomposition, de pneus brûlés, Les rêves sont-ils des hallucinations ? Tous les sens sont concernés omment définir le rêve ? Au sens scienC tifique du terme, il s’agit de l’activité mentale survenant au cours du sommeil. Les hallucinations visuelles se manifestent par des éclairs de lumière et de couleurs, des motifs et des formes plus organisées, telles des figures géométriques. Lorsque le sujet a les yeux ouverts, des motifs élémentaires peuvent être combinés avec des éléments de la scène environnante. La forme, la taille, la perspective, la brillance et les couleurs des éléments présents dans le champ visuel sont déformées. Les objets semblent parfois animés d’un mouvement de pulsation périodique. Avec les yeux fermés, le sujet peut aussi avoir l’impression de voir des objets, des paysages, des êtres fantastiques et des scènes complexes. Dans certains cas très rares, les hallucinations visuelles peuvent être si intenses que la personne ne voit plus du tout la scène environnante, bien que ses yeux restent ouverts. Quant aux hallucinations auditives, il s’agit de sons simples (bourdonnements, frottements, coups, sifflements, bruits mécaniques), mais aussi de sons complexes (eau qui coule, cloches, bruits de casse, chuchotements, gémissements, bruits de pas, musique, voix). Elles peuvent être localisées dans l’espace ou sembler provenir de l’intérieur du corps. Un cas particulier d’hallucinations auditives est celui des hallucinations verbales. Le sujet entend des voix, inconnues ou connues, qui parlent un langage compréhensible ou marmonnent des sons dénués de sens. Elles seraient fréquentes dans la population générale. Les personnes schizophrènes en sont souvent victimes. Les hallucinations verbales sont souvent associées à un syndrome d’influence : le sujet a l’impression que ses gestes et pensées sont contrôlés par une force extérieure. Une caractéristique importante de l’expérience onirique est son apparente similitude avec l’expérience de veille : le rêveur croit en son rêve au moment où il se produit. La plupart des rêves contiennent de nombreuses sensations semblables à celles que l’on éprouve éveillé : elles sont surtout visuelles et auditives, mais aussi tactiles, vestibulaires, gustatives et parfois olfactives. En ce sens, les rêves peuvent être considérés comme des hallucinations : les images et les impressions oniriques sont vécues comme des perceptions. Une activité mentale pendant le sommeil Toutefois, d’après les descriptions que font les dormeurs en se réveillant, les rêves présentent quelques particularités : le sujet de l’image onirique est net, mais le fond est flou. Les images en noir et blanc sont possibles, mais rares. Et les rêves diffèrent des hallucinations simples, car plusieurs modalités sensorielles sont actives au même moment : sons, images et sensations tactiles simultanées reproduisent virtuellement un monde réel. En outre, l’hallucination de déplacement contre la gravité – tomber, voler, flotter, monter ou descendre – anime un rêve sur trois. L’activité cérébrale en sommeil paradoxal, le stade le plus riche en rêves, ressemble à celle de la veille et le métabolisme du cerveau est comparable. Les yeux bougent sous les paupières, les tympans s’activent, et, malgré la paralysie musculaire caractéristique de ce stade de sommeil, on distingue de Les illusions – © Cerveau & Psycho 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp 15/10/12 Page 79 impression d’être piqué par des aiguilles, fourmillements), et les hallucinations viscérales (douleurs, lourdeurs, expansion ou contraction des organes, palpitations). Poursuivons notre tour d’horizon avec les hallucinations kinesthésiques. Ce terme se réfère au sens qui nous renseigne sur la position du corps, la posture, l’équilibre et le mouvement. Il fait appel à la proprioception Héritage Images / Corbis des odeurs de rose, de cannelle, et même... de « sainteté ». Quant aux hallucinations gustatives, sont mentionnés les goûts d’huîtres, d’oignons, de métal ou encore de sang. « Je sens des papillons dans mon estomac » ou « Mes pieds sont en feu ». Voilà deux exemples d’hallucinations tactiles, parmi lesquelles on distingue les hallucinations superficielles (sensations thermiques, de viscosité, brefs mouvements des mains, des pieds et du visage. Cela traduit une « extériorisation» du contenu mental. Mais le rêve présente quelques caractéristiques. Les images et les activités d’écriture ou de lecture, nombreuses durant l’éveil, sont rares pendant les rêves, et s’accompagnent souvent de difficultés de déchiffrage. En outre, la volonté est absente du rêve : le rêveur poursuit rarement un objectif, il subit plus qu’il ne contrôle. Il perd aussi la conscience de soi, car il n’est pas conscient de son environnement (le lit) et de ce qu’il est en train de faire (dormir et rêver). Son sens critique est altéré : le rêveur accepte les événements oniriques comme s’ils étaient réels, même s’ils sont impossibles (des bateaux peuvent flotter dans l’air par exemple) et bizarres (la scène change soudainement par exemple). De plus, certaines « réalités » disparaissent dans les rêves : les personnes amputées retrouvent leurs membres.Les personnes paraplégiques de naissance sont capables de marcher, sauter et danser,ce qui suggère qu’elles s’attribuent,en rêve, des actions réalisées par autrui. Les aveugles voient parfois quand ils rêvent, et même les aveugles de naissance rapportent une forme de perception visuospatiale qu’ils sont capables de dessiner quand ils se réveillent. Par ailleurs, les rêves sont chargés d’émotions, et certains scientifiques pensent que la peur et l’anxiété sont plus importantes durant les rêves que durant l’éveil. Enfin, la mémoire est la grande absente des rêves... et après le rêve. Au réveil, le souvenir du rêve s’efface rapidement, et on estime que 95 pour cent des rêves sont totalement oubliés. De plus, bien que les rêves contiennent souvent des événements de la journée, ces éléments ne sont jamais correctement restitués. Comme les rêves ressemblent beaucoup à des hallucinations, nous avons suggéré que les hallucinations décrites dans certaines maladies 17:46 © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 neurologiques, telles la narcolepsie (une maladie du sommeil paradoxal du sujet jeune) et la maladie de Parkinson, seraient en fait des fragments de rêve. Les hallucinations des personnes souffrant de la maladie de Parkinson sont souvent visuelles et brèves ; elles voient une personne ou un animal passant sur le côté ou sentent la présence de quelqu’un dans leur dos. Dans ces maladies, les hallucinations peuvent avoir lieu non seulement quand le patient se couche (lors du passage de la veille au sommeil), mais aussi quand il est bien éveillé (dans un cas sur deux). On constate de fréquentes intrusions du sommeil paradoxal en pleine journée (ce qui ne se produit jamais normalement), l’expérience hallucinatoire survenant à la fin de ces épisodes diurnes de sommeil paradoxal. Delphine OUDIETTE est postdoctorante dans le Laboratoire de Neurosciences cognitives de l’Université de Northwestern aux États-Unis. Isabelle ARNULF, neurologue, dirige le Service des pathologies du sommeil à l’Hôpital de la PitiéSalpêtrière, à Paris. 79 15/10/12 17:46 Page 80 Cerveau & Psycho 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp 2. Tous les sens – la vision, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût et même l’équilibre– peuvent donner lieu à des hallucinations… et des illusions. (la capacité à percevoir la position, l’orientation et le mouvement des membres et du tronc) et au système vestibulaire (les capteurs de la gravitation situés dans l’oreille interne). Une hallucination kinesthésique se manifeste par une simple sensation de tremblement, ou par l’impression d’être situé sur un disque rotatif, la sensation de s’enfoncer dans le sol ou de s’élever dans les airs. On a également noté la sensation de distorsion et d’élongation des membres, de membres surnuméraires ou manquants. Une des illusions les plus communes de ce type d’hallucination est celle des membres fantômes que ressentent certaines personnes amputées, qui ont l’impression d’avoir encore la jambe ou le bras perdu. Enfin, évoquons les hallucinations qui activent la sensation de présence de quelqu’un près de soi. Les sujets ressentent le souffle de la respiration d’une personne, l’entendent se déplacer, sentent son odeur. Cette « personne » semble souvent imiter les mouvements et postures du sujet. Ce type d’hallucination soulève la question du « double », miroir du sens de soi. De nombreux phénomènes hallucinatoires mettent en jeu plusieurs modalités sensorielles. Dans le cas des phénomènes d’autoscopie, le sujet se voit de l’extérieur. Il en existe différents types, le plus connu étant l’expérience de sortie du corps : le sujet a la sensation d’être en dehors de son corps (ce qui met en jeu une hallucination kinesthésique) et de s’observer lui-même depuis une position spatiale élevée 80 (hallucination visuelle). Dans les années 1940, on a observé que la stimulation électrique directe d’une petite région cérébrale (la jonction temporo-pariétale) déclenche chez certains sujets des expériences autoscopiques, ainsi que diverses illusions vestibulaires. Ces phénomènes offrent un nouveau regard sur le sens de soi, le schéma corporel et même l’empathie. Ces hallucinations impliquant plusieurs sens évoquent un autre phénomène : la synesthésie, c’est-à-dire un « mélange des sens ». C’est par exemple un son qui évoque une odeur, une lettre qui évoque une couleur, etc. Le phénomène hallucinatoire présente une dimension complexe dont la manifestation sensorielle ne représente qu’une facette. En réalité, une hallucination combine souvent des composantes sensorielles, psychiques et émotionnelles. L’hallucination a souvent un fort retentissement émotionnel (angoisse ou euphorie). C’est de l’intrication de ces multiples composantes qu’émerge la richesse phénoménologique de l’expérience hallucinatoire. Les hallucinations dites psychiques sont des phénomènes sans caractère sensoriel, où seules les pensées du sujet sont en jeu. Elles peuvent avoir une incidence sur l’ensemble des contenus mentaux, états cognitifs et émotionnels. Elles peuvent bouleverser des notions aussi fondamentales que le sens du temps et de l’espace, la focalisation de l’attention ou encore les notions d’individualité et de contrôle conscient. De nombreuses expériences se rapportent notamment à une perte de l’unité du moi, à un affaiblissement, voire à une disparition de la distinction entre soi-même et l’environnement, entre le sujet percevant et l’objet perçu, entre le visible et l’invisible. Les mécanismes mentaux Quels sont les mécanismes qui expliquent l’expérience hallucinatoire ? D’un point de vue physiologique et psychologique, il n’existe aucune théorie satisfaisante permettant de rendre compte des hallucinations dans leur ensemble. La multiplicité de modes d’induction ajoutée à la variété des phénomènes a donné lieu à un certain nombre d’hypothèses qui permettent d’expliquer certains types d’hallucinations, mais dont la validation empirique et conceptuelle reste limitée. Selon le modèle dit de vision entoptique, certaines hallucinations visuelles géométriques stéréotypées correspondraient à des acti- Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 vations spontanées du cortex visuel primaire. Le modèle mathématique de ces hallucinations simples fournit des images coïncidant avec certaines descriptions élémentaires des phénomènes, mais ne permet pas d’expliquer des hallucinations visuelles complexes. Une hypothèse plus générale serait que, dans l’expérience hallucinatoire, il se produit un accès conscient à des processus mentaux et physiologiques normalement non conscients (motivations cachées, dialogue intérieur...). Ce serait en quelque sorte comme contempler les coulisses de la psyché où se forge l’expérience consciente. Enfin, il existe une théorie des hallucinations dite onirique, selon laquelle l’état d’hallucination résulterait d’un fonctionnement simultané du système du rêve et de l’état de veille. L’hallucination serait une sorte de rêve éveillé ou d’éveil rêvé (voir l’encadré page 78). Hallucinations versus illusions Dans cet article, vous avez peut-être eu l’impression que nous parlions d’illusions autant que d’hallucinations. Les deux phénomènes présentent en effet de nombreuses similitudes. Mais des différences fondamentales les distinguent. D’abord, dans l’hallucination, il n’y a pas d’objet physique sur lequel repose l’expérience, alors que dans l’illusion, il en existe un perçu avec des propriétés qu’il n’a pas. Le bâton qui semble se tordre à l’interface de l’eau et de l’air ou la roue de la calèche qui semble tourner à l’envers sont des exemples d’illusions. Ainsi, une illusion provoque une perception sensorielle anormale, tandis qu’une hallucination ne donne pas vraiment lieu à une perception, puisqu’il n’y a pas d’objet à percevoir. Comme il existe plusieurs types d’hallucinations et, surtout, d’illusions, qui se chevauchent à divers degrés, il est impossible de les distinguer précisément avec des définitions générales. Qui plus est, la définition que nous avons donnée des illusions quelques lignes plus haut peut être mise en défaut, car certaines illusions ne comportent pas d’objet physique sur lequel se fonde l’expérience perceptive : c’est le cas d’un hologramme, une image tridimensionnelle projetée sur un plan, ou d’une immersion dans la réalité virtuelle. Certains soutiennent même que ces exemples ne sont pas des illusions. Une définition générale des illusions qui s’appliquerait à tous les cas du phénomène reste donc à établir. © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 17:46 Page 81 Que penser du vêtement sur le canapé que l’on prend pour un chat qui dort ? S’agit-il d’une illusion ? D’une hallucination ? Ces expériences sont des « paréidolies », c’est-àdire qu’on associe un stimulus visuel informe à un élément identifiable, souvent de nature humaine ou animale. Ces phénomènes sont fréquents dans la vie quotidienne : on décèle une forme animale dans un nuage ou un visage sur un rocher. Pourtant, ces expériences ne sont pas vraiment des illusions, et encore moins des hallucinations. D’autres phénomènes sont difficiles à classer en tant qu’illusion ou hallucination : les mirages, l’impression d’autoroute mouillée lorsqu’il fait très chaud ou des mots entendus lorsqu’il y a un bruit de machine répétitif, par exemple. Ceci nous invite à réfléchir sur le bien-fondé de nos classifications et définitions. Ainsi, mieux vaudrait distinguer illusions et hallucinations d’après leurs causes : les illusions sont des phénomènes physiques qui reposent sur des éléments matériels et objectifs ; les hallucinations sont des phénomènes cognitifs qui reposent sur des considérations mentales en partie subjectives. Révélations et visions Dès lors que conclure ? Certaines cultures et religions accordent aux expériences hallucinatoires un statut visionnaire ou sacré, ce qui est notamment exprimé au travers de leur art. L’expérience des substances psychoactives a marqué le style et la créativité de nombreux artistes (Baudelaire ou Rimbaud par exemple). Mais au-delà de ces constatations, les questions abondent : l’expérience hallucinatoire est-elle nécessairement pathologique ? Une personne qui a des hallucinations doit-elle craindre pour sa santé mentale ? Certaines « révélations » et « visions » des mystiques, qui ont marqué l’histoire de l’humanité, pourraient bien être des phénomènes hallucinatoires. Mais cela remetil en question leurs enseignements ? Quoi qu’il en soit, une approche transdisciplinaire semble être indispensable à l’étude des hallucinations et des autres états modifiés de conscience. Les sciences cognitives actuelles (transdisciplinaires par définition), où l’accent est mis sur le caractère dynamique et interactif de la conscience perceptive, offrent un cadre favorable pour le développement de nouveaux modèles adaptés à ces phénomènes encore mystérieux. I Pitris / Shutterstock.com 14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp Bibliographie W. McGeown et al., Suggested visual hallucination without hypnosis enhances activity in visual areas of the brain, in Consciousness and Cognition, vol. 21, pp. 100-116, mars 2012. A. Aleman et F. Laroi, Hallucinations – The science of idiosyncratic perception, in American Psychological Association, 2008. B. Shanon, The antipodes of the mind : Charting the phenomenology of the ayahuasca experience, Oxford University Press, 2003. G. Fénelon, J. Cambier, et D. Widlöcher, Hallucinations, Masson, coll. Regards croisés, 2001. G. Lanteri-Laura, Les Hallucinations, Masson, 1991. 81 Les illusions insolites Les membres fantômes Certaines personnes amputées d’une main continuent à la ressentir pendant des années, bien qu’elles soient conscientes de cette absence. Les aires corticales contrôlant la main se réorganisent, créant l’illusion. Christian Xerri est directeur de recherche CNRS au Laboratoire de Neurosciences intégratives et adaptatives (UMR 7260) à l’Université d’Aix-Marseille. 82 15-illus_fantome_xerri.indd 82 La douleur de la main (amputée) n’est pas sentie par l’âme en tant qu’elle est dans la main, mais en tant qu’elle est dans le cerveau. René Descartes, Sixième Méditation, 1641 e schéma corporel est une représentation cognitive de la position et des mouvements des différentes parties de l’organisme : de nombreuses régions du cerveau impliquées dans la perception, l’action, la mémoire et les émotions interagissent. À chaque instant, on est capable de savoir qui, comment et où l’on est. Cette identité corporelle, à la fois sensorimotrice et cognitive, résulte de l’intégration harmonieuse de l’ensemble des messages provenant des organes sensoriels. Pour les neuroscientifiques, les anomalies et les illusions perceptives fournissent un éclairage sur la façon dont le cerveau construit et entretient l’image du corps. C’est le cas du membre fantôme qui correspond à la sensation qu’un membre amputé est toujours présent : il n’a pas été effacé de la mémoire du corps. Ce phénomène fascinant déjà discuté par Aristote et René Descartes a été décrit par le chirurgien Ambroise Paré L au xvie siècle. Le terme de « membre fantôme » a été proposé par le chirurgien militaire Silas Weir Mitchell en 1871 durant la guerre de Sécession. Conforme au dogme d’une stabilité de l’organisation anatomique du cerveau, et longtemps considéré comme relevant de la psychiatrie, ce phénomène a connu un regain d’intérêt avec la découverte fondamentale dans les années 1980 d’une malléabilité des cartes corticales somesthésiques et motrices. Des cartes corticales En effet, ces cartes sont des éléments essentiels de l’identité corporelle. Les aires somesthésiques primaires reçoivent des messages, issus des capteurs sensoriels spécialisés. Ces messages informent le cerveau sur le toucher, la position et le mouvement des membres, ainsi que sur la douleur ou la température de l’organisme, via des relais dans la moelle épinière et le thalamus, situé au centre du cerveau. Ces projections, organisées comme des cartes, forment dans le cortex un « homonculus » somesthésique, représentation disproportionnée du corps (voir la figure 2). Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 10:07 La surface occupée par les différentes parties dépend de l’innervation des territoires corporels représentés et de leur importance fonctionnelle. Chez l’homme et le singe, le visage, la langue et les mains sont surreprésentés : les messages sensoriels provenant de ces parties du corps sont traités par de vastes populations de neurones. Une figurine équivalente existe dans les aires motrices primaires contrôlant les motoneurones de la moelle épinière ; ces derniers commandent les muscles des membres. La plasticité de ces cartes, mise en évidence chez l’animal, a été confirmée chez l’homme grâce au développement des techniques de neuro-imagerie. Toutefois, malgré le foisonnement des travaux sur le membre fantôme, les mécanismes donnant naissance à cette illusion ne sont pas totalement élucidés. En bref • Chez l’homme, les sensations de la main, du visage et de la langue mobilisent de larges populations de neurones dans le cortex. • Après une amputation, les régions corticales de la main libérées sont envahies par les neurones proches, des aires du visage par exemple : une stimulation du visage est alors attribuée au visage et à la main fantôme. • Une greffe de la main rétablit progressivement les connexions corticales normales. 1. Les membres fantômes, tels les pieds ici symboliquement représentés dans cette statue de saint Sébastien, sont parfois ressentis comme des parties détachées du corps. Parmi le 1,5 million de personnes amputées chaque année dans le monde, après un accident, une blessure de guerre, un accident vasculaire ou un diabète, plus de 90 pour cent des sujets ressentent un membre fantôme. Ce dernier présent durant quelques jours, voire des semaines, s’estompe ensuite progressivement chez de nombreux sujets, mais il persiste parfois plusieurs années chez un amputé sur trois. Certains sont capables de « réveiller » leur membre fantôme quand ils le souhaitent, par un effort de concentration ou en frottant leur moignon. Les sujets reconnaissent que leurs sensations sont illusoires ; il ne s’agit donc pas d’un déni conscient. Néanmoins, leurs sensations restent aussi fortes que des sensations réelles. Ainsi, certaines personnes tentent de descendre de leur lit sur leur pied fantôme ou de saisir le téléphone avec leur main fantôme. Les sensations attribuées au membre fantôme sont tactiles, thermiques ou douloureuses. Par ailleurs, les illusions peuvent faire resurgir des souvenirs sensoriels mémorisés avant l’amputation. Par exemple, certains sujets continuent à sentir le contact de leur alliance ou se plaignent de douleurs dues à une ulcération qui touchait le membre avant l’amputation. En outre, 50 à 80 pour cent des amputés souffrent de sensations lancinantes de brûlure, de piqûre ou d’écrasement du membre fantôme. Et les premières semaines après l’amputation, de nombreux patients ont des spasmes douloureux dans Christian Xerri Les sensations fantômes © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 15-illus_fantome_xerri.indd 83 83 16/10/12 10:07 la main fantôme qui s’accompagnent d’une impression d’incrustation d’ongles dans la paume. Ces sensations ne s’apaisent qu’après plusieurs minutes, voire plusieurs heures, d’efforts de concentration visant à un relâchement de la main fantôme. Ce relâchement peut être facilité (et la douleur disparaît) quand le sujet regarde dans un miroir vertical l’image de sa main intacte, qu’il interprète comme étant la main amputée. Il exécute alors des mouvements répétés d’extension des doigts. La vue de ce que le cerveau interprète comme étant le membre fantôme et les sensations associées se substituent aux messages proprioceptifs et tactiles absents. Ce « réveil » du membre fantôme est rassurant et aide les patients à atténuer la douleur. Le membre fantôme s’intègre souvent dans un schéma postural normal : quand le sujet est assis, la jambe amputée est fléchie, le bras amputé pend le long du corps. Quand le sujet marche, la jambe ou le bras fantôme bougent en coordination avec les membres intacts. Parfois, le membre fantôme se trouve dans une position inconfortable pour le patient, par exemple, le bras peut être replié dans le dos. Les parties fantômes peuvent être incomplètes, se dissocier du reste du corps ou s’en rapprocher par « télescopage », c’est-àdire s’ancrer dans le moignon. La capacité de certaines personnes à évoquer des sensations de mouvement en l’absence d’activité musculaire et de mouvement réel est nommée imagerie motrice. Les mouvements du membre fantôme relèventils de ce type d’imagerie ? D’où vient cette illusion ? Une étude récente a montré que les sujets amputés distinguent un mouvement imaginé d’un mouvement du membre fantôme mentalement exécuté ; ces derniers s’accompagnent de sensations distinctes. Le mouvement exécuté met en jeu des contractions des muscles du moignon et une volonté de mobiliser le membre amputé, ce qui n’est pas le cas avec un mouvement imaginé. Ainsi, chez les amputés, on n’observe pas d’activité dans les aires sensorimotrices du cortex, lorsque le mouvement est imaginé, alors que cette activité cérébrale est présente lorsqu’ils tentent de bouger leur membre fantôme. Par ailleurs, la capacité à mobiliser le membre fantôme diminue avec le temps. Ce gommage du mouvement corporel ressemble à la sensation de télescopage du Des cartes corticales réorganisées après amputation es cartes du cortex somesthésique sont remodelées Lterritoires après amputation. Normalement, la stimulation de cutanés, nommés champs récepteurs, sur la main ou le visage active sélectivement les neurones des zones corticales correspondantes et donne naissance à des sensations correctement localisées par le sujet sur sa main ou son visage (a). Ces représentations sensorielles de la main et du visage reflètent un équilibre entre des connexions excitatrices et inhibitrices dans toutes les structures nerveuses (moelle, tronc cérébral, thalamus) relayant les informations somesthésiques périphériques vers le cortex. Des neurones inhibiteurs masquent une partie du réseau de connectivité et limitent la divergence des entrées sensorielles. Ainsi, une partie des connexions n’est pas exprimée dans les champs récepteurs neuronaux et reste dans un état latent. La perte d’afférences sensorielles par amputation de la main rend provisoirement silencieuse la zone corticale où elle est représentée. En outre, elle engendre une levée de l’inhibition normalement exercée par les voies afférentes provenant de la main sur celles issues 84 15-illus_fantome_xerri.indd 84 du visage, et démasque ainsi certaines projections. Cette « désinhibition » provoque une expansion rapide des régions de représentation du visage sur celles de la main. Le renforcement progressif de l’efficacité des synapses excitatrices existantes et de celles nouvellement mises en place favorise cette colonisation. Ainsi, la plasticité des cartes somesthésiques se manifeste par ce phénomène de « reroutage » sensoriel (b). Malgré ce remodelage fonctionnel du cortex, quand un champ récepteur cutané du visage est stimulé, le sujet ressent le stimulus non seulement sur le visage, mais aussi, et de façon plus intense, sur la main amputée. On ignore d’ailleurs pourquoi ces sensations fantômes sont plus fortes. En fait, les voies existant entre les neurones des aires primaires qui « représentaient » la main et les structures corticales supérieures ne sont pas modifiées. La main amputée reste intégrée au schéma corporel, de sorte qu’elle est perçue comme réelle. Après une greffe, les cartes somesthésiques de la main sont progressivement libérées de ces nouvelles connexions provenant du visage. Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 10:07 sion. Après amputation, les régions corticales correspondant au membre amputé dans les cartes somesthésiques et motrices ne restent pas longtemps silencieuses. Les territoires corticaux privés de leurs entrées sensorielles ou de leurs projections motrices sont vite colonisés par les territoires adjacents. Ainsi, les neurones normalement pilotés par les signaux provenant de la main amputée réagissent aux stimulations de l’avantbras ou même du visage, dont les zones de représentation côtoient celles de la main absente dans l’homonculus somesthésique. En raison de ce remodelage, la stimulation de l’avant-bras ou du visage provoque à la fois des sensations correctement localisées sur la région corporelle stimulée et des sensations associées au membre fantôme. Ces dernières sont souvent plus intenses que celles attribuées au site cutané réellement stimulé et leurs seuils de stimulation sont inférieurs. Ces nouvelles régions associées à des sensations peuvent apparaître juste après l’amputation et se modifier au cours du temps. Il est alors possible de « dessiner » sur les régions corticales du visage ou de l’avant-bras une carte de projection des sensations rapportées à la main amputée. De sorte que le contact de la nouvelle zone de déclenchement avec membre fantôme. Ces deux phénomènes correspondraient à une lente correction de l’image mentale du membre. En effet, le cerveau rejetterait les signaux internes de commande des muscles du membre fantôme, ces derniers étant incohérents avec les signaux visuels et proprioceptifs qui n’indiquent aucun mouvement. Par ailleurs, on sait que les lépreux qui perdent leurs membres de façon progressive n’éprouvent pas de sensations fantômes, la réorganisation du cortex sensorimoteur se faisant progressivement. Le cortex se réorganise Le membre fantôme a donné lieu à diverses hypothèses. L’une privilégie l’excitation des fibres nerveuses lésées formant des « pelotes » ou névromes dans le moignon. L’autre se fonde sur le fait que les neurones de la moelle épinière ne recevant plus d’informations du membre perdu développent des activités spontanées intenses et anarchiques, interprétées comme des signaux provenant des récepteurs périphériques. Aucune de ces hypothèses « périphériques » n’explique le phénomène de façon satisfaisante. Celle qui met en jeu la plasticité des cartes corticales rend mieux compte de l’illu- Structures supérieures (pariétales) a Sensation sur le visage b Sensation sur la main Sensation sur le visage Sensation sur la main fantôme Cartes corticales Main Connexions thalamo-corticales et intra-corticales Connexion inhibitrice Connexion excitatrice Visage Connexion masquée Champ récepteur sur le visage Main Connexion éteinte Connexion inhibitrice forte Connexion excitatrice forte Nouveau champ récepteur Raphael Queruel Visage Champ récepteur sur la main AVANT AMPUTATION DE LA MAIN © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 15-illus_fantome_xerri.indd 85 APRÈS AMPUTATION DE LA MAIN 85 16/10/12 10:07 le patient sent toujours sa main. Comment concilier ces effets contradictoires ? L’information dans les réseaux thalamocorticaux est déroutée : par exemple, les afférences de la face activent maintenant les neurones de la main dans les aires somesthésiques ; mais les neurones corticaux « réafférentés » produisent des messages dans des structures supérieures, telles des aires pariétales, qui sont toujours interprétées comme provenant de la main amputée. « L’étiquetage perceptif » lié à l’architecture du câblage des voies entre le cortex et les structures impliquées dans la conscience du soi et l’image du corps prévaut sur l’origine réelle des afférences sensorielles. 2. Les homonculus somesthésique et moteur sont des représentations déformées des différentes parties du corps dans le cortex cérébral. Les neurones de la carte somesthésique réagissent aux stimulations appliquées sur les parties correspondantes de l’organisme. Les neurones de la carte motrice émettent des ordres moteurs vers les muscles qui mettent en mouvement les régions correspondantes. Main Main Visage Visage Langue Langue HOMONCULUS SOMESTHÉSIQUE Bibliographie E. Raffin et al., The moving phantom : Motor execution or motor imagery ?, in Cortex, vol. 48, pp. 746-757, 2012. S. Frey at al., Chronically deafferented sensory cortex recovers a grossly typical organization after allogenic hand transplantation, in Current Biology, vol. 18, pp. 1530-1534, 14 octobre 2008. C. Xerri, Plasticité des représentations somesthésiques et illusions perceptives : Le paradoxe du membre fantôme, in Intellectica, vol. 36-37, pp. 67-87, 2003. P. Giraux et al., Cortical reorganization in motor cortex after graft of both hands, in Nature Neuroscience, vol. 4, pp. 691-692, juillet 2001. 86 15-illus_fantome_xerri.indd 86 HOMONCULUS MOTEUR Raphael Queruel Un schéma corporel programmé ? un stimulus chaud, froid, lisse ou rugueux est perçu sur le membre fantôme avec une « tonalité » sensorielle identique. Ce phénomène perceptif résulte en grande partie de l’activation de connexions préexistantes, mais silencieuses avant l’amputation. Par exemple, les afférences provenant du visage qui formaient des connexions latentes, c’est-à-dire ne déclenchant pas de message nerveux, avec les neurones dévolus à la représentation de la main, activent alors ces neurones. En fait, il n’existe pas de frontière stricte entre les différents territoires des cartes corticales : tout se passe comme si des zones de représentation corporelle quiescentes étaient « réveillées » quand les neurones perdent leur source de stimulation principale. Ce « démasquage » résulte non seulement de mécanismes de levée d’inhibition ou de « facilitation » (la transmission entre neurones n’est plus bloquée ou est facilitée), mais également de la formation de nouvelles synapses (voir l’encadré page 84). L’invasion des territoires corticaux évacués après l’amputation peut s’étendre sur plusieurs centimètres en quelques années. Que nous apprennent ces sensations ? Si, après amputation, les cartes sensorielles et motrices sont colonisées, les représentations mentales perceptives et motrices qui en dérivent sont peu ou pas transformées : En 1990, le neurobiologiste canadien Ronald Melzack postule l’existence d’un métaréseau neuronal distribué, responsable du schéma corporel et nommé neuromatrice, qui inclurait trois circuits neuronaux distincts. Le premier comprendrait le thalamus, les aires somesthésiques et les régions adjacentes du cortex pariétal. Il transmettrait et intégrerait les informations sensorielles concernant le corps et ses postures. Le deuxième circuit siégerait dans le système limbique qui traite les émotions et les motivations. Le troisième circuit engloberait les réseaux corticaux, telles les aires pariétales, impliqués dans l’interprétation des messages sensoriels associés à la conscience de soi. Selon R. Melzack, un assemblage cellulaire génétiquement déterminé sous-tendrait l’image du corps (qui serait la même pour tous) ; mais une « neurosignature » individuelle, formée des activités neuronales diffusant dans la neuromatrice et assemblées en informations cohérentes, la modulerait. Cette théorie rend compte du cas de personnes nées sans bras, qui ressentent pourtant le membre fantôme. La neuromatrice serait peu sensible aux modifications des informations périphériques, de sorte que ces personnes auraient l’impression d’avoir un membre. Les représentations motrices peuventelles être rétablies dans les territoires colonisés après l’amputation ? Oui, après une greffe. C’est ce que confirme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle chez un patient ayant bénéficié d’une greffe de mains, quatre ans après une amputation traumatique bilatérale (voir la figure 3). On a réalisé Les illusions - © Cerveau & Psycho 16/10/12 10:07 3. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle chez une personne amputée des deux mains révèle l’activité électrique des cortex moteurs primaires gauche et droit (en rouge) contrôlant respectivement les mouvements des mains fantômes droite et gauche ; les contractions des muscles de l’avant-bras mobilisant normalement la main activent une zone empiétant sur la région du visage. Six mois après une greffe des deux mains, les régions activées (en bleu) changent : elles correspondent à celles des deux mains (les parties vertes représentent le recouvrement des zones d’activation pour la main et le visage). Le cortex moteur « reconnaît » les mains greffées et les active de façon normale. ACTIVATION DE LA MAIN DROITE Giraux et al., Nature, 2001 cette exploration fonctionnelle avant la greffe, et au cours des six premiers mois qui l’ont suivie, pendant que le patient contractait ses muscles contrôlant les mouvements de flexion et d’extension du coude et des doigts. Les résultats obtenus avant la greffe montrent que les contractions des muscles mobilisant les doigts fantômes et situés dans l’avantbras s’accompagnent d’une activation dans la région du cortex moteur primaire contrôlant normalement les muscles du visage. En revanche, les mouvements du coude s’accompagnent d’une activation dans la région corticale assignée à la main. Ces migrations cartographiques indiquent une redistribution des commandes motrices, de sorte que des populations de neurones corticaux initialement impliqués dans les mouvements du visage commandent les muscles des mains, tandis que ceux contrôlant les mouvements de la main activent les muscles du coude. Toutefois, cette colonisation motrice ne serait pas exclusive et s’apparenterait plutôt à une cohabitation : la stimulation magnétique transcrânienne de la région des muscles du moignon du bras qui a envahi celle de la main amputée engendre non seulement une contraction de ces muscles, mais aussi une sensation de mouvement de la main fantôme. La greffe rétablit les connexions Deux mois après la greffe, on observe un glissement des zones d’activation de la main et du bras vers les régions corticales médianes. Et cette migration s’accentue les mois suivants. En conséquence, la greffe a rétabli l’activité et a renforcé l’efficacité des connexions synaptiques dans des circuits fonctionnels en dormance. Une étude récente montre que, même chez un patient amputé depuis 35 ans, la greffe de main réactive le territoire de représentation correspondant normalement à la main dans l’aire somesthésique. La réversibilité du remodelage dans les aires somesthésiques s’accompagne d’une restauration des capacités sensorielles. Pendant environ six mois après la greffe, la stimulation du visage perturbe encore la perception des stimulus appliqués en même temps sur la main ; un patient sur deux ne perçoit que le stimulus sur le visage. La disparition de ce « masquage » perceptif se produirait au moment où les régions de la main sont réintégrées dans l’homonculus somesthésique. Les remaniements © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 15-illus_fantome_xerri.indd 87 ACTIVATION DE LA MAIN GAUCHE Activité des cortex moteurs Après amputation Six mois après la greffe Recouvrement des zones d’activation pour la main et le visage corticaux sensoriels et moteurs qui tendent à rétablir une organisation semblable à celle existant avant l’amputation permettent au patient greffé de retrouver en quelques années force et habilité manuelles. Il reste de nombreuses interrogations sur les sensations fantômes. Par exemple, un lien, encore mal compris, existe entre l’intensité de la douleur du membre fantôme et le degré de remodelage des cartes corticales. En raison d’erreurs de reconnexion des voies nerveuses dans la moelle épinière, les neurones du toucher se reconnecteraient aux voies de la douleur, de sorte que le patient ressentirait une douleur dès que les zones du moignon ou du visage correspondantes sont stimulées. Par ailleurs, les données sur l’influence du stress et des émotions sur les sensations fantômes restent encore fragmentaires. Le cerveau ne se contente pas de détecter et d’analyser les stimulus externes pour produire une entité cohérente : le percept du corps. Il engendre une activité intrinsèque et construit des représentations du corps qui ne correspondent pas forcément à celles produites par les sens. ■ 87 16/10/12 10:07 TNT Designs / Shutterstock Les illusions insolites Les synesthésies : à chacun ses illusions Certaines personnes – les synesthètes – associent par exemple des couleurs à des sons ou à des lettres. Ces associations seraient des vestiges de l’imaginaire enfantin. Jean-Michel Hupé est chercheur au Centre de recherche cerveau et cognition (CERCO, Université de Toulouse & CNRS) au Centre hospitalier universitaire Purpan de Toulouse. 88 16-illus_synest_hupé.indd 88 rouge, E rose, I blanc, U noir, O orange. Il ne s’agit pas du premier vers du poème Voyelles d’Arthur Rimbaud (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu »), mais de la première description connue d’association « synesthésique » entre des lettres et des couleurs. On la doit au médecin bavarois Georg Sachs dans un ouvrage traitant principalement de son albinisme et publié en 1812 (précisément, Sachs indiquait que le A était d’un rouge plus « cinabre » et le E d’un rouge qui « penchait plus vers le rose »). Il faudra ensuite attendre environ 50 ans pour que de nouvelles études paraissent sur les synesthésies, et que la communauté scientifique de l’époque s’empare du sujet : la plupart des pionniers de la psychologie expérimentale s’y intéressent, tels Alfred Binet en France, Gustav Fechner et Wilhelm Wundt en Allemagne, ou Francis Galton en Angleterre. A En publiant Voyelles en 1883, Rimbaud semble mettre le thème des synesthésies à la mode : selon l’historien américain Kevin Dann, « au milieu des années 1880, les deux sujets dont on parle dans à peu près tous les salons de Paris et Berlin étaient Wagner et l’inconscient ; l’audition colorée, en particulier le traitement poétique du sujet par Rimbaud, trouvait facilement sa place dans ces conversations. » D’ailleurs, d’après K. Dann, Rimbaud n’aurait pas été synesthète, mais il aurait pu lire une description du phénomène dans le dictionnaire médical de Littré (1865), description qui aurait nourri ses recherches poétiques. Des ouvrages de synthèse paraissent alors sur les synesthésies, ces phénomènes subjectifs, non pathologiques, qu’on regroupe souvent de façon impropre, mais suggestive, sous le terme d’audition colorée. Ainsi, en 1893, le psychologue genevois Théodore Flournoy écrit : « Tel individu, par exemple, éprouve Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:51 régulièrement une impression de rouge lorsqu’il entend le son A. Tel autre, en pensant à un nombre, ne peut s’empêcher de se le figurer toujours en un point déterminé d’une certaine courbe. Celui-ci conçoit involontairement le mois de février sous la forme d’un triangle. Pour celui-là, le lundi est un homme habillé de bleu. Ainsi de suite, sans qu’il soit possible de découvrir dans les expériences passées de l’individu la cause de ces baroques associations. » Ces particularités individuelles diverses sont regroupées sous le terme de « synesthésies », qui désigne des « associations additionnelles, arbitraires, idiosyncrasiques et automatiques ». Si cette définition, purement descriptive, ne paraît pas très explicite, son sens devrait se préciser au fil de la lecture... Différentes synesthésies L’histoire scientifique des synesthésies est étonnante : on les oublie presque complètement après la Seconde Guerre mondiale. Les scientifiques les redécouvrent ensuite au début des années 1980. Les synesthètes ont-ils disparu entre 1945 et 1980 ? Non, et de nombreuses personnes aujourd’hui âgées en témoignent : elles ont traversé la seconde moitié du xxe siècle avec leurs synesthésies, sans en parler à quiconque et souvent en pensant que tout le monde était pareil (ou au contraire en pensant avoir une particularité unique). Cet « oubli » fait écho à l’absence de témoignages avant le xixe siècle, absence surprenante étant donné le nombre important de synesthètes aujourd’hui. En effet, les synesthésies décrites par Flournoy sont assez répandues (sans doute © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 16-illus_synest_hupé.indd 89 chez 1 à 15 pour cent de la population, mais il est difficile de connaître les proportions exactes). Elles sont de trois types : des couleurs sont associées à des chiffres, des lettres (surtout les voyelles) ou des mots (principalement les jours de la semaine ou mois de l’année) ; des séries de chiffres, nombres ou unités de temps sont représentées de façon particulière dans l’espace (on parle souvent de « formes numériques » ou de « lignes de nombres ») ; et les lettres ou les chiffres sont personnifiés (voir la figure 1). Nous aborderons ici ces trois formes de synesthésie. Mais il existe d’autres synesthésies, et les descriptions et hypothèses proposées dans cet article ne s’appliquent peut-être pas à toutes (voir l’encadré page 91). Les rares enquêtes systématiques, telle celle de Julia Simner et de ses collègues, au Royaume-Uni, sur les associations de couleurs à des lettres ou à des chiffres, ont montré qu’il n’y avait pas davantage de femmes que d’hommes synesthètes (contrairement à ce qu’on a longtemps cru, sans doute parce 1. Certains synesthètes se représentent systématiquement des chiffres sous forme de personnages. En bref • La synesthésie correspond à des associations mentales subjectives, arbitraires et personnelles, où par exemple des chiffres ou des sons évoquent automatiquement une couleur donnée. • Les synesthètes sont plus nombreux qu’on ne le croit, car tous ne se rendent pas forcément compte de leurs associations. • Ce ne sont pas des illusions sensorielles : le synesthète « voit » des caractéristiques absentes du stimulus, mais rien dans le monde extérieur ne le justifie. • Certains types de synesthésies correspondraient à des vestiges de l’imaginaire enfantin. 89 15/10/12 17:51 que les femmes répondent plus aux appels à témoins synesthètes des chercheurs), ni davantage d’enfants. En revanche, on ignore si les proportions et types de synesthésies varient selon les cultures. On peut s’attendre à des différences liées à l’âge d’acquisition de la lecture et à ses méthodes d’apprentissage, ou aux caractéristiques de la langue maternelle, car la majorité des synesthésies concernent les chiffres et les lettres. Mais cela n’a pas encore été testé. L’hérédité jouerait également un rôle important dans les synesthésies : les proportions de synesthètes sont beaucoup plus importantes dans une même famille, souvent sans que personne n’en soit conscient (les synesthètes d’une même famille ont souvent des types de synesthésies et des répertoires d’associations distincts). Pour autant, il n’existerait pas un gène de la synesthésie, mais plutôt des dispositions génétiques favorisant l’émergence de synesthésies pendant l’enfance. Mon vert est-il ton vert ? Le rapport à la subjectivité d’autrui est paradoxal. D’un côté, cela nous pose la question de la « normalité » : autrui perçoit-il le monde comme moi ? L’objet que je perçois vert et qualifie de vert, peut-il le percevoir rouge (comme ce que moi j’appellerais rouge) même s’il le qualifie de vert ? En philosophie, cette question correspond à « l’inversion des qualia ». Mais de l’autre côté, nous avons aussi tendance à supposer « que tout le monde doit être fait à notre image », comme le dénonçait Flournoy, « et [nous] avons de la peine, malgré la culture et la largeur d’esprit dont nous nous vantons, à ne pas traiter d’emblée d’erreur ou de folie tout phénomène psychologique dont nous n’avons pas l’expérience personnelle ! ». Ainsi, l’existence des synesthésies révèle (s’il en était besoin) que tous les cerveaux ne fonctionnent pas de la même façon. Les synesthésies ne sont pas les seules singularités. La faculté d’imagerie mentale est aussi hétérogène : pour certains, les « images mentales » sont presque inexistantes – ils considèrent que parler d’image mentale est une vue de l’esprit et que la pensée est essentiellement abstraite ; d’autres ne peuvent penser qu’en images. Ces dernières peuvent même présenter plus de détails et de couleurs que l’objet perçu ; certaines personnes peuvent explorer 90 16-illus_synest_hupé.indd 90 2. Une illusion visuelle telle que le cube de Necker permet de voir des caractéristiques absentes de l’image : on perçoit ici la profondeur du cube sur ce dessin. Ce dernier est ambigu, car l’orientation du cube peut changer au cours de l’observation : c’est une illusion visuelle sur ce dessin, alors que la perception d’un cube transparent dans la réalité n’en serait pas une. Le synesthète « voit » aussi des caractéristiques absentes du stimulus, sans rien dans le monde extérieur qui ne le justifie. leurs images mentales, voire les « projeter » sur une feuille de papier pour les dessiner. Mais comment peut-on savoir que ces différences subjectives sont bien « réelles », et qu’il ne s’agit pas seulement de façons de parler distinctes ? En fait, il est difficile de le prouver. Il n’existe pas encore de test objectif pour le montrer (mais des essais sont en cours). Il en est de même pour les synesthésies : on ne peut pas prouver qu’une personne est synesthète, même si on dispose de quelques méthodes pour s’en assurer (voir l’encadré page 92). En outre, grâce aux techniques de neuro-imagerie, certains chercheurs ont mis en évidence des différences entre le fonctionnement du cerveau des synesthètes et celui des personnes non synesthètes : des « centres de la couleur » seraient activés par les lettres ou les sons uniquement chez les synesthètes. Mais ces résultats sont controversés, et pour l’instant, on ignore si des régions cérébrales spécifiques ou des « erreurs de câblage » expliquent les associations synesthésiques. Toutefois, l’absence de preuve n’empêche pas d’explorer ce sujet passionnant. En 1880, Galton invitait au voyage dans les différentes « constitutions mentales » des autres : « Bien que des philosophes aient peut-être écrit pour montrer l’impossibilité pour nous de découvrir ce qui se passe dans l’esprit des autres, je maintiens l’opinion contraire. Je ne vois pas pourquoi le témoignage d’une personne sur son propre esprit ne devrait pas être aussi intelligible et digne de confiance que celui d’un voyageur dans une nouvelle contrée, dont les paysages et les habitants seraient d’un type différent de tous ceux que nous avons vus nous-mêmes. » Les synesthésies sont-elles des illusions ? Mais croire que l’on peut comprendre autrui reste peut-être une illusion. Le travail scientifique est ici ingrat, car la diversité des témoignages est considérable, et la frontière du langage est problématique, surtout pour décrire des phénomènes subjectifs dont on a peu l’habitude de parler. Toutefois, les régularités dans les témoignages, obtenus de façon indépendante depuis 150 ans, montrent que le « matériel » de la subjectivité peut se prêter à la démarche scientifique, et qu’une illusion bien pire serait de prendre sa propre subjectivité comme modèle. Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:51 Les synesthésies sont-elles des illusions pour ceux qui en font l’expérience ? Les illusions visuelles donnent à voir des caractéristiques qui ne sont pas dans l’image, par exemple la profondeur dans le dessin à deux dimensions d’un cube de Necker (voir la figure 2). On se rend compte qu’il s’agit d’une illusion quand le dessin est ambigu et que l’orientation perçue du cube change au cours de l’observation, ce qui est impossible pour un objet réel statique. Le système visuel « interprète » ce qui est vu à partir de nos connaissances des régularités du monde, stockées en mémoire, et cette interprétation est en général correcte : les deux perspectives du cube sont possibles pour la même image plane d’un cube transparent. Les illusions visuelles sont souvent créées par des stimulus artificiels qui exploitent les règles d’interprétation du système visuel, à savoir les règles de la perspective cavalière pour le cube de Necker. Les synesthètes « voient » aussi des caractéristiques qui ne sont pas dans le stimulus : par exemple, une couleur pour un chiffre écrit en noir ou une note de musique. Mais à la différence des illusions visuelles, rien dans la réalité ne justifie une telle association. Le caractère illusoire semblerait donc bien plus marqué dans les synesthésies que dans les illusions visuelles. Cependant, les synesthètes ne « voient » pas la couleur d’une lettre imprimée en noir comme on « voit » la profondeur du cube. Par exemple, ils ne confondent jamais couleur « synesthésique » et couleur « réelle » : Sur le web Pour en savoir plus sur les synesthésies : http://cerco.ups-tlse.fr/ ~hupe/synesthesie.html. Les synesthésies multisensorielles e terme de synesthésie renvoie Ll’audition au « mélange des sens », dont colorée est l’exemple type. Les synesthésies vraiment multisensorielles (mélangeant plusieurs sens, alors que les phénomènes décrits dans cet article ne mettent en jeu que le langage et la vision) sont assez rares, peu étudiées, et leur proportion est mal estimée. L’association de couleurs ou de formes à des sons serait la synesthésie multisensorielle la plus fréquente (peut-être parce qu’elle est souvent produite davantage par le nom que par le son des notes de musique). D’autres synesthésies existent : une personne témoigne que des séries de lignes verticales (par exemple une pluie battante) engendrent pour elle une odeur de brûlé. Pour la synesthète ZM, certaines sensations tactiles provoquent la vue de formes géométriques ou des expériences auditives : si elle touche de la soie, le « tissu vibre aigu », ses « doigts touchent aigu ». Il n’est pas certain que ces différents phénomènes aient une cause identique justifiant l’appellation commune de « synesthésie ». Certes, les synesthètes multisensoriels « ont » souvent aussi des lignes numériques, des personnifications ou un alphabet coloré, ce qui peut suggérer une cause (génétique ou neurologique) semblable. Mais cet argument reste faible tant qu’on ne dispose pas a b c d e Une synesthète a une audition colorée : voilà ce qu’elle « voit » quand elle entend respectivement une flûte traversière (a), un hautbois (b), un violon (c), une porte qui claque (d) et le tonnerre (e). © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 16-illus_synest_hupé.indd 91 de statistiques précises. L’explication proposée dans cet article, selon laquelle les synesthésies seraient les vestiges d’associations enfantines, ne s’applique peut-être pas à toutes les synesthésies multisensorielles. 91 15/10/12 17:51 ils n’ont pas d’hallucinations, la plupart savent que l’association leur est propre. Quelle est donc la nature subjective des synesthésies ? Quand on cherche à la préciser, l’éventail de réponses possibles, y compris pour un synesthète, est large. Est-il possible que les associations synesthésiques soient seulement des sortes de souvenirs, dont l’expression subjective dépendrait de la faculté d’imagerie mentale ? En effet, les associations de couleurs à des lettres pourraient simplement correspondre au souvenir d’un alphabet coloré utilisé dans l’enfance (on utilisait déjà les alphabets colorés au xixe siècle). Dès 1864, le médecin français Chabalier suggérait le lien entre synesthésies et techniques d’apprentissage de la lecture : par exemple, le A était parfois représenté sous forme d’un âne pour aider l’enfant à en retenir la forme. Selon cette hypothèse, la « découverte » des synesthésies au xixe siècle serait liée à la généralisation de l’alphabétisation et à ses méthodes. Ainsi, une synesthète associant des couleurs à chaque jour de la semaine m’affirmait que, pour elle, il ne s’agissait certainement que du souvenir d’un tableau des jours colorés utilisé dans son école primaire. Sauf que le jeudi et le vendredi étaient tous les deux verts. Professeur de français elle-même, elle réalisa qu’il était peu probable qu’un enseignant ait utilisé la même couleur pour deux jours consécutifs. Des « incohérences » semblables se retrouvent souvent dans les descriptions d’associations synesthésiques. Des souvenirs d’enfance Mesurer les associations synesthésiques révéler les traitements perceptifs effectués automatiquement par le cerveau. Dans sa version originale (de 1935), on demandait à des participants de nommer le plus rapidement possible la couleur d’impression de mots. Cette tâche ne demande pas de lire le mot. Pourtant, les sujets font des erreurs ou ont des temps de réponse plus longs lorsque, par exemple, ils doivent indiquer la couleur du mot bleu écrit en rouge. Ceci montre que la lecture est automatique et que des interférences entre la couleur du mot et son sens peuvent perturber la tâche. On peut appliquer ce test aux couleurs synesthésiques (voir la figure ci-dessous). Les quatre premiers chiffres ont été imprimés avec les couleurs synesthésiques indiquées par la synesthète EQ (ce sont les couleurs « congruentes ») ; les quatre chiffres suivants ont des couleurs distinctes (couleurs « non congruentes »). Lorsqu’on a demandé à EQ de nommer la couleur de l’encre le plus rapidement possible, elle a été moins rapide pour les couleurs non congruentes : ses associations synesthésiques sont donc automatiques. Un non-synesthète effectue les deux tâches à la même vitesse. Ce test permet de quantifier l’intensité de l’association entre chiffre et couleur, qui diffère entre synesthètes : on obtient ainsi une mesure objective et individuelle de cette association. Mais ce test n’informe pas sur la nature subjective de l’association. 14 5 6 1 4 5 6 92 16-illus_synest_hupé.indd 92 Adapté avec la permission de Médecine/sciences n ne peut pas vraiment prouver qu’une personne est O synesthète, mais on dispose de quelques méthodes pour s’en assurer. Par exemple, les tests de Stroop permettent de Afin de comprendre le rôle des alphabets colorés dans les synesthésies, Anina Rich, de l’Université de Melbourne, et ses collègues ont réalisé une étude ambitieuse entre 1999 et 2003 : ils ont recruté, via la presse, 150 synesthètes volontaires qui associaient des couleurs à l’alphabet, et ont recueilli leurs associations. Puis ils ont cherché à savoir si ces associations pouvaient s’expliquer par les couleurs présentes dans les livres d’alphabets colorés. Comme les synesthètes n’avaient pas gardé leurs livres de classe, A. Rich a rassemblé 136 livres pour enfants disponibles en Australie entre 1862 et 1989, susceptibles de les avoir influencés. Seulement 38 livres contenaient des alphabets colorés. Résultat : les associations colorées d’un synesthète seulement correspondaient en grande partie à l’un des alphabets colorés. En 2006, on a aussi rapporté le cas d’un synesthète chez qui on avait retrouvé les lettres colorées et aimantées qui étaient posées sur le réfrigérateur lorsqu’il était enfant, et qui correspondaient à ses associations synesthésiques. En revanche, l’écrivain russe Vladimir Nabokov, enfant, s’était plaint à sa mère que les lettres colorées de son jeu « n’avaient pas la bonne couleur ». De même, une synesthète croyait que l’origine de ses associations entre couleurs et lettres provenait d’un ballon avec lequel elle aimait bien jouer enfant, et sur lequel elle se souvenait que des lettres étaient en couleur. Mais elle fut surprise quelques mois plus tard en retrouvant une photographie d’elle enfant avec son ballon préféré : le ballon était rouge, mais toutes les lettres étaient Les illusions - © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:51 Donner un sens aux lettres et aux chiffres Pourquoi l’enfant ferait-il de telles associations ? Pour donner un sens aux lettres et aux chiffres qu’il mémorise. L’association de couleurs, la personnification des lettres, l’organisation spatiale des chiffres pourraient correspondre à des stratégies enfantines visant à maîtriser ces objets, ou à jouer avec eux, à un âge où ils ne peuvent pas encore faire sens. En 1880, Galton rapportait ce témoignage d’une personne ayant une « ligne de nombres » précise, et où la place de chaque nombre était colorée : « J’ai appris l’arithmétique dans un style démodé le plus inintelligent qui soit, la première étape étant d’apprendre à compter sans avoir la moindre conception de ce que les nombres signifiaient. » L’enfant choisirait parfois l’association dans un alphabet coloré ou un jeu, mais il pourrait aussi faire évoluer cette association ou l’inventer ; il est alors difficile de retrouver une source unique à ces associations. Des arguments en faveur d’un tel mécanisme existent pour un type de synesthésie moins fréquent, l’association de goûts à des mots, étudiée il y a quelques années par Jamie Ward et Julia Simner au Royaume-Uni. Pour le synesthète jiw, les mots ont un goût, par exemple le nom Philippe a le goût d’une orange pas vraiment mûre. J. Ward et J. Simner ont découvert que cette association est due © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 16-illus_synest_hupé.indd 93 Jean-Michel Hupé blanches (voir la figure 3). L’illusion était ici dans la mémoire : les souvenirs se modifient lorsqu’ils sont rappelés et se « colorent » du nouveau contexte où a lieu le rappel. Au fil des ans, on finit souvent par se souvenir davantage de ces rappels qui ont été « revus » que de l’événement originel. En conséquence, comme le soutenait Flournoy, il n’est guère « possible de découvrir dans les expériences passées de l’individu la cause de ces baroques associations ». Néanmoins, on pourrait décrire les synesthésies comme une forme particulière de souvenir. En effet, toutes ces associations remontent à l’enfance, à un âge où le cerveau est confronté à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Or ces expertises sollicitent beaucoup la plasticité neuronale, c’est-à-dire le fait que des connexions entre neurones se créent, que d’autres se réorganisent, d’autres encore disparaissent, tandis que de nouveaux neurones se développent. 3. Une synesthète pensait que l’origine de ses associations entre lettres et couleurs provenait d’un ballon avec lequel elle jouait petite et qui portait des lettres colorées. En fait, les lettres sur le ballon – rouge – étaient toutes blanches ! Un souvenir d’enfance évolue et la mémoire n’est pas toujours fiable. à une relation précise entre les phonèmes (les unités élémentaires du langage parlé) contenus dans un mot et le goût évoqué. Chez jiw, cette relation s’est certainement créée pendant l’acquisition du vocabulaire, à partir de mots évoquant un goût et contenant ces phonèmes. Par exemple, le mot bleu avait le goût d’encre, le mot journal le goût de frites (car elles sont emballées dans du papier journal au RoyaumeUni), le nom Barbara le goût de rhubarbe. De sorte que la plupart des associations synesthésiques auraient une origine logique, mais une logique enfantine souvent déroutante. Les synesthésies ne sont-elles donc que des souvenirs d’enfance ? Peut-être. Mais des souvenirs particuliers, isolés de tout contexte, et pas ressentis comme des souvenirs… En effet, toutes les associations synesthésiques ont un point commun : le sentiment d’évidence de ces associations, arbitraires, mais qui s’imposent au synesthète. Le « 5 ne peut avoir que cette teinte de vert » ; si on l’imprime d’une autre couleur, ce synesthète le perçoit de la couleur imprimée sans problème, mais cela le choque. « C’est comme un déguisement » précisait une synesthète. S’il y a une illusion dans les synesthésies, c’est sans doute dans ce sentiment d’évidence, qui semble né de nulle part, mais qui a son origine dans l’imaginaire enfantin. Combien d’autres évidences, croyances ou préjugés avons-nous hérité de notre enfance, et qui continuent de structurer notre vie mentale ? ■ Bibliographie J. Ward, Synesthesia, in Annual Review of Psychology, vol. 64 (Review in advance), 2013. J.-M. Hupé, Synesthésie, expression subjective d’un palimpseste neuronal ?, in Médecine/sciences, vol. 28, pp. 764-770, 2012. J.-M. Hupé et al., The neural bases of grapheme-color synesthesia are not localized in real color sensitive areas, in Cerebral Cortex, vol. 22, pp. 16221633, 2012. K. Dann, Bright colors falsely seen : Synaesthesia and the search for transcendental knowledge, Yale University Press, p. 225, 1998. 93 15/10/12 17:51 17-Ess_012_pxxxxxx_art_sellal_ben.qxp 15/10/12 17:52 Page 94 Art et neurosciences La mort se cache dans les détails Dans « Les Ambassadeurs » de Hans Holbein le Jeune, un crâne se cache dans une image déformée, une anamorphose. François Sellal dirige le Service de neurologie à l’Hôpital Pasteur de Colmar. Bibliographie R.-M. et R. Hagen, Les dessous des chefsd’œuvre, vol. 1, pp. 236-241, Taschen, 2005. J. Baltrusaitis, Anamorphose ou magie artificielle des effets merveilleux, Olivier Perrin, Paris, 1969. 94 vec Les Ambassadeurs, Hans Holbein le Jeune commémore la visite d’un jeune évêque, Georges de Selve, à son ami Jean de Dinteville, ambassadeur à Londres du roi François Ier auprès du roi Henri VIII. L’évêque porte une robe noire et n’a pas d’épée. Son âge est écrit sur le livre sous son coude droit : Aetatis suae 25 [anno], dans sa 25e année. Cela permet de dater la rencontre à 1533, quand Jean de Dinteville achevait une mission de conciliation – vouée à l’échec – devant permettre à Henri VIII de divorcer de Catherine d’Aragon sans offusquer le pape Clément VII. L’ambassadeur, qui porte une robe courte, un manteau de fourrure, une médaille du prestigieux Ordre de Saint-Michel et une arme, n’est guère plus âgé. On peut lire son âge sur le manche de sa dague : 29 ans. Les objets sur la table révèlent leurs intérêts communs : les mathématiques, la musique et l’astronomie. Mais le tableau ne montre pas seulement deux amis et leurs positions sociales. Un indice se cache sur le sol, dont les carrelages – des mosaïques semblables à celles du maître-autel de l’abbaye de Westminster – indiquent que l’on est bien en Angleterre. Que fait cette figure elliptique, en os de seiche, aux pieds des deux notables ? Quand on regarde le tableau de face, elle paraît incongrue, car elle n’est pas identifiable ; cela contraste d’ailleurs avec la précision des autres éléments du tableau. Mais quand on regarde le tableau de A façon oblique, en se plaçant soit à droite, soit à gauche, l’image se dilate et on reconnaît une tête de mort (voir le cartouche) ! Cette image déformée est une anamorphose et Holbein en maîtrisait bien la technique. Pour construire de telles images, on trace un quadrillage sur un dessin, puis on le déforme en contractant une des deux dimensions et en dilatant la dimension perpendiculaire. En regardant l’image tangentiellement, on dilate la dimension contractée artificiellement et on retrouve ses proportions normales. Anamorphose symbolique La représentation de personnages en présence d’un crâne est classique dans la peinture occidentale du XVIe siècle. Ces tableaux sont nommés des vanités, terme qui suggère la futilité de toute action, en particulier de l’aspiration au luxe et à la gloire. Ce crâne semble indiquer Memento mori ! (Souvienstoi que tu es mortel !). Un message se glisse donc dans ce tableau de deux dignitaires puissants : nous sommes de simples mortels. Et les faits ont donné raison au peintre : Georges de Selve est mort à l’âge de 33 ans, après une brillante carrière épiscopale. Mais nous pouvons voir un autre message, plus positif : les neurosciences et les mathématiques nous permettent de comprendre l’anamorphose et de déjouer les pièI ges des illusions visuelles... Les illusions – © Cerveau & Psycho 15/10/12 17:52 Page 95 Les Ambassadeurs, Hans Holbein le Jeune (1533) © Corbis © Thomas Shahan 17-Ess_012_pxxxxxx_art_sellal_ben.qxp © L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013 95 22-Ess_012_pxxxxxx_questionillusion_ben.qxp 15/10/12 17:54 Page 96 Test : quel est votre style perceptuel ? Voyez-vous « global » ou « local » ? otre sensibilité aux illusions visuelles est en partie liée à votre « style perceptuel ». Ce questionnaire permet V de l’évaluer et de répondre à la question : voyez-vous une image de façon globale ou en percevez-vous les détails ? Ce n’est qu’un exemple illustratif. Lisez chaque série de questions et cochez une seule réponse. 1. Les figures complexes de Rey-Osterrieth : sur une page blanche, reproduisez la figure suivante, puis cachez le modèle et votre dessin. 5. La tâche de Müller-Lyer : cochez une paire où les deux barres sont de la même longueur. I J 2. Les figures encastrées : en deux minutes, retrouvez sur le dessin complexe (en haut) la forme plus simple (en bas, en bleu) qui y est cachée. a b c d M J H J 6. En 60 secondes, déterminez combien de différences vous voyez entre les deux images : I 0-10 M 11-20 H 21-34 Nombre de figures que vous avez réussi à encastrer : I 0-1 M 2 H 3-4 3.Les figures complexes de Rey-Osterrieth (suite) : reproduisez de mémoire la figure que vous avez dessinée en 1. Puis notez combien de segments votre dessin contient : H 0-6 I 7-12 M 13-17 4. La forme cachée : en 30 secondes, dénombrez combien de formes complexes (en noir) contiennent la forme simple (en bleu). M 0-1 H 2-3 I 4-5 Faites le total pour chaque symbole, puis référez-vous au paragraphe correspondant : MAJORITÉ DE H : vous identifiez facilement un objet ou une forme parmi un stimulus complexe.Vous voyez les détails des scènes visuelles sans effort. MAJORITÉ DE M : vous avez une grande flexibilité cognitive.Vous avez réussi à vous adapter aux demandes variées de chaque exercice. MAJORITÉ DE I : vous avez un fort « biais local », c’està-dire que vous êtes plus sensible à la forme globale d’une image qu’aux détails. Les résultats de ce test sur notre site Internet www.cerveauetpsycho.fr et dans votre prochain numéro Votre prochain numéro en kiosque le 8 février 2013 Imprimé en France – Roto Aisne – Dépôt légal novembre 2012 – N° d’édition 076912-01 – Commission paritaire : 0713 K 83412 – Distribution NMPP – ISSN 2115-7197 – N° d’imprimeur 12/10/0042 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé 96 Les illusions – © Cerveau & Psycho