Muddy Waters 1913 - La Gazette de Greenwood
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Muddy Waters 1913 - La Gazette de Greenwood
Hors-série Muddy Waters et son temps (1913 à 1943) Pierrot Mercier, Romain Pélofi, Philippe Pretet et surtout... Robert Gordon © La Gazette De Greenwood, 2004 Muddy Waters est né à Rolling Fork, Mississippi le 4 avril 1913... Ainsi commence le nouveau livre de Robert Gordon, dont La Gazette vous propose, avec son aimable autorisation, de lire quelques extraits traduits et annotés. ( Cant'Be Satisfied -The Life and Times of Muddy Waters, Little, Brown & Company, Boston, 2002.) Muddy Waters disait à tout le monde qu'il était né à Rolling Fork dans le Mississippi. Situé dans le comté de Sharkey, dans le bas de la région du Delta, Rolling Fork était l'endroit où le train s'arrêtait, là où la famille de Muddy allait chercher son courrier ou faire des courses. Rolling Fork est bien sur la carte. Mais l'endroit véritable de la naissance de Muddy est au nord-ouest de là, dans le comté voisin d'Issaquena Berta Grant, la mère de Muddy, vivait à coté de la plantation de Cottonwood, à un coin de route appelé Jug's Corner. C'était un petit hameau à l'ombre de la digue, un groupe de huttes et de cabanes, semblables à toutes celles qu'on peut voir dans le Delta. Pour les natifs de l'endroit, cependant, Jug's Corner était bien connu pour ses fritures du samedi soir. A Jug's corner, comme partout dans cette région, les fermiers faisaient la fête toutes les fins de semaine, simplement parce qu'ils avaient survécu à cette semaine, parce que la terre ne les avait pas étouffés, parce que la rivière ne les avait pas noyés, parce que le Boss ne les avait tués, parce que la boue, à mi-chemin entre la poussière et les cendres dont ils venaient tous, ne les avait pas engloutis. Ollie Morganfield, le père de Muddy, était un habitué des réjouissances de Jug's Corner. Il venait de la plantation Magnolia, à deux miles de là, entre Jug's Corner et Rolling Fork. Solidement charpenté et bien de sa personne, il mettait de l'ambiance avec sa guitare. " J'ai entendu dire qu'une soirée ne démarrait vraiment qu'après son arrivée " se rappelle son fils Robert Morganfield, le demi-frère de Muddy, " il chantait, soufflait dans le jug, jouait de la guitare et frottait le wash-board ". Né le 20 octobre 1890, il avait 21 ans en cet été 1912 et était déjà père d'un enfant mais séparé de la mère de celui-ci. Berta - peut-être Alberta ou Roberta, mais tout le monde l'appelait Berta vivait avec son jeune frère Joe et sa mère, Della Grant. Berta était une très jeune fille l'année où elle conçut son seul enfant. Il n'y a aucun document officiel sur sa naissance ou sur sa mort et il ne reste plus personne qui l'ait connue. Si elle a été déclarée dans un recensement, elle a échappé à la sagacité des chercheurs. Comme Jug's Corner, elle était en dehors des cartes : une petite chose insignifiante sur laquelle on ne peut avoir que cette maigre information : elle devait être née entre 1893 et 1901. En effet, sa mère Della - la grand-mère de Muddy, donc, dont nous savons que c'était une femme replète, à la peau claire, et qui était née en 1881 - avait trente-deux ans quand Muddy est né en 1913. (Les générations se succédaient vite dans la famille de Muddy : sa propre petite-fille avait treize ans quand elle porta son premier bébé ; Muddy s'était borné à dire " Les filles jeunes font des bébés solides ! "). Ollie séduisit donc Berta en cette soirée d'été (peut-être le week-end du 4 juillet [Independence Day]) et, au printemps suivant, le 4 avril 1913, Berta - qui avait peutêtre douze ans mais sûrement pas vingt - donna naissance à un garçon. Ce n'était pas, malgré ce qu'en dit plus tard une chanson, à la septième heure du septième jour [c’était un vendredi], pas plus le septième mois - et il n'y avait pas sept docteurs. Mais, comme dans les paroles d'Hoochie-Coochie Man, Muddy semblait né sous une bonne étoile, il faisait crier et se trémousser les jolies filles, et chacun sait que le Blues et le sexe étaient les choses qui comptaient pour Muddy ! Bien que ces parents ne fussent pas mariés, l'enfant reçu le nom de son père et fut donc baptisé McKinley A.Morganfield. Plus tard, quand il vint s'installer à Chicago, Muddy Waters pris l'habitude de dire qu'il était né en 1915, histoire de se rajeunir un peu pour impressionner le public. Ce qui n'était pas un mensonge bien grave puisqu'il n'était déjà pas né à Rolling Fork, ni sous le nom qui le rendit célèbre... Muddy Waters 1913-1946 3 Hors-série Hoochie coochie man Par :Philippe Pretet Salut à tous, Est ce quelqu'un aurait une traduction de hoochie coochie man, parce que moi, l'anglais c'est pas ma tasse de thé ? A+ Dave ps: tiens c'est marrant ça ; anglais-tasse de thé :-)))) Je passe par là et vois de la lumière ! ;-) I'm your hoochie coochie man, enregistré par Muddy Waters 1954, a été écrit par Willie Dixon. Gypsy woman told my mother ‘fore I was born, You got a boy-child coming, gonna be a son of a gun. Gonna make pretty womens jump and shout, And then the world gonna know what this all about. But you know I’m here. Everybody knows I’m here. Well, I’m the hoochie coochie man. Everybody knows I’m here. I got the black cat bone and I got a mojo, too. I got the John the Conquer(er) Root, gonna mess with you. I’m gonna make you girls lead me by my hand, And then the world will know the hoochie coochie man. Chorus On the seventh hour, on the seventh day, On the seventh month, seven doctors say, “He was born for good luck, that you’ll see.” I got seven hundred dollars; don’t you mess with me! Quelques éléments pour faire avancer le schmilblick¨ : Hoochie Coochie, à l'orthographe variable, désigne une personne douée de pouvoirs magiques... "Les gitanes ont dit à ma mère avant que je naisse : tu vas avoir un garçon, mais pas n'importe quel garçon" "A son of a gun" (expression équivalente à Son of a bitch (fils de pute !) mais qui a un sens plus admiratif que péjoratif ("quel enfoiré, ... un sacré pistolet !") L'auteur se lance ensuite dans la description d'un jeune homme dont le Monde entier va entendre parler : un type qui armé de grisgris, de talismans, amulettes, fétiches, porte-bonheur, va se trouver investi de pouvoirs qu'il exercera en particulier sur les femmes... Il fait référence ici à la panoplie du sorcier vaudou "black cat bone" os de chat noir, fétiche d'origine vaudou sensé faire naître l'amour ou ramener le ou la partenaire infidèle, "mojo" charme confectionné à partir de différents ingrédients tels que la poudre de serpent ou de crapaud (voir le sorcier du coin pour plus de précisions !: ;-), "John The Conqueroot " racine du conquérant... le talisman le plus puissant dans la culture afro-américaine (racine de mandragore ??) "La septième heure du septième jour du septième mois" ... Dans le troisième couplet, Willie Dixon utilise la symbolique du chiffre 7 que l'on retrouve dans différentes cultures. Le chiffre 7 est généralement synonyme de porte bonheur. L'auteur l'évoque également dans un autre morceau de sa composition : the seventh son rappelle qu'il est lui-même le septième enfant né le septième mois et qu'il considère avoir été plutôt chanceux... Sinon, I'm your Hoochie Coochie Man a été enregistré par des artistes aussi célèbres que Muddy Waters pour la première fois en 1954, par Freddy King, Jimi Hendrix, Jimmy Smith, Clarence Edwards... merci m'sieur Willie ! :-) Phil (aka CatFish) 4 Muddy Waters 1913-1946 Au début des années 40, Muddy était surtout connu « dans son quartier », c'est à dire une étroite bande du Delta entre Clarksdale et le fleuve, le long de la route N°1. Il y avait une quantité de juke-joints dans le coin. En gros, ce n'était pas exactement ce qu'on pourrait appeler une renommée internationale... Sa première percée vers le monde extérieur se produisit donc à l'été 1941, lors d'une étude conduite sous les auspices conjugués de la Fisk University et de la Bibliothèque du Congrès. Il fit donc ses premiers enregistrements cet été là, ainsi que d'autres l'année suivante. Un an après, armé du courage d'un désormais vétéran des studios, il se décida à quitter le Delta pour Chicago. On peut donc penser que les rencontres qu'il fit ces années là furent déterminantes pour la suite de sa carrière. [C'est en tout cas ce que je pense, et si je me trompe je ne suis assurément pas le seul ! Je reviens donc une nouvelle fois là-dessus avant que nous nous intéressions à la suite de la carrière de McKinley Morganfield, aka Muddy Waters]. L'idée de départ pour ces expéditions de 1941 et 1942, lors des quelles furent enregistrés Son House, Willie Brown, Honeyboy Edwards, Son Sims, fut fournie par John Wesley Work III, professeur au département de Musique de la Fisk University, une prestigieuse école noire fondée en 1866 à Memphis. [sur leur site il y a une photo de John Work dans la rubrique Special Collections de la bibliothèque (Library)] Pendant des générations la famille de John Work a fait partie de la communauté des professionnels [de la Musique ?] de Memphis. Son propre père, également folkloriste [ici, je veux dire en France, nous avons tendance à affubler du titre 'ethnomusicologue' ces spécialistes, Lomax y a droit souvent - maintenant si vous trouvez un terme plus simple, je le prends !-)], a permis la reconnaissance des Fisk Jubilee Singers dés les années 90 [nous parlons bien ici du 19e siècle !-)= alors que la troupe se produit encore au 21e], en un temps où la culture noire et singulièrement sa Musique était représenté par les mascarades des minstrels shows. John Work était expert dans le maniement de l'enregistreur "portable" Presto D et avait déjà effectué plusieurs campagnes avec dans la région de Nashville. Sa philosophie était que "dans chacune de nos communautés il y a une abondance de culture populaire que nous ignorons globalement alors qu'il suffirait de peu de chose pour la mettre en valeur et en faire bénéficier la communauté elle-même". En avril 1940 un événement particulièrement dramatique s'était produit dans la région de Natchez : l'incendie d'un club noir s'était soldé par la mort de deux cents personnes. Convaincu que la commémoration de cette catastrophe l'année suivante serait un événement culturel de première ampleur, John Work sut convaincre le conseil directeur de son université de mettre sur pied un programme de collecte à cette occasion. Il s'adressa ensuite à la Bibliothèque du Congrès pour compléter le financement. Le nouveau responsable du département de musique populaire était un certain Alan Lomax... [Nous connaissons par ailleurs la carrière et les origines d'Alan Lomax, qui avait, comme John Work, suivi les traces de son père et poursuivait les mêmes buts que son confrère noir. Il nous est donc difficile de comprendre pourquoi le rôle majeur de John Work dans cette entreprise a été occulté par Alan Lomax] Nous devrions avoir bientôt une réponse à cette question. En effet, voici le message que nous avons reçu de Robert Gordon, par l'entremise de Georges Lemaire Georges, Your friends are more than welcome to quote from my book at length [...] The article looks very interesting,and the layout very nice, and I wish I could read it! I'm sure they've done a fine job. By the way, in August, Vanderbilt University Press will be publishing the John Work manuscript that I found, along with the Sam Adams and Lewis Jones manuscripts, and a long introduction by me and by Bruce Nemerov. Best regards, Robert Une convention fut donc passée entre l'Université et la Bibliothèque du Congrès mais son but final changea. L'objectif désigné fut Clarksdale, la ville la plus importante du Delta, et ses alentours, le comté de Coahoma, en fait la région des EtatsUnis où la communauté noire était proportionnellement la plus importante. Les buts fixés pour cette étude conjointe étaient "d'explorer objectivement et exhaustivement les habitudes musicales d'une communauté noire du Delta, de découvrir et de décrire la fonction de la Musique dans cette communauté, d'en reconstituer l'historique, d'en établir les fondement sociaux et culturels." Lomax et Work arrivèrent dans le comté de Coahoma le 28 août 1941. Après avoir passé quelques jours à enregistrer des services religieux "les églises étant plus faciles à trouver que les bluesmen car moins mobiles et plus sobres" [;-))], Lomax et Work cherchèrent des renseignements sur les chanteurs de blues dans le style de Robert Johnson. On leur donna un nom... Muddy Waters flânait, pieds-nus, quand on vint lui dire qu'un homme blanc le cherchait. C'était un dimanche, le dernier jour d'août 1941. Le coton avait fleuri et mûrissait, la récolte s'annonçait pour dans un mois. Muddy, comme tous ceux qui, dans le Mississippi, travaillaient les champs pour le compte d'un autre, profitait de ce moment de repos. Très bientôt il devrait retourner travailler ce coton, du lever au coucher du soleil. La nouvelle avait atteint Muddy bien avant le visiteur. "oh oh" se rappelle-t-il "ils ont compris que je vendais du whisky !". Il préféra se rendre en terrain neutre, chez le régisseur de la plantation, loin de la maison où était caché sa gnole. C'est donc là que le trouva le Blanc. "Je vous cherchais" dit-il "- et pourquoi donc ? - Je voudrais que vous me jouiez quelque chose, où est votre guitare ? - Là-bas, chez moi - Alors allez la chercher, je voudrais que vous en jouiez pour moi". 5 Hors-série Le Blanc s'appelait Alan Lomax. Il avait vingt-six ans, Muddy vingt-huit. "Je ne pouvais pas imaginer qui il était quand il est venu ici la première fois. Je ne savais si c'était quelqu'un de la police ou Dieu sait quoi d'autre. J'arrivais pas à comprendre ce Blanc qui me faisait monter dans sa voiture et me conduisait chez moi. Oh oh, me suis-je dit, ce type des impôts essaie de me pincer...". Difficile en effet de déchiffrer quel était le vrai personnage de Lomax. Déjà son accent : étrange - Texan mais adouci du coté de Washington. Et ses manières : il demande de l'eau à Muddy, puis la partage avec lui ! "Ce n'est pas un Blanc qui ferait ça. Non, là c'est trop, il va trop loin. Dans ma tête je me dis qu'il est vraiment prêt à tout pour me coincer." Dans l'ombre de Lomax, mais à distance respectueuse, se tenait celui qui avait lancé l'idée de cette enquête historique, John Work III, un Noir. Il était silencieux. Dans ce Sud profond on aurait pu le prendre pour le valet de Lomax, lequel faisait peu de chose pour dissiper cette impression. La présence de Work augmenta d'ailleurs les soupçons de Muddy, comme l'absence du Capitaine Holt, le contremaître de la Plantation. Les plantations, en règle générale, se méfiaient de ceux qu'elles appelaient des "agitateurs", en fait toute personne étrangère et inconnue, jusqu'à ce que sa présence soit expliquée. Les mêmes voix qui avaient alerté Muddy auraient du prévenir Holt. Muddy était très apprécié à Stovall, autant par les métayers que par la famille propriétaire. Chaque fois que des agents du fisc étaient venus roder ici, le Colonel Stovall en personne avait prévenu Muddy. Simplement parce que, si jamais il était embarqué, les fermiers auraient perdu non seulement un vendeur de whisky mais un de leurs musiciens préférés. Muddy s'imagina donc qu'il avait été cette fois, simple pion, sacrifié à l'Administration. C'était pourtant un drôle d'agent des impôts, ce Blanc... Au lieu de sortir sa carte de fonction, il retourna à sa voiture, sortit une Martin et commença à en jouer. Muddy découvrit alors que toute la banquette arrière et le coffre étaient occupés par un enregistreur, une platine de gravure et un convertisseur de courant. La platine, équipée d'un bras de lecture, permettait à Lomax de faire entendre ce qu'il venait d'enregistrer avant de l'emporter avec lui. "Il a donc apporté sa machine" dit Muddy "il a sorti sa vieille guitare et a d'abord joué dessus puis m'a dit : "- on m'a appris que Robert Johnson était mort, comme on m'a dit que vous étiez aussi bon que lui, alors je vais vous demander quelque chose. Voudriez-vous me laisser enregistrer quelques-unes de vos 6 chansons, que je vous ferai écouter avant de les emmener à la Bibliothèque du Congrès ? (je ne savais vraiment pas ce qu'il voulait dire en parlant de cette 'bibliothèque du congrès' ?) L'essentiel était dit : ce qui intéressait l'étranger c'était la Musique et pas l'alambic ! Mis au courant de la tournure des événements, Son Sims, le partenaire de Muddy, qui se tenait prudemment à bonne distance jusque là, rappliqua à son tour avec sa guitare. "Nous avons sorti tout cet attirail de sa voiture, l'avons installé sous le porche, je me suis mis dans la pièce de devant avec ma guitare et le micro, il a passé le fil à travers la fenêtre et s'est préparé." Les disques étaient à l'époque des plaques de verre épais (tout métal étant réservé à un usage militaire à cette époque), recouvertes d'une couche d'acétate noire dans laquelle était gravé le sillon. Ces disques faisaient quarante centimètres de diamètre, à comparer à nos LP de trente centimètres ou au vingtcinq centimètres des 78 tours. La taille du disque était à la mesure de l'événement ! L'amitié fut scellée et les soupçons dissipés en trinquant. Avec la chaleur du whisky dans tous les estomacs, la première séance d'enregistrement de Muddy Waters put commencer. "Alors je suis venu et j'ai chanté Country Blues" dit Muddy "Quand il l'a joué sur la platine, ça ressemblait vraiment aux vrais disques. Mon vieux, tu ne peux pas savoir ce que j'ai ressenti cet après-midi quand j'ai entendu cette voix - et c'était la mienne ! J'ai pensé : Je sais chanter ! Plus tard il m'a envoyé deux copies, et un chèque de vingt dollars et j'ai emmené le disque à la baraque du coin et je l'ai mis dans le juke-box et je l'ai joué et joué encore et j'ai dit " Je peux le faire, je peux le faire !" Son Sims était donc arrivé (en entendant sauter le bouchon !-] juste à temps pour que Burr Clover Blues fournisse une première prise de test. Pendant que Lomax ajustait ses réglages, John Work interviewa brièvement les deux musiciens [traduction par Patrice Champarou dans notre numéro spécial Plantation Recordings]. Puis, en ce début de soirée du 31 août 1941, Muddy Waters enregistra une des chansons pour lesquelles il était connu "dans son quartier" et grâce à laquelle il allait bientôt être connu dans le monde entier. Lomax étiqueta la chanson "Country Blues". John Work avait noté "I Feel Like Going Home" et c'est ce titre qui secoua Chicago peu d'années plus tard. Revenons sur la suspicion que suscita leur venue auprès des propriétaires, juste pour expliquer le terme "agitateurs" : en fait on voulait juste savoir une chose : étaient-ils ou non des syndicalistes ? Avec la deuxième guerre mondiale qui menaçait [pour les USA] et l'essor des industries du Nord et donc l'exode de main d’ œuvre qui en résultait, la grande angoisse des planteurs était de voir débarquer des syndicalistes prêts à tourner la tête de leurs quasi esclaves (à leur ouvrir les yeux en fait). Muddy Waters 1913-1946 I Feel Like Goin’ Home Romain Pélofi L ’œuvre de Muddy Waters est immense, tant quantitativement que qualitativement. C’est d’ailleurs ce qui a fait la réputation de l’homme, avec son histoire. Alors pourquoi en extraire un morceau en particulier ? Est-ce que cela a un sens ? Tout simplement parce que Feel Like Goin’Home et son ébauche Country Blues, le tout premier enregistrement de Waters sont parmi les chansons les plus bouleversantes. Une claque gigantesque pour le novice que j’étais, impossible de s’en remettre. De plus, il ressort de ces titres tout ce qui fait que la musique de Muddy Waters est Muddy Waters. Une marque de fabrique, un son et une émotion qui seront parfois assimilés à la définition même du blues tant leur impact sera grand. Si ça ne constitue pas un argument de poids, qu’est-ce qu’il vous faut ? Et puis d’abord, c’est ma chronique ! Non mais ! Eté 1941 sur la plantation de Stovall, Mississippi, quelques miles au Sud de la plus grosse bourgade du Delta : Clarksdale. Il n’y a rien à voir sinon des champs, travaillés en grande partie par des Noirs métayers. Des esclaves modernes obligés de s’user jusqu’à l’épuisement pour des propriétaires terriens qu’il faut rembourser. Le cycle n’a pas de fin, quelques uns choisiront la fuite, l’exil vers les grandes cités du Nord. Et puis, c’est sans compter avec Jim Crow, le pantin de la ségrégation, cette pratique qui donne aux hommes leurs droits et leur place en fonction de leur race. Pour les Noirs, c’est l’absence totale de justice, les humiliations quotidiennes et parfois la conviction profonde d’appartenir à une catégorie inférieure. C’est dans ce coin sinistre que l’éthnomusicologue Alan Lomax arrête sa camionnette chargée d’un énorme enregistreur… portable. Il rencontre un jeune Noir dont certains traits trahissent une ascendance indienne, Cherokee plus précisément. Le jeune homme, âgé de vingt six ans est né en 1915, tout comme Lomax. Ici, tout le monde l’appelle Muddy Waters et le considère comme étant l’un des tous meilleurs jeunes bluesmen des environs. Lomax lui prête donc sa guitare et après une brève interview le fait chanter. Deux titres. Country blues, et ce qui deviendra plus tard l’hymne Can’t Be Satisfied : I Be’s Troubled. C’est sur Country Blues que nous allons nous arrêter. 1941, une camionnette, un enregistreur portatif… forcément, le son crache. Une très brève introduction à la slide annonce le chant. Une voix chaude, reconnaissable entre toutes bien que jeune et altérée par le microphone perce et s’entrelace avec l’instrument. Des réminiscences de Charley Patton, Robert Johnson, Son House dès les premières mesures. Pas de doute, nous sommes bien au cœur du Delta. La chanson s’intitule donc Country Blues. Il s’agit d’une adaptation du Walkin’Blues de Robert Johnson, justement, et inspirée par… Son House que Muddy fréquente et admire « Je pensais qu’il était le meilleur de tous les guitaristes ». Johnson, Muddy l’aurait aperçu une fois de loin, au milieu d’une foule compacte. Ils ne sont donc liés par aucun lien amical. Mais il connaît ses disques. 7 Hors-série 1-Black Mama Le 28 mai 1930, Son House enregistrait ce véritable chef-d’œuvre en deux partie, My Black Mama, un blues chanté comme un sermon religieux dont les couplets ne semblent pas liés entre eux, d’où un mélange d’histoires à doubles sens (parfois érotiques) et de conseils ou reproches quelques uns faisant allusion à des éléments raciaux qui paraissent jetés pêle-mêle : My Black Mama, partie 1 : Oh, black mama, what's the matter with you? Said, if it ain't satisfactory, don't care what I do Hey, mama, what's the matter with you? Said, if it ain't satisfactory, baby, don't care what I do You take a brownskin woman'll make a rabbit move to town Say, but a jet-black woman'll make a mule kick his stable down Oh, a brownskin woman will make a rabbit move to town Oh, but a real black woman'll make a mule kick his stable down Say, t'ain't no heaven, say, there ain't no burnin' hell Say, where I'm going when I die, can't nobody tell Oh, there ain't no heaven, now, there ain't no burnin' hell Oh, where I'm going when I die, can't nobody tell Well, my black mama's face shine like the sun Oh, lipstick and powder sure won't help her none My black mama's face shine like the sun Oh, lipstick and powder, well, they sure won't help her none Well, you see my milk cow, tell her to hurry home I ain't had no milk cow since that cow been gone If you see my milk cow, tell her to hurry home Yeah, I ain't had no milk cow since that cow been gone Well, I'm going to the race track to see my pony run He ain't the best in the world, but he's a runnin' son-of-a-gun I'm going to the race track to see my pony run He ain't the best in the world, but he's a runnin' son-of-a-gun Oh, Lord, have mercy on my wicked soul Wouldn't mistreat you, baby, for my weight in gold Oh, Lord, have mercy on my wicked soul Hmmm Hmmm Hmmm b 8 Muddy Waters 1913-1946 My Black Mama, partie 2 : Hey, I solemnly swear, Lord, I raise my right hand That I'm goin' get me a woman, you get you another man I solemnly swear, Lord, I raise my right hand That I'm goin' get me a woman, you get you another man I got a letter this morning, how "Oh, hurry, hurry, gal, you love I got a letter this morning, how "Oh, hurry, hurry, gal, you love I I I I grabbed my got there, grabbed my got there, do is do is you reckon it read? dead" you reckon it read? dead" suitcase, I took off, up the road she was laying on the cooling board suitcase, I took on up the road she was laying on the cooling board Well, I walked up close, I looked down in her face Good old gal, you got to lay here till Judgment Day I walked up close, and I looked down in her face Yes, been a good old gal, got to lay here till Judgment Day (parlé : Aw sho' now, I feel low-down this evenin'!) Oh, my woman so black, she shays apart of this town Can't nothin' "go" when the poor girl is around My black mama stays apart of this town Oh, can't nothing "go" when the poor girl is around Oh, some people tell me the worried blues ain't bad It's the worst old feelin' that I ever had Some people tell me the worried blues ain't bad Buddy, the worst old feelin', Lord, I ever had Hmmm, I fold my arms, and I walked away "That's all right, mama, your trouble will come someday" I fold my arms, Lord, I walked away Say, "That's all right, mama, your trouble will come someday" Musicalement, le morceau et sa forme sont caractéristiques du style de House. Les cordes sont littéralement frappées, et, comme souvent dans le Delta blues, la structure est carrée et régulière. Mais, si l’on considère le cycle comme étant une grille blues " classique " en douze mesures de quatre temps, les mesures cinq et huit sont systématiquement à deux temps. House était un habitué de ce genre de construction tordue. Il n’a jamais la moindre hésitation, rien ne semble arrêter son jeu, surtout pas son chant passionné. D'ailleurs, ce type de procédé d’une rigueur rythmique impressionnante est très fréquent chez les bluesmen du Delta, contrairement à une idée répandue, totalement fausse, qui fait de ces derniers des musiciens au style chaotique et n’ayant pas la moindre notion théorique musicale. Cette merveille qu’a immortalisée Son House fourmille d’informations, de micro-analyses qui ne sont pas, ici, le propos. Elle est en grande partie composée de références à la culture noire, rurale et sudiste. Un thème important restera dans tous les blues dérivés de celui-ci : la mort. Son y déplore le décès de sa compagne, appris par une lettre et va jusqu’à ajouter qu’il voit son corps étendu sur une planche mortuaire (« I got there, she was laying on the cooling board »). Les sentiments sont tellement noirs et sinistres que l’on comprend l’émotion qui a pu étreindre Son House lors de ses prestations. Nous sommes ici face à un langage destiné aux oreilles de la communauté. La connotation nettement rurale des métaphores employées est révélatrice du public visé. La maîtresse est désignée comme une « vache à lait » ou un « poney ». Idem pour les canons de beauté féminins. Son House rejette les artifices esthétiques, principalement les maquillages tant apprécies dans les milieux urbains « Well, my black mama's face shine like the sun ». Les paroles sont un excellent moyen de se rendre compte des différences en la matière. Si, dans le Sud, on aime les « big fat mama », les femmes bien en chair, les femmes aux jambes longues et à la taille de guêpe sont privilégiées dans les grandes cités. Son semble aussi jouer sur le contraste, puisqu’il affirme que le visage noir de sa maîtresse « brille ». Une autre interprétation est aussi possible, sans toute fois se risquer à aller trop loin. Faut-il y voir une allusion ironique et empreinte d’une certaine fierté raciale en réponse à l’expression péjorative « shine » qui désignait les Noirs dans le Sud, en raison de la sueur qui faisait briller leurs fronts lors des travaux ou bien parce que les cireurs de chaussures, les « shoe shine boys » étaient systématiquement des Noirs ? 9 Hors-série Un autre sujet récurrent dans cette chanson n’est sans doute pas sans lien avec le passé de House. Jeune homme, il avait débuté sa carrière en tant que prêcheur. D’où cette forme en sermon ainsi que le recours à plusieurs reprise de symboles religieux. Pas tant dans la répétition des « Lord », tellement utilisés en blues qu’on peut y voir une interjection, mais plutôt dans certaines couplets. L’Enfer « Say, t'ain't no heaven, say, there ain't no burnin' hell », les appels à la clémence « Oh, Lord, have mercy on my wicked soul », les engagements pris sous serment « Hey, I solemnly swear, Lord, I raise my right hand / That I'm goin' get me a woman, you get you another man » où bien les menaces « Good old gal, you got to lay here till Judgment Day ». La façon dont le religieux est traité laisse une curieuse sensation, celle de la peur, de la crainte des foudres divines. Est-ce sincère, ou bien purement artistique ? Faut-il y voir une fois de plus cette fatalité qui a souvent été montrée du doigt dans le blues ? La musique, elle, est d’une force à couper le souffle. Totalement impliqué dans ce qu’il chante Son House s’emporte lui même, de cette magnifique voix chaude et puissante qui le caractérise. Ses implications totales dans sa musique s’entendent et sont corroborées par des témoignages. Lors du blues revival dans les années soixante, Larry Cohn se souvient : « En assistant à New York au premier concert de Son House, lors de sa redécouverte, j’ai failli avoir une attaque ! Je n’avais jamais vu, ni même jamais imaginé que l’on puisse chanter avec une telle intensité sans tomber raide mort. Chaque chanson semblait être une véritable catharsis. Chaque fois qu’il envoyait sa tête en arrière sous l’effet de l’émotion, je ne pouvais m’empêcher de penser "et dire que nous sommes en 1965! Mais comment donc devait-il être en 1930?" C'était absolument incroyable ». 2-Walkin’Blues Robert Johnson fréquentait déjà tout jeune Son House et son ami Willie Brown. Leurs premiers rapports n’étaient pas franchement amicaux puisque House et Brown se moquaient au début de son jeu de guitare. Mais Johnson s’est très vite perfectionné pour atteindre un niveau technique supérieur à celui de ses deux aînés. En 1936 il va graver un blues-sermon intitulé Walkin’Blues. Si Son House avait déjà enregistré une chanson du même nom, c’est bel et bien My Black Mama qui a servi de base pour Johnson.Robert Johnson, Walkin’Blues : I woke up this mornin', feelin' round for my shoes Know 'bout 'at I got these, old walkin' blues Woke up this mornin', feelin' round for my shoes But you know 'bout 'at I, got these old walkin' blues Lord, I feel like blowin' my woh old lonesome home Got up this mornin', my little Bernice was gone Lord, I feel like blow ooohn' my lonesome home Well I got up this mornin' woh all I had was gone Well ah leave this morn' I've feel mistreated and Leavin' this morn' ah, I Babe, I been mistreated, of I have to, woh, ride the blind, ah I don't mind dyin' have to ride a blind baby, and I don't mind dyin' Well, some people tell me that the worried, blues ain't bad Worst old feelin' I most ever had, some People tell me that these old worried old blues ain't bad It's the worst old feelin', I most ever had She got an Elgin movement from her head down to her toes Break in on a dollar most anywhere she goes, oooh ooooh (parlé : To her head down to her toes, oh, honey) Lord, she break in on a dollar, most anywhere she goes 10 Muddy Waters 1913-1946 Robert Johnson attaque le morceau sur un tempo un peu plus lent que Son House et entraîne l’auditeur avec lui dans un tourbillon sauvage de malheurs personnels soulignés par une guitare pleine de fureur qui s’emballe. En dépit de son énergie, la chanson de Johnson a une dimension dramatique vraiment surprenante. Impression qui est démultipliée par le chant, strident, hyper-dramatique et très tendu. Si, contrairement à Son House, Robert Johnson se base sur un système plus simple toujours quatre temps, il apporte une modification à la structure harmonique. En effet, sur les neuvième et douzième mesures, il joue un accompagnement V-IV-I-I, là où Son House se contente de rejouer les mesures cinq et huit. Les paroles sinistres au possible atteignent des sommets de noirceur. Le chanteur est poursuivi par ses tourments et tout y passe : l’amour, le sexe, l’argent, les biens matériels. La mort est là aussi présente, « I've feel mistreated and I don't mind dyin' » : Johnson affiche son indifférence à l’idée de sa propre mort, ce qui n’est pas franchement réjouissant. Il n’a strictement plus rien à perdre. Walkin’Blues est l’histoire d’un homme désormais seul et hanté par des obsessions terribles et auto-destructrices. Cette version reste l’un des enregistrements les plus célèbres, comme une bonne partie de l’œuvre de Johnson. Elle servira de base à d’autres reprises comme celle de son beau-fils Robert Jr Lockwood ou bien de Johnny Shines qui la rebaptisera Ramblin’. 3-Country Blues Et en 1941, Muddy Waters enregistre pour Lomax son Country Blues. Si certains vers se retrouvent effectivement dans My Black Mama ou Walkin’Blues, l’attaque de Muddy est singulière. Rien à voir avec le rythme effréné, à la limite de la transe que l’on retrouve chez Johnson ou House. Non, le chanteur-guitariste prend ici tout son temps, s’appuie, tout en gardant une ferveur égale aux versions précitées. Il est à noter que Muddy conserve quand même la structure du texte qui diffère de la forme blues « classique », la plus répandue (couplets de trois vers dont les deux premiers sont identiques, le troisième concluant) : I get later on in the evenin' time, I feel like, like blowin' my home I woke up this mo'nin, find my, my little baby gone, hmm Later on in the evenin', main man, I feel like, like blowin' my home Well I, woke up this mo'nin' baby, find my little baby gone A well now, some folks say they worry, worry blues ain't bad That's a misery feelin' child, I most, most ever had Some folks tell me, man I did worry, the blues ain't bad Well that's a misery ole feelin', honey now, ooh well gal, I most ever had Well, brooks run into the ocean, ocean run in, into the sea If I don't find my baby somebody gonna, gonna bury me, um-hm Brook run into the ocean, child, ocean run into the sea Well, if I don't find my baby now, ooh well gal, you gonna have to bury me Yes, minutes seem like hours an hours seem like days Seems like my baby would stop her, her lowdown ways, hey Minutes seem like hours child, an hours seem like days Yes, seem like my woman now, ooh well gal, she might stop her lowdown ways Solo Well now I'm, I'm leavin' this mo'nin' if I had-a, whoa ride the blind I feel mistreated girl you know now, I don't mind dyin' ah Leavin' this mo'nin, tell ya I had-a now ride the blind Yeah, I been mistreated baby now, baby an I don't mind dyin' 11 Hors-série Une mélancolie terrible se dégage. Le texte est celui d’un homme seul dont la voix est soutenue par les plaintes et les pleurs qu’il arrache à sa guitare. Un jeu de questions-réponses s’engage, rappelant l’héritage d’une époque encore toute récente. L’histoire est simple, pure et le message n’est brouillé par aucun artifice. Ne restent que le blues et les tourments d’un chanteur qui semble plus perdu et déboussolé que désespéré. Le chant est émaillé de petits cris et d’interjections directement issus des « fields hollers », ces chants que les Noirs du Sud lançaient lors des travaux champêtres que l’ont retrouve souvent en blues (Peetie Wheatstraw, un des bluesmen les plus populaires de l’avant guerre est resté célèbre aussi grâce à ses « Ooh well well ! »). Muddy dira à propos de son enfance dans les champs : « Chacun hélait, mais personne n’y prêtait aucune attention. Bien sûr, je hélais aussi. On peut appeler ça "blues" mais ce n’étaient que des trucs improvisés. Quand un copain par exemple, ou une fille surtout, travaillait près de vous et que vous vouliez lui dire quelque chose, vous le héliez, le chantiez. De même votre mule. Ou bien il se faisait tard et vous vouliez rentrer. Ou autre chose. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce que je chantais alors, sauf ceci : "Toujours insatisfait, je ne cesse de me tourmenter" ( I can't be satisfied, I be all troubled in mind). Il me semble que je chantais toujours ça, parce que je chantais exactement ce que je ressentais [… ] ». Il y a déjà une urgence dans la voix, une conviction sauvage et surtout érotique très fortes. La spontanéité donne une sincérité déconcertante à l’ensemble. A chaque vers, des mots sont répétés (« I feel like, like blowin’my home »), comme si les sentiments les plus primaires prenaient le contrôle du chant. On imagine presque Muddy serrer les dents tant les paroles semblent vécues et la douleur exaltée. L’érotisme rendu par la façon de chanter en devient carrément explicite. Comme très souvent dans le blues, la fatalité s’abat sur le chanteur qui se résigne «That's a misery feelin' child, I most, most ever had ». La résignation, l’absence directement visible de sentiment de révolte. Même si, ici, ce sentiment est appliqué à une situation sentimentale c’est une attitude qui semble générale. Cela traduit certainement bien ce que devait être la réaction d’un groupe racial face à un acharnement social et moral institutionnalisé. C’est aussi en partie ce qui a valu à cette musique la désaffection de son public d’origine à partir de l’extrême fin des années cinquante. Enfin, n’oublions pas la thématique de la mort, bien mise en valeur, d’autant plus qu’elle apparaît à deux reprises : « If I don't find my baby somebody gonna, gonna bury me, um-hm » et « I feel mistreated girl you know now, I don't mind dyin' ah ». Dans le premier cas, Waters dit mourir de façon certaine s’il ne retrouve pas celle qu’il aime. Dans le deuxième , il s’agit d’un vers déjà utilisé par Robert Johnson dans Walkin’Blues et qui montre à quel point l’homme se détache de son avenir, se moquant même de passer l’arme à gauche. Le blues se chante à la première personne et Muddy se confond avec son double imaginaire (?) de la chanson à un point troublant. Muddy Waters pose aussi ce qui sera sa marque stylistique et musicale la plus spectaculaire : le délai. Cette façon de jouer et de chanter en arrière du temps. On dirait qu’il va en permanence laisser s’échapper la mesure, mais il la rattrape au dernier moment, à la limite de la rupture, du retard. Il creuse véritablement la pulsation pour en atteindre le fond. Sa musique contient ce mélange en apparence paradoxal de force sauvage et de retenue rythmique. Nombreux sont ses futurs accompagnateurs qui s’arracheront les cheveux à tenter de saisir ce report du temps. Fred Below avouera : « Le meilleur de tous les musiciens avec qui j’ai eu l’occasion de jouer. Son sens du rythme est absolument parfait ». A tel point que la structure même du morceau devient floue, bien qu’immuable et classique. Ce qui illustre on ne peut mieux « minutes seem like hours and hours seem like days » ! Enfin, il paraît difficile de passer sous silence le solo de guitare qui introduit le dernier couplet. Muddy Waters ne savait, à l’époque, jouer qu’avec un bottleneck. Son solo, bien que tout en nuances est d’un style particulièrement agressif et tout à fait personnel. Le musicien a réussi une synthèse des différents motifs qui l’ont inspiré pour récréer un son et une articulation rythmique propres. S’il débute cette intervention en douceur, au changement d’accord il lance une attaque déchirante qui surprend. Un effet à remuer les tripes. Et on reconnaît très bien le style qu’il adoptera : les interventions au slide sur les deux premières cordes qu’il jouera sur pratiquement chaque morceau lors de ses concerts à partir des années soixante dix. La guitare chante son couplet, pleure, gémit. Un véritable écho à la voix. Elle en dit presque autant que le texte. Un véritable sommet d’expressivité qui ne peut laisser personne indifférent. Ce son, ce rythme, ce touché tellement évocateurs ! Country Blues, le premier enregistrement de Muddy Waters est un document singulier. Même si le style de Muddy et son chant ne sont pas encore formés, il y a une base tout à fait personnelle et déterminante dans ce qui deviendra une véritable identité musicale pour l’artiste. Diverses influences provenant de bluesmen personnellement côtoyés ou entendus par disque sont assez facilement repérables mais forment un tout unique. Un véritable bouillon de culture que le musicien s’est approprié. A-t-il appris cette chanson directement auprès de Son House ou bien grâce à un disque de Robert Johnson ? La deuxième option est assez séduisante puisque, harmoniquement, Muddy utilise la grille de Johnson. Mais le vers « minutes seem like hours and hours seem like days » sera réutilisé quelques mois plus tard par Son House dans la deuxième partie de son Jinx Blues. House s’est-il inspiré de Muddy Waters ou bien Muddy a-t-il repiqué cette phrase à House pour la graver avant lui ? Reste un morceau magnifique et déchirant dans lequel l’émotion atteint de véritables sommets. Impossible de rester figé à son écoute. C’est trop fort pour ça. La véritable raison pour laquelle j’ai retenu ce morceau, en fait ! Muddy Waters recevra une seconde visite de Lomax l’année suivante, en 1942. Il va graver quelques pièces accompagné par un orchestre de cordes inspiré des Mississippi Sheiks et qui comprend entre autres le violoniste Son Sims, un ancien ami de Charley Patton avec lequel il avait enregistré. Ces morceaux sont plutôt dansants et transmettent une bonne humeur, bien qu’un peu brouillons. Il immortalise aussi à l’occasion quelques pièces en soliste, dont des reprises des deux morceaux enregistrés l’année précédente. Ainsi, I Be’s Troubled est rebaptisé I Be Bound To Write To You et Country Blues… tout simplement Country Blues n°2. 12 Muddy Waters 1913-1946 Cette nouvelle version de Country Blues n’est pas fondamentalement différente de la première. Elle est même pratiquement similaire. Mais ce qui frappe d’entrée est la voix. Bien plus sûre d’elle qu’en 1941. Chaude puissante et dure… on a l’impression que Muddy cherche à imiter le timbre de Son House. Le chant semble pourtant plus terne, plus figé et le jeu de guitare plus rigide. Le solo de guitare est différent de celui de la première version. S’il débute exactement de la même manière, l’attaque violente qu’on attend au bottleneck est remplacée par un motif joué doucement. La fin de l’intervention instrumentale est identique à celle de l’année précédente. Le texte est quasiment semblable. La mélodie semble également plus construite. Il s’agit d’une pièce splendide bien qu’inférieure à la version captée un an auparavant par le micro. Musicalement plus fade, elle manque peut-être aussi de cette spontanéité qui confère une sincérité stupéfiante au Country Blues n°1. 4-Feel Like Going Home En 1943, Muddy Waters se décide à quitter le Delta pour rejoindre Chicago. En 1944, son oncle Joe Grant lui offre un beau jouet : une guitare électrique ! Après une séance pour Bluebird dans laquelle Lester Melrose impose à Waters des arrangements qu’il n’aime pas avant d’en conclure qu’il n’a aucun talent, il faut attendre 1946 pour une vraie entrée dans les studios. Pour le label Aristocrat, futur label Chess. Après une audition, Leonard Chess est agacé par Muddy Waters dont les paroles lui sont incompréhensibles. Après l’avoir forcé à enregistrer dans un style très « Blues Bird sound », Chess l’autorise à revenir dans le studio avec son propre son, celui qu’il joue habituellement. Bien que tournant déjà avec un orchestre comprenant Jimmy Rogers, Little Walter et parfois Baby Face Leroy Foster ou Elgin Edmonds, Muddy Waters vient seul à la séance, avec sa guitare et son goulot de bouteille. Chess lui adjoint le contrebassiste Big Crawford, alors partenaire régulier de Memphis Slim. Muddy Waters va reprendre avec le succès commercial que l’on sait les deux tous premiers titres qu’il avait joués pour Lomax et la bibliothèque du Congrès. I Be’s Trouble devient donc l’immortel I Can’t Be Satisfied et Country Blues se transforme en Feel Like Goin’Home. C’est bien sûr ce dernier qui nous intéresse. Les progrès technologiques réalisés en cinq ans ainsi que le fait que ces séances aient lieu en studio rendent une qualité sonore incomparable par rapport aux enregistrements précédents. C’est la stupéfaction la plus extrême qui surprend l’auditeur. Une introduction absolument démentielle, complètement folle qui semble sortie… de quoi justement ? Une guitare électrique sur-amplifiée crache quelques notes aiguës qui percent ce temps mort précédant chaque morceau. Et puis le tonnerre éclate, d’une violence inouïe. Un hurlement qui provoque de façon implacable, et à chaque écoute les mêmes réactions physiques. Des coups de bottleneck, comme ceux que Muddy donnait sur la guitare acoustique de Lomax. Mais là, il n’est plus en acoustique. L’ampli crache un son saturé qui ressemble étrangement à un cri humain. Et il est soutenu par une contrebasse menaçante qui augmente un peu plus la tension. La contrebasse est ici primordiale. Si elle reste en arrière plan, elle fournit néanmoins un travail formidable qui libère Waters de ses contraintes liées à l’accompagnement de sa voix, ce qui sera le rôle de ses futurs orchestres. Ses seuls soucis sont donc le chant et les réponses de sa guitare. Une tension électrique qui atteint une sorte de paroxysme. La violence avec laquelle le musicien expulse ses sentiments sur l’instrument est retenue par ce retard typique à Muddy. Le temps et le son sont étirés comme des élastiques. On a toujours l’impression que ça va casser. La façon dont le goulot vibre su la manche donne des effets saisissants à couper le souffle. C’est précisément cette introduction qui me fait sincèrement penser que Muddy Waters est un immense guitariste. En dehors de toute conception technique et en dépit du fait qu’il laissera tomber l’instrument pour une bonne partie de sa carrière, un homme capable de tirer autant d’émotions aussi brutes et troublantes, de couleurs, d’expression et de douleur ne peut être qu’un génie. Après une telle claque, tout texte peut sembler superflu à la chanson. Aristocrat 1305B collection Tom Kelly 13 Hors-série Well When Now, Well now it gettin’ late on in the evenin', I feel like, like goin’my home I woke up this mo'nin, all I, I had was gone gettin’ late on in the evenin', man now, I feel like, like goin’home I, woke up this mo'nin' all I had was gone Well!! Brooks run into the ocean, ocean run in, into the sea If I don't find my baby somebody gonna, sure bury me, aaah ah Brooks run into the ocean, man, that ole ocean into the sea Well, now if I don't find my baby child, somebody sure gonna bury me Solo Well!! Minutes seem like hours an hours gonna seem like days Seem like my baby would stop her, old evil ways, aaah ah Minutes seem like hours and hours seem like days Well now, seems like my baby child, whoo-hoo well, child, would stop her low down ways. Le solo de guitare au milieu du morceau est pratiquement identique à celui de l’introduction. S’il diffère légèrement, ce sont surtout les oreilles, habituées à la pulsation marquée par la contrebasse de Big Crawford, qui s’installent dans une logique rythmique. Une logique que Waters n’hésite pas à casser à coups de bottleneck déchirants. Le son amplifié à l’extrême surprend une fois de plus. Il se détache de la rythmique, crée un vrai relief, sculpte véritablement l’espace sonore avant de s’y replonger et de rejoindre Crawford. Ce solo est d’ailleurs ponctué par un « yeah ! » que lance le bluesman qui, visiblement, se régale autant qu’il s’implique. Le texte, encore une fois, est pratiquement le même qu’à l’origine. Mais la longueur de l’introduction oblige le chanteur, pour respecter la durée standard d’un disque d’alors, à en modifier l’organisation. Ainsi, ce qui, dans la première mouture de Country Blues constituait le troisième couplet devient ici le deuxième. Deuxième immédiatement suivi du solo du guitare. Le troisième couplet de Country Blues est ici le dernier et sert de conclusion. Les deuxième et dernier couplets de la chanson enregistrée en 1941 disparaissent purement et simplement. Le formatage n’est certainement pas l’unique raison. Les vers supprimés auraient peut-être eu une connotation trop rurale aux oreilles urbaines (en terme d’allusions à la vie sudiste ou à la langue utilisée, « ride the blind » -voyager illégalement en train) ? Muddy aurait-il cherché à étendre la modernisation de sa musique jusqu’aux paroles ? Mais les acheteurs potentiels étaient les migrants fraîchement arrivés du Sud et auraient sans doute apprécié ces clins d’œil que d’autres musiciens de Chicago blues ne se sont pas privés de faire. Sans doute faut-il simplement y voir la durée et le fait qu’un bluesman ne joue pratiquement jamais un morceau deux fois de la même manière, histoire d’humeur et de sentiments au moment de s’exécuter. Le passage lié à la mort, lui, est non-seulement conservé, mais encore renforcé par ce petit mot, « sure », qui rend compte une fois de plus de la fatalité, de l’inéluctable et d’une logique implacable que rien ne pourra arrêter. Ce qui est fascinant ici, est la manière dont le texte est chanté. Que ce soit en matière de chant au sens strict du terme ou de prononciation et d’articulation des sons. En effet, Muddy Waters semble ici se lâcher. Il est malheureusement impossible de retranscrire la manière dont les syllabes sont étirées ou au contraire « mangées » ce qui donne des impressions de ralentis et d’accélérations. Il joue avec le rythme, le détruit et le restitue en permanence. Prenons le premier couplet. Celui tout simplement parce qu’il est le premier et tout à fait représentatif des autres : « Well now it gettin’ late on in the evenin', I feel like, like goin’my home ». Lorsque Muddy prononce cette phrase, il la découpe naturellement en trois parties bien distinctes. Ces parties sont caractérisées par des groupes de mots « serrés » articulés dans une sorte d’accélération. Ces groupes sont espacés de voyelles étirées qui lient les ensembles. Ce qui donne : « Well noooow/it gettiiiiin’/ late on in the evenin', I feel like… /like goin’my home ». Autrement dit, ce débit découpé est très proche de celui du langage parlé. Un peu comme lorsqu’un individu choqué ou en colère avale sa salive entre les syllabes ou bien reprend son souffle. Seul un sens du rythme très aigu peut aider Muddy à chanter de la sorte. Cette douleur est aussi exprimée d’autres manières tout aussi frappantes. La répétition de mots voisins confine presque au bégaiement (« like/like » ; « ocean/ocean » ; « hour/hour » ainsi que la proximité phonétique entre « her » et old ». Ces répétitions donnent cette sensation de mots qui se bousculent pour sortir de la bouche d’un homme dont les sentiments sont forts mais confus. Ce qui crée également des rimes internes, augmentant l’effet rythmique qui soutient la chanson d’un bout à l’autre. Mais quelque chose d’autre qu’un simple désespoir se dégage de ce chant sauvage dicté par de véritables pulsions. Quelque chose qui a valu en grande partie son succès à Muddy Waters auprès du public noir : une véritable charge érotique voir sexuelle. Car comme je viens de le dire, Muddy paraît soumis à des pulsions presque instinctives voire primaires. Il semble dans un état second. 14 Muddy Waters 1913-1946 Et certains témoignages rapporteront plus tard à quel point il lui arrivait de se confondre avec les personnages de ses chansons, jusqu’à en rester troublé plusieurs heures. Mais ici, comme bien souvent dans le blues, tout est sous-entendu. L’érotisme qui imprègne cet enregistrement n’est pas dans le texte, mais bien dans la façon de l’interpréter. Il ne faut donc pas négliger le rôle extrêmement important joué par les interjections et les onomatopées dans l’expression du chanteur. J’ai d’ailleurs mis des points d’exclamation pour bien signaler que les « well » que pousse Muddy sont lancés avec force et se détachent des phrases au lieu de se couler dedans. Il en va de même des « aaah ah » dans les deux derniers couplets. Et puis la confusion phonétique est très certainement volontaire entre « blowin’my home » et ce qui apparaîtrait comme une allusion sexuelle « blowin’my horn ». La force, la violence, l’urgence et l’érotisme qui se dégagent ici peuvent amener à parler d’un véritable charisme, ce qui sera bien utile au redoutable chef d’orchestre que deviendra Muddy. Car cette agressivité d’une couleur toute urbaine marque la naissance du Muddy Waters que nous connaissons, celui que la critique qualifiera de « roi du Chicago blues ». 5-Walkin’Blues En février 1950, Muddy Waters, toujours lors d’une séance pour le label Aristocrat, et toujours en compagnie du seul Ernest « Big » Crawford à la contrebasse, enregistre une chanson intitulée… Walkin’Blues. Well I woke up this morning, feeling ‘round, ‘round for my shoes You can tell about that I have them old, them old walking blues Now, woke up this morning, man, feeling ‘round, feeling ‘round, ‘round for my shoes Well you can…tell that doggone child, baby, I have them walking blues Well!! Some folks say the worried old blues ain’t bad That’s worst old feeling I most, I most ever had Now some folks tell me…that the worried, old blues ain’t bad Well that’s the worst old feeling now child, baby, I most ever had (parlé) All right Big Crawford! Solo Well!! I’m leaving this morning, man, I have to…oh, ride the blind You know I’ve been mistreated, man you know I don’t mind dying I’m leaving…and I have to…oh, ride the blind Well you know, I’ve been mistreated now baby, baby, I don’t mind dying Si le titre,renvoie directement à Robert Johnson, il en va de même en ce qui concerne le texte. Des couplets entiers, en particulier le premier, semblent empruntés à Johnson, alors qu’ils avaient disparu dans les deux versions de Country Blues et dans I Feel Like Goin’Home. Y compris des allusions plutôt sudistes et rurales, telles que celle faite aux trains pris de façon illégale, généralement en direction du nord (« I have to ride the blind »). Pourquoi ? Difficile à dire, mais plusieurs possibilités sont plausibles. Il paraît assez peu probable qu’à cette date Muddy ait encore eu accès à des disques datant des années trente. Peut-être se souvenait-il donc suffisamment bien de la pièce de Johnson pour la réinterpréter de façon étonnamment fidèle en ce jour de 1950. Ou alors, et c’est ce qui me paraît le plus réaliste, il faut replacer Muddy dans le contexte du cercle des bluesmen de Chicago. Il y fréquentait de nombreux anciens partenaires musicaux voire amis de Robert Johnson qui connaissaient aussi bien son répertoire et ne devaient pas se priver de le recycler : Sonny Boy Williamson II, Howlin’Wolf, Elmore James, Robert Nighthawk, Memphis Slim, Honeyboy Edwards, Big Walter Horton… et surtout Johnny Shines (qui gravera le 28 avril 1952 –deux ans plus tard- une extraordinaire version de Walkin’Blues sous le titre Ramblin’). Pour revenir à Muddy et ce Walkin’ Blues de 1950, il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce que nous avons dit à propos de I Feel Like Goin’Home. On y retrouve le même chant sauvage et exacerbé, ainsi que ce jeu de slide vibrant, lourd, électrique et si caractéristique du bluesman. Il faut entendre le découpage des phrases, ces hésitations, ces répétitions, ces « Well !! » surexcités. Dans ma transcription, j’ai tenté de rendre tout ça avec une ponctuation bien fade qui ne peut, bien entendu, pas remplacer une écoute. Pourtant, cet enregistrement dégage une touche plus « moderne » que I Feel Like Goin’Home. Cette impression n’est pas attribuable au seul son, déjà correct sur le même label en 1948. Non, je pense que cette sensation est principalement due à la contrebasse de Big Crawford. Beaucoup plus droit et simple, Crawford marque les temps de façon carrée et métronomique, soulignant les trois accords de manière bien plus tranchée. Six mois plus tard, en juin, le disque de cet enregistrement est enfin publié. Mais entre-temps, au début du même mois, le 3 juin, les frères Chess deviennent les uniques propriétaires du label Aristocrat et le rebaptisent à leur nom. Walkin’Blues sortira donc estampillé Chess Records, numéro Chess 1426. Muddy et Chess sont alors à l’aube d’une collaboration d’une richesse stupéfiante en chefsd’œuvre. Cette association, dont l’impact incalculable infléchira le cours de la musique et de la culture à une échelle mondiale, prendra fin le 20 novembre 1975, lorsque le label se trouvera dans uns situation financière irrécupérable. La filiation de cette chanson phare de Muddy Waters est passionnante à étudier. En effet, elle permet de remonter à Son House et Robert Johnson, ceux qu’il a toujours tenus pour être ses deux principales influences. Cette composition contient tellement d’éléments 15 Hors-série communs au blues, que ce soit dans les thèmes abordés, la façon de le faire ou les tournures et expressions si sudistes. D’une origine on ne peut plus rurale, elle est devenue un classique du blues urbain électrique « moderne ». Moderne, car elle ne permet pas seulement une remontée historique vers les aînés du Delta. En effet, I Feel Like Goin’Home a permis à Waters de se tourner vers l’avenir, étant une des premières traces enregistrées de ce son si particulier qui définira le bluesman. Même si ce dernier verra sa musique -avec Willie Dixon et un groupe légendaire se régénérant sans cesse- se discipliner tant sur un plan orchestral que sur celui du répertoire, même s’il va laisser tomber sa guitare au son de moins en moins adapté à une mode tournante durant quelques années, il restera toujours ce qu’il est. Il gardera toujours ce son si propre, cette manière, urgente et pressante de chanter. « Le blues est ma seule pointure » rétorquait-il à ceux qui auraient voulu mettre sa musique au goût du jour. Il suffit de le réécouter pour ce rendre compte à quel point c’est évident. Il a vécu le blues, incarnait le blues, comme tant d’autres de ses pairs. Et pour cause, il n’a jamais oublié d’où il venait. Ni son parcours. Muddy Waters enregistrera encore une nouvelle version de I Feel Like Blowin’My Home sur son tout dernier album, celui gravé en 1981 en compagnie de Johnny Winter à la production... et à la guitare slide. Merci à Patrice Champarou dont l’oreille a permis de confirmer que Robert Johnson prononce bien « blowing my home » et non « blowing my horn ». Après lecture de cet article, Patrice m’a également confié que selon lui, l’un des éléments principaux de l’urbanisation de la musique de Muddy réside dans son souci de marquer les changements d’accords et plus tard, dans le fait de jouer de la guitare slide en accordage standard. KFFA Trois mois après la première visite de John Work et Alan Lomax à Muddy se produisit dans le Delta un événement considérable pour tous les musiciens et le public du Blues. Quand elle commença à émettre, KFFA était une entreprise modeste mais son impact fut énorme. Cette petite station de radio faisait entendre la musique bien plus loin que le plus tonitruant des tripots et surtout elle la portait partout, sans distinction de race, de niveau social ou économique. Elle émettait depuis le Delta - les rives du fleuve à Helena - pour le Delta. Le Delta avait enfin sa voix. [le slogan de KFFA-AM est encore de nos jours "The Deltas Best"]. KFFA fut fondée par trois hommes d'affaires : Sam Anderson [je ne sais pas quelle est son activité principale] s'était associé avec John Franklin (de la Franklin Ice Company) et Quin Floyd, propriétaire d'une entreprise de transport. L'indicatif de la station est donc formé des initiales de leurs noms. Le studio était installé dans des bureaux au-dessus du dépôt des Floyd Truck Lines [au 4e étage exactement car Sonny Payne se rappelle qu'il prenait le monte-charge pour arriver plus vite]. Les propriétaires étaient des hommes d'affaires plus des spécialistes de la radio et donc plus soucieux de rentabilité que de qualité technique (que les micros soient envahis par le vacarme des camions démarrant en dessous ne les gênait pas outre-mesure). Quoiqu'il en soit, les émissions commencèrent en novembre 1941. L'harmoniciste Sonny Boy Williamson et le guitariste Robert Lockwood Junior avaient contacté Sam Anderson pour obtenir un temps d'antenne régulier. Anderson les mit en contact avec un épicier en gros des environs. La société de Max Moore (l'Interstate Grocer Company) distribuait de la farine sous la marque King Biscuit depuis 1931. La radio lui parut un moyen de communication vers une nouvelle clientèle (le public noir mais aussi le blanc, l'atteignant celui-ci via les femmes noires employées dans ses cuisines). Baptisé King Biscuit Time, le programme fut diffusé tous les jours de la semaine à midi pile, pendant un quart d'heure, et une demi-heure le samedi. Cette heure était idéale car c'était celle de la pause pour les travailleurs des champs. "Nous avons fait la première émission et cela a pris instantanément 'comme le feu dans une maison' " se rappelle Sonny Payne, animateur de KKFA pratiquement depuis le début [en fait il est titulaire du poste depuis 1951 et l'est toujours mais donnait déjà un coup de main dès les débuts, alors qu'il était encore adolescent] Sac de céréale à l'effigie de Sonny Boy Sonny Boy et Robert Lockwood, en compagnie de Sam Anderson, dans le studio de KFFA en 1941 16 Muddy Waters 1913-1946 [Robert Gordon fait ensuite une description du Sonny Boy Williamson, dont vous avez sûrement deviné qu'il s'agit du deuxième du nom, ce grand escogriffe, mythomane, charmeur, et génialissime né Aleck ou "Rice" Miller. A ses cotés, bien plus jeune mais certainement plus raisonnable, le bon Robert Lockwood.] Lockwood savait écouter et accompagner. Ses mélodies et ses contre-chants étoffaient le son du duo. Il fait dire que ce guitariste inventif avait été à bonne école vers 1927 quand sa mère s'était remariée avec un certain Robert Johnson... Lockwood & Williamson - les King Biscuit Boys - étaient payés à peine quelques dollars pour leurs 6 prestations de la semaine. Leurs vrais ressources étaient leurs concerts qu'ils annonçaient à l'antenne, attirant vers les tripots qui les avaient embauchés une clientèle assoiffée ! Les juke-joints étaient pleins à craquer et l'orchestre rentrait à la maison avec une seule soirée plus que leur salaire de la semaine. Muddy avait engagé Sonny Boy pour jouer à Stovall [n'oublions pas qu'il tenait son juke-joint et y vendait son whisky]. "Il annonçait tous les endroits où il devait jouer. On l'entendait dans tout le secteur, ça rameutait des gens de partout." "Il n'y avait pas vraiment d'interférences pour [perturber] les deux cent cinquante watts de KFFA" se rappelle Sonny Payne "on pouvait aller partout à soixante-quinze ou cent miles dans toutes les directions". Les King Biscuit Boys eux-mêmes commencèrent à être demandés de plus en plus loin, au delà du fleuve, et ils n'étaient pas les seuls. Un passage dans l'émission pouvait être un sacré coup de pouce - et c'est ce que Muddy commençait à se dire. Il se rappelle que l'émission à décidé sa première incursion à Helena, pourtant distante de seulement 20 miles de chez lui. Nous avons conduit jusqu'à Friar's Point, laissé la voiture là-bas, pris le bac pour Helena. On est arrivé le vendredi et Sonny nous a laissé jouer deux titres dans l'émission du samedi, mon copain Son Sims et moi... Quand nous sommes rentrés à Stovall, c'était vraiment la grosse affaire du jour, tous ceux qui avaient entendu la radio couraient partout, le racontaient dans toute la plantation - "Je les ai entendus mon vieux, ils sont dedans !" KKFA avait fait une énorme impression sur Muddy. A tel point qu'il voudra revenir et tenter de réaliser son rêve d'une émission bien à lui, même après avoir trouvé le succès à Chicago. 17 Hors-série King Biscuit Time avait ouvert la voie de la radio noire et son succès ne passa pas inaperçu. La programmation pour les noirs se répandit. En 1948, dans la grande cité de Memphis, WDIA devient la première station de tous les Etats-Unis exclusivement dédiée aux noirs. La technique moderne devenait un nouvel atout pour Muddy et ses pairs. Les artistes du Delta se produisaient sur King Biscuit Time et les émissions concurrentes. Les réputations se faisaient désormais d'abord ici [avant même les concerts]. Avec la radio Blues, l'étoile du Blues moderne était née. [Robert >Gordon a de ces formules des fois...] KFFA hier et aujourd’ hui Intéressons-nous un peu plus à KFFA et aux radios Blues avant de reprendre la piste de Muddy en compagnie de Robert Gordon. Le mieux placé pour en parler est évidemment Sonny Payne : "KFFA a commencé à émettre le 19 novembre 1941 et, deux semaines après, Robert Lockwood Jr et Sonny Boy Williamson ont diffusé leur premier "King Biscuit Time". [les dates varient d'un article à l'autre mais globalement c'est bien en novembre 1941] Cette émission, une des plus anciennes diffusées quotidiennement en Amérique, a aidé à promouvoir la musique de nombreux artistes de Blues et KKFA a été la première station à diffuser autant de Blues. Beaucoup de chansons ont été créées pendant ces diffusions en direct (ou renouvelées avec des paroles différentes de jour en jour). Après la mort de Sonny Boy en mai 1965, King Biscuit Time a continué de présenter en direct des artistes comme James Curtis ou Dudlow Taylor, jusque vers 1969. A cette époque la plupart des artistes sont partis vers Memphis, Saint-Louis, Chicago, des régions plus prospères [Sonny Payne dit "où l'herbe est plus verte" :-)]. Depuis 1965 je continue à présenter l'émission tous les jours à midi quinze, du lundi au vendredi. Je passe toujours les blues traditionnels préférés de nos auditeurs, en commençant par un morceau de Sonny Boy, mais aussi beaucoup d'enregistrements récents." Sonny Payne présentant sa 14 000e émission Sonny Payne est le présentateur titulaire de cette émission depuis 1951. Cela lui a valu de nombreuses récompenses dont le trophée 'Keeping the Blues Alive' de la Blues Foundation [pas encore de BottleNet mais rien n'est perdu ;-)]. King Biscuit Time a fait depuis de nombreux émules, à commencer, dés 1947 par les émissions de WROX à Clarksdale (avec Early Wings [bien choisi, ce prénom !-)] le premier animateur noir) puis WDIA l'année suivante à Memphis, dont toute l'équipe était noire et où un certain Riley B. King suivit les traces de Sonny Boy. Et de nos jours ? KFFA n'est pas une station particulièrement Blues. Elle est étiquetée "country" et le Blues n'occupe pas une part importante de la grille. C'est une station locale comment il y en a énormément aux Etats-Unis (sauf que le caractère local est très relatif, les distances sont toujours importantes dans ce pays). Typiquement d'ailleurs ces stations émettent en modulation d'amplitude (en ondes moyennes donc) ce qui leur donne une portée plus importante que les stations FM, à puissance égale. Je ne vois pas d'équivalent en France de ce type de stations. La plus connue chez nous était FIP, connue par son nom complet FIP 514 (514 étant la longueur d'onde) à l'origine mais qui a rapidement basculé en FM. KFFAAM est connue comme KFFA 1360 car elle émet sur 1360 khz (sauf erreur ça fait une longueur d'onde de 220 m). Elle est titulaire d'une licence de classe D, c'est à dire avec émission à puissance réduite la nuit (90 W contre 1 KW le jour) (pour comparer : KKFA-FM, également appelée "The Mix", est titulaire d'une licence classe C3, et émet en FM sur 103,1 avec 13 KW. (voir ci-après les diagrammes de propagation des deux stations - on voit bien la différence de portée mais la qualité du son FM est évidemment supérieure) 18 Robert Lockwood, probablement lors de la 14 000 e émission de Sonny Payne Muddy Waters 1913-1946 diagrammes de propagation de KFFA-AM et KFFA-FM La grille des programmes montre bien qu'il s'agit d'une radio de proximité. En effet, si les émissions commencent à 6h avec un programmation à base de country-music qui se poursuivra jusqu'à 10h, celle-ci laisse place régulièrement aux informations locales. Ainsi, les lundis, mercredis et vendredis à 6H30, c'est l'actualité agricole qui est présentée avec les chiffres des récoltes "Phillips County Crop Report". Magazine d'actualité locale de 7h à 7h30 "The Delta Report", dont une rubrique sport à 7h15. Suivent diverses chroniques, billets d'humeurs, anecdotes, "News You Care About", "Hints from Heloise", "Little Known Facts", présentées par les animateurs réguliers, certains occupant quelques minutes, d'autre animant l'antenne pendant une heure entière. Rien de marquant entre 11h et 15h (où revient l'activité sportive) sauf bien sur notre rendez-vous de 12h15 avec Sonny Payne, qui complète d'ailleurs le samedi sa demi-heure quotidienne par une autre : "Delta Sounds" consacrée à l'histoire de la musique du Delta en collaboration avec Terry Buckiloo. Dommage que ces émissions ne soient pas accessibles en direct par le Net, par contre elles sont archivées (au moins le Delta Sound du samedi précédent et les 10 derniers King Biscuit Time sont accessibles Fin des émissions animées à 18h sauf le dimanche où la "Sunday Night Blues Party" présentée par James Edward Morgan se termine à 20h. Je n'ai pas trouvé beaucoup d'info sur la petite sœur KFFA-FM, qui elle n'est pas étiquetée "Country" mais "Adult Contemporary" (c'est également une référence à la programmation musicale dominante, qui est définie comme "musique des trois dernières décades, sans le coté agressif du rock ou du rap" [sic], "s'adresse plutôt aux plus de 30 ans"). Toujours est-il qu'il y a un programme régulier intitulé "Gospel Caravan" animé tous dimanches de 7h à 10h30 par le même Louie Smith qui propose de la country tous les matins de la semaine sur KFFA-AM. [cette précision est apportée spécialement à l'intention de Georges Lemaire :-)]] photo de Louie Smith, ce gars a une bonne tête ! 19 Hors-série Et le voisinage ? à Helena même, on capte : - KJIW, une station locale de Gospel - WWUN, une station "Religious" (ne pas confondre) de Friar's Point (c'est pas loin, vous vous souvenez : c'est là que Muddy a pris le bac pour aller voir Sonny Boy à KFFA) - KCLT, station de West Helena qui assène du genre "Urban Contemporary", je vous dirai plus loin ce que c'est [et c'est pas beau] - KVRN, station de Marvell, Arkansas qui fait dans le "Christian Contemporary" (nuance), - WAID, station de Clarksdale, encore du "Urban Contemporary" C'est tout pour la FM, coté ondes moyennes (AM donc), quatre stations de Memphis, pourtant distant de prés de 100 km : - WJCE fait dans la "Nostalgia", - WGSF est une station "Spanish", - WHBQ est plutôt dédié à l'actualité sportive, - WDIA, la fameuse station où BB King a fait ses débuts, est beaucoup moins intéressante maintenant puisqu'elle a sombré, elle aussi, dans ce "Urban Contemporary" qui traîne partout. C'est hélas, il fallait s'y attendre, un mélange [harmonieux ?-/] de Rap, R'n'B, Soul et toutes ces cochonneries qui forment la musique 'noire' de nos jours. Ah, j'allais oublier WCRV, étiquetée aussi "Religious", qui émet depuis Collierville, dans le Tennessee, ce n'est pas la porte à coté non plus [comme quoi, si les voies du Seigneur sont impénétrables, ses voix, elles, portent loin !-] à Clarksdale : - sensiblement le même échantillon, plus deux stations de country (mais Helena avait KFFA-AM dans cette catégorie - vous suivez j'espère ?) - WCRV porte jusque là-bas aussi [c'est plus au Sud qu'Helena mais 50 KW 'tain ça pète nom de Dieu !-)] - et DEUX stations de Blues WKXY-FM et WROX-AM qui fut longtemps célèbre (puisque qu'elle suivit les traces de KFFA dés 1947), déclina fortement dans les années 90, et vient de refaire surface très récemment pour devenir maintenant une des stations Bleues de référence (on peut l'écouter sur le Net) . Je crois que WKXY et WROX sont liées mais je n'ai pas réussi à le confirmer. Grâce à elles aussi, Clarksdale reste une des capitales du Blues. Au fait, à propos de lieux illustres, si on descendait encore plus vers le Sud, à Greenwood ? [au hasard !-)] : - sur place 3 stations de gospel (une FM et deux AM), une d'informations, et l'inévitable "Urban Contemporary" de service - on capte là-bas 3 chaînes de country [c'est marrant ça plus on descend vers le Sud plus en on a, menfin en Louisiane alors, ils écoutent quoi, hein ?-))] 20 Appellation des stations - KFFA pourquoi K F F A ? - Ben je vous ai déjà dit que Floyd, Franklin et Anderson étaient les associés fondateurs de la radio... - Oui mais le K ? - Ah ah... Et WCRV par exemple c'est Christian Radio Voice, - Ok Monseigneur mais le W ? - Hé hé... Bah c'est fastoche : les stations à l'ouest du Mississippi sont préfixées en K, celles à l'est sont préfixées en W. Voili voila, et c'est comme ça, (en gros) depuis 1923. Le plus drôle c'est que la norme précédente (1913) était pour les navires : ceux du Pacifique, donc que la côte West (hi hi) étaient préfixés W, ceux de l'AtlantiKe, K (bof). Et donc en 1923, quand la norme a été étendue aux stations terrestres, on a inversé le codage [ptet pour savoir à qui on parlait, un pêcheur d'huîtres (KOYS for sure is an oysterboat) ou un prêcheur anglican (WBIS is definitely a Bishop) ?-D)] Donc KFFA (Helena) est bien à l'Ouest (façon de parler) alors que WWUN (Friar's Point) est sur la rive orientale. Muddy Waters 1913-1946 Houston Stackhouse, Sonny Boy, Pee Wee Curtis, 1965 (photo Chris Strachwitz) Revenons à KFFA pour finir et signaler que King Biscuit Time est aussi un magazine (dirigé par Jim Howe Jr, le fils du patron de KFFA) [sur la dernière couverture il y a Bo Diddley, personnellement je préfère le voir plutôt que Robert Cray et son Blues... FM ] et le King Biscuit Blues Festival : le plus grand festival Blues gratuit du Sud (en 2004 c'était du 8 au 10 octobre). Références : www.kffa.org, www.kingbiscuittime.com, www.radio-locator.com, www.fcc.gov, www.wroxblues.com Une réédition de chez Arhoolie à ne pas manquer : -> toutes les faces Trumpet enregistrées par Sonny Boy chez Lilian Mc Murray en 1951, plus... -> la toute première version de Dust My Broom par Elmore James avec Sonny Boy à l'harmonica et Leonard Ware à la basse et ... -> Sonny Boy, Peck Curtis et Willie Winkins enregistrés pendant l'émission KFFA en mai 1965 (peu de temps avant la disparition de l'harmoniciste) UN DISQUE INDISPENSABLE 21 Hors-série 20 dollars et une photo Le 23 janvier 1943 quelqu'un signa pour Muddy un formulaire envoyé par Lomax. Ce qui le faisait accuser réception de deux exemplaires du "disque 18 de l'album IV de Musique Populaire des Etats-unis, d'aprés des enregistrements du Fonds de Musique Populaire [de la Biblothèque du Congrès] (1942)". Il n'était pas fait mention [sur ce document] d'un paiement mais Muddy se rappelait avoir reçu un chèque de vingt dollars. "Et bien, ça m'aurait pris combien de temps pour gagner vingt dollars en travaillant cinq jours [par semaine] pour en gagner 3.75 ? C'était une belle somme, vingt dollars. J'étais devenu une star de l'enregistrement !". Lui qui ne s'était jamais fait prendre en photo avec aucune de ses épouses [et il y en eut, faudrait que je fasse une liste !-))], mis son plus beau costume et se rendit chez le photographe pour poser avec l'amour de sa vie. Il mit une des copies dans le juke-box du café de Will McComb, pas loin de là, sur la nationale 1, à mi-chemin de chez lui et de Farrell. Avant l'invention du juke-box et bien avant que la radio diffuse du Blues, l'interprétation d'une chanson indiquait clairement la provenance du musicien, dans quelle ville ou plantation il l'avait apprise. Les styles musicaux - comme les autres cultures d'ailleurs - étaient cloisonnés [voila que je parle Brazos, moi !-)]. Un musicien itinérant, comme un oiseau disséminant des graines, colportait des chansons - et des styles. La Musique était une expérience collective, partagée par contact direct. La vulgarisation des enregistrements élargit l'horizon des auditeurs/musiciens. Devant un juke-box on se trouvait en contact avec vingt chanteurs et autant de styles différents. La semaine suivante, ce pouvait être vingt autres. Ce qui fait que les particularités locales commencèrent progressivement à se mêler dans un fond commun. Les enregistrements firent aussi que les paroles des chansons devinrent immuables, alors qu'elles étaient auparavant interchangeables. Ils soulevèrent aussi l'embarrassante question de la propriété de ces chansons. Comme toujours la technique fut un bienfait mitigé. Ceci fut vrai pour la Musique, comme ce fut vrai dans les champs. Le rugissement du tracteur avait déjà pratiquement tué les 'hollers'. Lors des recherches qu'il fit pour sa thèse de doctorat un étudiant de Fisk nota ceci : "Comme je demandais à vieux cueilleur de coton si les gens chantaient en travaillant, il éclata de rire et répéta la question à tous autour de lui, jusqu'au bout du champ. Tous semblaient amusés par cette demande. Il finit par dire qu'il "n'avait pas le temps de chanter". En fait, l'effet de la mécanique est "qu'on a pas envie de chanter". Un jeune finit par déclarer gravement : "Un homme n'a pas envie de chanter quoi que ce soit à propos de son tracteur. Ce truc fait déjà trop de bruit et les autres sont loin de vous. Alors tout ce que vous avez à faire c'est monter dessus et le conduire..." Les temps changeaient et pour Muddy, comme beaucoup, il était temps de partir... 22 Muddy Waters 1913-1946 Dernière soirée chez Stovall Quand John Work revint en juin 1943 pour d'autres recherches, il entendit Muddy se produire dans la maison du colonel. Probablement quelque militaire était en visite. "Je me rappelle qu'on avait accroché des lampions et que l'orchestre s'était installé sous le porche" nous dit Bobby, le fils Stovall. Marie Stovall Webster (la soeur de Bobby donc) indique " Nous avions l'habitude d'entendre la musique de leur cabaret depuis notre maison, les samedi soirs. Ma grand-mère écoutait beaucoup de negro spirituals sur le Victrola. Mon père et ma mère ont grandi avec la musique de Handy, et mon père adorait Mahalia Jackson. Il ne dédaignait vraiment pas la musique noire". [on le croit sans peine mais Mahalia Jackson en 1943, non...] Victor et le Victrola photo de Muddy avec Son Sims prise par John Work La Victor Talking Machine Company dont l'emblème, "La Voix de Son Maître" - le fameux chien écoutant un phonographe -, est plus célèbre encore que le nom (puisque on le retrouvera pendant des années sur les disques Victor, RCA, Bluebird, Gramophone, etc.), fut fondée en 1901 par Eldridge Johnson. Elle devint rapidement un des acteurs majeurs du marché de l'industrie phonographique. A cette époque les phonographes étaient affublés d'un énorme pavillon, disgracieux , encombrant et fragile. L'idée géniale de la firme fut, vers 1905, d'orienter ce pavillon vers le bas, sous le tourne-disque et de le dissimuler dans un meuble. [voilà à quoi ressemblait le premier modèle]. Le dit meuble étant équipé de portes on pouvait ainsi facilement régler le volume en jouant sur leur ouverture (ne perdez pas de vue que le phonographe est un appareil de reproduction purement mécanique). Les premiers essais étant plus que fructueux, l'idée fut brevetée, la marque Victrola déposée et la production commença en 1906. Le succès fut fulgurant ! Pourtant cet appareil était cher, coûtait le double d'un appareil traditionnel - 200 $ de 1906 représentent 3700 $ de nos jours -. Cela n'entama en rien l'enthousiasme de la clientèle, à tel point que, si Victor était capable de produire les mécanismes en quantité suffisante, il dut s'associer avec un fabriquant de meubles pour l'ébénisterie. Lancé en août 1906 le Victrola était déjà vendu à 500 exemplaires pour la fin de l'année. Les courbes de vente augmentèrent pourtant régulièrement. Victor diversifia ses modèles, et proposa un appareil portable, dit "table-top", toujours avec pavillon intérieur. ainsi que des modèles économiques (disons sans aucune mesure avec les tarifs initiaux même si les 15 $ de 1911 équivalent à 275 $ aujourd'hui). Cette même année les ventes totales de Victor furent de 125 000 appareils, dont plus de la moitié des Victrolas. Les gammes continuèrent de cohabiter : à pavillon extérieur classique, à pavillon intérieur, économiques ou hautde-gamme (le modèle XVIII en acajou coûtait le prix d'une Ford T [bon d'accord c'est pas un bolide m'enfin c'est une vraie voiture]. Les années passèrent... et les courbes paraissaient grimper sans fin. Victor emploiera jusqu'à 8000 personnes et produira ... 573 000 appareils en 1917, dont 567 000 Victrolas. Pourtant les phonographes à pavillon extérieurs constituaient encore l'essentiel des ventes de Victor. 23 Hors-série La production ralentit un peu en 1918, Victor participa à l'effort de guerre en fabriquant des fusils pendant que ses clients étaient occupés sur d'autres terrains [:-(] 1920... premières émissions de radio régulières à Pittsburgh... le vent ne tournait toujours pas : 560 000 pièces vendues dont 98% de Victrola . 1921... les ventes baissèrent de 30 % 1924... 400 000 ventes 1925 Victor acheta des licences aux laboratoires Bell, entre autres pour des systèmes d'enregistrement électrique [n'oublions pas que Victor produisait des disques]. Les ventes continuèrent de baisser (262 000). Victor proposa un modèle de table à 15 $ (150 $ de nos jours) et solda ses stocks pour préparer l'arrivée de la série Orthophonic qui offrait, grâce aux procédés inventés par Bell, une qualité d'écoute sans équivalent. Ces produits valaient de 85 à 275 $. Un premier combiné radio/phono fut mis au catalogue et le dernier phonographe à pavillon extérieur fut abandonné. remontèrent mais c'était un dernier mieux. Les modèles mixtes comportant une radio et ayant donc une amplification électronique allaient surclasser complètement les appareils acoustiques. C'était pourtant des appareils chers et la crise de 1929 allait complètement anéantir les ventes de ces équipements. Ce ne fut pas grave pour Eldridge Johnson qui avait revendu sa firme, laquelle était devenu la propriété de RCA (Radio Corporation of America (oui vous avez bien lu : Radio) en octobre 1929 [le crash de Wall Street se produisit le 29 de ce même mois =%-] RCA Victor conservera la marque Victrola pour d'autres appareils qui se vendront dans les années 30 mais qui n'auront rien à voir avec les fameux phonographes à pavillon interne inventés par la Victor Talking Machine Company et vendus à plus de sept millions d'exemplaires en 20 ans. Beau succès, non ? Ah bigre, j'allais oublier deux trucs importants : 1- il faut aller au moins faire un tour là : http://www.victor-victrola.com 2- le chien s'appelait Nipper :-) 1926 Un modèle à amplification électrique fut proposé... mais il coûtait 1000 $ de l'époque (équivalents à 9500 $ d'aujourd'hui). Les ventes En route pour Chicago [revenons à Muddy - les USA sont en guerre et le Colonel Stovall part rejoindre son régiment] Pendant l'absence des Stovalls, l'ambiance avait bien changé. Comme bien des choses : les mules, qui étaient là depuis toujours, avaient été vendues et remplacées par des tracteurs. Le 'captain' Holt, l'ancien contremaître, était parti ou avait été congédié par le nouveau régisseur, T.O.Fulton. L'homme qui avait été embauché à la place de Holt, Ellis Rhett, était 'un sale type' [kind of mean]. Selon Bobby Stovall, "Monsieur Rhett était vraiment le genre de gars qui donne une mauvaise image du Sud. Il était réactionnaire, quoi; et pas amical avec les noirs". (Quand Howard Stovall revint, à l'été 1945, pour trouver sa ferme désorganisée et ses fermiers démoralisés, il congédia immédiatement Fulton et Rhett). Muddy travaillait alors pour 22,5 cents de l'heure alors que les autres conducteurs de tracteur en gagnaient 27. Il demanda à Rhett de l'augmenter à 25 cents. "Il m'a dit que j'étais le premier à lui avoir demandé une augmentation, que si je ne voulais pas travailler pour ce qu'on me donnait je n'avais qu'à descendre du tracteur, le laisser là sur le chemin, que ce n'était même pas la peine de le ramener à la grange ou à l'atelier. Trois fois il est revenu vers moi pour me le dire. Alors je me suis dit : il n'y a qu'une chose à faire : il ne m'aime pas et je ne l'aime pas - alors autant lui dire adieu". Sa grand-mère lui dit également qu'il était temps de partir. Elle savait combien un contremaître pouvait être dur pour un ouvrier et elle craignait pour la sécurité de son petit-fils. Bo, l'ami de Muddy, venait être enrôlé. Il avait deux bons costumes qui ne lui serviraient à rien en partant pour l'Armée. Il les donna à Muddy. Deux jours après la dispute, Muddy pris le train de l'après-midi, emportant un costume et une guitare acoustique Sears Silvertone . Il laissait Sallie Ann, sans même penser à un éventuel divorce; elle rentra à Farrell. Myles Long se rappelle de Muddy prenant un clou et grattant quelle chose sur la moissonneuse avant de disparaître. Il s'approcha pour voir ce que Muddy avait fait et, bien que ceci contredise tout ce qu'on sait de l'instruction de celui-ci, il est sur d'avoir vu griffonné (était-ce adressé à son ami ou à son patron, peut-être à sa terre ?) : "God Bless You" ... Muddy Waters était parti (à suivre...) 24