Les illusions visuelles

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Les illusions visuelles
& Psycho
Cerveau
L’ESSENTIEL - n° 12 • Les illusions
& Psycho
Les ill
illusions
usions
Cerveau
- JANVIER 2013
NOVEMBRE 2012
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La vision
Pourquoi le cerveau
se trompe
• Une perception
ambiguë
• Les couleurs
interdites
• Les illusions 3D
Les autres sens
• Tromper l’odorat
• Comprendre
sans entendre
• Se voir
de l’extérieur
Cerveau sous influence
• Les hallucinations
• La neuromagie
• Les membres
fantômes
L’ESSENTIEL
NOVEMBRE 2012 - JANVIER 2013
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Pour la Science
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© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
L’art de l’illusion
« La vie a besoin d’illusions,
c’est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. »
Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le livre du philosophe
illusion est omniprésente. Dans l’art bien sûr. La
perspective d’abord qui nous permet de voir des
volumes sur une toile plane ; le trompe-l’œil qui
nous fait croire à la présence d’une coupole alors
que le plafond de l’église est plat ; les assemblages de
fruits, légumes ou autres aliments du peintre milanais du
XVIe siècle, Guiseppe Arcimboldo, qui deviennent des portraits.
Et la musique n’est pas en reste. Jean-Sébastien Bach (16851750), notamment, se joue des notes, les entrecroisant de sorte
que, parfois, on croit entendre deux instruments, alors qu’il n’y
en a qu’un. Le théâtre est illusion, le roman et le cinéma sont
illusions. L’art est illusion.
L
’
Tous les sens sont les jouets des illusions. La vision est
trompée par des segments qui paraissent de taille inégale, alors
qu’ils sont de même longueur, mais leurs extrémités différentes. Le toucher donne lieu au même type d’erreur de perception. On sent une odeur qui n’existe pas ou l’on trouve qu’une
rose dégage une odeur pestilentielle. Le magicien détourne l’attention et fait croire à la présence d’un objet absent (ou inversement !). Le temps s’étire ou file, selon que l’on est d’humeur
morose ou joyeuse.
Tout serait-il illusion ? Non, au moins êtes-vous sûr de tenir
ce magazine dans vos mains, ou de lire cette page sur votre
ordinateur ou votre tablette. Mais au-delà, les illusions sont
multiples, ce qui en fait un outil précieux pour les neuroscientifiques qui, en analysant comment le cerveau se fait piéger,
mettent à nu les mécanismes sous-jacents de la perception sensorielle. En neurosciences, l’étude des conséquences d’une
lésion cérébrale permet de mieux comprendre le rôle normal
de l’aire endommagée. Les illusions ne sont pas des pathologies, mais des anomalies perceptives, que les neuroscientifiques
utilisent de la même façon. Nous aimons être trompés par le
peintre, le musicien ou le magicien. Et, pour notre plaisir, le
cerveau est un maître incontestable de l’art de l’illusion.
1
33
Les illusions visuelles
Yuganov / Shutterstock.com
Paul Fleet / Shutterstock.com
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Les illusions des autres sens
La perception visuelle du monde dépend de la façon
dont le cerveau interprète chaque scène. Les scientifiques
utilisent les illusions pour comprendre son fonctionnement.
L’odorat, le toucher, l’audition et le sens du mouvement
peuvent aussi être trompés. Les illusions provoquent des effets
impressionnants, sans que l’on en ait toujours conscience.
Des illusions dans tous les sens
Illusions à croquer
4
Préface
Pascal Mamassian et François Le Corre
Les illusions visuelles
Les illusions visuelles et le cerveau
8
14
Le cerveau interprète le monde environnant malgré
les ambiguïtés auxquelles fait face le système visuel.
Pascal Mamassian
Les trompe-l’œil
en trois dimensions
20
Plusieurs œuvres d’art renferment des illusions
qui renforcent l’impression de relief.
Stephen Macknik et Susana Martinez-Conde
La perception
des couleurs interdites
22
Certaines expériences permettent de percevoir du vert
rougeâtre et du bleu jaunâtre, des couleurs interdites.
Vincent Billock et Brian Tsou
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L’association de fruits ou de légumes fait apparaître
des objets, personnages ou animaux.
Susana Martinez-Conde et Stephen Macknik
Les illusions des autres sens
Les erreurs que fait parfois le système visuel donnent
des indices sur le fonctionnement du cerveau.
Susana Martinez-Conde et Stephen Macknik
Les ambiguïtés
de la perception visuelle
28
Les illusions olfactives
existent-elles ?
34
Il est difficile de définir les illusions olfactives et de comprendre
comment le cerveau crée la représentation d’une odeur.
Gilles Sicard
Des illusions
au bout des doigts
40
Le sens du toucher se laisse parfois tromper au même titre
que la vision. Ces perceptions ont des points communs.
Édouard Gentaz
Des illusions sonores
pour étudier l’audition
48
Certaines suites de Bach comportent plusieurs mélodies
jouées par un seul instrument ; ce sont des illusions.
Daniel Pressnitzer
Les illusions de langage
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Quand on entend des sons, même incompréhensibles,
le cerveau en extrait un discours qui a un sens.
Claire Delle Luche
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n° 12 - Trimestriel
novembre 2012 - janvier 2013
Les illusions insolites
Les illusions
Pourquoi le cerveau
se trompe
Le temps qui accélère, les associations de couleurs et de
lettres, les rêves ou les hallucinations sont-ils des illusions ?
Les scientifiques étudient tout ce qui peut nous leurrer.
En couverture : Bhaskar Dutta / Getty Images
Le sens d’être soi
58
Le sens vestibulaire permet de percevoir les mouvements
du corps dans l’environnement. Mais il peut être trompé...
Isabelle Viaud-Delmon
Les illusions insolites
Les synesthésies :
à chacun ses illusions
Les associations des synesthètes – par exemple une couleur
à une lettre – seraient des vestiges de l’imaginaire enfantin.
Jean-Michel Hupé
Art et neurosciences
La mort se cache dans les détails
Perception du temps sous influence 64
Les souvenirs, les émotions et la culture modifient la façon
dont on perçoit le monde... y compris le temps.
Sylvie Droit-Volet
Comment la magie
trompe le cerveau
70
Test
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Un test simplifié qui vous permettra de déterminer
si vous voyez une image de façon globale ou détaillée.
76
Les hallucinations se distinguent des illusions, notamment
parce que les premières ne reposent sur aucune perception.
Alexandre Lehmann et Juan C. González
Les membres fantômes
94
Les Ambassadeurs (1533) de Hans Holbein le Jeune
analysé par un neurobiologiste.
François Sellal
Voyez-vous « global » ou « local » ?
Les magiciens exploitent toutes les failles des mécanismes
cérébraux de la perception et de l’attention.
Stephen Macknik, Susana Martinez-Conde
et Sandra Blakeslee
Les hallucinations
sont-elles des illusions ?
88
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho broché
en p. 32 de la totalité du tirage et une offre d’abonnement en p. 21.
82
Rendez-vous sur le site de Cerveau & Psycho
Les personnes amputées d’une main, mais qui la ressentent
encore, présentent des réorganisations corticales.
Christian Xerri
cerveauetpsycho.fr
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Préface
Des illusions
dans tous les sens
Comment définir un sens ? Combien en existe-t-il ?
L’étude des illusions sensorielles permet de répondre
à ces questions et à celles que soulèvent les sens.
Ce qui est essentiel à la perception sensorielle
n’est pas ce qui sépare les sens les uns des autres,
mais ce qui les unit entre eux, à chacune de nos
expériences internes (même non sensorielles)
et à notre environnement.
Erich von Hornbostel,
The Unity of the Senses, 1927
otre connaissance du monde
est façonnée par nos sens, qui
nous renseignent sur notre
environnement, mais aussi
sur nous-mêmes. Mais nos
sens peuvent être trompés. Illusions visuelles
– les plus nombreuses –, et un segment de
droite vertical nous semble plus long que le
même segment horizontal ; illusions olfactives, et l’odeur du chocolat nous apparaît désagréable ; illusions auditives, et les différents
instruments de l’orchestre produisent une
musique harmonieuse. Pour n’en citer que
quelques exemples. Parfois, les sens s’entremêlent, et une note de musique devient couleur,
type de synesthésie rapportée par Franz Liszt.
Alors qu’est-ce qu’une illusion des sens, ou
illusion perceptive ? La perception est une
interaction de l’information extraite du
monde par les sens avec des connaissances
déjà acquises sur ce monde. Lorsque ces deux
types d’informations ne coïncident pas, une
N
Pascal Mamassian
est chercheur CNRS
au Laboratoire
Psychologie
de la perception
à l’Université Paris
Descartes.
François Le Corre
est doctorant
à l’Institut Jean Nicod
(CNRS, ENS, EHESS)
et à l’Université
Pierre et Marie
Curie, de Paris.
4
illusion perceptive en résulte. Ce dossier présente dans quelle mesure l’étude des illusions
sensorielles permet aux scientifiques de comprendre ce que sont les sens, comment ils
interagissent et comment naissent les conflits
entre les différentes sources d’informations.
Avant de répondre à ces questions, demandons-nous ce qu’est un sens et quels sont les
sens que nous possédons, afin de pouvoir
déterminer ce qu’ils ont en commun et ce qui
les distingue.
Combien de sens ?
La conception classique des sens, héritée
d’Aristote, nous enseigne que nous disposons
de cinq sens : l’odorat, le goût, le toucher, l’audition et la vision. Mais les psychologues et
les physiologistes ont découvert d’autres organes sensoriels, dont le système vestibulaire,
situé dans l’oreille interne, qui assure l’équilibre. Nous avons aussi de nombreux récepteurs sous la peau qui nous permettent de distinguer le chaud du froid, mais aussi de
ressentir la douleur. D’autres récepteurs
« enregistrent » l’étirement de la peau et des
muscles, ce qui nous donne des informations
sur la position de nos membres : c’est le sens
proprioceptif. Un sens serait-il donc défini
par un type de récepteurs et un mécanisme
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dans le système nerveux central qui interprète
les signaux émis par ces molécules ? Dans ces
conditions où devons-nous nous arrêter dans
la liste des sens ? La faim, la soif, l’estimation
du temps sont-elles également des sens ?
Plusieurs articles de ce dossier abordent ces
divers aspects de la définition des sens et des
illusions auxquelles ils sont soumis.
Ainsi, la question du nombre de sens reste
ouverte. La situation est-elle plus claire en ce
qui concerne notre conception même d’un
sens ? Selon Aristote, chaque sens représente,
d’une part, un « processus unitaire », d’autre
part, un « processus séparé ». Un processus
sensoriel, par exemple visuel, est unitaire s’il
est cohérent de parler de la vision et non des
visions. Cependant, plusieurs données physiologiques suggèrent que le système visuel
est composé de différents modules qui
seraient sensibles à certaines caractéristiques
visuelles et pas à d’autres. Par exemple, une
lésion d’une région du cortex temporal
engendre une perte de la vision des couleurs
(achromatopsie), tandis qu’une lésion d’une
autre zone provoque la perte de sensation du
mouvement (akinétopsie).
Plus surprenant encore, la perception
d’une caractéristique visuelle peut être présente ou absente selon les cas. Par exemple,
dans les années 1980, les neuropsychologues
David Milner et Melvin Goodale ont décrit
le comportement d’une patiente atteinte
d’une lésion ventrolatérale du cortex occipital. Cette personne était incapable de reconnaître et d’identifier un certain nombre
d’objets familiers, par exemple une tasse ou
une paire de ciseaux, alors qu’elle pouvait les
saisir et les manipuler correctement. Alors
faut-il rejeter l’hypothèse d’unicité de la
vision, ou faut-il chercher, au contraire, ce
que ces processus visuels ont en commun ?
Cette dernière tâche n’est cependant pas
facile à accomplir. Et ce précisément parce
que l’hypothèse de la séparation des sens,
selon laquelle ces derniers n’interagissent
jamais, fait face à de nombreuses difficultés.
D’abord, plusieurs régions cérébrales sont
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Bhaskar Dutta / Getty Images
L’interaction des sens
« multimodales », c’est-à-dire que leurs neurones s’activent lorsqu’une modalité sensorielle est stimulée (par exemple la vision), ou
une autre (par exemple le toucher), ou les
deux ensemble. Ces neurones assureraient
donc le traitement de la forme de l’objet,
indépendamment du sens (visuel ou tactile)
impliqué dans sa perception.
Par ailleurs, de nombreuses expériences
révèlent une interaction forte des sens. En 1976,
Harry McGurk et John MacDonald ont mis au
point une des expériences les plus impressionnantes où la vision perturbe l’audition. Dans
leur illusion, un participant entend le phonème /ba/ tout en regardant les mouvements
de lèvres articulant le phonème /ga/. Quand
on demande au sujet quel stimulus auditif lui
a été présenté, il dit avoir entendu le phonème /da/… qui n’a jamais été proposé !
Si les psychologues et les physiologistes ont
des difficultés à définir ce qu’est un sens, peutêtre faut-il se tourner vers la philosophie ? Le
philosophe britannique Paul Grice (1913-1988)
a distingué quatre façons d’individualiser un
sens : les critères des «qualia», du contenu, des
stimulus et des organes sensoriels.
Selon le premier critère, les sens se distinguent par l’effet qu’ils produisent quand on
les utilise. Par exemple, l’effet produit par la
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La perception est une interaction de l’information
extraite du monde via les sens avec des connaissances
déjà acquises. Lorsque ces deux types d’informations
sont dissonants, une illusion perceptive en résulte.
Bibliographie
C. Spence,
Crossmodal
correspondences :
A turorial review,
in Attention, Perception
and Psychophysics,
vol. 73, pp. 971-995,
2011.
D. Alais, F. Newell
et P. Mamassian,
Multisensory
processing in review :
From physiology
to behaviour,
in Seeing and
Perceiving, vol. 23,
pp. 3-38, 2010.
A. Paternoster,
Le Philosophe
et les Sens, Presses
Universitaires
de Grenoble, traduit
par A. Reboul, 2009.
S. Shimojo
et L. Shams,
Sensory modalities
are not separate
modalities : Plasticity
and interactions,
in current opinion
in Neurobiology,
vol. 11, pp. 505-509,
2001.
B. Stein
et A. Meredith,
The Merging
of the Senses, MIT
Press, 1993.
6
vision d’une tasse diffère de celui provoqué
par son toucher. Cependant, ce critère n’explique pas vraiment ce qu’est un sens : il est
incapable de rendre compte de la déformation de la perception de la voix par celle du
mouvement des lèvres dans l’expérience de
H. McGurk et J. MacDonald.
Selon le critère du contenu, chaque sens
serait sensible à différentes propriétés qu’il
serait seul à détecter. Par exemple, la couleur
serait une «propriété» de la vision seulement,
les sons n’appartiendraient qu’à l’audition, etc.
Mais que faut-il penser des patients atteints
d’achromatopsie qui ne voient pas les couleurs ? Il serait absurde de penser qu’ils ne
voient pas du tout !
Selon le critère des stimulus, ce ne sont pas
les propriétés des objets telles qu’elles apparaissent au sujet qui importent, mais plutôt
la stimulation physique qu’elles provoquent,
par exemple les rayonnements électromagnétiques pour la vision, les fluctuations de la
pression de l’air pour l’audition, etc. Mais
deux sens distincts peuvent partager un
même type de stimulus ; c’est le cas de certaines substances chimiques, détectées aussi
bien par le goût que par l’odorat.
Le sens de la perception
du temps existe-t-il ?
Enfin, selon le dernier critère, chaque
modalité sensorielle se distinguerait par le type
d’organe sensoriel auquel elle est attachée : les
yeux pour la vision, les oreilles pour l’audition, etc. Cependant, ce critère se heurte à des
considérations d’indépendance des récepteurs.
En particulier, avons-nous un sens de la température séparé du sens de la douleur ? Si oui,
quel est l’organe sensoriel qui leur est associé ?
Et quel est celui de la perception du temps ?
Aujourd’hui, la question de la différenciation
des sens reste un défi théorique.
Toutefois, ce flou qui existe entre les sens et
qui est mis en évidence avec les illusions sen-
sorielles serait bénéfique pour certaines personnes ayant un handicap. En 1688, dans une
lettre au philosophe anglais John Locke, le philosophe irlandais William Molyneux demandait si un aveugle de naissance qui recouvrait
la vue à l’âge adulte pourrait distinguer une
sphère et un cube au premier regard, grâce à
sa connaissance de ces objets par le toucher.
La dernière réponse, apportée en 2011 par le
psychologue Richard Held et ses collègues, de
l’Institut de technologie du Massachusetts,
suggère que la réponse est négative, c’est-àdire que le transfert de connaissances entre les
sens n’est pas immédiat.
Les illusions
renseignent sur les sens
Toutefois, ces mêmes auteurs ont montré, qu’après un apprentissage adapté, une
nouvelle modalité sensorielle peut devenir
fonctionnelle. Ces travaux ouvrent des perspectives intéressantes, notamment pour le
développement d’appareils de substitution
sensorielle. Ces outils utilisent une modalité
sensorielle pour accéder à des informations
normalement perçues par une autre modalité. Par exemple, des sujets aveugles peuvent
utiliser un appareil de substitution visuotactile. Ce dernier comprend une caméra, placée sur la tête du sujet, qui enregistre des informations visuelles ; ces données sont traduites
en informations tactiles qui sont ressenties
par une partie du corps du sujet (dos, abdomen, langue, etc.). Après quelques heures
d’entraînement, la personne aveugle est capable d’identifier, grâce aux stimulations tactiles, la forme de certains objets à distance.
En conséquence, étudier les illusions des
sens permet de mieux comprendre comment
chaque sens fonctionne et comment ils interagissent. Mais c’est aussi une façon de découvrir comment l’absence ou la perte d’un sens
peut être plus ou moins palliée par l’exploitation d’une autre modalité sensorielle. I
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Paul Fleet / Shutterstock
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Les illusions visuelles
La perception visuelle du monde dépend de la façon
dont le cerveau interprète chaque scène. Les scientifiques
utilisent les illusions pour comprendre son fonctionnement.
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Les illusions visuelles
Les illusions visuelles
et le cerveau
Les erreurs d’interprétation du système visuel révèlent
aux scientifiques comment fonctionne le cerveau.
Susana MartinezConde et
Stephen Macknik
travaillent
à l’Institut
neurologique
Barrow, à Phoenix,
dans l’Arizona,
aux États-Unis.
’
est un fait des neurosciences :
ce dont nous faisons l’expérience n’est que le fruit de
notre imagination. Nous avons
des sensations qui ne reflètent
pas nécessairement la réalité physique du
monde extérieur. Bien sûr, beaucoup d’expériences de la vie quotidienne sont des stimulus physiques qui envoient des signaux au cerveau. Mais la machinerie neuronale qui
interprète ces informations en provenance des
yeux, oreilles et autres organes sensoriels est
aussi responsable des rêves et des illusions.
Ainsi, le réel et l’imaginaire partagent un socle
commun dans le cerveau. Socrate avait raison :
«Tout ce que je sais, c’est ce que je ne sais rien.»
Pour comprendre comment le cerveau
crée une « impression » de la réalité, les neuroscientifiques étudient notamment les illusions visuelles. Les artistes et les illusionnistes utilisent ce type d’illusions depuis
longtemps, et ont ainsi compris les mécanismes de fonctionnement du système visuel.
C
En Bref
• Les illusions visuelles correspondent à des dissociations entre
la réalité physique et la perception subjective que l’on a des objets.
• Les illusions de contraste, de mouvement, de couleur, de forme
et de volume induisent le cerveau en erreur. Ces erreurs renseignent
sur les mécanismes de la perception visuelle.
8
Ils ont développé différentes techniques
– pour tromper l’œil de l’observateur – bien
avant que les scientifiques étudient les propriétés des neurones. Par exemple, ils arrivent à faire croire au cerveau qu’une structure plate est en trois dimensions, ou que des
coups de pinceau sur une toile représentent
en fait une véritable corbeille de fruits.
Comment fonctionne
le système visuel
Qu’est-ce qu’une illusion visuelle ? C’est
la dissociation entre la réalité physique et la
perception subjective d’un objet ou d’un événement. Ainsi soumis à une illusion visuelle,
nous percevons quelque chose qui n’existe
pas, ou ne voyons pas quelque chose qui est
présent. Grâce à cette rupture entre la perception et la réalité, les illusions visuelles permettent aux scientifiques de comprendre
comment le cerveau échoue à recréer le
monde physique. En conséquence, l’étude de
ces échecs leur indique les différentes étapes
de traitement mises en œuvre par le cerveau
pour reconstruire l’expérience visuelle.
De nombreux facteurs, dont le contraste,
les couleurs, les ombres et les mouvements
des yeux, créent des effets qui influent sur
ce que nous « voyons ». Dans cette série
d’images, nous vous présentons différents
types d’illusions visuelles et nous précisons
ce qu’elles nous apprennent sur la perception visuelle.
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Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka, Ritsumeikan University
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Illusion de mouvement
es motifs statiques provoquent une illusion percepC
tive de mouvement. Cet effet étonnant est accentué
quand vous regardez l’image en vision périphérique ou si
vous bougez les yeux sur l’image.Dans cette illusion,créée
par Akiyoshi Kitaoka, professeur de psychologie à
l’Université Ritsumeikan à Tokyo,les « serpents » donnent
l’impression de tourner,alors que seuls vos yeux bougent !
En revanche,si vous fixez votre regard sur un des points
noirs présents au centre de chaque serpent, le mouvement ralentit, puis s’arrête. C’est la preuve que les mouvements oculaires sont nécessaires pour que cette illusion
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
fonctionne. Les scientifiques ont montré que ces mouvements illusoires activent les mêmes régions cérébrales que
celles impliquées dans la perception d’un mouvement réel.
Quelle est la cause de cette illusion ? Nous savons que
les différences de luminosité sur les bords doivent, d’une
façon ou d’une autre, tromper les neurones détecteurs
de mouvement des circuits visuels et les activer « artificiellement ». En d’autres termes, les configurations particulières de luminance et de contraste piègent le système visuel en lui faisant percevoir du mouvement là où
il n’y en a pas.
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Bibliographie
University Press, 2006.
B. Conway et al.,
Neural basis for
a powerful static
motion illusion,
in Journal
of Neurosciences,
La couleur en contexte
ette illusion, créée par Beau Lotto et Dale Purves, de l’Université
C
Duke aux États-Unis, est un autre exemple qui montre comment le
cerveau perçoit la même couleur de façon distincte selon le contexte.
Le carré central marron sur le haut du cube est de la même couleur
que le carré orange de la face dans l’ombre. Mais ce dernier semble
orange à cause de l’éclairage et des carrés autour qui le rendent plus
clair que le carré marron.
vol. 25,
pp. 5651-5656, 2005.
A. Fraser et al.,
Perception of illusory
movement, in Nature,
vol. 281, pp. 565-566,
1979.
Beau Lotto et Dale Purves, Duke University
A. Gilchrist et al.,
Seeing black
and white, Oxford
Les figures ambiguës
Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka
oyez-vous dans ce bouquet de violettes les profils
V
de Napoléon Bonaparte (en haut à droite), de MarieLouise d’Autriche (en haut à gauche) et de leur fils (au
10
milieu) ? Les troupes de Napoléon, admiratives, avaient
nommé Bonaparte « Petit Caporal », car il avait réussi
à vaincre quatre armées plus grandes que la sienne lors
de sa première campagne.
Des années plus tard, Bonaparte, alors banni sur l’île
d’Elbe, avait confié à ses amis qu’il reviendrait avec les
violettes ; il avait ainsi gagné le surnom de « Caporal la
Violette, la petite fleur qui revient au printemps». Quand
il rentra effectivement en France, les femmes le soutenant se rassemblèrent pour vendre des violettes. Elles
demandaient aux passants : «Aimez-vous les violettes ? »
Si la personne répondait « oui », cela signifiait qu’elle
n’était pas confédérée ; si elle répondait « eh bien », elle
adhérait à la cause napoléonienne. Les soutiens de
Napoléon distribuèrent alors à tous des reproductions
de cette gravure Caporal la Violette réalisée par JeanDominique Étienne Cannu de 1815.
Dans des illusions ambiguës comme celle-ci, le cerveau interprète la même image de deux façons différentes, ces deux interprétations s’excluant mutuellement.
En d’autres termes, vous pouvez voir une des deux images, mais pas les deux en même temps.
Ces figures ambiguës permettent de dissocier la perception subjective du monde physique. L’objet ne change
jamais,mais votre perception alterne entre deux interprétations possibles. C’est pour cette raison que de nombreux scientifiques étudiant les corrélats neuronaux de la
conscience utilisent les illusions ambiguës.
Les illusions – © Cerveau & Psycho
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Avec l’aimable autorisation d’Akiyoshi Kitaoka
Richard Gregory
Richard Gregory
Distorsion de formes
visuelle de la première photographie, nommée
Lrieur’illusion
illusion du mur du café, a été découverte sur l’extéd’un restaurant par Steve Simpson, du Laboratoire
de psychologie de Richard Gregory à Bristol en Angleterre.
Il a remarqué que les lignes de mortier parallèles entre
les carreaux verts et blancs sur le mur semblent penchées,
alors qu’elles sont droites. Les scientifiques utilisent une
version simplifiée en noir et blanc de cette illusion (voir
l’image au centre) pour montrer comment des objets ou
des motifs peuvent prendre des formes distinctes de leur
forme réelle. Cette illusion fonctionne quand les carreaux
noirs et blancs sont décalés et quand chaque carreau est
entouré d’une bordure de mortier gris. En effet, des neu-
rones distincts réagissent aux différentes teintes, de sorte
que le mortier a l’air plus clair à côté des carreaux sombres et plus foncé près des carreaux clairs. Et le cerveau
interprète ce contraste comme une ligne irrégulière.
Ces distorsions de formes sont dues à l’interaction de
la forme réelle de l’objet avec la forme des objets environnants (l’interprétation dépend à nouveau du
contexte). Dans l’illusion créée par Kitaoka, une partie
circulaire d’un « sol » de carreaux blancs et noirs semble bombée, alors que l’image ne contient que des carrés de taille égale (voir l’image de droite). C’est la disposition des petits carrés noirs et blancs qui trompe le
cerveau et créew cette distorsion de forme.
Les illusions de contraste
ans cette illusion, créée par Edward Adelson, de l’Institut de technologie
D
du Massachusetts aux États-Unis, les carrés et ont la même couleur :
gris. Si vous en doutez, découpez les deux carrés et placez-les côte
à côte ! Ce piège visuel résulte du fait que le cerveau ne perçoit
pas directement les couleurs et la luminosité des objets, mais
les compare à celles des éléments qui les entourent.
Ici, le carré A a l’air plus foncé, car il est entouré
de carreaux clairs, et le carré B semble plus clair,
car il est proche de carreaux foncés.
Prenons un autre exemple : quand vous lisez
du texte imprimé sur une feuille avec une lumière
intérieure, la quantité de lumière reflétée
par l’espace blanc sur la feuille est inférieure
à celle qui serait renvoyée par les caractères
noirs en lumière extérieure. Mais votre
cerveau ne considère pas les niveaux de gris
réels. En revanche, il interprète les lettres comme
étant noires, quelles que soient les conditions d’éclairage,
parce qu’elles sont plus sombres que le reste de la feuille.
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
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Les illusions 3D
Réunion des Musées Nationaux /Art Resource, NY
artistes reproduisent au mieux la réalité. Pour ce faire, ils
Lde esdonnent
une impression de volume et de distance en utilisant
façon intuitive la perspective, la couleur, l’éclairage et les
ombres. Ainsi, l’œuvre d’art sur une toile est parfois difficile à distinguer du modèle qui est en volume.
Ces images paraissent surgir du cadre. Dans Les Attributs du
Peintre, une œuvre du XVIIe siècle de Cornelius Gysbrechts, une
peinture semble s’enrouler hors du chevalet de l’artiste (voir
ci-contre).
En outre, la coupole de l’église Saint-Ignace de Loyola, à Rome,
est un splendide exemple d’illusion baroque (voir ci-dessous).
L’architecte de l’église, Orazio Grassi, avait prévu de construire
une coupole, mais il mourut avant que l’église ne soit terminée.
Trente ans plus tard, en 1685, l’artiste jésuite Andrea Pozzo pei-
gnit un faux dôme sur le plafond au-dessus de l’autel. Pozzo était
déjà considéré comme un maître dans l’art de la perspective, mais
il se surpassa. Encore aujourd’hui, de nombreux visiteurs de SaintIgnace sont stupéfaits quand ils réalisent que sa magnifique coupole n’est qu’une illusion.
Les architectes réalisèrent aussi qu’ils pouvaient manipuler la réalité en déformant les indices de perspective et de profondeur pour
créer des structures défiant la perception. Avez-vous besoin d’une
grande pièce dans un petit espace ? Pas de problème. C’est ce que
fit Francesco Borromini au Palazzo Spada, un palais de Rome (voir
ci-contre). Borromini créa ce spectaculaire trompe-l’œil d’une galerie de 37 mètres de long sur un espace qui n’est que de 8,5 mètres !
Il y a même une sculpture de taille humaine au fond de la galerie...
En fait, la sculpture ne fait que 60 centimètres de haut.
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Les illusions – © Cerveau & Psycho
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Tous les numéros disponibles
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Vaincre son anxiété no 10 (mai 12)
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Les illusions visuelles
Les ambiguïtés
de la perception visuelle
Le cerveau interprète le monde environnant
avec une remarquable précision malgré les ambiguïtés
auxquelles fait face le système visuel. Les illusions
trompent le cerveau et révèlent comment il fonctionne.
Pascal Mamassian
est chercheur CNRS
au Laboratoire
Psychologie
de la perception
à l’Université Paris
Descartes.
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l n’y a pas dans le cerveau de régions spécifiquement responsables des illusions
visuelles. Ces dernières font partie de
la perception visuelle, traitée par le système visuel constitué de diverses structures cérébrales, de l’œil jusqu’aux aires corticales supérieures (voir l’encadré page 17).
Les illusions existent parce que toute perception est ambiguë. Chaque photon détecté
par les récepteurs de la rétine peut provenir
d’une multitude de sources lumineuses plus
ou moins intenses et plus ou moins proches.
Chaque couleur réfléchie par un objet peut
résulter d’une infinité de combinaisons de
teintes de l’objet et de couleurs de la lumière.
Comment savons-nous que notre perception est correcte ? En un mot, ce que nous
voyons, ce que notre cerveau nous indique
comme étant la réalité, est-ce effectivement
la réalité ? Comment savons-nous que ce
que nous pensons être une chaise rouge est
identique à ce que notre voisin pense également être une chaise rouge ? La réponse est
aussi simple que déstabilisante : nous l’ignorons ! Pourtant, être victime d’une illusion
visuelle semble l’exception plutôt que la règle.
I
Comment le système visuel déjoue-t-il les
pièges ? Comment, en cas de doute, choisitil la « bonne » réponse ? Et pourquoi lui arrive-t-il de se tromper ? Pour répondre à ces
questions, voyons les ambiguïtés auxquelles
fait face le système visuel et ce que cela nous
apprend sur son fonctionnement.
Des illusions visuelles
tous les jours
Commençons par un effet dû à la résolution limitée de l’œil. La rétine humaine est
composée de photorécepteurs, qui captent
les photons de la lumière et transmettent
des informations nerveuses aux différentes
structures du système visuel. Les photorécepteurs sont nombreux et concentrés au
centre de la rétine, nommé fovéa. En revanche, ils sont répartis de façon de plus en
plus éparse vers la périphérie de la rétine.
Ainsi, n’importe quelle scène visuelle
devrait être nette au centre et floue en périphérie. Or quand on regarde une scène, on la
perçoit nette partout. L’impression que l’on a
d’une vision uniformément nette est peut-être
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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SVLuma / Shutterstock.com
1. Ces deux traces
dans le sable sont identiques ;
il suffit de tourner la page
à 180 degrés pour s’en rendre
compte. Pourtant, on a l’impression
que l’une est en relief et l’autre
en creux. Cette illusion repose
sur une hypothèse : le système
visuel considère que la lumière
vient d’en haut, et que les parties
sombres sont des ombres.
Cela permet d’interpréter
l’image en trois dimensions.
l’illusion visuelle la plus surprenante ! Pour le
vérifier, modifions les bords d’une image en
prenant garde de préserver certaines informations tels le contraste et la résolution (voir la
figure 2). On obtient alors une paire d’images
dites métamères : l’une uniformément nette
et l’autre dont les bords sont déformés. Et
pourtant, quand on fixe le centre de l’image,
on ne peut pas distinguer l’image d’origine et
l’image modifiée. Ainsi, la netteté uniforme
du champ visuel est illusoire.
Mais la perte de résolution en périphérie
du champ visuel provoque des phénomènes
gênants. Par exemple, un effet de camouflage
visuel empêche de percevoir un objet qui
devrait être visible. C’est le cas dans le phénomène dit d’encombrement (voir la figure 3) :
un symbole isolé est visible en périphérie du
champ visuel, alors qu’il ne l’est plus quand il
est entouré de deux objets ou signes similaires.
Cet objet est camouflé, et devient invisible,
du fait de son assimilation avec les objets qui
l’entourent. La faible résolution du champ
visuel périphérique n’est pas seule responsable
de ce phénomène, car quand l’objet est isolé
(à la même distance dans le champ périphé-
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
3-illus_cerv_mamasian-.indd 15
rique), on le voit parfaitement. Il s’agit donc
d’un effet de contexte.
Le contexte joue en effet un rôle primordial
dans la perception. Dans le phénomène d’encombrement, le contexte est spatial : les objets
autour du symbole à identifier perturbent la
perception. Mais le contexte peut aussi être
temporel. Quand on regarde une image colorée plusieurs secondes, notre système visuel
s’adapte à cette couleur, par exemple rouge.
De sorte que si l’on regarde ensuite une feuille
blanche, on perçoit la couleur complémentaire du rouge, à savoir une teinte verdâtre.
Cet effet d’adaptation est localisé spatialement : si l’image rouge est située en bas à
En bref
• Le système visuel est d’une impressionnante efficacité.
• Il fait en permanence des hypothèses et des déductions
pour créer des images stables et correctes du monde.
• Parfois, il se trompe, car l’hypothèse retenue est incorrecte.
• Comprendre ces erreurs d’aiguillage permet aux scientifiques
de préciser comment fonctionne le système visuel.
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J. Freeman
2. Vous ne pouvez pas distinguer ces deux images
si vous fixez la croix blanche au centre. Pourtant, l’image de droite est
déformée sur les bords. Le cerveau donne moins d’importance à la vision
dans le champ périphérique, créant ainsi l’illusion que tout est net !
La rétine et le cortex
traitent la couleur
Cependant, cette adaptation à la couleur ne
se limite pas aux propriétés de la rétine. Par
exemple, si après l’adaptation à des formes colorées, on regarde une feuille où sont dessinés
les contours de certaines de ces formes, l’effet
coloré est beaucoup plus fort dans les formes
qu’en dehors (voir la figure 4). Or on sait que
les contours des objets sont traités par le cortex
et non par la rétine ou par toute autre structure sous-corticale. Le cortex participe donc
aux phénomènes d’adaptation à la couleur.
Ainsi, la couleur perçue d’un objet dépend
de ses bords, de sorte qu’elle est en partie
traitée au niveau cortical. Cette constatation
s’applique à d’autres propriétés complexes de
la couleur, tel le fait qu’une surface est plus
ou moins brillante. Prenez une bouche avec
un rouge à lèvre brillant et une autre avec un
rouge à lèvre mat (voir la figure 5). En fait,
on a obtenu la seconde image à partir de la
première avec une légère modification : on a
juste flouté les deux points les plus lumineux
des lèvres brillantes. Ces deux changements
très localisés modifient la perception de la
brillance de l’ensemble des lèvres jusqu’à
leurs bords, et pas seulement là où la modification est faite. Cela prouve que les régions
corticales supérieures « déduisent » l’aspect
de l’objet entier et lui appliquent cette propriété jusqu’à ses bords, de sorte que l’on
perçoit une image plausible, ici entièrement
mate à cause des deux régions floutées.
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Les illusions - © Cerveau & Psycho
P. Mamassian
P. Mamassian
3. Si vous fixez la croix centrale sur chaque ligne, vous voyez
bien le symbole à gauche. En revanche, vous ne pouvez pas identifier
le même symbole s’il est entouré – à droite – d’autres objets
similaires. Et ce, bien que tous les objets soient de même taille,
de même intensité et à la même distance de la croix de fixation.
Le « contexte » d’un objet perturbe la perception.
droite du champ visuel, alors la teinte verdâtre est perçue uniquement à cet endroit.
On parle de propriété « rétinotopique », car
le phénomène se déplace quand on bouge
les yeux ou tourne la tête. À l’inverse, une
propriété « spatiotopique » est ancrée dans
le monde et ne dépend pas de la position des
yeux. Un phénomène rétinotopique suggère un mécanisme de perception dit de bas
niveau : l’information visuelle est déterminée au niveau de la rétine ou des premiers
étages de la perception visuelle, avant que les
régions corticales supérieures ne réalisent
une analyse plus approfondie. La propriété
rétinotopique mise en évidence dans le cas
de l’adaptation à la couleur confirme ce que
l’on savait déjà de certains neurones de la
rétine, en particulier les cellules ganglionnaires, qui codent la couleur par contraste,
par exemple rouge/vert ou bleu/jaune.
4. Regardez l’image de gauche en fixant la croix au centre
pendant une vingtaine de secondes. Puis regardez le centre de l’image
à droite. Après quelques secondes, vous verrez les couleurs
complémentaires apparaître dans les contours, et même
entre les dessins, mais de façon moins intense.
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L’observateur peut aussi influer sur la perception de la couleur. Prenons un carré et
un disque qui peuvent être vus comme deux
surfaces transparentes se recouvrant partiellement (voir la figure 6). Quelle surface est perçue devant l’autre ? Peu importe, car la transparence et la couleur des deux surfaces sont
identiques. Mais dès qu’une figure est perçue
devant l’autre, elle semble plus sombre.
5. Ces lèvres brillantes et mates sont
presque identiques : seuls les deux points
les plus lumineux des lèvres en haut ont été
floutés pour obtenir l’image en bas !
Réaliser des déductions
P. Mamassian
Il n’est pas nécessaire de regarder une surface pour qu’elle devienne plus sombre. On
peut par exemple fixer une des deux intersections des contours du carré et du disque,
et volontairement faire passer l’un des deux
objets au premier plan : il devient immédiatement plus sombre. La perception de la
Le système visuel
e système visuel de l’homme
Lcérébrales
comprend l’œil, des structures
internes dites souscorticales, tel le corps genouillé
latéral, et une partie importante
du cortex située surtout dans le
lobe occipital, à l’arrière de la tête.
L’œil contient non seulement les
photorécepteurs – qui captent les
photons –, mais aussi une multi-
tude d’autres neurones telles les
cellules ganglionnaires dont les
axones quittant l’œil forment le
nerf optique.
L’information produite par l’œil
arrive au corps genouillé latéral,
puis au cortex dans l’aire visuelle
primaire (V1). Cette information
visuelle diffuse vers d’autres aires
visuelles du cortex selon une cer-
Lobe frontal
taine hiérarchie (V2, V3, V4) avant
d’être transmise en même temps
au cortex temporal et au cortex
pariétal. Quelques régions corticales ont des neurones particulièrement sensibles à une propriété
visuelle ; par exemple, l’aire V5/MT
intervient dans le mouvement, et
le cortex inféro-temporal dans la
forme des objets.
Lobe pariétal
Lobe occipital
Corps genouillé latéral
V3/A
V5/MT
Œil
Subdivisions
fonctionnelles
du cortex visuel
V3
V2
Lobe temporal
V1
Raphael Queruel
V4
Nerf optique
Cortex inféro-temporal
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V3/VP
Cervelet
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P. Mamassian
6. Quand le carré est perçu en transparence devant le disque,
il semble plus sombre. Et inversement. Pourtant, les deux formes
ont la même couleur et la même brillance. Tout dépend
de l’attention qu’on leur porte !
brillance d’un objet dépend donc de l’attention qu’on lui porte ; cela suggère un traitement cérébral supérieur qui influe sur des
propriétés visuelles élémentaires telles que
l’intensité lumineuse d’une image.
La couleur des objets n’est qu’une des
propriétés du monde que le système visuel
tente d’analyser et « d’inférer », c’est-à-dire
de déduire des indices perçus. Une autre
caractéristique importante est leur forme
tridimensionnelle. Plusieurs indices dans les
images permettent de percevoir une forme,
en particulier les petites différences entre
les images vues par l’œil gauche et celles
vues par l’œil droit ; ces décalages nous permettent d’avoir une vision stéréoscopique.
Les ombres dans le cerveau
On estime que cinq à dix pour cent de la
population occidentale n’ont pas de vision
stéréoscopique. Mais la plupart de ces personnes n’en ont pas conscience, jusqu’à ce
qu’on le leur prouve, par exemple en leur
projetant un film en 3d qu’elles sont incapables de voir correctement. Heureusement
pour ces individus, le monde ne leur apparaît pas forcément plat, car d’autres indices
visuels compensent cette lacune.
En effet, d’autres sources d’informations
tridimensionnelles existent ; ce sont par
exemple les ombres que crée l’occlusion de
la lumière par un objet. La position d’une
ombre par rapport à l’objet qui en est la
cause est un indice tridimensionnel important (voir la figure 7). Cependant, pour que
18
3-illus_cerv_mamasian-.indd 18
le système visuel utilise cet indice, il doit
connaître la direction de la lumière. Sans
cette donnée, l’indice d’ombre reste ambigu.
Prenons par exemple deux traces de pas
dans le sable, l’une semblant en relief, l’autre
en creux (voir la figure 1). En fait, les deux
empreintes sont identiques : il suffit d’en
tourner une de 180 degrés pour obtenir
l’autre. Pour vous en convaincre, tournez la
page, et les traces s’inversent : les parties de
l’image qui apparaissaient en creux prennent
du relief tandis que celles en relief deviennent
creuses. Ce changement de forme lors de la
rotation de l’image repose sur une hypothèse faite par le système visuel : la lumière
vient d’en haut. Quand on tourne l’image, les
parties sombres correspondant aux ombres
changent de position, alors que la lumière
provient toujours d’en haut ; en conséquence,
la seule explication raisonnable – pour le système visuel – est que c’est un changement de
la forme de l’objet qui provoque les nouvelles
positions des ombres.
Comment cette hypothèse d’une source
lumineuse au-dessus est-elle représentée
dans le cerveau ? La façon symbolique que
l’on utilise pour la décrire – la lumière éclaire
les objets par le haut – suppose que c’est une
connaissance de haut niveau qui se met en
place comme un raisonnement expliquant
des phénomènes sensoriels élémentaires.
Cependant, différentes données montrent
que cette hypothèse est en fait représentée
précocement dans le système visuel. D’abord,
7. Cette oratrice semble flotter sur un tapis au-dessus de la plage.
Mais c’est uniquement parce que l’image inclut par hasard l’ombre
d’un drapeau situé derrière le photographe ; cette ombre est prise
par erreur comme l’ombre de la plateforme où se trouve la femme.
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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reprenez les deux objets – en relief et en
creux –, et mettez la tête en bas plutôt que de
tourner la page. La même inversion de forme
est perçue : la lumière serait donc au-dessus
de la tête plutôt qu’au-dessus du « monde ».
En d’autres termes, l’hypothèse sur la position de la lumière est codée de façon rétinotopique (le phénomène bouge avec la position des yeux), plutôt que spatiotopique (ne
dépend pas de la position des yeux). D’autres
études en imagerie cérébrale confirment ce
résultat : des régions corticales situées au début des processus de traitement du système
visuel, telle l’aire v1, participent à l’interprétation de la direction de la lumière, alors que
des aires corticales de haut niveau réalisent
l’analyse visuelle en trois dimensions.
Des connaissances
antérieures utiles
Cet exemple où le système visuel déduit
que la source lumineuse est située au-dessus de la tête explique pourquoi on n’est
pas conscient de l’ambiguïté des images
contenant des ombres. En fait, l’ensemble
des connaissances dont on dispose a priori
nous permet de percevoir le monde de façon
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
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stable. Mais voir un monde stable ne signifie
pas forcément qu’on le voit de façon véridique : en général, les inférences visuelles
que le cerveau réalise sont correctes, mais il
est facile de le tromper.
Parfois, ces connaissances antérieures
ne sont pas suffisantes pour fixer la perception de façon unique, de sorte qu’elle
alterne entre deux interprétations ou plus.
Par exemple, quand on regarde le carré et
le disque superposés pendant plusieurs secondes, notre perception alterne entre le carré devant le disque et le disque devant le carré plusieurs fois par minute. Ces perceptions
bistables sont la preuve que notre système
visuel est perpétuellement en train de chercher l’interprétation du monde la plus plausible à partir des images qui se projettent
sur les rétines. Cette inférence nécessite la
puissance de calcul de plusieurs structures
corticales et sous-corticales dans le cerveau ; les neuroscientifiques commencent
juste à explorer le rôle de chacune de ces
structures dans la perception visuelle. Pour
ce faire, ils cherchent de nouveaux phénomènes qui révèlent le fonctionnement du
système visuel et qui parfois donnent lieu à
d’impressionnantes illusions.
■
Bibliographie
J. Freeman
et E. Simoncelli,
Metamers of the visual
stream, in Nature
Neuroscience, vol. 14,
pp. 1195-1201, 2011.
P. Gerardin et al.,
Prior knowledge
of illumination
for 3D perception
in the human brain,
in PNAS USA, vol. 107,
pp. 16309-16314,
2010.
R. van Lier et al.,
Filling-in afterimage
colors between
the lines, in Current
Biology, vol. 19,
R323-R324, 2009.
P. Tse, Voluntary
attention modulates
the brightness
of overlapping
transparent surfaces,
in Vision Research,
vol. 45, pp. 10951098, 2005.
19
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Les illusions visuelles
Les trompe-l’œil
en trois dimensions
Certaines illusions observables sur diverses œuvres
architecturales nous montrent comment le cerveau
reconstruit le monde en trois dimensions.
Stephen Macknik
et Susana
Martinez-Conde
travaillent
à l’Institut
neurologique
Barrow de Phoenix,
dans l’Arizona,
aux États-Unis.
20
ien qu’elles semblent précises et
réelles, nos sensations ne reproduisent pas nécessairement la
réalité physique du monde.
C’est un fait représenté par les
artistes : la réalité n’est accessible que sous
une forme subjective, dépend de notre perception et varie d’un individu à l’autre. Les
illusions représentent l’un des outils importants que les neuroscientifiques utilisent
pour comprendre comment le cerveau
donne un sens au monde réel.
Les illusions sont définies par la dissociation entre la réalité physique et la perception
subjective d’un objet ou d’un événement. Une
illusion visuelle nous permet donc de préciser les processus de traitement qu’utilise le cerveau pour construire l’expérience visuelle.
Longtemps avant que les scientifiques n’étudient les neurones, les artistes avaient conçu
un ensemble de techniques pour « tromper »
le cerveau. Appliquées à l’architecture, leurs
illusions visuelles ne cessent de nous étonner.
Pline l’Ancien, dans son Histoire Naturelle,
raconte la compétition légendaire entre deux
peintres célèbres de la Grèce antique : Zeuxis
et Parrhasios. Chacun avait apporté une peinture recouverte d’un tissu. Zeuxis enleva le
voile : il avait réalisé une peinture si réaliste
de grappes de raisins que les oiseaux arrivè-
B
rent du ciel pour les picorer. Convaincu de sa
victoire, Zeuxis essaya de dévoiler la peinture
de Parrhasios pour confirmer sa supériorité.
Mais il perdit, car le voile qu’il essayait d’ôter
était la peinture de Parrhasios elle-même. La
légende signifie que les peintres peuvent transmettre une parfaite illusion de la réalité, des
volumes ou de la distance en utilisant la perspective, la couleur, la lumière et les ombres.
Les peintres préhistoriques utilisaient déjà
des astuces pour que leurs œuvres paraissent
plus vraies. Par exemple, le bison de la grotte
d’Altamira, à Santillana del Mar en Espagne,
est peint en profitant des formes du rocher,
pour renforcer l’impression de volume.
Tromper l’œil
Ces techniques atteignent leur perfection
dans le trompe-l’œil, l’une des formes les
plus élaborées d’illusion artistique. Ce style
de réalisme photographique est apparu à la
Renaissance et s’est épanoui au XVIIe siècle
aux Pays-Bas.
La tour de Pise est un exemple architectural intéressant pour mieux comprendre le
fonctionnement du cerveau. Dans l’illusion
dite de la tour penchée, proposée en 2007 par
Frederick Kingdom, Ali Yoonessi et Elena
Gheorghiu, de l’Université McGill à Montréal,
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Robbie Hayton
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lorsque deux images identiques du même
objet penché et fuyant sont placées côte à côte,
les deux objets semblent inclinés selon deux
angles différents (voir la figure ci-dessus).
3D à partir de 2D
Cette illusion révèle comment le système
visuel utilise la perspective pour permettre la
reconstruction des objets tridimensionnels.
Nous parlons de « reconstruction », parce que
le système visuel n’a pas d’accès direct à l’information tridimensionnelle de l’environnement. Notre perception de la profondeur
résulte de processus de calculs neuronaux
reposant sur plusieurs règles : la perspective
(les lignes parallèles semblent converger au
loin), la stéréopsie (l’œil droit et le gauche
reçoivent des images du même objet décalées
selon un axe horizontal, ce qui permet la perception de la profondeur), l’occlusion (les
objets proches cachent les objets plus éloignés),
le clair-obscur (la variation de contraste d’un
objet selon la position de la source lumineuse),
et le sfumato (l’impression de profondeur
vaporeuse créée par l’interaction d’éléments
situés sur des plans différents, un terme tiré
d’une technique de la Renaissance).
L’illusion de la tour penchée montre que
le cerveau utilise aussi l’angle de convergence
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
de deux objets inclinés dont le point de fuite
se situe vers le fond pour calculer l’angle
relatif que font ces deux objets. Elle ne se
produit plus quand on regarde deux personnages penchés sur le côté, mais pas vers l’arrière. En effet, puisqu’ils ne semblent pas être
inclinés, le cerveau ne s’attend pas à ce qu’ils
convergent dans le lointain. Ce phénomène
montre que le cerveau n’utilise sa boîte à
outils de perception de la profondeur que
dans les situations où des lignes semblent
converger vers l’arrière-plan.
Ainsi, notre cerveau crée l’illusion de la profondeur à partir des informations provenant
de la rétine. Les illusions visuelles nous montrent que la couleur, la luminosité et la forme
n’existent pas dans l’absolu, mais qu’elles sont
des expériences subjectives, relatives, c’est-àdire appréciées différemment par des personnes distinctes ou selon la position de l’observateur. Si nous ressentons qu’une table est
rouge et sa surface lisse, cela résulte de l’activité électrique des neurones et non d’un enregistrement passif de stimulus environnementaux. La table existe bien, mais ce que nous en
percevons dépend de nos capacités cérébrales
et de déterminants externes à l’objet, tels que
la distance qui nous en sépare, la luminosité
ou des facteurs socioculturels. Cette subjectiI
vité est vraie pour toute perception.
Bibliographie
S. Macknik et
S. Martinez-Conde,
Consciousness :
Neurophysiology
of visual awareness in,
in Encyclopaedia
of Neuroscience, vol. 3,
pp. 105-116, 2009.
A. Cole,
La perspective :
profondeur et illusion,
Gallimard, Les yeux
de la découverte, 2003.
J. Ninio, La science
des illusions, Odile
Jacob, 1998.
21
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Les illusions visuelles
La perception
des
interdites
En théorie, il est impossible de percevoir du vert rougeâtre
et du bleu jaunâtre, mélanges de couleurs opposées.
Certaines expériences permettent pourtant d‘y parvenir.
Vincent Billock
et Brian Tsou
sont biophysiciens
à la base WrightPatterson de l’armée
de l’air (U.S. Air Force),
dans l’Ohio,
aux États-Unis.
22
vez-vous déjà vu du jaune
bleuâtre ? Non, nous ne pensons ni à un vert bleuté ni à
un vert-jaune, mais bien à une
teinte qui serait jaune et bleue
à la fois. Et un vert rougeâtre ? Là encore, il
ne s’agit ni d’un brun boueux qui pourrait
être obtenu en mélangeant différentes couleurs, ni d’un jaune issu d’un rouge mélangé
à du vert clair, ni d’une texture pointilliste où
points rouges et points verts seraient mêlés,
mais bien d’une seule couleur, rougeâtre et
verdâtre en même temps, au même endroit.
En réalité, il est peu probable que vous y soyez
parvenu : aucun vert (ni aucune autre teinte)
ne paraît à la fois bleuâtre et jaunâtre ; de
même, il n’existe pas de rouge verdâtre.
Pourtant, nous avons trouvé comment,
dans des conditions particulières, percevoir
ces couleurs interdites. Ce phénomène visuel
précise la notion d’opposition des couleurs
proposée en 1872 par le physiologiste prussien Ewald Hering. Ce dernier suggéra que la
vision des couleurs reposait sur une opposition entre le rouge et le vert, le jaune et le bleu,
quatre couleurs fondamentales (auxquelles il
ajoutait le blanc et le noir). Autrement dit, en
chaque point du champ visuel, le rouge et le
vert, d’une part, le jaune et le bleu, d’autre
part, s’opposent : la perception de la couleur
rouge en un point empêche la perception de
A
la couleur verte à cet endroit, et vice versa. De
même pour le jaune et le bleu.
Ce principe d’opposition est également à
l’œuvre quand on fléchit l’avant-bras : le triceps se relâche et le biceps se contracte ; muscles antagonistes, le biceps et le triceps agissent
en opposition. On ne peut contracter en même
temps ces deux muscles. La vision des couleurs
repose sur ce même phénomène d’opposition.
Ainsi, selon la théorie d’Hering, les nuances
de la vision sont produites par la combinaison du rouge et du jaune, du rouge et du bleu,
du vert et du jaune, ou du vert et du bleu.
Effectivement, nous percevons le vert bleu (le
turquoise ou cyan), le rouge jaune (l’orange),
le rouge bleu (le violet) et le vert jaune, mais
pas ni du rouge verdâtre, ni du vert rougeâtre,
ni du bleu jaunâtre, ni du jaune bleuâtre.
L’opposition des couleurs
Cette théorie de l’opposition des couleurs a
été critiquée, mais reste intéressante. Diverses
recherches semblent montrer que l’opposition
des couleurs naît dès la rétine et le mésencéphale, la première région cérébrale impliquée
dans la vision. Les signaux bruts correspondant
aux couleurs sont produits par les cônes, un
type de photorécepteurs situés dans la rétine.
Il existe trois types de cônes, chacun étant
pourvu d’un pigment sensible à une bande de
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longueurs d’onde différente, de sorte que les
cônes détectent la lumière selon trois bandes
de longueurs d’onde qui se chevauchent et sont
centrées sur le bleu, le vert et le rouge.
D’autres cellules rétiniennes traitent les
signaux émis par ces trois types de cônes, ce qui
produit les signaux correspondant aux quatre
couleurs primaires – le rouge, le vert, le jaune
et le bleu. Mais tout se passe comme si le système nerveux était constitué de seulement deux
types de canaux de perception des couleurs :
un canal « rouge moins vert » où les signaux
positifs représentent différents niveaux de
rouge, les signaux négatifs représentent différents niveaux de vert et les signaux nuls ni l’un
ni l’autre ; et un canal « jaune moins bleu » fonctionnant sur le même principe (voir l’encadré
ci-dessous). Cette organisation est conforme à
l’opposition des couleurs d’Hering.
En 1983, Hewitt Crane et Thomas Piantanida, de la Société SRI International, un institut de recherche situé à Menlo Park, en
Californie, ont déjoué les règles de la perception qui interdisent du rouge vert ou du jaune
bleu. Ils ont demandé à des sujets de regarder
une bande rouge et une bande verte accolées,
ou une bande jaune et une bande bleue acco-
Page 23
En Bref
• Le rouge et le vert sont des couleurs dites opposées : on ne peut
généralement percevoir du rouge et du vert comme une seule
couleur, le rouge-vert. Il en est de même pour le jaune et le bleu.
• Mais si l’on parvient à court-circuiter une étape du fonctionnement
du cerveau par des procédures expérimentales, les couleurs
interdites peuvent devenir visibles.
lées. Un dispositif suivait la direction des yeux
des sujets, et déplaçait des miroirs de sorte que
les champs de couleur restaient immobiles sur
la rétine des sujets malgré les saccades incessantes de leurs yeux. Ainsi, l’image était stabilisée. Les sujets ont rapporté voir les couleurs
se fragmenter en morceaux qui apparaissaient,
disparaissaient, puis réapparaissaient. Ils ont
surtout constaté que la frontière entre les bandes colorées disparaissait au bout de quelques
instants, et que les couleurs se mélangeaient
au niveau de la frontière dissoute. Certains
voyaient du vert rougeâtre ou le bleu jaunâtre
interdits. D’autres voyaient un scintillement
bleu sur un fond jaune.
Ces résultats étonnants furent négligés pour
plusieurs raisons. D’abord, ils étaient quelque
Qu’est-ce que l’opposition de couleurs ?
d’une part, le jaune et le bleu, d’autre
part. La perception de l’une des couleurs d’une paire,par exemple le jaune,
n’importe où dans le champ visuel
empêche la perception de la couleur
opposée (le bleu) au même endroit et
en même temps.Ainsi, bien que l’on
puisse voir des combinaisons d’autres
couleurs – tel le violet, mélange de
rouge et de bleu –, on ne peut en
général pas percevoir de bleu jaunâtre ni de vert rougeâtre. Le système
visuel semble utiliser deux canaux
pour les informations concernant la
couleur (ci-contre) : un canal « jaune
moins bleu », capable de signaler le
jaune ou le bleu, mais pas les deux en
même temps et au même endroit, et
un canal « rouge moins vert » fonctionnant sur le même principe.
Réponse
positive
(rouge
et jaune)
Canal jaune-bleu
Canal rouge-vert
Pas de
réponse
Réponse
négative
(bleu et vert)
La couleur visible
ci-dessous (ici le violet
sur le spectre) résulte
de la combinaison
des réponses des deux
canaux « rouge
et vert » (en haut) et
« jaune-bleu » (en bas).
Le rouge et le vert
s’annulent,
ce qui autorise
la perception du
jaune pur transmis
par l’autre canal.
Jen Christiansen
des couleurs semble repoLditesaservision
sur deux paires de couleurs
opposées : le rouge et le vert,
Spectre
visible
400
600
500
450
550
Longueurs d’onde (en nanomètres)
650
700
La façon dont les deux canaux de couleur du système visuel répondent
à la lumière explique l’apparence du spectre visible, par exemple pourquoi la lumière
violette a l’air bleu rougeâtre, et pourquoi la lumière jaune n’est pas un vert rougeâtre.
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peu incohérents : certains sujets percevaient
une illusion visuelle et non les couleurs interdites. De surcroît, ces couleurs étaient difficiles à décrire. H. Crane et T. Piantanida essayèrent de résoudre ce problème en demandant
à des artistes de raconter comment ils les percevaient : sans succès. Ensuite, il était difficile
de reproduire l’expérience, car le dispositif
Nous sommes désormais capables de voir
du jaune bleuâtre et du vert rougeâtre.
suivant les mouvements des yeux était onéreux et peu pratique à utiliser. Enfin, les chercheurs n’avaient pas de théorie à proposer
pour interpréter leurs résultats. Ce fut vraisemblablement le principal écueil.
Bibliographie
V. Billock
et B. Tsou,
Neural interactions
between flickerinduced self-organized
visual hallucinations
and physical stimuli,
in PNAS, vol. 104,
pp. 8490-8495,
2007.
V. Billock
et B. Tsou,
What do catastrophic
visual binding failures
look like ?, in Trends
in Neurosciences,
vol. 27, pp. 84-89,
2004.
V. Billock et al.,
Perception
of forbidden colors
in retinally stabilized
equiluminant images :
an indication
of softwired cortical
color opponency ?,
in Journal of the Optical
Society of America A,
vol. 18, pp. 23982403, 2001.
H. Crane
et T. Piantanida,
On seeing reddish
green and yellowish
blue, in Science,
vol. 221,
pp. 1078-1080, 1983.
24
Court-circuiter
le système visuel
Les deux chercheurs devinèrent que leur
procédure avait court-circuité la partie du système visuel responsable de l’opposition des
couleurs et activé un mécanisme de « remplissage » perceptif : quand on oblige deux bandes de couleurs opposées à coexister sur la
rétine, le système visuel remplit la zone frontière de ces couleurs interdites.
En 2001, nous avons proposé une nouvelle
explication de ces observations. Nous savions
qu’en plus de la stabilisation des images, une
autre condition expérimentale fait disparaître la frontière entre des plages adjacentes de
couleurs opposées : lorsque les deux plages
ont la même luminance. Cette caractéristique
mesure l’intensité lumineuse par unité de surface. Elle peut se définir approximativement
comme la brillance perçue. Pour un observateur, si les deux couleurs ont la même luminance, le fait de les présenter rapidement en
alternance ne produit quasiment pas de sensation de clignotement entre les deux teintes.
Par ailleurs, quand des sujets observent fixement deux champs adjacents dont les couleurs
ont la même luminance, ils voient la frontière
entre les deux couleurs s’affaiblir, puis disparaître. Les couleurs se fondent l’une dans l’autre, sauf dans le cas des paires rouge-vert et
jaune-bleu. Cet effacement est particulièrement net lorsque les mouvements des yeux de
l’observateur sont réduits au maximum.
Puisque l’égalité des luminances et la stabilisation des mouvements des yeux provoquent
l’une et l’autre la fusion des couleurs, nous nous
sommes demandé si ces deux propriétés pourraient se combiner. L’effacement de la frontière
entre couleurs serait-il alors suffisamment puissant pour se produire même avec des couleurs
opposées ? Pour tester cette hypothèse, nous
nous sommes associés à Gerard Gleason, du
Laboratoire américain de recherche de l’armée
de l’air, qui étudie les saccades oculaires.
Nous avons utilisé le dispositif de suivi du
regard mis au point par G. Gleason ainsi que
des systèmes qui maintiennent la tête. Sept
spécialistes de la vision des couleurs, capables
de décrire précisément leurs perceptions, ont
participé à nos expériences.
Comme la perception de la luminance de
différentes couleurs varie d’un individu à
l’autre, nous avons tout d’abord mesuré leurs
réponses au rouge, vert, jaune et bleu. Puis
nous avons présenté à chacun d’eux des bandes adjacentes de rouge et de vert, ou de jaune
et de bleu, ajustées pour que les deux couleurs apparaissent de même luminance, ou,
au contraire, de luminances très différentes.
Franchir
la frontière interdite
Ainsi, la combinaison de la même luminance
et de la stabilisation de l’image grâce au suivi
du regard s’est révélée efficace pour faire franchir la frontière « interdite ». Pour les images
de même luminance, six de nos sept observateurs ont perçu des couleurs interdites : la frontière entre les deux couleurs disparaissait et les
couleurs se mélangeaient (le septième observateur percevait du gris). Parfois, le résultat ressemblait à un gradient de couleurs allant, par
exemple, du rouge au vert, avec toutes les nuances possibles de rouge verdâtre et de vert rougeâtre entre les deux. Parfois, les champs rouge
et vert coïncidaient, comme si une couleur
transparaissait à travers l’autre, mais sans être
atténuée. Souvent, un agréable vert rougeâtre
ou jaune bleuâtre remplissait le champ visuel
(voir l’encadré page ci-contre). Deux sujets
racontèrent qu’ils étaient désormais capables
d’imaginer du vert rougeâtre et du jaune bleuâtre, mais cette faculté ne persista pas.
Nous sommes donc aujourd’hui capables
de répondre à la question que le philosophe
David Hume a posée en 1739 : est-il possible
de percevoir de nouvelles couleurs ? Oui, mais
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Comment voir les couleurs interdites
es conditions expérimentales particulières
D
permettent de percevoir du bleu jaunâtre
et du vert rougeâtre. Ce résultat implique que
Dans les expériences réalisées pour faire
disparaître la barrière des couleurs interdites,
un dispositif suit les mouvements des yeux
des sujets pour maintenir les stimulus colorés
toujours au même endroit sur la rétine.
celles que nous avons mises en évidence sont
composées de couleurs familières.
À la suite de ces observations, nous avons
proposé un modèle de la formation des couleurs interdites dans le cerveau. Nous pensons
que certaines populations de neurones sont en
compétition pour émettre les signaux nerveux : elles ne peuvent pas émettre en même
temps. Tout comme deux espèces animales se
disputent parfois une même niche écologique,
les neurones se disputent le « droit d’émettre ».
Toutefois, les neurones qui « perdent », c’està-dire qui n’émettent pas de signal, sont réduits
au silence, mais ne meurent pas, contrairement
à une espèce animale qui disparaît si une autre
s’approprie les ressources.
Compétition de neurones
Une simulation numérique de cette compétition neuronale reproduit l’opposition des
couleurs : pour chaque longueur d’onde activant le système visuel, les neurones stimulés
par le rouge, ou ceux activés par le vert, peuvent gagner, c’est-à-dire produire un influx nerveux, mais pas les deux populations simultanément ; de même pour les neurones « jaunes »
et « bleus ». Mais si l’on empêche la compétition, par exemple en inhibant les connexions
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
c
b
George Retsek
J. Van Rensbergen, Univ. of Leuven
l’opposition des couleurs n’est pas aussi fortement gravée dans le cerveau qu’on ne le pense
généralement. Apparemment, le mécanisme
d’opposition peut être désactivé.
Lorsque les sujets fixent deux plages de couleurs
opposées (a) et que l’image est immobile sur leur rétine, la frontière
entre les deux plages semble s’évanouir, comme si les couleurs
fusionnaient (b). Lorsqu’un champ est plus lumineux que l’autre,
les mélanges forment par exemple des points bleus sur fond jaune.
Mais pour des nuances de luminance similaire, la plupart des sujets
voient de nouvelles couleurs
a
(des bleus jaunâtres)
normalement impossibles
à percevoir
et, par conséquent,
à représenter ici (c).
entre les populations neuronales « vertes » et
« rouges », ou « bleues » et « jaunes », les teintes précédemment en conflit peuvent coexister, et les couleurs impossibles apparaissent.
Dans notre expérience, lorsque les luminances des champs rouge-vert ou jaune-bleu
différaient suffisamment, les sujets ne percevaient pas les couleurs interdites. En revanche, des textures apparaissaient : par exemple, un scintillement vert sur un fond rouge,
ou des rayures bleues sur un fond jaune, tout
comme H. Crane et T. Piantanida l’avaient
rapporté. Ils avaient sans doute utilisé des
images ayant la même luminance pour certains de leurs sujets et ayant des luminances
différentes pour d’autres.
Ces figures tachetées ou rayées sont étonnantes. Elles ont été étudiées dans d’autres
contextes scientifiques. Par exemple, le mathématicien britannique Alan Turing, pionnier de
l’informatique, a modélisé les motifs nés dans
des mélanges aléatoires de molécules chimiques. Il a ainsi reproduit les taches du léopard
et d’autres phénomènes biologiques, notamment certaines hallucinations visuelles.
De multiples facteurs peuvent déclencher
des hallucinations visuelles aux motifs géométriques : drogues, migraines, crises d’épilepsie
et – notre préféré – un stimulus visuel nommé
25
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champ vide clignotant. Dans les années 1830,
le physicien anglais David Brewster, l’inventeur
du kaléidoscope, a montré que des lumières
clignotantes peuvent aussi déclencher des hallucinations visuelles. Il semble qu’en passant
vite devant une clôture éclairée par le soleil tout
en fermant les yeux, il ait lui-même expérimenté ces illusions et ressenti des flashs d’ombre et de lumière projetés sur ses paupières fermées. On peut percevoir de tels clignotements
si l’on est passager dans une voiture roulant
le long de rangées d’arbres éclairées par le soleil,
et que l’on ferme les yeux ou, mieux encore,
si l’on fixe un ordinateur dont l’écran clignote.
On peut alors tenter de percevoir les illusions
géométriques que cela engendre.
Les illusions géométriques
Il existe plusieurs types d’illusions géométriques produites par des clignotements lumineux : des ailes de moulin à vent, des cercles
concentriques, des spirales, des toiles d’araignée et des nids d’abeilles. En 1979, Jack
Cowan, de l’Université de Chicago, et Bard
Ermentrout avaient remarqué que toutes ces
images déclenchaient l’activation de bandes
de neurones du cortex visuel primaire, une
région cérébrale située à l’arrière du cerveau
et impliquée dans le traitement des informations visuelles. Par exemple, quand une personne regarde des cercles concentriques, des
bandes verticales de neurones sont activées
dans le cortex visuel primaire ; quand elle
regarde les ailes d’un moulin à vent, des bandes horizontales de neurones s’activent.
Ainsi, en faisant l’hypothèse que des neurones du cortex visuel organisés en bandes
sont activés spontanément en réponse aux clignotements, B. Ermentrout et J. Cowan pouvaient expliquer l’origine de nombreuses illusions géométriques. Néanmoins, ces résultats
ne donnaient pas de méthode capable de provoquer une illusion particulière, ce qui permettrait de l’étudier en détail. En effet, les cercles, spirales et autres figures perçues sous
l’effet du clignotement sont à la fois imprévisibles et instables, probablement parce que
chaque flash de lumière clignotante perturbe
l’illusion déclenchée juste avant.
Une technique produisant à volonté une
illusion spécifique serait utile. Pour essayer de
stabiliser les figures déclenchées par le clignotement, nous nous sommes inspirés d’autres
systèmes formant spontanément des motifs de
26
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Pouvez-vous
le voir ? La vision
binoculaire peut
permettre de voir
les couleurs interdites.
Essayez de fixer
ces paires de rectangles
en laissant vos yeux
loucher de sorte
que les aires
rouges et vertes
se superposent ;
sur la figure du bas,
les deux croix
se superposent.
Les couleurs fusionnées
sont en compétition,
formant des taches
instables. Certaines
personnes peuvent
avoir ainsi un aperçu
du vert-rougeâtre
interdit. Cependant,
on obtient de meilleurs
résultats en utilisant
des images de même
luminance et en les
stabilisant sur la rétine.
J. Christiansen/J. Hovis
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Turing. Imaginez, par exemple, une poêle peu
profonde remplie d’huile, chauffée par-dessous
et refroidie par-dessus. Si la différence de température est suffisamment importante, l’huile
chaude qui monte et l’huile froide qui descend
s’auto-organisent en un ensemble de cylindres
orientés horizontalement, qui, vus de dessus,
ressemblent à des rayures. Chaque cylindre
tourne sur son axe – le fluide montant d’un
côté et descendant de l’autre. La figure est stable si les rouleaux adjacents tournent dans des
sens opposés. En général, l’orientation des
cylindres (la direction des « rayures ») est aléatoire au moment où le motif se forme. Mais
si l’on impose en un point l’orientation du flux
ascendant de liquide, le motif évolue pour s’aligner dans cette direction.
Nous nous sommes inspirés de cette expérience et avons voulu voir si en présentant un
motif géométrique à côté d’une zone clignotante, nous stabiliserions l’illusion perçue par
les sujets. Ainsi, nous avons associé des dessins
de cercles et d’ailes de moulin à vent illuminés
de façon stable et une zone vide tout autour
éclairée par une lumière clignotant rapidement
(voir l’encadré page ci-contre). Nous pensions
que les figures stimuleraient des bandes de neurones d’orientations spécifiques dans le cortex
visuel, et que le clignotement périphérique élargirait le motif en y ajoutant de nouvelles bandes parallèles de neurones. Nous nous attendions à ce que les sujets voient les figures
circulaires et les ailes d’un moulin à vent envahissant la zone clignotante environnante.
Oppositions de formes
Mais à notre grande surprise, les sujets ne
voyaient pas du tout cela : les cercles étaient
entourés d’ailes de moulin à vent illusoires
tournant à environ un tour par seconde. Et
autour des ailes de moulin à vent, apparaissaient de pâles cercles concentriques. Nous
avons obtenu des résultats similaires lorsqu’une
zone vide, mais éclairée par une lumière clignotante, était placée au centre des figures.
Dans tous les cas, l’illusion était située dans
l’aire clignotante ; elle ne s’étendait à tout le
dessin que si nous le faisions clignoter de façon
synchrone avec la zone vide.
Ce résultat n’aurait pas dû nous surprendre. Il y a 50 ans, Donald MacKay, du King’s
College de Londres, a montré que lorsqu’une
forme en ailes de moulin à vent est observée
en lumière clignotante, un discret motif en
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Blend Images / Shutterstock.com
Illusions sous contrôle
i vous avez déjà roulé, les yeux fermés, sur une route bordée d’arbres, vous
S
avez peut-être perçu une alternance rapide de lumière et d’obscurité. Ce clignotement provoque souvent des illusions visuelles fugaces comprenant des figures géométriques, tels des cercles concentriques, des spirales ou des ailes de moulin à vent. L’étude des mécanismes cérébraux à l’œuvre dans ces illusions serait
facilitée si les chercheurs pouvaient les stabiliser et contrôler les figures perçues.
a
b
c
d
Cortex gauche
C. Wilson
Réaction
du cerveau
Motif
observé
G. Retsek
De nombreux motifs géométriques
activent des bandes de neurones dans le cortex
visuel primaire. Des motifs en forme d’ailes
de moulin à vent activent des bandes
horizontales de neurones (a). Des cercles
concentriques activent des bandes verticales (c)
et des formes en spirale activent des bandes
Cortex
visuel
inclinées (b et d). On suppose que les illusions
primaire
géométriques se produisent quand
des clignotements stimulent le cortex visuel
primaire. Les activations résultantes s’auto-organiseraient en motifs rayés.
e
f
Pour contrôler l’illusion visuelle
provoquée par des clignotements, les auteurs
ont montré à des sujets de petites figures
noires et fait clignoter la lumière tout autour.
Les sujets ont perçu des cercles
concentriques gris autour d’ailes de moulin
à vent (e), et des ailes de moulin à vent
qui tournaient autour de cercles
concentriques (f). Des illusions similaires
apparaissent quand la zone vide clignotante
est au centre. Les cercles et les ailes
de moulin à vent se comporteraient
comme des figures opposées.
Cortex droit
anneaux concentriques se superpose aux ailes
de moulin à vent, et inversement.
Ces résultats seraient la conséquence d’une
opposition perceptive. Imaginez que vous
voyiez un flash intense de lumière rouge. Une
image rémanente de la couleur opposée (ici
verte) persiste après le flash. Si le système visuel
traite les ailes de moulin à vent et les cercles
comme des formes géométriques opposées, le
motif de MacKay pourrait résulter d’images
géométriques rémanentes qui persistent pendant les instants d’obscurité entre les flashs.
Oppositions perceptives
Ce type d’illusion a un équivalent en couleurs : une zone rouge peut faire paraître verdâtre une zone adjacente grise. Dans des conditions adéquates – tel le système clignotant –,
une figure géométrique fait apparaître la forme
opposée dans la zone vide adjacente. En d’autres termes, l’illusion de MacKay implique une
opposition géométrique séparée dans le temps
(les ailes de moulin à vent et les cercles sont
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
présents à des instants distincts), tandis que
notre effet est une opposition géométrique
séparée dans l’espace (les ailes et les cercles
apparaissent dans des zones adjacentes).
Les couleurs interdites et ces illusions géométriques précisent la nature de l’opposition
perceptive. Les couleurs interdites révèlent que
l’opposition des couleurs n’est pas aussi rigide
que le pensaient les psychologues. Et notre
modèle de compétition permet de mieux comprendre comment le cerveau traite ces couleurs.
Quant aux expériences qui stabilisent les illusions géométriques, elles révèlent des similitudes avec les phénomènes impliquant les couleurs. La nature neuronale des oppositions
géométriques est de ce point de vue intéressante. Les motifs opposés laissent penser que
des bandes perpendiculaires de neurones sont
activées dans le cortex visuel. Cette caractéristique pourrait-elle être un indice de la façon
dont le câblage neuronal produit les oppositions ? En trouvant de nouveaux moyens d’étudier et de piéger le système visuel, on pourra
peut-être répondre à cette question.
I
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Les illusions visuelles
Illusions à croquer
Le cerveau prend parfois des œuvres d’art culinaires
pour différents objets, personnages ou animaux.
Susana MartinezConde et
Stephen Macknik
travaillent
à l’Institut
neurologique
Barrow de Phoenix,
dans l’Arizona,
aux États-Unis.
ous arrive-t-il d’être impressionné par de la nourriture
plus vraie que nature ? Par
exemple, les hamburgers au
tofu, les bâtonnets de surimi
ou certains plats de grands chefs n’ont rien à
voir avec l’image qu’ils donnent.
En fait, ce stratagème est vieux comme le
monde. Pendant le carême au Moyen Âge,
on cuisait le poisson pour qu’il ressemble à
V
du chevreuil, et les banquets de fête avaient
au menu des mets extravagants (et parfois
inquiétants) : des boulettes de viande identiques à des oranges, de la truite présentée
comme des petits pois et des fruits de mer
assemblés pour ressembler à de fausses viscères. Les livres de recettes du Moyen Âge et
de la Renaissance décrivent aussi des volailles rôties donnant l’impression de chanter,
des paons avec leurs plumes et crachant du
Est-ce un bol de soupe…
ou un visage ?
Museo Civico Ala Ponzone, Crémone, Italie/The Bridgeman Art Library
ette nature morte, l’Homme Potager (1590), du peintre
C
italien Giuseppe Arcimboldo contient les ingrédients de
son minestrone préféré – une soupe italienne –, ainsi que le
28
plat pour le servir. Une fois le tableau retourné, le plat de
légumes d’Arcimboldo se transforme en un portrait comique d’une tête d’homme coiffée d’un chapeau melon.
Retournez la page pour vous en rendre compte ! Plusieurs
aspects de cette illusion sont intéressants.
D’abord, pourquoi voit-on un visage dans cet arrangement alors que l’on sait qu’il ne s’agit que de quelques légumes ? Le cerveau est câblé pour détecter, reconnaître et
distinguer les éléments et les expressions d’un visage à partir d’un minimum d’informations. Cette capacité est essentielle lors des interactions avec autrui, de sorte que l’on
est capable de voir une personne ou des émotions dans
de nombreux objets, du masque d’un déguisement au
capot d’une voiture.
Ensuite, pourquoi voit-on mieux le visage en tournant
l’image ? Les mécanismes cérébraux rendant la reconnaissance des visages rapide et facile sont optimisés pour traiter des visages à l’endroit : ils ont donc plus de difficultés
à reconnaître les visages à l’envers.
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On est ce que l’on mange
feu, ainsi qu’un plat nommé le cochon de
Troie, car il s’agissait d’un cochon braisé
entier et fourré d’un assortiment de petites créatures telles que de la volaille ou des
fruits de mer. Tout cela pour l’amusement
et l’enchantement des invités.
Quant aux convives malvenus, ils recevaient aussi une «nourriture illusoire», mais
cela ne les amusait pas : on leur apportait
de la bonne viande présentée comme si elle
était avariée et grouillante de vers. Ce n’était
pas appétissant, mais efficace pour faire fuir
une indésirable...
Les illusions culinaires existent encore au
XXIe siècle. Notre buffet d’alléchantes illusions
contemporaines va séduire – ou non – votre
regard et votre estomac. Bon appétit !
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
cieux de fruits, fleurs, légumes et racines
deviennent des portraits fidèles aux modèles.
L’artiste s’est ainsi représenté sur cet autoportrait Été (1573).
Le cerveau construit une représentation des
objets à partir d’éléments isolés tels que des
segments de droites ou des taches de couleur.
Pourquoi voit-on un nez dans ce portrait Été ?
Ce n’est pas parce que les photorécepteurs
rétiniens des yeux perçoivent un nez, mais
parce que des milliers de ces récepteurs réagissent aux différentes nuances de couleur et
de luminosité dans cette région de la peinture.
Puis ils stimulent les circuits neuronaux supérieurs qui associent cette information avec la
région du cerveau où sont stockés les modèles de nez. L’activation des mêmes photorécepteurs stimule aussi à un niveau supérieur les
neurones en charge de reconnaître des objets
comme les navets, les figues et les condiments.
Cette double activation rend donc ces images
encore plus drôles à regarder. D’autant qu’on
est souvent ce que l’on mange...
Vanessa Dualib
Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche/The Bridgeman Art Library
es « têtes composites» d’Arcimboldo monLsomme
trent que le tout peut-être bien plus que la
de ses parties. Des arrangements astu-
Colibri alimentaire
cerveau humain reconnaît de façon simultanée les caracLqueueetéristiques
des animaux, par exemple les yeux, les ailes et la
d’un oiseau, et des plantes, telles qu’une aubergine et des
feuilles d’artichaut.
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Paysages culinaires
’ art peut être bien plus qu’un festin pour les yeux.
Lsage.
L’image ci-dessous ressemble à une peinture de payMais regardez de plus près... Il s’agit en fait de
Carl Warner
vraies photographies de nourriture disposées de façon
à créer différents types de paysages et de terrains. Le
photographe londonien Carl Warner (ci-contre en haut)
arrange viandes et légumes pour produire ces environnements, puis photographie la scène par plans, du premier au dernier.
En n’utilisant que de la viande et du pain dans l’image
ci-contre en bas, par exemple, C. Warner restitue l’impression des cartes postales en sépia de la fin du XIXe siècle, où la clôture est en gressin, le ciel en jambon Serrano
et l’allée en saucisson.
L’art de C. Warner montre aussi comment le cerveau
assemble des informations distinctes. Les données lumineuses provenant de tout point de l’image sont transformées en signaux électrochimiques dans la rétine et
ainsi transmises au cerveau, où les caractéristiques de
chaque point lumineux sont construites. Ces données
diffusent en même temps dans de nombreux circuits
visuels supérieurs : par exemple, ceux qui reconnaissent les visages, ceux qui détectent et identifient les
mouvements, ceux qui distinguent les paysages et ceux
qui traitent la nourriture. Ici, les circuits des paysages
et de la nourriture sont activés ensemble, de sorte
qu’un plat de charcuterie appétissante se transforme
en un ciel ombragé.
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Pointillisme comestible
L’œuf ou la poule ?
’ artiste espagnol Din Matamoro nous offre une
Ldamentale
perspective unique sur la question la plus fonde la biologie développementale : de
l’œuf ou de la poule, lequel est arrivé en premier ?
Dans les œufs au plat de D. Matamoro, l’ontogenèse résume la phylogenèse d’une façon inhabituelle et troublante : la forme de cet œuf au plat
ressemble à ce qu’aurait pu devenir la poule issue
de l’œuf, ou à la poule qui a pondu l’œuf.
Une telle image ambiguë résume comment
la perception visuelle est une sorte d’ontogenèse en elle-même. L’objet, ici une poule, est
construit dans notre esprit à partir des informations visuelles envoyées par la rétine. Ces données activent les circuits qui traitent non seulement les formes animales (ici les oiseaux), mais
aussi la nourriture. Ce type de traitement à plusieurs niveaux est au cœur de toute ambiguïté :
les fondements neuronaux des perceptions
ambiguës impliquent un ou plusieurs circuits du
cerveau qui entrent en conflit pour dominer
notre conscience.
rés qui produit un mélange ayant une couleur distincte
de celles des points de départ. D’une certaine façon,
toute forme d’art est du pointillisme. En fait, toute
perception visuelle est du pointillisme. La rétine est
constituée de couches de photorécepteurs, chacun
recevant l’information lumineuse d’une aire circulaire
donnée du champ visuel. Chaque récepteur transmet
ensuite des signaux aux réseaux neuronaux supérieurs qui construisent la perception des objets, visages, etc. La vision elle-même est en grande partie une
illusion pointilliste et colorée, que le cerveau gomme
en « remplissant les trous ». Peu importe si le peintre utilise des coups de pinceaux ou des champs de
points pour couvrir les surfaces.
Les points formant cette image d’un gateau surmonté d’une cerise sont des bonbons multicolores,
une technique non seulement intéressante, mais aussi
délicieuse. À déguster sans modération.
Kristen Cumings Jelly Belly Candy Company
Din Matamoro
es peintures pointillistes (ou néo-impressionnisLlisaient,
tes),comme Georges Seurat et Paul Signac les réasont un assemblage de nombreux points colo-
Des œuvres qui mettent
l’eau à la bouche
plus « dévorer » – du regard – ces copies de
chefs-d’œuvre connus : Autoportrait au chapeau gris de Vincent Van Gogh (à gauche),
Le cri d’Edvard Munch (à droite).Tout dans
ces images est comestible !
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
Ju Duoqi Galerie Paris-Beijing
Ju Duoqi Galerie Paris-Beijing
i vous trouvez que le pointillisme de bonS
bons est une idée fantastique et que vous
appréciez le résultat, vous devriez encore
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De petits hommes
e dramaturge irlandais George
Ld’amour
Bernard Shaw disait qu’il n’y a
sincère que celui de la nour-
Akiko & Pierre Minimiam
riture. Si tel est le cas, ces ouvriers
miniatures représentés ici ont une
vie de rêve... Mais tout est question
d’échelle.
L’association de minuscules figurines et d’énormes fruits donne un
double effet illusoire : des êtres
humains de taille normale semblent
minuscules (à gauche) et des fruits de taille normale paraissent énormes (à droite). Ces illusions fonctionnent bien,
car le cerveau utilise le contexte, ici les dimensions relatives d’objets proches les uns des autres, pour déterminer leur échelle et leur taille absolue.
Nous ne pouvons pas nous fier uniquement à la taille de la projection sur nos rétines pour déterminer les
dimensions d’un objet. En effet, la taille projetée dépend de notre distance à l’objet. Un objet petit et proche peut
avoir une projection rétinienne identique à celle d’un objet plus grand situé loin. Pour compenser la distance, le
cerveau compare la taille d’objets inconnus avec celle d’objets connus présents dans la même scène. Associer
des êtres miniatures avec un gros fruit perturbe ce système d’échelle.
elez et déguisez des fruits et léguP
mes pour les transformer en une
variété d’illusions goûteuses, impressionnantes et étranges. Mais attention
de ne pas avoir les yeux plus gros que
le ventre !
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Saxton Freymann @Play With Your Food LLC
Un buffet d’illusions
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Yuganov / Shutterstock
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Les illusions des autres sens
L’odorat, le toucher, l’audition et le sens du mouvement
peuvent aussi être trompés. Les illusions provoquent
des effets impressionnants, sans que l’on en ait toujours conscience.
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Les illusions des autres sens
Les illusions olfactives
existent-elles ?
De nombreuses personnes auraient des illusions olfactives,
mais n’en seraient pas conscientes. Toute la difficulté
est de les définir et de comprendre comment le réseau
cérébral olfactif crée la représentation d’une odeur.
Gilles Sicard
est chercheur
au Laboratoire
de neurobiologie
des interactions
cellulaires
et neuropathologie
(CNRS UMR 7259),
de l’Université
d’Aix-Marseille.
34
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l’instar des autres illusions
sensorielles, l’illusion olfactive correspond à une disparité entre la réalité objective
et sa perception ; les vapeurs
d’un café sentent le citron par exemple. Le
sujet sent ce qui ne sent pas – ou presque –
ou sent mal ce qui sent. On voit immédiatement que le verbe sentir a plusieurs sens
et que sentir est une action du cerveau.
En effet, l’objet émetteur sent, mais c’est
le cerveau du sujet récepteur qui détecte
l’odeur : l’objet qui sent émet simplement un
mélange de signaux chimiques, c’est-à-dire
un signal odorant. Le terme odeur est aussi
polysémique puisqu’il correspond soit au
signal émis, soit à la perception. Mais nous
allons voir que l’odeur est une construction
du cerveau, qui peut parfois être trompé !
Il est encore difficile d’étudier les illusions
olfactives, voire de concevoir qu’elles existent,
car si nous devons tous plus ou moins en
subir, nous en avons rarement conscience.
Pourtant, nous avons mené une enquête
auprès des lecteurs de L’Essentiel de Cerveau
& Psycho et avons constaté que 64 pour cent
des participants affirment avoir subi de telles
illusions (voir l’encadré page 38). Supposons
donc qu’elles existent et tentons de les définir.
À
Pour le neurophysiologiste, sentir des
odeurs signifie activer un réseau nerveux spécifique composé de plusieurs « étages ». Le
premier correspond à l’entrée sensorielle où
des récepteurs des signaux odorants, dans la
muqueuse olfactive du nez, distinguent des
myriades de molécules chimiques présentes
dans l’environnement. Un étage intermédiaire,
le bulbe olfactif, représente un organe essentiel pour mettre en forme le message olfactif.
Le dernier étage est constitué des centres cérébraux supérieurs qui créent une représentation
olfactive intégrant l’information entrante et les
données stockées en mémoire ; ces centres sont
responsables de la perception de l’odeur.
Percevoir une odeur
La muqueuse olfactive occupe une partie
de la cavité nasale et contient les neurones
porteurs de récepteurs qui sont sensibles aux
stimulus chimiques. Grâce à de courts prolongements, ces neurones transmettent l’information aux neurones intermédiaires du bulbe
olfactif dans la boîte crânienne, au-dessus de
la cavité nasale. Le stimulus olfactif correspond souvent à un mélange de molécules
véhiculées par l’air (dans les cavités nasales)
ou libérées par les aliments en bouche ; les
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Lev Dolgachov - iriksavrasik / Shutterstock.com
substances odorantes circulent dans la colonne
d’air piégée entre la bouche et la cavité nasale,
qui communiquent par l’arrière-gorge (c’est
la voie rétronasale). L’« odeur » d’un stimulus
olfactif dépend de la structure de chaque molécule le composant et son intensité augmente
avec les concentrations de ces molécules.
Les molécules odorantes se fixent sur leurs
récepteurs insérés dans la membrane des
neurones de la muqueuse olfactive. Il existe
plusieurs centaines de récepteurs, et « l’encodage » du stimulus olfactif (c’est-à-dire sa traduction en message nerveux) dépend de son
interaction avec certains récepteurs : chaque
stimulus active une combinaison spécifique
de récepteurs. De nombreux neurones récepteurs portent le même récepteur et sont distribués de façon aléatoire dans la muqueuse
olfactive. Au contraire, dans le bulbe olfactif,
grâce à un câblage organisé, mais plastique,
c’est-à-dire modifiable par apprentissage, les
neurones intermédiaires correspondant à un
récepteur donné sont regroupés et 100 fois
moins nombreux que les neurones récepteurs.
Ainsi, le signal est amplifié et des liens entre
divers récepteurs sont créés. Le message olfactif
périphérique résulte le plus souvent de l’activation de nombreux récepteurs : le cerveau doit
gérer cet ensemble pour « donner un sens »,
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c’est-à-dire une perception odorante, au message olfactif. Ensuite, les neurones du bulbe
olfactif transmettent l’information au cortex
olfactif primaire et à diverses structures du système limbique – qui contrôle entre autres les
émotions. C’est alors qu’une représentation
sémantique et des émotions sont associées au
message olfactif, et que cette association peut
être gravée en mémoire. L’amygdale cérébrale,
qui fait partie du système limbique, attribue
la composante affective au signal, et l’hippocampe en assure la mémorisation et le rappel
ultérieurement (voir l’encadré page 37).
Comment une illusion olfactive se manifeste-t-elle ? Il faut qu’une partie (ou l’ensemble) de ce réseau cérébral s’active en
1. Si ces roses vous
semblent sentir
mauvais, c’est
que vous êtes victime
d’une illusion olfactive.
Ou peut-être
êtes-vous trop sensible
à l’un des composés
du mélange odorant
qui évoque une odeur
nauséabonde ?
En bref
• Selon une enquête menée par l’auteur, 64 pour cent
des participants affirment avoir vécu une illusion olfactive.
• Ils auraient donc senti une odeur qui n’existait
pas ou perçu une odeur de façon erronée.
• Le même réseau cérébral s’activerait quand on sent
une odeur, qu’on l’imagine ou qu’on subit une illusion.
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l’absence de stimulus chimique extérieur, ou
qu’il évoque une représentation d’odeur ne
correspondant pas au signal présenté.
On peut classer les illusions olfactives en
deux catégories : celles portant sur l’identification de l’odeur, c’est-à-dire de la source, et
celles concernant une propriété de l’odeur,
telle son intensité ou la sensation agréable, ou
non, qu’elle procure, c’est-à-dire sa valence
hédonique. Selon cette classification, on peut
considérer l’odeur comme un objet ou comme
une propriété de l’objet. Par exemple, certaines
personnes ont l’impression qu’un café sent le
citron ou d’autres perçoivent une odeur d’œuf
« pourri » en mangeant des fraises. Ces illu-
2. Le créateur de parfums crée des « illusions olfactives »
en mélangeant des dizaines, voire des centaines, de notes parfumées.
Il crée une odeur que le novice est incapable de décomposer.
Ainsi, on suppose que les illusions olfactives, en tant que jugements erronés de l’environnement chimique réel, doivent exister,
mais on ignore comment les identifier systématiquement. Dans la littérature scientifique,
elles sont anecdotiques. Toutefois, quelques
cas – rares – ont été décrits en consultation
d’« olfactologie » (terme créé en 1995 à Lyon
pour l’examen clinique de l’olfaction). Quand
des sujets ont partiellement perdu l’odorat (ils
sont devenus hyposmiques) après un traumatisme crânien ou une rhinite, ils ne perçoivent
plus que des odeurs très intenses (leur seuil de
détection est augmenté). Mais ils présentent
souvent d’autres troubles : une allosmie et
une cacosmie. En clair, ils ne peuvent plus
identifier la source odorante (allosmie), et
l’odeur perçue apparaît le plus souvent désagréable (cacosmie), qu’elle ait été agréable ou
non avant l’accident. J’ai cependant rencontré une personne qui décrivait sa perception
résiduelle comme « sucrée, musquée, bonne
et voluptueuse, évoquant l’encens » ; la littérature scientifique présente aussi quelques cas
où la perception olfactive altérée est agréable.
© Musée de Grasse
Allosmie, cacosmie…
sions olfactives ont cependant un point commun : le système olfactif qui supporte la perception déforme la réalité physico-chimique.
À ces illusions, non pathologiques, s’ajoutent les « auras » olfactives : le sujet perçoit
soudain une odeur, sans aucun stimulus environnemental. Ce sont des phénomènes hallucinatoires que l’on trouve entre autres dans
plusieurs pathologies, par exemple la schizophrénie ou l’épilepsie. Les auras montrent
qu’un souvenir olfactif peut être évoqué,
autrement dit qu’une représentation mentale olfactive peut se former et être réactivée,
même sans stimulus ; un mécanisme neurophysiologique s’active pour créer l’illusion
d’une perception olfactive.
36
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Ces perceptions erronées ressemblent à des
illusions, mais elles résultent généralement
d’une modification de la représentation du
stimulus dans un réseau nerveux lésé. Quant
à leur connotation affective, elle est affaire
d’interprétation. Que les sujets puissent réapprendre à associer de tels messages dégradés à
une perception olfactive est un enjeu pour les
chercheurs. En effet, on observe parfois, après
plusieurs mois, voire des années, une diminution de ces déficits olfactifs, et ce, sans rééducation. Nous développons actuellement des
méthodes de rééducation semblables à celles
pratiquées dans l’orthophonie, un domaine
que nous avons nommé orthosmie. Ainsi, il
existe des mécanismes de récupération des
capacités olfactives et nous devons les étudier
pour mieux soulager les patients sujets aux
illusions olfactives.
Un autre type d’illusions, également
construit sur la détection d’un stimulus
chimique dans l’environnement, met en jeu
un contexte impliquant plusieurs modalités
sensorielles. C’est le cas des illusions olfaction-vision. En 2001, Gil Morrot, de l’inra
de Montpellier, et ses collègues, de l’Université d’œnologie de Bordeaux 2, ont montré
que la falsification de la couleur d’un cru
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Le système olfactif
uand on sent une fraise ou quand on en mange une,
Q
les multiples molécules odorantes qui composent
l’odeur de fraise atteignent les neurones olfactifs situés
dans la muqueuse olfactive, dans la partie postérieure
du nez. Ces molécules se fixent sur de nombreux récepteurs qui stimulent les neurones olfactifs. Ces derniers transmettent l’information sensorielle au bulbe
olfactif, où des neurones intermédiaires réalisent une
première analyse des données « éparses » et créent
un message olfactif structuré. Ce message est ensuite
envoyé au cortex primaire olfactif qui le traite et le
dirige vers diverses régions cérébrales. Par exemple, un
noyau du thalamus, qui se projette sur le cortex olfactif secondaire, participe à la perception consciente des
odeurs. L’amygdale cérébrale, l’hippocampe et l’hypothalamus gèrent les processus affectifs, émotionnels et
de mémorisation qui permettent d’attribuer une valeur
hédonique à l’odeur. La combinaison de ces signaux
confère la sensation agréable ou non qu’on éprouve en
humant la fraise. Ce même réseau olfactif s’activerait
quand on imagine l’odeur de fraise ou quand on subit
une illusion olfactive.
Noyau dorsomédian
du thalamus
Hypothalamus
Cortex olfactif
primaire
Cortex olfactif
secondaire
Bulbe olfactif
Muqueuse olfactive
Hippocampe
Voie
nasale
Voie rétronasale
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Delphine Bailly
Amygdale
cérébrale
37
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modifie la façon dont les œnologues décrivent
ses arômes. De même, l’odeur d’un vin est
indissociable de l’étiquette qu’il porte et des
mots utilisés pour le décrire (voir la figure 3).
Réalité et illusion :
un même réseau cérébral
Les appréciations hédoniques d’une odeur
dépendent aussi des circonstances de la perception. Elles ne sont généralement pas interprétées comme des illusions, mais peuvent refléter des variations de l’état interne du sujet :
même si vous appréciez l’odeur du poisson
quand vous avez faim, il y a de fortes chances
pour qu’elle vous indispose quand vous êtes
rassasié. Tous ces résultats montrent que nous
sommes capables de produire mentalement
des perceptions olfactives. Ces représentations ne sont pas activées par un stimulus
sensoriel, mais elles mettent bien en œuvre
un réseau cérébral de la perception olfactive.
En effet, en 2005, Jelena Djordjevic et ses
collègues, de l’Université McGill à Montréal,
ont montré grâce à l’imagerie cérébrale que le
réseau cortical olfactif qui s’active quand on
perçoit une odeur est en partie le même que
celui stimulé quand on l’imagine. En 2012,
Jane Plailly, de l’Université Claude Bernard
à Lyon, et ses collègues ont également déterminé que ce réseau s’active quand des parfumeurs imaginent des odeurs. Mais l’apprentissage de la détection d’odeurs réorganise
certaines régions de ce réseau. Dans mon
équipe, avec Sophie Tempère à l’Institut des
sciences de la vigne et du vin de Bordeaux,
nous avons aussi montré une amélioration
de la capacité à détecter ou à reconnaître des
échantillons odorants après un entraînement
consistant à imaginer leurs odeurs.
Quelle est la fréquence des illusions olfactives ?
ous avons proposé aux lecteurs de L’Essentiell de
N
Cerveau & Psycho de répondre à un questionnaire
en ligne pour déterminer la fréquence des illusions
olfactives dans la population générale. Quand les participants disaient subir des illusions olfactives, nous
leur demandions notamment quel type d’odeurs ils
percevaient, et dans quelle circonstance. Cent trente
personnes, âgées en moyenne de 33 ans, ont participé,
64 pour cent étant des femmes. Tous les participants
(sauf un) considéraient avoir un odorat normal.
Les résultats sont étonnants : 64 pour cent des participants pensent avoir subi une illusion olfactive, et ce
sont surtout des femmes (a), peut-être parce qu’elles
Hommes
36 %
prêtent davantage attention au monde des odeurs.
Toutefois, quatre sujets sur cinq considèrent cet événement comme exceptionnel, les autres ayant une illusion
olfactive plus de une fois par mois (b). Mais seulement
18 pour cent des participants pensent que leur entourage n’en éprouve jamais ; le décalage entre cette proportion et les réponses des participants suggère que
l’on parle peu de ce phénomène ou que l’on surestime
sa propre propension à avoir des illusions olfactives.
Quels types d’odeurs sont perçus ? Presque la moitié des participants (46 pour cent) perçoit indifféremment de bonnes ou de mauvaises odeurs, 31 pour
cent perçoivent de mauvaises odeurs et 16 pour cent
de bonnes odeurs. Enfin, 34 pour cent disent rêver
d’odeurs. Ces résultats suggèrent que les illusions
olfactives sont loin d’être rares !
a
Femmes
64 %
NON
36 %
OUI
64 %
Une fois
par mois
11 %
b
Une fois
par an
56 %
Une fois
par jour
6%
Moins
de une fois
par an
27 %
AVEZ-VOUS DES ILLUSIONS OLFACTIVES ?
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FRÉQUENCE DES ILLUSIONS OLFACTIVES
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La perception dépend
du contexte et de l’individu
Pourtant, des consensus existent pour la perception olfactive ! Par exemple, en 2005, Samy
Barkat, dans mon laboratoire, a constaté que
l’odeur d’un ananas mûr semble être restituée
par un mélange de butyrate d’éthyle (l’odeur
du fruit) et de furanéole (l’aspect mûr), avec
des rapports de concentrations proches pour
une majorité de sujets. Mais quelle est la référence pour cette odeur ? Le fruit (de quelle région ?), le jus d’ananas commercial, le yaourt à
l’ananas, etc. ? On a des difficultés pour retrouver la source d’une odeur et l’identifier, et cela
rend malléable sa perception. La plupart des
stimulus naturels sont des mélanges odorants
complexes, composés souvent de plusieurs
dizaines, voire centaines, de molécules. Sans
cible facilement identifiable, l’homme est donc
« olfactivement » influençable.
Pour terminer, présentons une autre illusion impliquant deux sens : l’odorat et le
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3. L’odeur
d’un grand cru
peut être indissociable
de ce que l’on
en voit – sa couleur
ou son étiquette
par exemple –
et des mots utilisés pour
le décrire (a). L’imagerie
cérébrale a montré que
lorsqu’on déguste
un vin, plusieurs régions
cérébrales s’activent
en même temps (b).
Ainsi, les régions traitant
le langage, la vision
et l’olfaction
« s’allument » ensemble.
a
© Ch. Lafitte Rothschild / Delphine Maratier
Tous les « olfactologues » ne sont pas
convaincus de l’existence de ces illusions et
hésitent sur la nature de ces représentations
mentales olfactives, bien qu’ils s’accordent
sur la possibilité d’auras pathologiques.
C’est parce que le fonctionnement même de
l’olfaction rend difficile l’identification de
ces illusions. En effet, nous sommes presque
incapables de désigner la source d’une odeur
sans autres indices sensoriels ou sémantiques, et nous ne pouvons pas décomposer
cette perception en élément simple ; quand
nous percevons une odeur, nous succombons donc facilement aux influences du
contexte sensoriel, par exemple la couleur de
l’objet émetteur, des commentaires d’autrui
ou même des étiquettes.
En outre, une particularité des perceptions olfactives, c’est que tous les experts ou
les novices sont « olfactivement » différents.
Autrement dit, si deux sujets « flairent »
un même stimulus odorant, il est presque
certain qu’ils ne sollicitent pas, en particulier, les mêmes récepteurs dans les mêmes
proportions, et donc que leurs perceptions
risquent d’être différentes. Soulignons un
point important : quand la perception individuelle diverge d’un consensus, c’est que
l’on a affaire à une illusion. Ainsi, il est difficile de déterminer l’existence d’illusions
olfactives étant donné la grande variabilité
olfactive des individus.
b
Vision
Olfaction
goût. Par exemple, l’acidité que l’on perçoit
quand on boit une solution d’acide citrique
inodore augmente quand on ajoute du citral qui lui confère une odeur... de citron.
D’autres exemples existent, et le lien entre
odeur et saveur est cohérent avec des arrangements neuroanatomiques. En effet, Edmund
Rolls, de l’Université d’Oxford, a montré que
les aires de projections cérébrales olfactives et
gustatives sont proches, voire entrelacées, et
qu’il existe des neurones corticaux réagissant
aux deux types de stimulus.
Dans le cas de la vision, beaucoup d’illusions sont conscientes : le sujet s’aperçoit luimême de l’incongruité de son observation,
soit parce qu’il connaît le monde qui l’entoure
et dispose de points de vue différents d’un
même objet, soit parce qu’il la compare à des
données logiques ou multisensorielles. Les
illusions olfacto-gustatives – des illusions
« chimiques » – sont remarquables, car le sujet
n’a souvent pas conscience de l’illusion. Pour
quelles raisons ? On n’a que peu de connaissances du monde des odeurs, on ne prête pas
souvent attention à nos expériences olfactives,
et on a des difficultés quand il s’agit de les dé■
crire ou de les manipuler.
Langage
Bibliographie
J. Plailly et al.,
Experience induces
functional
reorganization
in brain regions
involved in odor
imagery in perfumers,
in Human Brain
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Les illusions des autres sens
Des illusions
au bout des doigts
Le sens du toucher se laisse parfois tromper
au même titre que la vision. Mais les psychologues ont
montré que la perception tactile peut être plus fiable
que la perception visuelle, bien que l’une et l’autre
reposent sur des traitements cognitifs en partie communs.
Édouard Gentaz
est professeur
de psychologie
du développement
à l’Université
de Genève
et directeur
de recherche
au CNRS.
es illusions sont parfois nommées
– à tort – illusions d’optique. C’est
probablement parce que l’on a
longtemps cru, jusqu’au milieu du
XXe siècle, que les illusions perceptives n’étaient que visuelles et qu’elles résultaient des particularités de l’appareil oculaire.
Puis les psychologues du courant dit de la
théorie de la forme, ou théorie de la Gestalt,
ont soutenu qu’elles reflétaient plutôt des
défauts de fonctionnement du système nerveux central : les interactions des différentes
parties d’une figure provoqueraient des erreurs
perceptives. Selon les « gestaltistes », le système
nerveux contrôle tous les sens de la même
façon ; aussi doit-il exister des illusions tactiles au même titre que des illusions visuelles.
L
Voir avec les mains
En 1933, le psychologue gestaltiste Georg
Revesz, de l’Université d’Amsterdam, a mis en
évidence que le fonctionnement du sens du
toucher diffère de celui de la vision. Cependant,
il a aussi montré qu’une même illusion – celle
de Müller-Lyer, nous y reviendrons – est à la
fois visuelle et tactile. Les illusions tactiles sont
étudiées depuis les années 1960 et nous verrons que le toucher se laisse moins facilement
tromper que la vision.
40
Pour comprendre les mécanismes mis en jeu
dans la perception tactile, les psychologues
adaptent des illusions visuelles et les soumettent à la sagacité des doigts : une figure géométrique qui crée une illusion d’optique est reproduite en relief. Les illusions tactiles testent
d’abord la validité des théories qui justifient les
illusions visuelles. Mais bien qu’on les étudie
depuis longtemps, on ignore encore comment
expliquer toutes ces illusions visuelles. On distingue cependant deux grandes catégories d’interprétations : les explications « visuelles » fondées sur les caractéristiques du système oculaire
et les explications « générales ou non modales » fondées sur les processus généraux de traitement par le système nerveux central et qui
s’appliquent de la même façon à tous les sens.
Dans le premier cas, les illusions ne devraient
être que visuelles, dans le second, elles seraient
visuelles, mais aussi tactiles. Ainsi, si une figure
crée une illusion visuelle, mais que son équivalent en relief ne produit pas d’illusion tactile,
des processus visuels sont propres à ces illusions.
À l’inverse, si une même figure produit une illusion semblable pour la vue et le toucher, soit des
mécanismes sous-jacents à ces illusions sont
communs, soit des processus spécifiques à chaque sens produisent des distorsions analogues.
Rappelons d’abord en quoi le toucher se
distingue de la vision. Contrairement à la
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vision, qui est une perception à distance, le toucher est un sens de contact direct avec l’objet.
Alors que le champ visuel est étendu, le champ
perceptif tactile correspond à la taille – souvent réduite – du stimulus. Cette exiguïté est
compensée par des mouvements d’exploration de l’objet entier. La taille du champ perceptif tactile varie selon que l’on explore avec
un doigt, la main ou les deux mains associées
à des mouvements des bras. Avec le toucher,
on perçoit donc l’objet de façon morcelée,
dans l’espace et dans le temps, voire partielle.
Définir le sens du toucher
1. L’illusion de la verticale-horizontale,
où un segment vertical semble plus long
qu’un même segment horizontal proche,
est commune aux systèmes visuels et tactiles.
La Grande Arche de Saint-Louis dans le Missouri
illustre cette illusion : elle semble plus haute que
large alors que ces deux dimensions sont égales.
dite / usis
Des perceptions proprioceptives issues de
l’activité des muscles, des tendons et des articulations s’ajoutent aux perceptions cutanées
et forment un ensemble indissociable de perceptions dites « haptiques » (ou « tactilokinesthésiques »). En outre, des copies des
ordres moteurs provoquant les mouvements
d’exploration s’ajouteraient aux informations
cutanées et proprioceptives. Au laboratoire,
nous étudions uniquement ces perceptions
haptiques que, pour simplifier, nous nommons tactiles dans cet article. Le rôle central
des mouvements explique que les régions les
plus mobiles de l’organisme sont les plus performantes pour le sens du toucher : chez
l’homme, la main représente le principal système perceptif tactile.
On étudie en général les illusions tactiles
chez des voyants aux yeux bandés, des aveugles précoces et des aveugles tardifs. Quand ils
perçoivent les propriétés spatiales des objets
avec la main, les premiers utilisent souvent des
images mentales fondées sur la perception
visuelle. Les deuxièmes ne disposent pas
d’images mentales visuelles (ils ont cependant
des images mentales tactiles), mais bénéficient
d’un grand entraînement tactile. Enfin, les
troisièmes exploitent à la fois des images mentales visuelles anciennes et des images tactiles. La comparaison de leurs réactions nous
renseigne sur les mécanismes du toucher.
L’étude de ces illusions soulève quelques
questions : dans quelle mesure les illusions
visuelles sont-elles aussi des illusions tactiles ?
Quels sont les processus communs mis en jeu
dans ces deux types d’illusions ? Quels sont les
mécanismes propres aux illusions tactiles ?
Pour illustrer certains aspects de ces questions,
nous allons présenter quelques illusions perceptives étudiées à la fois dans les modalités
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En Bref
• Le toucher, un sens de contact direct avec les objets, diffère
de la vision qui est une perception à distance. De sorte que le champ
perceptif tactile est bien plus réduit que celui de la vision.
• Certaines illusions existent avec la vision et le toucher.
Preuve que des mécanismes cérébraux sont communs
aux deux types de perception.
• Toutefois, le sens tactile est parfois plus fiable que la vision,
en raison de ses spécificités d’exploration.
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b
visuelles et tactiles : l’illusion de Müller-Lyer,
l’illusion de la verticale gravitaire, l’illusion de
la verticale-horizontale et l’illusion de Delbœuf.
Dans l’illusion de Müller-Lyer (voir la
figure 2), l’évaluation visuelle de la longueur
d’un segment dépend de l’orientation des deux
pennes situées aux extrémités : la longueur du
segment dont les deux pennes sont ouvertes
vers l’extérieur nous apparaît supérieure à celle
d’un segment sans pennes ou dont ces dernières sont ouvertes vers l’intérieur, alors que les
trois segments ont une longueur identique.
Cette illusion existe aussi au toucher.
En 1992, Kotaro Suzuki et Ryoko Arashida,
de l’Université de Niigata au Japon, ont étudié
cette illusion visuelle et tactile auprès d’adultes voyants. Ils ont présenté deux segments,
dessinés ou en relief sur un tableau, l’un à côté
de l’autre : le segment de gauche, de trois centimètres de longueur et muni de pennes ouvertes vers l’extérieur, est fixe durant toute l’expérience, tandis que la longueur du segment
aux pennes ouvertes vers l’intérieur varie de 1,5
à 4,5 centimètres par pas de 0,1 millimètre.
L’angle aigu formé par chaque penne et le segment horizontal est égal à 45 degrés. Toutes les
personnes testées devaient explorer visuellement ou avec l’index droit (sans voir) les deux
figures et comparer la longueur du segment
de droite (variable) et celle du segment de gauche (constante). À chaque essai, l’expérimentateur modifiait la longueur du segment variable. Les résultats révèlent que, dans les deux
types de perception, le segment dont les pennes sont ouvertes vers l’extérieur apparaît
1,3 fois plus long que le segment dont les pennes sont ouvertes vers l’intérieur.
L’illusion de Müller-Lyer est sensible à deux
facteurs qui agissent de la même façon sur la
vision et le toucher. En 1966, Ray Over, de
l’Université d’Otago en Nouvelle-Zélande, a
découvert que l’erreur est d’autant plus importante que l’angle formé par les pennes et le
42
2. Pour l’illusion de Müller-Lyer,
un segment de droite pourvu de pennes
ouvertes vers l’extérieur semble plus
long qu’un même segment dont
les pennes sont vers l’intérieur (a).
Cette illusion existe aussi au toucher
quand une personne explore, les yeux
bandés, des segments en relief (b).
segment à évaluer est petit. En 1963, Rita
Rudel et Hans-Lukas Teuber, de l’Institut de
technologie du Massachusetts, ont montré que
les erreurs diminuent à mesure que le nombre
de présentations de la figure augmente. Ainsi,
on subit un apprentissage même quand on
ignore qu’on se trompe : une présentation
répétée améliore l’analyse perceptive de la
figure et diminue l’amplitude de l’illusion. Des
processus similaires semblent agir dans l’illusion visuelle et tactile de Müller-Lyer.
Des mécanismes visuels
et tactiles semblables
Certains mécanismes seraient même communs à la vision et au toucher dans cette illusion. En effet, en 2004, nous avons montré qu’il
existe une corrélation positive entre les erreurs
perceptives que font les participants quand ils
réalisent la même tâche dans les deux modalités sensorielles. En d’autres termes, plus les
participants font d’erreurs visuelles, plus ils
font d’erreurs tactiles. L’existence dans le
domaine tactile de l’illusion visuelle de MüllerLyer invalide les explications purement visuelles de cette illusion. Par exemple, Richard
Gregory, de l’Université de Bristol, avait émis
l’hypothèse que, visuellement, la perception de
la distance est perturbée par la présence dans
le dessin d’« indices de profondeur » trompeurs : des murs observés en perspective peuvent sembler de hauteur différente selon leur
représentation graphique. Évidemment, cette
explication ne peut s’appliquer à l’illusion tactile, surtout quand on la trouve chez des aveugles congénitaux, comme l’a observé en 1960
Yvette Hatwell de l’Université de Grenoble. La
présence de cette illusion chez les aveugles précoces indique donc l’existence dans ce cas de
processus tactiles analogues à ceux de la vision.
Une autre illusion est liée au fait que l’on
perçoit son orientation spatiale dans l’envi-
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ronnement. Sur Terre, l’orientation dépend
de la gravité (g) dont la direction, dirigée de
haut en bas vers le centre de la Terre, représente la « verticale gravitaire » : c’est la direction donnée par le fil à plomb. Le système vestibulaire de l’homme, situé dans l’oreille
interne, capte spécifiquement la verticale gravitaire (en réalité, l’accélération gravitaire).
Mais d’autres sens, tels que la vision et les perceptions proprioceptives de l’ensemble de
l’organisme, interviennent.
L’illusion
de la verticale gravitaire
On perçoit avec précision la verticale gravitaire lorsque le corps est aligné avec la
direction de la force de gravité. Pour mesurer cette perception dans le domaine de la
vision, on demande à une personne, debout
ou assise dans une pièce sombre, d’orienter
une baguette lumineuse, qui tourne en son
milieu, de sorte qu’elle soit parallèle à la verticale gravitaire. En général, les adultes ne
font presque pas d’erreurs, c’est-à-dire que
l’écart angulaire entre leur réponse (nommée la verticale gravitaire subjective) et la
verticale gravitaire réelle est proche de zéro.
Pour déterminer cette perception dans la
modalité tactile, la personne (ayant les yeux
bandés) explore avec sa main une baguette
et la positionne à la verticale gravitaire. Dans
ce cas, la précision est encore bonne : les
erreurs angulaires sont en moyenne de un
degré (voir la figure 3).
En revanche, sans repères visuels (tels les
murs d’une pièce) et dès que la tête n’est pas
droite, nos sens se trompent : c’est une orientation oblique qui est prise pour la verticale
gravitaire. C’est ce que nous avons observé
en 2002 avec Marion Luyat de l’Université de
Lille. Pour la vision, quand la tête est latéralement inclinée de moins de 60 degrés, on
observe souvent un effet Müller : une baguette
placée rigoureusement sur la verticale gravitaire physique semble inclinée dans le sens de
la tête ; une baguette oblique et déviée dans le
sens inverse de l’inclinaison apparaît alors
comme alignée sur la verticale gravitaire.
Ainsi, une inclinaison à gauche de 45 degrés
provoque une déviation de la verticalité perçue de 5 degrés environ en direction opposée
à la tête. Pour de plus fortes inclinaisons, on
observe l’effet inverse : une baguette alignée
sur la verticale gravitaire physique est perçue
inclinée dans le sens inverse de l’inclinaison
(c’est l’effet Aubert).
Pour le toucher, il existe, quelle que soit l’amplitude de l’inclinaison, un effet Müller (l’effet Aubert n’existe pas pour la modalité tactile).
En 2000, Michel Guerraz et ses collègues, de
l’Université de Toulon, ont montré que, pour
un observateur incliné à 35 degrés à gauche, la
verticalité tactile semble inclinée de l’ordre
de 4 degrés en sens inverse. Donc, si l’on incline
la tête, les sens se trompent en prenant une
orientation oblique pour la verticale gravitaire
objective. La présence de cette illusion dans les
deux modalités suggère l’existence de mécanismes visuels et tactiles en partie semblables.
b
c
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a
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3. La « verticale gravitaire » correspond à la direction de
la force de gravité sur Terre, que l’homme perçoit généralement
bien quand son corps est aligné avec la direction de cette force.
Si on demande à une personne d’aligner une baguette lumineuse
(dans une pièce sombre) avec la verticale gravitaire (a, pointillés
rouges), elle ne se trompe presque pas. De même, si elle a les
yeux bandés, elle explore avec sa main une baguette et la
positionne en général bien à la verticale gravitaire (b). En
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revanche, sans repères visuels et dès que la tête est inclinée,
les sens de la vision et du toucher se trompent : c’est une
orientation oblique qui est prise pour la verticale gravitaire.
Ainsi, si la personne ayant les yeux bandés penche sa tête d’un
angle de 35 degrés sur la gauche, la « verticale tactile » semble
inclinée de l’ordre de 4 degrés sur la droite (c). Et cette illusion
existe aussi pour la vision, ce qui suggère l’existence de
mécanismes visuels et tactiles en partie semblables.
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Dans l’illusion de la verticale-horizontale (voir la figure 4), où deux segments
égaux dessinent un T inversé, la longueur
du segment vertical est surestimée par rapport à celle du segment horizontal. En vision,
de nombreux travaux ont mis en évidence
que l’erreur de perception résulte de l’effet de
deux illusions qui se cumulent. La première
est purement visuelle et est due au fait que la
rétine a une forme d’ellipse allongée horizontalement. Les extrémités du segment vertical
sont donc plus proches du bord du champ
visuel que les extrémités du segment horizontal, ce qui produit une distorsion (nommée anisotropie). La seconde illusion résulte
a
Jean-Michel Thiriet
b
4. Dans l’illusion verticale-horizontale, une personne
considère que, pour une figure en L ou en T inversé (a), la longueur
du segment vertical est supérieure à celle, pourtant identique,
du segment horizontal. L’illusion existe aussi au toucher (b),
et dans les deux cas, elle est plus flagrante pour le T que pour le L.
Un mécanisme illusoire est commun aux deux sens : la bissection,
c’est-à-dire la division du segment horizontal en deux parties égales.
44
de la bissection en deux parties égales du segment horizontal dans la figure en T inversé.
Or cette illusion de la verticale-horizontale
existe aussi pour la modalité tactile. Par des procédures similaires à celles employées pour
quantifier l’illusion de Müller, on montre que,
dans les deux types de perception, les voyants
travaillant sans voir estiment le segment vertical d’un T inversé 1,2 fois plus long que le segment horizontal. Les aveugles précoces et tardifs sont aussi sensibles à cette illusion.
Des facteurs propres
à chaque sens
Des travaux ont mis en évidence un facteur commun aux deux sens : la bissection
du segment horizontal joue un rôle analogue pour la vision et le toucher. En effet, la
surestimation de la verticale est plus importante dans la figure en T inversé que dans le L.
L’autre facteur responsable de l’illusion
visuelle, à savoir l’anisotropie due à la forme
du champ visuel, ne peut évidemment pas
agir pour la modalité tactile.
Mais en 1977, Tong Wong, de l’Université
de Stirling en Écosse, a montré que la nature
des mouvements d’exploration, propres à la
perception tactile, participe aussi à cette illusion. Dans la plupart des études qui ont révélé
cette illusion tactile, le motif est à plat sur une
table. Ainsi posé, le mouvement d’exploration du segment dit vertical, par analogie avec
l’illusion visuelle où la figure est sur un
tableau, est en fait « radial », c’est-à-dire qu’il
s’éloigne de l’individu en suivant un rayon,
alors que celui du segment dit horizontal est
perpendiculaire à l’un de ces rayons : on dit
que ce mouvement est « tangentiel ». Or nous
surestimons la longueur du segment radial,
car les estimations de la longueur des segments dépendent du temps d’exploration :
plus la durée de l’exploration est longue, plus
le segment semble long. T. Wong a constaté
que le mouvement radial est plus lent (donc
dure plus longtemps) que le mouvement tangentiel, probablement parce que les contraintes mécaniques des muscles et des os diffèrent selon le mouvement, et la surestimation
qui en résulte s’ajoute à celle produite par la
bissection dans la figure en T inversé.
Lorsque le L et le T inversé sont présentés
verticalement, tous les mouvements d’exploration sont tangentiels : on constate alors que
la surestimation du segment vertical disparaît
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a
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b
5. Dans l’illusion de Delbœuf, le petit cercle intérieur
semble plus grand que le cercle isolé (pourtant identique), car il
est inscrit dans un plus grand cercle (a). Cette illusion n’a pas
dans la figure en L et ne subsiste qu’avec la
figure en T inversé où la bissection agit, seule,
sur la perception. En 1995, nous avons mis en
évidence le rôle déterminant du plan d’exploration dans la perception tactile des propriétés
spatiales. Par exemple, en 2006, avec Y. Hatwell,
nous avons montré que la perception tactile
des orientations verticale, horizontale et oblique est plus précise dans le plan frontal (parallèle au corps) et le plan sagittal (perpendiculaire au corps) que dans le plan horizontal (le
plan d’une table).
Le rôle des mouvements
En étudiant l’influence du mouvement d’exploration sur l’illusion verticale-horizontale,
l’équipe de Morton Heller, de l’Université de
l’Illinois, a montré que les illusions tactiles
résultent de méthodes d’exploration peu adaptées à certaines situations. Par exemple, les figures de petite taille sont explorées par des mouvements de l’index, tandis que les grands objets
requièrent de plus amples mouvements et
notamment des mouvements radiaux du bras
entier dont les informations proprioceptives
s’ajoutent à celles des récepteurs cutanés : ce
supplément d’informations à traiter serait à
l’origine des erreurs perceptives.
Quelle est l’influence de l’ensemble du bras
dans l’illusion haptique ? Les conditions d’expérience imposent souvent que les personnes
gardent leur avant-bras posé sur la surface de
la table ou, à l’inverse, maintiennent le bras
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
d’équivalent tactile (b) :l’exploration avec les mains se déroule du
centre du cercle vers l’extérieur, de sorte que le cercle intérieur
est perçu seul, sans son contexte générateur d’illusion.
entier suspendu en l’air pendant l’exploration. Dans une première expérience, M. Heller
a montré que l’illusion verticale-horizontale
est diminuée ou supprimée quand les personnes posent leur avant-bras sur la table
pendant l’exploration de la figure, alors
qu’elle est importante lorsque les personnes
gardent leur bras en l’air. Dans une seconde
expérience, certaines personnes n’exploraient
les figures qu’avec les mouvements d’un doigt,
car leur bras était immobilisé dans une gouttière qui interdisait le mouvement du bras ou
du coude. En revanche, d’autres personnes
dont le bras et la main étaient rendus solidaires n’exploraient une figure que par les mouvements du bras entier.
Les résultats montrent que l’illusion est plus
probable lorsque l’exploration nécessite les
mouvements du bras entier et mettent en évidence l’importance de la taille de l’espace
exploré. Les mouvements du bras entier
modifient les perceptions tactiles en augmentant probablement l’impact d’« indices gravitaires », c’est-à-dire des forces musculaires que
la personne est habituée à développer pour
lutter contre la gravité quand elle déplace son
bras dans des circonstances plus naturelles.
L’existence de l’illusion verticale-horizontale
dans la modalité haptique invalide les explications purement visuelles de cette illusion. En
outre, sa présence chez les aveugles précoces
révèle l’existence de processus tactiles analogues aux processus visuels. Ces processus
seraient liés à l’effet de la bissection, identique
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Les régions les plus mobiles de l’organisme sont les plus
performantes pour le sens du toucher : chez l’homme,
la main est le principal système perceptif tactile.
pour la vision et le toucher. En revanche, le rôle
de la forme du champ visuel et celui des mouvements d’exploration tactiles montrent que
l’illusion verticale-horizontale relève aussi de
traitements spécifiques à chaque sens.
L’illusion de Delbœuf
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modalities, in Acta
Otolaryngologica,
vol. 120,
pp. 735-738, 2000.
46
Dans l’illusion de Delbœuf, l’évaluation de
la taille d’un cercle est modifiée quand celuici est inséré dans un cercle concentrique placé
à l’extérieur (voir la figure 5). En 1956, le psychologue Jean Piaget, de l’Université de
Genève, a montré que, dans le cas de la vision,
le cercle intérieur est surestimé par rapport
au cercle de référence (vu de façon isolée)
lorsque le rapport des rayons des deux cercles concentriques est voisin de trois quarts.
Or, en 1960, Y. Hatwell a montré que, chez les
aveugles précoces et tardifs, cette illusion n’a
pas d’équivalent tactile, même dans les conditions où elle est maximale en vision.
L’absence de cette illusion en haptique peut
s’expliquer par la spécificité des mouvements
manuels d’exploration. Ainsi, quand des personnes comparent le cercle intérieur et le cercle de référence, elles n’utilisent que la face
interne de l’index d’une main et explorent le
cercle intérieur à partir du centre de la figure :
elles isolent donc tactilement le cercle intérieur
sans percevoir le cercle extérieur. L’épreuve
n’est alors qu’une simple comparaison où le
cercle extérieur ne joue aucun rôle. Cela
confirme la nature analytique de la perception
tactile, qui peut isoler totalement un élément
pour le comparer à un autre de la figure, ce
qu’interdit évidemment la perception visuelle.
Certains des résultats décrits plaident pour
des explications « générales ou non modales »
des illusions, fondées sur les processus généraux de traitement par le système nerveux central et qui s’appliquent indépendamment des
propriétés de chaque modalité sensorielle.
Toutefois, ces explications ne sont pas toujours
valables pour les illusions tactiles et il ne suffit donc pas d’étudier la perception visuelle
pour comprendre la perception haptique.
Les illusions tactiles dépendent de la taille
des stimulus et des stratégies d’exploration
imposées ou autorisées par cette taille. Ainsi,
une illusion forte est atténuée ou supprimée
quand les stimulus sont rendus assez petits
pour être « englobés » par la main. Plus l’espace à explorer est grand, plus les mouvements
des bras et de l’épaule deviennent nécessaires,
et plus la perception tactile devient sensible
aux distorsions. Le système tactile manuel
paraît donc le mieux adapté à l’exploration
d’un espace réduit. Cependant, la variation de
la taille du champ perceptif tactile par l’observateur rend ce sens parfois moins « trompeur »
que la vision. Une telle variation est impossible dans la vision, sauf à regarder à travers un
tube. En isolant certains éléments, les doigts
se soustraient aux perturbations créées, par
exemple, par des lignes inductrices que, visuellement, nous ne pouvons éviter de percevoir.
Comprendre la perception
Bien qu’une exploration perceptive soit
nécessaire dans l’un et l’autre sens, l’amplitude des mouvements diffère dans la perception visuelle et dans la perception tactile. Les
mouvements oculaires (et de la tête) sont plus
réduits et plus rapides que les amples mouvements des mains et des bras effectués pour
percevoir un objet plus grand que la main. Le
caractère séquentiel de la perception tactile
accentue alors sa lenteur. Elle charge en outre
la mémoire à court terme et impose un
important travail d’intégration et de synthèse
à la fin de l’exploration. C’est pourquoi le
pouvoir de discrimination du sens tactile est
souvent inférieur à celui de la vision dans le
domaine spatial.
Malgré ces différences, le sens « haptique »
demeure un sens spatial qui apporte de nombreuses informations sur notre environnement. C’est pourquoi il est très utilisé par les
aveugles qui arrivent, grâce à lui, à acquérir
une connaissance du monde extérieur qui
n’est pas fondamentalement différente de
celle des voyants.
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Les illusions des autres sens
Des illusions sonores
pour étudier l’audition
Les sons d’un orchestre ne font qu’un, alors que certaines
suites de Bach comportent plusieurs mélodies... jouées
par un même instrument : les illusions sonores éclairent
la façon dont le cerveau analyse une scène auditive.
Daniel Pressnitzer
est chercheur
au Laboratoire
de Psychologie
de la perception
du CNRS,
de l’Université
Paris Descartes
et de l’École
normale supérieure,
à Paris.
48
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ous êtes confortablement assis
dans votre fauteuil, dans une
demi-obscurité, face à votre
chaîne hi-fi. Une musique de
Bach que vous connaissez bien
s’échappe des haut-parleurs. Vous l’écoutez.
Peut-être à ce moment précis avez-vous
choisi de porter attention à une mélodie
que vous appréciez particulièrement, ou
aux nuances subtiles du timbre de l’instrument. Ou vous changez d’avis, et adoptez
une écoute d’ensemble du flot musical. Et
ce, bien sûr, en gardant une oreille attentive
pour vérifier que votre enfant ne se réveille
pas dans la chambre à côté.
En fait, de telles situations, que nous abordons sans effort, illustrent les tâches complexes que doit résoudre l’audition. Nous
sommes le plus souvent immergés dans des
« scènes auditives » composées de nombreux
objets, produisant chacun des sons différents et parfois superposés (la musique en
est un exemple). Pourtant, nous naviguons
facilement dans ces scènes.
Les sciences de l’audition, en particulier
la psychologie expérimentale combinée
aux neurosciences, tentent de comprendre
V
comment le cerveau analyse les sons. Pour
ce faire, les chercheurs utilisent notamment différentes illusions auditives. L’intérêt est non seulement fondamental, mais
aussi appliqué, pour aider par exemple les
dix pour cent de la population des pays
développés souffrant de troubles auditifs.
L’intérêt des illusions
en neurosciences
Au-delà de la curiosité qu’elles suscitent,
les illusions ont été utilisées depuis les débuts
de la psychologie expérimentale, voire ceux
de la philosophie. Pour quelles raisons ? Sans
doute parce qu’elles révèlent, de façon intuitive, certains mécanismes essentiels de la perception. Prenons par exemple une illusion
visuelle, l’illusion de Ponzo (voir la figure 2).
Sur le dessin, les objets bleus, à proximité
de lignes noires, sont identiques ; pourtant,
on les voit en général de tailles différentes,
même si on sait qu’on est « trompé » par une
illusion. Mais est-on vraiment leurré ?
Bien au contraire : l’illusion révèle que le
cerveau interprète l’information qui arrive
aux yeux. En d’autres termes, les objets bleus
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Jean Schweitzer / Shutterstock.com
ont certes la même taille et produisent une
activation semblable des neurones de la rétine, mais la taille sur la rétine importe peu !
C’est connaître les dimensions de l’objet dans
le monde réel qui est pertinent. Le reste du
dessin donne alors des indices intéressants :
des lignes de fuite suggèrent que l’un des
objets est situé plus loin que les autres. Donc
une même taille sur la rétine peut correspondre à des objets de tailles distinctes. Sans
en avoir conscience, on a résolu un problème
géométrique pour percevoir la « bonne » solution, celle qui est la plus utile. Encore plus
surprenant : la « force » de ces illusions augmente à mesure que l’homme se développe.
Enfant puis adulte, plus on accumule d’expériences dans le monde environnant, plus on
est sensible aux illusions.
Cet exemple illustre une idée simple, mais
importante : la perception est une construction active, semblable à une suite de « paris »
faits sur l’état du monde. Ainsi, le physiologiste et acousticien allemand Hermann von
Helmholtz (1821-1894) a proposé que la
perception résulte d’une série « d’inférences
inconscientes », qui construisent des hypothèses utiles pour « guider » le comporte-
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ment. Nous allons évoquer cette idée pour
l’audition, en nous focalisant notamment
sur l’analyse des scènes auditives.
L’organisation
des scènes auditives
Décrivons « physiquement » ce qui se
passe quand nous entendons une musique
dans notre salon. Un ou plusieurs instruments – un piano, une basse, une batterie, la
voix humaine, un orchestre symphonique,
etc. – produisent la musique. Chaque instrument vibre et communique à l’air un mouvement oscillatoire plus ou moins régulier. Or
1. Les sons produits
par différents
instruments semblent
ne faire qu’un,
ou au contraire,
nous pouvons focaliser
notre attention
sur le soliste.
Le système auditif est
capable d’interpréter
une scène auditive
complexe.
En bref
• L’homme sait distinguer et reconnaître la nature des sons,
comme une voix familière au milieu d’un brouhaha. Le cerveau
analyse et organise les sons en utilisant divers indices auditifs.
• Mais des illusions auditives peuvent révéler des aspects
inattendus de la perception.
• Les musiciens utilisent ces ambiguïtés pour surprendre
l’auditeur ; et les chercheurs s’en servent pour comprendre
comment le cerveau organise une scène auditive.
49
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Comment entendons-nous ?
haque son parcourt un chemin type quand il arC
rive à nos oreilles. Il entre dans le pavillon et se
faufile dans le conduit auditif où il rencontre le tympan (a). Les vibrations de l’onde sonore mettent en
mouvement le tympan lié à trois petits os nommés
osselets (le marteau, l’étrier et l’enclume). Ces premières étapes amplifient les vibrations qui atteignent
la cochlée, l’organe récepteur de l’audition.
Chaque vibration, caractérisée par sa fréquence et
son intensité, circule dans la spirale de la cochlée (b)
où elle est captée par les cellules ciliées de la membrane basilaire (c). Cette dernière réagit à toutes les
fréquences audibles et transmet ses déplacements aux
cellules ciliées qui transforment la vibration en message électrique, circulant dans le nerf auditif. L’information se dirige ensuite vers le cortex cérébral, via plusieurs relais : le noyau cochléaire, le complexe olivaire,
le noyau du lemniscus latéral, le colliculus inférieur
et le corps genouillé médian du thalamus. Le cortex
auditif se divise en aires primaire et secondaire. Tout
au long du trajet, le message subit des transformations
dues aux caractéristiques de l’activité des neurones.
Chaque parcelle de la membrane basilaire n’est activée que par un ensemble limité de fréquences et donc
chaque fibre du nerf auditif ne transmet que quelques
fréquences. Cette organisation dite tonotopique se
retrouve dans tout le système auditif jusqu’au cortex
primaire. En outre, plus le son est intense, plus l’amplitude de vibration de la membrane basilaire est grande ;
il s’ensuit une augmentation de la décharge des neurones du nerf auditif.
Toutefois, la fréquence et l’intensité ne sont que
deux indices parmi d’autres qui doivent être utilisés
pour l’analyse d’une scène auditive mêlant un ensemble d’ondes acoustiques. Cette analyse se ferait
tout au long du système auditif, et même au-delà, pour
utiliser les informations liées aux autres sens, à l’apprentissage ou au contexte.
Corps
genouillé
médian
Cortex
auditif
Colliculus
inférieur
Noyau
du lemniscus
latéral
b
Pavillon
Complexe
olivaire
Coupe
de la cochlée
Oreille
Enclume
a
c
Noyau
cochléaire
Tympan
Cochlée
Étrier
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Cellule
ciliée
Membrane
basilaire
Delphine Bailly
Nerf
auditif
Marteau
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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tous ces mouvements se superposent avant
d’atteindre nos oreilles. C’est évident si nous
écoutons de la musique enregistrée : ce qui
nous est transmis par la chaîne hi-fi, c’est le
mouvement de l’air capté par un (ou deux)
microphone à un endroit donné. Mais la situation est semblable dans tous les cas, même
dans une salle de concert, car tout ce que
nous entendons est reçu par nos deux oreilles.
Se pose alors le problème fondamental de
l’audition. Nos tympans captent les vibrations de l’onde sonore circulant dans l’air et
se mettent en mouvement. Puis ils stimulent
diverses régions cérébrales impliquées dans
l’audition, qui transforment ces mouvements sonores en perception (voir l’encadré
page ci-contre). Mais nous devons deviner
– « inférer » – ce qui a produit ces mouvements dans le monde extérieur pour identifier les sources. En effet, soit un mouvement
correspond à des vibrations émises par un
seul objet ou instrument, soit il résulte de
la superposition de vibrations provenant de
plusieurs instruments. Nous ignorons donc
le nombre et la nature des instruments ayant
provoqué le mouvement des tympans.
Résoudre des devinettes
En mathématiques, ce type de problème
« mal posé » est impossible à résoudre de façon exacte, car il n’y a pas assez d’observations
pour le nombre d’inconnues. Pourtant, l’audition le résout en permanence. Comment ?
L’audition réalise des inférences, c’est-à-dire
devine le nombre et la nature des instruments
en tenant compte non seulement des mouvements des tympans, mais aussi du contexte,
de nos connaissances, des données provenant
des autres sens, etc. Et c’est là que les illusions
auditives servent à l’investigation scientifique :
elles mettent en évidence ces inférences qui
passent normalement inaperçues…
Une première illusion auditive utilisée par
les scientifiques peut être illustrée visuellement. Observez la figure 3 : peut-être voyezvous d’abord une partition musicale, inscrite
sur un vase. Mais quelques instants plus tard,
vous voyez deux visages se faisant face. Et
votre interprétation de l’image alterne, entre
partition et visages. Ce phénomène est nommé perception bistable : l’image ne change
pas – elle est figée –, mais son interprétation
consciente varie en permanence.
Le même phénomène existe pour l’audition : un même son est présenté en continu,
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
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mais son interprétation change. Ceci est illustré dans la partition du vase, qui est une
suite pour violoncelle seul de Bach. Sur cette
partition, des notes graves (vers le bas) et
aiguës (vers le haut) alternent rapidement.
Si vous écoutez cette séquence assez long-
2. Dans l’illusion de Ponzo, les objets bleus semblent de taille
différente. Pourtant, ils ont les mêmes dimensions. Quand les lignes
noires sont parallèles, les deux objets paraissent bien
de la même taille (a). Mais si des lignes de fuite « suggèrent »
au cerveau que l’objet à droite est plus près de l’œil que celui situé
à gauche, on a l’impression que ce dernier est plus petit (b).
a
b
temps, vous entendez tantôt une seule mélodie composée des notes graves et aiguës,
tantôt deux mélodies mêlées, l’une avec les
notes graves et l’autre avec les notes aiguës
– comme si elles provenaient de deux instruments distincts (voir la figure 4).
Bistabilités
visuelle et auditive
Avec Jean-Michel Hupé, du Centre de
recherche Cerveau et cognition à Toulouse,
nous avons montré que cette bistabilité auditive présente des caractéristiques similaires à
celles de la vision. Les auditeurs choisissent
l’une ou l’autre des interprétations, et entendent rarement un mélange des deux ; leur
perception auditive alterne de façon aléatoire.
Ils peuvent influer sur leur interprétation et
tenter d’entendre l’une ou l’autre des mélodies, mais il semble impossible d’arrêter complètement l’audition bistable.
Que nous apprend une telle illusion ? Nous
avons fait écouter à des auditeurs un son ambigu : soit un seul instrument pouvait produire
les deux notes arrivant aux oreilles, soit il y en
avait deux. Il est impossible de choisir avec certitude la bonne réponse. Alors comment les
auditeurs réagissent-ils ? Au lieu de rester dans
l’incertitude, leur perception « fait un pari », et
ils entendent soit un, soit deux instruments.
Mais il est imprudent de ne considérer qu’une
Sur le web
■ Parole
composée
de sons purs :
http://www.mrc-cbu.
cam.ac.uk/people/
matt.davis/
sine-wave-speech/
■ Exemple de bistabilité
auditive : http://www.
frontiersin.org/
human_neuroscience/
10.3389/
fnhum.2011.00158/
abstract.
51
15/10/12 17:36
3. Cette partition de Bach
dans un vase est en fait
une image ambiguë ;
en la regardant longtemps,
on finit par voir deux visages
face à face. L’image ne change
pas – elle est figée –, mais
son interprétation consciente
varie en permanence.
Cette illusion révèle
le phénomène
de bistabilité visuelle.
seule interprétation, les deux étant aussi probables : les auditeurs alternent entre les deux
« percepts » et cette illusion révèle les inférences auditives évoquées précédemment. Ce
type de devinettes que résout notre perception
est utile pour analyser n’importe quelle scène
auditive : toute information sensorielle est ambiguë. Le plus souvent, nous arrivons à décider
qu’une seule personne parle, ou plus, sans en
avoir conscience, grâce à un faisceau d’indices.
Mais au laboratoire, nous avons utilisé une
illusion où il n’y a pas de bonne réponse, de
sorte que la bistabilité apparaît.
Nous pensons que le même mécanisme
d’inférence est mis en œuvre dans les deux
cas : dans la vie de tous les jours, il nous
permet de choisir l’interprétation la plus
probable sans en avoir conscience, mais
au laboratoire, il peut être révélé dans une
situation ambiguë. En fait, même les musiciens utilisent de telles situations ambiguës.
Ainsi, la suite de Bach illustre la technique
dite de polyphonie virtuelle, où nous pouvons entendre plusieurs mélodies à partir
d’un même instrument.
Focaliser son attention
sur ce qui est important
Un troisième exemple montrant comment
on analyse deux sons successifs est l’illusion
de continuité, aussi nommée effet tunnel ou
effet Vicario. Dans cette illusion, un son est
brièvement remplacé par un autre, le premier
semblant pourtant se poursuivre de façon
continue. Le psychologue Richard Warren,
de l’Université du Milwaukee aux États-Unis,
en a fait une démonstration dans les années 1970, en utilisant la parole. Il a enregistré une phrase, coupé une syllabe de l’un des
mots sur la bande, et remplacé ce silence par
le bruit de quelqu’un qui tousse. Aucun auditeur n’a été capable de détecter qu’un morceau du discours manquait – pire, personne
ne pouvait dire quel son manquait.
Là encore, la perception auditive réalise une
inférence : il est peu probable qu’une personne
s’arrête de parler exactement au moment où
droite), il perçoit deux mélodies mêlées, l’une
avec les notes graves (en vert) et l’autre avec les
notes aiguës (en jaune) – comme si elles provenaient de deux instruments distincts. C’est le
phénomène de bistabilité auditive.
Fréquence
4. Quand une musique comprend des notes
graves (orientées vers le bas) et aiguës (orientées
vers le haut), un auditeur entend d’abord une
mélodie composée des notes graves et aiguës (à
gauche en vert). Mais après un certain temps (à
Une autre illusion auditive se rapporte
aussi à la façon dont on relie les sons les uns
aux autres. Cette illusion est dite des sons
de Shepard, du nom du psychologue l’ayant
initialement décrite. On présente aux auditeurs deux sons l’un après l’autre avec une
caractéristique particulière : les fréquences
(les notes élémentaires composant le son)
du deuxième son sont situées à mi-chemin
des fréquences du premier. Il y a là une ambiguïté : le deuxième son peut paraître soit plus
aigu que le premier (plus la fréquence d’un
son est élevée, plus il est aigu), soit plus grave.
Qu’entend-on ? Soit l’un, soit l’autre, mais pas
les deux ; il est surprenant de constater que
certaines personnes entendent un intervalle
qui monte, alors que d’autres perçoivent un
intervalle qui descend, et ce, pour le même
son ! La perception auditive réalise à nouveau
un « pari » et masque l’ambiguïté.
Temps
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Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Jean-Michel Thiriet
5. Une personne
parle à une autre,
mais une troisième
perturbe le discours...
Pourtant, l’auditeur
n’entend pas
d’interruption
et comprend
son interlocuteur...
voire semble satisfait !
L’auditeur arrive
à ignorer les bruits
perturbateurs.
une autre tousse, puis reprenne comme si rien
ne s’était passé. En revanche, il est plausible
que la parole soit continue, et que le bruit l’ait
brièvement masquée. C’est ce que nous percevons, l’illusion nous permettant de fixer notre
attention sur la parole et d’ignorer les bruits
perturbateurs (voir la figure 5).
Notre connaissance du langage apporte
des données utiles, qui nous permettent
d’interpréter un signal acoustique. En 1981,
Robert Remez, de l’Université Columbia aux
États-Unis, et ses collègues ont mis en évidence le rôle des connaissances dans l’analyse
des scènes auditives en étudiant de la parole
« faite de sons purs » – ou sine wave speech.
R. Remez a simplifié un flux de paroles – par
exemple une phrase prononcée telle que « je
vais aller travailler ce matin » – pour n’en
conserver que quelques éléments saillants.
Ces éléments étaient ensuite transformés en
sons purs, à savoir des sifflements dont on
contrôlait la fréquence au cours du temps.
Le cerveau interprète
La première fois que l’on entend un tel
son, on a souvent l’impression que ce sont
des chants d’oiseaux ou des bruits de films
de science-fiction. En revanche, si l’on sait
qu’il y a un message verbal dans le signal,
alors les sons purs s’estompent et l’on comprend le sens de la phrase ! L’illusion est surprenante : un même son, initialement perçu
comme une suite de sifflements, est ensuite
organisé comme de la parole.
Une dernière illusion concerne les deux
situations que nous venons de présenter :
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
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la perception bistable et la parole. En 1958,
R. Warren et Richard Gregory ont décrit les
« transformations verbales », à savoir la répétition, en boucle, d’un même mot dont la
perception auditive peut être ambiguë. Par
exemple, répétez sans arrêt le mot caillou.
Après un certain temps, votre perception
produit de nouvelles formes verbales, par
exemple yucca. Puis une perception bistable, voire multistable, s’installe entre les
différents mots.
En fait, nous pensons que l’organisation
cérébrale des différents éléments du mot
caillou est ambiguë, de sorte que l’interprétation du même signal acoustique change au
cours du temps. Aujourd’hui, nous savons
que tous les phénomènes bistables – pour
l’audition, la parole, la vision ou le toucher,
etc. – présentent de grandes similitudes.
Ainsi, ces illusions révéleraient un mécanisme de résolution des ambiguïtés, en partie commun à tous les sens.
Il serait alors possible d’envisager la présence d’une aire cérébrale dédiée à la résolution d’ambiguïté perceptive et située audelà des régions consacrées au traitement
de chaque sens. Mais plusieurs éléments indiquent que ce n’est pas le cas. Tout d’abord,
nous avons remarqué que les caractéristiques
des bistabilités visuelle et auditive changent
d’un individu à l’autre. Certaines personnes
produisent des alternances de perceptions
très rapidement, tandis que d’autres restent
fixées sur une perception plus longtemps.
Toutefois, les personnes rapides pour la vision ne le sont pas forcément pour l’audition.
De plus, lorsque deux stimulus bistables sont
53
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Insula
Aire
motrice
supplémentaire
Cortex
auditif
R.Cusack
Sillon intrapariétal
postérieur
6. Pour un son qui ne change pas, mais qui est bistable, l’équipe
de Rhodri Cusack a montré que le sillon intrapariétal postérieur
(en orange) s’active davantage quand un auditeur perçoit deux sources
que lorsqu’il en perçoit une seule. Cette aire participe à l’intégration
de différentes modalités sensorielles, au-delà du système auditif.
D’autres études ont montré l’implication de diverses régions cérébrales,
corticales et sous-corticales, dans la résolution des illusions auditives.
Les autres régions activées par la musique, un son ou même le langage
sont le cortex auditif, l’insula et l’aire motrice supplémentaire (en vert).
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of missing speech
sounds, in Science,
vol. 23, pp. 392-393,
1970.
54
9-Ess12-Pressnitzer Illusion.indd 54
présentés simultanément en vision et en audition, les alternances de perception sont indépendantes entre les modalités sensorielles,
ce qui serait difficile à réaliser avec une aire
unique de résolution d’ambiguïté.
Alors sait-on comment s’organisent les
scènes auditives dans le cerveau ? Depuis
peu, on utilise la bistabilité auditive pour dévoiler les fondements neuronaux de l’organisation des scènes auditives. En effet, dans
cette illusion, la perception d’une source ou
de deux sources change subjectivement pour
l’auditeur, sans que le stimulus physique ne
soit modifié. Si l’on met en évidence une
région cérébrale dont l’activité prédit la
perception de l’auditeur, il est probable que
cette région participe à la formation de la
perception elle-même.
En imagerie par résonance magnétique
fonctionnelle, Rhodri Cusack, du Centre de
recherche médicale à Cambridge en Angleterre, a montré que la perception subjective
des auditeurs correspond à l’activité cérébrale
du sillon intrapariétal, une région corticale
située au-delà du traitement auditif proprement dit et qui intègre des informations
concernant différents sens (voir la figure 6).
Mais des études ultérieures, utilisant la
magnétoencéphalographie ou l’imagerie par
résonance magnétique, ont mis en évidence
des corrélats neuronaux situés plus bas dans
la voie de traitement des signaux auditifs,
c’est-à-dire dans les cortex auditifs primaire
et secondaire et le thalamus auditif. Les diverses étapes du traitement cortical, auditives
et multimodales – concernant plusieurs modalités sensorielles –, participeraient aux traitements des signaux visant à restituer l’organisation des scènes.
Les techniques d’imagerie pour l’homme
permettent difficilement d’observer les
étapes de traitements précoces (c’est-à-dire
sous-corticales). Pourtant, l’organisation
auditive pourrait commencer avant le cortex. En effet, les oiseaux sont capables d’isoler le chant d’un congénère dans le vacarme
d’une forêt alors même qu’ils n’ont pas de
cortex. Des régions sous-corticales participeraient-elles à cette organisation ?
En collaboration avec Ian Winter et Mark
Sayles, de l’Université de Cambridge, et
Christophe Micheyl, de l’Université du Minnesota aux États-Unis, nous avons cherché
les traces de la bistabilité dans les premières
étapes du traitement auditif. Chez le cobaye,
nous avons enregistré les réactions neuronales dans le noyau cochléaire en situation
de bistabilité auditive : des corrélats à l’organisation auditive se manifestent déjà, bien
avant tout traitement cortical.
Tout le système auditif
est mis en œuvre
En résumé, nous avons constaté que d’un
point de vue comportemental, tous les indices auditifs peuvent influer sur le choix de
l’organisation perceptive. Au niveau neuronal, ils sont codés à divers endroits des voies
du traitement auditif. De plus, l’organisation
des scènes auditives recruterait l’ensemble
du système auditif.
L’audition a la capacité remarquable,
et encore mal comprise, d’organiser une
quantité désordonnée d’informations
acoustiques en signaux auditifs cohérents,
permettant de suivre une conversation
dans la foule ou d’apprécier une pièce de
musique. Les illusions révèlent certaines
des stratégies que l’audition met en œuvre
pour réaliser cette prouesse. Aujourd’hui,
les neuroscientifiques utilisent ces illusions
pour mieux comprendre les mécanismes
neurobiologiques impliqués dans l’organisation auditive. Ainsi, les illusions auditives, depuis longtemps manipulées par les
musiciens, deviennent un outil scientifique
pour l’étude de la perception.
■
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Alvaro Cabrera Jimenez / Shutterstock.com
Les illusions des autres sens
Les illusions
de langage
Quand on entend des sons, même incompréhensibles,
le cerveau en extrait un discours qui a un sens.
Ainsi, il ne se contente pas de transmettre :
il interprète – au risque de se tromper...
«
leon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des
ltteers dans un mot n’a pas
d’ipmrotncae : il fuat jutse que
la pmeirère et la drenèire ltteers
soient à la bnnoe pclae. Les areuts ltteers snot
dans le dsérorde, mias vuos puoevz tujoruos
lrie snas porbèlme. C’est prace que le creaveu
hmauin ne lit pas chuaqe ltetre spaémerént,
mias le mot cmome un tuot. »
Le langage est la faculté de s’exprimer et
de transmettre des informations ayant un
sens, grâce à la parole ou l’écriture. Pourtant,
quand on écoute un discours ou quand on
lit, notre compréhension du langage peut
être trompée, ou au contraire corrigée : vous
venez de comprendre ces quelques lignes où
S
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10-illus_lang_claire.indd 55
aucun mot n’est écrit correctement ! Ce texte
est paru en anglais sur Internet en 2003 et a
été largement traduit et copié. Cet exemple
n’est pas vraiment une illusion – vous voyez
que les lettres sont mélangées –, mais il révèle le mécanisme central des illusions langagières : on peut « compenser » des informations manquantes ou contradictoires
pour aboutir à un concept ou à un mot existant, ou à une idée qui a un sens.
Ces illusions résultent le plus souvent
d’effets dits top down : les connaissances
sur le stimulus (ici langagier) guident et
contrôlent le traitement et la perception
finale, c’est-à-dire ce que l’on s’attend à
voir ou à entendre. Certaines illusions langagières proviennent de la conjonction de
1. Lors d’un gala,
ou dans d’autres
situations où plusieurs
conversations se mêlent,
le cerveau réalise
un exploit :
il sélectionne la voix
d’un interlocuteur
parmi le bruit de fond.
Claire Delle Luche
est chercheur
postdoctorant
à l’Université
de Plymouth
en Angleterre.
55
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En bref
• Le langage, écrit ou parlé, met en œuvre plusieurs modalités
sensorielles nécessaires à la compréhension.
• Si l’on entend ba tout en voyant une bouche produire le son ga,
on peut percevoir da ; c’est l’effet McGurk.
• Le cerveau résout un conflit sensoriel en produisant la meilleure
solution : celle qui a un sens.
• De même, on peut entendre un mot qui n’a jamais été émis !
Deux sons distincts présentés à chaque oreille peuvent
se recombiner pour former un mot du répertoire lexical.
Sur le web
Testez l’effet McGurk
sur vous :
http://www.faculty.
ucr.edu/~rosenblu/
VSMcGurk.html#
deux types d’informations : quand on parle
avec quelqu’un, on le voit parler et on entend ce qu’il dit ; on lit tous – un peu – sur
les lèvres. Si l’on retire les informations visuelles (par exemple lors d’une conversation
téléphonique), la compréhension est plus
difficile. En effet, les mouvements des lèvres
que l’on voit en discutant en direct aident
à comprendre ce qui est dit. Dans de telles
conditions, on peut prendre un mot pour un
autre et commettre des erreurs. On observe
alors une illusion semblable à celle du test
de Stroop (voir la figure 2). Dans ce test, des
noms de couleur sont écrits dans une couleur qui n’est pas celle qu’ils représentent
(par exemple, bleu est écrit en rouge).
Comme il est difficile de ne pas lire les mots
(la lecture étant automatique), on fait des
erreurs en nommant leur couleur quand les
deux informations sont contradictoires.
2. Dites le plus vite possible, à haute voix, la couleur des mots
écrits.Vous avez dû faire des erreurs ! En effet, la lecture est
irrépressible et vous êtes un lecteur expert : vous reconnaissez
ces mots fréquents de façon globale et automatique. En revanche,
pour nommer la couleur, vous devez d’abord identifier la couleur,
puis la nommer. Cela prend plus de temps que de lire les mots
automatiquement. Ce test de Stroop est une forme d’illusion langagière.
Vert Rouge Noir
Bleu Jaune Rouge
Violet Noir Orange
56
10-illus_lang_claire.indd 56
L’effet McGurk est un autre exemple
d’intégration des informations visuelles et
auditives. Si l’on vous fait écouter le son ba
en vous montrant une bouche articuler le
son ga, vous percevrez (plus ou moins rapidement) le son da. Cet effet surprenant provient de notre connaissance implicite des
mouvements nécessaires pour réaliser un son.
Le mouvement des lèvres pour dire un ba est
évident (on ouvre grand la bouche), et ceux
pour réaliser un da ou un ga sont plutôt semblables, mais c’est la position de la langue,
peu visible de l’extérieur, qui différencie ces
deux sons. Si l’on entend ba en même temps
que l’on voit sur les lèvres un ga, le cerveau est
face à deux informations contradictoires.
C’est le cerveau
qui « décide »
Ce conflit peut être résolu de deux façons :
soit le cerveau ignore une modalité sensorielle
(en entendant ba tout en voyant da, on perçoit ba), soit il reconnaît le son le plus proche
de la combinaison des deux types d’information (on entend ba tout en voyant ga, et l’on
perçoit da). Cette illusion est plus importante
si les mouvements articulatoires externes sont
évidents (comme pour dire ba), de sorte que
les illusions langagières changeant les voyelles
sont moins fortes (la différence entre un é et
un è est liée à la position de la langue).
Depuis l’invention de la stéréophonie, chacun fait l’expérience de la spatialisation sonore,
malgré la présence d’émetteurs statiques tels
les écouteurs ou les haut-parleurs. En d’autres
termes, on est capable de percevoir et de reproduire une musique cohérente pourtant
décomposée en deux flux, chacun émis par
une source sonore distincte. La stéréophonie a
donné lieu à une recherche active sur l’écoute
dichotique : avec des écouteurs, on diffuse dans
chaque oreille un signal sonore spécifique, qui
peut être identique ou différent. Dépendante
des mécanismes de l’attention, cette technique
permet de créer des effets surprenants. Tout
d’abord, on a bien l’impression d’entendre
deux flux distincts dans chaque oreille ; mais si
l’on a pour consigne de focaliser son attention
sur une oreille, on cesse de percevoir ce qui est
diffusé à l’autre oreille.
En revanche, si l’on doit écouter et répéter ce que l’on entend, le cerveau « navigue »
entre les deux oreilles pour produire un discours cohérent ; et on ignore ce que l’on perçoit vraiment à chaque oreille (voir l’encadré
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Entendre un discours qui n’existe pas
écoute dichotique consiste à entendre un flux
Lou’ distinct
sonore dans une oreille et un autre – identique
– dans l’autre oreille. Par exemple, si deux
discours différents sont diffusés par des écouteurs,
et si l’on demande au sujet de focaliser son attention
sur son oreille droite, il perçoit un « mélange » des
deux discours. Le cerveau est capable de faire « migrer » des informations auditives provenant d’une
oreille vers le centre de traitement des données de
l’autre oreille, de sorte que l’on perçoit une phrase
qui a du sens (mais qui n’existe pas en tant que stimulus auditif) !
Discours perçu
Dans un panier pour le pique-nique,
elle a mis des sandwiches au beurre
et des gâteaux au chocolat
Uros Zunic - Vasabii / Shutterstock.com
Cortex auditif
gauche
Oreille focalisée
(attentive)
Dans un panier pour
le pique-nique, elle a mis
des livre, feuille, toit,
échantillon, toujours…
ci-dessus) ! Cette illusion est très forte et dépend des effets top down : à mesure que l’on
entend des mots, on anticipe ce qui va suivre
d’après le sens du discours, et le cerveau sélectionne les mots, arrivant de l’oreille droite
ou gauche, qui sont cohérents avec le début
du discours. Parfois, on perçoit en écoute dichotique un langage plutôt surprenant : si le
sexe du locuteur diffère dans chaque oreille,
on peut avoir l’impression de n’entendre
qu’une seule voix (dite extraterrestre), mélange parfait des deux.
Des mots ambigus
L’illusion la plus étonnante produite avec
l’écoute dichotique sur des stimulus langagiers est celle des « mots illusoires ». Régine
Kolinsky et ses collègues, de l’Université
libre de Bruxelles, ont montré que des mots
français peuvent subir des effets de recombinaison, à l’instar des images ambiguës qui
donnent lieu à deux perceptions visuelles
distinctes. Ils ont fait écouter à des participants des mots seuls, ou plutôt des pseudomots tels que botu et kigeon (des mots dénués
de sens, mais qui ressemblent à de « vrais »
mots), en présentant un mot à une oreille et
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Cortex
auditif
droit
Oreille non focalisée
(inattentive)
Chat, large, jour, pomme,
amis, chaque, choisir,
sandwiches au beurre
et des gâteaux au chocolat
un autre à l’autre. Parfois, les participants ont
l’impression d’entendre un vrai mot. En effet,
entendre simultanément kijou et boton donne
l’illusion d’entendre soit bijou, soit coton,
comme si le premier son de chaque mot avait
« migré » d’une oreille à l’autre.
Le cerveau a alors été trompé dans sa recherche de sens, et s’il en résulte un vrai mot,
ce dernier n’en reste pas moins différent de la
réalité ; c’est donc une illusion. Cet effet de
migration dépend du type de son manipulé et
de la structure des mots. Par exemple, l’illusion
fonctionne bien avec des consonnes dites plosives, tels b ou k (pour les prononcer, on ferme
la bouche, puis on l’ouvre brusquement), mais
certains pseudomots, tels botu et kigeon, ne sont
pas mélangés par le cerveau (on ignore pourquoi). Jusqu’alors, cette illusion langagière n’a
été testée qu’en français, mais l’équipe de R. Kolinsky est en train de voir si les Japonais peuvent
aussi être victimes de ces « trompe-l’oreille ».
En conséquence, les illusions langagières
permettent notamment aux scientifiques
de déterminer comment le cerveau traite les
informations linguistiques. On constate ainsi
que le cerveau n’aime pas les conflits et choisit
toujours la meilleure solution, c’est-à-dire celle
qui a du sens, même si c’est une illusion !
■
Bibliographie
A. Nath
et M. Beauchamp,
A neural basis
for interindividual
differences
in the McGurk effect,
a multisensory
speech illusion,
in NeuroImage,
vol. 59, pp. 781-787,
janvier 2012.
R. Kolinsky et al.,
Intermediate
representations
in spoken word
recognition : Evidence
from word illusions,
in Journal of Memory
and Language,
vol. 34, pp. 19-40,
1995.
H. McGurk
et J. MacDonald,
Hearing lips
and seeing voices,
in Nature, vol. 264,
pp. 746-748, 1978.
57
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Les illusions des autres sens
Le sens d’être soi
Le « sixième » sens nous permet de percevoir
les mouvements de notre corps dans l’environnement.
Il est en grande partie contrôlé par le système vestibulaire,
qui, s’il est trompé, peut provoquer des illusions,
dont certaines sont considérées comme « paranormales ».
Isabelle
Viaud-Delmon
est directrice
de recherche CNRS
dans l’Équipe
Espaces acoustiques
et cognitifs
de l’UMR 9912-CNRSIRCAM-UPMC,
à Paris.
es systèmes sensoriels n’ ont pas
toujours besoin d’une stimulation
externe pour créer une perception, et, de surcroît, ils engendrent
parfois une sensation qui ne correspond pas à la stimulation : ils provoquent
alors une illusion, qui dépend du réseau neuronal activé. Les illusions visuelles sont les
plus connues, mais l’homme est victime de
bien d’autres illusions sensorielles. Certaines
sont complexes, car elles résultent de l’interaction de plusieurs modalités sensorielles, dont
le système vestibulaire. Ce dernier participe
normalement à la perception du mouvement
et de l’orientation, mais il peut être trompé ou
suractivé, au même titre que la vision.
L
Quand on ferme les yeux, on constate vite
quel sens fait défaut. On peut aussi se boucher les oreilles ou le nez, et si le toucher ou
le goût ne fonctionne plus, on le sait rapidement. En revanche, les informations vestibulaires sont la plupart du temps silencieuses :
on les utilise sans s’en apercevoir. On parle
de « sixième » sens pour la perception extrasensorielle, alors qu’il serait plus juste de
considérer les données vestibulaires comme
un véritable sens de l’être humain et de parler de sens « vestibulaire ». D’autant que le
système vestibulaire serait impliqué dans ce
que l’on nomme souvent les phénomènes
« paranormaux », phénomènes illusoires qui
remettent en question la conscience de soi.
Un sens silencieux
En bref
• Les capteurs vestibulaires, dans l’oreille interne, transmettent
au cerveau des informations concernant les mouvements
et l’orientation du corps.
• Ce « sens » peut être trompé ou suractivé : il engendre
alors des illusions de mouvement et des sensations de rotation
ou de « sortie du corps », voire une perte de la conscience de soi.
58
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Nous percevons notre corps, sa position
dans l’espace et ses mouvements grâce aux
informations vestibulaires (voir l’encadré
page 60). Contrairement aux cinq sens communément répertoriés (la vision, l’odorat,
l’ouïe, le toucher et le goût), la sensation
générale du corps n’est pas contrôlée par un
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Ostill / Shutterstock.com
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1. Les expériences de « sortie du corps »,
qualifiées de « paranormales », seraient en fait
liées à des illusions vestibulaires. Le sujet
a l’impression de voir son corps de l’extérieur
ou de flotter dans les airs ; ces expériences impliquent
la perception des déplacements du corps, sensation
créée par le système vestibulaire.
59
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organe physiologique bien défini, mais par
la somme d’afférences multisensorielles (de
nombreuses informations sensorielles), où
les données vestibulaires ont un rôle prépondérant. Plusieurs observations expérimentales et chez des patients l’ont suggéré.
Ainsi, il est possible que ce sixième sens,
plutôt que d’être vestibulaire ou même extrasensoriel, corresponde au sens d’être soi,
comme l’a décrit en 2010 Marc Jeannerod,
de l’Institut des sciences cognitives à Lyon.
Tous les sens sont associés à une aire corticale primaire, c’est-à-dire une région cérébrale distincte spécialisée dans le traitement
d’une modalité sensorielle. Mais il n’existe
pas de cortex vestibulaire primaire. En revanche, on sait qu’un réseau anatomique
complexe d’aires dites associatives plurimodales reçoit et analyse des informations à la
fois vestibulaires, somesthésiques (issues
des muscles et des articulations) et visuelles.
L’appareil vestibulaire sert au maintien de
l’équilibre et à la fixation du regard, et participe à l’orientation spatiale, à la perception
de l’environnement et à la conscience de soi.
Le sens du mouvement
et de l’orientation
système vestibulaire a trois fonctions principales : le
Ldesemaintien
de la posture, la coordination des mouvements
yeux et de la tête, et la perception du mouvement et de
l’orientation dans l’espace. Ce système sensoriel est situé dans
l’oreille interne. Il est composé de trois canaux semi-circulaires (le canal horizontal, le vertical antérieur et le postérieur)
et d’organes dits otolithiques (l’utricule et le saccule). Ces différents capteurs détectent les accélérations linéaires et angulaires de l’organisme et de la tête, et les transmettent au cerveau via le nerf vestibulaire. En effet, les canaux et les organes
otolithiques sont tapissés de plaques de tissus, les macules,
constituées de cellules sensorielles ciliées reposant sur des
cellules de soutien. Les cellules sensorielles ont un cil, nommé kinocil, plus long que les autres. Les cils rentrent dans une
membrane gélatineuse parsemée de cristaux de carbonate de
calcium, nommés otolithes. Dans l’utricule, la macule est horizontale et les cils sont verticaux lorsque la tête est droite ; elle
réagit au mouvement dans le plan horizontal. Dans le saccule,
la macule est presque verticale et les cils s’introduisent horizontalement dans la membrane otolithique. La macule sacculaire réagit surtout aux mouvements verticaux. Quand la tête
commence ou termine un mouvement, le liquide baignant les
organes otolithiques (l’endolymphe) fait glisser la membrane,
ce qui courbe les cils. Le fléchissement des cils stimule les cellules sensorielles qui transmettent leur excitation aux fibres
nerveuses du nerf vestibulaire. Le cerveau peut alors analyser
ces informations vestibulaires et les intégrer aux autres données sensorielles, créant ainsi la perception du corps.
Oreille
externe
Illusions de mouvement
Oreille
interne
Cochlée
Otolithes
Tympan
Membrane
otolithique
Oreille
moyenne
Kinocil
Canal antérieur
Canal
Nerf
horizontal
vestibulaire
Canal
postérieur
Cellule
sensorielle
Utricule
Canal
cochléaire
Nerf
auditif
Rampe
tympanique
Rampe vestibulaire
60
11-illus_vestib_viaud.indd 60
Vers le nerf
vestibulaire
Raphael Queruel
Saccule
Quelles sont les illusions mettant en jeu le
système vestibulaire ? L’illusion dite de vection est la plus fréquente des illusions liées à
l’intégration des informations vestibulaires
avec d’autres données sensorielles. Et vous y
avez déjà été confronté : vous êtes dans le train
et vous avez l’impression qu’il a démarré, alors
que... c’est le train du quai voisin qui s’est mis
en mouvement. Votre système nerveux central interprète des informations visuelles de
mouvement (le train d’à côté se déplace) de la
façon la plus logique (puisque vous attendez
le départ) : c’est votre train qui part. Il stimule
donc le système vestibulaire qui provoque la
sensation de mouvement, alors que vous ne
bougez pas (voir la figure 2) !
Les simulateurs de navigation (aérienne,
terrestre ou sous-marine) exploitent d’autres
illusions de mouvement dans les fêtes foraines et les parcs d’attractions. Ces machines, où un film est diffusé, provoquent
des sensations puissantes d’accélération et
de freinage, d’ascension et de descente, voire
de chute, et ce, uniquement avec des mouvements d’orientation de la machine dans les
trois dimensions, sans réelles forces d’accélération. En fait, les simulateurs ne subissent
que des inclinaisons et tirent parti des fai-
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Losevsky Photo and Video / Shutterstock.com
blesses des capteurs vestibulaires en les associant à des informations visuelles et auditives
qui suggèrent le même mouvement. Cette
association donne au sujet l’impression qu’il
subit des forces… qui n’existent pas.
Par ailleurs, les aviateurs subissent de
nombreuses illusions vestibulaires. En effet,
le système vestibulaire de l’homme s’est
développé pour les mouvements terrestres
et n’est pas adapté à la navigation aérienne.
Les capteurs vestibulaires peuvent être trompés lors de certaines figures aériennes (voir
la figure 3). Le système vestibulaire est lié à
d’autres sensations illusoires « étranges »...
Examinons ces sensations longtemps restées
cantonnées au domaine du paranormal.
Phénomènes paranormaux
On a mis en évidence l’implication du
système vestibulaire dans la perception de
l’environnement lors d’interventions neurochirurgicales chez des patients épileptiques.
Ainsi, des stimulations électriques de faible
intensité de la jonction temporo-pariétale
(entre les cortex temporal et pariétal) engendrent d’intenses illusions vestibulaires,
par exemple des sensations de rotation. À de
plus fortes intensités de stimulation, ces illusions deviennent des sensations de chutes,
puis de « sortie du corps » (voir la figure 1).
Ces expériences humaines exceptionnelles, quand elles interviennent en dehors
Cerveau & Psycho
a
Assiette perçue
Assiette réelle
de toute pathologie, sont souvent décrites
comme paranormales : on pourrait « sortir »
de son corps, comme lors de rêves éveillés.
On a la sensation de flotter dans les airs et de
voir son corps de l’extérieur, souvent de dessus. Ces manifestations sont dues à des états
cérébraux particuliers qui peuvent être aussi
provoqués par des substances psychogènes,
le manque de sommeil ou des pathologies,
telles des crises d’épilepsie.
Les expériences de sortie du corps
semblent survenir quand l’intégration des
différentes informations sensorielles est
b
Cellules ciliées
3. Quand un pilote réalise une manœuvre
incluant des rotations durables (une vrille par
exemple), il peut subir des illusions vestibulaires
quand ses canaux semi-circulaires dans ses oreilles
ne détectent plus que l’avion est incliné. Quand
l’avion commence à s’incliner, l’endolymphe se
déplace plus lentement que l’avion : les cellules
© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
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2. Votre train part. Ou du moins cet enfant en a-t-il l’impression. En fait,
c’est le train du quai voisin qui s’est mis en marche. On attend le départ et
on interprète – à tort – le mouvement comme le démarrage de son train.
ciliées (en vert) baignant dans ce liquide fléchissent
et envoient une information sur le mouvement au
cerveau (a). Mais si l’avion reste dans cette position, le système vestibulaire ne détecte plus de
déplacement du fluide, et ne transmet plus d’informations sur la rotation au cerveau (b). Le cerveau
croit que l’assiette est horizontale.
61
16/10/12 09:23
Stimuler artificiellement
le système vestibulaire
La stimulation calorique. L’injection d’eau chaude ou
d’eau froide dans l’oreille est un examen clinique utilisé pour
vérifier le fonctionnement du système vestibulaire. Le gradient
de température entre l’intérieur de l’oreille et l’eau provoque
un mouvement de l’endolymphe, comparable à celui obtenu
par une rotation de la tête dans le plan horizontal. Cette stimulation engendre une sensation de vertige intense qui disparaît rapidement.
La stimulation galvanique vestibulaire. On applique
un courant électrique d’intensité modérée au niveau des mastoïdes (derrière les oreilles) pour modifier la fréquence de
décharge des fibres du nerf vestibulaire. Des illusions d’inclinaison du corps sont souvent rapportées.
Bibliographie
S. Macknik et
S. Martinez-Conde,
Le dilemme
de l’aviateur,
in Cerveau &
Psycho, n° 52,
juillet-août 2012.
M. Jeannerod,
De l’image du corps
à l’image de soi,
in Revue
de neuropsychologie,
vol. 2, pp. 185-194,
2010.
A. Berthoz,
Le sens du mouvement,
Éditions Odile Jacob,
Paris, 1997.
P. Brugger et al.,
Illusory reduplication
of one’s own body :
Phenomenology
and classification
of autoscopic
phenomena, in Cognitive
Neuropsychiatry,
vol. 2, pp. 19-38, 1997.
62
11-illus_vestib_viaud.indd 62
perturbée. C’est ce que montrent plusieurs
situations expérimentales où l’on a stimulé
le cortex cérébral de patients souffrant d’une
épilepsie résistant aux médicaments. Dans
les années 1950, le neurochirurgien Wilder Penfield, à l’Institut neurologique de
Montréal, a observé des manifestations de
sortie du corps pendant la stimulation électrique du lobe temporal droit. En 2002, Olaf
Blanke, à l’Hôpital universitaire de Genève,
a décrit une impression semblable chez une
patiente épileptique en stimulant son gyrus
angulaire droit. Enfin, en 2007, avec une
électrode implantée sur la région temporopariétale droite du cortex, le neurochirurgien belge Dirk De Ridder et son équipe ont
provoqué une sensation de sortie de corps
chez un patient souffrant d’acouphènes.
Conscience du corps
et conscience de soi
W. Penfield avait déjà noté que ces expériences de sortie du corps semblent liées à
des illusions vestibulaires, plutôt qu’à des
illusions visuelles ; en effet, elles impliquent
la perception de déplacements du corps. On
sait aujourd’hui que la description de ces sensations par les patients correspond bien à des
sensations vestibulaires de flottement et de
légèreté. O. Blanke suppose que cette illusion
traduit un conflit multisensoriel impliquant
l’intégration des informations vestibulaires.
En conséquence, les informations vestibulaires contribueraient à la conscience du corps.
En stimulant artificiellement le système vesti-
bulaire chez des patients atteints de lésions cérébrales, on améliore leur « sentiment » d’appartenance à leur corps. Par exemple, en 1991,
l’équipe d’Edoardo Bisiach, de l’Université de
Milan, a travaillé avec une patiente atteinte
de somatoparaphrénie : elle ne reconnaissait
plus son bras gauche comme étant le sien, et
pensait que c’était celui de sa mère. En activant son système vestibulaire par stimulation
calorique (voir l’encadré ci-contre), les scientifiques ont fait disparaître ce symptôme de façon transitoire. En outre, en 2001, Jean-Marie
André et ses collègues, de l’Institut régional de
réadaptation à Nancy, ont montré qu’une stimulation vestibulaire peut supprimer la sensation douloureuse d’un membre fantôme chez
les amputés et les illusions corporelles chez les
patients paraplégiques.
Des répercussions
sur les autres sens
Inversement, les troubles vestibulaires
modifient la représentation corporelle,
l’orientation gauche-droite, et provoquent
des difficultés dans les tâches d’orientation
et de navigation spatiales. Enfin, ils sont à
l’origine de phénomènes étranges parfois
rapportés par les patients, par exemple des
phénomènes de room tilt illusion ; il s’agit
d’une inversion temporaire du champ visuel
où le sujet voit subitement son environnement renversé à 180 degrés.
Les stimulations vestibulaires activent un
large réseau cérébral impliqué dans la représentation des différentes parties du corps, ce
réseau incluant la jonction temporo-pariétale
de l’hémisphère cérébral droit. Ainsi, on comprend pourquoi les stimulations extrêmes du
système vestibulaire, notamment celles subies
dans les attractions de foire tel le grand huit,
plaisent autant : les sensations qu’elles provoquent mettent en jeu un réseau cérébral bien
plus grand que celui impliqué dans toute autre
stimulation ou illusion sensorielle. Une autre
stimulation extrême du système vestibulaire
est par exemple celle utilisée par les derviches
tourneurs – des danseurs musulmans dont les
mouvements rappellent ceux d’une toupie –,
qui entrent ainsi en transe. Le système vestibulaire garantit un cadre de référence stable
pour la perception de soi dans son corps et
dans l’espace. Quand il est trompé, nous ne
pouvons plus nous orienter, voire perdons
contact avec le monde. Des sensations qui
s’accompagnent d’émotions fortes !
■
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Les illusions insolites
Le temps qui accélère, les associations de couleurs et de lettres,
les rêves ou les hallucinations sont-ils des illusions ? Les scientifiques
étudient tout ce qui peut nous leurrer.
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63
Les illusions insolites
Perception du temps
sous influence
Les « états d’âme », les souvenirs, les émotions,
les croyances et la culture modifient la façon
dont nous percevons tout ce qui nous entoure.
Même notre perception du temps y est sensible.
Sylvie Droit-Volet
est professeur
des universités
en psychologie
au Laboratoire
de psychologie
sociale et cognitive
(CNRS, UMR 6024),
Université
Blaise Pascal,
à Clermont-Ferrand.
64
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u début du xxe siècle, Anatole France (1844-1924) écrivait dans Crainquebille que
« Les perceptions des sens et
les jugements de l’esprit sont
des sources d’illusion et des causes d’incertitude. » Incertitude renforcée par le fait que
l’interaction des « perceptions des sens » avec
les « jugements de l’esprit » crée des illusions !
Les illusions visuelles sont des « erreurs de
perception » : le sens de la vision est trompé
par une configuration particulière de différents stimulus visuels. Selon la théorie de la
forme, la configuration d’ensemble de plusieurs éléments déforme la réalité perçue
de chaque élément ; le tout ne correspond
alors plus à la somme de ses parties. Mais
ce que nous percevons ne se limite pas à la
simple lecture des informations fournies par
nos systèmes sensoriels. La perception n’est
pas un processus passif : elle dépend de nos
croyances, de notre culture, de nos émotions,
en d’autres termes, de qui nous sommes.
On a longtemps considéré l’illusion de
Müller-Lyer, dite optico-géométrique, comme
un mécanisme de perception visuelle semblable d’une personne à l’autre. Dans cette
illusion, une même ligne paraît plus longue
quand elle est limitée par des flèches orientées
A
vers l’extérieur que par des flèches orientées
vers l’intérieur. Cependant, dès 1963, Marshall
Segall et ses collègues, de l’Université de l’Iowa
aux États-Unis, ont montré que cette illusion
dépend de la culture (voir l’encadré page 68).
Ainsi, certains peuples (les San) du désert de
Kalahari en Afrique australe ne sont pas sujets
à cette illusion, alors que les Européens et les
Américains le sont.
Une perception
dépendant du sujet
Les illusions visuelles ne sont pas le simple
reflet de mécanismes physiologiques innés,
mais résultent de la plasticité du cerveau qui
s’adapte aux caractéristiques de l’environnement. Dans les sociétés occidentales, on
serait plus « sensible » à l’illusion de MüllerLyer, parce que l’on est souvent confronté à
des formes géométriques ayant des angles
(murs, plafonds, etc.). Selon les stimulus
perçus depuis la naissance, le cerveau s’est
donc spécialisé dans le traitement des caractéristiques de l’environnement où l’on vit,
de sorte que l’on est parfaitement adapté à
cet environnement. Confirmant cette hypothèse, en 2011, des chercheurs anglais ont
constaté que la sensibilité à l’illusion vi-
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suelle d’Ebbinghaus, où la taille d’un cercle
est surestimée lorsqu’il est entouré de petits
cercles et sous-estimée s’il s’agit de grands
cercles (voir la figure 2), varie en fonction de
la morphologie d’une région du cortex visuel primaire (à l’arrière du cerveau) : plus la
surface de cette aire serait importante, plus
on serait sensible à cette illusion.
Croyances, souvenirs
et émotions
Pourquoi certaines personnes ou certains
groupes d’individus sont-ils plus victimes
d’illusions que d’autres ? Pourquoi sommesnous aussi plus sujets à des illusions à certains moments qu’à d’autres ? Nous avons
déjà vu le rôle important de l’environnement où nous vivons. Nous allons aborder
d’autres facteurs qui permettent d’expliquer
les variations des illusions selon les individus,
puis nous nous attarderons sur les illusions
En bref
• La perception des formes et des couleurs change avec la culture,
les souvenirs et les émotions.
• C’est aussi le cas de notre perception du temps : les journées
passent plus ou moins vite selon notre état d’esprit.
• Les illusions temporelles en disent long sur notre fonctionnement
physiologique et psychologique, et révèlent qui nous sommes.
temporelles qui diffèrent justement avec le
contexte et révèlent nos « états mentaux ».
Ce que nous voyons dépend de qui nous
sommes. La signification sociale accordée aux
choses et les principes qui dirigent notre vie
– gagner de l’argent, bien se nourrir, etc. –
influent sur notre perception des objets et
des événements, et peuvent déformer la réalité. Par exemple, en 1975, Jerome Bruner et
Cecile Goodman, de l’Université Harward,
ont demandé à des enfants d’évaluer avec un
Paul Fleet - Stefa / Shutterstock.com
1. Les émotions,
par exemple la peur,
déforment notre
perception du temps.
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2. Selon l’illusion
d’Ebbinghaus,
un même cercle
semble plus petit
quand il est entouré
de grands plutôt
que de petits cercles.
Le contexte modifie
notre perception.
cercle lumineux la taille d’une pièce de monnaie et d’un disque cartonné. Bien que ces
deux objets aient la même taille, les enfants
surestiment la taille des pièces par rapport à
celle du disque en carton, et ce, d’autant plus
que la valeur des pièces est importante. En
outre, plus les enfants sont pauvres, plus ils
surestiment la taille des pièces de monnaie.
Cette étude révèle que la valeur accordée aux
choses, selon les conditions de vie et l’éducation, influe sur les mécanismes de perception.
Ce que nous voyons dépend aussi des
connaissances que nous avons tirées de nos
expériences. Par exemple, on a montré que des
sujets sont moins sensibles à l’illusion d’Ebbinghaus quand les cercles sont remplacés par des
objets dont ils connaissent la taille. De même,
quand on doit modifier la couleur de différents
objets pour obtenir le même gris, la couleur
de l’objet « banane » tend toujours plus vers le
jaune que celle d’autres objets ; pourtant, on a
le sentiment d’avoir choisi le même gris pour
tous les objets (voir la figure 3). La perception
des couleurs, à l’instar de celle de la taille des
objets, se rapproche donc de l’image des objets
que l’on a mémorisée.
Nos connaissances nous conduisent même
à voir ce qui n’existe pas. De nombreuses
études ont montré que nous sommes capables de reconnaître un objet à partir d’une
image déformée, alors qu’il s’agit d’un objet
qui n’existe pas, créé de toutes pièces par les
expérimentateurs. Nous « déformons » ce que
nous voyons pour le faire correspondre à ce
que nous connaissons. Les connaissances tirées
des expériences du passé, ou des croyances,
influent donc sur la perception de la réalité,
et accentuent ou diminuent les illusions.
Les illusions temporelles
Les illusions temporelles illustrent particulièrement bien l’importance des représentations cognitives et des émotions sur la perception. En effet, le cerveau est une machine
à traiter le temps, c’est-à-dire la structure
temporelle dynamique des événements et
des actions. On parle d’horloge interne (voir
l’encadré ci-dessous). Ainsi, chaque distorsion subjective du temps, par exemple la
sensation qu’un entretien d’embauche dure
une éternité, et chaque sentiment d’accélération ou de ralentissement du temps correspondent à un changement dans le système
de l’horloge interne.
Par exemple, depuis le début du xxe siècle,
des chercheurs ont constaté que la perception
du temps varie avec la température corporelle. En 1933, le médecin anglais H. Hoagland
a soumis sa femme à différentes épreuves tem-
L’horloge cérébrale
et la quantité accumulée déterminerait la durée écoulée. Par exemple, 60 grains tombent en une minute. Si
l’horloge accélère, sous l’effet de psychostimulant par
exemple, il y a 120 grains pour la même durée, de sorte
que l’on a l’impression que le temps s’allonge.
La nature de cette horloge fait l’objet de nombreux
travaux et débats, mais elle serait composée de plusieurs
oscillateurs corticaux – des groupes de neurones dans
le cortex qui oscillent à une fréquence particulière. Le
réseau fronto-striatal jouerait notamment un rôle important dans la perception du temps. Le striatum (en
marron) détecterait les activités d’oscillateurs corticaux
associées à la durée d’un stimulus. Quant au cortex préfrontal (en bleu), il est une structure critique pour le traitement des durées longues (supérieures à la seconde)
et dans le cas de jugements explicites et conscients du
temps. S’y ajoutent des régions importantes, tel le cerve-
66
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let, impliquées dans la régulation temporelle des activités
motrices. Le jugement des durées très longues (de plusieurs jours ou semaines) repose sur une reconstruction
mnésique à long terme : l’hippocampe (en vert) est alors
une structure importante. En outre, au carrefour de ces
régions, les noyaux amygdaliens (en rouge) participent à
la perception du temps, quand on a peur par exemple.
Striatum
Cortex préfrontal
Noyaux
amygdaliens
Hippocampe
Pour la Science
interne serait constituée d’une sorte de
Lune’horloge
sablier cérébral, mis en jeu dès que l’on doit estimer
durée brève. Des grains de sable s’accumuleraient
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4. Pour étudier la perception du temps, on
imagine diverses expériences. Dans une expérience
dite de production, le psychologue demande au sujet
de produire, en appuyant sur un bouton, une durée
précise, par exemple deux secondes (a). Dans une
a
3. La perception
dépend des souvenirs.
Quand on demande
à un individu de modifier
la couleur de différents
objets pour obtenir
le même gris, il « colorie »
la banane avec un gris qui
tend vers le jaune.
Et il n’en a pas conscience.
Svetlana Kuzntsova - StillFX / Shutterstock.com
porelles (voir la figure 4), quand elle souffrait
d’une forte grippe. Il a alors constaté que plus
la température corporelle de sa femme augmentait, plus cette dernière comptait vite. De
façon plus convaincante, des chercheurs ont
montré que, chez l’animal et l’être humain,
le temps subjectif s’allonge sous l’effet de
certains psychostimulants, telles la méthamphétamine et la cocaïne, qui augmentent
l’activité du système nerveux. À l’inverse, les
sédatifs, par exemple le valium, le cannabis et
notamment l’halopéridol qui bloque l’effet de
la dopamine dans le cerveau, provoquent un
raccourcissement subjectif du temps. Ce dernier est lié à un ralentissement du rythme de
l’horloge interne sous l’effet de l’halopéridol.
Il en résulte que l’on a tendance à sous-estimer la durée d’un stimulus que l’on vient de
voir et à mettre plus de temps pour produire
une durée donnée.
Certaines études suggèrent que ces distorsions du temps sont liées au système dopaminergique qui perturbe l’activité du réseau
fronto-striatal impliqué dans la perception du
temps. Les patients souffrant de la maladie de
Parkinson, caractérisée par un dysfonctionnement des projections dopaminergiques vers
le striatum, ont des troubles importants de la
perception du temps. De même, les enfants
souffrant d’hyperactivité avec trouble de l’attention, qui présentent un dysfonctionnement
du système fronto-striatal, ont des difficultés
face au temps. Ces dernières s’accentuent par
le fait qu’ils sont très impulsifs et ne peuvent
donc pas attendre longtemps. En 1999, Katya
Des révélateurs
de nos émotions
Ces mécanismes d’accélération et de ralentissement physiologiques, qui modifient le
rythme de l’horloge interne, provoquent des
distorsions du temps que l’on nomme des illusions temporelles. On les retrouve aussi dans le
cas de certaines émotions : le temps passe trop
vite dans des moments de bonheur et devient
interminable dans des moments pénibles. Les
scientifiques ont souvent étudié comment
la peur modifie la perception du temps. Par
exemple, en 1984, Fraser Watts et Robert Sharrock, de l’Université de Londres, ont demandé
à des sujets souffrant d’arachnophobie – ou
expérience dite de reproduction, il demande au sujet
d’appuyer sur le bouton aussi longtemps qu’a duré
un stimulus, sonore par exemple (b). Enfin, dans une
expérience de discrimination, le sujet entend deux
stimulus et doit indiquer le plus long (c).
c
Jean-Michel Thiriet
b
Rubia, au King’s College à Londres, a montré
que l’administration d’un psychostimulant
régulant les concentrations de dopamine dans
le cerveau améliore les capacités de discrimination temporelle de ces enfants.
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phobie des araignées – d’estimer le temps passé à regarder de grosses araignées dans une
cage. Les sujets phobiques jugent alors que le
temps passe plus lentement – ils trouvent les
durées plus longues – que les sujets non phobiques. En 2007, Matthew Anderson et ses
collègues, de l’Université Saint Joseph à Philadelphie, ont également demandé à des Américains d’évaluer la durée – identique – de deux
extraits de films, l’un portant sur l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 et l’autre sur le
La perception dépend de la culture
visuelles ne sont pas perçues de la même faLLyeresçon(a),illusions
selon la culture. Par exemple, dans l’illusion de Müllerdes Européens considèrent la ligne avec les extrémités tournées vers l’extérieur plus longue de 13 pour cent que
la ligne avec les flèches tournées vers l’intérieur. Pour les Américains, la première ligne est aussi plus grande que la seconde,
de 19 pour cent (b). Pourtant, les deux segments ont la même
longueur. En revanche, les San d’Afrique australe ne voient pas
de différence : ils ne sont pas sensibles à cette illusion. C’est
la preuve que notre environnement et nos expériences personnelles déterminent la façon dont nous voyons, entendons,
sentons. etc. Les Occidentaux seraient plus sensibles à cette
illusion parce qu’ils sont confrontés, dès la naissance, à des
formes géométriques ayant des angles (plafonds, murs, etc.).
a
b
DIFFÉRENCE PERÇUE
ENTRE LES DEUX LIGNES
(EN POUR CENT)
24
Enfants
Adultes
20
16
12
8
4
0
n
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CULTURES
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magicien d’Oz. Ils obtiennent le même résultat : les sujets trouvent que le film sur les attentats dure plus longtemps que l’autre.
Dans notre équipe, en 2010 et 2011, nous
avons confirmé ces résultats avec des participants regardant un film d’horreur ou attendant un stimulus aversif. L’allongement du
temps subjectif sous l’effet de la peur s’observe
en fait quelles que soient les conditions expérimentales. Quand on a peur, tout l’organisme
est en alerte (le rythme cardiaque augmente,
les muscles se contractent) pour pouvoir agir
le plus vite possible ; la vitesse de l’horloge interne augmente et le sujet surestime le temps.
Ces mécanismes sont déclenchés par des réactions de défense lors de situations menaçantes.
Ces distorsions du temps révèlent ainsi la
fonction adaptative des émotions.
Illusions temporelles
et interactions sociales
Les émotions provoquent également
des illusions temporelles lors des interactions sociales. Quand nous sommes face à
une personne en colère, le rythme de notre
horloge interne accélère et la durée de la
confrontation est jugée plus longue que
lorsque nous sommes devant une personne
n’exprimant aucune émotion. Ces distorsions du temps s’expliquent par le fait que
nous imitons l’émotion perçue chez autrui.
Or ce mimétisme activerait dans notre cerveau la même émotion ; ainsi, nous sommes
plus aptes à comprendre notre interlocuteur.
En 2003, dans le cadre de la théorie des
neurones miroirs, Bruno Wicker, de l’Institut
de neurosciences cognitives de la Méditerranée à Marseille, et ses collègues ont montré
que la perception d’une expression de dégoût
chez autrui provoque chez celui qui l’observe
l’activation d’une région cérébrale – l’insula –
impliquée dans l’expérience du dégoût : c’est
comme si l’observateur ressentait lui-même
du dégoût. Avec Sandrine Gil, de l’Université
de Poitiers, nous avons montré que si nous
empêchons ce mimétisme en bloquant les
expressions faciales, la distorsion du temps
face à un visage en colère disparaît (voir la figure 5) : ainsi, si nous mettons un crayon dans
notre bouche, les crises de colère de notre
interlocuteur nous impressionnent moins !
Ceci confirme d’autres résultats qui suggèrent
que la paralysie du visage par des injections
de botox diminue la reconnaissance des émotions et le degré d’empathie vis-à-vis d’autrui.
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c
b
Jean-Michel Thiriet
a
5. Face à une personne en colère (a), par des mécanismes d’imitation, nous trouvons le temps plus long que
lorsque nous voyons une personne n’exprimant aucune émotion (b). C’est parce que la même émotion « s’active » dans
En conséquence, les illusions temporelles
reflètent notre état interne, notamment
l’accélération ou le ralentissement de notre
horloge cérébrale. Cependant, les effets du
ralentissement physiologique sur le temps
subjectif sont plus difficiles à observer que
ceux de l’accélération physiologique (due
à la peur par exemple). Voir un visage ou
un film triste ne modifie pas la perception
du temps. Pour obtenir des effets, il faut
des cas particuliers de profonde tristesse :
en 2009, nous avons uniquement observé
des distorsions du temps chez des personnes dépressives atteintes d’un fort sentiment de tristesse.
Le temps, notre principale
préoccupation
Cependant, il peut y avoir un décalage
important entre notre perception du temps
reposant sur le fonctionnement de l’horloge
interne et la façon dont nous exprimons
ou ressentons le temps qui passe. Dans ce
second cas, on parle d’expérience subjective du passage du temps. Et cela accentue les illusions temporelles ! Par exemple,
les personnes dépressives disent souvent
que le temps passe lentement : « Chaque
jour semble une année. » Elles prennent
conscience de la désynchronisation entre
leur vie et celle des autres, et expriment ainsi
leur mal-être ; mais il ne s’agit pas vraiment
d’un problème de perception du temps. De
même, certaines personnes âgées de plus de
80 ans disent qu’une journée passe lentement
(parce qu’elles s’ennuient), alors qu’un mois
passe vite. Comment expliquer ce paradoxe ?
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notre cerveau et accélère notre horloge interne. Nous pouvons supprimer cette distorsion du temps face à un visage en
colère en empêchant l’imitation de l’émotion perçue : il suffit
de mettre un stylo dans notre bouche (c) !
En fait, en vieillissant, nous avons ce sentiment que le temps passe plus vite pour
différentes raisons, notamment parce que le
rapport entre le temps vécu et celui qui nous
reste à vivre change. Ce qui compte aussi est
l’importance que nous accordons au temps
qui passe. En vieillissant, même si le temps
reste au cœur de nos préoccupations, nous y
prêtons moins d’attention qu’à l’adolescence.
L’adolescent pense souvent au temps, car il
est pressé d’être indépendant et libre d’agir
à sa guise. Au contraire, une personne adulte
essaie de ne plus penser au temps qui passe…
Nous n’avons donc pas la même perception
du temps selon l’importance et l’attention que
nous lui accordons. Ainsi, les discours sur le
temps ne reflètent pas toujours nos capacités
de perception du temps. Ils témoignent plutôt
d’états de conscience sur notre vie et sa signification. Le fait de savoir qu’il nous reste peu de
temps à vivre, ou de s’ennuyer toute la journée, modifie notre rapport au temps qui passe
et notre représentation du temps.
En conséquence, les jugements du temps
dépendent de nos émotions, de nos sentiments, de notre état d’esprit et même de
nos souvenirs. Étudier davantage nos rapports psychologiques au temps nous permettrait de mieux comprendre nos états
d’âme. D’ailleurs, il est possible de lutter
contre les distorsions de temps : en 2011,
avec Mathilde Lamotte et Marie Izaute, nous
avons montré que les personnes qui sont
conscientes d’être victimes d’illusions temporelles estiment le temps de façon plus précise. Ainsi, des connaissances sur le temps
psychologique favorisent notre appréciation
du temps qui passe...
■
Bibliographie
M. Lamotte et al.,
The consciousness
of time distortions
and their effect
on time judgment :
A metacognitive
approach,
in Consciousness
and Cognition, vol. 21,
pp. 835-842, 2012.
S. Droit-Volet et al.,
Emotional state
and time perception :
Mood elicited by films,
in Frontiers in Integrative
Neuroscience, vol. 5,
art. 33, 2011.
S. Droit-Volet et al.,
The effect of expectancy
of a threatening event
on time perception
in human adults,
in Emotion, vol. 10,
pp. 908-914, 2010.
S. Droit-Volet
et W. Meck,
How emotions colour
our time perception,
in Trends in Cognitive
Sciences, vol. 12,
pp. 504-513, 2007.
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Les illusions insolites
Comment la magie
trompe le cerveau
Les magiciens nous éblouissent en exploitant
toutes les failles des mécanismes cérébraux
de la perception et de l’attention.
Stephen Macknik
et Susana
Martinez-Conde
travaillent
à l’Institut
neurologique
Barrow, à Phoenix,
dans l’Arizona,
aux États-Unis.
Sandra Blakeslee
est journaliste
à New York.
pollo Robbins, pickpocket et
magicien, fait glisser ses mains
sur le corps de la personne
qu’il vient de choisir parmi les
spectateurs. « Ce que je suis en
train de faire en ce moment, c’est l’auscultation, juste pour voir ce que vous avez dans les
poches » explique-t-il à sa « victime ». Les
mains d’Apollo se déplacent en un tourbillon de contacts légers ; il tapote rapidement les
vêtements de l’homme. Plus de 200 scientifiques scrutent ses mains, essayant de repérer
ses doigts qui se glissent furtivement dans une
poche. Mais apparemment, il s’agit d’une
fouille innocente. « Je dispose maintenant de
nombreuses informations sur vous » continue
Apollo. « Vous autres scientifiques, vous avez
toujours plein de choses dans vos poches. »
A
En Bref
• Les mécanismes de l’attention et de la conscience sont précâblés,
mais peuvent être détournés.
• Lorsqu’on focalise son attention sur quelque chose, le cerveau
gomme ce qui se passe aux alentours. Les magiciens exploitent
cette « vision canalisée ».
• Les magiciens jouent sur les mécanismes de l’attention, soit
en la focalisant sur une action particulière, soit en distrayant leur
public, par exemple, au moyen d’oiseaux qui sortent de leur chapeau.
70
Apollo a été convié par des neuroscientifiques pour faire une démonstration de son
« art de la kleptomanie », lors d’un symposium sur la magie de la conscience qui s’est
tenu à Las Vegas en 2007. Les magiciens et les
neuroscientifiques se passionnent pour la
même chose : comprendre les mécanismes de
l’esprit humain. Mais ils ont développé leur
art et leurs théories de façon indépendante
pendant des générations. À Las Vegas, ils se
sont réunis pour s’informer de leurs découvertes respectives et pour établir un dialogue.
Feintes cognitives
En tant que scientifiques spécialistes de la
vision, nous voyageons dans le monde entier
depuis quelques années, rencontrant des
magiciens, apprenant leurs trucs et élaborant
la science de la « neuromagie ». Les tours de
magie fonctionnent, parce que les processus
de l’attention et de la conscience qui font partie intégrante du fonctionnement du cerveau
peuvent être mis en défaut. En comprenant
comment les magiciens utilisent les failles de
notre cerveau, nous espérons préciser les
mécanismes cognitifs à l’œuvre dans les stratégies publicitaires, les négociations professionnelles et les relations sociales.
Les magiciens distraient et trompent un
auditoire en manipulant furtivement l’atten-
Les illusions – © Cerveau & Psycho
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tion des spectateurs, les conduisant à centrer
leur attention sur des objets ou des événements
non pertinents, ou à faire des suppositions
erronées sur le but d’une action. Ces artistes
construisent divers types d’illusions cognitives (voir l’encadré page 74) qui empêchent le
non-initié de saisir la réalité de ce qui se passe
effectivement. En conséquence, les observateurs ont l’impression qu’il n’y a qu’une explication pour ce qui vient de se passer : la magie.
Apollo avait mis son auditoire au défi de le
prendre en train de dérober quelque chose à sa
victime. Nous avons tous suivi ses gestes aussi
intensément que possible, mais personne n’a
rien vu. Après tout, nous avions affaire à Apollo
Robbins, le « gentleman cambrioleur », qui s’en
était pris un jour aux personnes des services
secrets de l’ancien président Jimmy Carter, les
soulageant de leurs montres, portefeuilles, badges, itinéraires confidentiels et clefs de la limousine du président ! Nous avions échangé des
regards amusés quand nous avions vu qui
Apollo avait choisi : cet homme n’était pas du
tout un scientifique, comme il le supposait,
mais le journaliste scientifique du New York
Times, George Johnson.
L’auscultation continue, tandis qu’Apollo
ne cesse de parler. « Il y a tant de choses dans
vos poches que je ne sais pas par quoi commencer. Alors, est-ce que ceci vous appartient ? », demande-t-il en plaçant quelque
chose dans la main de George. « Vous aviez un
stylo là-dedans », dit Apollo en ouvrant une
des poches de George, « mais ce n’est pas ce
que je cherchais. Qu’y a-t-il dans cette pochelà ? » George regarde. « Il y avait une serviette
ou un mouchoir peut-être ? Vous avez tellement de choses que je m’y perds. Vous savez,
pour être franc, je ne suis pas sûr d’avoir jamais
fait les poches d’un scientifique. »
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15 à 20 trucs de magicien
Le boniment est l’un des outils les plus
importants du magicien. Il n’y a qu’une quinzaine à une vingtaine (selon la personne à qui
vous posez la question) de grandes catégories
d’effets dans le répertoire d’un magicien ; la
diversité apparente des trucs réside dans leur
présentation et les détails. L’habileté manuelle
est bien sûr essentielle pour les voleurs à la
tire, mais leur bagout – le flot de commentaires qui peut être utilisé pour diriger ou distraire l’attention – l’est tout autant. Apollo
parle à George pendant que ses mains agis-
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1. Les illusionnistes
ont percé de nombreux
mécanismes cérébraux
de l’attention et de la mémoire
à court terme.
Ils les détournent pour nous
faire voir ce qui n’existe pas.
sent. Cela signifie que George n’a quasiment
aucune chance de remarquer à quel moment
l’un de ses biens lui est subtilisé. Dans le cadre
du contrôle de l’attention d’autrui, Apollo
est imbattable. En touchant George continuellement à différents endroits – son épaule,
son poignet, la poche de sa veste, la face externe
de sa cuisse –, il promène l’attention de George
dans tous les sens comme le ferait un aimant
avec une aiguille de boussole. Tandis que
George essaie de tout surveiller, Apollo plonge
délicatement sa main dans les poches de sa victime, l’assaillant de sa voix rapide, de sorte que
l’attention de George se focalise sur les ruses
d’Apollo, tombe dans les pièges cognitifs qu’il
lui tend et ne remarque pas que le magicien
est en train de lui vider les poches.
Apollo parvient à subtiliser le stylo, le carnet d’adresses, le dictaphone numérique, quelques tickets de carte bancaire, des pièces de
monnaie, le portefeuille et la montre de George.
Une façon classique de dérober la montre de
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Avec l’aimable autorisation d’Apollo Robbins
2. Apollo
Robbins,
le gentleman
cambrioleur, manipule
l’attention
de ses victimes
pour les empêcher
de remarquer qu’il
dérobe leur montre,
leur portefeuille, leurs
clés, voire leurs
lunettes !
quelqu’un est de commencer par saisir son poignet par-dessus la montre et d’appuyer. Cela
crée une postimage sensorielle qui perdure, ici
une image tactile. La postimage rend les neurones tactiles de la peau de George et de sa
moelle épinière moins sensibles au retrait de la
montre, et crée une perception de la montre
qui persiste longtemps après sa disparition.
Ainsi, George ne remarque pas que sa montre
a disparu parce que sa peau lui indique qu’elle
est encore là. Nous remarquons la montre lorsque nous voyons Apollo plier son bras derrière
son dos, l’attachant à son propre poignet tandis que son discours égare l’attention de George
vers une nouvelle impasse.
Plusieurs types d’attention
À plusieurs reprises pendant qu’il opère,
Apollo présente un objet dérobé par-dessus sa
tête pour que l’audience puisse le voir. Cela fait
rire tout le monde sauf George, qui sourit et
regarde autour de lui d’un air embarrassé, se
demandant où est la blague. Ensuite, tandis
que les rires redoublent, Apollo rend ses objets
à George un par un. Finalement, il se tourne
vers George et dit : « Nous nous sommes tous
cotisés pour vous acheter une montre, très
similaire à celle que vous portiez lorsque vous
êtes arrivé. » Il détache la montre de George
de son propre poignet et la lui tend. George en
a le souffle coupé et lève les yeux au ciel : comment a-t-il pu se faire berner à ce point ?
La meilleure définition de l’attention a
peut-être été proposée en 1890 par William
72
James, un philosophe pionnier de la psychologie moderne. Il écrivait : « Tout le monde
sait ce qu’est l’attention. C’est la prise de possession par l’esprit, sous une forme nette et
précise, d’un objet ou d’une pensée parmi
d’autres. Elle repose sur la focalisation de la
conscience, ou concentration. Elle nécessite
de négliger certains éléments pour en traiter
efficacement d’autres. »
Depuis l’époque de W. James, les neuroscientifiques ont appris que l’attention renvoie à différents processus cognitifs. Vous
pouvez être attentif à votre émission de télé,
ce qui est un processus d’attention top down
(de haut vers le bas), ou votre bébé qui pleure
peut attirer votre attention pendant que vous
regardez la télévision, ce qui représente un
processus différent dit d’attention bottom up
(du bas vers le haut). Vous pouvez être focalisé sur l’objet de votre attention (attention
ouverte), ou regarder une chose alors que
vous faites discrètement attention à une autre
(attention couverte). Vous pouvez attirer le
regard de quelqu’un sur un objet spécifique
en le fixant (attention conjointe), ou ne faire
attention à rien de particulier.
Contrôler le regard
On commence à comprendre certains des
mécanismes cérébraux contrôlant ces processus. Ainsi, il existe un « projecteur attentionnel » qui limite sans cesse la quantité d’information qu’il est possible de repérer dans son
environnement. Quand on est attentif à quelque chose, c’est comme si l’esprit braquait un
projecteur sur cet élément, et le cerveau ignore
presque tout le reste. La vision est « canalisée »,
et les magiciens exploitent au maximum cette
caractéristique du fonctionnement cérébral.
On ignore encore s’il existe un ou plusieurs
centres cérébraux qui contrôlent l’attention.
Étant donné les différents types d’attention,
il est possible que plusieurs centres de contrôle
de l’attention interviennent. On sait qu’une
grande partie des circuits cérébraux qui commandent les mouvements des yeux est activée quand l’attention change d’objet. Les circuits responsables des mouvements oculaires
sont impliqués dans l’orientation des yeux
et, par conséquent, il semble logique que les
mêmes circuits orientent aussi le projecteur
attentionnel. Il faut d’abord savoir ce qui est
intéressant dans l’environnement pour décider là où on doit regarder. Les magiciens l’ont
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intuitivement perçu et contrôlent nos yeux et
notre attention, qui deviennent des marionnettes au bout d’une ficelle.
L’attention est aussi liée à la mémoire à court
terme et à notre capacité de nous focaliser sur
ce qui se passe autour de nous. Parfois, un stimulus s’impose tellement à nous, que nous ne
pouvons pas nous empêcher d’y faire attention
– la sirène d’une ambulance, les pleurs d’un
enfant, une colombe s’envolant d’un chapeau
haut-de-forme. Cette information circule du
bas vers le haut, c’est-à-dire des organes des
sens vers les centres supérieurs d’analyse du
cerveau. On parle de capture sensorielle.
À d’autres moments, il est possible de
déplacer son attention, selon un processus top
down. Les signaux circulent du cortex préfrontal (le chef d’orchestre des circuits de l’attention) vers d’autres régions qui contribuent
au traitement de l’information. Vous n’entendez ni la sirène ni le bébé, si vous faites
attention à autre chose, par exemple si vous
êtes en train de lire les dernières pages d’un
roman policier qui vous tient en haleine.
Divers travaux de recherche ont montré que
plus la capacité de la mémoire à court terme,
ou mémoire de travail, est grande, mieux on
résiste à la capture sensorielle.
Des neurones
au service du magicien
Les neuroscientifiques ont commencé à disséquer la nature de l’attention et à en identifier
les corrélats neuronaux. Les premières régions
cérébrales qui traitent une scène utilisent des
circuits qui définissent l’espace comme une
carte. Lorsqu’on décide de faire attention à telle
ou telle région de cet espace, les neurones de
haut niveau du système visuel renforcent l’activation des circuits de bas niveau et, ce faisant,
leur sensibilité aux entrées sensorielles. Dans
le même temps, les neurones de la région périphérique sont inhibés. Avec l’équipe du neuroscientifique Jose-Manuel Alonso, du Collège
d’optométrie de l’Université d’État SUNY, à
Stony Brook, nous avons récemment montré
que les neurones du cortex visuel primaire présentent non seulement ce type d’activité pendant les tâches attentionnelles, mais que le
degré d’activation est modulé par l’effort nécessaire pour réaliser la tâche. Plus la tâche est difficile, plus la région centrale où se focalise l’attention est activée et plus la région périphérique
est inhibée (voir la figure 4).
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Dans un spectacle de magie, nous sommes
confrontés à une tâche très difficile : éliminer
tous les gestes et les paroles dont le seul but
est de nous distraire et percer le secret de chaque effet magique. Mais plus nous nous
Les magiciens distraient et trompent
un auditoire en manipulant furtivement
l’attention des spectateurs.
acharnons, plus c’est difficile : plus l’attention se focalise sur la zone centrale, plus elle
est inhibée partout ailleurs. Bien entendu, l’attention se focalise là où le magicien le veut,
c’est-à-dire là où rien de particulièrement
intéressant ne se produit. Les régions situées
tout autour du point de focalisation de l’attention – là où il se passe vraiment quelque
chose d’intéressant – sont inhibées par votre
cerveau. Les armées de neurones qui suppriment la perception dans ces régions sont les
alliées du magicien.
Apollo se comporte comme s’il savait tout
de ces circuits neuronaux. Il tire une pièce de
la petite poche de votre veste située sur la poitrine et demande : « Est-ce à vous ? » Vous
savez parfaitement que ce n’est pas la vôtre.
Mais vous ne pouvez pas vous
empêcher d’examiner la
pièce. « De quelle année
est cette pièce ? »
demande Apollo. Et
scrupuleusement, vous
essayez de trouver, mais
les lettres sont trop petites
et floues, et vous cherchez à
attraper vos lunettes… que vous
rangez précisément dans cette
petite poche. Elles n’y sont plus.
« Essayez ces lunettes », propose
aimablement Apollo en vous tendant les
lunettes qu’il a sur le nez. Ce sont bien
sûr vos propres lunettes. Tandis que
vous étiez occupé à essayer de déchiffrer l’inscription sur la pièce, Apollo a
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3. Pendant que le magicien
détourne l’attention du public,
il exécute des manœuvres discrètes et rapides,
par exemple glisser une carte dans sa manche.
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subtilisé vos lunettes, sous vos yeux, alors que
toute votre attention était concentrée ailleurs (voir la figure 2).
Après avoir escroqué George, Apollo se
tourne vers l’auditoire et demande : « Est-ce
que vous voudriez savoir comment j’ai fait ? »
Habituellement, les magiciens refusent de
livrer leurs secrets, mais Apollo est à Las Vegas
pour instruire, pas simplement pour distraire.
Les « cadres » sont des fenêtres temporelles
que le magicien crée pour localiser votre attention. Un cadre peut avoir la taille d’une pièce,
d’une table, ou peut être de dimensions aussi
réduites qu’une carte de visite. « Vous n’avez
aucun autre choix que de regarder dans le
cadre » dit Apollo. « J’utilise le mouvement, le
contexte et le temps pour créer un cadre et
Manipulations mentales
rées pour détourner
l’attention du public de
l’action véritable, ce qui
leur permet de faire
des tours « magiques »
juste sous les yeux du
public.
Ces manœuvres mentales comprennent :
Des postimages : les magiciens peuvent pousser une personne
à voir apparaître un objet imaginaire ou disparaître un objet réel.
Cela laisse l’impression que l’objet est présent quand il n’y est pas.
Le boniment : en parlant beaucoup, le magicien occupe l’esprit
de l’observateur et lui transmet des informations non pertinentes, ce qui induit la confusion et distrait le spectateur de l’action
pertinente.
La distraction passive : des objets nouveaux, brillants ou clignotants sur le podium attirent l’attention, ce que les scientifiques
nomment capture sensorielle.
La distraction active : un magicien peut demander au volontaire d’exécuter une action non pertinente, focalisant ainsi son
attention sur cette action.
La distraction temporelle : un délai entre le principe du tour et
son effet empêche le spectateur de faire le lien entre les deux.
Les leurres : lorsqu’une action semble anodine, comme se gratter ou rajuster son chapeau, les spectateurs ne remarquent généralement pas que le magicien a utilisé le mouvement pour dissimuler un objet sous son chapeau ou derrière son oreille.
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Vladimir Mucibabic / Shutterstock.com
es magiciens utiliLpsychologiques
sent des stratégies
élabo-
contrôler la situation. » Apollo le démontre en
bougeant tout près de George. Il saisit la main
de George et fait semblant d’y placer une pièce,
alors qu’il se contente d’y imprimer une postimage persistante. « Appuyez fort », ordonne
Apollo. George regarde intensément sa main,
maintenant piégée dans un cadre. Il appuie.
« Avez-vous la pièce ? » le taquine Apollo.
George acquiesce. Il pense que oui. « Ouvrez
la main », dit Apollo. La paume est vide.
« Regardez sur votre épaule » suggère Apollo.
George y jette un coup d’œil, et y voit une pièce.
Nouvelles révélations
Apollo explique que si l’attention d’un sujet
est localisée sur un cadre, alors des manœuvres réalisées en dehors du cadre sont rarement
détectées (c’est pour cela qu’il a pu placer une
pièce sur l’épaule de George). Il dit que les
magiciens contrôlent méticuleusement l’attention à tout instant. Les gens pensent souvent que la « distraction » consiste à demander à quelqu’un de regarder à gauche tandis
qu’on fait rapidement quelque chose du côté
droit. Mais Apollo dit qu’il s’agit plutôt de forcer la focalisation de l’attention sur un endroit
précis à un moment particulier.
Les magiciens exploitent plusieurs principes psychologiques et neurobiologiques pour
focaliser le projecteur attentionnel. L’un d’eux
est la capture sensorielle, que les magiciens
nomment distraction passive. Quand on voit
un objet nouveau, brillant, scintillant, ou qui
bouge – par exemple une colombe blanche qui
sort du chapeau haut-de-forme –, notre attention est contrôlée par une intense activité qui
va des organes des sens vers les centres cérébraux de haut niveau. Dans la distraction passive, on est attentif à l’oiseau qui bat des ailes,
ce qui laisse au magicien quelques instants
pour réaliser sa manœuvre. C’est passif parce
que le magicien vous laisse faire tout le travail.
Il se contente d’installer la condition.
Si plusieurs mouvements sont réalisés en
même temps – la colombe vole au-dessus du
public, tandis que le magicien plonge la main
dans une boîte pour préparer le tour suivant –, on regarde naturellement le mouvement le plus ample. On surveille l’oiseau, pas
la main. D’où l’axiome du magicien : « Un
grand mouvement masque un petit mouvement. » En fait, les stimulus amples ou rapides sont susceptibles de diminuer la perception d’un stimulus plus petit ou plus lent
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Barrow Neurological Institute
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(c’est pourquoi l’attention est attirée par l’oiseau, pas par la main).
En outre, les événements nouveaux (la
colombe) déclenchent une plus forte réaction
des régions cérébrales impliquées dans les
processus attentionnels. L’importance d’un
objet est aussi augmentée lorsqu’un magicien
oriente l’attention vers cet objet. Par exemple, Apollo peut vous demander de feuilleter les pages d’un livre, et vous ne remarquez
pas qu’il vous dérobe votre portefeuille et le
met dans sa poche. Vous êtes absorbé par la
tâche qu’il vous a confiée, tourner les pages.
Il s’agit là de distraction active. Votre contrôle
top down de l’attention est focalisé sur le livre,
et vous ignorez le reste.
Les neurones
miroirs piégés
Un autre concept important est que les tours
sont intégrés dans des mouvements usuels.
D’une main, Apollo agite un stylo devant l’auditoire. Lorsque sa main passe rapidement près
de son oreille, comme pour se gratter, personne ne le remarque. Le mouvement est naturel, anodin, rapide. Apollo tourne alors la tête :
le stylo est calé derrière son oreille.
Un autre magicien ajoute : « Une action est
un mouvement qui a un but. » Dans les interactions sociales normales, nous cherchons
constamment les raisons motivant les actions
d’autrui. Une action qui n’a pas d’objectif évident est anormale. Elle attire l’attention. Mais
lorsqu’au contraire l’objectif semble clair, on
ne cherche pas plus loin. Le magicien éveille
les soupçons s’il lève la main sans raison
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4. Lorsque quelque chose attire
votre attention – par exemple lorsque
vous apercevez un ami de l’autre côté
de la rue –, les neurones spécifiques,
responsables de la perception dans cette région
du champ visuel (en orange) sont activés.
Des neurones inhibiteurs (en bleu) répriment
simultanément les cellules cérébrales voisines
(en marron), responsables de la perception
dans le champ environnant. Ainsi, focaliser
son attention sur une chose rend plus difficile
la perception de ce qui se passe aux alentours :
pendant que vous focalisez votre attention
sur votre ami, vous n’apercevez pas le chat qui
passe rapidement devant vous sur le trottoir.
apparente, mais pas s’il réalise une action
apparemment naturelle, ou spontanée, par
exemple ajuster ses lunettes, se gratter la tête,
prendre un stylo dans sa poche, ou mettre
son manteau sur le dossier d’une chaise.
Aujourd’hui, les neuroscientifiques comprennent bien pourquoi ces leurres nous
trompent si facilement. Des neurones appelés neurones miroirs nous aident à comprendre les actions et les intentions d’autrui, en
reproduisant automatiquement ses actions :
en nous mettant à sa place, nous faisons des
hypothèses sur ses intentions. Ainsi, lorsque
nous voyons Apollo tendre la main pour attraper un verre d’eau, nous reproduisons mentalement, dans notre tête, la même action.
Nous lui associons aussi une motivation simple : il a soif, va porter le verre à ses lèvres et
boire une gorgée. Notre cerveau fait une prédiction et simule de façon automatique et
inconsciente une action associée.
C’est grâce aux neurones miroirs que nous
sommes capables de nous comprendre les uns
les autres, d’imiter autrui, d’apprendre, d’enseigner et d’avoir de l’empathie. Mais ces neurones peuvent aussi nous tromper. Un bon
magicien peut travestir une action en une
autre, ou faire semblant de réaliser une action
qu’il n’exécute pas vraiment, ce qui provoque
des déductions erronées de la part de nos
neurones miroirs, sur ce qu’il fait ou ne fait
pas. Nous voyons Apollo porter le verre à ses
lèvres et faire semblant de boire, et notre prédiction automatique semble s’être réalisée.
Mais a-t-il vraiment bu ? Peut-être a-t-il
transféré quelque chose de sa main à sa bouche ou de sa bouche à sa main.
I
Bibliographie
S. Martinez-Conde
et S. Macknik,
Une nouvelle science :
la neuromagie, in Pour
la Science, n° 377,
pp. 58-64, 2009.
S. L. Macknik et al.,
Attention and awareness
in stage magic : Turning
tricks into research,
in Nature Reviews
Neuroscience, vol. 9,
pp. 871-79, 2008.
S. Martinez-Conde
et S. Macknik,
Les mouvements secrets
de l’œil, in Pour la
Science, n° 360,
pp. 56-61, 2007.
S. Martinez-Conde
et al., Mind tricks,
in Nature, vol. 448,
p. 414, 2007.
Sur le Web
Apollo Robbins
au symposium
sur la magie
de la conscience :
http://www.sleightsof
mind.com/media/
75
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Les illusions insolites
Les hallucinations
sont-elles des illusions ?
Les hallucinations et les illusions semblent être
des perceptions anormales. Mais les premières se distinguent
des secondes, notamment parce que l’expérience
hallucinatoire ne repose sur aucune perception.
Alexandre
Lehmann
est chercheur
postdoctoral
en neurosciences
cognitives
à l’Université
de Montréal
au Canada.
Juan C. González
est professeur
de philosophie
et sciences
cognitives
à l’Université
de l’État de Morelos
à Cuernavaca,
au Mexique.
hacun peut un jour être confronté à une hallucination,
mais l’expérience reste rare. En
revanche, certaines conditions
physiologiques, des stimulations sensorielles et diverses pathologies favorisent son apparition. Tous les sens peuvent
être l’objet d’hallucinations. À l’inverse, les
illusions sensorielles sont fréquentes dans la
vie quotidienne. Des différences importantes, mais méconnues, existent entre hallucination et illusion sensorielle. C’est ce que
nous allons examiner ici.
Peut-on toucher ou voir ce qui n’existe pas ?
Ce qui existe est-il nécessairement perceptible
par les sens ? Peut-on dire qu’une illusion est
une hallucination partielle ? Autant de questions abordées par les philosophes, romanciers,
C
En Bref
• Dans l’expérience hallucinatoire, il se produirait un accès conscient
à des processus mentaux et physiologiques normalement non
conscients. En revanche, les illusions seraient des perceptions
anormales ou déformées de stimulus physiques réels.
• Toutefois, il est difficile de distinguer et de définir les deux
phénomènes, qui peuvent concerner tous les sens et présenter
de grandes similitudes.
• L’étude de ces phénomènes renseigne sur les mécanismes
de la perception et de la conscience.
76
médecins, psychologues ou théologiens, mais
qui restent sans réponse convaincante. Les hallucinations suscitent fascination et méfiance.
Elles sont entourées de mystère et de clichés.
Pour certains, une hallucination est un signe
trompeur et indésirable, voire pathologique,
pour d’autres, c’est un signe informatif, visionnaire, parfois divin. Quoi qu’il en soit, c’est un
état non ordinaire de conscience, largement
méconnu et ignoré par les chercheurs. Quant
aux illusions sensorielles, elles sont davantage
étudiées, mais on ignore encore précisément ce qui les distingue des hallucinations.
Pourtant, une connaissance approfondie de
ces phénomènes cognitifs « non ordinaires »
permet d’expliquer certains phénomènes
« ordinaires ». Ainsi, les hallucinations et les
illusions offrent une façon originale d’étudier
la conscience et la perception, et permettent
une approche psychologique, médicale, philosophique, clinique, voire anthropologique.
Qu’est-ce qu’une hallucination ? En latin,
hallucinatio signifie égarement, erreur, tromperie. En 1838, le psychiatre français JeanÉtienne Esquirol définit le terme comme une
« perception fausse ou sans objet », sens qui a
survécu jusqu’à aujourd’hui. La version la plus
récente du Manuel diagnostique et statistique
des troubles mentaux – le DSM IV – définit
une hallucination comme une perception sensorielle qui a l’apparence de réalité, mais qui
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se produit sans stimulation extérieure de l’organe sensoriel associé à l’hallucination. Cette
définition soulève diverses difficultés, et nous
adopterons la définition suivante : une hallucination est un état mental dont le contenu
est conscient, involontaire et, sous certains
aspects, semblable au rêve et à la perception.
Nous allons surtout décrire les hallucinations,
puis nous les comparerons aux illusions pour
souligner leurs différences.
La transition entre l’état de veille et le sommeil est particulièrement propice à l’apparition d’hallucinations. D’après diverses études
épidémiologiques, 37 pour cent de la population serait sujette à des hallucinations lors
de l’endormissement, et 13 pour cent lors du
passage du sommeil au réveil. La privation de
sommeil, le jeûne, le manque d’oxygène en
altitude sont aussi des facteurs favorisant l’apparition d’hallucinations. La privation sensorielle, c’est-à-dire la diminution ou la suppression délibérée de stimulation d’un ou de
plusieurs sens, peut conduire, lorsqu’elle est
suffisamment prolongée, à des hallucinations.
À l’inverse, une expérience hallucinatoire peut
survenir lors d’une surcharge sensorielle, ou
dans des conditions physiques ou émotionnelles extrêmes (accident, exploit sportif, décès
d’un proche, fatigue intense, douleur vive,
dépression profonde, euphorie…).
Comment naît
une hallucination ?
De nombreuses pathologies peuvent s’accompagner d’hallucinations, qu’il s’agisse de
pathologies psychiatriques (par exemple la
schizophrénie) ou neurologiques (la maladie
de Parkinson ou l’épilepsie). La consommation de substances psychoactives telles que l’alcool, certains médicaments, ainsi que les substances dites hallucinogènes, provoquent aussi
des hallucinations. Elles peuvent également
survenir dans des états d’hypnose, de méditation profonde, de transe et d’extase mystique.
Il existe des méthodes d’auto-induction
d’hallucinations, telles que des techniques de
respiration rythmique et de focalisation de
l’attention, ou la pression des globes oculaires. La stimulation directe de certaines zones
du cerveau (par des courants électriques)
peut aussi produire des hallucinations plus
ou moins complexes. Mais un certain nombre d’hallucinations surviennent spontanément, et ce phénomène toucherait 5 à 15 pour
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cent de la population « normale » selon les
différentes études épidémiologiques.
L’apparition d’éléphants roses au milieu
d’une scène est le cliché le plus répandu pour
évoquer une hallucination, la personne hallucinée étant convaincue de leur existence
objective (voir la figure 1). Cet exemple, présenté dans le film Dumbo de Walt Disney, est
pourtant éloigné de la plupart des cas d’hallucinations. En réalité, les manifestations des
hallucinations sont aussi complexes et diverses que les facteurs qui les provoquent. Tout
d’abord, les hallucinations peuvent comporter des composantes sensorielles et psychiques : elles peuvent, d’une part, être
déterminées par l’activité de nos organes sensoriels et, d’autre part, par notre activité psychique ou mentale. Leur impact émotionnel
joue également un rôle clé dans leur phénoménologie. En outre, les hallucinations
concernent les six principales modalités sensorielles (voir la figure 2) : visuelle, auditive,
olfactive, gustative, tactile et vestibulaire (le
« sens du mouvement »). Les hallucinations
sont élémentaires (couleurs, lumières, bruits
1. Un éléphant
rose visible
dans les nuages
est le cliché
par excellence
de l’expérience
hallucinatoire, à savoir
la survenue d’une image
mentale qui ne repose
sur aucune perception.
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indéfinis, grondements, vibrations, sensations de picotement...) ou élaborées (animaux, paysages, paroles, sensation de main
qui nous agrippe, odeur de poisson...). Les
différents éléments du contenu et leur agencement spatio-temporel peuvent être, à l’instar du rêve, plus ou moins incongrus. En
outre, la fréquence d’apparition et la durée
d’une hallucination varient notablement :
intermittente et brève, ou chronique et persistante. Le sujet est souvent capable de distinguer l’hallucination et la scène perçue,
mais, dans certains cas – très rares –, il
confond hallucination et perception.
78
Il existe aussi des hallucinations touchant
l’odorat et le goût. Ces deux modalités sensorielles sont très liées, l’odorat jouant un rôle
crucial dans l’appréciation gustative. De plus,
goût et odorat sont souvent impliqués ensemble dans l’expérience hallucinatoire. Citons
quelques-unes des hallucinations olfactives rapportées par des patients : des odeurs de putréfaction et de décomposition, de pneus brûlés,
Les rêves sont-ils
des hallucinations ?
Tous les sens
sont concernés
omment définir le rêve ? Au sens scienC
tifique du terme, il s’agit de l’activité
mentale survenant au cours du sommeil.
Les hallucinations visuelles se manifestent
par des éclairs de lumière et de couleurs, des
motifs et des formes plus organisées, telles des
figures géométriques. Lorsque le sujet a les
yeux ouverts, des motifs élémentaires peuvent
être combinés avec des éléments de la scène
environnante. La forme, la taille, la perspective, la brillance et les couleurs des éléments
présents dans le champ visuel sont déformées.
Les objets semblent parfois animés d’un mouvement de pulsation périodique. Avec les yeux
fermés, le sujet peut aussi avoir l’impression
de voir des objets, des paysages, des êtres fantastiques et des scènes complexes. Dans certains cas très rares, les hallucinations visuelles peuvent être si intenses que la personne ne
voit plus du tout la scène environnante, bien
que ses yeux restent ouverts.
Quant aux hallucinations auditives, il s’agit
de sons simples (bourdonnements, frottements, coups, sifflements, bruits mécaniques),
mais aussi de sons complexes (eau qui coule,
cloches, bruits de casse, chuchotements, gémissements, bruits de pas, musique, voix). Elles
peuvent être localisées dans l’espace ou sembler provenir de l’intérieur du corps.
Un cas particulier d’hallucinations auditives est celui des hallucinations verbales. Le
sujet entend des voix, inconnues ou connues,
qui parlent un langage compréhensible ou
marmonnent des sons dénués de sens. Elles
seraient fréquentes dans la population générale. Les personnes schizophrènes en sont souvent victimes. Les hallucinations verbales sont
souvent associées à un syndrome d’influence :
le sujet a l’impression que ses gestes et pensées
sont contrôlés par une force extérieure.
Une caractéristique importante de l’expérience onirique est son apparente similitude
avec l’expérience de veille : le rêveur croit
en son rêve au moment où il se produit. La
plupart des rêves contiennent de nombreuses sensations semblables à celles que l’on
éprouve éveillé : elles sont surtout visuelles
et auditives, mais aussi tactiles, vestibulaires, gustatives et parfois olfactives. En ce
sens, les rêves peuvent être considérés
comme des hallucinations : les images et les
impressions oniriques sont vécues comme
des perceptions.
Une activité mentale
pendant le sommeil
Toutefois, d’après les descriptions que font
les dormeurs en se réveillant, les rêves présentent quelques particularités : le sujet de
l’image onirique est net, mais le fond est flou.
Les images en noir et blanc sont possibles,
mais rares. Et les rêves diffèrent des hallucinations simples, car plusieurs modalités
sensorielles sont actives au même moment :
sons, images et sensations tactiles simultanées reproduisent virtuellement un monde
réel. En outre, l’hallucination de déplacement
contre la gravité – tomber, voler, flotter, monter ou descendre – anime un rêve sur trois.
L’activité cérébrale en sommeil paradoxal,
le stade le plus riche en rêves, ressemble à
celle de la veille et le métabolisme du cerveau est comparable. Les yeux bougent sous
les paupières, les tympans s’activent, et, malgré la paralysie musculaire caractéristique
de ce stade de sommeil, on distingue de
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impression d’être piqué par des aiguilles,
fourmillements), et les hallucinations viscérales (douleurs, lourdeurs, expansion ou
contraction des organes, palpitations).
Poursuivons notre tour d’horizon avec les
hallucinations kinesthésiques. Ce terme se
réfère au sens qui nous renseigne sur la position du corps, la posture, l’équilibre et le
mouvement. Il fait appel à la proprioception
Héritage Images / Corbis
des odeurs de rose, de cannelle, et même... de
« sainteté ». Quant aux hallucinations gustatives, sont mentionnés les goûts d’huîtres, d’oignons, de métal ou encore de sang.
« Je sens des papillons dans mon estomac »
ou « Mes pieds sont en feu ». Voilà deux
exemples d’hallucinations tactiles, parmi lesquelles on distingue les hallucinations superficielles (sensations thermiques, de viscosité,
brefs mouvements des mains, des pieds et du
visage. Cela traduit une « extériorisation» du
contenu mental.
Mais le rêve présente quelques caractéristiques. Les images et les activités d’écriture ou
de lecture, nombreuses durant l’éveil, sont
rares pendant les rêves, et s’accompagnent
souvent de difficultés de déchiffrage. En outre,
la volonté est absente du rêve : le rêveur poursuit rarement un objectif, il subit plus qu’il ne
contrôle. Il perd aussi la conscience de soi, car
il n’est pas conscient de son environnement
(le lit) et de ce qu’il est en train de faire (dormir et rêver). Son sens critique est altéré : le
rêveur accepte les événements oniriques
comme s’ils étaient réels, même s’ils sont
impossibles (des bateaux peuvent flotter dans
l’air par exemple) et bizarres (la scène change
soudainement par exemple). De plus, certaines « réalités » disparaissent dans les rêves :
les personnes amputées retrouvent leurs
membres.Les personnes paraplégiques de naissance sont capables de marcher, sauter et danser,ce qui suggère qu’elles s’attribuent,en rêve,
des actions réalisées par autrui. Les aveugles
voient parfois quand ils rêvent, et même les
aveugles de naissance rapportent une forme
de perception visuospatiale qu’ils sont capables de dessiner quand ils se réveillent.
Par ailleurs, les rêves sont chargés d’émotions, et certains scientifiques pensent que la
peur et l’anxiété sont plus importantes durant
les rêves que durant l’éveil. Enfin, la mémoire
est la grande absente des rêves... et après le
rêve. Au réveil, le souvenir du rêve s’efface
rapidement, et on estime que 95 pour cent des
rêves sont totalement oubliés. De plus, bien
que les rêves contiennent souvent des événements de la journée, ces éléments ne sont
jamais correctement restitués.
Comme les rêves ressemblent beaucoup à
des hallucinations, nous avons suggéré que les
hallucinations décrites dans certaines maladies
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© L’Essentiel n° 12 novembre 2012 - janvier 2013
neurologiques, telles la narcolepsie (une maladie du sommeil paradoxal du sujet jeune) et
la maladie de Parkinson, seraient en fait des
fragments de rêve. Les hallucinations des personnes souffrant de la maladie de Parkinson
sont souvent visuelles et brèves ; elles voient
une personne ou un animal passant sur le côté
ou sentent la présence de quelqu’un dans leur
dos. Dans ces maladies, les hallucinations peuvent avoir lieu non seulement quand le patient
se couche (lors du passage de la veille au sommeil), mais aussi quand il est bien éveillé (dans
un cas sur deux). On constate de fréquentes
intrusions du sommeil paradoxal en pleine journée (ce qui ne se produit jamais normalement),
l’expérience hallucinatoire survenant à la fin de
ces épisodes diurnes de sommeil paradoxal.
Delphine OUDIETTE est postdoctorante dans le Laboratoire
de Neurosciences cognitives de l’Université de Northwestern
aux États-Unis. Isabelle ARNULF, neurologue, dirige le
Service des pathologies du sommeil à l’Hôpital de la PitiéSalpêtrière, à Paris.
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Cerveau & Psycho
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2. Tous les sens – la vision, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût et même
l’équilibre– peuvent donner lieu à des hallucinations… et des illusions.
(la capacité à percevoir la position, l’orientation et le mouvement des membres et du
tronc) et au système vestibulaire (les capteurs
de la gravitation situés dans l’oreille interne).
Une hallucination kinesthésique se manifeste par une simple sensation de tremblement,
ou par l’impression d’être situé sur un disque
rotatif, la sensation de s’enfoncer dans le sol
ou de s’élever dans les airs. On a également
noté la sensation de distorsion et d’élongation
des membres, de membres surnuméraires ou
manquants. Une des illusions les plus communes de ce type d’hallucination est celle des
membres fantômes que ressentent certaines
personnes amputées, qui ont l’impression
d’avoir encore la jambe ou le bras perdu.
Enfin, évoquons les hallucinations qui activent la sensation de présence de quelqu’un près
de soi. Les sujets ressentent le souffle de la respiration d’une personne, l’entendent se déplacer, sentent son odeur. Cette « personne » semble souvent imiter les mouvements et postures
du sujet. Ce type d’hallucination soulève la
question du « double », miroir du sens de soi.
De nombreux phénomènes hallucinatoires
mettent en jeu plusieurs modalités sensorielles. Dans le cas des phénomènes d’autoscopie,
le sujet se voit de l’extérieur. Il en existe différents types, le plus connu étant l’expérience de
sortie du corps : le sujet a la sensation d’être
en dehors de son corps (ce qui met en jeu une
hallucination kinesthésique) et de s’observer
lui-même depuis une position spatiale élevée
80
(hallucination visuelle). Dans les années 1940,
on a observé que la stimulation électrique
directe d’une petite région cérébrale (la jonction temporo-pariétale) déclenche chez certains sujets des expériences autoscopiques,
ainsi que diverses illusions vestibulaires. Ces
phénomènes offrent un nouveau regard sur le
sens de soi, le schéma corporel et même l’empathie. Ces hallucinations impliquant plusieurs
sens évoquent un autre phénomène : la synesthésie, c’est-à-dire un « mélange des sens ».
C’est par exemple un son qui évoque une
odeur, une lettre qui évoque une couleur, etc.
Le phénomène hallucinatoire présente une
dimension complexe dont la manifestation
sensorielle ne représente qu’une facette. En
réalité, une hallucination combine souvent
des composantes sensorielles, psychiques et
émotionnelles. L’hallucination a souvent un
fort retentissement émotionnel (angoisse ou
euphorie). C’est de l’intrication de ces multiples composantes qu’émerge la richesse phénoménologique de l’expérience hallucinatoire.
Les hallucinations dites psychiques sont des
phénomènes sans caractère sensoriel, où seules les pensées du sujet sont en jeu. Elles peuvent avoir une incidence sur l’ensemble des
contenus mentaux, états cognitifs et émotionnels. Elles peuvent bouleverser des notions
aussi fondamentales que le sens du temps et
de l’espace, la focalisation de l’attention ou
encore les notions d’individualité et de contrôle
conscient. De nombreuses expériences se
rapportent notamment à une perte de l’unité
du moi, à un affaiblissement, voire à une disparition de la distinction entre soi-même et
l’environnement, entre le sujet percevant et
l’objet perçu, entre le visible et l’invisible.
Les mécanismes mentaux
Quels sont les mécanismes qui expliquent
l’expérience hallucinatoire ? D’un point de
vue physiologique et psychologique, il n’existe
aucune théorie satisfaisante permettant de
rendre compte des hallucinations dans leur
ensemble. La multiplicité de modes d’induction ajoutée à la variété des phénomènes a
donné lieu à un certain nombre d’hypothèses qui permettent d’expliquer certains types
d’hallucinations, mais dont la validation empirique et conceptuelle reste limitée.
Selon le modèle dit de vision entoptique,
certaines hallucinations visuelles géométriques stéréotypées correspondraient à des acti-
Les illusions – © Cerveau & Psycho
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vations spontanées du cortex visuel primaire.
Le modèle mathématique de ces hallucinations
simples fournit des images coïncidant avec certaines descriptions élémentaires des phénomènes, mais ne permet pas d’expliquer des hallucinations visuelles complexes.
Une hypothèse plus générale serait que, dans
l’expérience hallucinatoire, il se produit un
accès conscient à des processus mentaux et
physiologiques normalement non conscients
(motivations cachées, dialogue intérieur...). Ce
serait en quelque sorte comme contempler les
coulisses de la psyché où se forge l’expérience
consciente. Enfin, il existe une théorie des hallucinations dite onirique, selon laquelle l’état
d’hallucination résulterait d’un fonctionnement simultané du système du rêve et de l’état
de veille. L’hallucination serait une sorte de rêve
éveillé ou d’éveil rêvé (voir l’encadré page 78).
Hallucinations
versus illusions
Dans cet article, vous avez peut-être eu l’impression que nous parlions d’illusions autant
que d’hallucinations. Les deux phénomènes
présentent en effet de nombreuses similitudes.
Mais des différences fondamentales les distinguent. D’abord, dans l’hallucination, il n’y a
pas d’objet physique sur lequel repose l’expérience, alors que dans l’illusion, il en existe un
perçu avec des propriétés qu’il n’a pas. Le bâton
qui semble se tordre à l’interface de l’eau et de
l’air ou la roue de la calèche qui semble tourner à l’envers sont des exemples d’illusions.
Ainsi, une illusion provoque une perception
sensorielle anormale, tandis qu’une hallucination ne donne pas vraiment lieu à une perception, puisqu’il n’y a pas d’objet à percevoir.
Comme il existe plusieurs types d’hallucinations et, surtout, d’illusions, qui se chevauchent à divers degrés, il est impossible de
les distinguer précisément avec des définitions générales. Qui plus est, la définition que
nous avons donnée des illusions quelques
lignes plus haut peut être mise en défaut, car
certaines illusions ne comportent pas d’objet physique sur lequel se fonde l’expérience
perceptive : c’est le cas d’un hologramme, une
image tridimensionnelle projetée sur un plan,
ou d’une immersion dans la réalité virtuelle.
Certains soutiennent même que ces exemples
ne sont pas des illusions. Une définition générale des illusions qui s’appliquerait à tous les
cas du phénomène reste donc à établir.
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Que penser du vêtement sur le canapé que
l’on prend pour un chat qui dort ? S’agit-il
d’une illusion ? D’une hallucination ? Ces
expériences sont des « paréidolies », c’est-àdire qu’on associe un stimulus visuel informe
à un élément identifiable, souvent de nature
humaine ou animale. Ces phénomènes sont
fréquents dans la vie quotidienne : on décèle
une forme animale dans un nuage ou un
visage sur un rocher. Pourtant, ces expériences ne sont pas vraiment des illusions, et
encore moins des hallucinations.
D’autres phénomènes sont difficiles à classer en tant qu’illusion ou hallucination : les
mirages, l’impression d’autoroute mouillée
lorsqu’il fait très chaud ou des mots entendus lorsqu’il y a un bruit de machine répétitif, par exemple. Ceci nous invite à réfléchir
sur le bien-fondé de nos classifications et définitions. Ainsi, mieux vaudrait distinguer illusions et hallucinations d’après leurs causes :
les illusions sont des phénomènes physiques
qui reposent sur des éléments matériels et
objectifs ; les hallucinations sont des phénomènes cognitifs qui reposent sur des considérations mentales en partie subjectives.
Révélations et visions
Dès lors que conclure ? Certaines cultures
et religions accordent aux expériences hallucinatoires un statut visionnaire ou sacré, ce qui
est notamment exprimé au travers de leur art.
L’expérience des substances psychoactives a
marqué le style et la créativité de nombreux
artistes (Baudelaire ou Rimbaud par exemple).
Mais au-delà de ces constatations, les questions
abondent : l’expérience hallucinatoire est-elle
nécessairement pathologique ? Une personne
qui a des hallucinations doit-elle craindre pour
sa santé mentale ? Certaines « révélations » et
« visions » des mystiques, qui ont marqué l’histoire de l’humanité, pourraient bien être des
phénomènes hallucinatoires. Mais cela remetil en question leurs enseignements ?
Quoi qu’il en soit, une approche transdisciplinaire semble être indispensable à l’étude
des hallucinations et des autres états modifiés de conscience. Les sciences cognitives
actuelles (transdisciplinaires par définition),
où l’accent est mis sur le caractère dynamique et interactif de la conscience perceptive,
offrent un cadre favorable pour le développement de nouveaux modèles adaptés à ces
phénomènes encore mystérieux.
I
Pitris / Shutterstock.com
14_Ess_012_pxxx_hallucinations_lehmann_ben.qxp
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81
Les illusions insolites
Les membres fantômes
Certaines personnes amputées d’une main continuent
à la ressentir pendant des années, bien qu’elles soient
conscientes de cette absence. Les aires corticales
contrôlant la main se réorganisent, créant l’illusion.
Christian Xerri
est directeur
de recherche CNRS
au Laboratoire
de Neurosciences
intégratives
et adaptatives
(UMR 7260)
à l’Université
d’Aix-Marseille.
82
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La douleur de la main (amputée) n’est pas
sentie par l’âme en tant qu’elle est dans la
main, mais en tant qu’elle est dans le cerveau.
René Descartes, Sixième Méditation, 1641
e schéma corporel est une représentation cognitive de la position et des
mouvements des différentes parties
de l’organisme : de nombreuses régions du cerveau impliquées dans
la perception, l’action, la mémoire et les émotions interagissent. À chaque instant, on est
capable de savoir qui, comment et où l’on est.
Cette identité corporelle, à la fois sensorimotrice et cognitive, résulte de l’intégration
harmonieuse de l’ensemble des messages provenant des organes sensoriels.
Pour les neuroscientifiques, les anomalies et les illusions perceptives fournissent
un éclairage sur la façon dont le cerveau
construit et entretient l’image du corps.
C’est le cas du membre fantôme qui correspond à la sensation qu’un membre amputé
est toujours présent : il n’a pas été effacé de la
mémoire du corps. Ce phénomène fascinant
déjà discuté par Aristote et René Descartes
a été décrit par le chirurgien Ambroise Paré
L
au xvie siècle. Le terme de « membre fantôme » a été proposé par le chirurgien militaire Silas Weir Mitchell en 1871 durant la
guerre de Sécession. Conforme au dogme
d’une stabilité de l’organisation anatomique
du cerveau, et longtemps considéré comme
relevant de la psychiatrie, ce phénomène a
connu un regain d’intérêt avec la découverte
fondamentale dans les années 1980 d’une
malléabilité des cartes corticales somesthésiques et motrices.
Des cartes corticales
En effet, ces cartes sont des éléments essentiels de l’identité corporelle. Les aires somesthésiques primaires reçoivent des messages,
issus des capteurs sensoriels spécialisés. Ces
messages informent le cerveau sur le toucher,
la position et le mouvement des membres,
ainsi que sur la douleur ou la température
de l’organisme, via des relais dans la moelle
épinière et le thalamus, situé au centre du
cerveau. Ces projections, organisées comme
des cartes, forment dans le cortex un « homonculus » somesthésique, représentation
disproportionnée du corps (voir la figure 2).
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La surface occupée par les différentes parties dépend de l’innervation des territoires
corporels représentés et de leur importance
fonctionnelle. Chez l’homme et le singe, le
visage, la langue et les mains sont surreprésentés : les messages sensoriels provenant
de ces parties du corps sont traités par de
vastes populations de neurones. Une figurine équivalente existe dans les aires motrices
primaires contrôlant les motoneurones de la
moelle épinière ; ces derniers commandent les
muscles des membres.
La plasticité de ces cartes, mise en évidence
chez l’animal, a été confirmée chez l’homme
grâce au développement des techniques de
neuro-imagerie. Toutefois, malgré le foisonnement des travaux sur le membre fantôme,
les mécanismes donnant naissance à cette
illusion ne sont pas totalement élucidés.
En bref
• Chez l’homme, les sensations de la main, du visage et de la langue
mobilisent de larges populations de neurones dans le cortex.
• Après une amputation, les régions corticales de la main libérées
sont envahies par les neurones proches, des aires du visage
par exemple : une stimulation du visage est alors attribuée
au visage et à la main fantôme.
• Une greffe de la main rétablit progressivement
les connexions corticales normales.
1. Les membres fantômes, tels les pieds ici
symboliquement représentés dans cette statue
de saint Sébastien, sont parfois ressentis comme
des parties détachées du corps.
Parmi le 1,5 million de personnes amputées chaque année dans le monde, après un
accident, une blessure de guerre, un accident
vasculaire ou un diabète, plus de 90 pour cent
des sujets ressentent un membre fantôme.
Ce dernier présent durant quelques jours,
voire des semaines, s’estompe ensuite progressivement chez de nombreux sujets, mais
il persiste parfois plusieurs années chez un
amputé sur trois. Certains sont capables de
« réveiller » leur membre fantôme quand ils
le souhaitent, par un effort de concentration
ou en frottant leur moignon. Les sujets reconnaissent que leurs sensations sont illusoires ; il
ne s’agit donc pas d’un déni conscient. Néanmoins, leurs sensations restent aussi fortes
que des sensations réelles. Ainsi, certaines
personnes tentent de descendre de leur lit sur
leur pied fantôme ou de saisir le téléphone
avec leur main fantôme.
Les sensations attribuées au membre fantôme sont tactiles, thermiques ou douloureuses. Par ailleurs, les illusions peuvent faire
resurgir des souvenirs sensoriels mémorisés
avant l’amputation. Par exemple, certains
sujets continuent à sentir le contact de leur
alliance ou se plaignent de douleurs dues à
une ulcération qui touchait le membre avant
l’amputation. En outre, 50 à 80 pour cent
des amputés souffrent de sensations lancinantes de brûlure, de piqûre ou d’écrasement du membre fantôme. Et les premières
semaines après l’amputation, de nombreux
patients ont des spasmes douloureux dans
Christian Xerri
Les sensations fantômes
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la main fantôme qui s’accompagnent d’une
impression d’incrustation d’ongles dans
la paume. Ces sensations ne s’apaisent
qu’après plusieurs minutes, voire plusieurs
heures, d’efforts de concentration visant à
un relâchement de la main fantôme.
Ce relâchement peut être facilité (et la
douleur disparaît) quand le sujet regarde
dans un miroir vertical l’image de sa main
intacte, qu’il interprète comme étant la main
amputée. Il exécute alors des mouvements
répétés d’extension des doigts. La vue de ce
que le cerveau interprète comme étant le
membre fantôme et les sensations associées
se substituent aux messages proprioceptifs
et tactiles absents. Ce « réveil » du membre
fantôme est rassurant et aide les patients à
atténuer la douleur.
Le membre fantôme s’intègre souvent dans
un schéma postural normal : quand le sujet
est assis, la jambe amputée est fléchie, le bras
amputé pend le long du corps. Quand le sujet
marche, la jambe ou le bras fantôme bougent
en coordination avec les membres intacts.
Parfois, le membre fantôme se trouve dans
une position inconfortable pour le patient,
par exemple, le bras peut être replié dans le
dos. Les parties fantômes peuvent être incomplètes, se dissocier du reste du corps ou
s’en rapprocher par « télescopage », c’est-àdire s’ancrer dans le moignon.
La capacité de certaines personnes à
évoquer des sensations de mouvement en
l’absence d’activité musculaire et de mouvement réel est nommée imagerie motrice. Les
mouvements du membre fantôme relèventils de ce type d’imagerie ?
D’où vient cette illusion ?
Une étude récente a montré que les sujets
amputés distinguent un mouvement imaginé d’un mouvement du membre fantôme
mentalement exécuté ; ces derniers s’accompagnent de sensations distinctes. Le mouvement exécuté met en jeu des contractions
des muscles du moignon et une volonté de
mobiliser le membre amputé, ce qui n’est
pas le cas avec un mouvement imaginé. Ainsi, chez les amputés, on n’observe pas d’activité dans les aires sensorimotrices du cortex,
lorsque le mouvement est imaginé, alors que
cette activité cérébrale est présente lorsqu’ils
tentent de bouger leur membre fantôme.
Par ailleurs, la capacité à mobiliser le
membre fantôme diminue avec le temps.
Ce gommage du mouvement corporel ressemble à la sensation de télescopage du
Des cartes corticales réorganisées après amputation
es cartes du cortex somesthésique sont remodelées
Lterritoires
après amputation. Normalement, la stimulation de
cutanés, nommés champs récepteurs, sur la
main ou le visage active sélectivement les neurones des
zones corticales correspondantes et donne naissance à
des sensations correctement localisées par le sujet sur sa
main ou son visage (a). Ces représentations sensorielles
de la main et du visage reflètent un équilibre entre des
connexions excitatrices et inhibitrices dans toutes les
structures nerveuses (moelle, tronc cérébral, thalamus)
relayant les informations somesthésiques périphériques
vers le cortex. Des neurones inhibiteurs masquent une
partie du réseau de connectivité et limitent la divergence
des entrées sensorielles. Ainsi, une partie des connexions
n’est pas exprimée dans les champs récepteurs neuronaux et reste dans un état latent.
La perte d’afférences sensorielles par amputation de
la main rend provisoirement silencieuse la zone corticale où elle est représentée. En outre, elle engendre
une levée de l’inhibition normalement exercée par les
voies afférentes provenant de la main sur celles issues
84
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du visage, et démasque ainsi certaines projections.
Cette « désinhibition » provoque une expansion rapide
des régions de représentation du visage sur celles de
la main. Le renforcement progressif de l’efficacité des
synapses excitatrices existantes et de celles nouvellement mises en place favorise cette colonisation. Ainsi,
la plasticité des cartes somesthésiques se manifeste par
ce phénomène de « reroutage » sensoriel (b).
Malgré ce remodelage fonctionnel du cortex, quand
un champ récepteur cutané du visage est stimulé, le
sujet ressent le stimulus non seulement sur le visage,
mais aussi, et de façon plus intense, sur la main amputée. On ignore d’ailleurs pourquoi ces sensations
fantômes sont plus fortes. En fait, les voies existant
entre les neurones des aires primaires qui « représentaient » la main et les structures corticales supérieures ne sont pas modifiées. La main amputée reste
intégrée au schéma corporel, de sorte qu’elle est perçue comme réelle. Après une greffe, les cartes somesthésiques de la main sont progressivement libérées de
ces nouvelles connexions provenant du visage.
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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sion. Après amputation, les régions corticales
correspondant au membre amputé dans les
cartes somesthésiques et motrices ne restent
pas longtemps silencieuses. Les territoires
corticaux privés de leurs entrées sensorielles
ou de leurs projections motrices sont vite
colonisés par les territoires adjacents.
Ainsi, les neurones normalement pilotés
par les signaux provenant de la main amputée réagissent aux stimulations de l’avantbras ou même du visage, dont les zones de
représentation côtoient celles de la main
absente dans l’homonculus somesthésique.
En raison de ce remodelage, la stimulation de
l’avant-bras ou du visage provoque à la fois
des sensations correctement localisées sur la
région corporelle stimulée et des sensations
associées au membre fantôme. Ces dernières
sont souvent plus intenses que celles attribuées au site cutané réellement stimulé et
leurs seuils de stimulation sont inférieurs.
Ces nouvelles régions associées à des sensations peuvent apparaître juste après l’amputation et se modifier au cours du temps. Il est
alors possible de « dessiner » sur les régions
corticales du visage ou de l’avant-bras une
carte de projection des sensations rapportées
à la main amputée. De sorte que le contact
de la nouvelle zone de déclenchement avec
membre fantôme. Ces deux phénomènes
correspondraient à une lente correction de
l’image mentale du membre. En effet, le cerveau rejetterait les signaux internes de commande des muscles du membre fantôme, ces
derniers étant incohérents avec les signaux
visuels et proprioceptifs qui n’indiquent aucun mouvement. Par ailleurs, on sait que les
lépreux qui perdent leurs membres de façon
progressive n’éprouvent pas de sensations
fantômes, la réorganisation du cortex sensorimoteur se faisant progressivement.
Le cortex se réorganise
Le membre fantôme a donné lieu à diverses hypothèses. L’une privilégie l’excitation des fibres nerveuses lésées formant des
« pelotes » ou névromes dans le moignon.
L’autre se fonde sur le fait que les neurones
de la moelle épinière ne recevant plus d’informations du membre perdu développent
des activités spontanées intenses et anarchiques, interprétées comme des signaux
provenant des récepteurs périphériques.
Aucune de ces hypothèses « périphériques »
n’explique le phénomène de façon satisfaisante. Celle qui met en jeu la plasticité des
cartes corticales rend mieux compte de l’illu-
Structures supérieures (pariétales)
a
Sensation
sur le visage
b
Sensation
sur la main
Sensation
sur le visage
Sensation
sur la main
fantôme
Cartes
corticales
Main
Connexions thalamo-corticales
et intra-corticales
Connexion
inhibitrice
Connexion
excitatrice
Visage
Connexion
masquée
Champ
récepteur
sur le visage
Main
Connexion
éteinte
Connexion
inhibitrice
forte
Connexion
excitatrice
forte
Nouveau
champ
récepteur
Raphael Queruel
Visage
Champ récepteur
sur la main
AVANT AMPUTATION DE LA MAIN
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APRÈS AMPUTATION DE LA MAIN
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le patient sent toujours sa main. Comment
concilier ces effets contradictoires ? L’information dans les réseaux thalamocorticaux
est déroutée : par exemple, les afférences de
la face activent maintenant les neurones de
la main dans les aires somesthésiques ; mais
les neurones corticaux « réafférentés » produisent des messages dans des structures supérieures, telles des aires pariétales, qui sont
toujours interprétées comme provenant de
la main amputée. « L’étiquetage perceptif »
lié à l’architecture du câblage des voies entre
le cortex et les structures impliquées dans la
conscience du soi et l’image du corps prévaut
sur l’origine réelle des afférences sensorielles.
2. Les homonculus somesthésique et moteur sont des représentations
déformées des différentes parties du corps dans le cortex cérébral.
Les neurones de la carte somesthésique réagissent aux stimulations
appliquées sur les parties correspondantes de l’organisme. Les neurones
de la carte motrice émettent des ordres moteurs vers les muscles
qui mettent en mouvement les régions correspondantes.
Main
Main
Visage
Visage
Langue
Langue
HOMONCULUS
SOMESTHÉSIQUE
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86
15-illus_fantome_xerri.indd 86
HOMONCULUS
MOTEUR
Raphael Queruel
Un schéma corporel
programmé ?
un stimulus chaud, froid, lisse ou rugueux
est perçu sur le membre fantôme avec une
« tonalité » sensorielle identique.
Ce phénomène perceptif résulte en
grande partie de l’activation de connexions
préexistantes, mais silencieuses avant l’amputation. Par exemple, les afférences provenant du visage qui formaient des connexions
latentes, c’est-à-dire ne déclenchant pas de
message nerveux, avec les neurones dévolus
à la représentation de la main, activent alors
ces neurones. En fait, il n’existe pas de frontière stricte entre les différents territoires
des cartes corticales : tout se passe comme
si des zones de représentation corporelle
quiescentes étaient « réveillées » quand les
neurones perdent leur source de stimulation
principale. Ce « démasquage » résulte non
seulement de mécanismes de levée d’inhibition ou de « facilitation » (la transmission
entre neurones n’est plus bloquée ou est facilitée), mais également de la formation de
nouvelles synapses (voir l’encadré page 84).
L’invasion des territoires corticaux évacués
après l’amputation peut s’étendre sur plusieurs centimètres en quelques années.
Que nous apprennent ces sensations ?
Si, après amputation, les cartes sensorielles
et motrices sont colonisées, les représentations mentales perceptives et motrices qui
en dérivent sont peu ou pas transformées :
En 1990, le neurobiologiste canadien
Ronald Melzack postule l’existence d’un
métaréseau neuronal distribué, responsable
du schéma corporel et nommé neuromatrice, qui inclurait trois circuits neuronaux
distincts. Le premier comprendrait le thalamus, les aires somesthésiques et les régions
adjacentes du cortex pariétal. Il transmettrait et intégrerait les informations sensorielles concernant le corps et ses postures.
Le deuxième circuit siégerait dans le système
limbique qui traite les émotions et les motivations. Le troisième circuit engloberait les
réseaux corticaux, telles les aires pariétales,
impliqués dans l’interprétation des messages
sensoriels associés à la conscience de soi.
Selon R. Melzack, un assemblage cellulaire génétiquement déterminé sous-tendrait
l’image du corps (qui serait la même pour
tous) ; mais une « neurosignature » individuelle, formée des activités neuronales diffusant dans la neuromatrice et assemblées en
informations cohérentes, la modulerait. Cette
théorie rend compte du cas de personnes nées
sans bras, qui ressentent pourtant le membre
fantôme. La neuromatrice serait peu sensible
aux modifications des informations périphériques, de sorte que ces personnes auraient
l’impression d’avoir un membre.
Les représentations motrices peuventelles être rétablies dans les territoires colonisés après l’amputation ? Oui, après une
greffe. C’est ce que confirme l’imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle chez un
patient ayant bénéficié d’une greffe de mains,
quatre ans après une amputation traumatique bilatérale (voir la figure 3). On a réalisé
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3. L’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle
chez une personne amputée des deux mains révèle l’activité électrique
des cortex moteurs primaires gauche et droit (en rouge) contrôlant
respectivement les mouvements des mains fantômes droite et gauche ;
les contractions des muscles de l’avant-bras mobilisant normalement
la main activent une zone empiétant sur la région du visage. Six mois
après une greffe des deux mains, les régions activées (en bleu) changent :
elles correspondent à celles des deux mains (les parties vertes
représentent le recouvrement des zones d’activation pour la main
et le visage). Le cortex moteur « reconnaît » les mains greffées
et les active de façon normale.
ACTIVATION DE LA MAIN DROITE
Giraux et al., Nature, 2001
cette exploration fonctionnelle avant la greffe,
et au cours des six premiers mois qui l’ont
suivie, pendant que le patient contractait
ses muscles contrôlant les mouvements de
flexion et d’extension du coude et des doigts.
Les résultats obtenus avant la greffe montrent
que les contractions des muscles mobilisant
les doigts fantômes et situés dans l’avantbras s’accompagnent d’une activation dans
la région du cortex moteur primaire contrôlant normalement les muscles du visage. En
revanche, les mouvements du coude s’accompagnent d’une activation dans la région corticale assignée à la main.
Ces migrations cartographiques indiquent
une redistribution des commandes motrices,
de sorte que des populations de neurones corticaux initialement impliqués dans les mouvements du visage commandent les muscles des
mains, tandis que ceux contrôlant les mouvements de la main activent les muscles du
coude. Toutefois, cette colonisation motrice
ne serait pas exclusive et s’apparenterait plutôt à une cohabitation : la stimulation magnétique transcrânienne de la région des muscles
du moignon du bras qui a envahi celle de la
main amputée engendre non seulement une
contraction de ces muscles, mais aussi une
sensation de mouvement de la main fantôme.
La greffe rétablit
les connexions
Deux mois après la greffe, on observe un
glissement des zones d’activation de la main
et du bras vers les régions corticales médianes.
Et cette migration s’accentue les mois suivants. En conséquence, la greffe a rétabli l’activité et a renforcé l’efficacité des connexions
synaptiques dans des circuits fonctionnels en
dormance. Une étude récente montre que,
même chez un patient amputé depuis 35 ans,
la greffe de main réactive le territoire de représentation correspondant normalement à la
main dans l’aire somesthésique.
La réversibilité du remodelage dans les aires
somesthésiques s’accompagne d’une restauration des capacités sensorielles. Pendant environ six mois après la greffe, la stimulation du
visage perturbe encore la perception des stimulus appliqués en même temps sur la main ;
un patient sur deux ne perçoit que le stimulus
sur le visage. La disparition de ce « masquage »
perceptif se produirait au moment où les
régions de la main sont réintégrées dans l’homonculus somesthésique. Les remaniements
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ACTIVATION DE LA MAIN GAUCHE
Activité des cortex moteurs
Après amputation
Six mois après la greffe
Recouvrement des zones d’activation pour la main et le visage
corticaux sensoriels et moteurs qui tendent
à rétablir une organisation semblable à celle
existant avant l’amputation permettent au
patient greffé de retrouver en quelques années
force et habilité manuelles.
Il reste de nombreuses interrogations sur
les sensations fantômes. Par exemple, un lien,
encore mal compris, existe entre l’intensité de
la douleur du membre fantôme et le degré de
remodelage des cartes corticales. En raison
d’erreurs de reconnexion des voies nerveuses
dans la moelle épinière, les neurones du toucher se reconnecteraient aux voies de la douleur, de sorte que le patient ressentirait une
douleur dès que les zones du moignon ou du
visage correspondantes sont stimulées. Par
ailleurs, les données sur l’influence du stress
et des émotions sur les sensations fantômes
restent encore fragmentaires.
Le cerveau ne se contente pas de détecter et d’analyser les stimulus externes pour
produire une entité cohérente : le percept du
corps. Il engendre une activité intrinsèque
et construit des représentations du corps
qui ne correspondent pas forcément à celles
produites par les sens.
■
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Les illusions insolites
Les synesthésies :
à chacun ses illusions
Certaines personnes – les synesthètes – associent
par exemple des couleurs à des sons
ou à des lettres. Ces associations seraient
des vestiges de l’imaginaire enfantin.
Jean-Michel Hupé
est chercheur
au Centre
de recherche
cerveau et cognition
(CERCO, Université
de Toulouse & CNRS)
au Centre
hospitalier
universitaire Purpan
de Toulouse.
88
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rouge, E rose, I blanc, U noir,
O orange. Il ne s’agit pas du premier vers du poème Voyelles
d’Arthur Rimbaud (« A noir,
E blanc, I rouge, U vert, O bleu »),
mais de la première description connue d’association « synesthésique » entre des lettres et
des couleurs. On la doit au médecin bavarois
Georg Sachs dans un ouvrage traitant principalement de son albinisme et publié en 1812
(précisément, Sachs indiquait que le A était
d’un rouge plus « cinabre » et le E d’un rouge
qui « penchait plus vers le rose »).
Il faudra ensuite attendre environ 50 ans
pour que de nouvelles études paraissent
sur les synesthésies, et que la communauté
scientifique de l’époque s’empare du sujet :
la plupart des pionniers de la psychologie
expérimentale s’y intéressent, tels Alfred
Binet en France, Gustav Fechner et Wilhelm Wundt en Allemagne, ou Francis Galton en Angleterre.
A
En publiant Voyelles en 1883, Rimbaud
semble mettre le thème des synesthésies à
la mode : selon l’historien américain Kevin
Dann, « au milieu des années 1880, les deux
sujets dont on parle dans à peu près tous les
salons de Paris et Berlin étaient Wagner et
l’inconscient ; l’audition colorée, en particulier le traitement poétique du sujet par Rimbaud, trouvait facilement sa place dans ces
conversations. » D’ailleurs, d’après K. Dann,
Rimbaud n’aurait pas été synesthète, mais
il aurait pu lire une description du phénomène dans le dictionnaire médical de Littré
(1865), description qui aurait nourri ses recherches poétiques.
Des ouvrages de synthèse paraissent alors
sur les synesthésies, ces phénomènes subjectifs, non pathologiques, qu’on regroupe souvent de façon impropre, mais suggestive, sous
le terme d’audition colorée. Ainsi, en 1893,
le psychologue genevois Théodore Flournoy
écrit : « Tel individu, par exemple, éprouve
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régulièrement une impression de rouge
lorsqu’il entend le son A. Tel autre, en pensant à un nombre, ne peut s’empêcher de se le
figurer toujours en un point déterminé d’une
certaine courbe. Celui-ci conçoit involontairement le mois de février sous la forme d’un
triangle. Pour celui-là, le lundi est un homme
habillé de bleu. Ainsi de suite, sans qu’il soit
possible de découvrir dans les expériences
passées de l’individu la cause de ces baroques
associations. » Ces particularités individuelles
diverses sont regroupées sous le terme de
« synesthésies », qui désigne des « associations
additionnelles, arbitraires, idiosyncrasiques et
automatiques ». Si cette définition, purement
descriptive, ne paraît pas très explicite, son
sens devrait se préciser au fil de la lecture...
Différentes synesthésies
L’histoire scientifique des synesthésies est
étonnante : on les oublie presque complètement après la Seconde Guerre mondiale.
Les scientifiques les redécouvrent ensuite
au début des années 1980. Les synesthètes
ont-ils disparu entre 1945 et 1980 ? Non, et
de nombreuses personnes aujourd’hui âgées
en témoignent : elles ont traversé la seconde
moitié du xxe siècle avec leurs synesthésies,
sans en parler à quiconque et souvent en
pensant que tout le monde était pareil (ou
au contraire en pensant avoir une particularité unique). Cet « oubli » fait écho à
l’absence de témoignages avant le xixe siècle,
absence surprenante étant donné le nombre
important de synesthètes aujourd’hui.
En effet, les synesthésies décrites par
Flournoy sont assez répandues (sans doute
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chez 1 à 15 pour cent de la population, mais
il est difficile de connaître les proportions
exactes). Elles sont de trois types : des couleurs sont associées à des chiffres, des lettres
(surtout les voyelles) ou des mots (principalement les jours de la semaine ou mois de
l’année) ; des séries de chiffres, nombres ou
unités de temps sont représentées de façon
particulière dans l’espace (on parle souvent
de « formes numériques » ou de « lignes de
nombres ») ; et les lettres ou les chiffres sont
personnifiés (voir la figure 1). Nous aborderons ici ces trois formes de synesthésie.
Mais il existe d’autres synesthésies, et les
descriptions et hypothèses proposées dans
cet article ne s’appliquent peut-être pas à
toutes (voir l’encadré page 91).
Les rares enquêtes systématiques, telle
celle de Julia Simner et de ses collègues, au
Royaume-Uni, sur les associations de couleurs à des lettres ou à des chiffres, ont montré qu’il n’y avait pas davantage de femmes
que d’hommes synesthètes (contrairement à
ce qu’on a longtemps cru, sans doute parce
1. Certains
synesthètes
se représentent
systématiquement
des chiffres sous forme
de personnages.
En bref
• La synesthésie correspond à des associations mentales subjectives,
arbitraires et personnelles, où par exemple des chiffres ou des sons
évoquent automatiquement une couleur donnée.
• Les synesthètes sont plus nombreux qu’on ne le croit,
car tous ne se rendent pas forcément compte de leurs associations.
• Ce ne sont pas des illusions sensorielles : le synesthète « voit »
des caractéristiques absentes du stimulus, mais rien dans le monde
extérieur ne le justifie.
• Certains types de synesthésies correspondraient à des vestiges
de l’imaginaire enfantin.
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que les femmes répondent plus aux appels
à témoins synesthètes des chercheurs), ni
davantage d’enfants. En revanche, on ignore
si les proportions et types de synesthésies
varient selon les cultures. On peut s’attendre
à des différences liées à l’âge d’acquisition
de la lecture et à ses méthodes d’apprentissage, ou aux caractéristiques de la langue
maternelle, car la majorité des synesthésies
concernent les chiffres et les lettres. Mais
cela n’a pas encore été testé.
L’hérédité jouerait également un rôle
important dans les synesthésies : les proportions de synesthètes sont beaucoup plus
importantes dans une même famille, souvent sans que personne n’en soit conscient
(les synesthètes d’une même famille ont
souvent des types de synesthésies et des
répertoires d’associations distincts). Pour
autant, il n’existerait pas un gène de la
synesthésie, mais plutôt des dispositions
génétiques favorisant l’émergence de synesthésies pendant l’enfance.
Mon vert est-il ton vert ?
Le rapport à la subjectivité d’autrui est
paradoxal. D’un côté, cela nous pose la
question de la « normalité » : autrui perçoit-il le monde comme moi ? L’objet que
je perçois vert et qualifie de vert, peut-il le
percevoir rouge (comme ce que moi j’appellerais rouge) même s’il le qualifie de vert ?
En philosophie, cette question correspond
à « l’inversion des qualia ». Mais de l’autre
côté, nous avons aussi tendance à supposer
« que tout le monde doit être fait à notre
image », comme le dénonçait Flournoy, « et
[nous] avons de la peine, malgré la culture et
la largeur d’esprit dont nous nous vantons,
à ne pas traiter d’emblée d’erreur ou de folie
tout phénomène psychologique dont nous
n’avons pas l’expérience personnelle ! ».
Ainsi, l’existence des synesthésies révèle
(s’il en était besoin) que tous les cerveaux ne
fonctionnent pas de la même façon. Les synesthésies ne sont pas les seules singularités.
La faculté d’imagerie mentale est aussi hétérogène : pour certains, les « images mentales »
sont presque inexistantes – ils considèrent
que parler d’image mentale est une vue de
l’esprit et que la pensée est essentiellement
abstraite ; d’autres ne peuvent penser qu’en
images. Ces dernières peuvent même présenter plus de détails et de couleurs que l’objet
perçu ; certaines personnes peuvent explorer
90
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2. Une illusion
visuelle telle que
le cube de Necker
permet de voir
des caractéristiques
absentes de l’image :
on perçoit ici
la profondeur
du cube sur
ce dessin. Ce dernier
est ambigu,
car l’orientation
du cube peut
changer au cours
de l’observation :
c’est une illusion
visuelle sur ce dessin,
alors que la perception
d’un cube transparent
dans la réalité
n’en serait pas une.
Le synesthète
« voit » aussi
des caractéristiques
absentes du stimulus,
sans rien dans
le monde extérieur
qui ne le justifie.
leurs images mentales, voire les « projeter »
sur une feuille de papier pour les dessiner.
Mais comment peut-on savoir que ces
différences subjectives sont bien « réelles »,
et qu’il ne s’agit pas seulement de façons de
parler distinctes ? En fait, il est difficile de le
prouver. Il n’existe pas encore de test objectif pour le montrer (mais des essais sont en
cours). Il en est de même pour les synesthésies : on ne peut pas prouver qu’une personne est synesthète, même si on dispose de
quelques méthodes pour s’en assurer (voir
l’encadré page 92). En outre, grâce aux techniques de neuro-imagerie, certains chercheurs ont mis en évidence des différences
entre le fonctionnement du cerveau des synesthètes et celui des personnes non synesthètes : des « centres de la couleur » seraient
activés par les lettres ou les sons uniquement
chez les synesthètes. Mais ces résultats sont
controversés, et pour l’instant, on ignore
si des régions cérébrales spécifiques ou des
« erreurs de câblage » expliquent les associations synesthésiques.
Toutefois, l’absence de preuve n’empêche
pas d’explorer ce sujet passionnant. En 1880,
Galton invitait au voyage dans les différentes
« constitutions mentales » des autres : « Bien
que des philosophes aient peut-être écrit
pour montrer l’impossibilité pour nous de
découvrir ce qui se passe dans l’esprit des
autres, je maintiens l’opinion contraire. Je
ne vois pas pourquoi le témoignage d’une
personne sur son propre esprit ne devrait pas être aussi intelligible et digne de
confiance que celui d’un voyageur dans une
nouvelle contrée, dont les paysages et les habitants seraient d’un type différent de tous
ceux que nous avons vus nous-mêmes. »
Les synesthésies
sont-elles des illusions ?
Mais croire que l’on peut comprendre
autrui reste peut-être une illusion. Le travail
scientifique est ici ingrat, car la diversité des
témoignages est considérable, et la frontière
du langage est problématique, surtout pour
décrire des phénomènes subjectifs dont on a
peu l’habitude de parler. Toutefois, les régularités dans les témoignages, obtenus de façon indépendante depuis 150 ans, montrent
que le « matériel » de la subjectivité peut se
prêter à la démarche scientifique, et qu’une
illusion bien pire serait de prendre sa propre
subjectivité comme modèle.
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Les synesthésies sont-elles des illusions
pour ceux qui en font l’expérience ? Les
illusions visuelles donnent à voir des caractéristiques qui ne sont pas dans l’image,
par exemple la profondeur dans le dessin à
deux dimensions d’un cube de Necker (voir
la figure 2). On se rend compte qu’il s’agit
d’une illusion quand le dessin est ambigu
et que l’orientation perçue du cube change
au cours de l’observation, ce qui est impossible pour un objet réel statique. Le système
visuel « interprète » ce qui est vu à partir de
nos connaissances des régularités du monde,
stockées en mémoire, et cette interprétation
est en général correcte : les deux perspectives du cube sont possibles pour la même
image plane d’un cube transparent. Les illusions visuelles sont souvent créées par des
stimulus artificiels qui exploitent les règles
d’interprétation du système visuel, à savoir
les règles de la perspective cavalière pour le
cube de Necker.
Les synesthètes « voient » aussi des caractéristiques qui ne sont pas dans le stimulus :
par exemple, une couleur pour un chiffre
écrit en noir ou une note de musique. Mais à
la différence des illusions visuelles, rien dans
la réalité ne justifie une telle association. Le
caractère illusoire semblerait donc bien plus
marqué dans les synesthésies que dans les
illusions visuelles.
Cependant, les synesthètes ne « voient »
pas la couleur d’une lettre imprimée en noir
comme on « voit » la profondeur du cube.
Par exemple, ils ne confondent jamais couleur « synesthésique » et couleur « réelle » :
Sur le web
Pour en savoir plus
sur les synesthésies :
http://cerco.ups-tlse.fr/
~hupe/synesthesie.html.
Les synesthésies multisensorielles
e terme de synesthésie renvoie
Ll’audition
au « mélange des sens », dont
colorée est l’exemple
type. Les synesthésies vraiment multisensorielles (mélangeant plusieurs
sens, alors que les phénomènes décrits dans cet article ne mettent en
jeu que le langage et la vision) sont
assez rares, peu étudiées, et leur
proportion est mal estimée. L’association de couleurs ou de formes
à des sons serait la synesthésie
multisensorielle la plus fréquente
(peut-être parce qu’elle est souvent
produite davantage par le nom que
par le son des notes de musique).
D’autres synesthésies existent : une
personne témoigne que des séries
de lignes verticales (par exemple
une pluie battante) engendrent
pour elle une odeur de brûlé. Pour
la synesthète ZM, certaines sensations tactiles provoquent la vue de
formes géométriques ou des expériences auditives : si elle touche de
la soie, le « tissu vibre aigu », ses
« doigts touchent aigu ».
Il n’est pas certain que ces différents phénomènes aient une cause
identique justifiant l’appellation commune de « synesthésie ». Certes, les
synesthètes multisensoriels « ont »
souvent aussi des lignes numériques,
des personnifications ou un alphabet coloré, ce qui peut suggérer une
cause (génétique ou neurologique)
semblable. Mais cet argument reste
faible tant qu’on ne dispose pas
a
b
c
d
e
Une synesthète a une audition
colorée : voilà ce qu’elle « voit »
quand elle entend respectivement
une flûte traversière (a), un hautbois (b),
un violon (c), une porte qui claque (d)
et le tonnerre (e).
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de statistiques précises. L’explication proposée dans cet article, selon
laquelle les synesthésies seraient les
vestiges d’associations enfantines, ne
s’applique peut-être pas à toutes les
synesthésies multisensorielles.
91
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ils n’ont pas d’hallucinations, la plupart
savent que l’association leur est propre.
Quelle est donc la nature subjective des synesthésies ? Quand on cherche à la préciser,
l’éventail de réponses possibles, y compris
pour un synesthète, est large. Est-il possible
que les associations synesthésiques soient
seulement des sortes de souvenirs, dont l’expression subjective dépendrait de la faculté
d’imagerie mentale ?
En effet, les associations de couleurs à des
lettres pourraient simplement correspondre
au souvenir d’un alphabet coloré utilisé
dans l’enfance (on utilisait déjà les alphabets
colorés au xixe siècle). Dès 1864, le médecin français Chabalier suggérait le lien entre
synesthésies et techniques d’apprentissage
de la lecture : par exemple, le A était parfois
représenté sous forme d’un âne pour aider
l’enfant à en retenir la forme. Selon cette
hypothèse, la « découverte » des synesthésies
au xixe siècle serait liée à la généralisation
de l’alphabétisation et à ses méthodes.
Ainsi, une synesthète associant des couleurs à chaque jour de la semaine m’affirmait
que, pour elle, il ne s’agissait certainement
que du souvenir d’un tableau des jours colorés utilisé dans son école primaire. Sauf que le
jeudi et le vendredi étaient tous les deux verts.
Professeur de français elle-même, elle réalisa qu’il était peu probable qu’un enseignant
ait utilisé la même couleur pour deux jours
consécutifs. Des « incohérences » semblables
se retrouvent souvent dans les descriptions
d’associations synesthésiques.
Des souvenirs d’enfance
Mesurer les associations
synesthésiques
révéler les traitements perceptifs effectués automatiquement
par le cerveau. Dans sa version originale (de 1935), on demandait à des participants de nommer le plus rapidement possible
la couleur d’impression de mots. Cette tâche ne demande pas
de lire le mot. Pourtant, les sujets font des erreurs ou ont des
temps de réponse plus longs lorsque, par exemple, ils doivent
indiquer la couleur du mot bleu écrit en rouge. Ceci montre
que la lecture est automatique et que des interférences entre
la couleur du mot et son sens peuvent perturber la tâche.
On peut appliquer ce test aux couleurs synesthésiques (voir
la figure ci-dessous). Les quatre premiers chiffres ont été imprimés avec les couleurs synesthésiques indiquées par la synesthète EQ (ce sont les couleurs « congruentes ») ; les quatre
chiffres suivants ont des couleurs distinctes (couleurs « non
congruentes »). Lorsqu’on a demandé à EQ de nommer la couleur de l’encre le plus rapidement possible, elle a été moins
rapide pour les couleurs non congruentes : ses associations
synesthésiques sont donc automatiques. Un non-synesthète
effectue les deux tâches à la même vitesse.
Ce test permet de quantifier l’intensité de l’association entre
chiffre et couleur, qui diffère entre synesthètes : on obtient ainsi
une mesure objective et individuelle de cette association. Mais
ce test n’informe pas sur la nature subjective de l’association.
14 5 6 1 4 5 6
92
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Adapté avec la permission de Médecine/sciences
n ne peut pas vraiment prouver qu’une personne est
O
synesthète, mais on dispose de quelques méthodes pour
s’en assurer. Par exemple, les tests de Stroop permettent de
Afin de comprendre le rôle des alphabets
colorés dans les synesthésies, Anina Rich, de
l’Université de Melbourne, et ses collègues
ont réalisé une étude ambitieuse entre 1999
et 2003 : ils ont recruté, via la presse, 150 synesthètes volontaires qui associaient des
couleurs à l’alphabet, et ont recueilli leurs
associations. Puis ils ont cherché à savoir si
ces associations pouvaient s’expliquer par les
couleurs présentes dans les livres d’alphabets
colorés. Comme les synesthètes n’avaient
pas gardé leurs livres de classe, A. Rich a rassemblé 136 livres pour enfants disponibles
en Australie entre 1862 et 1989, susceptibles
de les avoir influencés. Seulement 38 livres
contenaient des alphabets colorés. Résultat :
les associations colorées d’un synesthète
seulement correspondaient en grande partie
à l’un des alphabets colorés.
En 2006, on a aussi rapporté le cas d’un synesthète chez qui on avait retrouvé les lettres
colorées et aimantées qui étaient posées sur
le réfrigérateur lorsqu’il était enfant, et qui
correspondaient à ses associations synesthésiques. En revanche, l’écrivain russe Vladimir
Nabokov, enfant, s’était plaint à sa mère que
les lettres colorées de son jeu « n’avaient pas
la bonne couleur ». De même, une synesthète
croyait que l’origine de ses associations entre
couleurs et lettres provenait d’un ballon avec
lequel elle aimait bien jouer enfant, et sur lequel elle se souvenait que des lettres étaient en
couleur. Mais elle fut surprise quelques mois
plus tard en retrouvant une photographie
d’elle enfant avec son ballon préféré : le ballon était rouge, mais toutes les lettres étaient
Les illusions - © Cerveau & Psycho
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Donner un sens
aux lettres et aux chiffres
Pourquoi l’enfant ferait-il de telles associations ? Pour donner un sens aux lettres et
aux chiffres qu’il mémorise. L’association
de couleurs, la personnification des lettres,
l’organisation spatiale des chiffres pourraient correspondre à des stratégies enfantines visant à maîtriser ces objets, ou à jouer
avec eux, à un âge où ils ne peuvent pas encore faire sens. En 1880, Galton rapportait
ce témoignage d’une personne ayant une
« ligne de nombres » précise, et où la place
de chaque nombre était colorée : « J’ai appris
l’arithmétique dans un style démodé le plus
inintelligent qui soit, la première étape étant
d’apprendre à compter sans avoir la moindre
conception de ce que les nombres signifiaient. » L’enfant choisirait parfois l’association dans un alphabet coloré ou un jeu, mais
il pourrait aussi faire évoluer cette association
ou l’inventer ; il est alors difficile de retrouver
une source unique à ces associations.
Des arguments en faveur d’un tel mécanisme existent pour un type de synesthésie
moins fréquent, l’association de goûts à des
mots, étudiée il y a quelques années par Jamie Ward et Julia Simner au Royaume-Uni.
Pour le synesthète jiw, les mots ont un goût,
par exemple le nom Philippe a le goût d’une
orange pas vraiment mûre. J. Ward et J. Simner ont découvert que cette association est due
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Jean-Michel Hupé
blanches (voir la figure 3). L’illusion était ici
dans la mémoire : les souvenirs se modifient
lorsqu’ils sont rappelés et se « colorent » du
nouveau contexte où a lieu le rappel. Au fil
des ans, on finit souvent par se souvenir davantage de ces rappels qui ont été « revus »
que de l’événement originel.
En conséquence, comme le soutenait
Flournoy, il n’est guère « possible de découvrir dans les expériences passées de l’individu la cause de ces baroques associations ».
Néanmoins, on pourrait décrire les synesthésies comme une forme particulière de
souvenir. En effet, toutes ces associations
remontent à l’enfance, à un âge où le cerveau
est confronté à l’apprentissage de la lecture
et de l’écriture. Or ces expertises sollicitent
beaucoup la plasticité neuronale, c’est-à-dire
le fait que des connexions entre neurones se
créent, que d’autres se réorganisent, d’autres
encore disparaissent, tandis que de nouveaux neurones se développent.
3. Une synesthète pensait que l’origine de ses associations entre
lettres et couleurs provenait d’un ballon avec lequel elle jouait petite
et qui portait des lettres colorées. En fait, les lettres sur le ballon
– rouge – étaient toutes blanches ! Un souvenir d’enfance évolue
et la mémoire n’est pas toujours fiable.
à une relation précise entre les phonèmes (les
unités élémentaires du langage parlé) contenus
dans un mot et le goût évoqué. Chez jiw, cette
relation s’est certainement créée pendant l’acquisition du vocabulaire, à partir de mots évoquant un goût et contenant ces phonèmes. Par
exemple, le mot bleu avait le goût d’encre, le
mot journal le goût de frites (car elles sont emballées dans du papier journal au RoyaumeUni), le nom Barbara le goût de rhubarbe. De
sorte que la plupart des associations synesthésiques auraient une origine logique, mais
une logique enfantine souvent déroutante.
Les synesthésies ne sont-elles donc que des
souvenirs d’enfance ? Peut-être. Mais des souvenirs particuliers, isolés de tout contexte, et
pas ressentis comme des souvenirs… En effet,
toutes les associations synesthésiques ont un
point commun : le sentiment d’évidence de
ces associations, arbitraires, mais qui s’imposent au synesthète. Le « 5 ne peut avoir que
cette teinte de vert » ; si on l’imprime d’une
autre couleur, ce synesthète le perçoit de la
couleur imprimée sans problème, mais cela
le choque. « C’est comme un déguisement »
précisait une synesthète. S’il y a une illusion
dans les synesthésies, c’est sans doute dans ce
sentiment d’évidence, qui semble né de nulle
part, mais qui a son origine dans l’imaginaire enfantin. Combien d’autres évidences,
croyances ou préjugés avons-nous hérité de
notre enfance, et qui continuent de structurer
notre vie mentale ?
■
Bibliographie
J. Ward, Synesthesia,
in Annual Review
of Psychology, vol. 64
(Review in advance),
2013.
J.-M. Hupé,
Synesthésie,
expression subjective
d’un palimpseste
neuronal ?,
in Médecine/sciences,
vol. 28, pp. 764-770,
2012.
J.-M. Hupé et al.,
The neural bases
of grapheme-color
synesthesia are not
localized in real
color sensitive areas,
in Cerebral Cortex,
vol. 22, pp. 16221633, 2012.
K. Dann, Bright
colors falsely seen :
Synaesthesia
and the search
for transcendental
knowledge, Yale
University Press,
p. 225, 1998.
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Art et neurosciences
La mort se cache
dans les détails
Dans « Les Ambassadeurs » de Hans Holbein
le Jeune, un crâne se cache dans une image
déformée, une anamorphose.
François Sellal
dirige le Service
de neurologie
à l’Hôpital Pasteur
de Colmar.
Bibliographie
R.-M. et R. Hagen,
Les dessous des chefsd’œuvre, vol. 1,
pp. 236-241,
Taschen, 2005.
J. Baltrusaitis,
Anamorphose
ou magie artificielle
des effets merveilleux,
Olivier Perrin,
Paris, 1969.
94
vec Les Ambassadeurs, Hans
Holbein le Jeune commémore
la visite d’un jeune évêque,
Georges de Selve, à son ami
Jean de Dinteville, ambassadeur à Londres du roi François Ier auprès du
roi Henri VIII. L’évêque porte une robe noire
et n’a pas d’épée. Son âge est écrit sur le livre
sous son coude droit : Aetatis suae 25 [anno],
dans sa 25e année. Cela permet de dater la rencontre à 1533, quand Jean de Dinteville achevait une mission de conciliation – vouée à
l’échec – devant permettre à Henri VIII de
divorcer de Catherine d’Aragon sans offusquer
le pape Clément VII. L’ambassadeur, qui porte
une robe courte, un manteau de fourrure, une
médaille du prestigieux Ordre de Saint-Michel
et une arme, n’est guère plus âgé. On peut lire
son âge sur le manche de sa dague : 29 ans.
Les objets sur la table révèlent leurs intérêts
communs : les mathématiques, la musique et
l’astronomie. Mais le tableau ne montre pas
seulement deux amis et leurs positions sociales. Un indice se cache sur le sol, dont les carrelages – des mosaïques semblables à celles du
maître-autel de l’abbaye de Westminster –
indiquent que l’on est bien en Angleterre. Que
fait cette figure elliptique, en os de seiche, aux
pieds des deux notables ? Quand on regarde
le tableau de face, elle paraît incongrue, car
elle n’est pas identifiable ; cela contraste d’ailleurs avec la précision des autres éléments du
tableau. Mais quand on regarde le tableau de
A
façon oblique, en se plaçant soit à droite, soit
à gauche, l’image se dilate et on reconnaît une
tête de mort (voir le cartouche) !
Cette image déformée est une anamorphose
et Holbein en maîtrisait bien la technique.
Pour construire de telles images, on trace un
quadrillage sur un dessin, puis on le déforme
en contractant une des deux dimensions et en
dilatant la dimension perpendiculaire. En
regardant l’image tangentiellement, on dilate
la dimension contractée artificiellement et on
retrouve ses proportions normales.
Anamorphose symbolique
La représentation de personnages en présence d’un crâne est classique dans la peinture occidentale du XVIe siècle. Ces tableaux
sont nommés des vanités, terme qui suggère
la futilité de toute action, en particulier de
l’aspiration au luxe et à la gloire. Ce crâne
semble indiquer Memento mori ! (Souvienstoi que tu es mortel !).
Un message se glisse donc dans ce tableau
de deux dignitaires puissants : nous sommes
de simples mortels. Et les faits ont donné raison au peintre : Georges de Selve est mort à
l’âge de 33 ans, après une brillante carrière
épiscopale. Mais nous pouvons voir un autre
message, plus positif : les neurosciences et les
mathématiques nous permettent de comprendre l’anamorphose et de déjouer les pièI
ges des illusions visuelles...
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Les Ambassadeurs, Hans Holbein le Jeune (1533)
© Corbis
© Thomas Shahan
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Test : quel est votre style perceptuel ?
Voyez-vous « global » ou « local » ?
otre sensibilité aux illusions visuelles est en partie liée à votre « style perceptuel ». Ce questionnaire permet
V
de l’évaluer et de répondre à la question : voyez-vous une image de façon globale ou en percevez-vous les
détails ? Ce n’est qu’un exemple illustratif. Lisez chaque série de questions et cochez une seule réponse.
1. Les figures complexes de Rey-Osterrieth : sur
une page blanche, reproduisez la figure suivante,
puis cachez le modèle et votre dessin.
5. La tâche de Müller-Lyer : cochez une paire où
les deux barres sont de la même longueur.
I J
2. Les figures encastrées : en deux minutes, retrouvez sur le dessin complexe (en haut) la forme plus
simple (en bas, en bleu) qui y est cachée.
a
b
c
d
M J
H J
6. En 60 secondes,
déterminez combien de différences
vous voyez entre
les deux images :
I 0-10
M 11-20
H 21-34
Nombre de figures que vous avez réussi à encastrer :
I 0-1
M 2
H 3-4
3.Les figures complexes de Rey-Osterrieth (suite) :
reproduisez de mémoire la figure que vous avez
dessinée en 1. Puis notez combien de segments
votre dessin contient :
H 0-6
I 7-12
M 13-17
4. La forme cachée : en 30 secondes, dénombrez
combien de formes complexes (en noir) contiennent la forme simple (en bleu).
M 0-1
H 2-3
I 4-5
Faites le total pour chaque symbole, puis référez-vous au
paragraphe correspondant :
MAJORITÉ DE H : vous identifiez facilement un objet ou
une forme parmi un stimulus complexe.Vous voyez les
détails des scènes visuelles sans effort.
MAJORITÉ DE M : vous avez une grande flexibilité cognitive.Vous avez réussi à vous adapter aux demandes variées
de chaque exercice.
MAJORITÉ DE I : vous avez un fort « biais local », c’està-dire que vous êtes plus sensible à la forme globale d’une
image qu’aux détails.
Les résultats de ce test sur notre site Internet www.cerveauetpsycho.fr et dans votre prochain numéro
Votre prochain numéro en kiosque
le 8 février 2013
Imprimé en France – Roto Aisne – Dépôt légal novembre 2012 – N° d’édition 076912-01 – Commission paritaire : 0713 K 83412 –
Distribution NMPP – ISSN 2115-7197 – N° d’imprimeur 12/10/0042 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé
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Les illusions – © Cerveau & Psycho