crèche - Le Ravi

Transcription

crèche - Le Ravi
n° 100
octobre 2012
Cahier spécial
Les sans toit donnent de la voix
crèche rue
dans la
Un cahier spécial écrit pour
et par les sans-domicile
de la boutique Solidarité de
la fondation Abbé Pierre à
Marseille, pour quoi faire ?
Cracher sa hargne, se raviser,
raconter quelques « brèves de
trottoirs » ou aborder des sujets
de fond pour que les sans-toit
donnent enfin de la voix…
U
n autre monde. Passer le tunnel
de Saint-Charles. Continuer sur le boulevard
National. Au coin d’une rue, un bar. Celui du
« nouveau monde ». Rue Loubon, un autre
monde. Celui de la boutique Solidarité de la
Fondation Abbé Pierre pour le logement des
défavorisés. Il est à peine neuf heures qu’ils
sont déjà une petite dizaine à attendre devant
les grilles. Pas de signe d’impatience, même
si la cigarette grillée est rarement la première
de la journée. Mais déjà, pour certains, des
signes de fatigue. La France qui se lève tôt est
aussi celle qui, parfois, couche dehors. Quand
on est sans-abri, le temps, même s’il est aussi
poisseux que le goudron d’un boulevard en
travaux, est compté. La grille s’ouvre sur une
cour ombragée. Quelques tables et des chaises
qui, pour l’instant, ne trouvent pas preneur.
Il est neuf heures, c’est l’heure du café. De
la douche aussi. Et déjà, des démarches
administratives. Domiciliation. Aide médicale
d’Etat. Appeler la CAF. Contacter une assistante
sociale. Se trouver un toit. Et, en attendant, se
retrouver. A la boutique Solidarité, la Fondation
Abbé Pierre accueille chaque jour jusqu’à
deux cents personnes que la nov-langue
médiatico-politique tente, tant bien que mal,
de cacher derrière un sigle. S.D.F. Trois petites
lettres qui appellent le traitement statistique
et déshumanisé lorsqu’il s’agit de compter,
indécrottable marronnier hivernal, les morts
de la rue. Ça permet de se donner bonne
conscience et d’oublier qu’ils ont un nom, un
prénom, une histoire.
Loin de vouloir jouer les Réverbères, à l’occasion
de son centième numéro et du centenaire de
l’abbé Pierre, le Ravi, le mensuel satirique et
d’enquête de la région Paca, a décidé de crécher
dans la rue. Pour que les sans-toit donnent de
la voix. Pas facile, malgré tout, de prendre la
parole quand on ne vous la donne jamais. Et
encore plus de prendre la plume quand les seuls
écrits qu’on vous réclame doivent respecter les
canons administratifs de ces justificatifs qui
vous font rentrer dans des cases à défaut de
vous permettre de ne pas dormir à la rue.
Pourtant, lorsque les résidents de la boutique
Solidarité ont eu vent du projet porté par la
fondation Abbé Pierre et le mensuel qui ne
baisse jamais les bras, les idées ont fusé. Les
foyers, l’affaire Merah, la propreté toute
relative de la ville de Marseille, la corruption…
Petit à petit, de rencontres en discussions et de
cafés en cigarettes, un journal s’est dessiné,
des articles ont pris forme. Mettre des mots sur
des maux et un nom sur des silhouettes que
l’on feint trop souvent de ne pas voir. Cracher
sa hargne et puis, se raviser. Aller un peu plus
loin. Aller derrière, au-delà, là où, d’ordinaire,
personne ne va. Et, à l’occasion, ciseler, parfois,
quelques « brèves de trottoir », l’humour
étant, comme chacun le sait, « la politesse du
désespoir ».
Il faut dire qu’en face, ils en ont à revendre,
de l’humour. A commencer par le maire UMP
de Marseille, Jean-Claude Gaudin, capable de
réclamer, sans rire, 38 euros à des types qui
ont l’outrecuidance de faire la manche pour
se payer une nuit dans un foyer où il faut
planquer ses pompes sous l’oreiller si on veut
les retrouver le lendemain. Comme il l’avait
dit, en 2001 : « Le Marseille populaire, ce
n’est pas le Marseille maghrébin, ce n’est pas
le Marseille comorien. Le centre a été envahi
par la population étrangère, les Marseillais
sont partis. Moi je rénove, je lutte contre les
marchands de sommeil et je fais revenir des
habitants qui payent des impôts. »
‘‘ Petit à petit, de
rencontres en
discussions et de cafés
en cigarettes, un journal
s’est dessiné, des
articles ont pris forme. ’’
La gauche n’est pas en reste, celle qui veut
rétablir l’eau et l’électricité aux Roms en
attendant de pouvoir les expulser « dans la
dignité ». Ne faut-il d’ailleurs pas avoir un
sens aigu de l’ironie pour être mis en examen
à cause d’une gestion très particulière d’un
office HLM dans une région où le logement
social est à la traîne et les familles jetées par
dizaines à la rue ? Certes, le « changement,
c’est maintenant ». N’est-ce pas une élue
marseillaise, Marie-Arlette Carlotti, qui, non
contente d’être en charge au gouvernement
des personnes handicapées, va devoir s’atteler
à « la grande exclusion » ?
En attendant, avec ce hors-série écrit par et
pour les sans-abris de la boutique Solidarité,
la fondation Abbé Pierre va pouvoir mettre le
souk à la Fiesta des Suds. Et, pour la journée
mondiale du refus de la misère, le 17 octobre,
rappeler au locataire de l’hôtel de ville que s’ils
avaient 38 euros en poche, les sans-abris ne
perdraient pas leur temps à taper la manche
en centre-ville. Quant au Ravi, à l’occasion du
lancement de sa nouvelle formule, dans un
paysage médiatique où tous les journaux sont à
la rue, obligeant les patrons de presse à tendre
leur sébile, il sait qu’au moins, chez les SDF, ce
hors-série va faire un carton.
Sébastien Boistel
II
le Ravi n°100 - cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
L’exclusion,
un handicap ?
Ce fut une des surprises du gouvernement Hollande : MarieArlette Carlotti nommée ministre en charge des questions de
handicap ! Et, pour avoir réussi à faire mordre la poussière à
Renaud Muselier lors des dernières législatives, la pasionaria
anti-guériniste s’est vu récompenser en ayant, en sus, pour
mission de s’occuper de la grande exclusion. Elle planche en ce
moment sur un plan quinquennal de lutte contre l’exclusion
qu’elle devrait présenter le 17 octobre, lors de la journée
mondiale du refus de la misère. A la boutique Solidarité, on
oscille entre ironie mordante et colère lasse.
Parce que l’exclusion, Régis, Tony et Sébastien, ils connaissent bien. Le handicap
aussi. Le premier claudique en béquille : « Mes hanches, c’est comme Robocop,
c’est que de la ferraille. » Le second a une jambe en moins et traîne sa carcasse
dans la fournaise marseillaise en fauteuil roulant. Quant au troisième, non content
d’être manchot, il a vu la porte d’un bus se refermer méchamment sur sa cheville
gauche. Résultat : une belle entorse. « A la Conception, ils voulaient me garder en
observation trois jours mais je me suis barré avant pour aller voir l’OM. Eh ouais mon
pote, c’est la reprise du championnat ! J’allais pas louper ça… »
« Mes hanches, c’est comme Robocop »
Reste que Sébastien l’a mauvaise. Comme Tony, il vient de se faire virer d’un foyer. « Tout
ça parce que j’ai porté plainte pour m’être fait voler mon portable ! Ceux qui n’ont pas de
papier peuvent faire tout ce qu’ils veulent et nous, dès qu’on ouvre notre gueule, on se fait
refouler », tonne-t-il. Alors Abdel explose : « C’est du racisme, ça ! Attaque-toi au système
plutôt qu’à ceux qui n’ont pas de papier ! Tu sais pourquoi ils te virent, toi ou Tony ? Parce
que vous êtes handicapés. Et vous savez pourquoi ils ne veulent plus de vous ? Parce que s’il
fallait vous accueillir, il faudrait tout remettre aux normes ! Ils veulent vous parquer entre
Histoires
En tout cas, il n’a pas échappé à Régis, qu’une élue marseillaise soit en charge des questions
de handicap et d’exclusion ne manque pas de piquant. « Ça me rappelle qu’un collectif
s’était mis en tête de cartographier la ville et d’apprécier, rue par rue, toutes les difficultés
rencontrées par un handicapé. La hauteur des trottoirs, les voitures garées, la signalétique…
Je ne sais pas où ils en sont. Je ne sais même pas s’ils ont fini.»
Fraudeur par nécessité
de casquettes
Dans la rue, une casquette, ça sert à tout.
Celle de Guillaume, un forain venu du nord,
quoique griffée, a l’air trop petite. C’est la
mode, paraît-il. A moins qu’il ne la prête au
fils de sa compagne qui, du haut de ses deux
ans, l’appelle déjà « papa ». Quant à celle de
Miguel, on peut y lire le prénom de l’actuel
président des Etats-Unis. Alors on n’a pas pu
faire autrement que de lui demander si c’était
un acte politique. « Pourquoi je porte une
vous, dans des structures spécialisées. Alors qu’il faudrait qu’on soit tous ensemble, valides et
handicapés. Ça ferait du bien à tout le monde. A vous, ça vous permettrait d’oublier, un peu,
votre handicap. Et à nous, ça nous remettrait à notre place. » Abdel sait de quoi il parle : il a
une fille de trente ans, handicapée, elle aussi.
casquette Obama ? Parce que l’association qui
me l’a donnée n’en avait plus que deux. Une
des Yankees, délavée. Et celle-là, en bon état.
Si je porte une casquette, c’est donc avant
tout pour me protéger du soleil. Et qu’il y ait
marqué dessus « Obama » ne me dérange
pas. Bien sûr, si cela avait été une casquette
« Sarkozy », je ne l’aurais peut-être pas mise.
Et j’aurais plutôt choisi celle des Yankees. »
«
A Aubagne, l’ensemble des transports publics est gratuit pour tout le monde.
C’était aussi une promesse de Michel Vauzelle lors des élections régionales. Mais,
en attendant, alors que je suis au RSA et ayant droit, normalement, à un pass pour
voyager gratuitement, je vais devoir attendre cette carte pendant, au minimum, trois mois.
Tout ça parce que j’ai changé d’arrondissement et qu’il n’y a pas eu de transfert de mon
dossier. On est fiché de partout, les autorités, les services sociaux peuvent, instantanément,
savoir qui on est, combien on gagne mais dès qu’on veut faire valoir ses droits, il suffit de
changer d’arrondissement pour que ça coince ! Quand j’ai demandé comment j’allais faire,
on m’a dit que ce n’était ni automatique ni obligatoire. Cette carte, c’est un peu comme si
on me faisait une fleur. Alors que c’est un droit ! Et, en attendant, je suis obligé de frauder. Il
faut bien que je me déplace, ne serait-ce que pour mes démarches ou pour trouver un emploi.
Sinon, qu’est-ce que je vais faire ? Rester cloîtré dans mon appartement, à entendre les
scooters tourner toute la nuit, les coups de feu, à voir des voitures brûler ? En tout cas, je n’ai
pas de quoi payer un ticket de bus. Pour l’instant, je suis passé entre les gouttes. Mais jusqu’à
quand ? »
Eric, « anonyme parmi les anonymes »
Quand logement rime avec
détournement
n° 100
octobre 2012
100ème numéro
9ème année
28 pages
3,40 €
le Ravi crèche dans la
rue ! Un cahier spécial
de huit pages écrit
pour et par les sans
domiciles. Pour que les
sans toit donnent de la
voix….
Médias
Pressés comme
des citrons
LA GROSSE ENQUÊTE
Soumis aux pressions
économiques et politiques, les journalistes
sont au bord de la crise nerf… Enquête. p.10
CARICATURES
p. 6
FAVORITISME AU CG 13 ?
Bouches-du-Rhône. Le marché de la
maintenance des collèges, tenu par quelques
entreprises, fait l’objet de soupçons de
favoritisme. p. 9
LA GRANDE TCHATCHE
Jean-Claude
Chauvin.
Le
changement c’est maintenant ! Comme les
ministres du gouvernement en pèlerinage à
l’université d’été du Medef, le Ravi a invité pour
débattre Jean-Claude Chauvin, le patron des
patrons des Bouches-du-Rhône. p. 15
CONTRÔLE TECHNIQUE
Carpentras (84). Notre grand reporter a testé le
conseil municipal où la gauche reste divisée sur
les terres qu’a conquise Marion Maréchal (nous
voilà) Le Pen, la nouvelle députée d’extrême
droite du Vaucluse. p. 23
GERMINAL
Seyne-sur-Mer (83). C’est le nom des tours du
quartier Berthe qui doivent être détruites l’an
prochain. Un reportage dessiné d’Eric Ferrier.
p. 24
Barcode EAN.UCC-­13
Par defaut:
Quand on est à la rue, s’il est un sujet
sensible, c’est bien la question du logement !
Certes, comme l’explique Steven, « le
logement, ce n’est pas tout. Si tu n’as pas
de travail, pas de relation sociale, à rester
enfermé tout seul, tu finis par exploser ».
Reste que, dans une ville comme Marseille
où il y a, au moins, 30 000 logements
vacants, les sans-abris ont vraiment du mal
à avaler qu’au fond, logement rime avec
détournement.
auprès de 13 Habitat et six fois de suite, mon
dossier a été retoqué. Alors que l’on m’avait
dit qu’il était prioritaire ! Alors quand je
vois l’affaire Guérini, quand je vois Habitat
Marseille Provence, ça me dégoûte ! Les
logements ne sont pas attribués à ceux qui en
ont le plus besoin. Rendez-vous compte, des
membres du grand banditisme ont eu droit
à des appartements aux Catalans pour une
bouchée de pain ! C’est quoi ça, sinon un
système mafieux ? »
Pascale, par exemple, a une dent contre
Guérini mais aussi contre Muselier. Les
noms de ces deux élus célèbres ont été
récemment cités dans des histoires d’abus de
biens sociaux avec, au cœur, la gestion très
particulière d’offices HLM, « 13 Habitat »
pour le président du conseil général des
Bouches-du-Rhône et « Habitat Marseille
Provence », l’office de la ville de Marseille,
pour l’ex-égérie de la droite phocéenne.
Excessive, Pascale ? Peut-être. Il faut dire
que, sous antidépresseur, elle ne dort qu’en
prenant des somnifères. « Tout simplement
parce que je suis SDF. Je vis et je mange dans
la rue. Je n’ai aucune activité professionnelle.
Et le soir, avec mon compagnon, on dort
dans un squat, au milieu des souris, des
rats et des cafards. Pour vivre, je n’ai que
l’ASS, l’allocation spécifique de solidarité.
A peine plus que le RSA… » Alors, quand
elle a su que le Ravi traînait ses guêtres de
l’autre côté du tunnel Saint-Charles, sur
la liste des thématiques que les personnes
qui fréquentent la boutique Solidarité
souhaitaient aborder, elle en a ajouté une :
« Le système Guérini et la mafia. »
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sans barres de garde:
En kiosque tous
les 1er vendredis du mois
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texte en haut:
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« Ça me dégoûte ! »
Or, raconte cette Bretonne au cheveu aussi
court que blond, depuis 2008, « je suis
passée six fois en commission d’attribution
L’hôpital,
et ses fantômes
le Ravi n°100 cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
«
III
Je suis allé voir le service d’insertion, d’aide et
d’orientation et ils m’ont dit qu’il était possible
d’avoir un hébergement d’ici… 4 mois ! Je ne
vais pas rester 4 mois en foyer ! On est neuf
par dortoir ! Et pourtant, à 58 ans, j’ai tout
connu. J’ai vécu à l’hôtel, en foyer. J’ai eu droit
à une chambre de stabilisation. Et j’ai même
été en CHRS, un centre d’hébergement et de
réinsertion sociale. On peut en théorie y rester
six mois, avec un renouvellement possible,
mais je n’y suis resté que trois mois : on me
demandait de mettre de l’argent de côté pour
trouver un appartement. Mais mettre de l’argent
de côté, ce n’est pas vraiment dans ma nature...
Je viens de revenir sur Marseille.
Mais je suis loin d’être… ravi ! Les
structures d’hébergement sont toutes
saturées. Alors, j’ai eu l’idée d’aller dormir à
l’hôpital de la Timone. Comment j’ai fait ? Je
me suis mis dans leur peau ! Je savais qu’ils
faisaient des rondes et qu’ils allaient vérifier
que les portes soient bien fermées. Je me suis
donc rendu dans un service de consultations
– comme ça, je savais que j’allais être tranquille
le week-end - et je me suis enfermé dans les
toilettes où j’ai tenté, comme j’ai pu, de dormir.
J’ai tenu trois jours. Le troisième, j’ai commis
l’imprudence de m’installer sur la banquette
d’une salle d’attente. Le vigile m’a trouvé et m’a
mis dehors, un dimanche soir à 23 heures. Pour
protester, j’ai trouvé une couverture et j’ai dormi
devant les grilles de l’hôpital. Peu après, j’ai su
qu’ils avaient été squattés et qu’il y avait eu du
bazar.
« On est neuf par dortoir ! »
Je savais que j’aurais pu aller aux urgences de
la Conception mais j’ai décidé de faire le 115. Et depuis, je dors à « Forbin », comme on
dit, c’est-à-dire au foyer Saint-Jean de Dieu. Tu arrives en milieu d’après-midi, tu t’inscris, on
t’attribue un lit, des draps, tu déposes tes affaires à la bagagerie, tu manges à 18 heures et tu
dors… comme tu peux. Le matin, le petit déjeuner est à 6 h 30 et tu peux partir vers 8 heures.
Et tu peux rester… tant que tu payes. C’est 50 centimes la nuit et les trois premières, c’est
gratuit. Mais moi, j’ai pas l’intention de m’éterniser.
Tout en restant dans le sud, je vais essayer de
trouver un endroit où les structures sont moins
saturées. Parce que les Alpes-Maritimes, le Var
et les Bouches-du-Rhône, c’est mort. C’est
politique bien sûr. Non seulement, les structures
d’accueil d’urgence sont saturées mais il n’y
a plus d’intermédiaire entre l’hébergement
d’urgence et l’accès à un logement pérenne.
Regardez le logement social. Normalement, les
grandes villes sont censées en proposer au moins 20 %. Celles qui le font sont rares. Il suffit
de regarder de quelle couleur politique est la mairie pour savoir s’il y aura ou non du logement
social. Je ne vais pas vous donner le nom du parti qui ne respecte jamais cette règle. Juste ses
initiales : U.M.P… »
Michel, « Société en Difficulté Financière »
« Si j’avais 38 euros en poche,
je ne ferais pas la manche »
Yussif Haruna, 26 ans,
originaire du Ghana, est
arrivé à Marseille il y a
peu. Et pour vivre, il fait la
manche.
Pourquoi avoir quitté le Ghana ?
C’est une longue histoire. Une histoire triste. J’ai
26 ans mais j’ai déjà perdu presque toute ma
famille. Mon père est mort quand j’avais cinq ans.
Après son décès, ma mère, sa quatrième épouse,
n’a jamais été vraiment acceptée par le reste de
la famille. Malgré tout, elle nous a élevés, moi et
ma petit sœur, du mieux qu’elle l’a pu. Mais, il y
a quelques années, elle est morte, elle aussi. Je
n’avais donc pas d’autre choix que de quitter mon
pays. Je n’ai même pas fini l’école.
Avant d’arriver à Marseille, par où êtes-vous
passé ?
J’ai vécu quelques années dans le nord de l’Italie
où j’ai travaillé pour une entreprise qui installait
l’air conditionné dans les navires. Et puis, avec la
«
crise, je me suis retrouvé au chômage. Là, j’ai été
confronté au racisme. On me disait qu’en Italie,
on n’avait pas besoin de noirs. Alors, même si je
n’avais qu’un visa de tourisme, j’ai décidé d’aller
en France où j’ai atterri à Marseille.
De quoi vivez-vous ?
Comme tout le monde, j’aimerais travailler. Ou
faire du foot, ayant été goal pendant plusieurs
années. Mais je n’ai pas d’autre choix que de
mendier. Et croyez-moi, c’est tout sauf facile. J’ai
toutes les peines du monde à réunir les cinquante
centimes qui me permettent de me payer une
nuit en foyer. Il m’arrive de traverser la moitié de
la ville pour réunir cette somme.
Saviez-vous que la ville de Marseille a pris un
arrêté anti-mendicité qui punit de 38 euros
d’amende toute personne qui fait la manche
en centre-ville ?
Non, je l’ignorais. Comme je me tiens à carreau et
que j’essaye de ne pas me faire remarquer, je n’ai
pas attiré l’attention de la police. Mais cet arrêté,
c’est totalement absurde. Si j’avais 38 euros en
poche, je ne ferais pas la manche. Si j’avais 38
euros, j’arriverais à me loger, à manger. Et peutêtre que j’arriverais à envoyer de l’argent à ma
petite sœur qui, elle, est restée au Ghana.
Le 17 octobre prochain, la fondation Abbé
Pierre et Emmaüs manifesteront devant
l’hôtel de ville contre cet arrêté. Participerezvous à cette manifestation ?
Si je suis encore sur Marseille, évidemment.
A la CAF avec Kafka
Vous vous rappelez, le mec qu’on a
retrouvé mort, cet hiver, dans une cabine
téléphonique ? Ce type-là, je le connaissais.
Il était loin d’être con. Simplement, à un moment, il
a lâché prise. Et quand vous êtes sur un toboggan,
vous ne pouvez pas faire autre chose que glisser.
Parce que, lorsqu’on est à la rue, il y a la détresse
physique, psychique et morale, bien sûr, mais s’ajoutent
les lourdeurs administratives auxquelles vous êtes
confronté.
Il y a un mois et demi, j’ai signalé à la CAF un
changement de domiciliation. Au guichet, la personne
m’a dit que c’était bon, que mon changement était
enregistré. Mais comme je n’avais pas mes papiers
d’identité, elle ne l’a pas fait et a enclenché une
enquête sur moi. Ça, je ne l’ai su qu’après. Car, suite
à la suspension de mon RSA, j’attendais du courrier et
j’étais surpris de ne rien recevoir. C’est en voyant qu’il
était envoyé à mon ancienne adresse que j’ai décidé de
retourner à la CAF. Et j’ai appris que tant que l’enquête
à mon sujet n’était pas terminée, mon changement de
domiciliation ne serait pas pris en compte ! Il va donc
falloir, pour faire valoir mes droits, que je prouve que le
problème vient de la CAF…
C’est du délire : par le passé, j’ai vu mon dossier de
contrat d’insertion, un dossier de près d’une dizaine
de pages, renvoyé tout simplement parce que mon
assistante sociale avait oublié de cocher une case.
UNE case ! Sans parler du langage administratif ou
de l’obligation de raconter encore et toujours son
histoire, de présenter des justificatifs… Comme si on
avait besoin de ça quand, chaque jour, on ne sait ni
ce qu’on va manger ni où on va dormir. Je comprends
que certains baissent les bras et n’attendent qu’une
chose : l’ouverture du Lidl pour se payer un litron
de mauvais vin et se trouver un banc pour picoler et
faire la manche. J’en vois tous les jours, des gens qui
lâchent prise. En foyer, on trouve même d’anciens chefs
d’entreprise ! Moi aussi, avant, avec mon costard,
je passais devant les gens qui mendiaient en faisant
semblant de ne pas les voir. J’avais envie de les prendre
par les épaules et de les secouer. Alors, quand je me
suis retrouvé dans leur situation, je n’avais ni gobelet, ni
chapeau. Juste une sacoche avec un carton sur lequel
j’avais marqué : « ‘‘Ça n’arrive pas qu’aux autres’’… »
Arnaud, 48 ans
Le regard des autres
Arnaud, entre deux batailles avec la Caf,
interpelle les journalistes :
« On ne vit qu’à travers et en fonction du regard des autres.
Or, nous avons tous été témoin un jour de la présence d’un
homme ou d’une femme assis dans la rue et demandant
d’une manière plus ou moins directe une « petite pièce »
pour pouvoir vivre, manger… Quelle est la réaction de
chacun face à cette présence ? Et surtout, comment les
médias retranscrivent-ils le pourquoi, le comment et l’avenir
de cette personne en détresse ? Pour avoir vécu cette
expérience, je me suis rendu compte qu’il n’y avait, au final,
pas de règles. En revanche, télés, radios et journaux nous
montrent souvent le parcours chaotique de cet individu en
occultant le fait qu’on ne choisit pas forcément son destin.
Alors, mesdames et messieurs les journalistes, faites en
sorte que le regard des gens soit différent, que le regard des
autres soit plus tolérant à la vue de cette personne que nous
pouvons croiser à tout moment et qui pourrait être n’importe
quel d’entre nous. »
A.
IV
le Ravi n°100 - cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
le Ravi n°100 cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
V
VI
le Ravi n°100 - cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
Aux
Baumettes
La télé en prison, c’est un sujet
explosif. Il suffit de voir les batailles
menées pour qu’elle y ait droit de
cité ou, plus récemment, pour sa
gratuité (lire le Ravi 92). Mais, on
peut finir derrière les barreaux à
cause d’elle ! Comme Hassan qui
vient de sortir des Baumettes après
y avoir passé quelques mois. « C’est
la TNT qui m’a conduit en prison.
Un matin, mon récepteur crame.
Alors je suis allé m’en acheter un
autre. Mais, en arrivant au centre
commercial, je me suis pris la tête
avec un vigile qui me suivait comme
si j’étais un voleur. Pour un coup
de tête, j’ai pris huit mois. Plus trois
d’une précédente condamnation.
Bourré, j’avais foncé en vélo sur des
gendarmes… »
Ce n’est pas la première fois
qu’Hassan passe par la case
« prison ». Reste que, pour lui, les
Baumettes ça a été un choc. « Vingt
ans auparavant, j’avais fait deux
séjours à Fleury. Symboliquement, làbas, quand t’arrivais, on te donnait
un sac-poubelle pour tes ordures.
Aux Baumettes, tes déchets, tu
les jettes par la fenêtre. C’est
dégueulasse. Y’a des rats de trois
kilos. Des cafards partout. Les murs
suintent d’humidité. Et on te colle à
trois par cellule. Pour que les autres
circulent, il faut qu’il y en ait un qui
reste sur sa paillasse. »
« J’ai côtoyé des
tueurs »
D’où des tensions. Alors, très
rapidement, Hassan demande à
travailler. « J’ai eu une place au
bout de deux mois. Je faisais des
portefeuilles et des ceintures. Payé,
bien entendu, une misère, à peine
200 euros par mois. » Puis, il passe
« auxi », ces détenus en charge du
nettoyage. « Là, t’as du bizness.
Je n’ai fait ça qu’un mois. C’est
trop tendu comme place. Parce
qu’en prison, tout rentre, tout
passe. La drogue, les portables. A
l’intérieur, ce n’est pas des billets de
dix euros que tu vois circuler mais
de cinquante ou cent. Moi-même
j’échangeais les médocs qu’on me
donnait à l’infirmerie pour me payer
mes cigarettes. Et, heureusement,
ma famille m’envoyait de temps en
temps un mandat. Ça me permettait
de cantiner et de manger autre
chose que ce qui fait office de
nourriture derrière les barreaux. »
Et la rénovation des Baumettes ?
Hassan éclate de rire : « La seule
chose qu’ils veulent rénover, c’est
le bâtiment qu’ils font visiter aux
ministres. Ce qu’il faut faire, c’est
raser pour reconstruire. Ou, à
la limite, conserver les anciens
bâtiments pour en faire un musée. »
Au-delà, il a un regard très sombre
sur la politique carcérale. « On y
envoie tout et n’importe quoi. Huit
mois pour un coup de boule ! Le
pire, c’est que là-bas, tout le monde
est mélangé. J’ai côtoyé des tueurs,
des trafiquants qui géraient leurs
affaires depuis leur cellule. Résultat,
en sortant de prison, tu te retrouves
avec un réseau qu’il suffit d’activer.
Mais moi, à quarante piges, je n’ai
pas l’intention de replonger. »
En passant par la case « prison », il
a « tout perdu » : « Mon appart’,
mon chat, mon RSA. Je galère
même pour avoir la sécu ! » Mais
pas question pour lui d’aller dans un
foyer. « Choper des poux et se faire
piquer ses pompes, merci bien ! Je
préfère dormir à la belle étoile. Suffit
de se trouver un coin tranquille.
Bon, y’a les rats bien sûr. Mais,
dans la rue, c’est pas les rats qui
t’emmerdent. C’est l’homme. »
D’ailleurs, la dernière fois que j’ai
discuté avec quelqu’un dans un bar,
il m’a dit que ça lui avait fait plaisir
de croiser un Anglais à Marseille… »
En attendant, à la boutique
Solidarité, où Gheorghe joue les
bénévoles, les pompiers viennent de
débarquer. Une jeune Rom, enceinte
de quatre mois et après trois fausses
couches, se plaignait, ce matin-là,
de fortes douleurs au ventre. Sans
parler de son hyper-tension pour
laquelle elle a un traitement mais
qu’elle ne prend pas toujours parce
qu’il faut manger pour supporter
ces cachets. Elle finira aux urgences
gynécologiques. On est au pays des
droits de l’homme, quand même…
Roms arrangés
Au pays des droits de l’homme, les
Roms n’ont pas bonne presse. A la
boutique Solidarité, même si on en
voit passer quelques-uns, le sujet est
délicat. Et ça, Gheorghe, 19 ans,
l’a bien compris. Cela fait quelques
jours qu’il est arrivé à Marseille
pour rejoindre son père, présent
depuis dix ans en France. « Je viens
de Moldavie et j’ai vécu près de
dix ans en Roumanie. Mais je ne le
clame pas sur tous les toits parce
que je sais qu’ici, quand on vient
de Roumanie, on est mal vu. » La
faute à qui ? « Aux Roms, bien sûr.
Ils vivent dans des camps de fortune,
ils ne font rien de la journée, à part
mendier et voler. Je suis le premier à
dire que tout le monde a le droit de
tenter sa chance ailleurs – je ne suis
pas venu en France pour autre chose
- mais là, c’est trop. D’autant que,
Les
400
coups
«
La délinquance, tu tombes
dedans parce que tu vois les
gens autour de toi gagner
beaucoup d’argent facilement et
parce que, toi aussi, tu veux ta part
du gâteau. Mais moi, c’était aussi
pour vivre, tout simplement. A l’âge
de huit ans, j’ai vu mes parents se
séparer. Alors, pour ramener de
l’argent à la maison, j’ai fait les
400 coups. J’ai volé, j’ai vendu du
shit, comme ça se fait dans tous les
quartiers. Contrairement à certains
de mes amis qui, eux, ont continué
dans cette voie et ont fini en prison,
passant leur vie à y entrer et à en
sortir, moi, à 17 ans, j’ai décidé d’en
finir avec ça. Je me suis retrouvé
dans un foyer d’insertion et j’ai
obtenu un diplôme de peintre en
bâtiment. J’ai commencé à gagner
ma vie honnêtement. Mais ce n’est
pas toujours facile. D’ailleurs, j’ai
quitté ma région d’origine parce
qu’il n’y avait plus de boulot pour
venir ici, à Marseille.
Dans cette ville, on entend sans cesse
parler de délinquance, d’insécurité.
Sous Sarkozy, pour n’importe quoi,
tu finissais derrière les barreaux.
Espérons que les choses vont
changer même si je n’y crois pas
trop. Marseille vient d’être désignée
comme « zone prioritaire » en
matière de sécurité et les caméras de
vidéo-surveillance se multiplient. Pas
n’importe où. Pas dans les quartiers
Nord mais, comme par hasard, dans
le centre ville… Il y a une exploitation
politique de la délinquance. Or, c’est
une réponse politique qu’il faut
apporter aux gens pour éviter qu’ils
ne tombent dedans ou pour qu’ils
s’en sortent. Une réponse politique.
Et donc sociale. Plutôt que de
mettre davantage de policiers sur le
terrain, ce qui risque d’envenimer les
choses, mieux vaudrait multiplier les
structures pour venir en aide à ceux
qui en ont le plus besoin. »
Youssef, 30 ans, bénévole à la boutique solidarité
derrière ces camps et cette misère, il
y a souvent des réseaux mafieux. »
Ce jeune qui a fait du théâtre et
qui aimerait faire des études de
psychologie n’est donc pas surpris
que, dans le sillage de la droite, la
gauche, elle aussi, joue du charter et
du bulldozer. « Même si je ne parle
pas bien français, heureusement,
je me débrouille bien en anglais.
Sans papiers
Il a beau venir de Vierzon, tout le
monde l’appelle « Cheyenne ».
La coupe y est pour beaucoup.
« Et puis, ça fait chienne de vie ou
vie de chien », sourit-il. Se nichant
dans un coin, il nous montre sa
dernière trouvaille : un ordinateur
portable qu’il a déniché pour 25
euros à Emmaüs. Et dans sa poche,
un autre trésor : un téléphone, lui
aussi, portable, qui lui permettra
d’appeler Jenny, celle qui lui a offert
cette peluche qui ne le quitte jamais,
Gizmo, comme la boule de poil dans
Gremlins. « On s’est rencontré il y a
maintenant dix ans. C’était dans la
rue. Je lui ai demandé une cigarette.
On a parlé. On a sympathisé. Et j’ai
compris que je voulais faire ma vie
avec elle. » Et qu’importe si Jenny
est, comme il le dit avec pudeur,
« une T.R.A.N.S ». Ils auraient voulu
se marier, avec la bénédiction, sinon
du maire, du moins de leurs amis.
Sauf qu’un matin, quelques jours
après que Jenny ait offert pour
(ni frontière)
son anniversaire la peluche qui ne
quitte plus Cheyenne depuis sept
ans, elle a croisé, au pied de son
appartement, une brigade de la PAF.
« Son titre de séjour avait expiré
il y a deux semaines. C’était un
dimanche. Elle allait s’en occuper
le lendemain. Les policiers n’ont
rien voulu savoir. Ils lui ont dit qu’ils
allaient la raccompagner chez elle.
J’ai dit que je m’en occupais. Ils
m’ont répondu que chez elle, ça
voulait dire au Mexique. Mes poings
se sont serrés. Elle m’a dit qu’elle
ne voulait pas que je finisse en
prison. Ils lui ont passé les menottes,
comme si c’était une criminelle. » Il
aurait voulu se faire expulser avec
elle. « J’ai essayé de faire croire que
j’avais des faux papiers. Mais les flics
ont vérifié. «Pour un clandestin, t’es
bien français», m’ont-ils dit. »
Cheyenne aura fait plusieurs
tentatives de suicide et plusieurs
séjours en psychiatrie. Depuis, ça va
mieux. Mais il n’arrive toujours pas
à comprendre pourquoi la France
expulse à tour de bras : « Comme
si, quand on a trouvé le bonheur,
il fallait le trouver ailleurs, avec
quelqu’un qui a les bons papiers, la
bonne couleur. C’est à croire que la
police ou la justice n’aiment pas les
gens heureux. » Un de ses amis, lui,
a vu trois de ses compagnes se faire
expulser. « Lui, contrairement à moi,
il ne s’est pas raté. »
Alors, aujourd’hui, il veut quitter
« ce pays de merde ». « Je ne suis
plus sous tutelle. Et, avec l’argent
économisé pendant toutes ses
années, je vais pouvoir me faire
faire un passeport et me payer un
aller simple pour le Mexique. »
En attendant, un magazine de
tatouages entre les mains, il hésite,
ne sachant lesquels choisir pour
dire que Jenny, il l’a dans la peau.
« Je ne parle pas espagnol. Elle
m’apprendra. Et là-bas, même à
la rue, ça ira. Son corps sera mon
toit. »
Lesn’aiment
sans-abris
pas les cartons
En 2006, Nicolas Sarkozy avait promis qu’il n’y aurait
« plus de SDF dehors d’ici deux ans ». Encore une
promesse non tenue ! D’ailleurs, l’an dernier, c’est la
France elle-même qui a organisé la coupe du monde
de football des sans-abris, ouvrant le Stade de France
à ceux qui, d’ordinaire, n’y ont jamais accès (sans
parler de ceux qui se sont retrouvés à la rue suite à sa
construction…)
Cette année, la 9ème édition de la « Homeless
Worldcup » se déroulera au Mexique. Et cet été, une
demi-dizaine de sans-abris de la boutique Solidarité
de la Fondation Abbé Pierre a participé aux sélections.
Dans un coin, sur les fauteuils, Steven, 28 ans, soigne
son genou sous le regard de Nourdine, 26 ans, ses
jambes ayant gardé, elles aussi, quelques traces d’un
week-end footballistique, du côté de Montpellier.
« On a gagné deux matchs sur les sept que l’on a
disputés. Pour des personnes sans préparation et qui
ne se connaissaient pas avant, on s’est plutôt pas mal
démerdé, sourit Steven. En plus, on n’avait même pas
une équipe complète. Pour aligner sept joueurs, il a
fallu qu’on en « emprunte » deux aux autres équipes.
Et puis, on avait parmi nous une jeune femme qui s’est
distinguée en attrapant la balle… avec les mains ! »
« On ne demande qu’à être
exploité ! »
Originaire de l’Île Maurice, Steven, lui, a tâté du ballon
rond dès sa plus tendre enfance. Il a même joué en
club. Comme Nourdine, originaire, lui, de Tizi Ouzou en
Kabylie. « Moi, je suis presque né avec un ballon dans
les pieds », plaisante-t-il. C’est au cours d’une petite
dizaine de matchs se jouant à sept contre sept sur un
quart de terrain avec des mi-temps de dix minutes qu’ils
ont fait connaissance. A l’issue du tournoi organisé à
Montpellier à la mi-juillet, ils sauront s’ils font ou non
partie de la quinzaine de joueurs qui grimpera à Paris
pour l’ultime phase de sélection où sept joueurs seront
retenus pour constituer cette équipe de France dont les
ressources flirtent plus avec les minima sociaux qu’avec
l’ISF.
Amoureux du ballon rond, ils n’en gardent pas moins
un regard critique sur une discipline « où l’argent
pourrit tout ». « Les clubs, ce sont des sociétés privées
qui peuvent faire ce qu’elles veulent mais des salaires
de 300 000 euros par mois, des joueurs achetés
plusieurs millions, c’est vrai que c’est hallucinant »,
reconnaissent-ils. Si Nourdine n’a jamais eu l’occasion
de mettre les pieds au stade Vélodrome, Steven, lui,
a eu le privilège de voir sur le terrain Manchester
United. « En Angleterre, ce n’est plus du sport, c’est du
Cuisiner...
C’est déjà résister
business. Dans certaines villes, tout tourne autour du
foot. Il n’y a qu’à voir les boutiques autour des stades
mais aussi les sponsors, la médiatisation… »
le Ravi n°100 cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue
RENDEZ-VOUS EN
TERRES COMMUNES
Un peu comme Marseille, non ? De fait, les deux ne
sont pas particulièrement fans de l’OM : « Ce qu’on
aime, avant tout, c’est le foot. On n’est pas attaché à
une équipe en particulier », confessent-ils. Ce n’est pas
pour l’argent qu’on participe à cette compétition. C’est
avant tout par amour du jeu. De toute manière, on
n’est pas payés ! » Un comble pour une manifestation
qui coûte plus d’un million d’euros, une somme qui,
d’après le collectif des morts de la rue, permettrait
d’héberger, avec un accompagnement social, une
soixantaine de personnes pendant un an !
Semaine thématique autour du Web Documentaire « Terres
Communes » d’Emmanuel Vigier
« La vie, la rue, la mort...
Terres Communes est un web-documentaire d’Emmanuel Vigier
consacré à un mouvement de solidarité singulier. A Marseille
et à Paris, des citoyens, regroupés en collectifs, accompagnent
des gens de la rue jusque dans la mort. »
Du 20 au 24 octobre à Marseille, 4 soirées pour échanger
autour des questions développées par le web-doc :
la solidarité, l’entraide, la mémoire, l’exclusion...
SAM. 20 OCT. – 19H — Friche Ia Belle de Mai (salle 2w4)
Nourdine et Steven ne font pas de plan sur la comète.
« S’il y a des débouchés, on n’est pas contre. Et puis, ce
n’est pas parce qu’un club a des gros moyens ou qu’un
joueur gagne plusieurs centaines de milliers d’euros
par mois qu’ils ne peuvent pas épauler des SDF. Après
tout, nous, on a beau être des personnes à la rue, on ne
demande qu’une chose : à être exploités ! » C’est peutêtre pour ça qu’après quelques hésitations, ils acceptent
de faire apparaître leur nom. « C’est pour la famille »,
corrige Steven de Chasteigner Tyack. Nourdine
Mohammedi opine du chef : « Ça leur fera plaisir, c’est
sûr. Et puis, on ne sait jamais… »
Terres communes en mots : lecture des textes d’Annie Ernaux
LUN. 22 OCT. – 18 H — Friche la Belle de Mai (salle 2w4)
Exercice de la solidarité : plateau radio en direct et en public sur Radio
Grenouille. Diffusion de deux courts métrages : Ici et Ernest
MAR. 23 OCT. – 18 H — Friche la Belle de Mai (salle 2w4)
Médecine et exclusion : plateau radio en direct et en public sur Grenouille
MER. 24 OCT – 20 H — Cinéma L’Alhambra
Terres Communes : projection du Web-doc et échanges sur la réalisation
avec Emmanuel Vigier
et toute la semaine, des propositions sur radiogrenouille.com et chez-albert.fr
Une proposition de Zinc, les Films du Tambour de Soie, Radio Grenouille, Chez Albert,
en partenariat avec le Ravi et le cinéma L’Alhambra, avec le soutien de l’IPM et de SFT
INFOS : www.zinclafriche.org / www.radiogrenouille.com WEB-doc : www.terrescommunes.fr
Lettre de
démotivation
Kamal est l’un des rares sans-abris à avoir pris la plume
directement. En ces temps où, pour trouver du boulot, il
faut savoir ciseler un CV, voilà sa lettre de démotivation.
Originaire d’Alsace et ayant toujours vécu « entouré » de mes
parents (bien que mon père soit décédé depuis plusieurs années),
à quarante ans, sans domicile –je suis néanmoins logé dans une
« chambrette » sans confort dans un « hôtel meublé »- je n’ai
jamais anticipé les différentes difficultés somme toute « normales »
auxquelles j’ai été confronté.
Jamais, au grand jamais, un projet d’avenir concernant ma future
vie professionnelle n’a germé dans mon esprit d’enfant. Ajoutez à
cela des contacts humains difficiles : manque d’intérêt pour autrui,
expression minimale de mes désirs, envie d’entrer en contact avec
mes congénères restreinte voire inexistante…
Comprenez donc qu’à notre époque où le moindre « job » nécessite
des qualifications (non possédées), je me suis « marginalisé » au
lieu de m’ouvrir au monde, ce qui aurait peut-être suscité un
intérêt et, qui sait, peut-être une vision positive de l’existence, ce
que je n’ai plus actuellement.
Alors, à quarante ans passés et plus de la moitié de ma vie derrière
moi, sans emploi, sans logement, l’espoir n’est plus trop permis.
Depuis cinq ou six ans, littéralement arraché à mon ancienne
vie, j’erre dans les rue de Marseille sans but ni raison. Un genre
d’«attente morbide», non pas dû à une déprime quelconque mais
plus à ce que je qualifierais de lucidité.
Fils d’ouvrier et d’une mère au foyer, aîné d’une fratrie de huit
enfants, mon destin ne s’annonçait pas forcément tragique.
D’après les choix ou pas que j’ai pu faire (refus de scolarité,
délinquance, toxicomanie, incarcération…), la vie est ce qu’elle est
aujourd’hui. Aurait-elle vraiment pu être meilleure ? Pas sûr. Et
pas sûr que cela m’intéresse. Heureusement que l’être humain est
doté de la capacité de réflexion. Mais ne nous engageons pas sur
le chemin de la philosophie : un luxe dans ma situation.
Kamal
Une recette corsée : le SDF melba
« Pour certains, l’euthanasie, ça devrait être obligatoire », crache Eric, en voyant déambuler un
de ses compagnons d’infortune. Il se targue de dire « tout haut ce que tout le monde pense
tout bas ». Alors, on propose à ce cuistot corse de régler définitivement le problème des sansabris. Comme le satiriste irlandais Jonathan Swift qui, dans sa « modeste contribution pour
empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents et de leur pays », invitait
les classes populaires à bouffer leurs gosses, on lui demande une recette corsée pour faire
passer les SDF à la casserole.
Prenez un sans-abri. Qu’importe l’origine. Seul compte l’âge et qu’il ait passé une bonne partie de ses journées
à marcher et de ses nuits à appeler le 115. Les pattes seront musclées et la viande, un peu sèche, n’en sera que
meilleure.
Rasez-le, lavez-le. Sachez qu’on peut le faire à la boutique Solidarité (1).
Tuez-le. Ou attendez qu’il trépasse de « mort naturelle » - vers 44 ans pour une femme, 56 ans pour un homme
(2) - ou qu’il se suicide. Récupérez le corps avant les associations chargées de donner aux sans-abris une sépulture
décente (3). Heureusement, elles ne sont pas nombreuses.
Fouillez ses poches et ses sacs. S’il y a des boîtes de médicaments, la viande risque d’avoir un goût un peu artificiel.
Et même être carrément toxique s’il y a eu consommation trop importante de produits psychotropes. Vérifiez donc
les veines des bras à la recherche de traces de piqûre.
Débarrassez-le de ses vêtements. Jetez-les à la poubelle (il n’y a pas, à Marseille, de meilleur système de recyclage
des vêtements d’occasion) ou portez-les chez Emmaüs.
Arrosez la viande d’un peu de lacrymo et attendrissez-là à coups de matraque.
Faites-la mariner dans du vin de pays ou de la 8°6 (4).
Ajoutez du thym, du romarin, sel, poivre et un peu d’huile, d’olive évidemment…
Faites bouillir pendant des heures (5).
Servez avec des pâtes (4). Bon appétit !
1 26 rue Loubon, Marseille 3ème
arrondissement. Uniquement le matin (le
mercredi pour les femmes). Sans rendez-vous
mais sur inscription. Fermé le week-end.
2 D’après une étude sur la mortalité des
sans-abris à Marseille réalisée en 2009 par
Médecins du Monde et l’AP-HM (www.
mortsdelarue.org)
3 « Marseillais solidaires des morts
anonymes », 10 rue d’Austerlitz, 13006,
Marseille. Tél : 06 72 22 01 85
4 En vente dans toutes les enseignes discount
ou de déstockage alimentaire…
5 Variante estivale : un carpaccio. Attention,
si votre sans-abri est mort de froid en hiver, ne
pas recongeler la viande.
VIII
le Ravi n°100 - cahier spécial - le Ravi crèche dans la rue