mémoire en texte intégral version pdf

Transcription

mémoire en texte intégral version pdf
UNIVERSITÉ DE LYON
UNIVERSITÉ LYON 2
INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE LYON
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE
FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA
NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN
SIERRA LEONE
FATHALLAH Hind
Séminaire: Violence et Sciences Sociales dans le Monde Contemporain
Sous la direction de M. Julien Fragnon
(Soutenance le 5 septembre 2012)
Membres du jury : Julien Fragnon Mame Ndaye
Table des matières
Remerciements . .
Abréviations . .
Introduction . .
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF . .
SECTION 1 ORIGINES ET COMPOSITION DU RUF . .
1.1. L’interaction des étudiants radicaux et des jeunes marginaux . .
1.2. Les camps d’entraînement libyens et la rencontre entre Sankoh et Taylor . .
1.3. Profil socio-démographique des membres du RUF . .
SECTION 2 DE LA REVOLUTION A LA TERREUR: CARACTERISTIQUES DU RUF . .
2.1. « Manches courtes ou manches longues ? »
53
: l’extrême violence du RUF . .
2.2 Le RUF entre discours et réalité . .
2.3. « Anyone who does not support Sankoh will be killed like a dog. »
de recrutement du RUF . .
86
: le mode
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
..
SECTION 1 LES CAUSES ORIGINELLES DU CONFLIT : LES DÉFAILLANCES SOCIOPOLITIQUES DU RÉGIME DE L’APC . .
1.1. Le régime de terreur de l’APC . .
1.2. La « malédiction des ressources » : corruption et patrimonialisme sous le
régime de l’APC . .
1.3. Patronage et exclusion . .
SECTION 2 LES « DIAMANTS DE SANG » REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉ . .
2.1. Ressources naturelles et conflits . .
2.2. Le trafic illégal des diamants . .
SECTION 3 COMPRENDRE LE CONFLIT SOUS TOUTES SES DIMENSIONS . .
3.1. La rationalité individuelle de l’engagement : protection et accès à des
ressources de base . .
3.2. La guerre entre griefs politiques, intérêts et motivations d’ordre vital . .
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA
VIOLENCE AU SEIN DU RUF . .
SECTION 1 L’ACQUISITION DE BÉNÉFICES SYMBOLIQUES . .
1.1. « I felt so good at that time because I was superior. »
185
1.2. « Le plaisir de tuer existe-t-il ? »
..
SECTION 2 LE RÔLE DES CHEFS . .
2.1. L’incitation à la violence . .
2.2. Atmosphère de terreur et conformité à l’autorité . .
SECTION 3 L’ATMOSPHERE DU MASSACRE . .
3.1. Devenir autre : usage de drogues et état second . .
3.2. Le RUF : une famille de substitution . .
3.3. La banalisation de la violence par la répétition . .
Conclusion . .
Annexe . .
176
..
5
6
7
16
16
16
20
24
27
27
34
37
41
43
44
45
47
50
51
52
56
56
59
62
64
64
66
68
68
70
72
72
73
74
78
81
Annexe 1 Chronologie du conflit . .
Annexe 2 Cartes de la sierra leone . .
Annexe 3 Tableaux et données statistiques . .
Annexe 4 Description détaillée du conflit en Sierra Leone (23 mars 1991- janvier
2002) . .
Bibliographie . .
Ouvrages . .
Rapports . .
Articles de revues . .
Articles de presse . .
Autres documents . .
81
82
84
86
100
100
100
101
102
103
Remerciements
Remerciements
Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, M. Julien Fragnon, qui m’a conseillée et m’a
encouragée à persévérer malgré les difficultés. Je remercie également Mme Mame N’Diaye d’avoir
pris le temps de lire mon travail et de le commenter. Enfin je remercie vivement Hadrien Alfano,
Benjamin Chioetto et l’ensemble des personnes qui m’ont soutenue et aidée à rédiger ce mémoire.
5
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Abréviations
AFRCArmed Forces Revolutionary Council - Conseil des Forces Armées Révolutionnaires
APCAll People's Congress - Congrès de Tout le Peuple
CDFCivil Defence Forces - Forces de Défense Civile
DDRPDisarmement, Demobilization and Reintegration Program – Programme de
Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration
ECOMOGEconomic Community of West Africa Monitoring Group - Brigade de Surveillance
de Cessez-le-feu de la CEDEAO
ECOWASEconomic Community of West African States - Communauté économique des États
de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO)
EOExecutive Outcomes
FBCFourah Bay College
NPFLNational Patriotic Front of Liberia - Front National Patriotique du Liberia
NPRCNational Provisional Ruling Council - Conseil National Provisoire du Gouvernement
OAUOrganisation of African Unity - Organisation de l’Union Africaine
RUFRevolutionary United Front - Front Révolutionnaire Uni
SLASierra Leone Army - Armée Sierra-Léonaise
SLPP Sierra Leone People's Party - Parti du Peuple de Sierra Leone
SSDSpecial Security Division - Division Spéciale de Sécurité
TRCTruth and Reconciliation Commission - Commission Vérité et Réconciliation
ULIMOUnited Liberation Movement of Liberia for Democracy - Mouvement Uni de
Libération pour la Démocratie
UNAMSILUnited Nations Mission in Sierra Leone - Mission des Nations Unies en Sierra
Leone
UNOMSILUnited Nations Observer Mission in Sierra Leone - Mission d’Observation des
Nations Unies pour la Sierra Leone
6
Introduction
Introduction
1. La violence du RUF en Sierra Leone: “Une indicible sauvagerie” ?
1
La Sierra Leone est un petit État d’Afrique de l’Ouest, situé entre la Guinée et le
Libéria et bordant l’océan Atlantique. Ancienne colonie britannique, c’est un pays dont on
ne sait que peu de choses en France, sinon la présence de « diamants de guerre » 2
popularisée par quelques films à succès - et la brutalité du groupe qui l’a déclenché, le Front
Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF). Pourtant, récemment les médias
ont eu l’occasion de reparler du conflit sierra léonais suite à l’événement historique qu’a
constitué la condamnation de Charles Taylor, ancien Président du Libéria, à 50 ans de prison
par les juges du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL).
Dans les années 1990, il est intéressant de voir que la lecture du conflit par les médias
est centrée sur les aspects « spectaculaires » de la guerre ; à savoir la violence extrême
subie par la population, et le trafic illégal de diamants. Alors que la guerre froide venait à
peine de se terminer, le conflit fut perçu comme une illustration des « nouvelles guerres » (cf.
infra), caractérisées par une violence extrême, apparemment gratuite, et des motifs de
prédation des ressources naturelles.
Une brève analyse d’articles issus de cette période permettent de faire ce constat.
Tout d’abord, les mutilations, comme la marque de fabrique du mouvement rebelle, sont
largement relayées par une presse très sensible au « spectacle ».
« A lasting feature of the war, in which tens of thousands died, were the atrocities
committed by the rebels, whose trademark was to hack off the hands or feet of
3
4
their victims. » « A Brutal War's Machetes Maim Sierra Leone » « A l'ombre
de conflits plus importants, la Sierra Leone, une ancienne colonie britannique
voisine du Liberia, subit depuis cinq ans une cruauté aveugle dont le monde
5
extérieur a à peine idée. » « Les rebelles du FRU, portant souvent l'uniforme de
1
Libération. « En Sierra Leone, l'horreur d'une guerre oubliée. Dans ce pays déchiré et misérable malgré ses diamants, des élections
ont été annoncées. » 26 février 1996. Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.liberation.fr/monde/0101171070-en-sierra-leonel-horreur-d-une-guerre-oubliee-dans-ce-pays-dechire-et-miserable-malgre-ses-diamants-des-elections-ont-ete-annoncees
2
3
« Blood diamond » réalisé par Edward Zwick en 2006, ou encore « Lord of war » réalisé par Andrew Niccol en 2005
BBC News. « Special report: Sierra Leone's civil war. » 8 Juillet 1999. Accédé en Juin 2012. Disponible : http://
news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/01/99/sierra_leone/251251.stm
4
New York Times. « A Brutal War's Machetes Maim Sierra Leone. » 26 juillet 1999. Accédé en Août 2012.
Disponible :http://www.nytimes.com/1999/01/26/world/a-brutal-war-s-machetes-maim-sierra-leone.html?ref=sierraleone
5
Libération. « En Sierra Leone, l'horreur d'une guerre oubliée. Dans ce pays déchiré et misérable malgré ses
diamants, des élections ont été annoncées. » 26 février 1996. Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.liberation.fr/
monde/0101171070-en-sierra-leone-l-horreur-d-une-guerre-oubliee-dans-ce-pays-dechire-et-miserable-malgre-sesdiamants-des-elections-ont-ete-annoncees
7
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
l'armée régulière, mènent une guerre de libération d'une indicible sauvagerie. »
7
« One of Africa's most obscure conflicts »
6
La violence semblait gratuite et laissait les journalistes perplexes. Robert Kaplan, dans un
article très remarqué, fit alors de la Sierra Leone un exemple de la barbarie africaine. Son
article, « The Coming Anarchy : how Scarcity, Crime, Over-Population and Diseases are
8
Rapidly Destroying our Planet » , présenta le conflit comme une violence anarchique et
criminelle qui mènerait à l’état de terreur de Hobbes. La Sierra Leone représentait pour
lui un microcosme de ce qui se déroulait en Afrique de l’Ouest. Cette vision culturaliste et
déterministe du conflit a été relayée par certains médias.
« For the media Africa is compulsively a crisis-ridden continent sucked into
savagery, with murderous despots and inter-tribal and religious conflicts the rule
9
rather than the exception. »
La thèse de Kaplan fait de la violence un élément culturel, alors que les nombreuses guerres
sanglantes en Europe ont montré que l’inhumanité n’est pas culturelle ou tribale, mais que
c’est bien la lecture de la violence qui est culturelle : par exemple, l’usage de machettes
nous horrifie bien plus que les bombardements.
Parallèlement à la violence, c’est l’appropriation des diamants par le RUF qui a marqué
les articles de presse.
« Bandit Rebels Ravage Sierra Leone »
11
Africa Gems Warfare’s Best Friend »
10
« Diamond Wars: A Special Report.
Lorsqu’elle n’était pas présentée comme l’illustration de la sauvagerie africaine ou d’une
violence insensée, le conflit était analysé sous la perspective nouvelle des guerres de
prédation.
Ce sont ces deux visions du conflit qu’il sera intéressant de remettre en cause ici
pour comprendre les causes de la violence. Avant de poursuivre, il est donc nécessaire
de connaître l’histoire du pays et les différents acteurs et étapes de ce conflit si difficile à
appréhender.
2. La Sierra Leone de 1787 à 1968
6
Ibid.
7
BBC News. « Special report: Sierra Leone's civil war. » 8 Juillet 1999. Accédé en Juin 2012. Disponible : http://
news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/01/99/sierra_leone/251251.stm
8
Kaplan, Robert. «The Coming Anarchy: How scarcity, crime, overpopulation, tribalism, and disease are rapidly destroying the social
fabric of our planet. » The Atlantic Monthly (1994)
9
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P.4-5
10
New York Times. « Bandit Rebels Ravage Sierra Leone . » 17 février 1995. Accédé en août 2012. Disponible :http://
www.nytimes.com/1995/02/17/world/bandit-rebels-ravage-sierra-leone.html?ref=sierraleone&pagewanted=1
11
New York Times. « Diamond wars : A special report. Africa’s Gems : Warfare’s Best Friend. » 6 avril 2000. Accédé en
août 2012. Disponible : http://www.nytimes.com/2000/04/06/world/diamond-wars-a-special-report-africa-s-gems-warfare-sbest-friend.html?ref=sierraleone
8
Introduction
Dès 1787 et comme l’indique le nom de la capitale, la Sierra Leone était une colonie
britannique destinée à accueillir les esclaves britanniques affranchis, ayant servi dans la
12
Guerre d’Indépendance.
Alors que les premiers affranchis s’installaient, les maladies tropicales, le manque
de nourriture, les conflits avec la population locale poussèrent cependant les colons,
Britanniques et esclaves affranchis, à fuir sur la côte.
En Grande Bretagne, on décida alors d’instaurer une Colonie de la Couronne en 1808.
75 000 nouveaux esclaves affranchis, suite à l’Abolition Act, mais cette fois en provenance
de Jamaïque et d’Amérique du Nord, furent envoyés pour peupler cette partie de la Sierra
Leone.
Dans les années 1840, il y avait alors plus d’enfants scolarisés dans le cycle
élémentaire à Freetown qu’en Grande Bretagne. La communauté créole émergeant de
la réunion des premiers colons et des africains libérés, était alors très instruite (avocats,
docteurs, professeurs, commerçants, journalistes, hommes du clergé).
Cependant, cette élite instruite ne représentait qu’une partie du pays. Le reste de la
Sierra Leone, très hétérogène, fut déclaré Protectorat britannique en 1896. L’Etat colonial
n’encouragea donc pas la création d’un Etat unitaire.
La première tentative d’union du pays fut la Constitution de 1924, réunissant alors
membres de la Colonie et du Protectorat au sein du Parlement. Les représentants des
Colons étaient au nombre de cinq ; ceux du protectorat étaient trois, désignés parmi les
chefs traditionnels. Rapidement cette disproportion amena des tensions entre les 2 camps.
L’élite qui émergeait au sein du Protectorat, déplorait quant à elle le choix des chefs, non
éduqués et très conservateurs.
Deux parties émergèrent qui symbolisaient les différents intérêts de la Colonie et du
Protectorat : le NCSL (National Council of Sierra Leone, Conseil National de la Sierra Leone)
pour la Colonie, et le SLPP (Sierra Leone People’s Party, Parti du Peuple de la Sierra Leone)
pour le Protectorat.
C’est le SLPP, fondé en 1951 et réunissant l’ensemble de la population éduquée
du Protectorat, qui força les autorités coloniales à rédiger une nouvelle Constitution,
garantissant au Protectorat le contrôle majoritaire du pays.
Milton Margai fut nommé Ministre en Chef puis élu Premier Ministre en 1957. Margai
était conservateur et pro-britannique mais c’est sous son autorité que le pays acquerra
l’indépendance, en 1961. Entre temps, Siaka Stevens, un ancien ministre du gouvernement
de Margai, fonda le parti qui deviendra le second grand parti du pays : l’APC (All Peoples
Congres, Parti de Tout le Peuple).
En 1961, le pays était divisé entre une masse toujours plus nombreuse de pauvres et
l’élite politique et économique issue du capitalisme colonial. Les deux anciennes zones du
pays étaient marquées par de fortes disparités. Par exemple le taux d’alphabétisation était
de 80% pour les Créoles contre 6% pour le reste du pays.
Aux élections de 1961, Margai fut à nouveau élu Premier Ministre. Les membres du
parti d’opposition avaient été arrêtés avant l’indépendance et Margai déclara le premier état
d’urgence de la Sierra Leone indépendante.
12
Les informations suivantes proviennent de l’ouvrage de Gberie. Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F.
and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
9
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
En 1964, Albert Margai succéda à son frère décédé, et se débarrassa des opposants
qui critiquaient son accession au pouvoir.
En 1967, l’APC remporta à nouveau les élections mais un coup d’Etat de David Lansana
empêcha Stevens d’accéder au pouvoir. Celui-ci fut emprisonné avant qu’un second coup
d’Etat n’ait lieu deux jours plus tard. Le Colonel Smith forma alors le Conseil National de
Réformation (NRC).
Similairement, un an après, un troisième coup d’Etat secoua le pays, cette fois,
étrangement, pour permettre à Stevens d’accéder au poste de premier ministre pour lequel
il avait été élu.
A partir de 1968 et jusque 1992, le gouvernement de l’APC fut un régime patrimonial,
dictatorial et prédateur qui marginalisa la majeure partie de la population, créant ainsi le
potentiel pour une insurrection armée.
3. Le conflit en Sierra Leone (1991-2002)
13
La guerre en Sierra Leone provoqua 75 000 morts et de nombreux mutilés, et le
déplacement de plus d’un tiers de la population, soit approximativement deux millions de
personnes selon les Nations Unies.
La guerre en Sierra Leone fut marquée par l’effondrement de l’Etat, avec l’apparition
de deux coups militaires révélant les défaillances de l’armée. L’armée fut en effet incapable
de mettre fin à la guerre ; elle l’a maintenue au contraire par sa collusion avec les rebelles.
Aussi l’insurrection de Sankoh fut caractérisée par une série d’avancées et de reculs.
Les temps forts de la guerre furent le coup d’Etat du NPRC en 1992, les élections de
1996, le coup militaire de l’AFRC et l’intervention de l’ECOMOG, et enfin l’attaque de 1999
et les accords de paix.
Le 23 mars 1991, la guerre éclata en Sierra Leone, lorsque les rebelles du Front
Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF) attaquèrent les provinces du
Kailahun et du Pujehun, au sud-est du pays, par les régions frontalières au Libéria.
Le régime se hâta de présenter le mouvement comme l’œuvre de Charles Taylor et
les attaques comme un débordement de la guerre au Libéria, représentation relayée par
les médias.
Quelques jours plus tard, les rebelles attaquèrent d’autres villes dans le district de
Kailahun et en moins d’un mois le district presque tout entier tomba aux mains du RUF. En
l’espace de quelques semaines également, les rebelles capturaient les mines de diamants
dans les régions est du pays.
L’armée, ayant des capacités déjà limitées, fut rapidement dépassée par ces attaques.
L’avancée rapide des rebelles s’explique en effet non seulement par la force du mouvement
mais aussi par la défaillance de l’armée, et ce tout au long du conflit.
Le pays fut d’autant plus plongé dans le chaos que le régime de Joseph Momoh en
place depuis 1985 fut renversé par un coup d’Etat le 29 avril 1992.
Le coup militaire fut orchestré par de jeunes officiers désenchantés par son
gouvernement qui mirent en place le Conseil National Dirigeant Provisoire (National
Provisional Ruling Council, NPRC). Le NPRC fut une administration hybride, composés de
19 militaires et de quatre civils ; et dirigé par le Capitaine Valentine Strasser.
13
Pour une description détaillée du conflit, voir l’annexe 4. Les informations concernant le déroulement de la guerre sont
largement dérivées de l’œuvre de Lansana Gberie et de la Commission Vérité et Réconciliation.
10
Introduction
Rapidement, le NPRC adopta un style gouvernemental similaire à ses prédécesseurs ;
marqué par les exportations illicites de diamants, le patrimonialisme, les assassinats extrajudiciaires de civils, le pillage, etc.
Strasser offrit l’amnistie en échange d’une capitulation sans conditions au RUF mais
celui-ci voulait absolument faire partie du nouveau gouvernement.
En octobre 1992 les rebelles attaquèrent Koidu, dans la principale région diamantifère
du pays, alors que les soldats étaient occupés à extraire illicitement les diamants.
La prise de Koidu, dans la région la plus riche en diamants, fit réaliser à la population
l’ampleur et l’étendue nationale d’un conflit perçu jusque là comme une affaire régionale.
Les villes passaient d’un camp à un autre avec une extrême rapidité ; et l’euphorie qui
avait gagné la population à l’arrivée du NPRC s’évanouit progressivement.
A la fin de l’année 1993 cependant, l’armée parvint à récupérer plusieurs territoires et
à repousser le RUF à l’est du pays, donnant l’impression d’un déclin du mouvement. Le
succès apparent de l’armée poussa Strasser à déclarer unilatéralement un cessez le feu
d’un mois.
En 1994 le RUF semblait soudainement revigoré et débuta une nouvelle campagne de
terreur, cette fois dans tout le pays. Les rebelles organisèrent des raids et des embuches sur
les artères principales du pays, brûlant des villages au hasard de leur route, et prenant des
otages étrangers. De toutes parts, le régime fut incité à négocier avec le mouvement rebelle.
La revitalisation inattendue du RUF à partir de 1994 s’explique en partie par la collusion
d’une grande partie de l’armée avec les rebelles. La criminalisation d’une partie de l’armée
donna en effet naissance au phénomène appelée la « sobelisation » (« sobelization »).
Certains éléments de l’armée, notamment les nouvelles recrues, insuffisamment formées
et difficiles à contrôler, étaient en effet soldats le jour et rebelles la nuit, d’où le nom de
« sobels ».
La peur du RUF et le manque de confiance envers l'armée nationale, incapable de
défendre la nation, mena à l'émergence des Forces de Défense Civiles (Civilian Defence
Forces, CDF), des groupes de civils qui décidèrent spontanément de défendre leurs villages
face aux attaques des rebelles.
Mais l’ensemble des hommes défendant le pays ne suffit pas à empêcher le RUF de
s'approcher dangereusement de la capitale en 1995. Le gouvernement se sentit dépassé
et se vit obligé d’engager une firme de sécurité privée. Il signa d’abord un contrat avec
Gurkha Security Guards (GSG), une société britannique, en échange de concessions de
diamants. Mais à l’assassinat de son commandant, le gouvernement signa un nouveau
contrat avec la société sud africaine Executive Outcomes, en échange de concessions de
diamants également.
Avec la fin du chaos, l'attention internationale et domestique se porta alors sur un
changement de gouvernement. Strasser, qui tentait alors de se transformer en candidat civil,
fut renversé par le brigadier Julius Maada Bio en janvier 1996, plus enclin à céder le pouvoir.
Après trois décennies de régimes autoritaires et au beau milieu d’une guerre, les Sierra
Léonais se rendirent donc aux urnes le 26 février 1996 pour élire un nouveau Président
et un nouveau Parlement. Ahmed Tejan Kabbah, ancien fonctionnaire des Nations Unis et
membre du SLPP, fut élu sans surprise.
Une fois au pouvoir, le gouvernement du SLPP s’attela aux négociations de paix
débutées peu auparavant avec le RUF. Un accord annonçant la fin de la guerre fut trouvé
11
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
le 30 novembre 1996 : les Accords d’Abidjan furent signés sous les auspices de l’ONU, du
Commonwealth, de l’Union Africaine et du gouvernement de la Côte d’Ivoire.
Cependant dès mars 1997 Sankoh fut arrêté au Nigeria, alors qu’il essayait
vraisemblablement d’obtenir du matériel pour la guerre malgré les accords de paix.
Le 25 mai 1997, un coup militaire eut lieu, un an seulement après l’accession au pouvoir
d’Ahmed Kabbah, fomenté précisément par une partie de l’armée mécontente envers le
nouveau gouvernement. Le ressentiment des soldats de l’armée était d’autant plus grand
que non seulement ils perdaient tout prestige avec l’émergence des CDF, mais ils étaient
également inquiets de rumeurs de réduction d’effectifs et de moyens.
Aussi le 25 mai 1997 le Caporal Tamba Gborie, jusqu’alors inconnu, et deux douzaines
de soldats lourdement armées et en civil, s’introduisirent dans la prison de Pademba Road,
libérant 600 prisonniers. Johny Paul Koroma, ancien major de l’armée arrêté en 1996, fut
proclamé chef de la junte.
La première annonce de Koroma fut l’intégration du RUF au sein du nouveau
gouvernement.
Les deux groupes devinrent l’Armée du Peuple (People’s Army).
La pression des gouvernements et de la société civile, ainsi que les attaques de
l’ECOMOG, forcèrent l’AFRC à signer un accord de paix le 23 octobre 1997 : le Plan de Paix
de Conakry (Conakry Peace Plan). La junte s’engagea à quitter le pouvoir en mai 1998, sous
les conditions suivantes : cessation immédiate des hostilités, restauration du gouvernement
er
de Kabbah, démobilisation des troupes de l’ECOMOG dès le 1 décembre 1997, immunité
aux membres de la junte, libération de Foday Sankoh, assistance humanitaire, et retour
des réfugiés.
La junte ne respecta pas l’accord de paix, et fut délogée dès le 12 février 1998 par
les soldats nigérians. Revenu au pouvoir, Kabbah condamna alors soixante membres de la
junte pour trahison, dont Foday Sankoh, qui avait été extradé du Nigéria.
En 1998, le RUF se replia dans la jungle, reconstruisant sa force militaire grâce aux
ressources provenant du trafic de diamants. Les rebelles purent alors lancer une attaque
dévastatrice sur la capitale le 6 janvier 1999, l’opération « Pas un être vivant », dans le but
de libérer Foday Sankoh de prison.
Kabbah était très réticent à négocier avec le RUF, mais la pression internationale pour
obtenir la paix par des négociations, notamment de la part des Nigérians qui souhaitaient
quitter le pays, le conduisit à libérer Sankoh et à débuter des négociations à Lomé, au Togo,
en mai 1999.
Les accords du 7 juillet 1999 comprenaient les conditions suivantes : un engagement
à stopper les hostilités, le désarmement, la transformation du RUF en parti politique,
le rétablissement de la Commission pour le Renforcement de la Paix, la création d’une
Commission Vérité et Réconciliation, le partage du pouvoir (notamment la nomination
de Sankoh en tant que vice-président et directeur de la nouvelle Commission pour la
Gestion des Ressources Stratégiques, la Reconstruction nationale et le Développement),
et l’amnistie aux rebelles ; concession très controversée.
12
Introduction
L’industrie du diamant, dominée par la société sud-africaine De Beers, ne fut quant à
elle que tardivement mise en cause pour ses achats de diamants du RUF, par l’intermédiaire
14
du Libéria. Le trafic aurait ainsi généré 25 à 125 millions de dollars par an au RUF.
Le 5 juillet 2000, la résolution 1306 fut votée, interdisant les importations directes ou
indirectes de diamants provenant de la Sierra Leone. En septembre, on mit également en
place un système de certification des diamants. Le but était de priver le RUF du marché
lucratif qui lui permettait de prolonger le conflit. Quelque mois plus tard les importations de
diamants du Liberia furent également bannies.
La mission des nations unies UNAMSIL arriva à la fin de l’année 1999, suite à l’attaque
meurtrière de janvier, et 500 de ses membres furent enlevés par les rebelles en mai 2000.
Le gouvernement britannique décida alors d’envoyer des troupes autour de l’aéroport et de
former l’armée. Après l’humiliation de l’enlèvement, l’ONU étendit également la mission en
août 2000, de 9250 hommes à 13 000 et plus tard à 17 500 hommes; au point qu’elle devint
la plus importante mission de maintien de la paix dans le monde en mars 2002.
Sankoh fut placé sous résidence surveillée mais parvint à s’échapper, et lorsqu’il
repassait un jour chez lui, la foule le roua de coups et le fit paradé, nu, dans les rues. Il
échappa à la violence des civils lorsqu’il fut emmené à la prison de Pademba Road par les
autorités.
Avec l’extension de l’UNAMSIL, les factions en conflit purent enfin être détruites et
démobilisées. Le processus de démobilisation pour le RUF débuta à la fin de l’année 2001.
La fin de la guerre fut officiellement déclarée en janvier 2002, avec la fermeture
symbolique du dernier centre de désarmement dans le district de Kailahun, où la guerre
avait commencée.
4. Comprendre les massacres
« Pourtant, la pensée vacille dans la confrontation avec l’horreur dont les
hommes sont capables. Les mots manquent de même que les analyses pour
15
comprendre et dire l’indicible.»
Une réaction habituelle face au massacre est en effet de le rejeter au rang de l’irrationnel,
tant la répulsion qu’il suscite est importante. Aussi, l’étude des massacres de populations
doit faire face à plusieurs difficultés. Tout d’abord, il est difficile de s’intéresser aux sujets
qui suscitent le dégoût. Ensuite, le chercheur doit savoir faire preuve de neutralité alors que
le sentiment de compassion envers les victimes peut l’amener à condamner les bourreaux,
sans plus de réflexion. Enfin, les massacres semblent défier l’entendement, ne pas avoir
16
de sens.
« Si aucun violence ne paraît actuellement socialement acceptable, il en est une qui
demeure à la fois totalement rejetée et partiellement incompréhensible tant sa démesure
17
n’a d’égal que son apparent manque de signification. »
Précisément c’est cette question de la signification qui guide notre réflexion depuis
l’origine. La violence extrême a-t-elle une rationalité ? Comment comprendre le massacre
14
Truth & Reconciliation Commission. « Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.»
Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3B, P.28
15
16
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 69
Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions du Seuil, 2005.
17
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008.
13
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
au sein d’une même nation ? « Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études :
18
comprendre. »
Pour certains, vouloir comprendre serait synonyme de pardonner. A l’inverse, il nous
semble que refuser de comprendre n’est pas favorable à la réconciliation ou à l’évitement
des erreurs passées. Il s’agit ici de comprendre l’engagement dans le massacre et sa
résilience, le processus de bascule des individus dans le massacre.
Parallèlement à la démarche de Jacques Sémelin, l’objectif de ce mémoire est de voir
comment des individus immergés dans une situation sociale particulière y réagissent, par
le massacre. Pour cela, nous serons nécessairement amenés à comparer, à tester les
hypothèses établies à propos du génocide des Juifs notamment.
Un élément qui caractérise également les études sur les massacres est leur
pluridisciplinarité : il faut en effet croiser le regard de l’historien, du psychologue, de
l’anthropologue et du sociologue pour avoir une vision complète du processus de
normalisation de la violence.
Nous utiliserons ici le terme de massacre comme terme minimal de référence recoupant
plusieurs réalités, tel que défini par Sémelin : « forme d’action le plus souvent collective de
19
destruction de non-combattant ».
Étymologiquement, le mot signifie “boucherie”, à la fois l’abattoir et la boutique, et dès
le XIe siècle, “massacre” devient synonyme de mise à mort d’animaux et d’êtres humains.
Historiquement, nous dit Sémelin, le massacre suppose une relation de proximité entre
l’assassin et la victime.
Le massacre suppose également un aspect quantitatif, bien qu’il soit difficile d’établir un
nombre « minimal ». Enfin le massacre semble se caractériser par la brutalité du meurtre.
Si Sémelin fait du terme une sorte de synonyme du génocide puisqu’il s’intéresse
avant tout à cette violence en particulier, il reste intéressant d’utiliser sa « sociologie des
massacres » dans le cas de la Sierra Leone. En effet c’est bien la compréhension des
atrocités envers la population civile qui guide ce travail :
Au sein du Front Révolutionnaire Uni en Sierra Leone, comment comprendre la
participation au massacre et la normalisation de la violence ?
Ce travail a pour objectif de montrer le processus par lequel les individus deviennent
des meurtriers au sein de leur propre nation ; de présenter les conditions par lesquels
les membres du RUF, en particulier, ont été amenés à commettre des actes de violence
extrême.
Le constat que l’on peut effectuer est celui d’une « ordinaire aptitude de l’homme à une
20
extraordinaire inhumanité » . En s’appuyant sur les différentes analyses déjà réalisées sur
les massacres, nous nous intéresserons au cas de la Sierra Leone, un cas d’autant plus
intéressant que beaucoup des membres se trouvaient au sein du groupe, et donc de la
violence, malgré eux.
18
Marc Bloch cité par : Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions
du Seuil, 2005. P.16
19
20
Ibid. P. 19
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale
en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994).
14
Introduction
Ainsi, on peut affirmer que les hommes qui ont composé le Front Révolutionnaire Uni
n’étaient ni fous, ni sadiques, ou même issus d’une « culture africaine » violente, mais bien
des hommes ordinaires placés dans un contexte social particulier, dans lequel des facteurs
émotionnels et sociaux les ont progressivement désensibilisé à la violence. Tout individu,
même mobilisé de force, peut apprendre le massacre et s’habituer à tuer.
Le premier chapitre consiste en une description de l’acteur principal, le Front
Révolutionnaire Uni. Il sera intéressant en effet de comprendre ses origines et ses
caractéristiques.
Dans le second chapitre, il sera question des causes de la violence. Nous nous
attacherons à dépasser le clivage entre griefs et cupidité en montrant les antécédents sociopolitiques du conflit, le rôle des diamants dans la guerre, et le décalage entre les dynamiques
larges du conflit et l’adhésion personnelle à la violence.
Enfin, l’objet du troisième chapitre est le processus de normalisation de la violence et de
transformation en tueur ; autrement dit nous examinerons les forces sociales, émotionnelles
et psychologiques qui permettent le massacre de civils par d’autres civils, dans le cas de
la Sierra Leone.
15
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET
CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Bien que toute guerre soit évidemment dévastatrice, les actions du Front Révolutionnaire
Uni, en particulier, marquèrent les esprits et provoquèrent l’incompréhension du fait de leur
extrême violence. Tout comme ses actes, le RUF est difficile à analyser. Avant de nous
intéresser aux causes de l’engagement et du maintien dans la violence extrême, il est donc
important de comprendre l’émergence du groupe et ses caractéristiques.
SECTION 1 ORIGINES ET COMPOSITION DU RUF
Il s’agit ici d’analyser qui étaient les membres du RUF (leurs âges, leurs statuts sociaux,
leur degré d’éducation) et de comprendre l’émergence du groupe. Nous remonterons
ainsi aux origines du groupe rebelle, à savoir les interactions entre étudiants radicaux de
l’université de Fourah Bay (FBC) et jeunes déclassés de la capitale dans les années 1980 ;
l’entraînement militaire de certains d’entre eux en Libye et la rencontre entre Foday Sankoh
et Charles Taylor. Nous constaterons alors que les hommes du RUF étaient majoritairement
de jeunes individus peu éduqués et d’origine modeste ; marginalisés par les différents
gouvernements.
1.1. L’interaction des étudiants radicaux et des jeunes marginaux
1.1.1. Le rôle du militantisme étudiant dans les années 1970 et 1980
Si les étudiants radicaux ne firent pas vraiment partie du groupe qui envahit la Sierra Leone
en 1991, il est cependant important de noter le rôle de ces étudiants et les mouvements de
lutte des années 1980 dans l’émergence du RUF.
« The RUF attack of 1991 and the NPRC coup d’état of 1992 were direct results of
21
youth and student political actions, and government reactions of the 1980s. »
Dans les années 1970 et 1980, la dictature de l’APC (All Peoples Congress, Parti de Tout
le Peuple) mise en place en 1968, supprimait toute opposition. Cependant, les étudiants
parvinrent à s’établir comme une opposition informelle forte au régime autoritaire de Siaka
Stevens, la seule opposition effective. Les étudiants radicaux étaient en effet très militants
et engagés sur des sujets nationaux. Ils voulaient « purger » le système corrompu de
l’APC. Dans les années 1980 une nouvelle tendance gauchiste apparut également chez les
étudiants : ils arboraient alors des slogans populistes, socialistes et pan-africanistes, avec
pour modèles Cuba, la Libye ou encore la Corée du Nord.
21
Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. P. 83
16
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Dès la fin des années 1970, des manifestations nationales eurent lieu contre le régime
de l’APC. Débutées en février 1977 lorsque les étudiants avaient attaqué le Président à
ème
la cérémonie du 150
anniversaire de l’université de Fourah Bay (Fourah Bay College,
FBC), d’importantes manifestations s’étaient ensuite rapidement étendues à la capitale
où des milliers de jeunes chômeurs s’attaquèrent aux magasins et commerces tenus par
les hommes d’affaires libanais. Les émeutes atteignirent d’autres villes et Stevens finit
par annoncer la tenue de nouvelles élections. Il proposa cependant l’établissement d’un
système de parti unique et déploya l’ISU (Internal Security Unit, Unité pour la Sécurité
Interne) pour intimider les électeurs dans le pays.
Les manifestations consolidèrent finalement le pouvoir de Stevens, mais elles permirent
néanmoins de démontrer les faiblesses de l’Etat, et la possibilité pour des groupes de
dissidents comme les étudiants, de l’ébranler.
Malgré la répression constante du gouvernement qui envoyait sur le campus la police
interne ISU connue pour sa brutalité, des clubs radicaux florissaient au sein du FBC dans
les années 1980. Les plus radicaux, le Gardeners et l’Auradicals comprenaient 30 à 50
membres chacun.
Le Gardeners Club était le plus engagé ; ses membres échangeaient autour des
problèmes du campus et de sujets nationaux, tout en fumant librement ; l’usage de drogues
symbolisant pour eux leur anti-conformisme. Ces clubs avaient une forte influence dans la
vie du campus.
Les années 1980 étaient également marquées par une forte récession économique
dans le pays ; du fait notamment de l’accueil de la conférence de l’OUA en 1980, et du
trafic illégal de diamants. La crise affecta la distribution de bourses aux étudiants et les
dépenses de santé et d’éducation, entre autres dépenses sociales. Les effectifs de jeunes
au chômage ou abandonnant leurs études gonflaient progressivement. C’est à ce moment
qu’on commença alors à parler ouvertement de révolution parmi les jeunes, même si les
moyens concrets pour l’atteindre n’étaient pas encore mentionnés.
L’idéologie pan-africaine s’implanta également dans les milieux radicaux. Au début des
années 1980 fut créée une association radicale qui eut peu d’influence mais qui tissa des
liens avec Foday Sankoh et dont certains membres se rendront en Libye (voir infra) : l’Union
Pan Africaine (Pan African Union, PANAFU). Elle fut créée par de jeunes professeurs, dont
la plupart avait participé aux manifestations de 1977, et des étudiants.
Au milieu des années 1980, un groupe d’étudiants créa également un groupe de travail
autour du Livre Vert de Kadhafi. Le mouvement était dirigé par l’étudiant Alie Kabba, qui
avait déjà voyagé à Tripoli pour assister à une conférence sur l’idéologie du guide libyen.
En 1984, alors que les relations entre l’administration du FBC et les étudiants
ne cessaient de se détériorer, le mouvement d’Alie Kabba organisa une manifestation
destructrice sur le campus. L’expulsion de 41 étudiants associés au groupe engendra alors
d’avantage de protestation et de vandalisme ; et les fameux ISU devenus SSD (Special
Security Division, Division Spéciale pour la Sécurité) durent intervenir pour écraser la
révolte. Les rumeurs de soutien au mouvement de la part de la Libye avaient en effet mené
à une fermeture de l’université ; et les 41 étudiants étaient accusés de vouloir garder leurs
clés pour faire entrer des mercenaires libyens dans leurs chambres.
L’expulsion de ces étudiants pro-Kadhafi en 1984 marqua un tournant décisif dans
l’histoire du RUF puisque parmi ces étudiants certains s’exilèrent au Ghana puis en Libye,
où ils débutèrent un entraînement militaire en vue d’une révolution. Mais les premiers à
17
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
se rendre en Libye retournèrent en Sierra Leone afin de recruter d’autres révolutionnaires.
Ce recrutement eut lieu parmi les jeunes marginalisés de la capitale, que Ibrahim Abdullah
22
appelle les « lumpens » , avec qui les étudiants avaient crée des liens tout au long des
années 1980.
1.1.2. L’évolution des lumpens au contact des étudiants
C’est en infiltrant le milieu des jeunes marginaux de la capitale que les étudiants ont
commencé à délocaliser leurs discussions révolutionnaires et à influencer les lumpens, qui
formeront la base du RUF.
Le terme de lumpen, qui peut se traduire par le sous-prolétariat ou les personnes
déclassées ou marginales ; a été forgé par l’historien Ibrahim Abdullah. Sa thèse, reprise
par la plupart des analystes du conflit, consiste à dire que c’est cette catégorie sociale qui
formait le RUF, à savoir des jeunes hommes pauvres, sans emploi, généralement impliqués
dans l’économie informelle et enclins aux activités criminelles et « anti-sociales ».
« By Lumpens, I refer to the largely unemployed and unemployable youths, mostly
male, who live by their wits or who have one foot in what is generally referred to as the
informal or underground economy. They are prone to criminal behavior, petty theft, drugs,
23
drunkenness and gross indiscipline. »
Ismail Rashid reprend le terme à son compte et parle de « lumpenproletariat » ; au
sens marxiste, c'est-à-dire la partie de la société qui ne peut pas vendre sa force de travail
24
à cause de la réorganisation capitaliste.
Les deux auteurs s’accordent à dire que ces jeunes, connus pour leur violence,
servaient de casseurs aux politiciens qui cooptaient cette culture comme main d’œuvre
pour « faire le sale boulot » ; c'est-à-dire intimider les opposants lors d’élections, créer des
émeutes, etc.
Les jeunes lumpens se retrouvaient dans les « potes » ; des espaces de culture et de
loisirs, notamment de consommation de drogues, en périphérie de la ville.
« Potes were fixed and temporary spaces set up by this underclass for smoking
25
marijuana, gambling and planning cultural activities. »
Cette catégorie sociale fut rapidement associée à la décadence : le crime, les jeux, la
prostitution, la violence et les drogues.
La culture des lumpens était également construite autour de processions réalisées
pendant les jours fériés, appelées les « odelay », et des parades, généralement après
le mois de Ramadan. Dans les années 1960, les lumpens formaient un groupe social
cohérent avec des pratiques culturelles identifiables, un style de vie, un langage et un style
vestimentaire particuliers.
22
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South Africa: Unisa Press, 2004. A défaut
d’une traduction française correcte de ce concept, nous utiliserons désormais ce terme tel quel, indiqué en italiques.
23
24
Ibid.
Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa
Press, 2004.
25
Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. P. 72
18
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Dans les années 1970 et 1980 cependant, une évolution s’opéra dans la démographie
et la culture de cette population. Les potes ne furent plus seulement fréquentés par le
prolétariat : des personnes considérées comme respectables, des étudiants et des individus
issus de la classe moyenne, infiltrèrent en effet cette culture urbaine populaire.
«They frequented potes (…) to fraternize, politicize, discuss social problems and
26
smoke marijuana with them. »
C’est notamment après l’expulsion de certains étudiants en 1984 que des groupes radicaux
commencèrent à mobilier les jeunes en ville. Des centaines de jeunes, dont certains
devinrent des membres du RUF ou du NPRC, assistaient ainsi aux rencontres organisées
par la PANAFU, l’Union Pan Africaine.
Eduqués, dotés d’une forte conscience politique et très critiques envers le régime,
les étudiants voyaient les potes comme des espaces de loisirs mais aussi de discussions
politiques, centrées autour de ce qu’ils appelaient le « système ».
Dans les potes, les étudiants devinrent des modèles pour les jeunes non éduqués qui
les écoutaient avec attention. La culture urbaine et les potes se transformèrent d’un lieu de
marginalisation à celui de socialisation politique :
« [T]he entry of middle class youth and others into the pote as participants in the
periodic carnivals, transformed the culture as well as the nature of the pote from
an area for social misfit into one of political socialization and counter-cultural
27
activities. »
Alors que les lycéens et les étudiants acquirent les manières et le langage des lumpens ;
ces derniers devinrent aux yeux de la population des « savis man » (« street wise »), c’est
à dire les représentants d’une culture résistante, et non plus de simples criminels.
« Students radicals provided the vital link between students on campus and the
lumpens in the city, and the merging of socially acceptable and unacceptable
28
youth practices. »
Les étudiants jouèrent donc un rôle dans l’émergence du RUF en critiquant ouvertement le
régime et en politisant ou en cooptant la jeunesse exclue des quartiers pauvres ; l’invitant
à agir.
« In assuming the role of an informal opposition against a corrupt system, the
student radicals inadvertently unleashed those forces that led to the formation of
the RUF, NPRC and later the AFRC. (…) What students did was to help reshape
the role and agency of these youths through generational contiguity, cultural
29
interaction and radical politics. »
Aussi, lorsque les étudiants expulsés du FBC exilés en Libye cherchèrent à recruter
d’autres révolutionnaires, c’est auprès des lumpens avec qui ils avaient fraternisés qu’ils
se dirigèrent.
26
Ibid. P.71
27
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 46
28
Ibid. P. 71
29
Ibid. P. 86
19
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
1.2. Les camps d’entraînement libyens et la rencontre entre Sankoh et
Taylor
1.2.1. La Libye, refuge des révolutionnaires africains
En 1984, lorsque le Fourah Bay College (FBC) expulsa 41 étudiants pro-Kadhafi, certains
d’entre eux s’exilèrent au Ghana, où ils continuèrent à être engagés, et formèrent des liens
avec la Libye, régime proche de celui du Ghana.
30
Le rôle de la Libye fut essentiel dans l’émergence du RUF. Selon Lansana Gberie ,
l’amertume de Sankoh n’auraient peut être jamais menacé la société si l’aventurisme
géopolitique de Kadhafi n’était pas entré en jeu.
L’hostilité de Kadhafi envers le régime de Stevens provenait du fait que ce dernier,
sous la pression des Etats Unis, était l’un des leaders africains à avoir boycotté la rencontre
annuelle de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) se déroulant à Tripoli en 1982. A partir
de ce moment là, le colonel libyen décida de transférer des fonds et d’autres moyens à la
seule opposition encore présente dans le pays, les étudiants radicaux.
Plus largement, le soutien de la Libye peut s’expliquer par l’idéologie pan-africaniste
de son leader et sa volonté de créer une sorte d’armée contre l’hégémonie des Etats Unis ;
bien plus que par l’ambition de débuter une guerre en Sierra Leone en particulier.
Dès les années 1970, les Libyens établirent leur présence en Sierra Leone par
l’intermédiaire de bourses pour le pèlerinage à la Mecque, de soutien au journal d’opposition
The Tablet et à des groupes d’études du Livre Vert au FBC, et en prenant contact avec le
puissant homme d’affaires Jamil Mohammed (voir infra).
Ainsi les Libyens offrirent leur soutien aux étudiants expulsés et leur proposèrent de
recevoir un entraînement militaire et idéologique dès 1987. Sous le patronage de Kadhafi,
l’entraînement avait lieu au Siège Révolutionnaire Mondial Mathabh al-Thauriya al-Alamiya
(World Revolutionary Headquarters), dans le désert libyen.
Mais les étudiants expulsés qui acceptèrent de s’entrainer en Libye n’étaient d’abord
qu’au nombre de quatre. Ils avaient pour tâche de recruter d’autres révolutionnaires. Ils
retournèrent donc en Sierra Leone, au sein des potes, pour recruter les lumpens qu’ils
connaissaient, car les étudiants ne répondirent pas à l’appel. Les étudiants avaient d’ailleurs
aucune directive concernant le recrutement.
En effet, si l’idée de révolution était populaire parmi les jeunes, les étudiants n’avaient
cependant pas le courage de la mener à bien.
Selon King, les étudiants étaient: « uncomfortable with sacrificing the comparative
31
security of their houses or indeed shacks for a possible long stay in the bush. »
Ainsi, les membres de la PANAFU n’étaient que des « révolutionnaires théoriques »
qui avaient insufflé l’idée de révolution chez les jeunes marginaux et la leur avaient ensuite
confiée.
32
« Theoretical revolutionaries settled for an ersatz of revolution…»
30
31
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless
War".» NAI Current African Issues 36 (2007) P. 26
32
20
Ibid. P. 26
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Les membres de la PANAFU qui étaient favorables à l’entraînement militaire en Libye étaient
en effet minoritaires, et ceux qui décidèrent de partir furent exclus du groupe.
Contrairement à l’argument de Paul Richards, les analystes insistent sur le fait que
ce sont les lumpens, et non les étudiants qui répondirent à l’appel d’Alie Kabba et de ses
collègues ; donc des individus non éduqués et sans conscience politique.
« Richards’ belief in an excluded intellectual group in the RUF is unfounded.
(…) It was not the case that politically conscious individuals were specifically
targeted. Once PANAFU had rejected participating as an organization, the project
became an individual enterprise for any man (…) who felt the urge to acquire
insurgency training in the service of the ‘revolution’. This inevitably paved the
33
way for the recruitment of lumpens. »
Selon Bangura, les marginaux ou la classe inférieure des lumpens ne constituent pas la
catégorie sociale à même de mener un changement social positif. Abdullah ajoute, ce qui
explique selon lui la violence du RUF : « It was the ‘wrong individuals’, lumpens in my view,
34
who therefore took the next step in the bush path to destruction. »
Un premier groupe quitta ainsi Freetown en juillet 1987 ; un deuxième groupe en août
1987, dont Foday Sankoh ; et un troisième groupe composé essentiellement de lycéens
35
partit en janvier 1988. Ils formaient au total un groupe de 35 à 50 personnes.
Abdullah note que l’entraînement manquait indéniablement de structure et les étudiants
d’idéologie politique.
« They remained, throughout their stay in Ghana, an informal political group
linked together by their common experience of expulsion and their commitment
to radical change. There was therefore no common ideological platform nor an
36
agreed political programme besides acquiring military training.»
Rapidement, des dissensions internes apparurent entre les Sierra Léonais s’entraînant en
Libye ; Alie Kabba faisant notamment l’objet de nombreuses critiques. Le groupe dut se
dissoudre sous le poids des ambitions personnels. De plus, les étudiants réalisèrent que
leur projet manquait d’organisation et qu’ils n’avaient aucun moyen réaliste de lancer une
insurrection.
Certains étudiants s’installèrent au Ghana et les autres retournèrent à leurs occupations
en Sierra Leone. Le groupe était donc divisé et le projet n’avait aboutit à rien de concret.
« Even so, the groundwork for the emergence of the RUF had already been laid. »
37
Alors que la plupart des jeunes décidèrent d’oublier l’expérience, trois individus refusèrent
d’abandonner le projet de révolution : Foday Sankoh, Abu Kanu et Rashid Mansaray.
Bien que le RUF n’existait pas encore au moment du projet en Libye en 1987-1988 ;
cette étape fut cruciale à l’émergence du groupe rebelle. C’est en Libye que se rencontrèrent
33
34
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 54
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 55
35
Ibid.
36
Ibid. P. 53
37
Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. P. 84
21
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
en effet beaucoup de dissidents radicaux africains, dont les gouvernements étaient en
désaccord avec Kadhafi et que celui-ci recrutait activement. C’est en Libye que se
retrouvèrent notamment Charles Taylor et Foday Sankoh, dont l’alliance sera décisive pour
la création du Font Révolutionnaire Uni.
38
1.2.2. « Unholly alliance » : la rencontre de Foday Sankoh et de Charles
Taylor
Foday Saybanah Sankoh naquit au début des années 1930 dans le district du Tonkili.
Enfant de paysans, il grandit dans la pauvreté et son éducation fut limitée : il n’alla
qu’à l’école primaire. Une fois jeune homme il fit parti des services postaux mais préféra
rejoindre l’armée en 1956. En 1963 il fut envoyé au Nigéria pour une formation dans les
communications radio, et en 1966 dans le Kent, en Angleterre. A son retour, il fut rattaché à
la section télévision du Service de Diffusion de la Sierra Leone (Sierra Leone Broadcasting
39
Service, SLBS). Il quitta l’armée en 1971, après n’avoir atteint que le grade de caporal.
En 1971, le brigadier John Bangura tenta d’orchestrer un coup militaire ; soutenu par
Sankoh bien qu’il n’y participa pas. Foday Sankoh a déclaré qu’il était présent lors de
l’arrestation de Bangura et que, ayant protesté, il fut lui-même arrêté pour ne pas avoir
informé du coup qui se préparait ; et condamné à sept ans de prison.
Sankoh a indiqué qu’au moment de son arrestation, il souhaitait déjà installer
une révolution. « They wanted to make coups, while I always wanted a revolution.
But I was still a corporal and nobody listened to my suggestions because of my
40
rank. »
A sa sortie de prison en 1978, Sankoh était déterminé à attaquer le régime de l’APC, devenu,
après la répression des manifestations étudiantes de 1977, un instrument de terreur évident
pour la population. L’armée étant politisée et corrompue, désormais dirigée par Joseph
Momoh (également membre du Parlement), Sankoh ne put reprendre sa carrière dans
l’institution. Il s’installa alors dans la ville de Bo pour poursuivre une carrière de photographe
professionnel ; une ville connue pour son opposition à l’APC.
Foday Sankoh a affirmé dans plusieurs interviews que ce fut à Bo en 1982 qu’il
commença à organiser son mouvement. Mais cette revendication apparait en fait avant
tout comme un moyen de mythifier le groupe puisque cette année marqua seulement sa
rencontre avec un groupe de travail issu de la PANAFU, l’association radicale pan-africaine
(voir supra).
Cependant, Sankoh a déclaré à de nombreuses reprises que cette cellule de travail fut
le commencement du RUF. Selon Gberie, on peut estimer que ce fut le cas, mais seulement
dans la mesure où ce groupe permit à Sankoh de côtoyer des activistes qui le présentèrent
à des personnes influentes et essentielles au déclenchement de la guerre.
Sankoh se rapprocha de la PANAFU après sa rencontre avec Victor Ebiyemi Reider,
un lycéen ayant abandonné ses études et qui était actif dans les cercles révolutionnaires
de la capitale. Selon Abdullah, il devint le guide et professeur de Sankoh jusqu’à leur départ
pour la Libye.
38
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .
39
40
22
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
Ibid. P. 43
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Foday Sankoh fut associé à la PANAFU sans jamais en devenir un membre à part
entière. Il acquerra cependant des connaissances au contact de ce groupe radical, dont
il était prêt à apprendre. « Before this period his world view did not go beyond the Sierra
Leonean border; his ideas remained that of an angry man who had an axe to grind because
41
of his imprisonment.» De plus, son âge lui valut du respect et de la sympathie; il était
surnommé Pa Foday ou Papay.
Néanmoins le futur chef du RUF se distancia rapidement de l’association. L’approche
du groupe PANAFU, centrée sur la volonté d’inspirer une révolte de masse, et l’apartheid
en Afrique du Sud, était en contradiction avec la vision de Sankoh, qui souhaitait un combat
armé immédiat.
« But Sankoh was not interested in reading, he was an action-oriented man who
was impatient with the slow process of acquiring knowledge and understanding
of the situation which a revolutionary project entails. Put in another way, Sankoh
was a militarist. (…) His idea of revolution, if he had any before this period, was to
42
seize power by any conceivable means. »
L’un des associés les plus proches de Sankoh était le Dr Bangura, un intellectuel ayant
étudié à la Sorbonne et devenu professeur au lycée public de Bo. Il était également
dramaturge et sa pièce, « Les chevaux de Unzagga », était une satire de l’APC et de ses
opposants. Bangura en voulait à l’APC car à son retour de France on lui avait refusé le
droit d’enseigner à l’université à cause de son activisme contre la dictature à la Sorbonne.
Selon L’éducation politique de Sankoh, si celui- ci en avait une, provenait probablement du
docteur Bangura.
Foday Sankoh fit partie des recrues d’Alie Kabba et des autres étudiants pour
l’entraînement militaire en Libye, qu’il perçut comme une occasion parfaite de former son
mouvement révolutionnaire.
Lorsque des critiques envers Alie Kabba apparurent, Foday Sankoh devint le porteparole du groupe du fait de son âge plus avancé et de son expérience au sein de l’armée.
Grâce à son charisme et à ses talents de manipulateur, qui compensaient son manque
d’idéologie, il parvint à convaincre les hommes qui l’entouraient du bien fondé de son projet.
« Although Sankoh’s grasp of revolutionary ideology was broadly lambasted as
weak by other members of PANAFU who travelled to Libya with him or met him
on the training camp there, he clearly stood out to all of them as a strategist and
manipulator. (…) Sankoh’s innate charisma appears to have been a potent tool for
43
convincing others of the merits of his agenda… »
Cependant, comme nous l’avons vu, le projet en Libye échoua et seuls Sankoh, Abu Kanu
et Rashid Mansaray étaient déterminés à poursuivre la révolution. Il ne s’agissait pas d’un
groupe organisé mais, ensemble, ils se retrouvaient régulièrement pour discuter de leur
stratégie et commencèrent à voyager pour recruter des individus en Sierra Leone et au
Libéria. Mais c’est surtout grâce au soutien de Charles Taylor que le projet de Sankoh vit
le jour.
41
42
Ibid. P. 54
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. PP.
54-55
43
Truth & Reconciliation Commission. «Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 95
23
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Charles Taylor était né en 1948 d’un père américain et d’une mère américano-libérienne
membres de l’élite du pays. Aux Etats Unis où il obtint un diplôme d’économie dans les
années 1970, Taylor faisait partie de l’opposition active au Président William Tolbert, au sein
de l’Union des Associations Libériennes (Union of Liberian Associations, ULA), dont il devint
le président national.
En 1980, Tolbert fut assassiné lors d’un coup d’Etat de Samuel Doe. Ce dernier devint
Président et nomma Taylor conseiller, lui confiant les services généraux du gouvernement.
Mais, accusé d’avoir volé 900 000 dollars à l’Etat libérien, Taylor s’exila aux Etats Unis. Il
fut arrêté en attendant son extradition mais parvint à s’enfuir en corrompant les autorités
pénitentiaires.
Il voyagea alors au Mexique, au Ghana puis au Burkina Faso où Blaise Compaoré, le
protégé du Président Thomas Sankara, lui présenta Kadhafi. Au Burkina Faso se trouvaient
quelques Libériens, et Compaoré leur demanda de l’aide pour renverser le régime de
Sankara avec l’aide des militaires burkinabé. Le 15 octobre 1987, le Président Sankara fut
ainsi assassiné lors du coup militaire. Taylor avait donc désormais pour ami un Président
qui pourrait financer et armer une insurrection à grande échelle, Blaise Compaoré.
Le libérien fit partie des protégés de Kadhafi, qui l’accueillit pour un entraînement
militaire au moment où Sankoh avait été lui-même recruté par des étudiants radicaux sierra
léonais, en 1987.
Taylor plaça ses forces, le Front Patriotique National (National Patriotic Front of Liberia,
NPFL), au Burkina Faso, et chercha une base de laquelle lancer sa guerre. Pour cela il
se rendit en Sierra Leone en 1989, mais Joseph Momoh refusa sa demande et fit arrêter
Taylor. Relâché peu après, il put rester à Freetown où il se lia avec Foday Sankoh qu’il avait
rencontré deux ans auparavant. Ensemble, ils recrutèrent des volontaires dans la capitale
et dans les mines illicites du district de Kono. Foday Sankoh, Abu Kanu et Rashid Mansaray
rejoignirent ainsi Taylor au Burkina Faso et firent partie du NPFL qui attaqua le Libéria par
la Côte d’Ivoire le 24 décembre 1989.
L’accord entre Sankoh et Taylor en 1989 consistait en une aide mutuelle pour renverser
les gouvernements au Libéria et en Sierra Leone : les révolutionnaires sierra léonais
aideraient Taylor à renverser Samuel Doe ; puis des Libériens aideraient Sankoh à renverser
Joseph Momo. Le Libéria constituerait également une base pour lancer l’insurrection.
Charles Taylor voulait ainsi étendre son pouvoir sur la Sierra Leone et punir le pays pour
son rôle en tant que base pour les troupes de l’ECOMOG combattant le NPFL. (cf. infra)
L’alliance entre Foday Sankoh et Charles Taylor fut cruciale dans l’émergence du RUF
puisqu’ en acceptant de fournir des hommes et une base territoriale au groupe que Sankoh
souhaitait créer, Taylor lui permit finalement de faire du projet une réalité. Lorsqu’il devint
Président du Libéria en 1997, il put financer et perpétuer la guerre en fournissant armes et
entraînement en échange de diamants.
1.3. Profil socio-démographique des membres du RUF
Paul Richards, le premier auteur à s’intéresser profondément au RUF dès 1996, fait figure
d’exception parmi les auteurs qui décrivent la composition du groupe, en qualifiant ses
membres d’intellectuels marginalisés. Richards insiste sur la place des étudiants influencés
par l’idéologie du Livre Vert de Kadhafi.
24
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Selon Lansana Gberie, Paul Richards présente le RUF comme une rébellion rationnelle
contre un Etat patrimonial failli, par un groupe d’intellectuels exclus qui voulaient remplacer
l’Etat par un Etat égalitaire. Cependant la grande majorité des analystes décrivent le RUF
comme un groupe de jeunes marginaux non-éduqués.
1.3.1. L’étude statistique de Humphreys et Weinstein
Humphreys et Weinstein fournissent une étude approfondie de la composition du groupe
44
rebelle grâce à quelques centaines d’interviews effectuées durant l’été 2003 .
Le premier constat est que l’on retrouve des profils démographiques similaires entre
les différentes factions (SLA, CDF, RUF, West Side Boys, AFRC) et pas de différences
ethniques, religieuses ou politiques. La grande majorité des combattants en Sierra Léone
étaient ainsi jeune, non-éduquée et pauvre. Ils avaient également abandonné l’école ou
étaient encore étudiants.
Les deux chercheurs constatent, contrairement aux représentations populaires, que les
miliciens CDF et les rebelles RUF ne se différenciaient pas par leur appartenance ethnique,
puisqu’on retrouve 50-60% de Mende et 20% de Temne dans chacun des deux groupes.
Dans les deux groupes également, plus de 30% des combattants n’ont jamais été
scolarisés. Quelques 6-8% seulement avaient effectués le cycle secondaire.
80% des combattants avaient abandonné l’école avant de rejoindre le groupe, par
manque de moyens ou parce que l’institution avait fermé. Selon les auteurs ces données
concernant l’éducation des combattants révèlent les défaillances de l’Etat sierra léonais
avant la guerre, ce qui permet de comprendre les origines du conflit.
Comme l’indiquent d’autres auteurs, bien qu’une faible partie des membres initiaux du
RUF ait été des intellectuels, la majorité du groupe était peu voire non-éduquée.
« While there may have been a small class of intellectuals that formed the core of
the RUF at the start of conflict, the average level of education of fighters declined
continuously throughout the course of the conflict. » « Again, the less educated
45
people made their way into the lower ranks of the factions. »
Concernant l’âge des combattants, on note que 42% des hommes du RUF étaient encore
élèves au début du conflit. A l’inverse le même pourcentage était fermier chez les CDF.
Si l’on prend comme indicateur de pauvreté le matériau avec lequel étaient construites
les habitations des combattants, on trouve que la plupart des membres du RUF vivaient
dans des maisons en boue avant le déclenchement de la guerre et seulement 20 à 25%
dans des maisons en ciment.
« Overall, the data support the view that the fighters in the conflict were largely
46
underprivileged individuals who had been failed by the Sierra Leonean state. »
44
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report »
Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) Les deux chercheurs ont recueilli les interviews de 1000
anciens combattants et de 250 non-combattants, de toutes les factions armées et dans l’intégralité du pays, entre juin et août 2003.
L’étude eut lieu en partenariat avec l’ONG PRIDE (Post-Conflict Reintegration Initiative for Development and Empowerement).Les
données présentées ci-après proviennent du rapport provisoire.
45
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone.
Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) PP.18-29
46
Ibid.
25
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
La majorité des combattants, toutes factions confondues, n’avait pas d’affiliation politique
avant la guerre et n’était aucunement engagé dans la politique avant 1991. Selon les
chercheurs cet étonnant constat peut s’expliquer par le jeune âge des combattants. Il peut
également révéler le désengagement de la jeunesse sierra léonaise, qui a contribué au
déclenchement du conflit.
Sur le plan géographique, plus de 60% des membres du RUF étaient originaires de
l’est du pays, où le conflit a débuté.
Un tiers des combattants provenait de foyers où un des deux parents était mort avant
la guerre, et presque 10% avaient perdu leurs deux parents.
De plus, presque 60% d’entre les combattants avaient dû quitter leur foyer avant de
rejoindre une faction.
1.3.2. Des jeunes exclus de la société et peu éduqués
Humphreys et Weinstein ne sont pas les seuls à établir un tel profil des combattants du RUF.
Il existe un consensus sur le fait que les hommes du RUF étaient jeunes, peu éduqués et
d’origine modeste. Les controverses entre analystes portent plutôt sur les motivations du
groupe, ce qui sera l’objet de notre deuxième partie.
Lansana Gberie indique par exemple que la majorité des membres étaient des
adolescents, voire des enfants, peu ou non éduqué, chômeurs et flirtant avec la criminalité :
«The RUF was undoubtedly dominated by ill-educated – indeed largely
uneducated – young men with extremely confused and demagogic notions
of statecraft. Many of these young men were unemployed (and probably
unemployable) before the war, and lived lives often bordering on criminality.
47
Many can surely be described as ‘lumpens’. »
Il cite également le Comité National pour le Désarmement, la Démobilisation et la
Réintégration qui avait indiqué en janvier 2002 avoir désarmé 18 354 combattants du RUF,
dont presque la moitié était des enfants, l’autre moitié étant également très jeune.
Par ailleurs, selon lui le manque d’éducation apparut notamment lors des accords
de paix de 1996 et de 1999 où le RUF a été incapable de formuler des revendications
cohérentes. Ce seraient en fait les analystes, les médiateurs et les travailleurs humanitaires
qui auraient donné une représentation fausse des rebelles comme des intellectuels
incompris luttant contre un Etat failli.
Myriam Denov, qui s’inspire largement des travaux de Gberie, affirme alors : « Sankoh
systematically recruited largely uneducated, unemployed and unemployable male youth…»
48
Krjin Peters affirme que les chefs du RUF ont cherché à mobiliser les jeunes
socialement marginalisés pour leur rébellion, et que les membres avaient généralement
49
abandonné le cycle primaire ou secondaire.
La Commission Vérité et Réconciliation indique à plusieurs reprises:
47
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 148
48
49
26
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 60
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004)
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
« The majority of the fighting forces were composed of the young, the
disgruntled, the unemployed and the poor. » « Marginal and disaffected youth,
both rural and urban, made up the vast majority of the fighting forces in the RUF,
50
CDF and the expanded SLA. »
Selon Ibrahim Abdullah : « Contrary to Richards’ account, the Sierra Leoneans recruited
in Liberia were not ‘political exiles and economic refugees’ but lumpens and criminals in
51
Liberia. »
La plupart des analystes indique en effet que les membres du RUF faisaient partie de
la catégorie sociale des lumpens, d’abord recrutés par les étudiants dès 1987.
Il existe un consensus académique sur la composition socio-démographique du RUF,
à savoir que ses membres étaient jeunes, peu éduqués et d’origine modeste. En effet
les rebelles provenaient principalement d’une catégorie sociale marginale et associée à
la violence que l’auteur Ibrahim Abdullah appelle les lumpens. En infiltrant le milieu de
cette classe populaire, les étudiants de l’université de Freetown insufflèrent des idées de
révolution, que la politique étrangère de Kadhafi permit de mettre en pratique. Ensuite,
l’ambition de Foday Sankoh, présent en Libye, et surtout son alliance avec Charles Taylor,
permirent au Front Révolutionnaire Uni de naître.
Dès les premières attaques en mars 1991, le RUF apparut comme un groupe
particulièrement brutal. Pourtant, il affirmait vouloir renverser le gouvernement corrompu de
52
l’APC et libérer le pays. Entre idéologies révolutionnaires et terroristes , le RUF semble
ambivalent. Analysons donc à présent ses caractéristiques.
SECTION 2 DE LA REVOLUTION A LA TERREUR:
CARACTERISTIQUES DU RUF
Le Front Révolutionnaire Uni se caractérise par l’usage d’une violence extrême, contrastant
avec son discours, et le recours à l’enrôlement de force. En effet, lorsqu’on confronte ses
affirmations et ses actes, le groupe rebelle semble peu cohérent. En fait d’une révolution,
c’est surtout la terreur que le groupe de Sankoh a établi en Sierra Leone.
2.1. « Manches courtes ou manches longues ? »
du RUF
53
: l’extrême violence
Il s’agit ici de comprendre pourquoi le RUF a été immédiatement caractérisé comme un
groupe cruel, recourant à une violence inouïe et qui semblait gratuite.
50
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 2
51
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South Africa: Unisa Press, 2004. P. 57
52
53
Terroriste au sens premier du terme, qui engendre la terreur.
Les rebelles avaient l’habitude de demander à leurs victimes s’ils souhaitaient que leurs bourreaux les amputent au
niveau du poignet ou du coude, même si évidemment ils ne prenaient pas en compte leur réponse.
27
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Les formes de la violence utilisées par le RUF furent les viols et le pillage, que l’on
retrouve dans beaucoup de conflits, mais aussi les amputations de la population, triste
marque de fabrique du mouvement sierra léonais.
2.1.1. Viols, mutilations et pillages : dix ans d’atrocités envers la population
Sankoh came to my village at the start of the war… (…) Soon afterward his men accused
a boy of stealing from them, and they cut his head off and placed it on a stick in the road,
saying the perfume was good for us. When people complained that the head had to be
54
buried, his men burned our village down.
Paul Richards établit un constat de la discipline du RUF qui semble très éloigné des
témoignages des victimes. En effet, cet analyste est le seul à affirmer que le RUF était
un groupe égalitaire au sein duquel les membres prenaient soin les uns des autres et où
existaient des règles strictes de combat.
En fait, il apparaît au vu des nombreux témoignages de survivants et d’anciens
combattants eux-mêmes, que le RUF reposait sur une stratégie de terreur très efficace.
Dès le commencement du conflit, le RUF lança une guerre de terreur qui ne connut pas
de trêve mais au contraire des moments paroxystiques, par exemple en 1996 ou en 1999.
« Throughout its nearly eleven-year campaign of largely terroristic violence, the
RUF targeted mainly those very dispossessed people, killing and mutilating them
in an orgy of bewildering cruelty, while all the time looting the country’s rich
55
diamond reserves… »
Il est difficile de déterminer le nombre de victimes de la violence du RUF. Au total, il y
eut 75 000 morts et de nombreux mutilés, et le déplacement de plus d’un tiers de la
population, soit approximativement deux millions de personnes. On sait également que
parmi les nombreuses violations qui ont lieu pendant la guerre, le RUF fut responsable du
plus grand nombre d’atrocités.
Selon la TRC (Truth and Reconciliation Commission), le déplacement forcé de la
population à cause des attaques est la première violation en termes de chiffres puisqu’elle
représente presque 20% des atteintes envers la population. Vider les campagnes était
notamment une stratégie volontaire de la part du RUF, par le recours à des raids éclairs
(« hit and run attacks »). L’enlèvement fut ensuite la pratique la plus utilisée par le RUF
(voir infra). Le pillage fut également récurrent pendant toute la durée du conflit, ainsi que
les violences sexuelles. Enfin, le RUF était connu en particulier pour les amputations qu’il
pratiquait. Viols, mutilations et pillages sont les principales formes de la violence du RUF,
que nous allons présenter ici.
Les mutilations représentaient la caractéristique principale du groupe. Pas un article ou
un journal télévisé n’a pu parler du RUF sans évoquer cette terrible habitude d’amputer à
la hache les mains, les bras ou les jambes.
They captured me and said lie on the floor. I was reluctant; they cut me on the
neck with a machete. I was cut by a small boy. Then they put my hand on a stone
and cut me. They told me to go to Kabbah and tell him what happened. They left
me there. They said they would go to the bush and kill anyone they found there.
54
55
28
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 39
Ibid. P.6
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
I walked eleven days to Forekonia [the border with Guinea]. I left my belongings
56
with my hand. I had to bury my own hand.
De plus, les rebelles avaient l’habitude de demander à leurs victimes s’ils préféraient
des « manches courtes ou longues » (« short sleeves or long sleeves »), sous entendu
s’ils souhaitaient qu’on leur coupe seulement la main ou le bras, bien qu’évidemment les
bourreaux n’écoutaient pas les réponses.
Les mutilations du RUF étaient reconnaissables, effectuées toujours de la même
manière. En effet le RUF indiqua involontairement que les amputations suivaient une
certaine procédure lorsque, dans une tentative de défense, il affirma que les amputations
de 1999 étaient différentes de celles de 1996 et n’avaient donc pas été perpétrées par lui.
Les rebelles utilisaient parfois des machettes mal aiguisées afin de faire souffrir
d’avantage. De plus, après les premières amputations, les rebelles, ayant entendu parler
d’une ONG recousant les mains des victimes, décidèrent d’dorénavant d’emporter les mains
amputées avec eux.
Les rebelles inventaient des accusations envers les civils avant de les torturer, comme
on le voit dans les témoignages suivants :
They accused me of being a Kamajor. When they want to kill you, they accuse
you of anything. There is no reason. I am a farmer. I don’t vote. I have no money.
They burnt my house. The RUF rounded up about seventy of us civilians,
57
including Abi and Janneh, and accused us of making a plot to arrest Sankoh.
La violence sexuelle fut également particulièrement présente, dès le début du conflit.
La plupart des jeunes filles enlevées par le RUF et l’AFRC furent contraintes de se
mettre sexuellement au service de leurs ravisseurs, ce qui a abouti au phénomène des «
épouses de brousse », réduites à l’esclavage sexuel.
Les femmes et les jeunes filles faisaient de plus l’objet de viols collectifs, sous la menace
d’armes ou de couteaux.
Lors des viols, les rebelles utilisaient également fréquemment des objets comme des
bâtons, des armes, de l’huile brûlante, etc.
Several of them pulled her legs apart and held her tightly. They poured a pan
of boiling palm oil into her vagina and then into her ears. This terrified us. She
58
started shaking all over and was bleeding from the nostrils and mouth.
Souvent, les viols avaient lieu délibérément devant les membres de la famille de la victime.
Le sadisme des rebelles semblaient atteindre son paroxysme lorsque ceux-ci forçaient des
hommes à violer leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères, brisant un des plus grands tabous
de la plupart des sociétés.
In some villages, after the people were rounded up, they were stripped naked and
ordered to “use their women;” men were ordered to “use” their sister. When men
refused to do so, their arm was amputated, and the women were raped by the
59
attackers.
56
Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998.
57
Ibid.
58
Human Rights Watch. « “We’ll kill you if you cry.” Sexual Violence in the Sierra Leone Conflict. » 2003. PP. 2-74
59
Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998.
29
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Les rebelles ciblaient en particulier les jeunes filles vierges, comme ils l’indiquèrent
explicitement lors de certaines attaques. Le témoignage suivant l’illustre, tout comme il
illustre les viols collectifs, le jeune âge des combattants, et leur propension à demander aux
victimes de ne pas pleurer.
I was hiding in the bush with my parents and two older women when the RUF
found our hiding place. I was the only young woman and the RUF accused me
of having an SLA husband. I was still a virgin. I had only just started my periods
and recently gone through secret society. There were ten rebels, including four
child soldiers, armed with two RPGs [rocket propelled grenades] and AK-47s. The
rebels did not use their real names and wore ski masks so only their eyes were
visible. The rebels said that they wanted to take me away. My mother pleaded
with them, saying that I was her only child and to leave me with her. The rebels
said that “If we do not take your daughter, we will either rape or kill her.” The
rebels ordered my parents and the two other women to move away. Then they
told me to undress. I was raped by the ten rebels, one after the other. They lined
up, waiting for their turn and watched while I was being raped vaginally and in my
anus. One of the child combatants was about twelve years. The three other child
60
soldiers were about fifteen. The rebels threatened to kill me if I cried.
Parmi les autres atrocités, des témoignages indiquent que les rebelles mutilaient les femmes
enceintes après avoir parié de l’argent concernant le sexe du bébé.
Les rebelles usaient également de la torture psychologique, par exemple en forçant
les civils à chanter et louer les rebelles, ou encore à applaudir alors que des membres
de leur famille se faisaient mutilés ou violés. Lors de l’attaque de 1999 par exemple, les
rebelles réunirent les habitants et les forcèrent à simuler une manifestation de bienvenue
en leur honneur. Les civils n’avaient de plus pas la possibilité de laisser transparaitre leurs
émotions, au risque d’être tués.
Le pillage fut une autre caractéristique du RUF ; le pillage « classique » des biens
mais aussi l’accaparement des ressources diamantifères, qui sera évoqué dans le deuxième
chapitre en raison de son importance dans le conflit.
Les propriétaires d’habitations, de voitures ou de bétail étaient particulièrement ciblés
par les rebelles (tout comme les autres factions armées). La plupart des Sierra Léonais qui
arrivaient dans les camps de réfugiés n’avaient que leurs vêtements, quand le RUF ne leur
avait pas également pris.
The AFRC/RUF soldiers came to Magbesemi Hospital, fleeing the ECOMOG
advance. They took the doctors away. There were many rebels—in several trucks
with arms and heavy weapons. They took all the drugs. We were about twenty61
five patients. They said, “this is Operation Pay Yourself.
Concernant l’exploitation des mines de diamants, les activités étaient coordonnées et bien
organisées, sous la surveillance d’unités spéciales armées. Les rebelles employaient des
personnes captives ou des mineurs illégaux, dans des conditions de servitude. (Gberie)
L’exploitation des mines de diamants permettait au groupe de survivre mais représentait
également une motivation pour certains acteurs (voir infra).
60
Human Rights Watch. « “We’ll kill you if you cry.” Sexual Violence in the Sierra Leone Conflict. » 2003.
61
Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998.
30
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
Deux opérations en particulier marquèrent les esprits par leur violence inouïe :
l’opération Stop Élections en 1996 et l’opération Pas un Être Vivant en 1999.
En 1996 en effet, le RUF lança une large campagne de mutilations, en réponse
aux élections présidentielles et législatives dont le slogan était « le futur est entre vos
mains » (« The future is in your hands »). Les rebelles indiquaient alors à leurs victimes
de montrer leur « œuvre » au Président.
Les actes de terreur furent constants chez les rebelles RUF mais c’est l’opération Pas
62
un Etre Vivant en 1999, « an orgy of killing and destruction » , qui inscrivit la brutalité du
groupe dans l’imaginaire populaire. Sam Bockarie, le chef par intérim, annonça à la BBC
qu’il tuerait « jusqu’au dernier poulet » (« to the last chicken »).
« What happened next was a regime of horror lasting nearly two weeks and
63
so intense and bizarre that it almost defies description. »
« There was a
millenarian quality to the terror: random, ecstatic and finally comprehensive. It
64
was also perversely inventive. »
Des centaines de femmes furent violées, 5000 à 6000 personnes tuées, et des centaines
torturées, accusées de leur soutien supposé au gouvernement. Les victimes étaient choisies
au hasard, cependant l’ampleur des actes suggère que les atrocités étaient autorisées par
les chefs, comme nous le verrons dans le troisième chapitre.
Que ce soit en 1999 ou avant, la violence envers la population semblait
incompréhensible.
The second executed was a youth. He was tall, and before killing him, they told
him, “You’re too tall.” So, they chopped off his foot, and he fell to the ground.
Later, they shot him three times in the chest, too, and he died. After that, they
65
agreed to set Tomboudou on fire as a part of Operation Non-Living Thing.
During the interrogation he cut me in twenty-one places with a knife including a
deep cut on my left breast. He drew a small, small circle in the dirt and told me
to step inside and walk around in it. Any part of my body left outside he stabbed
66
with a knife.
Le RUF niait commettre de tels actes, rejetant la faute sur « des personnes se faisant passer
pour le RUF », à savoir les Kamajors.
S’il n’existe aucun doute sur la véracité des témoignages concernant la brutalité du
RUF, comprendre cette violence est beaucoup moins aisé. En effet les membres du groupe
peuvent apparaître comme un ensemble de fous sadiques, voire inhumains.
2.1.2. Une violence gratuite ?
62
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 120
63
Ibid. P. 126
64
Ibid. P. 127
65
Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998.
66
Ibid.
31
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
«“When two elephants are fighting, who is going to suffer?” he said with a
67
smile… “The grass of course. I cannot deny it” ».
Cette déclaration presque fataliste de Foday Sankoh fait de la violence du RUF, et d’une
rébellion en général, une condition sine qua none du combat, perçue comme normale et
sûrement justifiée par la cause supérieure.
Cependant, il ne peut que nous sembler ironique que la violence envers la population
soit justifiée, quand la cause supérieure est précisément de libérer cette population d’un
gouvernement corrompu et autoritaire. Les interrogations de Lansana Gberie capturent
parfaitement l’incompréhension de l’observateur extérieur quand un mouvement se disant
libérateur s’en prend à la population même qu’il prétend défendre.
« How did the RUF, an organization of mainly impoverished and ‘alienated’ young
people, forge a view of reality in which it made sense to commit such atrocities
68
on the very poor? »
« Why did an organization, which claims to be fighting to
improve the lot of the country’s derelict poor, target the very poor for its most
69
vicious atrocities? »
Tel est le paradoxe auquel l’on doit faire face dès lors qu’on analyse la violence du RUF.
De prime abord, il serait aisé de se contenter de qualifier le RUF de barbare, comme
l’ont fait les journalistes durant le conflit. Mais relayer les actes qui nous terrifient ou nous
choquent, au rang de l’irrationnel ou de la sauvagerie, ne permet pas de les expliquer.
Dans notre troisième chapitre, nous nous intéresserons au maintien de la participation au
massacre et aux éléments qui l’expliquent. Pour lors, nous cherchons à voir comment les
attaques envers la population ont pu être expliquées.
Concernant les mutilations, on peut essayer de voir en effet s’il existait en Sierra Leone
une « culture » de la mutilation par exemple, c'est-à-dire des antécédents expliquant le
recours à cette technique de terreur. Cependant Gberie nous indique que le seul autre
ème
recours aux amputations eut lieu au Congo à la fin du XIX
siècle. Sankoh a été au
Congo dans les années 1960 pendant qu’il était enrôlé dans l’armée, mais on ne saura
jamais si c’est là-bas qu’il a appris cette technique.
Nathaniel King, qui s’inspire largement des travaux de Paul Richards pour cet argument,
fait un parallèle entre la violence de l’Etat et celle du RUF. Il explique qu’avant la guerre la
violence de l’Etat avait une logique ; celle d’empêcher toute dissidence. Le pouvoir provenait
alors de cette violence.
Selon King, le RUF a imité l’Etat en recourant à la violence contre ce dernier et a tenté
d’obtenir le pouvoir de cette manière. Cependant, cette hypothèse implique que la violence
du RUF se dirigeait vers l’Etat, alors que la grande majorité des observateurs affirment que
la violence était surtout dirigée vers la population. King déclare : « The RUF did not start
67
Déclaration de Sankoh lors d’une interview. Dans : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the
Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 104
68
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 132
69
32
Ibid. P. 145
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
its project by killing civilians; it wanted to play the redeemer, because killing the redeemed
70
would have been counter-productive.”»
Pourtant c’est bien ce que le RUF a fait, être « contre-productif » et s’attaquer aux
individus qu’il devait libérer. Mais pour King ce serait seulement après que le NPRC a refusé
de s’allier avec le RUF que ce dernier aurait retourné ses armes contre la population.
Néanmoins si l’on analyse les discours des quelques auteurs influents sur le RUF, on
peut distinguer quelques hypothèses bien différentes et probablement plus réalistes pour
expliquer la violence du mouvement : l’absence de motivations politiques et le caractère
mercenaire du groupe ; le manque de soutien de la population ; la composition sociale des
membres ; et enfin les défaites face aux combattants adverses. « Lacking any appeal among
the citizenry, and without ideological motivations and political base support, rejected by
society, facing defeat, the rebels became wanton, the wantonness easily becoming neurosis
71
and nihilism. »
Ainsi selon Gberie, les mutilations ont certes débutées en 1991, mais elles se sont
généralisées au milieu des années 1990, quand les Kamajors devinrent une menace
sérieuse pour le RUF. « So there was method in this apparent madness: the RUF always
72
resorted to utterly repugnant acts of violence when it faced serious resistance or defeat. »
Les mutilations étaient également rationnelles lorsqu’elles cherchaient à empêcher les
paysans de récolter ou les électeurs de voter.
Richards soutient l’hypothèse selon laquelle l’extrême violence fut le résultat d’une prise
de conscience par le RUF qu’il faisait face à un ennemi sérieux ; et d’une intensification
de leur sentiment d’exclusion. Les atrocités étaient alors un moyen désespéré de gagner
l’attention. « In a television age, the insurgents have used violence and destruction
as weapons through which to make concrete, and visible to national and international
73
audiences the issue of Atlantic exploitation of forest society. » Cependant la plupart des
atrocités étaient commises loin des caméras, ce qui remet en cause l’argument de Richards.
Gberie déclare également que le caractère mercenaire et prédateur des rebelles nous
permet de comprendre son manque de respect envers la population et le choix de faire fuir
avec violence la population des zones diamantifères. « The RUF was thus largely conceived
as a mercenary enterprise, and never evolved beyond banditism: it never became a political,
74
still less a revolutionary organization. This is why, I argue, it was so excessively brutal…»
Pour les auteurs Abdullah et Bangura, la composition du groupe – dominé par la
catégorie sociale des lumpens – ainsi que l’absence de programme politique, expliquent la
violence du RUF. « People from this group [the lumpens] formed the core leadership of the
75
RUF, which is why the group was pathologically disposed to criminal violence and terror. »
70
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless
War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 29
71
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 15
72
73
Ibid. P. 135
Paul Richards cité par Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana
University Press, 2005. P. 137
74
75
Ibid. P. 153
Ibid. P. 148
33
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Sémelin, qui s’intéresse aux usages politiques des massacres, indique également que
le massacre a en général pour but de prendre le pouvoir, mais il peut également chercher
à prendre les richesses.
« Oser massacrer des civils, c’est recourir à une méthode de lutte extrême, soit
pour se saisir du pouvoir, soit pour le conserver. Mais la violence n’est pas
seulement un moyen de conquérir le pouvoir : elle constitue aussi une voie
privilégiée pour s’accaparer les richesses de ceux contre lesquels elle s’abat. »
76
Ces explications de la violence du RUF n’avaient cependant que peu d’importance pour la
population victime des atrocités. Pour cette dernière, le RUF apparut comme un bourreau,
dont les actions étaient en totale contradiction avec le discours.
2.2 Le RUF entre discours et réalité
Il n’existe que très peu de textes permettant de connaître l’idéologie du groupe. Cependant
le Front Révolutionnaire Uni a fait de la libération de la Sierra Leone son leitmotiv dans ses
discours, son hymne et dans son manifeste intitulé Footpaths to Democracy.
2.2.1. Footpaths to Democracy : le Manifeste du RUF
Selon le RUF, la Sierra Leone doit être sauvée à cause de la corruption des gouvernements
successifs, l’accaparement des ressources par les élites, l’oppression de la population par
le régime, et la marginalisation des campagnes. Voici des extraits significatifs du discours
de Foday Sankoh :
« No more shall the rural countryside be reduced to hewers of wood and drawers
of water for urban Freetown. That pattern of exploitation, degradation and denial
is gone forever. » « We are fighting for a new Sierra Leone. A new Sierra Leone of
freedom, justice and equal opportunity for all. We are fighting for democracy and
by democracy we mean equal opportunity and access to power to create wealth
through free trade, commerce, agriculture, industry, science and technology » «
Why not [the armed struggle], when those who by our votes or default use state
power to enrich themselves by accumulating wealth and property in foreign lands
while teachers, doctors, nurses, civil servants, the police, soldiers and workers
are not paid for weeks and months? »
Les tares du gouvernement pointées dans le texte étaient évidentes aux yeux de tous
et constituaient donc un discours populiste attirant. En effet, comme nous le verrons, le
RUF se base sur des réalités socio-économiques et politiques puisque dès l’indépendance
des régimes dictatoriaux et patrimoniaux ont permis au mouvement de développer cette
rhétorique.
La prise des armes est alors justifiée par la noblesse de la cause : « It is our right and
duty to change the present political system in the name of national salvation and liberation. »
La guerilla apparait comme le seul moyen de se débarrasser des dirigeants corrompus ;
grâce à la « revolution démocratique » que représente le RUF : « And the only way to stop
this corruption of power is for the people to take up arms in order to take back their power
(…), the only force that can defeat militarism and dictatorship is the armed force of the
suffering people as expressed in a guerilla campaign. The guerrilla is the people in arms. »
76
34
Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides.Paris: Éditions du Seuil, 2005
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
2.2.2. Une rhétorique populiste au service des intérêts de Sankoh et de
Taylor
Si le RUF fut si brutal, c’est notamment parce que derrière son discours de libération ne se
trouvait que de la propagande. En effet, l’absence d’idéologie du mouvement a été notée par
l’ensemble des chercheurs. « It was widely remarked upon that the RUF did not articulate
77
a coherent political platform even after years of warfare… »
Seul Paul Richards affirme qu’il s’agit d’un groupe révolutionnaire contre un Etat failli. Sa
focalisation sur la rationalité du RUF et sa lecture naïve du Manifeste s’expliquent cependant
par sa volonté de contrer l’argument de Robert Kaplan qui avait beaucoup d’influence à
78
l’époque . De plus, lorsqu’il écrit, le RUF est encore peu accessible.
Si le groupe est né d’un réel malaise de la jeunesse, l’accession de Sankoh en tant
que leader lui retira néanmoins tout potentiel révolutionnaire. Foday Sankoh manquait de
maturité politique et de revendications sérieuses. Le potentiel politique du groupe était de
plus entièrement miné par son recours à la violence extrême.
« In Sierra Leone, the rebels’ vision of an alternative society was poorly
articulated, whilst widespread atrocities undermined the credibility of the RUF as
79
a popular political protest. »
Ainsi en 1996, alors qu’on l’invitait à participer au pouvoir, le RUF s’engagea dans une
campagne de mutilations, difficilement compréhensible pour un mouvement soi-disant
politique.
Tout d’abord, le manifeste « Footpaths to Democracy » apparait avant tout comme une
accumulation de propos simplistes, sans profondeur et sans données précises.
Surtout, les membres de la PANAFU (l’association radicale qui fut en lien avec Sankoh
dans les années 1980) ont affirmé que le Manifeste du RUF était une reprise d’un de leurs
documents, largement corrompu par la plume de Sankoh. Le texte est une énumération de
platitudes sur la corruption du gouvernement, le leitmotiv du discours.
De plus, il fut rédigé en 1995 seulement, témoignant de la volonté de se justifier face
aux critiques. Le RUF s’y présente comme un groupe incompris, injustement « démonisé ».
En même temps, il y est affirmé que le groupe a entrepris une auto-critique et a désormais
appris de ses erreurs. « Our collective sense of discipline continues to mature and the
result is an effective command and control procedures and structures in our administrative
territory. » Cette phrase semble en effet très ironique et en décalage total avec l’action sur
le terrain, que tous pouvaient constater. Le groupe se défend également d’avoir recours à
l’enrôlement forcé, ou d’être lié à Charles Taylor.
Enfin, il est intéressant de voir la manière dont le groupe est présenté puisque
l’hypocrisie y est évidente.
« Experience and honesty have been our best teacher. » « We are democrats and
we stand for progress through work and happiness. » « We survive by hunting,
77
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 138
78
Kaplan, Robert. «The Coming Anarchy: How scarcity, crime, overpopulation, tribalism, and disease are rapidly destroying
the social fabric of our planet. » The Atlantic Monthly (1994)
79
Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium:
Journal of International Studies 26 (1997) P. 800
35
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
gathering and vigorous rice farming. » « Our stringent discipline is such that
80
every single bullet is recorded and accounted for.»
Par ailleurs, si l’émergence de Sankoh en tant que leader des étudiants radicaux en Libye
dénia au groupe toute prétention révolutionnaire, la révolution n’en fut que plus éloignée
lorsqu’il s’associa avec Charles Taylor.
« Taylor himself was no ideologue, but a crass opportunist. Within the RUF
therefore, there was no inspirational or ideological thread that welded the
81
leadership and membership of the movement. »
Charles Taylor a en effet été décrit comme un opportuniste profitant du projet de Sankoh
pour s’enrichir grâce aux ressources de la Sierra Leone, et pour étendre son pouvoir dans
la région. Le libérien avait par ailleurs une amertume envers le gouvernement, qui non
seulement l’avait fait emprisonné dans les années 1980, et servait de base pour les troupes
de l’ECOMOG (la branche militaire de la CEDEAO) combattant son mouvement rebelle, le
NPFL (Front National Patriotique Libérien). Taylor vit également dans la guerre en Sierra
Leone un moyen d’anéantir les troupes loyales au gouvernement libérien. Cela expliquerait
le déclenchement rapide de la guerre, accélérée par la peur que ces troupes ne détruisent
le NPFL.
« At all events, the combination of elite corruption, popular alienation, and external
82
support for insurgency was too much for the Sierra Leone state to bear. » Ainsi Taylor et
Sankoh exploitèrent les défaillances dans le pays pour assouvir leurs ambitions.
A cause de la violence extrême du mouvement et de son décalage avec son discours,
le mouvement n’était pas du tout populaire, comme l’indique l’ensemble des analystes :
« Although the RUF may have reflected prevailing discontent and revolutionary
fervour existing in Sierra Leone at the start of the conflict, it soon lost its claim
83
to be a peoples’ movement. » « While there was some initial sympathy for
the RUF’s aims – opposition to corruption in government – that has long since
84
evaporated. (…)The RUF has no discernible popular following. »” « The extreme
violence against villagers deployed by the Liberian and Burkinabe ‘specials’ lost
85
the movement potential support. »
Cette absence de popularité eut pour résultat la difficulté du RUF à trouver des recrues, et
par conséquent le recours à l’enrôlement de force.
80
Sierra Leone Web. « Footpaths to Democracy - Revolutionary United Front of Sierra Leone.» Accédé en Juin 2012.
http://www.fas.org/irp/world/para/docs/footpaths.htm
81
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A PP. 526-527
82
Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute
of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 16
83
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .
84
International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/
London: 2001.
85
Richards, Paul. « Working Paper 21: The Political Economy of Internal Conflict. » Netherlands Institute of International
Relations ‘Clingendael’ (2003)
36
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
2.3. « Anyone who does not support Sankoh will be killed like a dog. »
86
: le mode de recrutement du RUF
« Without an ideology, there was no overriding consideration for the recruitment
of members into the movement. People were recruited as long as they could carry
a gun. In this context, it did not matter whether they believed in the cause or not.
What mattered was numbers. All kinds of tools, including deception and forced
recruitment would be deployed on a large scale by the RUF to get people into the
87
movement. »
Puisque le RUF n’était pas populaire et que les motivations politiques n’importaient pas, le
groupe dû recourir au recrutement forcé. Il semble en effet qu’il y ait un consensus, dans
la littérature de la guerre, sur le caractère largement contraint du recrutement au sein du
Front Révolutionnaire Uni.
2.3.1. Combattre malgré soi
Lors de l’étude intermédiaire de Humphreys et Weinstein, présentée dans la deuxième
section, les auteurs ont constaté que contrairement aux miliciens Kamajors, 85% des
recrues du RUF n’avaient pas été recrutés par un ami, un proche ou un chef de leur
communauté. En effet, 87% des combattants du RUF ont affirmé avoir été enrôlés de force,
et 9% seulement ont déclaré avoir rejoint le groupe volontairement. Les CDF à l’inverse
étaient largement volontaires et issus des mêmes réseaux familiaux ou sociaux.
« The RUF was a group of mutual strangers, largely recruited by force. »
88
Dans l’étude finale, qui date de 2008, les deux chercheurs font les mêmes constats.
« Accounts provided to the Truth and Reconciliation Commission (TRC) and
the Special Court of Sierra Leone emphasize the systematic, but indiscriminate
use of abduction by the RUF and the voluntary, more highly selective process
89
employed by the CDF. »
Ils citent également un témoignage d’un conseil que Taylor aurait donné aux rebelles du
RUF: « They have to recruit whoever they meet: old people, young people, young girls,
young boys. They have to join the revolution and if they refuse to join, it means they are
90
classified to be enemies. So you have to compulsorily recruit these people.' »
A l’inverse, les CDF suivaient un processus de recrutement strict: ils devaient avoir plus
de 18 ans, aucun antécédent criminel, être issu de la communauté, etc.
86
Témoignage de ce qu’un commandant aurait déclaré lors de l’attaque d’un village. Gberie, Lansana. A Dirty War in
West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
87
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . TRC Volume 3A, P. 527
88
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone.
Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004)
89
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American
Journal of Political Science 52 (2008) P. 438
90
Ibid. P. 438
37
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Comme le montre le tableau 4 (Annexe 3) issu de l’étude, à peine 10% des membres
du RUF indiquèrent avoir rejoint le groupe car ils soutenaient les objectifs du mouvement.
En revanche, 88% déclarèrent avoir été enrôlé malgré eux. Il faut noter également que la
moitié des recrues du RUF et des CDF a affirmé avoir rejoint la faction par peur de ce qu’il
se passerait si elle ne le faisait pas.
Face à un pourcentage si élevé, on peut se demander si, dans le contexte post-conflit,
les anciens combattants n’ont pas préféré indiqué qu’ils avaient été enlevés de force. Il est
possible que le taux présenté soit surestimé, mais d’autres études qualitatives confirment
que la majorité des rebelles avait été conscrit malgré eux. De plus, au vu de l’honnêteté
des combattants à propose d’atrocités qu’ils avaient eux-mêmes commises, on peut estimer
que la majorité des interviewés étaient sincères.
En effet, cette étude statistique d’envergure est confirmée par de nombreux auteurs
qui constatent que les combattants du RUF ont rarement intégré le groupe volontairement.
Lansana Gberie par exemple, indique que durant le procès de Sankoh en 1998, les anciens
combattants du RUF expliquèrent qu’ils avaient été enlevés et forcés à combattre.
91
« Many, perhaps most, RUF fighters were forcibly recruited. » « Their members
were recruited in troubled circumstances, many of them under false pretences,
92
duress, or threats to their lives. » « All of the boys interviewed for this study
indicated that they had been abducted or forcibly conscripted into the RUF. (…)
none of our respondents said that they had been willing to join the RUF. All the
boys stated that they were press-ganged into joining the RUF, often under highly
93
traumatic circumstances. »
Le RUF fut le premier responsable en termes de chiffres pour l’enrôlement de force. Les
chefs privilégiaient en particulier les jeunes hommes et les enfants. Le kidnapping était le
principal mode de recrutement au sein du RUF. Lors d’une attaque, les rebelles avaient
l’habitude de réunir les habitants et d’enlever les hommes et les enfants, en tant que futurs
porteurs ou combattants.
Il n’est pas très clair, cependant, si l’enrôlement forcé fut une caractéristique du groupe
dès le déclenchement du conflit ou si elle apparut ensuite.
En effet, Gberie indique que le recrutement d’enfants soldats, par exemple, était
caractéristique du groupe tout au long du conflit : « [F]ar from being an expedient measure
taken as things got out of hand or became more difficult for the RUF, the recruitment of child
combatants was a deliberate and even necessary part of the RUF’s military campaign. So
94
much so that the policy is almost celebrated within the RUF as an ideology. »
En revanche selon Paul Richards, la conscription forcée ne domina le mode de
recrutement qu’au cours du conflit. L’étude de Denov et MacLure indique également que
91
International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/
London: 2001.
92
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .
93
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006)
94
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 150
38
CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF
même si la majorité des membres du RUF était enlevés, au début du conflit il y eut bel et
bien des recrues volontaires.
95
2.3.2. « Go and tell my parents, they may see me no more » : Le recrutement
d’enfants soldats
La présence d’enfants soldats dans les rangs du RUF fut progressivement un trait
caractéristique du mouvement, du fait du manque de volontaires.
Les enfants constituent en effet une cible très vulnérable au recrutement, et les chefs
rebelles ont tendance à considérer qu’ils seront plus efficaces au combat car plus facilement
manipulables.
Selon une étude utilisée par Myriam Denov, 80% des membres du RUF avaient entre
96
7 et 14 ans ; et 22 500 enfants au total auraient été associés au RUF.
Un enfant soldat est conventionnellement défini comme « toute personne âgée de
moins de 18 ans qui est ou a été recrutée ou employée par une force ou un groupe armé,
quelque soit la fonction qu’elle y exerce. Il peut s’agir, notamment mais pas exclusivement,
d’enfants, filles ou garçons, utilisé comme combattants, cuisiniers, porteurs, messagers,
espions ou à des fins sexuelles. » (UNICEF)
Le RUF a été le premier acteur à avoir recours au recrutement d’enfants durant le conflit
en Sierra Leone.
L’enrôlement des enfants de moins de 15 ans constitue une violation des droits énoncés
par la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant, adoptée en 1989 et que
la Sierra Leone a ratifiée en 1990. Pourtant, 40 000 enfants auraient été ainsi engagés par
97
l’ensemble des acteurs durant le conflit.
Les enfants étaient recrutés en tant que combattants mais aussi pour porter les vivres,
faire la cuisine, ou encore en tant qu’esclaves sexuelles.
Malgré l’accord de Lomé, le RUF a continué à enrôler des enfants, pour certains déjà
démobilisés. Par exemple à Makeni lors des premiers affrontements entre le RUF et les
troupes de la MINUSIL en mai 2000, les forces du RUF ont fait pression sur des enfants
à l’entrée d’un centre de soins et de démobilisation administré par CARITAS-Makeni, en
utilisant la persuasion ou les menaces et l’intimidation pour qu’ils intègrent leurs rangs.
Certains enfants se sont laissé dire que leur famille avait été retrouvée et que le RUF allait les
aider à retourner chez eux. Le RUF aurait également menacé de tuer toutes les personnes
98
présentes dans le centre de soins.
95
Hymne du RUF. Sierra Leone Web. « Footpaths to Democracy - Revolutionary United Front of Sierra Leone.» Accédé en
Juin 2012. http://www.fas.org/irp/world/para/docs/footpaths.htm.
96
McKay et Mazurana cité par Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University
Press, 2010. P. 63
97
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming
Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006)
98
Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000.
39
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Le recrutement d’enfants est devenu nécessaire au cours du conflit face à l’impopularité
du mouvement : « Juvenile combatants only became a factor after it became evident that
99
able bodied adults were either difficult to come by or were just not available. »
Alors qu’en 1991 le RUF ne comprenait pas d’enfants, en 1997 l’auteur nous indique
que la moitié des membres étaient mineurs.
Le recrutement forcé, des adultes comme des enfants, s’explique par l’impopularité du
mouvement et l’imperméabilité de la cause du RUF à la population.
« An armed political group without a concrete programme of societal
transformation that could attract members willing to fight and defend that
programme, would sooner than later turn to children to replenish its fighting
100
forces so as to continue fighting. »
Durant dix ans, alors que le pays s’effondrait, le RUF a connu des avancées et des reculs,
face à différents acteurs plus ou moins enclins et aptes à le combattre. Cependant, le
groupe né de l’interaction des étudiants et des lumpens puis de l’alliance de Sankoh et de
Taylor, conserva le même mode opératoire, à savoir une brutalité exceptionnelle envers la
population, et l’enrôlement de force des enfants et des jeunes.
Pour certains auteurs, la brutalité du RUF s’est expliqué par son caractère mercenaire,
son absence de motivations politiques ou nobles. Au cours de notre second chapitre, il sera
intéressant précisément de dépasser cette vision du conflit et le clivage avidité/grief, pour
tenter de comprendre l’ensemble des origines de la violence.
99
Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa
Press, 2004. P. 139
100
40
Ibid. P. 252
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA
VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE
GRIEFS/AVIDITE
Pour comprendre les causes du conflit en Sierra Leone, il est nécessaire de décrypter les
nombreuses théories rivales concernant le rôle des griefs politiques et celui des diamants.
Présenté comme le paradigme des guerres nouvelles, le cas de la Sierra Leone a été
analysé comme un conflit pour les ressources naturelles, et le RUF comme un groupe de
mercenaires au service du seigneur de guerre Charles Taylor. Aussi, l’objectif de ce chapitre
est d’analyser objectivement le rôle des diamants et l’impact des défaillances économiques
et politiques de l’Etat dans le déclenchement de la guerre.
Nous décrirons dans un premier temps les nombreux antécédents politiques du conflit,
c'est-à-dire les caractéristiques des régimes post-indépendance qui ont crée des conditions
propices à la guerre : patrimonialisme, autoritarisme et marginalisation de la population.
Le commerce illégal des diamants a été un trait caractéristique du conflit, et beaucoup
ont estimé que la guerre avait été en fait déclenchée pour s’accaparer les richesses du pays.
Nous nuancerons cette position en montrant que les diamants ont effectivement financé
la rébellion – et donc permis la perpétuation du conflit – et sont devenus une motivation
pour certains acteurs ; tout en estimant que le conflit ne peut se résumer à une guerre
de prédation. En effet, il semble plus objectif et complet de montrer que les deux facteurs
– les griefs et l’avidité – permettent d’examiner cette guerre. Pour cela il sera intéressant
d’examiner les dynamiques à la fois structurelles et individuelles de la violence.
Introduction : Une guerre nouvelle ?
Mary Kaldor, pour ne citer qu’elle, parle d’ « anciennes » et de « nouvelles » guerres
101
pour montrer l’évolution des conflits depuis la fin de la guerre froide . Il existerait depuis
les années 1990 un nouveau type de violence ; notamment du fait de la globalisation,
qui marque l’intensification des interconnexions (politiques, économiques, militaires et
culturelles) et l’évolution de l’autorité politique en particulier l’érosion de la puissance de
l’Etat. Les guerres post-modernes sont des guerres civiles ou dites de faible intensité que
l’on ne peut plus analyser avec les anciens outils de recherche. En effet, les guerres
nouvelles sont différentes dans leurs motivations, leur financement et leur méthode. « The
new wars can be contrasted with earlier wars in terms of their goals, the methods of warfare
102
and how they are financed. »
Tout d’abord, ces guerres se caractériseraient par des motifs de gains personnels, de
prédation et d’avidité, quand les anciennes guerres étaient motivées par l’idéologie. Les
nouvelles guerres seraient donc dépolitisées, marquées par l’exclusion et le brouillage des
frontières entre conflit, criminalité organisée et violations des droits de l’homme. Elles sont
donc illégitimes.
101
102
Kaldor, Mary. « Introduction. » In New & Old War. Standford University Press, 2007.
Ibid. P.7
41
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Ensuite, depuis la fin de la guerre froide et du soutien des deux Grands aux conflits
périphériques, les acteurs doivent financer le conflit de manière interne. L’économie de la
guerre devient essentielle, des trafics illégaux apparaissent, notamment le financement de
la guerre par la drogue ou les ressources naturelles.
Enfin, ces guerres nouvelles se caractérisent par une violence gratuite, non contrôlée,
et l’absence de soutien populaire du fait de cette brutalité. Aujourd’hui, les attaques envers la
population font partie des méthodes normales pour mener la guerre. On note également que
l’organisation des groupes a évolué : ceux-ci sont décentralisés et utilisent des technologies
et moyens de communication modernes.
La Sierra Leone représente pour certains un cas paradigmatique de cette thèse, car le
conflit a été marqué par le trafic illégal des diamants de sang comme moyen de financer la
rébellion, au point de devenir une motivation importante pour certains acteurs. De même, la
violence exceptionnelle dont a fait preuve le RUF a permis de présenter ce dernier, dans la
perspective des guerres nouvelles, comme un groupe de bandits sadiques et sans idéologie.
Cependant, la théorie de Mary Kaldor est de toute évidence manichéenne et nécessite
une reconsidération, tout comme l’analyse du conflit en Sierra Leone sous cette lumière.
C’est ce que Stathis Kalyvas s’est attaché à faire, dans un article intitulé « “New”
103
and “old” civil wars : a valid distinction ? » . Il montre en effet qu’il existe une continuité des
conflits, plutôt qu’un changement, depuis la guerre froide, bien qu’il admette l’évolution des
sources de financement, entre autres. Le constat de Kaldor serait simpliste, sur-interprété et
biaisé. Par exemple, les populations ne soutenaient pas toujours les parties en guerre dans
le passé, et la violence extrême n’est pas nouvelle. Des atrocités avaient également lieu
dans les guerres idéologiques. Il explique également que le RUF agit de manière rationnelle
et non passionnelle lorsqu’il ampute la population pour l’empêcher de voter. Les guerres
« anciennes » n’étaient pas toujours motivées par de nobles causes non plus. En somme, il
semble que « les interprétations des guerres récentes qui insistent sur leur dépolitisation et
leur criminalisation relèvent d’avantage d’une disparition des catégories conceptuelles de
104
la guerre froide que de la fin de la guerre froide elle-même. »
« The recent international debate on how conflict diamonds or strategic
resources fuel wars in Africa is nothing new. It is more like an “old wine in a new
bottle”, because the exploitation of war economies, as represented by conflict
105
diamonds, is as old as warfare itself. »
Si la notion de guerres nouvelles et anciennes est intéressante pour montrer l’évolution
des conflits et la prédominance des guerres civiles, cependant l’analyse de Kaldor simplifie
démesurément les causes de la violence et la nature des acteurs en jeu. En effet si l’on
utilise le concept de cet auteur on serait tenté de présenter la guerre en Sierra Léone comme
un conflit débuté par un groupe de criminels souhaitant s’accaparer les diamants du pays.
Evidemment, les causes du conflit sont bien plus complexes.
103
104
105
42
Kalyvas, Stathis. «"New" and "Old" Civil Wars: A Valid Distinction? » World Politics 54 (2001)
Ibid. Traduction libre, P. 117
Francis, David. « Diamonds and the civil war in Sierra Leone.» The
Courier
ACP-EU (2001) P. 73
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
SECTION 1 LES CAUSES ORIGINELLES DU CONFLIT :
LES DÉFAILLANCES SOCIO-POLITIQUES DU RÉGIME
DE L’APC
Si le discours du RUF apparaît avant tout comme de la propagande éloignée des réalités
de la violence du groupe, il représente cependant des critiques fondées contre le régime.
Après l’indépendance en 1961, le pays en effet a connu différents régimes autoritaires
dont la mauvaise gouvernance mena à la guerre en 1991. Ces régimes ne pourvoyaient
pas aux besoins de la population et l’empêchaient de participer au processus de décision
politique.
D’une part les mauvaises performances économiques et la répression du
gouvernement dans les années 1980 encouragèrent les pensées révolutionnaires chez les
étudiants (cf. supra). D’autre part, ce sont les jeunes exclus et marginalisés par les différents
gouvernements qui formèrent les rangs du RUF.
« The political and economic history of Sierra Leone provides many lessons in
the perils of denying a large percentage of the citizenry the noble desires of equal
access to opportunities and rewards, and the fruits of an endless striving for
106
liberty, justice and material well-being. »
Il s’agit ici de montrer le terreau des griefs politiques et économiques sur lequel ont pu se
baser Foday Sankoh et Charles Taylor pour lancer leur guerre.
Certaines défaillances économiques étaient héritées du colonialisme. En effet en 1961,
le pays accéda à l’indépendance ; mais il était divisé entre une masse toujours plus
nombreuse de pauvres et une élite politique et économique issue du capitalisme colonial.
L’administration coloniale, qui avait divisé le pays en deux territoires, avaient des politiques
distinctes de développement. Cette discrimination eut des conséquences importantes pour
le protectorat, qui était alors beaucoup moins avancé à l’indépendance du pays, notamment
dans les secteurs de l’éducation et de l’accès aux ressources.
En 1961, ce fut le Parti du Peuple de la Sierra Leone (Sierra Leone People’s Party,
SLPP) qui devint le parti dirigeant, avec le choix de Milton Margai comme premier ministre.
Les membres du parti d’opposition, le Parti de Tout le Peuple (All Peoples Congress, APC),
avaient été arrêtés avant l’indépendance et Margai déclara le premier état d’urgence de la
Sierra Leone indépendante.
En 1964, Albert Margai succéda à son frère décédé, et se débarrassa des opposants qui
critiquaient son accession au pouvoir, notamment les hommes d’origine Temne. Le nouveau
premier ministre se tourna alors vers les Mende pour consolider son pouvoir.
En 1967, l’APC remporta les élections mais un coup d’Etat de David Lansana empêcha
Stevens d’accéder au pouvoir. Celui-ci fut emprisonné avant qu’un second coup d’Etat n’ait
lieu deux jours plus tard. Le Colonel Smith forma le Conseil National de Réformation (NRC).
Un an plus tard, un troisième coup d’Etat secoua le pays, cette fois, étrangement, pour
permettre à Stevens d’accéder au poste de premier ministre pour lequel il avait été élu.
106
Adesina, Olutayo Charles. « Diamonds and constitutional (DIS)order in Sierra Leone. » The Nigerian Journal of
Economic History 5&6 (2003) P. 56
43
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Le régime de l’APC à partir de 1968 fut présenté par le RUF comme la cause de
l’insurrection. En effet si au sortir de l’indépendance la population avait des griefs envers le
régime, la situation ne fit que s’aggraver avec l’arrivée au pouvoir de Siaka Stevens.
Le gouvernement de l’APC fut un régime corrompu, patrimonial, dictatorial et prédateur,
qui marginalisa la majeure partie de la population, créant ainsi le potentiel pour une
insurrection armée. Le régime était marqué par : « exclusionary politics, violations of rule law,
rural isolation leading to ethnic and regional grievances, extreme centralization, economic
107
decline and high unemployment. »
1.1. Le régime de terreur de l’APC
Depuis l’indépendance, la Sierra Leone n’a jamais connu de gouvernement réellement
démocratique et responsable. L’autoritarisme fut une caractéristique de l’ensemble des
gouvernements post-indépendance.
Sous le régime de Stevens, il n’y avait pas de séparation des pouvoirs puisque les
branches législative et judiciaire prenaient leurs ordres de la présidence. Il était difficile
d’imposer un quelconque contrôle de l’exécutif. Des lois et des amendements étaient
aisément promulgués selon le bon vouloir du Président. C’est par exemple en changeant la
Constitution que Stevens put nommer Joseph Momoh comme son successeur. Les élections
étaient également truquées grâce à la soumission de la Commission Electorale au régime.
Stevens élimina l’opposition du SLPP dès 1968, sans respecter l’accord des deux
parties après les troubles de 1967, selon lequel ils devaient partager le pouvoir. Il se
débarrassa d’abord de 23 membres du Parlement du parti adverse, et harcela ses soutiens
durant les élections de 1968 et de 1970. Le gouvernement empêcha également la création
d’un nouveau parti mené par de farouches opposants : le Parti National Démocratique
(National Democratic Party).
En 1971, le dictateur fit voter une nouvelle Constitution où il se déclara Président,
augmentant encore son pouvoir.
En 1973, des casseurs de l’APC kidnappèrent les candidats du SLPP jusqu’à la fin des
nominations de candidats. En 1977, des candidats du SLPP furent cette fois arrêtés et dans
plusieurs districts, les candidats de l’APC n’avaient donc pas d’opposants. Enfin, en 1978,
un régime de parti unique fut établi, interdisant toute alternative au Parti de Tout le Peuple.
Pour se maintenir au pouvoir, Stevens réprima toute dissidence de la part de la société
civile, des associations et des syndicats, ou encore des étudiants ; du moins lorsque ces
groupes n’étaient pas cooptés par le pouvoir. Pour cela il créa notamment en 1972 l’Unité
pour la Sécurité Interne (Internal Security Unit, ISU, qui deviendra la Division Spéciale
pour la Sécurité, SSD), une force paramilitaire composé de 500 jeunes recrutés dans les
bidonvilles, totalement loyale aux membres de l’APC. Cette aile paramilitaire de la police,
en fait l’armée privée de l’APC, était envoyée lors de manifestations et était connue pour sa
brutalité. L’ISU intervint par exemple lors d’une manifestation des étudiants du FBC contre
Stevens en 1977, pendant une cérémonie de remise des diplômes ; tirant à balles réelles
sur la foule. De même en 1978-1979, Stevens utilisa les pouvoirs de l’état d’urgence pour
réprimer des troubles syndicaux.
107
Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. P. 9
44
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
« The SSD was the instrument of tyranny in this country. It was used to cow
opposition leaders; it was used to cow the press, the citizens, students and
people who tried to protest; It was used for killing people, maiming and to some
extent armed robbery. But everybody kept silent because of the fact that we were
108
scared that they could seek their revenge. »
Le favoritisme du Président envers la SSD, chargée de la sécurité interne, entraîna le
délaissement de l’armée nationale, un élément qui s’avérera crucial au maintien de la
guerre. L’armée avait été négligée depuis tellement longtemps qu’elle ne possédait que
des ressources très limitées. Les 3000 hommes, en 1991, furent rapidement dépassés par
l’insurrection. C’est pourquoi en 1992 dix mille hommes supplémentaires furent recrutés
parmi les jeunes chômeurs. Cette expansion brutale de l’armée, qui plus est parmi les
classes sociales marginales, donnera naissance au phénomène des sobels (soldats le jour,
rebelles la nuit) ; les soldats qui pillaient et colludaient avec le RUF.
Le parti utilisait également des « casseurs » (« thugs ») pour créer le trouble, les jeunes
marginalisés de la capitale étaient au service des politiciens. Par exemple les locaux du
journal d’opposition the Tablet furent détruits en 1982, forçant ses dirigeants à l’exil.
Les journalistes étaient harcelés et arrêtés sans raison. La télévision et la radio étaient
sous le contrôle de l’Etat. Le gouvernement s’assurait ainsi une « pseudo-paix » ; il
construisit la stabilité sociale qu’il désirait.
« The one-party state adopted a typical Machiavellian dictum of rather to be
feared than to be loved. But this meant a loss of people-based power: power was
109
derived from violence. »
En effet, le gouvernement n’agissait pas en tant que représentant du peuple. Au contraire,
il s’accapara les ressources du pays et marginalisa ses habitants.
1.2. La « malédiction des ressources » : corruption et patrimonialisme
sous le régime de l’APC
« If there was one element in the country’s endowment that marked it out for
110
destruction, this was, paradoxically, its major source of wealth »
Selon la TRC, la cause principale de la guerre fut la corruption et la cupidité du
gouvernement qui réduisirent la population à l’état de pauvreté. « Successive political elites
plundered the nation’s assets, including its mineral riches, at the expense of the national
good. »Ce contexte fournit alors un terrain favorable aux opportunistes qui souhaitaient
installer la terreur en Sierra Leone. « The Commission holds the political elite of successive
108
Témoignage : Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and
Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .Volume 3A,P. 68
109
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's
"Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 28
110
Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands
Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 11
45
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
regimes in the postindependence period responsible for creating the conditions for conflict »
111
La notion de « malédiction des ressources », est intéressante sur ce point. En effet
celle-ci établit que la dépendance d’un Etat à des ressources naturelles le rend vulnérable
aux conflits. Economiquement, le pays concentre ses investissements autour de cette
ressource et les autres secteurs sont négligés (phénomène de « Dutch disease ») ; et le
pays est sensible aux fluctuations de prix sur les marchés internationaux. La présence de
richesses naturelles a également tendance à créer de fortes disparités économiques. Sur le
plan politique, les dirigeants n’ont pas besoin de prélever d’impôts puisqu’ils dérivent leurs
ressources de la commodité naturelle; ils n’ont par conséquent pas non plus besoin d’être
démocratiques ou légitimes.
« As the wealth and power gap between the ruling and the ruled increases, so
does the frustration of marginalised groups seeing political change as the only
avenue for satisfying their greed and aspirations, or expressing their grievances.
(…) Resource dependent countries thus tend to have predatory governments
112
serving sectional interests and to face a greater risk of violent conflict. »
Cette thèse peut s’appliquer à la Sierra Leone où l’élite dirigeante, sous le régime de
l’APC, ne rendait de comptes à personne et s’est enrichit grâce aux ressources du pays.
Elle a rendu le pays vulnérable aux conflits en marginalisant la population ; en créant de
la frustration face au constat paradoxale d’une abondance de diamants et d’un extrême
dénuement. Les jeunes déclassés ont pu alors être sensibles aux idées révolutionnaires
des étudiants allant s’entraîner en Libye, puis à la rhétorique populiste de Foday Sankoh
revenu en Sierra Leone.
« The level of corruption under the various governments since 1980 (…)
contributed to deep-seated grievance which the RUF was able to utilize to wage a
113
nasty rebellion. »
Ce n’est pas la présence de ressources en soi qui fut la malédiction, mais bien la gestion
de ces richesses par l’Etat. Aussi, au Botswana également riche en diamants par exemple,
l’économie du pays a connu une grande croissance.
On peut parler de patrimonialisme de la part de l’Etat dans la mesure où les biens
publics étaient alors utilisés par le Président comme ses biens privés. Les diamants étaient
très difficiles à contrôler (voir infra), cependant lorsque l’Etat y parvenait il en gardait les
bénéfices. Il utilisait notamment ces ressources pour s’assurer de la loyauté de ses hommes,
par les liens de patronage; et pour toutes ses dépenses.
En 1972 Stevens commença à s’accaparer les richesses du pays lorsqu’il prit le
contrôle de 51% des parts de la compagnie d’exploitation minière britannique
Sierra Leone Selection Trust (SLST). « For Stevens the country’s diamond
111
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra:
Graphic Packaging Ltd, 2004 .
112
Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20
(2001) P. 567
113
Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. PP. 91-92
46
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
reserves became the basis of his patrimonial order: the semi-literate dictator
114
criminialised the industry and established a shadow state… »
Alors qu’en 1970 on enregistrait deux millions de carats de diamants exportés; en 1980 ce
115
chiffre chuta à 595 000, puis à 48 000 en 1988.
Le gouvernement était allié avec des hommes d’affaire asiatiques et libanais, comme
l’illustraient les activités de Jamil S. Mohammed, un Sierra Léonais né au Liban proche de
116
Stevens.
Le ressentiment de la population envers cet homme d’affaires et ses liens avec le
gouvernement culmina en 1984 avec la création de Precious Mineral Marketing Compagny
(PMMC), dont Jamil fut nommé directeur. Il était alors clair malgré les dires du Président que
cette société était un moyen de mettre la richesse du pays au service du régime. Dans les
années 1980, les « investisseurs » étaient également d’origine israélienne, liés aux mafias
aux Etats Unis et en URSS.
1.3. Patronage et exclusion
Le clientélisme, ou patronage, était une caractéristique importante du régime de Stevens.
Tous ceux qui ne parvenaient pas à obtenir la protection d’un bienfaiteur ou « Pa » (« a tag
117
of quasi paternal authority attached to the perceived ‘big man’ of any political grouping »
) se retrouvait délaissés, avec peu de chance de mobilité sociale.
Les liens de patronage servaient également à coopter les catégories sociales
susceptibles de provoquer des troubles à l’ordre social : des membres parmi les groupes
syndicaux, l’armée et la police, étaient par exemple nommés membres du Parlement.
Le reste de la population qui n’était pas « cliente », était marginalisée, en particulier les
habitants des campagnes, certaines ethnies et la jeunesse. Les années 1980 notamment
furent très difficiles pour les Sierra Léonais, du fait d’une crise économique importante et de
la pression du FMI. Le régime réduisit drastiquement les dépenses sociales : les dépenses
pour l’éducation passèrent ainsi de 15,6% du budget fiscal pour l’année1975-1975 à 8,5%
en 1988-1989 ; et les dépenses de santé chutèrent de 6,6% à 2,9% pour les mêmes
118
périodes.
La Sierra Leone sous Stevens était caractérisée par une forte centralisation du pouvoir
et des infrastructures.
114
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 29
115
Ibi. P.5
116
La population libanaise apparut en Afrique de l’Ouest au milieu du XIXème siècle, alors qu’elle fuyait la crise économique
et l’effondrement de l’Empire Ottoman.
117
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra:
Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 52
118
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless
War".» NAI Current African Issues 36. (2007)
47
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
« State institutions and the country’s limited social infrastructure were
concentrated in Freetown, leaving the rest of the country in extreme poverty and
119
wretchedness. »
Le pouvoir économique et politique était concentré à Freetown. Les campagnes étaient
exclues alors qu’elles comprenaient 80% de la population et produisaient la majorité de la
richesse du pays. Les campagnes n’avaient pas accès aux services courants de la capitale :
électricité, eau potable, infrastructures de communication…
« Pandebu had no school at all. Parents in Pandebu were stunned by the fact that
national political leaders sometimes sent their own children to expensive schools
overseas, drawing on diamond wealth from Pandebu and villages like it […] In the
end it was […] the remoteness of the state, […] the weakness of its infrastructure,
and the lack of political imagination of its leaders, that served to draw insurgency
into this border region. War, feeding upon the frustrations of exiles, not only
destroyed villages like Pandebu but threatened the survival of
the state. »
120
Alors que 83% de la population dans les zones urbaines avaient accès à l’eau potable,
ce chiffre chute à 22% dans les zones rurales. A la fin des années 1970, tout le Nord du pays
n’avait pas encore d’eau courante ni d’électricité. Les centres de santé et les écoles étaient
également rares dans les campagnes ; et les routes et les ponts dans un état lamentable.
La campagne était aussi exclue physiquement avec le démantèlement du réseau
ferré dès les années 1960. Enfin, les campagnes étaient exclues du processus
politique, concentré à Freetown. En 1972 en effet Stevens dissout les gouvernements
locaux et les remplaça par un Comité de Gestion composé d’officiers nommés par la
capitale, loin des préoccupations de la population. Les individus choisis étaient en effet
davantage responsables envers leurs patrons politiques qu’à l’égard de la population qu’ils
121
gouvernaient.
L’exclusion des zones rurales contribua à la guerre : le ressentiment face à la
marginalisation des zones rurales fut un facteur d’engagement dans la rébellion. De plus,
l’exclusion des zones rurales provoqua l’exode de nombreux jeunes venus gonfler les rangs
des chômeurs en périphérie des villes ; autrement dit la base de recrutement du RUF.
Enfin, les chefs choisis par Stevens étaient très peu populaires et certains de leurs sujets
rejoignirent les rebelles par vengeance. L’indifférence envers les campagnes empêcha
également d’agir rapidement contre les rebelles, la guerre étant perçue comme une affaire
mineure et localisée.
« Governance was clearly over-centralised during the regime of Siaka Stevens.
Provincial and rural areas were left to their own devices and their inhabitants
122
became disenchanted with the political system. »
119
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 32
120
Paul Richards cité par King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's
"Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 38
121
122
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .
48
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
Certains groupes ethniques étaient également exclus. Alors que sous le régime du SLPP les
peuples Mende, au sud, étaient favorisés ; avec l’arrivée au pouvoir de Stevens le pouvoir
passa aux mains des groupes du nord, les Lima et les Temne.
Cependant le facteur ethnique ne semble pas avoir joué de rôle dans le déclenchement
de la guerre, contrairement aux analyses habituelles des conflits en Afrique. Les tensions
qui ont pu provenir du favoritisme ethnique sont apparues en fait pendant le conflit : l’armée
se sentait délaissée par rapport aux milices de civils volontaires en qui le gouvernement
avait plus confiance pour défendre le pays, car des éléments de l’armée colludait avec les
rebelles. Ces milices provenaient plutôt du sud du pays, de l’ethnie Mende, et les soldats
plutôt du nord.
Enfin, la marginalisation de la jeunesse fut un facteur important dans l’émergence du
RUF et donc dans le déclenchement de la guerre. « Central to an understanding of the war
123
in Sierra Leone is the role of alienated youth. »
La jeunesse n’était pas perçue comme une catégorie sociale importante; elle n’était
considérée que lors de son instrumentalisation par les politiciens qui souhaitaient se
débarrasser de leurs adversaires politiques.
Comme nous l’avons déjà mentionné, les jeunes, qu’ils soient étudiants ou déclassés,
se retrouvaient dans les potes, ces lieux de loisirs, de culture et de consommation de
drogues, qui devinrent des espaces de discussions et de critiques du régime dans les
années 1970 et 1980. Les étudiants radicaux issus du groupe d’étude du Livre Vert, expulsés
en 1984 et réfugiés en Libye, recrutèrent les lumpens de Freetown pour un entraînement
militaire, où Foday Sankoh émergea progressivement en tant que leader. Aussi, on voit bien
que la négligence, le chômage, le manque d’accès à l’éducation ou à l’inverse la répression
des jeunes éduqués, incita les jeunes à concrétiser les idées de révolution si présentes
dans leurs discussions.
« The APC’s non-inclusive approach created opportunities for the RUF
recruitment efforts. Foday Sankoh and his group preached to people who were
either excluded or had distanced themselves from the authoritarian and neo124
patrimonial politics practiced by the APC. »
Le sentiment d’exclusion était partagé par ceux qui deviendront les rebelles, et les soldats,
comme l’a montré leur collaboration durant la guerre: « There were similarities between
these two groups. Both were young and poor. Therefore, they integrated and did not feel the
125
need to kill each other, but were fused by an aversion to the common enemy—the state. »
126
Selon Xavier Crettiez , les déterminismes sociaux lourds de l’engagement dans la
violence sont la marginalité politique, la frustration économique et les déterminismes socioculturels. Dans le cas de la Sierra Leone, les deux premiers facteurs ont effectivement été
présents. La violence apparaît en effet comme un produit de l’éloignement du pouvoir, dans
123
International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/London:
2001.
124
Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004. P. 99
125
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".»
NAI Current African Issues 36. (2007)
126
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008.
49
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
un Etat très centralisé et séparé de la société civile. La pauvreté est également un moteur
du déchainement de la violence.
Humphreys et Weinstein émettent ainsi l’hypothèse que les individus auront tendance
à participer à une rébellion s’ils sont dénués de ressources, exclus de la décision politique,
127
et des processus politiques habituels.
Mais plutôt que la misère, c’est la différence entre les attentes de la population et la
réalisation de ces dernières qui entre en jeu selon Ted Gurr. En effet il explique que la
frustration – et donc la violence – provient du différentiel entre les aspirations des individus,
aspirations perçues comme légitimes (en particulier dans le cas de l’abondance des
ressources), et la réalisation des attentes. Plus le différentiel se creuse, plus l’occurrence
128
de la violence s’accroit ; c’est le « dénuement relatif » (« relative deprivation »).
L’ensemble des défaillances du régime de l’APC apparait ainsi en lien direct avec
l’insurrection du RUF puisque 23 ans de mauvaise gouvernance ont engendré le
ressentiment d’une population délaissée et sensible à l’idée de changement. L’Etat a crée
les conditions pour le développement d’une guerre civile ; sur lesquels l’opportunisme de
Sankoh et de Taylor s’est appuyé.
SECTION 2 LES « DIAMANTS DE SANG »
REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉ
La Sierra Leone a été, depuis la colonisation, un pays marqué par les inégalités
économiques entre l’élite, tantôt coloniale, tantôt issue du SLPP et de l’APC, et le peuple
dans sa majorité. Le pays étant doté de pierres précieuses, il semble étrange que celui-ci
soit labellisé parmi les pays les plus pauvres au monde. Pourtant, comme nous l’avons vu
avec la notion de « resource curse », la présence de diamants a été facteur de corruption,
de pauvreté et de conflit.
Il s’agit ici de voir si ce sont uniquement les diamants qui ont poussé le RUF à
agir, comme l’ont affirmé tant d’auteurs afin de discréditer le mouvement. Sans nier la
prédation du groupe rebelle, nous présenterons les théories faisant des diamants la cause
fondamentale du conflit mais nous émettrons une distinction entre les motivations des chefs
(objet de la deuxième section) et celles des membres de base (objet de la troisième section),
afin de décrypter le rôle objectif des ressources dans le conflit.
Avant tout, il faut noter que le conflit en Sierra Leone constitue un cas intéressant pour
étudier la question de l’économie politique dans une guerre civile. Dans la perspective des
guerres nouvelles, la guerre du RUF a été notamment présentée comme caractéristique
d’un nouveau type de financement, interne au conflit, et qui tend donc à prolonger ce dernier.
De plus, la présence de ressources naturelles serait désormais la cause de ces nouveaux
conflits.
127
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American
Journal of Political Science 52 (2008)
128
2008.
50
La théorie de Gurr est présentée dans : Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte,
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
2.1. Ressources naturelles et conflits
Il existe d’innombrables théories concernant l’économie des guerres, nous n’en évoquerons
que quelques unes, utiles à l’argumentation.
129
Paul Collier et al. , ont développé une théorie désormais classique : le modèle de
l’avidité comme facteur explicatif des conflits. Ils constatent que beaucoup de rébellions
sont liées à l’accaparement des ressources, et s’éloignent du paradigme de la motivation
politique, identitaire ou sociale. Ils affirment que ce sont les motivations financières qui
provoquent les conflits. Si une rébellion n’a pas pour but la prédation des ressources,
elle sera toujours néanmoins dépendante des ressources pour atteindre son but, car le
financement par la diaspora, source importante de griefs, ne sera pas suffisante. Quelle
que soit l’intensité des revendications, une rébellion ne pourra avoir lieu sans un objectif de
prédation des ressources.
La question du financement de la rébellion est examinée à nouveau dans un texte de
2006 par les mêmes auteurs, qui cherchent à dépasser le débat entre grief et avidité pour
émettre une nouvelle hypothèse.
La création d’une armée rebelle étant dangereuse et coûteuse, une rébellion
n’apparait que si certaines conditions économiques sont réunies, indépendamment des
revendications. Selon Collier et al., les motivations économiques ou politiques (relevant des
griefs) ne jouent pas de rôle dans le déclenchement d’une guerre.
Ainsi l’hypothèse étonnante qu’ils établissent est la suivante : « the feasibility hypothesis
130
proposes that where rebellion is materially feasible it will occur. »
En fait, la logique économique l’emporte toujours sur les griefs. Ainsi les auteurs
insistent excessivement sur l’aspect matériel d’un conflit et établissent qu’une guerre ne
peut pas être déclenchée par des griefs uniquement, sans motivations financières.
Si le débat « greed/grievance » a permis de montrer l’importance de l’économie dans
les guerres civiles, il s’agit là cependant d’une vision manichéenne et simpliste des conflits
puisque de toute évidence il existe des combats engendrés par les revendications politiques
et sociales, et certains conflits peuvent relever des deux logiques, comme en Sierra Leone.
Philippe Le Billon se base en partie sur les travaux de Collier pour établir sa propre
thèse.
Selon lui, les approches habituelles concernant les ressources naturelles et les conflits
consistent à dire que les sociétés confrontées à l’abondance, ou à l’inverse à la rareté, d’une
ressource naturelle, ont plus de risques d’être affectées par un conflit ; à cause d’une part de
la cupidité des acteurs (cf. Collier) et d’autre part de la nécessité d’accéder à la ressource
pour survivre.
Le Billon insiste : ce n’est pas l’existence d’une ressource en soi qui prédit l’apparition
d’un conflit, mais bien les besoins et les désirs qu’elle crée. Les approches classiques
ne s’intéresseraient pas au caractère socialement construit des ressources. En effet,
l’abondance ou la rareté d’une ressource ne constituent pas les facteurs essentiels du
déclenchement du conflit.
129
Collier, Paul, Anke Hoeffler. Policy Research Working Paper 2355: « Greed and Grievance in Civil War». The World Bank
Development Research Group. (2000)
130
Collier, Paul, Anke Hoeffler, et Dominic Rohner. « Beyond greed and grievance: feasibility and civil war ». Oxford Economic
Papers 61 (2009) P. 5
51
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Le Billon établit que la dépendance d’un pays à une ressource le rend vulnérable aux
conflits pour plusieurs raisons : la marginalisation des autres secteurs, la vulnérabilité aux
chocs économiques, l’autoritarisme, et les inégalités sociales (voir supra).
Le Billon reprend l’idée de Paul Collier et de Kaldor – consistant à dire que depuis la
fin de la guerre froide des acteurs non-étatiques sont motivés par l’accès aux ressources
– mais de manière moins catégorique. « There is growing concern that whereas resources
were once a means of funding and waging armed conflict for states to a political end, armed
conflict is increasingly becoming the means to individual commercial ends: gaining access
131
to valuable resources. »
Pour Philippe Le Billon, ressources naturelles et conflits sont liés de deux façons: le
contrôle des ressources comme motivation au conflit, ou le financement d’un conflit par
les ressources. Il affirme: « Although few wars are initially motivated by conflict over the
control of resources, many integrate resources into their political economy. While it would
be an error to reduce armed conflicts to greed-driven resource wars, as political and identity
factors remain key, the control of local resources influence the agendas and strategies of
132
belligerents. »
Il s’agira ici de notre argument concernant la Sierra Leone, à savoir que les diamants
n’ont pas initialement causé le conflit mais qu’ils ont été intégrés à celui-ci, d’une part car ils
ont permis de financer la rébellion, et d’autre part parce qu’ils sont devenus une motivation
essentielle pour certains acteurs.
Le cours de la guerre est ainsi influencé par les considérations financières : il peut
s’opérer une criminalisation des conflits, c'est-à-dire que les motivations financières peuvent
133
finir par surpasser les considérations politiques. En effet les intérêts financiers de certains
acteurs peuvent les inciter à prolonger une guerre qui leur est profitable.
Au-delà de la question du financement ou de la motivation d’un conflit, l’analyse de
Le Billon est intéressante car il montre que la dépendance, la conflictualité et la possibilité
d’accaparer des ressources (« lootability ») augmentent la vulnérabilité d’un pays au conflit.
Ainsi lorsqu’une ressource est facilement accessible et commercialisable, comme les
ressources « distantes » du centre de pouvoir et « diffuses » sur le territoire, des seigneurs
134
de guerre tendent à apparaître . Les autres modèles sont le coup d’Etat, la sécession
du territoire ou la rébellion. Mais la Sierra Leone est présentée comme un exemple du
« warlordisme ». Voyons à présent comment les diamants ont été utilisés durant la guerre.
2.2. Le trafic illégal des diamants
131
Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20 (2001)
P. 562
132
133
Ibid. P. 585
« The economic agendas associated with the exploitation of resources can also influence the course of conflicts through
their ‘criminalisation’, as financial motivations may come to override political ones. » Ibid. P. 578
134
« T he term ‘warlord’ defines strongmen controlling an area through their ability to wage war and who do not obey higher
(central) authorities. A warlord’s power and ability to keep weak central authorities and competing groups at bay largely depends on a
war economy, which often includes its integration into international commercial networks.» Le Billon, Philippe. « The political ecology
of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20 (2001) P. 575
52
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
Les diamants constituent la ressource principale du pays et, compte tenu de leur valeur, une
ressource disputée depuis le début de son exploitation en 1931. Les diamants exploités en
Sierra Leone en particulier sont d’une grande qualité et donc très prisés. Ils sont répartis de
manière assez égale dans le pays, malgré une concentration importante dans les districts
135
de Kono et de Kenema, à l’est et au sud du pays.
L’exploitation en Sierra Leone débuta en 1931 avec l’arrivée de la compagnie
ghanéenne Consolidated African Selection Trust (CAST), dans le district du Kono, la région
la plus riche en diamants du pays. Alors que la colonie dépendait précédemment de la
ème
métropole, les diamants dominèrent rapidement l’économie ; ils représentaient 3/5
des
bénéfices des exportations.
En 1935, un accord fut signé entre les autorités coloniales sierra léonaises et la
compagnie Sierra Leone Selection Trust (SLST), une filiale de la compagnie monopolistique
136
De Beers, confiant à la société les droits exclusifs d’exploitation du pays pendant 99 ans.
Cependant dès les années 1950, des mineurs illégaux apparurent dans les zones
diamantifères. Ils étaient 75 000 dans le district du Kono au milieu des années 1950. La
main d’œuvre quittait en effet les champs pour les exploitations minières, et la production
137
agricole chuta brutalement.
Alors qu’il était ministre des Mines, Stevens fit un accord avec SLST en 1956 : intitulée
« Alluvial Diamond Scheme », cette mesure populiste réduisit le monopole de la compagnie
étrangère aux régions de Yengema et Tongo, et fournit des licences d’exploitation à la
population locale.
Toutes les zones diamantifères furent également déclarées propriété de l’Etat.
Dans les années 1960, alors qu’il faisait partie de l’opposition au sein de l’APC, qu’il
avait créé, Stevens commença à tenter de criminaliser l’industrie du diamant en défendant
les mineurs illégaux et en instrumentalisant leurs revendications.
Une fois au pouvoir, il s’accapara ensuite les richesses du pays en prenant le contrôle
de 51% des parts de SLST et en créant la Compagnie Nationale d’Exploitation Minière
(National Diamond Mining Company, NDMC), qui nationalisa effectivement SLST en 1971.
Cependant, les gouvernements successifs ne sont jamais parvenus à avoir un contrôle
effectif et efficace de l’industrie du diamant ; il leur importait en effet d’avantage de faire des
bénéfices en s’alliant avec des hommes d’affaires étrangers peu scrupuleux.
Les diamants peuvent être exploités soit en utilisant des tuyaux de kimberlite, qui
requièrent des techniques sophistiquées, ou simplement être dérivés des plaines alluviales.
Ainsi en Sierra Leone, à l’inverse du Botswana par exemple, n’importe quel individu peut
théoriquement tenter de trouver des diamants avec une pelle et un tamis dans les rivières.
Sans gestion efficace de l’Etat, l’exploitation minière illégale florissait, puisque cette
activité nécessite peu de ressources capitalistiques, et son produit est aisément capturé,
transporté et commercialisé clandestinement. De plus, contrairement aux drogues, les
diamants sont légaux et peuvent donc être facilement « blanchis » et introduits dans les
marchés légaux.
135
Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute of
International Relations ‘Clingendael’ (2003)
136
137
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
Ibid.
53
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Or, lorsqu’une ressource, comme les diamants, est facilement accessible, aisément
commercialisable, « diffuse » sur le territoire et « distante » du centre de pouvoir, des
138
seigneurs de guerre émergent et tentent d’accaparer cette ressource.
Tous les acteurs du conflit étaient impliqués dans l’exploitation illicite des mines de
diamants, du gouvernement aux mercenaires employés par lui. Cependant, c’est le RUF
qui contrôlait la majorité des mines, à partir de 1992 et la prise du district de Kono.
Le trafic illégal de diamants permit surtout de financer la guerre. Le RUF avait
régulièrement recours au pillage des villages ou sur les routes, et ses combats ou
sa collusion avec l’armée lui permirent d’obtenir des armes. Certains auteurs insistent
également sur le fait que l’économie des diamants a occulté les autres sources de revenu
du RUF : le cacao, le café ou le bois.
Malgré tout le revenu principal des rebelles provenait évidemment des diamants.
Les diamants pouvaient être vendus à des marchands ou des intermédiaires, comme
les hommes d’affaires libanais, et même à d’autres acteurs du conflit. Mais c’est Charles
Taylor surtout qui permit le passage des diamants par le Libéria et leur blanchiment, par
la vente à des compagnies étrangères peu soucieuses de leur provenance. En échange,
Taylor envoyait au RUF des armes, des munitions, des médicaments, de la nourriture…
Les armes pouvaient provenir de pays tiers (ex-URSS par exemple) et passer par le Libéria
ou le Burkina Faso où elles obtenaient un certificat les « légalisant ». Le transport était
essentiellement routier.
Après les alliances avec les Libanais, les Israéliens, et la compagnie De Beers ; dans
les années 1990 ce sont de petites sociétés, appelées « juniors », qui tentaient d’entrer sur
le marché sierra léonais : par exemple Diamond Works, Branch Energy ou encore AmCan
Minerals. Les deux premières reçurent par ailleurs beaucoup d’attention à cause de
leurs liens avec deux sociétés de sécurité privée également envoyées en Sierra Leone
139
pendant la guerre: Executive Outcomes et Sandline International.
« Big companies and small were colluding in the laundering of stolen diamonds. »
Pourtant, l’industrie du diamant, dominée par la société sud-africaine De Beers, n’a été
que tardivement mise en cause pour ses achats de diamants du RUF, par l’intermédiaire
du Libéria.
140
En effet les compagnies pouvaient se réfugier derrière les failles du commerce mondial.
Les documents d’achat, par exemple, ne mentionnaient que le dernier pays d’où les
diamants avaient été exportés. Ainsi des diamants extraits en Sierra Leone sous la
surveillance du RUF, pouvaient être vendus aux Etats Unis comme s’ils provenaient de la
Guinée. Ainsi malgré des incohérences flagrantes - le Libéria vendait bien plus de diamants
qu’il n’en produisait – le commerce put continuer. Par exemple entre 1994 et 1999, on
enregistra deux milliards de dollars d’exportations provenant des diamants du Libéria alors
que le pays n’avait jamais dépassé les dix millions de dollars de revenue de cette source.
« There was virtually no oversight of the international movement of diamonds. »
138
139
140
141
54
Voir note 138
Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.» 2000.
Ibid. P.2
Ibid.
141
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
Le trafic aurait généré de 25 à 125 millions de dollars par an au RUF.
142
Les diamants de guerre ont représenté entre 4 et 15% du volume global de diamants
dans le monde ; représentant une somme totale de 7,5 milliards de dollars par an. Par
ème
ailleurs, on estime que 1/5
du volume total de diamants est illicite, du fait du blanchiment
143
d’argent, des vols et de l’évasion fiscale.
Le 5 juillet 2000, la résolution 1306 fut votée, interdisant les importations directes ou
indirectes de diamants provenant de Sierra Leone. En septembre, on mit également en
place un système de certification des diamants. Le but était de priver le RUF du marché
lucratif qui lui permettait de prolonger le conflit.
Le Haut Conseil du Diamant en Belgique (Belgian Diamond High Council), largement
impliqué dans le trafic avec le RUF, souhaitait redorer son image et aida à créer la procédure.
Quelque mois plus tard les importations de diamants du Liberia furent également
bannies.
Le processus de Kimberley avait déjà été initié par le gouvernement d’Afrique du Sud en
mai 2000. Inquiets des conséquences potentielles du trafic illégal sur les exportations licites,
35 pays se réunissaient régulièrement pour créer également un système de certification.
Face à l’ampleur du trafic des « diamants de sang », beaucoup de chercheurs et
de journalistes ont fait de la prédation le motif du RUF. Peut-on parler d’une guerre de
prédation ?
« Ours was not a civil war. It was not a war based on ideology, religion or
ethnicity, nor was it a ‘class war’… It was a war of proxy aimed at permanent
144
rebel control of our rich diamond fields for the benefit of outsiders. »
Selon certains, malgré l’existence d’antécédents socio-politiques, la guerre n’aurait pas eu
lieu si le pays n’avait pas été riche en diamants.
« While there is no doubt about widespread public disenchantment with the failing state,
with corruption and with a lack of opportunity, similar problems elsewhere have
not led to years of brutality by forces devoid of ideology, political support and
ethnic identity. Only the economic opportunity presented by a breakdown in law
and order could sustain violence at the levels that have plagued Sierra Leone
145
since 1991. »
Face à l’abondance de thèses concernant les causes premières, les facteurs de
perpétuation, les motivations qui apparaissent au cours de la guerre…, il est difficile d’obtenir
un consensus sur une explication du conflit. Cependant, il nous a semblé qu’une grande
partie de la littérature était focalisée sur l’aspect financier du conflit. Tenter de nuancer
ce propos nous amènera peut-être à surreprésenter le rôle des griefs, cependant il est
important d’essayer de synthétiser les deux approches « griefs contre avidité » pour
présenter un panorama complet des causes de la guerre, originelles et secondaires.
142
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.»
Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3B, P.28
143
144
Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.» 2000.
Déclaration du Président Ahmed Kabbah. Dans : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the
Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
145
Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.»2000. P.1
55
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
SECTION 3 COMPRENDRE LE CONFLIT SOUS
TOUTES SES DIMENSIONS
« Lire la rationalité de l’engagement dans la violence, c’est marier une approche individuelle
146
et collective. »
En effet on ne peut expliquer le conflit en Sierra Leone en restant focalisé
sur les causes structurelles, ou générales, de la violence. Il est intéressant de confronter la
dynamique du groupe et celle de l’individu; d’autant plus dans le cas de la Sierra Leone où
il existe un décalage entre les motivations des chefs et celles, beaucoup plus prosaïques,
des membres de base. Nous proposerons donc une approche globale du conflit, qui prend
en compte à la fois les antécédents socio-politiques, les intérêts mercenaires de Taylor et
Sankoh, et les motivations d’ordre vital pour les membres de base.
3.1. La rationalité individuelle de l’engagement : protection et accès à
des ressources de base
« I t is a grave mistake to infer the motivations of rank-and-file members from
147
their leadership's articulation of its ideological messages. »
Il est d’autant plus risqué de déduire les motivations de la « base » à partir du « haut », quand
les dirigeants ont de larges ambitions, qu’ils manquent d’idéologie et qu’ils ne sont pas
parvenu à convaincre du bien fondé de leur projet. En effet il faut rappeler ici que beaucoup
des membres du RUF ont été enrôlés de force.
Bien qu’ils aient été relativement endoctrinés, leur engagement dans la violence diffère
de toute évidence de celui des chefs. Nous verrons également que finalement la notion
d’enlèvement est ambigüe, puisque les membres du RUF semblent rechercher dans le
groupe l’acquisition de biens primaires, et une protection, qu’ils aient été enlevés ou non.
Les anciens combattants ayant affirmé avoir rejoint le RUF volontairement ont fait le
choix de participer au groupe parmi des choix relativement limités en temps de guerre.
L’engagement dans une faction pouvait apparaitre comme la « moins pire » des options.
148
Humphreys et Weinstein , lorsqu’ils analysent les facteurs déterminants de la
participation à une guerre civile, montrent que les différentes théories ne sont pas
contradictoires, que plusieurs logiques peuvent co-exister dans une même guerre. Ils
établissent trois facteurs d’engagement : les revendications politiques, les motivations ou
avantages individuelles, et la pression sociale. Dans le cas du RUF, la pression de la
communauté ne joua pas de rôle dans l’adhésion, contrairement aux CDF.
Cependant, nous avons vu qu’il existe des divisions sociales et des griefs politiques.
146
147
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 20
Kalyvas, Stathis. « The Ontology of “Political Violence”: Action and Identity in Civil Wars” The American Political
Science Association 1 (2003) P. 44
148
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American
Journal of Political Science 52 (2008)
56
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
Enfin, ce qui nous intéresse ici sont les incitations individuelles : « selective or individual
incentives ». Cette catégorie renvoie aux bénéfices matériels et sociaux recherchés dans
un groupe armé. Il peut s’agir de motivations positives (« pull factors », qui poussent à entrer
dans le groupe) comme l’argent ou l’acquisition d’un statut social ; ou d’incitations négatives
(« push factors », qui poussent à quitter une position) comme la violence qu’il existe hors du
groupe. Ainsi les individus auraient plus de chances de participer à un groupe armé si les
bénéfices qu’ils pensent recevoir dans le grouep dépassent ceux d’un non-engagement, et
s’ils pensent être plus en sécurité dans le groupe qu’à l’extérieur.
« Huge economic benefits can be an important incentive to war-leaders to prolong
conflicts rather than settle them. But to what extend is this true for the often young, ordinary
149
rank and file fighters? » En effet, la base des rebelles ne voyait pas l’accès aux diamants
comme une motivation; leurs préoccupations étaient bien plus terre-à-terre.
1. Because I was not doing anything and there was no person looking after me
I decided to join them and take up arms to fight. I joined the rebels purposely
because of the difficulties we were having. We were suffering too much. The
RUF was encouraging us to help them in their fight so that later we could enjoy
a proper life. 3. Then my friends and I decided to take up arms to fight, just to
survive. 4. There is no job facility. You will see educated youths without jobs, just
moving around. If at the end of the day that particular person hears about some
rebels, he can join them, just to survive. That is why most of these guys decided
to join the rebels, because they were not having jobs. Some were educated, but
they decided to join the rebels instead of sitting down and waste their time. That
is why most of the youths joined the rebels. That is the major reason. Because of
150
lack of jobs.
Selon l’étude statistique de Humphreys et Weinstein citée précédemment, l’engagement
individuel au sein du RUF (et des CDF) a été guidé par des motivations politiques et
matérielles. Parmi les biens matériels, on promettait aux jeunes de l’argent, des objets issus
du pillage, des positions d’autorité, des emplois, des femmes, ou plus simplement de la
nourriture.
Peters et Richards nous disent également : « Joining a militia group is both meal ticket
151
and substitute to education »
Il est intéressant de noter qu’un individu sur 5 déclare qu’on lui a proposé de l’argent,
même s’il a été enrôlé de force. On voit ici, concernant le recrutement forcé, qu’on a pu
jouer « de la carotte et du bâton » en même temps.
Ceux à qui on a proposé de l’argent ou des diamants ont ainsi six fois plus de chances
de participer au combat.
Cependant, il faut insister sur le fait que les biens étaient partagés, parfois gardés par
les leaders, oudisposés hors de l’unité.
149
150
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004)
Ibid. P. 15
151
Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of the
International African Institute
68 (1998)
57
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Les membres de base ne se sont pas engagés pour obtenir des biens de luxe. « Few
youth ex-combatants indicate that they expected to make huge profits out of the war and
152
none indicates that lucre was a motivation to continue fighting. »
Au contraire, les combattants cherchaient simplement à survivre. « Diamonds did
not figure as an important incentive for participation at the individual-level. Instead, more
mundane goods such as bicycles, zinc, or other building supplies were promised to recruits.
(…) Throughout the conflict, the interests of most fighters focused on basic needs—access
to security, food, and education—and not on the political agenda of the movement or on
153
control of lucrative resources. » (Voir Annexe 3, Figure 13)
La moitié des recrues affirme avoir rejoint le groupe par peur de ce qu’il se passerait
si elles n’y participaient pas, témoignant d’un « choix » guidé par le contexte du conflit. En
effet les civils risquaient d’être accusés par les soldats de collaborer avec les rebelles, et
inversement.
Les interviews témoignent ainsi de « fonctions non-politiques » de la violence.
« These non-political functions of violence are of three main types: economic
functions, security functions, and psychological functions. Violence may offer a
range of economic benefits. Participation in violence may also enhance security,
for example (…) where it is safer to be inside an armed unit than outside of one.
Where the state has collapsed of partially collapsed (in other words, where the
state has proven unable to guarantee either economic or physical security for
154
its citizens), a recourse to violence will be particularly likely. »
Les jeunes, en
participant à la violence, cherchaient à acquérir un statut social qu’on leur avait
155
nié. « War was an aspiration to resource-accessing. »
La guerre devint une source d’emploi et de survie. Selon l’enquête de Nathaniel King en
effet, le sentiment général est que si les structures sociales normales d’un Etat avaient été
fournies à la jeunesse (emploi, éducation, santé, etc.), la guerre n’aurait peut-être pas eu
lieu. (Cf. Annexe 3, Tableau 4)
« It is the convergence of local motives and supralocal imperatives that endows
civil wars with their particular and often puzzling character, straddling the divide
156
between the political and the private, the collective and the individual. » En
effet les motivations très prosaïques qui apparaissent individuellement sont le
résultat de décennies de marginalisation de la population par un gouvernement
corrompu.
152
153
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P. 15
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim
Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004)
154
Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium:
Journal of International Studies 26 (1997) P. 799
155
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's
"Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 17
156
Kalyvas, Stathis. « The Ontology of “Political Violence”: Action and Identity in Civil Wars” The American Political
Science Association 1 (2003)
58
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
3.2. La guerre entre griefs politiques, intérêts et motivations d’ordre
vital
Après avoir présenté les aspects fondamentaux du conflit en Sierra Leone, à savoir
l’héritage de la dictature patrimonial de l’APC, la volonté de s’accaparer les ressources, et
l’accès à des commodités de base, on peut affirmer que l’adhésion à la violence relève de
plusieurs logiques : des logiques de frustration et de prédation, et des logiques individuelles
et collectives.
La guerre a effectivement permis à certains acteurs, avant tout à Charles Taylor, de
satisfaire des ambitions économiques. Si certains analystes présentent le soutien du leader
libérien comme une preuve supplémentaire de ses ambitions politiques régionales, Lansana
Gberie affirme qu’il était d’avantage intéressé par le pillage des ressources en Sierra Leone.
Il présente Taylor comme un « warlord » ; « perhaps Africa’s most successful and ruthless
157
158
warlord-politician »
et le RUF comme un « sub-warlord system ».
« It was a classic case of warlord politics – exporting violence for the main purpose of
159
stealing. »
Si l’auteur est bien trop manichéen dans sa description du RUF (« a mercenary
160
enterprise [that] never evolved beyond banditism » ), son argument est néanmoins
intéressant. Il explique que la présence de ressources naturelles n’a pas déclenché la
guerre, mais que les intérêts financiers ont peu à peu pris le dessus sur les griefs, au point
de devenir la principale motivation de la violence.
Cependant Gberie fait du RUF un groupe homogène et le présente comme un ensemble
de « délinquants organisés » (« organised mass delinquency »), avec pour seul but
l’expropriation criminelle. Il semble étrange en effet que l’auteur distingue avec raison
le déclenchement de la guerre et son évolution, mais qu’à aucun moment il ne nuance
son propos concernant la nature du groupe rebelle, dont il présente pourtant les origines
étudiantes.
Le conflit ne devrait pas être analysé uniquement en termes économiques. En effet il est
simpliste de penser que les diamants ont causé la guerre en Sierra Leone seulement pour
un motif de prédation: les ressources ont tout d’abord entraîné des inégalités considérables
dans le pays, marginalisant un peu plus une population exclue, elles ont ensuite permis de
financer la rébellion et de perpétuer la guerre, enfin elles étaient la principale motivation de
quelques leaders.
« Even though the political economy of conflict in Sierra Leone is a critical
ingredient in the country’s problems, these cannot be understood solely in
economic terms. The conflict is deeply rooted in Sierra Leone statehood and
society, and its economic elements draw on and interact with the broader
161
structural situation. »
157
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 187
158
159
160
161
Ibid. P. 152
Ibid. P. 184
Ibid. P. 153
Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands
Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 9
59
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Certes, les thèses qui insistent sur l’économie de la guerre nous incitent à prendre
d’avantage en considération cet aspect “nouveau” (ou amplifié) des rébellions post guerre
froide. Pour autant, le conflit en Sierra Leone trouve ses racines dans les capacités – plus
précisément les défaillances – de l’Etat à l’égard de sa population, et l’aspect économique
ne peut être séparé de l’aspect politique dans cette situation.
La place des diamants dans le conflit a été avant tout de permettre la concrétisation du
groupe de Foday Sankoh (par le soutien de Taylor, attiré par les ressources du pays) puis
de perpétuer l’insurrection grâce au trafic mondial très lucratif des « diamants de sang ». Ce
commerce a été un obstacle à la démobilisation puisque rebelles, politiciens, et hommes
d’affaires ont bénéficié du conflit. « Even though the resort to violence may often initially
be driven by military and political considerations, over time, economic agendas may come
162
to exercise a decisive influence on the form taken by civil conflicts. » L’importance des
bénéfices a crée un cercle vicieux où les acteurs cherchent à perpétuer le conflit.
Le Billon explique que la présence de ressources facilement accessibles influence la
durée de la guerre plutôt que son déclenchement (le déclenchement d’une guerre étant lié
163
aux griefs à propos des ressources).
Ainsi durant la guerre, certains acteurs sont devenus motivés par le conflit lui-même,
dans le but de continuer à acquérir des bénéfices. Sans nier les racines politiques du conflit,
il faut donc reconnaitre les motivations économiques immédiates du groupe.
On peut cependant penser que sans la présence des diamants la guerre aurait tout de
même pu avoir lieu, étant donné l’ampleur des reproches que la population pouvait avoir
envers l’Etat. Pourtant sans la présence d’antécédents politiques, un groupe basé sur la
seule prédation n’aurait probablement pas réussi à mobiliser une insurrection.
« There is no denying of the fact that conflict diamonds have fuelled and
perpetuated the war. But that does not make them the primary cause. A more
plausible explanation is that economic and political exclusion, perceived injustice
and fundamental grievances are at the heart of conflict. (…) [I]f diamonds were
the primary reason for the war why did Sierra Leone not degenerate into civil war
164
until 1991, even though diamonds were discovered in the 1930s. »
Dénoncer la criminalité de l’autre, son sadisme gratuit, c’est dénier toute dimension politique
165
au groupe pour ne retenir que l’acte. Pour autant, il ne s’agit pas non plus de qualifier la
violence du RUF de politique pour lui offrir une justification ou une explication acceptable.
Les conflits contemporains sont plutôt caractérisés par l’interaction de problématiques
économiques et politiques. Il est intéressant de décrypter les relations entre les différents
facteurs de la violence ; de refuser le clivage entre « bonnes » ou « mauvaises » causes et
de prendre en compte tous les éléments expliquant la violence. Sans cela, il est difficile de
proposer des réponses adaptées pour résoudre les crises.
162
Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium:
Journal of International Studies 26 (1997) P. 798
163
Il distingue “resource conflicts”, les conflits à propos des ressources, relevant de griefs et qui peuvent donc déclencher un
conflit; et “conflict resources”, les conflits pour les ressources, relevant de la cupidité, et qui permettent de prolonger la guerre.
164
165
60
Francis, David. « Diamonds and the civil war in Sierra Leone.» The
Courier
ACP-EU (2001) P. 74
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008.
CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE
Dans le premier chapitre, nous avons expliqué l’émergence du groupe, ses origines, sa
composition et ses caractéristiques. Le RUF est ainsi un groupe issu de la marginalisation
de la jeunesse et de l’interaction entre étudiants radicaux et lumpens ; mené par l’alliance
meurtrière de Sankoh et Taylor. C’est un groupe d’une extrême violence, dont les actes
contredisent le discours, obligé de recourir au recrutement forcé.
Dans le second chapitre, nous nous sommes intéressés au débat entre griefs et avidité
pour expliquer l’adhésion à la violence. Notre perspective a été de dépasser les clivages
analytiques pour présenter le conflit comme le résultat de dynamiques socio-politiques,
économiques et prédatrices, à la fois individuelles et collectives. Ainsi le conflit a des racines
dans la négligence du gouvernement, des antécédents utilisés par les hommes avides de
ressources. Les diamants expliquent en partie le conflit, mais pas la violence des membres
de base.
C’est de nouveau à cette échelle individuelle que nous allons nous consacrer pour ce
166
troisième chapitre, cette « sociologie des massacres » en Sierra Leone. Après avoir
examiné la violence extrême du point de vue des victimes, nous allons en effet tenter
d’expliquer la violence des bourreaux, en montrant qu’ils ne sont ni issus d’une « culture »
africaine cruelle, ni sadiques ou fous, mais bien des hommes ordinaires dans un contexte
de pertes des valeurs morales, de désengagement émotionnel.
166
Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides.Paris: Éditions du Seuil, 2005.
61
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENTON BOURREAU ? LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF
« Sierra Leone’s decade-long war may have been aberrant and freakish, but it
was started and managed by ordinary men whose motivations, as well as the
conditions that made it possible for them to play out their terrible fantasies, need
167
to be investigated and understood. »
La guerre en Sierra Leone a été marquée par une extrême violence dont il est difficile de
comprendre les origines. Pourtant comme l’ont démontré plusieurs chercheurs, la violence,
à défaut de la pardonner, peut être expliquée.
Toutes les études récentes sur la brutalité durant les conflits insistent sur le fait que ce
sont des hommes ordinaires qui agissent. La « règle des 80% » démontre que l’homme peut
aisément être amené à commettre des actes de violence extrême, même s’il était réticent
initialement. En effet, sous certaines conditions, 80% d’entre nous participeront aux actes
de violence qui nous sont demandés, 10% demanderont à être assignés à une autre tâche,
168
et 10% seulement refuseront catégoriquement de participer.
Ce constat effrayant a poussé les chercheurs à établir une « sociologie des massacres »
pour comprendre les facteurs nous permettant de commettre des actes anti-sociaux et
immoraux.
169
Ainsi, Christopher Browning s’est intéressé, dans son ouvrage désormais célèbre,
ème
au 101
bataillon de la police allemande (Ordnungspolizei) intégré à l’armée en Pologne
en 1942 et dont les membres, des pères de famille et autres hommes ordinaires, ont
commis des massacres envers les juifs. Pourtant, la police ne réalisait pas ici ses fonctions
habituelles.
Les interrogations de Browning sont les suivantes:
« Comment ces hommes sont-ils devenus des meurtriers de masse ? Que s’estil passé dans leur unité quand ils ont tué pour la première fois ? Avaient-ils
d’autres choix ? Si oui, lesquels, et comment ont-ils réagi ? Qu’est-il arrivé à ces
hommes au fur et à mesure que la tuerie s’est étirée d’une semaine à l’autre, d’un
170
mois à l’autre ? »
167
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 4
168
169
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008.
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale
en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994).
170
62
Ibid. P. 82
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
Il s’agit précisément de comprendre comment des individus non enclins à la violence
peuvent tout à fait s’y habituer. Aussi, la thèse de Browning est que différents facteurs ont
permis au bataillon de tuer : l’effet de groupe, la conformité à l’autorité, la distanciation, etc.
L’historien montre également qu’après le massacre initiatique de Josefow, les hommes se
sont aisément transformés en tueurs ; ceux qui continuaient à refuser de participer étant
minoritaires.
L’œuvre fascinante de Browning montre les capacités humaines à l’inhumanité et nous
permet de dépasser les préjugés simplistes et l’incompréhension face au massacre.
171
Dans un ouvrage tout aussi brillant, Hugo Slim entreprend également de montrer le
processus par lequel des individus se transforment en tueurs.
« It is not enough just to persuade people of the reasons to kill and hurt civilians,
172
they need to be made to do it. »
Dans son ouvrage il s’intéresse aux forces sociales, émotionnelles et psychologiques qui
permettent le massacre de civils par d’autres civils. Il insiste sur le fait que ceux qui tuent sont
« comme vous et moi », mais des conditions particulières les font participer à la violence, et
finir par s’y habituer. Ces conditions reposent toutes sur notre nature humaine. La morale
et les valeurs que l’on nous a inculqués doivent être annihilées, ou du moins effacées, le
temps du massacre. Dans le processus, les individus finissent par se sentir autorisés à agir.
A la fin, la violence leur apparait comme normale.
« Our normal inhibitions have to be overcome. (…) We have to feel permitted
and enabled to do things we would not usually do. Then, we have to get used to
173
doing them. »
Aussi on peut faire le constat que l’homme peut avoir des valeurs fortes et tout de même
s’engager dans des actes qu’il jugeait auparavant inacceptables.
« [L]a morale qui guide les actions de l’homme n’a pas son fondement en lui,
mais dans les structures qui l’entourent. Que celles-ci se transforment et tout
174
devient possible, même l’horreur absolue. »
Selon Slim, les conditions nécessaires au massacre sont : la justification du massacre, la
déshumanisation de l’ennemi, la conformité à l’autorité et l’obéissance, la distanciation, l’état
second, l’effet de groupe, la répétition, et le déni. C’est l’ensemble de ces conditions que
nous allons à présent examiner, puisqu’elles ont toutes joué un rôle plus ou moins important
dans l’exécution des massacres en Sierra Leone.
ème
Le cas du RUF est d’autant plus intéressant que, parallèlement au cas du 101
bataillon de la police, les individus qui deviennent bourreaux n’ont aucune « prédisposition »
à le devenir, c'est-à-dire ici qu’ils ne sont pas fortement idéologisés. Dans le cas du
RUF en effet, la plupart des combattants étaient enrôlés de force (même si la notion de
recrutement forcé peut revêtir différentes réalités), et ne souhaitaient donc pas initialement
participer au conflit. Comment comprendre alors l’engagement dans le massacre et surtout
la normalisation de la violence ? En effet si l’individu était initialement réfractaire à la
participation au groupe, comment est-il amené à s’habituer à la participation à la violence
171
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008
172
Ibid. P. 213
173
Ibid. P. 215
174
Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011)
63
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
extrême ? Tous les groupes armés ne se caractérisent pas par une violence extrême, mais
en l’occurrence il ne s’agit pas seulement de s’habituer au combat mais au massacre, ce
qui semble donc d’autant plus incompréhensible pour des individus mobilisés de force.
Au sein du nouveau groupe social que constitue le RUF, les recrues se voient
débarrassées des normes culturelles et sociales qu’on leur avait inculquées. Ces normes
sont remplacées par de nouveaux principes, très éloignés de ce qui est habituellement jugé
acceptable.
« It was a form of inculcation, which included elements of physical and
175
psychological torture as well as indoctrination. »
Dans ce chapitre nous nous intéresserons donc aux conditions qui ont permis aux membres
du RUF de commettre des massacres et de s’y habituer. Nous distinguerons tout d’abord
l’acquisition de bénéfices, matériels et surtout psychologiques. Il sera intéressant de voir
ensuite quel rôle ont joué les chefs dans la banalisation de la violence, par l’endoctrinement
et la peur. Enfin, nous verrons que la socialisation « de fortune », l’usage de drogues et la
répétition, font de la violence un élément normal dans l’esprit de l’individu.
SECTION 1 L’ACQUISITION DE BÉNÉFICES
SYMBOLIQUES
1.1. « I felt so good at that time because I was superior. »
176
On l’a vu précédemment, participer au groupe peut permettre d’obtenir des biens matériels
et une protection. On promettait aux recrues des bénéfices financiers, sociaux et politiques.
Séparés de leur famille et peu éduqués, beaucoup des recrues pensaient que tisser des
liens avec le RUF leur permettrait d’obtenir des gains matériels et de changer de statut
social. Les jeunes voyaient alors dans le mouvement une source de survie.
I was told . . . that if the rebels succeeded, Foday Sankoh [the leader of the RUF]
would compensate each and every one of us with money. I was happy about this.
[It] gave me confidence and trust to fight with the rebels. They said we were all
going to occupy very important positions in the government at the end of the
177
war . . . This gave us the motivation to fight.
Et effectivement, la « mobilité sociale » au sein du RUF est très rapide, c'est-à-dire que
les recrues pouvaient facilement être promues au rang de commandants. La promotion
dépendait des aptitudes au combat (notamment de la cruauté) et du dévouement de
l’individu au groupe. Aussi, des enfants pouvaient mener des membres bien plus âgés. Ce
système contrastait largement avec le système de promotion habituel en Sierra Leone, dans
175
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 530
176
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006)
177
64
Ibid. PP. 244-260
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
lequel un individu qui ne connaissait pas les « bonnes personnes », qui n’avait pas de liens
de patronage, ne pouvait jamais changer de statut social.
[P]lenty of others have turned to agba [become leaders] in the movement. The
RUF promotes by ability, so some have really joined. (…) Small boys can be
promoted above you. Some were my juniors at school. A small boy can order you
178
“fuck you, go get water for me”. He is your superior.
Cette idée nous permet de voir un aspect important de l’acceptation de la violence grâce
aux bénéfices, à savoir le statut de puissance qu’acquiert la recrue. Ce statut s’accompagne
surtout d’un sentiment de puissance, non seulement envers les autres recrues pour les
« commandants », mais aussi plus généralement envers les filles ou les victimes.
Un quart des membres du RUF interrogés par Humphreys et Weinstein indique avoir
179
« reçu » des femmes une fois dans le groupe.
If you carried out amputations and were very brave in combat you were offered
promotion . . . I became a commander and I had fifty children to command. As a
commander, you got to choose the girl that you liked and wanted to be with. Girls
180
were used as gifts. I had three wives.
Once I became a commander, I could
choose any girl that I wanted [as a wife] . . . If they weren’t willing to have sex with
me . . . . I would force them . . . . I felt good. A woman is there to pleasure every
man . . . Women who were just captured were always afraid and so I knew that
181
she [sic] would obey me. I felt more powerful because she was afraid of me.
Le sentiment de puissance est largement lié à la possession d’armes. Armés, les rebelles,
même enfants, pouvaient donner des ordres à la population. Les jeunes parlent également
du sentiment d’être respecté. « The psychological functions of violence may include a sense
of power and status from the possession of arms and the ability to command others (or
182
even take away their lives). »
I always felt powerful with my gun . . . . When you have a gun, you can force
anyone to do anything for you. You can even capture five big men if you have a
gun. Otherwise who was going to listen to me as a small boy? If you were without
183
a gun you were shit.
I was elected as ‘head girl’. I felt very good about this . . .
178
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P.
28
179
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim
Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004)
180
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) PP. 244-260
181
182
Ibid.
Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium: Journal
of International Studies 26 (1997) P. 799
183
Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and
Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 251
65
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
I would delegate who would do what chore and they had to listen to me . . . I liked
184
it . . . I had more power in the camp than I had in the bush.
Au sein du RUF on constate que les recrues, souvent encore mineures, passent du statut
de victimes à celles de bourreaux ; la peur et la confusion laissent place à un sentiment de
fierté. Face au plaisir que ressentent les jeunes rebelles, on peut se demander s’il existe
une jouissance du meurtre.
185
1.2. « Le plaisir de tuer existe-t-il ? »
Mes jambes avaient été entaillées au rasoir, et dans les blessures, on avait frotté
de la cocaïne. Je me suis senti alors comme une grande personne. Les autres
186
gens me semblaient des poulets, des rats. J’avais envie de les tuer.
Avec le temps, les actions des membres du RUF relevaient de leur propre initiative. Les
jeunes semblaient devenir pervers.
Comme le montre Hugo Slim, durant la guerre du Vietnam par exemple, les combattants
exprimaient une jouissance presque sexuelle ; ils semblaient par ailleurs eux-mêmes
faire cette comparaison. Les viols apparaissaient également comme un élément de
187
« camaraderie » (« bonding ») valorisés par les combattants.
We had very crude machetes… We refrained from using sharp ones because we
believed that more pain would be inflicted if we used dull ones. On one of our
amputation days, I was given a lot of people to do the amputation operation on…
We normally asked [victims] whether they wanted long or short sleeves. The long
sleeve amputation was just above the wrist and the short sleeve was above the
elbow. After I asked the man what sleeve he wanted, he begged that I kill him at
once. But I considered killing not to have a very big effect because when once the
188
person died, everything was finished.
Selon Xavier Crettiez, le plaisir de tuer peut relever soit de la névrose criminelle, de la
189
construction de soi par la violence ou d’une personnalité autoritaire.
Tout d’abord, seule une minorité de criminels tuerait pour le plaisir. Ensuite, la thèse de
Weviorka établit que dans certaines situations, l’individu peut donner du sens à son parcours
190
par la violence. Il établit alors cinq cas de figures. Dans le cas du RUF, le seul élément
de la thèse que l’on puisse rapprocher au groupe est la notion de « non-sujet », c'est-à-dire
d’exécutant passif d’une autorité qui s’exonère ainsi de ses actes. (Cf. infra)
184
185
186
Ibid.
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 77
Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000.
187
188
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008.
Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and
Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 250
189
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. PP. 77-78
190
66
Le sujet-flottant, l’hyper-sujet, le non-sujet, l’anti-sujet et le sujet en survie.
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
Théodore Adorno quant à lui parle de « personnalité autoritaire ». L’hypothèse est que
l’éducation de certains individus crée chez eux un caractère violent. Les auteurs sensibles
à cette idée émettent l’hypothèse que des tendances enfouies dans la personnalité
de certains individus en font des fascistes potentiels très sensibles à la propagande
antidémocratique. Les impulsions agressives sous jacentes de ces personnes seraient
libérées et deviendraient légitimes dans la lutte contre des groupes extérieurs définis. John
Steiner et sa notion de « dormeur » explique également que les tendances violentes de
certains individus resteraient latentes jusqu’à ce que des conditions propices leur permettent
de s’épanouir.
Tout comme Browning, on peut se demander si certains individus seraient
anormalement enclins à la violence et auraient pu ainsi exprimer leur nature grâce à
l’insurrection du RUF.
Il serait cependant naïf de penser que seuls des individus sadiques peuvent éprouver
du plaisir en tuant. En effet, la cruauté est d’origine sociale bien plus que caractérologique ;
et ce ne sont pas les personnalités qui sont en faute dans la cruauté humaine.
Ainsi Hannah Arendt, dans un ouvrage célèbre mais aujourd’hui assez critiqué, a voulu
montrer que les individus qui massacrent ne sont pas mauvais par nature, en parlant de la
« banalité du mal ». Elle présente Adolf Eichmann comme un individu normal qui exécutait
les actes qui lui étaient attribués sans réfléchir, par manque de capacité à penser.
Dans l’expérience pénitentiaire de Stanford, réalisée par Philip Zimbardo, ce dernier
démontre que des comportements cruels apparaissent chez des individus normaux dès lors
qu’ils sont placés dans des conditions exceptionnelles.
En 1971, ce professeur à Stanford cherchait à étudier le milieu carcéral en effectuant
une expérience de psychologie consistant à placer des étudiants volontaires dans le rôle de
prisonniers et gardiens pour étudier leurs interactions. Les volontaires étaient tirés au sort
pour désigner qui serait gardien ou prisonnier. L'expérience devait durer 15 jours, elle fut
arrêtée au bout du sixième jour en raison de l'escalade de la violence. Près d’un tiers des
gardiens en effet faisaient progressivement subir des humiliations et pressions de plus en
plus fortes aux faux prisonniers, qui par ailleurs finissaient par accepter leur sort. Surtout,
personne n’incitait les étudiants à être particulièrement violents. Près de la moitié s’appliqua
à suivre les règles, sans faire preuve de cruauté. Et seul 20% des étudiants se révélèrent
être de « bons » gardiens. Cette expérience a permis de démontrer que l’accession au
pouvoir influence l’individu et sa perception du bien et du mal.
Plus que le plaisir de tuer en soi, c’est le sentiment de pouvoir qui influence en effet
les individus au sein du RUF.
« The sudden power to do what one feels or perceives as the right thing to do
has been an important factor in the decision of youth combatants to stay in
factions. For the first time in their lives they felt they were being taken seriously
191
and listened to. »
Comme on l’a vu, l’impression d’être quelqu’un d’important semble d’autant plus valorisée
que les jeunes, avant la guerre, n’étaient pas réellement considérés comme dignes de
respect, ni même comme une catégorie sociale à part entière. La guerre constitue une
sorte de passage accéléré à l’état adulte, puisque soudainement les autres s’intéressent
aux demandes de ces jeunes.
191
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P.
27
67
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
« By perpetrating violent actions and asserting power over others, and by
accumulating resources through coercive means, youth often attain a sense of
192
personal empowerment and heightened social status. »
Avant de parvenir à ce sentiment de plaisir, les individus doivent s’habituer à la violence.
C’est la « levée des inhibitions » qui transforme le meurtre, de tabou, à moyen de jouissance.
« La violence est fortement libératrice avant tout du corset social qui interdit le meurtre et
193
plus encore la cruauté ; c’est une fête jouissive et libertaire. »
SECTION 2 LE RÔLE DES CHEFS
Les chefs du groupe jouent un rôle crucial dans la transformation de ses membres en
bourreaux. Foday Sankoh avait l’habitude de se présenter comme un sauveur auprès des
recrues, pour leur donner le sentiment qu’ils lui étaient redevables. Plus encore, c’est à la
fois par la terreur et l’endoctrinement que les chefs parvenaient à faire des recrues de bons
tueurs.
2.1. L’incitation à la violence
Les jeunes subissaient à la fois un entraînement militaire et un endoctrinement idéologique.
Il existait des camps d’entrainement dans les forêts, particulièrement utiles pour les
nouvelles recrues enrôlées de force. On y initiait les membres au maniement des armes ;
toutes sortes d’armes, notamment des fusils AK47 et AK58, et des armes légères faciles
à utiliser par les enfants.
We were trained by jogging over long distances. We were taught to assemble,
load and shoot guns, dodge enemy fire, how to disarm captured enemies and
194
how to lay ambush.
I was trained how to use the gun and to dismantle a gun
quickly and how to set an ambush . . . We were told to fire on people above the
waist. This would ensure that they would die. If we just wanted to intimidate
people and not kill them, we were trained to point the gun in the air. This was
195
important because we were told not to waste any cartridges or ammunition.
L’endoctrinement consistait en des sortes de cours sur la nécessité de renverser le
gouvernement de Momoh. Comme on l’a vu avec le manifeste du RUF, il s’agissait avant tout
de propos populistes. Le recours à la propagande, aux cours et aux chansons idéologiques,
poussait les jeunes à se sentir importants en tant que participants de la noble cause.
We rested for one day, then they called us to a lecture. They said, 'If we write
about bad things in the country nothing will happen, so we have brought you
192
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) P. 256
193
194
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 76
Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and
Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 250
195
68
Ibid.
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
inside the revolution to act to make bad things stop.' They showed us plenty of
things that had to happen ... They said there is no freedom, no medical attention,
196
no better roads. . . The system is rotten.
Comme le montre Browning, le passage de victime à bourreau nécessite que les leaders
créent une vision du monde polarisée et un combat un « nous » et un « eux ». Par la
propagande, les chefs créent un ennemi à combattre. « La guerre n’abolit pas les catégories
morales, comme on pourrait le penser, elle en déplace le champ d’application. Aussi
longtemps que le soldat agit dans les limites de ce qui est considéré comme nécessaire, il
197
juge son action légitime, même quand il s’agit d’actes d’une brutalité extrême. »
Aussi la violence extrême était justifiée par la cause noble, renverser le gouvernement
pour améliorer la situation en Sierra Leone. On peut constater cet élément dans la
justification des massacres : les massacres étaient justifiés par la collaboration supposée
des victimes avec les soldats, leur lien de parenté avec un, ou encore leur soutien au
ème
gouvernement. Cependant dans le cas du RUF comme dans celui du 101
bataillon, ce
facteur a joué un rôle limité, on ne retrouve pas tout l’imaginaire et le discours des autorités
à l’œuvre en Allemagne ou au Rwanda par exemple.
Au-delà de l’endoctrinement, les chefs jouent un rôle car ce sont eux qui établissent la
discipline du groupe et les règles qui le régissent.
« La violence exercée par une armée au quotidien ne dépend pas des individus
qui la composent. Croire à la capacité individuelle de se contrôler serait
méconnaître la dynamique psychologique des combats. Bien plus décisive est la
discipline insufflée d’en haut. Des crimes de guerre sont commis dans presque
tous les conflits de longue durée. C’est l’attitude des chefs à leur égard qui fait la
198
différence… »
Dans le cas du RUF, les commandants encourageaient la participation de leurs hommes aux
massacres, et l’ordonnaient même. La violence était également célébrée. Le témoignage
suivant montre que, tout comme les civils étaient forcés à chanter ou danser pour le RUF
(voir supra), les recrues étaient invitées à célébrer les massacres.
[After committing violence] commanders told us to sing and laugh . . . to show
that we were happy over a job well done. They did not want to see anyone
showing sadness . . . It showed that [killing] was a good thing—we were brave
199
enough to withstand killing and we were prepared to kill at all times.
«D
evenir tueur de masse suppose certainement une transformation psychologique
profonde. Cette levée des inhibitions est rendue possible par l’attitude de leurs
supérieurs hiérarchiques qui leur font comprendre qu’ils ne seront pas inquiétés
196
Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of the
International African Institute
197
68 (1998) P. 204
Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011) P. 66
198
Ibid. P. 67
199
Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and
Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 251
69
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
pour ce qu’ils s’apprêtent à commettre. Le sentiment d’impunité joue assurément
200
un rôle important, du moins comme facteur déclencheur du passage à l’acte. »
Les chefs jouent un rôle dans l’inversion des normes qui se produit : l’impunité se transforme
en règle et légitime l’action autrefois jugée comme le crime.
Les chefs établirent également une atmosphère de terreur qui forçait les individus,
ironiquement, à tuer pour survivre.
2.2. Atmosphère de terreur et conformité à l’autorité
Sous ses airs de vieil homme, Foday Sankoh a toujours eu une réputation redoutable. Les
témoignages d’anciens combattants indiquent qu’il était respecté et redouté de tous.
« It was a similar spectacle, of decrepit old men appearing in court helpless and
innocuous but who had committed unspeakable acts of cruelty and destruction,
that moved Hannah Arendt, writing of Nazi Germany, to remark famously on the
201
‘banality of evil’. »
Les jeunes enrôlés de force réalisèrent rapidement que s’ils tentaient de fuir ils seraient
tués, ou même lynchés par la population (le RUF s’en assurait d’ailleurs en tatouant les
nouvelles recrues).
The rebels attacked my village and I was separated from my parents . . . [They]
threatened to kill me if I made any attempt to run away. I didn’t want to die so I
202
joined them.
Les chefs, sur le terrain, faisaient preuve de « persuasion coercitive » (« coercive
203
persuasion »). Parallèlement aux bénéfices et à l’endoctrinement, les chefs ordonnaient
aux membres de massacrer, sous la menace.
On nous a donné l’ordre de tuer tous les civils qu’on rencontrerait. Tout
combattant ou tout enfant soupçonné de ne pas vouloir le faire était sauvagement
battu. On nous a dit d’aller terroriser les civils par tous les moyens possibles.
(…) Une fois, un enfant a demandé au chef la raison de ces tueries. Il lui a été
répondu que les civils soutenaient le gouvernement du président Kabbah. Pour
avoir posé cette question, Sheriff Kabia, qui avait dix-sept ans et était connu sous
204
le nom de "Crazy Jungle", a été tué.
Les membres du RUF faisaient régulièrement l’objet d’abus et d’actes de cruauté de la part
de leurs chefs. En ce sens, ils étaient à la fois victimes et bourreaux. La menace de violence
planait toujours sur eux, et était entretenue par la violence verbale.
200
Sémelin, Jacques. « L'utilisation politique des massacres.» Revue internationale de politique comparée1 (2001)
201
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. PP. 3-4
202
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006)
203
204
70
Ibid.
Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000.
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
« Violence as a feature of daily interaction that inculcated deep-seated fear and
205
unquestioning compliance among young recruits. »
Au-delà de l’obéissance aux ordres, Browning s’est intéressé à l’obéissance à l’autorité tel
que l’entend Stanley Milgram : « la déférence comme résultat du processus de socialisation,
une tendance de comportement profondément enracinée à se plier aux directives de ceux
qui se trouvent placés plus haut dans la hiérarchie, jusqu’à commettre des actes répugnants,
206
en violation flagrante des normes éthiques universellement admises. »
L’expérience très connue de Milgram a testé la capacité à résister à l’autorité quand
celle-ci n’est soutenue par aucune menace coercitive extérieure. Cette expérience fut
réalisée dans les années 1960 au sein de l’université Yale. Il s’agissait de voir si des
individus incités à émettre des décharges électriques de plus en plus fortes envers d’autres
individus (en réalité des comédiens qui simulent des cris) par un représentant de l’autorité
(un médecin en l’occurrence) finiraient par résister aux ordres. Milgram établit une série de
facteurs : la socialisation (la présence d’autres personnes dans la pièce), les dispositifs de
récompenses et de châtiments… Par exemple, lorsque la personne qui subit les décharges
est présente dans la même pièce, les individus ont plus de difficultés à émettre des chocs
importants, etc. De manière générale cette étude a suscité l’effroi car « [l]es humains,
207
conclut-il, sont menés au meurtre sans grande difficulté. »
Dans le cas du RUF, on peut estimer qu’il s’agissait d’avantage d’obéissance que de
conformité. En effet, alors que la conformité provient d’une motivation interne (de la légitimité
de la source d’autorité et du respect que l’individu a pour elle) ; l’obéissance ne dure quant
à elle que le moment de l’oppression.
L’obéissance fournit également un moyen de déculpabilisation, une forme de
soulagement car l’individu n’est plus responsable de ses actes.
« Forced to do things, we are freed from the responsibility of doing them. »
208
Il faut noter ici que les anciens combattants, après le conflit, se sont empressés de se
présenter comme des recrues involontaires, car sur le plan moral et légal ils n’étaient alors
plus autant responsables de leurs actes.
Obligé d’obéir, c'est-à-dire de tuer, l’individu ne réfléchit plus à la moralité de son action.
Si son sens de la morale ne disparait pas forcément, il se déplace pour ne s’intéresser qu’à
l’exécution correcte de l’ordre qui lui est imposé. Il est alors préoccupé par l’image que le
chef aura de lui et cherche à se montrer digne des attentes de celui qui représente l’autorité.
La terreur des chefs n’est pas le seul élément à expliquer le passage d’homme ordinaire
à tueur. Bien plus significative est l’atmosphère du massacre : l’utilisation de drogues, l’effet
de groupe et la banalisation de la violence permettent le maintien de la violence extrême.
L’individu est soumis a une double pression : celle, verticale, de l’obéissance, et celle,
horizontale, de la conformité au groupe.
205
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation
Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 530
206
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en
Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 253
207
208
Ibid. P. 255
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008. P. 221
71
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
SECTION 3 L’ATMOSPHERE DU MASSACRE
« Quand s’ouvre un espace pour la violence, même les bons pères de famille
209
perdent rapidement leurs derniers scrupules. »
Le RUF constitue en effet un nouvel espace de socialisation aux standards moraux bien
210
différents, une « culture de la violence et de la terreur » . Pris dans ce nouvel espace social,
les valeurs de l’individu s’effacent, remplacées par une vision du monde où la notion de mal
n’a plus la même signification. On peut penser ici à Sémelin qui indique qu’une situation de
huis clos est l’un des éléments favorisant le massacre. « Le massacre suppose le huis clos,
créé par le bouclage du lieu où l’action doit se dérouler. À l’intérieur de cet espace fermé,
tout devient possible : la violence peut excéder toute limite. Le huis clos est une condition
de la barbarie. C’est pourquoi les contextes de guerre et de révolution sont si propices à
211
la commission de massacres. »
Tout d’abord, pour que les actes de violence soit plus aisés à réaliser, l’usage de
drogues était récurrent au sein du RUF.
3.1. Devenir autre : usage de drogues et état second
Hugo Slim parle en effet de la nécessité d’entrer dans un état d’esprit particulier pour
commettre les atrocités. Cette état second, ou « altered state », s’atteint habituellement par
des rites et par le recours à des drogues
« Entering an altered state of some kind is perhaps the most effective means of
212
moral distancing in war. »
Par cet usage, les individus ont l’impression d’être autres, et de pouvoir alors agir
différemment. Les drogues apparaissent comme un moyen rapide de désinhiber les
individus.
213
30% des membres du RUF affirment en effet avoir régulièrement reçu de la drogue.
De nombreux témoignages montrent que les combattants étaient contraints d’absorber
de l’alcool ou de la drogue avant d’aller au combat. L’ensemble des factions armées ont
adopté cette pratique afin de leur faire perdre leurs inhibitions aux membres, notamment
aux enfants, de façon à les inciter à la violence.
Quand je tuais, j’avais l’impression que ce n’était pas moi qui faisais ces
214
choses.
Après avoir pris de la cocaïne, je n’avais plus peur de rien. Ça me
215
donnait le goût du sang.
209
210
211
212
Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011) P. 66
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 121
Sémelin, Jacques. « L'utilisation politique des massacres .» Revue internationale de politique comparée 1 (2001)
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008.
213
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim
Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004)
214
Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000.
215
Ibid.
72
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
Les anciens combattants déclarent avoir fumé de la marijuana, reçus des injections
d’amphétamines, pris de la cocaïne ou encore de la poudre à canon. Ceci est renforcé par
l’usage de noms de guerre, de tatouages, scarifications… L’usage de drogues a permis la
désensibilisation des membres du RUF. Ils atteignent alors un état second où tuer perd tout
son caractère interdit.
3.2. Le RUF : une famille de substitution
Dans la plupart des analyses, la socialisation du groupe apparait comme une raison
essentielle du maintien de la violence extrême. « C’est le groupe qui métamorphose les
216
individus en tueurs. »
Crettiez parle par exemple des « logiques de groupe » : en clandestinité notamment,
l’individu perd les bonnes morales fournies par son entourage primaire et la survie du groupe
217
le pousse à des actes radicaux.
Browning parle également de l’« esprit de corps, l’identification élémentaire de l’homme
en uniforme avec ses frères d’armes et l’extrême difficulté qu’il éprouve à faire cavalier
218
ème
seul. »
Concernant le 101
bataillon, bien que les hommes se connaissaient peu, les
idées de lâcheté, de faiblesse ou d’abandon des camarades apparaissaient régulièrement
dans les témoignages analysés par Browning.
Dans le cas de la Sierra Leone, c’est d’avantage la socialisation de substitution que
constitue le RUF, plutôt que la pression et le regard des pairs, qui joue un rôle essentiel
dans le maintien de la violence.
Le RUF est devenu une nouvelle famille pour beaucoup, notamment du fait que le
plupart avait été enlevé et se retrouvait donc loin de leurs proches. Etant donné l’âge des
combattants et le recrutement important d’enfants, beaucoup ont grandi au sein de ce
groupe.
219
« The company of comrades-in-arms becomes a family substitute. »
« Once
under the control of the RUF, most boys came to regard the RUF as a surrogate
220
family. »
Après une rupture violente avec leur communauté d’origine, on rappelait continuellement
aux membres enlevés qu’ils ne reverraient plus leur famille. On incitait notamment les
enfants à oublier leur famille.
Certains enfants se mirent au service des commandants en échange de leur protection.
Le RUF fut l’espace d’un nouveau type de patronage entre commandants et recrues.
216
Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions du Seuil, 2005. P. 288
217
218
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 72
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale
en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 125
219
Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of
the International African Institute
220
68 (1998) P. 187
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of
Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) P. 256
73
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
The rebels tried to make me forget about my family. They told me my parents
were dead and that the commander should be my new dad . . .My commander
took me wherever he went—this was to make me forget about my parents
221
gradually.
Il existait des mentors, c’est à dire des membres ayant rejoint le groupe longtemps
auparavant et considérés capables de servir de modèles.
Mais le lien d’attachement qu’il pouvait exister entre un commandant et un rebelle était
également basé sur la pression physique et psychologique. Nous avons vu en effet que
les relations entre chefs et membres de base étaient avant tout fondées sur la terreur et
l’autorité.
L’esprit de corps était entretenu par les combats mais également par les tâches
bénignes que les rebelles effectuaient. Selon leur âge et leurs capacités physiques, les
rebelles devaient surveiller les postes de contrôle, aller chercher du bois ou de l’eau, porters
les munitions, ou encore servir de gardes du corps. « This contributed to the boys’ sense of
222
personal self-worth and the esprit de corps that developed among them. »
Les enrôlés de force finirent par s’identifier aux rebelles. Évoluant dans le même groupe
depuis leur enlèvement, et sans contact avec l’extérieur, les recrues ne percevaient plus le
RUF comme l’ennemi.
Dans la nouvelle « communauté » que constituait le RUF, les structures traditionnelles
étaient remplacées par des logiques militaires rigides et de nouvelles valeurs de
détachement, de cruauté et de terreur.
Un autre élément de rapprochement était les tatouages, généralement réalisés de
manière collective, après une bataille victorieuse par exemple. Ils servaient à définir le
groupe, par opposition aux ennemis à l’extérieur, et à promouvoir la cohésion dans le
groupe.
« The rituals of tattooing not only symbolized the boys’ allegiance to the RUF, but
also served as a form of social control, demarcating clear boundaries between
the ‘‘in group’’ (the RUF) to which they were bound, and the ‘‘enemy’’ (the
Kamajors, ECOMOG, and the Sierra Leonean army) who posed a threat to their
223
existence. »
On peut estimer que la socialisation au sein du RUF reflète la culture traditionnelle et les
pratiques d’initiation. Durant l’initiation en effet, on retrouvait l’enlèvement, le recours à la
terreur, l’obéissance, l’usage de « noms de guerre » ou de tatouages…
Au sein du movement, les membres s’estimaient et voulaient contribuer à la réussite
du groupe qui était devenu une sorte de famille. Tout comme l’obéissance aux ordres,
la conformité au groupe engendre une dépersonnalisation des actes et une dilution de la
responsabilité individuelle du combattant; les actes sont perçus sous le prisme de l’action
collective car l’identité collective prend le dessus sur toutes les autres.
3.3. La banalisation de la violence par la répétition
221
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 104
222
223
74
Ibid.
Ibid.
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
En combien de temps un homme normal devient-il une machine à tuer ? Il semble que
quelques jours durant lesquels l’individu est amené à observer et à perpétuer des meurtres
lui suffisent à s’habituer à la violence. Selon Hugo Slim, la répétition est l’un des instincts les
plus puissants de l’homme, et donc en l’occurrence le plus dangereux, puisque « comme à
224
tant d’autres choses, on [peut] s’habituer à tuer. »
Dans son ouvrage, Browning montre jusqu’à quel niveau s’étend non pas seulement
l’obéissance mais bien l’adhésion progressive des membres du groupe, ici des policiers du
ème
101
bataillon. L’adhésion des hommes est illustrée par le comportement du bataillon
après les missions. En effet, alors que la première soirée reflétait un traumatisme, durant
les suivantes les policiers parviennent à discuter des opérations, voire à en rire. Browning
note une évolution des comportements et l’émergence d’un certain plaisir, ou tout au moins
d’une désensibilisation, d’un désengagement affectif de la part des policiers.
En fait, après le massacre initiatique, la tâche devient aisée. « Pour beaucoup, la phase
d’accoutumance dure à peine quelques jours, après quoi ils s’acquittent de leur tâche sans
225
difficulté.»
Par la répétition, nous normalisons les choses et finissons par les réaliser sans avoir à
y réfléchir. D’autant que la violence, lorsqu’elle n’est pas perpétrée par les membres, leur
est constamment exposée.
Slim montre également que, par le phénomène de « contagion », des personnes
victimes de violence peuvent devenir violentes elles mêmes. C’est le cas de nombreux
membres du RUF qui ont été enlevés dans des circonstances très difficiles et subissaient
des abus même après leur enlèvement.
La répétition permet de faire de l’inacceptable une norme. A force de voir et de
commettre des atrocités, les individus perdent toute sensibilité à l’horreur. La violence
devient normale, et la terreur laisse place à l’indifférence et à la connivence. Immergé dans
un environnement social qui rationnalise la violence, la brutalité est banalisée.
As time went on and the killing happened every day, we all became used to it.
226
After some time, the violence became part of me.
Killing was an acceptable
227
thing to do… we just considered it normal.
228
Kelman parle de routinisation de la violence: à mesure qu’ils sont exposés à la violence
(qu’ils observent ou qu’ils pratiquent), les individus ont l’impression d’effectuer une tâche
routière, presque un métier. L’acte perd son caractère brutal pour devenir banal.
La normalisation de la violence est également facilitée par le langage euphémisant
régulièrement utilisé durant les massacres. En effet un nouveau langage est créé pour
coïncider avec la création d’une nouvelle réalité, celle de la tuerie. Dans le cas de la
Sierra Leone, les rebelles parlaient de « manches », courtes ou longues, concernant
les amputations, ou encore de « lavage » pour le meurtre. Le langage de la torture
224
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en
Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 144
225
Ibid.
226
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 121
227
Ibid. P. 126
228
Kelman cité par Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010.
P. 126
75
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
est un langage fait d’euphémismes, d’humour noir, et d’ironie cruelle. Les atrocités sont
transformées en actes ludiques, les individus sont désensibilisés à la brutalité de l’action.
La création d’un langage particulier crée également une culture commune au groupe.
Sémelin parle de « dissonance cognitive », reprenant l’expression du psychologue
Leon Festinger. Les individus parviennent à supporter l’horreur de leur action en mettant
en adéquation leurs représentations et leurs pratiques. C'est-à-dire que les représentations
sont restructurées afin d’être plus en conformité avec la conduite des tueurs. Aussi l’acte,
auparavant immoral, est justifié.
Dans ces conditions, quelles chances y a-t-il pour que des membres du groupe refusent
de commettre les atrocités?
Certains témoignages montrent que parfois les rebelles cherchaient un endroit loin des
regards pour pouvoir pleurer. D’autres formes de « déviance » par rapport à la norme des
combats consistait à tirer de manière à ce que la personne ne meure pas, fournir de l’aide à
des civils… Cependant, cette attitude était largement marginale. Résister était difficile du fait
de la surveillance constante des nouvelles recrues, qui n’étaient pas encore désensibilisées
à la violence.
We [six] all scattered . . . but we were caught. They executed three children
right away. The other three of us were put in cells and were not fed. They told
us that they would have killed us but that the only thing that saved us was that
they needed the manpower. After this the RUF began to brand people to prevent
229
escapes.
Nous avons, dans ce chapitre, voulu montrer l’ensemble des conditions qui mènent au
désengagement moral des individus, qui permet quant à lui le maintien du massacre. Dans
le cas du RUF, un des éléments expliquant le maintien de la violence était le sentiment
de puissance que ressentaient les jeunes recrues. Les chefs, par l’endoctrinement et la
terreur, ont également fait du massacre une « tâche » obligatoire pour les rebelles. Enfin,
la socialisation de substitution et l’habitude de la violence ont mené les combattants au
désengagement affectif des individus envers les victimes et envers la violence de manière
générale.
Il est important néanmoins de noter que le biais potentiel d’une analyse de la
normalisation de la violence est qu’à trop vouloir montrer que les rebelles du RUF ne sont
pas que des bourreaux, on en arriverait à penser que ce ne sont que des victimes. Le
sujet est d’autant plus difficile qu’il présente les problématiques des enfants soldats et du
recrutement forcé, largement décrites dans des perspectives de victimisation. Il est donc
important de percevoir la question de l’engagement dans la violence extrême dans ses
dynamiques à la fois structurelles et individuelles, c'est-à-dire mêlant l’environnement social
et la capacité d’action individuelle. Ainsi, le libre arbitre est ici déterminé par les conditions
uniques dans lesquelles évolue l’individu.
Comme le dit Richards, les jeunes recrutés de force au sein du RUF étaient à la
fois produits et sujets de la violence : « human rights abusing products of human rights
230
abuse ».
229
Ibid. P. 12
230
Richards cité par Gberie : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone.
Indiana University Press, 2005. P. 151
76
CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE
AU SEIN DU RUF
Aussi comme Primo Levi dans Naufragés et Rescapés, l’objectif était de montrer cette
« zone grise » que contiennent toutes les guerres, et de dénoncer le manichéisme opposant
fermement bourreaux et victimes.
77
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Conclusion
Pour comprendre les massacres de populations civiles en Sierra Leone, nous nous sommes
interrogés sur la nature du mouvement, les causes de l’engagement et les facteurs de
maintien de la violence. Nous avons ainsi pu examiner l’ensemble des dynamiques qui ont
interagis pour que la violence puisse se normaliser, et donc se perpétuer.
D’abord, le RUF trouve ses origines dans la marginalisation de la société, notamment
l’exclusion de la jeunesse dans les années 1970 et 1980. Mais l’émergence de Foday
Sankoh en tant que leader, et son alliance opportuniste avec Charles Taylor, ont fait
disparaitre tout potentiel révolutionnaire pour le groupe. Aussi, le RUF est apparu comme
un groupe sans idéologie, au service d’intérêts financiers et politiques. Rien ne l’empêchait
alors d’avoir recours à des mesures de terreur - la violence et le recrutement forcé- pour
atteindre son but.
Définir le but des membres du RUF a précisément été une tâche difficile. Dans le
second chapitre en effet, nous nous sommes intéressés au débat entre griefs et avidité
pour expliquer l’adhésion à la violence. L’objectif était de présenter le rôle des griefs
politiques et économiques, et celui de la prédation, et de confronter dynamiques collectives
et dynamiques individuelles. Ainsi, le conflit prend ses racines dans la mauvaise gestion du
pays dans les décennies qui suivent l’indépendance, mais l’ambition de certains acteurs et
le financement de la rébellion par les diamants ont fait des ressources naturelles un enjeu
essentiel de la guerre. Pour autant, nous avons refusé de considérer que tel ou tel facteur
a, à lui seul, expliqué l’ampleur du conflit.
Enfin, c’est à l’échelle individuelle que nous avons voulu nous intéresser pour finir. En
s’appuyant sur la « sociologie des massacres » établie à propos du génocide des Juifs ou
au Rwanda, nous avons montré quels processus ont permis aux individus au sein du RUF
de devenir des bourreaux. Ces hommes et ces enfants ordinaires, souvent recrutés dans la
contrainte, ont connus un désengagement moral qui leur a permis de considérer la violence
comme normale.
Lorsque le conflit prend fin cependant, comment rendre à ces individus les valeurs
morales et les inhibitions qu’ils ont perdues, pour pouvoir réintégrer la société ? Est-ce
même possible ?
Les pratiques de massacre ont évidemment des effets traumatisants importants sur
le long terme, sur les bourreaux et les victimes, et la société toute entière. Il est donc
intéressant d’examiner comment un pays tente d’atteindre la réconciliation nationale, tant
sur le plan économique et sociale que psychologique.
En 2000 et 2001, les accords d’Abuja ont renforcé les accords initiaux conclus à Lomé
en 1999. Les accords prévoyaient le désarmement complet des combattants en échange
de bénéfices financiers, de l’amnistie des combattants et de la plupart des leaders du
mouvement et de la transformation du RUF en parti.
Dès 1998, un programme de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR)
des anciens combattants a été établi en Sierra Leone. Les deux principales agences
chargées de ce programme étaient le NCDDR (National Commission for Disarmement,
78
Conclusion
Demobilisation and Reintegration), l’agence gouvernementale, et l’Agence Allemande pour
231
la Coopération ( German Agency for Technical Co-operation, GTZ).
La stratégie habituelle de réintégration consiste à offrir à l’ancien combattant une
alternative économique au combat et une chance de réintégrer la société. Cependant, dans
la pratique les programmes de réintégration font face à de nombreux obstacles.
En octobre 2002 en Sierra Leone, 56,751 combattants, sur les 69,463 qui avaient
été amnistiés, s’étaient inscrits au programme de réintégration. Mais, à cette date,
232
approximativement 20 000 d’entre eux n’avaient pas encore reçus de formation.
Les combattants qui rendaient les armes avaient en principe dix jours d’ateliers de
sensibilisation, avant d’entreprendre une formation professionnelle ou scolaire.
Ces anciens combattants étaient beaucoup à montrer un intérêt dans les métiers
manuels. Cependant, par manque de moyens, beaucoup d’anciens combattants quittaient
les camps de démobilisation sans entreprendre les formations qu’on leur avait promis.
Évidemment, ceci comportait un risque pour la stabilité de la paix, comme l’ont montré
les émeutes et les manifestations en juillet et août 2001 dans les camps de Port Loko et
de Lunsar.
Le problème résidait notamment dans le fait que le seul secteur capable d’absorber une
telle main d’œuvre était celui de l’agriculture ; mais les anciens combattants ne souhaitaient
pas retrouver cette activité.
« Their high expectations of acquiring skills, a job and a livelihood threaten to
precipitate a crisis of expectations as they discover a country which is more
233
destitute and lacking in opportunity than before they went to war. »
De plus, dans les camps de démobilisation il n’y avait pas de programmes efficaces destinés
à « démilitariser les esprits des combattants », et à les encourager à accepter les principes
234
de paix et de démocratie.
Sur le plan de la réintégration sociale et de la réconciliation précisément, les anciens
combattants appréhendaient d’être stigmatisés et ostracisés par la population, tandis que la
population était préoccupée par un retour de la violence et éprouvait de la rancoeur envers
les actions des anciens combattants.
Des programmes de réconciliation sociale ont été établis par le gouvernement dans les
zones critiques, au sud, à l’est et dans le nord du pays. Des campagnes d’information et
de sensibilisation avaient également lieu, afin de faciliter le retour des anciens combattants.
La NCDDR incitait également les anciens membres de factions armées à entreprendre des
activités utiles à la communauté, comme le nettoyage des rues ou la réhabilitation de la ville.
Cependant, et il est aisé de l’imaginer, la population a eut des difficultés à ré-accepter
ceux qui avaient détruits leurs vies et la communauté. Des témoignages indiquent que
les habitants se sentaient en fait forcés de réintégrer les anciens combattants : « we are
231
Ginifer, Jeremy. « Reintegration of ex-combatants . » In Sierra Leone : Building the Road to Recovery, edited by Sarah
Meek, Thokozani Thusi, Jeremy Ginifer, and Patrick Coke, 39-52. Institute for Security Studies monograph no. 80. Pretoria, South
Africa: Institute for Security Studies, 2003
232
233
234
Ibid.
International Crisis Group. « Sierra Leone: Managing Uncertainty. » Africa Report 35 (2001) P. 14
Ibid.
79
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
forgiving the ex-combatants for the sake of God »; « we are forgiving them because the
235
government says so. »
Plus le gouvernement tentait d’améliorer la situation des anciens combattants, plus la
population se sentait outrée de ce traitement spécial. Le sentiment général était en effet
une incompréhension et une injustice : on pensait alors que, ironiquement, les combattants
pouvaient en fait user de toute la brutalité qui soit, ils obtenaient tout de même ce qu’ils
désiraient à la fin. « [T]hose who have ruined us are being given the chance to become
236
better persons financially, academically and skills-wise. »
De plus, l’attitude de certains anciens combattants a rendu le processus de réintégration
d’autant plus difficile: certains ont refusé de renoncer au pouvoir qu’ils avaient acquis dans
certains territoires; d’autres n’ont pas reconnus que leurs actions avaient été immorales et
se considéraient au contraire comme des révolutionnaires légitimes.
La fin de l’impunité et la réconciliation nationale ont quant à elles été entreprises par la
justice, avec la création du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, après la résolution 1315
du Conseil de Sécurité en août 2000. Le mécanisme de ce tribunal était unique puisque il
fut établi à la fois par l’ONU et le gouvernement sierra léonais.
Beaucoup de Sierra Léonais s’inquiétaient de voir le tribunal freiner le désarmement
des rebelles, car ces derniers percevaient la Cour comme un outil politique au service
du gouvernement de Kabbah. Aussi l’un des enjeux fut de faire comprendre aux anciens
combattants que le tribunal ne les menaçait pas puisqu’il concernait les leaders de haut
rang. L’amnistie, qui causa beaucoup de critiques, fut en effet totale et sans conditions pour
les membres de base du RUF.
« To a large extent, justice has again been traded for peace. The Special Court is
a step towards ending a culture of impunity for senior leaders of armed groups,
237
but a step away from ending impunity for followers. »
On a pu apercevoir que les programmes de réconciliation nationale font face à de nombreux
obstacles, aussi bien pratiques – le manque de fonds pour proposer des alternatives aux
anciens combattants – que psychologiques. En effet, après avoir examiné les atrocités
commises par le RUF et le désengagement moral des individus, on peut comprendre le
ressentiment des victimes et leur difficulté à pardonner ou du moins à réintégrer leurs
anciens bourreaux.
Dans le cas de la Sierra Leone il semble que la solution ou le « compromis » a été de
pardonner à ceux qui avaient commis les atrocités mais pas à ceux qui les avaient organisés.
Aussi le Tribunal Spécial a cherché à punir ceux qui avaient la plus grande
responsabilité dans la violence ; tandis que la Commission Vérité et Réconciliation a promu
la réconciliation en réalisant un compte rendu objectif des atrocités, pour que l’horreur ne
laisse pas place à l’oubli.
235
Ginifer, Jeremy. « Reintegration of ex-combatants . » In Sierra Leone : Building the Road to Recovery, edited by Sarah
Meek, Thokozani Thusi, Jeremy Ginifer, and Patrick Coke, 39-52. Institute for Security Studies monograph no. 80. Pretoria, South
Africa: Institute for Security Studies, 2003
236
237
80
Ibid.
International Crisis Group. « Sierra Leone: Managing Uncertainty. » Africa Report 35 (2001) P. 17
Annexe
Annexe
Annexe 1 Chronologie du conflit
23 Mars 1991Attaques du Front Révolutionnaire Uni en Sierra Leone.
29 Avril 1992Coup d’Etat militaire. Installation du NPRC (National Provisional Ruling
Council), dirigé par le Capitaine Valentine Strasser.
Octobre 1992Prise de Koidu par le RUF, dans le principal district minier.
Février 1995Signature d’un contrat avec Gurkha Security Guards (GSG).
Mars 1995Signature d’un contrat avec les mercenaires de Executive Outcomes.
Janvier 1996Déclaration de cessez-le-feu provisoire unilatérale de la part de Strasser.
16 Janvier 1996Le Général Julius Maada Bio remplace Strasser à la tête du NPRC.
26-27 Février 1996Elections présidentielles et législatives.
15 Mars 1996Ahmad Tejan Kabbah (SLPP) élu Président.
30 Novembre 1996 Accords de Paix d’Abidjan entre le gouvernement et le RUF.
31 Janvier 1997Départ officiel de Executive Outcomes de la Sierra Leone.
Mars 1997Arrestation et détention de Sankoh au Nigéria durant 18 mois.
25 Mai 1997Coup militaire et mise en place de l’AFRC (Armed Forces Revolutionary
Council), dirigée par le Major Johnny Paul Koroma.
1er Juin 1997Le Major Koroma invite le RUF à rejoindre la junte au pouvoir.
12 Février 1998Les troupes de l’ECOMOG et les repoussent l’AFRC.
10 Mars 1998Restauration du gouvernement de Kabbah.
13 Juillet 1998Résolution 1181 des Nations Unies: création de la Mission d’Observation
des Nations Unies en Sierra Leone (UNOMSIL).
6 Janvier 1999Prise de Freetown par le RUF : Opération « Pas un Etre Vivant ».
7 Juillet 1999Signature des accords de paix de Lomé entre Ahmed Kabbah et le RUF.
22 Octobre 1999 Résolution 1270 des Nations Unies: création de la Mission des
Nations Unis en Sierra Leone (UNAMSIL).
6 Mai 2000Prise en otage de 500 casques bleus de l’ONU par le RUF.
17 Mai 2000Emprisonnement de Foday Sankoh pour trahison.
5 Juillet 2000Résolution 1306 des Nations Unies: embargo de 18 mois sur les diamants
en provenance de Sierra Leone.
81
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
4 Août 2000Résolution 1313 des Nations Unies : Extension et renforcement du mandat
de l’UNAMSIL.
10 Novembre 2000Accord d’un cessez le feu à Abuja (Nigéria) et d’une reprise du
processus de paix entre le gouvernement Sierra Léonais et le RUF.
30 Janvier 2001 Report des élections présidentielles et parlementaires en raison de
l’insécurité persistante dans certaines parties du pays.
16 janvier 2002Création du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone.
Janvier 2002Fin officielle de la guerre.
Annexe 2 Cartes de la sierra leone
Carte administrative de la Sierra Leone
82
Annexe
Activités économiques en Sierra Leone
83
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Répartition des groupes ethniques en Sierra Leone
Annexe 3 Tableaux et données statistiques
84
Annexe
238
Causes de l’engagement au sein du RUF et des CDF (rapport intermédiaire)
Causes de l’engagement au sein du RUF et des CDF (rapport final)
238
239
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim
Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004)
239
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American
Journal of Political Science 52 (2008)
85
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Annexe 4 Description détaillée du conflit en Sierra
Leone (23 mars 1991- janvier 2002)
PARTIE 1 Avancées et reculs du RUF et effondrement de l’Etat (1991-1996)
SECTION 1 Déclenchement du conflit
Le 23 mars 1991, la guerre éclata en Sierra Leone, lorsque les rebelles du Front
Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF) attaquèrent les provinces du
Kailahun et du Pujehun, au sud-est du pays, par les régions frontalières au Libéria.
Le RUF annonça rapidement son objectif : renverser le régime corrompu du Parti de
Tout le Peuple (All People’s Congress, APC), le parti au pouvoir depuis 1968.
Au début du mois de mars, Foday Sankoh, le chef du mouvement, avait annoncé à la
BBC que le gouvernement de Joseph Momoh devait quitter le pouvoir dans un délai de 90
jours, sans quoi celui-ci ferait face à une rébellion ayant pour but de l’évincer du pouvoir.
Plusieurs attaques transfrontalières menées par le Front National Patriotique du Liberia
(National Patriotic Front of Liberia, NPFL ) avaient déjà eu lieu en Sierra Leone en
décembre 1990.
Mais en mars 1991, ce fut bien au nom du RUF que les attaques furent menées, par
une centaine de rebelles, plus précisément des commandos du NPFL et des mercenaires
burkinabés, menant des Sierra Léonais recrutés au Libéria.
Ils attaquèrent par surprise les villes de Bomaru et de Sienga, dans la région de
Kailahun. Les rebelles tuèrent un major de l’armée sierra léonaise, un lieutenant et onze
civils, pillèrent les villes et se retranchèrent au Libéria après que des troupes de villes
voisines aient contre-attaqué.
Après les attaques, une réunion de crise s’organisa au sein du gouvernement. Ignorant
le message de Foday Sankoh, le régime se hâta de présenter le mouvement comme l’œuvre
de Charles Taylor et les attaques comme un débordement de la guerre au Libéria. Les
médias relayèrent cette fausse représentation du mouvement et du conflit.
Quelques jours plus tard, les rebelles attaquèrent d’autres villes dans le district de
Kailahun.
Le 27 mars notamment, Buedu fut occupée par 300 rebelles lourdement armés, et la
ville pillée. Celle-ci fut reprise par l’armée quelques jours plus tard, la contre-offensive faisant
seize morts parmi les rebelles et permettant la capture de trois commandants, tous trois
libériens. Ceci servit de preuve au gouvernement qui affirmait se battre contre les troupes
de Taylor.
Mais la ville fut prise à nouveau par les rebelles et le district du Kailahun presque tout
entier tomba aux mains du RUF en moins d’un mois.
En l’espace de quelques semaines également, les rebelles capturèrent les mines de
diamants dans les régions est du pays.
L’armée, ayant des capacités déjà limitées, fut rapidement dépassée par ces attaques.
Appelée Force militaire de la République de la Sierra Leone (Republic of Sierra Leone
Military Force, RSLMF) de 1991 à 1998, elle devint l’Armée de la Sierra Leone (Sierra Leone
Army, SLA) en 1999.
86
Annexe
L’avancée rapide des rebelles s’explique non seulement par la force du mouvement
mais aussi par la défaillance de l’armée, et ce tout au long du conflit. En effet, l’armée était
peu équipée, ses soldats mal ou non payés, ainsi que peu professionnels ou fiables. Le fait
est qu’avant le déclenchement de la guerre, les gouvernements de l’APC semblaient plus
préoccupés par la sécurité interne au pays et choisirent de renforcer l’aile paramilitaire de
la police, à savoir la Division Spéciale pour la Sécurité (Special Security Division, SSD).
« The 3000-man Sierra Leone army faced a challenge well beyond the capacity
240
of its already severely limited resources. »
« The Sierra Leonean army was illprepared to challenge the incursion. With a total number of troops of not more
than 3000, equipped with out-dated weaponry and with most of its senior officers
241
residing in Freetown, the government forces lost ground rapidly. »
« The
advance of the rebels in the countryside was as much a product of the Sierra
242
Leone Army's (SLA) failings as it was of RUF capacity. »
Malgré une augmentation des troupes gouvernementales dans les zones attaquées,
les effectifs restèrent insuffisants : beaucoup de soldats étaient alors au Libéria pour
une intervention sous le mandat de l’ECOMOG. Le groupe rebelle put donc réaliser
d’importantes avancées durant les premières semaines du conflit.
Le pays fut d’autant plus plongé dans le chaos que le régime de Joseph Momoh en
place depuis 1985 fut renversé par un coup d’Etat le 29 avril 1992.
SECTION 2 Le NPRC face au RUF : sobels, et mercenaires
Le coup militaire fut orchestré par de jeunes officiers désenchantés par son
gouvernement qui mirent en place le Conseil National Dirigeant Provisoire (National
Provisional Ruling Council, NPRC). Ce coup a en effet pour cause la mauvaise gestion de
l’armée par le gouvernement.
Lors de sa première déclaration après le coup, Strasser annonça que la junte avait
émergée afin de débarrasser la nation d’une bande de traitres et d'escrocs oppressante,
corrompu, esclavagiste et tribaliste (« an oppressive, corrupt, exploitative and tribalistic
243
bunch of crooks and traitors under the umbrella of the APC government »).
Il critiqua l’incapacité du régime à se débarrasser des rebelles et l’abandon des troupes
au front, favorisant le prolongement du conflit :
« [W]hen we look around we see those who are responsible for the situation live big,
riding flashy cars, going around on spending sprees, expensive travels abroad and allowing
244
us to live like second class citizens. »
240
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 60
241
Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P.
9
242
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American
Journal of Political Science 52 (2008) P. 437
243
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. PP. 72-73
244
Ibid.
87
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Et en effet les capacités logistiques limitées de l’armée étaient connues de tous avant
même que le NPRC n’arrive au pouvoir.
Le NPRC fut une administration hybride, il était composé de dix-huit militaires et de
quatre civils et dirigé par le Capitaine Valentine Strasser, âgé de seulement 27 ans. Ce ne
fut pas Strasser qui prépara le coup ni ne créa la junte : il fut choisi par ses collègues pour
la mener, notamment en raison de ses talents rhétoriques.
Le capitaine Valentine Esegrabo Melvin Strasser grandit dans les bidonvilles est de
Freetown. Il rejoignit l’armée en tant qu’officier dans le cadre du système de patronage mis
en place par l’APC pour s’assurer de la loyauté de l’armée (voir infra). Dans une interview
après le coup d’Etat il avouera qu’il avait rejoint l’armée pour renverser le régime de l’APC.
Le NPRC promit d’en finir avec la guerre, de redonner de la légitimité au gouvernement
et de mettre fin à la corruption endémique du régime de l’APC. Le coup d’Etat fut rapidement
populaire et suscita l’espoir en particulier chez les habitants de la campagne et notamment
chez les jeunes.
« Strasser quickly became an almost cult figure, and was described by the press as a
245
‘redeemer » and his junta as the ‘Glorious Revolution’. »
La promesse de mettre fin à la guerre fut un facteur important de popularité du coup
d’Etat. En effet après un an, la guerre avait déjà fait des ravages immenses : des villes
entières étaient détruites, 120 000 réfugiés s’étaient enfuis, la nourriture était rare et la
population désespérée par les atrocités et l’incapacité de l’armée à se débarrasser du RUF.
Le NPRC était tout particulièrement populaire auprès des jeunes car la plupart des mutins
avaient eux-mêmes grandi dans les bidonvilles de Freetown.
Cependant, au-delà de la critique du régime de Momoh, il semble que les intérêts des
soldats aient joué un rôle déterminant dans la prise du pouvoir.
« Whatever concern the young soldiers had for the plight of their country under
the lacklustre leadership of Momoh, self-interest seems to have been a large motivation
246
indeed. »
Aussi, rapidement le NPRC adopta un style gouvernemental similaire à ses
prédécesseurs ; marqué par les exportations illicites de diamants, le patrimonialisme, les
assassinats extra-judiciaires de civils, le pillage etc. Les violations des droits de l’homme
de la part du NPRC furent nombreuses.
La junte utilisait donc des méthodes aussi critiquables que celles de son ennemi,
le RUF. Selon Martin Van Creveld, les conflits de basse intensité provoquent en
effet l'anéantissement des entités sociales. Ainsi les distinctions entre civils et soldats
disparaissent au cours des guerres. Les combattants, que ce soit les rebelles ou les soldats,
ont tendance à agir de la même façon. La guerre étant une activité d’imitation par excellence,
les deux camps agissent alors de manière similaire.
Durant la première semaine du NPRC au pouvoir, deux porte-paroles du RUF
enregistrèrent des messages à la BBC annonçant un cessez le feu et leur volonté de
collaborer avec la junte. Cependant Strasser refusa cette offre, qualifiant le RUF de « bandits
247
envoyés par Charles Taylor ».
245
246
247
88
Ibid. P. 71
Ibid. P. 73
Ibid. P. 74
Annexe
Le NPRC semblait également penser qu’il suffisait d’équiper l’armée pour écraser un
mouvement cantonné au district du Kailahun. Il commanda donc des armes sophistiquées
et du matériel de communication de Belgique et de Roumanie.
Strasser offrit l’amnistie en échange d’une capitulation sans conditions. Mais le RUF
considérait le coup du NPRC comme un produit dérivé de sa lutte et voulait donc absolument
faire partie du nouveau gouvernement.
Le RUF et le NPRC ne trouvèrent pas de terrain d’entente et le RUF continua donc ses
attaques, gagnant rapidement du terrain. En effet, le NPRC subit plusieurs défaites et ce
malgré l’expansion de l’armée, passée de 3000 à 13 000 membres.
En juin 1992 le RUF captura Gandorhun, une ville d’exploitation minière. En octobre
1992 les rebelles attaquèrent cette fois Koidu, dans la principale région diamantifère du
pays, alors que les soldats étaient occupés à extraire illicitement les diamants. L’attaque
avait été bien planifiée et la ville fut rapidement prise par les rebelles, provoquant des
migrations massives vers les villes. Les soldats furent les premiers à s’enfuir lorsque la
panique envahit la ville.
La prise de Koidu, dans la région la plus riche en diamants (Kono enregistrait plus
de 60% des bénéfices des exportations) fit réaliser à la population l’ampleur et l’étendue
nationale d’un conflit perçu jusque là comme une affaire régionale.
Le NPRC annonça alors l’opération Génésis. L’armée réussit à reprendre Gandorhun et
Koidu, non sans dommages collatéraux. Certains habitants du district de Kono, suspectés
d’avoir collaborés avec le RUF, firent même l’objet d’actions punitives de la part du NPRC.
La ville de Koidu fut cependant reprise par les rebelles en 1993, alors que les soldats
étaient encore préoccupés par les mines de diamants.
Les villes passaient ainsi d’un camp à un autre avec une extrême rapidité ; et l’euphorie
qui avait gagné la population à l’arrivée du NPRC s’évanouit progressivement.
A la fin de l’année 1993 cependant, l’armée parvint à récupérer plusieurs territoires
et à repousser le RUF à l’est du pays, donnant l’impression d’un déclin du mouvement.
D’autant que Sankoh stoppa toute communication avec la BBC à la fin de l’année 1993 et
en 1994. Le RUF fut bloqué sur son chemin vers le Libéria par les forces libériennes contreinsurrectionnelles de l’ULIMO et décida de disparaître dans la forêt du Gola, à la frontière
du Libéria. On pensait alors que c’était la fin de la guerre.
Le succès apparent de l’armée poussa Strasser à déclarer unilatéralement un cessez
le feu d’un mois, ordonnant aux membres du RUF de rendre leurs armes. En fait les rebelles
utilisèrent l’occasion pour, semble-t-il, se regrouper et établir une nouvelle stratégie.
En 1994, le RUF semblait soudainement revigoré et débuta une nouvelle campagne de
terreur, cette fois dans tout le pays. Les rebelles organisèrent des raids et des embuches
sur les artères principales du pays, brûlant des villages au hasard de leur route, et prenant
quelques otages, donnant l’impression d’une force bien plus importante que celle qui était
en fait la leur.
La prise d'otages de ressortissants étrangers, notamment, attira l'attention des médias
et des gouvernements étrangers, alors que le NPRC préférait indiquer que le mouvement
avait été pratiquement éradiqué.
De toutes parts, le régime fut incité à négocier avec le mouvement rebelle. Des
initiatives indépendantes d’accords de paix furent également organisées, auxquelles le
RUF répondit par les armes. Poussé à coordonner ces efforts, le NPRC créa le Conseil
89
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
National de Sécurité (National Security Council, NSC), comprenant des représentants du
gouvernement, de la police, de l'armée, des journalistes, des avocats, etc. Le 25 novembre
1995 le Conseil invita le RUF à accepter un cessez-le-feu, à relâcher les otages et à
s’organiser en parti politique; mais celui-ci essuya un refus de Foday Sankoh.
A la fin de l’année, le RUF avait établi au moins 6 camps permanents dans la jungle, d’où
il pouvait organiser des raids. Tout le pays était l'objet de raids éclairs destinés à provoquer
la panique bien plus qu'à gagner du terrain, et à la suite desquels le groupe disparaissait
à nouveau dans la jungle.
En janvier 1996 les dernières mines de Sieromco et de Sierra Rutile furent
également fermées après une attaque des rebelles en collaboration avec des soldats. Les
organisations humanitaires évacuèrent la capitale, témoignant du chaos dans lequel le pays
était plongé.
L'armée quant à elle n'avait aucune expérience de la contre-insurrection et ne put réagir
aux attaques du groupe revitalisé.
La revitalisation inattendue du RUF à partir de 1994 s’explique en partie par la collusion
d’une grande partie de l’armée avec les rebelles. Il apparut en effet de plus en plus évident
que les soldats évitaient les combats ou s’accordaient avec le RUF pour ne pas s’affronter.
Ils pouvaient également donner des armes ou des uniformes à leurs « ennemis » ou encore
se partager le contrôle de mines de diamants.
« Over time, reports of government soldiers leaving weapons behind for their RUF
‘enemies’ and RUF/SLA rotating control of the diamond mines for mutual profit confirmed
248
the suspicion of an alliance. »
La criminalisation d’une partie de l’armée donna naissance au phénomène appelée
la « sobelisation » (sobelization). Certains éléments de l’armée, notamment les nouvelles
recrues, insuffisamment formées et difficiles à contrôler, étaient en effet soldats le jour et
rebelles la nuit, d’où le nom de « sobels ».
« To civilians, the RUF and the SLA became virtually indistinguishable.»
249
Un des facteurs du phénomène de sobelisation fut l’augmentation brutale du nombre
de recrues au sein de l’armée pour faire face à la guerre, sous le régime de Momoh
puis du NPRC. En effet, au début de l’année 1991 l’armée comptait 3000 hommes, peu
formés et mal organisés, et dont beaucoup étaient déjà engagés dans le trafic illicite de
diamants ou le banditisme. Lorsque la guerre débuta, Momoh décida de doubler les effectifs
de l’institution. Les nouvelles recrues n’étaient plus issues du système de patronage de
l’APC et l’armée fut rapidement dominée par des voleurs et des vagabonds, selon Gberie.
Lorsque Strasser augmenta l’effectif des troupes, il recruta des hommes issus du même
milieu. En 1994, l’armée comptait 14 000 hommes, dont 20% n’étaient pas loyales, selon la
propre déclaration du chef du NPRC. Les nouvelles recrues étaient jeunes, et comprenaient
essentiellement des lycéens ayant abandonné leurs études, et 30% n’avaient jamais été
scolarisés.
La peur du RUF et le manque de confiance envers l'armée nationale, incapable de
défendre la nation, mena à l'émergence des Forces de Défense Civiles (Civilian Defence
Forces, CDF), des groupes de civils qui décidèrent spontanément de défendre leurs villages
face aux attaques des rebelles.
248
249
90
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010 P. 68
Ibid.
Annexe
« The distrust for government soldiers and fear of the RUF led to the emergence of the
CDF – local men who sought to provide protection for innocent civilians and stage offensives
250
against the rebels where the government had been unable or unwilling to do so. »
« The Commission finds further that the distrust and suspicion harboured by the civilian
population towards the military was a central factor in the emergence and institutionalisation
251
of the CDF as an alternative protective mechanism. »
Ce groupe de volontaires était connu sous le nom de parmi l’ethnie Mende, terme qui
signifie initialement chasseur, mais qui devint le mot pour désigner quiconque rejoignait la
milice, qu’il ait été chasseur auparavant ou non, et la plupart ne l’était effectivement pas.
C’est un mouvement contre-insurrectionnel très organisé qui se forma au cours de la
guerre, à tel point que les devinrent les « soldats » privilégiés par le gouvernement pour
combattre le RUF, provoquant le ressentiment de la SLA. De nombreux conflits avaient lieu
entre les miliciens et le NPRC. Au début de l'année 1993 le chef des, Alpha Lavalie, fut par
exemple tué par une mine anti-personnel vraisemblablement installée par des soldats.
La milice civile joua un rôle essentiel dans la défense de la population. Ses membres
étaient par ailleurs admirés pour leur invincibilité supposée et les pouvoirs surnaturels qu’ils
acquéraient lors de rituels, selon les croyances populaires.
Cependant, tout comme l’ennemi qu’elle combattait, elle fut responsable d’atrocités,
et ce malgré la pleine connaissance de ces actes par les chefs du groupe et par le
gouvernement. Malgré les prohibitions perçues comme garantes de l’invincibilité (sexe, viol,
pillage…), la milice ne fut pas exempte d’abus. Les CDF prenaient notamment pour cibles
les soldats de l’armée, les civils perçus comme affiliés à l’armée, ainsi que les personnes
suspectées de collaborer avec le RUF. Les CDF enrôlèrent également des enfants au fur à
mesure du conflit. Durant les rituels d’initiation, des actes de cannibalisme et des sacrifices
humains, de civils, eurent par ailleurs lieu, à l’instigation d’initiateurs peu scrupuleux.
Le statut des Forces de Défense Civile fut donc ambigu : malgré un rôle vital dans
le combat contre les rebelles, la milice perpétua de nombreuses violations à l’égard des
soldats et de la population.
De plus, l’ensemble des hommes défendant le pays ne suffirent pas à empêcher le RUF
de s'approcher dangereusement de la capitale en 1995. Le gouvernement se sentit dépassé
et se vit obligé d’engager une firme de sécurité privée face à la perte de contrôle des mines
de diamants, l’absence de confiance dans la SLA et l’augmentation du nombre de morts.
Selon Creveld, la plupart des guerres modernes, lorsque les Etats n’ont plus le
monopole de la violence, sont conduites non pas par des gouvernements mais par des
organisations qui allient des fonctions militaires et économiques.
Lansana Gberie indique qu'en 1995 la Sierra Leone avait atteint un état d'anarchie tel
que l'intervention d'une entité privée était nécessaire. Ainsi en février 1995 le gouvernement
signa un contrat avec Gurkha Security Guards (GSG), une société britannique. En échange
de concessions de diamants, la firme était chargée de former l’armée à la contre-insurrection
et de l'aider à réduire les activités rebelles. Rapidement l'intervention des mercenaires
permit de repousser les rebelles. Cependant lors d'une embuche le commandant des
troupes, l'américain Robert Mackenzie, fut tué; et le contrat terminé.
250
251
Ibid. P. 68
Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.»
Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 2, P. 76
91
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Le gouvernement signa alors un nouveau contrat avec la société sud africaine
Executive Outcomes; pour 1,5 million de dollars par mois sous forme de concessions de
diamants. Des forces namibiennes et angolaises entrèrent dans le pays, dirigées par des
retraités du fameux bataillon 32.
Les 150 mercenaires avaient quatre objectifs principaux : sécuriser Freetown,
reprendre les mines de Sierra Rutiles, détruire le siège du RUF et débarrasser les zone
restantes du RUF.
Leur mission était également de tenter de maintenir un climat économique favorable
aux investisseurs. Ils formèrent quelques unités sélectionnées au sein de l’armée ainsi que
des, perçus comme plus fiables.
Cette force, plus disciplinée et plus expérimentée pu, avec l'aide des inverser le
courant des choses et repousser le RUF des régions stratégiques. Rapidement et avec
peu de pertes, ces hommes ramenèrent de la stabilité à la capitale. A la fin de l'année
1995, Executive Outcomes parvint également à récupérer les mines des régions est.
Malgré l’opposition nationale aux mercenaires, ceux-ci étaient très populaires auprès des
populations dévastées, comme dans le district de Kono.
Les CDF et Executive Outcomes détruisirent par ailleurs le siège et dernier bastion du
RUF à Zogoda en septembre 1996; contribuant à pousser le mouvement à signer un accord
de paix en 1996. Ainsi des négociations de paix débutèrent puisque les rebelles RUF ne
furent pas capables de prendre la capitale et de clamer victoire, mais semblaient néanmoins
encore trop puissants pour être vaincus par les forces sierra léonaises. Un cessez-le-feu
provisoire fut décidé en janvier 1996.
Avec la fin du chaos, l'attention internationale et domestique se porta alors sur un
changement de gouvernement. L’incapacité du NPRC à mettre un terme à la guerre et à
restaurer une légitimité aux institutions gouvernementales, incitèrent la population à exiger
des élections multipartistes.
Prenant en compte ces demandes et la pression des gouvernements donateurs, le
NPRC annonça un plan de transition vers la démocratie. Strasser, qui tentait alors de se
transformer en candidat civil, fut renversé par le brigadier Julius Maada Bio en janvier 1996,
plus enclin à céder le pouvoir.
Le NPRC nomma une Commission Electorale Nationale en Intérim (Interim National
Electoral Commission, INEC). Celle-ci était présidée par James Jonah, un ancien
fonctionnaire de l’ONU, qui s’assura de l’indépendance de la Commission avant de prendre
le poste ; et financée par des donateurs extérieurs. Trois décrets du NPRC fixèrent les règles
des élections. Mais le manque de fonds poussa la Commission à repousser les inscriptions
et à la fin du premier tour de ces inscriptions beaucoup n’étaient pas encore sur les listes.
Finalement 1,6 millions de Sierra Léonais furent inscrits ; dont 50% participèrent au premier
252
tour des élections, et 60% au deuxième tour.
Le choix de la date des élections fut cependant pris, non pas par la Commission, mais
lors des conférences de Bintumani. Le sujet des deux conférences était de savoir s’il fallait
procéder aux élections à la date prévue ou les repousser à la fin de la guerre.
Lorsqu’il apparut évident que le NPRC utilisait le prétexte de la guerre pour se maintenir
au pouvoir, beaucoup demandèrent à ce que les élections aient lieu à la daté initialement
prévue.
252
Kandeh, Jimmy. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa:
Unisa Press, 2004.
92
Annexe
La première conférence eut lieu du 15 au 17 août. Elle rassembla 154 délégués : les
chefs de partis politiques, des représentants syndicaux, des étudiants, des organisations
féministes, des groupes religieux, des représentants de l’armée, des réfugiés, etc. L’INEC
et les délégués s’accordèrent sur la date du 26 février 1996 pour la tenue des élections
législatives et présidentielles.
Cependant, après l’éviction de Strasser, Bio demanda la tenue d’une nouvelle
conférence. Ayant débuté des négociations avec Foday Sankoh, il souhaitait repousser
les élections malgré la décision de la première conférence de Bintumani. Mais malgré la
campagne d’intimidation de l’armée, les délégués choisirent à nouveau de maintenir la date
des élections.
Le NPRC céda ainsi involontairement le contrôle du processus de transition à d’autres
acteurs. La Commission électorale et la société civile firent ensuite en sorte que les élections
ne soient pas sabotées ou repoussées par un gouvernement réfractaire à abandonner le
253
pouvoir.
PARTIE 2 « Between democracy and terror »
régime de l’AFRC et l’intervention de l’ECOMOG
254
: Kabbah et les accords d’Abidjan, le
SECTION 1 Le bref retour à la démocratie et les accords d’Abidjan
Après trois décennies de régimes autoritaires et au beau milieu d’une guerre, les Sierra
Léonais se rendirent aux urnes le 26 février 1996 pour élire un nouveau Président et un
nouveau Parlement.
Le Capitaine Julius Maada Bio confia le pouvoir à Ahmed Tejan Kabbah, ancien
fonctionnaire des Nations Unis et membre du SLPP. Sa victoire n’étonna personne, du fait
de sa forte base militante dans les régions est et sud du pays.
Treize parties étaient en lice pour ces élections, quatre seulement l’étaient en 1967.
Tous, sauf les deux partis traditionnels SLPP et APC, étaient des produits du passage
au multipartisme débuté en 1991 avec la promulgation de la nouvelle Constitution. Mais
le nombre élevé de partis révélait aussi le caractère ethnico-régionaliste, clientéliste et
personnaliste de la politique durant cette période. Tous les partis promettaient la fin de la
guerre, plus précisément la paix par la voie des négociations, la reconstruction du pays, la
fin de la corruption et le retour à l’ordre.
Une fois au pouvoir, le gouvernement du SLPP s’attela aux négociations de paix
débutées peu auparavant avec le RUF. Un accord annonçant la fin de la guerre fut trouvé
le 30 novembre 1996 : les Accords d’Abidjan furent signés sous les auspices de l’ONU, du
Commonwealth, de l’Union Africaine et du gouvernement de la Côte d’Ivoire. Ces accords
contenaient des conditions importantes : tout d’abord le retrait immédiat de la société
mercenaire Executive Outcomes, qui changeait l’équilibre des forces, s’avèrera crucial lors
de la reprise des combats. Les autres conditions étaient la démobilisation et le désarmement
des combattants, la transformation du RUF en parti politique légitime, et l’établissement
d’une commission pour la Consolidation de la Paix chargée de contrôler l’application de
l’accord.
Officiellement la guerre devait donc être terminée après le 30 novembre, cependant
la défiance mutuelle des combattants freina la démobilisation. Toute communication entre
le RUF et le gouvernement fut stoppée lorsque fut interceptée une conversation radio
253
254
Ibid.
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004.
93
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
révélant l’intention de Sankoh de poursuivre la guerre en achetant des munitions. En mars
1997 Sankoh fut ainsi arrêté au Nigeria, alors qu’il essayait vraisemblablement d’obtenir du
matériel pour la guerre. Il fut détenu durant 18 mois, à la demande de Ahmed Kabbah.
Au-delà des négociations de paix, le régime de Kabbah fut caractérisé par la reprise
économique du pays. La Sierra Leone enregistra une croissance positive de 6% alors
qu’elle était de -6,4% un an auparavant. Les investisseurs et les entrepreneurs nationaux
commençaient à revenir dans le pays. Les bailleurs internationaux, Banque Mondiale et
FMI, satisfaits de ces résultats, allouèrent 500 millions de dollars à la Sierra Leone pour
255
reconstruire le pays.
Cependant l’année 1996 fut également marquée par d’importants conflits entre les CDF
et l’armée. En effet, Kabbah renforça le rôle des, en qui il avait plus confiance que l’armée,
et devint dépendant des miliciens. L’action des différentes milices fut ainsi coordonnée pour
transformer ces dernières en réelle force paramilitaire offensive.
Ahmed Kabbah tenta d’apaiser les tensions en nommant une commission chargée
d’analyser les relations entre les deux groupes. Cependant cela n’empêcha pas des
éléments de l’armée de prendre le pouvoir par la force en 1997.
SECTION 2 Le régime de terreur de l’AFRC
Le 25 mai 1997, un coup militaire eut lieu, un an seulement après l’accession au pouvoir
de Ahmed Kabbah, fomenté précisément par une partie de l’armée mécontente envers le
nouveau gouvernement.
“Three months later, President Kabbah was overthrown in a coup led by his own army,
which had grown dissatisfied with the new government's curtailment of its privileges and its
256
increasing use of the Civil Defence Force as, in effect, a private army”.
Deux éléments expliquent les conflits entre soldats nationaux et miliciens: le sentiment
de frustration et de marginalisation de l’armée qui fut discréditée face au succès et à la
popularité des CDF ; et des tensions ethnico-régionales (les CDF étant essentiellement
Mende, du sud du pays, et les soldats plutôt du Nord).
Le ressentiment des soldats de l’armée était d’autant plus grand que non seulement
ils perdaient tout prestige mais ils étaient également inquiets de rumeurs de réduction
d’effectifs et de moyens. En effet, la SLA était menacée de démobilisation et les subventions
alimentaires furent arrêtées, sur le conseil du FMI.
« As a result, junior officers within the SLA lost considerable prestige. The favoritism
of the kamajors, alongside rumours of downsizing and subsidy cuts to the army, sparked
257
resentment of the Kabbah administration. »
Les soldats étaient opposés à la démobilisation essentiellement par peur de perdre
leurs privilèges ; à savoir un logement gratuit, l’eau et l’électricité, les services de soins et
du riz subventionné.
« There can be little doubt that fear of demobilisation was a strong factor leading to
the coup, a fear made more acute after President Kabbah, in an incredibly impolitic move,
255
256
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005.
International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/London:
2001.
257
94
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 72
Annexe
announced that his government would be cutting down on the subsidised rice for the army
258
in the wave of general economic adjustment. »
Le 25 mai 1997 le Caporal Tamba Gborie, jusqu’alors inconnu, et deux douzaines de
soldats lourdement armées et en civil, s’introduisirent dans la prison de Pademba Road,
libérant 600 prisonniers et en armant beaucoup d’entre eux. Johny Paul Koroma, ancien
major de l’armée, avait été arrêté en 1996 car il fomentait un coup. Libéré par les soldats,
il fut proclamé chef de la junte.
Les membres du Conseil mis en place par le coup étaient majoritairement issus des
dix-sept responsables du coup d’Etat, à savoir quatorze officiers subalternes de la SLA, un
ancien officier de la police paramilitaire (SSD), et deux civils.
Les prisonniers et les soldats déchus violèrent, pillèrent et tuèrent aléatoirement dans
la ville. En quelques heures le Parlement était pris et Kabbah s’enfuyait en Guinée. En une
semaine, 200 civils furent assassinés.
La première annonce de Koroma fut l’intégration du RUF au sein du nouveau
gouvernement. Il invita la population à se rallier derrière la junte puisqu’il avait mené le pays
à la paix de la seule manière possible, c'est-à-dire en s’alignant avec l’ennemi. Samuel
Bockarie, le chef par intérim en l’absence de Sankoh, accepta l’offre de Koroma. Bien
qu’encore en détention, Foday Sankoh fut nommé vice-Président de l’AFRC ; et les deux
groupes devinrent l’Armée du Peuple (People’s Army). Koroma déclara que le RUF et
l’armée partageaient « a combination of experience, talent and patriotism that cannot be
259
questionned ».
Selon Gberie, les membres de l’AFRC, tout comme ceux du RUF, étaient des
marginaux ; et l’origine sociale des deux groupes expliquent leur alliance. « This
260
collaboration (…) was the result of shared interest and background. »
Comparé au coup d’Etat de 1992, le groupe de l’AFRC était moins bien perçu par la
population: ses membres semblaient avant tout préoccupés par la poursuite de leurs intérêts
personnels. Les membres de la junte étaient des officiers subalternes issus du phénomène
de sobelisation.
« [I]t was less the formal military acting than its rogue, decidedly criminal elements
who had been, at least since the period of NPRC rule, in active collaboration with the RUF
261
forces. The coup, in other words, was the product of the sobel phenomenon. »
En 1997, 60% des soldats avaient été recrutés moins de six ans auparavant, donc
pendant la guerre. Déjà sous le NPRC, le manque de discipline et la collusion des soldats
avec les rebelles étaient évidents. Cependant à cette époque les commandants, issus
de l’armée de l’APC, parvenaient à contrôler leurs troupes. En revanche, l’AFRC était
précisément dirigé par les jeunes qui formaient précédemment des troupes indisciplinées.
L’AFRC fut un groupe particulièrement meurtrier et criminel.
258
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 105
259
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 102
260
261
Ibid. P. 102
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press,
2005. P. 99
95
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Dès son arrivée au pouvoir, Koroma décida de dissoudre le Parlement, de suspendre
la Constitution et de bannir les activités politiques.
Les officiers membres du Conseil pouvaient agir en totale impunité, pillé les propriétés
des civils et exécutés soldats et civils.
« The AFRC acted in a completely anarchic manner. (…) The so-called People’s Army
conveniently jettisoned the conventions and restraints and even the symbols of military life.
262
(…) AFRC members moved around without their uniforms. »
Johny Koroma lui-même apparut devant la presse internationale en jean et T-shirt. Un
jour, il se promena dans un véhicule volé de l’ONU, portant un T-shirt de l’université du
Maryland.
Les libertés d’expression et de réunion, entre autres, furent supprimées, notablement
durant la les manifestations étudiantes le 18 août 1997, réprimées à l’aide de machettes
et de balles réelles. Les journalistes étaient également torturés, et plus de la moitié des
journalistes du pays s’enfuirent. Seuls six journaux étaient encore en circulation, sur les 52
qu’il existait auparavant.
Les juges et les magistrats étaient également la cible d’attaque de la part des criminels
qu’ils avaient condamnés, et s’enfuirent en masse.
En juin, la junte lança une offensive dans les villes et villages suspectés de réfugier
des CDF. A Moyamba par exemple, dans le Sud du pays, 100 personnes furent tuées et
la ville pillée.
En trois mois, 400 000 personnes quittèrent le pays, un nombre plus élevé que durant
les six premières années de la guerre.
Selon Gberie, le régime de l’AFRC marqua l’effondrement des institutions et la
criminalisation de l’Etat, comme produits dérivés de la guerre du RUF.
La communauté internationale et la population domestique s’opposèrent
immédiatement au coup ; perçu à juste titre comme l’entreprise de soldats intéressés. Aucun
gouvernement ne reconnut une quelconque légitimité à l’AFRC.
A Washington, une manifestation réunissant 1500 personnes se déroula une semaine
après le coup, invitant les Etats Unis à intervenir militairement. Les Sierra Léonais dans le
pays manifestèrent leur opposition à la junte en refusant de travailler. De plus, l’opposition
du pays fut galvanisée par le soutien de l’ancien Président Joseph Momoh au chef de la
junte, dont il était l’un des oncles.
SECTION 3 L’intervention de l’ECOMOG et la restauration du SLPP
Dès le 12 février 1998 l’AFRC fut chassé du pouvoir par les soldats nigérians. Bien que
présentés comme les troupes de l’ECOMOG, la Brigade de surveillance de cessez-le-feu
de la CEDEAO, ces derniers étaient en fait présents sur le territoire en vertu d’un ancien
accord bilatéral.
Lorsque l’unité nigérienne de 900 hommes présente à Freetown fut aisément anéantie
par l’ARFC, le Président Abacha jura de restaurer le régime de son ami Ahmed Kabbah.
Dès le 31 mai, 700 soldats supplémentaires furent envoyés. Cependant la première contreoffensive fut un échec, et 300 soldats furent détenus par la junte.
262
96
Ibid. P. 106
Annexe
La réponse des Nigérians fut meurtrière pour les civils. La nature du régime nigérian,
lui-même très brutal, incita à former une alliance de pays ouest-africains ; et la branche
militaire de la Communauté Economique Ouest-Africaine fut mobilisée.
En juillet se réunit un comité comprenant le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Nigéria et la
Guinée. Le Ghana et la Côte d’Ivoire étaient favorables à des négociations, et des sanctions
contre le régime furent donc mises en place. Les membres de l’ECOWAS (Economic
Community of West African States, CEDEAO) cessèrent de commercer avec la Sierra
Leone, et l’ONU vota une résolution imposant plusieurs sanctions au régime, dont un
embargo sur le pétrole et sur les armes.
Les négociations avec l’AFRC débutèrent en juillet et le 17 et le 18 juillet le Comité
des Quatre de l’ECOWAS et la junte firent un communiqué annonçant un cessez-lefeu immédiat. Cependant dès le 30 juillet Koroma annonça un plan de transition qui le
maintiendrait au pouvoir jusqu’en 2001.
L’AFRC tenta de provoquer l’indignation de la communauté internationale en montrant
que les troupes nigériennes, renforcées après l’échec du mois de mai, tuaient de nombreux
civils. L’ECOMOG faisait face à un ennemi imprévisible aux tactiques non conventionnelles.
Les troupes étaient également désavantagées par leur manque de connaissance du terrain
sierra léonais.
La pression des gouvernements et de la société civile, et les attaques de l’ECOMOG
forcèrent l’AFRC à signer un accord de paix le 23 octobre 1997, le Plan de Paix de Conakry
(Conakry Peace Plan). La junte s’engagea à quitter le pouvoir en mai 1998, sous les
conditions suivantes : cessation immédiate des hostilités, restauration du gouvernement de
er
Kabbah, démobilisation des troupes de l’ECOMOG dès le 1 décembre 1997, immunité
aux membres de la junte ; libération de Foday Sankoh, assistance humanitaire, et retour
des réfugiés.
La junte ne tarda pas à remettre en cause l’accord : l’AFRC souhaitait que les troupes de
l’ECOMOG comprennent moins de Nigériens, voire plus aucun, et refusa le désarmement.
Cependant, l’AFRC devait également faire face à d’importants problèmes internes. La junte
annonça notamment qu’elle avait déjoué un coup d’Etat par Stevens Bio, le frère de l’ancien
chef du NPRC.
Puisque l’accord n’était pas respecté par la junte, en janvier 1998, 10 000 soldats
nigérians supplémentaires arrivèrent en Sierra Leone et purent sécuriser la capitale
après l’opération Sandstorm, organisée avec les CDF. A la mi-février, les troupes étaient
parvenues à repousser les militaires et le 10 mars 1998 le Président fut restitué. Revenu
au pouvoir, Kabbah condamna soixante membres de la junte pour trahison, dont Foday
Sankoh, ramené en Sierra Leone par les Nigérians.
L’AFRC ne se désintégra pas complètement pour autant : ses membres organisèrent
des attaques meurtrières. La TRC indique par exemple que 45% des amputations dans le
pays en 1998 et 1999 était alors du fait de l’AFRC. Le RUF quant à lui, repoussé dans la
jungle, se réorganisa et put lancer, en janvier 1999, une attaque d’une ampleur jusque là
inégalée.
PARTIE 3 Résurgence et déclin du RUF : l’attaque de 1999, les accords de Lomé et
la démobilisation des rebelles
SECTION 1 L’attaque de 1999 et les accords de Lomé
97
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
En 1998 lorsque l’AFRC fut destitué du pouvoir par l’ECOMOG, l’Armée du Peuple
(l’alliance AFRC/RUF) se regroupa dans la brousse, au nord du pays où les milices étaient
les moins implantées, reconstruisant sa force militaire grâce aux ressources provenant du
trafic de diamants.
En décembre 1999, le RUF occupa les villes de Koidu, de Makeni et de Waterloo, cette
dernière à quelques kilomètres de Freetown. Les rebelles avaient également réussi à voler
des munitions entreposées par l’ECOMOG et à infliger de larges pertes aux soldats.
La résurgence du RUF causa beaucoup d’étonnement car en 1998 leurs forces
avaient été détruites et ils ne contrôlaient plus que des territoires isolés au nord et à
l’est. Conscient de leur infériorité en armes, les rebelles évitaient soigneusement les
confrontations directes et profitaient du manque de formation de l’ECOMOG aux tactiques
contre-insurrectionnelles.
Les rebelles lancèrent ensuite une attaque dévastatrice sur la capitale le 6 janvier 1999,
l’opération « Pas un être vivant », dans le but de libérer Foday Sankoh de prison. Les rebelles
avaient infiltré la ville une semaine auparavant, comme souvent lors de leurs attaques ; c'està-dire qu’ils s’étaient joints aux villageois arrivant en ville ; une tactique difficile à contrer.
L’attaque débuta à 3h du matin, dans les quartiers est de la ville. Les rebelles se
dirigèrent ensuite vers la prison de Pademba Road. Des prisonniers furent à nouveau
libérés, cependant Foday Sankoh avait été transféré deux semaines auparavant, preuve
que le gouvernement et l’ECOMOG avaient anticipé l’attaque. A 7h du matin la maison
blanche était déjà prise.
Cette attaque marquant un point culminant dans la stratégie de terreur du RUF
(voir infra). Quand l’ECOMOG repoussa le RUF, au bout de trois semaines, 100 000
personnes s’étaient enfuies, 6000 étaient décédées, des milliers d’enfants portés disparus
vraisemblablement enlevés par les rebelles, et la ville était presque entièrement détruite. La
mission de l’UNOMSIL, arrivée en juillet 1998, quitta le pays.
Kabbah était très réticent à négocier avec le RUF, mais sous une forte pression
internationale pour obtenir la paix par des négociations, d’autant que les Nigérians, sous
un gouvernement civil depuis mai, souhaitaient quitter le pays. La visite de l’envoyé spécial
américain pour l’Afrique Jesse Jackson conduisit à la libération de Sankoh et au début des
négociations à Lomé, au Togo, en mai 1999.
Les accords du 7 juillet 1999 comprenaient les conditions suivantes : un engagement
à stopper les hostilités et au désarmement, la transformation du RUF en parti politique,
le ré-établissement de la Commission pour le Renforcement de la Paix et la création
d’une Commission Réconciliation et Vérité, le partage du pouvoir (notamment la nomination
de Sankoh en tant que vice-président et directeur de la nouvelle Commission pour la
Gestion des Ressources Stratégiques, la Reconstruction nationale et le Développement),
et l’amnistie aux rebelles ; concession très controversée.
Cependant quelques jours après le départ des troupes de l’ECOMOG en mai 2000,
les combats reprirent et le RUF ne déclinait pas. Alors que la mission de l’UNAMSIL était
arrivée à la fin de l’année 1999, suite à l’attaque meurtrière de janvier, le RUF enleva 500
de ses membres. Cette prise d’otages provoqua une manifestation de 30 000 personnes
autour du domicile de Sankoh, et l’envoi de troupes britanniques autour de l’aéroport. Les
soldats britanniques s’engagèrent dans la formation de l’armée. L’ONU étendit également
la mission, de 9250 hommes à 13 000 et plus tard à 17 500 ; au point qu’elle devint la plus
importante mission de maintien de la paix dans le monde en mars 2002.
98
Annexe
Sankoh fut placé sous résidence surveillée mais parvint à s’échapper. Il retourna chez
lui le 17 mai 2000 pour récupérer quelques affaires et fut repéré par des passants. La foule
le roua de coups et le fit paradé, nu, dans les rues. Il échappa à la violence des civils lorsqu’il
fut emmené à la prison de Pademba Road par les autorités.
SECTION 2 La démobilisation du RUF et la fin de la guerre
Avec l’extension de l’UNAMSIL, les factions en conflit purent enfin être détruites et
démobilisées. Le processus de démobilisation pour le RUF débuta à la fin de l’année 2001.
263
Selon David Keen , six facteurs expliquent qu’à la fin de l’année 2000 le RUF
perdit progressivement son pouvoir. L’attaque simultanée des troupes guinéennes et des
Kamajors eut tout d’abord un rôle dans ce déclin. La pression internationale sur le commerce
des diamants et les sanctions contre Taylor eurent également un impact sur la capacité
du RUF à financer sa rébellion. Le déclin du RUF s’explique aussi par le renforcement
significatif de l’UNAMSIL et l’intervention britannique. Enfin, une certaine lassitude au sein
du RUF et l’arrivée de Issa Sessay en tant que leader par intérim, plus enclin à négocier,
permirent de mettre fin aux combats.
Tous ces facteurs étant combinés, le pays se pacifia progressivement en 2001. En mai
2001 les parties se rencontrèrent alors à Abuja pour déterminer un nouvel accord de paix.
La fin de la guerre fut officiellement déclarée en janvier 2002, avec la fermeture
symbolique du dernier centre de désarmement dans le district de Kailahun, où la guerre
avait débutée.
263
David Keen cité par Myriam Denov. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press,
2010. PP. 76-77
99
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Bibliographie
Ouvrages
Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South
Africa: Unisa Press, 2004.
Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la
police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection
Histoire, 2007 (1994).
Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008.
Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge
University Press, 2010.
Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra
Leone. Indiana University Press, 2005.
Reno, William. Warlord Politics and African States. Lynne Rienner Publishers, 1999.
Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et
génocides.Paris: Éditions du Seuil, 2005.
Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia
University Press, 2008.
Rapports
Amnesty International « Bulletin d’information 164/00. Sierra Leone : Il faut agir pour
mettre fin à l’utilisation d’enfants soldats. » 2000.
Amnesty International «Charles Taylor et la guerre en Sierra Leone.» Synthèse
destinée aux médias. 2010.
Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public.
Londres : 2000.
Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in
Sierra Leone. » 1998.
Human Rights Watch. « “We’ll kill you if you cry.” Sexual Violence in the Sierra Leone
Conflict. » 2003.
International Committee Of The Red Cross. « The roots of behaviour in war:
Understanding and preventing IHL violations.” 2004.
International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political
Strategy» Freetown/Brussels/London: 2001.
100
Bibliographie
Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and
Human Security.» 2000.
Partnership Africa Canada . « War and Peace in Sierra Leone. Diamonds, Corruption
and the Lebanese Connection. » 2002.
The Coalition to Stop the Use of Child Soldiers. « Global Report 2008. » Londres: 2008.
Truth & Reconciliation Commission. « Witness to Truth: Report of the Sierra Leone
Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .
Articles de revues
Adesina, Olutayo Charles. « Diamonds and constitutional (DIS)order in Sierra Leone. »
The Nigerian Journal of Economic History 5&6 (2003)
Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some
Policy Implications. » Millennium: Journal of International Studies 26 (1997)
Collier, Paul, Anke Hoeffler, et Dominic Rohner. « Beyond greed and grievance:
feasibility and civil war ». Oxford Economic Papers 61 (2009)
Collier, Paul, Anke Hoeffler. Policy Research Working Paper 2355: « Greed and
Grievance in Civil War». The World Bank Development Research Group. (2000)
Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of
internal conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003)
Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011)
Francis, David. « Diamonds and the civil war in Sierra Leone.» The Courier ACP-EU
(2001)
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of
Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and
Sustainable Development Working Paper (2004)
Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of
Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008)
International Crisis Group. « Sierra Leone: Managing Uncertainty. » Africa Report 35
(2001)
Kalyvas, Stathis. «"New" and "Old" Civil Wars: A Valid Distinction? » World Politics 54
(2001)
Kalyvas, Stathis. « The Ontology of “Political Violence”: Action and Identity in Civil
Wars” The American Political Science Association 1 (2003)
Kaplan, Robert. « The Coming Anarchy: How scarcity, crime, overpopulation, tribalism,
and disease are rapidly destroying the social fabric of our planet. » The Atlantic
Monthly (1994)
King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the
Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007)
Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed
conflicts ». Political Geography 20 (2001)
101
COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION
DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE
Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’:
Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism
and Political Violence 18 (2006)
Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life
Histories, and the Making and Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.»
Journal of Youth Studies 10 (2007)
Peters Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. »
Institute for Security Studies (2004)
Peters, Krjin et Paul Richards. « ‘Why We Fight’ : Voices of Youth Combatants in Sierra
Leone. » Journal of the International African Institute 68 (1998)
Richards, Paul. « Working Paper 21: The Political Economy of Internal Conflict. »
Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003)
Sémelin, Jacques. «Analyser le massacre : réflexions comparatives. » Questions de
recherche 7 (2002)
Sémelin, Jacques. « L'utilisation politique des massacres .» Revue internationale de
politique comparée1 (2001)
Articles de presse
BBC News. « Special report: Sierra Leone's civil war. » Jeudi 8 Juillet 1999. Accédé
en Juin 2012.Disponible : http://news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/01/99/
sierra_leone/251251.stm
Libération. « En Sierra Leone, l'horreur d'une guerre oubliée. Dans ce pays déchiré
et misérable malgré ses diamants, des élections ont été annoncées. » 26 février
1996. Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.liberation.fr/monde/0101171070en-sierra-leone-l-horreur-d-une-guerre-oubliee-dans-ce-pays-dechire-et-miserablemalgre-ses-diamants-des-elections-ont-ete-annoncees
New York Times. « A Brutal War's Machetes Maim Sierra Leone . » 26 juillet 1999 ;
Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.nytimes.com/1999/01/26/world/abrutal-war-s-machetes-maim-sierra-leone.html?ref=sierraleone
New York Times. « Bandit Rebels Ravage Sierra Leone . » 17 février 1995. Accédé
en août 2012. Disponible : http://www.nytimes.com/1995/02/17/world/bandit-rebelsravage-sierra-leone.html?ref=sierraleone&pagewanted=1
New York Times. « Diamond wars : A special report. Africa’s Gems : Warafare’s
Best Friend. » 6 avril 2000. Accédé en août 2012. Disponible : http://
www.nytimes.com/2000/04/06/world/diamond-wars-a-special-report-africa-s-gemswarfare-s-best-friend.html?ref=sierraleone
The Guardian. « Rebels stand to profit from crude tactic of terror .» 5 Juillet 1999.
Accédé en Juin 2012. Disponible : http://www.guardian.co.uk/world/1999/jul/05/
sierraleone.
102
Bibliographie
Autres documents
Centre d'Actualités de l'ONU. « Sierra Leone : comment une nation pacifique a plongé
dans l'horreur. » Accédé en Juin 2012. http://www.un.org/apps/newsFr/storyFAr.asp?
NewsID=9292&Cr=SierraLeone&Cr1=&Kw1=sierra+leone&Kw2=&Kw3=.
Ginifer, Jeremy. « Reintegration of ex-combatants . » In Sierra Leone : Building the
Road to Recovery, edited by Sarah Meek, Thokozani Thusi, Jeremy Ginifer, and
Patrick Coke, 39-52. Institute for Security Studies monograph no. 80. Pretoria, South
Africa: Institute for Security Studies, 2003
Kaldor, Mary. « Introduction. » In New & Old War. Standford University Press, 2007.
NationMaster. « Statistics on Sierra Leone. » Accédé en Août 2012. http://
www.nationmaster.com/country/sl-sierra-leone
Sierra Leone Web. « Footpaths to Democracy - Revolutionary United Front of Sierra
Leone.» Accédé en Juin 2012. http://www.fas.org/irp/world/para/docs/footpaths.htm.
Statistiques Mondiales. « Sierra Leone : statistiques. » Accédé en Août 2012. http://
www.statistiques-mondiales.com/sierra_leone.htm
103