Muddy Waters 1913 - La Gazette de Greenwood

Transcription

Muddy Waters 1913 - La Gazette de Greenwood
Hors-série
Muddy
Waters
et son
temps
(1913 à 1943)
Pierrot Mercier,
Romain Pélofi,
Philippe Pretet
et surtout...
Robert Gordon
© La Gazette De Greenwood, 2004
Muddy Waters est né à Rolling Fork, Mississippi le 4 avril 1913...
Ainsi commence le nouveau livre de Robert Gordon, dont La Gazette vous propose, avec son aimable
autorisation, de lire quelques extraits traduits et annotés. ( Cant'Be Satisfied -The Life and Times of
Muddy Waters, Little, Brown & Company, Boston, 2002.)
Muddy Waters disait à tout le monde qu'il était né à Rolling Fork dans le Mississippi. Situé dans le comté de Sharkey, dans le bas de la
région du Delta, Rolling Fork était l'endroit où le train s'arrêtait, là où la famille de Muddy allait chercher son courrier ou faire des
courses.
Rolling Fork est bien sur la carte. Mais l'endroit véritable de la naissance de
Muddy est au nord-ouest de là, dans le comté voisin d'Issaquena
Berta Grant, la mère de Muddy, vivait à coté de la plantation de
Cottonwood, à un coin de route appelé Jug's Corner. C'était un petit hameau
à l'ombre de la digue, un groupe de huttes et de cabanes, semblables à
toutes celles qu'on peut voir dans le Delta. Pour les natifs de l'endroit,
cependant, Jug's Corner était bien connu pour ses fritures du samedi soir.
A Jug's corner, comme partout dans cette région, les fermiers faisaient la
fête toutes les fins de semaine, simplement parce qu'ils avaient survécu à
cette semaine, parce que la terre ne les avait pas étouffés, parce que la
rivière ne les avait pas noyés, parce que le Boss ne les avait tués, parce que
la boue, à mi-chemin entre la poussière et les cendres dont ils venaient tous,
ne les avait pas engloutis.
Ollie Morganfield, le père de Muddy, était un habitué des réjouissances de
Jug's Corner. Il venait de la plantation Magnolia, à deux miles de là, entre
Jug's Corner et Rolling Fork.
Solidement charpenté et bien de sa personne, il mettait de l'ambiance avec
sa guitare. " J'ai entendu dire qu'une soirée ne démarrait vraiment qu'après
son arrivée " se rappelle son fils Robert Morganfield, le demi-frère de
Muddy, " il chantait, soufflait dans le jug, jouait de la guitare et frottait le
wash-board ". Né le 20 octobre 1890, il avait 21 ans en cet été 1912 et était
déjà père d'un enfant mais séparé de la mère de celui-ci.
Berta - peut-être Alberta ou Roberta, mais tout le monde l'appelait Berta vivait avec son jeune frère Joe et sa mère, Della Grant. Berta était une très
jeune fille l'année où elle conçut son seul enfant. Il n'y a aucun document officiel sur sa naissance ou sur sa mort et il ne reste plus
personne qui l'ait connue. Si elle a été déclarée dans un recensement, elle a échappé à la sagacité des chercheurs. Comme Jug's Corner,
elle était en dehors des cartes : une petite chose insignifiante sur laquelle on ne peut avoir que cette maigre information : elle devait
être née entre 1893 et 1901. En effet, sa mère Della - la grand-mère de Muddy, donc, dont nous savons que c'était une femme replète,
à la peau claire, et qui était née en 1881 - avait trente-deux ans quand Muddy est né en 1913. (Les générations se succédaient vite dans
la famille de Muddy : sa propre petite-fille avait treize ans quand elle porta son premier bébé ; Muddy s'était borné à dire " Les filles
jeunes font des bébés solides ! ").
Ollie séduisit donc Berta en cette soirée d'été (peut-être le week-end du 4 juillet
[Independence Day]) et, au printemps suivant, le 4 avril 1913, Berta - qui avait peutêtre douze ans mais sûrement pas vingt - donna naissance à un garçon.
Ce n'était pas, malgré ce qu'en dit plus tard une chanson, à la septième heure du
septième jour [c’était un vendredi], pas plus le septième mois - et il n'y avait pas sept
docteurs.
Mais, comme dans les paroles d'Hoochie-Coochie Man, Muddy semblait né sous
une bonne étoile, il faisait crier et se trémousser les jolies filles, et chacun sait que le
Blues et le sexe étaient les choses qui comptaient pour Muddy !
Bien que ces parents ne fussent pas mariés, l'enfant reçu le nom de son père et fut
donc baptisé McKinley A.Morganfield.
Plus tard, quand il vint s'installer à Chicago, Muddy Waters pris l'habitude de dire
qu'il était né en 1915, histoire de se rajeunir un peu pour impressionner le public. Ce
qui n'était pas un mensonge bien grave puisqu'il n'était déjà pas né à Rolling Fork, ni
sous le nom qui le rendit célèbre...
Muddy Waters 1913-1946
3
Hors-série
Hoochie coochie man
Par :Philippe Pretet
Salut à tous,
Est ce quelqu'un aurait une traduction de hoochie coochie man,
parce que moi, l'anglais c'est pas ma tasse de thé ?
A+
Dave
ps: tiens c'est marrant ça ; anglais-tasse de thé :-))))
Je passe par là et vois de la lumière ! ;-)
I'm your hoochie coochie man, enregistré par Muddy Waters 1954, a été écrit par Willie Dixon.
Gypsy woman told my mother ‘fore I was born,
You got a boy-child coming, gonna be a son of a gun.
Gonna make pretty womens jump and shout,
And then the world gonna know what this all about.
But you know I’m here.
Everybody knows I’m here.
Well, I’m the hoochie coochie man.
Everybody knows I’m here.
I got the black cat bone and I got a mojo, too.
I got the John the Conquer(er) Root, gonna mess with you.
I’m gonna make you girls lead me by my hand,
And then the world will know the hoochie coochie man.
Chorus
On the seventh hour, on the seventh day,
On the seventh month, seven doctors say,
“He was born for good luck, that you’ll see.”
I got seven hundred dollars; don’t you mess with me!
Quelques éléments pour faire avancer le schmilblick¨ :
Hoochie Coochie, à l'orthographe variable, désigne une personne douée de pouvoirs magiques...
"Les gitanes ont dit à ma mère avant que je naisse : tu vas avoir un garçon, mais pas n'importe quel garçon"
"A son of a gun" (expression équivalente à Son of a bitch (fils de pute !) mais qui a un sens plus admiratif que péjoratif ("quel enfoiré,
... un sacré pistolet !")
L'auteur se lance ensuite dans la description d'un jeune homme dont le Monde entier va entendre parler : un type qui armé de grisgris, de talismans, amulettes, fétiches, porte-bonheur, va se trouver investi de pouvoirs qu'il exercera en particulier sur les femmes...
Il fait référence ici à la panoplie du sorcier vaudou "black cat bone" os de chat noir, fétiche d'origine vaudou sensé faire naître l'amour
ou ramener le ou la partenaire infidèle, "mojo" charme confectionné à partir de différents ingrédients tels que la poudre de serpent ou
de crapaud (voir le sorcier du coin pour plus de précisions !: ;-), "John The Conqueroot " racine du conquérant... le talisman le plus
puissant dans la culture afro-américaine (racine de mandragore ??)
"La septième heure du septième jour du septième mois" ...
Dans le troisième couplet, Willie Dixon utilise la symbolique du chiffre 7 que l'on retrouve dans différentes cultures. Le chiffre 7 est
généralement synonyme de porte bonheur. L'auteur l'évoque également dans un autre morceau de sa composition : the seventh son
rappelle qu'il est lui-même le septième enfant né le septième mois et qu'il considère avoir été plutôt chanceux...
Sinon, I'm your Hoochie Coochie Man a été enregistré par des artistes aussi célèbres que Muddy Waters pour la première fois en 1954,
par Freddy King, Jimi Hendrix, Jimmy Smith, Clarence Edwards...
merci m'sieur Willie ! :-)
Phil (aka CatFish)
4
Muddy Waters 1913-1946
Au début des années 40, Muddy était surtout connu « dans son quartier »,
c'est à dire une étroite bande du Delta entre Clarksdale et le fleuve, le long de la route N°1. Il y avait une
quantité de juke-joints dans le coin. En gros, ce n'était pas exactement ce qu'on pourrait appeler une renommée
internationale...
Sa première percée vers le monde extérieur se produisit donc à
l'été 1941, lors d'une étude conduite sous les auspices conjugués
de la Fisk University et de la Bibliothèque du Congrès.
Il fit donc ses premiers enregistrements cet été là, ainsi que
d'autres l'année suivante. Un an après, armé du courage d'un
désormais vétéran des studios, il se décida à quitter le Delta pour
Chicago. On peut donc penser que les rencontres qu'il fit ces
années là furent déterminantes pour la suite de sa carrière.
[C'est en tout cas ce que je pense, et si je me trompe je ne suis
assurément pas le seul ! Je reviens donc une nouvelle fois là-dessus
avant que nous nous intéressions à la suite de la carrière de McKinley
Morganfield, aka Muddy Waters].
L'idée de départ pour ces expéditions de 1941 et 1942, lors des
quelles furent enregistrés Son House, Willie Brown, Honeyboy
Edwards, Son Sims, fut fournie par John Wesley Work III,
professeur au département de Musique de la Fisk University,
une prestigieuse école noire fondée en 1866 à Memphis. [sur leur
site il y a une photo de John Work dans la rubrique Special
Collections de la bibliothèque (Library)] Pendant des générations la
famille de John Work a fait partie de la communauté des
professionnels [de la Musique ?] de Memphis. Son propre père,
également folkloriste [ici, je veux dire en France, nous avons
tendance à affubler du titre 'ethnomusicologue' ces spécialistes,
Lomax y a droit souvent - maintenant si vous trouvez un terme plus
simple, je le prends !-)], a permis la reconnaissance des Fisk
Jubilee Singers dés les années 90 [nous parlons bien ici du 19e
siècle !-)= alors que la troupe se produit encore au 21e], en un temps
où la culture noire et singulièrement sa Musique était représenté
par les mascarades des minstrels shows.
John Work était expert dans le maniement de l'enregistreur
"portable" Presto D et avait déjà effectué plusieurs campagnes
avec dans la région de Nashville. Sa philosophie était que "dans
chacune de nos communautés il y a une abondance de culture
populaire que nous ignorons globalement alors qu'il suffirait de
peu de chose pour la mettre en valeur et en faire bénéficier la
communauté elle-même".
En avril 1940 un événement particulièrement dramatique s'était
produit dans la région de Natchez : l'incendie d'un club noir
s'était soldé par la mort de deux cents personnes. Convaincu que
la commémoration de cette catastrophe l'année suivante serait un
événement culturel de première ampleur, John Work sut
convaincre le conseil directeur de son université de mettre sur
pied un programme de collecte à cette occasion. Il s'adressa
ensuite à la Bibliothèque du Congrès pour compléter le
financement. Le nouveau responsable du département de
musique populaire était un certain Alan Lomax...
[Nous connaissons par ailleurs la carrière et les origines d'Alan
Lomax, qui avait, comme John Work, suivi les traces de son père et
poursuivait les mêmes buts que son confrère noir. Il nous est donc
difficile de comprendre pourquoi le rôle majeur de John Work dans
cette entreprise a été occulté par Alan Lomax]
Nous devrions avoir bientôt une réponse à cette question.
En effet, voici le message que nous avons reçu de Robert Gordon,
par l'entremise de Georges Lemaire
Georges,
Your friends are more than welcome to quote from my book at length
[...]
The article looks very interesting,and the layout very nice, and I wish I
could read it! I'm sure they've done a fine job.
By the way, in August, Vanderbilt University Press will be publishing the
John Work manuscript that I found, along with the Sam Adams and Lewis
Jones manuscripts, and a long introduction by me and by Bruce
Nemerov.
Best regards,
Robert
Une convention fut donc passée entre l'Université et la
Bibliothèque du Congrès mais son but final changea. L'objectif
désigné fut Clarksdale, la ville la plus importante du Delta, et
ses alentours, le comté de Coahoma, en fait la région des EtatsUnis où la communauté noire était proportionnellement la plus
importante.
Les buts fixés pour cette étude conjointe étaient "d'explorer
objectivement et exhaustivement les habitudes musicales d'une
communauté noire du Delta, de découvrir et de décrire la
fonction de la Musique dans cette communauté, d'en reconstituer
l'historique, d'en établir les fondement sociaux et culturels."
Lomax et Work arrivèrent dans le comté de Coahoma le 28 août
1941.
Après avoir passé quelques jours à enregistrer des services
religieux "les églises étant plus faciles à trouver que les
bluesmen car moins mobiles et plus sobres" [;-))], Lomax et
Work cherchèrent des renseignements sur les chanteurs de blues
dans le style de Robert Johnson. On leur donna un nom...
Muddy Waters flânait, pieds-nus, quand on vint lui dire qu'un
homme blanc le cherchait. C'était un dimanche, le dernier jour
d'août 1941. Le coton avait fleuri et mûrissait, la récolte
s'annonçait pour dans un mois. Muddy, comme tous ceux qui,
dans le Mississippi, travaillaient les champs pour le compte d'un
autre, profitait de ce moment de repos. Très bientôt il devrait
retourner travailler ce coton, du lever au coucher du soleil.
La nouvelle avait atteint Muddy bien avant le visiteur. "oh oh"
se rappelle-t-il "ils ont compris que je vendais du whisky !". Il
préféra se rendre en terrain neutre, chez le régisseur de la
plantation, loin de la maison où était caché sa gnole. C'est donc
là que le trouva le Blanc. "Je vous cherchais" dit-il "- et
pourquoi donc ? - Je voudrais que vous me jouiez quelque
chose, où est votre guitare ? - Là-bas, chez moi - Alors allez la
chercher, je voudrais que vous en jouiez pour moi".
5
Hors-série
Le Blanc s'appelait Alan Lomax. Il avait vingt-six ans, Muddy
vingt-huit. "Je ne pouvais pas imaginer qui il était quand il est
venu ici la première fois. Je ne savais si c'était quelqu'un de la
police ou Dieu sait quoi d'autre. J'arrivais pas à comprendre ce
Blanc qui me faisait monter dans sa voiture et me conduisait
chez moi. Oh oh, me suis-je dit, ce type des impôts essaie de me
pincer...".
Difficile en effet de déchiffrer quel était le vrai personnage de
Lomax. Déjà son accent : étrange - Texan mais adouci du coté
de Washington. Et ses manières : il demande de l'eau à Muddy,
puis la partage avec lui ! "Ce n'est pas un Blanc qui ferait ça.
Non, là c'est trop, il va trop loin. Dans ma tête je me dis qu'il est
vraiment prêt à tout pour me coincer."
Dans l'ombre de Lomax, mais à distance respectueuse, se tenait
celui qui avait lancé l'idée de cette enquête historique, John
Work III, un Noir. Il était silencieux. Dans ce Sud profond on
aurait pu le prendre pour le valet de Lomax, lequel faisait peu de
chose pour dissiper cette impression. La présence de Work
augmenta d'ailleurs les soupçons de Muddy, comme l'absence du
Capitaine Holt, le contremaître de la Plantation. Les plantations,
en règle générale, se méfiaient de ceux qu'elles appelaient des
"agitateurs", en fait toute personne étrangère et inconnue, jusqu'à
ce que sa présence soit expliquée. Les mêmes voix qui avaient
alerté Muddy auraient du prévenir Holt. Muddy était très
apprécié à Stovall, autant par les métayers que par la famille
propriétaire. Chaque fois que des agents du fisc étaient venus
roder ici, le Colonel Stovall en personne avait prévenu Muddy.
Simplement parce que, si jamais il était embarqué, les fermiers
auraient perdu non seulement un vendeur de whisky mais un de
leurs musiciens préférés. Muddy s'imagina donc qu'il avait été
cette fois, simple pion, sacrifié à l'Administration.
C'était pourtant un drôle d'agent des impôts, ce Blanc... Au lieu
de sortir sa carte de fonction, il retourna à sa voiture, sortit une
Martin et commença à en jouer. Muddy découvrit alors que
toute la banquette arrière et le coffre étaient occupés par un
enregistreur, une platine de gravure et un convertisseur de
courant. La platine, équipée d'un bras de lecture, permettait à
Lomax de faire entendre ce qu'il venait d'enregistrer avant de
l'emporter avec lui.
"Il a donc apporté sa machine" dit Muddy "il a sorti sa vieille
guitare et a d'abord joué dessus puis m'a dit : "- on m'a appris
que Robert Johnson était mort, comme on m'a dit que vous étiez
aussi bon que lui, alors je vais vous demander quelque chose.
Voudriez-vous me laisser enregistrer quelques-unes de vos
6
chansons, que je vous ferai écouter avant de les emmener à la
Bibliothèque du Congrès ? (je ne savais vraiment pas ce qu'il
voulait dire en parlant de cette 'bibliothèque du congrès' ?)
L'essentiel était dit : ce qui intéressait l'étranger c'était la
Musique et pas l'alambic !
Mis au courant de la tournure des événements, Son Sims, le
partenaire de Muddy, qui se tenait prudemment à bonne distance
jusque là, rappliqua à son tour avec sa guitare. "Nous avons sorti
tout cet attirail de sa voiture, l'avons installé sous le porche, je
me suis mis dans la pièce de devant avec ma guitare et le micro,
il a passé le fil à travers la fenêtre et s'est préparé."
Les disques étaient à l'époque des plaques de verre épais (tout
métal étant réservé à un usage militaire à cette époque),
recouvertes d'une couche d'acétate noire dans laquelle était
gravé le sillon. Ces disques faisaient quarante centimètres de
diamètre, à comparer à nos LP de trente centimètres ou au vingtcinq centimètres des 78 tours. La taille du disque était à la
mesure de l'événement !
L'amitié fut scellée et les soupçons dissipés en trinquant. Avec la
chaleur du whisky dans tous les estomacs, la première séance
d'enregistrement de Muddy Waters put commencer.
"Alors je suis venu et j'ai chanté Country Blues" dit Muddy
"Quand il l'a joué sur la platine, ça ressemblait vraiment aux
vrais disques. Mon vieux, tu ne peux pas savoir ce que j'ai
ressenti cet après-midi quand j'ai entendu cette voix - et c'était
la mienne ! J'ai pensé : Je sais chanter ! Plus tard il m'a envoyé
deux copies, et un chèque de vingt dollars et j'ai emmené le
disque à la baraque du coin et je l'ai mis dans le juke-box et je
l'ai joué et joué encore et j'ai dit " Je peux le faire, je peux le
faire !"
Son Sims était donc arrivé (en entendant sauter le bouchon !-]
juste à temps pour que Burr Clover Blues fournisse une première
prise de test. Pendant que Lomax ajustait ses réglages, John
Work interviewa brièvement les deux musiciens [traduction par
Patrice Champarou dans notre numéro spécial Plantation Recordings].
Puis, en ce début de soirée du 31 août 1941, Muddy Waters
enregistra une des chansons pour lesquelles il était connu "dans
son quartier" et grâce à laquelle il allait bientôt être connu dans
le monde entier. Lomax étiqueta la chanson "Country Blues".
John Work avait noté "I Feel Like Going Home" et c'est ce titre
qui secoua Chicago peu d'années plus tard.
Revenons sur la suspicion que suscita leur venue auprès des
propriétaires, juste pour expliquer le terme "agitateurs" : en fait on
voulait juste savoir une chose : étaient-ils ou non des syndicalistes ?
Avec la deuxième guerre mondiale qui menaçait [pour les USA]
et l'essor des industries du Nord et donc l'exode de main d’
œuvre
qui en résultait, la grande angoisse des planteurs était de voir
débarquer des syndicalistes prêts à tourner la tête de leurs quasi
esclaves (à leur ouvrir les yeux en fait).
Muddy Waters 1913-1946
I Feel Like Goin’
Home
Romain Pélofi
L
’œuvre de Muddy Waters est immense, tant quantitativement que
qualitativement. C’est d’ailleurs ce qui a fait la réputation de l’homme,
avec son histoire. Alors pourquoi en extraire un morceau en
particulier ? Est-ce que cela a un sens ? Tout simplement parce que Feel
Like Goin’Home et son ébauche Country Blues, le tout premier
enregistrement de Waters sont parmi les chansons les plus bouleversantes.
Une claque gigantesque pour le novice que j’étais, impossible de s’en
remettre. De plus, il ressort de ces titres tout ce qui fait que la musique de
Muddy Waters est Muddy Waters. Une marque de fabrique, un son et une
émotion qui seront parfois assimilés à la définition même du blues tant leur
impact sera grand. Si ça ne constitue pas un argument de poids, qu’est-ce
qu’il vous faut ? Et puis d’abord, c’est ma chronique ! Non mais !
Eté 1941 sur la plantation de Stovall, Mississippi, quelques miles
au Sud de la plus grosse bourgade du Delta : Clarksdale. Il n’y a rien à voir
sinon des champs, travaillés en grande partie par des Noirs métayers. Des
esclaves modernes obligés de s’user jusqu’à l’épuisement pour des
propriétaires terriens qu’il faut rembourser. Le cycle n’a pas de fin,
quelques uns choisiront la fuite, l’exil vers les grandes cités du Nord. Et
puis, c’est sans compter avec Jim Crow, le pantin de la ségrégation, cette
pratique qui donne aux hommes leurs droits et leur place en fonction de
leur race. Pour les Noirs, c’est l’absence totale de justice, les humiliations
quotidiennes et parfois la conviction profonde d’appartenir à une catégorie
inférieure. C’est dans ce coin sinistre que l’éthnomusicologue Alan Lomax
arrête sa camionnette chargée d’un énorme enregistreur… portable. Il
rencontre un jeune Noir dont certains traits trahissent une ascendance
indienne, Cherokee plus précisément. Le jeune homme, âgé de vingt six ans est né en 1915, tout comme Lomax. Ici, tout le monde
l’appelle Muddy Waters et le considère comme étant l’un des tous meilleurs jeunes bluesmen des environs. Lomax lui prête donc sa
guitare et après une brève interview le fait chanter. Deux titres. Country blues, et ce qui deviendra plus tard l’hymne Can’t Be
Satisfied : I Be’s Troubled. C’est sur Country Blues que nous allons nous arrêter.
1941, une camionnette, un enregistreur portatif… forcément, le son crache. Une très brève introduction à la slide annonce le chant. Une
voix chaude, reconnaissable entre toutes bien que jeune et altérée par le microphone perce et s’entrelace avec l’instrument. Des
réminiscences de Charley Patton, Robert Johnson, Son House dès les premières mesures. Pas de doute, nous sommes bien au cœur du
Delta.
La chanson s’intitule donc Country Blues. Il s’agit d’une adaptation du Walkin’Blues de Robert Johnson, justement, et inspirée
par… Son House que Muddy fréquente et admire « Je pensais qu’il était le meilleur de tous les guitaristes ». Johnson, Muddy l’aurait
aperçu une fois de loin, au milieu d’une foule compacte. Ils ne sont donc liés par aucun lien amical. Mais il connaît ses disques.
7
Hors-série
1-Black Mama
Le 28 mai 1930, Son House enregistrait ce véritable chef-d’œuvre en deux partie, My Black Mama, un blues chanté comme
un sermon religieux dont les couplets ne semblent pas liés entre eux, d’où un mélange d’histoires à doubles sens (parfois érotiques) et
de conseils ou reproches quelques uns faisant allusion à des éléments raciaux qui paraissent jetés pêle-mêle :
My Black Mama, partie 1 :
Oh, black mama, what's the matter with you?
Said, if it ain't satisfactory, don't care what I do
Hey, mama, what's the matter with you?
Said, if it ain't satisfactory, baby, don't care what I do
You take a brownskin woman'll make a rabbit move to town
Say, but a jet-black woman'll make a mule kick his stable down
Oh, a brownskin woman will make a rabbit move to town
Oh, but a real black woman'll make a mule kick his stable down
Say, t'ain't no heaven, say, there ain't no burnin' hell
Say, where I'm going when I die, can't nobody tell
Oh, there ain't no heaven, now, there ain't no burnin' hell
Oh, where I'm going when I die, can't nobody tell
Well, my black mama's face shine like the sun
Oh, lipstick and powder sure won't help her none
My black mama's face shine like the sun
Oh, lipstick and powder, well, they sure won't help her none
Well, you see my milk cow, tell her to hurry home
I ain't had no milk cow since that cow been gone
If you see my milk cow, tell her to hurry home
Yeah, I ain't had no milk cow since that cow been gone
Well, I'm going to the race track to see my pony run
He ain't the best in the world, but he's a runnin' son-of-a-gun
I'm going to the race track to see my pony run
He ain't the best in the world, but he's a runnin' son-of-a-gun
Oh, Lord, have mercy on my wicked soul
Wouldn't mistreat you, baby, for my weight in gold
Oh, Lord, have mercy on my wicked soul
Hmmm Hmmm Hmmm
b
8
Muddy Waters 1913-1946
My Black Mama, partie 2 :
Hey, I solemnly swear, Lord, I raise my right hand
That I'm goin' get me a woman, you get you another man
I solemnly swear, Lord, I raise my right hand
That I'm goin' get me a woman, you get you another man
I got a letter this morning, how
"Oh, hurry, hurry, gal, you love
I got a letter this morning, how
"Oh, hurry, hurry, gal, you love
I
I
I
I
grabbed my
got there,
grabbed my
got there,
do
is
do
is
you reckon it read?
dead"
you reckon it read?
dead"
suitcase, I took off, up the road
she was laying on the cooling board
suitcase, I took on up the road
she was laying on the cooling board
Well, I walked up close, I looked down in her face
Good old gal, you got to lay here till Judgment Day
I walked up close, and I looked down in her face
Yes, been a good old gal, got to lay here till Judgment Day
(parlé : Aw sho' now, I feel low-down this evenin'!)
Oh, my woman so black, she shays apart of this town
Can't nothin' "go" when the poor girl is around
My black mama stays apart of this town
Oh, can't nothing "go" when the poor girl is around
Oh, some people tell me the worried blues ain't bad
It's the worst old feelin' that I ever had
Some people tell me the worried blues ain't bad
Buddy, the worst old feelin', Lord, I ever had
Hmmm, I fold my arms, and I walked away
"That's all right, mama, your trouble will come someday"
I fold my arms, Lord, I walked away
Say, "That's all right, mama, your trouble will come someday"
Musicalement, le morceau et sa forme sont caractéristiques du style de House. Les cordes sont littéralement frappées, et, comme
souvent dans le Delta blues, la structure est carrée et régulière. Mais, si l’on considère le cycle comme étant une grille blues
" classique " en douze mesures de quatre temps, les mesures cinq et huit sont systématiquement à deux temps. House était un habitué
de ce genre de construction tordue. Il n’a jamais la moindre hésitation, rien ne semble arrêter son jeu, surtout pas son chant passionné.
D'ailleurs, ce type de procédé d’une rigueur rythmique impressionnante est très fréquent chez les bluesmen du Delta, contrairement à
une idée répandue, totalement fausse, qui fait de ces derniers des musiciens au style chaotique et n’ayant pas la moindre notion
théorique musicale.
Cette merveille qu’a immortalisée Son House fourmille d’informations, de micro-analyses qui ne sont pas, ici, le propos. Elle est en
grande partie composée de références à la culture noire, rurale et sudiste. Un thème important restera dans tous les blues dérivés de
celui-ci : la mort. Son y déplore le décès de sa compagne, appris par une lettre et va jusqu’à ajouter qu’il voit son corps étendu sur une
planche mortuaire (« I got there, she was laying on the cooling board »). Les sentiments sont tellement noirs et sinistres que l’on
comprend l’émotion qui a pu étreindre Son House lors de ses prestations.
Nous sommes ici face à un langage destiné aux oreilles de la communauté. La connotation nettement rurale des métaphores employées
est révélatrice du public visé. La maîtresse est désignée comme une « vache à lait » ou un « poney ». Idem pour les canons de beauté
féminins. Son House rejette les artifices esthétiques, principalement les maquillages tant apprécies dans les milieux urbains « Well,
my black mama's face shine like the sun ». Les paroles sont un excellent moyen de se rendre compte des différences en la matière. Si,
dans le Sud, on aime les « big fat mama », les femmes bien en chair, les femmes aux jambes longues et à la taille de guêpe sont
privilégiées dans les grandes cités. Son semble aussi jouer sur le contraste, puisqu’il affirme que le visage noir de sa maîtresse
« brille ». Une autre interprétation est aussi possible, sans toute fois se risquer à aller trop loin. Faut-il y voir une allusion ironique et
empreinte d’une certaine fierté raciale en réponse à l’expression péjorative « shine » qui désignait les Noirs dans le Sud, en raison de
la sueur qui faisait briller leurs fronts lors des travaux ou bien parce que les cireurs de chaussures, les « shoe shine boys » étaient
systématiquement des Noirs ?
9
Hors-série
Un autre sujet récurrent dans cette chanson n’est sans doute pas sans lien avec le passé de House. Jeune homme, il avait débuté sa
carrière en tant que prêcheur. D’où cette forme en sermon ainsi que le recours à plusieurs reprise de symboles religieux. Pas tant dans
la répétition des « Lord », tellement utilisés en blues qu’on peut y voir une interjection, mais plutôt dans certaines couplets.
L’Enfer « Say, t'ain't no heaven, say, there ain't no burnin' hell », les appels à la clémence
« Oh, Lord, have mercy on my wicked soul », les engagements pris sous serment « Hey, I
solemnly swear, Lord, I raise my right hand / That I'm goin' get me a woman, you get you
another man » où bien les menaces « Good old gal, you got to lay here till Judgment
Day ». La façon dont le religieux est traité laisse une curieuse sensation, celle de la peur,
de la crainte des foudres divines. Est-ce sincère, ou bien purement artistique ? Faut-il y
voir une fois de plus cette fatalité qui a souvent été montrée du doigt dans le blues ?
La musique, elle, est d’une force à couper le souffle. Totalement impliqué dans ce qu’il
chante Son House s’emporte lui même, de cette magnifique voix chaude et puissante qui
le caractérise. Ses implications totales dans sa musique s’entendent et sont corroborées
par des témoignages. Lors du blues revival dans les années soixante, Larry Cohn se
souvient : « En assistant à New York au premier concert de Son House, lors de sa
redécouverte, j’ai failli avoir une attaque ! Je n’avais jamais vu, ni même jamais imaginé
que l’on puisse chanter avec une telle intensité sans tomber raide mort. Chaque chanson
semblait être une véritable catharsis. Chaque fois qu’il envoyait sa tête en arrière sous
l’effet de l’émotion, je ne pouvais m’empêcher de penser "et dire que nous sommes en
1965! Mais comment donc devait-il être en 1930?" C'était absolument incroyable ».
2-Walkin’Blues
Robert Johnson fréquentait déjà tout jeune Son House et son ami Willie Brown. Leurs premiers rapports n’étaient pas
franchement amicaux puisque House et Brown se moquaient au début de son jeu de guitare. Mais Johnson s’est très vite perfectionné
pour atteindre un niveau technique supérieur à celui de ses deux aînés. En 1936 il va graver un blues-sermon intitulé Walkin’Blues. Si
Son House avait déjà enregistré une chanson du même nom, c’est bel et bien My Black Mama qui a servi de base pour Johnson.Robert
Johnson, Walkin’Blues :
I woke up this mornin', feelin' round for my shoes
Know 'bout 'at I got these, old walkin' blues
Woke up this mornin', feelin' round for my shoes
But you know 'bout 'at I, got these old walkin' blues
Lord, I feel like blowin' my woh old lonesome home
Got up this mornin', my little Bernice was gone
Lord, I feel like blow ooohn' my lonesome home
Well I got up this mornin' woh all I had was gone
Well ah leave this morn'
I've feel mistreated and
Leavin' this morn' ah, I
Babe, I been mistreated,
of I have to, woh, ride the blind, ah
I don't mind dyin'
have to ride a blind
baby, and I don't mind dyin'
Well, some people tell me that the worried, blues ain't bad
Worst old feelin' I most ever had, some
People tell me that these old worried old blues ain't bad
It's the worst old feelin', I most ever had
She got an Elgin movement from her head down to her toes
Break in on a dollar most anywhere she goes, oooh ooooh
(parlé : To her head down to her toes, oh, honey)
Lord, she break in on a dollar, most anywhere she goes
10
Muddy Waters 1913-1946
Robert Johnson attaque le morceau sur un tempo un peu plus lent que Son House et entraîne l’auditeur avec lui dans un tourbillon
sauvage de malheurs personnels soulignés par une guitare pleine de fureur qui s’emballe. En dépit de son énergie, la chanson de
Johnson a une dimension dramatique vraiment surprenante. Impression qui est démultipliée par le chant, strident, hyper-dramatique et
très tendu. Si, contrairement à Son House, Robert Johnson se base sur un système plus simple toujours quatre temps, il apporte une
modification à la structure harmonique. En effet, sur les neuvième et douzième mesures, il joue un accompagnement V-IV-I-I, là où
Son House se contente de rejouer les mesures cinq et huit.
Les paroles sinistres au possible atteignent des sommets de noirceur. Le
chanteur est poursuivi par ses tourments et tout y passe : l’amour, le sexe,
l’argent, les biens matériels. La mort est là aussi présente, « I've feel
mistreated and I don't mind dyin' » : Johnson affiche son indifférence à
l’idée de sa propre mort, ce qui n’est pas franchement réjouissant. Il n’a
strictement plus rien à perdre. Walkin’Blues est l’histoire d’un homme
désormais seul et hanté par des obsessions terribles et auto-destructrices.
Cette version reste l’un des enregistrements les plus célèbres, comme une
bonne partie de l’œuvre de Johnson. Elle servira de base à d’autres reprises
comme celle de son beau-fils Robert Jr Lockwood ou bien de Johnny
Shines qui la rebaptisera Ramblin’.
3-Country Blues
Et en 1941, Muddy Waters enregistre pour Lomax son Country Blues. Si certains vers se retrouvent effectivement dans My
Black Mama ou Walkin’Blues, l’attaque de Muddy est singulière. Rien à voir avec le rythme effréné, à la limite de la transe que l’on
retrouve chez Johnson ou House. Non, le chanteur-guitariste prend ici tout son temps, s’appuie, tout en gardant une ferveur égale aux
versions précitées. Il est à noter que Muddy conserve quand même la structure du texte qui diffère de la forme blues « classique », la
plus répandue (couplets de trois vers dont les deux premiers sont identiques, le troisième concluant) :
I get later on in the evenin' time, I feel like, like blowin' my home
I woke up this mo'nin, find my, my little baby gone, hmm
Later on in the evenin', main man, I feel like, like blowin' my home
Well I, woke up this mo'nin' baby, find my little baby gone
A well now, some folks say they worry, worry blues ain't bad
That's a misery feelin' child, I most, most ever had
Some folks tell me, man I did worry, the blues ain't bad
Well that's a misery ole feelin', honey now, ooh well gal, I most ever had
Well, brooks run into the ocean, ocean run in, into the sea
If I don't find my baby somebody gonna, gonna bury me, um-hm
Brook run into the ocean, child, ocean run into the sea
Well, if I don't find my baby now, ooh well gal, you gonna have to bury me
Yes, minutes seem like hours an hours seem like days
Seems like my baby would stop her, her lowdown ways, hey
Minutes seem like hours child, an hours seem like days
Yes, seem like my woman now, ooh well gal, she might stop her lowdown ways
Solo
Well now I'm, I'm leavin' this mo'nin' if I had-a, whoa ride the blind
I feel mistreated girl you know now, I don't mind dyin' ah
Leavin' this mo'nin, tell ya I had-a now ride the blind
Yeah, I been mistreated baby now, baby an I don't mind dyin'
11
Hors-série
Une mélancolie terrible se dégage. Le texte est celui d’un homme seul dont la voix est soutenue par les plaintes et les pleurs qu’il
arrache à sa guitare. Un jeu de questions-réponses s’engage, rappelant l’héritage d’une époque encore toute récente. L’histoire est
simple, pure et le message n’est brouillé par aucun artifice. Ne restent que le blues et les tourments d’un chanteur qui semble plus
perdu et déboussolé que désespéré. Le chant est émaillé de petits cris et d’interjections directement issus des « fields hollers », ces
chants que les Noirs du Sud lançaient lors des travaux champêtres que l’ont retrouve souvent en blues (Peetie Wheatstraw, un des
bluesmen les plus populaires de l’avant guerre est resté célèbre aussi grâce à ses « Ooh well well ! »). Muddy dira à propos de son
enfance dans les champs : « Chacun hélait, mais personne n’y prêtait aucune attention. Bien sûr, je hélais aussi. On peut appeler ça
"blues" mais ce n’étaient que des trucs improvisés. Quand un copain par exemple, ou une fille surtout, travaillait près de vous et que
vous vouliez lui dire quelque chose, vous le héliez, le chantiez. De même votre mule. Ou bien il se faisait tard et vous vouliez rentrer.
Ou autre chose. Je ne me rappelle pas grand-chose de ce que je chantais alors, sauf ceci : "Toujours insatisfait, je ne cesse de me
tourmenter" ( I can't be satisfied, I be all troubled in mind). Il me semble que je chantais toujours ça, parce que je chantais
exactement ce que je ressentais [… ] ». Il y a déjà une urgence dans la voix, une conviction sauvage et surtout érotique très fortes. La
spontanéité donne une sincérité déconcertante à l’ensemble. A chaque vers, des mots sont répétés (« I feel like, like blowin’my
home »), comme si les sentiments les plus primaires prenaient le contrôle du chant. On imagine presque Muddy serrer les dents tant
les paroles semblent vécues et la douleur exaltée. L’érotisme rendu par la façon de chanter en devient carrément explicite. Comme
très souvent dans le blues, la fatalité s’abat sur le chanteur qui se résigne «That's a misery feelin' child, I most, most ever had ». La
résignation, l’absence directement visible de sentiment de révolte. Même si, ici, ce sentiment est appliqué à une situation sentimentale
c’est une attitude qui semble générale. Cela traduit certainement bien ce que devait être la réaction d’un groupe racial face à un
acharnement social et moral institutionnalisé. C’est aussi en partie ce qui a valu à cette musique la désaffection de son public d’origine
à partir de l’extrême fin des années cinquante. Enfin, n’oublions pas la thématique de la mort, bien mise en valeur, d’autant plus
qu’elle apparaît à deux reprises : « If I don't find my baby somebody gonna, gonna bury me, um-hm » et « I feel mistreated girl you
know now, I don't mind dyin' ah ». Dans le premier cas, Waters dit mourir de façon certaine s’il ne retrouve pas celle qu’il aime. Dans
le deuxième , il s’agit d’un vers déjà utilisé par Robert Johnson dans Walkin’Blues et qui montre à quel point l’homme se détache de
son avenir, se moquant même de passer l’arme à gauche. Le blues se chante à la première personne et Muddy se confond avec son
double imaginaire (?) de la chanson à un point troublant.
Muddy Waters pose aussi ce qui sera sa marque stylistique et musicale la plus spectaculaire : le délai. Cette façon de jouer et de
chanter en arrière du temps. On dirait qu’il va en permanence laisser s’échapper la mesure, mais il la rattrape au dernier moment, à la
limite de la rupture, du retard. Il creuse véritablement la pulsation pour en atteindre le fond. Sa musique contient ce mélange en
apparence paradoxal de force sauvage et de retenue rythmique. Nombreux sont ses futurs accompagnateurs qui s’arracheront les
cheveux à tenter de saisir ce report du temps. Fred Below avouera : « Le meilleur de tous les musiciens avec qui j’ai eu l’occasion de
jouer. Son sens du rythme est absolument parfait ». A tel point que la structure même du morceau devient floue, bien qu’immuable et
classique. Ce qui illustre on ne peut mieux « minutes seem like hours and hours seem like days » !
Enfin, il paraît difficile de passer sous silence le solo de guitare qui introduit le dernier couplet. Muddy Waters ne savait, à l’époque,
jouer qu’avec un bottleneck. Son solo, bien que tout en nuances est d’un style particulièrement agressif et tout à fait personnel. Le
musicien a réussi une synthèse des différents motifs qui l’ont inspiré pour récréer un son et une articulation rythmique propres. S’il
débute cette intervention en douceur, au changement d’accord il lance une attaque déchirante qui surprend. Un effet à remuer les
tripes. Et on reconnaît très bien le style qu’il adoptera : les interventions au slide sur les deux premières cordes qu’il jouera sur
pratiquement chaque morceau lors de ses concerts à partir des années soixante dix. La guitare chante son couplet, pleure, gémit. Un
véritable écho à la voix. Elle en dit presque autant que le texte. Un véritable sommet d’expressivité qui ne peut laisser personne
indifférent. Ce son, ce rythme, ce touché tellement évocateurs !
Country Blues, le premier enregistrement de Muddy Waters est un document singulier. Même si le style de Muddy et son chant ne
sont pas encore formés, il y a une base tout à fait personnelle et déterminante dans ce qui deviendra une véritable identité musicale
pour l’artiste. Diverses influences provenant de bluesmen personnellement côtoyés ou entendus par disque sont assez facilement
repérables mais forment un tout unique. Un véritable bouillon de culture que le musicien s’est approprié. A-t-il appris cette chanson
directement auprès de Son House ou bien grâce à un disque de Robert Johnson ? La deuxième option est assez séduisante puisque,
harmoniquement, Muddy utilise la grille de Johnson. Mais le vers « minutes seem like hours and hours seem like days » sera réutilisé
quelques mois plus tard par Son House dans la deuxième partie de son Jinx Blues. House s’est-il inspiré de Muddy Waters ou bien
Muddy a-t-il repiqué cette phrase à House pour la graver avant lui ? Reste un morceau magnifique et déchirant dans lequel l’émotion
atteint de véritables sommets. Impossible de rester figé à son écoute. C’est trop fort pour ça. La véritable raison pour laquelle j’ai
retenu ce morceau, en fait !
Muddy Waters recevra une seconde visite de Lomax l’année suivante, en 1942. Il va graver quelques pièces accompagné par un
orchestre de cordes inspiré des Mississippi Sheiks et qui comprend entre autres le violoniste Son Sims, un ancien ami de Charley
Patton avec lequel il avait enregistré. Ces morceaux sont plutôt dansants et transmettent une bonne humeur, bien qu’un peu brouillons.
Il immortalise aussi à l’occasion quelques pièces en soliste, dont des reprises des deux morceaux enregistrés l’année précédente. Ainsi,
I Be’s Troubled est rebaptisé I Be Bound To Write To You et Country Blues… tout simplement Country Blues n°2.
12
Muddy Waters 1913-1946
Cette nouvelle version de Country Blues n’est pas fondamentalement différente de la première. Elle est même pratiquement similaire.
Mais ce qui frappe d’entrée est la voix. Bien plus sûre d’elle qu’en 1941. Chaude puissante et dure… on a l’impression que Muddy
cherche à imiter le timbre de Son House. Le chant semble pourtant plus terne, plus figé et le jeu de guitare plus rigide. Le solo de
guitare est différent de celui de la première version. S’il débute exactement de la même manière, l’attaque violente qu’on attend au
bottleneck est remplacée par un motif joué doucement. La fin de l’intervention instrumentale est identique à celle de l’année
précédente. Le texte est quasiment semblable. La mélodie semble également plus construite. Il s’agit d’une pièce splendide bien
qu’inférieure à la version captée un an auparavant par le micro. Musicalement plus fade, elle manque peut-être aussi de cette
spontanéité qui confère une sincérité stupéfiante au Country Blues n°1.
4-Feel Like Going Home
En 1943, Muddy Waters se décide à quitter le Delta pour rejoindre Chicago.
En 1944, son oncle Joe Grant lui offre un beau jouet : une guitare électrique ! Après
une séance pour Bluebird dans laquelle Lester Melrose impose à Waters des
arrangements qu’il n’aime pas avant d’en conclure qu’il n’a aucun talent, il faut
attendre 1946 pour une vraie entrée dans les studios. Pour le label Aristocrat,
futur label Chess. Après une audition, Leonard Chess est agacé par Muddy
Waters dont les paroles lui sont incompréhensibles. Après l’avoir forcé à
enregistrer dans un style très « Blues Bird sound », Chess l’autorise à revenir
dans le studio avec son propre son, celui qu’il joue habituellement. Bien que
tournant déjà avec un orchestre comprenant Jimmy Rogers, Little Walter et
parfois Baby Face Leroy Foster ou Elgin Edmonds, Muddy Waters vient seul à
la séance, avec sa guitare et son goulot de bouteille. Chess lui adjoint le
contrebassiste Big Crawford, alors partenaire régulier de Memphis Slim. Muddy
Waters va reprendre avec le succès commercial que l’on sait les deux tous premiers
titres qu’il avait joués pour Lomax et la bibliothèque du Congrès. I Be’s Trouble
devient donc l’immortel I Can’t Be Satisfied et Country Blues se transforme en Feel
Like Goin’Home. C’est bien sûr ce dernier qui nous intéresse. Les progrès technologiques
réalisés en cinq ans ainsi que le fait que ces séances aient lieu en studio rendent une qualité
sonore incomparable par rapport aux enregistrements précédents.
C’est la stupéfaction la plus extrême qui surprend l’auditeur. Une introduction absolument démentielle, complètement folle
qui semble sortie… de quoi justement ? Une guitare électrique sur-amplifiée crache quelques notes aiguës qui percent ce
temps mort précédant chaque morceau. Et puis le tonnerre éclate, d’une violence inouïe. Un hurlement qui provoque de
façon implacable, et à chaque écoute les mêmes réactions physiques. Des coups de bottleneck, comme ceux que Muddy
donnait sur la guitare acoustique de Lomax. Mais là, il n’est plus en acoustique. L’ampli crache un son saturé qui
ressemble étrangement à un cri humain. Et il est soutenu par une contrebasse menaçante qui augmente un peu plus la
tension. La contrebasse est ici primordiale. Si elle reste en arrière plan, elle fournit néanmoins un travail formidable qui
libère Waters de ses contraintes liées à l’accompagnement de sa voix, ce qui sera le rôle de ses futurs orchestres. Ses seuls
soucis sont donc le chant et les réponses de sa guitare. Une tension électrique qui atteint une sorte de paroxysme. La
violence avec laquelle le musicien expulse ses sentiments sur l’instrument est retenue par ce retard typique à Muddy. Le
temps et le son sont étirés comme des élastiques. On a toujours l’impression que ça va casser. La façon dont le goulot
vibre su la manche donne des effets saisissants à couper le souffle. C’est précisément cette introduction qui me fait
sincèrement penser que Muddy Waters est un immense guitariste. En dehors de toute conception technique et en dépit du
fait qu’il laissera tomber l’instrument pour une bonne partie de sa carrière, un homme capable de tirer autant d’émotions
aussi brutes et troublantes, de couleurs, d’expression et de douleur ne peut être qu’un génie. Après une telle claque, tout
texte peut sembler superflu à la chanson.
Aristocrat 1305B
collection Tom Kelly
13
Hors-série
Well
When
Now,
Well
now it gettin’ late on in the evenin', I feel like, like goin’my home
I woke up this mo'nin, all I, I had was gone
gettin’ late on in the evenin', man now, I feel like, like goin’home
I, woke up this mo'nin' all I had was gone
Well!! Brooks run into the ocean, ocean run in, into the sea
If I don't find my baby somebody gonna, sure bury me, aaah ah
Brooks run into the ocean, man, that ole ocean into the sea
Well, now if I don't find my baby child, somebody sure gonna bury me
Solo
Well!! Minutes seem like hours an hours gonna seem like days
Seem like my baby would stop her, old evil ways, aaah ah
Minutes seem like hours and hours seem like days
Well now, seems like my baby child, whoo-hoo well, child, would stop her low down
ways.
Le solo de guitare au milieu du morceau est pratiquement identique à celui de l’introduction. S’il diffère légèrement, ce sont surtout
les oreilles, habituées à la pulsation marquée par la contrebasse de Big Crawford, qui s’installent dans une logique rythmique. Une
logique que Waters n’hésite pas à casser à coups de bottleneck déchirants. Le son amplifié à l’extrême surprend une fois de plus. Il se
détache de la rythmique, crée un vrai relief, sculpte véritablement l’espace sonore avant de s’y replonger et de rejoindre Crawford. Ce
solo est d’ailleurs ponctué par un « yeah ! » que lance le bluesman qui, visiblement, se régale autant qu’il s’implique.
Le texte, encore une fois, est pratiquement le même qu’à l’origine. Mais la longueur de l’introduction oblige le chanteur, pour
respecter la durée standard d’un disque d’alors, à en modifier l’organisation. Ainsi, ce qui, dans la première mouture de Country Blues
constituait le troisième couplet devient ici le deuxième. Deuxième immédiatement suivi du solo du guitare. Le troisième couplet de
Country Blues est ici le dernier et sert de conclusion. Les deuxième et dernier couplets de la chanson enregistrée en 1941 disparaissent
purement et simplement. Le formatage n’est certainement pas l’unique raison. Les vers supprimés auraient peut-être eu une
connotation trop rurale aux oreilles urbaines (en terme d’allusions à la vie sudiste ou à la langue utilisée, « ride the blind » -voyager
illégalement en train) ? Muddy aurait-il cherché à étendre la modernisation de sa musique jusqu’aux paroles ? Mais les acheteurs
potentiels étaient les migrants fraîchement arrivés du Sud et auraient sans doute apprécié ces clins d’œil que d’autres musiciens de
Chicago blues ne se sont pas privés de faire. Sans doute faut-il simplement y voir la durée et le fait qu’un bluesman ne joue
pratiquement jamais un morceau deux fois de la même manière, histoire d’humeur et de sentiments au moment de s’exécuter. Le
passage lié à la mort, lui, est non-seulement conservé, mais encore renforcé par ce petit mot, « sure », qui rend compte une fois de plus
de la fatalité, de l’inéluctable et d’une logique implacable que rien ne pourra arrêter.
Ce qui est fascinant ici, est la manière dont le texte est chanté. Que ce soit en matière de
chant au sens strict du terme ou de prononciation et d’articulation des sons. En effet,
Muddy Waters semble ici se lâcher. Il est malheureusement impossible de retranscrire la
manière dont les syllabes sont étirées ou au contraire « mangées » ce qui donne des
impressions de ralentis et d’accélérations. Il joue avec le rythme, le détruit et le restitue
en permanence. Prenons le premier couplet. Celui tout simplement parce qu’il est le
premier et tout à fait représentatif des autres : « Well now it gettin’ late on in the
evenin', I feel like, like goin’my home ». Lorsque Muddy prononce cette phrase, il la
découpe naturellement en trois parties bien distinctes. Ces parties sont caractérisées par
des groupes de mots « serrés » articulés dans une sorte d’accélération. Ces groupes sont
espacés de voyelles étirées qui lient les ensembles. Ce qui donne : « Well noooow/it
gettiiiiin’/ late on in the evenin', I feel like… /like goin’my home ». Autrement dit, ce
débit découpé est très proche de celui du langage parlé. Un peu comme lorsqu’un
individu choqué ou en colère avale sa salive entre les syllabes ou bien reprend son
souffle. Seul un sens du rythme très aigu peut aider Muddy à chanter de la sorte. Cette
douleur est aussi exprimée d’autres manières tout aussi frappantes. La répétition de mots
voisins confine presque au bégaiement (« like/like » ; « ocean/ocean » ; « hour/hour »
ainsi que la proximité phonétique entre « her » et old ». Ces répétitions donnent cette sensation de mots qui se bousculent pour sortir
de la bouche d’un homme dont les sentiments sont forts mais confus. Ce qui crée également des rimes internes, augmentant l’effet
rythmique qui soutient la chanson d’un bout à l’autre. Mais quelque chose d’autre qu’un simple désespoir se dégage de ce chant
sauvage dicté par de véritables pulsions. Quelque chose qui a valu en grande partie son succès à Muddy Waters auprès du public noir :
une véritable charge érotique voir sexuelle. Car comme je viens de le dire, Muddy paraît soumis à des pulsions presque instinctives
voire primaires. Il semble dans un état second.
14
Muddy Waters 1913-1946
Et certains témoignages rapporteront plus tard à quel point il lui arrivait de se confondre avec les personnages de ses chansons, jusqu’à
en rester troublé plusieurs heures. Mais ici, comme bien souvent dans le blues, tout est sous-entendu. L’érotisme qui imprègne cet
enregistrement n’est pas dans le texte, mais bien dans la façon de l’interpréter. Il ne faut donc pas négliger le rôle extrêmement
important joué par les interjections et les onomatopées dans l’expression du chanteur. J’ai d’ailleurs mis des points d’exclamation pour
bien signaler que les « well » que pousse Muddy sont lancés avec force et se détachent des phrases au lieu de se couler dedans. Il en va
de même des « aaah ah » dans les deux derniers couplets. Et puis la confusion phonétique est très certainement volontaire entre
« blowin’my home » et ce qui apparaîtrait comme une allusion sexuelle « blowin’my horn ». La force, la violence, l’urgence et
l’érotisme qui se dégagent ici peuvent amener à parler d’un véritable charisme, ce qui sera bien utile au redoutable chef d’orchestre
que deviendra Muddy. Car cette agressivité d’une couleur toute urbaine marque la naissance du Muddy Waters que nous connaissons,
celui que la critique qualifiera de « roi du Chicago blues ».
5-Walkin’Blues
En février 1950, Muddy Waters, toujours lors d’une séance pour le label Aristocrat, et toujours en compagnie du seul Ernest « Big »
Crawford à la contrebasse, enregistre une chanson intitulée… Walkin’Blues.
Well I woke up this morning, feeling ‘round, ‘round for my shoes
You can tell about that I have them old, them old walking blues
Now, woke up this morning, man, feeling ‘round, feeling ‘round, ‘round for my shoes
Well you can…tell that doggone child, baby, I have them walking blues
Well!! Some folks say the worried old blues ain’t bad
That’s worst old feeling I most, I most ever had
Now some folks tell me…that the worried, old blues ain’t bad
Well that’s the worst old feeling now child, baby, I most ever had
(parlé) All right Big Crawford!
Solo
Well!! I’m leaving this morning, man, I have to…oh, ride the blind
You know I’ve been mistreated, man you know I don’t mind dying
I’m leaving…and I have to…oh, ride the blind
Well you know, I’ve been mistreated now baby, baby, I don’t mind dying
Si le titre,renvoie directement à Robert Johnson, il en va de même en ce qui concerne le texte. Des couplets entiers, en particulier le
premier, semblent empruntés à Johnson, alors qu’ils avaient disparu dans les deux versions de Country Blues et dans I Feel Like
Goin’Home. Y compris des allusions plutôt sudistes et rurales, telles que celle faite aux trains pris de façon illégale, généralement en
direction du nord (« I have to ride the blind »). Pourquoi ? Difficile à dire, mais plusieurs possibilités sont plausibles. Il paraît assez
peu probable qu’à cette date Muddy ait encore eu accès à des disques datant des années trente. Peut-être se souvenait-il donc
suffisamment bien de la pièce de Johnson pour la réinterpréter de façon étonnamment fidèle en ce jour de 1950. Ou alors, et c’est ce
qui me paraît le plus réaliste, il faut replacer Muddy dans le contexte du cercle des bluesmen de Chicago. Il y fréquentait de nombreux
anciens partenaires musicaux voire amis de Robert Johnson qui connaissaient aussi bien son répertoire et ne devaient pas se priver de
le recycler : Sonny Boy Williamson II, Howlin’Wolf, Elmore James, Robert Nighthawk, Memphis Slim, Honeyboy Edwards, Big
Walter Horton… et surtout Johnny Shines (qui gravera le 28 avril 1952 –deux ans plus tard- une extraordinaire version de
Walkin’Blues sous le titre Ramblin’).
Pour revenir à Muddy et ce Walkin’
Blues de 1950, il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce que nous avons dit à propos de I Feel Like
Goin’Home. On y retrouve le même chant sauvage et exacerbé, ainsi que ce jeu de slide vibrant, lourd, électrique et si caractéristique
du bluesman. Il faut entendre le découpage des phrases, ces hésitations, ces répétitions, ces « Well !! » surexcités. Dans ma
transcription, j’ai tenté de rendre tout ça avec une ponctuation bien fade qui ne peut, bien entendu, pas remplacer une écoute. Pourtant,
cet enregistrement dégage une touche plus « moderne » que I Feel Like Goin’Home. Cette impression n’est pas attribuable au seul son,
déjà correct sur le même label en 1948. Non, je pense que cette sensation est principalement due à la contrebasse de Big Crawford.
Beaucoup plus droit et simple, Crawford marque les temps de façon carrée et métronomique, soulignant les trois accords de manière
bien plus tranchée.
Six mois plus tard, en juin, le disque de cet enregistrement est enfin publié. Mais entre-temps, au début du même mois, le 3 juin, les
frères Chess deviennent les uniques propriétaires du label Aristocrat et le rebaptisent à leur nom. Walkin’Blues sortira donc estampillé
Chess Records, numéro Chess 1426. Muddy et Chess sont alors à l’aube d’une collaboration d’une richesse stupéfiante en chefsd’œuvre. Cette association, dont l’impact incalculable infléchira le cours de la musique et de la culture à une échelle mondiale,
prendra fin le 20 novembre 1975, lorsque le label se trouvera dans uns situation financière irrécupérable.
La filiation de cette chanson phare de Muddy Waters est passionnante à étudier. En effet, elle permet de remonter à Son House et
Robert Johnson, ceux qu’il a toujours tenus pour être ses deux principales influences. Cette composition contient tellement d’éléments
15
Hors-série
communs au blues, que ce soit dans les thèmes abordés, la façon de le faire ou les tournures et expressions si sudistes. D’une origine
on ne peut plus rurale, elle est devenue un classique du blues urbain électrique « moderne ». Moderne, car elle ne permet pas
seulement une remontée historique vers les aînés du Delta. En effet, I Feel Like Goin’Home a permis à Waters de se tourner vers
l’avenir, étant une des premières traces enregistrées de ce son si particulier qui définira le bluesman.
Même si ce dernier verra sa musique -avec Willie Dixon et un groupe légendaire se régénérant sans cesse- se discipliner tant sur un
plan orchestral que sur celui du répertoire, même s’il va laisser tomber sa guitare au son de moins en moins adapté à une mode
tournante durant quelques années, il restera toujours ce qu’il est. Il gardera toujours ce son si propre, cette manière, urgente et
pressante de chanter. « Le blues est ma seule pointure » rétorquait-il à ceux qui auraient voulu mettre sa musique au goût du jour. Il
suffit de le réécouter pour ce rendre compte à quel point c’est évident. Il a vécu le blues, incarnait le blues, comme tant d’autres de ses
pairs. Et pour cause, il n’a jamais oublié d’où il venait. Ni son parcours. Muddy Waters enregistrera encore une nouvelle version de I
Feel Like Blowin’My Home sur son tout dernier album, celui gravé en 1981 en compagnie de Johnny Winter à la production... et à la
guitare slide.
Merci à Patrice Champarou dont l’oreille a permis de confirmer que Robert Johnson prononce bien « blowing my home » et non
« blowing my horn ». Après lecture de cet article, Patrice m’a également confié que selon lui, l’un des éléments principaux de
l’urbanisation de la musique de Muddy réside dans son souci de marquer les changements d’accords et plus tard, dans le fait de jouer
de la guitare slide en accordage standard.
KFFA
Trois mois après la première visite de John Work et Alan Lomax à Muddy se produisit dans le Delta un événement considérable
pour tous les musiciens et le public du Blues. Quand elle commença à émettre, KFFA était une entreprise modeste mais son impact fut
énorme. Cette petite station de radio faisait entendre la musique bien plus loin que le plus tonitruant des tripots et surtout elle la portait
partout, sans distinction de race, de niveau social ou économique. Elle émettait depuis le Delta - les rives du fleuve à Helena - pour le
Delta. Le Delta avait enfin sa voix. [le slogan de KFFA-AM est encore de nos jours "The Deltas Best"].
KFFA fut fondée par trois hommes d'affaires : Sam Anderson [je ne sais pas quelle est son activité principale] s'était associé avec John
Franklin (de la Franklin Ice Company) et Quin Floyd, propriétaire d'une entreprise de transport. L'indicatif de la station est donc formé
des initiales de leurs noms. Le studio était installé dans des bureaux au-dessus du dépôt des Floyd Truck Lines [au 4e étage exactement
car Sonny Payne se rappelle qu'il prenait le monte-charge pour arriver plus vite]. Les propriétaires étaient des hommes d'affaires plus des
spécialistes de la radio et donc plus soucieux de rentabilité que de qualité technique (que les micros soient envahis par le vacarme des
camions démarrant en dessous ne les gênait pas outre-mesure). Quoiqu'il en soit, les émissions commencèrent en novembre 1941.
L'harmoniciste Sonny Boy Williamson et le guitariste Robert Lockwood Junior avaient contacté Sam Anderson pour obtenir un temps
d'antenne régulier. Anderson les mit en contact avec un épicier en gros des environs. La société de Max Moore (l'Interstate Grocer
Company) distribuait de la farine sous la marque King Biscuit depuis 1931. La radio lui parut un moyen de communication vers une
nouvelle clientèle (le public noir mais aussi le blanc, l'atteignant celui-ci via les femmes noires employées dans ses cuisines). Baptisé
King Biscuit Time, le programme fut diffusé tous les jours de la semaine à midi pile, pendant un quart d'heure, et une demi-heure le
samedi. Cette heure était idéale car c'était celle de la pause pour les travailleurs des champs. "Nous avons fait la première émission et
cela a pris instantanément 'comme le feu dans une maison' " se rappelle Sonny Payne, animateur de KKFA pratiquement depuis le
début [en fait il est titulaire du poste depuis 1951 et l'est toujours mais donnait déjà un coup de main dès les débuts, alors qu'il était encore
adolescent]
Sac de céréale à l'effigie de
Sonny Boy
Sonny Boy et Robert Lockwood, en compagnie de Sam Anderson, dans le studio de KFFA en 1941
16
Muddy Waters 1913-1946
[Robert Gordon fait ensuite une description du Sonny Boy Williamson, dont vous avez sûrement deviné qu'il s'agit du deuxième du nom, ce grand
escogriffe, mythomane, charmeur, et génialissime né Aleck ou "Rice" Miller. A ses cotés, bien plus jeune mais certainement plus raisonnable, le
bon Robert Lockwood.]
Lockwood savait écouter et accompagner. Ses mélodies et ses contre-chants étoffaient le son du duo. Il fait dire que ce guitariste
inventif avait été à bonne école vers 1927 quand sa mère s'était remariée avec un certain Robert Johnson...
Lockwood & Williamson - les King Biscuit Boys - étaient payés à peine quelques dollars pour leurs 6 prestations de la semaine. Leurs
vrais ressources étaient leurs concerts qu'ils annonçaient à l'antenne, attirant vers les tripots qui les avaient embauchés une clientèle
assoiffée ! Les juke-joints étaient pleins à craquer et l'orchestre rentrait à la maison avec une seule soirée plus que leur salaire de la
semaine.
Muddy avait engagé Sonny Boy pour jouer à Stovall [n'oublions pas qu'il tenait son juke-joint et y vendait son whisky]. "Il annonçait tous
les endroits où il devait jouer. On l'entendait dans tout le secteur, ça rameutait des gens de partout."
"Il n'y avait pas vraiment d'interférences pour [perturber] les deux cent cinquante watts de KFFA" se rappelle Sonny Payne "on
pouvait aller partout à soixante-quinze ou cent miles dans toutes les directions".
Les King Biscuit Boys eux-mêmes commencèrent à être demandés de plus en plus loin, au delà du fleuve, et ils n'étaient pas les seuls.
Un passage dans l'émission pouvait être un sacré coup de pouce - et c'est ce que Muddy commençait à se dire.
Il se rappelle que l'émission à décidé sa première incursion à Helena, pourtant distante de seulement 20 miles de chez lui.
Nous avons
conduit jusqu'à
Friar's Point,
laissé la voiture
là-bas, pris le bac
pour Helena. On
est arrivé le
vendredi et Sonny
nous a laissé jouer
deux titres dans
l'émission du
samedi, mon
copain Son Sims et
moi... Quand nous
sommes rentrés à
Stovall, c'était
vraiment la grosse
affaire du jour,
tous ceux qui
avaient entendu la
radio couraient
partout, le
racontaient dans
toute la plantation
- "Je les ai
entendus mon
vieux, ils sont
dedans !"
KKFA avait fait une énorme impression sur Muddy. A tel point qu'il voudra revenir et tenter de réaliser son rêve d'une émission bien à
lui, même après avoir trouvé le succès à Chicago.
17
Hors-série
King Biscuit Time avait ouvert la voie de la radio noire et son succès ne passa pas inaperçu. La programmation pour les noirs se
répandit. En 1948, dans la grande cité de Memphis, WDIA devient la première station de tous les Etats-Unis exclusivement dédiée aux
noirs. La technique moderne devenait un nouvel atout pour Muddy et ses pairs. Les artistes du Delta se produisaient sur King Biscuit
Time et les émissions concurrentes. Les réputations se faisaient désormais d'abord ici [avant même les concerts]. Avec la radio Blues,
l'étoile du Blues moderne était née. [Robert >Gordon a de ces formules des fois...]
KFFA hier et aujourd’
hui
Intéressons-nous un peu plus à KFFA et aux radios Blues avant de reprendre la piste de Muddy en compagnie de Robert Gordon.
Le mieux placé pour en parler est évidemment Sonny Payne :
"KFFA a commencé à émettre le 19 novembre 1941 et, deux semaines après, Robert Lockwood Jr et Sonny Boy
Williamson ont diffusé leur premier "King Biscuit Time". [les dates varient d'un article à l'autre mais globalement c'est
bien en novembre 1941] Cette émission, une des plus anciennes diffusées quotidiennement en Amérique, a aidé à
promouvoir la musique de nombreux artistes de Blues et KKFA a été la première station à diffuser autant de Blues.
Beaucoup de chansons ont été créées pendant ces diffusions en direct
(ou renouvelées avec des paroles différentes de jour en jour). Après la
mort de Sonny Boy en mai 1965, King Biscuit Time a continué de présenter en direct des
artistes comme James Curtis ou Dudlow Taylor, jusque vers 1969. A cette époque la
plupart des artistes sont partis vers Memphis, Saint-Louis, Chicago, des régions plus
prospères [Sonny Payne dit "où l'herbe est plus verte" :-)]. Depuis 1965 je continue à
présenter l'émission tous les jours à midi quinze, du lundi au vendredi. Je passe toujours
les blues traditionnels préférés de nos auditeurs, en commençant par un morceau de
Sonny Boy, mais aussi beaucoup d'enregistrements récents."
Sonny Payne présentant sa 14 000e émission
Sonny Payne est le présentateur titulaire de cette émission depuis 1951. Cela lui a valu de
nombreuses récompenses dont le trophée 'Keeping the Blues Alive' de la Blues Foundation
[pas encore de BottleNet mais rien n'est perdu ;-)].
King Biscuit Time a fait depuis de nombreux émules, à commencer, dés 1947 par les émissions de WROX à Clarksdale (avec Early
Wings [bien choisi, ce prénom !-)] le premier animateur noir) puis WDIA l'année suivante à Memphis, dont toute l'équipe était noire et où
un certain Riley B. King suivit les traces de Sonny Boy.
Et de nos jours ?
KFFA n'est pas une station particulièrement Blues. Elle est étiquetée "country" et le Blues
n'occupe pas une part importante de la grille. C'est une station locale comment il y en a
énormément aux Etats-Unis (sauf que le caractère local est très relatif, les distances sont
toujours importantes dans ce pays). Typiquement d'ailleurs ces stations émettent en
modulation d'amplitude (en ondes moyennes donc) ce qui leur donne une portée plus
importante que les stations FM, à puissance égale. Je ne vois pas d'équivalent en France de
ce type de stations. La plus connue chez nous était FIP, connue par son nom complet FIP
514 (514 étant la longueur d'onde) à l'origine mais qui a rapidement basculé en FM. KFFAAM est connue comme KFFA 1360 car elle émet sur 1360 khz (sauf erreur ça fait une
longueur d'onde de 220 m). Elle est titulaire d'une licence de classe D, c'est à dire avec
émission à puissance réduite la nuit (90 W contre 1 KW le jour) (pour comparer : KKFA-FM,
également appelée "The Mix", est titulaire d'une licence classe C3, et émet en FM sur 103,1
avec 13 KW.
(voir ci-après les diagrammes de propagation des deux stations - on voit bien la différence de portée
mais la qualité du son FM est évidemment supérieure)
18
Robert Lockwood, probablement lors
de la 14 000 e émission de Sonny Payne
Muddy Waters 1913-1946
diagrammes de propagation de KFFA-AM et KFFA-FM
La grille des programmes montre bien qu'il s'agit d'une radio de proximité. En effet, si les émissions commencent à 6h avec un
programmation à base de country-music qui se poursuivra jusqu'à 10h, celle-ci laisse place régulièrement aux informations locales.
Ainsi, les lundis, mercredis et vendredis à 6H30, c'est l'actualité agricole qui est présentée avec les chiffres des récoltes "Phillips County
Crop Report". Magazine d'actualité locale de 7h à 7h30 "The Delta Report", dont une rubrique sport à 7h15. Suivent diverses
chroniques, billets d'humeurs, anecdotes, "News You Care About", "Hints from Heloise", "Little Known Facts", présentées par les
animateurs réguliers, certains occupant quelques minutes, d'autre animant l'antenne pendant une heure entière. Rien de marquant
entre 11h et 15h (où revient l'activité sportive) sauf bien sur notre rendez-vous de 12h15 avec Sonny Payne, qui complète d'ailleurs le
samedi sa demi-heure quotidienne par une autre : "Delta Sounds" consacrée à l'histoire de la musique du Delta en collaboration avec
Terry Buckiloo. Dommage que ces émissions ne soient pas accessibles en direct par le Net, par contre elles sont archivées (au moins le
Delta Sound du samedi précédent et les 10 derniers King Biscuit Time sont accessibles
Fin des émissions animées à 18h sauf le dimanche où la "Sunday Night Blues Party" présentée par James Edward Morgan se termine à
20h.
Je n'ai pas trouvé beaucoup d'info sur la petite sœur KFFA-FM, qui elle n'est pas étiquetée "Country"
mais "Adult Contemporary" (c'est également une référence à la programmation musicale dominante, qui
est définie comme "musique des trois dernières décades, sans le coté agressif du rock ou du rap" [sic],
"s'adresse plutôt aux plus de 30 ans"). Toujours est-il qu'il y a un programme régulier intitulé "Gospel
Caravan" animé tous dimanches de 7h à 10h30 par le même Louie Smith qui propose de la country tous
les matins de la semaine sur KFFA-AM. [cette précision est apportée spécialement à l'intention de Georges
Lemaire :-)]]
photo de Louie Smith,
ce gars a une bonne tête !
19
Hors-série
Et le voisinage ?
à Helena même, on capte :
-
KJIW, une station locale de Gospel
-
WWUN, une station "Religious" (ne pas confondre) de Friar's
Point (c'est pas loin, vous vous souvenez : c'est là que Muddy a
pris le bac pour aller voir Sonny Boy à KFFA)
-
KCLT, station de West Helena qui assène du genre "Urban
Contemporary", je vous dirai plus loin ce que c'est [et c'est pas
beau]
-
KVRN, station de Marvell, Arkansas qui fait dans le "Christian
Contemporary" (nuance),
-
WAID, station de Clarksdale, encore du "Urban Contemporary"
C'est tout pour la FM, coté ondes moyennes (AM donc), quatre stations
de Memphis, pourtant distant de prés de 100 km :
-
WJCE fait dans la "Nostalgia",
-
WGSF est une station "Spanish",
-
WHBQ est plutôt dédié à l'actualité sportive,
-
WDIA, la fameuse station où BB King a fait ses débuts, est
beaucoup moins intéressante maintenant puisqu'elle a sombré,
elle aussi, dans ce "Urban Contemporary" qui traîne partout. C'est
hélas, il fallait s'y attendre, un mélange [harmonieux ?-/] de Rap,
R'n'B, Soul et toutes ces cochonneries qui forment la musique
'noire' de nos jours.
Ah, j'allais oublier WCRV, étiquetée aussi "Religious", qui émet depuis
Collierville, dans le Tennessee, ce n'est pas la porte à coté non plus
[comme quoi, si les voies du Seigneur sont impénétrables, ses voix,
elles, portent loin !-]
à Clarksdale :
-
sensiblement le même échantillon, plus deux stations de country
(mais Helena avait KFFA-AM dans cette catégorie - vous suivez
j'espère ?)
-
WCRV porte jusque là-bas aussi [c'est plus au Sud qu'Helena
mais 50 KW 'tain ça pète nom de Dieu !-)]
-
et DEUX stations de Blues WKXY-FM et WROX-AM qui fut
longtemps célèbre (puisque qu'elle suivit les traces de KFFA dés
1947), déclina fortement dans les années 90, et vient de refaire
surface très récemment pour devenir maintenant une des stations
Bleues de référence (on peut l'écouter sur le Net) . Je crois que
WKXY et WROX sont liées mais je n'ai pas réussi à le confirmer.
Grâce à elles aussi, Clarksdale reste une des capitales du Blues.
Au fait, à propos de lieux illustres, si on descendait encore plus vers le
Sud, à Greenwood ? [au hasard !-)] :
- sur place 3 stations de gospel (une FM et deux AM), une
d'informations, et l'inévitable "Urban Contemporary" de service
- on capte là-bas 3 chaînes de country [c'est marrant ça plus on
descend vers le Sud plus en on a, menfin en Louisiane alors, ils
écoutent quoi, hein ?-))]
20
Appellation des stations
- KFFA pourquoi K F F A ?
- Ben je vous ai déjà dit que Floyd, Franklin et Anderson
étaient les associés fondateurs de la radio...
- Oui mais le K ?
- Ah ah... Et WCRV par exemple c'est Christian Radio Voice,
- Ok Monseigneur mais le W ?
- Hé hé... Bah c'est fastoche : les stations à l'ouest du
Mississippi sont préfixées en K, celles à l'est sont préfixées
en W. Voili voila, et c'est comme ça, (en gros) depuis 1923.
Le plus drôle c'est que la norme précédente (1913) était pour
les navires : ceux du Pacifique, donc que la côte West (hi hi)
étaient préfixés W, ceux de l'AtlantiKe, K (bof). Et donc en
1923, quand la norme a été étendue aux stations terrestres,
on a inversé le codage [ptet pour savoir à qui on parlait, un
pêcheur d'huîtres (KOYS for sure is an oysterboat) ou un
prêcheur anglican (WBIS is definitely a Bishop) ?-D)]
Donc KFFA (Helena) est bien à l'Ouest (façon de parler)
alors que WWUN (Friar's Point) est sur la rive orientale.
Muddy Waters 1913-1946
Houston Stackhouse, Sonny Boy, Pee Wee Curtis, 1965 (photo Chris Strachwitz)
Revenons à KFFA pour finir et signaler que King Biscuit Time
est aussi un magazine (dirigé par Jim Howe Jr, le fils du
patron de KFFA)
[sur la dernière couverture il y a Bo Diddley, personnellement
je préfère le voir plutôt que Robert Cray et son Blues... FM ]
et le King Biscuit Blues Festival : le plus grand festival Blues
gratuit du Sud (en 2004 c'était du 8 au 10 octobre).
Références :
www.kffa.org,
www.kingbiscuittime.com,
www.radio-locator.com,
www.fcc.gov,
www.wroxblues.com
Une réédition de chez Arhoolie à ne pas manquer :
-> toutes les faces Trumpet enregistrées par Sonny Boy
chez Lilian Mc Murray en 1951,
plus...
-> la toute première version de Dust My Broom
par Elmore James avec Sonny Boy à l'harmonica
et Leonard Ware à la basse
et ...
-> Sonny Boy, Peck Curtis et Willie Winkins
enregistrés pendant l'émission KFFA en mai 1965
(peu de temps avant la disparition de l'harmoniciste)
UN DISQUE INDISPENSABLE
21
Hors-série
20 dollars et une photo
Le 23 janvier 1943 quelqu'un signa pour Muddy un formulaire envoyé par Lomax. Ce qui le faisait accuser réception de deux
exemplaires du "disque 18 de l'album IV de Musique Populaire des Etats-unis, d'aprés des enregistrements du Fonds de Musique
Populaire [de la Biblothèque du Congrès] (1942)". Il n'était pas fait mention [sur ce document] d'un paiement mais Muddy se rappelait
avoir reçu un chèque de vingt dollars. "Et bien, ça m'aurait pris combien de temps pour gagner vingt dollars en travaillant cinq jours
[par semaine] pour en gagner 3.75 ? C'était une belle somme, vingt dollars. J'étais devenu une star de l'enregistrement !". Lui qui ne
s'était jamais fait prendre en photo avec aucune de ses épouses [et il y en eut, faudrait que je fasse une liste !-))], mis son plus beau
costume et se rendit chez le photographe pour poser avec l'amour de sa vie.
Il mit une des copies dans le juke-box du café de Will McComb, pas loin de là, sur la nationale 1, à mi-chemin de chez lui et de
Farrell.
Avant l'invention du juke-box et bien avant que la radio
diffuse du Blues, l'interprétation d'une chanson indiquait
clairement la provenance du musicien, dans quelle ville ou
plantation il l'avait apprise. Les styles musicaux - comme les
autres cultures d'ailleurs - étaient cloisonnés [voila que je parle
Brazos, moi !-)]. Un musicien itinérant, comme un oiseau
disséminant des graines, colportait des chansons - et des
styles. La Musique était une expérience collective, partagée
par contact direct. La vulgarisation des enregistrements élargit
l'horizon des auditeurs/musiciens. Devant un juke-box on se
trouvait en contact avec vingt chanteurs et autant de styles
différents. La semaine suivante, ce pouvait être vingt autres.
Ce qui fait que les particularités locales commencèrent
progressivement à se mêler dans un fond commun.
Les enregistrements firent aussi que les paroles des chansons
devinrent immuables, alors qu'elles étaient auparavant
interchangeables. Ils soulevèrent aussi l'embarrassante
question de la propriété de ces chansons.
Comme toujours la technique fut un bienfait mitigé. Ceci fut
vrai pour la Musique, comme ce fut vrai dans les champs.
Le rugissement du tracteur avait déjà pratiquement tué les
'hollers'.
Lors des recherches qu'il fit pour sa thèse de doctorat un
étudiant de Fisk nota ceci :
"Comme je demandais à vieux cueilleur de coton si les gens
chantaient en travaillant, il éclata de rire et répéta la question à
tous autour de lui, jusqu'au bout du champ. Tous semblaient
amusés par cette demande. Il finit par dire qu'il "n'avait pas le
temps de chanter". En fait, l'effet de la mécanique est "qu'on a
pas envie de chanter". Un jeune finit par déclarer gravement :
"Un homme n'a pas envie de chanter quoi que ce soit à propos
de son tracteur. Ce truc fait déjà trop de bruit et les autres
sont loin de vous. Alors tout ce que vous avez à faire c'est
monter dessus et le conduire..."
Les temps changeaient et pour Muddy, comme beaucoup, il
était temps de partir...
22
Muddy Waters 1913-1946
Dernière soirée chez Stovall
Quand John Work revint en juin 1943 pour d'autres recherches, il entendit Muddy se produire dans la maison du colonel.
Probablement quelque militaire était en visite. "Je me rappelle qu'on avait accroché des lampions et que l'orchestre s'était installé
sous le porche" nous dit Bobby, le fils Stovall.
Marie Stovall Webster (la soeur de Bobby donc)
indique " Nous avions l'habitude d'entendre la
musique de leur cabaret depuis notre maison,
les samedi soirs. Ma grand-mère écoutait
beaucoup de negro spirituals sur le Victrola.
Mon père et ma mère ont grandi avec la
musique de Handy, et mon père adorait Mahalia
Jackson. Il ne dédaignait vraiment pas la
musique noire". [on le croit sans peine mais
Mahalia Jackson en 1943, non...]
Victor et le Victrola
photo de Muddy avec Son Sims prise par John Work
La Victor Talking Machine Company dont l'emblème, "La Voix de
Son Maître" - le fameux chien écoutant un phonographe -, est plus
célèbre encore que le nom (puisque on le retrouvera pendant des
années sur les disques Victor, RCA, Bluebird, Gramophone, etc.), fut
fondée en 1901 par Eldridge Johnson. Elle devint rapidement un des
acteurs majeurs du marché de l'industrie phonographique.
A cette époque les phonographes étaient affublés d'un énorme
pavillon, disgracieux , encombrant et fragile. L'idée géniale de la
firme fut, vers 1905, d'orienter ce pavillon vers le bas, sous le
tourne-disque et de le dissimuler dans un meuble. [voilà à quoi
ressemblait le premier modèle]. Le dit meuble étant équipé de
portes on pouvait ainsi facilement régler le volume en jouant sur
leur ouverture (ne perdez pas de vue que le phonographe est un
appareil de reproduction purement mécanique).
Les premiers essais étant plus que fructueux, l'idée fut brevetée, la
marque Victrola déposée et la production commença en 1906.
Le succès fut fulgurant ! Pourtant cet appareil était cher, coûtait le double
d'un appareil traditionnel - 200 $ de 1906 représentent 3700 $ de nos
jours -. Cela n'entama en rien l'enthousiasme de la clientèle, à tel point
que, si Victor était capable de produire les mécanismes en quantité
suffisante, il dut s'associer avec un fabriquant de meubles pour
l'ébénisterie. Lancé en août 1906 le Victrola était déjà vendu à 500
exemplaires pour la fin de l'année.
Les courbes de vente augmentèrent pourtant
régulièrement. Victor diversifia ses modèles, et
proposa un appareil portable, dit "table-top", toujours
avec pavillon intérieur. ainsi que des modèles
économiques (disons sans aucune mesure avec les
tarifs initiaux même si les 15 $ de 1911 équivalent à
275 $ aujourd'hui). Cette même année les ventes
totales de Victor furent de 125 000 appareils, dont
plus de la moitié des Victrolas.
Les gammes
continuèrent
de cohabiter :
à
pavillon
extérieur classique, à pavillon
intérieur, économiques ou hautde-gamme (le modèle XVIII en
acajou coûtait le prix d'une Ford T
[bon d'accord c'est pas un bolide
m'enfin c'est une vraie voiture].
Les années passèrent... et les courbes paraissaient grimper sans fin. Victor
emploiera jusqu'à 8000 personnes et produira ... 573 000 appareils en
1917, dont 567 000 Victrolas.
Pourtant les phonographes à pavillon extérieurs constituaient encore
l'essentiel des ventes de Victor.
23
Hors-série
La production ralentit un peu en 1918, Victor participa à l'effort de guerre
en fabriquant des fusils pendant que ses clients étaient occupés sur
d'autres terrains [:-(]
1920... premières émissions de radio régulières à Pittsburgh... le vent ne
tournait toujours pas : 560 000 pièces vendues dont 98% de Victrola .
1921... les ventes baissèrent de 30 %
1924... 400 000 ventes
1925 Victor acheta des licences aux laboratoires Bell, entre autres pour
des systèmes d'enregistrement électrique [n'oublions pas que Victor
produisait des disques]. Les ventes continuèrent de baisser (262 000).
Victor proposa un modèle de table à 15 $ (150 $ de nos jours) et solda
ses stocks pour préparer l'arrivée de la série Orthophonic qui offrait, grâce
aux procédés inventés par Bell, une qualité d'écoute sans équivalent. Ces
produits valaient de 85 à 275 $. Un premier combiné radio/phono fut mis
au catalogue et le dernier phonographe à pavillon extérieur fut
abandonné.
remontèrent mais c'était un dernier mieux. Les modèles mixtes
comportant une radio et ayant donc une amplification électronique allaient
surclasser complètement les appareils acoustiques. C'était pourtant des
appareils chers et la crise de 1929 allait complètement anéantir les ventes
de ces équipements. Ce ne fut pas grave pour Eldridge Johnson qui avait
revendu sa firme, laquelle était devenu la propriété de RCA (Radio
Corporation of America (oui vous avez bien lu : Radio) en octobre 1929 [le
crash de Wall Street se produisit le 29 de ce même mois =%-]
RCA Victor conservera la marque Victrola pour d'autres appareils qui se
vendront dans les années 30 mais qui n'auront rien à voir avec les fameux
phonographes à pavillon interne inventés par la Victor Talking Machine
Company et vendus à plus de sept millions d'exemplaires en 20 ans.
Beau succès, non ?
Ah bigre, j'allais oublier deux trucs importants :
1- il faut aller au moins faire un tour là : http://www.victor-victrola.com
2- le chien s'appelait Nipper :-)
1926 Un modèle à amplification électrique fut proposé... mais il coûtait
1000 $ de l'époque (équivalents à 9500 $ d'aujourd'hui). Les ventes
En route pour Chicago
[revenons à Muddy - les USA sont en guerre et le Colonel Stovall part rejoindre son régiment]
Pendant l'absence des Stovalls, l'ambiance avait bien changé. Comme bien des choses : les mules, qui
étaient là depuis toujours, avaient été vendues et remplacées par des tracteurs. Le 'captain' Holt, l'ancien
contremaître, était parti ou avait été congédié par le nouveau régisseur, T.O.Fulton. L'homme qui avait
été embauché à la place de Holt, Ellis Rhett, était 'un sale type' [kind of mean]. Selon Bobby Stovall,
"Monsieur Rhett était vraiment le genre de gars qui donne une mauvaise image du Sud. Il était
réactionnaire, quoi; et pas amical avec les noirs".
(Quand Howard Stovall revint, à l'été 1945, pour trouver sa ferme désorganisée et ses fermiers démoralisés, il congédia
immédiatement Fulton et Rhett).
Muddy travaillait alors pour 22,5 cents de l'heure alors que les autres conducteurs de tracteur en gagnaient 27. Il demanda à Rhett de
l'augmenter à 25 cents. "Il m'a dit que j'étais le premier à lui avoir demandé une augmentation, que si je ne voulais pas travailler pour
ce qu'on me donnait je n'avais qu'à descendre du tracteur, le laisser là sur le chemin, que ce n'était même pas la peine de le ramener à
la grange ou à l'atelier. Trois fois il est revenu vers moi pour me le dire. Alors je me suis dit : il n'y a qu'une chose à faire : il ne
m'aime pas et je ne l'aime pas - alors autant lui dire adieu".
Sa grand-mère lui dit également qu'il était temps de partir.
Elle savait combien un contremaître pouvait être dur pour
un ouvrier et elle craignait pour la sécurité de son petit-fils.
Bo, l'ami de Muddy, venait être enrôlé. Il avait deux bons
costumes qui ne lui serviraient à rien en partant pour
l'Armée. Il les donna à Muddy. Deux jours après la dispute,
Muddy pris le train de l'après-midi, emportant un costume
et une guitare acoustique Sears Silvertone . Il
laissait Sallie Ann, sans même penser à un éventuel
divorce; elle rentra à Farrell.
Myles Long se rappelle de Muddy prenant un clou et
grattant quelle chose sur la moissonneuse avant de
disparaître. Il s'approcha pour voir ce que Muddy avait fait
et, bien que ceci contredise tout ce qu'on sait de
l'instruction de celui-ci, il est sur d'avoir vu griffonné
(était-ce adressé à son ami ou à son patron, peut-être à sa
terre ?) : "God Bless You"
... Muddy Waters était parti
(à suivre...)
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