n° 959 - 19 mars 2009 - Afghanistan-Pakistan

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n° 959 - 19 mars 2009 - Afghanistan-Pakistan
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Internet Twitter plus fort que Google ?
ÉTATS-UNIS Les réacs se réveillent
FRANCE Pourquoi rejoindre l’OTAN
SPÉCULATION Ruée sur les lingots
www.courrierinternational.com
N° 959 du 19 au 25 mars 2009 - 3 €
Afghanistan-Pakistan
LA LOI DES TALIBANS
AFRIQUE CFA : 2 500 FCFA - ALGÉRIE : 420 DA - ALLEMAGNE : 3,50 €
AUTRICHE : 3,80 € - BELGIQUE : 3,50 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 €
ESPAGNE : 3,50 € - E-U : 5,50 $US - G-B : 3,00 £ - GRÈCE : 3,50 €
IRLANDE : 3,80 € - ITALIE : 3,50 € - JAPON : 700 ¥ - LUXEMBOURG : 3,50 €
MAROC : 25 DH - NORVÈGE : 46 NOK - PORTUGAL CONT. : 3,50 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 4,10 DTU
M 03183 - 959 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?a@t@f@t@a;
Publicite
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s o m m a i re
●
d ’ u n c o n t i n e n t à l ’ a u t re
29
Palestine
10 france
VU D ’ ITALIE
Avec l’OTAN va, tout s’en va...
VU D ’ ESPAGNE Encore et toujours de Gaulle
VU D ’ ALLEMAGNE Un marché de dupes
VU DU ROYAUME - UNI L’Europe fait pschitt
Les Israéliens
creusent un peu
trop loin
12 europe
IRLANDE DU NORD
La réconciliation passe par l’école
Qui a dit que les armes étaient dangereuses ?
SUÈDE Millénium écorne une société trop sûre d’elle
SUÈDE Rencontres à la “bibliothèque vivante”
BELGIQUE Coup de blues pour le port d’Anvers
RUSSIE Les souvenirs afghans du soldat Olenine
ALLEMAGNE
18 amériques
32
En couverture
30
Madagascar
La loi
des talibans
L’armée fait
main basse
sur le régime
AMÉRIQUE LATINE
Pour combattre les drogues, la dépénalisation ?
Les consommateurs devant le juge
ÉTATS - UNIS Les républicains veulent donner de la voix
ARGENTINE Mystérieux naufrage dans le détroit de Magellan
SALVADOR Victoire historique pour la gauche
ÉTATS - UNIS Eviter que le rêve devienne un cauchemar
COLOMBIE
23 asie
SRI LANKA
Désespérés, les Tigres sont encore dangereux
Quand les anciens guérilleros pouponnent
INDONÉSIE Pagaille électorale garantie
CHINE Contre la corruption, faites comme Singapour
CAMBODGE A quoi joue donc le pouvoir ?
42
Portfolio
La Turquie
de George
Georgiou
NÉPAL
28 moyen-orient
PA L E S T I N E
Jérusalem, capitale arabe de la culture
Petits arrangements avec la morale
PA L E S T I N E Les Israéliens creusent un peu trop loin
KOWEÏT Je veux un méchoui, pas un grill
16
Amérique
ÉGYPTE
latine
30 afrique
MADAGASCAR
Signatures
L’armée fait main basse sur le régime
La rue impose sa loi à Antananarivo
SOMALIE Le calvaire des Somaliennes
MADAGASCAR
Pour combattre
les drogues,
la dépénalisation ?
e n q u ê t e s e t re p o r t a ge s
▶ En couverture : Un groupe de femmes à une trentaine de kilomètres de Peshawar, la capitale de la Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest,
32 en couverture La loi des talibans
40 portrait Michel Ignatieff, un intello en politique
42 portfolio La Turquie de George Georgiou
▶ Les plus de courrierinternational.com ◀
i n t e l l i ge n c e s
46 économie
au Pakistan. Photo Akhtar Soomro/The New York Times.
r
Comment le monde réagit
et s’adapte
FINANCES
Le dilemme : réglementer ou dépenser ?
INVESTISSEMENTS Nouvelle ruée vers l’or
48 sciences
ÉNERGIE
Mettez un hoazin dans votre moteur !
49 technologie
CAMOUFLAGE
Cachez ce char que je ne saurais voir
50 multimédia
USAGE
Twitter, le petit site qui monte, qui monte
rubriques
53 insolites Un chimpanzé doué d’anticipation
54 le livre Corpus Delicti, de Juli Zeh
54 saveurs Iran : agneau de Norouz mis au vert
Dossier spécial
Face à la crise
A SPORT
Basket
Comment les joueurs
changent le look de la NBA
BLOG DES BLOGS JEU CONCOURS
;
Un tour du
monde de la
blogosphère
*g INSOLITES
Découvrez nos inédits
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
3
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Le Sel de la mer
de Annemarie Jacir
DU 19 AU 25 MARS 2009
L CARTOONS
Les galeries de dessins
du monde entier
k
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John Moore/Getty Images
4 les sources de cette semaine
6 l’éditorial par Philippe Thureau-Dangin
6 l’invitée Alice Schwarzer, Die Welt, Berlin
9 à l’affiche Denis Mukwege
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l e s s o u rc e s
●
PARMI LES SOURCES CETTE SEMAINE
CAMBODGE SOIR HEBDO 3 000 ex.,
Cambodge, hebdomadaire.
Le titre, qui a vu le jour en
octobre 2007, est la nouvelle
formule hebdomadaire
du quotidien Cambodge Soir,
créé en 1995. Il est lu par
les expatriés,
les fonctionnaires et
les étudiants francophones.
Il propose des enquêtes
et des reportages, ainsi
qu’une analyse régionale
signée de l’ancien
correspondant du Monde,
Jean-Claude Pomonti.
DAILY MIRROR 43 000 ex.,
Sri Lanka, quotidien.
Fondé en 1961, le journal fut
d’abord propriété du groupe
de presse The Times jusqu’à
sa fermeture, en 1979.
En 1999, l’homme d’affaires
Ranjit Wijewardene a racheté
le titre qui s’est rapidement
imposé par le sérieux
de ses analyses, devenant
une référence, avec
l’hebdomadaire Sunday Times,
qui appartient au même
groupe, Wijeya.
THE DAILY TELEGRAPH 410 000 ex.,
Australie, quotidien.
Fondé en 1879 à Sydney,
“Le Télégraphe quotidien”
n’a aucun lien avec son aîné
londonien. Ce journal
populaire, plutôt classé
à droite, consacre beaucoup
de place au sport et au people,
ce qui ne l’empêche pas
de traiter aussi sérieusement
de l’actualité nationale
et internationale.
DAWN 138 000 ex., Pakistan,
quotidien. Dawn a été créé
en 1947 lors de
l’indépendance du Pakistan
par Muhammad Ali Jinnah,
père de la nation et premier
président. Un des premiers
journaux pakistanais
de langue anglaise, il jouit
d’un lectorat d’environ
800 000 personnes.
Il appartient au groupe
Pakistan Herald Publications,
fondé également
par M. A. Jinnah.
THE ECONOMIST 1 337 180 ex.,
Royaume-Uni, hebdomadaire.
Grande institution
de la presse britannique,
le titre, fondé en 1843 par
un chapelier écossais,
est la bible de tous ceux qui
s’intéressent à l’actualité
internationale. Ouvertement
libéral, il se situe à l’“extrême
centre”. Imprimé dans
six pays, il réalise environ
85 % de ses ventes à
l’extérieur du Royaume-Uni.
EL ESPECTADOR 80 000 ex.,
Colombie, quotidien. Créé
en 1887, le titre est l’un
des plus dynamiques du pays
jusqu’en 2000. Ses prises
de position, notamment
contre les cartels de la drogue,
lui valent une renommée
internationale. Des difficultés
financières l’obligent à passer
hebdomadaire, mais, en 2008,
il redevient quotidien, salué
par la presse internationale.
L’ESPRESSO 430 000 ex., Italie,
hebdomadaire. Fondé
en 1955 par Eugenio Scalfari,
qui créera ensuite
La Repubblica, le titre s’est vite
imposé comme le grand
hebdomadaire de centre
gauche. Il appartient
à l’industriel piémontais
Carlo De Benedetti,
qui possède également
La Repubblica. Il mène
une lutte acharnée contre
la politique
de Silvio Berlusconi.
chaque semaine 3,1 millions
d’exemplaires aux Etats-Unis
et plus de 900 000
dans le reste du monde.
FOKUS 22 000 ex., Suède,
hebdomadaire. Créé en
décembre 2005, le titre
est le premier hebdomadaire
d’informations générales
de Suède. Créé sur le modèle
de Newsweek, il mêle actualité
de la semaine, analyses
et reportages ambitieux
sur la politique nationale
et internationale, les questions
de société, l’économie
et la culture.
377 000 ex., Allemagne,
quotidien. Fondée en 1949
et menée par une équipe de
cinq directeurs, la FAZ,
grand quotidien conservateur
et libéral, est un outil
de référence dans les milieux
d’affaires et intellectuels
allemands.
THE FRIDAY TIMES 60 000 ex.,
Pakistan, hebdomadaire.
Se définissant comme
“audacieux, indépendant
et sérieux”, le magazine
dirigé par Najam Sethi,
journaliste de renom,
a souvent subi
des pressions de la part
des autorités pakistanaises.
Malgré ces difficultés,
il continue à mener
son combat pour la liberté
d’expression.
THE GUARDIAN 364 600 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Depuis 1821, l’indépendance,
la qualité et l’engagement
à gauche caractérisent ce titre
qui abrite certains
des chroniqueurs les plus
respectés du pays.
THE INDEPENDENT 240 500 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Créé en 1986, c’est l’un
des grands titres de la presse
britannique de qualité.
Il se distingue de ses
concurrents par son
indépendance d’esprit, son
engagement proeuropéen et
ses positions libérales
sur les questions de société.
KOMMERSANT-VLAST 53 900 ex.,
Russie, hebdomadaire.
Vlast, “Le Pouvoir”, lancé
en 1997, est l’hebdomadaire
phare du groupe
Kommersant.
Ce magazine vise un public
de “décideurs” – chefs
d’entreprise, “nouveaux
Russes”… – avec des
informations et des analyses
spécifiques, mais publie
aussi de bons reportages
et montre des photos
de grande qualité.
DER SPIEGEL 1 076 000 ex.,
Allemagne, hebdomadaire.
Un grand, très grand
magazine d’enquêtes,
lancé en 1947, agressivement
indépendant et à l’origine
de plusieurs scandales
politiques.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
LA STAMPA 400 000 ex.,
OUTLOOK 250 000 ex.,
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite
(siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans
doute le journal de référence de la diaspora
arabe et la tribune préférée des intellectuels
de gauche ou des libéraux arabes qui veulent
s’adresser à un large public.
LIANHE ZAOBAO 200 000 ex.,
Singapour, quotidien.
Lancé en 1983, c’est l’un
des quotidiens de référence
de la région et le premier
en langue chinoise
de la cité-Etat. Appartenant
au Singapore Press Holdings,
il s’est fixé pour ligne
éditoriale la protection
des intérêts nationaux, mais
reste une source précieuse
d’informations sur la région.
LOS ANGELES TIMES 851 500 ex.,
Etats-Unis, quotidien.
Cinq cents grammes
de papier par numéro, 2 kilos
le dimanche, une vingtaine
de prix Pulitzer : c’est le géant
de la côte Ouest. Créé
en 1881, il est le plus à gauche
des quotidiens à fort tirage
du pays.
MADAGASCAR-TRIBUNE.COM
<www.madagascar-tribune.com>, Madagascar.
Quotidien en ligne, propriété
de l’homme de presse Rahaga
Ramaholimihaso. Ce dernier,
fondateur du titre Madagascar
Tribune, a revendu
en décembre 2008 la version
papier pour ne conserver
que le site Internet.
MO* 15 000 ex., Belgique,
mensuel. Edité par une ONG
flamande, MO* (Mondiaal
magazine) fait partie
de la mouvance
altermondialiste. Apportant
un regard critique positif
sur la politique belge
et le déséquilibre planétaire
Nord-Sud, il tente d’aborder
différemment les sujets
de société liés au modèle
multiculturel belge.
Inde, hebdomadaire.
Créé en octobre 1995,
le titre est très vite devenu
l’un des hebdos de langue
anglaise les plus lus en Inde.
Sa diffusion suit de près
celle d’India Today, l’autre
grand hebdo indien,
dont il se démarque
par ses positions nettement
plus critiques.
EL PAÍS 444 000 ex. (777 000 ex.
le dimanche), Espagne,
quotidien. Né en mai 1976,
six mois après la mort
de Franco, “Le Pays”
est une institution. Il est
le plus vendu des quotidiens
d’information générale
et s’est imposé comme
l’un des vingt meilleurs
journaux du monde.
Plutôt proche des socialistes,
il appartient au groupe de
communication PRISA.
THE NATION 117 000 ex.,
Etats-Unis, hebdomadaire.
Fondé par des abolitionnistes
en 1865, résolument
à gauche, The Nation est
l’un des premiers magazines
d’opinion américains.
Des collaborateurs tels que
Henry James, Jean-Paul Sartre
ou Martin Luther King ont
contribué à sa renommée.
PÚBLICO 60 000 ex., Portugal,
quotidien. Lancé en 1990,
“Public” s’est très vite imposé,
dans la grisaille de la presse
portugaise, par son originalité
et sa modernité. S’inspirant
des grands quotidiens
européens, il propose
une information de qualité
sur le monde.
NEPALI TIMES Népal,
Fondé en 1971, le titre est
le premier news magazine
du Chili. D’abord à droite,
il s’est positionné
ces dernières années au centre
gauche, une orientation
conforme à l’évolution
d’une partie
de la société chilienne.
hebdomadaire. Cette
publication généraliste en
langue anglaise éditée
à Katmandou offre un regard
critique sur la politique
gouvernementale.
Elle défend bec et ongles
son indépendance
et se distingue par sa qualité
d’écriture.
NEWSWEEK 4 000 000 ex.,
Etats-Unis, hebdomadaire.
Créé en 1933 sur le modèle
de Time, le titre est
le deuxième magazine le plus
lu par les Américains. Il est,
en revanche, le tout premier
sur le plan international.
Il compte quatre éditions
en anglais et huit en langues
locales. Sa diffusion atteint
des francophones de Belgique.
Riche en suppléments
et pionnier sur le web,
le premier journal de
Bruxelles et de la Wallonie
voit néanmoins ses ventes
s’éroder d’année en année.
NEW YORK MAGAZINE 437 000 ex.,
Etats-Unis, hebdomadaire.
Consacré pour une bonne
part à la ville de New York,
cet hebdomadaire, qui
se concentre sur ses vedettes,
ses modes, sa vie nocturne
et ses programmes culturels,
est souvent à l’affût
de scandales et de crises
politiques.
(1 700 000 le dimanche),
Etats-Unis, quotidien. Avec
1 000 journalistes, 29 bureaux
à l’étranger et plus de 80 prix
Pulitzer, c’est de loin
le premier quotidien du pays,
dans lequel on peut lire
“all the news that’s fit to print”
(toute l’information digne
d’être publiée).
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG
Courrier international n° 959
QUÉ PASA Chili, hebdomadaire.
SAN JOSE MERCURY NEWS Etats-Unis,
quotidien. Ce journal
de la baie de San Francisco,
en Californie, fut le premier
en Amérique à lancer
une édition électronique.
Ces “Nouvelles de Mercure”,
qui penchent plutôt à gauche,
publient volontiers
de grandes enquêtes.
LE SOIR 125 000 ex., Belgique,
quotidien. Lancé en 1887,
le titre s’adresse à l’ensemble
Italie, quotidien. Le titre est
à la fois le principal journal
de Turin et le principal
quotidien du groupe Fiat, qui
contrôle 100 % du capital
à travers sa filiale Italiana
Edizioni Spa. Depuis quelque
temps, La Stampa fait place
à une grande photo à la une,
ce qui lui a valu plusieurs prix
de la meilleure une en 2000.
DE STANDAARD 95 000 ex.,
Belgique, quotidien. Lancé en
1918, le journal de référence
de l’establishment flamand
a pris ses distances,
ces dernières années, avec
le monde catholique tout
en conservant sa foi dans
le combat linguistique. Grâce
à la qualité de ses analyses
et de ses suppléments,
le quotidien affiche
son ambition : devenir
un “journal de qualité
de niveau européen”
TEMPO 160 000 ex., Indonésie,
hebdomadaire. Le titre fut
publié pour la première fois
en avril 1971 par P.T. Grafitti
Pers, dans l’intention d’offrir
au public indonésien
de nouvelles façons de lire
l’information : une liberté
d’analyse et le respect
des divergences d’opinion.
VENTIQUATTRO 430 000 ex., Italie,
mensuel. Lancé en 2000,
le titre est le supplément
mensuel du prestigieux
quotidien économique
Il Sole-24 Ore. Ce magazine
grand format sur papier glacé
sort chaque premier samedi
du mois. Il se veut “lent,
curieux et élégant, avec
l’ambition de rendre au lecteur
l’envie de lire de belles histoires”.
THE WALL STREET JOURNAL
2 000 000 ex., Etats-Unis,
quotidien. C’est la bible
des milieux d’affaires.
Mais à manier
avec précaution : d’un côté,
des enquêtes et reportages
de grande qualité ; de l’autre,
des pages éditoriales tellement
partisanes qu’elles tombent
trop souvent dans la mauvaise
foi la plus flagrante.
DIE WELT 202 000 ex.,
Allemagne, quotidien.
“Le Monde”, porte-drapeau
des éditions Springer, est une
sorte de Figaro à l’allemande.
Très complet dans le domaine
économique, il est aussi
lu pour ses pages concernant
le tourisme et l’immobilier.
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ;
Régis Confavreux
Conseil de surveillance : David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président
Dépôt légal : mars 2009 - Commission paritaire n° 0712C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
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Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)
Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)
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Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03),
Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (France, 16 59), Danièle
Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Marc
Fernandez (Espagne, 16 86), Daniel Matias (Portugal), Wineke de Boer
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Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique),
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Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marc-Olivier Bherer (Canada), Christine
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latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon,
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Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak
(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc
Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby
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Valot (Angola, Mozambique), Liesl Louw (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle
Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Multilatéral
Catherine André (chef de service, 16 78) Multimédia Claude Leblanc (16 43)
Sciences Eric Glover (chef de service, 16 40) Insolites Claire Maupas (chef de
rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de
rubrique, 16 74)
Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Bélœil (rédactrice,
17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre,
17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Mathilde Melot (marketing, 16 87)
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97), Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, anglais, allemand, roumain,
16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle
Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois),
Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage
Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Olivier Ragasol
(anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet
(16 83), Lidwine Kervella (16 10)
Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia , Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet
Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66),
Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah
Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84)
Fabrication Patrice Rochas (directeur) et Nathalie Communeau (directrice
adjointe, 01 48 88 65 35). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes.
Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
Ont participé à ce numéro Hanno Baumfelder, Gilles Berton, Aurélie Boissière,
Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Emilie Chaudet, Geneviève Deschamps,
Alexandre Errichiello, Lucie Geffroy, Marion Gronier, Françoise Liffran, Jean
Perrenoud, Josiane Pétricca, Pauline Planchais, Margaux Revol, Stéphanie Saindon,
Isabelle Taudière, Anne Thiaville, Emmanuel Tronquart, Zaplangues, Zhang Zhulin
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
Directeur délégué Régis Confavreux (17 46). Assistantes : Sophie Jan et Natacha
Scheubel (16 99). Responsable contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05),
Laura Barbier. Responsable des droits : Dalila Bounekta (16 16). Comptabilité :
01 48 88 45 02
Relations extérieures Victor Dekyvere (16 44) Partenariats Sophie Jan (16 99)
Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable
publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud.
Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion
internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane
Montillet Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie
Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbaamah (16 89)
Publicité Publicat, 7, rue Watt, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Président :
Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@publicat.fr>
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Hedwige Thaler (14 07), Claire Schmitt (13 47). Chefs de publicité : Kenza Merzoug
(13 46). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte
(01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris,
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COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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DU 19 AU 25 MARS 2009
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É D I TO R I A L
Benjamin Kanarek
Un Pakistan
étonnamment plastique
Un coup à droite, un coup à gauche.
D’abord une entente tactique avec
les talibans, ensuite un geste vers la
société civile. Autant dire que le gouvernement pakistanais navigue à vue.
Le 15 février, le président Asif Zardari accepte un cessez-le-feu dans la
vallée de Swat, dans le nord-ouest du pays, qui donnait de facto le pouvoir aux forces islamistes. Un mois
plus tard, le 16 mars, il décide de libérer Iftikhar
Chaudhry, le chef de la Cour suprême, et de le réintégrer dans ses fonctions. Dans les deux cas, l’ancien mari de Benazir Bhutto n’a fait qu’obéir à l’armée. Car les généraux ne parviennent toujours pas
à dompter le soulèvement des talibans dans cette partie du Pakistan que l’on peut appeler le Pachtounistan. Et ils ont craint que la marche organisée par l’opposition en vue d’obtenir la libération de Chaudhry
ne dégénère en révolte violente. On pourra voir là une
victoire de l’opposant Nawaz Sharif (ancien Premier
ministre) et un affaiblissement du président Asif Zardari. On pourra aussi y voir le résultat de la situation chaotique dans laquelle se trouve le Pakistan.
Mais c’est peut-être une erreur d’optique. Ces événements montrent aussi la capacité du Pakistan à survivre. Sous la férule du général Kayani, l’armée joue
désormais les arbitres, mais n’entend plus comme
avant être un acteur politique. La libération de
Chaudhry est évidemment une bonne nouvelle pour
la démocratie, et l’on peut dire qu’il en est de même
de la promesse du président de revoir la question de
l’inéligibilité de Nawaz Sharif. D’ailleurs, si l’opposition conservatrice a réussi à s’unir (outre la Ligue
musulmane de Sharif, très forte au Pendjab, elle comprend le très islamiste Jamaat-i Islami ainsi que la
formation de l’ancien champion de cricket Imran
Khan), c’est autour d’un mot d’ordre : la souveraineté du pays. Un souci que peuvent aussi partager
les élites occidentalisées de Karachi proches du pouvoir. Cette souveraineté devra sans doute, comme le
propose le quotidien Dawn, être étayée par une refonte
des institutions. Le Pakistan deviendra une sorte de
confédération où chacun régnera chez soi. Et, quoi
qu’en pense la communauté internationale, le pouvoir taliban régnera sur un tiers du pays, dans les Zones
tribales, à l’ouest et au nord.
Philippe Thureau-Dangin
L E
D E S S I N
D E
L A
l’invitée
L
Alice Schwarzer
●
Die Welt, Berlin
a police allemande l’a expliqué sans ambiguïté
a trouvé chez lui pas moins de 4 600 cartouches. Ce qui
dès sa première conférence de presse, le 11 mars :
n’est pas une surprise, c’est que le discret Tim consom“Les victimes sont essentiellement des filles.” Tim
mait des vidéos pornographiques et violentes, et passait
Kretschmer, le forcené de Winnenden, a tiré sur
chaque jour, paraît-il, des heures sur Internet. Au lieu
19 personnes dans son ancien lycée. Sur ces
de s’intéresser à ses anciennes enseignantes, peut-être vau19 victimes (12 morts et 7 blessés), 18 sont de
drait-il mieux s’interroger sur la vie parallèle qu’il menait,
sexe féminin. Il n’y a eu dans l’établissement
dans un monde virtuel plein de héros violents.
qu’un mort de sexe masculin : un garçon d’oriLe neuropsychologue munichois Henner Ertel a tiré la
gine albanaise. Ce n’est qu’une fois dehors que le forcené,
sonnette d’alarme dès 2007. L’Institut de psychologie
en fuite, a tiré au hasard et tué trois hommes qui se trourationnelle, qu’il dirige, étudie depuis trente ans les effets
vaient sur son chemin. Le drame qui s’est déroulé dans la
de la pornographie. Les chercheurs ont constaté “une évopetite ville souabe de Winnenden est donc le premier maslution spectaculaire au cours des cinq dernières années”. “La
sacre en Allemagne à avoir la misogynie pour mobile.
violence est aujourd’hui un moyen légitime pour obtenir ce que
Le coupable, un garçon de
l’on souhaite.” Ce qui provoque
17 ans, avait la réputation
des modifications dans le cerd’être coincé. Il s’était jadis
veau, lequel “adapte ses stratésenti “harcelé” par une enseigies de traitement des informagnante. “Il la haïssait faroutions et se protège contre le flot de
chement, comme toutes les
violence et de pornographie en
femmes en général”, a confié un
s’insensibilisant”. Et d’ajouter :
voisin de la famille au quoti“L’intelligence émotionnelle et la
dien Bild. Dieter Lenzen, spécapacité d’empathie ont considécialiste de l’éducation et prérablement diminué chez les jeunes.
■ Née en 1942, l’Allemande Alice Schwarsident de l’Université libre
La sexualité est aujourd’hui pour
zer est depuis les années 1970 une figure
de Berlin, est aussitôt interla majorité des jeunes hommes,
de proue du mouvement des femmes. Edivenu pour déclarer : “Les garmais aussi pour de nombreuses
torialiste et directrice du magazine féministe Emma, elle est l’auteur de nombreux
çons sont les perdants du systèjeunes femmes, indissociablement
ouvrages. L’interdiction de la pornographie
me d’enseignement allemand.”
liée à la violence.” Le machisme
compte parmi ses chevaux de bataille.
Pour une raison simple : ils
exacerbé – c’est-à-dire le mansont “en général pris en charge
que d’assurance associé à la
par des enseignantes dès l’école primaire, ce qui les empêche de
mégalomanie – joue un rôle central dans pratiquement tous
développer une identité masculine”.
les cas de violences commises par des hommes en temps de
Une “identité masculine” – qu’est-ce donc ? Marc
paix. Le rêve de toute-puissance masculine et le désir de
Lépine, 25 ans, a montré en 1989 au Canada jusqu’où
mort sont de la dynamite. Il suffit que l’intéressé subisse
peut aller un homme qui n’est pas sûr de lui : il a fait irrup– ou ait l’impression de subir – une offense de la part d’une
tion dans une salle de classe de l’Ecole polytechnique
femme (un rejet, par exemple) pour que l’étincelle fatale se
de Montréal en criant : “Je veux les femmes !” Puis il a
produise. Comment peut-on éviter que ces “perdants” ne
abattu 14 filles élèves ingénieurs en hurlant : “Vous n’êtes
deviennent des criminels ? Certainement pas par plus
qu’une bande de féministes ! Je hais les féministes !”, avant de
de virilité, comme le demande le Pr Lenzen, mais par plus
se donner la mort. Fils d’une Canadienne et d’un Algéd’humanité ! Il faut pour cela des parents et des profesrien, il était électricien, au chômage, et n’avait pas été pris
seurs attentifs, vigilants, davantage de psychologues et de
dans cette école d’ingénieurs.
travailleurs sociaux dans les écoles, et une éducation qui
Le jeune Tim semble lui aussi avoir manqué de
privilégie non pas l’apitoiement sur soi-même et la “viriconfiance en lui. Rien n’indique cependant qu’il ait manlité”, mais l’empathie et l’humanité. Encore faut-il, avant
qué de modèles masculins, bien au contraire : son père, qui
de soigner le mal, commencer par en identifier les racines
se présente manifestement comme un homme fort et viril,
et les nommer clairement !
passe à Winnenden pour un “fou des armes”. Membre du
(Voir aussi page 12.)
club de tir local, il possède en tout 15 armes. Et la police
L’assassin était
misogyne
DR
959p06:Mise en page 1
S E M A I N E
LA FRANCE VUE DE L’ÉTRANGER
■ ▶ En Israël, le Likoud
(droite dure) et Israël
Beiteinou (extrême
droite) devraient former
ensemble le nouveau
gouvernement. Avigdor
Lieberman deviendrait
alors ministre des
Affaires étrangères.
Son parti aurait aussi
les portefeuilles de
la Sécurité intérieure,
des Infrastructures,
du Tourisme
et de l’Intégration.
Rencontre
Avec Anthony Bellanger de Courrier international
et Anastasie Tsangary-Payen de l’Opéra, animée
par les étudiants de Sciences-Po Lyon à l’Opéra de Lyon.
LE MERCREDI 25 MARS À 18H30
A L’AMPHI DE L’OPÉRA (NIVEAU -2)
ENTRÉE LIBRE
Dessin de Joep Bertrams
paru dans Het Parool,
Amsterdam
OPÉRA DE LYON 1, Place Comédie
69001 Lyon, France
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à l ’ a ff i c h e
I
La vie à petits points
DENIS MUKWEGE, 53 ans, gynécologue répa-
rateur. Ce médecin congolais vient de recevoir
le prix Olof Palme “pour son action humanitaire
en république démocratique du Congo”. Il travaille auprès des femmes victimes de violences
sexuelles, effectuant des reconstructions vaginales.
bandes armées de prendre le contrôle de
vastes portions de territoire, qu’elles exploitent à leur profit, où elles prélèvent des taxes,
où elles sèment des enfants nés du viol.
Fils d’un pasteur ministre d’une église
pentecôtiste de Bukavu, troisième d’une
famille de neuf enfants, Denis Mukwege,
dans sa jeunesse, accompagne souvent son
père dans ses visites pastorales. Au-delà
de la prière, il veut aider les patients sur
le plan médical et, après des études de
médecine au Burundi, il se retrouve à
Lemera, un hôpital protestant installé au
Sud-Kivu [dans l’extrême est de la RDC].
Là, déjà, bien avant la guerre, le jeune
médecin est surpris par les souffrances
que rencontrent les femmes durant l’accouchement : atteintes de malnutrition,
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
PABLO PINEDA
mariées trop jeunes, elles ont le bassin trop
étroit et les naissances doivent souvent se
faire par césarienne. Il arrive aussi que,
venant de campagnes reculées, les femmes
qui ont attendu trop longtemps pour chercher de l’aide soient saignées à blanc à leur
arrivée à l’hôpital et meurent en couches.
Denis Mukwege se détourne alors de
son premier choix, la pédiatrie, et choisit
de mener une spécialisation en gynécoobstétrique au CHU d’Angers. Revenu
à Lemera, il forme des équipes de soutien
aux femmes, mais l’hôpital sera détruit en
1996 durant la première guerre du Congo.
Mukwege s’installe alors à Panzi, le
grand hôpital public de Bukavu [capitale
du Sud-Kivu], où il veut créer une section
spéciale pour les parturientes. Mais les
bandes armées terrorisent les campagnes,
et une autre urgence s’impose : par centaines, des femmes victimes de violences
sexuelles se traînent jusqu’à l’hôpital. Dans
la ville, elles errent comme des parias ; à
l’hôpital, les autres malades les rejettent.
Mukwege se forme alors à une technique
très particulière, la reconstruction vaginale,
qui n’était jusque-là pratiquée qu’au Fistula Hospital d’Addis-Abeba. Des infirmiers, des accoucheuses et d’autres médecins de Panzi seront également initiés à ces
interventions très délicates. Aujourd’hui, le
service spécialisé de Panzi reçoit en
moyenne 10 femmes par jour et en accueille
500 autres, en attente d’intervention.
La plus grande joie du Dr Mukwege :
réparer une femme et lui permettre de
reprendre une vie aussi normale que possible. Son plus grand désespoir : voir ses
patientes revenir quelques mois plus tard,
après être rentrées au village et avoir subi de
nouvelles violences sexuelles.
Colette Braeckman, Le Soir, Bruxelles
ILS ET ELLES ONT DIT
■ Binaire
“Soit on a du gaz,
soit on n’en a pas.
En Russie, on en a.”
A propos de la signature, le 10 mars
dernier, de l’accord
russo-hongrois
▲ Dessin
sur la construction
de Mayk,
du tronçon honMalmö.
grois du gazoduc
SouthStream, promu par la Russie
pour contourner l’Ukraine.
(Izvestia, Moscou)
HASSAN QASHQAVI,
porte-parole du ministère
des Affaires étrangères
iranien
■ Cinéphile
“Hollywood a en préparation
trente films anti-iraniens, visant
à nuire à l’identité historique et
religieuse de l’Iran, mais aussi à
ses valeurs, dont l’hospitalité”, at-il déclaré, citant les films 300
et The Wrestler.
(Tehran Times, Téhéran)
VAN MORRISON,
chanteur irlandais
■ Exclusif
“La seule chose que j’aime,
c’est la musique. Le reste,
c’est de la merde absolue”, confiet-il, à la veille d’une tournée au
Royaume-Uni, dans une interview
où il critique durement l’industrie
musicale.
(The Daily Telegraph, Londres)
GEORGE CLOONEY,
acteur américain
■ Animal
“En tant que mammifère, je suis
choqué.” L’association de protection des animaux PETA lui a pro-
VIKTOR BOUT, trafiquant
d’armes russe
posé de fabriquer du tofu parfumé
à sa sueur.
(The New York Times, New York)
■ Alambiqué
“C’est des mensonges et des conneries.” Interviewé par la chaîne britannique Channel 4 dans la prison
de Bangkok où il croupit depuis son
arrestation, en mars 2008, il nie
avoir fourni des armes aux talibans
et à Al-Qaida, comme les Etats-Unis
l’en accusent. Mais il n’exclut pas
que ses avions aient pu en transporter à son insu.
(The Observer, Londres)
THAKSIN SHINAWATRA,
ancien Premier ministre
thaïlandais
■ Reconnaissant
“Je ne sais pas si je dois condamner la junte militaire [qui l’a renversé
en 2006] ou la
remercier pour
avoir gelé mes
avoirs – sinon, je
les aurais probablement in vestis en Bourse
et j’aurais tout
▶ Dessin de Bateup,
perdu.” Avant de
Australie.
se lancer en politique, il avait fait fortune dans les
télécoms. “J’espère pouvoir la récupérer, c’est l’argent de la famille”,
considère-t-il.
(The Nation, Bangkok)
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
9
CWS
VLADIMIR
POUTINE, Premier
ministre russe
MOSES MATSIKO,
ressortissant ougandais
■ Rescapé
“Je suis très content d’avoir travaillé
en Irak, même si on m’a tiré dessus
sept fois.” Comme 10 000 de ses
compatriotes, il est employé dans
une société de sécurité privée en Irak.
(The Christian Science Monitor,
Boston)
DU 19 AU 25 MARS 2009
Lui aussi
e jeune homme de
34 ans, originaire
de Málaga, s’apprête à
enseigner dans les classes du collège Miguel de
Cervantes de Cordoue.
Jusqu’ici, rien que de
très ordinaire. Pourtant,
Pablo Pineda est un cas
unique au sein de l’Union européenne, puisque
ce jeune diplômé est atteint du syndrome de
Down – autrement dit de trisomie 21. “Les familles sont toujours effrayées par les personnes
atteintes du syndrome de Down, que nous
soyons les professeurs ou les petits amis de
leurs enfants. Moi, j’en ai assez d’être considéré comme un éternel enfant. Je veux enseigner”, affirme l’intéressé. Il l’a clamé haut
et fort en réalisant un long-métrage, Moi aussi. “C’est une manière de réaffirmer les droits
des trisomiques. Moi aussi je peux le faire, moi
aussi je peux étudier, moi aussi je peux tomber amoureux.” Dans sa classe, où il donne des
cours de cinéma, les enfants l’ont tout de suite accepté. Il sait que sa nomination comme
professeur peut donner lieu à plusieurs types
de réactions. Mais, aujourd’hui, il veut surtout
donner de l’espoir aux enfants qui se trouvent
dans sa situation et leur montrer qu’un avenir
est possible. Porte-parole de cette cause, il voudrait surtout en finir avec les préjugés.
C
(D’après El País, Madrid)
AGUSTINA VIVERO
Drôle d’idole
’ improbable succès
de cette jeune Argentine de 17 ans est tel
que The New York Times
vient de lui consacrer un
grand article, racontant
comment cette adolescente ni très belle ni
très mince, ouvertement
homosexuelle, piercée, est devenue une star
dans son pays. Plus connue sous le pseudonyme de Cumbio (dérivé de cumbia, nom d’une
danse populaire en vogue en Amérique du Sud),
Agustina Vivero est une “flogueuse” : comme la
plupart des ados branchés d’Argentine, elle
affiche les photos de sa vie quotidienne sur son
blog. C’est grâce à l’initiative originale qu’a eue
Cumbio de réunir les “flogueurs” devant le centre
commercial d’Abasto, à Buenos Aires, et de
mettre en ligne les photos de leurs rassemblements colorés, que l’adolescente a fait parler d’elle dans les médias. Et qu’elle a ainsi été
repérée par Nike, qui cherchait des “vraies gens”
pour une campagne de pub. Depuis, elle n’arrête pas, faisant la promotion d’une ribambelle
de marques ou de l’usage des préservatifs ; elle
vient de publier son autobiographie (Moi, Cumbio), et un documentaire sur elle est en cours
de tournage. Et pourtant, “elle n’a aucun talent
particulier”, souligne le quotidien argentin
Página 12. Mais elle a des parents très aimants,
qui la soutiennent – une mère femme au foyer,
un père plombier, qui gagne moins d’argent
qu’elle. La seule chose qu’ils lui demandent,
c’est de payer elle-même ses factures de téléphone et d’Internet.
L
DR
l y a un an, le Dr Denis Mukwege a
cessé de poser des questions à ses
patientes. Il s’est contenté, avec des
gestes doux, de les examiner et, suivant
ses propres termes, de les “réparer”. De
reconstituer ou de recoudre un appareil génital détruit, d’essayer de rendre
ces femmes à la vie. Il n’en pouvait plus
d’écouter ces récits pathétiques par lesquels,
avec des mots simples, les femmes du SudKivu racontaient comment elles avaient eu
le ventre labouré par leurs violeurs opérant
en série. Les entrailles ouvertes avec des tessons de bouteille, des matraques, la gueule
des fusils. Le Dr Mukwege connaît leur histoire, toujours la même : ces femmes ont
réussi à échapper à leurs geôliers, se sont
traînées à travers la forêt, ont été rejetées par
leur famille et leur communauté, marquées
à jamais par le sang et la honte.
Constatant que depuis des années rien
ne changeait, que les femmes du Kivu
étaient abandonnées aux bandes armées
hantant les forêts de la région sans que rien
soit fait pour traquer et arrêter les violeurs,
le médecin s’est résolu à porter la question
sur le plan international. Le prix des Nations
unies, qu’il a reçu fin 2008, et le prix Olof
Palme, qui lui a été remis il y a quelques
semaines, ne sont pas seulement la récompense de son travail et de son engagement ;
ils indiquent que le monde, enfin, prend
conscience de l’horreur absolue qui règne
dans ces campagnes du Kivu, où le ventre
des femmes est devenu un nouveau champ
de bataille. Là-bas, en effet, en s’attaquant
aux femmes, qui sont le pilier des communautés villageoises, les bandes armées provoquent le départ des paysans. La terre se
libère alors, et avec elle les périmètres miniers
d’où sont extraits la cassitérite et le coltan…
Le martyre des populations permet à des
Fredrik Sandberg/AFP
RDC
●
DR
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959p10-11SA france:Mise en page 1
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f ra n c e
●
L’OTAN, UN DÉBAT POUR RIEN
V U D ’ I TA L I E
Avec l’OTAN va, tout s’en va…
En Italie, le débat français sur l’OTAN paraît bien abscons. La Stampa estime que ce “retour” dans la structure de
commandement ne va rien changer. Alors, pourquoi revenir ? Peut-être pour des raisons strictement psychologiques.
LA STAMPA
Turin
epuis quelques semaines,
l’opinion publique française – hommes politiques,
journalistes et intellectuels
en tête – se passionne pour un débat
qui, vu d’Italie, paraît un peu dépassé :
la France doit-elle annuler la décision
prise en 1966 par le général de Gaulle
et rejoindre le commandement militaire intégré de l’OTAN ? Une décision qui fit grand bruit à l’époque, en
ce qu’elle consacra, au moment même
de la création d’une force de dissuasion nucléaire ou force de frappe*, l’autonomie de la France à l’égard de la
suprématie militaire américaine.
Certains – surtout à gauche, paradoxalement – considèrent comme
inutile, voire inopportun, l’abandon de
cet héritage gaulliste. Mais des sondages ont montré que la position
défendue par Sarkozy faisait l’objet,
principalement parmi les jeunes, d’un
large consensus. Les tendances d’un
dernier sondage révèlent qu’une majorité plus grande encore de Français est
favorable à l’abandon de la glorieuse
solitude gaullienne.
En Italie, où, plus que de gloire
passée, on aime parler de fautes
actuelles, un tel débat semble à peine
compréhensible et donc particulière-
D
▶ Dessin
de Chappatte paru
dans Le Temps,
Genève.
■
Et la Turquie ?
Qu’a obtenu Ankara
en échange
du retour de Paris
dans l’OTAN ?
s’interroge le
quotidien hongrois
Népszabadság.
“Peut-être que Paris
fasse preuve de plus
de bienveillance
à l’égard
de la Turquie dans
son processus
d’adhésion à l’Union
européenne.” Après
tout, la Turquie est
membre de plein
exercice de l’OTAN
et dispose donc
d’un droit de veto.
ment abstrait. Probablement à juste
titre. Mais, en réalité, le retour de la
France dans le commandement intégré de l’OTAN et le fait que le Sarkozy
d’aujourd’hui relègue aux oubliettes le
de Gaulle d’hier ne changent strictement rien. Cela ne change rien sur le
plan du principe de la souveraineté
nationale, puisque les décisions de
l’OTAN sont prises à l’unanimité et
parce que l’envoi de soldats ne se fait
que sur la base du volontariat.
Cela ne change rien sur le plan de
l’efficacité militaire puisque, indépendamment de sa place dans le com-
mandement intégré, la France a participé à toutes les initiatives de l’Alliance atlantique ces dernières années,
de la Bosnie-Herzégovine au Kosovo,
en passant par l’Afghanistan. En réalité, cela ne change rien non plus sur
le plan politique. En son temps, le geste
de De Gaulle a très clairement marqué une prise de distance à l’égard de
la suprématie politico-militaire des
Etats-Unis. Depuis, beaucoup d’eau a
coulé sous les ponts et l’état des relations franco-américaines se mesure sur
des terrains qui n’ont pas grand-chose
à voir avec l’OTAN, comme celui de
la guerre en Irak, les questions moyenorientales, les relations avec la Russie
ou la crise géorgienne.
Il reste évidemment une valeur
symbolique à être membre ou non
d’une structure militaire intégrée et à
accepter ou non, le cas échéant, les
ordres d’un général américain ou d’un
quelconque autre pays de l’Alliance.
Mais, comme nous l’avons souligné,
les jeunes générations accordent
peu d’importance à tout cela, peutêtre aussi parce qu’elles ont moins
conscience de ce qu’est exactement
l’OTAN et de ce à quoi elle sert depuis
que l’Union soviétique n’existe plus.
Mais, si finalement la décision
historique de réintégrer pleinement
l’OTAN ne change rien, pourquoi tout
ce vacarme en France ? Et pourquoi
Sarkozy y accorde-t-il autant d’importance ? Une des réponses possible
est psychologique : à la différence
de De Gaulle, qui envahissait tout le
champ médiatique de son immense
présence immobile, Sarkozy, lui,
occupe le terrain selon le principe
du mouvement perpétuel. L’OTAN,
comme de nombreuses autres de ses
initiatives médiatiques en France et à
l’étranger, lui donne une occasion de
marquer l’histoire de son empreinte
volontaire.
Boris Biancheri**
* En français dans le texte.
** Ancien ambassadeur.
V U D ’ E S PA G N E
Encore et toujours de Gaulle
En réintégrant l’OTAN, Nicolas Sarkozy rend paradoxalement hommage à l’homme du 18 juin.
EL PAÍS
Madrid
’ombre du Général est longue, très
longue. Il a fondé la Ve République
et il a laissé une voie si bien tracée
que même ceux qui semblent s’en détourner finissent par la rejoindre et l’adapter aux
temps nouveaux. Ce grand militaire dégingandé qui avait hissé la France au rang des
vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale
s’est réincarné dans tous les présidents qui
lui ont succédé, y compris dans ce petit
homme hyperactif et séducteur, ouvertement proaméricain, qu’est Nicolas Sarkozy.
Dans le geste de 1966 [la France se retirant
du commandement intégré de l’OTAN], le
plus spectaculaire fut le démantèlement des
bases américaines et le transfert du siège de
L
l’Alliance atlantique de Paris [dans ce qui
est aujourd’hui l’université de Paris-Dauphine] à Bruxelles. La France retrouvait une
plus grande marge de manœuvre et gagnait
en souveraineté, sans abandonner le camp
occidental en pleine guerre froide.
Pour le vieux général, le départ de la
France du commandement intégré de
l’OTAN, assorti du retrait des troupes et des
bases américaines installées dans l’Hexagone, s’inscrivait dans le prolongement de
la tâche qu’il avait entreprise à Londres,
quand il s’était posé en chef de la France
libre. Une démarche qui découlait de sa
volonté de garder une place parmi les grands
dans le poste de commandement du monde
occidental, avec pour corollaires politiques
le droit de veto de la France en tant que
membre permanent au Conseil de sécurité
de l’ONU et sa force de frappe*. Beaucoup
reprocheront aujourd’hui à l’arrière-petitfils de De Gaulle, Sarkozy, de dilapider l’héritage et d’abandonner un peu de souveraineté à la superpuissance tutélaire. Mais la
réalité montre qu’il n’y a pas de quoi en faire
un tel plat. Par cette initiative, Sarkozy veut
obtenir un rôle prééminent dans la construction de la défense européenne, et du même
coup renforcer la capacité de négociation
de la France sur la scène internationale,
notamment en vue du renouvellement du
Traité de non-prolifération nucléaire, en
2010. La France apparaîtra alors comme
une puissance nucléaire alignée sur Washington, mais bien décidée à jouer son rôle dans
la négociation multilatérale. Comme de
Gaulle l’a fait en maintes occasions, l’objectif de Nicolas Sarkozy est de transformer
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
10
DU 19 AU 25 MARS 2009
une faiblesse en force. Pour toutes ces raisons, l’indépendance de l’arme nucléaire
française ne sera pas affectée par le retour
dans le commandement intégré de l’OTAN :
la bombe (la “bombinette”, comme disent
les Français avec humour) restera exclusivement entre les mains du président. L’un
des principaux attraits de cette décision, surtout pour les militaires français, tient au fait
que de nouveaux postes vont revenir à la
France dans le nouveau dispositif : ils passeront d’environ 150 à près de 800 et
devront être cédés par les autres alliés, en
particulier l’Allemagne et le Royaume-Uni.
Autrement dit, c’est moins la France qui
réintègre l’OTAN que le général de Gaulle
lui-même.
Lluís Bassets
* En français dans le texte.
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VU D’ALLEMAGNE
Un marché de dupes
Pour revenir dans l’Alliance, Paris voulait un “gros” commandement. La France a finalement obtenu
un poste certes prestigieux mais dépourvu d’intérêt stratégique.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG
Francfort
première vue, Nicolas Sarkozy semble avoir décroché
le gros lot : en contrepartie
de son retour au sein de
la structure militaire intégrée de
l’OTAN, Paris a obtenu de Washington le Commandement suprême allié
transformation (SACT). Ce poste,
toujours occupé par un général quatre
étoiles, est l’une des deux plus hautes
fonctions de la hiérarchie militaire de
l’Alliance. Il n’existe que deux commandements stratégiques au sein de
l’OTAN : d’une part, le Commandement suprême pour les opérations,
situé à Mons, en Belgique, et appelé
SACEUR depuis l’époque de la
guerre froide ; d’autre part, le SACT,
basé à Norfolk, aux Etats-Unis, essentiellement chargé “d’encourager et de
superviser la modernisation” de l’Alliance. Jusqu’à aujourd’hui, ces deux
fonctions ont toujours été occupées
par des Américains. N’importe quel
Français un brin patriote serait donc
en droit de penser que son pays
revient dans l’OTAN sur un pied
d’égalité avec les Etats-Unis, chose
que même les Britanniques n’ont
jamais réussi à obtenir.
En réalité, Sarkozy a certes obtenu
un poste prestigieux, mais sans réelle
influence opérationnelle. Son éventuelle suppression fait régulièrement
l’objet de discussions inter nes.
A l’inverse, le commandement du
SACEUR de Mons, actuellement
A
détenu par le général américain John
Craddock, est un véritable poste stratégique. C’est dans son quartier général que sont réunies les plus hautes
instances militaires de l’Alliance, responsables de plusieurs grandes opérations. Le SACEUR supervise tous
les déploiements en cours ou à venir,
aussi bien en Afghanistan qu’en cas
d’agression russe.
Le SACT, lui, n’est responsable
d’aucune opération. Son autorité se
borne à superviser quelques centaines
d’officiers d’état-major et divers programmes informatiques chargés de
mettre au point les futurs concepts
d’intervention de l’Alliance. Les projets développés par les spécialistes de
Norfolk sont généralement considérés
comme peu réalistes, et leurs présentations PowerPoint abstraites ont été
prises en sainte horreur par le personnel de l’Alliance. Le centre a toujours
eu la réputation d’être un placard doré
pour officiers en préretraite, plus soucieux de parties de golf que d’opérations sur le terrain. En interne, cela fait
des années que les projets de réforme
structurelle de l’Organisation annoncent la disparition de ce commandement. Selon les diplomates, seule la
nécessité de maintenir symboliquement un commandement stratégique
en territoire américain expliquerait la
survivance du SACT. Ce n’est toutefois pas seulement par amour du prestige que les Français ont accepté de se
contenter d’un haut poste symbolique.
A en croire les diplomates d’autres pays
membres, il n’y avait guère d’autre
VU DU ROYAUME-UNI L’Europe
orsque Charles de Gaulle a décidé
de quitter le commandement militaire intégré de l’OTAN, il y a plus de
quarante ans, la France considérait sa
force de dissuasion nucléaire, sa force
de frappe*, comme l’emblème de son
indépendance et de sa souveraineté.
C’était là la preuve du refus obstiné
de la France d’accepter, contrairement
aux Britanniques, un monde sous
domination américaine.
On ne peut donc que se féliciter de la
décision de Nicolas Sarkozy de réintégrer pleinement l’Alliance atlantique.
Cette décision est porteuse de responsabilités, notamment celle de jouer
un rôle plus important dans les opérations de l’OTAN, en particulier en
Afghanistan.
Reste un fait qui donne à penser que
Nicolas Sarkozy entend avoir le beurre
et l’argent du beurre. Entre autres
conditions, le chef de l’Etat français a
répété que les Etats-Unis devaient se
défaire de leur méfiance à l’égard
L
■
Optimiste
Pour l’hebdomadaire
hambourgeois
Die Zeit, “l’Allemagne
a désormais à ses
côtés un membre
de l’OTAN avec
qui elle partage
largement une vision
ouest-européenne
et qui est de surcroît
son partenaire
politique le plus
important.
Cette association
des deux voisins
continentaux
va influer sur
le débat concernant
l’avenir de l’Alliance
et aussi sur
la question
de savoir avec qui
et où intervenir
dans le monde.”
solution acceptable. Cette situation
arrange notamment l’Allemagne et le
Royaume-Uni, deux autres grandes
puissances de l’Alliance. En effet, les
Britanniques peuvent ainsi garder la
suppléance du SACEUR, tandis que
les Allemands conservent l’état-major
de Mons, ainsi que le commandement
de Brunssum, notamment responsable
des opérations en Afghanistan. Ces
postes réservés à des généraux quatre
étoiles revêtent un aspect politique non
négligeable. Berlin jouit ainsi d’une
influence directe à deux postes clés,
chargés d’opérations délicates.
Le retour de la France au sein de
la structure militaire intégrée de
l’OTAN lui impose également quelques
sacrifices, même si Paris a d’ores et déjà
exclu de mettre à disposition sa puissance de feu nucléaire. De seulement 40 à 50 personnes aujourd’hui,
les effectifs français au sein de l’Alliance
pourraient bientôt passer à 800 ou 900.
Au vu du nombre d’officiers anglophones disposant d’une expérience
internationale, l’armée française ne
serait toutefois pas en mesure de four-
fait pschitt
d’une structure européenne de
défense. Washington accueille manifestement bien l’idée d’un nouveau
renforcement de la dimension militaire
de l’Union, quelles qu’en soient les
modalités. Mais Nicolas Sarkozy doit
comprendre qu’il n’y a pas de compromis possible qui permettrait à la
France à la fois de jouer un rôle de premier plan dans la défense européenne
et d’être membre à part entière de
l’OTAN. Le souhait de l’UE de créer sa
propre armée a toujours été une ambition malvenue et vouée à l’échec : le
pays qui sera toujours le premier pourvoyeur d’hommes, à savoir la GrandeBretagne, ne souhaite pas en faire partie. En réintégrant le commandement
militaire de l’Alliance, la France doit
accepter que, dans un avenir prévisible, l’OTAN soit la seule structure
de sécurité supranationale digne de
ce nom.
The Daily Telegraph, Londres
* En français dans le texte.
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DU 19 AU 25 MARS 2009
nir du personnel au-delà des trois premières années. La France devra également laisser évaluer ses capacités militaires par les services de l’OTAN. “Un
exercice qui pourrait se révéler douloureux”, préviennent certains diplomates.
Le gouvernement français se targue
par exemple de compter près de
13 000 hommes déployés dans le
monde. Ces calculs incluent toutefois
les bases situées dans les départements
d’outre-mer ou en Afrique, alors que,
pour l’OTAN, seul compte le nombre
de soldats participant effectivement à
des opérations militaires. Le nombre
de soldats français déployés à l’étranger pourrait donc en réalité se limiter
à 4 000 ou 5 000 hommes. Même
chose pour les dépenses militaires, que
Paris estime à près de 3 % de son PIB.
Si l’on retire les frais liés au secteur
nucléaire et à la gendarmerie, ces
dépenses sont nettement moins importantes. La France pourrait bientôt
devoir consentir à certains efforts pour
se montrer à la hauteur du rang qu’elle
occupe désormais au sein de l’OTAN.
Nikolas Busse
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●
IRLANDE DU NORD
La réconciliation passe par l’école
Plus de dix ans après les accords de paix, un mur d’incompréhension sépare toujours les catholiques
et les protestants. La mise en place d’un système scolaire mixte permettrait de le faire voler en éclats.
THE INDEPENDENT (extraits)
Londres
e Dr Peter Shirlow, de l’université d’Ulster, qui a mené
une enquête approfondie
sur les relations intercommunautaires en Irlande du Nord, a
découvert une société où la ségrégation reste extrêmement forte. Seuls 5 %
de la population active vivant dans les
secteurs catholiques sont des protestants et vice versa. Quelque 68 % des
jeunes de 18 à 25 ans n’ont jamais eu
de véritable conversation avec quelqu’un
“de l’autre camp”. Les jeunes sont plus
enclins que toute autre classe d’âge à
redouter et à détester les “Prods” [protestants] ou les “Taigs” [catholiques].
En réalité, nous nous sommes préoccupés de repeindre le plafond pendant
que les fondations se fissuraient.
C’est quelque chose qui saute aux
yeux lorsque vous vous rendez à Belfast ou à Derry. Un taxi vous emmènera soit dans une zone “verte” [catholique], soit dans une zone “orange”
[protestante], mais jamais dans les
deux. Les villes sont compartimentées
par de solides cloisons métalliques de
12 mètres de haut séparant les catholiques des protestants. Même le Kentucky Fried Chicken est recouvert
d’une fresque commémorant une bataille qui s’est déroulée il y a un siècle.
Parlez aux gamins, et ils vous diront
que ceux d’en face puent, qu’ils sont
stupides ou fainéants. Les Britanniques
dépensent 1,5 milliard de livres
[1,6 milliard d’euros] chaque année
pour assurer la séparation physique des
deux communautés.
Il y a pourtant un motif d’espoir.
On connaît le moyen de sortir de cette
L
▲ Dessin de
Chris Coady
paru dans The
Independent,
Londres.
■
Menace
Selon le chef
de la police, Hugh
Orde, quelque
“300 terroristes”
seraient toujours
prêts à s’opposer
par la force au
processus de paix
en Irlande du Nord.
Le dos au mur, ils
sont d’autant plus
dangereux, a-t-il
mis en garde dans
une lettre ouverte
publiée par la
presse de Londres.
situation. Il existe une politique qui a
montré qu’elle pouvait émousser cette
haine réciproque. Cette politique, ce
sont les écoles intégrées, que les parents
des deux confessions réclament avec
insistance. Aujourd’hui, seulement 5 %
des enfants fréquentent une école où
les deux communautés sont mêlées.
Ce qui veut dire que 95 % des écoliers
sont inscrits dans des établissements
où ils ne rencontrent que des élèves de
leur propre religion, ce qui les encourage à projeter des fantasmes déraisonnables sur l’autre communauté. La
violence est une conséquence inévitable de cet état de fait, dans lequel
deux tribus hostiles se côtoient dans
un espace restreint.
Mais les 5 % qui échappent à cette
fatalité détiennent la clé de l’avenir. Une
étude menée durant six ans par la
Queen’s University de Belfast a examiné
les conséquences à long terme d’une
éducation dans laquelle les élèves sont
scolarisés aux côtés de “l’ennemi”. En
interrogeant les adultes ayant fréquenté
une école mixte, on a constaté que,
quelle qu’ait été l’attitude de leurs parents, ils sont “significativement plus
enclins” à s’opposer au sectarisme. Ils
ont “beaucoup” plus d’amis “de l’autre
côté” et s’identifient comme Irlandais
du Nord plutôt que comme Britanniques ou Irlandais. Leurs idées politiques sont beaucoup plus pacifiques.
Dans l’ensemble de la population, quelque 80 % des protestants sont favorables
à l’union avec la Grande-Bretagne, alors
qu’on n’en compte plus que 65 %
parmi ceux ayant fréquenté des écoles
mixtes. Environ 51 % des catholiques
ayant été éduqués dans des écoles séparées veulent la réunification avec l’Irlande, mais ce chiffre tombe à 35 %
parmi les catholiques ayant été scolarisés dans des établissements mixtes.
Il est difficile de caricaturer les
gens que vous connaissez depuis votre
petite enfance. Pensez à ces gamins
que les militants de l’IRA-Continuité
ou de l’Ulster Defence Force [groupe
paramilitaire protestant] sont en train
de persuader de combattre “les autres”.
S’ils avaient grandi en ayant le béguin
pour leur jeune voisine catholique en
classe de géographie ou s’ils avaient
joué au foot avec des copains protestants à la récréation, ne seraient-ils pas
plus enclins à mettre en doute la diabolisation qu’on veut leur faire entrer
dans le crâne ? Mais il y a un aspect
encore plus prometteur. Une étude
extrêmement détaillée de l’opinion
publique nord-irlandaise vient de
montrer que 82 % des personnes
interrogées se déclarent favorables aux
écoles intégrées et que 55 % des parents disent que la seule raison pour
laquelle leur enfant ne fréquente pas
un tel établissement est qu’il n’y en
a pas dans leur quartier ou que les
écoles mixtes existantes sont tellement
demandées qu’ils n’arrivent pas à y
inscrire leurs enfants.
Pourquoi ce genre d’école ne se
généralise-t-il pas ? Parce qu’on a laissé
de petites minorités religieuses sectaires, tant catholiques que protestantes, dominer le système éducatif.
Les Eglises respectives s’opposent aux
écoles intégrées, refusent de nommer
des représentants à leurs conseils d’administration et veillent jalousement à
la préservation de leurs juteux privilèges. L’Irlande du Nord a désespérément besoin d’un décret semblable à
celui formulé par la Cour suprême des
Etats-Unis en 1954 pour mettre fin à
la ségrégation dans les Etats du Sud
profond.
Johann Hari
ALLEMAGNE
Qui a dit que les armes étaient dangereuses ?
eux jour s après la tuer ie de
Winnenden s’est ouvert à Nuremberg le plus important salon
consacré aux armes à feu. Reportage dans
les allées et sur les stands de cette grande
foire commerciale.
Dans sa poche, une poignée de balles
rutilantes. Elles lui ont été offertes dans
le pavillon 3, celui des fabricants de munitions. Matthias, un adolescent de Thuringe,
est venu à Nuremberg visiter le Salon de
l’équipement pour la chasse, les armes, les
accessoires et les activités d’extérieur.
L’Internationale Waffen Ausstellung (IWA),
comme on continue de l’appeler, est le plus
grand salon mondial réservé aux professionnels des armes à feu. Matthias
déambule dans les allées comme un enfant
dans un magasin de jouets. “Les armes le
D
fascinent”, constate le reporter de la Frankfurter Rundschau qui l’a interrogé. En particulier le Colt M4 qu’il manipule virtuellement lorsqu’il joue au jeu vidéo Counter
Strike, et qu’il voit pour la première fois
dans la réalité. L’IWA a ouvert ses portes
le 13 mars, deux jours après la tuerie survenue dans une école de Winnenden, près
de Stuttgart, qui a fait seize morts dont le
tireur. “Une minute de silence a été observée
en l’honneur des quinze victimes abattues par
Tim Kretschmer, un adolescent perturbé. A tous
les stands des centaines de fabricants d’armes
représentés, on ne parlait que de ce bain de
sang”, rapporte la Frankfurter Rundschau.
Mais exposants et visiteurs ont fait ce qu’ils
étaient venus faire : trouver de nouveaux
clients pour les uns, passer commande pour
les autres.
“C’est terrible”, commentait-on sur le
stand de Beretta, le fabricant italien du
9 mm utilisé par Tim Kretschmer pour
commettre le massacre. “Mais il en va ainsi
avec les armes à feu : nous fabriquons des armes
qui peuvent être utilisées à bon ou mauvais
escient. Exactement comme les voitures.”
L’année 2008 a été bonne pour les armuriers allemands. Ils ont enregistré un chiffre
d’affaires de 275 millions d’euros, “stable par
rapport à 2007”. Mais tous s’attendent à une
année 2009 difficile, conséquence de la crise.
Et la fusillade de Winnenden ne fait que renforcer les craintes. Les professionnels redoutent un tour de vis législatif, comme après le
massacre d’Erfurt, en 2002.
A l’époque, l’âge minimum légal pour
acheter une arme sportive de gros calibre
avait été relevé de 18 à 21 ans. Dès le len-
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DU 19 AU 25 MARS 2009
demain de la tuerie, le quotidien Die Tageszeitung a enfourché un vieux cheval de
bataille, appelant à interdire la vente
d’armes aux particuliers. Le 15 mars, la
chancelière Angela Merkel (CDU) est intervenue sur la radio publique pour réclamer
un contrôle plus strict des propriétaires
d’armes et le renforcement de la prévention : “Nous devons tout faire pour que les
enfants n’aient pas accès à des armes”, a-t-elle
déclaré.
Dans les allées de l’IWA, ils sont bien
peu à croire que la tragédie de Winnenden puisse rester sans conséquence. Mais,
plutôt qu’un durcissement de la loi, ils préfèrent discuter crans de sécurité et dispositifs de verrouillage des armes.
◼
Voir aussi “L’Invitée”, page 6.
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e u ro p e
SUÈDE
Rencontres à la bibliothèque vivante
La bibliothèque municipale de Malmö organise des entretiens avec des personnes appartenant à des minorités
visibles. Des “livres vivants” qui contribuent à combattre les préjugés et à tisser du lien social.
VENTIQUATTRO
Milan
otre best-seller ? C’est sans
aucun doute l’imam, mais
les travestis et les couples
homosexuels sont aussi
beaucoup appréciés”, dit Linda Willander, la bibliothécaire. Elle travaille à la
Stadsbibliotek de Malmö (www.malmo.stadsbibliotek.org), la troisième
ville de Suède.
Depuis quelques années, le centre
offre la possibilité de consulter non
seulement des ouvrages imprimés et
des CD-Rom, mais aussi des personnes en chair et en os. Elles sont là
pour rencontrer le public en tant que
représentants de catégories sociales
particulières envers lesquelles on nourrit souvent des préjugés : parents
homosexuels, femmes musulmanes
voilées, punks, militants de défense des
animaux, skinheads, transsexuels, auxiliaires de la circulation routière, et
beaucoup d’autres. “Malmö est une ville
cosmopolite, habitée par plus de 140 nationalités différentes. Un carrefour d’immigration qui illustre bien les difficultés
d’intégration des étrangers en Europe,
explique Linda. Nous proposons en général des thèmes liés à l’actualité. La journée consacrée au mariage entre homosexuels, par exemple, a été organisée en
tenant compte du fait qu’en Suède ces
mariages pourront prochainement être
célébrés à l’église.”
Les rencontres avec les “livres
vivants” ont lieu en moyenne quatre
fois par semestre, à la cafétéria de la
bibliothèque. Les gens prennent rendez-vous et peuvent leur parler pendant trois quarts d’heure. Chaque
“livre” est prêté trois ou quatre fois au
N
◀ “Il était
une fois...”
Dessin
de Pep Montserrat
paru dans
La Vanguardia,
Barcelone.
cours de l’après-midi. A la fin de la
journée, des fiches d’évaluation sont
distribuées et de nouvelles demandes
pour des rencontres avec d’autres catégories de personnes peuvent être déposées. A la session à laquelle nous avons
assisté participaient le très populaire
imam Ali Ibrahim, un amateur de jeux
de hasard, le travesti Tina Hakanjonsson, deux musiciens et une personne souffrant de troubles mentaux.
Les rencontres ne peuvent être ni filmées ni enregistrées, car l’expérience
BEST-SELLER “Millénium” écorne
Le regard sans concession que Stieg
Larsson porte sur son pays explique
en grande partie les 3 millions
d’exemplaires vendus de sa trilogie.
’atout principal de la trilogie Millénium
[éd. Actes Sud] est le titre du premier
tome : Les hommes qui n’aimaient pas les
femmes. Ce titre est un roman en soi. Difficile de tomber dessus dans une librairie ou
sur une affiche de film sans être interloqué.
Peut-être parce qu’il sous-entend que “les
hommes n’aiment pas les femmes”. En effet,
sans ce “qui” et l’imparfait, ce pourrait être
une affirmation, une attaque. Mais en choisissant de dire que certains hommes n’aiment pas les femmes, on insinue qu’il en
existe également qui les aiment. Stieg Larsson appartenait à cette deuxième catégorie.
Il a consacré une grande partie de sa carrière de journaliste, et tout son travail d’écrivain, à essayer de démontrer que cela n’allait pas de soi. Que l’égalité entre les sexes
et entre les classes était encore un projet
L
ne doit continuer à exister que dans la
mémoire des participants. “Les thèmes
qui peuvent être traités sont illimités, mais
chaque ‘livre’ peut refuser de répondre à
des questions qu’il estimerait inappropriées,
une éventualité qui s’est rarement présentée”, explique Catharina Noren.
C’est elle qui a lancé ce projet en 2002,
tirant profit d’une expérimentation qui
s’était déroulée au Danemark. L’expérience a depuis été reprise dans plusieurs autres villes suédoises, ainsi que
dans une trentaine de pays étrangers.
Les entretiens avec des “livres
vivants”, des occasions de rencontre
dans un cadre spécifique avec des
inconnus, évoquent ce que l’on organisait à l’époque victorienne pour les
jeunes gens et jeunes filles pour qu’ils
apprennent à se connaître à des fins
matrimoniales, estime Donald Sassoon, auteur de The Culture of the Europeans (“La culture des Européens”,
HarperCollins, 2006) : “La bibliothèque
sélectionne les livres vivants, en excluant
par exemple les belliqueux ; pour le reste,
les sessions qu’elle organise ont cette caractéristique très motivante de supprimer le
filtre du médiateur, qu’il soit journaliste,
écrivain ou essayiste.”
Pour le narrateur aussi la rencontre
a une valeur particulière et, dans un
certain sens, thérapeutique. “Cette
expérience m’a appris à accorder davantage de respect au sexe en tant que
construction sociale. J’ai compris qu’entre
ce que pensent les femmes et ce que pensent les hommes il n’y a pas de différence”,
remarque le transsexuel Tina Hakanjonsson, marié depuis vingt-neuf ans
et qui a quatre enfants. “Grâce au projet de la living library, se sont joints ces
dernières années aux usagers traditionnels de la bibliothèque – majoritairement
des femmes de 45 à 65 ans – des gens de
toutes sortes, en particulier des jeunes et
des hommes”, ajoute Catharina Noren.
L’intérêt des médias pour cette initiative s’est spectaculairement accru lorsqu’un membre éminent de la famille
royale de Suède, la princesse Victoria,
s’est déclaré disponible pour être
consultée comme un livre. Mais pour
le moment elle n’a pas pu être “prêtée” par la bibliothèque de Malmö
pour des raisons de sécurité.
Tomaso Palazzi
une société trop sûre d’elle
relativement récent, et à ce jour inachevé. Il
doit être extrêmement frustrant de passer
sa vie à parler de racisme, des vestiges structurels de la société de classes, et surtout
des violences faites aux femmes alors que
ces problèmes cadrent mal avec l’image
amplement véhiculée d’une Suède fière de
ce qu’elle est. Dans les médias, ces affaires
de violence sont le plus souvent considérées comme des tragédies individuelles, des
souillures incompréhensibles dans la saga
par ailleurs sans taches du modèle suédois.
Il est quasiment tabou de suggérer que ces
cas ne seraient peut-être ni distincts les uns
des autres, ni inexplicables, qu’il est possible que la société comporte une faille à la
base, et par exemple qu’il existe bel et bien
des hommes – des citoyens par ailleurs ordinaires – qui n’aiment pas les femmes. Pourtant, nous soupçonnons que c’est le cas :
ce type d’individus existe forcément.
Les livres de Stieg Larsson se sont écoulés
à 3 millions d’exemplaires en Suède [8 millions dans le monde], exemplaires qui ont
en outre été prêtés et ont changé de mains
de nombreuses fois – tout au moins, c’est
le cas dans mon cercle de connaissances.
Concernant Les hommes qui n’aimaient pas
les femmes, la moitié du pays connaît sans
doute l’identité du meurtrier à l’heure qu’il
est. Pourtant, on observe une affluence
record dans les salles obscures pour l’adaptation cinématographique du livre [sortie
en France prévue le 13 mai]. Certes, ceux
qui n’ont pas lu le livre sont probablement
curieux du phénomène Millénium, mais je
crois surtout que les lecteurs n’en ont pas
fini avec cette histoire, car il y avait pour
eux dans ces tomes plus qu’une enquête
criminelle.
Depuis sa sortie, en 2005, ce livre m’a été
recommandé par des étudiants, des retraités, des hommes, des femmes, des assistantes de crèche, des chercheurs et des banquiers d’affaires. Des gens issus de milieux
très différents et aux habitudes de lecture
qui le sont tout autant, tous unanimes dans
leur jugement : “Il faut que tu lises ce bou-
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DU 19 AU 25 MARS 2009
quin.” Une recommandation pressante qui
ne voulait pas simplement dire : “Il est captivant, tu ne pourras pas le lâcher”, mais qui
impliquait également que cet ouvrage contenait quelque information capitale, quelque
chose d’important qui concernait aussi le
monde extérieur.
En 600 pages, Stieg Larsson dépeint une
société fondée sur des schémas et des
codes relationnels où même les tueurs en
série psychopathes ont une place dans un
système que l’on peut se représenter, avec
ses petits et ses grands crimes (sociaux,
sexuels, raciaux). Le roman vous prend et
vous ronge, même si sa forme, empruntée
aux romans policiers à énigmes et aux
bandes dessinées de superhéros, est parfaitement générique. Nombre de lecteurs
racontent que ces romans les ont tenus
éveillés des nuits durant même après les
avoir terminés. Probablement parce qu’ils
reconnaissaient leur Suède dans celle de
Stieg Larsson.
Johanna Koljonen, Fokus (extraits), Stockholm
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B E L G I QU E
Coup de blues pour le port d’Anvers
En 2008, 16 000 navires et 380 000 matelots y ont fait escale. Mais la cité portuaire a perdu de son lustre.
Entre les saisies et les équipages en grève, les services sociaux ont du travail.
l’instant elles restent lettre morte. Les
bas salaires, les contrats temporaires,
les journées de travail qui s’étirent, les
heures de repos limitées, les normes
de sécurité souvent bancales et l’isolement en mer rendent le métier difficile. “Nos visites sont souvent courtes,
mais une oreille attentive peut suffire à
l’équipage pour reprendre un peu son
souffle”, rappelle Jörg Pfautsch.
Malheureusement, les années
fastes du secteur maritime à Anvers
sont révolues, selon les missions de
marins. On constate dans ce secteur
les premiers signes des conséquences
liées aux difficultés du secteur automobile. “Depuis un mois et demi, il y a
beaucoup moins de navires qui arrivent
dans le port. Ceux qui viennent font escale
plus longtemps qu’avant, parce qu’il faut
qu’ils attendent plus longtemps leur cargaison”, note Jörg Pfautsch. Tandis que
l’entreprise portuaire d’Anvers a pu
encore faire état de beaux chiffres
pour 2008 – 3,5 % de croissance –,
elle s’attend en 2009 à une baisse de
15 % du tonnage. Tout le secteur du
transport est à présent touché par la
récession économique, donc le port
également, selon le syndicat ACVTranscom. Dans le port d’Anvers, le
chômage chez les dockers est de 30 à
35 %, confiait la centrale syndicale
à la presse en février. Et les juges des
saisies d’Anvers rappellent que le
nombre de navires mis sous séquestre
a déjà augmenté sensiblement par
rapport à 2008.
Tine Danckaers
MO* (extraits)
Bruxelles
undi matin. Après sa tournée quotidienne, qui consiste à se rendre avec les
autres aumôniers dans les
différents bateaux inscrits sur leurs
listes, Jörg Pfautsch m’emmène au
cinquième dock du vieux port. Il est
aumônier du port pour la mission des
marins allemands d’Anvers depuis
vingt-deux ans. Avec ses collègues de
l’institution catholique Stella Maris
et des missions de marins anglicanes
et presbytériennes, il s’occupe du
bien-être spirituel et social des loups
de mer qui font relâche dans le port
d’Anvers. Tous les jours, cinq aumôniers se rendent sur les bateaux qui
arrivent avec un équipage international. Ils ne risquent pas de manquer
de travail. On compte 1,2 million de
marins dans le monde répartis sur
quelque 50 000 bâtiments. Un quart
d’entre eux viennent des Philippines.
L’Inde et l’ancien bloc de l’Est sont
aussi fortement représentés dans les
équipages internationaux. D’après
une estimation très approximative,
380 000 marins passent à Anvers, le
deuxième port d’Europe [derrière
Rotterdam] et le cinquième du
monde.
L
▶ Dessin de Cost,
Belgique.
vers, un organisme séculier, les aumôniers du port se partagent la zone portuaire de la ville. Gigantesque, elle
représente plus de 14 000 hectares
et 125 kilomètres de quai. Tous les
jours, ils mettent en contact avec la
terre ferme les bateaux qui viennent
s’amarrer dans leur section du port.
Ils ne se contentent pas de bavarder,
ils apportent aussi de la lecture, des
clés USB qui contiennent des journaux dans toutes les langues, des
cartes téléphoniques et une courte présentation de la ville et de son port. A
chaque visite d’un bateau, les aumôniers précisent aussi comment se
APPORTER UN PEU D’HUMANITÉ
DANS LA VIE DU MARIN À QUAI
Entre l’étendue blanche des quais
vides, les entrepôts couverts de neige
et les eaux de l’Escaut à moitié gelées,
le cargo Hannes C est à quai depuis
déjà plusieurs semaines. Au bastingage,
deux banderoles défient le vent d’est :
“We are on strike” [Nous sommes en
grève] et “Our families are hungry, we
need our wages” [Nos familles ont faim,
nous avons besoin de nos salaires].
L’équipage – un capitaine russe et une
vingtaine de Roumains, d’Ukrainiens
et de Philippins – est immobilisé depuis
novembre 2008 sur le bateau. Cela fait
trois mois qu’ils attendent leurs salaires
impayés. Le propriétaire, un armateur
allemand, a fait faillite et le navire – qui
fait l’objet de plusieurs saisies – est en
vente. Sur le Hannes C, l’équipage s’est
réuni dans la cantine enfumée. Les
hommes s’inquiètent surtout pour
leurs familles, qui doivent maintenant
se débrouiller sans argent. Certains
marins sont depuis plus d’un an sur ce
navire. “Les missions nous donnent des
manteaux supplémentaires, des couvertures, de la nourriture et de l’eau. Bientôt
nous allons aussi recevoir du diesel. Mais
nous voulons de l’argent et une petite lueur
d’espoir”, déclare Valeri V. Sokolov, le
capitaine. En tant qu’intermédiaire
entre l’équipage et le propriétaire, il
n’est pas non plus dans une situation
facile. Mais, “si les hommes veulent se
mettre en grève, c’est leur choix”, et il respecte leur action.
Avec l’assistant social de la Maison internationale des marins d’An-
POINT DE VUE
Ne rejetons pas l’intégration européenne
Jadis enthousiastes, les Flamands
ont perdu le goût de l’Europe. Ils ont tort,
estime le politologue Hendrik Vos.
l fut un temps où les Flamands étaient des
Européens accomplis. Nous voulions avant
tout beaucoup d’Europe et tout ce que faisait
l’Europe était bien. Puis a suivi une période de
consensus mou : la politique européenne ne
nous intéressait pas vraiment mais nous pensions qu’elle ne pouvait pas faire de mal non
plus. A présent, nous sommes plus critiques.
De nombreux Flamands trouvent que l’Europe
est devenue trop grande et qu’elle se mêle
trop de notre vie. Il existe encore des partisans inconditionnels de l’Union européenne,
des fervents amateurs au caractère plus
romantique dont le cœur se met à battre plus
vite quand retentit la Neuvième Symphonie de
Beethoven. Mais la plupart des Flamands
observent tout cela avec plus de pragmatisme.
Autrefois, quand on discutait de l’Europe, la
question qui se posait le plus souvent était de
savoir s’il fallait plus ou moins d’Europe.
Comme la plupart des partis estimaient qu’il
valait mieux qu’il y en ait plus, le débat était
en règle générale vite clos. On se demandait
moins quel type d’Europe devait exister. Pourtant, les discussions sur l’intérêt de plus ou
moins d’Europe sont moins pertinentes que
I
rendre au Seafarers’ Centre d’Anvers,
un lieu de rencontre pour les travailleurs de la mer, où l’on peut discuter et boire un verre. Ceux qui en
ont le temps et en ressentent le besoin
peuvent obtenir les horaires des messes
à la chapelle du centre, mais le premier souci des aumôniers n’est pas de
remplir cette chapelle de fidèles. “Notre
mission est simple. Il s’agit d’apporter une
touche d’humanité dans la vie rude de
l’équipage”, explique Jörg Pfautsch.
Et la vie d’un marin est dure. Des
conventions internationales sont
certes en chantier pour améliorer le
droit du travail en mer, mais pour
le débat sur une Europe de gauche ou de
droite, verte ou bleue, rouge ou noire. Or, pour
plus de facilité, nous ne nous en sommes
jamais occupés, les réformes internes de notre
administration publique nous posant suffisamment de problèmes. Ce que manigançaient
les autres pays nous convenait parfaitement.
La situation a changé. Nous trouvons par exemple que l’Europe n’est pas assez sociale. Il y
a de bonnes raisons de s’interroger sur cette
dimension de l’intégration européenne, mais
le cliché selon lequel l’Europe n’élaborerait
aucune loi sociale est faux. Ces dernières
années, certaines initiatives ont pris corps,
mais nous l’ignorons. Quand l’Europe prend
des décisions plaisantes, et qu’elles doivent
être transposées dans la législation nationale,
nos politiciens nationaux font comme s’ils en
étaient eux-mêmes à l’origine. Le congé parental, par exemple, n’est pas une invention belge,
il est le résultat d’une convention européenne.
A vrai dire, c’est préoccupant : l’Europe règle
désormais non seulement des questions
banales, mais aussi des aspects fondamentaux, alors que nous savons peu de chose sur
le fonctionnement de l’Union. La place Schuman se trouve certes à Bruxelles, mais elle
est cachée par le brouillard. Bon nombre de
fables, de mensonges ou de demi-vérités circulent : on dit que l’euro a rendu la vie chère,
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
14
DU 19 AU 25 MARS 2009
que la Commission est un monstre bureaucratique ou que l’Europe gère des fonds colossaux. C’est faux, mais les clichés sont tenaces,
dans les médias comme chez les politiciens
et les faiseurs d’opinion.
A l’approche des élections européennes, on
va de nouveau reprocher au Parlement européen d’être une institution où l’on ne fait que
bavarder et qui, tout au plus, donne des avis.
A peine 19 % des Flamands ont confiance dans
ce Parlement, que nous élisons pourtant nousmêmes. Ce chiffre représente certes le double
du pourcentage des personnes qui ont
confiance dans le Parlement fédéral, mais il
en dit long sur la politique belge. On observe
en tout cas un phénomène curieux concernant
le Parlement européen. Ces dernières années,
il a acquis très clairement de plus en plus
de pouvoir et il tranche le nœud gordien dans
les dossiers les plus controversés, mais manifestement la population n’en croit rien et
témoigne à son égard de moins en moins d’intérêt. Il est bon que nous soyons critiques visà-vis de l’Europe. Une confiance aveugle et
une soumission servile n’ont jamais rendu service à la démocratie. Mais une méfiance fondamentale et, surtout, une profonde ignorance
entravent la capacité à formuler des critiques
sérieuses.
Hendrik Vos, De Standaard (extraits), Bruxelles
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e u ro p e
RUSSIE
Les souvenirs afghans du soldat Olenine
Il y a vingt ans, les troupes soviétiques quittaient l’Afghanistan, laissant derrière elles des prisonniers.
Certains d’entre eux y ont fait leur vie avant d’être rapatriés – à l’instar d’Alexeï, dit “l’Afghan”.
KOMMERSANT-VLAST (extraits)
Moscou
ous arrivons à Otradny en
fin de journée. Subitement, des deux côtés de la
route, les steppes de la
région de Samara [au sud-est de Moscou] et leurs torchères de gaz cèdent
la place à des maisonnettes. En approchant du centre-ville, les immeubles
de quatre étages aux façades lézardées
se multiplient. C’est dans l’un d’eux
que vit Alexeï “l’Afghan”. Nous tombons sur sa voisine, Vera, qui nous
indique la bonne porte, non sans nous
préciser que “c’est un brave gars, pas
comme nos hommes. Lui, il trime du matin
au soir, il fait son maximum pour sa
famille et son foyer.” Alexeï a commencé
par vendre des chaussures sur le marché ; à présent, il conduit un taxi. A son
retour, ses proches ont rassemblé
150 000 roubles à son intention, ce qui
lui a permis d’acheter une Lada. “Pendant qu’il était prisonnier des talibans, ses
parents sont morts. A l’époque, tout le
monde croyait qu’il avait été tué. Son
appartement a été attribué à son neveu.
Et voilà qu’un beau jour il a réapparu. Il
a obtenu un autre logement, mais tout petit,
et en location”, explique sa voisine.
DANS LES MONTAGNES,
IL SE CONVERTIT À L’ISLAM
Alexeï Olenine vient nous ouvrir. Il ne
ressemble pas à un homme qui a passé
vingt ans en Afghanistan. Châtain clair,
yeux bleus, en pull et jean, il a l’air
d’un habitant ordinaire d’Otradny. Il
fait du thé dans sa petite cuisine et
raconte son histoire. Le 31 mars 1981,
il quitta Otradny et ses parents pour
rejoindre le centre de regroupement
militaire. Le 16 juin, il était en Afghanistan, dans un bataillon motorisé.
“Nous avions notre base de ravitaillement
dans la province de Baghlan. Le fret arrivait d’URSS, et nous devions le distribuer. Pendant longtemps, je n’ai pas quitté
la base. Il y avait des soldats tadjiks et
ouzbeks avec moi, ils faisaient exprès de
mettre les véhicules en panne pour ne pas
partir en expédition. Les Russes, eux, ne
rêvaient que de ça, et moi comme les
autres”, se souvient-il.
Sa première sortie se passa sans
encombre : le convoi avait bien livré le
ravitaillement à Kaboul avant de rentrer à la base. Mais sa seconde expédition fut aussi la dernière. “C’était le
jour de la mort de Brejnev [10 novembre
1982]. Nous étions à Kaboul, en train de
décharger les véhicules. On nous avait
tous fait mettre en rang pour une minute
de silence. Puis on nous a ordonné de
regagner la base au plus vite.” Dans la
nuit, la colonne se retrouva dans le col
de Salang. Le camion d’Olenine fermait la marche. “J’avais besoin d’aller
aux toilettes. Tant que nous passions le
col, je me suis retenu, mais en bas, près
d’un café, j’ai pensé qu’il n’y avait plus
de danger, et j’ai quitté mon véhicule.”
Huit hommes portant des armes
Valery Melnikov/Kommersant
N
automatiques l’entourèrent aussitôt.
Il visa l’un d’entre eux, mais le coup
ne partit pas. “Si j’en avais abattu un,
j’aurais été tué. Mais Dieu en avait décidé
autrement.” Ils lui arrachérent son arme
et l’assommèrent. Puis ils l’emmenèrent dans les montagnes. Au bout de
quelques jours, un autre prisonnier
arriva, un communiste afghan cette
fois. Il fut aussitôt exécuté. Durant les
deux semaines qui suivirent, Olenine
tenta de se pendre, mais on l’en empêcha et il fut passé à tabac. Ensuite, le
“grand commandant” arriva. C’était
un vieil homme aux cheveux blancs
nommé Sufi Puaïnda Mohammad. Il
ordonna de garder le prisonnier en vie.
Celui-ci comprit par la suite pourquoi :
un détachement de moudjahidin qui
détenait un prisonnier gagnait en considération. C’est ainsi qu’Alexeï commença à vivre avec ce détachement.
“Sufi Puaïnda contrôlait toute la
région. Il avait un fils, Mohammad Asharaf, qui avait fréquenté l’université de
Kaboul et parlait un peu anglais. Au
début, il était mon seul interlocuteur.
Ensuite, avec le temps, j’ai réussi à comprendre leur langue.” Après deux mois
dans les montagnes, Alexeï se convertit à l’islam. “Personne ne m’a obligé. J’ai
simplement eu le sentiment que si je n’étais
pas six pieds sous terre, c’était que j’avais
été sauvé par une force supérieure. J’avais
été pionnier puis jeune communiste, et je
m’apprêtais à entrer au Parti.” Il reçut
le nom de baptême de Rahmatullah.
Six années s’écoulèrent. Pour son
détachement, Alexeï creusait des abris
contre les bombes dans les rochers,
charriait des obus, ramassait du bois
de chauffage. Quatre autres prisonniers
étaient venus grossir les rangs, dont le
soldat Iouri Stepanov, qui devint son
ami. Tous rêvaient de s’évader, mais ils
▲ Le soldat Alexeï
Olenine est resté
vingt ans
en Afghanistan.
Il se trouve ici
aux côtés
de Sufi Puaïnda
Mohammad,
commandant
des moudjahidin.
étaient gardés vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Un jour, Sufi Puaïnda
leur annonça que les troupes russes
quittaient le pays. “A ce moment-là, j’ai
compris que je n’avais plus nulle part où
fuir”, ajoute Olenine. Bientôt un émissaire arriva de Kaboul, racontant que
les communistes russes offraient des
armes et de l’argent pour chaque tête
de prisonnier. Surpris, Mohammad lui
demanda : “Comment peuvent-ils
demander ta tête, alors que tu es vivant ?”
“J’ai compris que notre gouvernement
aurait préféré me savoir mort.Tous les prisonniers étaient considérés comme traîtres
à la patrie. Ce jour-là, j’ai réalisé que je
ne rentrerais jamais à la maison”,
explique Olenine. Le retrait des troupes
soviétiques changea radicalement la
situation. Les moudjahidin descendirent des montagnes pour retourner
dans leurs villages, et les prisonniers
allèrent vivre chez les commandants.
On les mit au travail dans les champs,
à cultiver le blé. “A l’époque, les paysans
ne faisaient pousser que du blé et des
légumes. C’est avec les talibans que la culture [massive] du pavot est apparue”,
assure l’ancien prisonnier.
COMME LES AFGHANS, IL MANGE
PEU ET NE BOIT PAS D’ALCOOL
Sufi Puaïnda ne tarda pas à emmener son détachement dans sa ville
natale de Puli Khumri, où il décida de
marier ses prisonniers pour ne plus
avoir à les surveiller. Un père accepta
de donner sa fille à Alexeï. “Elle avait
15 ans. Nous nous sommes fiancés. Je doutais de pouvoir rentrer un jour en Russie.”
Mais Alexeï se trompait. Juste à ce
moment-là, la Russie exigea le retour
de ses prisonniers. Un mois plus tard,
le général Dostom, avec l’entremise
des autorités pakistanaises, organisa
dans son palais de Mazar-e Charif une
rencontre entre Olenine, Stepanov et
leurs proches. “En me voyant, ma mère
s’est évanouie, se rappelle Alexeï. On
nous a ensuite envoyés à Peshawar, où
nous avons été reçus par un général des
services secrets pakistanais. De là, nous
avons été transférés au palais de Benazir Bhutto, qui travaillait à rapprocher
son pays de la Russie. Elle nous a remis
REPÈRES
Dix ans de guerre
12 DÉCEMBRE 1979 Pour soutenir le régime communiste
de Kaboul, l’URSS envoie un contingent de soldats
de l’Armée rouge contre les moudjahidin.
15 FÉVRIER 1989 Le retrait des troupes soviétiques, exigé
un an plus tôt par le secrétaire général de l’URSS Mikhaïl
Gorbatchev, est achevé. L’Afghanistan est ravagé et livré
à la guerre civile. Bilan pour les forces soviétiques :
15 000 morts.
1994 Création du Comité des soldats-internationalistes
sous l’égide de la CEI. Cet organisme est chargé de
rechercher les dépouilles des soldats soviétiques disparus en Afghanistan. Au cours de ses recherches, il a
retrouvé 22 de ces soldats encore vivants. Sept d’entre
eux n’ont pas souhaité rentrer en Russie.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
16
DU 19 AU 25 MARS 2009
3 000 dollars à chacun et nous a confiés
à des diplomates russes.”
C’est ainsi qu’en mai 1994 Olenine rentra au pays. Mais le choc fut
brutal. Perdu au milieu des nouvelles
réalités [entre son départ et son retour, l’URSS avait disparu], il a eu
l’impression que la vie de prisonnier
était plus simple et valait mieux que
la vie normale. Pendant six mois, il ne
cessa de penser à la famille de Narguez, sa fiancée, qu’il avait en quelque
sorte trahie en partant. Sa mère lui
présenta des jeunes filles, mais il
décida finalement de partir chercher
sa promise afghane. En disant au
revoir à sa mère, il ne savait pas qu’il
ne la reverrait plus.
En arrivant à Peshawar, il ne risquait pas d’être fait prisonnier. “J’arrivais en homme libre, je connaissais les
coutumes locales, et je savais qu’on ne
me ferait aucun mal en Afghanistan.” On
le conduisit chez le général Dostom
qui, apprenant le but de son voyage,
l’accueillit comme un ami et lui offrit
même de l’argent pour ses noces. Une
fois marié, il informa la famille de sa
femme qu’il allait la ramener en Russie. Mais, le temps qu’ils rassemblent
leurs affaires et fassent leurs adieux à
tout le monde, les talibans avaient pris
le pouvoir. Consulats fermés, frontières
bloquées. Plus moyen de repartir.
Olenine fut alors contraint de commencer une nouvelle vie. Il emprunta
de l’argent et ouvrit un petit commerce
au bord de la route qui traversait Puli
Khumri. Avec 300 dollars par mois,
il faisait vivre son couple et la famille
de sa femme. Ils eurent une fille, Jasmine. Sur place, tout le monde avait
oublié que Rahmatullah était russe.
Il parlait dari sans accent et gagnait sa
vie comme la plupart des Afghans. Ce
ne fut qu’en 2004, trois ans après la fin
du régime taliban, que le Comité russe
des soldats-internationalistes [voir cicontre] retrouva sa trace. Il fut alors
rapatrié une nouvelle fois. Mais il
repartit pour une année en Afghanistan, afin d’aider le Comité à localiser
les tombes de soldats soviétiques.
Alexeï a désormais 46 ans. Il a rasé sa
barbe afghane, troqué ses habits musulmans contre des vêtements européens,
mais reste l’ancien Rahmatullah par de
nombreux aspects. Comme beaucoup
d’Afghans, il se montre frugal. Il mange
peu et boit rarement de l’alcool. Il
n’aime pas non plus les Américains,
estimant que leurs troupes ne sont pas
entrées en Afghanistan pour combattre
la production de drogue, mais pour
servir leurs propres intérêts. “Leurs hélicoptères incendient les petits champs de
pavots des simples paysans, et laissent
intactes les immenses surfaces appartenant
aux chefs de guerre ? Les Américains
croient pouvoir conquérir ce pays. Nous,
nous étions 150 000, et ça n’a rien donné.
Les Afghans sont les maîtres des montagnes, personne ne pourra les vaincre.
Il faut avoir passé vingt ans avec eux pour
le savoir.”
Olga Allenova
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amériques
●
A M É R I QU E L AT I N E
Pour combattre les drogues, mieux vaut les dépénaliser
L’approche prohibitionniste est un échec, jugent trois anciens présidents latino-américains. A l’occasion
de la réunion de la Commission des stupéfiants de l’ONU, ils appellent à un changement radical.
THE WALL STREET JOURNAL
New York
a guerre contre les drogues
a échoué. Il est grand temps
de remplacer une stratégie
inefficace par une politique
plus humaine et plus efficace. Tel est
le message central du rapport de la
Commission latino-américaine sur les
drogues et la démocratie [voir ci-contre].
Les politiques prohibitionnistes
fondées sur l’interdiction et la criminalisation de la consommation
n’ont tout simplement pas marché.
La violence et la criminalité organisée associées au trafic de stupéfiants demeurent des problèmes cruciaux dans nos pays. L’Amérique
latine demeure le premier exportateur
mondial de cocaïne et de cannabis, et
est en train de devenir un gros fournisseur d’opium et d’héroïne. Nous
sommes plus loin que jamais de l’objectif d’éradication des drogues.
Ces trente dernières années, la
Colombie a pris toutes les mesures
imaginables pour lutter contre le trafic de drogue, mais les résultats de ces
efforts gigantesques n’ont pas été proportionnels aux moyens investis.
Même si le pays est parvenu à faire
baisser le niveau de violence, la superficie des cultures illicites est de nouveau en augmentation. Au Mexique,
autre épicentre du trafic de drogue,
la violence liée aux stupéfiants a
f ait plus de 5 000 victimes rien
qu’en 2008.
L
IL FAUT BRISER LES TABOUS
SUR LES DROGUES
Devant l’augmentation de la violence
et de la corruption liées aux stupéfiants,
il est urgent de réviser des politiques
qui ont été inspirées par les Etats-Unis.
La puissance alarmante des cartels de
la drogue mène à la criminalisation de
la vie politique et à la politisation de la
criminalité. Et la corruption du système judiciaire et politique sape les fondements de la démocratie dans plusieurs pays d’Amérique latine.
Pour se mettre en quête de solutions de rechange, il faut d’abord
reconnaître les conséquences désastreuses des politiques actuelles. Il faut
ensuite briser les tabous qui inhibent
le débat public sur les drogues dans
nos sociétés. Les mesures antidrogue
reposent sur des préjugés et des
craintes qui n’ont parfois que peu de
rapport avec la réalité. En associant
drogues et criminalité, on isole les toxicomanes dans des cercles fermés où ils
sont encore plus à la merci du crime
organisé.
Pour réduire drastiquement les
dégâts causés par les stupéfiants, la solution à long terme consiste à faire baisser la demande dans les principaux
pays consommateurs. Pour aller dans
◀ Dessin de Boligán
cette direction, il est essentiel de classer les substances illicites en fonction
de leur nocivité pour la santé et pour
le tissu social.
Dans cet esprit, nous proposons
un changement de paradigme reposant sur trois principes directeurs :
réduire les dégâts causés par les drogues, faire baisser la consommation
par des actions de prévention et
combattre énergiquement le crime
organisé. Pour traduire ce nouveau
paradigme en actes, nous devons commencer par faire passer les toxicomanes
du statut d’acheteurs de substances
illicites à celui de patients pris en
charge par le système de santé public.
Nous proposons d’évaluer minutieusement, d’un point de vue de
santé publique, la possibilité de dépénaliser la possession de cannabis pour
usage personnel. Le cannabis est de
loin la drogue la plus consommée
en Amérique latine et nous sommes
conscients de ses effets nocifs pour
la santé. Les preuves empiriques
disponibles montrent cependant
que les risques qu’il comporte sont
semblables à ceux de l’alcool ou
du tabac.
Si nous voulons enrayer avec
succès la consommation de drogues,
nous devons prendre exemple sur
les campagnes antitabac. La
réussite de celles-ci illustre
l’efficacité d’actions de
prévention reposant
sur un langage clair
et des arguments
en phase avec l’expérience de chacun.
De même, les déclarations d’anciens toxicomanes sur les
dangers des drogues auront bien plus
de poids sur les consommateurs que
des menaces de répression ou de ver-
COLOMBIE
tueuses exhortations à ne pas en
consommer. Ces campagnes de prévention doivent viser les jeunes, qui représentent de loin le plus gros contingent d’usagers et de victimes des
guerres contre les drogues. Ces campagnes doivent en outre souligner la
responsabilité de chacun dans l’augmentation de la violence et de la corruption liées au trafic de stupéfiants.
En traitant la consommation comme
une question de santé publique, nous
permettrons à la police de faire porter ses efforts sur le problème essentiel : la lutte contre le crime organisé.
METTRE L’ACCENT SUR LA SANTÉ
ET LA PRÉVENTION
■
Juger les consommateurs
e gouvernement devait présenter
pour la énième fois [le 16 mars]
un projet de loi visant à interdire la
possession d’une dose minimale [de
stupéfiants, pour usage personnel],
autorisée par la Cour constitutionnelle
depuis 1994, et à créer de très controversés tribunaux de traitement de la
toxicomanie (TTT) devant lesquels comparaîtraient les consommateurs.
Ces tribunaux seront placés sous l’autorité d’un juge de la République, et
devant eux comparaîtront aussi bien
ceux qui auront commis un délit sous
l’emprise de drogues – mais pas de
l’alcool – que ceux qui en auront
vendu à des mineurs, de même que
ceux qui seront passés devant un
poste de police en fumant un joint.
Dans tous les cas, le médecin, le psy-
L
paru dans El
Universal, Mexico.
chologue et le travailleur social interviendront après le juge. Comme le
font remarquer certains avec humour,
il ne manque plus que la présence
obligatoire d’un prêtre.
Ce qui est proposé est donc un suivi
obligatoire des toxicomanes, mais
aussi des consommateurs occasionnels. Autant dire un fichage, dans le
plus pur style des Etats totalitaires,
qui ne manquera pas de dégénérer en
discriminations de toutes sortes. Qui
plus est, ces tribunaux pourront limiter le droit à la liberté, quoique “à titre
provisoire” uniquement.
L’Etat, on ne le répétera jamais assez,
est le garant des droits fondamentaux,
et non le censeur et le décideur de
la vie privée des individus.
El Espectador (extraits), Bogotá
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
18
Débat
La Commission
latino-américaine
sur les drogues et la
démocratie a été
créée en 2008 par
Fernando Henrique
Cardoso, président
du Brésil de 1995 à
2002, César Gaviria,
président de la
Colombie de 1990
à 1994 et Ernesto
Zedillo président du
Mexique de 1994
à 2000. Composée
de dix-sept
personnalités
indépendantes, dont
les écrivains Paulo
Coelho et Mario
Vargas Llosa,
elle entend réfléchir
sans tabou sur
“ce qui constitue
un des problèmes
les plus graves
de l’Amérique
latine” et alimenter
le débat sur la
stratégie mondiale
à mener contre
les drogues. Elle
a rendu un rapport
le 12 février dernier,
disponible sur
drogasydemocracia.
org.
DU 19 AU 25 MARS 2009
Un nombre croissant de personnalités
du monde politique, de la société civile
et de la sphère culturelle, conscients
de l’échec de nos politiques actuelles
en matière de drogues, ont plaidé
publiquement en faveur d’un changement de cap. L’élaboration de mesures
alternatives est du ressort de tous :
enseignants, professionnels de la santé,
chefs spirituels et décideurs politiques.
Chaque pays doit trouver des solutions
qui correspondent à son histoire et à
sa culture. Mais, pour donner des
résultats, le nouveau paradigme doit
mettre l’accent sur la santé et la prévention – pas sur la répression.
Les drogues ne connaissent pas
de frontières, c’est pourquoi l’Amérique latine doit établir un dialogue
avec les Etats-Unis et l’Union européenne afin de mettre en œuvre des
alternatives viables à la guerre contre
les drogues. Les Etats-Unis et l’UE
ont une part de responsabilité dans
les problèmes que rencontrent nos
pays puisque leurs ressortissants sont
les principaux consommateurs des
drogues produites en Amérique latine.
L’élection de Barack Obama
représente pour l’Amérique latine et
les Etats-Unis une occasion unique
d’engager un dialogue de fond sur des
questions concernant les deux parties, comme la baisse de la consommation intérieure de drogues et la
limitation des ventes d’armes, en particulier à la frontière mexicano-américaine. L’Amérique latine doit également rechercher le dialogue avec
l’UE, en demandant aux pays européens de réaffirmer leur ferme volonté
de réduire la consommation intérieure
et en tirant les leçons de leur expérience en matière de réduction des
risques sanitaires.
C’est maintenant qu’il faut agir, et
le meilleur moyen est de renforcer les
partenariats pour traiter ce problème
mondial qui nous concerne tous.
Fernando Henrique Cardoso, César
Gaviria et Ernesto Zedillo*
* Respectivement anciens présidents du
Brésil, de la Colombie et du Mexique.
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amériques
É TAT S - U N I S
Les républicains veulent donner de la voix
L’animateur de radio Rush Limbaugh s’affirme aujourd’hui comme l’un des poids lourds du camp républicain.
Les conservateurs voient en lui une personnalité capable de redorer le blason d’un parti en pleine déroute.
THE INDEPENDENT (extraits)
Londres
l s’est passé beaucoup de choses
étranges depuis le début de l’ère
Obama, mais la plus étrange
d’entre elles, c’est que la direction de fait du Parti républicain est
passée dans les mains de l’animateur
radio ultraconservateur Rush Limbaugh. Le passage de témoin a eu lieu
le samedi 28 février. Rush Limbaugh
a été le dernier orateur à s’exprimer
lors de la Conférence sur l’action
politique conservatrice [CPAC, congrès
annuel du mouvement conservateur]
qui se tenait à Washington. A leur arrivée, les participants étaient encore sous
le choc de leur retentissante défaite à
l’élection du mois de novembre 2008.
En partant, ils avaient l’air de marcher
sur un nuage – ou plutôt d’être portés
par les échos du discours de Limbaugh,
qui a réaffirmé les valeurs conservatrices et déclaré qu’il souhaitait l’échec
du nouveau président.
Le triomphe de Rush Limbaugh
n’est d’une certaine manière pas une
surprise. Depuis que, en 1987, les
autorités fédérales ont renoncé à la
“doctrine d’impartialité” qui exigeait
I
WEB
+
Dans nos archives
courrierinternational.com
▶ “Rush Limbaugh,
caricature
du parfait salaud.”
Par le dessinateur
et chroniqueur
américain
Jeff Danziger
(10/2/2009)
que les stations de radio équilibrent
les points de vue à l’antenne, les émissions de radio conservatrices constituent le pupitre des trompettes de l’orchestre républicain. Et cela fait presque
aussi longtemps que Rush Limbaugh,
que l’on peut entendre aujourd’hui
sur 600 stations et qui peut se prévaloir d’une audience quotidienne d’au
moins 20 millions de personnes, en
est le chef. Quand les démocrates ont
reconquis la Maison-Blanche, en
1992, avec l’élection de Bill Clinton,
Ronald Reagan avait salué en Limbaugh “la voix numéro un du conservatisme”. Et ce dernier n’a pas déçu.
Il a si bien alimenté la colère des électeurs que les républicains ont regagné
la majorité au Congrès en 1994.
Maintenant que les démocrates
sont de retour au pouvoir, l’animateur
a vu le nombre de ses auditeurs grimper en flèche et sa stature lui a permis
de remplir le vide à la tête du Parti
conservateur. Les républicains les plus
importants à Washington sont aujourd’hui Mitch McConnell et John
Boener, chefs de l’opposition respectivement au Sénat et à la Chambre des
représentants. Mais aucun des deux ne
galvanise les foules. Bobby Jindal,
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
19
36 ans, le gouverneur républicain de
la Louisiane, considéré comme un
futur candidat à la Maison-Blanche, a
eu sa chance quand il a été choisi pour
répondre au nom des républicains au
grand discours prononcé par Obama
devant le Congrès le 24 février dernier.
Mais il a raté son coup. Enfin, il y a
Michael Steele, le nouveau président
du Comité national républicain (RNC),
qui pourrait prétendre diriger le parti
du fait de ses fonctions à la tête de ce
comité exécutif national. Or, loin de
prendre les choses en main, il s’est
contenté de ramper devant Limbaugh.
L’un des trucs classiques de la vie
politique américaine, c’est de diaboliser une personnalité en vue du parti
adverse. Les républicains l’avaient fait
avec le réalisateur de documentaires
Michael Moore, qu’ils ont dépeint
comme un gauchiste forcené tirant les
ficelles du Parti démocrate. De même,
les démocrates prennent aujourd’hui
Limbaugh pour cible. Le lendemain
de la CPAC, Rahm Emanuel, le chef
de cabinet d’Obama, a proclamé que
l’animateur était “la force intellectuelle
et l’énergie du Parti républicain”. Le
pauvre Steele a mordu à l’appât. N’importe quoi, a-t-il rétorqué, précisant
DU 19 AU 25 MARS 2009
que Limbaugh n’était qu’un “amuseur”. Mais, quand l’amuseur a contreattaqué en déclarant que le président
du RNC était “décidément parti du
mauvais pied”, Steele s’est incliné et a
expliqué qu’il s’était “mal exprimé”. Il
est cependant peut-être déjà trop tard.
Les partisans de Limbaugh sont scandalisés. Un membre du RNC au moins
exige la démission de Steele. Voilà ce
que l’on risque quand on contrarie
Rush Limbaugh. Celui-ci n’est peutêtre pas le chef officiel du Parti conservateur, mais il en est actuellement
la personnalité la plus puissante.
Mais si la base conservatrice
adore Limbaugh, ce n’est pas le cas
de tout le monde, et surtout pas des
électeurs indépendants qui décident
du résultat des élections et dont trois
sur quatre affirment ne pas l’aimer.
Cependant, en s’en prenant frontalement à Rush Limbaugh, la MaisonBlanche prend également un risque.
Un jour, le lustre d’Obama se ternira
lui aussi. La récession Bush deviendra la récession (voire la dépression)
d’Obama, et les électeurs indépendants risquent alors de penser que
Rush Limbaugh a raison.
Rupert Cornwell
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14:01
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amériques
ARGENTINE
Mystérieux naufrage dans le détroit de Magellan
Le naufrage d’un bateau de pêche transportant plusieurs tonnes d’or donne lieu à de nombreuses rumeurs.
Il faut dire que toute l’histoire est digne d’un roman d’aventures.
réputation sulfureuse. Les habitants
de la région de San Julián, où elle est
implantée, ont dénoncé l’usage d’arsenic dans ses opérations d’extraction
minière et les avantages fiscaux excessifs dont elle bénéficie et qui lui ont
été accordés par la province de Santa
Cruz (bastion traditionnel des Kirchner, le couple présidentiel argentin).
QUÉ PASA
Buenos Aires
e SOS a été entendu dans
tout l’Atlantique Sud. Le
16 janvier, le capitaine du
bateau de pêche Polar Mist
(“brouillard polaire” en anglais), Patricio Olivares Huerta, lançait un appel
à l’aide d’urgence, la situation étant
devenue intenable. Par radio, le commandant de cette embarcation de
23 mètres a communiqué sa position :
à environ 20 milles marins de la pointe
Dungeness, dans la partie est du
détroit de Magellan, à 35 kilomètres
au nord-est de Punta Arenas. Une terrible tempête avait mis en difficulté les
sept membres d’équipage et le passager du Polar Mist, tous des Chiliens.
Une fois informée, la préfecture de
Río Gallegos, en Argentine, est entrée
en contact avec la marine nationale.
Celle-ci a dépêché sur le site un hélicoptère Sea King. L’appareil ne parvenant pas à se poser sur le pont du
Polar Mist, les militaires argentins ont
ordonné à ses occupants de se jeter à
l’eau deux par deux. Par la suite, plusieurs événements étranges se sont succédé, donnant naissance à une affaire
dont les autorités argentines et chiliennes parlent actuellement avec la
plus grande prudence.
L
TOUTES LES ÉCOUTILLES
ÉTAIENT OUVERTES
Tout d’abord, en arrivant sur les lieux,
les sauveteurs ont constaté que les
passagers du Polar Mist avaient décidé
d’abandonner le navire. Tous avaient
revêtu une combinaison de plongée
et se jetèrent à l’eau en laissant le
moteur tourner, un comportement en
totale contradiction avec le code de la
navigation. Quelques heures après
l’hélitreuillage des passagers par les
militaires argentins, le Beagle, un
navire appartenant à une filiale de la
compagnie de navigation Ultramar,
est arrivé sur place. Ce bateau, qui se
trouvait à près de 400 kilomètres de
la zone, est arrivé grâce aux informations envoyées de Punta Arenas. Son
équipage ne trouva sur place que
désolation. Le moteur du Polar Mist
était toujours allumé. Un fait étonnant de la part des membres d’équipage du Beagle. Dans ce genre de
situation, on a coutume de couper les
moteurs et d’ancrer si possible le
bateau pour éviter qu’il ne dérive.
Mais le plus énigmatique était à
venir. En s’approchant du Polar Mist,
les occupants du Beagle ont constaté
que toutes ses écoutilles étaient ouvertes ; certaines avaient même été
arrachées. Tandis que le Beagle entreprenait de remorquer le bateau de
pêche vers Punta Arenas, un appel en
provenance des “autorités argentines”
lui donna ordre de le conduire à Río
Gallegos pour effectuer un constat des
dommages sur le navire, l’obligeant à
suivre la route opposée.
▶ Dessin de
Fernando Vicente
paru dans El País,
Madrid.
■
Récupération
“Le chargement
est bien au fond de
la mer”, a affirmé
un représentant
anonyme du groupe
minier Cerro
Vanguardia,
propriétaire de
la presque totalité
des 9,5 tonnes d’or
et d’argent. Selon
lui, la compagnie
d’assurances
britannique Lloyd’s
a l’intention
de récupérer
le chargement.
Chez l’assureur,
on ne confirme
pas l’information.
L’opération
de récupération
se ferait à l’aide
d’un navire
ultramoderne, le
Skandi Patagonia,
actuellement
en service pour
Total. Le coût
de la manœuvre
s’élèverait
à 2 millions de
dollars. Pour avoir
une chance de
réussir, l’opération
devra être effectuée
avant le début
de l’automne
austral, le 21 mars.
LA CARGAISON EST ESTIMÉE
À 20 MILLIONS DE DOLLARS
Au bout de quelques kilomètres
seulement, près de la sortie du détroit
sur l’Atlantique, le Polar Mist s’est mis
à gîter. L’eau ayant pénétré par les
écoutilles, le bateau a commencé à
couler lentement. En quelques minutes à peine, il a sombré dans les
eaux glacées du détroit de Magellan.
Il reposerait aujourd’hui à quelque
70 mètres de profondeur, ce qui compromet sérieusement son éventuel
renflouage.
Pendant ce temps, les passagers du
Polar Mist, recueillis par l’hélicoptère
argentin, ont rejoint Río Gallegos, où,
après avoir subi un examen à l’hôpital,
ils ont été hébergés dans un hôtel avant
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
20
d’être interrogés par les autorités
locales. Chacun des passagers a donné
sa version des faits, mais tous ont
reconnu être au courant de la présence
à bord d’un chargement de grande
valeur. Sans entrer toutefois dans les
détails, le capitaine, comme le “passager” Rolando Norambuena Pavez, a
assuré qu’ils n’en étaient pas à leur premier périple de ce genre.
Le Polar Mist, propriété d’une
société de pêche de l’Isla del Rey, au
large de la région chilienne de Los
Ríos, avait appareillé du port de La
Quilla, dans la province de Santa Cruz,
en Argentine. Le manifeste de cargaison fait état de la présence de sacs de
“bullion doré”, expression technique
qui désigne des lingots d’un alliage
d’or et d’argent. Le document remis
aux douanes argentines donne pour
cette cargaison un poids de 2,9 tonnes
et une valeur de 1,6 million de dollars
[1,2 million d’euros]. Deux chiffres
qui seront corrigés après le naufrage,
lorsqu’on découvrira le volume et la
valeur réels du chargement. L’enquête
en cours en Argentine a établi que la
précieuse cargaison était propriété de
la société minière Cerro Vanguardia
(détenue par un consortium britannique, mais dans laquelle l’Etat argentin, et plus précisément la province de
Santa Cruz, a une petite participation)
et de l’entreprise Manantial Espejo.
Cette dernière est détenue par une
société canadienne nommée Minera
Tritón. Manantial Espejo traîne une
DU 19 AU 25 MARS 2009
L’essentiel de la cargaison proviendrait
de Cerro Vanguardia, et une petite partie seulement serait le produit des activités de Minera Tritón, qui, selon une
source proche de l’équipage du Polar
Mist, “a eu recours à ce procédé pour la
première fois”. Par “procédé”, il faut
entendre ici le choix d’un bateau de
pêche pour transporter une cargaison
aussi précieuse, la décision de lui faire
emprunter un itinéraire aussi dangereux que le détroit de Magellan et de
préférer comme port de déchargement
Punta Arenas (au lieu, par exemple,
de Río Gallegos, pourtant bien plus
proche des deux mines de provenance), d’où la marchandise devait être
envoyée en Europe, sans doute par
avion. Le manifeste donnait pour destinations finales les deux villes suisses
de Marin et Mendrisio. Cette dernière,
située dans le canton du Tessin, dans
le sud du pays, est réputée pour son
élégante architecture et ses hôtels prestigieux. Le chargement était destiné
à l’entreprise suisse Metalor Technologies, spécialisée dans l’évaluation et
le raffinage des métaux précieux, et à
Argor Heraeus, une autre société suisse
exerçant les mêmes activités.
Pour se faire une meilleure idée
de la manne que transportait le Polar
Mist, rappelons que l’once d’or se
négocie actuellement sur les marchés
internationaux à environ 900 dollars
et qu’un kilo fait 32 onces. Les 474 lingots embarqués étaient composés d’or
et d’argent. On estime la valeur totale
de la cargaison entre 10 millions et
20 millions de dollars, soit beaucoup
plus que la valeur de 1,6 million déclarée au départ du port argentin. Un
autre aspect épineux de l’histoire est
le lieu du naufrage du Polar Mist.
Même si le bateau chilien a sombré
dans les eaux internationales, le lieu
est sous juridiction argentine. De ce
fait, on ignore si le renflouage aura lieu
depuis Punta Arenas [au Chili] ou
depuis les côtes argentines.
Il se murmure à Punta Arenas que
les cales du Polar Mist pourraient déjà
être vides de leurs lingots. Les tenants
de cette thèse montrent du doigt les
écoutilles ouvertes et les déclarations
d’un des membres d’équipage. Celuici révèle que le navire devait “rencontrer” un remorqueur dans un lieu
déterminé à l’avance. Il affirme toutefois que, finalement, celui-ci ne s’est
pas présenté. Le mystère autour du
naufrage reste entier. Le “brouillard
polaire” s’épaissit.
Lorena Rubio
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amériques
S A LVA D O R
Victoire historique pour la gauche
Le Front Farabundo Martí, qui assume l’héritage de la guérilla des années 1980, a remporté l’élection
présidentielle du 15 mars dernier. L’heure est désormais à la réconciliation.
EL PAÍS (extraits)
Madrid
DE SAN SALVADOR
’ancienne guérilla salvadorienne a obtenu le 15 mars
une victoire historique.
Pour la première fois depuis qu’il a déposé les armes, il y a
vingt ans, signant des accords de paix
qui ont mis fin à la guerre civile, le
Front Farabundo Martí de libération
nationale (FMLN) a conquis la présidence de la république du Salvador.
[La guerre civile qui a opposé de 1980
à 1992 l’extrême droite de l’ARENA
et la guérilla marxiste du FMLN a
fait 100 000 morts. Les Etats-Unis
s’étaient engagés au côté de la junte
militaire en place.] Dès la confirmation du résultat serré (51,27 % des
voix, contre 48,73 % pour la droite),
le candidat de gauche, le journaliste
Mauricio Funes, est apparu en public,
escorté par les vieux commandants
de la guérilla. “Ce soir, nous devons
éprouver un sentiment d’espoir et de
réconciliation, celui-là même qui a rendu
possibles les accords de paix. Nous avons
signé un nouvel accord de paix du pays
avec lui-même. Pour cette raison, j’invite
L
■A
la une
“Le choix
du changement”,
titrait le 11 mars
le supplément
du quotidien de
gauche salvadorien
Diario Co Latino.
Le 16 mars,
il annonçait “Funes
président” pour
célébrer la victoire
du candidat
de gauche.
les différentes forces sociales et politiques
à construire ensemble l’avenir. Ce jour
restera comme celui du triomphe des
citoyens qui ont cru en l’espoir et vaincu
la peur”, a-t-il déclaré, la voix cassée
par la fatigue et l’émotion.
Funes portait un veston sombre
et une chemise blanche sans cravate.
Quant aux vieux commandants de la
guérilla, ils avaient revêtu leurs vieilles
guayaberas* rouges. En plus d’avoir
réussi à vaincre l’Alliance républicaine
nationaliste (ARENA, conservateur),
le FMLN a surmonté son propre immobilisme. Malgré un parcours politique irrégulier, la vieille garde de la
guérilla a accepté de présenter comme
candidat un homme jeune, modéré,
dont le discours est émaillé d’appels
au dialogue et à la réconciliation nationale. Et c’est cet homme qui les a
conduits à la victoire. Pendant toute la
campagne, la droite dure, qui a gouverné ce pays depuis que les armes se
sont tues, n’a cessé d’accuser le FMLN
de vouloir vendre le Salvador à Hugo
Chávez [le président du Venezuela] et
au communisme international. Mais,
dans le discours qu’il a prononcé alors
qu’il se savait déjà président, Funes
n’a pas fait le moindre clin d’œil au
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
21
chef d’Etat vénézuélien. Bien au
con traire. Le regard complice a été
adressé aux Etats-Unis, un pays où
vivent et travaillent plus de 2,5 millions de Salvadoriens.
ÉCOUTER LE JEUNE DIRIGEANT
PARLER DE L’ARMÉE ET DE DIEU
Conscient de vivre un moment historique, il a ajouté : “C’est la soirée la
plus heureuse de ma vie. Et je veux que ce
soit aussi la soirée d’un grand espoir pour
le Salvador.” Il s’est appuyé sur son
expérience d’ancien correspondant de
CNN pour faire un discours équilibré,
avec juste ce qu’il faut d’émotion et en
se coulant dès le premier instant dans
ses nouveaux habits de chef d’Etat. Il
a rendu hommage aux Forces armées
du Salvador pour leur comportement
pendant la journée électorale. Il était
amusant d’observer les vieux commandants guérilleros, l’air sérieux,
écoutant leur jeune et médiatique dirigeant parler de l’armée – leurs anciens
ennemis – et de Dieu.
Funes a aussi trouvé une petite
place dans son discours pour citer
quelques mots de l’archevêque de San
Salvador, Mgr Oscar Romero, assassiné par balles en 1980 devant l’autel
DU 19 AU 25 MARS 2009
de la cathédrale [par les escadrons de
la mort, les groupes paramilitaires d’extrême droite]. “Mgr Romero a dit que
l’Eglise avait une préférence pour les
pauvres. C’est ce que je vais faire : favoriser les pauvres et les exclus”, a affirmé
le nouveau président. La sensation de
changement était palpable. Toutefois,
la dureté de la campagne électorale
avait engendré une certaine tension
après la fermeture des bureaux de vote.
A 17 h 53, les chaînes de télévision
retransmettaient déjà en direct le
décompte de certains bureaux, à San
Salvador, à San Miguel… Ce n’étaient
que quelques bureaux, mais la joie qui
s’en dégageait, la manière dont le président du bureau levait chaque bulletin sous l’ovation des gens rassemblés
autour de l’urne en carton, tout concourait à donner le sentiment que le
pays vivait un moment historique.
Pendant un mois, les politiques ont
mené une campagne sordide et violente.
Et pourtant, le dimanche 15 mars, les
Salvadoriens ont donné une leçon de
civisme et de pacifisme. Ils ont su faire
de cette date une journée historique.
Les échanges de tirs font désormais
partie de l’Histoire.
Pablo Ordaz
* Chemises d’homme plissées et à poches.
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amériques
É TAT S - U N I S
Eviter que le rêve américain devienne un cauchemar
L’obsession des Américains pour la réussite les a menés tout droit à la crise économique actuelle. Ils devraient
revenir à des aspirations plus simples, estime l’écrivain Frederic Morton.
LOS ANGELES TIMES
Los Angeles
omment faire revivre le
rêve américain ? C’est la
question qui obsède toute
l’Amérique, de la MaisonBlanche au Congrès, en passant par
les médias. Personne, pourtant, ne
semble voir le problème sous-jacent
à ce casse-tête, à savoir la nécessité de
réformer le rêve américain lui-même.
Véritable Constitution non écrite du
pays, le rêve américain nous gouverne
au quotidien. Notre texte constitutionnel comporte des garde-fous et
évolue au fil des amendements et des
décisions juridiques argumentées. Le
rêve, lui, échappe à tout contrôle et
s’adapte en permanence aux nouvelles
visions qui illuminent notre horizon.
Aujourd’hui, il suffit de lire les titres
des journaux pour prendre la mesure
de l’irrésistible ascendant qu’il exerce
sur nos existences : le rêve américain
exige des ambitions démesurées et un
appétit tellement héroïque qu’il nous
pousse à braver tous les dangers. Résultat de ces conduites ? L’actuelle débâcle
économique. Trop de responsables ont
pris de mauvaises décisions non par
incompétence, mais parce qu’il leur
était impossible de résister à la pression qui les a menés droit à leur perte :
toujours plus haut, toujours plus grand,
toujours plus. Bon nombre d’entre eux
étaient conscients des risques, mais
aucun n’a su résister à l’appel du rêve
américain.
Certains diront que c’est notre passion pour l’impossible et l’inaccessible
qui a fait de ce pays une “grande
nation”. Mais cela fait-il de nous une
nation heureuse ? Et une part de notre
bonheur n’est-elle pas la face riante du
stress que nous subissons au quotidien ? L’image d’un yacht avec piste
d’hélicoptère suffit à nous insuffler
“l’audace d’espérer”. Le livre de
Barack Obama n’a évidemment rien à
voir avec les navires de luxe, mais son
Cagle Cartoons
C
▲ Sur la banderole :
4 juillet (jour
de l’indépendance).
“Et maintenant, je
vais tirer ce bon vieil
optimisme américain
de mon… euh…
hum…”
Dessin de Bob
Englehart paru dans
The Hartford
Courant,
Etats-Unis.
un seul Barack Obama capable d’un
tel parcours ! Avec vous et moi, l’audace a tendance à tourner au vinaigre,
à l’échec personnel, au malaise social,
et, tôt ou tard, à la catastrophe économique généralisée. Et ce “tôt ou tard”
est arrivé. A présent, nous opérons un
retour vers le passé, vers les années 1930,
la dernière fois où nous nous étions
infligé de pareilles souffrances. A
l’époque, nous avions réussi à atténuer
la douleur en acceptant de modérer
notre rêve. Avec le New Deal, nous
avons refréné nos exigences de réussite individuelle absolue. Nous avons
réveillé nos aptitudes enfouies dans
le confort et la chaleur du collectif.
Nous avons découvert que nous étions
capables de savourer des plaisirs
simples ; et que nous n’avions pas
besoin de courir après le succès.
Nombre d’entre nous ont appris à
profiter pleinement du match, même
titre touche une corde sensible de l’âme
yankee. L’audace transcende l’espoir.
Cet état d’esprit se fonde sur le pari le
plus fou : “L’impossible, c’est l’Amérique”, tel est notre mot d’ordre. En
d’autres termes, l’individu lambda qui
ne demande pas l’impossible se rend
coupable d’infraction à l’esprit américain. Il faillit à son devoir patriotique,
révolutionnaire et avant-gardiste. L’itinéraire du véritable citoyen américain
est une autoroute partant d’un cabanon pour arriver directement aux
salons de la Maison-Blanche (ou à une
villa de star ou un jardin d’agrément
de millionnaire). Il n’y a pas d’étape
prévue sur cette route, pas de limitation de vitesse, pas d’aire de repos, pas
de chemin de traverse, pas même de
possibilité de s’arrêter pour admirer
le paysage.
Si seulement il n’y avait pas qu’un
seul Bill Gates, un seul Elvis Presley,
(suite et fin)
Direction Olivier Py
12 – 25 mars
«Son écriture tient du chaos étincelant,
d'où émergent des pépites de poésie. Ses
mots sont brûlants, parfois enrobés de
sang, voilés de mort.
Le lyrisme baroque mène sans embûche
à la trivialité la plus audacieuse.»
Jean-Louis Pinte, La Tribune
si nous étions dans les gradins, et non
sur le terrain. En réordonnant nos attitudes intérieures, nous avons produit
cette volonté politique d’aller de l’avant
qui a permis de reconstruire notre pays.
Sommes-nous capables de réitérer
cet exploit ? Le contraste entre les présidents d’alors et d’aujourd’hui pourrait compliquer ce processus. Franklin Roosevelt était l’héritier de privilèges
qui avaient été chèrement acquis grâce
à une ambition démesurée. Et le fait
qu’il fût prêt à modérer cette ambition
le rendait plus convaincant. Le projet
d’Obama n’est pas sans rappeler le
New Deal ; pourtant, sa biographie n’a
pas grand-chose à voir avec celle de
l’architecte de celui-ci. Elle suggère un
destin d’exception voué à faire voler
en éclats toutes les barrières. La
légende voudrait qu’il soit passé du
fond du bus au Bureau ovale. Sans le
vouloir, il a rendu encore plus normative la trajectoire de la superstar. Par
son parcours, Obama ne peut s’empêcher d’alimenter l’indécrottable optimisme des Américains, dont les excès
mêmes sont séduisants et provoquent
une dépendance.
Et nous avons le plus grand mal
à nous sevrer de cette dépendance.
Un grand nombre d’entre nous ont
voté pour Obama non pas pour se
prouver qu’ils vivaient dans une société postraciste, mais pour nier la
débâcle du rêve américain. Nous avons
voté Obama afin de réaffirmer que
l’impossible était américain, que c’était
une obsession légitime, un must pour
vous et moi. Par conséquent, je me
pose la question : avons-nous le courage de nous libérer de notre fixation
sur l’exceptionnel ? Devrions-nous
rêver en moins grand ? Sommes-nous
capables d’abandonner cette obsession
qui fatalement tourne à la dépression ?
Frederic Morton*
* Ecrivain d’origine autrichienne. Il est l’auteur de plus de vingt ouvrages, dont The Rothschilds: A Family Portrait (Les Rothschild : portrait de famille).
8 janvier – 11 avril 2009
Odéon–Théâtre de l’Europe
26 mars –11 avril
Les Européens
Tableau d’une exécution
Barker aime rêver l’Histoire. Certaines de ses œuvres les
plus ambitieuses s’inscrivent dans un Moyen-Âge ou une
Renaissance que son imagination recrée à sa guise. Tel est
le cas des Européens. La pièce a pour toile de fond les désordres qui succèdent au siège de Vienne par les Ottomans
en 1683. Elle est l’un des premiers exemples, et des plus
nets, de ce que Barker a baptisé depuis «le théâtre de la
Catastrophe» : sur fond de ruines, de renversement de
l’ordre social et de suspension de toutes les valeurs,
quelques individus tentent de conduire jusqu’au bout
l’expérience de l’existence.
Anna Galactia, femme peintre, conduit ses affaires (dans
l’art comme dans la vie) de manière si fougueuse, refusant toute concession, qu’elle finit par croupir dans une
geôle de la république de Venise… Pourtant, tout commence bien pour elle : le Doge Urgentino lui a passé commande d’un tableau gigantesque pour célébrer la victoire
navale de Lépante... Quel amateur d’art, quel spectateur
averti, n’a pas rêvé de se cacher dans l’atelier d’un maître
pour y surprendre à découvert les rouages de la création ?
La pièce de Barker nous propose d’assister au processus
secret et sacré qui sous-tend l’acte artistique.
Odéon–Théâtre de l’Europe • Location : 01 44 85 40 40 • theatre-odeon.eu • places de 5€ à 26€
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22
DU 19 AU 25 MARS 2009
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Page 23
asie
●
SRI LANKA
Désespérés, les Tigres sont encore dangereux
Les musulmans sont tamouls, mais les Tigres les considèrent comme des ennemis. Voilà qui expliquerait l’attentat
perpétré contre une mosquée le 3 mars dans le sud de l’île.
DAILY MIRROR
vêtements et les maigres biens qu’ils
pouvaient emporter avec eux pour cet
exil forcé. Leur situation ne s’est guère
améliorée depuis, et leur avenir reste
très incertain. Jusqu’à présent, aucun
gouvernement ne s’est engagé à leur
rendre un jour leurs terres.
Colombo
’attentat suicide perpétré le
3 mars au matin, lors d’une
fête musulmane, devant la
mosquée d’Akuressa, dans
le sud du Sri Lanka, est un rappel douloureux de la vulnérabilité des habitants de cette partie de l’île malgré les
impressionnantes victoires militaires
obtenues au nord, dans la région du
Vanni, contre les Tigres de libération
de l’Eelam tamoul [LTTE]. L’attentat, qui a coûté la vie à un ministre ainsi
qu’à quatorze autres personnes venues
célébrer la naissance du prophète
Mahomet, suscite naturellement des
craintes en matière de sécurité. Il pose
également la question de l’infiltration
des rebelles dans les provinces du Sud.
En fait, cette attaque ressemble
fort à une tentative désespérée des
Tigres de créer une diversion après
leurs défaites récentes au Nord [voir
CI n° 956, du 26 février 2009]. De toute
évidence, l’objectif était d’impressionner la communauté internationale et
la diaspora tamoule. La démoralisation des troupes et des Tamouls de
l’étranger constitue l’un des problèmes
majeurs des insurgés depuis quelques
mois. La perte de leurs soutiens internationaux, notamment en Europe,
n’est pas étrangère à leur déclin. De
plus, ceux qui connaissent et comprennent la mentalité des Tigres ne
sont pas vraiment surpris de les voir
s’attaquer à des lieux de culte ou à des
fêtes religieuses, car ils ont toujours
considéré les musulmans [pourtant
principalement issus de la minorité
tamoule et représentant 7,6 % de la
population] comme des ennemis.
Ce n’est pas un hasard s’ils ont
toujours refusé la présence d’un représentant musulman lors des négociations de paix qui ont eu lieu dans le
L
Sources : <http://www.lib.utexas.edu/maps/index.html>, “Mainichi Shimbun”, gouvernement du Sri Lanka
INDE
UNE COMMUNAUTÉ DÉLAISSÉE
DEPUIS PRESQUE VINGT ANS
▶ Dessin de Mayk
paru dans
Sydsvenskan,
Malmö.
N É PA L
Quand les anciens guérilleros pouponnent
Pour avoir fait et la guerre et l’amour, de nombreux combattants maoïstes
ont aujourd’hui de jeunes enfants. Leur avenir dépend de leur intégration dans l’armée.
NEPALI TIMES
Katmandou
0
Jaffna
on
Rég i nni
a
W
de
100 km
PROVINCE DU NORD
Trincomalee
P R O V I N C E D E L’ E S T
Puttalam
8°
Nord
SRI LANKA
Kandy
Colombo
Attentat du
3 mars 2009
Akuressa
Zone contrôlée
par les Tigres
en novembre 2005
puis reprise par le gouvernement
Dernier bastion des Tigres (partiellement
sous leur contrôle au début 2009)
passé. Mais les membres de cette
minorité sont surtout victimes de la
négligence des gouvernements successifs, dont aucun n’a daigné leur
accorder l’attention qu’ils méritaient.
Il suffit de voir le sort des centaines de
musulmans qui vivotent depuis dixhuit ans dans les camps de réfugiés de
Puttalam. Ils n’avaient eu que quarante-huit heures pour évacuer leurs
villages du Nord et de l’Est et ne pas
risquer de périr aux mains des LTTE.
Ils ne sont partis qu’avec quelques
Ce n’est donc pas la première fois que
la communauté musulmane est la cible
des Tigres. En 1990, les rebelles ont
expulsé près de 46 000 habitants
musulmans du nord du pays, c’està-dire, selon certaines données, pratiquement la totalité de la population
musulmane dans ces régions. Le 3 août
1990, des terroristes tamouls armés
sont entrés dans la mosquée de Kattankudy à l’heure de la prière et ont
massacré 103 fidèles, dont 25 enfants.
Selon les données du Secrétariat musulman pour la paix, le Nord comptait
50 831 musulmans en 1981. Selon les
statistiques, ils n’étaient plus que
20 583 fin 2007. Aucun homme politique musulman n’a pour l’instant
réussi à reprendre ces terres, même s’il
s’agit d’une promesse électorale récurrente depuis 1990. Ils n’ont pas non
plus réussi à faire entendre leurs
doléances lors des derniers pourpar-
lers de paix. Malheureusement, leur
inquiétude ne risque pas non plus
d’être prise en compte lors du processus politique à venir [après la probable
victoire de l’armée régulière].
Par conséquent, la gravité de l’attentat du 3 mars dernier ne doit pas
être minimisée. Les Tigres tamouls
n’ont jamais essayé de cacher le fait
que les musulmans n’avaient pas leur
place dans leur projet d’un Etat
séparé pour le peuple tamoul. L’attentat d’Akuressa prouve seulement
qu’il y a peu de changement dans
leurs plans. Les grandes puissances
doivent prendre conscience du caractère impitoyable des LTTE, même s’ils
essaient encore d’obtenir des cessezle-feu. La réalité de ces appels au cessez-le-feu et la crédulité de la communauté internationale, apparemment
encore prête à les accepter, ont besoin
d’être sérieusement mises en doute. Il
est encore plus important que le gouvernement prenne conscience de la
vulnérabilité de la plupart des villes du
Sud à ce genre d’attentats. Le manque
de sécurité, qui a entraîné la mort de
14 personnes, exige une enquête en
haut lieu. Espérons aussi que les attentats ne deviendront pas plus meurtriers
au moment où les LTTE rendront
enfin leur dernier souffle.
■
Kattankudi
O CÉAN
I NDIEN
l y a quatre ans, pendant que la
guerre se poursuivait dans la
jungle de la région de Nawalparasi, Sabitri Shah menait son propre
combat. Cette femme soldat de
24 ans était enceinte. Malgré l’absence d’équipements médicaux, elle
mettait au monde une petite fille. La
guerre [1996-2006] devait se terminer peu après. L’année dernière,
Shah a accouché de son deuxième
enfant, un garçon. Elle l’a appelé
Jang [la guerre]. “Je lui ai donné ce
nom avec l’espoir qu’un jour il devienne
un guerrier courageux”, explique-t-elle.
Elle a eu du mal à élever son premier
bébé sur le champ de bataille – il a
été sous-alimenté –, mais la situation
s’est nettement améliorée dans le
cantonnement. [L’accord de paix
signé en novembre 2006 entre la guérilla maoïste et le gouvernement, qui
a notamment permis aux maoïstes
d’entrer au gouvernement, prévoyait
I
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
23
l’intégration progressive de la guérilla dans les rangs de l’armée régulière ; dans un premier temps, les
guérilleros ont été rassemblés dans
plusieur s cantonnements.] Les
mariages entre combattants de l’Armée populaire de libération (APL),
célébrés avec l’autorisation du parti
maoïste, deviennent de plus en plus
courants.
De nombreux anciens guérilleros
ont eux-mêmes grandi au sein de
l’armée maoïste. Ram Kumar Moktan n’avait que 15 ans lorsqu’il a
quitté l’école pour embrasser la cause
révolutionnaire. Il en a maintenant 22
et fait partie de l’équipe de relations
publiques de la troisième division de
l’APL. Moktan s’exprime dans un jargon marxiste, il égrène les slogans
contre les injustices du capitalisme,
évoquant les victoires communistes
en Chine et au Vietnam. Il n’a pas l’air
de savoir que ces deux pays ont évolué vers l’économie de marché et ont
connu une forte croissance économique. Nirmala Nepal a rejoint les
DU 19 AU 25 MARS 2009
maoïstes à 17 ans. Elle est maintenant
vice-commandant de compagnie et
mère d’un petit Ishan de 1 an. Nirmala a épousé un autre soldat, Arjun
Karki, après une bataille acharnée
d’une semaine au cours de laquelle
trois de leurs camarades ont été tués.
Le couple souhaite maintenant s’engager dans l’armée nationale. “Nous
avons combattu pour le parti, et maintenant nous allons combattre pour le
pays, commente Nirmala. Nos compétences sont démontrées et il ne serait
pas logique de nous faire faire un autre
métier.” Elle explique que l’avenir de
son fils dépendra du processus d’intégration des rebelles dans l’armée
nationale. Il est clair que les enfants
de la révolution maoïste ont un avenir incertain. Quand on lui demande
quels sont ses espoirs pour son fils
James, Phulmaya Syangtan répond :
“Je ne sais même pas ce que l’avenir
réserve à mon pays. Comment pourraisje me prononcer à propos de mon fils ?”
Chong Zi Liang,
avec Ekal Silwal et Kiran Panday
pub UL CI:Mise en page 1
17/02/09
15:27
Page 31
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JAPON
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959p25 indone?sie:Mise en page 1
17/03/09
10:20
Page 25
asie
INDONÉSIE
Pagaille électorale garantie
Le nouveau système de vote et la décentralisation des opérations logistiques risquent de compliquer l’organisation
des scrutins du 9 avril tout comme la validation des bulletins des 169 millions d’électeurs.
TEMPO
Jakarta
epuis le premier scrutin
général, en 1955, élection
rimait avec perforation
[l’électeur devant perforer avec un clou la case correspondant au candidat de son choix]. Cette
tradition est désormais révolue, car,
lors des prochaines élections, le
9 avril, les bulletins devront être
cochés. Ce changement de méthode
n’est pas une mince affaire. A l’issue
d’une simulation organisée par la
commission électorale de Tangerang
(Java-Ouest), un taux très élevé de
bulletins nuls a en effet été constaté.
Sur les 295 bulletins dépouillés, 78,
soit 26 %, ont été déclarés nuls. Selon
le directeur exécutif du Centre pour
les réformes électorales (CETRO),
Hadar Navis Gumay, cette proportion a largement dépassé le standard
international, qui se situe entre 2,5
% et 3 %. En l’état, ce serait même
le taux le plus élevé du monde. “C’est
une honte !” affirme-t-il.
Nombre d’électeurs soumis à cet
exercice se sont donc révélés bien désemparés face à ces carrés vides. Certains ont tracé un cercle ou une croix.
Parfois, c’est leur stylo qui a légèrement dérapé au-dessous de la case de
leur favori. D’autres ont coché à la
fois le nom du candidat et celui du
parti. Autant de bulletins que le
groupe chargé du dépouillement a
considérés comme nuls. Ces maladroits exprimaient pourtant une
intention claire de vote, explique
Hadar Navis Gumay. Selon lui, la
commission électorale devrait faire
preuve de davantage de flexibilité,
sans quoi près de 31,4 millions de
bulletins nuls risquent de se retrouver au fond des urnes. Une estimation calculée sur la base d’un taux de
participation de 70 % parmi les
169,5 millions d’inscrits. “Si on atteint
un tel chiffre, la légitimité du scrutin sera
très limitée”, assure le directeur du
CETRO. Côté logistique, même si
D
CAMPAGNE
on n’a pas encore actionné le signal
d’alarme, les préparatifs ne sont pas
empreints d’une sérénité parfaite.
Ayant tiré les enseignements des élections de 2004, dont les dysfonctionnements avaient conduit le président
de la commission électorale en prison, cet organisme a décidé, cette
année, de déléguer aux régions une
grande partie des tâches logistiques.
Seules l’impression des bulletins pour
la Chambre des représentants du
peuple [l’Assemblée nationale] et la
proclamation des résultats continuent
de lui incomber. Il revient donc
désormais aux commissions régionales d’imprimer les bulletins pour
l’élection des représentants des
Chambres provinciales, régionales et
locales [le 9 avril, quatre bulletins de
vote, un pour chacune des Chambres,
seront mis à la disposition des électeurs]. En fait de bulletin, il s’agit
d’une grande feuille de papier dont
de Matt Kenyon,
Grande-Bretagne.
Prêts à tout, même au ridicule
ffiches, pancartes, banderoles, drapeaux,
autocollants, tracts… Tous les moyens sont
bons pour tenter de capter le regard des électeurs. Depuis quelques mois, ces supports tapissent chaque mètre carré de mur, recouvrent les
arbres et les poteaux. La faute en revient au
changement de mode de scrutin, explique The
Jakarta Globe. Tandis qu’en 1999 et en 2004
les électeurs étaient appelés à se prononcer
pour un parti, ils trancheront, cette année, entre
plusieurs candidats.
C’est pourquoi les postulants ont redoublé d’imagination pour attirer l’attention des passants
– au point parfois de friser le ridicule, à l’instar
de ces candidats qui, tels des boxeurs, prennent
la pose torse nu ou de tel autre qui s’est affu-
A
▲ Dessin
blé d’un corps de Superman. Il y a aussi celui
qui trône sur le mur d’une gare ferroviaire
de Jakarta et interpelle les voyageurs : “Attention aux trains !” ou ceux qui s’affichent aux côtés
de David Beckam ou de Barack Obama.
Le ras-le-bol croissant face à l’ineptie de la campagne a donné naissance à un site Internet : <Janganbikinmalu2009.com>, qu’on peut traduire par
“Cessez de vous humilier”, qui aspire à devenir
le moteur d’une prise de conscience citoyenne.
Il a ainsi proposé un forum de discussion sur les
chantiers prioritaires auxquels les élus devraient
s’atteler. Mirwan Suwarso, cinéaste et fondateur
du site, espère poursuivre l’expérience au-delà
des scrutins du 9 avril, au moins jusqu’au 8 juillet,
date de l’élection présidentielle.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
25
la taille doit permettre de lister le nom
des candidats de chacun des 38 partis en lice [jusqu’à 44 dans la province
d’Atjeh]. Ce “partage des risques” ne
va pas sans poser de nouveaux problèmes. Certaines provinces, par
exemple, ne tiennent pas les délais.
Muhaimin Sutawijaya, membre de la
commission de Banyuwangi (JavaEst), est au bord de la crise de nerfs.
“Nous ne serons jamais prêts à temps !”
lance-t-il, affolé, alors qu’il vient tout
juste de recevoir l’encre et le papier
nécessaires à l’impression des bulletins. Pas moins de 39 accessoires
indispensables à la tenue du scrutin,
tels que les panneaux des isoloirs, les
stylos ou les clés des urnes ne lui sont
toujours pas parvenus. “Les urnes
elles-mêmes posent problème !” se désespère-t-il. Les boîtes métalliques utilisées lors des élections de 2004 pourraient en effet se révéler trop petites
pour contenir l’ensemble des nouveaux bulletins, passablement plus
grands qu’il y a cinq ans. Sans parler
du nombre d’inscrits, qui a explosé.
Cette année, chaque bureau de vote
accueillera 500 électeurs, contre
300 lors des précédents scrutins.
Ce n’est pas tout. Sur l’île de
Madura [au large de la côte nord-est
de Java], la liste électorale est erronée,
reconnaît le président de la commission électorale de Sampang, Abu
Ahmad Dhoveir. Des erreurs dues,
selon lui, au programme informatique
de la commission électorale, différent
de celui de l’imprimeur. En Papouasie, 127 000 noms fictifs ont été
découverts. La Fondation internationale des systèmes électoraux (IFES)
a observé plusieurs aberrations, dont
des électeurs plus jeunes que la majorité électorale, fixée à 17 ans, des per-
sonnes inscrites en double, des milliers de villages où le nombre d’électeurs dépasse l’entendement, des électeurs sans carte d’identité ou nés après
2008, des familles qui comptent plus
de 100 pères et mères… Ces listes
électorales ont été dressées sur la base
des informations fournies par le ministère de l’Intérieur.
En avril 2008, la commission
électorale s’est ainsi vu remettre des
disques contenant les données relatives à 174 millions d’électeurs. Après
vérification, la liste a été allégée, pour
ne plus contenir que 169 millions de
noms. La liste électorale provisoire a
été affichée dans chaque village. Après
de nouvelles corrections, la commission électorale l’a avalisée et l’a distribuée dans les 500 000 bureaux de
vote du pays. Mais le document a
encore été désavoué. A Java-Est, par
exemple, le directeur de l’administration du recensement, Rosyid Saleh,
s’est aperçu que 230 000 électeurs n’y
figuraient pas. Les responsables électoraux provinciaux ont demandé que
les modifications nécessaires soient
effectuées. Mais elles ne seront pas
effectives tant que le gouvernement
n’aura pas promulgué de décret ad
hoc. Selon Kevin Evans, auteur de The
History of Political Parties and General
Elections in Indonesia [Histoire des élections et des partis politiques en Indonésie, éd. Arise Consultancies, non traduit en français], cette confusion
entraînera à coup sûr des contestations
postélectorales. “Surtout si l’écart des
voix entre les candidats est très faible”,
explique-t-il.
Budi Setyarso, Sumudyantoro et
Agung Sedayu à Jakarta, Ika Ningtyas
à Banyuwangi, Dini Mawuntyas à
Surabaya et Anang Zakaria à Sampang
Retrouvez la chronique
d’Anthony Bellanger
SUR L’ACTUALITÉ
INTERNATIONALE
à 22 h 50, du lundi au vendredi,
dans “Le 22 h - Minuit” présenté
par Thierry Dugeon et Claire-Elisabeth Beaufort
DU 19 AU 25 MARS 2009
959p26:Mise en page 1
17/03/09
15:32
Page 26
asie
LE MOT DE LA SEMAINE
“FUBAI”
CORRUPTION
MONDE CHINOIS
Contre la corruption, faites comme Singapour
En Chine, le pouvoir cherche à moraliser la fonction publique ; à Taïwan, l’ancien
président est poursuivi pour détournement de fonds. Un point de vue singapourien.
LIANHE ZAOBAO
tout citoyen, qu’il soit ou non agent de
l’Etat, peut être accusé de corruption
s’il possède des biens qui ne sont pas
en rapport avec ses revenus et s’il n’est
pas capable de fournir des explications
plausibles sur leur origine. Quiconque
fournit des avantages à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions
peut être considéré comme cherchant
à le corrompre, et les deux parties peuvent être jugées coupables. Pour garantir le respect scrupuleux des lois, les
agents de l’Etat doivent faire une déclaration de patrimoine chaque année, en
y incluant également les biens immobiliers de leur épouse. Rien que sur ce
point, nous sommes en avance de plusieurs dizaines d’années sur la Chine.
Singapour
our la plupart des Asiatiques,
un gouvernement intègre
reste encore du domaine du
rêve. On s’aperçoit en effet
que la corruption est l’ennemi numéro
un dans bien des pays asiatiques, à
l’exception de Singapour et de Hong
Kong. On tond la laine sur le dos de la
population, qui ne peut que ravaler sa
colère et endurer tout cela en silence.
La Chine, qui vient de fêter ses
trente ans de réformes et d’ouverture,
se creuse la tête pour trouver les
moyens d’éradiquer ce fléau. Le Premier ministre Wen Jiabao, qui a pour
la première fois discuté en ligne avec
des internautes chinois et étrangers
le 1er mars dernier, a fait à cette occasion une déclaration importante : il a
annoncé que la Chine rendrait obligatoire la déclaration de patrimoine
pour tout agent de l’Etat [Wen Jiabao
n’a en fait qu’apporté son soutien à
cette mesure encore “à l’étude”]. “J’ai
profondément réfléchi aux raisons pour
lesquelles la population accordait tant
d’importance à la lutte contre la corruption, en cette période cruciale où nous
devons faire face à la crise financière, at-il dit. Je pense que le développement économique, l’équité et l’intégrité de l’Etat
sont les trois poutres maîtresses de la stabilité sociale, et parmi ces trois éléments
l’intégrité de l’Etat est primordiale.”
Reste que, selon une enquête effectuée par le parlementaire Wang Jie,
97 % des fonctionnaires sont opposés
à la publication de leur patrimoine.
Cette réaction, qui n’a rien d’étonnant,
est révélatrice de l’attitude des agents
de l’Etat. Elle met également en évidence toute la gravité du phénomène
et l’urgence qu’il y a à légiférer sur cette
obligation de déclaration.
Des enquêtes réalisées par les sites
officiels Renminwang (people.com.cn)
et Xinhuawang (xinhuanet.com) attestent que la lutte contre la corruption
et pour l’intégrité reste le sujet qui tient
le plus à cœur à la population chinoise.
Il s’agit là d’un défi difficile à relever
pour les détenteurs du pouvoir.
P
es deux idéogrammes qui
constituent le mot fubai signifient à la fois “corruption” et “pourriture”, au sens littéral. En effet,
pour la Chine comme pour le reste
du monde, la corruption est un fléau
qui mine de l’intérieur tout système
politique. Ce qui distingue un
régime d’un autre, ce sont les
moyens utilisés contre ce fléau.
Dans un système démocratique, la
séparation des pouvoirs constitue
la garantie essentielle contre la corruption et l’abus de pouvoir. Dans
certains pays asiatiques dotés d’un
système politique hybride, le moyen
de lutte est une sévère répression
légale, ce que le texte ci-contre
tente de nous démontrer dans le
cas de Singapour.
Mais, malgré la détermination de
certains dirigeants chinois comme
Wen Jiabao et la multitude des
mesures prises contre ce fléau
en Chine, la corruption a toujours
le vent en poupe. Les sondages
confirment régulièrement que la
corruption figure parmi les premiers
soucis de la population. D’après
les chiffres officiels, plus de 5 millions de cadres ont été condamnés pour corruption entre 1978
et 2007. Malgré des campagnes
périodiques, la corruption s’aggrave
et s’étend chaque année. Parallèlement, corruption et anticorruption sont un sujet permanent et
omniprésent dans la propagande
relayée par la presse officielle.
On peut considérer légitimement
que la cause de ce phénomène
paradoxal est l’absence de tout
contre-pouvoir en Chine. On peut
aussi s’interroger sur la véritable
fonction de la propagande et des
déclarations d’intention médiatisées. Elles ne sont pas efficaces
pour réduire la corruption, mais servent en revanche à montrer avec
éloquence la volonté sans faille
des dirigeants du Parti de lutter
contre celle-ci.
L
Chen Yan
Calligraphie de Hélène Ho
LA LÉGISLATION TAÏWANAISE
EST TRÈS INCOMPLÈTE
Quand on parle de corruption, on
pense naturellement à l’affaire dans
laquelle sont impliqués l’ancien président de la République taïwanaise Chen
Shui-bian [en détention provisoire
depuis novembre 2008] et son entourage. Selon les éléments de l’enquête,
une centaine de proches de l’ancien
chef de l’Etat auraient tiré parti de leurs
relations avec lui, et plusieurs milliards
de nouveaux dollars taïwanais (NDT)
auraient été transférés à l’étranger. La
famille Chen aurait ouvert des comptes
bancaires dans une dizaine de pays et
ses activités de blanchiment d’argent
se seraient déployées sur les cinq continents. Avec ses seuls émoluments de
LE DISPOSITIF ANTICORRUPTION
DOIT ÊTRE TRÈS ÉLABORÉ
▲ Sur la boîte :
“Boîte
à dénonciation”.
Dessin de Xu Li paru
dans Fengce
yu Youmo, Pékin.
Bonnes
intentions
■
Lors de la session
parlementaire qui
vient de se terminer
à Pékin,
on a beaucoup
parlé d’un projet
visant à imposer
aux fonctionnaires
des déclarations de
fortune régulières,
souligne le quotidien
hongkongais
Taiyang Bao.
Mais aucune date
n’a été précisée.
Car ce projet fait
froncer les sourcils.
Le Premier ministre
s’est borné
à affirmer qu’il
faudrait “s’appliquer
à préparer ce projet”
et le vice-président
de la commission de
discipline du Parti
a déclaré que
la question était
“en discussion”.
“Faudra-t-il attendre,
demande le journal,
qu’ils aient tous
transféré leurs biens
aux Etats-Unis
ou au Canada avant
qu’on s’y attaque ?”
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
26
président, comment Chen Shui-bian
aurait-il pu accumuler de telles sommes
au cours de ses huit années au pouvoir ? De toute évidence, la plupart des
fonds transférés à l’étranger étaient de
l’argent sale.
Chen Shui-bian a récemment
reconnu devant la cour que, lors de
la deuxième réforme financière, une
banque qui voulait racheter un autre
établissement avait offert 200 millions
de NDT à l’ancienne première dame,
Wu Shu-jen, pour “s’acheter une conscience”. Ces grands scandales de notre
siècle que sont les abus de pouvoir à
des fins de prévarication font que les
Taïwanais respectueux des lois perdent
confiance en leur régime.
Ceux qui s’intéressent à l’affaire
Chen Shui-bian trouveront à coup sûr
curieux que les enquêteurs n’aient toujours pas réussi à établir la culpabilité de l’ancien président neuf mois
après son départ du pouvoir et estimeront que les institutions judiciaires
taïwanaises ne sont pas très efficaces.
En fait, l’une des principales raisons
pour lesquelles les choses traînent en
longueur est la clémence excessive de
la législation anticorruption à Taïwan.
La loi taïwanaise stipule qu’il faut que
les biens aient été acquis illégalement
pour que le délit de corruption soit
avéré. L’accusation doit pouvoir le
prouver, sans quoi il est impossible
de prononcer l’inculpation.
La législation taïwanaise présente
une autre lacune grave : seul un fonctionnaire peut être accusé de malversations. Aussi l’épouse de Chen
Shui-bian a-t-elle de grandes chances
d’échapper à la justice bien qu’elle ait
touché des pots-de-vin.
Comparées aux lois anticorruption
de Singapour, celles de Taïwan présentent des insuffisances criantes. En
vertu de la législation singapourienne,
DU 19 AU 25 MARS 2009
Depuis sa création, en 1952, le Bureau
d’enquête sur les pratiques de corruption (CPIB) a élucidé plusieurs
affaires de malversations, incriminant
jusqu’à des ministres. J’estime que
la principale réussite de cette unité
spéciale est d’avoir instauré dans
la société une culture anticorruption
qui garantit un gouvernement intègre.
Cette culture fait que les citoyens sont
conscients que la corruption est une
pratique honteuse, qui ne peut être
admise ni dans la fonction publique ni
dans la société dans son ensemble. De
ce fait, elle empêche efficacement les
malversations. Les agents de l’Etat sont
conscients que, si jamais ils sont reconnus coupables de corruption, ils perdront leur emploi et seront passibles
de lourdes sanctions pénales, dont
l’emprisonnement. De plus, ils seront
radiés à vie de la fonction publique.
Selon moi, l’élaboration d’une
culture anticorruption nécessite deux
conditions : tout d’abord que les dirigeants aient des convictions solides
dans ce domaine et ensuite que la corruption soit considérée comme un
crime grave et soit sévèrement réprimée. En d’autres termes, le dispositif
anticorruption doit être très élaboré et
les unités chargées de faire appliquer
les lois doivent être dotées de pouvoirs
forts. La capacité de nos dirigeants à
bien anticiper les évolutions futures a
permis à notre société de se doter
d’une culture anticorruption d’une
importance capitale, ce dont les habitants de Singapour doivent se réjouir.
De tout temps, la corruption des
classes dirigeantes a été à l’origine de
désordres parmi la population. Les
maux qui en découlent, comme la collusion entre le monde des affaires et la
fonction publique ou le recours des
pouvoirs publics à des fonds occultes,
sont susceptibles de provoquer le mécontentement de l’opinion publique et
donc des troubles sociaux pouvant
conduire à la chute des dirigeants. Il
s’agit là du principe selon lequel l’eau
permet de faire flotter un bateau, mais
peut aussi le faire chavirer…
Li Shunfu
959 p27:Mise en page 1
17/03/09
15:49
Page 27
asie
CAMBODGE
A quoi joue donc le pouvoir ?
En faisant fermer les petits établissements de paris sportifs, le gouvernement souhaite moraliser la société.
Mais il a oublié de s’occuper des casinos, dont les propriétaires sont proches du pouvoir.
CAMBODGE SOIR HEBDO
Phnom Penh
e Premier ministre Hun Sen
a surpris tout le monde. Les
jeux d’argent, au premier
rang desquels les paris sportifs, n’ont plus le droit de cité, a-t-il
décrété le 24 février. Dès le lendemain, Cambo Six, la société qui
domine depuis 2002 le monde des
paris sur les matchs de football, a
fermé toutes ses agences. Promotion
de la morale sociale, renforcement de
l’ordre public ou encore “réforme de
la société” sont les arguments avancés
par le gouvernement afin de justifier
cette décision en forme de couperet
pour cette industrie qui emploie
– employait, doit-on dire désormais –
quelque 9 000 personnes, dont 1 500
dans le seul réseau de Cambo Six.
Les jeux d’argent sont, en principe,
interdits aux Cambodgiens pour éviter le surendettement. L’accès aux casinos leur était ainsi refusé. En revanche,
une dérogation avait été accordée à
Cambo Six et à Sporting Live Group,
l’autre enseigne des bookmakers.
Leur licence se limitait aux paris
sur les matchs de football disputés
à l’étranger. Selon son site Internet
[désormais hors service], Cambo Six
gérait une vingtaine d’agences. Le
montant des sommes engagées n’a
pas été rendu public. Le ministère de
l’Economie indique simplement que
Cambo Six reversait chaque année
1 million de dollars [789 000 euros]
de taxes. Dans son ensemble, l’industrie des jeux a rapporté, en 2008,
20 millions de dollars à l’Etat. Il est
vrai que ces dernières années l’interdiction frappant cette activité était allégrement transgressée. De fait, de nombreux établissements de toute taille,
avec ou sans licence, ont commencé à
se développer au cours des dernières
L
années, proposant une large palette de
jeux : loteries, machines à sous, roulettes, black jack, paris sportifs… L’engouement au sein de la population et
son cortège de conséquences désastreuses ont été dénoncés à maintes
reprises au sein de la société civile et
par les partis d’opposition, dont les
appels à réguler la filière étaient restés
vains jusqu’à la décision du 24 février.
Rong Chhun, président de l’Association des enseignants indépendants
du Cambodge et habituellement farouche critique du chef du gouvernement, a aussitôt applaudi. “Soixante
pour cent des jeunes de Phnom Penh
parient sur le foot… Cambo Six pousse
les élèves à faire l’école buissonnière ! C’est
l’une des raisons qui expliquent le faible
niveau d’éducation au Cambodge”,
affirme-t-il. Il estime que seul un foyer
sur cinq de la capitale n’abrite aucun
parieur. Son Chhay, ténor de l’opposition, partage l’avis du syndicaliste sur
le fond ; mais il cite des chiffres différents. “Entre 5 % et 7 % des Cambodgiens
▲ Dessin de Horsch
paru dans
Handelsblatt,
Düsseldorf.
jouent chez Cambo Six. Les paris sportifs
troublent l’ordre social et rendent les gens
improductifs. Les motos-taxis refusent des
clients parce qu’ils attendent les résultats
du foot. Les étudiants dépensent dans les
jeux l’argent censé payer leurs frais de sco-
Les journaux sportifs
durement touchés
PRESSE
u Cambodge, avant l’interdiction
des paris sportifs décrétée par le
Premier ministre, l’offre paraissait sans
fin. Les amateurs du ballon rond pouvaient miser sur les affiches des différents championnats européens. Ils
pouvaient aussi s’essayer à un pronostic sur une rencontre improbable
d’une division oubliée quelque part
dans le monde. Mais rares étaient les
accros à s’engager à l’aveuglette.
Beaucoup avaient pris l’habitude
d’éplucher méthodiquement les statistiques et les commentaires publiés
dans la presse pour deviner la future
prestation de telle ou telle équipe. Des
titres spécialisés étaient même nés
pour répondre à cette demande.
A
L’annonce faite par Hun Sen a sonné
le glas pour eux aussi. Dès le lendemain, les kiosques ont enregistré une
chute de leurs ventes. “La fin des paris,
c’est bien pour la société, mais mes
affaires en souffrent. J’avais l’habitude
de vendre chaque jour une vingtaine
d’exemplaires et désormais je n’en
vends plus un seul. Même si je les
offrais, personne n’en voudrait !”
explique You Leakhana, gérante d’un
point de vente du centre de la capitale, dans les colonnes du Phnom
Penh Post. “Ça ne sert plus à rien !”
tranche quant à lui Ly Sopheak, un
joueur habitué à débourser 2 000 riels
[0,40 euro] chaque semaine pour
acquérir un journal sportif.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
27
DU 19 AU 25 MARS 2009
larité !” affirme-t-il. Le vice serait même
à l’origine de nombreux divorces,
renchérit Chea Vannath, une des
figures de la société civile.
Reste que la volonté des autorités de débarrasser en profondeur et
définitivement la société de ce fléau
incite à la prudence. La circulaire du
ministère de l’Economie reste en
effet muette sur les casinos dûment
enregistrés et installés sur le sol cambodgien. La plupart d’entre eux sont
implantés dans les zones frontalières
entre la Thaïlande et le Vietnam [et
appartiennent pour beaucoup à des
proches du pouvoir]. “Les décisions
du gouvernement semblent avant tout
avoir été dictées par des considérations
politiques, et non par une réelle volonté
de réformer le pays”, analyse ainsi l’obser vateur politique Koul Panha.
La décision laisse également perplexe
Thun Saray, président de l’organisation de défense des droits de
l’homme ADHOC. “Est-ce que cette
interdiction continuera d’être appliquée
sur la durée ? Ou bien les jeux reprendrontils bientôt sous une autre forme ?” se
demande-t-il.
Ky Soklim
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●
PA L E S T I N E
Jérusalem, une capitale arabe de la culture ?
Mauvaise organisation, démissions en cascade, népotisme et corruption : les festivités
qui doivent avoir lieu dans le secteur arabe de la ville sont mal engagées.
AL-HAYAT
Londres
as besoin d’être un observateur par ticulièrement
perspicace pour se rendre
compte des difficultés du
programme “Jérusalem, capitale
culturelle du monde arabe 2009”.
Oublions le flou qui entoure les questions de logistique et de financement
pour nous arrêter sur un autre point
de confusion. Car il y a trois programmes à Jérusalem, celui du Hamas,
lancé le 7 mars, celui du Fatah, qui
démarrera le 21 mars, et celui bâti à
l’initiative de la diaspora palestinienne,
qui est prévu pour le 30 mars. Toutes
les cérémonies d’ouverture ont été
repoussées de trois mois en raison du
sang qui coulait à Gaza.
“Je comprends ce retard. Il s’explique
par la guerre israélienne contre notre peuple
à Gaza”, explique l’écrivain Mahmoud
Choucair. “Mais j’ai des réserves sur la
composition du haut comité qui en a la
charge.” Choucair fait partie des nombreux intellectuels hiérosolymitains qui
dénoncent la façon dont on s’y est pris.
Et le poète Najwan Darwish va plus
loin dans ses critiques. “Les questions à
propos des programmes révèlent les contradictions structurelles de la vie politique
palestinienne et arabe, notamment en ce
qui concerne Jérusalem. Il faut malheureusement reconnaître aujourd’hui, trois
mois après le début de l’année, que le projet a échoué”, explique-t-il. Selon lui, les
choses étaient mal engagées au départ,
“parce que le choix de Jérusalem relevait
de l’improvisation et n’avait été ni étudié
ni préparé. Après l’annonce de ce choix,
deux années se sont écoulées sans qu’on
avance. On a assisté à un déploiement
d’impuissance collective – démissions,
valses-hésitations et déclarations médiatiques sans rapport avec la réalité.” Il
impute cet échec aux “instances palestiniennes chargées du projet, qui n’avaient
pas les compétences nécessaires. Elles ont
accaparé l’idée et ont contribué ainsi, de
pair avec l’occupant israélien, à gâcher
une chance historique de faire quelque
chose pour la ville.”
Compte tenu de l’état de décomposition de la société palestinienne, il
était prévisible que tous ceux qui travaillaient sur ce programme allaient
connaître des démissions, défections
et dissensions en rafale. La communication était défaillante au point que les
citoyens ordinaires n’étaient même pas
au courant de la date de lancement.
Cette vision négative n’est pas partagée par Ismael Tilawi, secrétaire général du Comité national pour l’éducation, la culture et les sciences, et
président du Comité de coordination
avec les pays arabes pour la préparation du programme. “Le haut comité a
réalisé beaucoup de choses, malgré deux
obstacles. Le premier est que les autorités
P
▲ Dessin d’Anthony
Russo paru dans
l’International
Herald Tribune,
Paris.
■
Mur
En plus des
dissensions entre
Palestiniens, “les
festivités culturelles
prévues à Jérusalem
sont pénalisées
par les difficultés
d’accès à la ville
tant pour les
délégations arabes
invitées que pour
les Palestiniens
de Cisjordanie et
de Gaza, notamment
à cause du mur
de séparation
qui entrave
la libre circulation
à l’intérieur
des Territoires
palestiniens
occupés”, note
le site d’information
Elaph.
occupantes [israéliennes] font tout pour
empêcher les activités culturelles que nous
voulons organiser dans ce cadre. Elles l’ont
montré en arrêtant plusieurs participants
à la cérémonie de lancement de notre programme. Le second obstacle est d’ordre
matériel, nous n’avons malheureusement
rien reçu des sommes que les ministres
arabes de la Culture promettent à chacune
de leurs réunions.”
DES PERSONNALITÉS QUI N’ONT
RIEN À VOIR AVEC LA CULTURE
Ces difficultés, les intellectuels palestiniens les comprennent. Or qu’est-ce
qui a empêché de communiquer les
vraies raisons du retrait de feu Mahmoud Darwish [grand poète palestinien] de la présidence du Comité, suivi
par la démission de Hanane Achraoui
[grande figure de la société civile] et la
nomination surprise du président de
l’Autorité palestinienne à la tête de ce
Comité ? La vague des démissions a
également touché le bureau exécutif,
où trois présidents se sont succédé en
moins de dix-huit mois. “C’est injuste
de présenter les choses ainsi, rétorque
Ismael Tilawi. Il y a de la confusion et de
l’exagération quand on parle de démissions. Mahmoud Darwish n’a pas du tout
claqué la porte. Il ne pouvait pas continuer parce qu’il était malade. Hanane
Achraoui a été nommée temporairement.
Elle a été absente pendant plus de deux
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
28
mois parce qu’elle était aux Etats-Unis.”
Quant au bureau exécutif, il souligne
que “Bassem Al-Masri l’a présidé jusqu’à son arrestation par les Israéliens, lors
de la cérémonie de lancement. Ensuite,
il est parti en Jordanie et, pendant plus
de trois mois, on l’a empêché de revenir
en Palestine.” Toutefois, d’après les
rumeurs, il aurait démissionné pour
d’autres raisons, proches de celles
qui expliquent la récente démission
d’Ahmed Dari [son successeur] et
d’autres membres du bureau.
Au sujet de la composition des
équipes, on a dit que certaines personnalités importantes avaient été écartées au profit d’autres qui n’avaient rien
à voir avec la culture. “Je ne veux pas
parler des personnes et je ne veux en dénigrer aucune”, explique l’écrivain Mahmoud Choucair. “Mais je parle de leurs
compétences professionnelles et du rapport
qu’elles ont avec la culture. Beaucoup d’intellectuels bien connus de Jérusalem, de
Cisjordanie, de Gaza, à l’intérieur de la
Ligne verte [en Israël] et dans la diaspora
ont été ignorés sans qu’on sache pourquoi.
Certes, le Comité ne peut pas représenter
tous les intellectuels, mais il y a un problème évident.” De son côté, Najwan
Darwish ne regrette pas seulement
l’absence d’intellectuels de la diaspora
et de Palestiniens de 1948 [Arabes
israéliens], ainsi que la limitation à une
seule couleur politique. Il dénonce également la présence de représentants du
courant pro-israélien [favorable à un
compromis avec Israël] et de certaines
personnes qui traînent un lourd passé
de mauvaise gestion.
Le comité de coordination avec les
autres pays arabes indique avoir signé
des accords avec de nombreuses institutions culturelles à Gaza, à Jérusalem
et en Israël, et annonce que les festivités démarreront le 21 mars simultanément dans cinq villes : Jérusalem,
Bethléem, Nazareth, Gaza et le camp
de réfugiés de Bourj El-Barajneh, au
Liban. Reste qu’il y a trois programmes, alors que le programme officiel
décidé par l’Autorité palestinienne est
censé représenter tout le monde. “Il
n’est pas admissible que notre ministère
contacte un ministre démissionnaire. Ce
serait consacrer la scission.” C’est ainsi
que la ministre de la Culture à Ramallah justifie son refus de communiquer
avec son homologue à Gaza, le ministre
du Hamas.
Par ailleurs, certains Palestiniens
saisissent l’occasion pour émettre des
fatwas interdisant à Gaza toute activité culturelle financée par l’Autorité
palestinienne de Ramallah. Dans ce
contexte de séparation géographique
et de blocus israélien, Gaza peut difficilement se joindre à la programmation. De même, les “Arabes israéliens”
n’ont pas été impliqués, en dehors de
quelques exceptions servant de feuille
de vigne.
Asma Azaïzé
DU 19 AU 25 MARS 2009
ÉGYPTE
Petits
arrangements
avec la morale
Quel mal y a-t-il à tricher
pendant les examens ?
demandent les étudiants
égyptiens aux docteurs
de la loi.
AL-HAYAT (extraits)
Londres
n ne pouvait pas ne pas être
interpellé par cette information sur les examens de la fin
du premier semestre universitaire : on
a constaté de la triche chez des étudiants inscrits dans des filières où cela
paraît particulièrement peu convenable, à savoir les études de droit et
de la charia à l’université Al-Azhar.
Certes, il y a également des tricheurs
parmi les étudiants en histoire, en
médecine, en commerce, etc., mais
les plus enclins à cette pratique semblent être ceux qui seront habilités
à diriger la prière et à émettre des
fatwas – qui seront des fatwas de
tricheurs.
On est également étonné quand
on lit le contenu de certains sites
Internet islamiques à ce propos,
comme cette question posée par un
étudiant : “Est-ce qu’il est illicite de tricher aux examens ? Quelle est la valeur
d’un diplôme obtenu par ce moyen ?” Et
il ajoute : “Si je suis certain qu’une personne enseignant telle ou telle matière persécute un étudiant et fait exprès d’embrouiller les questions, est-ce qu’il est
permis, pour réussir l’examen, de recourir à des moyens qui peuvent paraître
contraires à la morale ?” La réponse
donnée par le docteur de la loi va de
soi. Ce qui est plus surprenant, ce sont
les commentaires et les messages de
sympathie que d’autres internautes
ont laissés. L’un d’eux écrit : “Ça veut
donc dire qu’on n’a pas le droit de se
défendre et qu’on doit se soumettre aux
névroses du professeur ?” Un autre :
“Est-ce que c’est la même chose d’avoir
besoin d’aide extérieure lors des examens
quand on a fait ce qu’il faut pour réviser
ou de tricher sans avoir ouvert un livre ?”
Plus généralement, les interrogations de toutes sortes liées à ce que la
religion permet ou non sont quelque
chose qui occupe beaucoup de place
dans la vie des jeunes. Midhat, un étudiant de 28 ans, était connu parmi ses
amis pour son conservatisme excessif. Il considérait qu’il était illicite
d’entretenir des amitiés avec des filles,
de fréquenter les cafés, de regarder la
télévision en dehors des émissions
sérieuses, etc. Cela ne l’empêche pas
aujourd’hui de se languir d’une “green
card”, [la carte verte de résident ] qui
lui permettrait de s’installer aux EtatsUnis, alors qu’il sait bien qu’il ne
pourra pas se conformer à ses principes là-bas.
Amina Kheiry
O
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PA L E S T I N E
Les Israéliens creusent un peu trop loin
En exploitant pour leur propre bénéfice les ressources minérales de la Cisjordanie,
les entrepreneurs israéliens violent le droit international au profit de l’Etat hébreu.
ce qui bénéficie également à la population.”
Mais l’étude officielle de 2008 sur les
matériaux de construction est parvenue au résultat opposé, à savoir que les
trois quarts de ce qui est extrait en Cisjordanie partent pour Israël. Le reste
est acheté par des Palestiniens. S’il
existait un Etat palestinien, ce serait
peut-être également le cas, mais les
propriétaires des carrières seraient
palestiniens et l’urbanisation serait
confiée à des Palestiniens.
La création d’un Etat palestinien
en Cisjordanie et à Gaza est de moins
en moins évoquée depuis le clivage survenu au sein de la classe dirigeante
palestinienne lorsque le Hamas a été
porté au pouvoir à Gaza – et aussi
depuis la victoire de la droite aux dernières législatives [10 février] en Israël.
THE NEW YORK TIMES
New York
DE BEITAR ILIT (CISJORDANIE)
es blocs de roche aussi
gros que des petites berlines sont extraits de cette
immense carrière située
près de Bethléem, puis concassées
avec fracas dans des broyeurs. On produit ainsi du gravier et du sable qui
vont servir à construire des immeubles
non seulement dans cette colonie
israélienne en pleine expansion, mais
aussi partout en Israël. Bien entendu,
le sol cisjordanien est disputé. Israël
l’occupe, et les Palestiniens veulent
y installer un futur Etat. Mais ce sol
lui-même disparaît à vue d’œil – des
sociétés israéliennes en tirent des
matériaux de construction, une pratique qui fait l’objet de nouvelles
actions en justice.
“Israël transfère des ressources naturelles de Cisjordanie dans son propre intérêt, ce qui est totalement interdit non seulement par le droit international, mais
aussi par les décisions de la Cour suprême
israélienne”, souligne Michael Sfard,
avocat de Yesh Din, une organisation
israélienne de défense des droits de
l’homme qui doit porter l’affaire devant
le tribunal suprême dans le courant du
mois. “C’est un transfert illégal de terres,
au sens le plus littéral du terme.”
Dans un pays à moitié désert, le
sable et les rochers peuvent sembler
des ressources de peu de valeur. Mais,
les carrières étant désormais soumises
à une réglementation stricte du fait des
nuisances sonores et de la poussière
qu’elles produisent, il devient de plus
en plus intéressant de s’attaquer au
désert. Il arrive souvent qu’on surprenne dans le désert du Néguev des
entrepreneurs volant du sable ou des
rochers par camions entiers, à la faveur
de la nuit. Une étude officielle de 2008
prévoit une grave pénurie de matériaux
de construction d’ici dix ans.
D
“À CE COMPTE-LÀ, L’OCCUPATION
N’EST PAS PRÈS DE SE TERMINER”
Ainsi, la dizaine de carrières exploitées
en Cisjordanie qui sont dans le collimateur de la justice représentent près
du quart du sable et du gravier qu’utilise Israël annuellement, soit 10 millions de tonnes sur un total de 44 millions. Les Palestiniens sont excédés et
soulignent que, si une économie palestinienne prospère est destinée à voir le
jour, ils ne doivent pas laisser piller
leurs ressources naturelles. “Cela nous
cause un tort évident”, assure Sam
Bahour, un homme d’affaires palestinien de Ramallah. “Les intérêts économiques d’Israël perpétuent l’occupation,
et ce n’est là qu’un nouvel exemple. A ce
compte-là, cette occupation n’est pas près
de se terminer.”
La IVe Convention de La Haye
de 1907 prévoit que les puissances
occupantes ne doivent pas exporter
les ressources naturelles d’un territoire
EN ISRAËL, PERSONNE NE VEUT
D’UNE CARRIÈRE POLLUANTE
▲ Dessin
de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
■
Pétition
“Le groupe Yesh Din
a transmis le 9 mars
une pétition
à la Cour suprême,
accusant Israël
de violer le droit
international
en exploitant
les ressources
des Territoires
palestiniens
occupés pour
son propre profit”,
rapporte Yediot
Aharonot. Dix
entreprises
israéliennes gérant
des carrières
cisjordaniennes
sont citées dans
la pétition, selon
laquelle, “en droit
international,
ce genre d’activité
viole les lois
d’occupation aussi
bien que les droits
de l’homme
et peut être
assimilé
à du pillage”.
occupé. Les revenus tirés de leur éventuelle exploitation doivent aller à un
fonds destiné à la population locale.
C’est ainsi que l’armée américaine gère
le pétrole en Irak. Dans la mesure où
le statut de la Cisjordanie, avant sa
conquête par Israël lors de la guerre de
1967, n’était pas clair – elle était occupée par la Jordanie depuis 1948 –, de
nombreux juristes israéliens considèrent qu’il est faux de considérer la Cisjordanie comme un territoire occupé
au sens classique du terme. La Cour
suprême israélienne a refusé de statuer
sur la légalité des colonies israéliennes,
estimant qu’il s’agissait d’une question
politique, même si des juristes étrangers les jugent illégales. Pourtant, en
ce qui concerne l’occupation de la Cisjordanie, les juges israéliens ont généralement émis des décisions allant dans
le sens du droit international. Au début
des années 1980, ils ont affirmé qu’une
route ne pourrait pas y être construite
si elle ne bénéficiait pas aux Palestiniens. “Une région annexée militairement
ne doit pas être soumise à une exploitation
sans frein”, a affirmé le tribunal.
L’association professionnelle qui
représente les carrières israéliennes
estime pour sa part que toutes les activités des entreprises présentes en Cisjordanie sont conformes aussi bien au
droit international qu’aux règlements
établis par l’armée israélienne, qui
contrôle ce territoire. “Nous versons des
redevances qui sont réinvesties dans les Territoires et profitent aux Palestiniens”, note
Dan Catarivas, directeur du commerce
extérieur au sein de l’Association des
industriels d’Israël. “La plus grande partie des matériaux extraits de ces carrières
est utilisée dans les Territoires eux-mêmes,
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
29
Mais Benyamin Nétanyahou, pressenti
pour diriger le prochain gouvernement,
a affirmé qu’il voulait construire l’économie et les institutions palestiniennes
en Cisjordanie afin d’accroître les
chances de succès d’un Etat palestinien. Interrogé sur la question des carrières, Ron Dermer, un proche collaborateur de M. Nétanyahou, s’est dit
favorable au changement. “Le nouveau
gouvernement va aborder ces questions de
façon très pragmatique, en vue de décider
de ce qui est dans l’intérêt de l’économie
palestinienne”, a-t-il expliqué.
Répondant à des questions deYesh
Din, l’armée israélienne a défendu le
principe des concessions qu’elle octroie
aux carrières, mais a fait valoir que la
politique menée jusqu’à présent était
désormais réexaminée.
Certaines voix s’élèvent pour
dénoncer les effets néfastes des carrières sur l’environnement. Itamar Ben
David, responsable de la planification
environnementale au sein de la Société
israélienne de protection de la nature,
a siégé dans le comité qui a réalisé
l’étude sur les matériaux de construction l’an dernier. “J’ai été étonné de voir
la part énorme de ces matériaux extraits
en Cisjordanie qui partait en Israël, commente-t-il. L’une des raisons en est que
la réglementation en matière d’urbanisme
et de défense de l’environnement est moins
stricte en Cisjordanie qu’en Israël. En
Israël, personne ne veut d’une carrière à
côté de sa résidence.”
Des responsables palestiniens se
disent préoccupés par la présence de
ces carrières, car comme les Israéliens
ils n’apprécient pas d’en avoir à proximité. “Cette industrie pollue les Territoires
palestiniens”, déplore Hassan AbuLibdeh, conseiller spécial auprès du
Premier ministre palestinien [démissionnaire], Salam Fayyad. “Et elle est
en concurrence avec notre propre industrie. Nous la considérons donc comme une
agression. Dans ce secteur comme dans
d’autres, des entreprises israéliennes prospèrent au détriment de l’économie palestinienne.”
Ethan Bronner
DU 19 AU 25 MARS 2009
IRAN
Khatami trahi
par les siens
e camp réformateur a-t-il
encore une chance de battre le
président sortant, Mahmoud
Ahmadinejad, le 15 juin prochain ?
Depuis que Mohammad Khatami a
annoncé le retrait de sa candidature,
mardi 17 mars, la presse progressiste
de Téhéran n’y croit plus. L’ancien chef
de l’Etat, qui a dirigé le pays de 1997
à 2005, s’était lancé dans la course à
la présidentielle le 9 février dernier.
Il apparaissait comme le candidat le
mieux placé pour empêcher l’ultraconservateur Ahmadinejad d’être réélu
pour un deuxième mandat de quatre
ans. Mais une attaque venue de son
propre camp a mis fin à ses ambitions.
Un autre réformateur, Mir Hossein
Moussavi, a en effet présenté sa candidature le 9 mars dernier. Mohammad Khatami a donc choisi de lui
apporter son soutien, pour préserver
l’unité de son camp.
“Lorsque, en janvier dernier, Khatami avait affirmé que lui ‘ou’ Moussavi
se présenterait à la présidentielle, personne
ne pensait que ce serait lui ET Moussavi”,
ironise le quotidien Sedaye-e Edalat.
Le journal rappelle que Khatami
avait courtoisement demandé à Mir
Hossein Moussavi s’il souhaitait être
le candidat du camp réformateur.
Devant le refus de ce dernier, Khatami
avait donc confirmé sa candidature “à
contrecœur”.“Quelle surprise alors de voir
Moussavi déclarer cinq semaines plus tard
qu’il se lançait dans la bataille !” commente le quotidien. Premier ministre
de 1981 à 1989, Moussavi bénéficie
d’une image positive pour avoir su
gérer le pays au plus fort de la guerre
contre l’Irak, mais il n’a pas occupé de
fonction politique majeure depuis.
“Moussavi part avec un handicap, car sa
démarche a totalement manqué de moralité”, note le quotidien Hammihan.
“Après s’être comporté de la sorte vis-àvis de Khatami, il n’est pas certain que
Mir Hossein Moussavi réussisse à mobiliser toutes les voix du camp réformateur.”
Beaucoup de partisans des réformateurs pourraient choisir de voter pour
l’ancien président du Parlement Mehdi
Karoubi, un autre candidat modéré.
“La décision de Khatami est lourde
de conséquences pour l’avenir du peuple
iranien”, commente Mohammad Ali
Abtahi, proche conseiller de l’ancien
président, dans le webzine Tagheer.
“Comme l’ont montré ses premiers meetings de campagne, à Chiraz par exemple,
où il a été accueilli triomphalement, Khatami reste le plus rassembleur dans le camp
réformateur. Son retrait est une véritable
déception”, écrit-il, jugeant toutefois
que Khatami a pris la meilleure décision possible d’un point de vue moral.
Dans sa situation, il n’avait pas d’autre
choix, les deux autres réformateurs
ayant refusé de se retirer en sa faveur.
Khatami a cherché à éviter que ne se
répète le scénario de 2005, où aucun
candidat modéré n’avait été capable
de rassembler son camp. “Voilà encore
une occasion historique manquée. C’est
maintenant une tâche bien difficile qui
attend Karoubi et Moussavi.”
■
L
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afrique
●
MADAGASCAR
L’armée fait main basse sur le régime
Le chef de l’Etat malgache Marc Ravalomanana a démissionné le 17 mars et abandonné tous ses pouvoirs.
Mais qui sera le nouvel homme fort du régime ?
e chef de l’opposition malgache Andry Rajoelina est
entré le mardi 17 mars au
matin dans les bureaux
de la présidence, situés au centre
d’Antananar ivo, la capitale malgache. Quelques minutes plus tard,
le président malgache a démissionné et transféré ses pouvoirs à
un “directoire militaire”. Déjà, la
veille, les jours au pouvoir du président Marc Ravalomanana semblaient comptés : avec la prise du
palais présidentiel par l’armée malgache, le 16 mars, au cœur de la
capitale, la crise s’apparentait déjà
à un coup d’Etat.
Face à l’impasse politique, les
militaires avaient lancé début mars un
premier avertissement aux deux protagonistes : faute de règlement politique, l’armée malgache prendrait ses
responsabilités. Un avertissement
d’autant plus lourd de sens qu’il avait
été donné par les plus anciens des
haut gradés. Cette perspective pouvait susciter une certaine bienveillance
de la part de la population, lasse et
inquiète de la surenchère politique.
L’armée se parait de son aura de dernier rempart de l’unité nationale et
s’affichait comme étant au service du
peuple. Mais ce scénario militaire s’est
joué aux dépens de ceux qui l’avaient
écrit. La mutinerie du Corps d’armée
des personnels et des services administratifs et techniques (CAPSAT), le
8 mars, a débordé non seulement le
pouvoir civil légal honni, mais aussi
L
ANALYSE
▶ Dessin de Vlahovic
paru dans NIN,
Belgrade.
▲ ■ A la une
“Le palais
présidentiel
d’Ambohitsorohitra
tombe aux mains
de l’armée.”
La couverture
du quotidien Midi
Madagasikara,
le 17 mars.
armée, a sans doute été trop longtemps
masqué par le goulet d’étranglement des
innombrables capitaines qui attendaient
de passer automatiquement au grade supérieur, ou des commandants qui espéraient
leur cinquième bouton tout aussi automatiquement.” “Paradoxalement, c’est un
grand chef militaire, brillant, cultivé et racé
qui a enclenché la descente aux enfers de
l’armée malgache”, juge l’éditorialiste
de Madagascar-Tribune.com. “L’amiral Ratsiraka a créé une hiérarchie de
pacotille, sans respect des principes, pour
anesthésier les ambitions des officiers. A la
fin de la IIde République [1992], pour un
effectif évalué à 25 000 soldats, on compte
125 généraux, dont environ 80 en acti-
La rue impose sa loi à Antananarivo
S’il veut exercer le pouvoir suprême,
le maire d’Antananarivo doit prouver
sa maturité politique en renonçant
au populisme.
rustrée, appauvrie, lésée, blessée, et
même sans doute, pour quelques-uns,
financièrement motivée, la foule de la place
du 13-Mai [située au cœur de la capitale malgache, lieu historique de contestation du pouvoir] se voit promue au rang de peuple malgache. En près de trois mois, les quelques
milliers de personnes à Antananarivo et dans
les régions sont devenues une véritable force
qui s’est imposée aux 18 millions de Malgaches, en cumulant plusieurs atouts : un
courage indéniable, des haut-parleurs de
sonorisation mobile, et maintenant la protection bienveillante des fusils du Corps d’armée des personnels et des services administratif et technique (CAPSAT). Le pouvoir
vient donc du peuple, qui le donne et le
reprend.
Il est indiscutable que, dans une démocratie
réelle, le pouvoir est placé pour un temps par
le peuple entre les mains des dirigeants. Mais
cela donne-t-il autorité au peuple pour le
F
la hiérarchie militaire. Deux colonels
malgaches, Noël Rakotonandrasana,
conseiller et coordonnateur de l’étatmajor général, et André Andriarijaona,
nouveau chef d’état-major, ont pris
les devants.
“Finalement, en prenant leurs responsabilités, les militaires dits du CAPSAT auront révélé plus de problèmes
qu’ils ne sont capables d’en résoudre”,
observe un chroniqueur de L’Express
de Madagascar, pour qui “cette crise
laissera de graves séquelles” dans l’armée. Il souligne les déséquilibres
internes des forces armées. “Le statut
dévalorisé des sous-officiers, articulation
essentielle dans le fonctionnement d’une
vité . Dans les pays occidentaux,
125 généraux correspondent à un effectif de 350 000 hommes. En voulant
assainir la situation par un ralentissement des passages au statut d’officier
général, Marc Ravalomanana avait pris
une décision qui s’imposait mais qui n’a
pas plu” aux officiers.
L’Express reste en quête d’une personnalité à l’autorité indiscutable.
“Aujourd’hui, ce collectif de colonels at-il la légitimité morale pour porter un
projet capable de combler le vide sidéral
des discours [de la place] du 13-Mai [lieu
de rassemblement quotidien de l’opposition] ? Pour que l’opinion publique garde
sa confiance dans les forces armées, il faudra une autre figure tutélaire, qui rassure
par sa capacité à fédérer toutes les sensibilités. La paix civile ne sera durablement
possible que par l’intermédiaire d’un
apaisement militaire.”
Pour Madagascar-Tribune.com, l’attitude du régime n’a fait que précipiter sa chute. “Il est certain que la frustration des officiers est réelle. Marc
Ravalomanana ayant pensé qu’on pouvait les traiter comme des pots de yaourt
[secteur dans lequel le président a fait fortune], il s’est amusé à casser les barrières
imposées par les normes en ce qui concerne
les commandements. Il a gelé les promotions au grade de général, ce qui a transformé de nombreux colonels en mutins
potentiels. Il a fait procéder à des emprisonnements d’officiers populaires au sein
de l’armée. Et, tout dernièrement, il a associé des civils et des mercenaires aux opérations de l’EMMO-Nat [état-major
mixte opérationnel national].”
■
reprendre n’importe quand, par n’importe
quel moyen et, surtout, en plébiscitant n’importe qui ? Dans ce cas, quelle est la valeur
du droit ? A partir de quel chiffre une foule
peut-elle se targuer d’être le peuple ? Quand
on veut s’approprier le pouvoir, a fortiori en
dehors des règles constitutionnelles, il faut
se constituer un solide arsenal d’arguments
pour provoquer l’enthousiasme de la foule.
Le chapelet d’erreurs de Ravalomanana a
constitué un terreau favorable. Atteinte à
la liberté d’expression en empêchant les
opposants d’accéder aux chaînes de l’audiovisuel public, mais aussi en interdisant
des émissions ou en fermant des stations
audiovisuelles. Atteinte aux valeurs nationalistes, en favorisant l’immixtion d’étrangers dans les sphères de décision économiques et politiques à Madagascar, allant
même jusqu’à tenter de vendre 1,3 million
d’hectares aux Sud-Coréens. Gabegie en
effectuant des dépenses faramineuses qui
ne profitent pas au peuple, telles que l’Air
Force One Number Two [le nouvel avion présidentiel]. Aveuglement en se concentrant
sur des sujets considérés comme inutiles.
Et enfin, trahison en faisant venir des mer-
cenaires pour encadrer l’EMMO-Nat [les
forces de l’ordre, composées de membres
de l’armée, de la gendarmerie et de la police].
Ce point aura été sa plus grosse erreur, car
il s’est mis à dos à la fois une partie de l’opinion publique et les officiers et sous-officiers
malgaches.
Tous ces thèmes ont servi de ferment à la
grogne, et il a suffi que Rajoelina les introduise peu à peu dans les discours. De plus,
en temps de crise politique, l’objectif n’est
pas de s’adresser à l’intellect des gens par
des démonstrations savantes, mais de
s’adresser à leurs émotions en leur racontant ce qu’ils veulent entendre, quitte à flirter avec le mensonge. Le coup de génie de
l’ancien maire d’Antananarivo quand il a mûri
son plan est d’avoir mis en place un quatuor
d’éditorialistes bourrés de divers talents –
dont tous ne sont cependant pas louables.
Ces éditorialistes ont réussi à galvaniser les
foules, à maintenir la pression, à prêcher
la bonne parole, à proférer des menaces et
des imprécations pour orienter la vindicte
populaire. Populisme et flatterie envers la
plèbe ne pouvaient donner qu’un seul résultat : une ambiance de kolkhoze (coopérative
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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DU 19 AU 25 MARS 2009
de l’époque soviétique) où la hiérarchie
n’existe plus et dans laquelle tous se sentent dirigeants, responsables, sans considération de compétences ou de discipline.
Est-il donc étonnant d’assister à des scènes
qui ne devraient exister que dans les films
de voyous ? Un adjudant qui se permet de
braquer son arme sur un vice-amiral. Des
syndicats qui votent la destitution de leur
directeur général. Un colonel qui s’autoproclame chef d’état-major des forces
armées. Des gibiers de potence à l’haleine
avinée qui s’improvisent comité de vigilance
pour racketter les automobilistes aux barrages. Il semblerait que toute la société malgache soit en crise d’adolescence, à l’image
d’Andry Rajoelina. Le problème est que les
Malgaches ont, semble-t-il, perdu leur capacité de vision à long terme, d’où cet aspect
cyclique des crises politiques. A force de
caresser la plèbe pour favoriser son érection chaque fois qu’un politicien ambitieux
mais impatient se sent pousser des ailes,
on efface de plus en plus les limites entre
le bien et le mal, le juste et l’injuste, le vrai
et le faux, le légal et l’illégal.
Ndimby A., Madagascar-Tribune.com, Antananarivo
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afrique
SOMALIE
Le calvaire des Somaliennes
A Mogadiscio, ville désertée par les hommes, les femmes sont désarmées face à la violence et à la misère.
Mais elles tiennent bon et luttent pour protéger leur famille.
cuées au fil de dix-sept années de
guerre civile. La femme marche entre
les colonnes décrépites. Elle tient serré
contre elle un léger cabas où elle a mis
de quoi acheter un peu de riz et un
morceau de poisson. Giulia, 45 ans,
a appris à défendre le peu d’argent mis
de côté pour la nourriture. “Depuis le
début de la guerre, en 1991, tout s’est précipité”, se lamente-t-elle, dans un italien
simple et lent, appris auprès d’un mari
qui est retourné en Italie il y a quelques
années. “Maintenant, c’est le désastre.”
L’ESPRESSO
Rome
adumo Mohammed se lève
un peu avant l’aube, comme
tous les jours. Elle fait ses
ablutions rituelles, en utilisant l’eau avec parcimonie. Elle s’agenouille sur la natte usée et psalmodie
une litanie. Elle trouve refuge dans les
versets contre les rafales de mitraillette
et le tonnerre des obus qui constituent
les bruits de fond à Mogadiscio à la fin
de la nuit. Puis Fadumo réveille ses
trois enfants de leur sommeil qu’ont
troublé les piqûres de moustique. Elle
leur tend des tasses d’eau en guise de
petit déjeuner. La veille, ceux qui combattent dans son quartier de Mogadiscio l’ont empêchée de s’aventurer
au-dehors pour chercher de la nourriture. Les miliciens islamiques radicaux
d’Al-Shabab contrôlent la quasi-totalité de la Somalie centrale et méridionale. Dans la capitale, ils s’efforcent de
s’emparer des dernières positions gouvernementales. Aussi, une fois terminée la dernière ration de maïs sec distribuée par les ONG, la jeune femme
et ses enfants sont contraints de jeûner. “Garde tes sœurs. Ne les laisse pas
sortir”, ordonne-t-elle à l’aîné, un garçonnet âgé de 5 ans, avant de se mettre
en chemin, longeant les murs de bâtiments rasés jusqu’au sol. Le hidjab lui
recouvre la tête et lui marque les joues.
Ses yeux bougent rapidement et regardent les intersections et les toits. Ils
scrutent les trous dans la chaussée, parfaites cachettes pour les bombes télécommandées par les insurgés islamiques, qui chaque jour intensifient
les attaques contre les soldats du gouvernement de transition. Fadumo passe
devant quelques casernes. C’est là
qu’étaient postées les troupes éthiopiennes. Après deux années de soutien
aux autorités provisoires, les soldats
d’Addis-Abeba ont quitté le pays, ne
laissant derrière eux que vide et destruction, haine et rancœur. Fadumo
Mohammed n’a pas réussi à fuir
Mogadiscio. La ville est désormais
vidée de ses habitants. Il n’y reste
qu’une colonie de rescapés, composée
en grande partie de femmes demeurées seules, qui n’ont pas trouvé le
moyen de s’enfuir ou l’argent qui le
F
LES ISLAMISTES SONT PARTOUT
DANS LA VILLE
▲ Dessin de
Carlos Killian
paru dans ABC,
Madrid.
ARABIE
SAOUDITE
YÉMEN
SOMALIE
ÉTHIOPIE
Mogadiscio
KENYA
0
OCÉAN
INDIEN
800 km
leur aurait permis. “Mon mari a sauté
il y a un an sur une bombe enfouie sous le
sable, alors qu’il se rendait au travail”,
raconte Fadumo. Elle se dirige vers un
petit marché en plein air. Elle a dû
abandonner sa maison. “Nous étions
exposés aux tirs croisés des milices.” Puis
les Ethiopiens ont commencé les bombardements. Ils voulaient frapper les
avant-gardes d’Al-Shabab. “Il était
temps de partir.” Elle a pris ses enfants
et ils se sont mis en marche. Ils ont traversé la ville à pied, n’ayant pas 10 centimes de dollar pour grimper dans les
bus qui assuraient encore le service.
“Fuir Mogadiscio ? sourit Fadumo. Sans
argent, tu es mort bien avant d’arriver
sain et sauf.” Alors, mieux vaut se déplacer seulement un peu. Attendre et voir
ce qui se passera demain.
Giulia Aden marche avec circonspection. Elle se meut à l’ombre du portique de l’hôtel Uruba, se protégeant
du soleil. Ce qui était jadis le meilleur
hôtel de la ville, face à l’océan Indien,
est un amas de ruines blanches dans
lesquelles survivent des personnes éva-
Il n’y a pas de travail, et celui qui en
trouve est souvent contraint d’y renoncer. “Je suis cuisinière. On m’avait proposé un poste auprès du président de la
République, à 200 dollars par mois.” Mais
le gouvernement a été renversé. Il n’y
a plus de chef de l’Etat non plus : il a
été démis de ses fonctions. Des factions
se partagent ce qui reste de l’exécutif.
Assiégé par la résistance islamique, ce
dernier ne contrôle désormais plus que
quelques pâtés de maisons de la capitale, lesquels peuvent tomber à n’importe quel moment. Giulia baisse la
voix, sous l’emprise de la peur. Les islamistes sont partout. “Ils sont venus chez
moi. Ils m’ont dit que, si je ne quittais pas
mon travail, ils nous tueraient, mon fils et
moi. Les longues barbes sont de retour.
Ils ne veulent pas de collaborateurs.” Pour
Giulia, la vie continue malgré tout. “Je
suis malade. Ils ont promis de m’envoyer
à Rome pour me faire soigner.” Sans quoi
elle restera ici, à attendre la mort.
A chaque nouveau jour de guerre,
Mariam Abdulleh tend l’oreille dans
la pièce dépouillée où elle vit avec ses
quatre enfants, dans le quartier de
Karan. Depuis qu’elle a été violée, elle
ne veut plus sortir. Le souvenir resurgit avec insistance, depuis cet aprèsmidi où elle a décidé de défier les combattants pour se rendre à l’hôpital SOS.
Sa cousine avait été blessée par une
balle perdue. Sur le chemin du retour,
elle s’est retrouvée au milieu d’une opération de ratissage menée par des soldats éthiopiens. “Ils m’ont emmenée dans
une maison abandonnée. Ils ont arraché
mes vêtements. Je me souviens du premier,
il me tenait par le cou. Il me faisait mal,
il a grimpé sur mon dos.” Mariam
reprend haleine, le voile noir cachant
son visage et la honte. Elle se rappelle
également le deuxième, son plaisir. “Et
puis, plus rien. J’attendais seulement qu’ils
en finissent.” Ils l’ont retenue deux jours,
puis l’ont relâchée. Mariam est rentrée
à la maison. Sans aller à l’hôpital, sans
dénoncer quiconque par crainte de
l’opprobre. Et les jours passent. “Il suffit d’avoir une arme pour faire ce que tu
veux.”
Nefisso Siad avait trouvé un emploi
l’année dernière, même s’il ne lui rapportait pas plus de 1 dollar par jour.
Elle nettoyait les rues, dans le cadre
d’un programme d’assainissement
urbain parrainé par la communauté
internationale. Un dimanche d’août,
dans la partie sud de la ville, près
de l’aéroport, sous une montagne
d’immondices, une bombe a explosé.
Quinze collègues de Nefisso ont trouvé
la mort. Elle en est sortie indemne,
mais tellement terrorisée qu’elle n’est
pas retournée au travail. Elle est allée
aider son frère Ibrahim sur le petit banc
où il vend du poisson dans la rue, jusqu’à ce matin-là où un milicien gouvernemental lui a tiré dans la jambe.
Sans motif. Nefisso est à l’hôpital
Medina avec Ibrahim à ses côtés, qui
promet de la venger. Tout ce qu’elle
demande, c’est le silence. “Sans armes,
nous sommes sans défense. Ça ne finira
jamais.” Et elle prie Dieu, lui demandant de la laisser mourir rapidement.
Fadumo Mohammed a atteint son
but. Après une journée de corvées au
marché de Hamrweyne, elle a gagné
de quoi acheter des bananes et des
pâtes. Les produits les moins chers. Le
repas pour ses enfants. Elle rentre à la
maison. Elle tourne au coin de la rue
et s’engage dans ce qui a été la promenade de bord de mer. Des enfants
sortent des carcasses de maisons pour
courir après un ballon dans les moments d’accalmie. “Nous élevons nos
enfants sans leur donner d’espoir”, murmure Fadumo, avant qu’un grondement ne déchire le silence. C’est l’artillerie antiaérienne. “Ils sont encore loin.”
Al-Shabab avance, les jours du gouvernement de transition sont comptés.
Fadumo sait que même Mogadiscio
finira par tomber, comme a capitulé
Baidoa, la ville où siège le Parlement.
Emilio Manfredi
Photo : C. Abramowitz
EUROPE
José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau,
les samedis à 19h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International.
FRANCE INTER : LA DIFFÉRENCE.
21/03/09 : L’île de Chypre l’imbroglio diplomatique
28/03/09 : Chypre, le retour des disparus
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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DU 19 AU 25 MARS 2009
franceinter.com
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Akhtar Soomro for The New York Times
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e n c o u ve r t u r e
●
◀ Un groupe de femmes à une trentaine de kilomètres de Peshawar,
la capitale de la Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest, au Pakistan.
LA LOI DES
TALIBANS
◼ Sept ans après avoir été chassés de Kaboul, les talibans
sont plus puissants que jamais. ◼ Dans les régions tribales
du Pakistan – dont ils ont fait leur sanctuaire –, ils ont
réussi à s’imposer devant les troupes pakistanaises et à
faire appliquer la charia. ◼ En Afghanistan, ils défient
les forces de la coalition et les soldats américains,
obligeant le président Barack Obama à revoir sa stratégie.
Et à envisager de négocier avec eux.
Cet extrémisme qui gangrène l
En l’espace de quelques mois, l’Etat s’est laissé déborder
par les extrémistes de tous bords. Une situation qui
compromet toutes les tentatives pour stabiliser la région.
THE GUARDIAN
I
Londres
l y a un peu plus d’un an, j’ai sillonné en tous
sens le Pakistan pour couvrir les premières
élections dignes de ce nom qui y étaient organisées depuis la prise du pouvoir par le général Pervez Musharraf, en 1999. Alors que
la presse de droite prédisait violences et effusions de sang, j’avais pu me déplacer en toute
sécurité dans le pays. J’avais également été frappé
par le courage de ses habitants face à l’adversité.
L’article que j’avais alors écrit était empreint
d’optimisme. Pourtant, un an après, tout a
changé. En un peu plus de sept mois, le gouvernement incompétent d’Asif Ali Zardari
[devenu président le 6 septembre 2008] a en effet
cédé le contrôle de la plus grande partie de la
Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest
[North-West Frontier Province, NWFP] aux
homologues pakistanais des talibans, un rassemblement hétéroclite de nationalistes, d’islamistes et de membres de tribus pachtounes en
colère rassemblés sous le commandement de
Baitullah Mehsud. L’embuscade tendue, le
3 mars, à l’équipe sri-lankaise de cricket à Lahore,
qui a coûté la vie à six policiers et blessé sept
joueurs et officiels, souligne la gravité de la situa-
VOCABULAIRE “AfPak” et
epuis plusieurs semaines, le motvalise “AfPak”, forgé à partir d’Afghanistan et de Pakistan, circule dans
les couloirs de Washington. C’est en
effet sous cette appellation que l’administration Obama désigne l’épicentre
de la guerre contre la terreur. Il s’agit
plus précisément des Zones tribales, de
part et d’autre de la ligne Durand. Cette
ligne, longue de 2 640 kilomètres, a été
tracée par les Britanniques en 1893 et
D
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
tion puisqu’elle vient s’ajouter à la défaite de l’armée pakistanaise dans la vallée de Swat et à sa
capitulation devant les talibans, ainsi qu’au récent
enlèvement de John Solecki, chef du bureau du
Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés
à Quetta, au cours d’une attaque qui a causé
la mort de son chauffeur.
Rares étaient ceux qui avaient placé de grands
espoirs en Zardari, veuf de Benazir Bhutto et
Pachtounistan
tient lieu de frontière entre l’Afghanistan
et le Pakistan. Elle est contestée par
Kaboul et par l’ensemble des 42 millions de Pachtounes (qui sont l’ethnie
dominante en Afghanistan), car elle divise
le Pachtounistan en deux. L’islam sunnite, la langue et la littérature pachtounes, ainsi que le code de conduite
pakhtunwali unissent les Pachtounes de
part et d’autre de la ligne Durand. Le
code pakhtunwali repose principalement
32
DU 19 AU 25 MARS 2009
sur l’honneur, la solidarité, le respect, la
foi, l’autonomie, l’hospitalité et la vengeance. Il insiste sur le droit à défendre
sa terre et est appliqué par des jirga
(conseils d’anciens), qui peuvent appeler à la création de milices. Aujourd’hui,
c’est dans cette zone que les extrémistes et les talibans semblent le plus
puissants, tandis que s’élèvent des
revendications pour un Pachtounistan
indépendant.
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John Moore/Getty Images
Alessandro Bianchi/Reuters
AFGHANISTAN
e le Pakistan
play-boy invétéré. La rapidité avec laquelle la
situation s’est dégradée depuis sa prise de fonctions a toutefois stupéfié la plupart des observateurs. Dans la plus grande partie de la NWFP,
qui représente environ un cinquième du territoire pakistanais, les femmes sont désormais
contraintes de porter la burqa, la musique a été
réduite au silence, les coiffeurs ont interdiction
de raser les barbes et plus de 180 écoles de filles
ont été détruites à l’explosif ou incendiées. Une
bonne partie de l’élite urbaine de la capitale provinciale, Peshawar, s’est enfuie vers Lahore et
Karachi, des villes qui, jusqu’à l’attaque de
l’équipe de cricket, passaient pour sûres et relativement tolérantes.
Pendant ce temps, des dizaines de milliers
de gens ordinaires habitant les collines environnantes des régions semi-autonomes de la “ceinture tribale” (Zones tribales sous administration
fédérale, Federally Administered Tribal Areas,
FATA, longeant la frontière afghane) ont fui
les zones de conflit. Chez eux, ils étaient pris
entre les tirs de missiles des drones américains
Predator et les mitraillages des hélicoptères de
l’armée pakistanaise. Ils se sont donc réfugiés
dans les campements de tentes qui s’entassent
▲ Dans la vallée
de Swat, en octobre
2007, les dons
de la population pour
le djihad sont étalés
en plein village.
Billets de banque,
bijoux et couvertures
iront renflouer
les talibans.
Il faut rattraper le temps perdu
Pour Lakhdar Brahimi,
représentant de l’ONU
pour l’Afghanistan et l’Irak
jusqu’en 2005,
les Etats-Unis ont leur part
de responsabilité
dans la situation actuelle.
Qu’est-ce qui a cloché depuis la conférence
de Bonn, en 2001, au cours de laquelle fut
mis en place l’actuel gouvernement afghan ?
LAKHDAR BRAHIMI Presque tout, j’en ai bien
peur. Nous payons aujourd’hui le prix des erreurs
accumulées depuis le premier jour. Certes, tout
le monde en Afghanistan n’apprécie pas les talibans, mais, lorsqu’ils sont apparus pour la première fois sur la scène afghane, en 1994, ils ont
enregistré des succès uniquement parce que
ceux qui contrôlaient alors le pays [les moudjahidin] étaient bien pires qu’eux. Or je crains que
le gouvernement actuel ne soit guère mieux que
celui de 1989. Les talibans ont été chassés par
la campagne de bombardements américaine. La
grande majorité d’entre eux a quitté les villes,
pour s’installer au Pakistan ou rester dans les
campagnes parmi le reste de la population. Après
le 11 septembre 2001 l’administration américaine s’est beaucoup plus préoccupée de l’Irak
que de l’Afghanistan. La conférence que veut
organiser prochainement la secrétaire d’Etat Hillary Clinton arrive hélas après six longues, très
longues années perdues.
Le gouvernement afghan a-t-il répondu à vos
attentes ?
Le gouvernement d’Hamid Karzai n’a pas fait
tout ce qu’il aurait dû faire. Il lui a été extrêmement difficile d’agir. Et la communauté internationale ne l’a pas beaucoup aidé. Un autre point
désormais autour de Peshawar. Même si elles
n’ont jamais été contrôlées entièrement par aucun
gouvernement pakistanais et se sont toujours
montrées rétives, les Zones tribales sont maintenant radicalisées à un point que l’on n’avait
jamais connu. La pluie de projectiles lancés par
les drones américains ou par les forces terrestres
pakistanaises, qui ont causé de nombreuses pertes
civiles, incite chaque jour des jeunes gens en
colère à rejoindre les rangs des rebelles. Ailleurs
au Pakistan, l’extrémisme politique et religieux
antioccidental continue à gagner du terrain, et
des signes de plus en plus nombreux montrent
que l’instabilité ne se limite plus à la NWFP, mais
gagne désormais les régions jusqu’ici relativement calmes de Lahore et du Pendjab.
DES ATTENTATS DE PLUS EN PLUS
SPECTACULAIRES ET FRÉQUENTS
▶ ◼ Lire aussi
l’article “Les
souvenirs afghans
du soldat Olenine”,
page 16
La manifestation sans doute la plus inquiétante
de cette dégradation est la facilité avec laquelle
un groupe djihadiste parfaitement entraîné,
presque certainement armé et approvisionné à
partir du Pakistan – probablement par le Lashkare-Taiba, une organisation officiellement interdite qui lutte pour rétablir la domination musul-
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
33
DU 19 AU 25 MARS 2009
essentiel est que les Afghans savent très bien
faire la distinction entre une force militaire amie
et une force d’occupation. Au début la Force internationale de sécurité et d’assistance (ISAF) était
perçue comme une force amie ; la population la
soutenait et elle n’était l’objet d’aucune attaque.
Mais je crois que l’OTAN, depuis 2003, ne s’est
pas très bien comportée, et un nombre croissant
d’Afghans la considèrent aujourd’hui comme une
force d’occupation.
Le Pakistan joue-t-il un rôle important dans cette
situation ?
Le Pakistan est un élément clé dans tout processus de paix sérieux en Afghanistan. Que cela
plaise ou non, si ce pays estime qu’il ne doit pas
y avoir de paix en Afghanistan, il n’y aura pas de
paix. Malgré sa faiblesse actuelle, malgré la complexité des problèmes qu’il affronte, le Pakistan
pèse d’un grand poids. Aujourd’hui, la gangrène
qui ronge l’Afghanistan a gagné le Pakistan. Il
est impossible de croire qu’on va pouvoir contenir le conflit afghan sur le territoire afghan. Il finira
fatalement par déborder, et ses conséquences
pourraient se faire sentir extrêmement loin de
ses frontières. Les Etats-Unis ont été impliqués
dans le conflit afghan en 2001. L’Inde pourrait
bien être en train d’y être aspirée à son tour.
Quel rôle joue l’Iran ?
L’Iran exerce une forte influence. Il s’est attaché
à nouer de nombreuses relations avec des gens
de toutes les régions de l’Afghanistan. Téhéran a collaboré étroitement avec nous lors de la
conférence de Bonn et au cours des deux années
qui ont suivi. Et c’est une très bonne chose que
la secrétaire d’Etat américaine ait déclaré que
l’Iran devait participer à la prochaine conférence.
Propos recueillis par Barbara Crossette
The Nation (extraits), New York
mane au Cachemire –, a attaqué l’Inde voisine
le 26 novembre 2008. En tuant à Bombay
173 personnes innocentes et en en blessant plus
de 600, le commando a poussé une fois de plus
les deux rivaux nucléaires au bord de la guerre.
Aujourd’hui, le Lashkar est désigné comme le
principal suspect dans l’attaque contre l’équipe
sri-lankaise à Lahore. Il y a cinq mois, en novembre, lors d’un voyage au Pakistan, j’ai voulu
me rendre à Peshawar, qui est à la fois la capitale de la NWFP et le centre administratif des
Zones tribales le long de la frontière afghane.
Mais, pour la première fois depuis vingt-cinq ans,
des amis journalistes pakistanais m’ont fermement conseillé de ne même pas essayer.
Le président de la commission des Affaires
étrangères de l’Assemblée nationale pakistanaise,
Asfandyar Wali Khan, qui est aussi le président
du Parti national Awami, majoritaire dans la
NWFP, avait été visé lors d’un attentat le
2 octobre dernier. L’attaque tua trois de ses hôtes
et un membre de son entourage alors qu’il était
en train d’accueillir ses invités lors des célébrations de l’aïd marquant la fin du ramadan. Aussitôt après l’attentat, Khan a quitté la province
dans un hélicoptère dépêché par Zardari ▶
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Page 34
e n c o u ve r t u r e
OUZB.
18 août : dix soldats
français tués dans une
embuscade
Charif
IRAN
C H I N E
Gilgit C a
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TERRITOIRES h e
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DU NORD
Vallée de Swat
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14 mars : un soldat
français tué au combat
20 septembre : attentat
à l’hôtel Marriott
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PFNO** CL*
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Herat
Islam
amaabad
Islamabad
A F G H A N I S T A N
16 mars : quatorze
personnes trouvent la mort
lors d’un attentat suicide
Rawalpindi
Zaranj
Courrier international d’après “The New York Times”,
300 km
TADJIKISTAN
TURKMÉNISTAN
Vers Téhéran
LES INTELLECTUELS SONT
COMPLÈTEMENT DÉSEMPARÉS
ZONEESS TTRIBALES
ZONES
R BALEESS
PENDJAB
Quetta
Lahore
3 mars : attentat contre
l’équipe de cricket
sri-lankaise
I N D E
P A K I S T A N
New Delhi
s
BALOUTCHISTAN
du
Dès mon arrivée à Lahore, je suis allé voir
Najam Sethi et sa femme, Jugnu, qui publient
deux journaux anglophones, le quotidien Daily
Times et l’hebdomadaire The Friday Times. Ils
sont aujourd’hui dans le collimateur des talibans. Le couple, qui a survécu à des années
de harcèlement de la part de plusieurs gouvernements et de divers services de police, se
sent désemparé devant ces menaces. Une autre
vieille amie à moi habitant Lahore, la militante
des droits de l’homme Asma Jahangir, a également reçu des fax d’avertissement – exigeant
cette fois qu’elle cesse de défendre les victimes
de “crimes d’honneur”. Jahangir, qui s’est jusqu’alors courageusement dressée contre plusieurs gouvernements successifs, ne sait plus
que faire. “Plus personne n’est en sécurité. Quand
vous êtes menacé par les autorités, vous pouvez toujours riposter sur le plan juridique. Mais, avec des
acteurs non étatiques, quand les membres du gouvernement eux-mêmes ne sont plus à l’abri, vers qui
vous tourner ? A qui peut-on demander protection ?”
s’interroge-t-elle.
Ces événements illustrent de façon dramatique le thème central de Descent into Chaos: How
the War against Islamic Extremism Is Being Lost
in Pakistan, Afghanistan and Central Asia [Descente en plein chaos : comment la guerre contre
l’extrémisme islamique est en train d’être perdue au Pakistan, en Afghanistan et en Asie centrale, 2008 ; non traduit en français]. Il s’agit du
dernier livre d’Ahmed Rashid, considéré comme
l’auteur le mieux informé sur les talibans afghans
et leurs homologues pakistanais. Dans cet
ouvrage, il souligne à quel point, sept ans après
le 11 septembre, “la guerre contre le terrorisme
menée par les Etats-Unis a donné naissance à un
monde bien plus instable que celui que nous connaissions au moment de ce jour fatidique de 2001”. Huit
années de politique étrangère néoconservatrice
se sont traduites par un désastre spectaculaire :
avancées du Hamas et du Hezbollah, naufrage
de l’Irak, qui a entraîné l’exil de 2 millions de ses
habitants et le nettoyage ethnique de sa population chrétienne, émergence de l’Iran comme
puissance régionale majeure et, à présent, implosion de l’Afghanistan et du Pakistan – probablement le processus le plus dangereux de tous.
Tout en reconnaissant qu’une part de ce
désastre est due “à l’arrogance et à l’ignorance” de
l’administration américaine, Rashid est cependant parfaitement conscient de la lourde responsabilité qui revient à l’armée pakistanaise
et à ses services de renseignements, l’Inter-Services Intelligence (ISI). Depuis plus de vingt ans,
soucieux de défendre ses intérêts, l’ISI a chapeauté et financé tout une série de groupes islamistes, dont le Jaish-e-Mohammad [Armée de
Mahomet, un groupe très actif au Cachemire]
et le Lashkar-e-Taiba [LeT, Armée des purs,
0
i
▶ avant de sauter dans un avion pour l’Angleterre. On a eu le plus grand mal à le convaincre
de rentrer au Pakistan. Loin de la frontière, dans
la capitale artistique du Pakistan, Lahore, théâtre
de l’attaque contre l’équipe sri-lankaise, les
membres de l’élite libérale, habituellement d’un
optimisme à toute épreuve, paraissent plus
déprimés que jamais. Ils s’inquiètent à la fois de
l’avancée des talibans et des difficultés économiques qui ont incité récemment le Pakistan à
demander au FMI un prêt de 7,6 milliards de
dollars [5,8 milliards d’euros].
In
Frontière internationale
Ligne Durand : frontière AfghanistanPakistan (définie en 1893)
Limite des Zones tribales
“Pachtounistan” : surreprésentation de
l’ethnie pachtoune
Karachi
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O
SIND
Principales attaques depuis août 2008
M A N
Principales zones d’intervention de
l’armée pakistanaise contre les talibans
* CL “Cachemire libre” (pakistanais)
** PFNO Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest
■▲
“Herald”
Ce mensuel
de Karachi consacre
sa une au sort
des ONG dans
les Zones tribales
et la Province-de-laFrontière-du-NordOuest, où
les islamistes et
les talibans gagnent
de plus en plus
de terrain.
Dans ces régions,
“l’insurrection
est en train de tuer
les efforts pour
le développement
et les droits
de l’homme”, écrit
le magazine.
Route d’approvisionnement de l’OTAN
groupe terroriste interdit depuis 2002]. Pourtant, même si certains au sein de l’ISI restent
convaincus qu’ils peuvent utiliser les djihadistes
à leurs propres fins, les islamistes défendent leurs
revendications et n’hésitent plus à lancer des
attaques suicides non seulement contre des
membres des minorités religieuses et des responsables politiques pakistanais, mais aussi contre
Camp Hamza, le quartier général de l’ISI. Rashid
souligne combien il est ironique que ce soient
précisément des groupes comme le Lashkar-eTaiba, mis sur pied par l’ISI, qui se retournent
désormais contre leurs mentors.
La célérité avec laquelle les Etats-Unis se
sont désintéressés de l’Afghanistan après leur
invasion victorieuse et attelés aux préparatifs de
l’attaque contre l’Irak – qui n’avait de toute évidence aucun lien avec Al-Qaida – a convaincu
les responsables militaires pakistanais que les
Etats-Unis n’avaient aucune intention de soutenir longtemps le régime de Hamid Karzai.
Cette conviction les a incités à garder les talibans en réserve afin de les utiliser pour réinstaller un régime propakistanais en Afghanistan
une fois que l’attention des Américains serait
occupée ailleurs et que le régime de Karzai se
serait effondré. En 2004, les Etats-Unis ont
d’ailleurs filmé des camions de l’armée pakistanaise déposant des combattants talibans à
la frontière afghane et les récupérant quelques
jours plus tard, tandis que des surveillances radio
effectuées depuis la base américaine de Bagram
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
Zone de présence des talibans
34
DU 19 AU 25 MARS 2009
[dans le sud de l’Afghanistan] ont révélé des
conversations entre commandants talibans et
officiers pakistanais qui convenaient d’arrangements pour permettre aux premiers de franchir la frontière sans encombres.
En 2005, les talibans, avec le soutien discret
du Pakistan, ont déclenché une attaque d’envergure contre les troupes de l’OTAN en Afghanistan. “Aujourd’hui”, note Rashid dans sa
conclusion, “le mollah Omar et l’ancienne Choura
[Assemblée consultative] talibane afghane sont toujours établis dans la province pakistanaise du Baloutchistan. Les chefs talibans afghans et pakistanais
vivent plus au nord, dans les Zones tribales, tout
comme les milices de Jalaluddin Haqqani et de Gulbuddin Hekmatyar. Ainsi, Al-Qaida dispose dans les
Zones tribales d’un refuge sûr, et l’organisation terroriste a été rejointe par une pléiade de groupes terroristes asiatiques et arabes qui étendent désormais
leurs visées vers l’Europe et les Etats-Unis.”
LES PRINCIPAUX ACTEURS VONT
ABSOLUMENT DEVOIR S’ENTENDRE
Plusieurs facteurs seront déterminants pour
l’avenir. Rashid insiste sur le fait que seule une
réorientation radicale de la politique américaine
sous l’impulsion de Barack Obama peut permettre d’infléchir le cours des choses. “L’Asie
méridionale et centrale, écrit-il, ne connaîtra la stabilité qu’à la seule condition de voir émerger entre les
principaux acteurs une entente globale […] qui puisse
aider la région à résoudre ses problèmes, lesquels vont
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LA LOI DES TALIBANS
●
LA DANGEREUSE INFLUENCE DE L’ARABIE
SAOUDITE ET DU WAHHABISME
Un troisième facteur pourrait peut-être contribuer à enrayer l’avancée, inspirée par les
madrasas et financée par l’Arabie Saoudite, de
l’islamisme wahhabite, lequel est directement
responsable de la propagation de la radicalisation anti-occidentale. Lors de ma dernière
visite au Pakistan, il m’est en effet apparu tout
à fait évident que, si le Nord-Ouest dominé par
le wahhabisme était sur le point de tomber sous
la coupe des talibans, il n’en allait pas de même
de la province du Sindh, à majorité soufie, qui
est actuellement plus calme et plus sûre qu’elle
ne l’a été depuis de nombreuses années. Dans
cette partie du pays, à la frontière indienne, l’islam soufi constitue un puissant rempart contre
l’islam fondamentaliste puritain des mollahs
wahhabites, qui professe l’intolérance à l’égard
de toutes les autres confessions. Le soufisme,
profondément enraciné dans la culture de l’Asie
méridionale, pourrait constituer un mouvement
de résistance authentiquement autochtone au
fondamentalisme. Son importance ne doit toutefois pas être surestimée. Quel impact politique
pourrait-il avoir dans un pays encore dominé
par des forces militaires qui continuent à financer et à entraîner des groupes djihadistes ? C’est
un des rares motifs d’espoir qui subsistent dans
le paysage politique de plus en plus sinistre d’un
pays dont l’importance stratégique est véritablement vitale.
William Dalrymple*
* Ecrivain britannique et spécialiste de l’islam dans le
sous-continent. Il vit en Inde.
POLITIQUE Une
Selon l’analyste Ahmed Rashid, tous les efforts
de l’administration Obama resteront vains si Islamabad
ne se ressaisit pas.
OUTLOOK
A
New Delhi
lors même que l’administration Obama
s’efforce de reprendre la main au Pakistan – un élément crucial de son approche
régionale en vue de stabiliser l’Afghanistan et de vaincre les talibans –, voilà que
ce pays s’enfonce à nouveau dans une spirale infernale qui rend pratiquement caduques
les options qu’avait envisagées Washington jusquelà. De la même façon que la crise financière va
plus vite que les solutions imaginées par les différents gouvernements, la situation pakistanaise
se dégrade à un rythme si rapide que les décideurs politiques n’ont pas le temps d’en saisir
tous les développements. L’élément le plus inquiétant dans la crise en cours est l’absence de leadership dont souffre le Pakistan : à défaut d’un
responsable d’envergure nationale, toute recherche
de solution reste un vain exercice.
L’accord de paix conclu le 16 février entre les
autorités et les talibans dans le secteur de la vallée de Swat – un accord qui revient en réalité à
céder aux talibans le contrôle de cette vallée, située
à 150 kilomètres seulement de la capitale, Islamabad, et à les autoriser à y appliquer la charia –
est devenu au Pakistan un sujet explosif. Citoyens
et hommes politiques religieux et de droite l’applaudissent parce qu’il instaure la paix dans la
vallée, tandis que les Pakistanais de gauche le
considèrent comme un recul majeur dans la
bataille que mène le pays contre l’extrémisme
islamiste, car il fournit un nouveau sanctuaire à
Al-Qaida et aux talibans. La vallée de Swat est
précieuse pour ces djihadistes, car elle est située
hors de portée des drones américains, qui ont éliminé plusieurs de leurs chefs dans les Zones tribales. Mais il est probable que les talibans ne s’en
tiendront pas à la vallée de Swat. A partir des
Zones tribales, ils ont progressivement étendu
■
L’auteur
Ce spécialiste
pakistanais
de l’Afghanistan,
du Pakistan et
de l’Asie centrale
vient d’être nommé
consultant dans
l’équipe du général
Petraeus,
qui est à la tête
du Commandement
Centre
en Afghanistan,
chargé de conseiller
Obama. Il est
l’auteur de Descent
into Chaos: How
the War against
Islamic Extremism `
Is Being Lost
in Pakistan,
Afghanistan
and Central Asia
(Descente en plein
chaos : comment
la guerre contre
l’extrémisme
islamique
est en train d’être
perdue au Pakistan,
en Afghanistan
et en Asie centrale,
2008 – non traduit
en français).
instabilité chronique
es élections du 18 février 2008
avaient suscité beaucoup d’espoir,
car les Pakistanais y voyaient la fin du
régime de Pervez Musharraf, qui avait
pris le pouvoir lors d’un coup d’Etat le
12 octobre 1999. Ils pensaient aussi
que le gouvernement élu – issu de l’alliance entre deux formations traditionnellement opposées, le Parti du
peuple pakistanais (PPP) d’Asif Ali Zardari et de la Ligue musulmane du
Pakistan de Nawaz Sharif – rétablirait
dans ses fonctions Iftikhar Chaudhury,
le chef de la Cour suprême, limogé par
L
Les Etats-Unis ont besoin
d’un allié pakistanais fort
Evert Jan Daniels/HH-REA
de la résolution de la querelle indo-pakistanaise
à propos du Cachemire au financement d’un
programme massif d’éducation et de formation professionnelle dans les régions situées à la frontière entre
l’Afghanistan et le Pakistan et dans celles qui longent leurs frontières avec l’Asie centrale.” Comme
l’a laissé entendre Barack Obama, une telle
approche pourrait être associée à des négociations avec certains éléments des talibans afghans.
Le deuxième facteur serait, bien entendu, une
réforme de l’ISI et de l’armée pakistanaise. Les
hauts responsables militaires doivent renoncer à
leur obsession de saigner l’Inde et se rendre
compte enfin que le soutien aux djihadistes va à
l’encontre des intérêts vitaux du Pakistan. Elle
menace en effet de le transformer en un clone
de l’Afghanistan sous domination talibane au
lieu d’un partenaire potentiel de la future superpuissance indienne.
Musharraf. Il s’agissait là d’une des
promesses de campagne de Zardari.
Cette coalition improbable a cependant
rapidement éclaté et Zardari, devenu
président le 6 septembre 2008, n’a
pas tenu ses engagements ni répondu
aux demandes des magistrats et de la
société civile. Les tensions se sont
accrues avec Nawaz Sharif, passé dans
l’opposition. Mi-mars, Sharif a été placé
en résidence surveillée tandis que les
partisans d’Iftikhar Chaudhury entamaient une “longue marche” vers la
capitale. Le 16 mars, Zardari a fina-
lement cédé, libéré Sharif (qui n’avait
pas vraiment respecté les termes de
sa mise en résidence surveillée) et
rétabli Chaudhury.
A cette instabilité politique chronique
s’ajoute un regain d’actions terroristes
depuis l’assaut donné par l’armée
contre la Mosquée rouge, bastion islamiste, en plein Islamabad en juillet
2007. En moins de deux ans, plus de
1 600 personnes sont mortes dans
des attentats, dont le dernier en date
a frappé la ville-garnison de Rawalpindi,
le 16 mars.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
35
DU 19 AU 25 MARS 2009
leur influence sur une bonne partie de la Province-de-la-Frontière-du Nord-Ouest et assiègent pratiquement sa capitale, Peshawar.
Autre mauvaise nouvelle pour les Etats-Unis
et l’OTAN : trois chefs talibans pakistanais jusqu’ici rivaux, qui combattent l’armée pakistanaise depuis que celle-ci s’est déployée dans les
Zones tribales, en 2004, ont formé une nouvelle
alliance baptisée Shura-e-Ittehad ul-Mujaheddin, ou Conseil des combattants unis de la guerre
sainte. Sous l’influence du mollah Omar, le
fameux responsable taliban afghan, qui dispose
également d’un sanctuaire au Pakistan, cette
nouvelle organisation aurait l’intention de négocier un cessez-le-feu avec l’armée pakistanaise
afin de permettre aux talibans afghans, et pakistanais de concentrer leur puissance de feu sur les
17 000 soldats américains que l’administration
Obama a décidé d’envoyer en renfort dès ce printemps en Afghanistan. Les militaires américains
tentent actuellement de convaincre l’armée pakistanaise de former une partie de ses forces régulières aux tactiques modernes de la lutte contreinsurrectionnelle. L’année dernière, au bout de
plusieurs mois de palabres, l’armée pakistanaise
avait autorisé les Etats-Unis à renouveler l’entraînement et l’équipement des unités paramilitaires de son Frontier Corps [présent dans la
Province-de-la-Frontière-du-Nord-Ouest et au
Baloutchistan], mais refusé qu’ils en fassent
autant avec des forces pakistanaises régulières,
au motif que l’Inde constituait une menace plus
importante et contre laquelle il faudrait mener
une guerre conventionnelle.
Pendant ce temps, les attaques des extrémistes islamistes telles que celle perpétrée à
Lahore contre l’équipe de cricket du Sri Lanka,
le 3 mars, ne font que causer un peu plus de tort
à l’économie, qui est déjà confrontée à la montée du chômage, à l’inflation et à la fuite des
capitaux. L’an dernier, le Pakistan a certes reçu
un prêt du FMI d’un montant de 7,6 milliards
de dollars [5,8 milliards d’euros] sur deux ans,
mais les espoirs d’une aide bilatérale en provenance d’Europe ou d’autres contributeurs ne
se sont pas concrétisés pour l’instant. L’administration Obama a promis au Pakistan une
enveloppe de 1,5 milliard de dollars par an sur
les cinq prochaines années, mais il faudra plusieurs mois avant que le Congrès américain ne
débloque cet argent, et le Pakistan pourrait refuser ou être incapable de répondre aux conditions que les parlementaires américains voudront probablement imposer en contrepartie
– par exemple, l’engagement à combattre énergiquement l’extrémisme.
La crise pakistanaise limite considérablement
les options des Etats-Unis dans la région. Des
injections massives de liquidités seraient certes
essentielles pour donner au gouvernement le
temps de rétablir l’autorité de l’Etat et de relancer une économie moribonde, mais le véritable
problème, auquel Obama lui-même serait bien
en peine d’apporter une réponse, est le manque
de leadership dans un pays qui est en train de
vaciller au bord du gouffre.
Ahmed Rashid
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e n c o u ve r t u r e
Un vieux scénario qui se répète
Les invasions, les pillages et l’extrémisme sont
monnaie courante depuis huit cents ans.
L
THE FRIDAY TIMES (extraits)
Lahore
’histoire de l’Asie du Sud est une succession de capitulations des élites devant l’en
vahisseur étranger. Que ce soit face aux
Aryens, aux Mongols ou à la Compagnie
des Indes orientales, nous avons toujours
cédé, parfois sans grande difficulté d’ailleurs. Cet aspect de notre histoire est néanmoins
souvent occulté, car il contredit les récits épiques
de la “résistance”, ainsi que les mythes nationalistes que nous nous plaisons à imaginer. L’éloignement de Delhi, capitale de l’empire à l’abri
des hordes d’envahisseurs, suffisait à rassurer
les rois indignes, les rajahs et leurs acolytes qui
n’étaient généralement que des hommes de paille
ou collaboraient activement avec l’occupant.
Chaque fois que le centre névralgique de
l’empire s’est effondré, celui-ci a éclaté en petits
royaumes indépendants. L’histoire indienne s’est
ainsi répétée pendant des siècles. Aux XIIIe et
XIVe siècles, les armées mongoles et indiennes
s’affrontaient sur les rives de l’Indus, de la Jhelum et de la Chenab. C’est sur les doabs du
Pendjab que les Mongols ont maintes fois pratiqué leur terrible tactique de la terre brûlée. La
ville de Lahore est a été prise et mise à sac à de
nombreuses reprises. A cause de ces invasions,
le Pendjab et certaines provinces du nord de
l’Inde sont devenus des terres désertes dont les
populations s’entassaient dans les villes fortifiées,
qui servaient également de relais d’étape aux
armées étrangères.
Timur [1336-1405] a envahi le pays en brandissant l’étendard de l’islam et a su imposer la
loi du Coran face aux traditions chamaniques
de Gengis Khan. C’est en partie pour abattre ses
chefs infidèles et piller ses richesses qu’il a envahi
l’Inde. Après la chute de l’Empire moghol, au
XVIIIe siècle, les nobles et les courtisans rivali-
CHRONOLOGIE
■
Optimisme
Alors que
les Occidentaux
considèrent
désormais
le Pakistan comme
un Etat
en déliquescence,
le diplomate
et ministre indien
Mani Shankar Aiyar
est, lui, beaucoup
moins pessimiste.
“Il est vrai que
le Pakistan traverse
une période
très difficile de
son histoire […].
Cela étant, je ne
pense pas qu’il y ait
un risque de
balkanisation […].
Soixante-deux ans
après sa création,
je suis persuadé
que le Pakistan
reste tout de même
très uni. L’identité
pakistanaise
est tout aussi forte
que les identités
régionales
baloutche
ou sindhie”, a-t-il
confié au magazine
Tehelka.
sèrent pour la conquête du pouvoir. Les révoltes
populaires, l’impunité générale et les conflits
territoriaux – autant d’éléments que l’on retrouve aujourd’hui dans les provinces pakistanaises frontalières de l’Afghanistan – finirent
d’affaiblir les restes de l’empire et les bandits
au grand cœur prirent la place de l’Etat dans les
mentalités. L’empereur, représentant l’Etat central, était devenu un personnage accessoire du
pouvoir. Désargenté, il ne pouvait même pas
payer ses troupes, et les révoltes de soldats
étaient fréquentes.
Les décapitations publiques, les destructions
d’écoles, d’hôpitaux, de ponts, de commissariats
ou de bâtiments administratifs perpétrées aujourd’hui dans la vallée de Swat ont donc un certain
air de déjà-vu. Les élites décadentes du sultanat
de Delhi [1206-1526] étaient aussi déconnectées de la réalité que celles d’Islamabad ou de
Lahore aujourd’hui. Nous avons maintenant
dans la vallée de Swat et dans le district de Malakand un nouvel émirat, d’où ont disparu tous les
vestiges de l’ancien Etat et qui aura ainsi les mains
libres pour faire appliquer la charia. Le gouvernement parle de victoire et les médias conservateurs de manœuvre habile, tandis que la puissante armée pakistanaise se contente d’observer
en silence. L’imposition d’un courant de pensée
islamique radical ne suscite aucune contestation
idéologique, militaire ou politique.
Au milieu des violences de la vallée de Swat,
le chef historique du Parti national Awami [un
parti pachtoune implanté dans la Province-dela-Frontière-du-Nord-Ouest], l’octogénaire Afzal
Khan Lala, tient bon. Il fait partie de ceux qui
ont eu le courage de dire à l’armée pakistanaise,
successeur naturel des sultanats et de l’empire
colonial, qu’elle avait tort de céder aux groupes
fanatiques et terroristes. Le président Zardari est
tellement discrédité que personne ne l’a pris
au sérieux quand il a déclaré que “les talibans
[avaient] pris le contrôle de plusieurs régions du Pakistan et [étaient] en passe de conquérir le reste du pays”.
Il est accusé de n’être qu’un pantin au service
des Etats-Unis. On nous a trompés en nous
disant que, en dehors des Zones tribales, jamais
l’influence des talibans ne pourrait donner naissance à un nouvel Etat théocratique. Cette erreur
de jugement est aujourd’hui révélée par l’incapacité du gouvernement à mettre un frein à
l’avancée des talibans dans les zones habitées
des provinces frontalières.
Le Pakistan, puissance nucléaire, est aujourd’hui en butte à quelques milliers de talibans
armés. Ces derniers comptent bon nombre de
sympathisants dans la province du Pendjab, ainsi
que dans d’autres régions, mais surtout dans les
médias, qui ont commencé à diffuser des émissions religieuses. Il semble que les rajahs du
XXIe siècle ne soient pas plus capables que leurs
prédécesseurs de résister aux invasions. Les
descendants des nobles du Moyen Age, la bourgeoisie rentière, l’establishment mercantile civil
et militaire et les populations démunies et
exaspérées pourraient bien de nouveau céder
aujourd’hui. Les commerçants et la petite bourgeoisie ont déjà commencé en brûlant les magasins de disques et en faisant fermer les salons des
barbiers, pendant que l’intelligentsia libérale se
barricadait chez elle.
Le plus inquiétant reste la rhétorique antiaméricaine des extrémistes, qui leur permet de
manipuler des populations exploitées. D’influents personnages et penseurs pakistanais restent silencieux, préférant éluder la question et
nier la gravité de la situation. Un grand nombre
d’agences gouvernementales partagent, en outre,
ce sentiment antiaméricain et les nouveaux envahisseurs pourraient être accueillis à bras ouverts
dans bien des maisons. Au Moyen Age, ce jeu
s’appelait capitulation. Les mystérieuses ruines
de Harappa ou de Mohenjo-Daro, dans la vallée de l’Indus, nous rappellent que ces cités n’ont
pas su résister à l’envahisseur. L’Histoire n’est
toutefois pas écrite à l’avance, et toute résistance
n’est pas impossible. Il suffirait de tirer les leçons
de notre passé.
Raza Rumi*
* Ecrivain. Il édite le cybermagazine Pak Tea House et
anime le blog Lahore Nama.
Trente ans d’insurrection islamiste
1979 L’entrée de l’armée soviétique en
Afghanistan conduit Washington à considérer le Pakistan comme un “rempart”
contre Moscou. Islamabad apporte un
soutien actif aux islamistes anticommunistes.
1994 Apparition des talibans, souvent
éduqués dans les madrasas du Pakistan.
L’armée et les services secrets pakistanais leur apportent un soutien matériel
et financier, tandis que des volontaires
venus des madrasas partent les rejoindre
et combattre.
1996 A Islamabad, le gouvernement de
Benazir Bhutto tombe. En Afghanistan,
les talibans prennent le contrôle de
Kaboul et offrent l’asile à Oussama Ben
Laden.
1997 Le gouvernement pakistanais, dirigé
par la Ligue musulmane de Nawaz Sharif
(PML-N), reconnaît le régime des talibans
en Afghanistan.
11 septembre 2001 Le gouvernement
américain accuse Oussama Ben Laden et
Al-Qaida, son mouvement implanté en
Afghanistan, d’être à l’origine des attentats contre le World Trade Center et le Pentagone. Le Pakistan devient un allié clé
des Etats-Unis dans la guerre contre le
terrorisme. Cette attitude lui vaut de s’attirer les foudres des islamistes, qui l’accusent d’être à la botte de Washington.
7 octobre 2001 Début des bombardements américains sur Kaboul, Kandahar
et Jalalabad.
13 novembre 2001 Les troupes de l’Al-
liance du Nord, opposées aux talibans,
entrent dans Kaboul, abandonnée par les
islamistes.
Janvier 2002 Capitulation des talibans en
Afghanistan. Les islamistes proches des
talibans diffusent leurs messages dans la
vallée de Swat, au Pakistan. Le Tehrik-iTaliban Pakistan (Mouvement des talibans
pakistanais, TTP) rassemble tous les mouvements islamistes insurgés de la Provincede-la-Frontière-du-Nord-Ouest et des Zones
tribales.
2006 Les attentats suicides se multiplient
au printemps dans tout le sud de l’Afghanistan. Début novembre, on dénombre plus
700 civils afghans tués par les talibans
dans des attentats à la bombe ou des
attaques suicides.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
36
DU 19 AU 25 MARS 2009
Mars 2007 L’OTAN, avec les forces afghanes, lance sa plus grande offensive contre
l’insurrection dans le sud du pays. Hausse
vertigineuse de la production d’opium.
11 juillet 2007 L’assaut militaire contre la
Mosquée rouge à Islamabad, où se sont
retranchés plusieurs centaines d’extrémistes, provoque l’appel à la vengeance
des talibans et d’Al-Qaida. Plusieurs attentats font plus de 450 morts dans les trois
mois qui suivent, notamment dans la vallée
de Swat. L’armée pakistanaise est déployée
dans la vallée.
25 août 2008 Le Pakistan interdit le TTP.
16 février 2009 Le gouvernement pakistanais signe un accord de paix avec les talibans de la vallée de Swat. La charia est
imposée dans la région.
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LA LOI DES TALIBANS
●
John Moore/Getty Images
reste du pays ? Les femmes de Swat ont déjà vécu
suffisamment d’atrocités ; si l’on ne parvient pas
à stopper la tendance qui s’est emparée de la vallée, celle-ci gagnera du terrain et constituera une
menace pour la survie d’au moins 50 % de la
population du pays, c’est-à-dire toutes les Pakistanaises, aussi bien portantes et respectables
soient-elles. Les récents meurtres de femmes à
Kohat [en février dernier], la déclaration ordonnant aux femmes de Quetta de porter le voile
[en décembre 2008], sans oublier, bien sûr, le
retranchement dans la Mosquée rouge d’Islamabad des prétendus exécuteurs de la loi de Dieu
[en juillet 2007] n’étaient pas des actes isolés.
Swat apparaît aujourd’hui comme l’aboutissement de toute cette folie qui, si rien n’est fait, est
vouée à redoubler. Nous, les femmes modernes
et actives des grandes villes, ne pouvons plus nier
ce qui risque de nous arriver.
Au lieu de soutenir et de défendre les initiatives prises par des élues locales comme Bakht
Zeba, le gouvernement n’a fait qu’accroître la
vulnérabilité de la population. Sous quelle forme
la loi islamique va-t-elle être appliquée dans le
district ? M. Hoti, le maire de Peshawar, a écarté
– et encore, du bout des lèvres – l’idée que la vallée de Swat puisse devenir un nouvel Afghanistan des talibans, mais son optimisme ne parvient
plus à nous rassurer. Le 14 février dernier, alors
même que la politique du gouvernement contribuait à renforcer le pouvoir des militants, Karachi a été le théâtre d’une démonstration de force
des “justes” qui a entraîné l’ajournement d’une
soirée musicale tout à fait anodine. Les attaques
à l’acide, viols et autres violences ne sont pas des
actes isolés, comme certains le prétendent. La
croisade des talibans de Swat contre les femmes
n’est pas un mouvement issu de nulle part. Elle
est liée à une certaine vision du monde, en vertu
de laquelle le pouvoir doit être exercé sous une
forme la plus extrême possible. Aujourd’hui, non
seulement le gouvernement a quasi officiellement abandonné la vallée de Swat, mais il a
contribué à isoler encore plus ses femmes. Il ne
doit pas oublier que, maintenant que les talibans
sont solidement – et plus que jamais – établis
dans la région, Islamabad n’est plus loin d’eux.
Qurat ul ain Siddiqui
Swat, la vallée de l’horreur
0
Vers le Kazakhstan
200 km
OUZB.
Vers la mer Caspienne
et la mer Noire
TADJIKISTAN
Termez
TURKMÉNISTAN
5 080
Mazar-e
Charif
E
Peshawar
Islamabad
E
INDE
AFGHANISTAN
R
I
Herat
PAKISTAN
5 740
M
Kaboul
2 940
ES
Capitulation
En signant
un accord qui
permet aux talibans
d’imposer la charia
et les contraint
à ne plus attaquer
les représentants
de l’Etat, Islamabad
aurait, selon
de nombreux
journalistes
pakistanais, fait
un pacte avec
le diable. Pis
encore, The News,
le grand quotidien
de Lahore, rapporte
que les autorités
auraient versé
aux talibans une
somme allant
de 6 à 10 millions
de dollars (de 4,6
à 7,7 millions
d’euros) pour qu’ils
acceptent de signer.
Officiellement, cet
argent constituerait
une compensation
pour les frais
engagés et
les pertes infligées
par l’armée.
AL
■
IB
Swat, une mendiante
essaie de voir
à travers sa burqa
combien de pièces
elle a recueilli
dans sa sébile.
TR
▲ Dans la vallée de
H
CAC
e qui est arrivé à Maria Shah, une jeune
femme de Shikarpur morte récemment
des suites d’une agression à l’acide, peut
être perçu comme un acte de violence
gratuit ; mais le degré de détermination
et de perfection avec lequel la misogynie
est en train de se systématiser dans la vallée de
Swat, dans le nord-ouest du Pakistan, est tout
simplement sans précédent. Au vu de la situation sur le terrain, l’interdiction de l’éducation
féminine et les attaques lancées contre les écoles
de filles n’étaient qu’un prélude à l’instauration
consciente d’un système violent et sadique. La
destruction de plus de 180 écoles dans la vallée
laisse des milliers d’enseignantes sans revenus
et 80 000 filles sans accès à l’éducation. Mais ce
qui est en jeu ici, ce ne sont pas seulement l’instruction et les moyens d’existence des femmes ;
aujourd’hui, les jeunes filles ne peuvent plus sortir de chez elles sans être accompagnées d’un
homme de leur famille, et, s’ils ne veulent pas
s’attirer d’ennuis, les couples doivent être munis
de leur certificat de mariage. Les talibans de
la vallée de Swat ont également annoncé que les
familles ayant des filles en âge de se marier
devaient les déclarer dans les mosquées pour
qu’elles épousent un des leurs, faute de quoi
elles seraient mariées de force, autrement dit
violées.
Le gouvernement n’a pas fait grand-chose
(pour ne pas dire rien) pour lutter contre cette
institutionnalisation de la violence contre les
femmes dans une vallée hier encore idyllique. Et,
même s’il est question que des membres du gouvernement se rendent dans la région, la récente
décision des autorités d’y rétablir la charia n’est
pas faite pour protéger la population contre ce
système despotique. Le triste sort de Bakht Zeba,
ancienne conseillère régionale du district de Swat,
aurait pourtant dû alerter ceux qui sont censés
S
C
Karachi
25 870
Kandahar
NE
DAWN
veiller sur la sécurité de nos vies et de nos biens.
Les critiques de cette femme de 45 ans à l’encontre des talibans ont déchaîné le courroux de
ces derniers : le 26 novembre dernier, ils l’ont
traînée hors de chez elle et abattue d’une balle
dans la tête après l’avoir sauvagement fouettée.
Située à trois heures de voiture (un peu plus
de 300 kilomètres) d’Islamabad, la vallée de Swat
est devenue un symbole d’horreur, et il suffit
qu’on se dise que la situation ne peut pas être
pire pour qu’une nouvelle série d’actes insensés
vienne ternir notre optimisme. Le récent décret
sur l’obligation de déclarer les filles en âge de se
marier est vraiment inacceptable. Allant encore
plus loin que leurs homologues afghans, les talibans de la région y expriment clairement leur
mépris à l’égard de tout ce qui relève d’un comportement civilisé. C’est à se demander si la charia pourra suffire à assouvir leur soif de violence.
Jusqu’où faudra-t-il aller dans l’horreur pour
que les gens comprennent que ce qui a commencé dans la vallée de Swat – une région très
stable, notez bien – pourrait se propager dans le
ZO
Le 16 février, les autorités pakistanaises ont signé
un accord avec les talibans. Depuis, ils font appliquer
la charia, et les femmes sont leurs premières cibles.
Situation au 13 mars 2009
Déploiement de l’OTAN en Afghanistan
Zones sous commandement :
américain
italien
IRAN
22 330
Quetta
allemand
français
canadien/néerlandais/britannique
Nombre approximatif
de soldats
Vers Karachi et
la mer d’Oman
Source : ISAF <www.nato.int/isaf/index.html>.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
37
DU 19 AU 25 MARS 2009
Routes d’approvisionnement
de l’OTAN
959p32-39 en couv:Mise en page 1
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Page 38
e n c o u ve r t u r e
Une stratégie
militaire inadaptée
Contrairement à l’Irak, où elle a porté ses fruits,
la constitution de postes avancés n’a pas réussi
aux soldats américains, souvent isolés et exposés
aux tirs des talibans.
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
Zalmai/Redux-REA
DE SERAY (AFGHANISTAN)
es attaques débutent le plus souvent l’aprèsmidi, juste après le retour des patrouilles
du poste avancé de Seray. Récemment, des
talibans ont mitraillé la base depuis les
montagnes voisines. Des hélicoptères
d’attaque Apache ont répliqué avec des
roquettes, laissant derrière eux des traînées de
fumée colorée. “Les jours se suivent et se ressemblent”, commente le soldat Trey Dart en se réfugiant sous un abri de fortune formé de sacs de
sable verts. “Les échanges de tirs font partie de la
routine.” Le président Barack Obama espère donner un coup de fouet à l’effort de guerre en
Afghanistan en envoyant 17 000 hommes en renfort. La plupart seront affectés à de petites bases
isolées comme celle de Seray, un complexe clos
tout en tranchées et bâtiments fortifiés non loin
de la frontière pakistanaise. Nombre de ces nouveaux postes seront installés dans l’est et le sud
de l’Afghanistan, les régions les plus touchées
par les violences. Mais les hommes de ces postes
minuscules pourront-ils mener de front les missions souvent contradictoires qui consistent à la
fois à combattre les insurgés et à créer des liens
avec les villageois du coin ? Ou ne seront-ils simplement que de nouvelles cibles faciles ?
L’année 2008 a été la plus meurtrière en
Afghanistan pour les Etats-Unis, l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et les
forces afghanes (ainsi que les civils) depuis le
début de la guerre lancée par la coalition américaine, en 2001. Et les autorités américaines
et afghanes s’attendent à ce que 2009 soit pire
encore. Trente soldats américains sont déjà morts
depuis le début de l’année, contre un total de 155
sur l’ensemble de 2008.
Les violences ont été déclenchées par les talibans, qui intensifient leurs opérations grâce aux
revenus du juteux trafic d’opium. L’Afghanistan
compte actuellement 52 000 soldats étrangers,
dont environ 35 000 Américains. Pour accueillir
les renforts, l’armée américaine sur place s’affaire déjà à creuser des tranchées, à remplir des
sacs de sable et à construire les infrastructures
de base à proximité d’une dizaine de nouveaux
postes de combat. Le haut commandement américain estime qu’au moins une dizaine de bases
supplémentaires verront le jour dans les deux
régions concernées d’ici à l’été.
Le général David Petraeus, chargé depuis
peu de la guerre en Afghanistan en tant que responsable du Commandement Centre, avait
supervisé la construction de plusieurs dizaines
de petites bases de ce type en Irak, en 2007 et
en 2008, dans le cadre du “surge” [envoi mas-
▶ Dans le sud
de l’Afghanistan,
des soldats
britanniques
attendent les talibans
la nuit en embuscade.
■
Souvenirs
Selon Arthur Keller,
un ancien agent
de la CIA
au Pakistan,
les Américains
seraient bien
inspirés de
ne pas refaire
en Afghanistan
les erreurs qu’ils
ont commises dans
le passé, au Laos
notamment. Dans
les années 1960,
ils avaient envoyé
de nombreux
soldats yankees
ne connaissant
ni le terrain ni la
langue. Ils avaient
finalement
bombardé
intensivement
les zones qui
leur échappaient.
Moralité, la force
seule ne sert à rien.
Obama, plutôt
que d’envoyer de
nouvelles recrues
en Afghanistan,
ferait donc mieux
de renforcer
les moyens
et la formation
de la jeune armée
afghane.
sif de renforts] voulu par le gouvernement Bush.
Celles-ci ont contribué au recul des violences
dans le pays en permettant aux soldats américains de vivre parmi les Irakiens ordinaires et de
débarrasser des territoires de leurs extrémistes.
Le général Petraeus et ses partisans au sein de
l’armée estiment que les petits postes de combat peuvent avoir les mêmes effets en Afghanistan. La doctrine de lutte contre l’insurrection
qu’ils prônent met l’accent sur la protection de
la population contre les attaques des insurgés et
sur l’établissement de relations étroites avec les
habitants des environs. Les postes comme Seray
offrent un moyen d’accomplir les deux à la fois.
“Dans la lutte contre l’insurrection, nous devons être
sur place”, affirme David Petraeus.
LES SOLDATS NE SAVENT PAS
OÙ DONNER DE LA TÊTE
Reste que l’Afghanistan n’est pas l’Irak. Le pays
est extrêmement pauvre, avec peu de routes et
quasiment aucune infrastructure moderne. Les
postes militaires sont donc ainsi particulièrement
isolés. En Irak, ces bases se trouvaient dans les
grandes villes et pouvaient protéger une vaste
majorité de la population irakienne. En Afghanistan, ils se situent pour la plupart dans des
zones rurales, comme à Seray, et ne sont souvent
accessibles que par les airs. Ces bases pourraient
donc être prises par des insurgés sans que les
renforts aient le temps d’arriver, craignent certains. Durant l’été 2008, des combattants ont
justement lancé une attaque coordonnée contre
un poste militaire américain de la vallée voisine
de Wanat, faisant neuf morts chez les soldats et
près de trente blessés. De nombreux Afghans des
zones rurales apportent leur soutien tacite aux
CACHEMIRE
H I N D U
K U C H
A F G H A N I S TA N
Vers
Kaboul
Passe de
Khyber
Jalalabad
District
de
Swat PROVINCEDE-LADistrict de
FRONTIÈREMalakand
DU-NORDOUEST
Malakand
Vallée de Swat
Mingora
Peshawar P A K I S T A N
ZONES TRIBALES
Islamabad
PENDJAB
0
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
38
100 km
DU 19 AU 25 MARS 2009
Courreir international
L
New York
talibans, quand ils ne participent pas activement
aux combats, estiment les responsables américains et afghans.
David Kilcullen, un spécialiste de la contreinsurrection qui conseille depuis longtemps le
général Petraeus sur l’Irak et l’Afghanistan, a soutenu la stratégie des petites bases en Irak. Mais
il estime que les Etats-Unis se trompent en décidant de déployer autant d’hommes sur des postes
isolés en Afghanistan. Cet officier australien à la
retraite fait remarquer que, dans le sud du pays,
80 % de la population est concentrée dans deux
villes, Kandahar et Lashkar Gah. L’armée américaine n’a pas beaucoup de soldats ni dans l’une
ni dans l’autre. “La population des villes et des villages les plus importants est vulnérable, puisque nous
sommes ailleurs à courir après l’ennemi”, souligne
David Kilcullen.
“Nous devons protéger la population, mais nous
devons aussi avoir les capacités d’empêcher le mouvement insurrectionnel de passer la frontière [avec le
Pakistan]”, déclarait dernièrement à des journalistes le général David McKiernan, commandant en chef des forces américaines en Afghanistan. Pour les partisans de cette stratégie, ces
bases constituent aussi un moyen d’empêcher
les extrémistes venus des Zones tribales pakistanaises, livrées à l’anarchie, de pénétrer en
Afghanistan. Seray surplombe ainsi une vallée
verdoyante de la province de Kunar qui constitue une importante route de transit pour les
insurgés basés au Pakistan entrant en Afghanistan pour mener des attaques contre des cibles
américaines, afghanes et de l’OTAN, estiment
des responsables américains et afghans en charge
de la sécurité [voir CI n° 948, du 1er janvier 2009].
Le sergent-chef Christopher Lenington, sousofficier sur la base de Seray, raconte que les soldats sur place sont des cibles faciles pour les talibans, qui montent souvent dans les montagnes
alentour pour tirer sur le petit complexe poussiéreux. Près du petit héliport de Seray, une pancarte met en garde :“C’est ici qu’arrivent les balles”.
“Ils peuvent utiliser à peu près n’importe quelle arme
depuis les collines alentour et nous tirer comme des
pigeons”, confirme le sergent Lenington, qui
considère ses hommes comme ses enfants. “C’est
vraiment un emplacement cauchemardesque pour
une base.” Le colonel Cavoli, dont les hommes
ont construit la base de Seray, confirme que le
danger est une composante incontournable.
Yochi J. Dreazen
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LA LOI DES TALIBANS
●
Obama ouvre la porte aux talibans
Dans la perspective de trouver une solution au conflit
afghan, la nouvelle administration américaine envisage
de négocier avec les insurgés les moins radicaux.
V
THE NEW YORK TIMES
New York
oici une proposition appelée à diviser la
société américaine : les Etats-Unis
devraient-ils s’efforcer de négocier avec
ceux qui ont donné refuge à Oussama
Ben Laden avant les attentats du 11 septembre 2001 ? Barack Obama a décidé
d’envoyer 17 000 hommes en renfort en Afghanistan, mais il a aussi ordonné un réexamen stratégique de la politique américaine dans ce pays,
chargeant un géant de la diplomatie, Richard
Holbrooke, l’artisan de l’accord de Dayton [qui
mit fin à la guerre en ex-Yougoslavie en 1995],
d’accomplir en Afghanistan ce qu’il a fait en
Bosnie. Mais, que ce soit à Washington, à Islamabad, à Kaboul, à Londres, à Paris ou à
Bruxelles, une question essentielle plane sur
le réexamen de la stratégie en AfPak [Afghanistan et Pakistan, voir p. 32] : par le passé, aucun
conflit ne s’est jamais résolu sans l’accord de
toutes les parties prenantes, et l’Afghanistan a
peu de chances de faire exception. “Je crois qu’il
est évident que ce pays a besoin d’une solution politique, et je n’écarterai aucune possibilité, y compris
des échanges avec certaines factions des talibans”,
insiste Reuben Brigety, expert de l’Afghanistan
au Center for American Progress, un centre de
réflexion proche des démocrates. C’est un point
sur lequel les Européens, en particulier les Britanniques, insistent depuis quelque temps déjà
auprès de Washington. Avec le gouvernement
Bush, “l’éventualité d’un accord avec un interlocuteur portant le nom de taliban se heurtait à un
blocage idéologique total. Mais le contexte est aujourd’hui radicalement différent”, note un diplomate
européen sous le couvert de l’anonymat.
Le vendredi 6 mars, dans un entretien au
NewYork Times, Barack Obama a en effet ouvert
la porte à un éventuel dialogue avec les talibans
qui y seraient disposés. Le président a invoqué un argument du général David Petraeus,
qui pense que “la réussite en Irak s’explique notamment par la volonté d’établir le contact avec ceux
que nous pouvions considérer comme des musulmans
fondamentalistes mais qui se sont révélés prêts à collaborer avec nous”.“Des occasions semblables pourraient se présenter en Afghanistan et au Pakistan”,
a ajouté le nouveau locataire de la MaisonBlanche, “mais la situation afghane est de loin
beaucoup plus complexe.” Néanmoins, des annéeslumière séparent encore le gouvernement
Obama de pourparlers avec le mollah Omar,
qui était le chef des talibans lorsque ceux-ci
étaient au pouvoir en Afghanistan, jusqu’à fin
2001. Depuis peu, il est soupçonné de diriger
des commandants dans le sud de l’Afghanistan
depuis sa base de Quetta, au Pakistan, de lever
des fonds auprès de riches donateurs des pays
du Golfe et d’alimenter le champ de bataille en
armes et en combattants frais et dispos. Et,
même si les Etats-Unis décidaient au bout du
compte d’ouvrir le dialogue avec des talibans,
■
Négociations
Depuis que
l’administration
Obama s’est dite
prête à négocier
avec des “talibans
modérés”,
de nombreux
journalistes
s’interrogent
sur l’identité
de ces possibles
interlocuteurs.
Quoi qu’il en soit,
cette démarche
n’est pas nouvelle.
En septembre 2008,
l’hebdomadaire
britannique
The Observer avait
révélé que
des pourparlers
étaient en cours
avec les talibans,
à Londres, sous
l’égide de l’Arabie
Saoudite. Quelques
semaines plus tard,
le président afghan
Hamid Karzai avait
également tendu
la main au mollah
Omar, en l’invitant
à “rentrer au pays”
et à “contribuer
à ramener la paix
en Afghanistan”.
A LA UNE
les pourparlers se feraient plus probablement
via les autorités afghanes, et non directement
avec les Américains. Mais on estime de plus en
plus, en particulier du côté des experts qui
conseillent le gouvernement Obama sur l’AfPak, qu’il est vital de débaucher des talibans
sans envergure. Diviser pour mieux régner, la
stratégie est éprouvée. Le général Petraeus, à la
tête du Commandement Centre américain,
affirmait en 2008 que la volonté d’entrer en
contact avec les extrémistes “conciliables” faisait
partie des aspects de la lutte contre l’insurrection irakienne transposables en Afghanistan.
Le mollah Omar ne fait pas partie de ceux
que les Occidentaux considèrent, du moins pour
l’heure, comme des éléments “conciliables”,
contrairement, peut-être, à certains petits chefs
de district talibans. Prenons l’exemple du mollah
Salam, ancien commandant taliban que les
Britanniques, avec l’aide du président afghan
Hamid Karzai, ont convaincu en 2007 de
changer de camp. Il reste apparemment fidèle
aux forces de l’OTAN, certains responsables
britanniques citant même son cas comme un
exemple de stratégie efficace pour gagner les
faveurs des chefs talibans locaux. Reste à savoir
si le ralliement du mollah Salam a servi ou desservi les objectifs de la guerre en Afghanistan.
Les Britanniques l’ont placé au poste de gouverneur du district de Musa Qala, dans la
province de Helmand [dans le sud-ouest de
l’Afghanistan]. Mais il fait depuis l’objet de
plaintes de la part de la population locale. Il est
impopulaire et corrompu, dit-on, et exigerait
pots-de-vin et cadeaux de quiconque a besoin
de quelque chose.
Il faut donc sans doute habituer l’opinion
publique américaine à l’idée que les talibans
n’appartiennent pas tous au réseau d’Al-Qaida.
“Les motivations de ces insurgés sont très variées”,
assure Reuben Brigety, indiquant que, pour certains talibans sans envergure, le combat contre
les forces de l’OTAN peut se justifier par tout
autre chose que le désir de renverser le gouvernement afghan ou de vaincre les Etats-Unis.
Ce que confirme un responsable de l’Organisation atlantique. Selon lui, certains talibans de
rang inférieur s’en prennent aux forces de la
coalition au seul motif, par exemple, que des
étrangers sont entrés dans leur vallée sans
demander d’autorisation ou encore plus simplement parce qu’un chef taliban les paie 20 dol-
lars par jour pour combattre. “Mais il y a surtout des dissensions à exploiter”, poursuit Reuben
Brigety, revenant sur l’idée de diviser pour
mieux régner. “Tant que nous campons sur nos
positions et les considérons tous comme nos ennemis, nous risquons de manquer des occasions d’exploiter ces divisions.”
C’est d’ailleurs la logique invoquée par le
gouvernement pakistanais pour justifier sa
réconciliation récente et très critiquée avec les
chefs talibans de la vallée de Swat. Les autorités d’Islamabad s’emploient à assurer le gouvernement Obama que leur accord, qui permet
à la loi coranique et aux talibans de dominer
dans cette vallée, n’a rien d’une capitulation
devant les fondamentalistes, mais vise à enfoncer un coin entre les chefs talibans et des islamistes locaux protalibans qu’il serait possible
de rallier au gouvernement. Pourtant, selon des
informations provenant de cette région jadis
touristique, plusieurs zones ont été désertées
par leurs habitants terrifiés. Des rumeurs font
état de tortures, de l’assassinat d’une personnalité antitalibane revenue après la trêve et du
meurtre de soldats n’ayant pas prévenu les talibans de leurs mouvements. “Si l’Etat se résout à
négocier avec des fondamentalistes alors qu’il est en
position de faiblesse, nous allons tout droit au
désastre”, estimait récemment le quotidien
modéré Dawn. “Le monde politique doit sortir de
sa léthargie, enterrer la hache de guerre au nom
de l’intérêt national et mettre en déroute le véritable
ennemi.”
Pour Daniel Markey, qui était expert pour
l’Asie du Sud au département d’Etat sous le
gouvernement Bush, les leçons apprises en Irak
(où les Américains, sous leur ancien président,
avaient gagné les faveurs des milices sunnites
en négociant avec des chefs tribaux) ne s’appliquent pas nécessairement à l’Afghanistan.
“Là-bas, les structures tribales ne sont pas celles
de l’Irak, précise-t-il. Il n’y a pas de hiérarchie
claire. Quand vous concluez un accord avec un
homme, vous avez un accord avec lui, pas avec tout
le clan.” La méthode doit être calibrée au millimètre, insiste-t-il. “Il faut alterner les combats
et les pourparlers, explique-t-il. Si les pourparlers
peuvent vous permettre de diviser l’ennemi, alors
il faut discuter. Mais, lorsqu’ils n’ont d’autre effet
que de lui permettre de reprendre son souffle, il ne
faut pas discuter.”
Helen Cooper
Prise de conscience médiatique
◼ Fareed Zakaria, le rédacteur
en chef du magazine américain
Newsweek, fait le parallèle entre
deux engagements militaires
américains : la guerre du Vietnam
et celle qui sévit en Afghanistan.
Son article, dont le titre figure en
couverture, s’intitule “Le Vietnam
d’Obama : comment sauver la
mise en Afghanistan”.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
39
DU 19 AU 25 MARS 2009
◼ Pour Outlook, l’un des grands
hebdomadaires de New Delhi, les
islamistes de l’Asie du Sud se
livrent à un “Grand Jeu” dont le
but est de déstabiliser toute la
région. Pour le magazine, les zones
frontalières entre l’Afghanistan et
le Pakistan représentent le nœud
du problème, car elles se sont
transformées en “Anarchistan”.
959p40-41:Mise en page 1
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14:02
Page 40
p o r t ra i t
Michael Ignatieff
Un intello en politique
THE NEW YORK TIMES
New York
Après avoir passé la plus
grande partie des quarante
dernières années à se faire un nom
aux Etats-Unis et au Royaume-Uni,
Michael Ignatieff a surpris ses amis et
collègues, il y a trois ans, en décidant de renoncer à
sa vie bien réglée d’intellectuel pour revenir dans son
pays natal, le Canada, et briguer un siège au Parlement d’Ottawa. Il avait connu le succès littéraire avec
ses romans, ses scénarios et ses articles publiés dans
The New Yorker, The New Republic et The New York
Review of Books. Il avait animé une émission de télévision populaire en Angleterre. Il avait enseigné dans
les prestigieuses universités de Cambridge et de Harvard. Et voilà qu’il se retrouvait coincé dans l’existence terne d’un député débutant – et au Canada, de
surcroît. Mais il ne s’est pas ennuyé trop longtemps.
En décembre dernier, après deux tumultueuses
semaines de manœuvres politiques, il est devenu le
chef du puissant Parti libéral, qui est actuellement
dans l’opposition mais a été au pouvoir pendant la
plus grande partie du XXe siècle. [Les libéraux sont la
seule force politique susceptible de prendre la place
des conservateurs à la tête du gouvernement. Ils sont
les champions de l’interventionnisme canadien. Selon
une formule bien connue au Canada, ils défendent
des programmes de gauche, mais gouvernent à droite.]
Si cette formation devait prendre le contrôle du
gouvernement, ce qu’elle a failli réussir fin janvier
et espère encore faire dans les mois à venir, Michael
Ignatieff serait immédiatement appelé à devenir Premier ministre. Ce serait d’une certaine manière un
retour à l’époque de Pierre Elliott Trudeau, un autre
intellectuel issu du beau monde qui a dirigé le pays
de 1968 à 1979, puis de 1980 à 1984. “On l’a fait
venir pour redonner vie à la marque libérale”, confie
Nelson Wiseman, qui enseigne les sciences politiques
à l’université de Toronto. “Je crois que beaucoup au
parti pensaient : ‘Il nous faut quelqu’un qui ait l’envergure intellectuelle de Trudeau.’” Michael Ignatieff s’est effectivement révélé très adroit depuis son
entrée en politique. S’il a renoncé pour le moment
à renverser le gouvernement conservateur dirigé par
Stephen Harper, les observateurs considèrent qu’il
attend tout simplement son heure. “Il veut que la couronne lui revienne de son propre fait – non par le biais
d’une coalition, mais par une élection, dont la plupart
des experts prédisent la tenue avant la fin de l’année”,
assure M. Wiseman.
Dans une interview accordée fin janvier, Michel
Ignatieff disait avoir renoncé à beaucoup de choses
en laissant de côté les satisfactions personnelles que
lui procurait sa vie d’auteur. “Mais je prends tout ça
très au sérieux, ajoutait-il. C’est le seul endroit où je peux
être acteur, et non spectateur. J’ai toujours été spectateur
et, aujourd’hui, je vais au charbon. C’est une chose très
satisfaisante d’un point de vue spirituel.”
Ignatieff a presque toujours été considéré comme
une personnalité glamour, bien qu’on y ajoute souvent la nuance “pour un Canadien” ou, aujourd’hui,
“pour un homme politique”. Il y a quelques années, une
étude réalisée par les mensuels Foreign Policy et Prospect le plaçait à la trente-septième place sur la liste
des intellectuels les plus influents et les plus médiatisés du monde. Cet homme, qui a connu la célébrité
à Londres pendant les années 1980
et 1990 en animant une émission ■ Biographie
de télévision consacrée aux livres Michael Ignatieff
et aux idées, était considéré comme est né en 1947
une sorte de version anglophone à Toronto. Il est issu
de Bernard-Henri Lévy, avec un d’un mariage mixte
pedigree en plus, mais sans l’argent entre un père
ni l’aversion pour les chemises bou- diplomate d’origine
russe et une mère
tonnées de l’intellectuel français.
venue des milieux
Sa vie présente assurément un intellectuels
caractère romanesque. Son père, canadiens. Il
George Ignatieff, était un diplo- obtient un doctorat
mate canadien ; son grand-père et en histoire à
son arrière-grand-père, des comtes Harvard en 1976.
russes, avaient été ministres du gou- Il entreprend
vernement du tsar. Quant au frère ensuite une carrière
de sa mère, George Grant, il a eu académique
une certaine célébrité comme spé- à Cambridge,
puis médiatique.
cialiste de la philosophie politique. Au cours
Michael Ignatieff a pour sa part été des années 1980
capitaine de l’équipe de football de et 1990, Ignatieff
son école, avant de préparer une anime diverses
thèse de doctorat à l’université émissions littéraires
Harvard en passant ses nuits à sur- sur la BBC et publie
veiller des détenus de la prison de une chronique
l’Etat du Massachusetts. Sa biblio- chaque dimanche
graphie contient une dizaine de dans The Observer.
volumes : des pamphlets politiques, Egalement écrivain,
il a signé trois
trois romans, une histoire de sa romans et divers
famille, une biographie d’Isaiah essais. En 2000,
Berlin (son ancien mentor) et plu- il quitte le
sieurs ouvrages sur les droits de Royaume-Uni pour
l’homme et le droit d’ingérence les Etats-Unis, où il
(directement motivés par ce qu’il a va diriger un centre
vu dans les Balkans). C’est en 2004, de recherche
alors qu’il était directeur du Carr à Harvard. Il rentre
Center for Human Rights Policy de ensuite au Canada
pour y participer
Harvard [un centre de recherche
aux élections
sur les droits de l’homme], qu’il a législatives
reçu la visite de trois stratèges du de janvier 2006.
Parti libéral. Ils lui expliquent qu’ils Elu député d’une
cherchent à injecter du sang neuf circonscription de
dans un parti affaibli par plusieurs Toronto, il devient
scandales successifs. Et ils lui de- chef du Parti libéral
mandent, au cours du dîner, de en décembre 2008.
songer à revenir s’installer au Canada pour se présenter aux élections. “Ç’a été un coup
de tonnerre dans un ciel clair, se souvient-il. Cette perspective de se retrouver dans l’arène a été irrésistible.” C’était
à la fois cohérent avec son histoire familiale et quelque
peu incongru. “Mon père a travaillé pour quatre Premiers ministres. J’ai grandi dans une maison où le service public était un devoir. Mais mon père considérait avec
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
40
horreur les fonctions électives, parce qu’il savait à quel
point cela pouvait être brutal.”
Pour son ami Leon Wieseltier, directeur de la
rubrique littéraire de l’hebdomadaire américain The
New Republic, Michael Ignatieff est un “individu véritablement introspectif” et, depuis plus de vingt ans qu’il
publie ses articles, il ne l’a jamais entendu évoquer la
moindre envie d’entrer en politique. “C’est un humaniste, pas un homme politique. Il y a en lui une soif d’autorité intellectuelle et d’une certaine reconnaissance sociale,
mais il n’a jamais recherché le pouvoir.” S’il possède
nombre des attributs qu’un élu est censé posséder
– de l’assurance, une grande capacité de concentration et un fort instinct de conservation –, il présente
certains traits qui l’empêcheraient de réussir sur la
scène politique américaine. Il a ouvertement reconnu
qu’il regrettait d’avoir soutenu la guerre en Irak et il
s’est étendu de façon émouvante et douloureuse –
notamment dans les colonnes de l’hebdomadaire The
New York Times Magazine – sur sa première décision
et sur la volte-face qui a suivi. Sa position vis-à-vis de
la guerre lui a valu des critiques au Canada, pas seulement à cause de cet étalage de sentiments, mais parce
que, comme l’a écrit Andrew Potter en 2006 dans
l’hebdomadaire canadien Maclean’s, “ses arguments
puent les compromis nécessaires qu’on doit faire lorsqu’on
est progressiste aux Etats-Unis”. Michael Ignatieff a toujours été très clair sur ses affinités avec ce pays qui
n’est pas le sien. En 2002, il évoquait dans la revue
littéraire Granta sa jeunesse et son opposition à la
guerre du Vietnam. “J’aimais mon pays, mais je croyais
aux Etats-Unis comme je n’avais jamais cru au Canada.
J’étais contre la guerre parce que je pensais qu’elle trahissait quelque chose d’essentiel de ce pays. J’ai manifesté
parce que je croyais en Lincoln et en Jefferson.” Une statuette de ce dernier est d’ailleurs sur son bureau.
Revenant sur ces propos, Michel Ignatieff nous a
confié : “Il y a des moments où je me suis identifié passionnément aux Etats-Unis et il y a eu des moments de
recul complet.” L’invasion de l’Irak a eu successivement les deux effets. “Je crois que je me suis toujours
senti passionnément et fièrement canadien.” “La meilleure
preuve, ajoute-t-il en souriant, c’est que je n’ai jamais
cherché à avoir un autre passeport.” Pour David Rieff,
un essayiste américain qui est par ailleurs l’un de ses
amis, “le Canada, comme beaucoup de petits pays sur le
plan culturel, a des relations ambivalentes avec ses ressortissants qui partent et réussissent aux Etats-Unis ou en
Europe. Ceux-ci sont des célébrités dont tout le monde est
fier, mais il y a aussi beaucoup de critiques malveillantes.
C’est le syndrome de la tête qui dépasse.” Le prochain
ouvrage d’Ignatieff, intitulé True Patriot Love: Four
Generation in Search of Canada, sortira fin avril, peutêtre à la veille d’élections nationales. C’est selon lui une
exploration de l’identité canadienne. [La version française de ce livre paraîtra simultanément à Montréal
aux éditions du Boréal sous le titre Terre de nos aïeux :
Quatre générations à la recherche du Canada.] “Chaque
génération est obsédée par la façon de conserver un empire
canadien face aux Etats-Unis, ce mastodonte qui vit
Eric Konigsberg
juste à côté.”
DU 19 AU 25 MARS 2009
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14:02
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Blair Gable
●
◀ ■ Manifestants
dénonçant
les positions
proaméricaines
d’Ignatieff lors
d’une conférence
à l’université
d’Ottawa en 2006.
▶ ■ Avec
le président
Obama en février
lors de sa visite
à Ottawa.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
Jim Waston/AFP
Fred Chartrand/The Canadian Press
◀ ■ A la une
de l’hebdomadaire
canadien
Maclean’s :
“Les Canadiens
décevront-ils
Ignatieff ?”
41
DU 19 AU 25 MARS 2009
▲ ■ Couverture
de son livre
de campagne,
à paraître
au Canada en avril.
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portfolio
Page 42
●
Transit est-ouest
La Turquie de George Georgiou
▲ Un nouveau
quartier
dans la banlieue
de Konya,
dans le centre
de l’Anatolie.
▶ A la périphérie
d’Elazig.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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◀ Nouvelle extension
des faubourgs
d’Ankara,
la capitale.
■ Le photographe
Signatures
George Georgiou,
qui est issu d’une
famille chypriote,
vit et travaille
à Londres.
Au cours des dix
dernières années,
il a successivement
résidé et travaillé
dans les Balkans,
en Europe orientale
et en Turquie.
Ses reportages
lui ont valu
de nombreuses
distinctions
internationales,
notamment deux
prix World Press
Photo. Il doit
prochainement
publier un livre
aux éditions
Mets & Schilts
d’Amsterdam
sous le titre
Fault Lines: Turkey
East to West.
◀ Quartier
en construction
à Trabzon,
sur les bords
de la mer Noire.
◀◀ Lotissement
construit pour
reloger des villageois
kurdes victimes
d’inondations.
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▶ Un vestige
du passé : le palais
d’Ishak Pacha
à Dogubeyazit.
▶ Les unités
d’habitat social
les plus anciennes
manquent
d’équipements
collectifs.
▲▲ Un restaurant
et une boutique
de tissus
en centre ville.
▼ Une cité
déjà ancienne,
à Sanliurfa,
qui abrite
des travailleurs
kurdes.
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10:36
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◀ La nouvelle
zone industrielle
de Konya.
◀ Répétition
pour les cérémonies
du Jour de la jeunesse,
à Mardin.
C
ondamnée par la géographie à occu- 0
truit partout à un rythme phénoménal : des
Mer Noire
400 km
per une position intermédiaire entre
infrastructures routières qui bouleversent
Trabzon
l’Asie et l’Europe, la Turquie est depuis
l’apparence des campagnes, mais surtout
Dogubeyazit
Ankara
plus d’un siècle un lieu de tensions
d’énormes quantités de blocs de logements
Elazig
TURQUIE
Mardin
permanentes entre la modernité et la trapour permettre aux villes d’absorber l’exode
Sanliurfa
Konya
dition, l’Etat laïc et les forces islamiques,
rural, ainsi que l’accroissement rapide de
IRAK
SYRIE
le centralisme étatique et les revendications
la population. Et, comme ces immeubles
Courrier international
autonomistes, les libertés démocratiques Mer Méditerranée
de logements à faible coût sont tous conset l’ordre répressif. Des tendances contradictoires qui nour- truits selon des modèles similaires, les villes turques se resrissent des affrontements souvent violents, surtout à Istanbul semblent de plus en plus. Les photos de George Georgiou,
et dans la partie orientale de l’Anatolie. Mais cela n’em- prises aux quatre coins du pays, le montrent avec éloquence.
pêche pas le pays de poursuivre son processus de trans- “J’ai aussi voulu faire comprendre, ajoute-t-il, que cette
formation. “J’ai été très surpris par la vitesse du changement”, évolution uniforme du cadre de vie jouait un rôle évident dans
raconte George Georgiou, qui vient de passer quatre ans et l’évolution des mentalités. La disparition des repères de la vie
demi en Turquie. “On est frappé, au fil des mois et des années, villageoise et l’uniformisation imposée par la vie urbaine ne
par l’évolution extrêmement rapide des paysages.” Car on cons- peuvent qu’exacerber les tensions de cette société en transition.”
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45
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économie
■ sciences
Mettez un
hoazin dans
votre moteur !
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■ technologie
Cachez ce char
que je ne
saurais voir
p. 49
Page 46
i n t e l l i g e n c e s
Le dilemme : réglementer ou dépenser ?
FINANCES A quelques semaines
du sommet du G20, les gouvernements
participants sont loin d’être d’accord
sur la stratégie à mettre en œuvre
pour juguler la crise.
■
THE NEW YORK TIMES
L
■ multimédia
Twitter,
le petit site
qui monte,
qui monte
i n t e l l i ge n c e s
p. 50
●
New York
orsque, en novembre dernier,
les dirigeants de vingt pays se
sont réunis à Washington pour
discuter de la crise économique
qui menaçait de les balayer tous, ils ont
promis d’instaurer une nouvelle ère de
réglementation mondiale afin de juguler les nouveaux risques mondiaux.
Cinq mois plus tard, ces risques
semblent plus grands que jamais. Pour
autant, aucun consensus ne se dégage
sur la manière dont il faut gérer cette
crise, les grandes puissances économiques et les pays émergents n’étant
pas tous d’accord pour placer en tête
des priorités la refonte du système créé
en 1944 [par les accords de Bretton
Woods, qui ont dessiné les grandes
lignes du système financier international de l’après-guerre].
La Maison-Blanche laisse désormais entendre que les participants au
prochain sommet du G20, qui doit se
tenir à Londres début avril, devront
avant tout décider d’amplifier leurs
efforts de relance par la fiscalité et par
les dépenses – ce que le président
Obama peut se targuer d’avoir déjà fait.
Mais les grands pays européens, dont
certains estiment qu’il ne serait pas
sage de s’endetter davantage, privilégient toujours un réexamen de la réglementation financière, laquelle, à les en
croire, est au cœur de la crise actuelle.
UN TEST DE POLITIQUE
INTÉRIEURE POUR OBAMA
Pour simplifier, c’est un clivage d’ordre
quasi philosophique, entre des Européens qui préfèrent contrôler davantage les marchés et vont même jusqu’à
réclamer la création d’autorités de
tutelle internationales dont le champ
de compétences ne serait pas limité par
les frontières, et des Américains qui
redoutent de voir progressivement
rognée leur souveraineté sur leurs
propres institutions.
Mais c’est également un test pour
Barack Obama. Sur le plan intérieur,
il doit se battre à la fois contre les
conservateurs – qui l’accusent d’avoir
donné un brutal coup de barre à
gauche – et contre ses propres partisans – qui le soupçonnent, malgré son
discours en faveur de solutions pratiques, de vouloir les pousser à dépenser plus pour sauver les fragiles pays
d’Europe de l’Est.
Il est encore trop tôt pour savoir
s’il sera possible d’aplanir ces différends. En attendant, les Européens se
préparent à accueillir Obama pour la
première fois depuis que, en tant que
candidat à la présidence, il a été
acclamé par des centaines de milliers
de personnes dans les rues de Berlin.
En Allemagne, justement, l’humeur est
▶ Sur les panneaux :
Crise financière ;
Plan d’action. Dessin
de Stavro, paru
dans The Daily
Star, Beyrouth.
■
particulièrement morose. La chancelière Angela Merkel parle de saisir l’occasion pour engager des réformes “cruciales”. Par ailleurs, les Allemands
estiment pour l’instant suffisant leur
modeste plan de relance de 50 milliards d’euros, soit moins du dixième
du programme adopté en février par
le Congrès pour soutenir l’économie
américaine. [Selon le FMI, ces plans
représentent respectivement 1,5 % et
1,9 % du PIB de ces ceux pays.] Les
Français se rangent apparemment au
côté des Allemands, tout comme les
Japonais, si lourdement endettés qu’ils
ne veulent surtout pas creuser encore
leurs déficits. Le Premier ministre britannique Gordon Brown semble quant
à lui plutôt penser, comme Obama,
qu’il faudrait dépenser d’abord et réglementer plus tard.
autres, de l’Europe de l’Est, et combattu avec succès les mesures d’inspiration protectionniste qui ont fleuri
un peu partout en Europe, il faudra
alors s’atteler à la réforme du système
réglementaire mondial.
Lors de la réunion du G20, “les
groupes de travail présenteront des recommandations et des principes détaillés”,
affirme un haut responsable impliqué
dans la préparation du sommet. Les
participants devraient ainsi plancher
sur la restriction des opérations bancaires dans les paradis fiscaux et discuter du degré de transparence qu’il
faut imposer aux fonds spéculatifs et
aux sociétés de capital-investissement.
Les investisseurs ont déjà entendu
ce genre de promesses. A la fin des
années 1990, dans la foulée de la crise
économique en Asie, le gouvernement
“Il doit bien y avoir quelques points
sur lesquels nous pourrons parvenir à un
consensus”, a récemment affirmé le
sénateur John Kerry, président de la
commission sénatoriale des Affaires
étrangères, après avoir passé une
semaine à consulter des dirigeants
étrangers – et à écouter les doléances
des Européens. Ceux-ci reprochent aux
Etats-Unis d’être à l’origine des problèmes actuels et, surtout, de ne plus
vouloir instaurer les règles qui empêcheraient qu’une crise de même nature
ne se reproduise. “Les faiblesses de l’Europe sont aujourd’hui réellement plus
grandes que certaines de nos propres faiblesses, et elles ont à leur tour des répercussions sur nos marchés”, a pour sa part
déclaré M. Obama au NewYork Times.
A la Maison-Blanche, on assure
qu’il existe des divergences sur les priorités, mais par sur la stratégie fondamentale. Et que rien ne menace l’idylle
nouée entre Obama et les Européens.
Les responsables américains reconnaissent avoir été dépassés par la succession ininterrompue des crises : la
désintégration brutale des banques, qui
a nécessité des injections répétées de
capitaux ; l’effondrement accéléré de
l’économie réelle ; puis le désastre de
l’industrie automobile. Ils affirment
cependant qu’une fois que l’on aura
coordonné les mesures de relance, mis
au point un plan en faveur, entre
Clinton avait poussé les sept principaux pays industrialisés (G7) à adopter tout un train de mesures. L’effondrement des marchés asiatiques aurait
pu être évité, avait alors argumenté
Washington, si les autorités de tutelle
avaient été plus expérimentées, la corruption moins généralisée et les risques
moins dissimulés. Mais cet enthousiasme était vite retombé. Après l’entrée en fonction de George W. Bush,
les réunions du G7 ont bien plus porté
sur le terrorisme que sur la définition
de nouvelles règles pour l’économie
mondiale.
Cette fois, il pourrait en être autrement : la crise est bien plus grave et ses
effets sont bien plus largement ressentis. Les divergences de vues sur la
manière de réglementer les marchés
sont toutefois profondes. Les EtatsUnis et le Royaume-Uni, qui sont les
deux principales plates-formes financières de la planète, résisteront de
manière quasi instinctive à toute tentative de les soumettre à des autorités de contrôle internationales. “Dans
quelques semaines”, commente un
ambassadeur européen, “nous verrons
si notre histoire d’amour avec M. Obama
pourra résister à notre demande d’un
assainissement rapide du système financier américain et au souhait des EtatsUnis de voir l’Europe s’impliquer davantage en Afghanistan.” David E. Sanger
Et le FMI ?
“Le Fonds monétaire
international
pourrait servir
de laboratoire
à un rééquilibrage
plus favorable aux
pays émergents”
du système
financier mondial
mis en place
en 1944, commente
Le Temps. Mais,
selon le quotidien
de Genève, ce sujet
ne sera pas
à l’ordre du jour
du sommet du G20
d’avril. “Le FMI
a un problème plus
urgent à résoudre :
regonfler ses
réserves pour faire
face aux demandes
d’aide des Etats
en difficulté.” Pour
cela, il a besoin
des pays riches.
En avril, ces
derniers pourraient
s’engager
à augmenter
leurs contributions
financières.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
46
DU 19 AU 25 MARS 2009
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Page 47
économie
Nouvelle ruée vers l’or
INVESTISSEMENTS Les Américains
■
achètent massivement des lingots
et des pièces. Ils veulent ainsi
se prémunir contre l’inflation
que pourrait engendrer le plan
de relance d’Obama.
NEWSWEEK (extraits)
▶ Dessin
de Kazanevsky,
Ukraine.
■
Mines
La production
mondiale
d’or a baissé
de 4 % en 2008,
soit de 88 tonnes,
selon un rapport
du cabinet de
consultants GFMS,
cité par The
Economist.
Les chutes les plus
fortes (– 14 %)
ont été enregistrées
par l’Australie
et l’Afrique du Sud.
Avec près
de 300 millions
de tonnes extraites
en 2008, la Chine
est le premier
producteur d’or
au monde, suivie
par les Etats-Unis
et l’Afrique
du Sud (moins
de 250 millions
de tonnes).
achats ne sont que des bips sur un
écran d’ordinateur. Les thésauriseurs
sont différents. Ils achètent de l’or,
du vrai, et le gardent pour les temps
de vaches maigres.
Les marchands de métaux précieux facturent une commission sur
le prix au comptant et vous livrent la
commande – en général par la poste.
Celle-ci propose en effet des primes
d’assurance peu élevées sur les
métaux précieux, explique Michael
Maroney, vice-président de Monex,
un négociant de Californie. “On ne
peut pas vous dire quand vous le recevrez, mais il ne disparaît jamais.”
métal. Que l’économie américaine se
redresse un peu et ces acheteurs s’apercevront probablement qu’ils étaient
dans une grande bulle dorée.
Et, si les marchés financiers
continuent à déraper et la valeur des
biens immobiliers à plonger, les gens
se réfugieront de plus en plus dans
cet investissement réputé sûr, fiable,
et dont la valeur ne dépend pas des
gouvernements. “Les gens ont commencé à se ruer sur l’or en novembre
dernier, quand la crise du crédit a vraiment échappé à tout contrôle”, explique
Scott Thomas, le président de l’American Precious Metal Exchange. “La
plupart d’entre eux sont des Américains
moyens, dont le plan d’épargne retraite
[investi en actions et obligations] s’est
dévalorisé au fil du temps.” Certains
conseillers en investissement ont
amplifié le mouvement en prédisant
que l’or atteindrait jusqu’à 2 300 dollars l’once. “Notre conseil : ‘Paniquez
maintenant, vous éviterez la ruée’[et
la flambée des prix]”, confie avec
humour Addison Wiggin, l’éditeur
de la newsletter financière The Daily
Reckoning.
Il y a toujours eu deux types d’investisseurs dans l’or : les spéculateurs
et les thésauriseurs. Les premiers
négocient sur les marchés. L’argent
qu’ils gagnent – ou qu’ils perdent –
n’a rien à voir avec la possession effective du métal : comme la plupart des
investissements modernes, leurs
LES VENTES DE COFFRES-FORTS
SONT EN HAUSSE
La dernière fois que les ventes ont
connu une telle envolée, c’était avant
le passage à l’an 2000 : certains Américains qui craignaient l’Apocalypse
ont accumulé dans leur cave de l’or
– ainsi que des armes et des boîtes de
haricots. Mais, quand on a de l’or
chez soi, on devient une cible ; il
coûte cher à assurer ; une fois volé, il
est facilement refondu et devient pratiquement impossible à retrouver.
C’est pourquoi Nick Bruyer, le président de First Federal Coin, recommande toujours à ses clients de
prendre “un coffre dans une bonne
banque”. Mais le thésauriseur veut
avoir son or sous la main ; il ne fait
pas confiance aux banques en cas
VALEUR REFUGE
+ 10
0
Prix de l’or
20 février 2009
1 002 dollars
(en dolla
dollars par once)
1 000
– 10
900
– 20
800
– 30
700
– 40
Evolution du cours de l’or
et de l’indice Dow Jones
de la Bourse de New York (en %)
2008
2009
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
EN BREF
n lingot d’or de 100 onces, quand
on le tient dans la main, c’est
étonnamment petit et encore plus
étonnamment lourd [3,10 kg].
C’est d’une couleur inoubliable, bien
différente de celle d’une alliance ou du
bracelet de la grand-mère. C’est d’un
jaune profond, dense, comme l’océan
est d’un bleu profond, et ça brille. On
comprend enfin pourquoi la Bible dit
que les rues du paradis en sont pavées.
Le jour où j’ai tenu ce lingot dans
ma main, il valait près de 100 000 dollars [77 500 euros]. C’est un homme
d’affaires établi, aisé et en âge de
prendre sa retraite qui l’avait acheté ;
c’était son rempart contre la baisse de
l’indice Dow Jones et l’inflation galopante que le plan de relance d’Obama
allait, selon lui, inévitablement provoquer. Nous étions allés le récupérer au sous-sol d’une succursale de
la HSBC, à Manhattan. Je l’ai rendu
à mon compagnon et il l’a mis dans
son porte-documents. Nous sommes
remontés, nous sommes passés devant
les gardes, avons franchi les portes
métalliques. Une fois dans la rue, nous
nous sommes dit au revoir et je l’ai
regardé partir, un homme grand et
mince portant une serviette de
100 000 dollars. Il ne veut pas que
je vous dise quoi que ce soit de lui
parce qu’il garde cet or dans un coffre
dans sa cave. Ses amis, dit-il, font la
même chose.
John Wynocker, un inspecteur de
systèmes hydrauliques qui vit à Cincinnati, achète de l’or en lingots et en
pièces depuis quinze ans, mais il est
passé à la vitesse supérieure depuis
l’adoption du plan de relance. Il cache
son magot dans des endroits où il ne
peut même plus le retrouver, plaisante-t-il. “Notre pays est tellement
endetté, c’est affolant. J’aimerais prendre
ma retraite un jour. Que puis-je faire
d’autre pour me protéger ?”
Est-ce de la folie ? Voilà un homme
respectable, habitant un quartier
convenable, qui se comporte comme
un paranoïaque redoutant la fin du
monde. Wynocker est un salarié qui
essaie de garantir son avenir financier
en planquant son trésor. Le prix de l’or
a beau atteindre des sommets – plus
de 1 000 dollars l’once [775 euros] le
20 février –, un nombre croissant
d’Américains en achètent. En 2008, ils
ont fait l’acquisition de 600 tonnes d’or
en pièces et en lingots, soit 42 % de
plus qu’en 2007, selon le Conseil mondial de l’or. C’est moins qu’en Europe,
où la folie de l’or est une véritable épidémie, mais c’est quand même beaucoup compte tenu du prix élevé du
Source : “Financial Times”
U
New York
47
■ Secret bancaire
L’un après l’autre, la Belgique,
Andorre, le Liechtenstein,
l’Autriche, le Luxembourg
et la Suisse ont annoncé
l’assouplissement de leur secret
bancaire. Ces pays fourniront
dorénavant des informations
aux administrations fiscales
en cas de soupçons justifiés
de fraude, explique Le Temps.
“Du point de vue suisse,
le geste est considérable”,
commente le quotidien de
Genève. Mais “il n’est pas du tout
certain qu’il sera jugé suffisant
par ceux qui ont les banques
suisses dans le collimateur”.
Le pays devra donc batailler
DU 19 AU 25 MARS 2009
d’urgence. Les ventes de coffres-forts
ont augmenté de 43 % chez Cannon
Safe en 2008, et Aaron Baker, le président de la société, estime que 30 %
de ces nouveaux acheteurs détiennent des métaux précieux.
En période de grandes tensions,
ses propriétés uniques font de l’or un
produit particulièrement attractif.
Sa valeur monétaire peut grimper et
chuter, mais sa valeur intrinsèque
demeure constante. Les professionnels du secteur aiment à donner cet
exemple : au Moyen Age, une pièce
d’or d’une once permettait d’habiller
un homme de pied en cap ; et aujourd’hui c’est toujours le cas. De plus,
le cours de l’or a toujours fluctué à
l’inverse de celui du dollar ; voilà
pourquoi il est considéré comme le
dernier rempart contre l’inflation.
“L’or”, affirme Jon Nadler, un analyste de Kitco, “c’est une assurancevie pour le reste de votre portefeuille.”
Lingots et pièces ne vous sauveront cependant pas la vie en cas
d’Apocalypse. La meilleure chose à
faire, d’après Nadler, c’est d’en acheter un peu – “de quoi payer votre billet
d’avion pour les Fidji si vous devez vraiment fuir” – et d’espérer que les cours
reflueront. Si l’or baisse, la valeur de
votre plan de retraite remontera probablement. Et vous n’aurez pas
besoin de retourner votre jardin pour
récupérer votre trésor.
Lisa Miller et Jessica Ramirez
“pour faire comprendre
au monde qu’il s’agit d’un sacrifice
important et substantiel”.
La compagnie d’électricité
portugaise EDP (l’équivalent d’EDF,
détenue à environ 75 %
par des capitaux privés) a réalisé
en 2008 plus de 1 milliard d’euros
de bénéfices. Ce qui ne l’empêche
pas, constate le quotidien Correio
da Manhã, d’appliquer aux
particuliers des tarifs 25 % plus
élevés que ceux pratiqués en
Espagne. Ni de couper le courant
aux milliers de familles confrontées
à des difficultés de paiement,
comme le dénonce le Mouvement
des usagers des services publics.
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Page 48
sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
Mettez un hoazin dans votre moteur !
ÉNERGIE Un oiseau
■
tropical puant sera
peut-être à l’origine
d’une génération
d’agrocarburants propres.
PÚBLICO
Lisbonne
Sylvain Cordier/Jacana/Eyedea
H
oazin : si vous n’avez jamais
entendu ce nom, vous allez le
sentir passer. Parce que l’hoazin
sent plutôt mauvais. Cet oiseau tropical qui vit dans les marais du bassin du fleuve Orénoque, au Venezuela, est l’un des rares volatiles au
monde à être exclusivement herbivore. Et il est le seul à posséder un
système de fermentation intégré pour
digérer ses aliments. A l’image de ce
qui se passe dans l’estomac des
vaches, celui de l’hoazin abrite des
colonies microbiennes qui provoquent la fermentation des feuilles que
mange l’oiseau. Or qui dit fermentation dit gaz et mauvaises odeurs.
De fait, l’hoazin sent le fumier,
d’après ceux qui l’ont approché.
Par son aspect, la “vache volante”
(surnom qui lui est parfois donné)
évoque le croisement d’une dinde
avec un animal préhistorique. Il est
très coloré : huppe orangée, à la
mohican ; tête bleue ; yeux rouges et
plumes marron, noires et blanches.
Son cri, disent ceux qui l’ont entendu,
ressemble à la respiration forcée d’un
grand fumeur asthmatique. Ses petits
naissent dotés de griffes sur le bord
des ailes (qui disparaissent à l’âge
adulte), ce qui leur permet de grimper aux arbres (à un âge où ils ne
savent pas voler) et de rentrer rapi-
dement et efficacement au nid en cas
de chute imprévue !
“L’hoazin (chenchena, pour les
Amérindiens du Venezuela) est un oiseau
très particulier”, souligne Filipa Vitorino, jeune scientifique portugaise
qui achève sa thèse à l’université de
Porto Rico. Sa recherche porte sur
les bactéries qui vivent dans l’estomac de l’oiseau. “Le processus digestif de la fermentation produit des acides
gras volatils qui sont responsables de
l’odeur désagréable de l’animal.” Mais
elle ajoute aussitôt : “Malgré tout, c’est
un oiseau très sympathique. Par son
aspect physique et principalement du fait
des griffes des oisillons, il a été comparé
à l’archéoptéryx, le fossile de transition
entre les reptiles et les oiseaux.”
L’ESTOMAC DU VOLATILE ?
UNE VÉRITABLE USINE À GAZ
La découverte de la remarquable
stratégie digestive de l’hoazin est relativement récente, puisqu’elle date de
1984. Jusqu’alors, on pensait qu’une
telle “fermentation prégastrique”
ne pouvait se produire que chez
des mammifères d’au moins 3 kilos,
parce que ce processus digestif exige
en principe un énorme volume pour
fonctionner. L’hoazin a un poids de
700 grammes et, comme pour tous
les oiseaux volants, sa température
interne est plus élevée que celle des
mammifères. Chez lui, les bactéries
doivent donc produire beaucoup plus
d’énergie que chez un mammifère,
et ce de manière très efficace dans
un volume aussi réduit.
Filipa Vitorino, en compagnie de
collègues de son laboratoire et des
universités de Washington et de New
York, a publié fin 2008, dans la revue
Applied and Environmental Microbiology, les résultats d’une première
exploration génétique de l’écosystème bactérien qui pullule dans l’estomac de la “vache volante”. “Un fermenteur prégastrique de petite taille
constitue un paradoxe”, écrivaient les
scientifiques au début de leur article.
Une telle efficacité ne les laisse pas
indifférents. “Un oiseau aussi extraordinaire et avec une stratégie digestive
de ce type hébergeait forcément une flore
bactérienne différente des autres oiseaux
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
48
▲ L’hoazin,
un oiseau du delta
de l’Orénoque,
au Venezuela.
■
Correction
Produire des
agrocarburants
en dégradant mieux
la biomasse végétale
non alimentaire
ou des déchets
d’origine végétale
semble une voie
prometteuse
pour la filière des
carburants trop tôt
proclamés “verts”,
auxquels on reproche
de détourner des
cultures vivrières
et donc de participer
à la forte hausse
des prix des denrées
alimentaires. Fin
2008, le quotidien
britannique The
Guardian rendait
d’ailleurs public
un rapport de
la Banque mondiale
qui reconnaissait
que le développement
des carburants
d’origine végétale
avait provoqué
une hausse des prix
alimentaires
de 75 % entre 2002
et 2008.
DU 19 AU 25 MARS 2009
et des mammifères, explique Filipa
Vitorino. De fait, nous avons découvert
que la structure de cette communauté
bactérienne est totalement différente de
celles déjà décrites chez des oiseaux et des
ruminants, même si elle est plus proche
de ces derniers.” En outre, l’hoazin
mange une grande variété de feuilles,
dont certaines contiennent des alcaloïdes, substances parfois toxiques
pour certains animaux ; aussi les bactéries de son estomac se chargentelles de neutraliser ces composés afin
qu’il puisse digérer en toute sécurité.
Les chercheurs ont analysé génétiquement la population bactérienne
présente dans l’estomac de six hoazins adultes capturés dans leur habitat naturel. “On a abattu les oiseaux
à l’arme à feu et on les a analysés localement afin d’obtenir des données significatives de température et de poids, et
aussi afin de pouvoir disséquer leur système digestif, précise la chercheuse.
Les estomacs ont été immédiatement
congelés dans de l’azote liquide et
envoyés à notre laboratoire, à Porto Rico.
Du contenu de l’estomac, nous avons
extrait de l’ADN, que nous avons
séquencé, en particulier un gène spécifique dénommé 16S.” Ce gène est présent dans toutes les bactéries, mais
il présente des zones suffisamment
variables pour servir de marqueur
des groupes de bactéries, ce qui permet de les différencier. Les résultats
se sont révélés encore plus surprenants que ce à quoi s’attendaient les
chercheurs. “Nous pensions qu’il y
aurait une forte proportion de bactéries
inconnues, poursuit Filipa Vitorino.
Mais ce qui est incroyable, c’est que, sur
les 1 500 espèces de bactéries trouvées,
près de 94 % n’avaient jamais été
décrites. Nous avons surtout découvert
ce qui ressemble à de nouvelles lignées
de bactéries dégradant la cellulose (et
donc capables de briser la solide membrane des cellules végétales), qui très probablement participent à la digestion par
fermentation des feuilles que mangent
ces oiseaux.”
Au-delà de l’intérêt purement
scientifique de cet organe inédit, l’estomac de l’hoazin pourrait être la clé
de la production d’agrocarburants. Ce
sera la prochaine étape du travail de
Filipa Vitorino : étudier les protéines
que fabriquent les bactéries de l’estomac de l’hoazin dans le but de dégrader la cellulose des végétaux. “Je vais
participer à un projet de séquençage
du génome des bactéries stomacales de
l’hoazin afin de déterminer quelles sont
les enzymes responsables de ce processus.
L’objectif est de trouver d’autres formes
de transformation de la biomasse végétale
en sucre, en vue de la production d’agrocarburants.” Il s’agit d’une collaboration entre le laboratoire de Porto Rico
et le ministère de l’Energie américain
liée à l’une des missions de ce dernier :
trouver des énergies renouvelables.
“L’estomac de l’hoazin est sans nul doute
un écosystème extraordinaire et il est
susceptible d’être la source de microorganismes et d’enzymes très utiles. Ses
bactéries permettront peut-être de produire
du bioéthanol à partir de papier usagé,
par exemple.”
Ana Gerschenfeld
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technologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Cachez ce char que je ne saurais voir
CAMOUFLAGE Les techniques
◼
de dissimulation, de détection
ou de mystification, qui ne cessent
d’évoluer, transforment
progressivement l’art de la guerre.
THE ECONOMIST (extraits)
L
Londres
e high-tech s’est emparé de l’art
du camouflage. Même les motifs
colorés des treillis de combat sont
concernés ! Les concepteurs de
camouflage travaillent désormais avec
des logiciels qui intègrent les composantes neurophysiologiques de la vision
humaine. Ces logiciels analysent une
masse de photographies d’un théâtre
d’opérations donné, traitent les
données météorologiques et leur
influence sur la luminosité et les conditions de visibilité habituelles, combinent tout cela avec des informations
sur les couleurs et les formes prédominantes dans les villes, les champs et
les espaces naturels, et proposent au
final de meilleurs motifs de camouf l a g e . C e r t a i n s concepteurs,
comme ceux de l’America’s Army
Research Laboratory, ajoutent à tout
cela des informations sur les propriétés de réflexion et d’absorption lumineuse de matériaux courants, par
exemple le sable, le ciment et le
feuillage. Outre les motifs de camouflage, ces informations servent à fabriquer des teintures possédant les propriétés optiques souhaitées. Il existe
des logiciels similaires qui optimisent
les couleurs et les motifs pour les véhicules et les avions. Ces possibilités
d’adapter le camouflage à un théâtre
d’opérations particulier augmentent
le recours au camouflage temporaire,
que l’on peint sur le matériel avant
la mission pour le laver au retour.
Pendant des décennies, le motif du
treillis de base a été composé de bandes
tortueuses de couleurs unies alternées,
offrant un effet semblable aux rayures
d’un tigre. Des études récentes ont
remis en question ce procédé. Grâce à
des appareils qui suivent les mouvements de l’iris pour déterminer la
direction du regard, des chercheurs ont
constaté que les tissus imprimés de
petits carrés colorés, ce qu’on appelle
des pixels, étaient plus difficiles à voir.
On retrouve aujourd’hui ces tenues à
carrés dans plusieurs armées occidentales, entre autres celles des Etats-Unis,
de la Grande-Bretagne, du Canada,
de la France et de l’Allemagne. Le
Canada a tellement amélioré son camouflage depuis quelques années que
la distance de repérage de ses soldats
est aujourd’hui supérieure de 40 % à
celle de l’an 2000.
Les chercheurs planchent également sur le camouflage “actif”, qui se
modifie rapidement en fonction de son
environnement. TNO, une entreprise
néerlandaise de Soesterberg qui travaille pour l’armée, a mis au point une
mince feuille de plastique semblable
à du tissu et contenant des diodes électroluminescentes (LED). Une petite
▶ Dessin
d’Ares paru
dans Juventud
Rebelde,
La Havane.
■ Astuce
serbe
Au printemps 1999,
les avions de l’OTAN
ont effectué plus
de 38 000 sorties
au-dessus
de la Serbie,
sans pour
autant parvenir
à détruire
beaucoup de
matériel militaire.
Ils s’en sont surtout
pris à des chars
et à de l’artillerie
factices, faits
de bois et de toile
une grande partie
des engins
militaires serbes
avaient été mis
à l’abri sous
du feuillage, ce qui
perturbe les radars
standards. Depuis,
les ingénieurs
de Lockheed Martin
ont conçu un radar
appelé FOPEN,
Foliage penetration
(pénétration du
couvert végétal).
Ce système est,
en théorie,
opérationnel
depuis 2005, mais
nécessite encore
une mise au point
et n’est pour
le moment installé
que sur un avion
américain
en service actif.
caméra balaie les environs, et les couleurs et motifs affichés sur la feuille
changent en fonction de ces images.
Ce matériau n’est pas encore suffisamment flexible pour que les soldats
s’y sentent à l’aise mais il est déjà testé
en Afghanistan par Saab Barracuda,
un fabricant suédois de matériel de
camouflage. Un char à l’arrêt devant
une pente herbeuse montre par
exemple l’image de l’herbe sur son
côté exposé.
MASQUER LA CHALEUR ÉMISE
PAR LE CORPS D’UN SOLDAT
Autre forme de camouflage actif, des
plaques de plastique autocollantes
flexibles qui sont en fait des sortes
d’écrans d’ordinateur grossiers. Les
couleurs et les formes de l’environnement sont captées par une petite
caméra alimentée à l’énergie solaire et
reproduites sur l’écran. L’armée de
terre américaine compte utiliser cette
méthode pour son artillerie et ses
conteneurs de munitions. Selon Daniel
Watts, qui dirige le projet au New Jersey Institute of Technology (NJIT),
le système fonctionne bien mais est
encore trop cher pour être utilisé sur
le champ de bataille.
Dissimuler les choses sur le terrain,
ce n’est pas seulement les cacher à la
vue. Les chercheurs étudient également le moyen de réduire les signatures thermiques. Les systèmes de
vision infrarouge/thermique peuvent
en effet détecter à grande distance la
chaleur émise par le corps d’un soldat,
par exemple. Et ces systèmes sont
devenus si bon marché que les talibans
en sont largement équipés – ce qui
n’était pas le cas il y a quelques années,
relève Hans Kariis, de l’Agence suédoise de recherche en matière de défense, un organisme gouvernemental
de Stockholm. Les tissus destinés à
masquer la signature thermique d’un
être humain se sont cependant rapidement améliorés. L’un des moyens
est de recouvrir le matériau utilisé de
cénosphères – de minuscules sphères
creuses d’aluminium et de
silice. En ce qui concerne
la peau, Ceno Technologies, une entreprise de
Buffalo, dans l’Etat de
New York, a mis au point
une peinture aux cénosphères qui ne bloque
pas la transpiration
et serait applicable
sur le visage et les
mains. Le ministère de la Défense
britannique est en
train de la tester.
Les chercheurs du
NJIT ont pour leur
part conçu des autocollants isolants qu’on
applique sur des objets
brûlants – canons d’artillerie inclus – pour en
masquer la signature thermique. Car s’il est impossible de dissimuler entièrement une signature
thermique, on peut l’altérer. Il est ainsi possible
d’isoler partiellement des chars, de
façon à ce qu’un observateur doté d’un
appareil de vision nocturne croie percevoir la signature d’une voiture.
Puisque les hommes, les armes et
les véhicules deviennent plus difficiles
à repérer, il faut aussi travailler à de
nouvelles méthodes de détection.
Exemple type : les avions furtifs, qui
sont conçus pour échapper aux radars
et existent depuis les années 1970. Les
radars fonctionnent en envoyant des
ondes électromagnétiques sur la cible
et en captant les ondes réfléchies par
cette même cible ; en absorbant les
ondes ou en les renvoyant dans une
direction différente, on peut donc
réduire considérablement l’écho radar
d’un avion.
LES TÉLÉPHONES PORTABLES
SUPPLÉENT LES RADARS
Une demi-douzaine de pays construisent aujourd’hui des avions furtifs
– à grands frais. Il existe pourtant un
nouveau type de radar capable de détecter ces appareils. Il repose sur la prolifération des signaux des téléphones
mobiles. Quand un appareil survole
un environnement rempli de ces
signaux, on distingue son “ombre au
milieu de ce tintamarre”, explique John
Pendry, un spécialiste des radars de
l’Imperial College de Londres. Mike
Burns, le président de MSE, une petite
entreprise de Billerica, dans le Massachusetts, qui travaille pour l’armée,
confie qu’on a pu effectivement détecter des bombardiers furtifs sur un fond
de rayonnement de téléphones mobiles
grâce aux “trous” qui apparaissent au
milieu du tapis de signaux.
Cette technique ne peut être
utilisée que dans les zones peuplées,
où il y a beaucoup de téléphones
mobiles, mais elle possède un avantage
par rapport au radar standard : outre
qu’elle permet de repérer des appareils
qui étaient auparavant invisibles, elle
est “passive”, car elle fait appel au
rayonnement ambiant pour repérer la
cible, si bien que celle-ci ne peut savoir
qu’elle est observée (alors que c’est
possible avec le radar traditionnel). En
bref, c’est le système de détection qui
est devenu invisible plutôt que l’appareil. C’est là le dernier exemple de la
course aux armements entre dissimulation et détection.
◼
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Page 50
multimédia
i n t e l l i g e n c e s
●
Twitter, le petit site qui
monte, qui monte
USAGE Mariant le principe du blog
personnes qui ont voté pour lui dans
l’Idaho.) A côté des quelque 150 millions d’utilisateurs de Facebook, ce
n’est rien. Mais le concept est différent. Comme l’indique Evan Williams,
Twitter “place la barre moins haut”. Il
s’inscrit dans la suite logique du blog.
Créer et alimenter un blog ordinaire
prend du temps, mais il est beaucoup
plus facile de taper 140 caractères et
d’envoyer le tout dans l’espace infini
d’Internet. C’est l’information dans
sa plus simple expression. “C’est un
nouveau pas vers la démocratisation de
l’information, estime Evan Williams.
J’en suis réellement venu à penser qu’en
facilitant les échanges d’informations on
provoquait des expériences positives.” Il
en sait quelque chose. Il en est à sa
deuxième existence passée à réinventer l’univers de l’édition. Dans une vie
antérieure, il a créé la plate-forme
Blogger – qui a donné le terme blogueur. Il est un peu déconcerté par la
fixation des médias, persuadés que
Twitter sera la prochaine grande
invention. S’il s’est embarqué dans
cette aventure, c’est pour le plaisir.
■
avec celui de Facebook, le site
de microblogging a le vent en poupe.
Son avenir s’annonce radieux.
NEW YORK MAGAZINE (extraits)
B
New York
iz Stone parle de Twitter comme
d’une nouvelle forme potentielle
de communication humaine,
comme “la chorégraphie d’une
volée d’oiseaux dans le ciel”. Il s’agit
là d’une déclaration extrêmement
ambitieuse, surtout parce qu’elle ne
semble pas du tout décrire ce que fait
Twitter. Si vous êtes la dernière personne sur terre à ne pas connaître le
site de microblogging, voici en bref
comment il fonctionne. Twitter permet de poster des billets de moins de
140 caractères sur Internet. Vous
pouvez “suivre” d’autres utilisateurs
(de manière groupée ou individuelle)
et ils peuvent eux aussi vous “suivre”.
Le fonctionnement rappelle le principe des statuts sur Facebook, à la
différence près que ceux sur Twitter sont accessibles à tous. L’ordre
n’a pas vraiment d’importance sur
les pages individuelles de Twitter. La
plupart ressemblent en réalité à de
mauvais blogs.
Fo n d é p a r B i z S t o n e , E va n
Williams et Jack Dorsey, Twitter
compte environ 6 millions d’utilisateurs, ce qui, à bien y penser, n’est
pas énorme. (Barack Obama est l’utilisateur qui a le plus de “suiveurs”
– 273 500, soit environ le nombre de
CONCURRENCE
▶ Dessin de Thomas
Schats paru
dans NRC
Handelsblatt,
Rotterdam.
Pour un service qui compte relativement peu d’utilisateurs, Twitter a été
le théâtre de nombreux événements,
et ce en très peu de temps. Depuis ses
débuts auprès du public, en 2007,
comme le meilleur moyen de chercher les fêtes intéressantes de South
by Southwest, le site de microblogging a expérimenté le piratage des
comptes de Barack Obama et de
Britney Spears, le malaise postélectoral de certains républicains qui se
Google n’a qu’à bien se tenir
e moteur de recherche Google jouit
d’une telle suprématie qu’il est difficile
d’imaginer que l’entreprise californienne
tombe de son piédestal. Et pourtant, à en
croire les précédents historiques, ces suprématies ne durent pas. Ainsi, IBM a cédé la
place à Microsoft, qui a fini par être détrôné
par Google. Que ce soit une mutation technologique ou un rival plus inventif et plus
réactif, il y a toujours un élément pour venir
inverser le cours des choses et, bien souvent, c’est au moment où l’on s’y attend le
moins.
Dans ce cas, si improbable que cela puisse
paraître, la surprise pourrait venir de Twitter. Et ce scénario fait d’ailleurs actuellement l’objet de discussions animées sur
la Toile. Je vous l’accorde, il paraît absurde
d’imaginer que ce service de microblogging qui, tout le monde le sait, ne fait pas
de chiffre d’affaires pourrait empêcher de
dormir même une minute le plus petit des
ingénieurs chez Google. Et les gros titres
tels que “Twitter va-t-il tuer Google ?” sont
typiques des outrances de la blogosphère.
Même après une levé de 35 millions de
dollars en capital-risque en début de mois,
on ignore toujours quel sera le modèle économique de Twitter. Cependant, le fait
même qu’il soit sérieusement envisagé
L
UN BON MOYEN POUR ÊTRE
AU CŒUR DE L’ACTUALITÉ
que ce site puisse perturber le marché des
moteurs de recherche montre bien avec
quelle rapidité le sol peut se dérober sous
les pieds d’un géant comme Google. Sans
faire de bruit, la faculté de Twitter à autoriser les requêtes en temps réel est devenue l’une de ses plus puissantes applications. D’ailleurs, le slogan posté sur la
page de recherche de Twitter se trouve être
“Découvrez tout de suite ce qui se passe”.
Et c’est exactement ce que font un grand
nombre de personnes. Lorsqu’un événement a lieu et en cas d’actualité brûlante,
de plus en plus de gens se tournent vers
le moteur de recherche Twitter pour suivre
les conversations de ses utilisateurs.
Cette tendance va-t-elle se confirmer ?
On l’ignore, car Twitter est une entreprise
privée et ne publie pas ce genre de données. Mais ce n’est pas un hasard si l’entreprise a fait l’acquisition d’une petite
start-up new-yorkaise appelée Summize,
composée de cinq ingénieurs et qui avait
mis en place la technologie de recherche
de Twitter. Le site de Summize a été intégré à Twitter en 2008. J’ai utilisé Summize et j’utilise à présent le moteur de
recherche Twitter pratiquement tous les
jours depuis un an. Je ne m’étais pas
rendu compte à quel point j’étais devenu
dépendant et il n’y a que récemment, au
hasard de conversations, que j’ai réalisé
à quel point l’utilisation de Twitter Search
avait pris de l’importance pour moi – et
aussi pour Twitter.
Par exemple, le moteur de recherche pourrait être une solution à l’absence de
modèle économique de Twitter. En public,
son fondateur, Evan Williams, a laissé
entendre que l’entreprise cherchait à
exploiter le filon que constituent les
requêtes afin de pouvoir monnayer ses
services auprès d’autres entreprises. Il
est vrai que Google a montré l’exemple
avec la publicité.
Le moteur de recherche de Twitter va donc
peut-être lui permettre de produire un nouveau type de publicité, plus immédiat et
plus réactif, en rapport avec les produits
dont les gens pourraient avoir besoin tout
de suite. Nous verrons bien. L’émergence
d’une requête en temps réel en dit long
sur notre société, de plus en plus connectée et chaque jour plus hyperactive. Dans
cette perspective, Google apparaît soudainement vieux et laborieux. Ses résultats de requête peuvent remonter à plusieurs minutes, plusieurs heures ou même
plusieurs jours. Quel ennui ! Quand de tels
colosses s’effondrent, c’est généralement
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
50
DU 19 AU 25 MARS 2009
parce qu’ils n’ont pas su anticiper la
menace et effectuer les ajustements nécessaires avant qu’il ne soit trop tard. Il sera
donc intéressant de voir comment Google
va réagir – s’il réagit. Théoriquement, le
moteur de recherche a créé une culture
qui lui permet de rester flexible et créatif.
Mais ses derniers produits manquaient
de panache.
Bien entendu, il reste toujours l’éventualité que Google finisse par prendre Twitter
de vitesse. Mais c’est plus difficile à faire
qu’à dire. Twitter compte environ 6 millions
d’utilisateurs et il est en pleine expansion.
Il risque de s’avérer compliqué de persuader quelqu’un de changer de service
de microblogging et tout aussi compliqué
de persuader les internautes de faire
leurs requêtes sur Twitter via Google
quand ils peuvent le faire sur Twitter directement. Google pourrait être tenté de casser sa tirelire et de s’offrir Twitter avec
un projet de rachat capable de ridiculiser
les 500 millions de dollars offerts par
Facebook. Quoi qu’il en soit, le succès
de Twitter nous rappelle que personne
dans la Silicon Valley n’est immortel. Et
c’est d’ailleurs ce qui fait tout son charme.
Chris O’Brien,
San Jose Mercury News, Etats-Unis
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17/03/09
vantaient d’avoir le plus de “suiveurs”
et les attentats de Bombay de novembre 2008, au cours desquels des
utilisateurs enfermés dans l’hôtel Oberoi ont transmis des témoignages sur
le chaos qui régnait. “Twitter ne représente pas le triomphe de la technologie,
affirme Biz Stone, mais plutôt celui de
l’esprit humain.”
Ni Williams ni Stone ne souhaitent aborder en détail la question du
financement de Twitter. Ils rappellent
d’abord – l’air songeur, sur la défensive – que l’entreprise est encore jeune.
Ils font remarquer que leur priorité
pour le moment est de s’assurer que
leur produit est exempt de défauts. Ils
rappellent également qu’en 1998 personne n’a demandé aux dirigeants de
Google comment ils comptaient faire
des profits. Ils finissent enfin par maugréer que ce n’est pas parce que tout
le monde est affolé par l’argent ces
temps-ci qu’ils doivent l’être eux aussi.
Bien entendu, rien ne garantit que
Twitter deviendra à la communication
instantanée ce que Google est au
moteur de recherche. Rien n’indique
que ce type de communication instantanée sera à l’avenir partie intégrante de nos vies comme l’est devenue la recherche sur Internet.
Pour ses fidèles utilisateurs, Twitter est déjà un outil inestimable qu’ils
utilisent quotidiennement, et ils ne
veulent pas qu’on vienne y semer la
pagaille. Mais ils ne sont pas assez
nombreux pour l’instant. Twitter perdra-t-il de son attrait en devenant un
élément à part entière de la vie des
masses ? N’importe quel politicien
sait qu’il ne faut pas s’aliéner sa base
électorale. Combien de personnes forment celle de Twitter ? Assez pour
soutenir les espoirs d’une entreprise
et de toute une industrie ? Serait-on
réellement en voie de devenir une
nation d’individus qui partagent l’information qu’ils détiennent à la minute où ils l’obtiennent ? Possible. Les
dirigeants de Twitter n’ont pas d’autre
choix que d’y croire. Et ils pourraient
bien avoir raison.
J’ai passé ma première journée
dans les bureaux de Twitter à jouer sur
ma page personnelle en prenant des
notes, assis dans un coin. A l’heure du
déjeuner, les dirigeants recevaient des
programmeurs dans la salle de réunion
pour discuter d’une histoire de code
source ouvert – un charabia auquel je
n’ai rien compris. Ils étaient complètement absorbés par leur réunion tandis que je travaillais sur mon ordinateur. C’est alors que j’ai remarqué
quelque chose sur Twitter Search [le
moteur de recherche de Twitter]. Le
premier utilisateur à intervenir fut
“manolantern”, qui, à 12 h 33 (heure
locale), a écrit : “Je viens tout juste de
voir un avion s’abîmer dans la rivière
Hudson, à Manhattan.” Les billets se
sont ensuite multipliés. Environ quinze
minutes avant que The NewYork Times
ne publie l’histoire sur son site Internet (et près de quinze heures avant
qu’elle ne soit publiée sur papier), des
utilisateurs de Twitter témoins du
crash du vol n° 1549 de US Airways
fournissaient des informations en
temps réel. L’un d’eux, un homme du
nom de Janis Krums, originaire de
Sarasota, en Floride, se trouvait par
hasard sur un ferry naviguant sur
10:27
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l’Hudson au moment du crash. Il a
immédiatement pris une photo de l’accident, l’a mise en ligne sur TwitPic
[le service photo de Twitter] et a
envoyé un lien vers la photo dans un
“billet” expliquant : “Un avion s’est
abîmé dans l’Hudson. Je suis sur un ferry
qui va secourir les passagers. C’est fou.”
Pensez-y un instant. Au milieu du
chaos – un avion vient tout juste de
faire un atterrissage d’urgence devant
lui –, la première réaction de Krums
est de prendre une photo et de la
mettre en ligne. Son geste n’était pas
motivé par l’attrait du gain. Un événement extraordinaire s’était produit
et, sans y réfléchir, il en a averti le
monde entier. Imaginons qu’il ne l’ait
pas fait. Imaginons qu’il ait pris cette
incroyable photo – une photo que
n’importe quel journaliste aurait
envoyée au comité Pulitzer – et décidé
de la vendre au plus offrant. Il aurait
été vilipendé par les blogueurs et les
utilisateurs de Twitter. Mais il ne
l’a pas fait parce qu’il vit dans une
culture de partage de l’information
– celle sur laquelle compte Twitter.
UNE TECHNOLOGIE VRAIMENT
EN PHASE AVEC SON TEMPS
Bien entendu, personne dans les
bureaux de Twitter ne s’est rendu
compte de ce qui se passait. C’est là
un autre aspect de la “nouvelle communication”. Il n’y a pas eu de cris,
personne ne s’est précipité en courant
à travers une salle de presse ou n’a
envoyé de reporter sur les lieux pour
couvrir l’événement. Pendant une
heure, les responsables et les programmateurs ont continué de discuter de cette histoire de code source
ouvert. Personne dans la salle ne savait
qu’un avion venait de s’écraser. Le
lendemain, Biz Stone m’a confié que
le site Internet n’avait même pas
connu de pic de fréquentation. “Cela
n’arrive qu’en certaines occasions, quand
les gens sont très nombreux à partager
une expérience, comme lors de l’investiture d’Obama ou au moment des attentats de Bombay.” Twitter venait de
déclencher quelque chose et, comme
le système fonctionne par lui-même,
même ses dirigeants n’en savaient
rien… C’est peut-être ce que l’avenir
réserve au site de microblogging. Ou
peut-être pas. Cela dépend si vous êtes
prêts à attendre quelque chose qui ne
viendra peut-être jamais. Cela dépend
si vous voulez y croire ou non.
Sur son blog personnel, Janis
Krums avait, cinq jours avant le crash,
écrit que l’un de ses objectifs pour
2009 était de “dépasser les 1 000 ‘suiveurs’ sur Twitter”, ajoutant : “Cet objectif a uniquement pour but de me prouver
que j’en suis capable.Y parvenir m’aiderait à avoir plus confiance en moi.”
Inutile de préciser qu’après ces événements il a atteint son objectif. Il a
dépassé le seuil des 4 000 lecteurs.
Il a toutefois perdu l’un d’entre eux
une semaine après le crash : moimême. Je ne connais pas Janis Krums
et je n’ai pas besoin de savoir qu’il
veut perdre du poids ou ce qu’il a
pensé du dernier épisode de The
Office. Sa page devenait plutôt ennuyeuse. Je le remercie quand même
pour la photo – et de n’avoir pas demandé d’argent en échange.
Will Leitch
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
51
DU 19 AU 25 MARS 2009
pub HS J&A CI:Mise en page 1
3/02/09
11:17
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Enquête sur 80 ans
de tragédie
www.courrierinternational.com
Février-mars-avril 2009 - 7,50 €
HORS
SÉRIE
JUIFS & ARABES
Les haines, les conflits, les espoirs
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
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17/03/09
18:50
Page 53
insolites
●
Le voleur de bicyclette
Voler des vélos ? Une saine occupation pour meubler sa retraite. Un ancien assureur suisse
a dérobé 873 bicyclettes dans la région de Bâle. Il revendait les cycles à des particuliers,
écrit l’agence ATS. Condamné à deux ans de prison avec sursis, le septuagénaire doit payer
PCL/Alamy
66 000 francs suisses d’impôts sur ses revenus illégaux.
Un chimpanzé doué d’anticipation
L
DR
e comportement fort peu civil d’un chimpanzé qui jetait des pierres sur les
visiteurs met à mal les théories scientifiques sur la spécificité de l’être humain.
Ce mâle dominant de 31 ans, pensionnaire du zoo de Furuvik, en Suède,
pourrait être le premier animal à faire preuve d’une capacité évidente à anticiper – un trait qui, pour beaucoup de scientifiques, n’est propre qu’à l’homme.
Anticiper requiert en effet des compétences cognitives considérables, puisque
cela signifie que l’animal doit être capable de se représenter les événements auxquels il sera confronté.
Le matin, quand les premiers visiteurs arrivaient devant son enclos, Santino
commençait à s’agiter et à leur jeter des pierres. Les gardiens se sont aperçus
que le primate stockait des munitions quand le zoo était fermé pour les utiliser plus tard. Cachée dans une pièce surplombant l’enclos, une gardienne a
observé, chaque matin avant l’ouverture du
zoo, Santino ramassant des pierres dans le
fossé entourant son îlot, puis les empilant
méthodiquement. Après une surveillance
plus approfondie, les gardiens du zoo se sont
rendu compte que l’animal passait beaucoup de temps à marteler le sol de son poing.
De temps à autre, il frappait plus fort, obtenant ainsi des morceaux de béton qu’il cassait pour obtenir des disques grossiers. Ces
piles de munitions, Santino ne les entassait que sur la partie de l’îlot en face de laquelle se tenaient les visiteurs. Selon
une étude publiée par Current Biology, les gardiens du zoo ont découvert des
centaines de caches de projectiles sur l’île. Ils ont vu l’animal ramasser et empiler des pierres une bonne cinquantaine de fois, et l’ont observé à dix-huit reprises
en train de façonner des disques de ciment. Quand le primate devenait trop
agité, le personnel prévenait les visiteurs et érigeait une barrière pour contenir
les tirs de projectiles. D’après Mathias Osvath, auteur de cette étude, cette capacité complexe de planification suggère que Santino est capable non seulement
d’anticiper les événements à venir, mais aussi d’agir en conséquence. Dans ce
cas précis, il est clair qu’il essaie de se débarrasser des visiteurs.
L’anticipation est censée être une qualité spécifiquement humaine. Elle
implique en effet un degré de conscience particulier permettant de visualiser un
monde intérieur. “De nombreux singes lancent des objets mais ce qui est nouveau avec
Santino, c’est qu’il stocke ses projectiles alors qu’il est parfaitement calme et qu’il ne
les lance que plus tard. Nous ne sommes pas seuls à posséder ce monde intérieur. Il existe
d’autres créatures dotées de cette conscience spéciale censée être uniquement humaine.”
Mathias Osvath a interrogé les gardiens du zoo de Furuvik et a analysé leurs
comptes rendus sur le comportement du chimpanzé. Il s’est aperçu que Santino stockait des pierres et fabriquait des munitions en béton uniquement le soir
et la nuit, quand le zoo était fermé. Et qu’il cessait de se comporter de la sorte
lors de la fermeture hivernale de l’établissement.
Dernièrement, les gardiens ont décidé que le meilleur moyen de calmer le
chimpanzé était de l’opérer. “Ils l’ont castré, le pauvre. Ils espèrent que son taux
d’hormones va baisser et qu’il sera moins tenté de lancer des pierres. Il a déjà pris du
poids et il est beaucoup plus joueur qu’auparavant. Etre agité ne lui réussissait pas”,
conclut Mathias Osvath.
Ian Sample, The Guardian, Londres
Miss Atome,
une vraie
bombe
Du rififi chez les gladiateurs
D
’ordinaire, les vrais-faux gladiateurs romains se contentent de poser avec leur
casque et leur armure de pacotille pour des photos souvenir grassement payées.
Cette fois, les touristes ont eu droit à un combat en bonne et due forme. Un figurant a été retrouvé à terre au Colisée, le visage couvert de sang. Il s’était battu
avec un collègue pour une question de clients, rapporte La Repubblica.
En finir ? Des clous !
Il a enjambé le parapet et s’est jeté dans les chutes du Niagara – pour être secouru par
un hélicoptère canadien volant à fleur d’eau. Le pilote a réussi à le ramener vers la rive en
créant un courant grâce au souffle des pales de l’appareil. Le désespéré était nu au sortir de
l’eau glaciale : il n’est pas rare que les vêtements soient déchirés par la force des courants,
indique le New York Daily News.
Des passeports biométriques
qui sentent le soufre
L
e diable sème la pagaille en Roumanie. Le Malin s’est invité dans les
nouveaux passeports biométriques,
qui portent – horreur ! – le nombre
666. Ce triple 6, symbole de la bête dans
l’Apocalypse de saint Jean, a semé la
panique chez les ultraorthodoxes. Ils accusent l’Etat d’obliger les Roumains à porter en tous lieux la marque de Satan, qu’ils
aillent skier en Autriche, travailler en Italie ou étudier aux Etats-Unis. L’émotion
est à son comble : les manifestations anti666 se multiplient devant le Sénat et le
siège de l’Eglise, et le débat a gagné l’arène
politique. Les sénateurs n’excluent pas de
retirer le nombre fatidique. “Nous ne pouvons pas ne pas croire aux chiffres”, a décrété
le ministre des Finances, Varujan Vosganian. L’Eglise a tenté de calmer les esprits,
en affirmant que le 666 figurant sur la
puce électronique n’avait “aucune signifi-
cation théologique” et que ses dignitaires se
feraient faire des passeports biométriques,
pour l’exemple. Le patriarcat a toutefois
souligné que tout un chacun était libre
d’accepter ou non ces nouveaux documents. Du pain bénit pour les terroristes,
qui n’auront qu’à invoquer leur foi pour
passer librement la frontière, estime
Revista 22. D’ici à ce qu’on impute aux
forces maléfiques la ruine du système de
santé et la dilapidation de l’argent pour
les autoroutes (toujours en construction
au bout de vingt ans), il n’y a qu’un pas,
estime l’hebdomadaire. A dire vrai, note
le journaliste Razvan Braielanu, cette
affaire n’est pas nouvelle. Les ultraorthodoxes ont déjà mené bataille contre les
codes-barres porteurs du chiffre honni.
En pure perte. Vaincus, les prophètes de
l’Apocalypse ont repris le chemin satanique des supermarchés.
Lycéens : grasse matinée de rigueur
Fini les ados épuisés qui piquent du nez en
The Observer. “Si les adolescents se lèvent
classe ! Au lycée de Monkseaton, en Angle-
tard, ce n’est pas parce qu’ils sont paresseux,
terre, les cours commenceront à 11 heures
mais parce qu’ils sont biologiquement pro-
– si le proviseur obtient le feu vert du conseil
grammés pour ça”, assure-t-il. Arracher les
Pour la sixième année d’affilée,
d’établissement. L’horloge biologique des ado-
lycéens aux bras de Morphée, c’est nuire à
N uc
lescents diffère de celle des adultes, plaide
leur apprentissage, estiment le scientifique
Paul Kelley, s’appuyant sur le travail d’un cher-
et l’iconoclaste proviseur, dont les élèves ont
25 ans, lauréate du concours de
cheur d’Oxford, Russell Foster. Ce professeur
obtenu, en janvier, des résultats spectacu-
beauté ouvert aux employées du
de neurosciences a testé la mémoire de
laires à une épreuve de science en interca-
secteur nucléaire civil et militaire,
200 élèves, à 9 heures et 14 heures, et
lant des phases de travail de 20 minutes et
a décroché des vacances tous frais
montré que les jeunes étaient plus perfor-
des plages de repos de 10 minutes consacrées
mants l’après-midi que le matin, rapporte
à jouer au basket.
lea
la Russie consacre sa Miss
Atome. Ekaterina Boulgakova,
r.R
u
payés à Cuba, rapporte Nuclear.ru.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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DU 19 AU 25 MARS 2009
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l e l i v re
épices et saveurs
●
DANS LA VEINE DE HUXLEY ET D’ORWELL
La santé sanctifiée
Dans un roman
d’anticipation au cordeau,
Juli Zeh s’inquiète des
dérives d’une société qui
soigne les corps à l’excès
– au risque de martyriser
les âmes.
IRAN Agneau de
■
Norouz mis au vert
L
es fêtes du nouvel an, célébré le 20 mars,
sont l’occasion de faire bombance pendant
deux semaines. Dans l’attente de Norouz,
les Iraniens nettoient leur maison de fond en
comble et préparent leurs plus beaux habits.
Le jour J, chaque famille se rassemble autour
de la table où doivent prendre place les haft sin,
les “sept s”. A savoir sept denrées et objets dont
le nom commence par la lettre s : des pommes
(sib), des germes verts de blé, d’orge ou de lentilles (sabze), du vinaigre (serke) ou une épice
(sumac), de la pâte de germes de blé
(samanu), des fruits secs (senjed), des pièces
de monnaie (sekke) et de l’ail (sir). Des fleurs
et des œufs peints, symboles de fertilité, sont
également sur la table. Disposés en face de
bougies, des miroirs évoquent le feu tandis
que des poissons rouges symbolisent la vie et
la prospérité. Reste à savourer des plats aux
herbes, le ghormeh sabzi étant le plus apprécié.
DER SPIEGEL
T
ant que l’on n’en meurt pas, les maladies donnent “du piment à la vie”, écrivait Robert Musil.
C’est sur cette même idée que repose le dernier roman de Juli Zeh, auteure allemande réputée pour son esprit, son sens de l’épure et sa discipline. Etrangement, elle voue un véritable culte
à l’homme de lettres Musil, incorrigiblement fasciné par les mouvements de l’âme et connu pour
son caractère tortueux et incertain.
Intitulé Corpus Delicti*, le dernier livre de Juli
Zeh se déroule aux alentours de 2050, sous une
dictature hygiéniste d’où ont pratiquement disparu
toutes les formes de rhume et de cancer. Un système de surveillance sophistiqué, mis en place par
l’Etat, veille à ce que chaque citoyen ait une alimentation saine, pratique une activité physique et
évite toute forme de contamination, par exemple
en faisant inutilement la bise à ses proches pour
les saluer. La reproduction n’est autorisée qu’entre
partenaires sélectionnés et assurée par des techniques cliniques limitant tout risque immunologique. Les contrevenants s’exposent à de lourdes
peines : une simple cigarette peut vous valoir deux
ans de prison avec sursis. “Nous avons mis au point
une méthode permettant à chacun de mener l’existence
la mieux réglée et la plus longue possible, c’est-à-dire
de vivre heureux et en bonne santé, sans peine ni douleur”, explique l’un des personnages principaux.
Le roman n’est pas sans rappeler les visions
d’Aldous Huxley, de Karin Boye, de Ray Bradbury
ou de George Orwell. L’auteure, dont on avait
pu admirer le style direct et incisif dans L’Aigle et
l’Ange [Belfond, 2004] ou L’Ultime Question [Actes
Sud, 2008], a toutefois le bon sens de ne pas trop
s’attarder sur la description de ce système de
contrôle étatique, esquissant plutôt une sorte d’enquête policière : avec brio, elle parvient à confronter le lecteur à l’ambivalence philosophique de cette
société quasi idéale dépourvue de tout sens métaphysique. Toute la vie s’organise autour du bienêtre physique sans manifester le moindre égard
pour l’âme. “Le corps est notre église et notre temple,
notre idole et notre martyr, telle est la sainte parole
qui nous soumet.”
Juli Zeh, 34 ans, observe ses personnages depuis
des hauteurs olympiennes. Elle les accompagne
parfois en s’incluant dans un “nous” omniscient et
projette sur le devant de la scène une certaine Mia
Holl, biologiste âgée d’une trentaine d’années.“Mia
n’a jamais soigné ni aimé son propre corps.” C’est là
tout son crime. Après l’emprisonnement de son
Maurice Weiss/Ostkreuz
Hambourg
Jenny Linford, Financial Times (extraits), Londres
■
Biographie
Née à Bonn
en 1974, Juli Zeh
est l’une des figures
de proue de
la jeune littérature
allemande.
Diplômée en droit
et en littérature,
elle a onze livres
à son actif.
Son premier roman,
L’Aigle et l’Ange
(Belfond, 2004),
a été traduit
en 29 langues.
Cette fille d’un haut
fonctionnaire
et d’une traductrice
s’est fait connaître
en France
avec La Fille
sans qualités (Actes
Sud, 2007), inspiré
de la fusillade qui
avait fait 16 morts
dans un lycée
d’Erfurt en 2002.
frère, la docile Mia décide d’entrer en résistance
contre le système et commence à se révolter “avec
un mélange de peur et de joie sauvage”. Soupçonné
de meurtre, le frère a été condamné à cause d’une
trace d’ADN alors qu’il était innocent. C’est alors
dans un huis clos que l’auteure nous propose de
résoudre cette énigme.
Juriste de formation, Juli Zeh avait d’abord écrit
son Corpus Delicti comme une pièce de théâtre.
Présentée au festival Ruhr-Triennale en septembre 2007, l’œuvre avait reçu des critiques élogieuses – malgré certains commentaires acerbes
qui lui reprochaient un “pathos à la Schiller”.
De fait, le texte se prête mieux au roman qu’au
théâtre. C’est dans le va-et-vient philosophique que
se révèle toute la maîtrise de l’auteure, qui témoigne
d’une fureur discursive digne d’un Bernhard
Schlink ou d’un Friedrich Dürrenmatt. A l’instar
de ces écrivains, Juli Zeh s’élance dans des
pirouettes lyriques qui la font parfois déraper. Par
exemple lorsqu’elle esquisse un objet d’affection
– qu’elle nomme “l’aimée idéale” –, issu à part égale
du monde des robots et de l’imagination, avec
lequel l’héroïne s’entretient allègrement. Ou lorsqu’elle écrit que Mia se sent “dans sa peau comme
dans les mailles d’un filet”.
Ce roman est avant tout une brillante critique
de l’ordre hygiéniste, où les héros débattent de l’optimisation génétique du corps, de la promesse d’une
sécurité mondiale ou du “droit à être malade”. Au
terme d’un procès-spectacle au cours duquel elle
est fêtée en martyre tout en étant accusée de terrorisme, Mia Holl est condamnée, non pas au
bûcher comme les sorcières du Moyen Age, mais
à être congelée pour une durée indéterminée. Le
Moyen Age n’est pas une période historique mais
“le véritable nom de la nature humaine”, déclare la
jeune criminelle. Le mot que lui a laissé son frère
décédé prend alors tout son sens : “La vie est une
offre que l’on peut refuser.”
Wolfgang Hobel
* Ed. Schöffling & Co., Francfort, 2009. La traduction
française paraîtra chez Actes Sud courant 2010.
COURRIER INTERNATIONAL N° 959
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DU 19 AU 25 MARS 2009
Ragoût d’agneau aux herbes
Ingrédients (pour 6 personnes) 750 g d’épaule
d’agneau, 1 gros oignon émincé, ½ verre d’huile
de tournesol ou de colza, 1 cuill. à soupe de
curcuma, 1 grand verre d’eau, 5 limou amani
(citrons verts séchés, disponibles dans les épiceries iraniennes), 250 g de petits haricots
rouges, 1 grand verre de sabzi, mélange d’herbes
à base de persil, de verts de poireau, de fenugrec, d’épinards et de coriandre séchés, sinon
250 g de persil, 200 g de fenugrec, 200 g d’épinards et 200 g de coriandre finement hachés.
Préparation du ragoût Découper l’épaule
d’agneau en petits morceaux. Faire blondir
l’oignon à l’huile dans un faitout, ajouter la
viande et laisser dorer. Ajouter sel, poivre,
curcuma et 3 verres d’eau. Laisser cuire à feu
doux pendant 1 h. Faire revenir les herbes
dans de l’huile, jusqu’à ce qu’elles prennent
une couleur vert foncé, les ajouter à la viande.
Laisser cuire à feu doux 30 min de plus. Tailler
une petite encoche dans les limou amani. Les
ajouter à la préparation et faire cuire 30 min.
Ajouter les haricots rouges, laisser cuire entre
5 et 10 min. Le ragoût doit avoir une couleur
verte et dégager une forte odeur d’herbes et
de citron. Servir avec du riz cuit à l’iranienne.
Préparation du riz Laver du riz basmati à trois
reprises pour être sûr qu’il ne colle pas. Laisser tremper le riz dans de l’eau froide salée pendant 2 h. Le verser dans une nouvelle eau froide
salée et mener la cuisson à feu vif pendant
10 min, sans couvrir. Egoutter. Verser de l’huile
au fond d’une casserole, puis remettre le riz
à chauffer à feu très doux pendant 20 à 30 min
sans couvrir. Ajouter du safran dissous dans
une tasse d’eau bouillante. Une cuisson longue
permet d’obtenir un tadigh, une couche de riz
croustillant au fond de la casserole.
(D’après IranMania, Londres)
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