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UNIVERSITÉ DE LYON UNIVERSITÉ LYON 2 INSTITUT D’ÉTUDES POLITIQUES DE LYON COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE FATHALLAH Hind Séminaire: Violence et Sciences Sociales dans le Monde Contemporain Sous la direction de M. Julien Fragnon (Soutenance le 5 septembre 2012) Membres du jury : Julien Fragnon Mame Ndaye Table des matières Remerciements . . Abréviations . . Introduction . . CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF . . SECTION 1 ORIGINES ET COMPOSITION DU RUF . . 1.1. L’interaction des étudiants radicaux et des jeunes marginaux . . 1.2. Les camps d’entraînement libyens et la rencontre entre Sankoh et Taylor . . 1.3. Profil socio-démographique des membres du RUF . . SECTION 2 DE LA REVOLUTION A LA TERREUR: CARACTERISTIQUES DU RUF . . 2.1. « Manches courtes ou manches longues ? » 53 : l’extrême violence du RUF . . 2.2 Le RUF entre discours et réalité . . 2.3. « Anyone who does not support Sankoh will be killed like a dog. » de recrutement du RUF . . 86 : le mode CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE .. SECTION 1 LES CAUSES ORIGINELLES DU CONFLIT : LES DÉFAILLANCES SOCIOPOLITIQUES DU RÉGIME DE L’APC . . 1.1. Le régime de terreur de l’APC . . 1.2. La « malédiction des ressources » : corruption et patrimonialisme sous le régime de l’APC . . 1.3. Patronage et exclusion . . SECTION 2 LES « DIAMANTS DE SANG » REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉ . . 2.1. Ressources naturelles et conflits . . 2.2. Le trafic illégal des diamants . . SECTION 3 COMPRENDRE LE CONFLIT SOUS TOUTES SES DIMENSIONS . . 3.1. La rationalité individuelle de l’engagement : protection et accès à des ressources de base . . 3.2. La guerre entre griefs politiques, intérêts et motivations d’ordre vital . . CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF . . SECTION 1 L’ACQUISITION DE BÉNÉFICES SYMBOLIQUES . . 1.1. « I felt so good at that time because I was superior. » 185 1.2. « Le plaisir de tuer existe-t-il ? » .. SECTION 2 LE RÔLE DES CHEFS . . 2.1. L’incitation à la violence . . 2.2. Atmosphère de terreur et conformité à l’autorité . . SECTION 3 L’ATMOSPHERE DU MASSACRE . . 3.1. Devenir autre : usage de drogues et état second . . 3.2. Le RUF : une famille de substitution . . 3.3. La banalisation de la violence par la répétition . . Conclusion . . Annexe . . 176 .. 5 6 7 16 16 16 20 24 27 27 34 37 41 43 44 45 47 50 51 52 56 56 59 62 64 64 66 68 68 70 72 72 73 74 78 81 Annexe 1 Chronologie du conflit . . Annexe 2 Cartes de la sierra leone . . Annexe 3 Tableaux et données statistiques . . Annexe 4 Description détaillée du conflit en Sierra Leone (23 mars 1991- janvier 2002) . . Bibliographie . . Ouvrages . . Rapports . . Articles de revues . . Articles de presse . . Autres documents . . 81 82 84 86 100 100 100 101 102 103 Remerciements Remerciements Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, M. Julien Fragnon, qui m’a conseillée et m’a encouragée à persévérer malgré les difficultés. Je remercie également Mme Mame N’Diaye d’avoir pris le temps de lire mon travail et de le commenter. Enfin je remercie vivement Hadrien Alfano, Benjamin Chioetto et l’ensemble des personnes qui m’ont soutenue et aidée à rédiger ce mémoire. 5 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Abréviations AFRCArmed Forces Revolutionary Council - Conseil des Forces Armées Révolutionnaires APCAll People's Congress - Congrès de Tout le Peuple CDFCivil Defence Forces - Forces de Défense Civile DDRPDisarmement, Demobilization and Reintegration Program – Programme de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration ECOMOGEconomic Community of West Africa Monitoring Group - Brigade de Surveillance de Cessez-le-feu de la CEDEAO ECOWASEconomic Community of West African States - Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) EOExecutive Outcomes FBCFourah Bay College NPFLNational Patriotic Front of Liberia - Front National Patriotique du Liberia NPRCNational Provisional Ruling Council - Conseil National Provisoire du Gouvernement OAUOrganisation of African Unity - Organisation de l’Union Africaine RUFRevolutionary United Front - Front Révolutionnaire Uni SLASierra Leone Army - Armée Sierra-Léonaise SLPP Sierra Leone People's Party - Parti du Peuple de Sierra Leone SSDSpecial Security Division - Division Spéciale de Sécurité TRCTruth and Reconciliation Commission - Commission Vérité et Réconciliation ULIMOUnited Liberation Movement of Liberia for Democracy - Mouvement Uni de Libération pour la Démocratie UNAMSILUnited Nations Mission in Sierra Leone - Mission des Nations Unies en Sierra Leone UNOMSILUnited Nations Observer Mission in Sierra Leone - Mission d’Observation des Nations Unies pour la Sierra Leone 6 Introduction Introduction 1. La violence du RUF en Sierra Leone: “Une indicible sauvagerie” ? 1 La Sierra Leone est un petit État d’Afrique de l’Ouest, situé entre la Guinée et le Libéria et bordant l’océan Atlantique. Ancienne colonie britannique, c’est un pays dont on ne sait que peu de choses en France, sinon la présence de « diamants de guerre » 2 popularisée par quelques films à succès - et la brutalité du groupe qui l’a déclenché, le Front Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF). Pourtant, récemment les médias ont eu l’occasion de reparler du conflit sierra léonais suite à l’événement historique qu’a constitué la condamnation de Charles Taylor, ancien Président du Libéria, à 50 ans de prison par les juges du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL). Dans les années 1990, il est intéressant de voir que la lecture du conflit par les médias est centrée sur les aspects « spectaculaires » de la guerre ; à savoir la violence extrême subie par la population, et le trafic illégal de diamants. Alors que la guerre froide venait à peine de se terminer, le conflit fut perçu comme une illustration des « nouvelles guerres » (cf. infra), caractérisées par une violence extrême, apparemment gratuite, et des motifs de prédation des ressources naturelles. Une brève analyse d’articles issus de cette période permettent de faire ce constat. Tout d’abord, les mutilations, comme la marque de fabrique du mouvement rebelle, sont largement relayées par une presse très sensible au « spectacle ». « A lasting feature of the war, in which tens of thousands died, were the atrocities committed by the rebels, whose trademark was to hack off the hands or feet of 3 4 their victims. » « A Brutal War's Machetes Maim Sierra Leone » « A l'ombre de conflits plus importants, la Sierra Leone, une ancienne colonie britannique voisine du Liberia, subit depuis cinq ans une cruauté aveugle dont le monde 5 extérieur a à peine idée. » « Les rebelles du FRU, portant souvent l'uniforme de 1 Libération. « En Sierra Leone, l'horreur d'une guerre oubliée. Dans ce pays déchiré et misérable malgré ses diamants, des élections ont été annoncées. » 26 février 1996. Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.liberation.fr/monde/0101171070-en-sierra-leonel-horreur-d-une-guerre-oubliee-dans-ce-pays-dechire-et-miserable-malgre-ses-diamants-des-elections-ont-ete-annoncees 2 3 « Blood diamond » réalisé par Edward Zwick en 2006, ou encore « Lord of war » réalisé par Andrew Niccol en 2005 BBC News. « Special report: Sierra Leone's civil war. » 8 Juillet 1999. Accédé en Juin 2012. Disponible : http:// news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/01/99/sierra_leone/251251.stm 4 New York Times. « A Brutal War's Machetes Maim Sierra Leone. » 26 juillet 1999. Accédé en Août 2012. Disponible :http://www.nytimes.com/1999/01/26/world/a-brutal-war-s-machetes-maim-sierra-leone.html?ref=sierraleone 5 Libération. « En Sierra Leone, l'horreur d'une guerre oubliée. Dans ce pays déchiré et misérable malgré ses diamants, des élections ont été annoncées. » 26 février 1996. Accédé en Août 2012. Disponible : http://www.liberation.fr/ monde/0101171070-en-sierra-leone-l-horreur-d-une-guerre-oubliee-dans-ce-pays-dechire-et-miserable-malgre-sesdiamants-des-elections-ont-ete-annoncees 7 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE l'armée régulière, mènent une guerre de libération d'une indicible sauvagerie. » 7 « One of Africa's most obscure conflicts » 6 La violence semblait gratuite et laissait les journalistes perplexes. Robert Kaplan, dans un article très remarqué, fit alors de la Sierra Leone un exemple de la barbarie africaine. Son article, « The Coming Anarchy : how Scarcity, Crime, Over-Population and Diseases are 8 Rapidly Destroying our Planet » , présenta le conflit comme une violence anarchique et criminelle qui mènerait à l’état de terreur de Hobbes. La Sierra Leone représentait pour lui un microcosme de ce qui se déroulait en Afrique de l’Ouest. Cette vision culturaliste et déterministe du conflit a été relayée par certains médias. « For the media Africa is compulsively a crisis-ridden continent sucked into savagery, with murderous despots and inter-tribal and religious conflicts the rule 9 rather than the exception. » La thèse de Kaplan fait de la violence un élément culturel, alors que les nombreuses guerres sanglantes en Europe ont montré que l’inhumanité n’est pas culturelle ou tribale, mais que c’est bien la lecture de la violence qui est culturelle : par exemple, l’usage de machettes nous horrifie bien plus que les bombardements. Parallèlement à la violence, c’est l’appropriation des diamants par le RUF qui a marqué les articles de presse. « Bandit Rebels Ravage Sierra Leone » 11 Africa Gems Warfare’s Best Friend » 10 « Diamond Wars: A Special Report. Lorsqu’elle n’était pas présentée comme l’illustration de la sauvagerie africaine ou d’une violence insensée, le conflit était analysé sous la perspective nouvelle des guerres de prédation. Ce sont ces deux visions du conflit qu’il sera intéressant de remettre en cause ici pour comprendre les causes de la violence. Avant de poursuivre, il est donc nécessaire de connaître l’histoire du pays et les différents acteurs et étapes de ce conflit si difficile à appréhender. 2. La Sierra Leone de 1787 à 1968 6 Ibid. 7 BBC News. « Special report: Sierra Leone's civil war. » 8 Juillet 1999. Accédé en Juin 2012. Disponible : http:// news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/01/99/sierra_leone/251251.stm 8 Kaplan, Robert. «The Coming Anarchy: How scarcity, crime, overpopulation, tribalism, and disease are rapidly destroying the social fabric of our planet. » The Atlantic Monthly (1994) 9 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P.4-5 10 New York Times. « Bandit Rebels Ravage Sierra Leone . » 17 février 1995. Accédé en août 2012. Disponible :http:// www.nytimes.com/1995/02/17/world/bandit-rebels-ravage-sierra-leone.html?ref=sierraleone&pagewanted=1 11 New York Times. « Diamond wars : A special report. Africa’s Gems : Warfare’s Best Friend. » 6 avril 2000. Accédé en août 2012. Disponible : http://www.nytimes.com/2000/04/06/world/diamond-wars-a-special-report-africa-s-gems-warfare-sbest-friend.html?ref=sierraleone 8 Introduction Dès 1787 et comme l’indique le nom de la capitale, la Sierra Leone était une colonie britannique destinée à accueillir les esclaves britanniques affranchis, ayant servi dans la 12 Guerre d’Indépendance. Alors que les premiers affranchis s’installaient, les maladies tropicales, le manque de nourriture, les conflits avec la population locale poussèrent cependant les colons, Britanniques et esclaves affranchis, à fuir sur la côte. En Grande Bretagne, on décida alors d’instaurer une Colonie de la Couronne en 1808. 75 000 nouveaux esclaves affranchis, suite à l’Abolition Act, mais cette fois en provenance de Jamaïque et d’Amérique du Nord, furent envoyés pour peupler cette partie de la Sierra Leone. Dans les années 1840, il y avait alors plus d’enfants scolarisés dans le cycle élémentaire à Freetown qu’en Grande Bretagne. La communauté créole émergeant de la réunion des premiers colons et des africains libérés, était alors très instruite (avocats, docteurs, professeurs, commerçants, journalistes, hommes du clergé). Cependant, cette élite instruite ne représentait qu’une partie du pays. Le reste de la Sierra Leone, très hétérogène, fut déclaré Protectorat britannique en 1896. L’Etat colonial n’encouragea donc pas la création d’un Etat unitaire. La première tentative d’union du pays fut la Constitution de 1924, réunissant alors membres de la Colonie et du Protectorat au sein du Parlement. Les représentants des Colons étaient au nombre de cinq ; ceux du protectorat étaient trois, désignés parmi les chefs traditionnels. Rapidement cette disproportion amena des tensions entre les 2 camps. L’élite qui émergeait au sein du Protectorat, déplorait quant à elle le choix des chefs, non éduqués et très conservateurs. Deux parties émergèrent qui symbolisaient les différents intérêts de la Colonie et du Protectorat : le NCSL (National Council of Sierra Leone, Conseil National de la Sierra Leone) pour la Colonie, et le SLPP (Sierra Leone People’s Party, Parti du Peuple de la Sierra Leone) pour le Protectorat. C’est le SLPP, fondé en 1951 et réunissant l’ensemble de la population éduquée du Protectorat, qui força les autorités coloniales à rédiger une nouvelle Constitution, garantissant au Protectorat le contrôle majoritaire du pays. Milton Margai fut nommé Ministre en Chef puis élu Premier Ministre en 1957. Margai était conservateur et pro-britannique mais c’est sous son autorité que le pays acquerra l’indépendance, en 1961. Entre temps, Siaka Stevens, un ancien ministre du gouvernement de Margai, fonda le parti qui deviendra le second grand parti du pays : l’APC (All Peoples Congres, Parti de Tout le Peuple). En 1961, le pays était divisé entre une masse toujours plus nombreuse de pauvres et l’élite politique et économique issue du capitalisme colonial. Les deux anciennes zones du pays étaient marquées par de fortes disparités. Par exemple le taux d’alphabétisation était de 80% pour les Créoles contre 6% pour le reste du pays. Aux élections de 1961, Margai fut à nouveau élu Premier Ministre. Les membres du parti d’opposition avaient été arrêtés avant l’indépendance et Margai déclara le premier état d’urgence de la Sierra Leone indépendante. 12 Les informations suivantes proviennent de l’ouvrage de Gberie. Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. 9 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE En 1964, Albert Margai succéda à son frère décédé, et se débarrassa des opposants qui critiquaient son accession au pouvoir. En 1967, l’APC remporta à nouveau les élections mais un coup d’Etat de David Lansana empêcha Stevens d’accéder au pouvoir. Celui-ci fut emprisonné avant qu’un second coup d’Etat n’ait lieu deux jours plus tard. Le Colonel Smith forma alors le Conseil National de Réformation (NRC). Similairement, un an après, un troisième coup d’Etat secoua le pays, cette fois, étrangement, pour permettre à Stevens d’accéder au poste de premier ministre pour lequel il avait été élu. A partir de 1968 et jusque 1992, le gouvernement de l’APC fut un régime patrimonial, dictatorial et prédateur qui marginalisa la majeure partie de la population, créant ainsi le potentiel pour une insurrection armée. 3. Le conflit en Sierra Leone (1991-2002) 13 La guerre en Sierra Leone provoqua 75 000 morts et de nombreux mutilés, et le déplacement de plus d’un tiers de la population, soit approximativement deux millions de personnes selon les Nations Unies. La guerre en Sierra Leone fut marquée par l’effondrement de l’Etat, avec l’apparition de deux coups militaires révélant les défaillances de l’armée. L’armée fut en effet incapable de mettre fin à la guerre ; elle l’a maintenue au contraire par sa collusion avec les rebelles. Aussi l’insurrection de Sankoh fut caractérisée par une série d’avancées et de reculs. Les temps forts de la guerre furent le coup d’Etat du NPRC en 1992, les élections de 1996, le coup militaire de l’AFRC et l’intervention de l’ECOMOG, et enfin l’attaque de 1999 et les accords de paix. Le 23 mars 1991, la guerre éclata en Sierra Leone, lorsque les rebelles du Front Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF) attaquèrent les provinces du Kailahun et du Pujehun, au sud-est du pays, par les régions frontalières au Libéria. Le régime se hâta de présenter le mouvement comme l’œuvre de Charles Taylor et les attaques comme un débordement de la guerre au Libéria, représentation relayée par les médias. Quelques jours plus tard, les rebelles attaquèrent d’autres villes dans le district de Kailahun et en moins d’un mois le district presque tout entier tomba aux mains du RUF. En l’espace de quelques semaines également, les rebelles capturaient les mines de diamants dans les régions est du pays. L’armée, ayant des capacités déjà limitées, fut rapidement dépassée par ces attaques. L’avancée rapide des rebelles s’explique en effet non seulement par la force du mouvement mais aussi par la défaillance de l’armée, et ce tout au long du conflit. Le pays fut d’autant plus plongé dans le chaos que le régime de Joseph Momoh en place depuis 1985 fut renversé par un coup d’Etat le 29 avril 1992. Le coup militaire fut orchestré par de jeunes officiers désenchantés par son gouvernement qui mirent en place le Conseil National Dirigeant Provisoire (National Provisional Ruling Council, NPRC). Le NPRC fut une administration hybride, composés de 19 militaires et de quatre civils ; et dirigé par le Capitaine Valentine Strasser. 13 Pour une description détaillée du conflit, voir l’annexe 4. Les informations concernant le déroulement de la guerre sont largement dérivées de l’œuvre de Lansana Gberie et de la Commission Vérité et Réconciliation. 10 Introduction Rapidement, le NPRC adopta un style gouvernemental similaire à ses prédécesseurs ; marqué par les exportations illicites de diamants, le patrimonialisme, les assassinats extrajudiciaires de civils, le pillage, etc. Strasser offrit l’amnistie en échange d’une capitulation sans conditions au RUF mais celui-ci voulait absolument faire partie du nouveau gouvernement. En octobre 1992 les rebelles attaquèrent Koidu, dans la principale région diamantifère du pays, alors que les soldats étaient occupés à extraire illicitement les diamants. La prise de Koidu, dans la région la plus riche en diamants, fit réaliser à la population l’ampleur et l’étendue nationale d’un conflit perçu jusque là comme une affaire régionale. Les villes passaient d’un camp à un autre avec une extrême rapidité ; et l’euphorie qui avait gagné la population à l’arrivée du NPRC s’évanouit progressivement. A la fin de l’année 1993 cependant, l’armée parvint à récupérer plusieurs territoires et à repousser le RUF à l’est du pays, donnant l’impression d’un déclin du mouvement. Le succès apparent de l’armée poussa Strasser à déclarer unilatéralement un cessez le feu d’un mois. En 1994 le RUF semblait soudainement revigoré et débuta une nouvelle campagne de terreur, cette fois dans tout le pays. Les rebelles organisèrent des raids et des embuches sur les artères principales du pays, brûlant des villages au hasard de leur route, et prenant des otages étrangers. De toutes parts, le régime fut incité à négocier avec le mouvement rebelle. La revitalisation inattendue du RUF à partir de 1994 s’explique en partie par la collusion d’une grande partie de l’armée avec les rebelles. La criminalisation d’une partie de l’armée donna en effet naissance au phénomène appelée la « sobelisation » (« sobelization »). Certains éléments de l’armée, notamment les nouvelles recrues, insuffisamment formées et difficiles à contrôler, étaient en effet soldats le jour et rebelles la nuit, d’où le nom de « sobels ». La peur du RUF et le manque de confiance envers l'armée nationale, incapable de défendre la nation, mena à l'émergence des Forces de Défense Civiles (Civilian Defence Forces, CDF), des groupes de civils qui décidèrent spontanément de défendre leurs villages face aux attaques des rebelles. Mais l’ensemble des hommes défendant le pays ne suffit pas à empêcher le RUF de s'approcher dangereusement de la capitale en 1995. Le gouvernement se sentit dépassé et se vit obligé d’engager une firme de sécurité privée. Il signa d’abord un contrat avec Gurkha Security Guards (GSG), une société britannique, en échange de concessions de diamants. Mais à l’assassinat de son commandant, le gouvernement signa un nouveau contrat avec la société sud africaine Executive Outcomes, en échange de concessions de diamants également. Avec la fin du chaos, l'attention internationale et domestique se porta alors sur un changement de gouvernement. Strasser, qui tentait alors de se transformer en candidat civil, fut renversé par le brigadier Julius Maada Bio en janvier 1996, plus enclin à céder le pouvoir. Après trois décennies de régimes autoritaires et au beau milieu d’une guerre, les Sierra Léonais se rendirent donc aux urnes le 26 février 1996 pour élire un nouveau Président et un nouveau Parlement. Ahmed Tejan Kabbah, ancien fonctionnaire des Nations Unis et membre du SLPP, fut élu sans surprise. Une fois au pouvoir, le gouvernement du SLPP s’attela aux négociations de paix débutées peu auparavant avec le RUF. Un accord annonçant la fin de la guerre fut trouvé 11 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE le 30 novembre 1996 : les Accords d’Abidjan furent signés sous les auspices de l’ONU, du Commonwealth, de l’Union Africaine et du gouvernement de la Côte d’Ivoire. Cependant dès mars 1997 Sankoh fut arrêté au Nigeria, alors qu’il essayait vraisemblablement d’obtenir du matériel pour la guerre malgré les accords de paix. Le 25 mai 1997, un coup militaire eut lieu, un an seulement après l’accession au pouvoir d’Ahmed Kabbah, fomenté précisément par une partie de l’armée mécontente envers le nouveau gouvernement. Le ressentiment des soldats de l’armée était d’autant plus grand que non seulement ils perdaient tout prestige avec l’émergence des CDF, mais ils étaient également inquiets de rumeurs de réduction d’effectifs et de moyens. Aussi le 25 mai 1997 le Caporal Tamba Gborie, jusqu’alors inconnu, et deux douzaines de soldats lourdement armées et en civil, s’introduisirent dans la prison de Pademba Road, libérant 600 prisonniers. Johny Paul Koroma, ancien major de l’armée arrêté en 1996, fut proclamé chef de la junte. La première annonce de Koroma fut l’intégration du RUF au sein du nouveau gouvernement. Les deux groupes devinrent l’Armée du Peuple (People’s Army). La pression des gouvernements et de la société civile, ainsi que les attaques de l’ECOMOG, forcèrent l’AFRC à signer un accord de paix le 23 octobre 1997 : le Plan de Paix de Conakry (Conakry Peace Plan). La junte s’engagea à quitter le pouvoir en mai 1998, sous les conditions suivantes : cessation immédiate des hostilités, restauration du gouvernement er de Kabbah, démobilisation des troupes de l’ECOMOG dès le 1 décembre 1997, immunité aux membres de la junte, libération de Foday Sankoh, assistance humanitaire, et retour des réfugiés. La junte ne respecta pas l’accord de paix, et fut délogée dès le 12 février 1998 par les soldats nigérians. Revenu au pouvoir, Kabbah condamna alors soixante membres de la junte pour trahison, dont Foday Sankoh, qui avait été extradé du Nigéria. En 1998, le RUF se replia dans la jungle, reconstruisant sa force militaire grâce aux ressources provenant du trafic de diamants. Les rebelles purent alors lancer une attaque dévastatrice sur la capitale le 6 janvier 1999, l’opération « Pas un être vivant », dans le but de libérer Foday Sankoh de prison. Kabbah était très réticent à négocier avec le RUF, mais la pression internationale pour obtenir la paix par des négociations, notamment de la part des Nigérians qui souhaitaient quitter le pays, le conduisit à libérer Sankoh et à débuter des négociations à Lomé, au Togo, en mai 1999. Les accords du 7 juillet 1999 comprenaient les conditions suivantes : un engagement à stopper les hostilités, le désarmement, la transformation du RUF en parti politique, le rétablissement de la Commission pour le Renforcement de la Paix, la création d’une Commission Vérité et Réconciliation, le partage du pouvoir (notamment la nomination de Sankoh en tant que vice-président et directeur de la nouvelle Commission pour la Gestion des Ressources Stratégiques, la Reconstruction nationale et le Développement), et l’amnistie aux rebelles ; concession très controversée. 12 Introduction L’industrie du diamant, dominée par la société sud-africaine De Beers, ne fut quant à elle que tardivement mise en cause pour ses achats de diamants du RUF, par l’intermédiaire 14 du Libéria. Le trafic aurait ainsi généré 25 à 125 millions de dollars par an au RUF. Le 5 juillet 2000, la résolution 1306 fut votée, interdisant les importations directes ou indirectes de diamants provenant de la Sierra Leone. En septembre, on mit également en place un système de certification des diamants. Le but était de priver le RUF du marché lucratif qui lui permettait de prolonger le conflit. Quelque mois plus tard les importations de diamants du Liberia furent également bannies. La mission des nations unies UNAMSIL arriva à la fin de l’année 1999, suite à l’attaque meurtrière de janvier, et 500 de ses membres furent enlevés par les rebelles en mai 2000. Le gouvernement britannique décida alors d’envoyer des troupes autour de l’aéroport et de former l’armée. Après l’humiliation de l’enlèvement, l’ONU étendit également la mission en août 2000, de 9250 hommes à 13 000 et plus tard à 17 500 hommes; au point qu’elle devint la plus importante mission de maintien de la paix dans le monde en mars 2002. Sankoh fut placé sous résidence surveillée mais parvint à s’échapper, et lorsqu’il repassait un jour chez lui, la foule le roua de coups et le fit paradé, nu, dans les rues. Il échappa à la violence des civils lorsqu’il fut emmené à la prison de Pademba Road par les autorités. Avec l’extension de l’UNAMSIL, les factions en conflit purent enfin être détruites et démobilisées. Le processus de démobilisation pour le RUF débuta à la fin de l’année 2001. La fin de la guerre fut officiellement déclarée en janvier 2002, avec la fermeture symbolique du dernier centre de désarmement dans le district de Kailahun, où la guerre avait commencée. 4. Comprendre les massacres « Pourtant, la pensée vacille dans la confrontation avec l’horreur dont les hommes sont capables. Les mots manquent de même que les analyses pour 15 comprendre et dire l’indicible.» Une réaction habituelle face au massacre est en effet de le rejeter au rang de l’irrationnel, tant la répulsion qu’il suscite est importante. Aussi, l’étude des massacres de populations doit faire face à plusieurs difficultés. Tout d’abord, il est difficile de s’intéresser aux sujets qui suscitent le dégoût. Ensuite, le chercheur doit savoir faire preuve de neutralité alors que le sentiment de compassion envers les victimes peut l’amener à condamner les bourreaux, sans plus de réflexion. Enfin, les massacres semblent défier l’entendement, ne pas avoir 16 de sens. « Si aucun violence ne paraît actuellement socialement acceptable, il en est une qui demeure à la fois totalement rejetée et partiellement incompréhensible tant sa démesure 17 n’a d’égal que son apparent manque de signification. » Précisément c’est cette question de la signification qui guide notre réflexion depuis l’origine. La violence extrême a-t-elle une rationalité ? Comment comprendre le massacre 14 Truth & Reconciliation Commission. « Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3B, P.28 15 16 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 69 Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions du Seuil, 2005. 17 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. 13 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE au sein d’une même nation ? « Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : 18 comprendre. » Pour certains, vouloir comprendre serait synonyme de pardonner. A l’inverse, il nous semble que refuser de comprendre n’est pas favorable à la réconciliation ou à l’évitement des erreurs passées. Il s’agit ici de comprendre l’engagement dans le massacre et sa résilience, le processus de bascule des individus dans le massacre. Parallèlement à la démarche de Jacques Sémelin, l’objectif de ce mémoire est de voir comment des individus immergés dans une situation sociale particulière y réagissent, par le massacre. Pour cela, nous serons nécessairement amenés à comparer, à tester les hypothèses établies à propos du génocide des Juifs notamment. Un élément qui caractérise également les études sur les massacres est leur pluridisciplinarité : il faut en effet croiser le regard de l’historien, du psychologue, de l’anthropologue et du sociologue pour avoir une vision complète du processus de normalisation de la violence. Nous utiliserons ici le terme de massacre comme terme minimal de référence recoupant plusieurs réalités, tel que défini par Sémelin : « forme d’action le plus souvent collective de 19 destruction de non-combattant ». Étymologiquement, le mot signifie “boucherie”, à la fois l’abattoir et la boutique, et dès le XIe siècle, “massacre” devient synonyme de mise à mort d’animaux et d’êtres humains. Historiquement, nous dit Sémelin, le massacre suppose une relation de proximité entre l’assassin et la victime. Le massacre suppose également un aspect quantitatif, bien qu’il soit difficile d’établir un nombre « minimal ». Enfin le massacre semble se caractériser par la brutalité du meurtre. Si Sémelin fait du terme une sorte de synonyme du génocide puisqu’il s’intéresse avant tout à cette violence en particulier, il reste intéressant d’utiliser sa « sociologie des massacres » dans le cas de la Sierra Leone. En effet c’est bien la compréhension des atrocités envers la population civile qui guide ce travail : Au sein du Front Révolutionnaire Uni en Sierra Leone, comment comprendre la participation au massacre et la normalisation de la violence ? Ce travail a pour objectif de montrer le processus par lequel les individus deviennent des meurtriers au sein de leur propre nation ; de présenter les conditions par lesquels les membres du RUF, en particulier, ont été amenés à commettre des actes de violence extrême. Le constat que l’on peut effectuer est celui d’une « ordinaire aptitude de l’homme à une 20 extraordinaire inhumanité » . En s’appuyant sur les différentes analyses déjà réalisées sur les massacres, nous nous intéresserons au cas de la Sierra Leone, un cas d’autant plus intéressant que beaucoup des membres se trouvaient au sein du groupe, et donc de la violence, malgré eux. 18 Marc Bloch cité par : Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions du Seuil, 2005. P.16 19 20 Ibid. P. 19 Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). 14 Introduction Ainsi, on peut affirmer que les hommes qui ont composé le Front Révolutionnaire Uni n’étaient ni fous, ni sadiques, ou même issus d’une « culture africaine » violente, mais bien des hommes ordinaires placés dans un contexte social particulier, dans lequel des facteurs émotionnels et sociaux les ont progressivement désensibilisé à la violence. Tout individu, même mobilisé de force, peut apprendre le massacre et s’habituer à tuer. Le premier chapitre consiste en une description de l’acteur principal, le Front Révolutionnaire Uni. Il sera intéressant en effet de comprendre ses origines et ses caractéristiques. Dans le second chapitre, il sera question des causes de la violence. Nous nous attacherons à dépasser le clivage entre griefs et cupidité en montrant les antécédents sociopolitiques du conflit, le rôle des diamants dans la guerre, et le décalage entre les dynamiques larges du conflit et l’adhésion personnelle à la violence. Enfin, l’objet du troisième chapitre est le processus de normalisation de la violence et de transformation en tueur ; autrement dit nous examinerons les forces sociales, émotionnelles et psychologiques qui permettent le massacre de civils par d’autres civils, dans le cas de la Sierra Leone. 15 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Bien que toute guerre soit évidemment dévastatrice, les actions du Front Révolutionnaire Uni, en particulier, marquèrent les esprits et provoquèrent l’incompréhension du fait de leur extrême violence. Tout comme ses actes, le RUF est difficile à analyser. Avant de nous intéresser aux causes de l’engagement et du maintien dans la violence extrême, il est donc important de comprendre l’émergence du groupe et ses caractéristiques. SECTION 1 ORIGINES ET COMPOSITION DU RUF Il s’agit ici d’analyser qui étaient les membres du RUF (leurs âges, leurs statuts sociaux, leur degré d’éducation) et de comprendre l’émergence du groupe. Nous remonterons ainsi aux origines du groupe rebelle, à savoir les interactions entre étudiants radicaux de l’université de Fourah Bay (FBC) et jeunes déclassés de la capitale dans les années 1980 ; l’entraînement militaire de certains d’entre eux en Libye et la rencontre entre Foday Sankoh et Charles Taylor. Nous constaterons alors que les hommes du RUF étaient majoritairement de jeunes individus peu éduqués et d’origine modeste ; marginalisés par les différents gouvernements. 1.1. L’interaction des étudiants radicaux et des jeunes marginaux 1.1.1. Le rôle du militantisme étudiant dans les années 1970 et 1980 Si les étudiants radicaux ne firent pas vraiment partie du groupe qui envahit la Sierra Leone en 1991, il est cependant important de noter le rôle de ces étudiants et les mouvements de lutte des années 1980 dans l’émergence du RUF. « The RUF attack of 1991 and the NPRC coup d’état of 1992 were direct results of 21 youth and student political actions, and government reactions of the 1980s. » Dans les années 1970 et 1980, la dictature de l’APC (All Peoples Congress, Parti de Tout le Peuple) mise en place en 1968, supprimait toute opposition. Cependant, les étudiants parvinrent à s’établir comme une opposition informelle forte au régime autoritaire de Siaka Stevens, la seule opposition effective. Les étudiants radicaux étaient en effet très militants et engagés sur des sujets nationaux. Ils voulaient « purger » le système corrompu de l’APC. Dans les années 1980 une nouvelle tendance gauchiste apparut également chez les étudiants : ils arboraient alors des slogans populistes, socialistes et pan-africanistes, avec pour modèles Cuba, la Libye ou encore la Corée du Nord. 21 Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 83 16 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Dès la fin des années 1970, des manifestations nationales eurent lieu contre le régime de l’APC. Débutées en février 1977 lorsque les étudiants avaient attaqué le Président à ème la cérémonie du 150 anniversaire de l’université de Fourah Bay (Fourah Bay College, FBC), d’importantes manifestations s’étaient ensuite rapidement étendues à la capitale où des milliers de jeunes chômeurs s’attaquèrent aux magasins et commerces tenus par les hommes d’affaires libanais. Les émeutes atteignirent d’autres villes et Stevens finit par annoncer la tenue de nouvelles élections. Il proposa cependant l’établissement d’un système de parti unique et déploya l’ISU (Internal Security Unit, Unité pour la Sécurité Interne) pour intimider les électeurs dans le pays. Les manifestations consolidèrent finalement le pouvoir de Stevens, mais elles permirent néanmoins de démontrer les faiblesses de l’Etat, et la possibilité pour des groupes de dissidents comme les étudiants, de l’ébranler. Malgré la répression constante du gouvernement qui envoyait sur le campus la police interne ISU connue pour sa brutalité, des clubs radicaux florissaient au sein du FBC dans les années 1980. Les plus radicaux, le Gardeners et l’Auradicals comprenaient 30 à 50 membres chacun. Le Gardeners Club était le plus engagé ; ses membres échangeaient autour des problèmes du campus et de sujets nationaux, tout en fumant librement ; l’usage de drogues symbolisant pour eux leur anti-conformisme. Ces clubs avaient une forte influence dans la vie du campus. Les années 1980 étaient également marquées par une forte récession économique dans le pays ; du fait notamment de l’accueil de la conférence de l’OUA en 1980, et du trafic illégal de diamants. La crise affecta la distribution de bourses aux étudiants et les dépenses de santé et d’éducation, entre autres dépenses sociales. Les effectifs de jeunes au chômage ou abandonnant leurs études gonflaient progressivement. C’est à ce moment qu’on commença alors à parler ouvertement de révolution parmi les jeunes, même si les moyens concrets pour l’atteindre n’étaient pas encore mentionnés. L’idéologie pan-africaine s’implanta également dans les milieux radicaux. Au début des années 1980 fut créée une association radicale qui eut peu d’influence mais qui tissa des liens avec Foday Sankoh et dont certains membres se rendront en Libye (voir infra) : l’Union Pan Africaine (Pan African Union, PANAFU). Elle fut créée par de jeunes professeurs, dont la plupart avait participé aux manifestations de 1977, et des étudiants. Au milieu des années 1980, un groupe d’étudiants créa également un groupe de travail autour du Livre Vert de Kadhafi. Le mouvement était dirigé par l’étudiant Alie Kabba, qui avait déjà voyagé à Tripoli pour assister à une conférence sur l’idéologie du guide libyen. En 1984, alors que les relations entre l’administration du FBC et les étudiants ne cessaient de se détériorer, le mouvement d’Alie Kabba organisa une manifestation destructrice sur le campus. L’expulsion de 41 étudiants associés au groupe engendra alors d’avantage de protestation et de vandalisme ; et les fameux ISU devenus SSD (Special Security Division, Division Spéciale pour la Sécurité) durent intervenir pour écraser la révolte. Les rumeurs de soutien au mouvement de la part de la Libye avaient en effet mené à une fermeture de l’université ; et les 41 étudiants étaient accusés de vouloir garder leurs clés pour faire entrer des mercenaires libyens dans leurs chambres. L’expulsion de ces étudiants pro-Kadhafi en 1984 marqua un tournant décisif dans l’histoire du RUF puisque parmi ces étudiants certains s’exilèrent au Ghana puis en Libye, où ils débutèrent un entraînement militaire en vue d’une révolution. Mais les premiers à 17 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE se rendre en Libye retournèrent en Sierra Leone afin de recruter d’autres révolutionnaires. Ce recrutement eut lieu parmi les jeunes marginalisés de la capitale, que Ibrahim Abdullah 22 appelle les « lumpens » , avec qui les étudiants avaient crée des liens tout au long des années 1980. 1.1.2. L’évolution des lumpens au contact des étudiants C’est en infiltrant le milieu des jeunes marginaux de la capitale que les étudiants ont commencé à délocaliser leurs discussions révolutionnaires et à influencer les lumpens, qui formeront la base du RUF. Le terme de lumpen, qui peut se traduire par le sous-prolétariat ou les personnes déclassées ou marginales ; a été forgé par l’historien Ibrahim Abdullah. Sa thèse, reprise par la plupart des analystes du conflit, consiste à dire que c’est cette catégorie sociale qui formait le RUF, à savoir des jeunes hommes pauvres, sans emploi, généralement impliqués dans l’économie informelle et enclins aux activités criminelles et « anti-sociales ». « By Lumpens, I refer to the largely unemployed and unemployable youths, mostly male, who live by their wits or who have one foot in what is generally referred to as the informal or underground economy. They are prone to criminal behavior, petty theft, drugs, 23 drunkenness and gross indiscipline. » Ismail Rashid reprend le terme à son compte et parle de « lumpenproletariat » ; au sens marxiste, c'est-à-dire la partie de la société qui ne peut pas vendre sa force de travail 24 à cause de la réorganisation capitaliste. Les deux auteurs s’accordent à dire que ces jeunes, connus pour leur violence, servaient de casseurs aux politiciens qui cooptaient cette culture comme main d’œuvre pour « faire le sale boulot » ; c'est-à-dire intimider les opposants lors d’élections, créer des émeutes, etc. Les jeunes lumpens se retrouvaient dans les « potes » ; des espaces de culture et de loisirs, notamment de consommation de drogues, en périphérie de la ville. « Potes were fixed and temporary spaces set up by this underclass for smoking 25 marijuana, gambling and planning cultural activities. » Cette catégorie sociale fut rapidement associée à la décadence : le crime, les jeux, la prostitution, la violence et les drogues. La culture des lumpens était également construite autour de processions réalisées pendant les jours fériés, appelées les « odelay », et des parades, généralement après le mois de Ramadan. Dans les années 1960, les lumpens formaient un groupe social cohérent avec des pratiques culturelles identifiables, un style de vie, un langage et un style vestimentaire particuliers. 22 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South Africa: Unisa Press, 2004. A défaut d’une traduction française correcte de ce concept, nous utiliserons désormais ce terme tel quel, indiqué en italiques. 23 24 Ibid. Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. 25 Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 72 18 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Dans les années 1970 et 1980 cependant, une évolution s’opéra dans la démographie et la culture de cette population. Les potes ne furent plus seulement fréquentés par le prolétariat : des personnes considérées comme respectables, des étudiants et des individus issus de la classe moyenne, infiltrèrent en effet cette culture urbaine populaire. «They frequented potes (…) to fraternize, politicize, discuss social problems and 26 smoke marijuana with them. » C’est notamment après l’expulsion de certains étudiants en 1984 que des groupes radicaux commencèrent à mobilier les jeunes en ville. Des centaines de jeunes, dont certains devinrent des membres du RUF ou du NPRC, assistaient ainsi aux rencontres organisées par la PANAFU, l’Union Pan Africaine. Eduqués, dotés d’une forte conscience politique et très critiques envers le régime, les étudiants voyaient les potes comme des espaces de loisirs mais aussi de discussions politiques, centrées autour de ce qu’ils appelaient le « système ». Dans les potes, les étudiants devinrent des modèles pour les jeunes non éduqués qui les écoutaient avec attention. La culture urbaine et les potes se transformèrent d’un lieu de marginalisation à celui de socialisation politique : « [T]he entry of middle class youth and others into the pote as participants in the periodic carnivals, transformed the culture as well as the nature of the pote from an area for social misfit into one of political socialization and counter-cultural 27 activities. » Alors que les lycéens et les étudiants acquirent les manières et le langage des lumpens ; ces derniers devinrent aux yeux de la population des « savis man » (« street wise »), c’est à dire les représentants d’une culture résistante, et non plus de simples criminels. « Students radicals provided the vital link between students on campus and the lumpens in the city, and the merging of socially acceptable and unacceptable 28 youth practices. » Les étudiants jouèrent donc un rôle dans l’émergence du RUF en critiquant ouvertement le régime et en politisant ou en cooptant la jeunesse exclue des quartiers pauvres ; l’invitant à agir. « In assuming the role of an informal opposition against a corrupt system, the student radicals inadvertently unleashed those forces that led to the formation of the RUF, NPRC and later the AFRC. (…) What students did was to help reshape the role and agency of these youths through generational contiguity, cultural 29 interaction and radical politics. » Aussi, lorsque les étudiants expulsés du FBC exilés en Libye cherchèrent à recruter d’autres révolutionnaires, c’est auprès des lumpens avec qui ils avaient fraternisés qu’ils se dirigèrent. 26 Ibid. P.71 27 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 46 28 Ibid. P. 71 29 Ibid. P. 86 19 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE 1.2. Les camps d’entraînement libyens et la rencontre entre Sankoh et Taylor 1.2.1. La Libye, refuge des révolutionnaires africains En 1984, lorsque le Fourah Bay College (FBC) expulsa 41 étudiants pro-Kadhafi, certains d’entre eux s’exilèrent au Ghana, où ils continuèrent à être engagés, et formèrent des liens avec la Libye, régime proche de celui du Ghana. 30 Le rôle de la Libye fut essentiel dans l’émergence du RUF. Selon Lansana Gberie , l’amertume de Sankoh n’auraient peut être jamais menacé la société si l’aventurisme géopolitique de Kadhafi n’était pas entré en jeu. L’hostilité de Kadhafi envers le régime de Stevens provenait du fait que ce dernier, sous la pression des Etats Unis, était l’un des leaders africains à avoir boycotté la rencontre annuelle de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) se déroulant à Tripoli en 1982. A partir de ce moment là, le colonel libyen décida de transférer des fonds et d’autres moyens à la seule opposition encore présente dans le pays, les étudiants radicaux. Plus largement, le soutien de la Libye peut s’expliquer par l’idéologie pan-africaniste de son leader et sa volonté de créer une sorte d’armée contre l’hégémonie des Etats Unis ; bien plus que par l’ambition de débuter une guerre en Sierra Leone en particulier. Dès les années 1970, les Libyens établirent leur présence en Sierra Leone par l’intermédiaire de bourses pour le pèlerinage à la Mecque, de soutien au journal d’opposition The Tablet et à des groupes d’études du Livre Vert au FBC, et en prenant contact avec le puissant homme d’affaires Jamil Mohammed (voir infra). Ainsi les Libyens offrirent leur soutien aux étudiants expulsés et leur proposèrent de recevoir un entraînement militaire et idéologique dès 1987. Sous le patronage de Kadhafi, l’entraînement avait lieu au Siège Révolutionnaire Mondial Mathabh al-Thauriya al-Alamiya (World Revolutionary Headquarters), dans le désert libyen. Mais les étudiants expulsés qui acceptèrent de s’entrainer en Libye n’étaient d’abord qu’au nombre de quatre. Ils avaient pour tâche de recruter d’autres révolutionnaires. Ils retournèrent donc en Sierra Leone, au sein des potes, pour recruter les lumpens qu’ils connaissaient, car les étudiants ne répondirent pas à l’appel. Les étudiants avaient d’ailleurs aucune directive concernant le recrutement. En effet, si l’idée de révolution était populaire parmi les jeunes, les étudiants n’avaient cependant pas le courage de la mener à bien. Selon King, les étudiants étaient: « uncomfortable with sacrificing the comparative 31 security of their houses or indeed shacks for a possible long stay in the bush. » Ainsi, les membres de la PANAFU n’étaient que des « révolutionnaires théoriques » qui avaient insufflé l’idée de révolution chez les jeunes marginaux et la leur avaient ensuite confiée. 32 « Theoretical revolutionaries settled for an ersatz of revolution…» 30 31 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36 (2007) P. 26 32 20 Ibid. P. 26 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Les membres de la PANAFU qui étaient favorables à l’entraînement militaire en Libye étaient en effet minoritaires, et ceux qui décidèrent de partir furent exclus du groupe. Contrairement à l’argument de Paul Richards, les analystes insistent sur le fait que ce sont les lumpens, et non les étudiants qui répondirent à l’appel d’Alie Kabba et de ses collègues ; donc des individus non éduqués et sans conscience politique. « Richards’ belief in an excluded intellectual group in the RUF is unfounded. (…) It was not the case that politically conscious individuals were specifically targeted. Once PANAFU had rejected participating as an organization, the project became an individual enterprise for any man (…) who felt the urge to acquire insurgency training in the service of the ‘revolution’. This inevitably paved the 33 way for the recruitment of lumpens. » Selon Bangura, les marginaux ou la classe inférieure des lumpens ne constituent pas la catégorie sociale à même de mener un changement social positif. Abdullah ajoute, ce qui explique selon lui la violence du RUF : « It was the ‘wrong individuals’, lumpens in my view, 34 who therefore took the next step in the bush path to destruction. » Un premier groupe quitta ainsi Freetown en juillet 1987 ; un deuxième groupe en août 1987, dont Foday Sankoh ; et un troisième groupe composé essentiellement de lycéens 35 partit en janvier 1988. Ils formaient au total un groupe de 35 à 50 personnes. Abdullah note que l’entraînement manquait indéniablement de structure et les étudiants d’idéologie politique. « They remained, throughout their stay in Ghana, an informal political group linked together by their common experience of expulsion and their commitment to radical change. There was therefore no common ideological platform nor an 36 agreed political programme besides acquiring military training.» Rapidement, des dissensions internes apparurent entre les Sierra Léonais s’entraînant en Libye ; Alie Kabba faisant notamment l’objet de nombreuses critiques. Le groupe dut se dissoudre sous le poids des ambitions personnels. De plus, les étudiants réalisèrent que leur projet manquait d’organisation et qu’ils n’avaient aucun moyen réaliste de lancer une insurrection. Certains étudiants s’installèrent au Ghana et les autres retournèrent à leurs occupations en Sierra Leone. Le groupe était donc divisé et le projet n’avait aboutit à rien de concret. « Even so, the groundwork for the emergence of the RUF had already been laid. » 37 Alors que la plupart des jeunes décidèrent d’oublier l’expérience, trois individus refusèrent d’abandonner le projet de révolution : Foday Sankoh, Abu Kanu et Rashid Mansaray. Bien que le RUF n’existait pas encore au moment du projet en Libye en 1987-1988 ; cette étape fut cruciale à l’émergence du groupe rebelle. C’est en Libye que se rencontrèrent 33 34 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 54 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 55 35 Ibid. 36 Ibid. P. 53 37 Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 84 21 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE en effet beaucoup de dissidents radicaux africains, dont les gouvernements étaient en désaccord avec Kadhafi et que celui-ci recrutait activement. C’est en Libye que se retrouvèrent notamment Charles Taylor et Foday Sankoh, dont l’alliance sera décisive pour la création du Font Révolutionnaire Uni. 38 1.2.2. « Unholly alliance » : la rencontre de Foday Sankoh et de Charles Taylor Foday Saybanah Sankoh naquit au début des années 1930 dans le district du Tonkili. Enfant de paysans, il grandit dans la pauvreté et son éducation fut limitée : il n’alla qu’à l’école primaire. Une fois jeune homme il fit parti des services postaux mais préféra rejoindre l’armée en 1956. En 1963 il fut envoyé au Nigéria pour une formation dans les communications radio, et en 1966 dans le Kent, en Angleterre. A son retour, il fut rattaché à la section télévision du Service de Diffusion de la Sierra Leone (Sierra Leone Broadcasting 39 Service, SLBS). Il quitta l’armée en 1971, après n’avoir atteint que le grade de caporal. En 1971, le brigadier John Bangura tenta d’orchestrer un coup militaire ; soutenu par Sankoh bien qu’il n’y participa pas. Foday Sankoh a déclaré qu’il était présent lors de l’arrestation de Bangura et que, ayant protesté, il fut lui-même arrêté pour ne pas avoir informé du coup qui se préparait ; et condamné à sept ans de prison. Sankoh a indiqué qu’au moment de son arrestation, il souhaitait déjà installer une révolution. « They wanted to make coups, while I always wanted a revolution. But I was still a corporal and nobody listened to my suggestions because of my 40 rank. » A sa sortie de prison en 1978, Sankoh était déterminé à attaquer le régime de l’APC, devenu, après la répression des manifestations étudiantes de 1977, un instrument de terreur évident pour la population. L’armée étant politisée et corrompue, désormais dirigée par Joseph Momoh (également membre du Parlement), Sankoh ne put reprendre sa carrière dans l’institution. Il s’installa alors dans la ville de Bo pour poursuivre une carrière de photographe professionnel ; une ville connue pour son opposition à l’APC. Foday Sankoh a affirmé dans plusieurs interviews que ce fut à Bo en 1982 qu’il commença à organiser son mouvement. Mais cette revendication apparait en fait avant tout comme un moyen de mythifier le groupe puisque cette année marqua seulement sa rencontre avec un groupe de travail issu de la PANAFU, l’association radicale pan-africaine (voir supra). Cependant, Sankoh a déclaré à de nombreuses reprises que cette cellule de travail fut le commencement du RUF. Selon Gberie, on peut estimer que ce fut le cas, mais seulement dans la mesure où ce groupe permit à Sankoh de côtoyer des activistes qui le présentèrent à des personnes influentes et essentielles au déclenchement de la guerre. Sankoh se rapprocha de la PANAFU après sa rencontre avec Victor Ebiyemi Reider, un lycéen ayant abandonné ses études et qui était actif dans les cercles révolutionnaires de la capitale. Selon Abdullah, il devint le guide et professeur de Sankoh jusqu’à leur départ pour la Libye. 38 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . 39 40 22 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. Ibid. P. 43 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Foday Sankoh fut associé à la PANAFU sans jamais en devenir un membre à part entière. Il acquerra cependant des connaissances au contact de ce groupe radical, dont il était prêt à apprendre. « Before this period his world view did not go beyond the Sierra Leonean border; his ideas remained that of an angry man who had an axe to grind because 41 of his imprisonment.» De plus, son âge lui valut du respect et de la sympathie; il était surnommé Pa Foday ou Papay. Néanmoins le futur chef du RUF se distancia rapidement de l’association. L’approche du groupe PANAFU, centrée sur la volonté d’inspirer une révolte de masse, et l’apartheid en Afrique du Sud, était en contradiction avec la vision de Sankoh, qui souhaitait un combat armé immédiat. « But Sankoh was not interested in reading, he was an action-oriented man who was impatient with the slow process of acquiring knowledge and understanding of the situation which a revolutionary project entails. Put in another way, Sankoh was a militarist. (…) His idea of revolution, if he had any before this period, was to 42 seize power by any conceivable means. » L’un des associés les plus proches de Sankoh était le Dr Bangura, un intellectuel ayant étudié à la Sorbonne et devenu professeur au lycée public de Bo. Il était également dramaturge et sa pièce, « Les chevaux de Unzagga », était une satire de l’APC et de ses opposants. Bangura en voulait à l’APC car à son retour de France on lui avait refusé le droit d’enseigner à l’université à cause de son activisme contre la dictature à la Sorbonne. Selon L’éducation politique de Sankoh, si celui- ci en avait une, provenait probablement du docteur Bangura. Foday Sankoh fit partie des recrues d’Alie Kabba et des autres étudiants pour l’entraînement militaire en Libye, qu’il perçut comme une occasion parfaite de former son mouvement révolutionnaire. Lorsque des critiques envers Alie Kabba apparurent, Foday Sankoh devint le porteparole du groupe du fait de son âge plus avancé et de son expérience au sein de l’armée. Grâce à son charisme et à ses talents de manipulateur, qui compensaient son manque d’idéologie, il parvint à convaincre les hommes qui l’entouraient du bien fondé de son projet. « Although Sankoh’s grasp of revolutionary ideology was broadly lambasted as weak by other members of PANAFU who travelled to Libya with him or met him on the training camp there, he clearly stood out to all of them as a strategist and manipulator. (…) Sankoh’s innate charisma appears to have been a potent tool for 43 convincing others of the merits of his agenda… » Cependant, comme nous l’avons vu, le projet en Libye échoua et seuls Sankoh, Abu Kanu et Rashid Mansaray étaient déterminés à poursuivre la révolution. Il ne s’agissait pas d’un groupe organisé mais, ensemble, ils se retrouvaient régulièrement pour discuter de leur stratégie et commencèrent à voyager pour recruter des individus en Sierra Leone et au Libéria. Mais c’est surtout grâce au soutien de Charles Taylor que le projet de Sankoh vit le jour. 41 42 Ibid. P. 54 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. PP. 54-55 43 Truth & Reconciliation Commission. «Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 95 23 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Charles Taylor était né en 1948 d’un père américain et d’une mère américano-libérienne membres de l’élite du pays. Aux Etats Unis où il obtint un diplôme d’économie dans les années 1970, Taylor faisait partie de l’opposition active au Président William Tolbert, au sein de l’Union des Associations Libériennes (Union of Liberian Associations, ULA), dont il devint le président national. En 1980, Tolbert fut assassiné lors d’un coup d’Etat de Samuel Doe. Ce dernier devint Président et nomma Taylor conseiller, lui confiant les services généraux du gouvernement. Mais, accusé d’avoir volé 900 000 dollars à l’Etat libérien, Taylor s’exila aux Etats Unis. Il fut arrêté en attendant son extradition mais parvint à s’enfuir en corrompant les autorités pénitentiaires. Il voyagea alors au Mexique, au Ghana puis au Burkina Faso où Blaise Compaoré, le protégé du Président Thomas Sankara, lui présenta Kadhafi. Au Burkina Faso se trouvaient quelques Libériens, et Compaoré leur demanda de l’aide pour renverser le régime de Sankara avec l’aide des militaires burkinabé. Le 15 octobre 1987, le Président Sankara fut ainsi assassiné lors du coup militaire. Taylor avait donc désormais pour ami un Président qui pourrait financer et armer une insurrection à grande échelle, Blaise Compaoré. Le libérien fit partie des protégés de Kadhafi, qui l’accueillit pour un entraînement militaire au moment où Sankoh avait été lui-même recruté par des étudiants radicaux sierra léonais, en 1987. Taylor plaça ses forces, le Front Patriotique National (National Patriotic Front of Liberia, NPFL), au Burkina Faso, et chercha une base de laquelle lancer sa guerre. Pour cela il se rendit en Sierra Leone en 1989, mais Joseph Momoh refusa sa demande et fit arrêter Taylor. Relâché peu après, il put rester à Freetown où il se lia avec Foday Sankoh qu’il avait rencontré deux ans auparavant. Ensemble, ils recrutèrent des volontaires dans la capitale et dans les mines illicites du district de Kono. Foday Sankoh, Abu Kanu et Rashid Mansaray rejoignirent ainsi Taylor au Burkina Faso et firent partie du NPFL qui attaqua le Libéria par la Côte d’Ivoire le 24 décembre 1989. L’accord entre Sankoh et Taylor en 1989 consistait en une aide mutuelle pour renverser les gouvernements au Libéria et en Sierra Leone : les révolutionnaires sierra léonais aideraient Taylor à renverser Samuel Doe ; puis des Libériens aideraient Sankoh à renverser Joseph Momo. Le Libéria constituerait également une base pour lancer l’insurrection. Charles Taylor voulait ainsi étendre son pouvoir sur la Sierra Leone et punir le pays pour son rôle en tant que base pour les troupes de l’ECOMOG combattant le NPFL. (cf. infra) L’alliance entre Foday Sankoh et Charles Taylor fut cruciale dans l’émergence du RUF puisqu’ en acceptant de fournir des hommes et une base territoriale au groupe que Sankoh souhaitait créer, Taylor lui permit finalement de faire du projet une réalité. Lorsqu’il devint Président du Libéria en 1997, il put financer et perpétuer la guerre en fournissant armes et entraînement en échange de diamants. 1.3. Profil socio-démographique des membres du RUF Paul Richards, le premier auteur à s’intéresser profondément au RUF dès 1996, fait figure d’exception parmi les auteurs qui décrivent la composition du groupe, en qualifiant ses membres d’intellectuels marginalisés. Richards insiste sur la place des étudiants influencés par l’idéologie du Livre Vert de Kadhafi. 24 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Selon Lansana Gberie, Paul Richards présente le RUF comme une rébellion rationnelle contre un Etat patrimonial failli, par un groupe d’intellectuels exclus qui voulaient remplacer l’Etat par un Etat égalitaire. Cependant la grande majorité des analystes décrivent le RUF comme un groupe de jeunes marginaux non-éduqués. 1.3.1. L’étude statistique de Humphreys et Weinstein Humphreys et Weinstein fournissent une étude approfondie de la composition du groupe 44 rebelle grâce à quelques centaines d’interviews effectuées durant l’été 2003 . Le premier constat est que l’on retrouve des profils démographiques similaires entre les différentes factions (SLA, CDF, RUF, West Side Boys, AFRC) et pas de différences ethniques, religieuses ou politiques. La grande majorité des combattants en Sierra Léone étaient ainsi jeune, non-éduquée et pauvre. Ils avaient également abandonné l’école ou étaient encore étudiants. Les deux chercheurs constatent, contrairement aux représentations populaires, que les miliciens CDF et les rebelles RUF ne se différenciaient pas par leur appartenance ethnique, puisqu’on retrouve 50-60% de Mende et 20% de Temne dans chacun des deux groupes. Dans les deux groupes également, plus de 30% des combattants n’ont jamais été scolarisés. Quelques 6-8% seulement avaient effectués le cycle secondaire. 80% des combattants avaient abandonné l’école avant de rejoindre le groupe, par manque de moyens ou parce que l’institution avait fermé. Selon les auteurs ces données concernant l’éducation des combattants révèlent les défaillances de l’Etat sierra léonais avant la guerre, ce qui permet de comprendre les origines du conflit. Comme l’indiquent d’autres auteurs, bien qu’une faible partie des membres initiaux du RUF ait été des intellectuels, la majorité du groupe était peu voire non-éduquée. « While there may have been a small class of intellectuals that formed the core of the RUF at the start of conflict, the average level of education of fighters declined continuously throughout the course of the conflict. » « Again, the less educated 45 people made their way into the lower ranks of the factions. » Concernant l’âge des combattants, on note que 42% des hommes du RUF étaient encore élèves au début du conflit. A l’inverse le même pourcentage était fermier chez les CDF. Si l’on prend comme indicateur de pauvreté le matériau avec lequel étaient construites les habitations des combattants, on trouve que la plupart des membres du RUF vivaient dans des maisons en boue avant le déclenchement de la guerre et seulement 20 à 25% dans des maisons en ciment. « Overall, the data support the view that the fighters in the conflict were largely 46 underprivileged individuals who had been failed by the Sierra Leonean state. » 44 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) Les deux chercheurs ont recueilli les interviews de 1000 anciens combattants et de 250 non-combattants, de toutes les factions armées et dans l’intégralité du pays, entre juin et août 2003. L’étude eut lieu en partenariat avec l’ONG PRIDE (Post-Conflict Reintegration Initiative for Development and Empowerement).Les données présentées ci-après proviennent du rapport provisoire. 45 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) PP.18-29 46 Ibid. 25 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE La majorité des combattants, toutes factions confondues, n’avait pas d’affiliation politique avant la guerre et n’était aucunement engagé dans la politique avant 1991. Selon les chercheurs cet étonnant constat peut s’expliquer par le jeune âge des combattants. Il peut également révéler le désengagement de la jeunesse sierra léonaise, qui a contribué au déclenchement du conflit. Sur le plan géographique, plus de 60% des membres du RUF étaient originaires de l’est du pays, où le conflit a débuté. Un tiers des combattants provenait de foyers où un des deux parents était mort avant la guerre, et presque 10% avaient perdu leurs deux parents. De plus, presque 60% d’entre les combattants avaient dû quitter leur foyer avant de rejoindre une faction. 1.3.2. Des jeunes exclus de la société et peu éduqués Humphreys et Weinstein ne sont pas les seuls à établir un tel profil des combattants du RUF. Il existe un consensus sur le fait que les hommes du RUF étaient jeunes, peu éduqués et d’origine modeste. Les controverses entre analystes portent plutôt sur les motivations du groupe, ce qui sera l’objet de notre deuxième partie. Lansana Gberie indique par exemple que la majorité des membres étaient des adolescents, voire des enfants, peu ou non éduqué, chômeurs et flirtant avec la criminalité : «The RUF was undoubtedly dominated by ill-educated – indeed largely uneducated – young men with extremely confused and demagogic notions of statecraft. Many of these young men were unemployed (and probably unemployable) before the war, and lived lives often bordering on criminality. 47 Many can surely be described as ‘lumpens’. » Il cite également le Comité National pour le Désarmement, la Démobilisation et la Réintégration qui avait indiqué en janvier 2002 avoir désarmé 18 354 combattants du RUF, dont presque la moitié était des enfants, l’autre moitié étant également très jeune. Par ailleurs, selon lui le manque d’éducation apparut notamment lors des accords de paix de 1996 et de 1999 où le RUF a été incapable de formuler des revendications cohérentes. Ce seraient en fait les analystes, les médiateurs et les travailleurs humanitaires qui auraient donné une représentation fausse des rebelles comme des intellectuels incompris luttant contre un Etat failli. Myriam Denov, qui s’inspire largement des travaux de Gberie, affirme alors : « Sankoh systematically recruited largely uneducated, unemployed and unemployable male youth…» 48 Krjin Peters affirme que les chefs du RUF ont cherché à mobiliser les jeunes socialement marginalisés pour leur rébellion, et que les membres avaient généralement 49 abandonné le cycle primaire ou secondaire. La Commission Vérité et Réconciliation indique à plusieurs reprises: 47 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 148 48 49 26 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 60 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF « The majority of the fighting forces were composed of the young, the disgruntled, the unemployed and the poor. » « Marginal and disaffected youth, both rural and urban, made up the vast majority of the fighting forces in the RUF, 50 CDF and the expanded SLA. » Selon Ibrahim Abdullah : « Contrary to Richards’ account, the Sierra Leoneans recruited in Liberia were not ‘political exiles and economic refugees’ but lumpens and criminals in 51 Liberia. » La plupart des analystes indique en effet que les membres du RUF faisaient partie de la catégorie sociale des lumpens, d’abord recrutés par les étudiants dès 1987. Il existe un consensus académique sur la composition socio-démographique du RUF, à savoir que ses membres étaient jeunes, peu éduqués et d’origine modeste. En effet les rebelles provenaient principalement d’une catégorie sociale marginale et associée à la violence que l’auteur Ibrahim Abdullah appelle les lumpens. En infiltrant le milieu de cette classe populaire, les étudiants de l’université de Freetown insufflèrent des idées de révolution, que la politique étrangère de Kadhafi permit de mettre en pratique. Ensuite, l’ambition de Foday Sankoh, présent en Libye, et surtout son alliance avec Charles Taylor, permirent au Front Révolutionnaire Uni de naître. Dès les premières attaques en mars 1991, le RUF apparut comme un groupe particulièrement brutal. Pourtant, il affirmait vouloir renverser le gouvernement corrompu de 52 l’APC et libérer le pays. Entre idéologies révolutionnaires et terroristes , le RUF semble ambivalent. Analysons donc à présent ses caractéristiques. SECTION 2 DE LA REVOLUTION A LA TERREUR: CARACTERISTIQUES DU RUF Le Front Révolutionnaire Uni se caractérise par l’usage d’une violence extrême, contrastant avec son discours, et le recours à l’enrôlement de force. En effet, lorsqu’on confronte ses affirmations et ses actes, le groupe rebelle semble peu cohérent. En fait d’une révolution, c’est surtout la terreur que le groupe de Sankoh a établi en Sierra Leone. 2.1. « Manches courtes ou manches longues ? » du RUF 53 : l’extrême violence Il s’agit ici de comprendre pourquoi le RUF a été immédiatement caractérisé comme un groupe cruel, recourant à une violence inouïe et qui semblait gratuite. 50 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 2 51 Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South Africa: Unisa Press, 2004. P. 57 52 53 Terroriste au sens premier du terme, qui engendre la terreur. Les rebelles avaient l’habitude de demander à leurs victimes s’ils souhaitaient que leurs bourreaux les amputent au niveau du poignet ou du coude, même si évidemment ils ne prenaient pas en compte leur réponse. 27 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Les formes de la violence utilisées par le RUF furent les viols et le pillage, que l’on retrouve dans beaucoup de conflits, mais aussi les amputations de la population, triste marque de fabrique du mouvement sierra léonais. 2.1.1. Viols, mutilations et pillages : dix ans d’atrocités envers la population Sankoh came to my village at the start of the war… (…) Soon afterward his men accused a boy of stealing from them, and they cut his head off and placed it on a stick in the road, saying the perfume was good for us. When people complained that the head had to be 54 buried, his men burned our village down. Paul Richards établit un constat de la discipline du RUF qui semble très éloigné des témoignages des victimes. En effet, cet analyste est le seul à affirmer que le RUF était un groupe égalitaire au sein duquel les membres prenaient soin les uns des autres et où existaient des règles strictes de combat. En fait, il apparaît au vu des nombreux témoignages de survivants et d’anciens combattants eux-mêmes, que le RUF reposait sur une stratégie de terreur très efficace. Dès le commencement du conflit, le RUF lança une guerre de terreur qui ne connut pas de trêve mais au contraire des moments paroxystiques, par exemple en 1996 ou en 1999. « Throughout its nearly eleven-year campaign of largely terroristic violence, the RUF targeted mainly those very dispossessed people, killing and mutilating them in an orgy of bewildering cruelty, while all the time looting the country’s rich 55 diamond reserves… » Il est difficile de déterminer le nombre de victimes de la violence du RUF. Au total, il y eut 75 000 morts et de nombreux mutilés, et le déplacement de plus d’un tiers de la population, soit approximativement deux millions de personnes. On sait également que parmi les nombreuses violations qui ont lieu pendant la guerre, le RUF fut responsable du plus grand nombre d’atrocités. Selon la TRC (Truth and Reconciliation Commission), le déplacement forcé de la population à cause des attaques est la première violation en termes de chiffres puisqu’elle représente presque 20% des atteintes envers la population. Vider les campagnes était notamment une stratégie volontaire de la part du RUF, par le recours à des raids éclairs (« hit and run attacks »). L’enlèvement fut ensuite la pratique la plus utilisée par le RUF (voir infra). Le pillage fut également récurrent pendant toute la durée du conflit, ainsi que les violences sexuelles. Enfin, le RUF était connu en particulier pour les amputations qu’il pratiquait. Viols, mutilations et pillages sont les principales formes de la violence du RUF, que nous allons présenter ici. Les mutilations représentaient la caractéristique principale du groupe. Pas un article ou un journal télévisé n’a pu parler du RUF sans évoquer cette terrible habitude d’amputer à la hache les mains, les bras ou les jambes. They captured me and said lie on the floor. I was reluctant; they cut me on the neck with a machete. I was cut by a small boy. Then they put my hand on a stone and cut me. They told me to go to Kabbah and tell him what happened. They left me there. They said they would go to the bush and kill anyone they found there. 54 55 28 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 39 Ibid. P.6 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF I walked eleven days to Forekonia [the border with Guinea]. I left my belongings 56 with my hand. I had to bury my own hand. De plus, les rebelles avaient l’habitude de demander à leurs victimes s’ils préféraient des « manches courtes ou longues » (« short sleeves or long sleeves »), sous entendu s’ils souhaitaient qu’on leur coupe seulement la main ou le bras, bien qu’évidemment les bourreaux n’écoutaient pas les réponses. Les mutilations du RUF étaient reconnaissables, effectuées toujours de la même manière. En effet le RUF indiqua involontairement que les amputations suivaient une certaine procédure lorsque, dans une tentative de défense, il affirma que les amputations de 1999 étaient différentes de celles de 1996 et n’avaient donc pas été perpétrées par lui. Les rebelles utilisaient parfois des machettes mal aiguisées afin de faire souffrir d’avantage. De plus, après les premières amputations, les rebelles, ayant entendu parler d’une ONG recousant les mains des victimes, décidèrent d’dorénavant d’emporter les mains amputées avec eux. Les rebelles inventaient des accusations envers les civils avant de les torturer, comme on le voit dans les témoignages suivants : They accused me of being a Kamajor. When they want to kill you, they accuse you of anything. There is no reason. I am a farmer. I don’t vote. I have no money. They burnt my house. The RUF rounded up about seventy of us civilians, 57 including Abi and Janneh, and accused us of making a plot to arrest Sankoh. La violence sexuelle fut également particulièrement présente, dès le début du conflit. La plupart des jeunes filles enlevées par le RUF et l’AFRC furent contraintes de se mettre sexuellement au service de leurs ravisseurs, ce qui a abouti au phénomène des « épouses de brousse », réduites à l’esclavage sexuel. Les femmes et les jeunes filles faisaient de plus l’objet de viols collectifs, sous la menace d’armes ou de couteaux. Lors des viols, les rebelles utilisaient également fréquemment des objets comme des bâtons, des armes, de l’huile brûlante, etc. Several of them pulled her legs apart and held her tightly. They poured a pan of boiling palm oil into her vagina and then into her ears. This terrified us. She 58 started shaking all over and was bleeding from the nostrils and mouth. Souvent, les viols avaient lieu délibérément devant les membres de la famille de la victime. Le sadisme des rebelles semblaient atteindre son paroxysme lorsque ceux-ci forçaient des hommes à violer leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères, brisant un des plus grands tabous de la plupart des sociétés. In some villages, after the people were rounded up, they were stripped naked and ordered to “use their women;” men were ordered to “use” their sister. When men refused to do so, their arm was amputated, and the women were raped by the 59 attackers. 56 Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998. 57 Ibid. 58 Human Rights Watch. « “We’ll kill you if you cry.” Sexual Violence in the Sierra Leone Conflict. » 2003. PP. 2-74 59 Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998. 29 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Les rebelles ciblaient en particulier les jeunes filles vierges, comme ils l’indiquèrent explicitement lors de certaines attaques. Le témoignage suivant l’illustre, tout comme il illustre les viols collectifs, le jeune âge des combattants, et leur propension à demander aux victimes de ne pas pleurer. I was hiding in the bush with my parents and two older women when the RUF found our hiding place. I was the only young woman and the RUF accused me of having an SLA husband. I was still a virgin. I had only just started my periods and recently gone through secret society. There were ten rebels, including four child soldiers, armed with two RPGs [rocket propelled grenades] and AK-47s. The rebels did not use their real names and wore ski masks so only their eyes were visible. The rebels said that they wanted to take me away. My mother pleaded with them, saying that I was her only child and to leave me with her. The rebels said that “If we do not take your daughter, we will either rape or kill her.” The rebels ordered my parents and the two other women to move away. Then they told me to undress. I was raped by the ten rebels, one after the other. They lined up, waiting for their turn and watched while I was being raped vaginally and in my anus. One of the child combatants was about twelve years. The three other child 60 soldiers were about fifteen. The rebels threatened to kill me if I cried. Parmi les autres atrocités, des témoignages indiquent que les rebelles mutilaient les femmes enceintes après avoir parié de l’argent concernant le sexe du bébé. Les rebelles usaient également de la torture psychologique, par exemple en forçant les civils à chanter et louer les rebelles, ou encore à applaudir alors que des membres de leur famille se faisaient mutilés ou violés. Lors de l’attaque de 1999 par exemple, les rebelles réunirent les habitants et les forcèrent à simuler une manifestation de bienvenue en leur honneur. Les civils n’avaient de plus pas la possibilité de laisser transparaitre leurs émotions, au risque d’être tués. Le pillage fut une autre caractéristique du RUF ; le pillage « classique » des biens mais aussi l’accaparement des ressources diamantifères, qui sera évoqué dans le deuxième chapitre en raison de son importance dans le conflit. Les propriétaires d’habitations, de voitures ou de bétail étaient particulièrement ciblés par les rebelles (tout comme les autres factions armées). La plupart des Sierra Léonais qui arrivaient dans les camps de réfugiés n’avaient que leurs vêtements, quand le RUF ne leur avait pas également pris. The AFRC/RUF soldiers came to Magbesemi Hospital, fleeing the ECOMOG advance. They took the doctors away. There were many rebels—in several trucks with arms and heavy weapons. They took all the drugs. We were about twenty61 five patients. They said, “this is Operation Pay Yourself. Concernant l’exploitation des mines de diamants, les activités étaient coordonnées et bien organisées, sous la surveillance d’unités spéciales armées. Les rebelles employaient des personnes captives ou des mineurs illégaux, dans des conditions de servitude. (Gberie) L’exploitation des mines de diamants permettait au groupe de survivre mais représentait également une motivation pour certains acteurs (voir infra). 60 Human Rights Watch. « “We’ll kill you if you cry.” Sexual Violence in the Sierra Leone Conflict. » 2003. 61 Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998. 30 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF Deux opérations en particulier marquèrent les esprits par leur violence inouïe : l’opération Stop Élections en 1996 et l’opération Pas un Être Vivant en 1999. En 1996 en effet, le RUF lança une large campagne de mutilations, en réponse aux élections présidentielles et législatives dont le slogan était « le futur est entre vos mains » (« The future is in your hands »). Les rebelles indiquaient alors à leurs victimes de montrer leur « œuvre » au Président. Les actes de terreur furent constants chez les rebelles RUF mais c’est l’opération Pas 62 un Etre Vivant en 1999, « an orgy of killing and destruction » , qui inscrivit la brutalité du groupe dans l’imaginaire populaire. Sam Bockarie, le chef par intérim, annonça à la BBC qu’il tuerait « jusqu’au dernier poulet » (« to the last chicken »). « What happened next was a regime of horror lasting nearly two weeks and 63 so intense and bizarre that it almost defies description. » « There was a millenarian quality to the terror: random, ecstatic and finally comprehensive. It 64 was also perversely inventive. » Des centaines de femmes furent violées, 5000 à 6000 personnes tuées, et des centaines torturées, accusées de leur soutien supposé au gouvernement. Les victimes étaient choisies au hasard, cependant l’ampleur des actes suggère que les atrocités étaient autorisées par les chefs, comme nous le verrons dans le troisième chapitre. Que ce soit en 1999 ou avant, la violence envers la population semblait incompréhensible. The second executed was a youth. He was tall, and before killing him, they told him, “You’re too tall.” So, they chopped off his foot, and he fell to the ground. Later, they shot him three times in the chest, too, and he died. After that, they 65 agreed to set Tomboudou on fire as a part of Operation Non-Living Thing. During the interrogation he cut me in twenty-one places with a knife including a deep cut on my left breast. He drew a small, small circle in the dirt and told me to step inside and walk around in it. Any part of my body left outside he stabbed 66 with a knife. Le RUF niait commettre de tels actes, rejetant la faute sur « des personnes se faisant passer pour le RUF », à savoir les Kamajors. S’il n’existe aucun doute sur la véracité des témoignages concernant la brutalité du RUF, comprendre cette violence est beaucoup moins aisé. En effet les membres du groupe peuvent apparaître comme un ensemble de fous sadiques, voire inhumains. 2.1.2. Une violence gratuite ? 62 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 120 63 Ibid. P. 126 64 Ibid. P. 127 65 Human Rights Watch. « Sierra Leone : Sowing Terror. Atrocities against Civilians in Sierra Leone. » 1998. 66 Ibid. 31 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE «“When two elephants are fighting, who is going to suffer?” he said with a 67 smile… “The grass of course. I cannot deny it” ». Cette déclaration presque fataliste de Foday Sankoh fait de la violence du RUF, et d’une rébellion en général, une condition sine qua none du combat, perçue comme normale et sûrement justifiée par la cause supérieure. Cependant, il ne peut que nous sembler ironique que la violence envers la population soit justifiée, quand la cause supérieure est précisément de libérer cette population d’un gouvernement corrompu et autoritaire. Les interrogations de Lansana Gberie capturent parfaitement l’incompréhension de l’observateur extérieur quand un mouvement se disant libérateur s’en prend à la population même qu’il prétend défendre. « How did the RUF, an organization of mainly impoverished and ‘alienated’ young people, forge a view of reality in which it made sense to commit such atrocities 68 on the very poor? » « Why did an organization, which claims to be fighting to improve the lot of the country’s derelict poor, target the very poor for its most 69 vicious atrocities? » Tel est le paradoxe auquel l’on doit faire face dès lors qu’on analyse la violence du RUF. De prime abord, il serait aisé de se contenter de qualifier le RUF de barbare, comme l’ont fait les journalistes durant le conflit. Mais relayer les actes qui nous terrifient ou nous choquent, au rang de l’irrationnel ou de la sauvagerie, ne permet pas de les expliquer. Dans notre troisième chapitre, nous nous intéresserons au maintien de la participation au massacre et aux éléments qui l’expliquent. Pour lors, nous cherchons à voir comment les attaques envers la population ont pu être expliquées. Concernant les mutilations, on peut essayer de voir en effet s’il existait en Sierra Leone une « culture » de la mutilation par exemple, c'est-à-dire des antécédents expliquant le recours à cette technique de terreur. Cependant Gberie nous indique que le seul autre ème recours aux amputations eut lieu au Congo à la fin du XIX siècle. Sankoh a été au Congo dans les années 1960 pendant qu’il était enrôlé dans l’armée, mais on ne saura jamais si c’est là-bas qu’il a appris cette technique. Nathaniel King, qui s’inspire largement des travaux de Paul Richards pour cet argument, fait un parallèle entre la violence de l’Etat et celle du RUF. Il explique qu’avant la guerre la violence de l’Etat avait une logique ; celle d’empêcher toute dissidence. Le pouvoir provenait alors de cette violence. Selon King, le RUF a imité l’Etat en recourant à la violence contre ce dernier et a tenté d’obtenir le pouvoir de cette manière. Cependant, cette hypothèse implique que la violence du RUF se dirigeait vers l’Etat, alors que la grande majorité des observateurs affirment que la violence était surtout dirigée vers la population. King déclare : « The RUF did not start 67 Déclaration de Sankoh lors d’une interview. Dans : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 104 68 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 132 69 32 Ibid. P. 145 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF its project by killing civilians; it wanted to play the redeemer, because killing the redeemed 70 would have been counter-productive.”» Pourtant c’est bien ce que le RUF a fait, être « contre-productif » et s’attaquer aux individus qu’il devait libérer. Mais pour King ce serait seulement après que le NPRC a refusé de s’allier avec le RUF que ce dernier aurait retourné ses armes contre la population. Néanmoins si l’on analyse les discours des quelques auteurs influents sur le RUF, on peut distinguer quelques hypothèses bien différentes et probablement plus réalistes pour expliquer la violence du mouvement : l’absence de motivations politiques et le caractère mercenaire du groupe ; le manque de soutien de la population ; la composition sociale des membres ; et enfin les défaites face aux combattants adverses. « Lacking any appeal among the citizenry, and without ideological motivations and political base support, rejected by society, facing defeat, the rebels became wanton, the wantonness easily becoming neurosis 71 and nihilism. » Ainsi selon Gberie, les mutilations ont certes débutées en 1991, mais elles se sont généralisées au milieu des années 1990, quand les Kamajors devinrent une menace sérieuse pour le RUF. « So there was method in this apparent madness: the RUF always 72 resorted to utterly repugnant acts of violence when it faced serious resistance or defeat. » Les mutilations étaient également rationnelles lorsqu’elles cherchaient à empêcher les paysans de récolter ou les électeurs de voter. Richards soutient l’hypothèse selon laquelle l’extrême violence fut le résultat d’une prise de conscience par le RUF qu’il faisait face à un ennemi sérieux ; et d’une intensification de leur sentiment d’exclusion. Les atrocités étaient alors un moyen désespéré de gagner l’attention. « In a television age, the insurgents have used violence and destruction as weapons through which to make concrete, and visible to national and international 73 audiences the issue of Atlantic exploitation of forest society. » Cependant la plupart des atrocités étaient commises loin des caméras, ce qui remet en cause l’argument de Richards. Gberie déclare également que le caractère mercenaire et prédateur des rebelles nous permet de comprendre son manque de respect envers la population et le choix de faire fuir avec violence la population des zones diamantifères. « The RUF was thus largely conceived as a mercenary enterprise, and never evolved beyond banditism: it never became a political, 74 still less a revolutionary organization. This is why, I argue, it was so excessively brutal…» Pour les auteurs Abdullah et Bangura, la composition du groupe – dominé par la catégorie sociale des lumpens – ainsi que l’absence de programme politique, expliquent la violence du RUF. « People from this group [the lumpens] formed the core leadership of the 75 RUF, which is why the group was pathologically disposed to criminal violence and terror. » 70 King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 29 71 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 15 72 73 Ibid. P. 135 Paul Richards cité par Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 137 74 75 Ibid. P. 153 Ibid. P. 148 33 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Sémelin, qui s’intéresse aux usages politiques des massacres, indique également que le massacre a en général pour but de prendre le pouvoir, mais il peut également chercher à prendre les richesses. « Oser massacrer des civils, c’est recourir à une méthode de lutte extrême, soit pour se saisir du pouvoir, soit pour le conserver. Mais la violence n’est pas seulement un moyen de conquérir le pouvoir : elle constitue aussi une voie privilégiée pour s’accaparer les richesses de ceux contre lesquels elle s’abat. » 76 Ces explications de la violence du RUF n’avaient cependant que peu d’importance pour la population victime des atrocités. Pour cette dernière, le RUF apparut comme un bourreau, dont les actions étaient en totale contradiction avec le discours. 2.2 Le RUF entre discours et réalité Il n’existe que très peu de textes permettant de connaître l’idéologie du groupe. Cependant le Front Révolutionnaire Uni a fait de la libération de la Sierra Leone son leitmotiv dans ses discours, son hymne et dans son manifeste intitulé Footpaths to Democracy. 2.2.1. Footpaths to Democracy : le Manifeste du RUF Selon le RUF, la Sierra Leone doit être sauvée à cause de la corruption des gouvernements successifs, l’accaparement des ressources par les élites, l’oppression de la population par le régime, et la marginalisation des campagnes. Voici des extraits significatifs du discours de Foday Sankoh : « No more shall the rural countryside be reduced to hewers of wood and drawers of water for urban Freetown. That pattern of exploitation, degradation and denial is gone forever. » « We are fighting for a new Sierra Leone. A new Sierra Leone of freedom, justice and equal opportunity for all. We are fighting for democracy and by democracy we mean equal opportunity and access to power to create wealth through free trade, commerce, agriculture, industry, science and technology » « Why not [the armed struggle], when those who by our votes or default use state power to enrich themselves by accumulating wealth and property in foreign lands while teachers, doctors, nurses, civil servants, the police, soldiers and workers are not paid for weeks and months? » Les tares du gouvernement pointées dans le texte étaient évidentes aux yeux de tous et constituaient donc un discours populiste attirant. En effet, comme nous le verrons, le RUF se base sur des réalités socio-économiques et politiques puisque dès l’indépendance des régimes dictatoriaux et patrimoniaux ont permis au mouvement de développer cette rhétorique. La prise des armes est alors justifiée par la noblesse de la cause : « It is our right and duty to change the present political system in the name of national salvation and liberation. » La guerilla apparait comme le seul moyen de se débarrasser des dirigeants corrompus ; grâce à la « revolution démocratique » que représente le RUF : « And the only way to stop this corruption of power is for the people to take up arms in order to take back their power (…), the only force that can defeat militarism and dictatorship is the armed force of the suffering people as expressed in a guerilla campaign. The guerrilla is the people in arms. » 76 34 Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides.Paris: Éditions du Seuil, 2005 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF 2.2.2. Une rhétorique populiste au service des intérêts de Sankoh et de Taylor Si le RUF fut si brutal, c’est notamment parce que derrière son discours de libération ne se trouvait que de la propagande. En effet, l’absence d’idéologie du mouvement a été notée par l’ensemble des chercheurs. « It was widely remarked upon that the RUF did not articulate 77 a coherent political platform even after years of warfare… » Seul Paul Richards affirme qu’il s’agit d’un groupe révolutionnaire contre un Etat failli. Sa focalisation sur la rationalité du RUF et sa lecture naïve du Manifeste s’expliquent cependant par sa volonté de contrer l’argument de Robert Kaplan qui avait beaucoup d’influence à 78 l’époque . De plus, lorsqu’il écrit, le RUF est encore peu accessible. Si le groupe est né d’un réel malaise de la jeunesse, l’accession de Sankoh en tant que leader lui retira néanmoins tout potentiel révolutionnaire. Foday Sankoh manquait de maturité politique et de revendications sérieuses. Le potentiel politique du groupe était de plus entièrement miné par son recours à la violence extrême. « In Sierra Leone, the rebels’ vision of an alternative society was poorly articulated, whilst widespread atrocities undermined the credibility of the RUF as 79 a popular political protest. » Ainsi en 1996, alors qu’on l’invitait à participer au pouvoir, le RUF s’engagea dans une campagne de mutilations, difficilement compréhensible pour un mouvement soi-disant politique. Tout d’abord, le manifeste « Footpaths to Democracy » apparait avant tout comme une accumulation de propos simplistes, sans profondeur et sans données précises. Surtout, les membres de la PANAFU (l’association radicale qui fut en lien avec Sankoh dans les années 1980) ont affirmé que le Manifeste du RUF était une reprise d’un de leurs documents, largement corrompu par la plume de Sankoh. Le texte est une énumération de platitudes sur la corruption du gouvernement, le leitmotiv du discours. De plus, il fut rédigé en 1995 seulement, témoignant de la volonté de se justifier face aux critiques. Le RUF s’y présente comme un groupe incompris, injustement « démonisé ». En même temps, il y est affirmé que le groupe a entrepris une auto-critique et a désormais appris de ses erreurs. « Our collective sense of discipline continues to mature and the result is an effective command and control procedures and structures in our administrative territory. » Cette phrase semble en effet très ironique et en décalage total avec l’action sur le terrain, que tous pouvaient constater. Le groupe se défend également d’avoir recours à l’enrôlement forcé, ou d’être lié à Charles Taylor. Enfin, il est intéressant de voir la manière dont le groupe est présenté puisque l’hypocrisie y est évidente. « Experience and honesty have been our best teacher. » « We are democrats and we stand for progress through work and happiness. » « We survive by hunting, 77 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 138 78 Kaplan, Robert. «The Coming Anarchy: How scarcity, crime, overpopulation, tribalism, and disease are rapidly destroying the social fabric of our planet. » The Atlantic Monthly (1994) 79 Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium: Journal of International Studies 26 (1997) P. 800 35 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE gathering and vigorous rice farming. » « Our stringent discipline is such that 80 every single bullet is recorded and accounted for.» Par ailleurs, si l’émergence de Sankoh en tant que leader des étudiants radicaux en Libye dénia au groupe toute prétention révolutionnaire, la révolution n’en fut que plus éloignée lorsqu’il s’associa avec Charles Taylor. « Taylor himself was no ideologue, but a crass opportunist. Within the RUF therefore, there was no inspirational or ideological thread that welded the 81 leadership and membership of the movement. » Charles Taylor a en effet été décrit comme un opportuniste profitant du projet de Sankoh pour s’enrichir grâce aux ressources de la Sierra Leone, et pour étendre son pouvoir dans la région. Le libérien avait par ailleurs une amertume envers le gouvernement, qui non seulement l’avait fait emprisonné dans les années 1980, et servait de base pour les troupes de l’ECOMOG (la branche militaire de la CEDEAO) combattant son mouvement rebelle, le NPFL (Front National Patriotique Libérien). Taylor vit également dans la guerre en Sierra Leone un moyen d’anéantir les troupes loyales au gouvernement libérien. Cela expliquerait le déclenchement rapide de la guerre, accélérée par la peur que ces troupes ne détruisent le NPFL. « At all events, the combination of elite corruption, popular alienation, and external 82 support for insurgency was too much for the Sierra Leone state to bear. » Ainsi Taylor et Sankoh exploitèrent les défaillances dans le pays pour assouvir leurs ambitions. A cause de la violence extrême du mouvement et de son décalage avec son discours, le mouvement n’était pas du tout populaire, comme l’indique l’ensemble des analystes : « Although the RUF may have reflected prevailing discontent and revolutionary fervour existing in Sierra Leone at the start of the conflict, it soon lost its claim 83 to be a peoples’ movement. » « While there was some initial sympathy for the RUF’s aims – opposition to corruption in government – that has long since 84 evaporated. (…)The RUF has no discernible popular following. »” « The extreme violence against villagers deployed by the Liberian and Burkinabe ‘specials’ lost 85 the movement potential support. » Cette absence de popularité eut pour résultat la difficulté du RUF à trouver des recrues, et par conséquent le recours à l’enrôlement de force. 80 Sierra Leone Web. « Footpaths to Democracy - Revolutionary United Front of Sierra Leone.» Accédé en Juin 2012. http://www.fas.org/irp/world/para/docs/footpaths.htm 81 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A PP. 526-527 82 Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 16 83 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . 84 International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/ London: 2001. 85 Richards, Paul. « Working Paper 21: The Political Economy of Internal Conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) 36 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF 2.3. « Anyone who does not support Sankoh will be killed like a dog. » 86 : le mode de recrutement du RUF « Without an ideology, there was no overriding consideration for the recruitment of members into the movement. People were recruited as long as they could carry a gun. In this context, it did not matter whether they believed in the cause or not. What mattered was numbers. All kinds of tools, including deception and forced recruitment would be deployed on a large scale by the RUF to get people into the 87 movement. » Puisque le RUF n’était pas populaire et que les motivations politiques n’importaient pas, le groupe dû recourir au recrutement forcé. Il semble en effet qu’il y ait un consensus, dans la littérature de la guerre, sur le caractère largement contraint du recrutement au sein du Front Révolutionnaire Uni. 2.3.1. Combattre malgré soi Lors de l’étude intermédiaire de Humphreys et Weinstein, présentée dans la deuxième section, les auteurs ont constaté que contrairement aux miliciens Kamajors, 85% des recrues du RUF n’avaient pas été recrutés par un ami, un proche ou un chef de leur communauté. En effet, 87% des combattants du RUF ont affirmé avoir été enrôlés de force, et 9% seulement ont déclaré avoir rejoint le groupe volontairement. Les CDF à l’inverse étaient largement volontaires et issus des mêmes réseaux familiaux ou sociaux. « The RUF was a group of mutual strangers, largely recruited by force. » 88 Dans l’étude finale, qui date de 2008, les deux chercheurs font les mêmes constats. « Accounts provided to the Truth and Reconciliation Commission (TRC) and the Special Court of Sierra Leone emphasize the systematic, but indiscriminate use of abduction by the RUF and the voluntary, more highly selective process 89 employed by the CDF. » Ils citent également un témoignage d’un conseil que Taylor aurait donné aux rebelles du RUF: « They have to recruit whoever they meet: old people, young people, young girls, young boys. They have to join the revolution and if they refuse to join, it means they are 90 classified to be enemies. So you have to compulsorily recruit these people.' » A l’inverse, les CDF suivaient un processus de recrutement strict: ils devaient avoir plus de 18 ans, aucun antécédent criminel, être issu de la communauté, etc. 86 Témoignage de ce qu’un commandant aurait déclaré lors de l’attaque d’un village. Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. 87 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . TRC Volume 3A, P. 527 88 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) 89 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008) P. 438 90 Ibid. P. 438 37 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Comme le montre le tableau 4 (Annexe 3) issu de l’étude, à peine 10% des membres du RUF indiquèrent avoir rejoint le groupe car ils soutenaient les objectifs du mouvement. En revanche, 88% déclarèrent avoir été enrôlé malgré eux. Il faut noter également que la moitié des recrues du RUF et des CDF a affirmé avoir rejoint la faction par peur de ce qu’il se passerait si elle ne le faisait pas. Face à un pourcentage si élevé, on peut se demander si, dans le contexte post-conflit, les anciens combattants n’ont pas préféré indiqué qu’ils avaient été enlevés de force. Il est possible que le taux présenté soit surestimé, mais d’autres études qualitatives confirment que la majorité des rebelles avait été conscrit malgré eux. De plus, au vu de l’honnêteté des combattants à propose d’atrocités qu’ils avaient eux-mêmes commises, on peut estimer que la majorité des interviewés étaient sincères. En effet, cette étude statistique d’envergure est confirmée par de nombreux auteurs qui constatent que les combattants du RUF ont rarement intégré le groupe volontairement. Lansana Gberie par exemple, indique que durant le procès de Sankoh en 1998, les anciens combattants du RUF expliquèrent qu’ils avaient été enlevés et forcés à combattre. 91 « Many, perhaps most, RUF fighters were forcibly recruited. » « Their members were recruited in troubled circumstances, many of them under false pretences, 92 duress, or threats to their lives. » « All of the boys interviewed for this study indicated that they had been abducted or forcibly conscripted into the RUF. (…) none of our respondents said that they had been willing to join the RUF. All the boys stated that they were press-ganged into joining the RUF, often under highly 93 traumatic circumstances. » Le RUF fut le premier responsable en termes de chiffres pour l’enrôlement de force. Les chefs privilégiaient en particulier les jeunes hommes et les enfants. Le kidnapping était le principal mode de recrutement au sein du RUF. Lors d’une attaque, les rebelles avaient l’habitude de réunir les habitants et d’enlever les hommes et les enfants, en tant que futurs porteurs ou combattants. Il n’est pas très clair, cependant, si l’enrôlement forcé fut une caractéristique du groupe dès le déclenchement du conflit ou si elle apparut ensuite. En effet, Gberie indique que le recrutement d’enfants soldats, par exemple, était caractéristique du groupe tout au long du conflit : « [F]ar from being an expedient measure taken as things got out of hand or became more difficult for the RUF, the recruitment of child combatants was a deliberate and even necessary part of the RUF’s military campaign. So 94 much so that the policy is almost celebrated within the RUF as an ideology. » En revanche selon Paul Richards, la conscription forcée ne domina le mode de recrutement qu’au cours du conflit. L’étude de Denov et MacLure indique également que 91 International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/ London: 2001. 92 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . 93 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) 94 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 150 38 CHAPITRE I : ÉMERGENCE ET CARACTÉRISTIQUES DU RUF même si la majorité des membres du RUF était enlevés, au début du conflit il y eut bel et bien des recrues volontaires. 95 2.3.2. « Go and tell my parents, they may see me no more » : Le recrutement d’enfants soldats La présence d’enfants soldats dans les rangs du RUF fut progressivement un trait caractéristique du mouvement, du fait du manque de volontaires. Les enfants constituent en effet une cible très vulnérable au recrutement, et les chefs rebelles ont tendance à considérer qu’ils seront plus efficaces au combat car plus facilement manipulables. Selon une étude utilisée par Myriam Denov, 80% des membres du RUF avaient entre 96 7 et 14 ans ; et 22 500 enfants au total auraient été associés au RUF. Un enfant soldat est conventionnellement défini comme « toute personne âgée de moins de 18 ans qui est ou a été recrutée ou employée par une force ou un groupe armé, quelque soit la fonction qu’elle y exerce. Il peut s’agir, notamment mais pas exclusivement, d’enfants, filles ou garçons, utilisé comme combattants, cuisiniers, porteurs, messagers, espions ou à des fins sexuelles. » (UNICEF) Le RUF a été le premier acteur à avoir recours au recrutement d’enfants durant le conflit en Sierra Leone. L’enrôlement des enfants de moins de 15 ans constitue une violation des droits énoncés par la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant, adoptée en 1989 et que la Sierra Leone a ratifiée en 1990. Pourtant, 40 000 enfants auraient été ainsi engagés par 97 l’ensemble des acteurs durant le conflit. Les enfants étaient recrutés en tant que combattants mais aussi pour porter les vivres, faire la cuisine, ou encore en tant qu’esclaves sexuelles. Malgré l’accord de Lomé, le RUF a continué à enrôler des enfants, pour certains déjà démobilisés. Par exemple à Makeni lors des premiers affrontements entre le RUF et les troupes de la MINUSIL en mai 2000, les forces du RUF ont fait pression sur des enfants à l’entrée d’un centre de soins et de démobilisation administré par CARITAS-Makeni, en utilisant la persuasion ou les menaces et l’intimidation pour qu’ils intègrent leurs rangs. Certains enfants se sont laissé dire que leur famille avait été retrouvée et que le RUF allait les aider à retourner chez eux. Le RUF aurait également menacé de tuer toutes les personnes 98 présentes dans le centre de soins. 95 Hymne du RUF. Sierra Leone Web. « Footpaths to Democracy - Revolutionary United Front of Sierra Leone.» Accédé en Juin 2012. http://www.fas.org/irp/world/para/docs/footpaths.htm. 96 McKay et Mazurana cité par Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 63 97 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) 98 Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000. 39 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Le recrutement d’enfants est devenu nécessaire au cours du conflit face à l’impopularité du mouvement : « Juvenile combatants only became a factor after it became evident that 99 able bodied adults were either difficult to come by or were just not available. » Alors qu’en 1991 le RUF ne comprenait pas d’enfants, en 1997 l’auteur nous indique que la moitié des membres étaient mineurs. Le recrutement forcé, des adultes comme des enfants, s’explique par l’impopularité du mouvement et l’imperméabilité de la cause du RUF à la population. « An armed political group without a concrete programme of societal transformation that could attract members willing to fight and defend that programme, would sooner than later turn to children to replenish its fighting 100 forces so as to continue fighting. » Durant dix ans, alors que le pays s’effondrait, le RUF a connu des avancées et des reculs, face à différents acteurs plus ou moins enclins et aptes à le combattre. Cependant, le groupe né de l’interaction des étudiants et des lumpens puis de l’alliance de Sankoh et de Taylor, conserva le même mode opératoire, à savoir une brutalité exceptionnelle envers la population, et l’enrôlement de force des enfants et des jeunes. Pour certains auteurs, la brutalité du RUF s’est expliqué par son caractère mercenaire, son absence de motivations politiques ou nobles. Au cours de notre second chapitre, il sera intéressant précisément de dépasser cette vision du conflit et le clivage avidité/grief, pour tenter de comprendre l’ensemble des origines de la violence. 99 Rashid, Ismail. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 139 100 40 Ibid. P. 252 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Pour comprendre les causes du conflit en Sierra Leone, il est nécessaire de décrypter les nombreuses théories rivales concernant le rôle des griefs politiques et celui des diamants. Présenté comme le paradigme des guerres nouvelles, le cas de la Sierra Leone a été analysé comme un conflit pour les ressources naturelles, et le RUF comme un groupe de mercenaires au service du seigneur de guerre Charles Taylor. Aussi, l’objectif de ce chapitre est d’analyser objectivement le rôle des diamants et l’impact des défaillances économiques et politiques de l’Etat dans le déclenchement de la guerre. Nous décrirons dans un premier temps les nombreux antécédents politiques du conflit, c'est-à-dire les caractéristiques des régimes post-indépendance qui ont crée des conditions propices à la guerre : patrimonialisme, autoritarisme et marginalisation de la population. Le commerce illégal des diamants a été un trait caractéristique du conflit, et beaucoup ont estimé que la guerre avait été en fait déclenchée pour s’accaparer les richesses du pays. Nous nuancerons cette position en montrant que les diamants ont effectivement financé la rébellion – et donc permis la perpétuation du conflit – et sont devenus une motivation pour certains acteurs ; tout en estimant que le conflit ne peut se résumer à une guerre de prédation. En effet, il semble plus objectif et complet de montrer que les deux facteurs – les griefs et l’avidité – permettent d’examiner cette guerre. Pour cela il sera intéressant d’examiner les dynamiques à la fois structurelles et individuelles de la violence. Introduction : Une guerre nouvelle ? Mary Kaldor, pour ne citer qu’elle, parle d’ « anciennes » et de « nouvelles » guerres 101 pour montrer l’évolution des conflits depuis la fin de la guerre froide . Il existerait depuis les années 1990 un nouveau type de violence ; notamment du fait de la globalisation, qui marque l’intensification des interconnexions (politiques, économiques, militaires et culturelles) et l’évolution de l’autorité politique en particulier l’érosion de la puissance de l’Etat. Les guerres post-modernes sont des guerres civiles ou dites de faible intensité que l’on ne peut plus analyser avec les anciens outils de recherche. En effet, les guerres nouvelles sont différentes dans leurs motivations, leur financement et leur méthode. « The new wars can be contrasted with earlier wars in terms of their goals, the methods of warfare 102 and how they are financed. » Tout d’abord, ces guerres se caractériseraient par des motifs de gains personnels, de prédation et d’avidité, quand les anciennes guerres étaient motivées par l’idéologie. Les nouvelles guerres seraient donc dépolitisées, marquées par l’exclusion et le brouillage des frontières entre conflit, criminalité organisée et violations des droits de l’homme. Elles sont donc illégitimes. 101 102 Kaldor, Mary. « Introduction. » In New & Old War. Standford University Press, 2007. Ibid. P.7 41 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Ensuite, depuis la fin de la guerre froide et du soutien des deux Grands aux conflits périphériques, les acteurs doivent financer le conflit de manière interne. L’économie de la guerre devient essentielle, des trafics illégaux apparaissent, notamment le financement de la guerre par la drogue ou les ressources naturelles. Enfin, ces guerres nouvelles se caractérisent par une violence gratuite, non contrôlée, et l’absence de soutien populaire du fait de cette brutalité. Aujourd’hui, les attaques envers la population font partie des méthodes normales pour mener la guerre. On note également que l’organisation des groupes a évolué : ceux-ci sont décentralisés et utilisent des technologies et moyens de communication modernes. La Sierra Leone représente pour certains un cas paradigmatique de cette thèse, car le conflit a été marqué par le trafic illégal des diamants de sang comme moyen de financer la rébellion, au point de devenir une motivation importante pour certains acteurs. De même, la violence exceptionnelle dont a fait preuve le RUF a permis de présenter ce dernier, dans la perspective des guerres nouvelles, comme un groupe de bandits sadiques et sans idéologie. Cependant, la théorie de Mary Kaldor est de toute évidence manichéenne et nécessite une reconsidération, tout comme l’analyse du conflit en Sierra Leone sous cette lumière. C’est ce que Stathis Kalyvas s’est attaché à faire, dans un article intitulé « “New” 103 and “old” civil wars : a valid distinction ? » . Il montre en effet qu’il existe une continuité des conflits, plutôt qu’un changement, depuis la guerre froide, bien qu’il admette l’évolution des sources de financement, entre autres. Le constat de Kaldor serait simpliste, sur-interprété et biaisé. Par exemple, les populations ne soutenaient pas toujours les parties en guerre dans le passé, et la violence extrême n’est pas nouvelle. Des atrocités avaient également lieu dans les guerres idéologiques. Il explique également que le RUF agit de manière rationnelle et non passionnelle lorsqu’il ampute la population pour l’empêcher de voter. Les guerres « anciennes » n’étaient pas toujours motivées par de nobles causes non plus. En somme, il semble que « les interprétations des guerres récentes qui insistent sur leur dépolitisation et leur criminalisation relèvent d’avantage d’une disparition des catégories conceptuelles de 104 la guerre froide que de la fin de la guerre froide elle-même. » « The recent international debate on how conflict diamonds or strategic resources fuel wars in Africa is nothing new. It is more like an “old wine in a new bottle”, because the exploitation of war economies, as represented by conflict 105 diamonds, is as old as warfare itself. » Si la notion de guerres nouvelles et anciennes est intéressante pour montrer l’évolution des conflits et la prédominance des guerres civiles, cependant l’analyse de Kaldor simplifie démesurément les causes de la violence et la nature des acteurs en jeu. En effet si l’on utilise le concept de cet auteur on serait tenté de présenter la guerre en Sierra Léone comme un conflit débuté par un groupe de criminels souhaitant s’accaparer les diamants du pays. Evidemment, les causes du conflit sont bien plus complexes. 103 104 105 42 Kalyvas, Stathis. «"New" and "Old" Civil Wars: A Valid Distinction? » World Politics 54 (2001) Ibid. Traduction libre, P. 117 Francis, David. « Diamonds and the civil war in Sierra Leone.» The Courier ACP-EU (2001) P. 73 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE SECTION 1 LES CAUSES ORIGINELLES DU CONFLIT : LES DÉFAILLANCES SOCIO-POLITIQUES DU RÉGIME DE L’APC Si le discours du RUF apparaît avant tout comme de la propagande éloignée des réalités de la violence du groupe, il représente cependant des critiques fondées contre le régime. Après l’indépendance en 1961, le pays en effet a connu différents régimes autoritaires dont la mauvaise gouvernance mena à la guerre en 1991. Ces régimes ne pourvoyaient pas aux besoins de la population et l’empêchaient de participer au processus de décision politique. D’une part les mauvaises performances économiques et la répression du gouvernement dans les années 1980 encouragèrent les pensées révolutionnaires chez les étudiants (cf. supra). D’autre part, ce sont les jeunes exclus et marginalisés par les différents gouvernements qui formèrent les rangs du RUF. « The political and economic history of Sierra Leone provides many lessons in the perils of denying a large percentage of the citizenry the noble desires of equal access to opportunities and rewards, and the fruits of an endless striving for 106 liberty, justice and material well-being. » Il s’agit ici de montrer le terreau des griefs politiques et économiques sur lequel ont pu se baser Foday Sankoh et Charles Taylor pour lancer leur guerre. Certaines défaillances économiques étaient héritées du colonialisme. En effet en 1961, le pays accéda à l’indépendance ; mais il était divisé entre une masse toujours plus nombreuse de pauvres et une élite politique et économique issue du capitalisme colonial. L’administration coloniale, qui avait divisé le pays en deux territoires, avaient des politiques distinctes de développement. Cette discrimination eut des conséquences importantes pour le protectorat, qui était alors beaucoup moins avancé à l’indépendance du pays, notamment dans les secteurs de l’éducation et de l’accès aux ressources. En 1961, ce fut le Parti du Peuple de la Sierra Leone (Sierra Leone People’s Party, SLPP) qui devint le parti dirigeant, avec le choix de Milton Margai comme premier ministre. Les membres du parti d’opposition, le Parti de Tout le Peuple (All Peoples Congress, APC), avaient été arrêtés avant l’indépendance et Margai déclara le premier état d’urgence de la Sierra Leone indépendante. En 1964, Albert Margai succéda à son frère décédé, et se débarrassa des opposants qui critiquaient son accession au pouvoir, notamment les hommes d’origine Temne. Le nouveau premier ministre se tourna alors vers les Mende pour consolider son pouvoir. En 1967, l’APC remporta les élections mais un coup d’Etat de David Lansana empêcha Stevens d’accéder au pouvoir. Celui-ci fut emprisonné avant qu’un second coup d’Etat n’ait lieu deux jours plus tard. Le Colonel Smith forma le Conseil National de Réformation (NRC). Un an plus tard, un troisième coup d’Etat secoua le pays, cette fois, étrangement, pour permettre à Stevens d’accéder au poste de premier ministre pour lequel il avait été élu. 106 Adesina, Olutayo Charles. « Diamonds and constitutional (DIS)order in Sierra Leone. » The Nigerian Journal of Economic History 5&6 (2003) P. 56 43 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Le régime de l’APC à partir de 1968 fut présenté par le RUF comme la cause de l’insurrection. En effet si au sortir de l’indépendance la population avait des griefs envers le régime, la situation ne fit que s’aggraver avec l’arrivée au pouvoir de Siaka Stevens. Le gouvernement de l’APC fut un régime corrompu, patrimonial, dictatorial et prédateur, qui marginalisa la majeure partie de la population, créant ainsi le potentiel pour une insurrection armée. Le régime était marqué par : « exclusionary politics, violations of rule law, rural isolation leading to ethnic and regional grievances, extreme centralization, economic 107 decline and high unemployment. » 1.1. Le régime de terreur de l’APC Depuis l’indépendance, la Sierra Leone n’a jamais connu de gouvernement réellement démocratique et responsable. L’autoritarisme fut une caractéristique de l’ensemble des gouvernements post-indépendance. Sous le régime de Stevens, il n’y avait pas de séparation des pouvoirs puisque les branches législative et judiciaire prenaient leurs ordres de la présidence. Il était difficile d’imposer un quelconque contrôle de l’exécutif. Des lois et des amendements étaient aisément promulgués selon le bon vouloir du Président. C’est par exemple en changeant la Constitution que Stevens put nommer Joseph Momoh comme son successeur. Les élections étaient également truquées grâce à la soumission de la Commission Electorale au régime. Stevens élimina l’opposition du SLPP dès 1968, sans respecter l’accord des deux parties après les troubles de 1967, selon lequel ils devaient partager le pouvoir. Il se débarrassa d’abord de 23 membres du Parlement du parti adverse, et harcela ses soutiens durant les élections de 1968 et de 1970. Le gouvernement empêcha également la création d’un nouveau parti mené par de farouches opposants : le Parti National Démocratique (National Democratic Party). En 1971, le dictateur fit voter une nouvelle Constitution où il se déclara Président, augmentant encore son pouvoir. En 1973, des casseurs de l’APC kidnappèrent les candidats du SLPP jusqu’à la fin des nominations de candidats. En 1977, des candidats du SLPP furent cette fois arrêtés et dans plusieurs districts, les candidats de l’APC n’avaient donc pas d’opposants. Enfin, en 1978, un régime de parti unique fut établi, interdisant toute alternative au Parti de Tout le Peuple. Pour se maintenir au pouvoir, Stevens réprima toute dissidence de la part de la société civile, des associations et des syndicats, ou encore des étudiants ; du moins lorsque ces groupes n’étaient pas cooptés par le pouvoir. Pour cela il créa notamment en 1972 l’Unité pour la Sécurité Interne (Internal Security Unit, ISU, qui deviendra la Division Spéciale pour la Sécurité, SSD), une force paramilitaire composé de 500 jeunes recrutés dans les bidonvilles, totalement loyale aux membres de l’APC. Cette aile paramilitaire de la police, en fait l’armée privée de l’APC, était envoyée lors de manifestations et était connue pour sa brutalité. L’ISU intervint par exemple lors d’une manifestation des étudiants du FBC contre Stevens en 1977, pendant une cérémonie de remise des diplômes ; tirant à balles réelles sur la foule. De même en 1978-1979, Stevens utilisa les pouvoirs de l’état d’urgence pour réprimer des troubles syndicaux. 107 Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 9 44 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE « The SSD was the instrument of tyranny in this country. It was used to cow opposition leaders; it was used to cow the press, the citizens, students and people who tried to protest; It was used for killing people, maiming and to some extent armed robbery. But everybody kept silent because of the fact that we were 108 scared that they could seek their revenge. » Le favoritisme du Président envers la SSD, chargée de la sécurité interne, entraîna le délaissement de l’armée nationale, un élément qui s’avérera crucial au maintien de la guerre. L’armée avait été négligée depuis tellement longtemps qu’elle ne possédait que des ressources très limitées. Les 3000 hommes, en 1991, furent rapidement dépassés par l’insurrection. C’est pourquoi en 1992 dix mille hommes supplémentaires furent recrutés parmi les jeunes chômeurs. Cette expansion brutale de l’armée, qui plus est parmi les classes sociales marginales, donnera naissance au phénomène des sobels (soldats le jour, rebelles la nuit) ; les soldats qui pillaient et colludaient avec le RUF. Le parti utilisait également des « casseurs » (« thugs ») pour créer le trouble, les jeunes marginalisés de la capitale étaient au service des politiciens. Par exemple les locaux du journal d’opposition the Tablet furent détruits en 1982, forçant ses dirigeants à l’exil. Les journalistes étaient harcelés et arrêtés sans raison. La télévision et la radio étaient sous le contrôle de l’Etat. Le gouvernement s’assurait ainsi une « pseudo-paix » ; il construisit la stabilité sociale qu’il désirait. « The one-party state adopted a typical Machiavellian dictum of rather to be feared than to be loved. But this meant a loss of people-based power: power was 109 derived from violence. » En effet, le gouvernement n’agissait pas en tant que représentant du peuple. Au contraire, il s’accapara les ressources du pays et marginalisa ses habitants. 1.2. La « malédiction des ressources » : corruption et patrimonialisme sous le régime de l’APC « If there was one element in the country’s endowment that marked it out for 110 destruction, this was, paradoxically, its major source of wealth » Selon la TRC, la cause principale de la guerre fut la corruption et la cupidité du gouvernement qui réduisirent la population à l’état de pauvreté. « Successive political elites plundered the nation’s assets, including its mineral riches, at the expense of the national good. »Ce contexte fournit alors un terrain favorable aux opportunistes qui souhaitaient installer la terreur en Sierra Leone. « The Commission holds the political elite of successive 108 Témoignage : Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 .Volume 3A,P. 68 109 King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 28 110 Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 11 45 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE regimes in the postindependence period responsible for creating the conditions for conflict » 111 La notion de « malédiction des ressources », est intéressante sur ce point. En effet celle-ci établit que la dépendance d’un Etat à des ressources naturelles le rend vulnérable aux conflits. Economiquement, le pays concentre ses investissements autour de cette ressource et les autres secteurs sont négligés (phénomène de « Dutch disease ») ; et le pays est sensible aux fluctuations de prix sur les marchés internationaux. La présence de richesses naturelles a également tendance à créer de fortes disparités économiques. Sur le plan politique, les dirigeants n’ont pas besoin de prélever d’impôts puisqu’ils dérivent leurs ressources de la commodité naturelle; ils n’ont par conséquent pas non plus besoin d’être démocratiques ou légitimes. « As the wealth and power gap between the ruling and the ruled increases, so does the frustration of marginalised groups seeing political change as the only avenue for satisfying their greed and aspirations, or expressing their grievances. (…) Resource dependent countries thus tend to have predatory governments 112 serving sectional interests and to face a greater risk of violent conflict. » Cette thèse peut s’appliquer à la Sierra Leone où l’élite dirigeante, sous le régime de l’APC, ne rendait de comptes à personne et s’est enrichit grâce aux ressources du pays. Elle a rendu le pays vulnérable aux conflits en marginalisant la population ; en créant de la frustration face au constat paradoxale d’une abondance de diamants et d’un extrême dénuement. Les jeunes déclassés ont pu alors être sensibles aux idées révolutionnaires des étudiants allant s’entraîner en Libye, puis à la rhétorique populiste de Foday Sankoh revenu en Sierra Leone. « The level of corruption under the various governments since 1980 (…) contributed to deep-seated grievance which the RUF was able to utilize to wage a 113 nasty rebellion. » Ce n’est pas la présence de ressources en soi qui fut la malédiction, mais bien la gestion de ces richesses par l’Etat. Aussi, au Botswana également riche en diamants par exemple, l’économie du pays a connu une grande croissance. On peut parler de patrimonialisme de la part de l’Etat dans la mesure où les biens publics étaient alors utilisés par le Président comme ses biens privés. Les diamants étaient très difficiles à contrôler (voir infra), cependant lorsque l’Etat y parvenait il en gardait les bénéfices. Il utilisait notamment ces ressources pour s’assurer de la loyauté de ses hommes, par les liens de patronage; et pour toutes ses dépenses. En 1972 Stevens commença à s’accaparer les richesses du pays lorsqu’il prit le contrôle de 51% des parts de la compagnie d’exploitation minière britannique Sierra Leone Selection Trust (SLST). « For Stevens the country’s diamond 111 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . 112 Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20 (2001) P. 567 113 Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. PP. 91-92 46 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE reserves became the basis of his patrimonial order: the semi-literate dictator 114 criminialised the industry and established a shadow state… » Alors qu’en 1970 on enregistrait deux millions de carats de diamants exportés; en 1980 ce 115 chiffre chuta à 595 000, puis à 48 000 en 1988. Le gouvernement était allié avec des hommes d’affaire asiatiques et libanais, comme l’illustraient les activités de Jamil S. Mohammed, un Sierra Léonais né au Liban proche de 116 Stevens. Le ressentiment de la population envers cet homme d’affaires et ses liens avec le gouvernement culmina en 1984 avec la création de Precious Mineral Marketing Compagny (PMMC), dont Jamil fut nommé directeur. Il était alors clair malgré les dires du Président que cette société était un moyen de mettre la richesse du pays au service du régime. Dans les années 1980, les « investisseurs » étaient également d’origine israélienne, liés aux mafias aux Etats Unis et en URSS. 1.3. Patronage et exclusion Le clientélisme, ou patronage, était une caractéristique importante du régime de Stevens. Tous ceux qui ne parvenaient pas à obtenir la protection d’un bienfaiteur ou « Pa » (« a tag 117 of quasi paternal authority attached to the perceived ‘big man’ of any political grouping » ) se retrouvait délaissés, avec peu de chance de mobilité sociale. Les liens de patronage servaient également à coopter les catégories sociales susceptibles de provoquer des troubles à l’ordre social : des membres parmi les groupes syndicaux, l’armée et la police, étaient par exemple nommés membres du Parlement. Le reste de la population qui n’était pas « cliente », était marginalisée, en particulier les habitants des campagnes, certaines ethnies et la jeunesse. Les années 1980 notamment furent très difficiles pour les Sierra Léonais, du fait d’une crise économique importante et de la pression du FMI. Le régime réduisit drastiquement les dépenses sociales : les dépenses pour l’éducation passèrent ainsi de 15,6% du budget fiscal pour l’année1975-1975 à 8,5% en 1988-1989 ; et les dépenses de santé chutèrent de 6,6% à 2,9% pour les mêmes 118 périodes. La Sierra Leone sous Stevens était caractérisée par une forte centralisation du pouvoir et des infrastructures. 114 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 29 115 Ibi. P.5 116 La population libanaise apparut en Afrique de l’Ouest au milieu du XIXème siècle, alors qu’elle fuyait la crise économique et l’effondrement de l’Empire Ottoman. 117 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 52 118 King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) 47 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE « State institutions and the country’s limited social infrastructure were concentrated in Freetown, leaving the rest of the country in extreme poverty and 119 wretchedness. » Le pouvoir économique et politique était concentré à Freetown. Les campagnes étaient exclues alors qu’elles comprenaient 80% de la population et produisaient la majorité de la richesse du pays. Les campagnes n’avaient pas accès aux services courants de la capitale : électricité, eau potable, infrastructures de communication… « Pandebu had no school at all. Parents in Pandebu were stunned by the fact that national political leaders sometimes sent their own children to expensive schools overseas, drawing on diamond wealth from Pandebu and villages like it […] In the end it was […] the remoteness of the state, […] the weakness of its infrastructure, and the lack of political imagination of its leaders, that served to draw insurgency into this border region. War, feeding upon the frustrations of exiles, not only destroyed villages like Pandebu but threatened the survival of the state. » 120 Alors que 83% de la population dans les zones urbaines avaient accès à l’eau potable, ce chiffre chute à 22% dans les zones rurales. A la fin des années 1970, tout le Nord du pays n’avait pas encore d’eau courante ni d’électricité. Les centres de santé et les écoles étaient également rares dans les campagnes ; et les routes et les ponts dans un état lamentable. La campagne était aussi exclue physiquement avec le démantèlement du réseau ferré dès les années 1960. Enfin, les campagnes étaient exclues du processus politique, concentré à Freetown. En 1972 en effet Stevens dissout les gouvernements locaux et les remplaça par un Comité de Gestion composé d’officiers nommés par la capitale, loin des préoccupations de la population. Les individus choisis étaient en effet davantage responsables envers leurs patrons politiques qu’à l’égard de la population qu’ils 121 gouvernaient. L’exclusion des zones rurales contribua à la guerre : le ressentiment face à la marginalisation des zones rurales fut un facteur d’engagement dans la rébellion. De plus, l’exclusion des zones rurales provoqua l’exode de nombreux jeunes venus gonfler les rangs des chômeurs en périphérie des villes ; autrement dit la base de recrutement du RUF. Enfin, les chefs choisis par Stevens étaient très peu populaires et certains de leurs sujets rejoignirent les rebelles par vengeance. L’indifférence envers les campagnes empêcha également d’agir rapidement contre les rebelles, la guerre étant perçue comme une affaire mineure et localisée. « Governance was clearly over-centralised during the regime of Siaka Stevens. Provincial and rural areas were left to their own devices and their inhabitants 122 became disenchanted with the political system. » 119 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 32 120 Paul Richards cité par King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 38 121 122 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . 48 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Certains groupes ethniques étaient également exclus. Alors que sous le régime du SLPP les peuples Mende, au sud, étaient favorisés ; avec l’arrivée au pouvoir de Stevens le pouvoir passa aux mains des groupes du nord, les Lima et les Temne. Cependant le facteur ethnique ne semble pas avoir joué de rôle dans le déclenchement de la guerre, contrairement aux analyses habituelles des conflits en Afrique. Les tensions qui ont pu provenir du favoritisme ethnique sont apparues en fait pendant le conflit : l’armée se sentait délaissée par rapport aux milices de civils volontaires en qui le gouvernement avait plus confiance pour défendre le pays, car des éléments de l’armée colludait avec les rebelles. Ces milices provenaient plutôt du sud du pays, de l’ethnie Mende, et les soldats plutôt du nord. Enfin, la marginalisation de la jeunesse fut un facteur important dans l’émergence du RUF et donc dans le déclenchement de la guerre. « Central to an understanding of the war 123 in Sierra Leone is the role of alienated youth. » La jeunesse n’était pas perçue comme une catégorie sociale importante; elle n’était considérée que lors de son instrumentalisation par les politiciens qui souhaitaient se débarrasser de leurs adversaires politiques. Comme nous l’avons déjà mentionné, les jeunes, qu’ils soient étudiants ou déclassés, se retrouvaient dans les potes, ces lieux de loisirs, de culture et de consommation de drogues, qui devinrent des espaces de discussions et de critiques du régime dans les années 1970 et 1980. Les étudiants radicaux issus du groupe d’étude du Livre Vert, expulsés en 1984 et réfugiés en Libye, recrutèrent les lumpens de Freetown pour un entraînement militaire, où Foday Sankoh émergea progressivement en tant que leader. Aussi, on voit bien que la négligence, le chômage, le manque d’accès à l’éducation ou à l’inverse la répression des jeunes éduqués, incita les jeunes à concrétiser les idées de révolution si présentes dans leurs discussions. « The APC’s non-inclusive approach created opportunities for the RUF recruitment efforts. Foday Sankoh and his group preached to people who were either excluded or had distanced themselves from the authoritarian and neo124 patrimonial politics practiced by the APC. » Le sentiment d’exclusion était partagé par ceux qui deviendront les rebelles, et les soldats, comme l’a montré leur collaboration durant la guerre: « There were similarities between these two groups. Both were young and poor. Therefore, they integrated and did not feel the 125 need to kill each other, but were fused by an aversion to the common enemy—the state. » 126 Selon Xavier Crettiez , les déterminismes sociaux lourds de l’engagement dans la violence sont la marginalité politique, la frustration économique et les déterminismes socioculturels. Dans le cas de la Sierra Leone, les deux premiers facteurs ont effectivement été présents. La violence apparaît en effet comme un produit de l’éloignement du pouvoir, dans 123 International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/London: 2001. 124 Kpundeh, Sarah. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. P. 99 125 King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) 126 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. 49 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE un Etat très centralisé et séparé de la société civile. La pauvreté est également un moteur du déchainement de la violence. Humphreys et Weinstein émettent ainsi l’hypothèse que les individus auront tendance à participer à une rébellion s’ils sont dénués de ressources, exclus de la décision politique, 127 et des processus politiques habituels. Mais plutôt que la misère, c’est la différence entre les attentes de la population et la réalisation de ces dernières qui entre en jeu selon Ted Gurr. En effet il explique que la frustration – et donc la violence – provient du différentiel entre les aspirations des individus, aspirations perçues comme légitimes (en particulier dans le cas de l’abondance des ressources), et la réalisation des attentes. Plus le différentiel se creuse, plus l’occurrence 128 de la violence s’accroit ; c’est le « dénuement relatif » (« relative deprivation »). L’ensemble des défaillances du régime de l’APC apparait ainsi en lien direct avec l’insurrection du RUF puisque 23 ans de mauvaise gouvernance ont engendré le ressentiment d’une population délaissée et sensible à l’idée de changement. L’Etat a crée les conditions pour le développement d’une guerre civile ; sur lesquels l’opportunisme de Sankoh et de Taylor s’est appuyé. SECTION 2 LES « DIAMANTS DE SANG » REPRÉSENTATIONS ET RÉALITÉ La Sierra Leone a été, depuis la colonisation, un pays marqué par les inégalités économiques entre l’élite, tantôt coloniale, tantôt issue du SLPP et de l’APC, et le peuple dans sa majorité. Le pays étant doté de pierres précieuses, il semble étrange que celui-ci soit labellisé parmi les pays les plus pauvres au monde. Pourtant, comme nous l’avons vu avec la notion de « resource curse », la présence de diamants a été facteur de corruption, de pauvreté et de conflit. Il s’agit ici de voir si ce sont uniquement les diamants qui ont poussé le RUF à agir, comme l’ont affirmé tant d’auteurs afin de discréditer le mouvement. Sans nier la prédation du groupe rebelle, nous présenterons les théories faisant des diamants la cause fondamentale du conflit mais nous émettrons une distinction entre les motivations des chefs (objet de la deuxième section) et celles des membres de base (objet de la troisième section), afin de décrypter le rôle objectif des ressources dans le conflit. Avant tout, il faut noter que le conflit en Sierra Leone constitue un cas intéressant pour étudier la question de l’économie politique dans une guerre civile. Dans la perspective des guerres nouvelles, la guerre du RUF a été notamment présentée comme caractéristique d’un nouveau type de financement, interne au conflit, et qui tend donc à prolonger ce dernier. De plus, la présence de ressources naturelles serait désormais la cause de ces nouveaux conflits. 127 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008) 128 2008. 50 La théorie de Gurr est présentée dans : Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE 2.1. Ressources naturelles et conflits Il existe d’innombrables théories concernant l’économie des guerres, nous n’en évoquerons que quelques unes, utiles à l’argumentation. 129 Paul Collier et al. , ont développé une théorie désormais classique : le modèle de l’avidité comme facteur explicatif des conflits. Ils constatent que beaucoup de rébellions sont liées à l’accaparement des ressources, et s’éloignent du paradigme de la motivation politique, identitaire ou sociale. Ils affirment que ce sont les motivations financières qui provoquent les conflits. Si une rébellion n’a pas pour but la prédation des ressources, elle sera toujours néanmoins dépendante des ressources pour atteindre son but, car le financement par la diaspora, source importante de griefs, ne sera pas suffisante. Quelle que soit l’intensité des revendications, une rébellion ne pourra avoir lieu sans un objectif de prédation des ressources. La question du financement de la rébellion est examinée à nouveau dans un texte de 2006 par les mêmes auteurs, qui cherchent à dépasser le débat entre grief et avidité pour émettre une nouvelle hypothèse. La création d’une armée rebelle étant dangereuse et coûteuse, une rébellion n’apparait que si certaines conditions économiques sont réunies, indépendamment des revendications. Selon Collier et al., les motivations économiques ou politiques (relevant des griefs) ne jouent pas de rôle dans le déclenchement d’une guerre. Ainsi l’hypothèse étonnante qu’ils établissent est la suivante : « the feasibility hypothesis 130 proposes that where rebellion is materially feasible it will occur. » En fait, la logique économique l’emporte toujours sur les griefs. Ainsi les auteurs insistent excessivement sur l’aspect matériel d’un conflit et établissent qu’une guerre ne peut pas être déclenchée par des griefs uniquement, sans motivations financières. Si le débat « greed/grievance » a permis de montrer l’importance de l’économie dans les guerres civiles, il s’agit là cependant d’une vision manichéenne et simpliste des conflits puisque de toute évidence il existe des combats engendrés par les revendications politiques et sociales, et certains conflits peuvent relever des deux logiques, comme en Sierra Leone. Philippe Le Billon se base en partie sur les travaux de Collier pour établir sa propre thèse. Selon lui, les approches habituelles concernant les ressources naturelles et les conflits consistent à dire que les sociétés confrontées à l’abondance, ou à l’inverse à la rareté, d’une ressource naturelle, ont plus de risques d’être affectées par un conflit ; à cause d’une part de la cupidité des acteurs (cf. Collier) et d’autre part de la nécessité d’accéder à la ressource pour survivre. Le Billon insiste : ce n’est pas l’existence d’une ressource en soi qui prédit l’apparition d’un conflit, mais bien les besoins et les désirs qu’elle crée. Les approches classiques ne s’intéresseraient pas au caractère socialement construit des ressources. En effet, l’abondance ou la rareté d’une ressource ne constituent pas les facteurs essentiels du déclenchement du conflit. 129 Collier, Paul, Anke Hoeffler. Policy Research Working Paper 2355: « Greed and Grievance in Civil War». The World Bank Development Research Group. (2000) 130 Collier, Paul, Anke Hoeffler, et Dominic Rohner. « Beyond greed and grievance: feasibility and civil war ». Oxford Economic Papers 61 (2009) P. 5 51 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Le Billon établit que la dépendance d’un pays à une ressource le rend vulnérable aux conflits pour plusieurs raisons : la marginalisation des autres secteurs, la vulnérabilité aux chocs économiques, l’autoritarisme, et les inégalités sociales (voir supra). Le Billon reprend l’idée de Paul Collier et de Kaldor – consistant à dire que depuis la fin de la guerre froide des acteurs non-étatiques sont motivés par l’accès aux ressources – mais de manière moins catégorique. « There is growing concern that whereas resources were once a means of funding and waging armed conflict for states to a political end, armed conflict is increasingly becoming the means to individual commercial ends: gaining access 131 to valuable resources. » Pour Philippe Le Billon, ressources naturelles et conflits sont liés de deux façons: le contrôle des ressources comme motivation au conflit, ou le financement d’un conflit par les ressources. Il affirme: « Although few wars are initially motivated by conflict over the control of resources, many integrate resources into their political economy. While it would be an error to reduce armed conflicts to greed-driven resource wars, as political and identity factors remain key, the control of local resources influence the agendas and strategies of 132 belligerents. » Il s’agira ici de notre argument concernant la Sierra Leone, à savoir que les diamants n’ont pas initialement causé le conflit mais qu’ils ont été intégrés à celui-ci, d’une part car ils ont permis de financer la rébellion, et d’autre part parce qu’ils sont devenus une motivation essentielle pour certains acteurs. Le cours de la guerre est ainsi influencé par les considérations financières : il peut s’opérer une criminalisation des conflits, c'est-à-dire que les motivations financières peuvent 133 finir par surpasser les considérations politiques. En effet les intérêts financiers de certains acteurs peuvent les inciter à prolonger une guerre qui leur est profitable. Au-delà de la question du financement ou de la motivation d’un conflit, l’analyse de Le Billon est intéressante car il montre que la dépendance, la conflictualité et la possibilité d’accaparer des ressources (« lootability ») augmentent la vulnérabilité d’un pays au conflit. Ainsi lorsqu’une ressource est facilement accessible et commercialisable, comme les ressources « distantes » du centre de pouvoir et « diffuses » sur le territoire, des seigneurs 134 de guerre tendent à apparaître . Les autres modèles sont le coup d’Etat, la sécession du territoire ou la rébellion. Mais la Sierra Leone est présentée comme un exemple du « warlordisme ». Voyons à présent comment les diamants ont été utilisés durant la guerre. 2.2. Le trafic illégal des diamants 131 Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20 (2001) P. 562 132 133 Ibid. P. 585 « The economic agendas associated with the exploitation of resources can also influence the course of conflicts through their ‘criminalisation’, as financial motivations may come to override political ones. » Ibid. P. 578 134 « T he term ‘warlord’ defines strongmen controlling an area through their ability to wage war and who do not obey higher (central) authorities. A warlord’s power and ability to keep weak central authorities and competing groups at bay largely depends on a war economy, which often includes its integration into international commercial networks.» Le Billon, Philippe. « The political ecology of war: natural resources and armed conflicts ». Political Geography 20 (2001) P. 575 52 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Les diamants constituent la ressource principale du pays et, compte tenu de leur valeur, une ressource disputée depuis le début de son exploitation en 1931. Les diamants exploités en Sierra Leone en particulier sont d’une grande qualité et donc très prisés. Ils sont répartis de manière assez égale dans le pays, malgré une concentration importante dans les districts 135 de Kono et de Kenema, à l’est et au sud du pays. L’exploitation en Sierra Leone débuta en 1931 avec l’arrivée de la compagnie ghanéenne Consolidated African Selection Trust (CAST), dans le district du Kono, la région la plus riche en diamants du pays. Alors que la colonie dépendait précédemment de la ème métropole, les diamants dominèrent rapidement l’économie ; ils représentaient 3/5 des bénéfices des exportations. En 1935, un accord fut signé entre les autorités coloniales sierra léonaises et la compagnie Sierra Leone Selection Trust (SLST), une filiale de la compagnie monopolistique 136 De Beers, confiant à la société les droits exclusifs d’exploitation du pays pendant 99 ans. Cependant dès les années 1950, des mineurs illégaux apparurent dans les zones diamantifères. Ils étaient 75 000 dans le district du Kono au milieu des années 1950. La main d’œuvre quittait en effet les champs pour les exploitations minières, et la production 137 agricole chuta brutalement. Alors qu’il était ministre des Mines, Stevens fit un accord avec SLST en 1956 : intitulée « Alluvial Diamond Scheme », cette mesure populiste réduisit le monopole de la compagnie étrangère aux régions de Yengema et Tongo, et fournit des licences d’exploitation à la population locale. Toutes les zones diamantifères furent également déclarées propriété de l’Etat. Dans les années 1960, alors qu’il faisait partie de l’opposition au sein de l’APC, qu’il avait créé, Stevens commença à tenter de criminaliser l’industrie du diamant en défendant les mineurs illégaux et en instrumentalisant leurs revendications. Une fois au pouvoir, il s’accapara ensuite les richesses du pays en prenant le contrôle de 51% des parts de SLST et en créant la Compagnie Nationale d’Exploitation Minière (National Diamond Mining Company, NDMC), qui nationalisa effectivement SLST en 1971. Cependant, les gouvernements successifs ne sont jamais parvenus à avoir un contrôle effectif et efficace de l’industrie du diamant ; il leur importait en effet d’avantage de faire des bénéfices en s’alliant avec des hommes d’affaires étrangers peu scrupuleux. Les diamants peuvent être exploités soit en utilisant des tuyaux de kimberlite, qui requièrent des techniques sophistiquées, ou simplement être dérivés des plaines alluviales. Ainsi en Sierra Leone, à l’inverse du Botswana par exemple, n’importe quel individu peut théoriquement tenter de trouver des diamants avec une pelle et un tamis dans les rivières. Sans gestion efficace de l’Etat, l’exploitation minière illégale florissait, puisque cette activité nécessite peu de ressources capitalistiques, et son produit est aisément capturé, transporté et commercialisé clandestinement. De plus, contrairement aux drogues, les diamants sont légaux et peuvent donc être facilement « blanchis » et introduits dans les marchés légaux. 135 Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) 136 137 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. Ibid. 53 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Or, lorsqu’une ressource, comme les diamants, est facilement accessible, aisément commercialisable, « diffuse » sur le territoire et « distante » du centre de pouvoir, des 138 seigneurs de guerre émergent et tentent d’accaparer cette ressource. Tous les acteurs du conflit étaient impliqués dans l’exploitation illicite des mines de diamants, du gouvernement aux mercenaires employés par lui. Cependant, c’est le RUF qui contrôlait la majorité des mines, à partir de 1992 et la prise du district de Kono. Le trafic illégal de diamants permit surtout de financer la guerre. Le RUF avait régulièrement recours au pillage des villages ou sur les routes, et ses combats ou sa collusion avec l’armée lui permirent d’obtenir des armes. Certains auteurs insistent également sur le fait que l’économie des diamants a occulté les autres sources de revenu du RUF : le cacao, le café ou le bois. Malgré tout le revenu principal des rebelles provenait évidemment des diamants. Les diamants pouvaient être vendus à des marchands ou des intermédiaires, comme les hommes d’affaires libanais, et même à d’autres acteurs du conflit. Mais c’est Charles Taylor surtout qui permit le passage des diamants par le Libéria et leur blanchiment, par la vente à des compagnies étrangères peu soucieuses de leur provenance. En échange, Taylor envoyait au RUF des armes, des munitions, des médicaments, de la nourriture… Les armes pouvaient provenir de pays tiers (ex-URSS par exemple) et passer par le Libéria ou le Burkina Faso où elles obtenaient un certificat les « légalisant ». Le transport était essentiellement routier. Après les alliances avec les Libanais, les Israéliens, et la compagnie De Beers ; dans les années 1990 ce sont de petites sociétés, appelées « juniors », qui tentaient d’entrer sur le marché sierra léonais : par exemple Diamond Works, Branch Energy ou encore AmCan Minerals. Les deux premières reçurent par ailleurs beaucoup d’attention à cause de leurs liens avec deux sociétés de sécurité privée également envoyées en Sierra Leone 139 pendant la guerre: Executive Outcomes et Sandline International. « Big companies and small were colluding in the laundering of stolen diamonds. » Pourtant, l’industrie du diamant, dominée par la société sud-africaine De Beers, n’a été que tardivement mise en cause pour ses achats de diamants du RUF, par l’intermédiaire du Libéria. 140 En effet les compagnies pouvaient se réfugier derrière les failles du commerce mondial. Les documents d’achat, par exemple, ne mentionnaient que le dernier pays d’où les diamants avaient été exportés. Ainsi des diamants extraits en Sierra Leone sous la surveillance du RUF, pouvaient être vendus aux Etats Unis comme s’ils provenaient de la Guinée. Ainsi malgré des incohérences flagrantes - le Libéria vendait bien plus de diamants qu’il n’en produisait – le commerce put continuer. Par exemple entre 1994 et 1999, on enregistra deux milliards de dollars d’exportations provenant des diamants du Libéria alors que le pays n’avait jamais dépassé les dix millions de dollars de revenue de cette source. « There was virtually no oversight of the international movement of diamonds. » 138 139 140 141 54 Voir note 138 Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.» 2000. Ibid. P.2 Ibid. 141 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Le trafic aurait généré de 25 à 125 millions de dollars par an au RUF. 142 Les diamants de guerre ont représenté entre 4 et 15% du volume global de diamants dans le monde ; représentant une somme totale de 7,5 milliards de dollars par an. Par ème ailleurs, on estime que 1/5 du volume total de diamants est illicite, du fait du blanchiment 143 d’argent, des vols et de l’évasion fiscale. Le 5 juillet 2000, la résolution 1306 fut votée, interdisant les importations directes ou indirectes de diamants provenant de Sierra Leone. En septembre, on mit également en place un système de certification des diamants. Le but était de priver le RUF du marché lucratif qui lui permettait de prolonger le conflit. Le Haut Conseil du Diamant en Belgique (Belgian Diamond High Council), largement impliqué dans le trafic avec le RUF, souhaitait redorer son image et aida à créer la procédure. Quelque mois plus tard les importations de diamants du Liberia furent également bannies. Le processus de Kimberley avait déjà été initié par le gouvernement d’Afrique du Sud en mai 2000. Inquiets des conséquences potentielles du trafic illégal sur les exportations licites, 35 pays se réunissaient régulièrement pour créer également un système de certification. Face à l’ampleur du trafic des « diamants de sang », beaucoup de chercheurs et de journalistes ont fait de la prédation le motif du RUF. Peut-on parler d’une guerre de prédation ? « Ours was not a civil war. It was not a war based on ideology, religion or ethnicity, nor was it a ‘class war’… It was a war of proxy aimed at permanent 144 rebel control of our rich diamond fields for the benefit of outsiders. » Selon certains, malgré l’existence d’antécédents socio-politiques, la guerre n’aurait pas eu lieu si le pays n’avait pas été riche en diamants. « While there is no doubt about widespread public disenchantment with the failing state, with corruption and with a lack of opportunity, similar problems elsewhere have not led to years of brutality by forces devoid of ideology, political support and ethnic identity. Only the economic opportunity presented by a breakdown in law and order could sustain violence at the levels that have plagued Sierra Leone 145 since 1991. » Face à l’abondance de thèses concernant les causes premières, les facteurs de perpétuation, les motivations qui apparaissent au cours de la guerre…, il est difficile d’obtenir un consensus sur une explication du conflit. Cependant, il nous a semblé qu’une grande partie de la littérature était focalisée sur l’aspect financier du conflit. Tenter de nuancer ce propos nous amènera peut-être à surreprésenter le rôle des griefs, cependant il est important d’essayer de synthétiser les deux approches « griefs contre avidité » pour présenter un panorama complet des causes de la guerre, originelles et secondaires. 142 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3B, P.28 143 144 Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.» 2000. Déclaration du Président Ahmed Kabbah. Dans : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. 145 Partnership Africa Canada. « The Heart of the Matter: Sierra Leone, Diamonds and Human Security.»2000. P.1 55 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE SECTION 3 COMPRENDRE LE CONFLIT SOUS TOUTES SES DIMENSIONS « Lire la rationalité de l’engagement dans la violence, c’est marier une approche individuelle 146 et collective. » En effet on ne peut expliquer le conflit en Sierra Leone en restant focalisé sur les causes structurelles, ou générales, de la violence. Il est intéressant de confronter la dynamique du groupe et celle de l’individu; d’autant plus dans le cas de la Sierra Leone où il existe un décalage entre les motivations des chefs et celles, beaucoup plus prosaïques, des membres de base. Nous proposerons donc une approche globale du conflit, qui prend en compte à la fois les antécédents socio-politiques, les intérêts mercenaires de Taylor et Sankoh, et les motivations d’ordre vital pour les membres de base. 3.1. La rationalité individuelle de l’engagement : protection et accès à des ressources de base « I t is a grave mistake to infer the motivations of rank-and-file members from 147 their leadership's articulation of its ideological messages. » Il est d’autant plus risqué de déduire les motivations de la « base » à partir du « haut », quand les dirigeants ont de larges ambitions, qu’ils manquent d’idéologie et qu’ils ne sont pas parvenu à convaincre du bien fondé de leur projet. En effet il faut rappeler ici que beaucoup des membres du RUF ont été enrôlés de force. Bien qu’ils aient été relativement endoctrinés, leur engagement dans la violence diffère de toute évidence de celui des chefs. Nous verrons également que finalement la notion d’enlèvement est ambigüe, puisque les membres du RUF semblent rechercher dans le groupe l’acquisition de biens primaires, et une protection, qu’ils aient été enlevés ou non. Les anciens combattants ayant affirmé avoir rejoint le RUF volontairement ont fait le choix de participer au groupe parmi des choix relativement limités en temps de guerre. L’engagement dans une faction pouvait apparaitre comme la « moins pire » des options. 148 Humphreys et Weinstein , lorsqu’ils analysent les facteurs déterminants de la participation à une guerre civile, montrent que les différentes théories ne sont pas contradictoires, que plusieurs logiques peuvent co-exister dans une même guerre. Ils établissent trois facteurs d’engagement : les revendications politiques, les motivations ou avantages individuelles, et la pression sociale. Dans le cas du RUF, la pression de la communauté ne joua pas de rôle dans l’adhésion, contrairement aux CDF. Cependant, nous avons vu qu’il existe des divisions sociales et des griefs politiques. 146 147 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 20 Kalyvas, Stathis. « The Ontology of “Political Violence”: Action and Identity in Civil Wars” The American Political Science Association 1 (2003) P. 44 148 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008) 56 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Enfin, ce qui nous intéresse ici sont les incitations individuelles : « selective or individual incentives ». Cette catégorie renvoie aux bénéfices matériels et sociaux recherchés dans un groupe armé. Il peut s’agir de motivations positives (« pull factors », qui poussent à entrer dans le groupe) comme l’argent ou l’acquisition d’un statut social ; ou d’incitations négatives (« push factors », qui poussent à quitter une position) comme la violence qu’il existe hors du groupe. Ainsi les individus auraient plus de chances de participer à un groupe armé si les bénéfices qu’ils pensent recevoir dans le grouep dépassent ceux d’un non-engagement, et s’ils pensent être plus en sécurité dans le groupe qu’à l’extérieur. « Huge economic benefits can be an important incentive to war-leaders to prolong conflicts rather than settle them. But to what extend is this true for the often young, ordinary 149 rank and file fighters? » En effet, la base des rebelles ne voyait pas l’accès aux diamants comme une motivation; leurs préoccupations étaient bien plus terre-à-terre. 1. Because I was not doing anything and there was no person looking after me I decided to join them and take up arms to fight. I joined the rebels purposely because of the difficulties we were having. We were suffering too much. The RUF was encouraging us to help them in their fight so that later we could enjoy a proper life. 3. Then my friends and I decided to take up arms to fight, just to survive. 4. There is no job facility. You will see educated youths without jobs, just moving around. If at the end of the day that particular person hears about some rebels, he can join them, just to survive. That is why most of these guys decided to join the rebels, because they were not having jobs. Some were educated, but they decided to join the rebels instead of sitting down and waste their time. That is why most of the youths joined the rebels. That is the major reason. Because of 150 lack of jobs. Selon l’étude statistique de Humphreys et Weinstein citée précédemment, l’engagement individuel au sein du RUF (et des CDF) a été guidé par des motivations politiques et matérielles. Parmi les biens matériels, on promettait aux jeunes de l’argent, des objets issus du pillage, des positions d’autorité, des emplois, des femmes, ou plus simplement de la nourriture. Peters et Richards nous disent également : « Joining a militia group is both meal ticket 151 and substitute to education » Il est intéressant de noter qu’un individu sur 5 déclare qu’on lui a proposé de l’argent, même s’il a été enrôlé de force. On voit ici, concernant le recrutement forcé, qu’on a pu jouer « de la carotte et du bâton » en même temps. Ceux à qui on a proposé de l’argent ou des diamants ont ainsi six fois plus de chances de participer au combat. Cependant, il faut insister sur le fait que les biens étaient partagés, parfois gardés par les leaders, oudisposés hors de l’unité. 149 150 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) Ibid. P. 15 151 Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of the International African Institute 68 (1998) 57 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Les membres de base ne se sont pas engagés pour obtenir des biens de luxe. « Few youth ex-combatants indicate that they expected to make huge profits out of the war and 152 none indicates that lucre was a motivation to continue fighting. » Au contraire, les combattants cherchaient simplement à survivre. « Diamonds did not figure as an important incentive for participation at the individual-level. Instead, more mundane goods such as bicycles, zinc, or other building supplies were promised to recruits. (…) Throughout the conflict, the interests of most fighters focused on basic needs—access to security, food, and education—and not on the political agenda of the movement or on 153 control of lucrative resources. » (Voir Annexe 3, Figure 13) La moitié des recrues affirme avoir rejoint le groupe par peur de ce qu’il se passerait si elles n’y participaient pas, témoignant d’un « choix » guidé par le contexte du conflit. En effet les civils risquaient d’être accusés par les soldats de collaborer avec les rebelles, et inversement. Les interviews témoignent ainsi de « fonctions non-politiques » de la violence. « These non-political functions of violence are of three main types: economic functions, security functions, and psychological functions. Violence may offer a range of economic benefits. Participation in violence may also enhance security, for example (…) where it is safer to be inside an armed unit than outside of one. Where the state has collapsed of partially collapsed (in other words, where the state has proven unable to guarantee either economic or physical security for 154 its citizens), a recourse to violence will be particularly likely. » Les jeunes, en participant à la violence, cherchaient à acquérir un statut social qu’on leur avait 155 nié. « War was an aspiration to resource-accessing. » La guerre devint une source d’emploi et de survie. Selon l’enquête de Nathaniel King en effet, le sentiment général est que si les structures sociales normales d’un Etat avaient été fournies à la jeunesse (emploi, éducation, santé, etc.), la guerre n’aurait peut-être pas eu lieu. (Cf. Annexe 3, Tableau 4) « It is the convergence of local motives and supralocal imperatives that endows civil wars with their particular and often puzzling character, straddling the divide 156 between the political and the private, the collective and the individual. » En effet les motivations très prosaïques qui apparaissent individuellement sont le résultat de décennies de marginalisation de la population par un gouvernement corrompu. 152 153 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P. 15 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) 154 Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium: Journal of International Studies 26 (1997) P. 799 155 King, Nathaniel. « Conflict as Integration: Youth Aspiration to Personhood in the Teleology of Sierra Leone's "Senseless War".» NAI Current African Issues 36. (2007) P. 17 156 Kalyvas, Stathis. « The Ontology of “Political Violence”: Action and Identity in Civil Wars” The American Political Science Association 1 (2003) 58 CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE 3.2. La guerre entre griefs politiques, intérêts et motivations d’ordre vital Après avoir présenté les aspects fondamentaux du conflit en Sierra Leone, à savoir l’héritage de la dictature patrimonial de l’APC, la volonté de s’accaparer les ressources, et l’accès à des commodités de base, on peut affirmer que l’adhésion à la violence relève de plusieurs logiques : des logiques de frustration et de prédation, et des logiques individuelles et collectives. La guerre a effectivement permis à certains acteurs, avant tout à Charles Taylor, de satisfaire des ambitions économiques. Si certains analystes présentent le soutien du leader libérien comme une preuve supplémentaire de ses ambitions politiques régionales, Lansana Gberie affirme qu’il était d’avantage intéressé par le pillage des ressources en Sierra Leone. Il présente Taylor comme un « warlord » ; « perhaps Africa’s most successful and ruthless 157 158 warlord-politician » et le RUF comme un « sub-warlord system ». « It was a classic case of warlord politics – exporting violence for the main purpose of 159 stealing. » Si l’auteur est bien trop manichéen dans sa description du RUF (« a mercenary 160 enterprise [that] never evolved beyond banditism » ), son argument est néanmoins intéressant. Il explique que la présence de ressources naturelles n’a pas déclenché la guerre, mais que les intérêts financiers ont peu à peu pris le dessus sur les griefs, au point de devenir la principale motivation de la violence. Cependant Gberie fait du RUF un groupe homogène et le présente comme un ensemble de « délinquants organisés » (« organised mass delinquency »), avec pour seul but l’expropriation criminelle. Il semble étrange en effet que l’auteur distingue avec raison le déclenchement de la guerre et son évolution, mais qu’à aucun moment il ne nuance son propos concernant la nature du groupe rebelle, dont il présente pourtant les origines étudiantes. Le conflit ne devrait pas être analysé uniquement en termes économiques. En effet il est simpliste de penser que les diamants ont causé la guerre en Sierra Leone seulement pour un motif de prédation: les ressources ont tout d’abord entraîné des inégalités considérables dans le pays, marginalisant un peu plus une population exclue, elles ont ensuite permis de financer la rébellion et de perpétuer la guerre, enfin elles étaient la principale motivation de quelques leaders. « Even though the political economy of conflict in Sierra Leone is a critical ingredient in the country’s problems, these cannot be understood solely in economic terms. The conflict is deeply rooted in Sierra Leone statehood and society, and its economic elements draw on and interact with the broader 161 structural situation. » 157 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 187 158 159 160 161 Ibid. P. 152 Ibid. P. 184 Ibid. P. 153 Clapham, Christopher. « Working Paper 20. Sierra Leone : The political economy of internal conflict. » Netherlands Institute of International Relations ‘Clingendael’ (2003) P. 9 59 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Certes, les thèses qui insistent sur l’économie de la guerre nous incitent à prendre d’avantage en considération cet aspect “nouveau” (ou amplifié) des rébellions post guerre froide. Pour autant, le conflit en Sierra Leone trouve ses racines dans les capacités – plus précisément les défaillances – de l’Etat à l’égard de sa population, et l’aspect économique ne peut être séparé de l’aspect politique dans cette situation. La place des diamants dans le conflit a été avant tout de permettre la concrétisation du groupe de Foday Sankoh (par le soutien de Taylor, attiré par les ressources du pays) puis de perpétuer l’insurrection grâce au trafic mondial très lucratif des « diamants de sang ». Ce commerce a été un obstacle à la démobilisation puisque rebelles, politiciens, et hommes d’affaires ont bénéficié du conflit. « Even though the resort to violence may often initially be driven by military and political considerations, over time, economic agendas may come 162 to exercise a decisive influence on the form taken by civil conflicts. » L’importance des bénéfices a crée un cercle vicieux où les acteurs cherchent à perpétuer le conflit. Le Billon explique que la présence de ressources facilement accessibles influence la durée de la guerre plutôt que son déclenchement (le déclenchement d’une guerre étant lié 163 aux griefs à propos des ressources). Ainsi durant la guerre, certains acteurs sont devenus motivés par le conflit lui-même, dans le but de continuer à acquérir des bénéfices. Sans nier les racines politiques du conflit, il faut donc reconnaitre les motivations économiques immédiates du groupe. On peut cependant penser que sans la présence des diamants la guerre aurait tout de même pu avoir lieu, étant donné l’ampleur des reproches que la population pouvait avoir envers l’Etat. Pourtant sans la présence d’antécédents politiques, un groupe basé sur la seule prédation n’aurait probablement pas réussi à mobiliser une insurrection. « There is no denying of the fact that conflict diamonds have fuelled and perpetuated the war. But that does not make them the primary cause. A more plausible explanation is that economic and political exclusion, perceived injustice and fundamental grievances are at the heart of conflict. (…) [I]f diamonds were the primary reason for the war why did Sierra Leone not degenerate into civil war 164 until 1991, even though diamonds were discovered in the 1930s. » Dénoncer la criminalité de l’autre, son sadisme gratuit, c’est dénier toute dimension politique 165 au groupe pour ne retenir que l’acte. Pour autant, il ne s’agit pas non plus de qualifier la violence du RUF de politique pour lui offrir une justification ou une explication acceptable. Les conflits contemporains sont plutôt caractérisés par l’interaction de problématiques économiques et politiques. Il est intéressant de décrypter les relations entre les différents facteurs de la violence ; de refuser le clivage entre « bonnes » ou « mauvaises » causes et de prendre en compte tous les éléments expliquant la violence. Sans cela, il est difficile de proposer des réponses adaptées pour résoudre les crises. 162 Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium: Journal of International Studies 26 (1997) P. 798 163 Il distingue “resource conflicts”, les conflits à propos des ressources, relevant de griefs et qui peuvent donc déclencher un conflit; et “conflict resources”, les conflits pour les ressources, relevant de la cupidité, et qui permettent de prolonger la guerre. 164 165 60 Francis, David. « Diamonds and the civil war in Sierra Leone.» The Courier ACP-EU (2001) P. 74 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. CHAPITRE II : LES CAUSES DE LA VIOLENCE : DÉPASSER LE CLIVAGE GRIEFS/AVIDITE Dans le premier chapitre, nous avons expliqué l’émergence du groupe, ses origines, sa composition et ses caractéristiques. Le RUF est ainsi un groupe issu de la marginalisation de la jeunesse et de l’interaction entre étudiants radicaux et lumpens ; mené par l’alliance meurtrière de Sankoh et Taylor. C’est un groupe d’une extrême violence, dont les actes contredisent le discours, obligé de recourir au recrutement forcé. Dans le second chapitre, nous nous sommes intéressés au débat entre griefs et avidité pour expliquer l’adhésion à la violence. Notre perspective a été de dépasser les clivages analytiques pour présenter le conflit comme le résultat de dynamiques socio-politiques, économiques et prédatrices, à la fois individuelles et collectives. Ainsi le conflit a des racines dans la négligence du gouvernement, des antécédents utilisés par les hommes avides de ressources. Les diamants expliquent en partie le conflit, mais pas la violence des membres de base. C’est de nouveau à cette échelle individuelle que nous allons nous consacrer pour ce 166 troisième chapitre, cette « sociologie des massacres » en Sierra Leone. Après avoir examiné la violence extrême du point de vue des victimes, nous allons en effet tenter d’expliquer la violence des bourreaux, en montrant qu’ils ne sont ni issus d’une « culture » africaine cruelle, ni sadiques ou fous, mais bien des hommes ordinaires dans un contexte de pertes des valeurs morales, de désengagement émotionnel. 166 Sémelin, Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides.Paris: Éditions du Seuil, 2005. 61 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENTON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF « Sierra Leone’s decade-long war may have been aberrant and freakish, but it was started and managed by ordinary men whose motivations, as well as the conditions that made it possible for them to play out their terrible fantasies, need 167 to be investigated and understood. » La guerre en Sierra Leone a été marquée par une extrême violence dont il est difficile de comprendre les origines. Pourtant comme l’ont démontré plusieurs chercheurs, la violence, à défaut de la pardonner, peut être expliquée. Toutes les études récentes sur la brutalité durant les conflits insistent sur le fait que ce sont des hommes ordinaires qui agissent. La « règle des 80% » démontre que l’homme peut aisément être amené à commettre des actes de violence extrême, même s’il était réticent initialement. En effet, sous certaines conditions, 80% d’entre nous participeront aux actes de violence qui nous sont demandés, 10% demanderont à être assignés à une autre tâche, 168 et 10% seulement refuseront catégoriquement de participer. Ce constat effrayant a poussé les chercheurs à établir une « sociologie des massacres » pour comprendre les facteurs nous permettant de commettre des actes anti-sociaux et immoraux. 169 Ainsi, Christopher Browning s’est intéressé, dans son ouvrage désormais célèbre, ème au 101 bataillon de la police allemande (Ordnungspolizei) intégré à l’armée en Pologne en 1942 et dont les membres, des pères de famille et autres hommes ordinaires, ont commis des massacres envers les juifs. Pourtant, la police ne réalisait pas ici ses fonctions habituelles. Les interrogations de Browning sont les suivantes: « Comment ces hommes sont-ils devenus des meurtriers de masse ? Que s’estil passé dans leur unité quand ils ont tué pour la première fois ? Avaient-ils d’autres choix ? Si oui, lesquels, et comment ont-ils réagi ? Qu’est-il arrivé à ces hommes au fur et à mesure que la tuerie s’est étirée d’une semaine à l’autre, d’un 170 mois à l’autre ? » 167 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 4 168 169 Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008. Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). 170 62 Ibid. P. 82 CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF Il s’agit précisément de comprendre comment des individus non enclins à la violence peuvent tout à fait s’y habituer. Aussi, la thèse de Browning est que différents facteurs ont permis au bataillon de tuer : l’effet de groupe, la conformité à l’autorité, la distanciation, etc. L’historien montre également qu’après le massacre initiatique de Josefow, les hommes se sont aisément transformés en tueurs ; ceux qui continuaient à refuser de participer étant minoritaires. L’œuvre fascinante de Browning montre les capacités humaines à l’inhumanité et nous permet de dépasser les préjugés simplistes et l’incompréhension face au massacre. 171 Dans un ouvrage tout aussi brillant, Hugo Slim entreprend également de montrer le processus par lequel des individus se transforment en tueurs. « It is not enough just to persuade people of the reasons to kill and hurt civilians, 172 they need to be made to do it. » Dans son ouvrage il s’intéresse aux forces sociales, émotionnelles et psychologiques qui permettent le massacre de civils par d’autres civils. Il insiste sur le fait que ceux qui tuent sont « comme vous et moi », mais des conditions particulières les font participer à la violence, et finir par s’y habituer. Ces conditions reposent toutes sur notre nature humaine. La morale et les valeurs que l’on nous a inculqués doivent être annihilées, ou du moins effacées, le temps du massacre. Dans le processus, les individus finissent par se sentir autorisés à agir. A la fin, la violence leur apparait comme normale. « Our normal inhibitions have to be overcome. (…) We have to feel permitted and enabled to do things we would not usually do. Then, we have to get used to 173 doing them. » Aussi on peut faire le constat que l’homme peut avoir des valeurs fortes et tout de même s’engager dans des actes qu’il jugeait auparavant inacceptables. « [L]a morale qui guide les actions de l’homme n’a pas son fondement en lui, mais dans les structures qui l’entourent. Que celles-ci se transforment et tout 174 devient possible, même l’horreur absolue. » Selon Slim, les conditions nécessaires au massacre sont : la justification du massacre, la déshumanisation de l’ennemi, la conformité à l’autorité et l’obéissance, la distanciation, l’état second, l’effet de groupe, la répétition, et le déni. C’est l’ensemble de ces conditions que nous allons à présent examiner, puisqu’elles ont toutes joué un rôle plus ou moins important dans l’exécution des massacres en Sierra Leone. ème Le cas du RUF est d’autant plus intéressant que, parallèlement au cas du 101 bataillon de la police, les individus qui deviennent bourreaux n’ont aucune « prédisposition » à le devenir, c'est-à-dire ici qu’ils ne sont pas fortement idéologisés. Dans le cas du RUF en effet, la plupart des combattants étaient enrôlés de force (même si la notion de recrutement forcé peut revêtir différentes réalités), et ne souhaitaient donc pas initialement participer au conflit. Comment comprendre alors l’engagement dans le massacre et surtout la normalisation de la violence ? En effet si l’individu était initialement réfractaire à la participation au groupe, comment est-il amené à s’habituer à la participation à la violence 171 Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008 172 Ibid. P. 213 173 Ibid. P. 215 174 Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011) 63 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE extrême ? Tous les groupes armés ne se caractérisent pas par une violence extrême, mais en l’occurrence il ne s’agit pas seulement de s’habituer au combat mais au massacre, ce qui semble donc d’autant plus incompréhensible pour des individus mobilisés de force. Au sein du nouveau groupe social que constitue le RUF, les recrues se voient débarrassées des normes culturelles et sociales qu’on leur avait inculquées. Ces normes sont remplacées par de nouveaux principes, très éloignés de ce qui est habituellement jugé acceptable. « It was a form of inculcation, which included elements of physical and 175 psychological torture as well as indoctrination. » Dans ce chapitre nous nous intéresserons donc aux conditions qui ont permis aux membres du RUF de commettre des massacres et de s’y habituer. Nous distinguerons tout d’abord l’acquisition de bénéfices, matériels et surtout psychologiques. Il sera intéressant de voir ensuite quel rôle ont joué les chefs dans la banalisation de la violence, par l’endoctrinement et la peur. Enfin, nous verrons que la socialisation « de fortune », l’usage de drogues et la répétition, font de la violence un élément normal dans l’esprit de l’individu. SECTION 1 L’ACQUISITION DE BÉNÉFICES SYMBOLIQUES 1.1. « I felt so good at that time because I was superior. » 176 On l’a vu précédemment, participer au groupe peut permettre d’obtenir des biens matériels et une protection. On promettait aux recrues des bénéfices financiers, sociaux et politiques. Séparés de leur famille et peu éduqués, beaucoup des recrues pensaient que tisser des liens avec le RUF leur permettrait d’obtenir des gains matériels et de changer de statut social. Les jeunes voyaient alors dans le mouvement une source de survie. I was told . . . that if the rebels succeeded, Foday Sankoh [the leader of the RUF] would compensate each and every one of us with money. I was happy about this. [It] gave me confidence and trust to fight with the rebels. They said we were all going to occupy very important positions in the government at the end of the 177 war . . . This gave us the motivation to fight. Et effectivement, la « mobilité sociale » au sein du RUF est très rapide, c'est-à-dire que les recrues pouvaient facilement être promues au rang de commandants. La promotion dépendait des aptitudes au combat (notamment de la cruauté) et du dévouement de l’individu au groupe. Aussi, des enfants pouvaient mener des membres bien plus âgés. Ce système contrastait largement avec le système de promotion habituel en Sierra Leone, dans 175 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 530 176 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) 177 64 Ibid. PP. 244-260 CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF lequel un individu qui ne connaissait pas les « bonnes personnes », qui n’avait pas de liens de patronage, ne pouvait jamais changer de statut social. [P]lenty of others have turned to agba [become leaders] in the movement. The RUF promotes by ability, so some have really joined. (…) Small boys can be promoted above you. Some were my juniors at school. A small boy can order you 178 “fuck you, go get water for me”. He is your superior. Cette idée nous permet de voir un aspect important de l’acceptation de la violence grâce aux bénéfices, à savoir le statut de puissance qu’acquiert la recrue. Ce statut s’accompagne surtout d’un sentiment de puissance, non seulement envers les autres recrues pour les « commandants », mais aussi plus généralement envers les filles ou les victimes. Un quart des membres du RUF interrogés par Humphreys et Weinstein indique avoir 179 « reçu » des femmes une fois dans le groupe. If you carried out amputations and were very brave in combat you were offered promotion . . . I became a commander and I had fifty children to command. As a commander, you got to choose the girl that you liked and wanted to be with. Girls 180 were used as gifts. I had three wives. Once I became a commander, I could choose any girl that I wanted [as a wife] . . . If they weren’t willing to have sex with me . . . . I would force them . . . . I felt good. A woman is there to pleasure every man . . . Women who were just captured were always afraid and so I knew that 181 she [sic] would obey me. I felt more powerful because she was afraid of me. Le sentiment de puissance est largement lié à la possession d’armes. Armés, les rebelles, même enfants, pouvaient donner des ordres à la population. Les jeunes parlent également du sentiment d’être respecté. « The psychological functions of violence may include a sense of power and status from the possession of arms and the ability to command others (or 182 even take away their lives). » I always felt powerful with my gun . . . . When you have a gun, you can force anyone to do anything for you. You can even capture five big men if you have a gun. Otherwise who was going to listen to me as a small boy? If you were without 183 a gun you were shit. I was elected as ‘head girl’. I felt very good about this . . . 178 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P. 28 179 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) 180 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) PP. 244-260 181 182 Ibid. Berdal, Mats et David Keen. « Violence and Economic. Agendas in Civil Wars: Some Policy Implications. » Millennium: Journal of International Studies 26 (1997) P. 799 183 Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 251 65 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE I would delegate who would do what chore and they had to listen to me . . . I liked 184 it . . . I had more power in the camp than I had in the bush. Au sein du RUF on constate que les recrues, souvent encore mineures, passent du statut de victimes à celles de bourreaux ; la peur et la confusion laissent place à un sentiment de fierté. Face au plaisir que ressentent les jeunes rebelles, on peut se demander s’il existe une jouissance du meurtre. 185 1.2. « Le plaisir de tuer existe-t-il ? » Mes jambes avaient été entaillées au rasoir, et dans les blessures, on avait frotté de la cocaïne. Je me suis senti alors comme une grande personne. Les autres 186 gens me semblaient des poulets, des rats. J’avais envie de les tuer. Avec le temps, les actions des membres du RUF relevaient de leur propre initiative. Les jeunes semblaient devenir pervers. Comme le montre Hugo Slim, durant la guerre du Vietnam par exemple, les combattants exprimaient une jouissance presque sexuelle ; ils semblaient par ailleurs eux-mêmes faire cette comparaison. Les viols apparaissaient également comme un élément de 187 « camaraderie » (« bonding ») valorisés par les combattants. We had very crude machetes… We refrained from using sharp ones because we believed that more pain would be inflicted if we used dull ones. On one of our amputation days, I was given a lot of people to do the amputation operation on… We normally asked [victims] whether they wanted long or short sleeves. The long sleeve amputation was just above the wrist and the short sleeve was above the elbow. After I asked the man what sleeve he wanted, he begged that I kill him at once. But I considered killing not to have a very big effect because when once the 188 person died, everything was finished. Selon Xavier Crettiez, le plaisir de tuer peut relever soit de la névrose criminelle, de la 189 construction de soi par la violence ou d’une personnalité autoritaire. Tout d’abord, seule une minorité de criminels tuerait pour le plaisir. Ensuite, la thèse de Weviorka établit que dans certaines situations, l’individu peut donner du sens à son parcours 190 par la violence. Il établit alors cinq cas de figures. Dans le cas du RUF, le seul élément de la thèse que l’on puisse rapprocher au groupe est la notion de « non-sujet », c'est-à-dire d’exécutant passif d’une autorité qui s’exonère ainsi de ses actes. (Cf. infra) 184 185 186 Ibid. Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 77 Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000. 187 188 Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008. Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 250 189 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. PP. 77-78 190 66 Le sujet-flottant, l’hyper-sujet, le non-sujet, l’anti-sujet et le sujet en survie. CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF Théodore Adorno quant à lui parle de « personnalité autoritaire ». L’hypothèse est que l’éducation de certains individus crée chez eux un caractère violent. Les auteurs sensibles à cette idée émettent l’hypothèse que des tendances enfouies dans la personnalité de certains individus en font des fascistes potentiels très sensibles à la propagande antidémocratique. Les impulsions agressives sous jacentes de ces personnes seraient libérées et deviendraient légitimes dans la lutte contre des groupes extérieurs définis. John Steiner et sa notion de « dormeur » explique également que les tendances violentes de certains individus resteraient latentes jusqu’à ce que des conditions propices leur permettent de s’épanouir. Tout comme Browning, on peut se demander si certains individus seraient anormalement enclins à la violence et auraient pu ainsi exprimer leur nature grâce à l’insurrection du RUF. Il serait cependant naïf de penser que seuls des individus sadiques peuvent éprouver du plaisir en tuant. En effet, la cruauté est d’origine sociale bien plus que caractérologique ; et ce ne sont pas les personnalités qui sont en faute dans la cruauté humaine. Ainsi Hannah Arendt, dans un ouvrage célèbre mais aujourd’hui assez critiqué, a voulu montrer que les individus qui massacrent ne sont pas mauvais par nature, en parlant de la « banalité du mal ». Elle présente Adolf Eichmann comme un individu normal qui exécutait les actes qui lui étaient attribués sans réfléchir, par manque de capacité à penser. Dans l’expérience pénitentiaire de Stanford, réalisée par Philip Zimbardo, ce dernier démontre que des comportements cruels apparaissent chez des individus normaux dès lors qu’ils sont placés dans des conditions exceptionnelles. En 1971, ce professeur à Stanford cherchait à étudier le milieu carcéral en effectuant une expérience de psychologie consistant à placer des étudiants volontaires dans le rôle de prisonniers et gardiens pour étudier leurs interactions. Les volontaires étaient tirés au sort pour désigner qui serait gardien ou prisonnier. L'expérience devait durer 15 jours, elle fut arrêtée au bout du sixième jour en raison de l'escalade de la violence. Près d’un tiers des gardiens en effet faisaient progressivement subir des humiliations et pressions de plus en plus fortes aux faux prisonniers, qui par ailleurs finissaient par accepter leur sort. Surtout, personne n’incitait les étudiants à être particulièrement violents. Près de la moitié s’appliqua à suivre les règles, sans faire preuve de cruauté. Et seul 20% des étudiants se révélèrent être de « bons » gardiens. Cette expérience a permis de démontrer que l’accession au pouvoir influence l’individu et sa perception du bien et du mal. Plus que le plaisir de tuer en soi, c’est le sentiment de pouvoir qui influence en effet les individus au sein du RUF. « The sudden power to do what one feels or perceives as the right thing to do has been an important factor in the decision of youth combatants to stay in factions. For the first time in their lives they felt they were being taken seriously 191 and listened to. » Comme on l’a vu, l’impression d’être quelqu’un d’important semble d’autant plus valorisée que les jeunes, avant la guerre, n’étaient pas réellement considérés comme dignes de respect, ni même comme une catégorie sociale à part entière. La guerre constitue une sorte de passage accéléré à l’état adulte, puisque soudainement les autres s’intéressent aux demandes de ces jeunes. 191 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P. 27 67 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE « By perpetrating violent actions and asserting power over others, and by accumulating resources through coercive means, youth often attain a sense of 192 personal empowerment and heightened social status. » Avant de parvenir à ce sentiment de plaisir, les individus doivent s’habituer à la violence. C’est la « levée des inhibitions » qui transforme le meurtre, de tabou, à moyen de jouissance. « La violence est fortement libératrice avant tout du corset social qui interdit le meurtre et 193 plus encore la cruauté ; c’est une fête jouissive et libertaire. » SECTION 2 LE RÔLE DES CHEFS Les chefs du groupe jouent un rôle crucial dans la transformation de ses membres en bourreaux. Foday Sankoh avait l’habitude de se présenter comme un sauveur auprès des recrues, pour leur donner le sentiment qu’ils lui étaient redevables. Plus encore, c’est à la fois par la terreur et l’endoctrinement que les chefs parvenaient à faire des recrues de bons tueurs. 2.1. L’incitation à la violence Les jeunes subissaient à la fois un entraînement militaire et un endoctrinement idéologique. Il existait des camps d’entrainement dans les forêts, particulièrement utiles pour les nouvelles recrues enrôlées de force. On y initiait les membres au maniement des armes ; toutes sortes d’armes, notamment des fusils AK47 et AK58, et des armes légères faciles à utiliser par les enfants. We were trained by jogging over long distances. We were taught to assemble, load and shoot guns, dodge enemy fire, how to disarm captured enemies and 194 how to lay ambush. I was trained how to use the gun and to dismantle a gun quickly and how to set an ambush . . . We were told to fire on people above the waist. This would ensure that they would die. If we just wanted to intimidate people and not kill them, we were trained to point the gun in the air. This was 195 important because we were told not to waste any cartridges or ammunition. L’endoctrinement consistait en des sortes de cours sur la nécessité de renverser le gouvernement de Momoh. Comme on l’a vu avec le manifeste du RUF, il s’agissait avant tout de propos populistes. Le recours à la propagande, aux cours et aux chansons idéologiques, poussait les jeunes à se sentir importants en tant que participants de la noble cause. We rested for one day, then they called us to a lecture. They said, 'If we write about bad things in the country nothing will happen, so we have brought you 192 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) P. 256 193 194 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 76 Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 250 195 68 Ibid. CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF inside the revolution to act to make bad things stop.' They showed us plenty of things that had to happen ... They said there is no freedom, no medical attention, 196 no better roads. . . The system is rotten. Comme le montre Browning, le passage de victime à bourreau nécessite que les leaders créent une vision du monde polarisée et un combat un « nous » et un « eux ». Par la propagande, les chefs créent un ennemi à combattre. « La guerre n’abolit pas les catégories morales, comme on pourrait le penser, elle en déplace le champ d’application. Aussi longtemps que le soldat agit dans les limites de ce qui est considéré comme nécessaire, il 197 juge son action légitime, même quand il s’agit d’actes d’une brutalité extrême. » Aussi la violence extrême était justifiée par la cause noble, renverser le gouvernement pour améliorer la situation en Sierra Leone. On peut constater cet élément dans la justification des massacres : les massacres étaient justifiés par la collaboration supposée des victimes avec les soldats, leur lien de parenté avec un, ou encore leur soutien au ème gouvernement. Cependant dans le cas du RUF comme dans celui du 101 bataillon, ce facteur a joué un rôle limité, on ne retrouve pas tout l’imaginaire et le discours des autorités à l’œuvre en Allemagne ou au Rwanda par exemple. Au-delà de l’endoctrinement, les chefs jouent un rôle car ce sont eux qui établissent la discipline du groupe et les règles qui le régissent. « La violence exercée par une armée au quotidien ne dépend pas des individus qui la composent. Croire à la capacité individuelle de se contrôler serait méconnaître la dynamique psychologique des combats. Bien plus décisive est la discipline insufflée d’en haut. Des crimes de guerre sont commis dans presque tous les conflits de longue durée. C’est l’attitude des chefs à leur égard qui fait la 198 différence… » Dans le cas du RUF, les commandants encourageaient la participation de leurs hommes aux massacres, et l’ordonnaient même. La violence était également célébrée. Le témoignage suivant montre que, tout comme les civils étaient forcés à chanter ou danser pour le RUF (voir supra), les recrues étaient invitées à célébrer les massacres. [After committing violence] commanders told us to sing and laugh . . . to show that we were happy over a job well done. They did not want to see anyone showing sadness . . . It showed that [killing] was a good thing—we were brave 199 enough to withstand killing and we were prepared to kill at all times. «D evenir tueur de masse suppose certainement une transformation psychologique profonde. Cette levée des inhibitions est rendue possible par l’attitude de leurs supérieurs hiérarchiques qui leur font comprendre qu’ils ne seront pas inquiétés 196 Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of the International African Institute 197 68 (1998) P. 204 Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011) P. 66 198 Ibid. P. 67 199 Maclure, Richard, et Myriam Denov. «Turnings and Epiphanies: Militarization, Life Histories, and the Making and Unmaking of Two Child Soldiers in Sierra Leone.» Journal of Youth Studies 10 (2007) P. 251 69 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE pour ce qu’ils s’apprêtent à commettre. Le sentiment d’impunité joue assurément 200 un rôle important, du moins comme facteur déclencheur du passage à l’acte. » Les chefs jouent un rôle dans l’inversion des normes qui se produit : l’impunité se transforme en règle et légitime l’action autrefois jugée comme le crime. Les chefs établirent également une atmosphère de terreur qui forçait les individus, ironiquement, à tuer pour survivre. 2.2. Atmosphère de terreur et conformité à l’autorité Sous ses airs de vieil homme, Foday Sankoh a toujours eu une réputation redoutable. Les témoignages d’anciens combattants indiquent qu’il était respecté et redouté de tous. « It was a similar spectacle, of decrepit old men appearing in court helpless and innocuous but who had committed unspeakable acts of cruelty and destruction, that moved Hannah Arendt, writing of Nazi Germany, to remark famously on the 201 ‘banality of evil’. » Les jeunes enrôlés de force réalisèrent rapidement que s’ils tentaient de fuir ils seraient tués, ou même lynchés par la population (le RUF s’en assurait d’ailleurs en tatouant les nouvelles recrues). The rebels attacked my village and I was separated from my parents . . . [They] threatened to kill me if I made any attempt to run away. I didn’t want to die so I 202 joined them. Les chefs, sur le terrain, faisaient preuve de « persuasion coercitive » (« coercive 203 persuasion »). Parallèlement aux bénéfices et à l’endoctrinement, les chefs ordonnaient aux membres de massacrer, sous la menace. On nous a donné l’ordre de tuer tous les civils qu’on rencontrerait. Tout combattant ou tout enfant soupçonné de ne pas vouloir le faire était sauvagement battu. On nous a dit d’aller terroriser les civils par tous les moyens possibles. (…) Une fois, un enfant a demandé au chef la raison de ces tueries. Il lui a été répondu que les civils soutenaient le gouvernement du président Kabbah. Pour avoir posé cette question, Sheriff Kabia, qui avait dix-sept ans et était connu sous 204 le nom de "Crazy Jungle", a été tué. Les membres du RUF faisaient régulièrement l’objet d’abus et d’actes de cruauté de la part de leurs chefs. En ce sens, ils étaient à la fois victimes et bourreaux. La menace de violence planait toujours sur eux, et était entretenue par la violence verbale. 200 Sémelin, Jacques. « L'utilisation politique des massacres.» Revue internationale de politique comparée1 (2001) 201 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. PP. 3-4 202 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) 203 204 70 Ibid. Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000. CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF « Violence as a feature of daily interaction that inculcated deep-seated fear and 205 unquestioning compliance among young recruits. » Au-delà de l’obéissance aux ordres, Browning s’est intéressé à l’obéissance à l’autorité tel que l’entend Stanley Milgram : « la déférence comme résultat du processus de socialisation, une tendance de comportement profondément enracinée à se plier aux directives de ceux qui se trouvent placés plus haut dans la hiérarchie, jusqu’à commettre des actes répugnants, 206 en violation flagrante des normes éthiques universellement admises. » L’expérience très connue de Milgram a testé la capacité à résister à l’autorité quand celle-ci n’est soutenue par aucune menace coercitive extérieure. Cette expérience fut réalisée dans les années 1960 au sein de l’université Yale. Il s’agissait de voir si des individus incités à émettre des décharges électriques de plus en plus fortes envers d’autres individus (en réalité des comédiens qui simulent des cris) par un représentant de l’autorité (un médecin en l’occurrence) finiraient par résister aux ordres. Milgram établit une série de facteurs : la socialisation (la présence d’autres personnes dans la pièce), les dispositifs de récompenses et de châtiments… Par exemple, lorsque la personne qui subit les décharges est présente dans la même pièce, les individus ont plus de difficultés à émettre des chocs importants, etc. De manière générale cette étude a suscité l’effroi car « [l]es humains, 207 conclut-il, sont menés au meurtre sans grande difficulté. » Dans le cas du RUF, on peut estimer qu’il s’agissait d’avantage d’obéissance que de conformité. En effet, alors que la conformité provient d’une motivation interne (de la légitimité de la source d’autorité et du respect que l’individu a pour elle) ; l’obéissance ne dure quant à elle que le moment de l’oppression. L’obéissance fournit également un moyen de déculpabilisation, une forme de soulagement car l’individu n’est plus responsable de ses actes. « Forced to do things, we are freed from the responsibility of doing them. » 208 Il faut noter ici que les anciens combattants, après le conflit, se sont empressés de se présenter comme des recrues involontaires, car sur le plan moral et légal ils n’étaient alors plus autant responsables de leurs actes. Obligé d’obéir, c'est-à-dire de tuer, l’individu ne réfléchit plus à la moralité de son action. Si son sens de la morale ne disparait pas forcément, il se déplace pour ne s’intéresser qu’à l’exécution correcte de l’ordre qui lui est imposé. Il est alors préoccupé par l’image que le chef aura de lui et cherche à se montrer digne des attentes de celui qui représente l’autorité. La terreur des chefs n’est pas le seul élément à expliquer le passage d’homme ordinaire à tueur. Bien plus significative est l’atmosphère du massacre : l’utilisation de drogues, l’effet de groupe et la banalisation de la violence permettent le maintien de la violence extrême. L’individu est soumis a une double pression : celle, verticale, de l’obéissance, et celle, horizontale, de la conformité au groupe. 205 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 3A, P. 530 206 Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 253 207 208 Ibid. P. 255 Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008. P. 221 71 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE SECTION 3 L’ATMOSPHERE DU MASSACRE « Quand s’ouvre un espace pour la violence, même les bons pères de famille 209 perdent rapidement leurs derniers scrupules. » Le RUF constitue en effet un nouvel espace de socialisation aux standards moraux bien 210 différents, une « culture de la violence et de la terreur » . Pris dans ce nouvel espace social, les valeurs de l’individu s’effacent, remplacées par une vision du monde où la notion de mal n’a plus la même signification. On peut penser ici à Sémelin qui indique qu’une situation de huis clos est l’un des éléments favorisant le massacre. « Le massacre suppose le huis clos, créé par le bouclage du lieu où l’action doit se dérouler. À l’intérieur de cet espace fermé, tout devient possible : la violence peut excéder toute limite. Le huis clos est une condition de la barbarie. C’est pourquoi les contextes de guerre et de révolution sont si propices à 211 la commission de massacres. » Tout d’abord, pour que les actes de violence soit plus aisés à réaliser, l’usage de drogues était récurrent au sein du RUF. 3.1. Devenir autre : usage de drogues et état second Hugo Slim parle en effet de la nécessité d’entrer dans un état d’esprit particulier pour commettre les atrocités. Cette état second, ou « altered state », s’atteint habituellement par des rites et par le recours à des drogues « Entering an altered state of some kind is perhaps the most effective means of 212 moral distancing in war. » Par cet usage, les individus ont l’impression d’être autres, et de pouvoir alors agir différemment. Les drogues apparaissent comme un moyen rapide de désinhiber les individus. 213 30% des membres du RUF affirment en effet avoir régulièrement reçu de la drogue. De nombreux témoignages montrent que les combattants étaient contraints d’absorber de l’alcool ou de la drogue avant d’aller au combat. L’ensemble des factions armées ont adopté cette pratique afin de leur faire perdre leurs inhibitions aux membres, notamment aux enfants, de façon à les inciter à la violence. Quand je tuais, j’avais l’impression que ce n’était pas moi qui faisais ces 214 choses. Après avoir pris de la cocaïne, je n’avais plus peur de rien. Ça me 215 donnait le goût du sang. 209 210 211 212 Fleischhauer, Jan « Dans la tête des soldats de la Wehrmacht » Books 27 (2011) P. 66 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 121 Sémelin, Jacques. « L'utilisation politique des massacres .» Revue internationale de politique comparée 1 (2001) Slim, Hugo. Killing civilians: method, madness, and morality in war. Columbia: Columbia University Press, 2008. 213 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) 214 Amnesty International « Sierra Leone. Une enfance perdue. » Document public. Londres : 2000. 215 Ibid. 72 CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF Les anciens combattants déclarent avoir fumé de la marijuana, reçus des injections d’amphétamines, pris de la cocaïne ou encore de la poudre à canon. Ceci est renforcé par l’usage de noms de guerre, de tatouages, scarifications… L’usage de drogues a permis la désensibilisation des membres du RUF. Ils atteignent alors un état second où tuer perd tout son caractère interdit. 3.2. Le RUF : une famille de substitution Dans la plupart des analyses, la socialisation du groupe apparait comme une raison essentielle du maintien de la violence extrême. « C’est le groupe qui métamorphose les 216 individus en tueurs. » Crettiez parle par exemple des « logiques de groupe » : en clandestinité notamment, l’individu perd les bonnes morales fournies par son entourage primaire et la survie du groupe 217 le pousse à des actes radicaux. Browning parle également de l’« esprit de corps, l’identification élémentaire de l’homme en uniforme avec ses frères d’armes et l’extrême difficulté qu’il éprouve à faire cavalier 218 ème seul. » Concernant le 101 bataillon, bien que les hommes se connaissaient peu, les idées de lâcheté, de faiblesse ou d’abandon des camarades apparaissaient régulièrement dans les témoignages analysés par Browning. Dans le cas de la Sierra Leone, c’est d’avantage la socialisation de substitution que constitue le RUF, plutôt que la pression et le regard des pairs, qui joue un rôle essentiel dans le maintien de la violence. Le RUF est devenu une nouvelle famille pour beaucoup, notamment du fait que le plupart avait été enlevé et se retrouvait donc loin de leurs proches. Etant donné l’âge des combattants et le recrutement important d’enfants, beaucoup ont grandi au sein de ce groupe. 219 « The company of comrades-in-arms becomes a family substitute. » « Once under the control of the RUF, most boys came to regard the RUF as a surrogate 220 family. » Après une rupture violente avec leur communauté d’origine, on rappelait continuellement aux membres enlevés qu’ils ne reverraient plus leur famille. On incitait notamment les enfants à oublier leur famille. Certains enfants se mirent au service des commandants en échange de leur protection. Le RUF fut l’espace d’un nouveau type de patronage entre commandants et recrues. 216 Jacques. Purifier et détruire . Usages politiques des massacres et génocides. Paris: Éditions du Seuil, 2005. P. 288 217 218 Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. P. 72 Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 125 219 Peters, Krjin et Paul Richards. « 'Why We Fight': Voices of Youth Combatants in Sierra Leone.» Africa: Journal of the International African Institute 220 68 (1998) P. 187 Maclure, Richard et Myriam Denov. « ‘I Didn’t Want to Die So I Joined Them’’: Structuration and the Process of Becoming Boy Soldiers in Sierra Leone. » Terrorism and Political Violence 18 (2006) P. 256 73 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE The rebels tried to make me forget about my family. They told me my parents were dead and that the commander should be my new dad . . .My commander took me wherever he went—this was to make me forget about my parents 221 gradually. Il existait des mentors, c’est à dire des membres ayant rejoint le groupe longtemps auparavant et considérés capables de servir de modèles. Mais le lien d’attachement qu’il pouvait exister entre un commandant et un rebelle était également basé sur la pression physique et psychologique. Nous avons vu en effet que les relations entre chefs et membres de base étaient avant tout fondées sur la terreur et l’autorité. L’esprit de corps était entretenu par les combats mais également par les tâches bénignes que les rebelles effectuaient. Selon leur âge et leurs capacités physiques, les rebelles devaient surveiller les postes de contrôle, aller chercher du bois ou de l’eau, porters les munitions, ou encore servir de gardes du corps. « This contributed to the boys’ sense of 222 personal self-worth and the esprit de corps that developed among them. » Les enrôlés de force finirent par s’identifier aux rebelles. Évoluant dans le même groupe depuis leur enlèvement, et sans contact avec l’extérieur, les recrues ne percevaient plus le RUF comme l’ennemi. Dans la nouvelle « communauté » que constituait le RUF, les structures traditionnelles étaient remplacées par des logiques militaires rigides et de nouvelles valeurs de détachement, de cruauté et de terreur. Un autre élément de rapprochement était les tatouages, généralement réalisés de manière collective, après une bataille victorieuse par exemple. Ils servaient à définir le groupe, par opposition aux ennemis à l’extérieur, et à promouvoir la cohésion dans le groupe. « The rituals of tattooing not only symbolized the boys’ allegiance to the RUF, but also served as a form of social control, demarcating clear boundaries between the ‘‘in group’’ (the RUF) to which they were bound, and the ‘‘enemy’’ (the Kamajors, ECOMOG, and the Sierra Leonean army) who posed a threat to their 223 existence. » On peut estimer que la socialisation au sein du RUF reflète la culture traditionnelle et les pratiques d’initiation. Durant l’initiation en effet, on retrouvait l’enlèvement, le recours à la terreur, l’obéissance, l’usage de « noms de guerre » ou de tatouages… Au sein du movement, les membres s’estimaient et voulaient contribuer à la réussite du groupe qui était devenu une sorte de famille. Tout comme l’obéissance aux ordres, la conformité au groupe engendre une dépersonnalisation des actes et une dilution de la responsabilité individuelle du combattant; les actes sont perçus sous le prisme de l’action collective car l’identité collective prend le dessus sur toutes les autres. 3.3. La banalisation de la violence par la répétition 221 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 104 222 223 74 Ibid. Ibid. CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF En combien de temps un homme normal devient-il une machine à tuer ? Il semble que quelques jours durant lesquels l’individu est amené à observer et à perpétuer des meurtres lui suffisent à s’habituer à la violence. Selon Hugo Slim, la répétition est l’un des instincts les plus puissants de l’homme, et donc en l’occurrence le plus dangereux, puisque « comme à 224 tant d’autres choses, on [peut] s’habituer à tuer. » Dans son ouvrage, Browning montre jusqu’à quel niveau s’étend non pas seulement l’obéissance mais bien l’adhésion progressive des membres du groupe, ici des policiers du ème 101 bataillon. L’adhésion des hommes est illustrée par le comportement du bataillon après les missions. En effet, alors que la première soirée reflétait un traumatisme, durant les suivantes les policiers parviennent à discuter des opérations, voire à en rire. Browning note une évolution des comportements et l’émergence d’un certain plaisir, ou tout au moins d’une désensibilisation, d’un désengagement affectif de la part des policiers. En fait, après le massacre initiatique, la tâche devient aisée. « Pour beaucoup, la phase d’accoutumance dure à peine quelques jours, après quoi ils s’acquittent de leur tâche sans 225 difficulté.» Par la répétition, nous normalisons les choses et finissons par les réaliser sans avoir à y réfléchir. D’autant que la violence, lorsqu’elle n’est pas perpétrée par les membres, leur est constamment exposée. Slim montre également que, par le phénomène de « contagion », des personnes victimes de violence peuvent devenir violentes elles mêmes. C’est le cas de nombreux membres du RUF qui ont été enlevés dans des circonstances très difficiles et subissaient des abus même après leur enlèvement. La répétition permet de faire de l’inacceptable une norme. A force de voir et de commettre des atrocités, les individus perdent toute sensibilité à l’horreur. La violence devient normale, et la terreur laisse place à l’indifférence et à la connivence. Immergé dans un environnement social qui rationnalise la violence, la brutalité est banalisée. As time went on and the killing happened every day, we all became used to it. 226 After some time, the violence became part of me. Killing was an acceptable 227 thing to do… we just considered it normal. 228 Kelman parle de routinisation de la violence: à mesure qu’ils sont exposés à la violence (qu’ils observent ou qu’ils pratiquent), les individus ont l’impression d’effectuer une tâche routière, presque un métier. L’acte perd son caractère brutal pour devenir banal. La normalisation de la violence est également facilitée par le langage euphémisant régulièrement utilisé durant les massacres. En effet un nouveau langage est créé pour coïncider avec la création d’une nouvelle réalité, celle de la tuerie. Dans le cas de la Sierra Leone, les rebelles parlaient de « manches », courtes ou longues, concernant les amputations, ou encore de « lavage » pour le meurtre. Le langage de la torture 224 Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). P. 144 225 Ibid. 226 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 121 227 Ibid. P. 126 228 Kelman cité par Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 126 75 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE est un langage fait d’euphémismes, d’humour noir, et d’ironie cruelle. Les atrocités sont transformées en actes ludiques, les individus sont désensibilisés à la brutalité de l’action. La création d’un langage particulier crée également une culture commune au groupe. Sémelin parle de « dissonance cognitive », reprenant l’expression du psychologue Leon Festinger. Les individus parviennent à supporter l’horreur de leur action en mettant en adéquation leurs représentations et leurs pratiques. C'est-à-dire que les représentations sont restructurées afin d’être plus en conformité avec la conduite des tueurs. Aussi l’acte, auparavant immoral, est justifié. Dans ces conditions, quelles chances y a-t-il pour que des membres du groupe refusent de commettre les atrocités? Certains témoignages montrent que parfois les rebelles cherchaient un endroit loin des regards pour pouvoir pleurer. D’autres formes de « déviance » par rapport à la norme des combats consistait à tirer de manière à ce que la personne ne meure pas, fournir de l’aide à des civils… Cependant, cette attitude était largement marginale. Résister était difficile du fait de la surveillance constante des nouvelles recrues, qui n’étaient pas encore désensibilisées à la violence. We [six] all scattered . . . but we were caught. They executed three children right away. The other three of us were put in cells and were not fed. They told us that they would have killed us but that the only thing that saved us was that they needed the manpower. After this the RUF began to brand people to prevent 229 escapes. Nous avons, dans ce chapitre, voulu montrer l’ensemble des conditions qui mènent au désengagement moral des individus, qui permet quant à lui le maintien du massacre. Dans le cas du RUF, un des éléments expliquant le maintien de la violence était le sentiment de puissance que ressentaient les jeunes recrues. Les chefs, par l’endoctrinement et la terreur, ont également fait du massacre une « tâche » obligatoire pour les rebelles. Enfin, la socialisation de substitution et l’habitude de la violence ont mené les combattants au désengagement affectif des individus envers les victimes et envers la violence de manière générale. Il est important néanmoins de noter que le biais potentiel d’une analyse de la normalisation de la violence est qu’à trop vouloir montrer que les rebelles du RUF ne sont pas que des bourreaux, on en arriverait à penser que ce ne sont que des victimes. Le sujet est d’autant plus difficile qu’il présente les problématiques des enfants soldats et du recrutement forcé, largement décrites dans des perspectives de victimisation. Il est donc important de percevoir la question de l’engagement dans la violence extrême dans ses dynamiques à la fois structurelles et individuelles, c'est-à-dire mêlant l’environnement social et la capacité d’action individuelle. Ainsi, le libre arbitre est ici déterminé par les conditions uniques dans lesquelles évolue l’individu. Comme le dit Richards, les jeunes recrutés de force au sein du RUF étaient à la fois produits et sujets de la violence : « human rights abusing products of human rights 230 abuse ». 229 Ibid. P. 12 230 Richards cité par Gberie : Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 151 76 CHAPITRE III : COMMMENT DEVIENT-ON BOURREAU ? LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE AU SEIN DU RUF Aussi comme Primo Levi dans Naufragés et Rescapés, l’objectif était de montrer cette « zone grise » que contiennent toutes les guerres, et de dénoncer le manichéisme opposant fermement bourreaux et victimes. 77 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Conclusion Pour comprendre les massacres de populations civiles en Sierra Leone, nous nous sommes interrogés sur la nature du mouvement, les causes de l’engagement et les facteurs de maintien de la violence. Nous avons ainsi pu examiner l’ensemble des dynamiques qui ont interagis pour que la violence puisse se normaliser, et donc se perpétuer. D’abord, le RUF trouve ses origines dans la marginalisation de la société, notamment l’exclusion de la jeunesse dans les années 1970 et 1980. Mais l’émergence de Foday Sankoh en tant que leader, et son alliance opportuniste avec Charles Taylor, ont fait disparaitre tout potentiel révolutionnaire pour le groupe. Aussi, le RUF est apparu comme un groupe sans idéologie, au service d’intérêts financiers et politiques. Rien ne l’empêchait alors d’avoir recours à des mesures de terreur - la violence et le recrutement forcé- pour atteindre son but. Définir le but des membres du RUF a précisément été une tâche difficile. Dans le second chapitre en effet, nous nous sommes intéressés au débat entre griefs et avidité pour expliquer l’adhésion à la violence. L’objectif était de présenter le rôle des griefs politiques et économiques, et celui de la prédation, et de confronter dynamiques collectives et dynamiques individuelles. Ainsi, le conflit prend ses racines dans la mauvaise gestion du pays dans les décennies qui suivent l’indépendance, mais l’ambition de certains acteurs et le financement de la rébellion par les diamants ont fait des ressources naturelles un enjeu essentiel de la guerre. Pour autant, nous avons refusé de considérer que tel ou tel facteur a, à lui seul, expliqué l’ampleur du conflit. Enfin, c’est à l’échelle individuelle que nous avons voulu nous intéresser pour finir. En s’appuyant sur la « sociologie des massacres » établie à propos du génocide des Juifs ou au Rwanda, nous avons montré quels processus ont permis aux individus au sein du RUF de devenir des bourreaux. Ces hommes et ces enfants ordinaires, souvent recrutés dans la contrainte, ont connus un désengagement moral qui leur a permis de considérer la violence comme normale. Lorsque le conflit prend fin cependant, comment rendre à ces individus les valeurs morales et les inhibitions qu’ils ont perdues, pour pouvoir réintégrer la société ? Est-ce même possible ? Les pratiques de massacre ont évidemment des effets traumatisants importants sur le long terme, sur les bourreaux et les victimes, et la société toute entière. Il est donc intéressant d’examiner comment un pays tente d’atteindre la réconciliation nationale, tant sur le plan économique et sociale que psychologique. En 2000 et 2001, les accords d’Abuja ont renforcé les accords initiaux conclus à Lomé en 1999. Les accords prévoyaient le désarmement complet des combattants en échange de bénéfices financiers, de l’amnistie des combattants et de la plupart des leaders du mouvement et de la transformation du RUF en parti. Dès 1998, un programme de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR) des anciens combattants a été établi en Sierra Leone. Les deux principales agences chargées de ce programme étaient le NCDDR (National Commission for Disarmement, 78 Conclusion Demobilisation and Reintegration), l’agence gouvernementale, et l’Agence Allemande pour 231 la Coopération ( German Agency for Technical Co-operation, GTZ). La stratégie habituelle de réintégration consiste à offrir à l’ancien combattant une alternative économique au combat et une chance de réintégrer la société. Cependant, dans la pratique les programmes de réintégration font face à de nombreux obstacles. En octobre 2002 en Sierra Leone, 56,751 combattants, sur les 69,463 qui avaient été amnistiés, s’étaient inscrits au programme de réintégration. Mais, à cette date, 232 approximativement 20 000 d’entre eux n’avaient pas encore reçus de formation. Les combattants qui rendaient les armes avaient en principe dix jours d’ateliers de sensibilisation, avant d’entreprendre une formation professionnelle ou scolaire. Ces anciens combattants étaient beaucoup à montrer un intérêt dans les métiers manuels. Cependant, par manque de moyens, beaucoup d’anciens combattants quittaient les camps de démobilisation sans entreprendre les formations qu’on leur avait promis. Évidemment, ceci comportait un risque pour la stabilité de la paix, comme l’ont montré les émeutes et les manifestations en juillet et août 2001 dans les camps de Port Loko et de Lunsar. Le problème résidait notamment dans le fait que le seul secteur capable d’absorber une telle main d’œuvre était celui de l’agriculture ; mais les anciens combattants ne souhaitaient pas retrouver cette activité. « Their high expectations of acquiring skills, a job and a livelihood threaten to precipitate a crisis of expectations as they discover a country which is more 233 destitute and lacking in opportunity than before they went to war. » De plus, dans les camps de démobilisation il n’y avait pas de programmes efficaces destinés à « démilitariser les esprits des combattants », et à les encourager à accepter les principes 234 de paix et de démocratie. Sur le plan de la réintégration sociale et de la réconciliation précisément, les anciens combattants appréhendaient d’être stigmatisés et ostracisés par la population, tandis que la population était préoccupée par un retour de la violence et éprouvait de la rancoeur envers les actions des anciens combattants. Des programmes de réconciliation sociale ont été établis par le gouvernement dans les zones critiques, au sud, à l’est et dans le nord du pays. Des campagnes d’information et de sensibilisation avaient également lieu, afin de faciliter le retour des anciens combattants. La NCDDR incitait également les anciens membres de factions armées à entreprendre des activités utiles à la communauté, comme le nettoyage des rues ou la réhabilitation de la ville. Cependant, et il est aisé de l’imaginer, la population a eut des difficultés à ré-accepter ceux qui avaient détruits leurs vies et la communauté. Des témoignages indiquent que les habitants se sentaient en fait forcés de réintégrer les anciens combattants : « we are 231 Ginifer, Jeremy. « Reintegration of ex-combatants . » In Sierra Leone : Building the Road to Recovery, edited by Sarah Meek, Thokozani Thusi, Jeremy Ginifer, and Patrick Coke, 39-52. Institute for Security Studies monograph no. 80. Pretoria, South Africa: Institute for Security Studies, 2003 232 233 234 Ibid. International Crisis Group. « Sierra Leone: Managing Uncertainty. » Africa Report 35 (2001) P. 14 Ibid. 79 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE forgiving the ex-combatants for the sake of God »; « we are forgiving them because the 235 government says so. » Plus le gouvernement tentait d’améliorer la situation des anciens combattants, plus la population se sentait outrée de ce traitement spécial. Le sentiment général était en effet une incompréhension et une injustice : on pensait alors que, ironiquement, les combattants pouvaient en fait user de toute la brutalité qui soit, ils obtenaient tout de même ce qu’ils désiraient à la fin. « [T]hose who have ruined us are being given the chance to become 236 better persons financially, academically and skills-wise. » De plus, l’attitude de certains anciens combattants a rendu le processus de réintégration d’autant plus difficile: certains ont refusé de renoncer au pouvoir qu’ils avaient acquis dans certains territoires; d’autres n’ont pas reconnus que leurs actions avaient été immorales et se considéraient au contraire comme des révolutionnaires légitimes. La fin de l’impunité et la réconciliation nationale ont quant à elles été entreprises par la justice, avec la création du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone, après la résolution 1315 du Conseil de Sécurité en août 2000. Le mécanisme de ce tribunal était unique puisque il fut établi à la fois par l’ONU et le gouvernement sierra léonais. Beaucoup de Sierra Léonais s’inquiétaient de voir le tribunal freiner le désarmement des rebelles, car ces derniers percevaient la Cour comme un outil politique au service du gouvernement de Kabbah. Aussi l’un des enjeux fut de faire comprendre aux anciens combattants que le tribunal ne les menaçait pas puisqu’il concernait les leaders de haut rang. L’amnistie, qui causa beaucoup de critiques, fut en effet totale et sans conditions pour les membres de base du RUF. « To a large extent, justice has again been traded for peace. The Special Court is a step towards ending a culture of impunity for senior leaders of armed groups, 237 but a step away from ending impunity for followers. » On a pu apercevoir que les programmes de réconciliation nationale font face à de nombreux obstacles, aussi bien pratiques – le manque de fonds pour proposer des alternatives aux anciens combattants – que psychologiques. En effet, après avoir examiné les atrocités commises par le RUF et le désengagement moral des individus, on peut comprendre le ressentiment des victimes et leur difficulté à pardonner ou du moins à réintégrer leurs anciens bourreaux. Dans le cas de la Sierra Leone il semble que la solution ou le « compromis » a été de pardonner à ceux qui avaient commis les atrocités mais pas à ceux qui les avaient organisés. Aussi le Tribunal Spécial a cherché à punir ceux qui avaient la plus grande responsabilité dans la violence ; tandis que la Commission Vérité et Réconciliation a promu la réconciliation en réalisant un compte rendu objectif des atrocités, pour que l’horreur ne laisse pas place à l’oubli. 235 Ginifer, Jeremy. « Reintegration of ex-combatants . » In Sierra Leone : Building the Road to Recovery, edited by Sarah Meek, Thokozani Thusi, Jeremy Ginifer, and Patrick Coke, 39-52. Institute for Security Studies monograph no. 80. Pretoria, South Africa: Institute for Security Studies, 2003 236 237 80 Ibid. International Crisis Group. « Sierra Leone: Managing Uncertainty. » Africa Report 35 (2001) P. 17 Annexe Annexe Annexe 1 Chronologie du conflit 23 Mars 1991Attaques du Front Révolutionnaire Uni en Sierra Leone. 29 Avril 1992Coup d’Etat militaire. Installation du NPRC (National Provisional Ruling Council), dirigé par le Capitaine Valentine Strasser. Octobre 1992Prise de Koidu par le RUF, dans le principal district minier. Février 1995Signature d’un contrat avec Gurkha Security Guards (GSG). Mars 1995Signature d’un contrat avec les mercenaires de Executive Outcomes. Janvier 1996Déclaration de cessez-le-feu provisoire unilatérale de la part de Strasser. 16 Janvier 1996Le Général Julius Maada Bio remplace Strasser à la tête du NPRC. 26-27 Février 1996Elections présidentielles et législatives. 15 Mars 1996Ahmad Tejan Kabbah (SLPP) élu Président. 30 Novembre 1996 Accords de Paix d’Abidjan entre le gouvernement et le RUF. 31 Janvier 1997Départ officiel de Executive Outcomes de la Sierra Leone. Mars 1997Arrestation et détention de Sankoh au Nigéria durant 18 mois. 25 Mai 1997Coup militaire et mise en place de l’AFRC (Armed Forces Revolutionary Council), dirigée par le Major Johnny Paul Koroma. 1er Juin 1997Le Major Koroma invite le RUF à rejoindre la junte au pouvoir. 12 Février 1998Les troupes de l’ECOMOG et les repoussent l’AFRC. 10 Mars 1998Restauration du gouvernement de Kabbah. 13 Juillet 1998Résolution 1181 des Nations Unies: création de la Mission d’Observation des Nations Unies en Sierra Leone (UNOMSIL). 6 Janvier 1999Prise de Freetown par le RUF : Opération « Pas un Etre Vivant ». 7 Juillet 1999Signature des accords de paix de Lomé entre Ahmed Kabbah et le RUF. 22 Octobre 1999 Résolution 1270 des Nations Unies: création de la Mission des Nations Unis en Sierra Leone (UNAMSIL). 6 Mai 2000Prise en otage de 500 casques bleus de l’ONU par le RUF. 17 Mai 2000Emprisonnement de Foday Sankoh pour trahison. 5 Juillet 2000Résolution 1306 des Nations Unies: embargo de 18 mois sur les diamants en provenance de Sierra Leone. 81 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE 4 Août 2000Résolution 1313 des Nations Unies : Extension et renforcement du mandat de l’UNAMSIL. 10 Novembre 2000Accord d’un cessez le feu à Abuja (Nigéria) et d’une reprise du processus de paix entre le gouvernement Sierra Léonais et le RUF. 30 Janvier 2001 Report des élections présidentielles et parlementaires en raison de l’insécurité persistante dans certaines parties du pays. 16 janvier 2002Création du Tribunal Spécial pour la Sierra Leone. Janvier 2002Fin officielle de la guerre. Annexe 2 Cartes de la sierra leone Carte administrative de la Sierra Leone 82 Annexe Activités économiques en Sierra Leone 83 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Répartition des groupes ethniques en Sierra Leone Annexe 3 Tableaux et données statistiques 84 Annexe 238 Causes de l’engagement au sein du RUF et des CDF (rapport intermédiaire) Causes de l’engagement au sein du RUF et des CDF (rapport final) 238 239 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « What the fighters say. A Survey of Ex-Combatants in Sierra Leone. Interim Report » Center for Globalization and Sustainable Development Working Paper (2004) 239 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008) 85 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Annexe 4 Description détaillée du conflit en Sierra Leone (23 mars 1991- janvier 2002) PARTIE 1 Avancées et reculs du RUF et effondrement de l’Etat (1991-1996) SECTION 1 Déclenchement du conflit Le 23 mars 1991, la guerre éclata en Sierra Leone, lorsque les rebelles du Front Révolutionnaire Uni (Revolutionary United Front, RUF) attaquèrent les provinces du Kailahun et du Pujehun, au sud-est du pays, par les régions frontalières au Libéria. Le RUF annonça rapidement son objectif : renverser le régime corrompu du Parti de Tout le Peuple (All People’s Congress, APC), le parti au pouvoir depuis 1968. Au début du mois de mars, Foday Sankoh, le chef du mouvement, avait annoncé à la BBC que le gouvernement de Joseph Momoh devait quitter le pouvoir dans un délai de 90 jours, sans quoi celui-ci ferait face à une rébellion ayant pour but de l’évincer du pouvoir. Plusieurs attaques transfrontalières menées par le Front National Patriotique du Liberia (National Patriotic Front of Liberia, NPFL ) avaient déjà eu lieu en Sierra Leone en décembre 1990. Mais en mars 1991, ce fut bien au nom du RUF que les attaques furent menées, par une centaine de rebelles, plus précisément des commandos du NPFL et des mercenaires burkinabés, menant des Sierra Léonais recrutés au Libéria. Ils attaquèrent par surprise les villes de Bomaru et de Sienga, dans la région de Kailahun. Les rebelles tuèrent un major de l’armée sierra léonaise, un lieutenant et onze civils, pillèrent les villes et se retranchèrent au Libéria après que des troupes de villes voisines aient contre-attaqué. Après les attaques, une réunion de crise s’organisa au sein du gouvernement. Ignorant le message de Foday Sankoh, le régime se hâta de présenter le mouvement comme l’œuvre de Charles Taylor et les attaques comme un débordement de la guerre au Libéria. Les médias relayèrent cette fausse représentation du mouvement et du conflit. Quelques jours plus tard, les rebelles attaquèrent d’autres villes dans le district de Kailahun. Le 27 mars notamment, Buedu fut occupée par 300 rebelles lourdement armés, et la ville pillée. Celle-ci fut reprise par l’armée quelques jours plus tard, la contre-offensive faisant seize morts parmi les rebelles et permettant la capture de trois commandants, tous trois libériens. Ceci servit de preuve au gouvernement qui affirmait se battre contre les troupes de Taylor. Mais la ville fut prise à nouveau par les rebelles et le district du Kailahun presque tout entier tomba aux mains du RUF en moins d’un mois. En l’espace de quelques semaines également, les rebelles capturèrent les mines de diamants dans les régions est du pays. L’armée, ayant des capacités déjà limitées, fut rapidement dépassée par ces attaques. Appelée Force militaire de la République de la Sierra Leone (Republic of Sierra Leone Military Force, RSLMF) de 1991 à 1998, elle devint l’Armée de la Sierra Leone (Sierra Leone Army, SLA) en 1999. 86 Annexe L’avancée rapide des rebelles s’explique non seulement par la force du mouvement mais aussi par la défaillance de l’armée, et ce tout au long du conflit. En effet, l’armée était peu équipée, ses soldats mal ou non payés, ainsi que peu professionnels ou fiables. Le fait est qu’avant le déclenchement de la guerre, les gouvernements de l’APC semblaient plus préoccupés par la sécurité interne au pays et choisirent de renforcer l’aile paramilitaire de la police, à savoir la Division Spéciale pour la Sécurité (Special Security Division, SSD). « The 3000-man Sierra Leone army faced a challenge well beyond the capacity 240 of its already severely limited resources. » « The Sierra Leonean army was illprepared to challenge the incursion. With a total number of troops of not more than 3000, equipped with out-dated weaponry and with most of its senior officers 241 residing in Freetown, the government forces lost ground rapidly. » « The advance of the rebels in the countryside was as much a product of the Sierra 242 Leone Army's (SLA) failings as it was of RUF capacity. » Malgré une augmentation des troupes gouvernementales dans les zones attaquées, les effectifs restèrent insuffisants : beaucoup de soldats étaient alors au Libéria pour une intervention sous le mandat de l’ECOMOG. Le groupe rebelle put donc réaliser d’importantes avancées durant les premières semaines du conflit. Le pays fut d’autant plus plongé dans le chaos que le régime de Joseph Momoh en place depuis 1985 fut renversé par un coup d’Etat le 29 avril 1992. SECTION 2 Le NPRC face au RUF : sobels, et mercenaires Le coup militaire fut orchestré par de jeunes officiers désenchantés par son gouvernement qui mirent en place le Conseil National Dirigeant Provisoire (National Provisional Ruling Council, NPRC). Ce coup a en effet pour cause la mauvaise gestion de l’armée par le gouvernement. Lors de sa première déclaration après le coup, Strasser annonça que la junte avait émergée afin de débarrasser la nation d’une bande de traitres et d'escrocs oppressante, corrompu, esclavagiste et tribaliste (« an oppressive, corrupt, exploitative and tribalistic 243 bunch of crooks and traitors under the umbrella of the APC government »). Il critiqua l’incapacité du régime à se débarrasser des rebelles et l’abandon des troupes au front, favorisant le prolongement du conflit : « [W]hen we look around we see those who are responsible for the situation live big, riding flashy cars, going around on spending sprees, expensive travels abroad and allowing 244 us to live like second class citizens. » 240 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 60 241 Peters, Krjin. « Reexamining voluntarism – Youth Combatants in Sierra Leone. » Institute for Security Studies (2004) P. 9 242 Humphreys, Macartan et Jeremy Weinstein. « Who Fights? The Determinants of Participation in Civil War ». American Journal of Political Science 52 (2008) P. 437 243 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. PP. 72-73 244 Ibid. 87 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Et en effet les capacités logistiques limitées de l’armée étaient connues de tous avant même que le NPRC n’arrive au pouvoir. Le NPRC fut une administration hybride, il était composé de dix-huit militaires et de quatre civils et dirigé par le Capitaine Valentine Strasser, âgé de seulement 27 ans. Ce ne fut pas Strasser qui prépara le coup ni ne créa la junte : il fut choisi par ses collègues pour la mener, notamment en raison de ses talents rhétoriques. Le capitaine Valentine Esegrabo Melvin Strasser grandit dans les bidonvilles est de Freetown. Il rejoignit l’armée en tant qu’officier dans le cadre du système de patronage mis en place par l’APC pour s’assurer de la loyauté de l’armée (voir infra). Dans une interview après le coup d’Etat il avouera qu’il avait rejoint l’armée pour renverser le régime de l’APC. Le NPRC promit d’en finir avec la guerre, de redonner de la légitimité au gouvernement et de mettre fin à la corruption endémique du régime de l’APC. Le coup d’Etat fut rapidement populaire et suscita l’espoir en particulier chez les habitants de la campagne et notamment chez les jeunes. « Strasser quickly became an almost cult figure, and was described by the press as a 245 ‘redeemer » and his junta as the ‘Glorious Revolution’. » La promesse de mettre fin à la guerre fut un facteur important de popularité du coup d’Etat. En effet après un an, la guerre avait déjà fait des ravages immenses : des villes entières étaient détruites, 120 000 réfugiés s’étaient enfuis, la nourriture était rare et la population désespérée par les atrocités et l’incapacité de l’armée à se débarrasser du RUF. Le NPRC était tout particulièrement populaire auprès des jeunes car la plupart des mutins avaient eux-mêmes grandi dans les bidonvilles de Freetown. Cependant, au-delà de la critique du régime de Momoh, il semble que les intérêts des soldats aient joué un rôle déterminant dans la prise du pouvoir. « Whatever concern the young soldiers had for the plight of their country under the lacklustre leadership of Momoh, self-interest seems to have been a large motivation 246 indeed. » Aussi, rapidement le NPRC adopta un style gouvernemental similaire à ses prédécesseurs ; marqué par les exportations illicites de diamants, le patrimonialisme, les assassinats extra-judiciaires de civils, le pillage etc. Les violations des droits de l’homme de la part du NPRC furent nombreuses. La junte utilisait donc des méthodes aussi critiquables que celles de son ennemi, le RUF. Selon Martin Van Creveld, les conflits de basse intensité provoquent en effet l'anéantissement des entités sociales. Ainsi les distinctions entre civils et soldats disparaissent au cours des guerres. Les combattants, que ce soit les rebelles ou les soldats, ont tendance à agir de la même façon. La guerre étant une activité d’imitation par excellence, les deux camps agissent alors de manière similaire. Durant la première semaine du NPRC au pouvoir, deux porte-paroles du RUF enregistrèrent des messages à la BBC annonçant un cessez le feu et leur volonté de collaborer avec la junte. Cependant Strasser refusa cette offre, qualifiant le RUF de « bandits 247 envoyés par Charles Taylor ». 245 246 247 88 Ibid. P. 71 Ibid. P. 73 Ibid. P. 74 Annexe Le NPRC semblait également penser qu’il suffisait d’équiper l’armée pour écraser un mouvement cantonné au district du Kailahun. Il commanda donc des armes sophistiquées et du matériel de communication de Belgique et de Roumanie. Strasser offrit l’amnistie en échange d’une capitulation sans conditions. Mais le RUF considérait le coup du NPRC comme un produit dérivé de sa lutte et voulait donc absolument faire partie du nouveau gouvernement. Le RUF et le NPRC ne trouvèrent pas de terrain d’entente et le RUF continua donc ses attaques, gagnant rapidement du terrain. En effet, le NPRC subit plusieurs défaites et ce malgré l’expansion de l’armée, passée de 3000 à 13 000 membres. En juin 1992 le RUF captura Gandorhun, une ville d’exploitation minière. En octobre 1992 les rebelles attaquèrent cette fois Koidu, dans la principale région diamantifère du pays, alors que les soldats étaient occupés à extraire illicitement les diamants. L’attaque avait été bien planifiée et la ville fut rapidement prise par les rebelles, provoquant des migrations massives vers les villes. Les soldats furent les premiers à s’enfuir lorsque la panique envahit la ville. La prise de Koidu, dans la région la plus riche en diamants (Kono enregistrait plus de 60% des bénéfices des exportations) fit réaliser à la population l’ampleur et l’étendue nationale d’un conflit perçu jusque là comme une affaire régionale. Le NPRC annonça alors l’opération Génésis. L’armée réussit à reprendre Gandorhun et Koidu, non sans dommages collatéraux. Certains habitants du district de Kono, suspectés d’avoir collaborés avec le RUF, firent même l’objet d’actions punitives de la part du NPRC. La ville de Koidu fut cependant reprise par les rebelles en 1993, alors que les soldats étaient encore préoccupés par les mines de diamants. Les villes passaient ainsi d’un camp à un autre avec une extrême rapidité ; et l’euphorie qui avait gagné la population à l’arrivée du NPRC s’évanouit progressivement. A la fin de l’année 1993 cependant, l’armée parvint à récupérer plusieurs territoires et à repousser le RUF à l’est du pays, donnant l’impression d’un déclin du mouvement. D’autant que Sankoh stoppa toute communication avec la BBC à la fin de l’année 1993 et en 1994. Le RUF fut bloqué sur son chemin vers le Libéria par les forces libériennes contreinsurrectionnelles de l’ULIMO et décida de disparaître dans la forêt du Gola, à la frontière du Libéria. On pensait alors que c’était la fin de la guerre. Le succès apparent de l’armée poussa Strasser à déclarer unilatéralement un cessez le feu d’un mois, ordonnant aux membres du RUF de rendre leurs armes. En fait les rebelles utilisèrent l’occasion pour, semble-t-il, se regrouper et établir une nouvelle stratégie. En 1994, le RUF semblait soudainement revigoré et débuta une nouvelle campagne de terreur, cette fois dans tout le pays. Les rebelles organisèrent des raids et des embuches sur les artères principales du pays, brûlant des villages au hasard de leur route, et prenant quelques otages, donnant l’impression d’une force bien plus importante que celle qui était en fait la leur. La prise d'otages de ressortissants étrangers, notamment, attira l'attention des médias et des gouvernements étrangers, alors que le NPRC préférait indiquer que le mouvement avait été pratiquement éradiqué. De toutes parts, le régime fut incité à négocier avec le mouvement rebelle. Des initiatives indépendantes d’accords de paix furent également organisées, auxquelles le RUF répondit par les armes. Poussé à coordonner ces efforts, le NPRC créa le Conseil 89 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE National de Sécurité (National Security Council, NSC), comprenant des représentants du gouvernement, de la police, de l'armée, des journalistes, des avocats, etc. Le 25 novembre 1995 le Conseil invita le RUF à accepter un cessez-le-feu, à relâcher les otages et à s’organiser en parti politique; mais celui-ci essuya un refus de Foday Sankoh. A la fin de l’année, le RUF avait établi au moins 6 camps permanents dans la jungle, d’où il pouvait organiser des raids. Tout le pays était l'objet de raids éclairs destinés à provoquer la panique bien plus qu'à gagner du terrain, et à la suite desquels le groupe disparaissait à nouveau dans la jungle. En janvier 1996 les dernières mines de Sieromco et de Sierra Rutile furent également fermées après une attaque des rebelles en collaboration avec des soldats. Les organisations humanitaires évacuèrent la capitale, témoignant du chaos dans lequel le pays était plongé. L'armée quant à elle n'avait aucune expérience de la contre-insurrection et ne put réagir aux attaques du groupe revitalisé. La revitalisation inattendue du RUF à partir de 1994 s’explique en partie par la collusion d’une grande partie de l’armée avec les rebelles. Il apparut en effet de plus en plus évident que les soldats évitaient les combats ou s’accordaient avec le RUF pour ne pas s’affronter. Ils pouvaient également donner des armes ou des uniformes à leurs « ennemis » ou encore se partager le contrôle de mines de diamants. « Over time, reports of government soldiers leaving weapons behind for their RUF ‘enemies’ and RUF/SLA rotating control of the diamond mines for mutual profit confirmed 248 the suspicion of an alliance. » La criminalisation d’une partie de l’armée donna naissance au phénomène appelée la « sobelisation » (sobelization). Certains éléments de l’armée, notamment les nouvelles recrues, insuffisamment formées et difficiles à contrôler, étaient en effet soldats le jour et rebelles la nuit, d’où le nom de « sobels ». « To civilians, the RUF and the SLA became virtually indistinguishable.» 249 Un des facteurs du phénomène de sobelisation fut l’augmentation brutale du nombre de recrues au sein de l’armée pour faire face à la guerre, sous le régime de Momoh puis du NPRC. En effet, au début de l’année 1991 l’armée comptait 3000 hommes, peu formés et mal organisés, et dont beaucoup étaient déjà engagés dans le trafic illicite de diamants ou le banditisme. Lorsque la guerre débuta, Momoh décida de doubler les effectifs de l’institution. Les nouvelles recrues n’étaient plus issues du système de patronage de l’APC et l’armée fut rapidement dominée par des voleurs et des vagabonds, selon Gberie. Lorsque Strasser augmenta l’effectif des troupes, il recruta des hommes issus du même milieu. En 1994, l’armée comptait 14 000 hommes, dont 20% n’étaient pas loyales, selon la propre déclaration du chef du NPRC. Les nouvelles recrues étaient jeunes, et comprenaient essentiellement des lycéens ayant abandonné leurs études, et 30% n’avaient jamais été scolarisés. La peur du RUF et le manque de confiance envers l'armée nationale, incapable de défendre la nation, mena à l'émergence des Forces de Défense Civiles (Civilian Defence Forces, CDF), des groupes de civils qui décidèrent spontanément de défendre leurs villages face aux attaques des rebelles. 248 249 90 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010 P. 68 Ibid. Annexe « The distrust for government soldiers and fear of the RUF led to the emergence of the CDF – local men who sought to provide protection for innocent civilians and stage offensives 250 against the rebels where the government had been unable or unwilling to do so. » « The Commission finds further that the distrust and suspicion harboured by the civilian population towards the military was a central factor in the emergence and institutionalisation 251 of the CDF as an alternative protective mechanism. » Ce groupe de volontaires était connu sous le nom de parmi l’ethnie Mende, terme qui signifie initialement chasseur, mais qui devint le mot pour désigner quiconque rejoignait la milice, qu’il ait été chasseur auparavant ou non, et la plupart ne l’était effectivement pas. C’est un mouvement contre-insurrectionnel très organisé qui se forma au cours de la guerre, à tel point que les devinrent les « soldats » privilégiés par le gouvernement pour combattre le RUF, provoquant le ressentiment de la SLA. De nombreux conflits avaient lieu entre les miliciens et le NPRC. Au début de l'année 1993 le chef des, Alpha Lavalie, fut par exemple tué par une mine anti-personnel vraisemblablement installée par des soldats. La milice civile joua un rôle essentiel dans la défense de la population. Ses membres étaient par ailleurs admirés pour leur invincibilité supposée et les pouvoirs surnaturels qu’ils acquéraient lors de rituels, selon les croyances populaires. Cependant, tout comme l’ennemi qu’elle combattait, elle fut responsable d’atrocités, et ce malgré la pleine connaissance de ces actes par les chefs du groupe et par le gouvernement. Malgré les prohibitions perçues comme garantes de l’invincibilité (sexe, viol, pillage…), la milice ne fut pas exempte d’abus. Les CDF prenaient notamment pour cibles les soldats de l’armée, les civils perçus comme affiliés à l’armée, ainsi que les personnes suspectées de collaborer avec le RUF. Les CDF enrôlèrent également des enfants au fur à mesure du conflit. Durant les rituels d’initiation, des actes de cannibalisme et des sacrifices humains, de civils, eurent par ailleurs lieu, à l’instigation d’initiateurs peu scrupuleux. Le statut des Forces de Défense Civile fut donc ambigu : malgré un rôle vital dans le combat contre les rebelles, la milice perpétua de nombreuses violations à l’égard des soldats et de la population. De plus, l’ensemble des hommes défendant le pays ne suffirent pas à empêcher le RUF de s'approcher dangereusement de la capitale en 1995. Le gouvernement se sentit dépassé et se vit obligé d’engager une firme de sécurité privée face à la perte de contrôle des mines de diamants, l’absence de confiance dans la SLA et l’augmentation du nombre de morts. Selon Creveld, la plupart des guerres modernes, lorsque les Etats n’ont plus le monopole de la violence, sont conduites non pas par des gouvernements mais par des organisations qui allient des fonctions militaires et économiques. Lansana Gberie indique qu'en 1995 la Sierra Leone avait atteint un état d'anarchie tel que l'intervention d'une entité privée était nécessaire. Ainsi en février 1995 le gouvernement signa un contrat avec Gurkha Security Guards (GSG), une société britannique. En échange de concessions de diamants, la firme était chargée de former l’armée à la contre-insurrection et de l'aider à réduire les activités rebelles. Rapidement l'intervention des mercenaires permit de repousser les rebelles. Cependant lors d'une embuche le commandant des troupes, l'américain Robert Mackenzie, fut tué; et le contrat terminé. 250 251 Ibid. P. 68 Truth & Reconciliation Commission. “Witness to Truth: Report of the Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission.» Accra: Graphic Packaging Ltd, 2004 . Volume 2, P. 76 91 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Le gouvernement signa alors un nouveau contrat avec la société sud africaine Executive Outcomes; pour 1,5 million de dollars par mois sous forme de concessions de diamants. Des forces namibiennes et angolaises entrèrent dans le pays, dirigées par des retraités du fameux bataillon 32. Les 150 mercenaires avaient quatre objectifs principaux : sécuriser Freetown, reprendre les mines de Sierra Rutiles, détruire le siège du RUF et débarrasser les zone restantes du RUF. Leur mission était également de tenter de maintenir un climat économique favorable aux investisseurs. Ils formèrent quelques unités sélectionnées au sein de l’armée ainsi que des, perçus comme plus fiables. Cette force, plus disciplinée et plus expérimentée pu, avec l'aide des inverser le courant des choses et repousser le RUF des régions stratégiques. Rapidement et avec peu de pertes, ces hommes ramenèrent de la stabilité à la capitale. A la fin de l'année 1995, Executive Outcomes parvint également à récupérer les mines des régions est. Malgré l’opposition nationale aux mercenaires, ceux-ci étaient très populaires auprès des populations dévastées, comme dans le district de Kono. Les CDF et Executive Outcomes détruisirent par ailleurs le siège et dernier bastion du RUF à Zogoda en septembre 1996; contribuant à pousser le mouvement à signer un accord de paix en 1996. Ainsi des négociations de paix débutèrent puisque les rebelles RUF ne furent pas capables de prendre la capitale et de clamer victoire, mais semblaient néanmoins encore trop puissants pour être vaincus par les forces sierra léonaises. Un cessez-le-feu provisoire fut décidé en janvier 1996. Avec la fin du chaos, l'attention internationale et domestique se porta alors sur un changement de gouvernement. L’incapacité du NPRC à mettre un terme à la guerre et à restaurer une légitimité aux institutions gouvernementales, incitèrent la population à exiger des élections multipartistes. Prenant en compte ces demandes et la pression des gouvernements donateurs, le NPRC annonça un plan de transition vers la démocratie. Strasser, qui tentait alors de se transformer en candidat civil, fut renversé par le brigadier Julius Maada Bio en janvier 1996, plus enclin à céder le pouvoir. Le NPRC nomma une Commission Electorale Nationale en Intérim (Interim National Electoral Commission, INEC). Celle-ci était présidée par James Jonah, un ancien fonctionnaire de l’ONU, qui s’assura de l’indépendance de la Commission avant de prendre le poste ; et financée par des donateurs extérieurs. Trois décrets du NPRC fixèrent les règles des élections. Mais le manque de fonds poussa la Commission à repousser les inscriptions et à la fin du premier tour de ces inscriptions beaucoup n’étaient pas encore sur les listes. Finalement 1,6 millions de Sierra Léonais furent inscrits ; dont 50% participèrent au premier 252 tour des élections, et 60% au deuxième tour. Le choix de la date des élections fut cependant pris, non pas par la Commission, mais lors des conférences de Bintumani. Le sujet des deux conférences était de savoir s’il fallait procéder aux élections à la date prévue ou les repousser à la fin de la guerre. Lorsqu’il apparut évident que le NPRC utilisait le prétexte de la guerre pour se maintenir au pouvoir, beaucoup demandèrent à ce que les élections aient lieu à la daté initialement prévue. 252 Kandeh, Jimmy. Dans : Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. 92 Annexe La première conférence eut lieu du 15 au 17 août. Elle rassembla 154 délégués : les chefs de partis politiques, des représentants syndicaux, des étudiants, des organisations féministes, des groupes religieux, des représentants de l’armée, des réfugiés, etc. L’INEC et les délégués s’accordèrent sur la date du 26 février 1996 pour la tenue des élections législatives et présidentielles. Cependant, après l’éviction de Strasser, Bio demanda la tenue d’une nouvelle conférence. Ayant débuté des négociations avec Foday Sankoh, il souhaitait repousser les élections malgré la décision de la première conférence de Bintumani. Mais malgré la campagne d’intimidation de l’armée, les délégués choisirent à nouveau de maintenir la date des élections. Le NPRC céda ainsi involontairement le contrôle du processus de transition à d’autres acteurs. La Commission électorale et la société civile firent ensuite en sorte que les élections ne soient pas sabotées ou repoussées par un gouvernement réfractaire à abandonner le 253 pouvoir. PARTIE 2 « Between democracy and terror » régime de l’AFRC et l’intervention de l’ECOMOG 254 : Kabbah et les accords d’Abidjan, le SECTION 1 Le bref retour à la démocratie et les accords d’Abidjan Après trois décennies de régimes autoritaires et au beau milieu d’une guerre, les Sierra Léonais se rendirent aux urnes le 26 février 1996 pour élire un nouveau Président et un nouveau Parlement. Le Capitaine Julius Maada Bio confia le pouvoir à Ahmed Tejan Kabbah, ancien fonctionnaire des Nations Unis et membre du SLPP. Sa victoire n’étonna personne, du fait de sa forte base militante dans les régions est et sud du pays. Treize parties étaient en lice pour ces élections, quatre seulement l’étaient en 1967. Tous, sauf les deux partis traditionnels SLPP et APC, étaient des produits du passage au multipartisme débuté en 1991 avec la promulgation de la nouvelle Constitution. Mais le nombre élevé de partis révélait aussi le caractère ethnico-régionaliste, clientéliste et personnaliste de la politique durant cette période. Tous les partis promettaient la fin de la guerre, plus précisément la paix par la voie des négociations, la reconstruction du pays, la fin de la corruption et le retour à l’ordre. Une fois au pouvoir, le gouvernement du SLPP s’attela aux négociations de paix débutées peu auparavant avec le RUF. Un accord annonçant la fin de la guerre fut trouvé le 30 novembre 1996 : les Accords d’Abidjan furent signés sous les auspices de l’ONU, du Commonwealth, de l’Union Africaine et du gouvernement de la Côte d’Ivoire. Ces accords contenaient des conditions importantes : tout d’abord le retrait immédiat de la société mercenaire Executive Outcomes, qui changeait l’équilibre des forces, s’avèrera crucial lors de la reprise des combats. Les autres conditions étaient la démobilisation et le désarmement des combattants, la transformation du RUF en parti politique légitime, et l’établissement d’une commission pour la Consolidation de la Paix chargée de contrôler l’application de l’accord. Officiellement la guerre devait donc être terminée après le 30 novembre, cependant la défiance mutuelle des combattants freina la démobilisation. Toute communication entre le RUF et le gouvernement fut stoppée lorsque fut interceptée une conversation radio 253 254 Ibid. Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War. South Africa: Unisa Press, 2004. 93 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE révélant l’intention de Sankoh de poursuivre la guerre en achetant des munitions. En mars 1997 Sankoh fut ainsi arrêté au Nigeria, alors qu’il essayait vraisemblablement d’obtenir du matériel pour la guerre. Il fut détenu durant 18 mois, à la demande de Ahmed Kabbah. Au-delà des négociations de paix, le régime de Kabbah fut caractérisé par la reprise économique du pays. La Sierra Leone enregistra une croissance positive de 6% alors qu’elle était de -6,4% un an auparavant. Les investisseurs et les entrepreneurs nationaux commençaient à revenir dans le pays. Les bailleurs internationaux, Banque Mondiale et FMI, satisfaits de ces résultats, allouèrent 500 millions de dollars à la Sierra Leone pour 255 reconstruire le pays. Cependant l’année 1996 fut également marquée par d’importants conflits entre les CDF et l’armée. En effet, Kabbah renforça le rôle des, en qui il avait plus confiance que l’armée, et devint dépendant des miliciens. L’action des différentes milices fut ainsi coordonnée pour transformer ces dernières en réelle force paramilitaire offensive. Ahmed Kabbah tenta d’apaiser les tensions en nommant une commission chargée d’analyser les relations entre les deux groupes. Cependant cela n’empêcha pas des éléments de l’armée de prendre le pouvoir par la force en 1997. SECTION 2 Le régime de terreur de l’AFRC Le 25 mai 1997, un coup militaire eut lieu, un an seulement après l’accession au pouvoir de Ahmed Kabbah, fomenté précisément par une partie de l’armée mécontente envers le nouveau gouvernement. “Three months later, President Kabbah was overthrown in a coup led by his own army, which had grown dissatisfied with the new government's curtailment of its privileges and its 256 increasing use of the Civil Defence Force as, in effect, a private army”. Deux éléments expliquent les conflits entre soldats nationaux et miliciens: le sentiment de frustration et de marginalisation de l’armée qui fut discréditée face au succès et à la popularité des CDF ; et des tensions ethnico-régionales (les CDF étant essentiellement Mende, du sud du pays, et les soldats plutôt du Nord). Le ressentiment des soldats de l’armée était d’autant plus grand que non seulement ils perdaient tout prestige mais ils étaient également inquiets de rumeurs de réduction d’effectifs et de moyens. En effet, la SLA était menacée de démobilisation et les subventions alimentaires furent arrêtées, sur le conseil du FMI. « As a result, junior officers within the SLA lost considerable prestige. The favoritism of the kamajors, alongside rumours of downsizing and subsidy cuts to the army, sparked 257 resentment of the Kabbah administration. » Les soldats étaient opposés à la démobilisation essentiellement par peur de perdre leurs privilèges ; à savoir un logement gratuit, l’eau et l’électricité, les services de soins et du riz subventionné. « There can be little doubt that fear of demobilisation was a strong factor leading to the coup, a fear made more acute after President Kabbah, in an incredibly impolitic move, 255 256 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. International Crisis Group Africa. «Sierra Leone: Time For A New Military And Political Strategy» Freetown/Brussels/London: 2001. 257 94 Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. P. 72 Annexe announced that his government would be cutting down on the subsidised rice for the army 258 in the wave of general economic adjustment. » Le 25 mai 1997 le Caporal Tamba Gborie, jusqu’alors inconnu, et deux douzaines de soldats lourdement armées et en civil, s’introduisirent dans la prison de Pademba Road, libérant 600 prisonniers et en armant beaucoup d’entre eux. Johny Paul Koroma, ancien major de l’armée, avait été arrêté en 1996 car il fomentait un coup. Libéré par les soldats, il fut proclamé chef de la junte. Les membres du Conseil mis en place par le coup étaient majoritairement issus des dix-sept responsables du coup d’Etat, à savoir quatorze officiers subalternes de la SLA, un ancien officier de la police paramilitaire (SSD), et deux civils. Les prisonniers et les soldats déchus violèrent, pillèrent et tuèrent aléatoirement dans la ville. En quelques heures le Parlement était pris et Kabbah s’enfuyait en Guinée. En une semaine, 200 civils furent assassinés. La première annonce de Koroma fut l’intégration du RUF au sein du nouveau gouvernement. Il invita la population à se rallier derrière la junte puisqu’il avait mené le pays à la paix de la seule manière possible, c'est-à-dire en s’alignant avec l’ennemi. Samuel Bockarie, le chef par intérim en l’absence de Sankoh, accepta l’offre de Koroma. Bien qu’encore en détention, Foday Sankoh fut nommé vice-Président de l’AFRC ; et les deux groupes devinrent l’Armée du Peuple (People’s Army). Koroma déclara que le RUF et l’armée partageaient « a combination of experience, talent and patriotism that cannot be 259 questionned ». Selon Gberie, les membres de l’AFRC, tout comme ceux du RUF, étaient des marginaux ; et l’origine sociale des deux groupes expliquent leur alliance. « This 260 collaboration (…) was the result of shared interest and background. » Comparé au coup d’Etat de 1992, le groupe de l’AFRC était moins bien perçu par la population: ses membres semblaient avant tout préoccupés par la poursuite de leurs intérêts personnels. Les membres de la junte étaient des officiers subalternes issus du phénomène de sobelisation. « [I]t was less the formal military acting than its rogue, decidedly criminal elements who had been, at least since the period of NPRC rule, in active collaboration with the RUF 261 forces. The coup, in other words, was the product of the sobel phenomenon. » En 1997, 60% des soldats avaient été recrutés moins de six ans auparavant, donc pendant la guerre. Déjà sous le NPRC, le manque de discipline et la collusion des soldats avec les rebelles étaient évidents. Cependant à cette époque les commandants, issus de l’armée de l’APC, parvenaient à contrôler leurs troupes. En revanche, l’AFRC était précisément dirigé par les jeunes qui formaient précédemment des troupes indisciplinées. L’AFRC fut un groupe particulièrement meurtrier et criminel. 258 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 105 259 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 102 260 261 Ibid. P. 102 Gberie, Lansana. A Dirty War in West Africa: The R.U.F. and the Destruction of Sierra Leone. Indiana University Press, 2005. P. 99 95 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Dès son arrivée au pouvoir, Koroma décida de dissoudre le Parlement, de suspendre la Constitution et de bannir les activités politiques. Les officiers membres du Conseil pouvaient agir en totale impunité, pillé les propriétés des civils et exécutés soldats et civils. « The AFRC acted in a completely anarchic manner. (…) The so-called People’s Army conveniently jettisoned the conventions and restraints and even the symbols of military life. 262 (…) AFRC members moved around without their uniforms. » Johny Koroma lui-même apparut devant la presse internationale en jean et T-shirt. Un jour, il se promena dans un véhicule volé de l’ONU, portant un T-shirt de l’université du Maryland. Les libertés d’expression et de réunion, entre autres, furent supprimées, notablement durant la les manifestations étudiantes le 18 août 1997, réprimées à l’aide de machettes et de balles réelles. Les journalistes étaient également torturés, et plus de la moitié des journalistes du pays s’enfuirent. Seuls six journaux étaient encore en circulation, sur les 52 qu’il existait auparavant. Les juges et les magistrats étaient également la cible d’attaque de la part des criminels qu’ils avaient condamnés, et s’enfuirent en masse. En juin, la junte lança une offensive dans les villes et villages suspectés de réfugier des CDF. A Moyamba par exemple, dans le Sud du pays, 100 personnes furent tuées et la ville pillée. En trois mois, 400 000 personnes quittèrent le pays, un nombre plus élevé que durant les six premières années de la guerre. Selon Gberie, le régime de l’AFRC marqua l’effondrement des institutions et la criminalisation de l’Etat, comme produits dérivés de la guerre du RUF. La communauté internationale et la population domestique s’opposèrent immédiatement au coup ; perçu à juste titre comme l’entreprise de soldats intéressés. Aucun gouvernement ne reconnut une quelconque légitimité à l’AFRC. A Washington, une manifestation réunissant 1500 personnes se déroula une semaine après le coup, invitant les Etats Unis à intervenir militairement. Les Sierra Léonais dans le pays manifestèrent leur opposition à la junte en refusant de travailler. De plus, l’opposition du pays fut galvanisée par le soutien de l’ancien Président Joseph Momoh au chef de la junte, dont il était l’un des oncles. SECTION 3 L’intervention de l’ECOMOG et la restauration du SLPP Dès le 12 février 1998 l’AFRC fut chassé du pouvoir par les soldats nigérians. Bien que présentés comme les troupes de l’ECOMOG, la Brigade de surveillance de cessez-le-feu de la CEDEAO, ces derniers étaient en fait présents sur le territoire en vertu d’un ancien accord bilatéral. Lorsque l’unité nigérienne de 900 hommes présente à Freetown fut aisément anéantie par l’ARFC, le Président Abacha jura de restaurer le régime de son ami Ahmed Kabbah. Dès le 31 mai, 700 soldats supplémentaires furent envoyés. Cependant la première contreoffensive fut un échec, et 300 soldats furent détenus par la junte. 262 96 Ibid. P. 106 Annexe La réponse des Nigérians fut meurtrière pour les civils. La nature du régime nigérian, lui-même très brutal, incita à former une alliance de pays ouest-africains ; et la branche militaire de la Communauté Economique Ouest-Africaine fut mobilisée. En juillet se réunit un comité comprenant le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Nigéria et la Guinée. Le Ghana et la Côte d’Ivoire étaient favorables à des négociations, et des sanctions contre le régime furent donc mises en place. Les membres de l’ECOWAS (Economic Community of West African States, CEDEAO) cessèrent de commercer avec la Sierra Leone, et l’ONU vota une résolution imposant plusieurs sanctions au régime, dont un embargo sur le pétrole et sur les armes. Les négociations avec l’AFRC débutèrent en juillet et le 17 et le 18 juillet le Comité des Quatre de l’ECOWAS et la junte firent un communiqué annonçant un cessez-lefeu immédiat. Cependant dès le 30 juillet Koroma annonça un plan de transition qui le maintiendrait au pouvoir jusqu’en 2001. L’AFRC tenta de provoquer l’indignation de la communauté internationale en montrant que les troupes nigériennes, renforcées après l’échec du mois de mai, tuaient de nombreux civils. L’ECOMOG faisait face à un ennemi imprévisible aux tactiques non conventionnelles. Les troupes étaient également désavantagées par leur manque de connaissance du terrain sierra léonais. La pression des gouvernements et de la société civile, et les attaques de l’ECOMOG forcèrent l’AFRC à signer un accord de paix le 23 octobre 1997, le Plan de Paix de Conakry (Conakry Peace Plan). La junte s’engagea à quitter le pouvoir en mai 1998, sous les conditions suivantes : cessation immédiate des hostilités, restauration du gouvernement de er Kabbah, démobilisation des troupes de l’ECOMOG dès le 1 décembre 1997, immunité aux membres de la junte ; libération de Foday Sankoh, assistance humanitaire, et retour des réfugiés. La junte ne tarda pas à remettre en cause l’accord : l’AFRC souhaitait que les troupes de l’ECOMOG comprennent moins de Nigériens, voire plus aucun, et refusa le désarmement. Cependant, l’AFRC devait également faire face à d’importants problèmes internes. La junte annonça notamment qu’elle avait déjoué un coup d’Etat par Stevens Bio, le frère de l’ancien chef du NPRC. Puisque l’accord n’était pas respecté par la junte, en janvier 1998, 10 000 soldats nigérians supplémentaires arrivèrent en Sierra Leone et purent sécuriser la capitale après l’opération Sandstorm, organisée avec les CDF. A la mi-février, les troupes étaient parvenues à repousser les militaires et le 10 mars 1998 le Président fut restitué. Revenu au pouvoir, Kabbah condamna soixante membres de la junte pour trahison, dont Foday Sankoh, ramené en Sierra Leone par les Nigérians. L’AFRC ne se désintégra pas complètement pour autant : ses membres organisèrent des attaques meurtrières. La TRC indique par exemple que 45% des amputations dans le pays en 1998 et 1999 était alors du fait de l’AFRC. Le RUF quant à lui, repoussé dans la jungle, se réorganisa et put lancer, en janvier 1999, une attaque d’une ampleur jusque là inégalée. PARTIE 3 Résurgence et déclin du RUF : l’attaque de 1999, les accords de Lomé et la démobilisation des rebelles SECTION 1 L’attaque de 1999 et les accords de Lomé 97 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE En 1998 lorsque l’AFRC fut destitué du pouvoir par l’ECOMOG, l’Armée du Peuple (l’alliance AFRC/RUF) se regroupa dans la brousse, au nord du pays où les milices étaient les moins implantées, reconstruisant sa force militaire grâce aux ressources provenant du trafic de diamants. En décembre 1999, le RUF occupa les villes de Koidu, de Makeni et de Waterloo, cette dernière à quelques kilomètres de Freetown. Les rebelles avaient également réussi à voler des munitions entreposées par l’ECOMOG et à infliger de larges pertes aux soldats. La résurgence du RUF causa beaucoup d’étonnement car en 1998 leurs forces avaient été détruites et ils ne contrôlaient plus que des territoires isolés au nord et à l’est. Conscient de leur infériorité en armes, les rebelles évitaient soigneusement les confrontations directes et profitaient du manque de formation de l’ECOMOG aux tactiques contre-insurrectionnelles. Les rebelles lancèrent ensuite une attaque dévastatrice sur la capitale le 6 janvier 1999, l’opération « Pas un être vivant », dans le but de libérer Foday Sankoh de prison. Les rebelles avaient infiltré la ville une semaine auparavant, comme souvent lors de leurs attaques ; c'està-dire qu’ils s’étaient joints aux villageois arrivant en ville ; une tactique difficile à contrer. L’attaque débuta à 3h du matin, dans les quartiers est de la ville. Les rebelles se dirigèrent ensuite vers la prison de Pademba Road. Des prisonniers furent à nouveau libérés, cependant Foday Sankoh avait été transféré deux semaines auparavant, preuve que le gouvernement et l’ECOMOG avaient anticipé l’attaque. A 7h du matin la maison blanche était déjà prise. Cette attaque marquant un point culminant dans la stratégie de terreur du RUF (voir infra). Quand l’ECOMOG repoussa le RUF, au bout de trois semaines, 100 000 personnes s’étaient enfuies, 6000 étaient décédées, des milliers d’enfants portés disparus vraisemblablement enlevés par les rebelles, et la ville était presque entièrement détruite. La mission de l’UNOMSIL, arrivée en juillet 1998, quitta le pays. Kabbah était très réticent à négocier avec le RUF, mais sous une forte pression internationale pour obtenir la paix par des négociations, d’autant que les Nigérians, sous un gouvernement civil depuis mai, souhaitaient quitter le pays. La visite de l’envoyé spécial américain pour l’Afrique Jesse Jackson conduisit à la libération de Sankoh et au début des négociations à Lomé, au Togo, en mai 1999. Les accords du 7 juillet 1999 comprenaient les conditions suivantes : un engagement à stopper les hostilités et au désarmement, la transformation du RUF en parti politique, le ré-établissement de la Commission pour le Renforcement de la Paix et la création d’une Commission Réconciliation et Vérité, le partage du pouvoir (notamment la nomination de Sankoh en tant que vice-président et directeur de la nouvelle Commission pour la Gestion des Ressources Stratégiques, la Reconstruction nationale et le Développement), et l’amnistie aux rebelles ; concession très controversée. Cependant quelques jours après le départ des troupes de l’ECOMOG en mai 2000, les combats reprirent et le RUF ne déclinait pas. Alors que la mission de l’UNAMSIL était arrivée à la fin de l’année 1999, suite à l’attaque meurtrière de janvier, le RUF enleva 500 de ses membres. Cette prise d’otages provoqua une manifestation de 30 000 personnes autour du domicile de Sankoh, et l’envoi de troupes britanniques autour de l’aéroport. Les soldats britanniques s’engagèrent dans la formation de l’armée. L’ONU étendit également la mission, de 9250 hommes à 13 000 et plus tard à 17 500 ; au point qu’elle devint la plus importante mission de maintien de la paix dans le monde en mars 2002. 98 Annexe Sankoh fut placé sous résidence surveillée mais parvint à s’échapper. Il retourna chez lui le 17 mai 2000 pour récupérer quelques affaires et fut repéré par des passants. La foule le roua de coups et le fit paradé, nu, dans les rues. Il échappa à la violence des civils lorsqu’il fut emmené à la prison de Pademba Road par les autorités. SECTION 2 La démobilisation du RUF et la fin de la guerre Avec l’extension de l’UNAMSIL, les factions en conflit purent enfin être détruites et démobilisées. Le processus de démobilisation pour le RUF débuta à la fin de l’année 2001. 263 Selon David Keen , six facteurs expliquent qu’à la fin de l’année 2000 le RUF perdit progressivement son pouvoir. L’attaque simultanée des troupes guinéennes et des Kamajors eut tout d’abord un rôle dans ce déclin. La pression internationale sur le commerce des diamants et les sanctions contre Taylor eurent également un impact sur la capacité du RUF à financer sa rébellion. Le déclin du RUF s’explique aussi par le renforcement significatif de l’UNAMSIL et l’intervention britannique. Enfin, une certaine lassitude au sein du RUF et l’arrivée de Issa Sessay en tant que leader par intérim, plus enclin à négocier, permirent de mettre fin aux combats. Tous ces facteurs étant combinés, le pays se pacifia progressivement en 2001. En mai 2001 les parties se rencontrèrent alors à Abuja pour déterminer un nouvel accord de paix. La fin de la guerre fut officiellement déclarée en janvier 2002, avec la fermeture symbolique du dernier centre de désarmement dans le district de Kailahun, où la guerre avait débutée. 263 David Keen cité par Myriam Denov. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. PP. 76-77 99 COMPRENDRE LES MASSACRES : LE FRONT RÉVOLUTIONNAIRE UNI ET LA NORMALISATION DE LA VIOLENCE EN SIERRA LEONE Bibliographie Ouvrages Abdullah, Ibrahim. Between Democracy And Terror: The Sierra Leone Civil War.South Africa: Unisa Press, 2004. Browning, Christopher. Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne. Paris: Les Belles Lettres, Collection Histoire, 2007 (1994). Crettiez, Xavier. Les formes de la violence. Repères n°517. Paris: La Découverte, 2008. Denov, Myriam. Child Soldiers: Sierra Leone’s Revolutionary United Front. Cambridge University Press, 2010. Gberie, Lansana. 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