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S'ANEANTIR OU S'EPANOUIR :
AVATARS D'ASCETISME ANOREXIQUE
DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE
DU XIXe AU XXIe SIECLE
LYNETTE WRIGLEY-BROWN
A thesis submitted in partial fulfilment of the requirements
for the degree of Doctor of Philosophy in French,
The University of Auckland, 2008.
ii
ABSTRACT
Self-destruction or Fulfilment : avatars of anorexic asceticism
in French Literature from the 19th to the 21st centuries
Intrigued by a striking resemblance between certain behaviour, characteristics
and preoccupations in characters from French literary texts, on the one hand, and in
modern-day anorexics on the other, we have undertaken a study of representations
of abnegation. In reading female ascetic piety, particularly in an extreme and
sterile form known as “scrupulosity,” as it is seen in Madame Gervaisais, by the
Goncourt Brothers, and in the representation of adolescence in L’Histoire de ma
vie, by George Sand, I aim to explore similarities and differences between these
two “conditions.” Next, certain texts by Zola, Vincent van Gogh and Simone de
Beauvoir allow me to study a wide range of responses to the same questions as
those which motivate anorexia nervosa and scrupulosity: questions of balance
between the spiritual and the material, of perfectionism, of excessive obedience, of
refusal of pleasure, and of a capacity for self-destruction. Paradoxically, all the
“characters” studied here (including those “characters” created by means of
autobiography or letter writing) are represented as possessing tendencies which
define these two “conditions,” tendencies which are capable of leading either to
extraordinary fulfilment, an unheard of creativity, or to self-destruction motivated
by a desire for perfect virtue. Reading these texts in the light of anorexia nervosa
allows new insights into them, in turn offering a new perspective on anorexia
nervosa, suggesting its long involvement in the cultural history of Europe.
iii
RESUME
S'anéantir ou s'épanouir : avatars d'ascétisme anorexique
dans la littérature française du XIXe au XXIe siècle
Intriguée par une ressemblance frappante entre quantité de comportements,
caractéristiques et préoccupations chez, d'une part, des personnages des textes
littéraires français du
e
XIX
siècle, et d'autre part chez les anorexiques modernes,
nous avons entrepris d'examiner des représentations de l'abnégation. En lisant la
piété féminine ascétique, surtout dans une forme stérile et extrême nommée
« scrupule », telle qu'elle est montrée dans Madame Gervaisais, des frères
Goncourt, et dans la représentation de l'adolescence dans L'Histoire de ma vie, de
George Sand, je me donne pour but l'exploration des similarités et différences entre
ces deux « conditions ». Ensuite, certains textes de Zola, de Vincent van Gogh, et
de Simone de Beauvoir me permettent de scruter une variété de réponses aux
mêmes questions qui motivent l'anorexie mentale et le scrupule : questions
d'équilibre entre le spirituel et le matériel, de perfectionnisme, d'obéissance
excessive, de refus du plaisir, et de capacité à s'anéantir. Paradoxalement, tous les
« personnages » étudiés ici (y compris les « personnages » créés à travers
l'autobiographie ou l'art épistolaire) sont représentés comme possédant des
tendances qui définissent ces deux « conditions », tendances qui peuvent mener soit
à un épanouissement extraordinaire, une créativité inouïe, soit à l’anéantissement de
soi motivé par un désir de vertu parfaite. Lire ces textes en rapport avec l'anorexie
mentale, c'est les considérer sous un jour nouveau, ce qui offre à son tour une
nouvelle optique sur l'anorexie mentale, suggérant son imbrication de longue date
dans l'histoire culturelle de l'Europe.
iv
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier ma directrice de thèse principale, le Professeur
Raylene L. Ramsay, de l’Université d’Auckland. Elle m’a soutenue dans mon travail
académique, m’indiquant de nouveaux chemins à explorer et de nouvelles optiques à
considérer, tout en m’encourageant devant les difficultés pragmatiques, faisant preuve d’une
patience remarquable, gardant le contact par courrier électronique pour pouvoir continuer à
m’offrir ses conseils et ses commentaires en pleine année sabbatique.
La contribution du Professeur Rosemary Lloyd, Rudy Professor of French à
l’Université d’Indiana a été pour moi inestimable, et je la remercie de m’avoir permis de
profiter de ses vastes connaissances du XIXe siècle français dont elle est spécialiste.
Je dois une dette de reconnaissance au Docteur Jean-Christian Pleau, sous la
direction de qui j’ai commencé cette thèse, avant son départ pour le Canada. C’est lui qui
m’a guidé dans mes premières recherches, et qui m’a rassurée en me disant qu’il serait, en
effet, possible de faire un tout des sujets néanmoins très divers de mon étude.
Ma plus profonde reconnaissance à Laure Romanetti, dont « l’œil français » m’a été
aussi précieux qu’indispensable dans la relecture de mes épreuves. Si, en revanche, j’ai
introduit des erreurs depuis, la responsabilité en est toute la mienne.
Je voudrais remercier le Dr Brian McKay, ancien Chef de Département, et Madame
Danielle Jamieson, ma directrice de mémoire de Maîtrise, pour m’avoir mise sur le chemin
du Doctorat, et pour m’avoir aidée dans la recherche d’un sujet, ainsi que pour m’avoir
confié un nombre considérable d’ouvrages de leurs bibliothèques personnelles. Je remercie
aussi tous les professeurs et le personnel du bureau du Département de Français et de
l’Ecole des Langues et Littératures Européennes, ainsi que Mike Hanne, du Département de
Littérature Comparée, pour leur soutien académique, administratif et moral.
Je remercie aussi Shelley Taylor, Bibliothécaire responsable du français, pour son
aide extrêmement détaillée et patiente, ainsi que tout le personnel de la Bibliothèque de
l’Université d’Auckland, surtout du département des Prêts interbibliothécaires. Je remercie
l’Université d’Auckland pour l’excellence de ses équipements en général : en ce qui
concerne le support informatique, je suis particulièrement reconnaissante à Tim Michie. Je
tiens aussi à remercier le personnel des parcs et jardins de l’Université, dont le travail allège
l’agitation de l’esprit quand on passe, entre deux lieux de travail, par de petits interludes de
beauté vivante.
Je voudrais exprimer mon appréciation pour le soutien financier offert par la bourse
doctorale de l’Université d’Auckland, et ensuite, pour la bourse « Bright Futures : Top
v
Achieving Doctoral Scholar » de la Foundation for Research, Science and Technology du
gouvernement néo-zélandais, sans lesquelles il m’aurait été impossible d’entreprendre une
thèse de doctorat.
Je suis très reconnaissante à la Business and Professional Women’s Association
(BPW) de Kerikeri, ainsi qu’à l’Alliance française d’Auckland, pour les occasions qu’elles
m’ont fournies de présenter une conférence sur mes recherches.
Ma plus profonde reconnaissance à Claire Hedgley, Sandra Plumpton, Jody
Anderson, Emily Arbuckle, Ally Crump, et Briar Pentecost, qui ont su transformer
l’absence d’une mère en une aventure, ainsi qu’au personnel de la Maternelle de
l’Université d’Auckland (Symonds St Child Care Centre et Crèche 3).
A mes amis : merci de votre soutien, de vos coups de téléphone encourageants, et de
vos inspirations de dur travail complété malgré tout (Miriam, Delwyn) ainsi que d’avoir
accepté que je sois beaucoup moins disponible depuis maintenant bien longtemps :
particulièrement Miriam, Delwyn, Bridget, David, Catherine, Leila, Lynn, Nicky, Carla, et
les camarades de la salle d’études de troisième cycle.
Ma plus profonde reconnaissance à Christine Snowball, Judy Spenser, et Marie Fox,
sans qui je n’aurais eu ni la santé physique, ni le courage moral, de continuer.
Je remercie mes parents, Eric et Barbara Wrigley, pour leur soutien moral et
financier, et pour avoir accepté de me voir, ainsi que leurs petits-enfants, très peu pendant
les derniers mois de rédaction. Merci aussi à Brian Wrigley pour les références qu’il a
trouvées pour moi.
Sans l’amour, la patience à toute épreuve et le sérieux de mon mari, le Dr Niven
Brown, je n’aurais jamais pu terminer ce travail. C’est lui qui a assuré une présence pour
nos enfants quand leur mère a commencé à (presque) littéralement résider dans la salle
d’études de troisième cycle, et qui m’a également enlevé la tâche ingrate de la mise en page
et de l’imprimerie.
Finalement, je remercie mes deux fils, David et James Wrigley-Brown, dont la mère
si affectueuse s’est transformée en personnage distant dont les allées et venues
s’effectuaient pendant leur sommeil, et en la compagnie desquels j’espère pouvoir
maintenant passer un grand été aventureux.
Je dédie cette thèse à Niven, David et James.
vi
TABLE DES MATIERES
ABSTRACT ............................................................................................................................ ii
RESUME ................................................................................................................................iii
REMERCIEMENTS .............................................................................................................. iv
TABLE DES MATIERES ...................................................................................................... vi
ABREVIATIONS .................................................................................................................viii
INTRODUCTION S’anéantir ou s’épanouir : avatars d’ascétisme anorexique
dans la littérature française du XIXe au XXIe siècle ........................................................ 1
CHAPITRE PREMIER Introduction à l’anorexie mentale ................................................. 12
1
Introduction à l’anorexie mentale .............................................................................. 12
2
Définition et brève histoire du refus de se nourrir ..................................................... 13
3
Anorexie : « the visual symbol of pure ascetic and aesthetics »? .............................. 18
4
Les caractéristiques principales de l'anorexique: ....................................................... 21
5
Un exemple littéraire : Deux faces de la stérilité anorexique .................................... 46
6
Conclusion du chapitre .............................................................................................. 48
CHAPITRE DEUX Madame Gervaisais et les scrupules ................................................... 50
1
L'amoureuse de la vie ................................................................................................ 53
2
Elle s'achemine vers le catholicisme.......................................................................... 58
3
Nobler in the mind? ................................................................................................... 66
4
L’Imitation de Jésus-Christ ....................................................................................... 68
5
Le coup de grâce ........................................................................................................ 70
6
Illustration de la fin logique de la maladie des scrupules .......................................... 72
7
Une dernière chance : conclusion du chapitre ........................................................... 77
CHAPITRE TROIS Aurore Dupin, pensionnaire ............................................................... 78
1
Soupçonner l’autobiographie ..................................................................................... 78
2
Tentations d'abîme ..................................................................................................... 80
3
Nobler in the Mind? ................................................................................................... 84
4
L’Imitation de Jésus-Christ et Le Génie du Christianisme ....................................... 85
5
Conclusion du chapitre .............................................................................................. 89
CHAPITRE QUATRE Perfections impossibles : La jeune fille du XIXe siècle ................... 92
1
L’éducation des jeunes filles françaises au XIXe siècle ............................................... 92
2
Similarité de la vertu demandée au XIXe siècle et de la scrupulosité .......................... 94
3
Esclaves ou rebelles ................................................................................................... 95
4
Caroline Brame .......................................................................................................... 97
vii
5
Perdu d’avance ........................................................................................................... 98
6
La jeune fille (trop) rangée du XIXe siècle était-elle anorexique ? .............................. 99
7
Conclusion du chapitre ............................................................................................ 106
CHAPITRE CINQ La Faute de l’abbé Mouret ................................................................. 108
1
Pourquoi l’abbé Mouret ? ........................................................................................ 108
2
Mouret illustre les caractéristiques principales du scrupuleux, de
l’anorexique ............................................................................................................. 109
3
Le choix de ne plus vivre ......................................................................................... 123
4
Mieux cerner le caractère de Mouret ; du scrupuleux ; de l’anorexique ................. 126
5
Quelle est la faute ?.................................................................................................. 134
6
Conclusion du chapitre ............................................................................................ 136
CHAPITRE SIX Vincent van Gogh .................................................................................. 138
1
Introduction.............................................................................................................. 138
2
La difficulté de le connaître à travers ses lettres ...................................................... 141
3
Ressemblances entre van Gogh et un scrupuleux, une anorexique ......................... 145
4
Les différences principales entre van Gogh et une anorexique ............................... 160
5
Conclusion du chapitre ............................................................................................ 166
CHAPITRE SEPT Simone de Beauvoir : une jeune fille bien rangée ou
l’histoire de Simone et Zaza .................................................................................... 168
1
Structurer ses mémoires en conte moral .................................................................. 168
2
Caractéristiques, comportements et préoccupations de l’anorexique :
intelligence, diligence, surconformisme, perfectionnisme, volonté ........................ 170
3
Pureté, rapport matériel/spirituel, L’Imitation de Jésus-Christ, rejet du
plaisir, abdication .................................................................................................... 172
4
Débuts de révolte : études et toilettes ...................................................................... 173
5
Ascétisme et athéisme : culpabilité, confession et cilice ......................................... 174
6
Maîtrise de soi : essayer des attitudes anorexiques.................................................. 176
7
Françoise : la revanche des énergies refoulées ........................................................ 183
8
Zaza : l’abdication vertueuse ................................................................................... 188
9
Laurence : garder intacte la belle image ? ............................................................... 198
10 Conclusion du chapitre ............................................................................................ 200
CONCLUSION ................................................................................................................... 202
BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................. 206
viii
ABREVIATIONS
Voici une liste des abréviations utilisées dans cette thèse :
Faute, 1883
Zola, La Faute de l’abbé Mouret, Charpentier, 1883
Faute, Pléiade
Zola, La Faute de l’abbé Mouret, Pléiade, 1960
HV
Sand, Histoire de ma vie
Imitation
L’Imitation de Jésus-Christ
jf
Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée
LC
Complete Letters of Vincent van Gogh
LT
van Gogh, Lettres à Théo
ML
Valérie Valère, Magnificia Love
Mme G
Goncourt, Madame Gervaisais, Flammarion/Fasquelle
Mme G, Charpentier Goncourt, Madame Gervaisais, Charpentier
Mme G, Gallimard
Goncourt, Madame Gervaisais, Gallimard
PPDA
Patrick Poivre d’Arvor, Elle n’était pas d’ici
Sainte Bible
La Sainte Bible (Alliance Biblique Française, 1963)
Vera
Valérie Valère, Vera
v. Bibliographie pour les références complètes de ces œuvres.
NB : Les lettres qui paraissent après les numéros de page (« A », « B », « C » ou « D »)
indiquent dans quel quart de la page se trouve la citation : « A » renvoie ainsi au haut de la
page, « D » au bas de la page, etc.
ix
[...] ce moi préalable est une condition sine qua non de toute conscience.
Sous ce rapport il est important d'être égoïste ou égocentrique, afin de
prendre conscience de soi-même. L'égoïsme, jusqu'à un certain degré, est
une pure nécessité. Sans cette puissante impulsion fondamentale nous ne
pourrions maintenir notre conscience et retomberions dans un état
crépusculaire.1
Carl Gustav Jung
1
Carl.G. Jung, L’Ame et la vie, éd. Jolande Jacobi, Trad. Dr Roland Cahen & Yves Le Lay (Paris,
Buchet/Chastel, 1963), p. 94C.
1
INTRODUCTION
S’ANEANTIR OU S’EPANOUIR :
AVATARS D’ASCETISME ANOREXIQUE
DANS LA LITTERATURE FRANÇAISE DU XIXe AU XXIe SIECLE
[...] ne plus être esclave de cette exigence matérielle1
Tout un chacun reconnaît l’image squelettique de l’anorexique : image associée,
pour la majorité d’entre nous, aux diktats de la mode. En effet, Oliviero Toscani, le célèbre
publicitaire, affiche le débat, littéralement, avec une photographie géante de femme
anorexique nue, dans les villes italiennes, en pleine semaine de la mode, septembre 2007.2
Dans certains pays la tendance est à passer des règlements interdisant les mannequins en
dessous d’un certain poids,3 ceci, dans une tentative de récupérer des jeunes filles pour
lesquelles la tentation de pratiquer l’autodestruction par la maigreur est trop forte.
Le concept d’anorexie entre dans le langage, pouvant servir de trope pour exprimer
le dépouillement, comme, par exemple, au sein même de la critique littéraire,4 ou de
l’analyse sociale.5
L’anorexie mentale figure explicitement, aussi, dans la littérature
moderne, les personnages reflétant l’évolution de la réalité sociale.6 Ensuite, certains se
penchent sur la question de l’anorexie dans la littérature du passé, surtout du
XIX
e
siècle :
Patricia McEachern, par exemple, conclut que Madame Gervaisais et Renée Mauperin, des
Goncourt, ainsi qu’Henriette de Mortsauf, du Lys dans la Vallée de Balzac, entre autres,
1
Valérie Valère, (nom de plume de Valérie Samama), Le Pavillon des enfants fous, (Paris, Stock, Livre de
poche, 1999 [1978]), (ci-après, Pavillon), p. 112A.
2
Détails de la campagne publicitaire Nolita d’Oliviero Toscani sur le site internet de la Semaine Numérique:
http://blog.lasemaine.fr/net/lasemaine.fr/nsf/bg.nsf/dx/25092007151109PTIHGJ.htm?opendocument&comme
nts, 2007.
3
« Quinze mannequins jugées "trop maigres" ont été exclues d'un défilé auquel elles devaient participer mardi
soir à Rome par la couturière italienne Raffaella Curiel […]. "Nous voulons respecter les règles anti-anorexie
(édictées en décembre) mais ce n'est pas de notre faute si les agences nous envoient des filles trop maigres", at-elle déploré. » Site internet « 7sur7 » du 4 octobre 2007.
http://www.7sur7.be/hlns/cache/det/art_520673.html?wt.bron=hlnRPArtikels 2007.
4
V., par ex., Leslie Heywood, « Heart of Darkness and the Anorexic Logic of Literary Modernism », dans
Lisa Rado (éd) & William E. Cain, Modernism, Gender and Culture : a cultural studies approach (New York,
Garland, 1997), (pp. 353-74), ou Margaret R. Higonnet, « Academic Anorexia ? Some Gendered Questions
about Comparative Literature », dans Comparative Literature, (49:3), Summer 1997, (pp. 267-74).
5
« Too often […] [national attention on eating disorders] reflects the very mentality that these problems
embody : a way of thinking that seeks to reduce ambiguity and control the unknown [...]. » Michelle Mary
Lelwica, Starving for Salvation: the spiritual dimensions of eating problems among American girls and
women (New York & Oxford, Oxford University Press, 1999), p. 4D.
6
V., par ex., Paul H. Lorenz, « Anorexia and the Experience of Colonization in Tsitsi Dangarembga’s Nervous
conditions », Publications of the Arkansas Philological Association, (23:2), Fall 1997, (pp. 41-51).
2
étaient anorexiques sans en porter la désignation,7 tandis qu’Anna Krugovoy Silver s’en
tient aux similarités, et non à l’identification, de certains comportements autolimitants très
répandus au
e
XIX
siècle français, d’une part, et des comportements anorexiques modernes
d’autre part.8 En outre, il existe plusieurs études comparant la piété ascétique des saintes
médiévales aux anorexiques modernes.9
Le sujet paraît, comme tout effort de « psychanalyser » des personnages d’une
époque révolue, examinés inévitablement à travers les rubriques de notre époque, dangereux
et pourtant fascinant : quelle signification donner à la recherche d’éléments de l’anorexie
mentale moderne dans la littérature du passé, ou dans certaines figures contemporaines dont
la ressemblance aux anorexiques, sous de nombreux rapports, est frappante ?
Si une
certaine répugnance à coller l’étiquette d’« anorexique » aux figures du passé est réelle, il
reste néanmoins pertinent d’identifier des éléments d’un schéma que partageraient ces
figures avec les anorexiques modernes. Or, le premier problème qui se pose est,
naturellement, un problème de définition : qu’est-ce que l’anorexie mentale ?
Selon le Grand Robert, d’abord, anorexie signifie « perte ou diminution de
l’appétit », du grec (via le latin médiéval) « anorexia, de an et orexis, “désir.” »10 Ceci est
un terme médical général qui, comme nous le verrons, ne s’applique pas, à vrai dire, à la
personne atteinte d’anorexie mentale. Sous la même rubrique, l’« Anorexie mentale » se
définit ainsi : « syndrome associant l’anorexie, l’amaigrissement, et un état mental
particulier (distinct du refus d’aliments). » Selon l’exemple donné, « L’anorexie mentale est
plutôt une “lutte contre la faim” [...] qu’une inappétence. » Suivent quelques mots-clefs :
« Anorexie mentale pure (ou essentielle). Ŕ Anorexie de la jeune fille, un peu après la
puberté. » Il est intéressant de noter que, dans le Grand Robert, les définitions et citations
7
« I intend, through a validation of various recognized symptoms of the disorder, to show that anorexia
nervosa is not simply a “modern” disorder of the twentieth century, but an incapacitating malady that we can
fully see in the course of the French nineteenth century and represented in its literature (if only en filigrane [en
italique dans le texte]) », Patricia A. McEachern, Deprivation and Power: the emergence of anorexia nervosa
in nineteenth-century French literature, (Westport, Connecticut, & London, Greenwood Press, coll.
« Contributions in Women's Studies », Number 162, 1998), p. 4D.
8
Silver, Anna Kruguovoy, Victorian Literature and the Anorexic Body, (Cambridge, Cambridge University
Press, 2002). D’autres se penchent sur l’œuvre des Brontë, de Dickens, de Christina Rossetti, ou de Gide,
entre autres : v., par exemple, Giuliana Giobbi, « No Bread Will Feed My Hungry Soul : anorexic heroines in
female fiction : from the example of Emily Brontë as mirrored by Anita Brookner, Gianna Schelotto and
Alessandra Arachi », dans Journal of European Studies, (27 :1[105]), Mar 1997, (pp. 73-92) ; David Steel,
« Alissa - Anorexia? Self-Starvation, Sexuality and Salvation in La Porte étroite », French Studies Bulletin,
No. 50, Spring 1994, pp. 5-8; Paula Marantz Cohen, « Christina Rossetti’s “Goblin Market” : a paradigm for
nineteenth-century anorexia nervosa », Studies in Literature, (17:1), 1985, (pp. 1-18).
9
R.M. Bell, Holy Anorexia (Chicago & London, University of Chicago Press, 1985); Walter Vandereycken &
Ron van Deth, From Fasting Saints to Anorexic Girls, (London, Athlone Press, 1994). Titre originel
Hungerkünstler, Fastenwunder, Magersucht: eine Kulturgeschichte der Ess-störungen.
10
Paul Robert, Le Grand Robert de la Langue française : dictionnaire alphabétique et analogique de la
langue française, 2e édition (Paris, Le Robert, 2001) (ci-après : Grand Robert 2001), rubrique « anorexie ».
3
ne changent guère entre l’édition de 1985 et celle de 2001,11 tandis que dans le Petit Robert,
destiné à un lectorat plus large, l’article croît d’édition en édition. L’édition de 1978 ne
donne que la définition clinique simple : « (1584 ; gr. anorexia). Méd. Perte ou diminution
de l’appétit. » Il n’y a ni exemples, ni citations, ni mention d’anorexie mentale. Le fait que
cette édition ne fasse pas mention de l’anorexie mentale en dit long sur l’explosion très
récente de la « maladie ». En 1990 une nouvelle rubrique est apparue, mais qui évoque,
plutôt qu’elle ne définit, la « maladie » moderne, sous la rubrique « anorexique » : « adj. et
n. (1903 ; de anorexie). 1° Relatif à l’anorexie.
d’anorexie.
Les hystériques anorexiques.
dictionnaire garde la terminologie du
XIX
Troubles anorexiques.
– Un(e) anorexique. »
e
2° Qui souffre
Il est curieux que ce
siècle (« hystériques »), tout en passant sous
silence un phénomène qui commence dès lors à prendre son essor.12 Trois ans plus tard
seulement, une définition apparaît de l’anorexie mentale même, avec une citation « Je rusais
avec son obsession d’anorexique » et un contraire : « boulimique ».
13
Il est clair que le besoin
du public d’en être informé a grandi.
De nos jours, après avoir lu le dictionnaire, nous avons tendance à nous tourner vers
la médecine scientifique pour définir une telle « condition », mais nous verrons au fur et à
mesure de notre étude que cela n’a pas toujours été le cas (loin s’en faut). Nous éprouvons
une certaine répugnance à traiter l’anorexie mentale comme « maladie », à parler de ses
« symptômes », vu la diversité des discours dont on s’est servi à travers les siècles pour
exprimer cette « condition » de l’esprit, de l’âme, du corps humain, ou un certain « quelque
chose » qui lui ressemble de très près, cette « condition » se trouvant définie à différentes
époques comme maladie ou miracle, comme signe de foi ou de folie.
Gardant à l’esprit cette réserve, la réponse courte serait de donner la définition
médicale clinique de l’anorexie mentale, où il est question de refus de manger, de poids trop
bas, d’insistance excessive sur l’importance de ses courbes dans son auto-évaluation, et
d’aménorrhée (voir de façon plus détaillée au premier chapitre).14
Ce sont des définitions médicales, physiques, ce qui déjà en dit long sur notre société
et ses valeurs. On aurait pu donner une définition tout aussi correcte, mais sans doute moins
11
La seule variation est qu’en 1985 l’on coupe un peu la parole à André Gide, qui se déclare anorexique, et
s’amuse à expliquer le nouveau mot dont il vient de faire la connaissance : « “un mot qui désigne un état dont
je souffre depuis quelques mois ; un très beau mot : anorexie. De αν, privatif, et ορέγομαι, désirer. Il signifie
absence d’appétit ....mon inappétence physique et intellectuelle est devenue telle [...].” Gide, “Ainsi soit-il,” in
Souvenirs, Pl., p. 1164 ». Grand Robert 2001, rubrique « anorexie ».
12
Paul Robert, Le Petit Robert 1 : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, nlle éd.
(Paris, Le Robert, 1990) (ci-après : Petit Robert 1990), rubrique « anorexique ».
13
Petit Robert 1993, rubriques « anorexie » et « anorexique ».
14
American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (4th ed.)
(Washington, DC, 1994) (ci-après: DSM-IV), consulté au site internet de l’INSERM (Institut national de la
santé et de la recherche médicale), (http://ist.inserm.fr), 2007.
4
mesurable, presque sans parler de poids, de ligne ou de règles, centrée sur un
perfectionnisme maladif, une recherche de pureté morale, dont le résultat est une angoisse
presque insoutenable devant sa propre imperfection, avec des sentiments extrêmes et sans
fondement de culpabilité, d’où une compulsion pour éviter le plaisir (dont le plaisir de
manger), ainsi qu’un besoin et une capacité de se punir, voire, s’anéantir.15
Or, une16 anorexique spécifique n’exhibera pas tous les symptômes de l’anorexie :
chaque anorexique aura comme fait sa sélection. Et quelle en est la cause ? L’étiologie de
l’anorexie mentale n’a rien de simple, les experts s’accordant à penser qu’elle est
multidéterminée,17 comprenant des composants physiques, psychologiques, et familiaux.
Le fait que notre époque médicalise les conditions où il y a un composant physique
mesurable est un fait de société : de notre société spécifique, de notre époque, si amoureuse
de ses acquis biologiques, si tentée de transformer tout malaise en une maladie avec une
cause établie et un traitement conseillé, et, bien sûr, efficace. Cette attitude moderne et
scientifique a révolutionné notre compréhension de la « consomption », ostensible preuve,
dans le temps, d’une nature élevée et sensible, trop bonne pour ce monde d’ici-bas, qui s’est
transformée avec la découverte de drogues performantes (découverte de la streptomycine en
1944 ; introduction de l’isoniazide en 1952), en une maladie comme les autres, et
éminemment guérissable.18 De manière semblable, l’excentricité, l’inadaptation sociale, se
classent de nos jours sur la gamme de l’autisme.19
L’anorexie mentale se trouve alors classée dans les manuels de la médecine
psychiatrique, avec la reconnaissance toutefois qu’il existe plusieurs catégories
d’anorexiques (celles qui se bâfrent, celles qui ne le font pas) et de grandes similitudes avec
d’autres troubles du comportement alimentaire: les boulimiques, les compulsives, les
puristes, et même une catégorie pour celles qui n’entrent dans aucune catégorie mais qui
présentent suffisamment de symptômes pour un diagnostic : l’anorexie atypique. En dehors
d’un noyau de symptômes clefs, dont quelques-uns doivent être présents, l’anorexie mentale
15
V. ch.1 de la présente thèse.
Comme l’immense majorité des anorexiques sont des jeunes filles ou des femmes, nous avons décidé
d’éviter la complexité grammaticale en utilisant le féminin en nous référant à « elles ». Les statistiques citées
varient légèrement de livre en livre, mais selon Karen Way, 90-95% des anorexiques sont des jeunes filles ou
des femmes (Karen Way, Anorexia Nervosa and Recovery: a hunger for meaning (New York, Harrington Park
Press, Haworth, 1993), p. 5D). Et selon Patrick Poivre d’Arvor : « On me parlait [les médecins de sa fille
hospitalisée] d’un garçon pour dix filles […]. » (Patrick Poivre d'Arvor, Elle n'était pas d'ici (Paris, Albin
Michel, 1995) (ci-après : « PPDA »), p. 27D). Il ne faut toujours pas oublier les 5 à 10 pourcent des
anorexiques masculins.
17
Lelwica, p. 21D. V. pp. 21-26 pour une discussion des approches principales à l’étiologie.
18
Susan Sontag, Illness as Metaphor and AIDS and its Metaphors, (New York, Picador USA, Farrar, Straus &
Giroux, 2002 [1977, 1988]), p. 58B.
19
V., par ex., I.M. James, Asperger's Syndrome And High Achievement : Some Very Remarkable People ([s.l.],
Jessica Kingsley Publishers, 2006); Autism New Zealand Inc., « Einstein, Newton and Asperger Syndrome :
the case for and against ... », dans Newsletter, (Auckland, Sept 2006), p. 13 ; v. l’excellent site d’Autisme
France : www.autisme-asperger.org, pour plus de détails.
16
5
varie d’une personne à l’autre, répond (ou, trop fréquemment, ne répond pas) à des
traitements différents, et a une étiologie contestée et multiple. Situation qui nous rappelle
un passage de Susan Sontag, cité dans l’étude de l’hystérie de Janet Beizer :
Any important disease whose causality is murky, and for which treatment is ineffectual,
tends to be awash in significance.20
L’anorexie mentale aurait-elle pris le relais de l’hystérie comme maladie signifiante
disponible particulièrement aux jeunes filles et aux femmes ?
Avec cette fluidité de définition en tête, cette étude s’est intéressée aux
ressemblances à l’anorexie qui semblaient dès lors flagrantes partout : l’ascétisme noble du
Maître de Santiago, de Montherlant, serait-il un avatar de l’anorexie ? La sauvagerie et
l’oubli de soi du couple du Désespéré, de Léon Bloy,21
anorexiques ?
indiquent-ils des traits
Madame Gervaisais, du roman éponyme des frères Goncourt, semble
anorexique en tout sauf à l’égard de sa motivation religieuse. Alissa, de La Porte étroite de
Gide, serait-elle, selon la définition technique moderne, au moins anorexique atypique ?22
Et que dire de Simone Weil, fuyant le matériel comme le désir, que dire encore de Simone
de Beauvoir ? Au moins un de ses personnages23 est (temporairement) anorexique, et
Beauvoir jeune fille exhibe beaucoup des caractéristiques de l’anorexique, et continue toute
sa vie à exprimer des préoccupations typiques de l’anorexique, dans son œuvre de fiction
comme autobiographique.24 George Sand subit une crise religieuse, à quinze ans, où elle
mange peu, se punit physiquement, et se sent constamment coupable de maints péchés.25
Etait-elle anorexique ? Vincent van Gogh se sent angoissé par l’imperfection de son travail,
tourne le dos à toute table garnie de victuailles chez ses parents, chez des amis, pour
grignoter un peu de pain et de fromage, dompte les besoins de son corps, voire, de son âme,
pour pouvoir canaliser son énergie dans son art.26 Serait-il à compter parmi les cinq à dix
pour cent d’anorexiques masculins,27 s’il était le patient des médecins et psychologues de
nos jours ? L’abbé Mouret, de Zola, exhibe-t-il la ténacité de l’anorexique pour continuer à
se faire mal, à se diminuer, à se refuser une vie de plaisir et d’amour qui est à portée de la
20
Susan Sontag, Illness as Metaphor and AIDS and its Metaphor, (New York, Farrar, Straus & Giroux, 1977),
p. 58, dans Janet Beizer, Ventriloquized Bodies : narratives of hysteria in nineteenth-century France (Ithaca &
London, Cornell University Press, 1994), p. 35A.
21
Auteur qui figure de manière importante dans l’étude de Richard Burton sur la souffrance expiatoire
féminine en France au XIXe siècle : Richard Burton, Holy Tears, Holy Blood : women, Catholicism, and the
culture of suffering in France, 1840-1970, (Ithaca & London, Cornell University Press, 2004).
22
V. chapitre quatre.
23
Laurence, dans Les Belles images.
24
V. chapitre sept.
25
V. chapitre trois.
26
V. chapitre six.
27
V. note 16 du présent chapitre.
6
main, qu’on le somme, le prie, d’accepter ?28 L’anorexie domine la vie de Valérie Valère,
auteur qui meurt d’overdose médicamenteuse à l’âge de vingt-et-un ans : plusieurs de ses
personnages se comportent en anorexiques, ou du moins en anorexiques atypiques : ne
citons que Vera, et Magnificia Love.29 Sainte Livrade était-elle anorexique quand elle a
refusé de manger pour rester fidèle à sa virginité et à sa dévotion à Dieu, pour ne pas être
mariée à l’homme choisi par son père ? La légende raconte que Dieu lui envoya une barbe :
serait-il le lanugo, poil qui couvre la figure, les bras, de l’anorexique grave ?30
Françoise Giroud s’interroge, dans sa biographie de Lou Andreas-Salomé, sur la
possibilité que cette dernière souffre d’anorexie : « Aujourd’hui, on soupçonnerait une
anorexie. »31 L’anorexie mentale est-elle donc une vieille « maladie » habillée de neuf ?
Ou les jeunes filles et femmes trop pieuses du
XIX
e
siècle, et peut-être aussi certaines des
saintes médiévales, étaient-elles anorexiques avant la lettre, mais forcées de se servir du
discours religieux qui leur était disponible à leur époque pour exprimer de manière
différente la même « condition » que les anorexiques modernes ?
Ou encore, l’anorexie et la maladie des scrupules/la sainteté seraient-elles des
expressions divergentes de ce qui serait essentiellement une même « condition » ou « état
mental », enfoui en dessous de l’une comme de l’autre condition : un état constamment
présent dans la psyché humaine, vêtu d’un extérieur adapté à chaque époque ?
Y aurait-il comme un « schéma squelettique » de tendances, caractéristiques et
préoccupations, schéma qui trouverait expression tantôt en une « maladie » qui s’appelle
anorexie mentale et qui semble être motivée par le désir d’être mince, et (donc) belle, tantôt
en un excès de piété autodestructrice qui semble, à la surface, être motivé par des désirs tout
contraires à ceux qui motivent l’anorexie moderne ?
Malgré cette différence apparente de motivation, si l’on descend d’un niveau, les
comportements et obsessions de ces deux groupes sont pourtant très similaires, comme nous
le verrons dans les chapitres à venir : refus de la nourriture, amaigrissement physique, refus
de tout plaisir, sentiment constant de culpabilité, désir d’absolu, retrait du monde, volonté
très forte, autopunition, souvent mort d’inanition.
Dans cette étude nous allons examiner les caractéristiques qui suggèrent des
motivations à un niveau en dessous : un troisième niveau de motivation qui demande
l’annihilation de soi, niveau vraisemblablement inconscient, qui n’est visible que par le
« filtre » d’une « condition » telle que l’anorexie mentale, le scrupule, et peut-être même
28
V. chapitre cinq.
V. premier chapitre.
30
V. chapitre quatre.
31
Françoise Giroud, Lou : Histoire d’une femme libre (Paris, Livre de Poche, Fayard, 2002), p.16A.
29
7
certaines formes de sainteté, ou d’anachorèse antique. Nous présenterons ici une analyse
des caractéristiques trouvées dans l’anorexie mentale moderne, pour ensuite comparer le
« schéma » que nous en déduisons avec des jeunes filles et femmes trop pieuses du
XIX
e
siècle, et avec d’autres individus et personnages de la littérature française, pour voir s’il se
trouve caché derrière leur manière de vivre un « schéma » similaire. Nous ne pourrons aller
jusqu’à affirmer que toute ascèse immobilisante soit motivée par les mêmes pulsions, mais
nous espérons examiner de près certaines de ces ascèses pour mieux en voir la parenté.
Ces trois niveaux de motivation seront discutées au chapitre quatre, après un examen
détaillé des anorexiques modernes au premier chapitre, d’une scrupuleuse fictionnelle du
XIX
e
siècle chez qui la condition est fatale au chapitre deux, et ensuite, au troisième chapitre,
d’une scrupuleuse « réelle » du
XIX
e
siècle qui en guérit.
Au chapitre quatre nous
examinerons aussi les conclusions différentes chez les critiques littéraires, dont certains sont
trop prompts à voir l’anorexie chez les héroïnes du
XIX
e
siècle ; d’autres, tout en voyant la
similarité au niveau du comportement entre les deux groupes, ne reconnaissent pas la
parenté proche dans la motivation profonde des jeunes filles et femmes pieuses du
XIX
e
siècle et des anorexiques modernes.
Certains critiques qui se penchent sur la question anorexique connaissent
évidemment mieux la littérature du
XIX
e
siècle que l’anorexie mentale moderne, car nous
avons rencontré nombre de déclarations sans justification du genre : « Anorexics [...] starve
themselves to be thin, not to deny the secular [...]. »32 C’est pour corriger ce déséquilibre
que nous avons donné une telle importance à notre étude introductive de l’anorexie mentale
même, basée sur des textes, avec références de page pour soutenir chacune de nos
constatations.
Etaient-elles donc anorexiques, ces héroïnes de la littérature et de l’histoire
françaises? Etre à même de répondre définitivement à cette question serait profitable, mais
il semble encore plus important et plus intéressant que la question soit posée, et examinée,
que de trouver une réponse définitive penchant d’un côté ou de l’autre. Car il est évident,
d’après ce que nous venons de dire, qu’il existe quelque chose qui ressemble à l’anorexie
mentale, qui remonte au moins aussi loin que le Moyen-âge.
Si le « schéma squelettique » proposé ci-dessus prenait d’autres formes encore que la
piété extrême et automutilante féminine, trouverait-on des avatars de l’anorexie mentale
chez d’autres groupes, d’autres individus ? C’est en étudiant en profondeur ces tendances,
caractéristiques et préoccupations cachées derrière les manifestations visibles de ce schéma
en d’autres personnes et personnages, pour ensuite les comparer avec le « schéma
32
Silver, p. 142A.
8
anorexique », que nous pourrons commencer à reconnaître la parenté entre des
« conditions » et des individus ostensiblement très différents les uns des autres. La tâche est
compliquée par ceux qui, possédant en leur caractère ce « schéma », sont aux prises avec les
mêmes questions que les anorexiques ou les scrupuleux les plus « malades », mais qui
trouvent pourtant une toute autre réponse à ces questions de perfectionnisme, d’équilibre
entre le spirituel et le matériel, de refus du plaisir, de culpabilité, d’anéantissement de soi.
Nous verrons que certains des « avatars de l’anorexique » étudiés ici ont une vie plus que
comblée, dans au moins un domaine, mais derrière les apparences se trouve un esprit
occupé, surtout pendant la jeunesse, précisément avec les mêmes questions qui continuent
de troubler une anorexique. La différence se trouve en ce que ces individus gèrent leur
réaction aux tendances qui peuvent amener une abnégation malsaine et stérile, canalisant ce
même « schéma » pour aboutir, au contraire, à un succès éclatant. Dans nos chapitres cinq à
sept nous examinerons trois « personnes et personnages » qui ne sont pas, ou du moins, qui
ne restent, ni anorexiques, ni jeune filles ou femmes pieuses, dont deux démontrent la
possibilité d’une vie extraordinaire, malgré, ou peut-être grâce à la possession dans leur
caractère du « schéma anorexique ».
Comment donc étudier ce « quelque chose » qui ressemble à l’anorexie, qui défie
même la définition, et ce « schéma squelettique » ? Et où l’étudier ? Janet Beizer, pour son
excellente étude de l’hystérie, a fait un choix très large de genres.
Elle écrit dans
l’introduction de son œuvre:
The path from Part I to Parts II and III is marked by a move from medicine to literature, but
the separation of genres manifests a more striking continuity, for hysteria’s text has no
center, no locus, no bounds, and little definition. It is not a place but a mobile discursive
practice that defies containment in space or time. The lesson to be learned from the
continuity of scientific, historical, literary, popular, and epistolary texts is that they all merge
in the vaster, vaguer cultural text. For this reason I sought to explore a panoply of genres
and a diversity of literary “classes.” Long-forgotten penny dreadfuls, canonized novels, and
proselytizing political narratives are juxtaposed in the following pages […].33
Notre étude adopte la même démarche, car séparer brutalement la fiction partielle
qu’est un personnage de roman de la fiction partielle qu’est le « personnage » du narrateur
d’autobiographie, ou de la fiction partielle épistolaire, semble artificiel. Un personnage
fictif contient une grande part de vie « réelle » vécue par l’auteur – non pas dans le sens
simpliste de transfert direct de la « réalité » dans l’œuvre, mais dans le sens où les
inventions les plus imaginatives sortent d’un cerveau qui, pendant toute une vie jusqu’au
moment de l’écriture, observe, réfléchit, agit, et trie des impressions de la réalité.34 D’après
33
34
Beizer, Ventriloquized Bodies, p. 10D et sq.
V., surtout, nos deuxième, troisième, sixième et septième chapitres.
9
la critique Nadine Dormoy dans son article sur les autobiographies de George Sand et de
Simone de Beauvoir :
En faisant d’elle-même un personnage de roman, l’auteur accède enfin à l’existence réelle en
menant à bien une naissance restée inachevée.35
Comme le dit Beizer dans Ventriloquized Bodies, il ne faut surtout pas croire
naïvement que le discours médical est plus « vrai » que les autres genres de discours dont la
société s’informe et s’amuse : les textes médicaux aussi contiennent leur part de fiction, ou
au moins de sélection et de présentation des connaissances :36 car la manière de décrire une
maladie, et déjà le fait de l’appeler « maladie » et non « état de grâce », par exemple, ou
« erreur théologique », ou « mauvais comportement », construit activement notre manière
d’appréhender cette condition, et nos réactions.
Même le choix de voir « l’anorexie
mentale » (ou ses avatars) comme une variation rare et morbide, simplement parce que les
« souffrantes », si elles n’en « guérissent » pas, meurent d’inanition, pourrait être contesté,
si l’on veut bien se faire l’avocat du diable. Une société différente de la nôtre pourrait voir
les anorexiques comme des âmes d’élite, nées pour vivre brièvement et purement, telles les
mites rencontrées dans les méditations de Gaston Bachelard qui ont hâte de se consumer
dans la flamme d’une chandelle,37 pour nous indiquer la grossièreté de notre manière de
vivre. Une mère pourrait même être félicitée d’avoir une fille (ou plus rarement un garçon)
de ce genre. L’adulation au lieu d’interminables visites médico-psychiatriques pourrait faire
beaucoup pour alléger la difficulté de l’anorexie ! Gardons à l’esprit, donc, la conscience
que tout texte, même « scientifique » est construit, comme l’est aussi notre supposition qu’il
y a dans l’anorexie quelque chose à guérir.
Les sources sur lesquelles s’appuieront cette étude seront donc de nature très diverse,
les « personnages » étudiés aussi, car comme pour Janet Beizer, il semble possible de lire
une variété de genres pour étudier une même question : tous nos auteurs illustrent ce
« quelque chose » qui ressemble à l’anorexie, chacun à leur manière. Il faut lire avec
discernement, prenant bien en compte les possibilités et les dangers de chaque genre, mais il
ne faut pas hésiter à en débattre dans la même étude, comme on n’hésite pas à citer des
auteurs écrivant dans des langues diverses.
35
Nadine Dormoy, « Un face-à-face Simone de Beauvoir-George Sand : Histoire de ma vie et Mémoires d’une
jeune fille rangé », dans Europe plurilingue, March 1997, Special issue/Numéro hors série : « Ecrivaines
françaises et francophones : Europe », (pp. 75-87), p. 76C.
36
« if we echo the doctors [in their repeating of a XIXth-century model of “scientific truth and literary copy”]
[...], treating literature as simple handmaiden to medicine, passive bearer of a mirror held up to reflect or
refract a master discourse that could potentially deliver the disease as an objective reality, we then ignore
medicine’s own differences from itself : the ways in which the medical discourse [of hysteria] is, not unlike
narrative discourse, already literary, a tissue of letters that always means more than it says, says more than it
means to say, and eludes its own apparent mastery. » Beizer, Ventriloquized Bodies, p. 31C, et sq.
37
Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle (Paris, PUF, 1961), p. 48B.
10
Cette étude commence par un chapitre introductif qui explore ce qu’est l’anorexie
mentale moderne à travers des textes divers : textes médicaux, études psycho-sociologiques,
récits familiaux de succès dans la guérison de leur fille, ou de désolation après son suicide.
A ces textes s’ajoutent deux nouvelles de Valérie Valère, auteur anorexique, ainsi que des
aperçus de l’anorexie à la Simone Weil. Une base sera ainsi posée, avec laquelle nous
pourrons comparer les « personnages » des chapitres ultérieurs.
Notre deuxième chapitre est une étude de Madame Gervaisais, des frères Goncourt,
et de son cas de scrupule religieux – l’un des avatars principaux de l’anorexie mentale. Le
roman a une fonction d’histoire morale dans laquelle nous sommes témoins du déclin d’une
femme exceptionnelle sous l’influence d’une forme particulièrement inhumaine et ascétique
du catholicisme.
Au chapitre trois, un deuxième conte moral : L’Histoire de ma vie, de George Sand,
contient l’épisode de sa « maladie des scrupules » à l’âge de quinze ans : conte moral car
exposant clairement le danger de sa condition et la nécessité d’en sortir pour éviter la folie
ou la mort.
Au chapitre quatre, les questions de vertu et d’autolimitation des jeunes filles du XIXe
siècle seront explorées à la lumière des deuxième et troisième chapitres.
Au chapitre cinq, il s’agit d’un troisième conte moral, de Zola cette fois.
Les
ressemblances entre son abbé Mouret et une anorexique seront exposées, dans un roman où
« Eglise » égale « aridité », et où obéir aux traditions de l’Eglise catholique mène à la mort,
roman qui se situe dans un village dont le seul endroit qui grouille de vie est le cimetière.
Au sixième chapitre c’est la passion de Vincent van Gogh qui se révèle semblable en
plusieurs aspects à l’anorexie moderne ou au scrupule religieux du
XIX
e
siècle. Van Gogh
sera principalement étudié à travers ses lettres à son frère Théo, avec quelques apports
d’autres sources, y compris des lettres à d’autres destinataires, tout en gardant à l’esprit les
distorsions inévitables dans des lettres à un petit frère qui devient grand frère et soutien
unique.
Au chapitre sept, un quatrième histoire morale : Simone de Beauvoir construit le
premier volume de son autobiographie autour de l’histoire de la vie et de la mort de sa
meilleure amie de jeunesse, « Zaza ».
Ressemblant elle-même par beaucoup de ses
caractéristiques, comportements et préoccupations à une anorexique, Simone de Beauvoir
semble, en explorant la tragédie de Zaza, dresser une opposition entre « celle qui s’est
forcée à obéir » et « celle qui a lutté pour la liberté, pour ouvrir de nouveaux horizons à sa
vie ».
Cette étude
examinera aussi deux romans de Beauvoir: dans l’un (Les Belles
Images), le motif de l’anorexie est explicite, et certaines préoccupations de l’anorexique
sont très évidentes dans l’autre (L’Invitée).
11
En conclusion, le but de cette thèse sera de mettre en relief certains aspects des
personnes et personnages étudiés, la perspective de l’anorexie mentale éclaircissant de
nouveaux aspects de leur vie, nous permettant de les connaître mieux qu’avant, et, en retour,
de mieux comprendre à travers ces personnes et personnages ce qu’est l’anorexie mentale, à
travers une étude de plusieurs variations sur un thème de ce « quelque chose » qui n’est,
peut-être, pas tout à fait l’anorexie mentale, mais qui lui ressemble très fort.
12
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION A L’ANOREXIE MENTALE
I was dancing to kill myself now; self-abuse and selfpunishment were the rulers, and the Voice was swift to
kill anything that might allow pleasure.1
1
Introduction à l’anorexie mentale
Notre intérêt pour l’anorexie mentale a commencé lors de la lecture d’Elle n'était
pas d'ici, de Patrick Poivre d'Arvor,2 livre qui explore l'angoisse de ce père d'une jeune fille
qui s’est suicidée après des années d'anorexie mentale. Nous avons vu dans le caractère de
cette adolescente, tel qu’il est dépeint par son père, de grandes similitudes avec un aspect du
caractère de George Sand comme elle se raconte dans son Histoire de ma vie,3 de même
qu’avec certains de ses personnages les plus idéalistes, alors que nous étions en train d'écrire
un mémoire de maîtrise sur cet auteur.4 C'était pour nous le premier indice qu'il y avait
derrière l'anorexie mentale bien davantage que le désir d'être mince comme les mannequins
et les actrices affichées dans les revues féminines.
Nous reconnaissons, bien sûr, que ce désir est très répandu chez les anorexiques,
comme en témoignent de multiples sites internet tels que « Votre histoire »,5 « Fading
Beauty »,6 « MJ & Dakota's Forum »,7 « Angels Pro-Ana Webring ».8 Certains de ces sites
encouragent même celles qui voudraient choisir l’anorexie comme mode de vie. Y sont
postées des images de stars belles et minces (mais non anorexiques), qui donnent l'illusion
que l'anorexie rend belle et heureuse.
Ce désir gagne désormais des communautés
minoritaires qui, jusqu’alors, en avaient été épargnées : par exemple, les jeunes femmes
noires de l’Afrique du Sud. Selon une adolescente sud-africaine interviewée dans son lycée
1
Ann Cox, Autumn Dawn : triumph over eating disorders (Sussex, The Book Guild Ltd, 1996 [1995]), p. 23B.
Patrick Poivre d'Arvor, Elle n'était pas d'ici (Paris, Albin Michel, 1995) (ci-après : « PPDA »).
3
George Sand, Histoire de ma vie, dans Œuvres autobiographiques, éd. Georges Lubin, (Paris, nrf Gallimard,
Pléiade, 1970), tome I (ci-après « HV »).
4
V. Lynette Wrigley, « George Sand et la recherche de l’absolu : Icare sauvé des eaux », Mémoire de
Maîtrise, (Department of French, University of Auckland, 1996).
5
http://www.lascartasdelavida.com/valerie/index.php?lang=fr&tipo=historias, 2008.
6
http://www.ringsworld.com/angelicana/89-next.html, 2007. Ce site n’est plus disponible (sept. 2008).
7
http://mjdakota.proboards61.com/index.cgi, 2007.
8
http://www.ringsworld.com/angelicana/89-next.html, 2007. (Ce site n’est plus disponible (sept. 2008).
2
13
par la BBC : « Tout le monde veut être plus mince. »9 Mais ce n’est qu’un nombre infime
des jeunes filles qui se mettent au régime qui deviennent anorexiques, et il y en a
d’autres dont l’anorexie n’était même pas motivée par un désir de perte de poids, pour qui
l’idée de perdre du poids pour être plus belles ne leur était pas même venue à l’esprit. Selon
Catherine Garrett :
Most theories about anorexia see it as the endpoint of a continuum that begins with « normal
dieting » […]. Anorexic behaviour is not always (or even often) a result of « normal
dieting » which slides to the other end of a continuum. Some sufferers had never heard of
« dieting » as a normative practice when they began their own fasts. 10
Hilde Bruch confirme cette idée:
The main thing I’ve learned is that the worry about dieting, the worry about being skinny or
fat, is just a smokescreen. That is not the real illness. The real illness has to do with the way
you feel about yourself ... everybody thinks you’re doing so well and everybody thinks
you’re great, but your real problem is that you think that you are not good enough.11
Cette introduction a pour objet de présenter de manière approfondie les
caractéristiques, tendances et préoccupations des anorexiques modernes, afin de poser une
base à partir de laquelle on pourra comparer des « personnages » littéraires, y compris
certaines personnes « réelles » du passé, tous vus dans le miroir discursif, et parfois
déformant, de leur autobiographie ou de leur correspondance. Le but de cette présentation
est d’ajouter de nouvelles nuances à la compréhension de ces « personnages » qui partagent
à un degré remarquable les attitudes de l’anorexique, ce qui devrait permettre également de
regarder l’anorexie mentale sous un jour nouveau.
2
Définition et brève histoire du refus de se nourrir
Il semble normal d’encadrer une discussion de l’anorexie mentale par un discours
médical : nous commençons, en effet, par une définition médicale courante de la
« maladie », pour préciser exactement de quoi il s’agit, au moins, en son aspect mesurable.
Mais cette médicalisation est récente, et, comme nous le verrons, loin d’être le seul discours
disponible pour cette discussion :
9
« Assignment » : émission de radio rediffusée sur BBC World le samedi, 5 août 2006, à 15h en NouvelleZélande.
10
Garrett, Beyond Anorexia: narrative, spirituality and recovery, (Cambridge, Cambridge University Press,
1998), p. 49D. Cf: « Studies of anorexia commonly focus on three major causative factors, of which the desire
to “lose weight” is not necessarily the most important in and of itself. » Burton, p. 191D.
11
Bruch, The Golden Cage : the enigma of anorexia nervosa (New York, Random House, Vintage Books,
1979 [Harvard 1978]), p. 135B (ci-après : « Bruch, Golden Cage »).
14
One of the dominant narratives about humanity in twentieth-century western culture is told
through medical (including psychiatric) discourse; the story that turns the « unusual » into
the « sick »; changing spiritual pain into psychological misfunction. 12
Selon le manuel de l’American Psychiatric Association, le Diagnostic and Statistical
Manual of Mental Disorders, 4th edition, (ci-après DSM-IV), l'anorexie mentale peut être
diagnostiquée si quatre conditions sont satisfaites: premièrement, un refus de maintenir (ou
pour les enfants, d'atteindre) un poids normal (85% ou moins d'un poids normal),
deuxièmement, une peur intense de prendre du poids ou d'être grosse, quoique sous-nourrie,
troisièmement, une distorsion de l’image corporelle et de la forme du corps, et une influence
excessive de sa ligne sur l'auto-évaluation, ou reniement de la gravité du poids actuellement
trop bas, et quatrièmement, aménorrhée ou retard du commencement des menstruations.
Deux catégories d'anorexie sont reconnues : avec ou sans boulimie avec comportement
purgatoire (que ce soit par vomissement, laxatifs, diurétiques ou énémas).13 Le DSM-IV
établit aussi des critères comparables pour la boulimie mentale et pour les troubles du
comportement alimentaire atypiques. L'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a son
propre système, l'ICD-10 (International Statistical Classification of Diseases and Related
Health Problems), dont les critères sont quasiment identiques, mais qui comprend aussi le
terme de « anorexie mentale atypique », où l'individu manifeste tous les symptômes sauf un,
par exemple, l'aménorrhée ou une perte importante de poids, ou qui manifeste tous les
symptômes mais à un moindre degré.14
Quoique l'anorexie mentale ait la réputation de maladie de fin de
e
XX
et du
e
XXI
siècle, il en existe une description qui date de 1686, qui est souvent citée dans la littérature
médicale comme le premier cas connu de l'anorexie mentale.15 Ensuite, la maladie a été
notée en 1868 par le docteur William Gull,16 et six ans plus tard, il la nomme anorexia
12
Garrett, p. 41C.
American Psychiatric Association, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (4th ed.),
(Washington, DC, 1994). Le DSM-IV est la version la plus récente, pp. 544-545, dans Paul E. Garfinkel,
« Classification and Diagnosis of Eating Disorders », dans Kelly D. Brownell & Christopher G. Fairburn,
(éds), Eating Disorders and Obesity: A comprehensive handbook, (New York & London, The Guildford Press,
1995). Foreword de Paul E. Garfinkel, p. 126A; Site internet de l’INSERM (Institut national de la santé et de
la recherche médicale), (http://ist.inserm.fr), 2007.
14
L’ICD-10 est la version la plus récente, publiée en 1992.
15
Richard Morton, Phthisiologia or, A Treatise of Consumptions, 2d ed. (London, 1720), pp. 8-9. V. Petr
Skrabanek, « Notes Towards the History of Anorexia Nervosa », Janus: Revue internationale de l’histoire des
sciences, de la medicine de la pharmacie et de la technique 70 (1983) : 109-28, pour d’autres exemples de
comportements anorexiques avant l’ère moderne. Cité dans Bell, Holy Anorexia, op. cit., p. 3D, note 4.
16
Il existe un débat au sujet de la « paternité » de cette maladie, car le Dr Gull a fait une référence oblique à sa
connaissance de l'« apepsie hystérique » [Trad. W-B] (hysteric apepsia) dans une conférence devant la British
Medical Association en 1868, publiée peu après dans le Lancet. Il y fait une référence lourde de sens dans son
article de 1873 décrivant la condition qu'il appelle maintenant « anorexie hystérique » [Trad. W-B], (anorexia
hysterica) car il publie cet article six mois après l'article de Lasègue sur la même condition, et un mois après
que ce même article de Lasègue paraît, traduit en anglais, dans The Medical Times and Gazette, journal
proéminent de l'établissement médical anglais de l'époque, et qui contient même un compte-rendu d'une
conférence de Gull. Gull prétend ne pas avoir connaissance de l'article de Lasègue, ni en français, ni en
13
15
nervosa (nom latin qui reste courant dans le monde anglo-saxon pour désigner l’anorexie
mentale), et remarque surtout le refus de manger, la perte de poids extrême, et l'aménorrhée,
de même que des symptômes tels que la constipation, un pouls lent, une respiration lente, et
l'absence de maladie somatique, ainsi que l'hyperactivité de certains de ses patients
anorexiques.17
Avant cette date, il existe une pléthore de manifestations de refus de manger qui ont
été interprétées de manière presque plus variée que ces manifestations mêmes.18
Un
exemple assez récent, quoique oublié, est la chlorose, ou maladie verte, qui, avec la
mélancolie, remplace « la maladie d'amour », et est prévalente entre le début du
e
XVI
siècle
et les années vingt du XXe siècle.19 La chlorose est remplacée par l'anorexie mentale comme
« a mysterious affliction of girls and young women. »20 La chlorose, particulièrement
fréquente au
XIX
e
siècle, est devenue rare pendant les années trente du
XX
e
siècle,21
précisément au moment où l'anorexie mentale prend son essor. Mais selon Vandereycken et
Deth, malgré la possibilité d'un chevauchement entre la chlorose et l'anorexie mentale, et la
similarité entre certaines catégories de chlorotiques et d’anorexiques notée par Loudon, 22 il
s'agit bien de deux maladies distinctes.23
Autre catégorie: des « Hungerkünstlers », ou « artistes de la faim » qui jeûnent en
public, et s'exposent dans les foires, dans des auberges, voire, enfermés dans une boîte de
verre dans un restaurant, et jeûnent pendant des semaines.24 D’autres se manifestent comme
« squelettes vivants », tel un nommé Seurat : ces « squelettes » mangent copieusement tout
anglais, jusqu'à ce qu'un collègue le lui montre, après qu'il a écrit mais peu avant qu'il donne sa conférence au
Clinical Society of London, donnée le 24 octobre 1873, rapportée dans le British Medical Journal ainsi que
dans le Medical Times and Gazette, avant de paraître en entier l'année suivante dans les Transactions of the
Clinical Society of London. Gull prend soin de souligner l'importance de la découverte indépendante des deux
médecins, et de la remarque de son article de 1868: « Il semble que le Dr Lasègue n'ait pas été au courant de la
référence à cette condition morbide faite par l'auteur de l'article au temps nommé; les observations du Dr
Lasègue sont donc d'autant plus confirmatoires, ayant été faites d'un point de vue indépendant. » (W.W. Gull,
« Clinical Society, Friday, October 24, 1873. Sir William Gull a lu un article sur l'anorexie hystérique (apepsie
hystérique) [trad. W-B]: « a paper on anorexia hysterica (apepsia hysterica) »]) », Medical Times and Gazette,
2, 534-6, dans Vandereycken & Deth, op. cit., p. 158D et sq., note 427).
17
William W. Gull, « The Address in Medicine Delivered before the Annual Meeting of the B.M.A. at
Oxford », Lancet 2 (1868): 171-76; « Apepsia hysterica. Anorexia Nervosa », Transactions of the Clinical
Society 7 (1874): 22-28; « Anorexia Nervosa », Lancet I (1888): 516-17; Jacques Decourt, « L’Anorexie
mentale au temps de Lasègue et de Gull », La Presse Médicale 62 (1954) : 355-58, cités dans Bell, p. 6B.
18
V., par exemple, le texte entier de Vandereycken & Deth, op. cit.; Holy Anorexia, de R.M. Bell, op. cit., et
Karen Armstrong, The Gospel According to Woman : Christianity’s creation of the sex war in the West,
(London, Elm Tree Books, 1986), surtout la section qui commence à la p. 164. V. aussi le chapitre quatre de
la présente thèse.
19
Vandereycken & Deth, pp. 140D; 141B.
20
Vandereycken &Deth, p. 243D.
21
Vandereycken & Deth, p. 142D.
22
Distinctions proposés par l’historien médical anglais Irvine S.L. Loudon : « chloro-anaemia » et « chloroanorexia ». I.S.L. Loudon, « Chlorosis, anaemia, and anorexia nervosa », British Medical Journal, 281, 1980,
pp. 1669-75; I.S.L. Loudon, « The diseases called chlorosis », Psychological Medicine, 14, 1984, pp. 27-36,
dans Vandereycken & Deth, p. 244A; notes 351 et 352.
23
Vandereycken & Deth, p. 244D.
24
Vandereycken & Deth, pp. 75D-95.
16
en restant émaciés (Seurat pèse 72 livres (32,73kg) pour 5'7 (1m70) à sa mort en 1833 :
l'autopsie révèle un ténia de 16 pieds (4,8m) de long.25 Quoiqu'il reste des récits de ces
« artistes de la faim » de bien avant le
1597,26 et Maria Van Dyk,
e
XVIII
XIX
e
siècle, par exemple, Veitken Johans, 14 ans,
siècle,27 l'apogée de cet art est la fin du
XIX
e
siècle:28 art
qui peut rapporter beaucoup : au moins six mille personnes ont payé pour lorgner Henry
Tanner rien que pendant la dernière semaine de son jeûne de quarante jours en 1880, et le
montant total de la recette est monté à $137 640.29
Maud Ellman, dans son livre The Hunger Artists: starving, writing and
imprisonment, cite une nouvelle de Kafka de 1922, « A Hunger Artist », où « the unnamed
hero locks himself into a cage to starve for the amusement of the populace »,30 mais juste
avant sa mort, il se rend compte de la stérilité essentielle de sa vie dévouée au jeûne (à la
différence d’une anorexique moderne, il ne fait pas preuve de volonté mais se trouve
incapable de manger). Symboliquement, le nouveau locataire de sa cage, après son décès,
est une jeune panthère, vibrante de vie et de santé, qui souligne par comparaison le vide de
la vie de l'artiste de la faim.31 Vandereycken et Deth examinent aussi cette nouvelle de
Kafka :
[The protagonist] is depicted as someone who eventually arrived at the tragic insight that his
life was built on illusion - a vie manquée. The fasts he was attached to and which had been
the pride and meaning of his existence, retrospectively appeared to be worthless. His fame
was the result of an innate deficiency, for he was unable to eat the food that others liked.
The crowds came to admire a hero with an iron will, who was able to accomplish what
seemed impossible […]. But in fact people did not gaze at a hero nor an artist, but a sick
freak, an incomplete human being. This could hardly be called a merit. 32
Nous verrons plus loin dans ce chapitre ce même désir d'être apprécié comme quelqu’un
d’exceptionnel pour la force de sa volonté, pour sa pureté, chez l’anorexique moderne.
Vandereycken et Deth, ainsi qu’Ellman, voient un « problème anorexique »33 dans
la vie et l’œuvre de Kafka : Vandereycken et Deth le traitent même de «chaînon
manquant » :
He was able to identify with the fasting-artist better than anyone.34 […]. Kafka drew the art
of fasting and anorexia nervosa more closely together : he himself was the connecting link.
25
Vandereycken & Deth, pp. 77D-79A.
Vandereycken & Deth, p. 81C et sq.
27
Vandereycken & Deth, p. 82D.
28
Vandereycken & Deth, p. 83B.
29
Vandereycken & Deth, p. 84C.
30
Maud Ellman, The Hunger Artists: starving, writing and imprisonment, (Cambridge, Massachusetts,
Harvard University Press, 1993), p. 66.
31
Ellman, op. cit., p. 66.
32
Vandereycken & Deth, p. 94D.
33
Vandereycken & Deth, p. 95B ; Ellman., p. 67.
34
Vandereycken & Deth citent ici J.A. Morrison, Kafka as Hungerkünstler, (Tulane University, 1963). (Sans
N° de page) (leur note 254).
26
17
In our chronicle of self-starvation Kafka stands at the crossing between the decline of the
nineteenth-century art of fasting and the twentieth-century emergence of anorexia nervosa. 35
Le goût du public pour des jeûnes prodigieux n'a pas tout à fait disparu, car, en 2003,
un certain David Blaine s'est enfermé dans une boîte transparente suspendue au-dessus de la
Tamise à Londres, pour que la foule le regarde jeûner pendant quarante-quatre jours.36
La troisième forme de jeûne historique dont parlent Vandereycken et Deth sont les
jeûnes « saints » : hommes et femmes qui, pour des raisons à la fois spirituelles et
mondaines, ont refusé de s’alimenter pendant des semaines ou des années, souvent ne
prenant que l'hostie consacrée, comme, par exemple, sainte Angela de Foligno, qui ne se
serait nourrie que d’hostie pendant douze ans,37 ou Marthe Robin (1902-81), citée par
Richard Burton.
Cette dernière a vécu une répétition hebdomadaire de la Passion et
Résurrection du Christ pendant les cinquante dernières années de sa vie, tombant dans une
transe tous les vendredi après-midi vers quinze heures, et ne se réveillant que le dimanche
matin, pour prendre l’hostie. A part l’hostie, elle n’aurait rien mangé ni bu de 1928 jusqu’à
sa mort.38
Certains de ces jeûneurs étaient révérés comme exemples miraculeux du
triomphe de l’esprit humain sur les besoins du corps,39 mais d'autres étaient censurés par les
autorités ecclésiastiques pour une variété de raisons.40
Tout un chacun connaît le jeûne pour des raisons politiques : moyen des suffragettes,
de Sinn Fein en Irlande, voire de saint Patrick, qui a jeûné contre Dieu: selon la tradition
médiévale irlandaise du Senchus Mor, jeûner contre quelqu'un qui vous a fait du tort force le
malfaiteur, même un Noble, à céder, à promettre de payer sa dette, comme Dieu a cédé à
saint Patrick.41 Sainte Clara d'Assise et une dénommée Cicely de Rygeway (ou Ridgway)
se sont servies elles aussi du jeûne pour obtenir ce qu'elles voulaient d'une autorité.42
35
Vandereycken & Deth, p. 95C.
Wikipédia ; Hexabyte Internet Group, info@hexabyte.tn, Tunis, 2007.
37
Vandereycken & Deth, p. 24D. Vandereycken & Deth donnent plusieurs exemples similaires.
38
Richard D.E. Burton, pp. 109 ; 110.
39
V., par exemple, Vandereycken & Deth, p. 25A : « In the eyes of many their extended fasts did not originate
from self-interest ; they were a form of expiation of the sins of all, for just like Christ they took the sins of
mankind upon themselves. Moreover […] [the fasts] were signs of [God’s] attendance in their midst. » Cf
Richard Burton, op. cit., pp. xvi-xx, pour une discussion de la doctrine explicite de l’Eglise de la souffrance
expiatoire.
40
Par exemple, la fraude, le danger à la santé, la perfection de la Création, le conseil de Jésus de manger et de
boire tout ce qui est offert, l’auto-exaltation, le fardeau (à supporter par la communauté) des moines trop
faibles pour faire leur travail physique, la possession démoniaque, la peur de la part du clergé de perdre leur
pouvoir face à une foi individualiste qui risquerait de se répandre par imitation. Vandereycken & Deth,
pp. 25D-28D.
41
Maud Ellman, p. 12 et sq.
42
Claire d’Assise a menacé de ne pas manger si le Pape lui refusait l’autorisation de prêcher. Cicely de
Rygeway (ou Ridgway) a réussi à se faire pardonner par le Roi d’une accusation de meurtre de son mari, après
un jeûne de quarante jours dans la prison de Nottingham. Vandereycken & Deth p. 74C. Le récit de Cicely de
Rygeway se trouve dans H.E. Rollins, « Notes on some English Accounts of Miraculous Fasts », Journal of
American Folklore, 34 (134), 1921, pp. 357-76. (note 198 Vandereycken & Deth).
36
18
3
Anorexie : « the visual symbol of pure ascetic and aesthetics »?43
Nous passons maintenant du refus générique de s’alimenter à, plus spécifiquement,
l’anorexie mentale moderne, et à la manière dont elle est encadrée dans les divers discours
de notre culture. Vu que ceci est une thèse littéraire, nous ne pouvons ni ne voulons refaire
le travail des spécialistes en médecine et en psychologie sur l'anorexie mentale : nous nous
satisferons de donner ici un résumé des principales tendances manifestées par l'anorexique,
avec des exemples de femmes réelles des XXe et XXIe siècles tirés de sources diverses.
Avant d’aborder ces tendances de l’individu anorexique, il faut insister sur le
phénomène social : l’anorexie mentale ne pourrait exister sous sa forme actuelle sans
l’étroitesse de l’idéal physique de la femme qui prédomine dans la culture moderne
mondiale :44 idéal qui infiltre de plus en plus des cultures et des pays où, auparavant, la
préférence était pour une femme plus en chair.45 Michelle Lelwica, dans son étude Starving
for Salvation, soutient que « [...] the suffering and repression surrounding a woman’s
starving, gorging, and/or purging behavior appear46 to be brought on by herself. »47 Elle se
réfère à Foucault pour expliquer combien cette apparence est superficielle. Selon Lelwica:
In Foucault’s view, however, this kind of self-inflicted chastening and the disciplines
accompanying it (such as counting calories) represent modern forms of social control,
wherein punishment for disobeying social norms (such as the requirement for women to be
thin) is self-administered. Foucault refers to this kind of power as « disciplinary ».48
Lelwica utilise le terme « hégémonie » :
To the extent that they are not recognized as such, dominant cultural norms can be said to be
hegemonic,49 their power operating in an invisible manner: through their ubiquity. The term
43
Bruch, Golden Cage, p. 18C (récit de « Gertrude .»). La plupart des prénoms cités ne sont pas le vrai
prénom de la jeune fille en question ; Bruch mélange même les histoires et symptômes des jeunes filles pour
protéger l’identité de ses clients: « […] the same patient may appear in different episodes under a different
name. » Bruch, Golden Cage, op. cit., p. xiC.
44
Ce n’est pas affirmer qu’une autre forme d’autodestruction liée à un refus de manger ne pourrait s’adapter à
n’importe quelles normes culturelles. V. chapitre 4.
45
Becker raconte que les femmes d’une île des Fidji ont commencé à suivre des régimes après l’introduction
de la télévision, en 1995, avec son idéal constamment présentée de femme mince (Taylor, 2000, dans Michelle
Lianne Stack, « I Saw What I Saw: the media creates a miracle cure for anorexia », Thèse doctorale,
Université de Toronto, 2002, visionnée sur Proquest, on-line, 2007, p. 48D). Comme nous l’avons vu ci-avant
(p. 1 du présent chapitre), des jeunes filles interviewées par le BBC en Afrique du Sud veulent toutes être
minces, malgré la préférence continue de grand nombre d’hommes sud-africains pour les femmes plus
enrobées. « Assignment » : émission de radio rediffusée sur BBC World le samedi, cinq août 2006, à 15 h en
Nouvelle-Zélande.
46
C’est nous qui soulignons.
47
Lelwica, p. 34A.
48
v. Foucault, Discipline and Punish: the birth of the prison, trad. A. Sheridan (New York, Vintage Books,
1979), p. 216. v. aussi Foucault, The History of Sexuality, vol. 1, trad. R. Hurley, (New York, Vintage Books,
1978), (réimpression 1990). « Foucault describes a kind of power that is central to the maintenance of social
order in modern capitalist societies like the United States, where oppression by repressive violence has been
“infiltrated” by more subtle forms of domination. » Lelwica p. 163, note 99; Lelwica, p. 34B.
49
En italique dans le texte. Terme associé au marxiste italien Antonio Gramsci, pendant les années 1920 et
1930, et, depuis les années 1970, « “hegemony” has been used to describe “relations of domination that are
19
« hegemony » describes the power of institutions and beliefs that are so omnipresent and
commonplace that they seem natural ; their arbitrariness is hidden by their banality and
repetition. [...] The belief that slenderness is the most desirable form for a woman’s body is
« hegemonic » insofar as this belief is so widespread that it usually goes without saying. The
gripping power of this belief is rooted in the self-policing bodily practices of individual
women [...]. The internal self-scrutiny and sense of reward at the heart of « disciplinary
power » (Foucault’s term) is epitomized in women’s efforts to regulate their appetites.50
Nous verrons, au chapitre quatre, une utilisation différente des « self-policing [...] practices
of individual women. »
Dans une optique similaire à la constatation de Lelwica que « The dynamics
whereby women starve, eat, and purge themselves more deeply into the world they long to
transcend are not reducible to individual defects or addictions »,51 Michelle Lianne Stack
confirme cette opinion que l'anorexie mentale n'est pas causée principalement par la
psychologie de l'individu, dans sa thèse doctorale, qui consiste en une critique de la création
médiatique de la célébrité de Peggy Claude-Pierre, présentée dans les médias du Canada et
des Etats-Unis dans les années 1990 comme « an angel on earth », et comme seule salvatrice
des anorexiques.52 Stack présente un survol utile de la littérature, qui tend à souligner la
banalité de l'insatisfaction que les femmes éprouvent vis-à-vis de leur corps (soixantequinze pourcent selon l'enquête de Wooley et Wooley),53 les conditions sociales tendant à
maintenir cette insatisfaction et l'accaparation conséquente d'une grande proportion de
l'énergie des femmes. Taylor parle de « toxic cultural norms »54 et Stack résume un
discours féministe sur la relative inutilité de chercher à identifier et guérir les individus les
plus affectés (les anorexiques, les boulimiques), au lieu de chercher à transformer les
conditions sociales qui facilitent cette toxicité, citant Bordo et Orbach, entre autres:
[...] many feminist therapists (Piran, 1999 and Orbach, 1997) argue that the debate should be
about how to change society, and, thereby how to decrease disordered eating among women,
rather than focusing on eating disorders as a mysterious pathology that « strikes » girls and
women.55
not visible as such.” [...]. Pierre Bourdieu’s concept of “dox” parallels this notion of hegemony. » Lelwica,
p. 163 et sq., note 102.
50
Lelwica, p. 34C.
51
Lelwica, p. 122B.
52
Michelle Lianne Stack, Abstract, Note 50.
53
Wooley & Wooley, 1982, dans Stack, p. 48A. Wooley et Wooley nomment l’obsession des femmes au sujet
d’être trop grosse une « normative obsession » (Stack, p. 48A).
54
Taylor, 2000, dans Stack, op. cit, p. 48C.
55
Stack, p. 48C. v. aussi « Hepworth (1999) contends that anorexia nervosa cannot be understood outside the
social practices through which it is diagnosed, nor explained as primarily a psychomedical illness. » Stack,
p. 50A. Cf. aussi, « Susan Bordo […] writes that “the psychopathologies that develop within a culture, far
from being anomalies or aberrations, [are] characteristic expressions of that culture […] the crystallization,
indeed, of much that is wrong with it.” » Susan Bordo, Unbearable Weight : feminism, Western culture, and
the body (Berkeley, University of California Press, 1993), p. 141. « Anorexia nervosa, I argue, is deeply rooted
in Victorian values, ideologies, and aesthetics, which together helped define femininity in the nineteenth
century. Given the clear parallels which exist between the symptoms of the disease and Victorian gender
ideology, I argue that the normative model of middle-class Victorian womanhood shares several qualities with
the beliefs or behaviors of the anorexic girl or woman. One can thus “read” Victorian gender ideology through
20
Le Docteur Craig Johnson, ancien président de l'American National Eating Disorders
Association, confirme cette attitude en décrivant une grande avocate de sa connaissance,
qui n'a jamais souffert d'anorexie ni de boulimie, mais qui considère les troubles du
comportement alimentaire « every woman's secret ».56 Selon le Dr Johnson :
[…] she revealed that she lived with a persistent self-consciousness and dissatisfaction with
her size and shape. Despite her many successes and obvious attractiveness, she harboured a
sense of shame about her body that profoundly affected her feelings about herself. In fact,
this feeling that she was « fat » or wasn’t « measuring up » regarding her size and shape
tended to be her predominant feeling about herself, trumping all other positive attributes.
Unfortunately, this is a common experience among many women regardless of their age,
appearance or success in life. 57
Stack reconnaît, toutefois, l'existence de facteurs psychiques et médicaux au niveau
individuel, évitant ainsi le danger de voir cette condition complexe et multi-déterminée sous
un seul angle:
Looking at disordered eating through a gendered lens does not negate the truly devastating
physical and psychological effects of anorexia and bulimia. Nor does it negate that genetics
may be a factor in who ends up self-starving to the point of anorexia nervosa, or that family
influence plays an important role.58
Dans cette thèse, nous nous concentrons, en effet, sur l’aspect individuel de l’anorexie : ce
n’est en rien minimiser l’importance de la vue plus large, mais plutôt une question de choix
de perspective.
S’il est vrai, comme j’espère le montrer, qu’il y a un « type » de
personnalité plus vulnérable que la moyenne à cette « maladie »
mutilante, et que
l’anorexie mentale n’est qu’une des manifestations d’un grand désir d’anéantissement de
soi, joint à un grand désir de vertu, doublé de grands moyens pour venir à bout de ses
projets, l’anorexie mentale offre une optique utile et frappante sous laquelle examiner
certains des « personnages » les plus saillants de notre vie culturelle.
Or, il existe beaucoup de « symptômes » de l'anorexie mentale : tendances,
caractéristiques et préoccupations typiques chez l'anorexique.
Une seule anorexique
n'exhibera évidemment pas tous ces « symptômes »,59 mais nous présentons les traits les
plus caractéristiques, émanant de discours variés : textes psychiatriques ou sociologiques,
confessions personnelles, thèses doctorales, sites internet, d'où ressort un portrait d’une
hypothétique anorexique « typique ».
an anorexic lens. Briefly, the qualities that many (though, of course, not all) Victorians used to define the
ideal woman – spiritual, non-sexual, self-disciplined – share what Leslie Heywood has called an “anorexic
logic” (12) », Silver, p. 3B. [(12)= L. Heywood, Dedication to Hunger (Berkeley, University of California
Press, 1996), p. xvii ].
56
Linda M. Rio & Tara M. Rio, The Anorexia Diaries : a mother and daughter triumph over teenage eating
disorders, Preface de Craig Johnson, (London, Rodale, 2003), p. 6B.
57
Rio, p. 6C.
58
Stack, p. 47B.
59
« In the long run, anorexics develop a whole range of symptoms to maintain the ultimate thinness. Such
symptoms are of different severity in different people. » Bruch, Golden Cage, p. 90C.
21
L'anorexique, comme nous le verrons dans ce chapitre, est typiquement une jeune
fille ou une femme (mais environ un ou deux sur dix sont des hommes ou des garçons,
comme nous l’avons déjà vu) perfectionniste, idéaliste, altruiste, intelligente, diligente,
obéissante, de forte volonté mais capable de la supprimer pour plaire aux autres, exigeante
envers elle-même, persévérante, et sensible, particulièrement aux besoins des autres. Elle
est préoccupée par sa propre culpabilité, un âpre désir de contrôle et un refus du plaisir.
Les exemples suivants, tirés de centaines qui convergent, illustrent ces traits typiques
et montrent l'aplatissement stérile de tout l'être quand l'énergie et la détermination hors
norme sont appliquées à un domaine trop limité avec un perfectionnisme rigide et un
contrôle sans merci.
4
Les caractéristiques principales de l'anorexique:
Perfectionnisme, pureté, idéalisme, altruisme
Patrick Poivre d’Arvor appelle les anorexiques « ces jeunes saintes qui veulent
toujours et encore plus de perfection, quoi qu’il leur en coûte. »60 C’est un bon point de
départ, car l’anorexique, presque universellement, se déteste à cause de son imperfection, et
exprime son insatisfaction en termes d’une haine de son embonpoint (qu’elle soit réellement
mince, ronde ou obèse) :
Anorexic patients uniformly say that they restrict their food because they are too fat. Only a
few are actually overweight [...]. During intensive psychotherapy we learn that the fear of
being « too fat » has many different meanings.61
La recherche de la perfection morale, académique, sportive, ou autre, est tout aussi
forte que le désir d'être « parfaitement » mince:
I [an anorexic girl] contemplated driving my car around a corner and not turning because I
had gotten a 97 percent on a project that was worth only a fraction of my final grade. I made
one62 stupid mistake on a departmental exam and it haunted me for months! Nothing was
ever good enough.63
Selon Karen Way:
60
PPDA, p. 37A.
Bruch, Golden Cage, p. 60 et sq.
62
En italique dans le texte.
63
Peggy Claude-Pierre, The Secret Language of Eating disorders : the revolutionary new approach to
understanding and curing anorexia and bulimia (New York & Toronto, Times Books / Random House, 1997),
p. 73B. Malgré notre perte de confiance dans la fiabilité de Peggy Claude-Pierre comme témoin, suite au
déregistrement de sa clinique par le tribunal (v. le rapport de Stanwick), nous croyons pouvoir inclure cette
citation, qui provient du journal d’une jeune fille anonyme. R. Stanwick, « In the matter of the Community
Care Facility Act. R.S.B.C. 1996. C. 60. and the Adult Care Regulations B.C. Reg 536.80, As amended and in
the matter of the Capital Health Region, Community Care Facilities Licensing and Montreux Specialized
Residential Facility for Eating Disorders ». Victoria, Capital Health Region: 156 (Canada), 1996.
61
22
Her [the anorexic’s] precarious sense of self is fused with an intense perfectionism [...].
Since she measures herself in every arena of her life – in her appearance, grades, and
professional achievements – against an absolute standard of perfection, she never feels
« good enough, » [...]. She is convinced that no one will accept her, approve of her, or love
her unless she is absolutely perfect.64
Nous verrons tout au long du chapitre quatre une autre manifestation de cette
constante impossibilité d’« arriver » chez la jeune fille française du XIXe siècle.
L’anorexique s’imagine fauter alors qu’il n’en est rien pour le commun des mortels :
elle doit toujours faire plus :
They say three times a week, 20 minutes is fine, that will keep you physically fit. But I’m
sorry, I’ve got to be better than everybody. I’m going to do an hour a day. I don’t care.
That’s good for me.65
Le degré de perfection que l’anorexique s’impose à elle-même peut s’étendre aux
autres et la laisser isolée de ses pairs :
They [anorexic high-school students] begin to complain that the others are too childish, too
superficial, too much interested in boys, or in other ways do not live up to the ideal of
perfection by which they themselves function and which they also demand from others. 66
Lorsque cette recherche de la perfection se transfère dans le domaine moral, il
devient évident que le désir de pureté parfaite n’a pas entièrement disparu de la mentalité
des jeunes filles, malgré les idéaux plus larges qui leur sont offerts dans notre société laïque.
« Gertrude » (une jeune fille anorexique), par exemple, supporte les difficultés du régime
draconien qu’elle s’impose dans le but d’atteindre la pureté : « I thought it was just
wonderful – that I was molding myself into that wonderful ascetic pure image [...]. »67
Patrick Poivre d’Arvor, après avoir publié un premier livre de lettres adressées à sa
fille anorexique, Solenn, reçoit beaucoup de courrier d’autres jeunes filles anorexiques, et il
résume :
Ce qui frappe dans sa lettre [d’Anouck, jeune fille anorexique], dans celle de Cathrin, dans
presque toutes les autres, c’est cette obsession de pureté, cette haine du mensonge et du
monde qui le tolère.68
Les étudiantes de Lelwica éprouvent une empathie pour des saintes jeûnantes, telle
Catherine de Siena :
[…] before long many of them identify with Catherine’s strategy for cultivating purity,
virtue, and public admiration through the sacrifice of refusing to eat. « I feel like I’m a better
64
Way, p. 22D et sq. Cf. l’attitude pendant l’anorexie de « Leslie » : « Leslie laughs when she remembers
herself in the hospital, not even trying anything she couldn’t do perfectly. » Way, p. 109B.
65
Way, p. 15D et sq. En italique dans le texte.
66
Bruch, Golden Cage, p. 54D.
67
Bruch, Golden Cage, op. cit., p. 17C.
68
PPDA, p 39A.
23
person when I’m hungry », one of my students told me, « like, everyone, including God, is
more pleased with me if I’m really hungry and don’t give in to the temptation to eat. »69
Lelwica elle-même, anorexique pendant son adolescence, dédie son jeûne d’un
samedi saint au service de son âme : « Normally I used it [le jeûne] to perfect my body.
Why not use it to purify my soul? »70 Elle dit aussi : « I wanted to be holy. »71
L’anorexique ne se limite pas à désirer une perfection de sa propre vertu, mais elle
dirige aussi son idéal de perfectionnement vers le monde. Chez Simone Weil, que certains
auteurs considèrent comme anorexique, suite à une réflexion plus ou moins approndie,72
l’idéalisme, comme on le sait, s’étend jusqu’à vouloir ne pas manger plus que ses
compatriotes en France occupée :73
en effet, elle en meurt.74
A part son travail
philosophique, et ses efforts pour les pauvres, les ouvriers, elle s’acharne à travailler dans
des usines, jusqu’à l’épuisement, à manger comme une ouvrière, à ne pas chauffer sa
chambre pour ne pas se traiter mieux qu’un sans-emploi.75 Stephen Plant, dans son étude
sur sa vie et ses œuvres, fait référence au « dogged idealism » de ses essais.76
L’idéalisme se voit aussi dans la vie de Solenn Poivre d’Arvor, selon son père, deux
ans avant l’anorexie :
Tu m’avais paru volontaire, décidée à conduire ta vie comme tu l’entendais, idéaliste,
illuminée d’un feu qui te souriait et te rendait belle. 77
69
Lelwica, p. 29A.
Lelwica, p. 31D.
71
Lelwica, p. 31C.
72
Cf., par ex., « it does seem appropriate to describe Simone Weil as anorexic and to see her premature death,
though technically caused by tuberculosis, as a direct consequence of many years of deliberate self-starvation
and other self-imposed deprivations. » Burton, p. 191A. Selon Jennifer Traig, anorexique et scrupuleuse
moderne, « My severe bouts of scrupulosity were always immediately preceded by bouts of anorexia, and it’s
not at all uncommon to suffer from both at one time or another. Simone Weil did, and the combination proved
fatal when she managed to die of starvation at thirty-four. » Jennifer Traig, Devil in the Detail : Scenes from
an obsessive girlhood (New York, Back Bay Books, Little, Brown and Company (Inc.), Time Warner Book
Group, 2004), p. 93C.
73
Reverend Dr Stephen Plant, Simone Weil, (London, Fount (HarperCollins), coll. « Fount Christian
Thinkers », 1996), p. 16B. Mais il ne faut pas croire que son anorexie ne date que de la guerre : depuis son
enfance elle ne mange guère. v. Burton, p. 136A. Sa mère, inquiète, lui envoie de la nourriture, et du charbon,
ce qu’elle refuse. Aurait-elle trouvé dans les souffrances des pauvres et des Français occupés un « filtre
idéologique » (v. ch.4, [Alissa /Steel]) pour lui offrir une raison d’être de son refus de s’alimenter, dont les
origines plus enfouies ne lui étaient pas avouables ?
74
L’arrêt de mort de Weil enregistre, effectivement, un verdict de suicide : « The deceased did kill and slay
herself by refusing to eat whilst the balance of her mind was disturbed. » (Coroner’s Report, août 1943, dans
Plant, p. 18B). Plant s’interrroge: « Did Simone Weil starve herself to death ? Those who knew her best think
the answer is no. Weil had never been a big eater, and years of privation meant that by 1943 it caused her
agonizing pain to force food into her shrunken stomach. » (Plant, p. 18C). Mais cette réponse est, en fait,
typique chez les anorexiques. Selon Hilde Bruch: « The stereotype statement, “I’m not hungry – I don’t need
to eat”, is followed by declarations that the stomach no longer accepts food and the person becomes sick when
eating. They all explain their restricted food intake, that they cannot eat more than a token morsel, by “feeling
full” ». (Bruch, Golden Cage, p. 90D).
75
Plant, pp. 6-7 ; Burton, p. 137A.
76
Plant, p. 78D.
77
Poivre d'Arvor, Patrick, Lettres à l’absente (Paris, Livre de poche, 2000 [Albin Michel, 1993]), p. 23D. Les
lettres sont adressées à Solenn, hospitalisée sans le droit de voir ses parents.
70
24
Elle veut déjà être institutrice en Afrique ;78 plus tard, anorexique, elle veut toujours partir
en Afrique « pour soigner les petits nécessiteux […]. »79 Ironiquement, ce n’est que la
sévérité de son anorexie qui l’empêche d’aider.80
« Bianca », une jeune fille anorexique, se fait un devoir de donner plus, car elle a
beaucoup reçu :
Since I was given more [a very wealthy, successful background] I feel that more is expected
of me, that morally I’m obliged to give more. I feel that I can’t live on a just ordinary scale
of human endeavor. I feel I have to make this world better and do as much as a human being
is capable of doing [...].81
Attitude parfaitement raisonnable, peut-être, si elle ne la poussait à l’extrême :
What I have to achieve is something that absolutely squeezes the last drop out of me,
otherwise I haven’t given enough. Only when everything has been given and I can give no
more will I have done my duty. 82
« Bianca » et Solenn Poivre-d’Arvor font preuve ainsi d’une attitude altruiste, qui reste
pourtant trouble, comme pour la généralité des anorexiques, car la marge à ne pas dépasser
entre altruisme et répression de soi est bien limitée. Exagéré, l’altruisme devient un refus de
ses propres besoins, de son propre être.
Catherine Garrett, par exemple, parle de
l’anorexique qui crée « a self without needs (since these cannot be met) and who attempts to
meet the projections of others. »83 Beaucoup d’anorexiques essaient, surtout, de soulager
les difficultés de leur mère : Laura, par exemple, « tried to be “a comfort” to her mother. »84
Nous examinerons plus en détail cet aspect de la perte de soi dans la section
« surconformisme » (v. plus loin).
L’être contre le paraître, ou, Trouble supérieur/inférieur
Poussé ainsi à l’extrême l’idéal porte le risque de se détacher de la vie incarnée, et,
en effet, c’est ce qui arrive chez l’anorexique. Elle a, typiquement, une préférence pour
l’essentiel, pour l’être vu comme incompatible avec le paraître.
Elle privilégie le
« supérieur » au détriment de l’« inférieur », préfère le spirituel au matériel, l’esprit au
corps. Elle veut la transcendance et méprise l’immanence, recherchant, d’une part, ce qui
est « d’une nature radicalement supérieure », ce qui est « sublime », ce qui « dépasse toute
78
PPDA, Lettres à l’absente, p. 24B.
PPDA, p. 39C.
80
« Un ami sincère, à l’époque ministre de l’Education, t’a écoutée, t’a mise en rapport avec une association
qui forait des puits au Mali. Mais tu étais bien trop maigre cet hiver-là. De rechute en hôpital, tu as oublié ton
rêve et tu n’as plus pensé qu’à t’étourdir. » PPDA, p. 39C.
81
Bruch, Golden Cage, p. 55D et sq.
82
Bruch, Golden Cage, p. 56A.
83
Garrett, p. 52D.
84
Bruch, Golden Cage, p. 30B, v. aussi p. 31B.
79
25
expérience possible »,85 et rejetant, d’autre part, ce qui « réside dans » les choses, ce « qui
est contenu dans la nature d’un être. »86 On parle d’une cassure entre le corps et l’esprit, et
souvent, la sexualité est rejetée, avec la chair.87 La chair peut être vue comme obstruant le
véritable soi. Liés à cette préférence pour tout ce qui est supérieur sont une absence et une
haine de l’hypocrisie, une sincérité et un refus du compromis, du médiocre.
Par exemple, le langage du narrateur du Pavillon des enfants fous, récit
autobiographique de l'adolescence anorexique de Valérie Valère (1961-1982), est rempli de
termes religieux pour raconter une lutte qui oppose un monde idéal et incorporel d’une part,
au matériel, au corps d’autre part :
C'est un entraînement, un but: ne plus être comme tous les autres, ne plus être esclave de
cette exigence matérielle, ne plus jamais sentir ce plein au milieu du ventre, ni cette fausse
joie qu'ils éprouvent lorsque le démon de la faim les tiraille. J'ai l'impression que cette règle
mène vers un autre monde, limpide, sans déchets, sans immondices, personne ne se tue
puisque personne n'y mange.88
Elle éprouve des désirs de pureté, d’absolu, de spirituel (« quitter cette exigence
matérielle »), et au lieu de prières, un lien s’est établi dans son esprit entre un monde parfait
et ne pas manger : « personne ne se tue puisque89 personne n’y mange. »
Selon Lelwica, c’est pour échapper au « mundane, messy realm of the flesh »90 que
les anorexiques « “claim a loss of appetite”, [...] “a most sacred aphysicality”. »91
Hornbacher, écrivain qui a vaincu le pire de l’anorexie et de la boulimie, voit l’accès
au transcendant comme une éruption dans le monde masculin: « By abstaining from food,
starving women become “superwomen” : women “who have conquered the feminine realm
of the material and finally gained access to the masculine realm of the mind.” »92
En rejetant le domaine du corps, l’anorexique croit trouver la simplicité de l’esprit :
In the tidy realm of ideas, the seemingly simple purity of thought, anorexics and bulimics
seek refuge from the changes, vulnerability, and needs of embodiment : « I had no patience
for my body », Hornbacher recalls. « I wanted it to go away so that I could be a pure mind, a
walking brain. »93
Nous trouverons une expression presque identique chez Simone de Beauvoir adolescente,
qui veut être « un pur esprit » aux yeux de son père.94
85
Grand Robert 2001, rubrique « Transcendant ».
Grand Robert, rubrique « Immanent. »
87
V., par ex., Bruch, Golden Cage, p. ixB.
88
Valère, Pavillon, p. 112A. C’est nous qui soulignons.
89
C’est nous qui soulignons.
90
Lelwica, p. 113D.
91
Hornbacher, Wasted, p. 118/p. 229, dans Lelwica, p. 113D. V. aussi Lelwica, p. 90A.
92
Hornbacher, Wasted, p. 118/p. 229, dans Lelwica, p. 113D.
93
Hornbacher, Wasted, p. 108, dans Lelwica, p. 114B.
94
V. chapitre sept de la présente thèse : « En face de mon père je me croyais un pur esprit [...]. » Simone de
Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, (Paris, Gallimard, folio, 1998), p. 141B.
86
26
Lelwica donne encore des exemples de femmes à la recherche d’une « otherworldly
order of existence »,95 qui se créent une « mind/body division »,96 qui croient que « the
corporeal [doesn’t] really matter » :97
My soul was ... tied down by this big bag of rocks that was my body. I had to drag it around.
It did pretty much what it wanted and I had a lot of trouble controlling it. It kept me from
doing all the things I dreamed of.98
Lelwica cite Margaret Miles, Doyenne de la Graduate Theological Union, à
Berkeley, selon qui cette division entre corps et esprit a été exagérée pendant des siècles par
le christianisme, tandis qu’elle trouve, dans les textes chrétiens primaires, une interprétation
de la relation entre esprit et corps qui est plus près de celle des auteurs classiques : « that the
human “body” and “soul,” while distinct, were inseparable. »99
Or, selon R. B. Onians, pour les Grecs de l’époque d’Homère, ainsi que pour les
Romains de l’époque de Plaute, chaque personne possédait primo, un corps, secundo, un
« esprit vital » ou « conscious self »100 (θσμός [thymos] ou animus) et tertio, un « esprit
supérieur » ou « life soul » (Ψστή [youxh] ou genius). La province du thymos, ou animus,
était la nourriture et les appétits du corps, et cet « esprit vital » mourait à la mort du corps.
Le youxh, ou genius, cependant, était associé à la tête, et à la génération, et était la partie
éternelle d’une personne.101 Il était très important de bien traiter son thymos ou animus,
95
Lelwica, p. 115B.
Lelwica, p. 114D.
97
Rabinowitz, The Unanswered Echo, p. 80, dans Lelwica, p. 115B.
98
« Elsa, » dans Becky W. Thompson, A Hunger so Wide and So Deep : American women speak out on eating
problems (Minneapolis & London, University of Minnesota Press, 1994), p. 73, citée dans Lelwica, p. 115C.
99
Margaret Miles, Fullness of Life: Historical foundations for a new asceticism, (Westminster, Philadelphia,
1981) (Lelwica ne donne pas de référence de page pour sa citation). « Through a close and contextualized
reading of primary Christian texts, Miles reconstructs a Christian history of the human body that underscores
classical authors’ assumptions that the human “body” and “soul”, while distinct, were inseparable. » dans
Lelwica, p. 185 (note 71 à la p. 115).
100
V., par ex., Richard Broxton Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul,
the World, Time, and Fate : new interpretations of Greek, Roman and kindred evidence, also of some basic
Jewish and Christian beliefs (Cambridge, Cambridge University Press, 1954), p. 129A ; p. 134A : « He
touches the breast [...], the seat of the conscious self [...], as in the other cases he touches the head, the seat of
the life-soul [...]. »
101
« The brain with its fluid was the stuff, as the genius was the spirit, of life, of generation. » Onians p. 227C;
« Pindar [...] uses Ψστή of that which survives death and passes to the realm of Hades, that which is the “life”
of the living. » Onians, p. 116C; « Despite Wissowa’s view that it [the genius] perished with the body, the
genius appears, like the youxh [Ψστή], to have been the part of man which survived death. » Onians, p. 131B;
« as we have seen, the dead man is identified with the genius, since it is what represents him, what survives of
him. » Onians, p. 137A. « The belief [chez les Romains] that besides the conscious self there was in the body
another spirit [...]. » Onians, p. 146D, Note (5). V. aussi Onians, p. 148, Note (2): « the original dualism of
animus, the normal conscious mind associated particularly with the chest, and genius, the procreative life-soul
associated particularly with the head [...]. »; « In old Germanic belief likewise the mind, the conscious self,
was believed to be in the chest (1) and the surviving soul to be in the head. » Onians, p. 154A. V. aussi
Onians, p. 159A, p. 160C, p. 168. Plus tard, ces deux « âmes » se joignent : « The Ψστή gradually ceases to
be merely the life or life-soul which it was in Homer and Hesiod, etc., and begins to be conceived of and
spoken of as concerned in perception, thought, and feeling, which had formerly passed as the work of θσμός,
φρένες [or phrenes: “seat of thought”, Onians, p. 561], and κηρ[or kēr: “heart”, Onians, p. 23B] in the chest.
In it as a single entity, “life” and consciousness, which had formerly been divided, centred in head and chest
96
27
pour que le youxh ou genius puisse bien fonctionner : « to take nourishment, i.e. vita, was to
benefit one's genius and to take little or none was to rob one's genius. »102
Là où l’anorexique, comme nous l’avons vu, essaie de dompter son côté appétitif
pour le transcender, les Grecs et Romains anciens croyaient qu’il fallait « faire des
concessions »,103 ou apaiser, cet aspect distinct à la fois du corps et du youxh/genius :
Conscious desire, whether for the pleasures of the table [...] or indeed for sexual gratification
[...] is a matter of the conscious self, the animus, as in Homer of the thymos [...]. The genius
is a second party distinct from and not reflecting the conscious self. It is friendly or hostile
as it is treated well or ill104 (Cf. curare corpus, curare genium) by the latter. The need and
inclination of the genius for what will replenish the life-liquid in the body is of course known
[...] to the conscious self.105
L’anorexique voit la nécessité physique de soigner son corps comme un compromis
immoral, une faiblesse, mais selon Onians, les auteurs classiques voyaient ces
« concessions » comme salutaires, précisément aux aspects les plus nobles d’une personne :
For Roman writers, [...] in the man who is satur the sexual element is strong and active. To
make concessions to that need and inclination is to « indulge one’s genius ». The man who
does is genialis, while he who does not is aridus, « dry » [...]. In Plautus the man who is thus
aridus, who has lived on niggardly fare, confesses « I have defrauded myself, my animus and
my genius » ; while three centuries later Martial says to such a one « You have neither heart
(cor, seat of animus) nor genius ».106
Ce système grec/romain offre une autre option à la traditionnelle dichotomie
chrétienne qui persévère, même dans l’esprit des non-pratiquants : dichotomie qui inculque
la culpabilité en celui ou (surtout) en celle qui fortifie son corps, ce qui est vu comme priver
l’esprit, tout contraire au corps et entièrement indépendant de ce dernier, comme nous
respectively in Ψστή and θσμός, are now united. » Onians, p. 116AA. Chez Platon, plus tard encore, nous
trouvons l’idée dualiste de l’importance accessoire du corps : « in the Timaeus of Plato, [...]. The head is what
really matters, the body is added merely to carry it. » Onians, p. 118C et sq. Cette idée est très proche de
l’idéal anorexique, et il est intéressant de noter sous ce rapport que Simone Weil appréciait énormément la
philosophie de Platon (v. ci-dessous, p. 28).
102
Onians, p. 223 et sq. Onians continue : « For Plautus he who serves up food sparingly “wages war upon
(Truc)” or “cheats (defrudat)” his genius; on the other hand a man intending to obtain a feast says: “I shall do a
lot of good to my genius (genio meo multa bona faciam)” ; to the man who knows how to dine, one says: “You
are pretty wise as to how to treat your genius (multum sapis ad genium)”. »
103
Onians, p. 225B.
104
C’est nous qui soulignons.
105
Onians, p. 224C et sq.
106
Onians, p. 225B. Onians donne une profusion de références spécifiques aux auteurs tels que Catulle,
Euripide, Aeschyle, entre autres, avec N°s de page : par ex., (3) = Cf. Eurip. Fr. 895 (Nauck (2)),
Trag.Gr.adesp. 186 (N.(2)), Menand.Fr. 345 (Kock). .... (4) = Pers. v, 151. For the Yuxh, [Gk], cf. perhaps
Simon. 85 (BGk.); Aesch. Pers. 841; theocri. XVI, 24; Xen. Cyr. VIII, 7, 4. Cf. aussi la philosophie mûre de
George Sand: « l’être physique est nécessaire à l’être moral et [...] je crains pour toi un jour ou l’autre une
détérioration de la santé qui te forcerait à suspendre ton travail et à le laisser refroidir. » Lettre de George
Sand à Flaubert, 21 décembre [1867], Gustave Flaubert, Correspondance, éd. Jean Bruneau (Paris, Gallimard,
Pléiade, 1973-1991), p. 713D.
28
l’avons vu. Dans ce système grec/romain, par contre, le corps et l’esprit ne sont pas
opposés, mais coexistent dans un rapport étroit.107
L’anorexique est tout aussi trompée que celui « who has lived on niggardly fare »
(« celui qui a mangé mesquinement »).108 Car l’anorexie est un aplatissement, au sens
métaphorique comme au sens littéral. Le corps maigre symbolise la minceur de l'amplitude
de la vie de l’anorexique : la minceur devient l'objectif principal de sa vie.109
La
« souffrante » aurait fait équivaloir « la vie » avec « la tour de taille » ou « le poids », et s'est
enfermée dans une métaphore pour ne plus vivre que pour ce poids. En ceci elle peut se
comparer aux célèbres « prisonniers » de Platon,110 qui vivent enfermés dans une caverne,
et, n'ayant jamais vu le soleil, prennent des ombres pour la réalité, mais certains d'entre eux
s'éveillent enfin à une vie plus enrichissante, en sortant de leur caverne et en découvrant
ainsi la couleur et d'autres complexités. Si nous posons une vie épanouie comme le monde
de lumière en dehors de la caverne,111 l'anorexique aurait fait le voyage contraire, d'un état
de complexité vers un état de simplicité contraignante. Paradoxalement, c’est leur désir
d’atteindre une vie « supérieure » qui amène leur emprisonnement dans « l’inférieur » : les
anorexiques sont enchaînées à un corps qui demande une attention encore plus exigeante
que la normale, à cause de son piètre état conséquent à l’anorexie. Comme le dit Lelwica :
[...] the reductive logic of separation [e.g., of mind/body, male/female, black/white] provides
a powerful tool for organizing an anorexic or bulimic girl’s universe of meaning, even as the
alienation it creates ties her ever more tightly to the troubled world she seeks to transcend. 112
Cette logique est très tenace, et la fameuse ténacité des anorexiques les mène
quelquefois jusqu’à l’aboutissement logique de leur rejet du matériel : c’est-à-dire, à la
dématérialisation totale qu’est la mort.113 Simone Weil, par exemple, place la caverne de
107
Pour une perspective juive, cf. « [The Rabbi Judah Loew ben Bezalel, the Sage of Prague, XVIth Century]
lingers over the possibility of purity – mind giving birth to mind, mind owing nothing to anything except mind
– and then he tears himself away. [...] Mind and matter must run together. Knowledge must not refine itself
out of all pertinence to life. » Leon Wieseltier, Kaddish, (New York, Knopf, Borzoi, 1998), p. 277D.
108
Onians, p. 225B.
109
Bruch, Golden Cage, p. 1CD; Way, p. 20, p. 21. « Yvette » remplit sa vie tellement de pensées centrées sur
la nourriture et de l’exercice extrême (elle se lève à 4h pour commencer son régime d’exercice) qu’elle n’a pas
de place pour autre chose, pour autrui.
110
Platon, La République, Livre VII : Plato, The Republic, trad. Richard W. Sterling & William C. Scott (New
York, London, Norton, 1985).
111
Pour Platon, la caverne représente plutôt « le monde d’ici-bas », notre monde accessible aux cinq sens et à
l’intelligence humaine, ce qui ne serait, selon lui, qu’une pauvre copie de l’idéal : chaque objet ou idée de
notre monde matériel étant une copie inférieure d’une « idée » éternelle. Les « copies » existent pour nous
inciter à en chercher l’originel. L’attitude de l’anorexique n’est donc pas loin de celle de Platon, en méprisant
la chair et en cherchant désespérément quelque chose de meilleur.
112
Lelwica, p. 116D. Cf. « By denying herself food (and sleep, warmth, and basic human comforts), [Simone
Weil] sought to impose mental and spiritual control over what, in due course, she came to define as the domain
of weight (la pesanteur) [...] – which she opposed systematically to the domain of grace. She rationalized this
abortive quest for total self-control – abortive, because the more she sought to dominate herself, the less, in
reality, was she “in control” of herself [...]. » Burton, p. 192A.
113
Bruch cite un taux de mortalité de dix pour cent. Bruch, Golden Cage, p. 83D.
29
Platon au centre de sa philosophie personnelle,114 selon laquelle ce monde d’ici-bas (la
caverne) est le monde des ombres, et l’important, c’est de trouver le monde de lumière à
l’extérieur de la caverne, seul monde important, et ensuite de retourner à la caverne comme
le fait le prisonnier libéré dans la parabole de Platon, pour travailler à convaincre ceux qui
restent prisonniers de se tourner vers la lumière et ainsi découvrir le monde du dehors. Pour
Weil, le corps, la personnalité, font partie du monde des ombres, et le monde de lumière
vers lequel elle se tend par l’effort de l’attention115 est le seul vrai, le seul valable : « Plato’s
story of the cave is, to Weil, a parable of the relationship of this earthly world to the higher
reality of the supernatural world. »116 Pour Weil, rejeter les besoins du corps pour vivre le
plus vite possible selon les valeurs du monde supérieur est tout à fait logique, et la mort
n’est que l’équivalent de l’éblouissement douloureux éprouvé par tout prisonnier qui prend
le pas courageux de franchir le seuil de la caverne des ombres :117
There is a reality outside the world, that is to say, outside space and time, outside man’s
mental universe, outside any sphere whatsoever accessible to human faculties [...] [and] just
as the reality of this world is the sole foundation of facts, so that other reality is the sole
foundation of the good.118
Selon ce que nous avons vu des désirs de l’aspect supérieur de la vie chez les
anorexiques, et la haine de la chair, de la pesanteur (autre terme de Weil),119
de
l’immanence, il serait tentant de conclure que la majorité des anorexiques espérait comme
Weil, et menait une vie riche de spiritualité, quoique pauvre physiquement. Mais la réalité
est que, quoique l’anorexique sévère le nie, l’anorexique une fois guérie tend à révéler que
le temps de son anorexie était un enfer vivant. Le désir du supérieur cachait une incapacité
de vivre le quotidien.
Désir d’absolu : « jusqu’auboutisme » ou « à quoi bonisme »
Lié à l’idéal de la transcendance, de la libération du monde matériel, est l’idéal de
l’absolu : ne jamais manquer en rien, ne jamais faire de compromis. Ce désir d’absolu et
d’infini peut entraîner un extrémisme et une rigidité des pensées et des actions, liés à
l’intensité et au « jusqu’auboutisme. »
L’anorexique veut être reconnue comme
exceptionnelle pour sa prouesse devant son amincissement ; elle veut toujours plus : être
114
Plant, op. cit., p. 76 et sq.
Plant, p. 35.
116
Plant, p. 77D.
117
Plant, pp. 76-79.
118
Simone Weil, Selected Essays, (Oxford, Oxford University Press, 1962), p. 219, cités dans Plant, p. 78D et
sq. Cf., au présent chapitre, « Planetesimal », de Keri Hulme, dans Te Kauhau : The Windeater (Wellington,
NZ, Victoria University Press, 1986), pp. 73-76, où il a peut-être semblé tout à fait logique à la jeune fille
anonyme du récit de quitter le monde pour son « meilleur monde » personnel, dont la preuve de son existence
est empreinte dans sa propre peau. L’attitude de l’anorexique, bien que mortelle, n’est pas sans bons
antécédents.
119
Plant, pp. 39-42.
115
30
toujours plus mince, obtenir des notes toujours meilleures, attitude qui la pousse quelquefois
jusqu’à mourir pour ne pas vivre médiocre, car si l’anorexique n’est pas la meilleure, n’est
pas parfaite, à quoi bon vivre ?
Selon Lelwica: « the spiritual yearning for something more becomes a holy crusade
for something absolute. »120 Poivre d'Arvor voit ce désir d'absolu dans sa fille:
A l’époque – tu devais avoir quinze ans – nous avions parlé virginité. Nous en avons
souvent reparlé depuis. Tu étais éprise d’absolu et tu ne voulais pas te donner à n’importe
qui.121
L’anorexique veut être exceptionnelle, et être reconnue, louée, pour l'être. Pour Karen Way,
par exemple, son sens de supériorité aux autres découle de sa perte de poids:
I was losing weight. I was succeeding in a feat heralded as one of the major
accomplishments of modern life in our society. As my weight loss continued, I became
pompous and arrogant. I felt superior, holier-than-thou, and looked disdainfully at « lesser
individuals » who could not achieve what I did, who could not lose weight like I did. 122
Un autre exemple : « Fanny », jeune fille anorexique, parle du sens de supériorité devant
son exploit : « She spoke in secretive and somewhat condescending terms about the
superiority of her present state [severe anorexia], that she had come to enjoy being hungry
and therefore had an advantage over ordinary mortals. »123 « I [“Fanny”] also wanted to be
praised for being special and I wanted to be held in awe for what I was doing. »124
Il est vrai que l’être humain se sent bien lorsqu’il est reconnu comme étant le
meilleur dans n’importe quel domaine – si l’anorexie est stérile, être capable de lancer un
disc en caoutchouc ou un javelot l’est peut-être tout autant, la différence résidant en ce que
l’anorexie mentale tue.
Les anorexiques, comme les anachorètes d’antan, meurent pour montrer qu’elles
sont fortes, qu’elles savent se dominer, mais aussi pour dire « A quoi bon?» Elles refusent
les banalités, pour se garder de ce qu’elles voient comme les bêtises, de la médiocrité de la
vie, pour crever vite plutôt que de remplir leur vie de nullités :
Je quitte ce monde sordide
Les larmes glissent le long de mes joues
Et le sang coule le long de mon bras...
Je ne veux plus avoir à faire [sic] à vous
Laissez moi partir où bon me semblera...
[…]
120
Lelwica, p. 96B.
PPDA, p. 109B. C’est nous qui soulignons.
122
Way, p. 3A.
123
Bruch, Golden Cage, p. 14A.
124
Bruch, Golden Cage, p. 15D.
121
31
Comprend [sic] moi,
Ce monde n'est pas fait pour moi...
Chaque jour passé
Dans ce monde dépravé,
N'est que souffrance et dérision
Et je ne peux plus le supporter...125
Solenn Poivre d’Arvor exprime à son tour cet « à quoi bonisme » : comme le
rapporte son père après sa mort : « de temps à autre tu me le répétais : je n’aime pas la vie,
ce n’est pas beau, ça ne sert à rien. »126
Beaucoup sont prêtes à mourir, tellement elles ont confiance en le pouvoir de ne pas
manger. Cette confiance rappelle la jeune fille d'une petite nouvelle troublante de Keri
Hulme, jeune fille qui ressemble à une anorexique par sa taille, par son manteau trop grand,
par son instabilité nerveuse, et par sa tentation de quitter le monde pour aller voyager parmi
les étoiles,127 auxquelles elle possède l’accès privilégié : car elle a un trou de néant sur son
bras, un ovale noir dans lequel brillent des étoiles, des systèmes solaires. Le narrateur
rencontre cette jeune fille lors d’une fête, voit les étoiles dans le trou de son bras, et touche
le bord du trou, ce qui lui donne une tache de gelure sur le bout du doigt, où commence à se
former un bijou au centre de la chair morte et blanche, seul souvenir de la soirée qui lui
permet de croire à la réalité de ce qu'elle a vu. Car la jeune fille a disparu depuis, sans qu'on
puisse trouver son corps. Le narrateur est laissé dans le doute, mais des étoiles commencent
à briller dans le trou noir qui croît sur son propre doigt, ce qui l'encourage à croire à la
réalité de son expérience. La jeune fille s'est-elle jetée tout bêtement dans la mer, ou, au
contraire, le meilleur monde qui l'appelait (« Something even wants me there »)128 s’est-t-il
emparé d’elle? Sans savoir ce qui a inspiré cette nouvelle, l'attrait d'un meilleur monde
mystérieux qui oblige à tourner le dos à notre monde de tous les jours sied bien avec les
questions de validité qui entourent la soif de pureté, et de « quelque chose de plus »,
trouvées dans l'anorexie et aussi dans une longue tradition de mépris du monde et
d’ascétisme chrétiens, ainsi que dans d’autres traditions religieuses, bien sûr.129
Le
narrateur, au clair du jour, croit que la jeune fille a bien pu se suicider : sauf quand elle
regarde son propre doigt. Et l'avant-dernière phrase de la nouvelle exprime une incertitude
qui aide à comprendre le rejet du monde de ceux qui ne supportent pas la médiocrité,
l'impureté:
125
Site internet «www. MoveandBe.com », poème posté le 20 février 2004 par « Heaven » sous la rubrique
« Ames sensibles s'abstenir », consulté 2007. Valérie Valère, aussi, rejette explicitement la corruption : « moi,
je ne deviendrai jamais aussi corrompue qu’eux. » Valère, Pavillon, p. 46D.
126
PPDA, p. 39D.
127
« She [...]. rendered herself bodiless. » Hulme, p. 75D.
128
Ceci rappelle le poème d’anorexique cité ci-dessus : « Ce monde n'est pas fait pour moi... ».
129
v. chapitre quatre, ainsi que nos citations de Simone Weil dans ce chapitre.
32
I have wondered. If you sat among heartless strangers, with a universe within your reach,
would you always stay, wallflower at the party? 130
Volonté, acharnement et stoïcisme
There’s power in me and will to dominate
which I must exercise, they hurt me else; 131
Si elle évite l’« à quoi bonisme, » le « jusqu’auboutisme » de l’anorexique lui
confère une capacité de tout vivre de manière absolue ; elle s'entraîne à accepter toute
difficulté, à pouvoir se passer de tout. Son contrôle, sa maîtrise de soi, sont énormes :
« amazing, even awe-inspiring to the on-looker, is the iron determination with which
anorexics pursue their goal of ultimate thinness [...]. »132 C’est en guise d’exploit qu’un
jeune homme s’impose l’anorexie :
A male patient (aged twenty-three), to test his ability to exercise discipline, started an
anorexic regime during the last year of college. When he began to feel weak and realized
that his body was deteriorating, he increased the number of miles of jogging to reassure
himself that he was not lazy.133
Déjà, supporter la faim extrême demande une résistance hors-norme: et comme en témoigne
l'engouement du public pour les « artistes de la faim » du
XIX
e
siècle, les gens ont toujours
été attirés par les exploits, les prodiges, utiles ou non: conquérir Everest, casser les records
de vitesse et de distance dans l'athlétisme, être le plus grand ou le plus gros. La tragédie de
l’anorexie mentale, est que cette volonté énorme, cette persévérance, cette assiduité, sont
tournées contre l’anorexique, au lieu d’être canalisées pour atteindre quelque but difficile.
Pour certaines, l’anorexie est une tentative de s’éloigner de ce que leur famille attend
d’elles :
[...] anorexia was [« Vivienne »’s] way of « stepping outside the family definition, the little
coffin [she] had to live in in order to survive » [...]. To escape, she says, she had to break her
own identity and break out of its context. Anorexia was also a way of simplifying the chaos
around her, attempting to create an oasis of perfection and control, or, as she put it:
« converging, closing down, controlling, stylizing, trying to produce [...] a two-dimensional
world where everyone was just so. And no messiness ».134
130
Hulme, p. 77A.
Robert Browning, « Bishop Blougram's Apology », dans Poems of Robert Browning, éd. Donald Smalley,
(Boston, Houghton Mifflin, Riverside Editions, 1956), p. 196, vers 322-23.
132
Bruch, Golden Cage, p. 5C.
133
Bruch, Golden Cage, p. 6C.
134
Garrett, p. 61B.
131
33
En ce sens, l’anorexie mentale peut même aider une jeune fille à trouver son chemin,
peut servir de « misguided road to independence », comme le dit Hilde Bruch,135 tandis que
pour Catherine Garrett, l’anorexie contient le potentiel éternel de la descente et du retour :
[In Jane Campion’s film The Piano], [...] [Ada] lets her foot catch in the rope that held the
piano in place and is dragged towards the sea floor. It is only when she faces death that
something inside her asserts her will to live. She kicks free and rises to the surface. It is the
beginning of her new life and she slowly learns to speak again. The descent into anorexia
and the turning point of my attempt to die were like the bardos of Tibetan Buddhism : chaos
full of potential, part of the pattern of descent, crisis, discovery and return which is human
experience. The crisis is different each time, but it always contains within it the discovery
and return.136
Mais l'anorexie est une « maladie » qui prend le dessus, et, le plus souvent,
l'anorexique perd le contrôle de son propre contrôle - elle n'est jamais satisfaite de sa
« merveille », mais poursuit sa quête de minceur. Elle réussit, malgré la difficulté de la
tâche, à garder intacte le refus d’elle-même qu’elle a décidé de s’imposer. Paradoxalement
et de façon quasi perverse, il faut une volonté très forte pour pouvoir s’imposer un tel refus
de sa volonté.
Le sentiment de culpabilité et la Voix dans la Tête
Même en se servant de cette « volonté de fer »,137 l’anorexique ne trouve jamais sa
perfection suffisamment absolue. Malgré une vie apparemment réussie, et la bonne opinion
d’autrui, l’anorexique se croit souvent tout autre dans sa « véritable » essence, au plus
profond de son être : elle se dit que si seulement son professeur, ou son amie, savaient
comment elle était vraiment, elles ne perdraient plus leur temps à essayer de l’aider. Elle se
punit intérieurement pour chaque petit manquement contre un idéal hypothétique :138 elle
n’est jamais assez parfaite, assez pure, assez absolue, mais elle ne mesure pas les autres
contre un critère aussi exigeant. Ann Cox exprime cette idée dans son journal de 1980 :
So I carry on whilst others think « how nice, how pleasant »,
If only they knew – I’m not.
[…].
If they just scratched the surface they would find me
- a devil, a demon with a hell-scorched soul.139
Valérie Valère se questionne sur sa culpabilité:
135
Bruch, Golden Cage, p. xiiC. Cf. « Most [recovered anorexics] feel that without it [anorexia] they might
have been stuck with their overdependent attitude toward the family, or might have become mentally sick in
other ways. » Bruch, Golden Cage, p. 156C.
136
Garrett, p. 12B.
137
Cf. Bruch, Golden Cage, p. 5 ; v. page précédente.
138
Cf. « [Anorexics] blame themselves for their real or imagined shortcomings, and there is a definite selfpunishing element in the way they deny themselves creature comforts or pleasure. » (Bruch, Golden Cage,
p. 74A).
139
Cox, p. 30C.
34
Pourquoi me sentirais-je coupable ? [...]. Je n’étais pas comme il aurait fallu être, je ne suis
plus comme je voudrais être. [...]. J’ai choisi le chemin de ronces parce que je le croyais
moins hypocrite [...].140
Aux symptômes spécifiques à l'inanition141 s'ajoute une voix intérieure qui prend le rôle
d'un tyran, qui refuse la nourriture et tout plaisir à l'anorexique, et qui l'injurie. Bruch
trouve cette voix parmi bon nombre de ses cas:
[…] they feel the illness is caused by some mysterious force that invades them or directs
their behavior. […]. Sooner or later a remark about the other self slips out, whether it is « a
dictator who dominates me », or « a ghost who surrounds me », or « the little man who
objects when I eat ». Usually this secret but powerful part of the self is experienced as a
personification of everything that they have tried to hide or deny as not approved by
themselves and others. When they define this separate aspect, this different person seems
always to be a male.142
Plus l'anorexique est « malade », plus elle est impotente devant la Voix incessante.
Cette voix interne maintient l'anorexique dans un état constant de manque d'estime de soi et
dans un sentiment de culpabilité pour le simple fait d’exister.
La voix est présente de manière très forte chez Ann Cox:
I always seemed to hear the Voice before a binge, now telling me to go out, get food :
« Don’t worry. You can always vomit it up and purge it out », it would say, and out I would
go. I had to get and eat the food as quickly as possible when the Voice told me to binge.143
[…] the Voice would tell me I was shitty, hateful, and deserved all this. Fearing the battles
with the Voice, I asked no further questions. I quietly resigned myself to this life – this
existence, a starve-purge-vomit machine that did whatever the Voice demanded.144
Nous verrons, au chapitre deux, cette même voix accusatrice dans le scrupule : le
catholicisme aidant, le scrupuleux trouve impossible la moindre action car il est immobilisé
par le sens de sa propre culpabilité.145
Le surconformisme ; l’abdication
Il est curieux qu’une personne dotée d’une volonté extrêmement puissante, comme
nous l’avons vu, accepte passivement d’abdiquer devant une telle tyrannie. Comment une
volonté forte peut-elle se plier à la « neutralisation »146 de son être, au « sacrifice volontaire
de soi-même, de son intérêt » ?147 Pourtant, avant que l’anorexie mentale ne se déclare,
l’anorexique a typiquement été une jeune fille « parfaite », qui ne posait jamais de
140
Valère, Pavillon, p. 138D.
V. p. 41 de la présente thèse.
142
Bruch, Golden Cage, p. 58B.
143
Cox, p. 37D et sq.
144
Cox, p. 23D et sq.
145
Au chapitre deux une étude de vocabulaire soulignera la ressemblance très forte entre la « Voix dans la
tête » des anorexiques et le directeur de conscience choisi par Madame Gervaisais, scrupuleuse éponyme du
roman des frères Goncourt.
146
Grand Robert 2001, rubrique « abnégation » : « 1488 ; “neutralisation”, » du latin « abnegatio “refus”, du
supin de abnegare, de ab-, et negare “nier” ».
147
Grand Robert, ibid.
141
35
problèmes à ses parents.148 Il s’agit, le plus souvent, d’un surconformisme malsain, selon
lequel la jeune fille abdique ses propres désirs pour satisfaire ceux des autres, et surtout de
ses parents, souvent perçus comme ou par trop contrôleurs, ou encore « les meilleurs parents
du monde ».149 L’adolescente évite ainsi le conflit par un refus délibéré de sa volonté
(quoique très forte). Elle perd souvent jusqu’à la conscience de ce qu’elle veut vraiment :
[« Tessa »] was baffled when asked whether there were things she truly had liked or would
have wanted. [...]. When the question was [reformulated] [...] her face lit up. « Yes, I once
wanted something I knew was silly – but I felt I wanted it and I knew I wanted it; » [...]. [it
was] a baby elephant she had seen in the zoo. She had fantasies about taking him home and
having him graze on their lawn. She felt reassured that there was at least something she
knew distinctly that she had wanted.150
Le refus de ses propres émotions et désirs mène à un abus de la nourriture, où des émotions
ou des difficultés dures à vivre sont vécues par substitution dans son rapport avec la
nourriture :
More often than not […] the person who is ill [with an eating disorder] has taken upon
his/her shoulders the whole weight of the family’s problems, as did I. […] I was avoiding
facing my feelings. My anorexia/bulimia created a diversion from all the things with which I
could not cope […].151
Une fois « malade » de l’anorexie, la jeune fille transfère ce surconformisme aux exigences
de l’anorexie, obéissant maintenant, non plus à ses parents et aux exigences de son milieu,
mais à la Voix interne (décrite dans la section précédente) en une abnégation qui mène au
rétrécissement à la fois physique et métaphorique de son être.
Hilde Bruch décrit ce qu’elle voit comme une famille typique qui provoque cette
obéissance excessive :
In the background of anorexic youngsters, one finds with great regularity that child-initiated
clues had not been acknowledged or confirmed. In these families, growth and development
are conceived of as the accomplishment of the parents, not of the child. 152
Tara Rio confirme les circonstances décrites par Bruch :
My mother had always put a lot of pressure on me to do well in school and to attend a
university as soon as I finished secondary school. She expected me to be at the top of
everything I did. […] it always had to be more, so much more that I felt every goal that was
set was unattainable. Unfortunately, I had an intense desire to please both of my parents –
actually, anybody I met. I never wanted to let anyone down. After a while, I began to take
148
Il se trouve, bien sûr, des exceptions à toute règle : Karen Way, par exemple, cite une anorexique qui était
tout le contraire de la « jeune fille parfaite » que décrit Bruch : « I [“Chelsey”] was pretty rebellious as a
teenager. I was in trouble a lot. » Way, p. 11B.
149
Par exemple, « [“Laura”] continued to admire her father as the “most perfect” man she knew. » Bruch,
Golden Cage, p. 30C.
150
Bruch, Golden Cage, p. 46AB. Cf. Bruch, Golden Cage, p. 136BC.
151
Cox, p. 169B.
152
Bruch, Golden Cage, p. 43B.
36
on the pressure on my own without anyone else even having to say anything. Eventually the
pressure to be perfect became too much. 153
Si les parents sont très aimés, ou la famille bien prospère, le surconformisme
extrême peut prendre la forme de se sentir trop comblée, sans pour autant le mériter :
Even as a child Ida had considered herself not worthy of all the privileges and benefits that
her family offered her, because she felt she was not brilliant enough. […] Many anorexics
express themselves in similar ways […].154
Their [anorexics’] common complaint is that they received too many privileges and felt
burdened by the task of living up to the obligation of such specialness. They become
preoccupied with the discrepancy between what they felt they deserved and what was given
to them, and they turn exceedingly frugal, even self-punishing, because they think they never
can repay the debt of their parents' generosity. 155
Le résultat, souvent, est que la jeune fille se sent obligée de ne jamais contrecarrer ou
décevoir ses parents, « ne jamais mériter la moindre critique » :156
[...] as a child Olga was continuously worried about what they [her parents] felt, in particular
her father, who never expressed emotions; […]. Olga's solution was to be more perfect than
any parent could possibly expect a child to be, and to hide all signs of anger and
rebelliousness.157
Bruch trouve aussi dans ces familles un refus de la féminité : s’il n’y a pas de frères,
avec comme résultat que le père traite sa fille comme un garçon,158 ou, au contraire, que la
famille est dominée par des garçons.159 Dans les deux cas, la féminité est dévalorisée.
Simone Weil s’accorde avec ce schéma : malgré l’intelligence puissante dont elle fera
preuve, elle se sent insignifiante à côté de son frère aîné brillant, André,160 et sa mère est
fière d’inculquer à Simone non pas la coquetterie d’une petite fille, mais la franchise et la
sincérité d’un garçon : « her mother proudly declared when her daughter was five, “I am
doing my best to foster in Simone, not the graces of a little girl, but the uprightness [la
droiture] of a boy, even if that comes over as brusqueness” ».161
Ajouté
à
ce
refus
familial de la féminité, Bruch trouve que le refus du conflit résulte souvent d’un refus
familial de l'expression des émotions, et surtout des émotions négatives :
153
Rio, p. 42C.
Bruch, Golden Cage, p. 23D et sq.
155
Bruch, Golden Cage, p. 41B.
156
Bruch, Golden Cage, p. 34C. C’est « Olga » qui parle.
157
Bruch, Golden Cage, p. 34D.
158
Bruch, Golden Cage, p. 25C et sq. « [The father] took pride in his [four] daughters, [...] he treated them
intellectually as sons; he was particularly proud that they all knew how to throw a ball “correctly” (namely,
like a boy). » Bruch, Golden Cage, p. 26A.
159
« The anorexic girls who had brothers were often the youngest child, [...] throughout childhood they had
tried to keep up with their brothers’ activities. » Bruch, Golden Cage, p. 26B.
160
« the mathematical prodigy André Weil [...] », Burton, p. 136BC.
161
Letter of 21 June 1914, dans Simone Pétrement, La Vie de Simone Weil, (Paris, Fayard, 1997), pp. 49-50,
dans Burton, p. 138D.
154
37
As a matter of fact, nonexpression of feelings, particularly negative feelings, is the general
rule, until the illness becomes manifest and the former goodness turns into undiscriminating
negativism.162
D’autres études trouvent, toutefois, une situation plus complexe : les anorexiques ne
sortent pas toutes des familles nanties et exigeantes.163 Il se peut, évidemment, que ces
familles « bien » soient les plus promptes à chercher une aide médicale ou psychologique
pour leur fille.
Selon Karen Way, ex-anorexique elle-même, l'acquiescement de l'anorexique a
généralement pour but de garder l'amour (conditionnel) des autres - surtout des parents,164
mais elle souligne qu’un environnement familial particulier n’est pas suffisant pour que
l’anorexie éclate. Elle affirme qu'au cœur de l’anorexie se trouve un manque d'estime de
soi,165 le catalyseur étant une tragédie ou un traumatisme spécifique, tel le divorce des
parents, la perte d'une amie, ou un déménagement.166 Il est clair que certaines anorexiques
ont « inventé » leur « maladie » elles-mêmes, sans en avoir jamais entendu parler, parfois
sans même vouloir perdre de poids, comme nous l’avons déjà vu, tandis que de nos jours
surtout, l'anorexie est divulguée et discutée ouvertement dans les médias et dans les cours de
lycée, ce qui la rend disponible pour qui voudrait exprimer son malaise, comme l'était
l'hystérie au
XIX
e
siècle.167 Le tort reste, peut-être, dans la tentative de trouver une même
cause pour toute (et tout) anorexique. Selon Garfinkel et Garner (1982) et Schwartz,
Thompson et Johnson (1982) : « les causes de l'anorexie mentale sont multi-déterminées,
résultant d'une interaction complexe de facteurs chez l'individu, dans la famille, et dans la
société. »168
La jeune fille anorexique, alors, qui donne l'impression de « grande endurance,
fierté, et entêtement » (Bruch p.45B), est souvent précédée d'une enfant qui ne cherche qu'à
plaire aux autres: jusqu'à l'anorexie, la pré-anorexique n'exprime pas ses propres goûts :
The distressing situation is to guess what the parents want to give and to accept it with
enthusiastic gratitude. […]. Una recalled that, at the time of starting school, she one day
discovered a box containing a beautiful Indian headdress. She correctly concluded that this
was meant to be her Christmas present. She was no longer interested in anything Indian and
felt embarrassed at the idea of wearing such a headdress, but she began again to talk about
Indians because the important thing was that mother should feel good about the gift. She got
162
Bruch, Golden Cage, p. 33D et sq.
v., par exemple, Lelwica, p. 20.
164
Way, p. 51A.
165
Way, p. 22C.
166
Way, p. 22B.
167
V., par ex., Janet Beizer, Ventriloquized Bodies.
168
Citation de Way, p. 21D et sq. Références de Way à Paul E. Garfinkel & David M. Garner, Anorexia
Nervosa : A Multidimensional Perspective: (New York, Brunner/Mazel, 1982), et Donald M. Schwartz,
Michael G. Thompson, & Craig L. Johnson, « Anorexia Nervosa and Bulimia : The Socio-Cultural Context »,
International Journal of Eating Disorders, Spring 1982, Way, p. 21D. C’est nous qui traduisons.
163
38
out her old books and started drawing pictures of Indians, all to reassure mother. […]. This
pattern can be observed with amazing frequency. 169
Bruch dépeint le surconformisme de ces jeunes personnes qui étouffent leurs propres
inclinations pour « materner les parents ».170 Par exemple, Mabel adorait les maths, mais sa
mère artistique l'avait conjurée de ne pas perdre son temps sur les maths ou les sciences :
For Mabel it had always been a basic rule to be considerate of her mother. [...]. When she
was fourteen years old a nearby university offered a summer course in modern mathematics
for gifted high-school students. She was dying to attend but decided against it because she
was afraid her mother, who was engaged in an artistic career, might feel left out or even feel
stupid in comparison.171
Cette même fille, Mabel, avait demandé à partir une deuxième fois dans une colonie
de vacances, en France, pour protéger ses parents et leur éviter le chagrin de constater qu’ils
lui avaient fait mal en l’envoyant une première fois, lorsqu’elle avait neuf ans, dans cette
même colonie de montagne:
Mabel was miserably unhappy and looked wan and was rather quiet when she returned home
[from the first camp] but she told her parents that she had had a marvelous time. The
following year, outguessing her parents' plans, Mabel asked to go back to France, though she
dreaded another summer of misery ; she felt it was her duty not to disappoint her parents.
She was sure that they would feel they had made a mistake if she told them how unhappy she
was, and she had to prevent this.172
Pour « Gertrude, » l'anorexie était l'expression matérielle d'un désir d'être hors de
toute critique:
My body became the visual symbol173 of pure ascetic and aesthetics, of being sort of
untouchable in terms of criticism. 174
Ascétisme, refus du plaisir
Comme conséquence de cette abdication de soi, et du refus systématique de ses
propres émotions, désirs et goûts, un stoïcisme, une maîtrise de soi, extrêmes et rigides
peuvent se développer, la volonté très forte, comme nous l’avons vu, dressée à vaincre toute
protestation. Une fois établie l’équation « se priver égale faire le bien », l’absolutisme du
désir de perfection pousse l’anorexique très loin dans ses austérités. Elle cherche toujours
plus de manières de se priver, tout en remplissant ses devoirs de lycéenne et de fille.
Manger est un plaisir, alors une ascension vers la perfection lui semble être de ne plus
manger. La jeune stoïque s'exerce à rendre plus difficiles les conditions de sa vie, pour être
169
Bruch, Golden Cage, p. 46C et sq. v. plus loin dans ce chapitre l’attitude de Magnificia Love: elle se traite
de « aimable, serviable », etc.
170
Bruch, Golden Cage, p. 30 et sq.
171
Bruch, Golden Cage, p. 31C.
172
Bruch, Golden Cage, p. 31D et sq.
173
En italique dans le texte.
174
Bruch, Golden Cage, p. 18C
39
plus méritante : dormir moins, bouger plus, les plus extrêmes allant jusqu’à se couper ou se
faire mal physiquement d’une autre manière.175
S'adonner à la poursuite d'une ou de
plusieurs formes d'exercice physique de manière acharnée est typique de l'anorexique,
quoiqu'il lui manque l'énergie:
I get up very early, [...] around four. [...]. Then [...] I go through a series of stretches, and I
jog two miles, and then I swim. Then I go to work. And I work pretty well. [...].176
Simone Weil, qui refuse la nourriture dès l’âge de seize mois177 et meurt du refus de
se nourrir à l’âge de trente-quatre ans,178 se comporte comme une anorexique sous d’autres
rapports aussi : elle dort peu, par terre, la fenêtre ouverte, même en hiver, et ne chauffe pas
sa chambre, comme nous l’avons vu.179
Les anorexiques font penser aux anachorètes du désert assis sur des stylus, par leur
maigreur, par leur désir de pureté, par leur rejet du monde, et par leur statut de « merveille »
à lorgner. En effet, cette comparaison est valide, car « anachorèse » veut dire « retrait du
monde » :180 comme nous l’avons déjà vu, l’anorexique se retire du monde et de ses
valeurs : un ascète assis sur un stylus, lui aussi, alimente sa fierté du fait qu’il ne mange pas,
qu’il ne se souille pas au contact du monde du péché, et meurt d’inanition, comme exemple
de la force de l’esprit humain, de la possibilité de dompter son côté animal. Bien des
anorexiques meurent ainsi:181 elles se tuent à prouver leur force vitale. Prodige pour
prodige, l’anorexie n’est peut-être ni plus ni moins valable que les exploits des anachorètes
des premiers siècles du Christianisme. Poivre d’Arvor fait preuve de perspicacité en traitant
les anorexiques de « jeunes saintes ».182
Dans les deux cas, nous admirons leur volonté et leur désir forcené de pureté, de
refus du compromis, tout en reculant, dégoûtés par un spectacle si répugnant, si antipathique
à la vie.
175
Comme en témoigne une myriade de sites internet et de blogs, tels que : http://anaboulix.overblog.com/article-4124712.html, 2007.
176
Way, p. 20D. C’est « Odette » qui parle. En italique dans le texte.
177
Burton, p. 136B. Sa mère adapte une bouteille pour lui faire prendre la nourriture solide, qu’elle refuse de
prendre d’une cuiller.
178
Plant, p. xiv.
179
Burton, p. 137AB. Son amie et biographe, Simone Pétrement, croit qu’elle s’est brûlée délibérément avec
une cigarette comme « “punishment” or test of her willpower. » Pétrement, citée dans Burton, p. 137D.
180
Cf. « “Anchorite” (anachoretes) : one who has withdrawn (from the world). Athanasius, in his Vita
Antonii, describes Antony's spiritual journey as an anachoresis ; a sequence of withdrawals from the world.
Here Evagrius uses the word as though it has already become a technical term ; but his stress is that true
anachoresis is not just a physical withdrawal from the world, but an interior one as well. » William Harmless
& Raymond R. Fitzgerald, <The Sapphire Light of the Mind: the skemmata of Evagrius Ponticus>,
Theological Studies, Sept. 2001, Vol. 62, Issue 3, p. 498.
181
Rappelons le taux de mortalité de dix pour cent (v. ci-dessus).
182
PPDA, p. 37A.
40
Intelligence mal dirigée ; sensibilité engourdie
Tout ceci est possible malgré la supériorité de l’intelligence et de la sensibilité
souvent imputées aux anorexiques.
Lelwica note « above-average intelligence and achievement-orientation » chez les
anorexiques.183 En 1927, Simone Weil est reçue première de son année en philosophie à la
Sorbonne (Simone de Beauvoir est seconde).
Solenn Poivre d’Arvor est différente des autres : son père écrit qu’elle est
[…] un extraterrestre. Je ne sais pas d’où elle venait. Ni où elle est repartie. […]. je
m’inspirais […] d’elle pour le personnage de Pénélope dans Deux amants. Je disais d’elle :
« Elle vivait sur un petit nuage, à deux-trois pieds du sol, et paraissait étonnée d’être là, si
différente, sans ostentation. »184
Le frère de Valérie Valère, dans son avant-propos à Vera et Magnificia Love,
souligne, à son tour, la nature « fragile et vive »185 de sa soeur.
C’est de cette sensibilité extrême que découle le désir de s'étourdir, de s’engourdir
devant la douleur : « [b]eing hungry has the same effect as a drug […] you can undergo pain
without reacting. »186 Attitude retrouvée chez beaucoup d'anorexiques : une des conditions
pour que la guérison soit possible est souvent que la « souffrante » puisse accepter et
exprimer ses émotions, positives comme négatives :
[…] recovery became all about meeting challenges, taking risks in talking about various
traumas and events in my life and most important of all, hanging on to my feelings,187 in
order that I might experience them and examine them. I began to realise that living was all
about experiencing feelings, NOT188 solving them.189
Comme dit Keats dans son « Ode on Melancholy » :
No, no, go not to Lethe, neither twist
Wolfsbane, tight-rooted, for its poisonous wine ;
Nor suffer thy pale forehead to be kissed
By nightshade, ruby grape of Proserpine ;
[…]
For shade to shade will come too drowsily,
And drown the wakeful anguish of the soul.190
183
Lelwica, p. 22C. Lelwica fait référence à Bruch, The Golden Cage, op. cit, mais les numéros de pages
citées n’incluent pas de référence à l’intelligence (Bruch, Golden Cage, p. 92, p. 98, pp. 134-39).
184
PPDA, p. 15C.
185
Eric Samama, Avant-propos, dans Valérie Valère, Vera, Magnificia Love et pages diverses, (Paris,
Christian de Bartillat/livre de poche, 1992) [ci-après : Vera], p. 8B.
186
Bruch, Golden Cage, p. 18D. C’est « Fanny » qui parle. A comparer avec la situation de Vera (v. plus loin
dans ce chapitre), qui cherche de multiples méthodes de s’engourdir. Cf. aussi ch.6 : pour Van Gogh,
s’engourdir serait la pire des choses.
187
C’est nous qui soulignons.
188
En italique et en majuscules dans le texte.
189
Cox, p. 80A.
190
C’est nous qui soulignons.
41
L’attitude de Keats dans ce poème est le contraire de l’attitude de l’anorexique, qui,
pour s’engourdir contre la douleur, substitue une fausse lutte, simplifiée et surmontable, à la
vie avec toutes ses complexités : le narrateur de ce poème conseille, au contraire, de rester
éveillé, que les joies rares méritent les douleurs nécessaires pour y accéder, et que ces
douleurs même ne sont pas sans posséder un sens vif de vitalité (« the wakeful anguish of
the soul. ») Se droguer aux narcotiques (nightshade, wolfsbane), se plonger dans la rivière
de la mort et de l'oubli (Lethe), c’est-à-dire, s’engourdir, n'est pas à souhaiter, car la vie
serait ainsi appauvrie, et ce n'est que celui qui sait vivre pleinement la douleur qui aura
accès par moments à la joie:
She [Melancholy] dwells with Beauty - Beauty that must die ;
And Joy, whose hand is ever at his lips
Bidding adieu; and aching Pleasure nigh,
Turning to poison while the bee-mouth sips :
Aye, in the very temple of Delight
Veiled Melancholy has her sov'reign shrine,
Though seen of none save him whose strenuous tongue
Can burst Joy's grape against his palate fine […]191
L’Inanition
Si nous n’avons pas commencé cette étude par une discussion de l’inanition, c’est
pour souligner que là ne réside pas le noyau de la « condition ». En fait, devant la faim
extrême et prolongée, le sens de la supériorité pour le prodige anorexique commence à
s’éroder, car les effets génériques de l’inanition s’activent et, bien que les effets physiques
de la faim extrême soient la manifestation la plus visible de l’anorexie mentale, leur effet est
de masquer, et non de souligner, la personnalité et / ou les problèmes psychiques du
souffrant :
Behavior during the acute state of starvation, or in long-lasting chronic starvation, reveals
little, if anything, about the underlying psychological factors. What we can observe during
severe emaciation reflects the psychic and physical consequences of starvation. […].
Meaningful information about their psychological plight can be expressed only after nutrition
has improved […].192
Pendant cet état de faim extrême, les sens sont à vif,193 et le souffrant développe une
« obsessive, ruminative preoccupation with food, narcissistic self-absorption, infantile
regression […] »194 L’anorexique ou tout autre souffrant de la faim extrême joue avec sa
191
C’est nous qui soulignons. John Keats, « Ode on Melancholy », 1819/20, The Norton Anthology of Poetry,
Revised Shorter Edition, éd. Allison et al, (New York & London, W.W. Norton & Company, 1975 [1970]),
p. 316.
192
Bruch, Golden Cage, p. 11B.
193
Bruch, Golden Cage, p. 19B
194
Bruch, Golden Cage, p. 9D.
42
nourriture, making « weird and distasteful concoctions, markedly increasing the use of
spices and salt, drinking vinegar, enormous amounts of mustard on one lettuce leaf. »195
Ce sont en même temps les anorexiques et tous les souffrants de la faim extrême qui
semblent obsédés par la cuisine, qui peuvent passer des heures à lire des livres de cuisine, et
à en regarder les images. Ceci est l’un des symptômes de l’anorexie qui sont causés ou
exacerbés par les effets de l’inanition : l’exemple souvent cité dans les livres sur l’anorexie
est la Minnesota Semi-starvation study, une expérience dont les résultats sont publiés en
1950, où un groupe de jeunes hommes en bonne santé a été privé de nourriture suffisante
pendant six mois.
Tout comme les anorexiques, ils ont développé une préoccupation
extrême avec la nourriture, ne pouvant plus penser à autre chose, de même qu’une
sensibilité accrue des sens physiques, en particulier envers le son et à la lumière, ainsi
qu’une tendance à se bâfrer incontrôlablement, ce qui a duré plusieurs mois après la fin de
l’expérience, ainsi que des difficultés psychologiques, qui ont perduré, en certains cas,
pendant des années.196
Cette étude montre que nombre des « symptômes » associés à l’anorexie mentale,
tels que la préoccupation avec la cuisine et les livres de cuisine, et la préparation des repas,
très recherchées, pour sa famille, sans en goûter un morceau,197 proviennent, en fait, plutôt
des effets physiques de la faim.
La faim extrême érode les différences entre individus :
The youngsters came from widely differing backgrounds, but when I first saw them they
looked, acted, and sounded amazingly alike. If the first examples sound somewhat
repetitious, it reflects this very fact and illustrates that the influence of and reaction to hunger
are frighteningly similar. During recovery individual personal features gradually begin to
reemerge.198
Cette similarité des anorexiques en phase chronique et sévère est plutôt ironique, vu
le statut d’exceptionnelle qu’elles croient s’offrir par leur exploit stoïque.
Il faut dire que la maladie est mal nommée: anorexie signifie, comme nous l’avons
déjà vu, « perte ou diminution de l'appétit »,199 mais pour l'anorexique rien ne pourrait être
plus loin de la vérité : elle souffre les douleurs de la faim tout en se torturant par les odeurs
et la vue de mets délicieux. Quoiqu'une anorexique jure qu'elle n'a pas faim, une fois guérie
elle peut dire la vérité :
195
Bruch, Golden Cage, p. 9B.
D.M. Garner, « Psychoeducational principles in the treatment of eating disorders », dans D.M. Garner &
P.E. Garfinkel (éds), Handbook for Treatment of Eating Disorders (pp. 145-177), (New York, Guilford Press,
1997).
197
v. par exemple, Bruch, Golden Cage, p. 79C.
198
Bruch, Golden Cage, p. xiD.
199
Grand Robert 2001, rubrique « anorexie ».
196
43
« I violently defended it, but I was truly miserable. I am so terrified of it now that I think of
it with almost physical horror. I have it definitely in my memory that I have experienced the
pain of hunger ; now I could never conceive of doing it again. »200
Selon Bruch, cette révulsion est nécessaire :
An anorexic patient cannot be considered outside the danger of relapse unless she has
honestly reported on the terror of starvation and her inability to repeat it. 201
Un autre « symptôme » entièrement physique est l’incapacité d’« entendre » les
messages du corps, et surtout de la faim. Pendant la période de sa guérison progressive,
Ann Cox, anorexique de longue durée (vingt-huit ans) écrit un journal :
20/11/90
Felt restless this evening because I was, I think, perhaps hungry. Yet I don’t
know, I don’t recognise this sensation of hunger, so am I really hungry, do I really want/need
more, or is it a distraction from an emotion? Is anorexia/bulimia nervosa still hanging
around?
22/11/90
My weight has dropped ½ LB [environ 227g]. Clearly that was a hunger
message the other day !202
Normaliser le poids de l’anorexique n’est qu’une partie de la solution : manipuler les
critères de l’hôpital pour pouvoir rentrer chez elles et recommencer tout de suite les
pratiques anorexiques est une banalité chez les anorexiques :
I « served » my section, appearing to be a willing patient, eating (albeit only very small
amounts), and presenting a reasonably pleasant personality, but with only one goal in mind –
to get out, and be four stones [25,4 kilos] again.
I thus ate my way out of hospital as I did on many occasions, and they had fattened
me up. It was always the same ; they got my weight up and I would then get it back down. I
went straight down to four stones [25,4 kilos] each time I returned home. 203
Même le poids normalisé de manière plus permanente n’est que le début de la
guérison, comme l’exprime, encore une fois, Ann Cox :
Here I was, nine stones two pounds [58 kilos]. My weight was better, but I204 wasn’t – I felt
no different inside. I was now just a fat anorectic.205
La stérilité
Si la possession d’un corps squelettique n’est pas l’essence de l’anorexie, nous
trouvons que ce qui exemplifie les caractéristiques, tendances et préoccupations de
l’anorexie mentale explorées dans les sections ci-avant, c’est leur stérilité. Car l'anorexique
cesse d'agir devant la preuve de son imperfection, et dirige sa capacité finement développée
pour la persistance vers un but non pas idéaliste, mais minable, et donc réalisable.
200
Bruch, Golden Cage, p. 19B. C’est « Fanny » qui parle.
Bruch, Golden Cage, p. 19D.
202
Cox, p. 104D et sq.
203
Cox, p. 48B.
204
En italique dans le texte.
205
Cox, p. 68A. v. aussi Bruch, Golden Cage, p. 98C.
201
44
« Fanny », anorexique guérie, ne commence à parler librement des désavantages de
l’anorexie que quand elle craint que sa co-locatrice va, à son tour, devenir anorexique :
I know exactly how she feels ; I see her strained face and hear her say that she is not hungry,
that she does not need to eat. I know what she is undergoing. I see her spending hours on
her assignments. I konw she can’t concentrate, that however hard she tries, she keeps on
thinking about food and that’s why it takes her hours to finish her work. I suffered through it
myself.206
Même chose pour « Gertrude » :
I remember I was really weak in my dance classes - I waited for them to be over. […]. I
couldn't concentrate on things. I don't remember any of the books I read when I was
starving; I don't remember the movies I saw at that time. 207
Comme pour tant d'anorexiques, le plus grand obstacle à la perfection recherchée
(par exemple, dans les études, dans la danse) est l'anorexie même. Ce n'est qu'une fois
guérie que « Fanny » a pu reconnaître cette stérilité :
She recognises now how unreal it is to try to achieve things this way. « It's like the pot of
gold at the end of the rainbow, only there's no pot of gold. There is no merit in going
hungry, and you can't change life this way .»208
Selon Lelwica, l’anorexie devient l’objet de toute l’attention, de toute l’énergie, de
chaque instant de la vie de la « souffrante ».
Elle cite Bruch : « You are constantly
preoccupied with food, [and] also what you look like [...]. »209
Pour certaines, cependant, être passée par l’anorexie mentale a été une étape dans un
processus finalement positif. Ce sont des chercheuses, mécontentes du statu quo, préférant
la douleur à l’acceptation sereine, comme la jeune fille qui parle de l’anorexie comme
moyen de « breaking out of the coffin of her family demands. »210
Ann Cox illustre parfaitement l'énergie énorme qu'une anorexique peut mettre en
place pour éviter de dépenser de l'énergie (dépense qui serait nécessaire pour affronter au
lieu d’étouffer les émotions et problèmes de la vie) : elle courait devant la peur de faire face
aux vrais problèmes et difficultés de la vie, mais elle passait le plus clair de sa vie à
maintenir son anorexie. Elle a tout manigancé ; elle consacrait énormément d'argent et de
temps à son système, sans parler de l'occupation presque à cent pour cent de son esprit par
sa « maladie, » et le moyen d’obtenir le nécessaire pour l’assouvir, pour ne jamais regarder
en face la vie dans son ensemble, ni penser à développer des méthodes pour l'aider à vivre,
tout simplement :
206
Bruch, Golden Cage, p. 14D.
Bruch, Golden Cage, p. 17D et sq.
208
Bruch, Golden Cage, p. 16A.
209
Lelwica, p. 114C. Bruch, Conversations With Anorexics (New York, Basic Books, 1988), p. 81 ; c’est
« Lucy » qui parle.
210
V. ci-dessus.
207
45
The whole scenario [of bingeing] would then be rounded off with those 200 laxatives. All a
part of the terrifying routine, which was further compounded by confrontations with some
chemists who had obviously begun to notice my rather frequent visits to their pharmacy or
shop. On my road map of Brighton and Hove I had marked fifty places where I could
purchase my purgatives but, even so, I was becoming a regular to them all. It was, too, quite
difficult – despite meticulous efforts on my part – to be sure I rotated my visits to each. 211
Lisa Arndt, anorexique guérie, se monte contre la culture de l’anorexie comme mode
de vie choisi, et le prosélytisme délibéré pour inciter des jeunes filles à vivre anorexique,
appelée « pro-anorexie », ou « pro-ana » tout court :
« Pro-anorexia » is […] [being] willing to […] fill your mind with nothing but calorie
counters, make sure you'll never feel « good enough » or « thin enough » or « pretty
enough » to earn the right to take up space in this world […] and seeking instructions as to
how you can feel unacceptable as you are […]
Pro-anorexia is consciously committing suicide, taking an agonizing long time, […]
realizing at the last minute that you could have done something else with all your energy
[…].212
Lelwica ajoute : « Compulsive eating, chronic dieting, and body-hatred slowly drain girls
and women of their creative energies, making their lives feel like a living hell. »213
La stérilité de l’anorexie mentale n’est possible qu’à cause de la réunion de plusieurs
qualités poussées à l’exagération, et tournées vers le négatif : désir de perfection, sincérité,
refus de l’immanent, énorme sens de culpabilité avec désir de se punir, avec (et c’est là, la
clef), une volonté exceptionnellement forte doublée de grandes capacités. Quelles que
soient les motivations d’un cas spécifique, l’anorexique ne se rapproche, loin s’en faut, de la
perfection désirée (à part, éventuellement, une perfection de suicide), si elle ne « guérit »
pas : c’est l’anorexie même qui empêche le progrès en quelque domaine que ce soit :
progrès qui n’atteindra jamais, bien sûr, la perfection tant désirée, mais qui, sans l’anorexie,
pourrait arriver toutefois à l’excellence. Le cas d’Ann Cox montre l’état d’abnégation à
laquelle l’anorexique peut descendre. Reniée trop longtemps, la vie physique chez elle
réclame sa part, qui se déroulera désormais dans les bas-fonds, sans pour autant libérer
l’énergie vers une vie plus spirituelle : au lieu de cela, la vie devient encore plus attachée à
la chair :
The store’s [...] trolley [...] would be loaded. I would start eating the food as I shopped and
woe betide if the queue was a long one – the need to binge was too urgent and I would
shoplift the lot, along with my usual 200 laxatives, and now (incurring yet more expense),
feminine body colognes and perfumes to disguise the smell of vomit and purging when it
was all over. I would also start eating my stocks on the way home, cramming food into my
mouth, vomiting and purging into a gutter, or if I could make it, behind a bush or in an alley211
Cox, p. 39A.
www.anorexicweb.com/InsidetheFridge/proanorexia.html, 2007. Archives. Création de Lisa Arndt, M.A.,
anorexique guérie, dont le site se déguise en site « pro-anorexie » pour y attirer des jeunes personnes tentée par
l’anorexie. En fait, c’est un site anti-anorexie qui a pour but de faire réfléchir sur les dangers et les futilités de
l’anorexie mentale. Cf. « [Vivienne: anorexique guérie] no longer expends “massive amounts of energy in
compensation” », Garrett, p. 90D.
213
Lelwica, p. 10A.
212
46
way, if necessary. I’d buy more goodies, too, on the way home, just in case I ran out by the
time I reached my flat, where I would quickly lock the door, take the phone off the hook and
draw the curtains, get the washing-up bowl from the kitchen and put it on the living-room
floor alongside all the food. Then I would kneel down in front of both [...] and eat, vomit,
eat, vomit, eat, vomit, until exhausted.214
L’anorexie est donc un gaspillage d’une énergie supérieure, qui, loin de rendre
« exceptionnelle » la vie de ses victimes, prend le dessus et déforme des aspirations souvent
admirables en un simulacre : pour avoir voulu être libérées des attaches de la chair, de
l’immanent, les anorexiques en sont devenues les esclaves les plus rudoyées.
Chez Simone Weil, cependant, le refus de manger ne rend pas sa vie stérile, car son
refus de s’alimenter n’est pas son unique centre d’attention.
Le jeûne lui est important, et
logique selon ses croyances, mais son esprit n’est occupé ni par les calories ni par le poids ;
sa vie ne devient pas stérile du fait de son refus de manger. Elle n’est peut-être pas selon
cette définition anorexique : car l’anorexie mentale n’accapare pas toute son énergie. Son
refus de la médiocrité, de tout ce qu’elle appelle « pesanteur »,215 l’amène à une mort
précipitée, certes, mais de son vivant, elle s’investit dans une variété de projets et d’idéaux.
Elle vibre à la Flaubert ;216 elle donne du neuf ; elle crée.
Ann Cox a vaincu la stérilité de l’anorexie en se servant de l’énergie supérieure dont
elle est dotée: « Finally I inverted all that energy channelled into anorexia, and selfdestruction, and reversed it into coming up the other way. »217
C'est ce que désire une jeune anorexique allemande : désir qu'elle exprime dans son
souhait pour Solenn Poivre d’Arvor (qu’elle croit toujours en vie) : « J’espère que votre fille
a pu détourner sa force de contre elle envers le monde. »218
5
Un exemple littéraire : Deux faces de la stérilité anorexique
La stérilité anorexique se trouve incarnée dans l’oeuvre littéraire de Valérie Valère,
écrivain qui trouve une célébrité fulgurante après avoir écrit, à l’âge de seize ans, le récit de
son internement dans le service psychiatrique d’un hôpital parisien pour le traitement de son
anorexie mentale deux ans plus tôt. Elle vit ensuite comme équilibriste, comédienne et
écrivain jusqu’à sa mort d’une overdose médicamenteuse, en 1982, âgée de vingt et un
ans.219
214
Cox, p. 38B.
Plant, pp. 39-42.
216
« Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute son
étendue [...]. » Lettre à George Sand, de Croisset, mardi [27 nov. 1866], dans Flaubert, Correspondance, t.III,
(Paris, nrf Gallimard, Pléiade, 1991), p. 566D (v. chapitre six).
217
Cox, p. 80C.
218
PPDA, p. 35D et sq.
219
Détails bibliographiques du frontispice et de la notice biographique de Vera et Magnificia Love, op. cit., et
du site internet http//tobydammit.over-blog.org/article-5208415.html, 2007.
215
47
Elle manifeste dans sa vie et dans son oeuvre bien des caractéristiques de
l’anorexique discutées ci-dessus : selon son frère, Eric Samama,220
elle est « idéale ;
parfaite », « fragile et vive ». Il parle de sa « vivacité », de sa « ténacité », de la vitesse avec
laquelle elle maîtrise la technique de l’écriture, de son insistance à garder séparés sa réalité
et « [l]e mythe et l’image » dûs à sa célébrité.221 Toujours selon son frère, parmi ses
préoccupations figurent « l’être et le paraître » et « les limites de notre illusoire liberté »,
« une enfance feinte », « une obsession du vide », et du « plus rien à dire ».222 Obsessions et
préoccupations qui nous sont très familières après l’étude qui fait l’objet de ce chapitre.
Un survol rapide de ses deux derniers récits, Vera et Magnificia Love223 révèle ces
mêmes préoccupations anorexiques chez deux héroïnes qui ne sont jamais décrites en toutes
lettres comme anorexiques : l’une (qui ne mange quasiment jamais tout le long du roman) se
croit nulle, l’autre essaie de conjurer son mal de vivre par sa superbe. Toutes les deux sont
prisonnières de pensées envahissantes, l’une au sujet de sa prétendue nullité : « moi, Vera,
rien, personne […] »,224 l’autre au sujet de sa superbe :
Je suis une créature féline, divine, dont les charmes sont irrésistibles même aux plus vantés
ascètes de ce siècle. Je suis Magnificia Love, dont le nom, connu de tous, ne manque pas
d'évoquer […] une fille divine envoûtante et célébrée qui fait se plier toutes les convictions,
vocations et préjugés.225
Vera croit qu’elle serait peut-être heureuse si elle était belle comme sa copine de fac
Isabelle,226 tandis que la beauté épatante de Magnificia Love semble, à cette dernière, être
justement ce qui la sépare de l’intimité : elle croit que les gens ne la voient bonne que pour
le sexe : « Tu n’es qu’une fille née pour le sexe ! »227
Vera explore, telle une Lélia moderne, presque tous les moyens possibles de
s’engourdir, pour finir toute seule « dans une cellule dénudée aux murs blancs »228 (sa
chambre de cité universitaire) ; Magnificia Love vit la perfection physique (elle est danseuse
érotique) ce dont rêve Vera, beauté qui donnerait du bonheur à sa vie, pense Véra, mais qui
n’apporte à Magnificia Love aucun plaisir, aucun bonheur ni aucune vraie connexion avec
d’autres gens. La vie de Magnificia Love va finir elle aussi dans une cellule aux murs
220
Aujourd’hui « psychanalyste renommé. » Notice Biographique, Vera, op. cit., p. 315B.
Toutes citations jusqu’ici de l’Avant-propos, p. 8, de Valérie Valère, Vera, op. cit., p. 8.
222
ibid, Eric Samama, p. 9A.
223
« 1981. Elle a une crise de dépression, se drogue. Elle sent que la mort est la seule issue mais écrit
Magnificia Love et vit à la campagne. Son état s’aggrave. Elle écrit Vera et meurt. Elle a oublié de vivre. »
Notice biographique, Vera, p. 316C.
224
Vera, p. 82B.
225
« Magnificia Love », dans Vera, [ci-après « ML »], p. 124C
226
Vera, p. 80C.
227
Vera, p. 223D.
228
Vera, p. 65D.
221
48
blancs : car elle prend le voile.229 Après avoir vécu, de deux manières contraires, une vie
isolée et dominée par une voix interne qui rabâche, son seul sujet, soit la nullité de sa
victime sous tous les rapports (« Moi, Vera, rien, personne »),230
soit la perfection
superlative de sa beauté physique (« Moi, Magnificia, le plus faramineux monstre de beauté
jamais offert aux concupiscents regards avides des spectateurs »),231 l’« à quoi bonisme »232
mène chacune des deux héroïnes à une fin très semblable : la mort dans une petite chambre
vide (par inanition, ou par défenestration ? On ne le saura pas ...), ou la mort de la
personnalité dans une cellule de religieuse. Dans les deux cas, il s’agit d’un suicide, car ce
sont deux manières de se soustraire à la vie, de vivre l’anachorèse. Leur auteur, non plus,
n’aura trouvé aucune voie plus positive que l’extinction : elle meurt d’overdose peu après
avoir écrit Vera.233
6
Conclusion du chapitre
Nous espérons avoir montré que l’anorexie mentale consiste en beaucoup plus
qu’une tentative vaniteuse de ressembler à un mannequin de mode. On retrouve toute une
gamme de caractéristiques, préoccupations et tendances chez la plupart des anorexiques
modernes : désir de perfection et de pureté absolues, rejet du matériel, volonté très forte,
persévérance et « jusqu’auboutisme », sens de la culpabilité constante, surconformisme
jusqu’à l’abdication de soi, ascétisme, intelligence et sensibilité, avec désir conséquent de
s’engourdir : le refus de la nourriture jusqu’à l’inanition extrême prenant la place de
l’expression de soi et de l’activation de l’énergie vitale pour faire face aux défis rencontrés
dans toute vie, ce qui aboutit à une stérilité remarquable, étant donné les qualités possédées.
Si l’anorexie mentale n’est pas une réponse très créatrice à l’imperfection de la vie,
au moins la jeune fille anorexique se pose des questions valables et profondes qui troublent
l’humanité depuis toujours. Comme l’anachorète sur son stylus, l’action accomplie par ces
perfectionnistes de l’absolu est peut-être inepte et vide de sens, mais les questions qu’elles
provoquent sont des plus profondes : entre autres, le rapport entre l’être et le paraître, le
degré de perfection morale et autre que nous devrions exiger de nous-mêmes avant de nous
considérer satisfaits de nous-mêmes, la futilité de bien des desseins qui nous motivent à
agir.
229
ML, p. 272.
Vera, p. 82B.
231
ML, p. 124B.
232
P. ex., v. Vera, p. 37D ; « Magnificia Love », p. 182B, p. 127B, p. 129C, p. 155B,C, p. 166B, p 182D,
p. 184D, entre bien d’autres exemples tout le long du roman.
233
Vera, p. 316. « Elle écrit Vera et meurt. »
230
49
Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, les mêmes préoccupations et
tendances se retrouvent chez d’autres groupes et chez certains individus, ne souffrant pas
d’anorexie mentale (du moins, sous la forme qu’elle prend à la fin du XXe et au XXIe siècles),
mais suivant un schéma très similaire dans leurs préoccupations profondes, même si ces
préoccupations se manifestent, à l’extérieur, d’une toute autre manière.
50
CHAPITRE DEUX
MADAME GERVAISAIS ET LES SCRUPULES
[...] elle retombait à la sévérité du Livre qui commande
le sacrifice des “affections désordonnées” ; et elle en
arrivait à se reprocher ces transports, sans pouvoir
trouver la règle qui pouvait être la mesure religieuse, le
degré de l’amour permis aux mères.1
L’objet de ce chapitre sera Madame Gervaisais, héroïne du roman éponyme des
frères Goncourt, paru en 1869, et basée sur la vie et le caractère de leur tante, Nephtalie de
Courmont.2
Il faut avant de commencer notre analyse de ce roman faire quelques observations
sur les origines du texte. Les questions usuelles se soulèvent sur les intentions des auteurs
lorsqu'un roman incorpore des réminiscences : ici, celles de neveux dévoués à propos de la
fin tragique de leur tante, celle-là même qui les avait initiés à l'Art.3 La question des
motivations qui poussent ces auteurs à écrire s'avère primordiale.
L'intention avouée des frères Goncourt est de faire comprendre à leurs lecteurs, en
exerçant leur grand talent d'auteurs, un fait scientifique, d’étudier la pathologie d'une
névrose religieuse : « [l]es premiers nous avons été les écrivains des nerfs. »4 Les frères
sont fascinés par « ces maladies du foie, du cœur, des poumons, si liées et attenantes aux
sentiments et aux idées du malade : toutes les révolutions de l’âme dans la souffrance du
corps. »5 Maria Watroba souligne le lien visible dans le roman entre émotion érotique et
émotion religieuse, et y ajoute l’émotion artistique (de Jules), dont elle voit un reflet dans
les extases non mystiques mais hystériques, voire tuberculeuses, de son héroïne, objet d’un
déplacement des extases également hystériques de l’auteur rendu poète et (donc) femme
hystérique par l’extrémisme de son émotion, sans doute exacerbée par la maladie qui le
1
Edmond et Jules de Goncourt, Madame Gervaisais (Paris, Flammarion et Fasquelle, [s.d.], (ci-après « Mme
G »), p.217A.
2
Maria Watroba, « Madame Gervaisais, roman hystérique ou mystique ? », dans Nineteenth-Century French
Studies, vol. 25 : N°s 1&2, Fall-Winter 1996-97, p. 155A. V. aussi Barbey d’Aurevilly, article cité, sans en
donner le titre, par Gustave Geffroy dans son Postface à Mme G, paru dans Le Nain jaune, 7 mars 1869,
recueilli dans Le Roman contemporain (Paris, Lemerre, éditeur, 1902), [ci-après « Geoffroy »], Mme G,
p. 289D.
3
Geffroy, p. 289.
4
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 3 tomes (Paris, Robert Laffont, Bouqins, 1989) [ci-après :
« Goncourt, Journal »] cité dans Geffroy, Mme G, p. 285A.
5
Goncourt, Journal, t.II, p. 151D, et note (1).
51
tuera avant peu, comme la tuberculose qui aggrave l’état hystérique de son héroïne la tuera
aussi :6
Le rôle qu’a la religion pour Mme Gervaisais est le même que celui tenu par l’art pour Jules.
Des causes différentes produisent le même symptôme chez le perfectionniste de l’art et chez
la perfectionniste de la religion [...].7
Le traitement par les Goncourt des troubles religieuses de leur héroïne comme autant
de symptômes à analyser scientifiquement amènent certains à y voir une attaque dévastante
contre le catholicisme, comme en témoigne une longue tirade au vitriol de Barbey
d'Aurevilly :
Mais d'intention, voici qui est nouveau pour MM. de Goncourt, et je ne l'aurais jamais cru,
d'un assez joli petit machiavélisme et perversité. Au moment où tout le monde tombe par
devant et de côté sur le catholicisme, on ne lui a jamais, sans avoir l'air de rien, donné dans le
dos un plus dextre coup de couteau!8
Toutefois, selon le critique d’art connu, Gustave Geffroy, quoique le livre fût en
effet « un livre de guerre contre les pratiques et l'influence morbide du catholicisme »,9 telle
n'était pas l'intention entière des auteurs.10 Certains extraits de leur journal montrent, même,
une attitude qui n’est pas implacablement contre le christianisme :
Je ne suis pas si heureux que ces gens qui portent comme un gilet de flanelle qu'ils ne
quittent pas, même la nuit, la croyance en Dieu. Du soleil ou de la pluie, du gibier frais ou
du poisson faisandé, me font croire ou douter. [...]. La survie immortelle me sourit aussi,
quand je pense à nous, mais une survie impersonnelle, [...] ça m'est bien égal, et me voilà
matérialiste [...]. Mais, si je me mets à penser que mes idées sont le choc de sensations et
que tout ce qu'il y a de surnaturel et de spirituel en moi, ce sont mes sens qui battent le
briquet, aussitôt je suis spiritualiste. 11
Selon Geffroy :
Leur implacable observation est sans parti pris. Ils décrivent la conversion, la crise
mystique, la dureté de cœur de Mme Gervaisais, mais on ne peut les accuser d'hostilité
préconçue vis-à-vis du christianisme, voire même du catholicisme, en lisant cette note du 20
avril 1867, qui sacrifie un peu durement la raison antique, l'héroïsme et le civisme qu'elle a
suscités, à un spectacle de l'humilité monacale [...].12
6
« A la phtisie, “maladie des parties hautes et nobles de la créature”, ils [les Goncourt] attribuent “une sorte
d’état de sublimité humaine”, mais aussi un véritable infantilisme mental, par suite de la “déperdition de
substance cérébrale” [...]. ». Ce sont des idées élaborées par le docteur Robin, dans une dissertation (en ms)
que les Goncourt lui avaient sollicitée en vue de Madame Gervaisais, et que le docteur a présentée à Magny le
18 mai. Goncourt, Journal, t.II, p. 151D, et note (1).
7
Watroba, p. 164C.
8
Barbey d’Aurevilly, cité dans Geffroy, Mme G, p.312C.
9
Mme G, postface, p. 316B
10
ibid., p. 316B et p. 281D et sq.
11
Goncourt, Journal, Octobre 1858, dans Geoffroy, Mme G, p. 319B. v. aussi p. 282A pour une appréciation
positive du christianisme.
12
Geoffroy, p. 281D.
52
Le texte auquel fait référence M. Geffroy, tiré du Journal du 20 avril, est une
description du lavage des pieds des pauvres, « de vrais pouilleux »13 par « des cardinaux,
des princes, de jeunes gentilshommes »,14 qui se termine par la réflexion :
Au fond, une grande source d'humanité que cette religion catholique, et je m'irrite de voir des
intelligences et des esprits se mettre à genoux devant la religion sans entrailles de l'antiquité.
Tout le tendre, tout le sensitif, tout le beau ému du moderne, vient du Christ. 15
Le roman n'est pas bien reçu, quoique Zola le promeuve, et le danger craint par Barbey
d'Aurevilly pour le catholicisme ne s’est pas matérialisé, vu le peu de volumes vendus.16
Les auteurs maintiennent que ce roman est pratiquement un documentaire, car le
personnage de Madame Gervaisais est basé de très près sur une femme qui a réellement
existé, que les Goncourt estiment énormément et qu'ils connaissent intimement :
[...] le récit de la vie de Mme Gervaisais, de la vie de ma tante, [...] est de la pure et
authentique histoire. Il n'y a absolument que deux tricheries, à l'endroit de la vérité, dans
tout le livre. L'enfant tendre, à l'intelligence paresseuse, [...] était mort d'une méningite,
avant le départ de sa mère pour l'Italie [...]. Enfin, ma tante n'est pas morte en entrant dans la
salle d'audience du pape, mais en s'habillant pour aller à cette audience. 17
Passe pour le lieu de décès, mais cette première « tricherie » ajoute beaucoup au roman.
Sans l'image pathétique de « l'enfant tendre, à l’intelligence paresseuse », qui traîne dans un
état d'abandon complet, le cœur brisé, pendant que sa mère soigne son âme dans les églises
pendant des heures, l'effet du roman serait énormément moindre.
En outre, Paule Adamy et Alain Barbier Sainte Marie soutiennent que « [d]e la
conversion réelle accomplie par la réelle Nephtalie, les Goncourt ignoraient tout. »18 Il est
alors intéressant que les frères lisent l’Histoire de ma vie de George Sand en 1868, c’est-àdire, l’année avant la rédaction de Madame Gervaisais, et que ce soit une lecture très
appréciée : « Ils lisent l’Histoire de ma vie de George Sand, livre qui les réconcilie avec le
talent de la romancière. »19 Ils auraient très bien pu, consciemment ou inconsciemment,
faire des emprunts aux sections d’Histoire de ma vie qui racontent la conversion mystique
d’Aurore, conversion qui, ainsi que celle de Madame Gervaisais, s’opérera au moyen de
l’émotion et de l’art, et qui fera l’objet de notre troisième chapitre.20
13
Goncourt, Journal, 20 avril 1867, cité dans Geoffroy, p. 282C.
Goncourt, Journal, cité dans Geoffroy, p. 282B.
15
ibid., p. 282C.
16
Geoffroy, p. 277D, p. 291D, p. 299C.
17
Geoffroy, p. 290D et sq.
18
Paule
Adamy
et
Alain
Barbier
Sainte
Marie,
site
internet :
www.freresgoncourt.fr/notices/kmadegervaisais.htm, 2007.
19
« Chronologie » du Journal des Goncourt, t.I, p. LXXXVIII.
20
V. aussi Mme G, p. 240 : « Dieu paraissait lui avoir retranché cette douce nourriture [...]. La “Grâce”, elle
avait perdu la Grâce [...] » La perte du sentiment de la Grâce motive la jeune Aurore Dupin à chercher « la
faute qu’[elle] avai[t] pu commettre [...] », et ensuite de devenir scrupuleuse. HV, p. 991A. Les Goncourt
s’inspirent-ils consciemment de L’Histoire de ma vie ?
14
53
1
L'amoureuse de la vie
Au début du roman, Madame Gervaisais est tout le contraire d'une scrupuleuse.
C'est une veuve belle et intelligente, sensible, l'esprit formé par l'éducation comme celui
d'un homme de l’époque, rationaliste, ayant un jeune fils qu'elle adore. Elle déménage à
Rome pour des raisons de santé et « fond dans la chaleur du soleil romain ».21 Désespérée
quand son fils est atteint d'une fièvre dangereuse, elle cède à ce qu'elle considère comme
une superstition et se laisse amener dans une chapelle où elle prie devant une statue de la
madone afin que son fils guérisse. Ainsi commence un processus lent d'immersion toujours
plus profonde dans une forme de catholicisme trempée de culpabilité, et qui aboutit à son
annihilation quasi-totale tant au physique qu'au moral en passant par le spirituel, pour la tuer
juste après qu'elle s’est rendu compte de son erreur et qu'elle a essayé de se réveiller à la vie
pleinement humaine.
Le roman s'ouvre dans un bain de lumière, de couleur, de beauté, d'amour, d'air frais,
de mouvement, de douceur, et dans une profusion d'objets matériels : objets d'art, objets de
tous les jours, et bibelots.
Tout le premier chapitre respire le respect de soi de Mme Gervaisais pendant qu'elle
inspecte l'appartement qu'elle va louer, ainsi que l'amour complice entre ce fils si beau et sa
mère - elle est « une chaude et vraie mère ».22
Le nouvel appartement de Madame
Gervaisais est plein de lumière, et les auteurs insistent sur le confort et la beauté des lieux.
La vue par la fenêtre englobe la beauté, la société et la civilisation : on voit la place
d'Espagne et l'escalier de la Trinité-du-Mont.23
Au chapitre trois on nous montre Madame Gervaisais qui se sent bien chez elle, qui
se fabrique un bien-être. A la lumière s'ajoute la couleur, le mouvement, et une profusion
d'objets concrets représentant la culture, la matière, la vie.
Le ton est positif, riant,
l'impression positive étant renforcée par une multiplicité d'adjectifs très positifs. La scène
de l'installation de Madame Gervaisais vibre d'harmonie, et on sent que cette grande dame,
bien que malade, est quelqu'un qui sait créer de la beauté autour d'elle, améliorer son
environnement, répandre de l'harmonie dans le monde. Elle semble être un esprit fort bien
accroché au monde et à ses délices,24 sans pour autant être vulgaire ou matérialiste dans le
sens commun du mot :
21
Expression du docteur Jean-Christian Pleau, en conversation, 1999.
Mme G, p. 216C.
23
Mme G, p. 8 et sq.
24
Rappelant, en ce bonheur d’objets, le côté « nourritures terrestres » de Gide, qui oscille entre cette attitude
d’accepter une immanence heureuse dans les choses du monde, et le pôle contraire, qui est dominant dans La
Porte étroite, par exemple.
22
54
Elle [Madame Gervaisais] se livra au petit bonheur de voir défaire ses malles, de s'installer,
de s'arranger, de se sentir dans un intérieur où elle allait retrouver, pour un long temps, la
propriété et la douceur du chez soi.25
C'est un plaisir innocent, qu'elle rejettera plus tard.
Autre plaisir qui renforce l’idée que Madame Gervaisais accepte une immanence
positive, se sentant chez elle dans le monde naturel ainsi que social, c’est la lumière (et ses
agents), qui sont mentionnés dix fois dans un court chapitre de trois pages et demie : on y
trouve, ainsi que « la lumière », « le soleil », les « fenêtres », « une glace », les « baies à
jour », l'adjectif « éclairé ».
L'ombre est mentionnée aussi, non comme contraire, ou
absence, mais comme autre manifestation de la lumière ; cette ombre ajoute au plaisir du
coin choisi par Madame Gervaisais pour être « son » coin. Il est à noter que la lumière est
« riante » et qu'il y a des sources multiples de lumière qui se croisent, ce qui renforce
l’ambiance positive qui s’attache à Madame Gervaisais au début du roman.26
Une description aussi détaillée de la profusion d'objets et de matières se trouvant
dans son appartement a pour effet de nous peindre une femme qui apprécie la beauté et qui
s'investit dans les détails, qui admire la beauté et les idéaux dans les choses aussi bien que
dans l'abstrait ; elle ne craint pas l'immanence. Sont mentionnés une trentaine d'objets
variés, des objets de toute beauté comme des tableaux et des meubles admirables, ainsi que
de menus objets comme des clefs et une corbeille d'osier, et une grande variété de
matériaux : marbre, albâtre, bronze, terre cuite, calicot, métal doré.27 La couleur aussi
éclate : blanc (4 fois), bleu (2 fois), rouge (2 fois), gris, jaune (2 fois), noir (3 fois), doré/or
(3 fois), rose, cuivre : le tout sur ces mêmes trois pages et demie du chapitre trois. La vie est
présente aussi parmi les « fleurs dans des pots », à travers lesquelles entre le soleil,28 des
fleurs pour remplir la corbeille,29 des paniers de fleurs dans la décoration du plafond,30 et
dans l'air du dehors, qui agite les rideaux et les fait voltiger,31 ce qui montre qu'il n'y a pas
de barrière entre cette femme et les influences externes, que, métaphoriquement, les
courants de pensée sont les bienvenus chez elle, et, en dernier lieu, il y a des chaises faisant
cercle autour d'un guéridon,32
ce qui indique la convivialité.
Son monde n'est pas
hermétique; on peut y accéder et une fois entré, on y sera physiquement à l'aise et on s'y
trouvera en bonne compagnie, le tout dans un décor raffiné de beauté et de culture. Nous
avons une impression de vie très riche, d'harmonie, d'immanence heureuse, une insertion
25
Mme G, p. 15C.
Mme G, chapitre 3, pp. 15-18.
27
Mme G, chapitre 3, pp. 15-18.
28
Mme G, p. 15C.
29
Mme G, p. 18C.
30
Mme G, p. 16A.
31
Mme G, p. 16B.
32
Mme G, p. 16C.
26
55
complète et réussie dans la vie d'une personne qui sait organiser le monde matériel pour le
mieux, description où les talents de critiques d’art des auteurs sont pleinement déployés
pour évoquer toute une ambiance qui s’attache à Madame Gervaisais.
Les Goncourt décrivent avec amour les toilettes de Madame Gervaisais33 et de son
fils, Pierre-Charles, la profusion de description des détails renforçant la coexistence
heureuse du matériel (les toilettes) avec le monde affectif (l’amour entre mère et fils), et
l’expression du bonheur à travers ses soins tous physiques.
La tenue vestimentaire
comprend des tissus et des couleurs variés : velours, rouge cerise, escarpins à talons, une
agrafe en argent d'un chardon d'écosse, une plume de héron pour le toquet. L'effort et la
réflexion qu'elle a cru bon de prodiguer sur la présentation de Pierre-Charles sont loin du
dépouillement et de la négligence de son train de vie plus tard. Elle ne cherche en rien à se
contenter du nécessaire : l’intensité de son amour pour son fils se matérialise dans cette
tenue ; elle ne voit pas de honte à prodiguer de la décoration superflue sur ce garçon qu'elle
aime tant ; il n’y a aucun sens d’un divorce entre le monde matériel et les affections, même
chez une femme si philosophe.34
L'attention au détail matériel et les soins pour ses proches, qui ne deviendront pour
elle plus tard que des créatures auquelles résister, montre une femme dont la nature idéale se
manifeste aussi dans une perfection matérielle.
Les premiers chapitres sont remplis de fleurs : une abondance d’occurrences dans les
premiers chapitres35 est suivie de quasiment tout un chapitre36 dédié à son amour pour
elles, sa sensibilité à leur beauté, son besoin d'en être entourée, 37 et une description très
poétique des fleuristes de toutes les rues de Rome,38 ce qui souligne aussi sa solitude, son
besoin d'amour et d'amitié.
On comprend que ses facultés sont sous-utilisées,
mais
l'évocation des fleurs souligne la supériorité de son goût, son amour de la nature et de la
beauté, son engagement dans la vie, et sa sensibilité accrue aux petits riens de la vie
quotidienne qu'elle remarque depuis qu'elle est à Rome.39
A regarder un camélia luisant et verni, une rose aux bords défaillants, au cœur de soufre où
semble extravasée une goutte de sang, ses yeux avaient une volupté. L'éclat, la gaieté,
l'illumination de la fleur, sa vie légère et tendre, l'immatérialité de ses couleurs de jour et de
33
V., par exemple, Mme G, p 94B.
Mme G, p. 22A. Cf. « [...] everything hangs together and the total reality, both Natural and Supernatural, in
which we are living is more multifariously and subtly harmonious than we had suspected. » Clive Staples
Lewis, Miracles: a preliminary study (London & Glasgow, Collins, Fontana, 1947), p. 115B.
35
Les fleurs sont mentionnées sept fois dans les trois premiers chapitres, qui sont très courts.
36
Le chapitre 8 commence et se résume ainsi : « Rome est la ville des bouquets. » Mme G, p. 33D.
37
Mme G, p. 34D.
38
Mme G, p. 33D.
39
Mme G, pp. 33D-36.
34
56
ciel, madame Gervaisais ne les avait jamais perçus jusque-là comme elle les percevait ; et la
jouissance de cette sensation était pour elle tout nouvelle et imprévue.40
Les auteurs soulignent une ressemblance entre la merveille de ces petits riens qui
émoustillent les sens et les petits riens qui habillent la vie en rose dans l'amour. A ce
moment-là, Madame Gervaisais est amoureuse de la vie à travers les fleurs et les plaisirs
simples.
Cette volupté innocente matérielle sera un des plaisirs auxquels Madame
Gervaisais se croira sommée de renoncer une fois engloutie sous les scrupules, de même
qu’à tout plaisir physique, comme celui que lui apporte de boire un simple verre d'eau :
Elle se rappelait un verre d'eau qu'elle avait bu, un des premiers soirs, à une porte d'un petit
café et qu'elle avait savouré comme la meilleure boisson qu'elle eût jamais bue. 41
Elle semble ouverte à la vie, proche de l'expérience mystique, peut-être prête à
tomber amoureuse.
Au chapitre quatre, la complicité dont jouissent Madame Gervaisais et son fils avec
la vie est dépeinte. Tout comme l’héroïne d’un film de Disney,42 qui se trouve chouchoutée
par de petits oiseaux bleus et caressée par la brise ou par des rayons de soleil, mère et fils
sont câlinés par la nature entière, à laquelle ils répondent par une félicité et une bonté
extraordinaires. En ouvrant grand la fenêtre, Madame Gervaisais accepte, voire, invite, la
vie à entrer chez elle :
Dans son sommeil du matin Madame Gervaisais sentit sur son visage une lumière et une
chaleur. C'était comme un doux éblouissement qui aurait chatouillé, dans leur nuit, ses
paupières fermées.
Elle ouvrit les yeux : elle avait sur elle un rayon glissant d'une persienne mal fermée
et frappant en plein sur son oreiller.
Elle sortit de son lit, heureuse de ce réveil nouveau dans le plaisir de vivre43 auquel
les maussades matins de Paris habituent si peu les existences parisiennes; et, [...] ouvrant la
fenêtre toute grande, elle se mit à contempler le ciel d'un beau jour de Rome : un ciel bleu où
elle crut voir la promesse d'un éternel beau temps, un ciel bleu [...]. [Suit une panégyrique
sur le bleu de ce ciel]44
La « joie du Midi » est présentée dans une description de la luminosité fluide du
petit jardin de la cour :
[...] couleur de féerie, où les fruits ressemblaient à des fruits d'or, où de l'eau mettait comme
une poussière liquide de diamants et de saphirs à travers des lueurs de feux de Bengale [...].
La joie du Midi glissait et jouait sur le luisant des feuilles, le brillant des fleurs, bourdonnait
dans le silence et la chaleur ; et des vols de mouches [...] s’embrouillaient dans l’air, ou bien
y planaient, les ailes imperceptiblement frémissantes, ainsi que des atomes de bonheur
suspendus dans l'atmosphère.45
40
Mme G, p. 34C et sq.
Mme G, p. 35B.
42
Blanche Neige, par exemple, ou Cendrillon.
43
C’est nous qui soulignons.
44
Mme G, p. 18D et sq.
45
Mme G, p. 20B.
41
57
C'est le paradis terrestre tout autant que le jardin du Paradou dans La faute de l'abbé
Mouret de Zola (que nous examinerons au chapitre cinq).46
Pierre-Charles, lui aussi, est dépeint en termes paradisiaques, comme ne faisant
qu'un avec son environnement :47 il boit l'eau fraîche, l'eau de source, et c'est sa mère qui
lui offre ce paradis. Il est décrit dans un style émerveillé, le petit garçon entremêlé avec la
nature, comme un petit animal ou même une plante, s'occupant à recueillir et à ingérer ce
qui est bon pour bien grandir, pour être florissant de santé et de bonheur, dans un geste qui
rappelle, toutefois, la supplication et l'offrande du culte religieux, soit chrétien, soit païen :
Il avait été naturellement vers l'eau; et, dans la niche, [...][en] sa petite chemise de nuit [...] la
tête un peu appuyée sur la rocaille, les cheveux mêlés à des plantes pendantes, prenant la
source dans le creux de ses deux mains élevées, rapprochées et ouvertes, [...].48
Ce même passage évoque aussi le nourrisson au sein de sa mère (« prenant la source
dans le creux de ses deux mains »), image qui souligne le rapport étroit entre mère et fils, ce
qui est renforcé par la joie évidente que manifeste Pierre-Charles pour venir au galop
couvrir sa mère de baisers à son premier appel.49 C’est un rapport d’amour réciproque qui
ne survivra pas à l’acharnement de Madame Gervaisais à se dépouiller de tout engagement
humain, comme nous le verrons.
Une promenade au jardin italien où se produisent des chanteurs de rue offre le
spectacle de Pierre-Charles et de son amour pour la musique : le petit attardé
intellectuellement se révèle âme sensible par sa passion et sa compréhension de la musique,
rappelant par l’intensité de son ravissement par la musique le Joset des Maîtres sonneurs de
George Sand. Cette compréhension directe de la musique serait comme une compensation
de la faiblesse de son cerveau. Dans une scène dont la beauté extrême est faite pour
émouvoir, il danse avec des musiciens de rue. Il sent la grandeur de leur musique malgré le
costume pauvre de la chanteuse et les circonstances humbles. 50
Il a aussi l'habitude
d'accompagner sa mère à l'Opéra, ce qui est remarquable pour un enfant si jeune. Cette
capacité donnée à la musique, contrairement à la raison, de permettre d'emprunter le chemin
le plus directe vers Dieu (ou l'Idéal, ou la Vérité) situe Pierre-Charles dans une tradition
littéraire de fou à grande âme. Il est à comparer avec d'autres simples d'esprits : Zdenko, de
la Consuelo de George Sand, ou l'Idiot du Boris Godounov de Moussorgski, par exemple :
grandeur d’âme à contraster avec les efforts spirituels de sa mère.
46
Emile Zola, La Faute de l'abbé Mouret (Paris, Charpentier, 1883), (ci-après, « Faute, 1833 »).
Mme G, p. 21A.
48
Mme G, p. 21A.
49
Mme G, p. 21D.
50
Mme G, ch.9, pp. 36-40.
47
58
2
Elle s'achemine vers le catholicisme
Son chemin vers la conversion catholique commence par l'émotion suscitée en elle
par les cérémonies de Pâques, et surtout par leur musique :
[...] tout à coup elle fut secouée et réveillée par un chant tel qu'elle n'en avait jamais entendu
de pareil, une plainte où gémissait la fin du monde, une musique originale et inconnue où se
mêlaient les insultes d'une tourbe furieuse, [...] une basse-taille touchant aux infinis des
profondeurs de l'âme.51
Ensuite, en cherchant une occupation satisfaisante à son esprit, elle parcourt, telle la Lélia de
George Sand les plaisirs de son milieu, tout ce que Rome peut lui offrir : d'abord la
profusion de vie à travers toutes les couleurs des marchés, ensuite l'histoire antique de
Rome. Elle se promène parmi les ruines, en réfléchissant à la gloire passée, la contrastant
avec les ruines qui en restent, ce qui l'amène à se dire, comme le prêcheur de l'Ecclésiaste,
que tout est vanité, que toute cette beauté créée par les hommes n'est aujourd'hui que
poussière. De la gloire du passé elle détourne son attention vers la gloire présente, vers les
pompes et splendeurs du pouvoir de l'Eglise qui se concentre sur Rome. Après sa réflexion
sur la disparition de la beauté et de la gloire de la Rome antique, elle conclut
inéluctablement que toute la splendeur et la gloire présentes sont destinées elles aussi à
suivre le même chemin et deviendront, à leur tour, poussière. Après, suit une période où
elle passe son temps à visiter la statuaire antique : elle a la passion du beau païen. Après
s'être rassasiée de cette magnificence elle se dégoûte devant une beauté uniquement
matérielle, ce qui l'attire finalement à l'idéal chrétien de l'homme au service de l'homme
dépassant toutes ces vaines luttes pour le pouvoir et la richesse :
Ainsi l'art païen même la ramenait vers les croyances rejetées par les mâles et fermes
réflexions de sa jeunesse et auxquelles la femme se croyait si bien morte. 52
Elle vit aussi une rencontre avec Jésus l'homme ;53 elle est touchée par son idéal mais ne se
sent pas encore investie par la foi.
Toute cette succession d’ouvrages démontre que Madame Gervaisais a besoin
d'occuper son esprit avec ardeur : c'est moins pour aider Pierre-Charles que par nécessité de
se tenir occupée qu'elle décide de lui apprendre à lire. Elle s'attelle à la tâche de manière
très rigide, avec une détermination et une persévérance admirables, devant ce qu’elle avait
accepté auparavant comme une impossibilité, résolue qu'elle n'arrêtera pas avant que le
garçon sache lire. Qualités partagées par les anorexiques, comme nous l’avons vu au
51
Mme G, p. 78.
Mme G, p112A.
53
Mme G, ch.39.
52
59
premier chapitre, et toute cette volonté, et cette capacité de continuer malgré les difficultés,
auraient pu la mener à la réussite si elle avait choisi une tâche réalisable :
[...] quand la leçon demanda au malheureux enfant cette chose impossible [de se rappeler les
lettres], et qu'il avait la conscience de lui être impossible, une petite fureur d'impuissance, à
faire ce que voulait le désir de sa mère monta à ce cœur d'amour. Dans la rage d'un désespoir
aveugle et fou, il se mit tout à coup frénétiquement à trépigner sur ses deux pieds. Il
répétait : - « Pierre-Charles peut pas! peut pas! [...]. »54
L'inflexibilité de la mère auparavant si souple fait qu'elle n'entend pas la douleur de son
enfant, comme plus tard elle refusera de prêter attention au mal qu'elle se fait tant au niveau
physique qu’au moral, ainsi que la souffrance qu'elle causera à son fils en refusant de le
soigner convenablement.
L'ayant rendu dangereusement malade par son insistance à lui enseigner
l'impossible, et par sa détermination, à lui, de plaire à sa mère, à tel point qu'il en parle dans
ses rêves, comme Honorine, la servante, rapporte à Madame Gervaisais :
- encore toute cette nuit-ci, il n'a pas dormi... Oh! les gueuses de lettres!... Il cherche à les
dire tout seul dans son lit, et puis il pleure!... il pleure, le petit homme!... Madame finira par
le rendre malade...55
Madame Gervaisais se laisse entraîner par les femmes propriétaires de son appartement, qui
l'emmène prier la Madonna del Parto, comme le font les mères qui ont des enfants
malades.56 Pierre-Charles guérit, et Madame Gervaisais, bien que gênée par sa descente
dans l'irrationalité, commence à s'acheminer vers une conversion, qui s'opère à son insu
dans les profondeurs de son esprit.
Suit un été passé dans une chaumière au bord d'un lac où la nature est en sève et où
Madame Gervaisais en goûte les plaisirs.
Elle y apprécie la solitude, mais aussi la
compagnie d'une Russe à la recherche du martyre, qui lui parle des joies de la religion sans
pour autant essayer de la convertir. Elle écrit à son frère qu'elle ressent un vide, et s'étonne
que la compagnie de son petit Pierre-Charles ne lui suffise plus. Elle s'étonne de sa fatigue,
de sa mollesse, et quoi qu'elle prétende le contraire, il semble évident que son épuisement
nerveux vienne justement de sa situation : les conséquences de la méningite de PierreCharles, et son isolement encore plus extrême, mêlé à l'amélioration de sa propre santé,
doivent la laisser non seulement avec une fatigue énorme, mais aussi, une fois passé le
besoin d'action, terminées les émotions fortes dues à la crise, avec une grande énergie
nerveuse et physique qui serait à l'affût d'un objet. Elle est à la recherche d'une âme sœur,
d'une communication intime. Après le départ de la comtesse Lomanossow, elle se sent
54
Mme G, p. 116C.
Mme G, p. 117A.
56
Mme G, ch.43.
55
60
l'âme abandonnée (un enfant et une servante ne sauraient posséder les subtilités de pensée et
de conversation qu'elle avait goûtées avec la comtesse).
A la chaumière elle s'occupe toujours de la beauté et du confort matériel des lieux, et
elle prend le soin de se trouver un bel endroit dans les bois pour être son lieu de
prédilection, tout comme à Rome elle avait « son » coin. Elle est sensible à la beauté de la
nature. De retour à Rome elle commence à visiter régulièrement l'église, où elle a « son »
coin, et où elle prend plaisir aux couleurs et aux formes des fenêtres et aux ornements de
l'église.57 Un court passage montre à quel point elle est attirée par les sens, tout comme au
lac, et aussi à quel point son âme commence à être accablée de passivité. Souvent à l'église
elle tombe dans une rêverie mollasse :
Et le passé de son éducation, l'acquis de ses forts et vastes travaux, le souvenir armé et
rebelle de ses anciennes lectures, ne la défendaient plus contre cette adoration non réfléchie,
née et développée en elle par la prise de tous les sens d'une âme. 58
Elle commence à passer d'un théisme nuageux à un catholicisme rationnel, essayant
de délimiter les croyances qu'elle accepte des autres qu'elle rejette.59 Elle est de nouveau
isolée socialement, et elle est en manque d'âme sœur. Elle cherche une communication
intime, et qui de plus intime que Dieu? Le prêtre qu'elle écoute joue sur les émotions de la
manière la plus habile, se servant de tous les jeux du théâtre, discutant de manière
rationnelle contre la raison pure. Dans la « fermentation tropique » qu'est Rome60 elle se
sent entourée par Dieu et recherchée par Dieu. Il faut le recul des auteurs pour faire
remarquer ce que Madame Gervaisais ne remarque pas : qu'à Rome, chaque coin de rue est
un rappel à Dieu - une statue, une procession, une musique, une belle chapelle.61 Tout un
chacun y est entouré par les évidences de la religion catholique. Elle entreprend « une
lecture qui fatiguerait un homme »62 (!) en essayant, comme Aurore Dupin chez sa grandmère,63 de réconcilier la foi et la raison. Elle trouve, à sa surprise, certains écrivains dévots
qui honorent le cœur et la raison humains au sein du christianisme. Elle note sa conversion
sur « le livre de ses résolutions » : « Amo Christum, amo quia amo, amo ut amem. – St
Bernard. »64 Son choix du latin pour rapporter ce moment décisif dans sa vie indique peut-
57
Mme G, p. 150D.
Mme G, p. 151B.
59
Comme la Grand-mère de George Sand, sur son lit de mort (récit que les Goncourt ont lu, dans son Histoire
de ma vie, en 1868 : v. note 19 & note 20 du présent chapitre).
60
« Rome enfin est le coin du monde où, selon le mot énergique d’un évêque, la Piété fermente comme la
Nature sous les Tropiques. » Mme G, p. 162D.
61
Mme G, p. 161 et sq.
62
Mme G, p. 164D et sq.
63
V. chapitre trois de la présente thèse.
64
Mme G, p. 167C. « I love Christ; I love (Him/him?) because I love; I love in order that I might love » :
« J’aime le Christ, je (l’)aime, parce que j’aime ; j’aime afin que je puisse aimer. ». Trad. David
Thompson/LWB.
58
61
être un début d’acceptation des rites ecclésiastiques, un premier pas de l’indépendance de
l’esprit vers la relation soumise qu’elle sera bientôt en train de vivre vis à vis du
représentant de l’Eglise. Mais pour le moment, elle accepte la religion grâce à la version
humaniste qu’elle en trouve, sans quoi elle serait peut-être restée athée :
Elle était enfin à la fois surprise et consolée en trouvant l'homme dans le prêtre, un ami de ce
que l'humanité aime, sensible à ce qu'elle honore, complice de ses généreuses passions :
amitié, courage, honneur, liberté, patrie, gloire même ; l'homme et le citoyen qui déclarait
hautement ne pas accepter une religion qui serait étrangère à ces grands biens, « une piété
fondée sur les ruines du cœur et de la raison. »65
Il est remarquablement ironique qu'elle ait accepté cette religion du fait de ses
dimensions humaines, « afin d’aimer », étant donné qu'elle s'en serve ensuite pour se
rétrécir, se diminuer, s'amenuiser, se désagréger, se poussant à l’extrême de l’abjection, et
pour se débarrasser de tout amour humain.
Tout de suite après sa conversion, le ton du roman change : c'est le printemps, mais
le vocabulaire et les images ressemblent plutôt à ceux de l'automne :
Elle traversait les bois, sévères et religieux qu'il fait dans les fonds du parc, et où son
feuillage, massant ses minceurs, serré, sombre et sourd, se remplit d'une vapeur, d'une
espèce de buée bleuâtre, d'un brouillard sacré, [...].66
Ce printemps qui ressemble à l'automne est lui-même symbolique : son nouveau départ, la
jeunesse de sa foi, ont l'empreinte d'une fin, d'une vieillesse.
La description de la nature, qui de luxuriante de sensualité devient sévère, est inouïe
pour une description du printemps sous les plumes d'écrivains romantiques capables des
panégyriques que nous avons goûtés au début du roman. Au lieu de longues promenades
aventureuses, elle commence à faire de petits allers-retours sur le même chemin. C'est un
rétrécissement de son espace. Sous l'influence insidieuse de son confesseur, le jésuite
Giansanti, elle éloigne d'elle tous les amis qui lui restent, proie à des peurs et des méfiances
exacerbées par Giansanti.
Elle se protège de la mauvaise influence, des intentions
indélicates qui proviendraient de l'âme pourtant très pure de M. Flamen de Gerbois, lequel
persiste malgré tout à se considérer comme son ami en dépit de ses impolitesses, et livre
bataille contre ce qu'il perçoit comme un égarement jusqu'au jour où elle met en cause sa
qualité de gentilhomme :
Elle lui ferme la porte, il entre quand même :
« - Monsieur, quand une femme fait fermer sa porte, il n'y a qu'un homme bien mal
élevé... »67
65
Mme G, p. 166D et sq. C'est nous qui soulignons.
Mme G, p. 170A. C'est nous qui soulignons.
67
Mme G, p. 173C.
66
62
Même après cela, il envoie ses deux filles jouer avec Pierre-Charles, par pitié pour le petit
garçon esseulé, jusqu'au jour où Madame Gervaisais les met dehors :
- C'est très bien mesdemoiselles, vous êtes très gentilles... Je vous ai assez vues, il faut vous
en aller, - et elle poussa dehors les petites tout étonnées, honteuses, peureuses presque de
voir si changée l'aimable madame [c'est nous qui soulignons] autrefois si bonne pour
elles.68
De grand esprit qu'elle était, elle passe en dessous de l'ordinaire et finalement,
descend au niveau du sous-humain :
Sa répugnance augmentait à vivre avec des semblables : l'horreur des autres croissait
en elle, arrivait à une sorte de sauvagerie insociable.69
Quoique son chemin vers le christianisme commence par amour pour Pierre-Charles
(pendant sa maladie), lequel maintenant n'a plus d'amis, car elle les a tous chassés, et qui est
obligé de l'attendre deux heures pendant qu'elle se confesse, une image très forte vient
démasquer ce qu'est devenue leur vie. Le dernier bonheur de son fils, qui était auparavant le
centre de sa vie, prend fin lorsque les petits tours répétitifs qu'elle a maintenant l'habitude de
faire en calèche deviennent trop limités même pour le beau caniche devenu seul ami, seule
occasion d'épanchement et de jeu, de Pierre-Charles :
Et depuis ce jour [où le caniche est monté pour la première fois], [...] c'était, tout le temps,
dans la voiture, des amitiés, des embrassades, une intimité où la lichade de Trovato se mêlait
au baiser de Pierre-Charles. Pour le pauvre petit bonhomme auquel l'isolement et toutes les
défiances nouvelles de sa mère défendaient la société de ses petits semblables, pour le petit
concentré, obligé de s'amuser tout seul, sevré de ce plaisir même du jeune animal : le jeu; ce chien bon, affectueux, caressant et joueur était un ami [...].
Aussi, bientôt cette heure passée avec le caniche, et où le caniche était tout à lui,
devint-elle le bonheur de Pierre-Charles, qu'il attendait dès le matin et qui lui remplissait sa
journée.
Mais arriva un jour où, sur le signe de l'enfant, Trovato et son compagnon ne
remuèrent pas : Trovato avait reconnu que la voiture de madame Gervaisais, tournant à la rue
des Condotti, ne le ramenait pas assez loin dans le Corso; [...].
Pierre-Charles étonné descendit pour le prendre dans ses bras : mais Trovato
s'échappa en le bousculant. Pierre-Charles remonta près de sa mère, et à quelques pas il
fondit en larmes.70
En contraste avec tout ce qu'elle procurait à Pierre-Charles au début du roman, où sa vie
semblait un bonheur de féerie, ce qu'elle lui offre désormais ne convient même plus à un
chien.
68
Mme G, p. 174C. C’est nous qui soulignons.
Mme G, p. 175D. C’est nous qui soulignons.
70
Mme G, p. 179B. C’est nous qui soulignons.
69
63
Le « moment Prémordial »71
Comme pour Aurore Dupin, arrive un moment où son confesseur trouve que
Madame Gervaisais exagère dans ses efforts pour s’humilier.
Ce n’est pas la dureté
catholique qui lui impose de s’avilir : en fait, c’est elle qui cherche dans l’Eglise les moyens
de s’imposer une discipline toujours plus austère : son confesseur lui demande moins de
perfection dans la poursuite de sa conversion. A la différence de la jeune fille du couvent,
comme nous verrons, la réponse de Madame Gervaisais à cette même exigence de son
confesseur, le père Giansanti, est de changer de directeur de conscience.
Madame Gervaisais demande finalement plus de dureté que son confesseur n'est prêt
à lui offrir :
[...] un goût lui était venu, un désir de rigueur, d'âpreté, de sévérité, de pénitences rudes. Le
confesseur di manica larga, à l'absolution coulante et facile, suffisant pour la routinière
dévotion traditionnelle du pays, ne lui suffisait pas. Il lui fallait, à elle, le prêtre qui en
demande trop.72
Sincère et bizarre aspiration de cette pauvre femme inquiète, en peine de tourment,
malheureuse d'une discipline charitable et humaine, presque humiliée de la miséricordieuse
compassion du Jésuite pour les faiblesses de sa santé, blessée par le ton de plaisanterie légère
avec lequel le prêtre humain essayait d'arrêter les exagérations de son zèle et la fièvre de ses
contritions, elle ne lui pardonnait pas de se montrer si pardonnant à ses péchés [...].73
On arrive au cœur du problème : le fait que la maladie des scrupules, comme nous le
verrons, consiste à vouloir trop de perfection, tandis que selon le système catholique,
paradoxalement, pour arriver à la perfection chrétienne, il faut accepter d'être moins parfait.
C'est ce que veut dire le père Giansanti quand il avertit Madame Gervaisais qu’elle
commence à souffrir d’une exagération malsaine de piété, qui, contrairement à ce qu’elle
croit, entrave son progrès chrétienne, c’est-à-dire, « [d]e la maladie du scrupule, le plus
grand obstacle apporté à la perfection, oui, à la perfection. »74
Dans sa thèse de doctorat, la critique Patricia McEachern glisse sur ce mot très
important de scrupule, voyant correctement la parenté de Madame Gervaisais avec les
anorexiques modernes, mais allant jusqu’à la prononcer anorexique, au lieu de voir qu'une
condition spirituelle appelée scrupules existe aussi, reconnue par l'Eglise catholique,75 et
71
V. ch.3 de la présente thèse, p. 84.
Mme G, p. 195D et sq.
73
Mme G, p. 196D et sq. C’est nous qui soulignons.
74
Mme G, p. 199. Si les Goncourt se penchent, à leur insu ou volontairement, sur le récit de la conversion
mystique et des scrupules adolescents de la future George Sand, la similarité entre les conseils des deux
directeurs de conscience de Madame Gervaisais et d’Aurore Dupin ne serait en rien étonnante. v. notes 19, 20
& 59 du présent chapitre; v. aussi chapitre trois de la présente thèse.
75
Selon Jennifer Traig, scrupuleuse juive moderne, « scrupulosity is the oldest recognized form of OCD. [...].
There are records of obsessive-compulsive monks going back to the sixth century. By the twelfth century;
scrupulosity had been named, recognized, and even lauded by the Catholic Church. Later, as sufferers wore
clergy down with their annoying doubts and worries, it was recognized as a disease requiring psychiatric
72
64
qui était connue à l'époque des Goncourt, dont les symptômes sont quasi identiques à ceux
de l'anorexie, avec un effet similaire, mais dont les motivations apparentes sont différentes.
McEachern ne tient donc pas compte de l'avertissement du jésuite contre le danger du désir
effréné de perfection, et elle interprète de travers cette section du roman et traduit « maladie
du scrupule » par « manque de scrupules » (« lack of scruples ») :
No matter how she scrutinizes her sins, he always finds her wanting : « De la maladie du
scrupule, le plus grand obstacle apporté à la perfection, oui, à la perfection » (199) [The
greatest obstacle to perfection, yes, to perfection, is the lack of scruples].76
On comprend, alors, que la requête du prêtre de Madame Gervaisais lui demandant
d’abandonner sa recherche de la perfection semble contradictoire à McEachern :
To further complicate her already confused state of mind, he then accuses her of excessive
pride for wanting to be perfect : « Ah! Vous voudriez me demander ce qu'il y a à faire pour
vous guérir [...]. Il faudrait, d'abord, abandonner le désir et l'orgueil d'une perfection que
vous ne pouvez atteindre » (200).77
C'est
en raison de cette traduction inexacte que McEachern voit le message du père
Giansanti comme confus, alors qu'il ne l'est pas. En fait, c'est le père Giansanti qui conseille
vivement à Madame Gervaisais d'être moins dure envers elle-même, comme la phrase
suivante le révèle :
« De la maladie du scrupule, le plus grand obstacle apporté à la perfection, oui, à la
perfection » (199)
Mais qu'est-ce que la « maladie du scrupule »? C’est un candidat pour le titre
d'avatar de l'anorexie, nommée aussi « scrupule » tout court.
Le Dictionnaire de théologie catholique définit ainsi le scrupule :
[...] une obsession et une phobie dans les matières qui relèvent de la conscience morale, [...]
qui fait croire à celui qui en est affecté qu’une action est illicite alors qu’en réalité elle ne
l’est pas.78
Le scrupule était, à l’origine, un « [p]etit poids de vingt-quatre grains (proprement, petite
pierre, prise primitivement pour peser). Chez les Romains, la 24e partie d’un tout », ou
« [u]ne très-petite partie de la minute. »79 Il est facile de voir la progression entre ces petites
pierres utilisées pour peser de très petites quantités et des très petites questions morales qui
embarrassent la vie morale : comme le dit Littré, « Ce qui embarrasse la conscience, comme
intervention, but for a long time scrupulosity was seen as a virtue. » Traig ne donne pas de références pour ces
dates. Traig, p. 32C.
76
McEachern, Deprivation and Power, p.79B. C’est nous qui soulignons.
77
ibid., p. 79.
78
A Vacant et al., Dictionnaire de théologie catholique, t.XIV, deuxième partie (Paris VI, Librairie Letouzey et
Ané, 1941), p. 1736A.
79
E.Littré, Dictionnaire de la langue française (Paris, Hachette, 1878), rubrique « scrupule ».
65
une pierre embarrasse celui qui chemine. »80 Dans la langue courante, ce mot exprime,
comme on le sait, une « [e]xigence, délicatesse morale poussée ; tendance à juger avec
rigueur sa propre conduite »,81 ce qui est à distinguer du cas pathologique, traitée aussi de
« forme de psychasthénie caractérisée par l’hésitation avant l’action, la manie de la
vérification, etc. »82
Il est à noter que le scrupule s’accompagne toujours, tout comme l’anorexie mentale,
de sentiments de culpabilité et de doute,83 et que les troubles causés peuvent être très
sévères :
L’angoisse causée par la crainte est parfois si vive qu’elle brise l’équilibre des facultés,
exalte au maximum l’imagination, obnubile l’intelligence et produit un tel affolement
intérieur que toute appréciation morale est rendue presque impossible. 84
Le seul remède explicitement nommé par la New Catholic Encyclopedia qui ait une
probabilité de succès est que le scrupuleux, une fois persuadé de la réalité de sa maladie,
accepte de faire confiance en son confesseur, n'insistant pas sur son péché si le confesseur
juge qu'il n'y en a pas. « He was not to concern himself with the possibility of being led
astray, because even if the confessor or director erred, he (the penitent) would not be held
accountable. »85
Selon la définition théologique du scrupule, alors, il n'y a pas de contradiction dans
les conseils du père Giansanti.86 En bon directeur de conscience, il applique le remède
connu à une « maladie » connue.
80
Littré, 1878, ibid.
Grand Robert 2001, rubrique « scrupule ».
82
Grand Robert 2001, rubrique « scrupule ».
83
New Catholic Encyclopedia, vol. XII, préparé par The Catholic University of America, Washington, D.C.
(New York, McGraw-Hill Book Company, 1967), rubrique « scrupulosity ».
84
Dictionnaire de théologie catholique, rubrique « scrupule. »
85
New Catholic Encyclopedia, p. 1254.
86
D'autres lectures de McEachern montrent un manque d'attention au détail du texte. Par exemple, elle déclare
que le mari de Madame Gervaisais doit être bien tolérant pour la laisser s'établir à l'étranger, et d’emmener
avec elle leur fils : « As her depression and misery increase, her health deteriorates so severely that she
ultimately takes the bold step of separating from her husband and leaving for Italy to recuperate. »
McEachern, Deprivation and Power, p. 49B. Nous n'avons rien trouvé dans le texte pour soutenir cette idée :
il nous paraît plutôt évident que Madame Gervaisais est veuve, comme Pierre-Charles n'a qu'elle maintenant
pour l'affection : (« - Doit-il être aimé! [dit la propriétaire italienne] – Oh ! il n'a plus que sa mère pour cela!...
soupira la mère [Mme G]. » Mme G, p. 10B) et comme son mari était l’ami de son père (Mme G, p. 96), qui,
lui, avait 60 ans à la naissance de sa fille (Mme G, p. 95). Le fait même qu'il n'y a pas mention des
circonstances montre qu'elle doit être veuve, car, à l'époque être séparée de son mari pour une si longue
période aurait été anormal, et donc mentionné. En outre, ils ne reçoivent jamais de lettre d'un mari, ni d'un
père.
81
66
3
Nobler in the mind?87
Loin de suivre le conseil de son directeur de conscience de modérer ses exigences,
elle change de directeur de conscience, et trouve délibérément le prêtre le plus exigeant et le
moins à son goût qui soit, un ancien prêtre des galères du nom du père Sibilla : nom curieux
pour un prêtre, suggérant un monde païen, qui serait un pas en arrière pour la rationaliste
qu'était Madame Gervaisais, comme pour un chrétien. La Sibylle était devineresse, celle qui
prédisait l’avenir. Le père Sibilla représente donc un abandon de la raison, une acceptation
de la magie. Et son caractère brutal et dégarni nous donne un aperçu de l'avenir de Mme
Gervaisais. Il est curieux que le nom soit d’inspiration féminine, car le personnage est
extra-masculin : il est plein de dédain envers la délicatesse, et ne veut pas être confesseur
d'une dame du monde : « [Il] ne pouvait avoir que de la répugnance, presque du dédain pour
cette paresseuse et molle occupation du sacerdoce assis : la direction de la femme, dont tout
éloignait ce prêtre bronzé [...]. »88
Le père Sibilla est un « Trinitaire, Calabrais, soldat avant d'être moine, pour qui les
plans de conversion ressemblent à des stratagèmes de guerre, désireux de dangers, se sentant
le trop-plein du sang des martyrs dans les veines, bronzé, d'abord comme brigand et après
comme missionnaire en Afrique, il garde un peu de la dureté d'un négrier. »89
Du peuple lui-même, et motivé par un mélange de piété extrême, d’insistance sur la
lettre de la loi et de dégoût des aristocrates et des femmes, il prend plaisir à éliminer en
Madame Gervaisais une à une toutes les grâces, tous les raffinements de l'esprit et de la
personne, tous les plaisirs nommés innocents par l'abbé Prémord (v. chapitre trois).
Madame Gervaisais se sert de lui pour briser totalement son esprit. Le père Sibilla la traite
d'une manière qui rappelle la manière dont « la Voix dans la tête »90 traite les anorexiques,
la dominant, la rudoyant, exigeant d'elle la dureté irraisonnée que le père Giansanti lui
refusait :
Le Trinitaire eut pour cette âme rare, distinguée, de délicate aristocratie, des attouchements
brusques, des rudesses intentionnelles, des duretés voulues ; il la mania, la tâta, la retourna,
la maltraita avec une sorte de colère, une impitoyabilité presque jalouse, prenant à tâche de
l'abaisser, de la ravaler à l'avilissement et à l'amertume, jetant le découragement, le mépris,
le dégoût à ses actions, à ses efforts, à sa bonne volonté, lui parlant comme à un être de
cendre et de poussière, descendant à elle comme à la plus misérable des pécheresses. [...]. Il
lui prescrivait ce qui répugnait à sa raison, ce qui était pénible à ses goûts, la pliait aux
contrariétés et aux exigences tyranniques, aux ordres et aux caprices d'une toute-puissance
supérieure, en la tenant sans trêve, sans arrêt, sous la plus tourmentante mortification. Et à
ce supplice, il mettait un art étudié, le raffinement de l'expérience du prêtre ajoutée à une
cruauté native. Ce bourreau de lui-même, qui avait eu à lutter avec les passions, le sang de
87
William Shakespeare, Hamlet, dans Complete Works (London, Michael O’Mara Books Limited, 1988),
pp. 788-821, Act III, Sc. 1.
88
Mme G, p. 203D et sq.
89
Mme G, p. 203D et sq.
90
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
67
son pays, et qui avait tué sous lui, par une véritable torture, ses appétits violents, était
naturellement devenu un bourreau moral pour les autres, pour cette femme. 91
Le choix de vocabulaire de ce passage évoque plutôt un rapport sexuel sadomasochiste que la relation entre prêtre et fidèle : la critique Françoise Coulont-Henderson
voit, en effet, « dans le développement de l’hystérie chez Madame Gervaisais [...] surtout
des éléments de masochisme »,92 remarquant que la description du Père Sibilla « tient
plutôt du tortionnaire que du prêtre »,93 soulignant du vocabulaire qui évoque les réactions
d’une femme qui trouverait dans son humiliation une excitation sexuelle :
Mme Gervaisais éprouvait comme un redoublement d’obéissance passive et de soumission.
La sévérité, l’épouvante [du Père Sibilla] [...] semblaient la pousser à un élancement
ressemblant presque à une adoration tremblante et battue.94
Coulont-Henderson évoque le « masochisme de l’esclave consentante » de Madame
Gervaisais, qui fait « [grandir] le désir du maître. »95
Nous voyons, aussi, dans cet aspect « bourreau »96 du prêtre, et dans la soumission
de Madame Gervaisais devant ses exigences, une ressemblance étonnante entre ce père
Sibilla et la « Voix dans la tête » ou « la voix intérieure » des anorexiques.97 Comme cette
voix, Sibilla est une figure d'autorité masculine de plus en plus exigeante, qui prend plaisir à
anéantir la « souffrante », qui sert non seulement de conscience ou de sur-moi trop
développés98 mais aussi de bourreau. Et, comme pour les anorexiques, plus ce prêtre exige,
plus Madame Gervaisais devient passive, obéissante, soumise. Les auteurs le comblent
d'épithètes qui dénotent sa brutalité, et pour elle, la soumission.99
Ce prêtre-bourreau va plus loin : toujours comme pour la voix intérieure chez les
anorexiques, il n'est satisfait que lorsqu'il ne reste plus rien d'humain à Madame Gervaisais :
sous son emprise, elle n'a même plus droit aux plaisirs de l'âme, ni à des préférences :
A tout moment, il se donnait le plaisir de rompre et de briser ses résolutions, la forçait
presque à chaque confession de renoncer aux habitudes, aux liaisons qu'elle avait contractées
avec certaines dilections saintes et spirituelles, exigeait d'elle qu'elle fît violence à ses plus
légitimes désirs, qu'elle se privât des satisfactions et des jouissances permises. 100
91
Mme G, p. 204. C’est nous qui soulignons.
Françoise Coulont-Henderson, « Sang, mort et morbidité dans Madame Gervaisais d’Edmond et Jules de
Goncourt », Nineteenth-Century French Studies, vol. 14, N°s 3&4, Spring-Summer 1986, p. 295D.
93
Coulont-Henderson, p. 299B.
94
Edmond et Jules de Goncourt, Madame Gervaisais (Paris, Gallimard, 1982) [ci-après : Mme G, Gallimard],
p. 217, dans Coulont-Henderson, p. 299D. C’est nous qui soulignons.
95
C’est-à-dire, du Père Sibilla. Coulont-Henderson, p. 299D et sq.
96
V. Mme G, p. 204.
97
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
98
V. Margarete Mitscherlich, La femme pacifique : étude psychanalytique de l'agressivité selon le sexe, traduit
de l'allemand par Sylvie Ponsard (Paris, des femmes, coll. « la psychanalyste », 1988).
99
Mme G, p. 205.
100
Mme G, p. 204C. C’est nous qui soulignons.
92
68
Déjà on ne mentionne presque plus Pierre-Charles : c'est que le travail imposé à l'esprit de
Madame Gervaisais érode sa personnalité, son cœur. C'est que le père Sibilla veut la mort
des affections humaines,101 comme de la pensée :
Mais dans sa pénitente, ce que le Père Sibilla s'acharna surtout à opprimer, ce fut la pensée.
Si soumise, si abaissée que cette pensée lui parût, il la jugeait encore à craindre, et il y
poursuivait le dernier orgueil humain qui restait à Madame Gervaisais. Tout esclave qu'elle
fût, toute maîtrisée qu'elle se montrât sous sa direction, il percevait chez elle, à des
profondeurs secrètes, des mouvements hors de la volonté en Dieu de son directeur,
mouvements courts et craintifs, qui n'osaient aboutir, mais qu'il sentait qu'elle refoulait.102
Voilà le terrain préparé pour un livre qui prend une place très importante dans la vie
de dévote de Madame Gervaisais comme d'Aurore Dupin, comme de toute jeune fille pieuse
du XIXe siècle français, et, en effet, comme pour toutes les figures principales de cette étude :
y compris Vincent van Gogh et Simone de Beauvoir.
4
L’Imitation de Jésus-Christ
L'Imitation de Jésus-Christ est un livre écrit au
XIV
e
siècle à l'intention des moines,
quoique se trouvant au chevet de toute jeune fille sage dans la France du
XIX
e
siècle, y
compris à celui d'Alissa, héroïne de La Porte étroite, de Gide, qui cherche à se rétrécir afin
de se rendre moins séduisante physiquement, spirituellement et intellectuellement, aux yeux
de son fiancé, pour qu'il se détourne d'elle, créature impure, et se concentre sur Dieu.103
L'essence du message de l’Imitation est qu'il faut mourir à soi-même afin de vivre en
Dieu. Quelques exemples en montrent la dureté :
Si vous étiez ce que vous devez être, entièrement libre et détaché, tout contribuerait à votre
bien et à votre progrès.
Mais beaucoup de choses vous déplaisent et souvent vous troublent, parce que vous
n'êtes pas encore tout à fait mort à vous-même et séparé des choses de la terre.
Rien n'embarrasse et ne souille tant le cœur de l'homme que l'amour impur des créatures.104
Thomas a Kempis ne parle pas ici de vice ni de prostitués, mais de l'amour pour une mère,
un père, un fils. Le but était d'être totalement détaché du monde matériel et humain, pour
vivre plus pleinement en Dieu. C'est un livre de dévotion, de première importance pour
Madame Gervaisais, après sa conversion au catholicisme.
George Sand condamne
L’Imitation dans son Histoire de ma vie, écrite lorsqu’elle a cinquante ans : « L’Imitation est
101
Mme G, p. 204.
Mme G, p. 205D et sq. Sibilla se sert toujours du vocabulaire de la domination par une puissance brutale,
de l’anéantissement de la personnalité.
103
Steel, « Alissa - Anorexia?... », pp. 5-8.
104
Thomas a Kempis, L'Imitation de Jésus-Christ, trad. Lamennais [1824], (Paris, Seuil, Points, Sagesse, 1979
[1960]). Circulait déjà avant 1424, p. 64B.
102
69
le livre du cloître par excellence, c'est le code du tonsuré. Il est mortel à l'âme de quiconque
n'a pas rompu avec la société des hommes et les devoirs de la vie humaine.105
Autre exemple de la dureté de ce livre :
Mon fils, ne vous offensez point si quelques-uns pensent mal de vous et en disent des choses
qu'il vous soit pénible d'entendre.
Vous devez penser encore plus de mal de vous-même et croire que personne n'est
plus imparfait que vous.106
[...] vous vous réjouiriez d'un outrage reçu parce que l'amour de Jésus apprend à l'homme à
se mépriser lui-même.107
De tels textes, et pour l'anorexique la « Voix dans la tête », aggravent facilement la
propension à se trouver coupable et indigne de comparaître devant Dieu, ou de se nourrir, et
viennent confirmer le scrupuleux ou l'anorexique dans la droiture du chemin qu'il a choisi.
Mais s'ils étaient d'avantage motivés par la recherche de la vérité que par l'autodestruction,
l'importance de ces textes ou de cette voix intérieure très durs serait remise en perspective
par un autre ordre de texte religieux, comme celui cité par Carl Jung :
[...] lorsqu'il [le Christ] dit « Aime ton prochain [...] », nous trouvons cette pensée très belle
[...] car elle nous dispense de nous occuper de nous-mêmes; mais lorsqu'il ajoute : « Aime
ton prochain, comme toi-même! », cette adjonction n'a plus notre adhésion et nous
prétendons que ce serait faire profession d'égoïsme que de s'aimer soi-même. S'aimer soimême! Il n'était pas nécessaire de le prêcher aux anciens qui le faisaient naturellement. Et
aujourd’hui? Nous ferions bien de prendre un peu à cœur ce « comme toi-même ».
Comment puis-je aimer autrui si je ne m'aime pas moi-même? Comment être altruiste si on
se maltraite soi-même?108
Mais à la différence d'Aurore/George Sand,109 Madame Gervaisais ne trouve pas de
voix crédible pour s'opposer à l'Imitation de Jésus-Christ, quoique le christianisme en offre
plusieurs, dont celle du premier confesseur de Madame Gervaisais, le père Giansanti, mais
la voix de l'Imitation s'ajoute à celle du père Sibilla pour noyer celle de Giansanti :
L'Imitation devenait sa lecture continuelle, le pain quotidien, amer et noir, de ses pensées.
Elle méditait, elle copiait pour les retenir et pour les porter sur elle, des morceaux du sombre
livre. Elle écoutait dedans, à toute heure,110 ce qui y sonne le glas de la création, de la
nature et de l'humanité. Elle vivait, inclinée sur les pages du bréviaire douloureux qui
répètent : Mourir à ce qui est, mourir aux autres, mourir à soi, mourir à ce corps, mourir,
toujours mourir !- premier et dernier mot de ces litanies.111
Le livre qui a failli priver le monde des romans de George Sand se joint au désespoir
de Vera et à la monomanie sur sa propre beauté de Magnificia Love, personnages des
105
HV, t.I, p. 1041B. V. chapitre trois de la présente thèse, p. 85 et sq. C’est nous qui soulignons.
Imitation, p. 142B.
107
Imitation, p. 63C.
108
Carl Gustav Jung, L'homme à la découverte de son âme: structure et fonctionnement de l'inconscient, 10e
éd., (Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1962), p. 334D et sq.
109
V. chapitre trois de la présente thèse.
110
Cf. la « Voix dans la tête », premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
111
Mme G, p. 213C.
106
70
romans de Valérie Valère (v. chapitre six) pour seriner sur « l'inanité, la vacuité, la vanité
des vanités de toutes les choses hors de Dieu. »112
5
Le coup de grâce
Et finalement, le père Sibilla et le livre se combinent pour exiger l'abandon de
l'amour que Madame Gervaisais porte à son fils : dernier attachement qui lui reste du monde
des humains, toujours selon un lexique et un style qui rappellent la « Voix dans la tête » qui
subjugue si complètement les anorexiques :
[...] au nom de la crainte de Dieu, à la vraie et profonde dévotion, l'arrachement de tous les
liens d'ici-bas, le dépouillement des sentiments pour les personnes aimées et les préférences
particulières, le dégoût et le mépris de toute chair et de toute créature dont le livre défend
toute jouissance même innocente, ordonnant qu'on les regarde comme « de la boue et du foin
». Et les versets succédaient aux versets, ils tombaient goutte à goutte, inexorablement, ainsi
que l'eau d'une voûte froide, une eau pétrifiante qui ossifierait le cœur, y glacerait les
affections et les tendresses, l'empêcherait de battre pour ce qui fait de l'être humain sur la
terre un membre aimant d'un monde, né pour la société, l'amitié, l'amour, le mariage, la
famille. Communions, attachements, liaisons chères, - le dur livre desséchait tout avec le
froid détachement du moine et l'aridité de son égoïsme stérile, imposés à des sœurs, à des
frères, à des maris, à des épouses, à des pères - à des mères!113
Quoiqu'elle aime toujours son fils, ce n'est plus l'amour intense qu'elle a connu. Elle
vit encore des périodes de deux à trois jours où elle le cajole comme jadis :
Puis elle retombait à la sévérité du Livre [L'imitation] qui commande le sacrifice des «
affections désordonnées »; et elle en arrivait à se reprocher ces transports, sans pouvoir
trouver la règle qui pouvait être la mesure religieuse, le degré de l'amour permis aux
mères.114
Elle arrive finalement à réprimer entièrement cet amour naturel pour la « créature »
(son fils), et il apparaît que le père Sibilla a gagné. Non seulement cette grande dame du
monde est-elle devenue une créature sale (littéralement), habillée de haillons,115 passant le
plus clair de son temps dans des rêvasseries hallucinantes qu'elle prend pour de saints
transports,116 mais elle ne se soigne plus,117 ne mange guère plus,118 n’a plus de sens du
Beau,119 et ne nourrit guère plus son fils, qui « serait mort de faim si Honorine ne l’avait
nourri en cachette. »120
Tout ceci indique la bassesse et non, comme elle le croit, la
supériorité de sa condition : les sacrifices qu’elle croit être au service de l’avancement de
112
Mme G, p. 214B.
Mme G, p. 214B.
114
Mme G, p. 217.
115
Mme G, p. 253.
116
Mme G, p. 228C et sq. La description est remplie de vocabulaire très sexuel : « se livre », « brûlante »,
« une flamme toujours ardente », « pénétration », « glissait », « si forte et si douce », « tant elle les sentait au
profond d’elle ! » V. aussi p. 234C.
117
Mme G, p. 219.
118
Mme G, p. 254 et sq.
119
Mme G, p. 226D.
120
Mme G, p. 255A.
113
71
son âme ne servent à rien. Elle illustre ce qui est noté dans le New Catholic Encyclopedia
au sujet des scrupuleux : que « l'anxiété au sujet du péché a une tendance à être égoïste et à
impliquer peu de souci réel de l'offense faite à Dieu et au voisin » ;121 qu’« il peut y avoir
une indifférence extraordinaire ou un laxisme du comportement en ce qui concerne les
matières au sujet desquelles la victime n'est pas scrupuleuse. »122 Madame Gervaisais s'est
rétrécie à rien et pour rien. Ses transports ressemblent plutôt à des hallucinations de malade,
d'inanition, effet qui est souligné par le vocabulaire choisi par les auteurs : un lexique
médical à certains endroits renforce leur regard ironique sur les supposés transports
surnaturels de cette femme dont la maladie phtisique continue sans doute à s’empirer, tout
en aggravant les effets à la fois dans ses poumons et dans son esprit. Le vocabulaire
psycho-médical que les Goncourt utilisent en décrivant ses transes souligne que son
dépouillement spirituel tient davantage de la « déperdition de substance cérébrale » de
Robin123 qu'aux saintes communions avec Dieu comme elle le croit. La critique Maria
Watroba souligne cette utilisation du vocabulaire médical dans son article « Madame
Gervaisais, roman historique ou mystique ? » :
Elle avait eu comme l’hallucination d’une déclaration d’amour [...] c’était presque devenu
une monomanie chez elle.124
Cette fièvre de foi ne tardait pas à faire de l’extase l’état chronique de la femme épuisée125
[...] une étonnante et miraculeuse paralysie, une véritable catalepsie sainte [...].126
L’identification d’une dévotion extrême avec une maladie est commentée dès l’apparition
du roman, y compris par Zola :
[...] pour décrire la déchéance de Madame Gervaisais, Zola emploie la terminologie médicale
en vogue à l’époque, dénonçant ainsi la religiosité de l’héroïne comme (fausse) illusion :
« Et peu à peu elle tombe à l’extase, à l’hallucination. Des accidents hystériformes se
déclarent. »127
Selon Watroba :
Le prétendu surnaturel n’étant que de l’anti-naturel du point de vue des Goncourt, la
conversion de leur héroïne ne peut être qu’une manifestation pathologique. 128
Pour Zola, il n’y a aucun doute : « C’est là tout le livre : un cas psychologique, compliqué
d’un cas physiologique. »129
121
New Catholic Encyclopedia, p. 1254. C’est nous qui traduisons.
ibid., p. 1254. C’est nous qui traduisons.
123
V. p. 51 du présent chapitre, note 6.
124
Mme G, Gallimard, p. 208, dans Watroba, p. 161C. C’est Watroba qui souligne.
125
ibid., p. 161D. C’est Watroba qui souligne (modifié Wrigley-Brown).
126
ibid., p. 161D. C’est Watroba qui souligne (modifié Wrigley-Brown).
127
Emile Zola, « Madame Gervaisais de MM. de Goncourt », 9 mars, 1869, dans Livres d’aujourd’hui et de
demain, Oeuvres complètes, éd. Henri Mittérand, tome X, (Paris, Fasquelle, Cercle du Livre Précieux, 196669), p. 808, dans Watroba, p. 154C.
128
Watroba, p. 157C.
122
72
Même si les Goncourt avaient choisi de présenter les transes de Madame Gervaisais
comme expérience divine authentique, son état d’abnégation serait resté paradoxal, car
« abnégation » signifie « sacrifice volontaire de soi-même, de son intérêt. »130 Or, selon ses
nouvelles croyances, l’intérêt de Madame Gervaisais réside dans le perfectionnement de son
âme afin de gagner le salut, et elle ne néglige en rien son salut : au contraire. C’est plutôt
l’intérêt du petit Pierre-Charles qu’elle sacrifie à son but égoïste de mériter le Ciel.
6
Illustration de la fin logique de la maladie des scrupules
L'étroitesse de l'état où elle se trouve à la fin de son processus de prétendue
épuration de l'âme est soulignée par le symbolisme de son dernier logement. A contraster
avec la lumière, l'air, l'ouverture sur la vie de la rue de son premier logement au début du
roman, son nouvel appartement se trouve « [d]ans une immense maison délabrée, à la
grande porte fermée d'une barre de fer, aux fenêtres de rez-de-chaussée grillées de barreaux
[...]. »131 Il semble que délibérément, le choix soit fait d'empêcher qui que ce soit d'entrer
dans cette maison. Tandis que son premier appartement contenait une profusion d'affaires
utiles et belles, sa nouvelle demeure est « à peu près vide[s] de mobilier; [comprenant] un
salon dont la nudité, la pauvreté, la misère avaient donné un saisissement à Honorine [la
servante] lors de sa première entrée dans la maison [...]. »132
A contraster avec les
décorations riantes du premier, ce nouvel appartement a des plafonds sales et ne contient
que très peu de meubles et de petits objets de tous les jours : « Très grand, il [le salon]
paraissait immense par le peu qu'il contenait : un guéridon en noyer, des consoles sans rien
[...] [suit une description de mobilier pauvre]. »133 Il y a un contraste voulu entre la pauvreté
de son appartement et l'impression de lumière et de bien-être qui émane de l'appartement de
son voisin de palier : « sur le palier [il y avait] un atelier de cordonnier qui rayonnait de la
lumière d'une pièce blanchie à la chaux et sans porte. »134 Cette lumière souligne la vie
abondante d'un simple cordonnier qui travaille de ses mains et qui laisse entrer la lumière,
qui accepte la vie en fonction des capacités de sa petite condition, et d'où rayonne la
lumière; c'est-à-dire, que ce cordonnier est une source de lumière. Par contraste, Madame
Gervaisais, qui avait tout, a refusé la vie qu'elle avait, et s'est enfermée volontairement dans
un petit taudis sans lumière. Pour le public du XIXe siècle, qui connaît par cœur les paraboles
129
Emile Zola, « Edmond et Jules de Goncourt : Madame Gervaisais » et « Madame Gervaisais de MM. de
Goncourt » dans Livres d’aujourd’hui et de demain, tome 10, Oeuvres complètes, éd. Henri Mittérand, (Paris,
Fasquelle, Cercle du Livre Précieux, 1966-69), p. 810, dans Watroba, p. 154D.
130
Grand Robert 2001, rubrique « abnégation ».
131
Mme G, p. 212 et sq.
132
ibid.
133
ibid.
134
ibid.
73
bibliques, l’effet de l’apport métaphorique doit être clair : comment se traiter de chrétienne
si l'on fuit l'amour, l'abondance et la lumière?
Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres ; comme je vous
ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes
mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. 135
Si l’intention des Goncourt avait été de dépeindre un mysticisme véritablement surnaturel,
ils auraient pu faire de Mme Gervaisais une toute autre variété de chrétienne. L’effet du
roman des Goncourt aurait été bien différent, par exemple, si, au lieu de L’Imitation de
Jésus-Christ, son texte dévot de prédilection eût été la parabole des serviteurs, selon laquelle
le maître loue les deux serviteurs qui ont réussi à faire croître leur argent :
C’est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ;
entre dans la joie de ton maître.136
Au lieu d’une ascète en voie de désintégration, si les auteurs avaient voulu traiter d’un
véritable surnaturel, faire un véritable « roman mystique », selon le mot d’Edmond, rien
dans la théologie chrétienne n’empêchait les Goncourt de dépeindre une Madame Gervaisais
motivée par le désir d'être la meilleure chrétienne qui soit, à l’aise dans le monde comme
dans l’oraison. Le texte biblique ci-dessus, par exemple, montre un Dieu qui offre aux
humains une vie matérielle, voire, financière, non comme tentation à rejeter, mais comme
champ d'influence pour un « coup d'essai » : une réussite ici-bas qui faciliterait la vie
spirituelle dans le monde à venir. C.S. Lewis, exégète chrétien du
e
XX
siècle, suit de près
cette idée, avec sa propre image pour souligner l'importance du corps, de la vie physique, au
sein de la foi chrétienne :
To shrink back from all that can be called Nature into negative spirituality is as if we ran
away from horses instead of learning to ride. [...]. These small and perishable bodies we now
have were given to us as ponies are given to schoolboys. We must learn to manage : not that
we may some day be free of horses altogether but that some day we may ride bare-back,
confident and rejoicing, those greater mounts, those winged, shining and world-shaking
horses which perhaps even now expect us with impatience, pawing and snorting in the King's
stables.137
Pour rester dans le vernaculaire du christianisme, la place de la lumière dans la vie
de Madame Gervaisais nous montre sa position relative vis-à-vis du Christ, en nous servant
de ses propres critères, en tant que personnage croyant : car elle a quitté un endroit baigné
de lumière pour s'ensevelir dans le coin le moins illuminé possible, ce qui montre que ce qui
la motive tient plutôt de la maladie, quoique maladie spirituelle, que du christianisme, voire,
135
La Sainte Bible, trad. d’après les textes originaux hébreu et grec par Louis Segond, Nlle éd. revue (reprod.
du texte de la Bible Segond à parallèles parue en 1910), Alliance Biblique Française, Paris, 1963 [ci-après :
Sainte Bible], Jean 13:34-35.
136
Sainte Bible, Matthieu 25:21.
137
Lewis, Miracles, p. 167.
74
du catholicisme, car en s'éloignant de la lumière elle s'éloigne métaphoriquement de Celui
qui prétend être la lumière :
Je suis la lumière du monde ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il
aura la lumière de la vie.138
Métaphore adroite, car cette image biblique, elle aussi, aurait été bien connue aux
lecteurs du
e
XIX
siècle, et l'ironie de la chrétienne qui bannit la lumière de sa vie aurait été
frappante.
L'image la plus forte de la description de ce qui sera son dernier appartement est la
vue de ses fenêtres, à contraster avec le mouvement et le bonheur associés avec les fenêtres
des premiers chapitres :
Des deux fenêtres battues de rideaux d'auberge, on voyait l'herbe de solitude, qui pousse sur
une place d'église, [...] un grand mur de briques dénudées, déchaussées, [...] fermant la place
à droite ; le petit cimetière la fermant à gauche avec son préau à jour, [...] - le petit cimetière
baptisant de son nom triste la rue de madame Gervaisais, Via de Cimitero.139
Son horizon est maintenant limité à une église, semée de solitude, avec d'un côté un
mur de briques, symbole s'il en était un de fermeture hermétique, et de l'autre, un cimetière.
Coincé au devant par l'église, la vie bloquée d'un côté par un mur de briques, et de l'autre,
seule issue qui s'offre à elle : la mort. Le nom de la rue même renforce l'image : Via de
Cimitero.
Le « choix », (conscient ou non) de Madame Gervaisais de vivre dans une saleté et
une laideur extrême ressemble au « choix » de conditions de vie abominables d'une
anorexique (v. premier chapitre). Ce désir d'abaissement140 peut entraîner très loin une
anorexique - pour Ann Cox, comme nous l’avons déjà vu, il s'agit de manger dans les
poubelles, d'avoir perdu contrôle de ses défécations, de garder en permanence un seau sous
son évier pour les vomissements qu'elle ne contrôle presque plus. Madame Gervaisais est
passée de grande dame à une créature quasi bestiale qui ne possède presque même plus de
linge,141 qui a perdu la faculté de persuader par la parole (et le verbe, c'est Dieu!), 142 qui a
rejeté tout sentiment noble humain, et qui, comme nous l’avons vu, en arrive presque à
griffer Honorine pour la forcer à se confesser, à accepter son catholicisme :
Alors venaient des scènes de sa maîtresse [c-à-d de Mme G, de la maîtresse d'Honorine], des
violences presque, des rages saintes de conversion où elle voulait l'arracher de force aux
138
Sainte Bible, Jean 8:12.
Mme G, pp. 212 et sq.
140
Cf. « the [...] will to self-dissolution of the narcissistic (sado-masochistic) psyche... », Raylene L. Ramsay,
« Autobiographical Fictions », dans William Thompson, The Contemporary Novel in France, (Gainesville,
University Press of Florida, 1995), (pp. 37-53), p. 49C.
141
Mme G, p. 253D et sq.
142
Victor Hugo, « Suite », N° VIII, « Aurore », dans Les Contemplations (Paris, Poche, 1972), (pp. 29-32),
p. 32.
139
75
idées qu'elle devinait en elle, à son impiété. Une fois même, dans son exaspération, les
mains de madame Gervaisais, ces mains de femme du monde, s'oublièrent jusqu'à
s'approcher, colères et prêtes à griffer, du visage patient et résigné de la domestique [...].143
Cet abaissement voulu et durement acquis est exprimé dans un lexique frappant par
sa ressemblance avec celui utilisé pour décrire les anorexiques. En fait, nous avons lu
Madame Gervaisais pour la première fois, en français, juste après une période d'étude, en
anglais, de textes médicaux et sociologiques sur l'anorexie mentale et d'autres troubles du
comportement alimentaire, et la description de Madame Gervaisais nous frappa alors
comme une traduction directe de l'anglais vers le français des caractéristiques et
préoccupations des anorexiques de nos jours.
Quelques exemples tirés de Madame
Gervaisais seront très familiers après le premier chapitre de la présente thèse :
« soumission »,144 « servitude »,145 « exigence »,146 « se réduire »,147 « comprimer »,148
« humiliation »,149
« ascétiques »,150
« mépris »,151
« abjection ».152
S’appuyant sur
L’Imitation de Jésus-Christ, elle se réduit tout autant qu’une anorexique, au physique
comme au spirituel :
A force de s’entendre répéter, par ces pages qui semblaient lui parler, qu’elle méritait les
mépris et les abjections, qu’elle ne pouvait être assez persécutée, contredite, rebutée, ravalée,
qu’elle était digne d’horreur, de damnation, d’anathème, d’exécration, - elle touchait au bout
de l’abaissement et de la diminution de sa personnalité [...]. 153
Madame Gervaisais s'est anéantie pour des raisons religieuses, scrupuleuses, basées sur le
sentiment de sa propre culpabilité doublée d'un désir de perfection absolue. Les mêmes
mots sont utilisés à maintes reprises pour décrire l'anorexique moderne : son désir de la
minceur extrême et le désir de Madame Gervaisais de la piété extrême dérivent tous les
deux d'un processus plus insidieux de destruction de la volonté profonde.
L'ironie finale est qu'elle a prié les saints d'abord par amour de son fils, mais l'ultime
épreuve que son confesseur exige d’elle est de cesser d'aimer ce fils. Il lui faut des mois et
beaucoup de récidives, mais enfin elle parvient à considérer son amour pour son fils comme
143
Mme G, p. 217D et sq.
Edmond et Jules de Goncourt, Madame Gervaisais (Paris, Charpentier, 1876), consultée en version
numérisée, Gallica, Bibliothèque nationale de France, cote : NUMM-88536 (ci-après : « Mme G,
Charpentier »), p. 205, p. 215, p. 227.
145
Mme G, Charpentier, p. 215.
146
Mme G, Charpentier, p. 160 , p. 267. v. aussi « exigences », p. 226 ; « exigé », p. 28 ; « exige », p. 147 ;
« exigeait », p. 205, p. 215, p. 226, p. 291.
147
Mme G, Charpentier, p. 215. v. aussi : « réduit », p. 222 ; « se réduisait », p. 285.
148
Mme G, Charpentier, p. 215. v. aussi : « comprimé », p. 52, p. 267 ; « comprimée », p. 98 ;
« comprimait », p. 247.
149
Mme G, Charpentier, p. 8, p. 104. v. aussi : « humiliations », p. 285 ; « humiliée », p. 50, p. 217 ;
« humilier », p. 199, p. 242 ; « humilité », p. 205, p. 216.
150
Mme G, Charpentier, p. 216.
151
Mme G, Charpentier, p. 22, p. 131, p. 216, p. 226, p. 238, p. 285. v. aussi : « méprisant », p. 134 ;
« mépriser », p. 171.
152
Mme G, Charpentier, p. 285. v. aussi : « abjections », p. 216.
153
Mme G, Charpentier, p. 216.
144
76
un péché, aidée en cela par les exhortations de l'Imitation de Jésus-Christ. Finalement
Madame Gervaisais réussit à dominer cette dernière impulsion naturelle et le processus est
complété : elle s’est anéantie.
Il ne lui reste plus rien d'humain, ni physiquement, ni
spirituellement.
Il est important de comprendre la pauvreté de sa vie spirituelle aussi bien que
l'annihilation de son corps. L'extinction délibérée de tout en elle qu’elle ne perçoit pas
comme communication avec Dieu n'a laissé aucune place pour un éventuel développement
de son âme ; le dénuement quasiment littéral de son corps n'a pas permis de libérer une
grande énergie qu'elle ait pu dédier à soulager les pauvres ou à guider les pécheurs vers une
vie de sainteté. La destruction quasi totale en elle de tout ce qui était humain n'a pas fait
place à un épanouissement de la vie spirituelle ; elle n'est pas inspirée ; ce n'est pas un saint
François, qui rejette les plaisirs et les devoirs d'une vie de bourgeois riche pour se
concentrer sur une vie de religion active.
Il ne faut pas confondre cette « maladie des scrupules » avec une discipline saine,
quoique forte, qui ait pour raison d'être de libérer une grande énergie, spirituelle comme
physique, qui puisse être dédiée à de grandes œuvres.
Il est clair au contraste entre les images du début du roman (les fleurs, la lumière, le
mouvement, la multiplicité d’objets d’art et de tous les jours) et celles de la fin (la
claustration, l’absence de lumière, la mort (constamment présente, dans l’aboutissement de
la rue (on pourrait dire du chemin) choisi par Madame Gervaisais, ainsi que dans le nom de
cette rue, la maladie, l’immobilité des transes de Madame Gervaisais), que ce qui intéresse
les Goncourt dans leur roman, c’est le processus de désagrégation que vit leur héroïne, une
décomposition observée d’un œil qui se veut scientifique, médical. Bien que leur livre n’ait
pas été très apprécié154 ils ont offert leurs talents d’écrivains à la science, pour faire ce que
le docteur Robin ne pouvait pas :
Quel dommage, quelle perte qu’une pareille intelligence d’observateur et de physiologiste
n’écrive pas un livre, dont il nous donnait, ce soir, un si curieux morceau sur les effets
moraux des maladies de poitrine – un livre dont pas un médecin n’a fixé une ligne et qui
serait consacré à la clinique médico-littéraire [...].155
Ils jubilent, peu après avoir fini le livre :
Personne n’a encore caractérisé notre talent de romanciers. Il se compose du mélange
bizarre et unique, qui fait de nous à la fois des physiologistes et des poètes. 156
154
V., par ex., Goncourt, Journal, t.II, p. 204D, « Pas une lettre, pas un mot, pas un témoignage quelconque de
quelqu’un [...]. », ou p. 206, pour les « coups de boutoirs » et « reproches aigres » de Sainte-Beuve.
155
Goncourt, Journal, t.II, p. 151D.
156
Goncourt, Journal, t.II, p. 200D et sq.
77
7
Une dernière chance : conclusion du chapitre
Voilà donc Madame Gervaisais réduite à une petite ruine de femme sale en haillons,
accroupie dans son taudis.
A ce point, le frère cadet de Madame Gervaisais (auparavant bien-aimé, récemment
laissé pour compte), inquiet du manque de correspondance de sa part, arrive chez elle à
Rome, et il arrive comme une bouffée d'air frais dans une vie devenue rien qu'anathème et
étouffement. Horrifié, il lui oppose son amour et sa logique, et arrive à la persuader de son
égarement. Elle se réveille, se rend compte de l'abîme quasiment bestial dans lequel elle est
tombée, et accepte de revenir au niveau de vie pleinement humaine, elle se lave, s'habille,
mange, et rend même son amour à son fils.157
Mais il est trop tard : la tuberculose la réclame en quelques jours, et,
symboliquement, son corps, affaibli par toutes ses rigueurs religieuses, si semblables aux
rigueurs que les anorexiques s'imposent, s'écroule sur son fils au moment où elle meurt.
Les Goncourt ont dépeint le déclin à travers une maladie physique et nerveuse qui
ressemble à la fois à un grand mysticisme et à l’anorexie mentale, en illustrant par la fiction
les idées de Robin sur l’interdépendance des états d’âme et de la maladie somatique. Bien
que d’autres conditions que l’anorexie mentale soient derrière l’écroulement de Madame
Gervaisais, la similarité des deux processus est frappante.
Derrière l’image de la destruction graduelle mais totale de la grande dame si belle, si
aimante et si maîtresse de la culture intellectuelle, se dissimule la figure de la Mort avec M
majuscule : la Mort qui, les Goncourt le savent déjà, guette de près Jules.
157
Mme G, p. 266 et sq.
78
CHAPITRE TROIS
AURORE DUPIN, PENSIONNAIRE
Si j'avais eu affaire à un fanatique, je serais morte ou
folle [...].1
Notre deuxième scrupuleuse est une femme réelle, mais vue à travers le prisme
déformant de l'autobiographie.
Il faut donc garder à l’esprit les limitations dans
l’interprétation de toute œuvre autobiographique, reconnaissant la part de fiction qui entre
dans la construction de ce texte dont l’héroïne sera un personnage pas tout à fait identique à
son auteur.2
Aurore Dupin, la future George Sand, se raconte dans Histoire de ma vie,
autobiographie publiée en 1854, alors que l'auteur a cinquante ans. L’épisode qui nous
concerne se déroule quand Aurore, âgée de quinze ans, est pensionnaire dans un couvent.
1
Soupçonner l’autobiographie
Il faut avant de commencer notre analyse de ce portrait faire quelques observations
sur les origines de ce texte. Les questions usuelles se posent sur le degré d’authenticité
auquel on peut s'attendre quand il s'agit des réminiscences sur sa propre jeunesse d'une
personne célèbre. Les motivations qui poussent l'auteur à écrire s'avèrent primordiales.
George Sand déclare au tout début de son Histoire de ma vie que « C'est un devoir
de faire profiter les autres de sa propre expérience. »3 Consciemment, au moins, elle veut
servir : elle parle de sa « conviction sur l'utilité de ces Mémoires [...] »4 Elle prétend ne pas
vouloir se confesser « comme Jean-Jacques »,5 ni se justifier,6 ni faire un ouvrage d'art,7 ni
accuser ceux qui lui ont fait du mal,8 ni révéler de scandales.9 Elle s’avère être consciente
de la difficulté de se présenter comme une unité, car elle dit que « [l]a nature humaine n’est
qu’un tissu d’inconséquences, et je ne crois point du tout (mais du tout) à ceux qui
1
HV, p. 993D.
V. Introduction de la présente thèse, p. 8 et sq. ; chapitre sept de la présente thèse, p. 168 et sq.
3
HV, p. 5B ; p. 1457D.
4
HV, p. 13C.
5
HV, p. 12.
6
HV, p. 12.
7
HV, p. 13.
8
HV, p. 13D.
9
HV, p. 13D.
2
79
prétendent s’être toujours trouvés d’accord avec le moi de la veille. »10 Elle accepte aussi
qu'en écrivant sa propre vie, inévitablement elle fait un choix, et qu'elle se sert de ses
propres critères pour juger de la valeur de tel ou tel souvenir :
Je ne pense pas qu'il y ait de l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre vie,
encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous
paraissent valoir la peine d'être conservés.11
Grande Romantique, son intention avouée est de faire « ce que j'ai toujours conseillé aux
autres de faire pour eux-mêmes : une étude sincère de ma propre nature et un examen
attentif de ma propre existence. »12
Elle déclare avoir fait un examen pour mieux se
connaître elle-même, et s'offre aussi bien comme modèle pour les autres, comme « l'ami
[qui] dit à l’ami » :13 « J'ai souffert les mêmes maux, j'ai traversé les mêmes écueils, et j'en
suis sorti ; donc tu peux guérir et vaincre. »14
Nous devons, évidemment, nous approcher de ce texte autobiographique, écrit après
une assez longue période de recul, avec l'esprit ouvert aux écarts fréquents et évidents entre
l'intention consciente et des motivations plus profondes, et la possibilité de mauvaise foi.
Comme pour toute œuvre autobiographique, il ne peut y avoir d’accord parfait entre la vie
vécue et la vie représentée sur papier par l'auteur. Nous reconnaissons que, comme tout être
humain, Sand se connaît plus ou moins bien et se transcrit sur papier avec plus ou moins
d'exactitude.
Elle a choisi d'inclure l'épisode de sa scrupulosité, et d'insister sur les
mouvements de son âme à cette époque, sans doute pour plusieurs raisons.
Nous ne pouvons que spéculer sur celles-ci : l'importance des choix faits à cet âge
pour l’évolution de tout être humain?
Son appartenance sincère à l'église catholique
pendant sa jeunesse? (ce qui rendrait, à certains yeux, plus respectable le développement de
ses attitudes spirituelles plus tard), son désir d’exhiber les transports de son âme, son
extrême sensibilité? L'occasion que cet épisode lui procure d’exercer ses talents d'écrivain?
Car il s’agit d’une scène gothique des plus belles : la description de la chapelle la nuit est
pleine de suspense, dotée d’une voix mystique,15 ainsi qu’une étoile qui semble la regarder
par le vitrage,16 le tout embaumé de chèvrefeuille et de jasmin.17 Espère-t-elle que d'autres
jeunes filles de quinze ans, également éprises de la beauté d'un idéal de pureté et de
perfection, puissent s'inspirer de son histoire pour se tourner dans des directions plus utiles,
10
HV, p. 13C.
HV, p. 5B.
12
HV, p. 5C.
13
HV, p. 10A.
14
HV, p. 10A.
15
HV, p. 953D et sq.
16
HV, p. 952D et sq.
17
HV, p. 952D.
11
80
puissent lire ce récit comme un conte moral, et bien réfléchir avant de se jeter dans ce que
Sand voit maintenant comme une erreur de jeunesse à éviter?18 Ce sont des motivations
plausibles, à ajouter à l'aveu de Sand elle-même que nous venons de voir : qu'elle écrit pour
mieux se connaître, et pour s'offrir en exemple : motivations également plausibles, mais sans
doute incomplètes.
On pourrait, d’ailleurs, poser l’hypothèse d’un préjugé anti-clérical : il est vrai que
George Sand a beaucoup écrit contre le rôle du prêtre comme directeur de conscience,
surtout pour les jeunes filles et les femmes mariées,19 et que peu après l'épisode de sa vie
étudié ici, elle exprime son indignation devant un prêtre qui s’enquiert trop hardiment de la
possibilité qu’elle soit amoureuse,20 mais dans l’épisode qui nous concerne elle fait l’éloge
d’un prêtre particulier, comme nous le verrons.
2
Tentations d'abîme
Observons donc Aurore, quinze ans, pensionnaire au couvent depuis l’âge de treize
ans seulement, élevée jusque-là entre une grand-mère aristocratique, rationaliste, et athée, et
une mère sentimentale issue du peuple. Aurore est l'un des principaux « diables » du
couvent, s'amusant à quitter la salle de classe sous le nez de l'institutrice, à transgresser
toutes les règles et portant souvent le bonnet de nuit comme punition de ses escapades.21
Après une période de vide, où elle continue sa vie de « diable » plutôt par habitude
que par goût, elle entre dans la chapelle à la nuit tombante par esprit de désobéissance, 22 et
18
Ou, au moins, à laisser derrière soi en mûrissant.
Par exemple, George Sand, Mademoiselle la Quintinie, (Paris-Genève, Slatkine Reprints, coll.
« Ressources », 1979 [1863]). Réimpression de l’édition de Paris, 1877.
20
HV, p. 1072D et sq. Aurore a dix-sept ans, et ses paroles choquées font écho à celles de certains écrivains
de l’époque sur le danger du prêtre dans la confession de la jeune fille (v. chapitre quatre de la présente thèse,
p. 94 et sq.). « Toute la pureté de mon être se révoltait contre une question indiscrète, imprudente, et selon
moi, étrangère à la religion. […]. Il me semblait […] vouloir usurper sur moi une autorité morale que je ne lui
avais pas donnée, et cet essai maladroit, au beau milieu d’un sacrement où je portais tant d’austérité d’esprit [la
confession], me révolta comme un sacrilège. Je trouvai qu’il avait confondu la curiosité de l’homme avec la
fonction du prêtre. D’ailleurs l’abbé de Prémord, scrupuleux gardien de la sainte ignorance des filles, m’avait
dit : on ne doit point faire de questions, je n’en fais jamais, et je ne pouvais, je ne devais jamais avoir foi en un
autre prêtre que celui-là. » [En italique dans le texte], HV, p. 1073 et sq.
21
V., par exemple, « l’enfant est diable, comme elles disent […]. » [en italique dans le texte], HV, p. 914C ;
« C’est Dupin ou Gillibrand », HV, p. 880A ; elle sort de la classe, HV, p. 881 et sq. ; les diables sortent des
récréations du soir dans la classe pour « délivrer la victime » [en italique dans le texte], jeu romanesque qui se
joue souvent (« Tous les soirs, hors de classe […] », HV, p. 882B), dans les caves et les passages lugubres du
couvent, HV, pp. 886A-893B ; « j’étais notée par toutes les maîtresses et tous les professeurs comme ne faisant
absolument rien, et […] le bonnet de nuit était ma coiffure habituelle. » [En italique dans le texte], HV,
p. 895C.
22
HV p. 950C. « On n’y allait point à ces heures-là sans permission, et c’est ce qui me décida à y aller. Je ne
dérogeais point à ma dignité de diable en entrant là par contrebande. »
19
81
subit une conversion mystique. En contemplant un tableau23 elle semble entendre les mots
qu’a entendus saint Augustin : « Tolle, lege » :24
Tout à coup je ne sais quel ébranlement se produisit dans tout mon être, un vertige passe
devant mes yeux comme une lueur blanche dont je me sens enveloppée. Je crois entendre
une voix murmurer à mon oreille : Tolle, lege.
[...].
[...] je sentis que la foi s'emparait de moi, comme je l'avais souhaité, par le cœur.
[...].
Et mes larmes coulaient comme une pluie d'orage, mes sanglots brisaient ma poitrine, j'étais
tombée derrière mon banc. J'arrosais littéralement le pavé de mes pleurs. 25
Il s'ensuit une période de plusieurs mois durant laquelle elle goûte les indicibles
plaisirs de la sensation d’état de grâce, « c'est-à-dire, la juste confiance qui fait que l'on se
sent véritablement assisté de l'esprit divin. »26 Mais soudain, elle n'a plus cette émotion, et
elle s'inquiète. Elle se demande si elle n'a pas péché. Elle « s'épluche »27 l'âme pour savoir
quel a bien pu être son péché, et elle se confesse de tout ce qu'elle parvient à trouver. Elle
en parle avec sa chère Mère Alicia, Mère Supérieure du couvent, qui est devenue la
confiante préférée d’Aurore, et qui essaie de la rassurer en lui disant que cela arrivait à tout
chrétien sincère, que cela passerait, et que si elle n'avait commis aucun grand péché, il n'y
avait aucune raison de s'inquiéter.28
Mais l'émotion qu'elle a perdue était si dévorante que la vie lui semble maintenant
aride et dépourvue de charme. Elle devient aussi malade au sens physique : elle a des maux
d'estomac, elle est constamment fatiguée, elle a perdu l'appétit et le sommeil. Elle est
affaiblie par l’extrémisme de ses dévotions et par ses « austérités »,29 y compris le port d'un
« cilice » qu'elle s'est fabriqué elle-même : « un chapelet de filigrane qui [l]'écorch[e] » et la
fait saigner, qu'elle porte autour du cou.30 Mangeant peu, fatiguée par ses austérités, et
remplie de sentiment de culpabilité, elle doit ressembler corps et âme à une anorexique
moderne.
Cherchant désespérément à mettre fin aux souffrances de son âme, elle se persuade
qu'une suite de péchés véniels équivaut à un péché mortel :31
« Oui, me disais-je, il faut que ce soit ma faute. Il faut que j'aie commis un crime et que ma
conscience endurcie ou hébétée ait refusé de m'avertir. »
23
HV, p. 948D. Tableau de peintre inconnu, vraisemblablement espagnol, du XVIIe siècle, qui se trouve
maintenant au Saint Augustine’s Priory à Ealing, en Angleterre. Il représente Saint Augustin sous le figuier,
les mots « tolle, lege » écrit sur un rayon qui illumine son visage. Note No.2 de Georges Lubin, HV p. 1426.
24
Le « Prends, lis » de la conversion de saint Augustin, racontée dans ses Confessions.
25
HV, p. 953D et sq.
26
HV, p. 992A.
27
HV, p. 991C.
28
HV, p. 990D.
29
HV, p. 990A.
30
HV, p. 965B.
31
HV, p. 991C.
82
Et me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché avec une incroyable
rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand on cherche ainsi sans pouvoir
rien trouver! [...] je cherchai de nouveau cette quantité de péchés véniels que j'avais dû
commettre, que je commettais sans doute à toute heure, sans m'en rendre compte [...].
[...].
Il y eut excès d'humilité dans mon retour sur moi-même. Je ne savais rien faire à
demi. Je pris la funeste habitude de scruter en moi les petites choses. 32
La similarité de l’attitude de rigueur envers elle-même de l’anorexique moderne est
frappante :
Her precarious sense of self is fused with an intense perfectionism [...]. Since she measures
herself in every arena of her life – in her appearance, grades, and professional achievements
– against an absolute standard of perfection, she never feels « good enough » [...]. She is
convinced that no one will accept her, approve of her, or love her unless she is absolutely
perfect.33
Le confesseur d’Aurore, l’abbé de Prémord, la prend d'abord au mot et la gronde
gentiment, avant de s'informer de sa conduite auprès des religieuses. Mais Aurore croit voir
plus clair qu’elles dans son propre cœur :
Qu'apprendrez-vous par là? [...] Des personnes indulgentes et qui me chérissent vous diront
que j'ai les apparences de la vertu, mais si le cœur est mauvais et l'âme égarée, moi seule puis
en être juge, et le bon témoignage que l'on vous portera de moi ne me rendra que plus
coupable.34
Son attitude rappelle celle de l’anorexique, qui, elle aussi, croit cacher un cœur malpropre
sous un extérieur acceptable, comme nous l’avons déjà vu au premier chapitre :
[...] everybody thinks you’re doing so well and everybody thinks you’re great, but your real
problem is that you think that you are not good enough. 35
If they just scratched the surface they would find me
- a devil, a demon with a hell-scorched soul.36
Les excellents témoignages sur Aurore que Prémord reçoit des religieuses,
juxtaposés avec les auto-accusations d’Aurore, permettent au prêtre de reconnaître la
scrupulosité :
Je m'accusais de froideur, de relâchement, de dégoût, de sentiments impies, de tiédeur dans
mes exercices de piété, de paresse à la classe, de distraction à l'église, de désobéissance par
conséquent, et cela, disais-je, toujours, à toute heure, sans contrition efficace, sans progrès
dans ma conversion, sans force pour arriver à la victoire.37
32
HV, p. 991B. C’est nous qui soulignons.
Way, p. 22D et sq.
34
HV, p. 994B.
35
Bruch, Golden Cage, p. 135B.
36
Cox, p. 30C.
37
HV, p. 993 et sq. cf chapitre quatre.
33
83
Aurore, comme toute jeune fille pensionnaire du
XIX
e
siècle, avait des livres de piété
pour lui apprendre à formuler ses petits péchés,38 mais l’anorexique moderne n’a pas besoin
de formulaires pour exagérer ses petites imperfections en fautes majeures :
[Anorexics] blame themselves for their real or imagined shortcomings, and there is a definite
self-punishing element in the way they deny themselves creature comforts or pleasure. 39
Le directeur de conscience d’Aurore exige qu'elle aille jouer :
[...] j'exige que vous sortiez de cette exagération. Plus elle est sincère, plus elle est
dangereuse. Je veux que vous viviez pleinement et librement de corps et d'esprit ; et comme
dans la maladie des scrupules40 que vous avez il entre beaucoup d'orgueil à votre insu sous
forme d'humilité, je vous donne pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusements
innocents41 de votre âge. Dès ce soir, vous courrez au jardin comme les autres, au lieu de
vous prosterner à l'église en guise de récréation. Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux
barres. L'appétit et le sommeil vous reviendront vite, et quand vous ne serez plus malade
physiquement, votre cerveau appréciera mieux ces prétendues fautes dont vous croyez devoir
vous accuser.42
L'abbé de Prémord offre ainsi le traitement traditionnel des scrupules, comme le décrit le
Dictionnaire de théologie catholique :
Après l’oraison, le remède par excellence contre le scrupule est l’obéissance entière à un
confesseur prudent et éclairé.43
Comme nous l’avons vu au chapitre deux, le scrupuleux doit suivre d'humble obéissance
son confesseur, sans se tracasser de la possibilité que ce dernier le conseille mal, car même
si le confesseur tombait dans l'erreur, ce serait le prêtre et non le scrupuleux qui serait
considéré responsable du péché.
Selon l’abbé de Prémord, pour qu’Aurore guérisse de ce qui lui ronge l'âme, il lui
faut d'abord reprendre un rythme physique normal, tout comme une anorexique, qui doit
recommencer à manger plus correctement avant de pouvoir comprendre la nécessité de bien
se nourrir, car, comme nous l’avons vu au premier chapitre, arrivé à un certain niveau de
privation de nourriture et de repos, le cerveau ne fonctionne plus correctement.44 Aurore
proteste contre cette demande de relâcher l’austérité :
- Ô mon Dieu! m'écriai-je, vous m'imposez là une plus rude pénitence que vous ne pensez.
J'ai perdu le goût du jeu et l'habitude de la gaieté. Mais je suis d'un esprit si léger, que si je
ne m'observe à toute heure, j'oublierai Dieu et mon salut.45
38
V. chapitre quatre de la présente thèse, p. 94.
Bruch, Golden Cage, p. 74A.
40
En italique dans le texte
41
Oxymoron dans le lexique de l'anorexique.
42
HV, p. 994D et sq. C'est l'abbé de Prémord qui parle. Il a aussi un œil sur la grand-mère : les parents sont
mécontents s’ils croient qu’on attise les vocations.
43
Dictionnaire de théologie catholique, rubrique « scrupule », p. 1740A.
44
Bruch, Golden Cage, p. 11B, v. premier chapitre de la présente thèse, section « Inanition ».
45
HV, p. 995B.
39
84
La voilà arrivée à ce que nous nous plaisons à appeler le « moment Prémordial ».
On accuse Aurore d'être plus pieuse que ce que demande la vertu, d'en être malade, et son
prêtre (l’abbé de Prémord) la conseille, voire, la somme, de baisser un peu le degré de ses
efforts religieux. Comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, c’est à ce même point
qu’arrive Madame Gervaisais, qui aspire, elle aussi, à d’avantage de vertu que son directeur
de conscience, le Père Giansanti, ne trouve sain. Comme nous avons vu au deuxième
chapitre, le conseil du père Giansanti est quasi identique au conseil de l’abbé de Prémord :
en essence, « vous êtes déjà plus que vertueuse : laissez-moi vous dire si jamais vous péchez
réellement ; soyez plus douce envers vous-même. »
Mais comment obéir, si obéir semble équivaloir à désobéir à sa conscience ? Le
directeur de conscience d’Aurore semble lui conseiller d’essayer d’être moins parfaite que
sa capacité ne le lui permette, ce qui va à l’encontre de tout ce qu’elle a appris au couvent.
Quel danger pourrait-il bien y avoir à obéir ?
3
Nobler in the Mind?46
Malgré ses protestations, l'abbé de Prémord réussit quand même à persuader Aurore
d’obéir moins aux exigences de la vertu parfaite, qui, pour elle, implique un refus du corps
et de la vie physique, en lui rappelant que « Jésus voulait que ses disciples eussent les mains
lavées et la chevelure parfumée »,47 et que, puisqu'il lui ordonne de s'amuser, par pénitence,
elle aura en ce faisant accompli un devoir.48 De plus, il l'assure qu'une fois guérie, sa
conscience l'avertira si elle va trop loin dans la dissipation.49 Elle ne peut pas se fier à sa
conscience tout de suite, car une hypersensibilité de la conscience est l'une des
manifestations principales de sa maladie : « le scrupuleux est d’une sensibilité plus vive. De
ce fait le jugement porté par la conscience risque d’être faussé. [...] si l’âme est “agitée par
les scrupules”, il ne doit pas être écouté. »50
Le scrupuleux doit renoncer à suivre les mouvements de sa conscience, tout comme
Ulysse doit se faire attacher au mât pour pouvoir écouter le chant grisant des sirènes : sans
cela, le mouvement naturel de son coeur ensorcelé serait de se jeter dans les vagues jusqu’à
ce que mort s’ensuive, à la recherche d’une chimère.51
46
Shakespeare, Hamlet, Acte III, Sc. 1.
HV, p. 995D.
48
HV, p. 996A.
49
HV, p. 995B.
50
Dictionnaire de théologie catholique, rubrique « scrupule », p. 1736A.
51
Homère, l’Odyssée, Livre 12. Homer, The Odyssey, trad. R.D. Dawe (Lewes, Book Guild, 1993).
47
85
Aurore accepte la ligature métaphorique de renoncer à suivre la voix menteuse de sa
propre conscience, « l'obéissance passive étant le premier devoir du chrétien »,52 et bien
vite elle retrouve la passion du jeu et du mouvement physique.53 Ces petits cailloux dans les
chaussures, les scrupules, ne l'empêchent plus de marcher :
Tout ce que mon bon directeur m'avait prédit m'arriva. Je recouvrai promptement la santé
physique et morale. Le calme se fit dans mes pensées ; en interrogeant mon cœur, je le
trouvai si sincère et si pur que la confession devint une courte formalité [...]. 54
Trente-cinq ans plus tard,55 George Sand trouve heureux, d'abord, que l'Aurore
qu’elle a été ait accepté le conseil - l'exigence - de son directeur de conscience, et,
deuxièmement, que ce directeur de conscience ait été un homme de sagesse et d'une fine
compréhension de l'esprit humain, et donc digne d’obéissance.
Sand se montre
reconnaissante de la sagesse et de la fermeté de son confesseur d’alors :
J'eus le bonheur de rencontrer un digne prêtre, qui fut longtemps pour moi un ami tranquille,
un conseiller fort sage. Si j'avais eu affaire à un fanatique, je serais morte ou folle [...] à un
imposteur, je serais peut-être athée [...].56
Nous avons vu au deuxième chapitre les conséquences éventuelles de suivre les conseils
d’un directeur de conscience fanatique. Le père Sibilla des frères Goncourt personnifie
cette possibilité imaginée par George Sand, et la ruine de Madame Gervaisais (folle, et
(ensuite) morte) découle directement d’une application rigide et logique des duretés de la
version de chrétienté exemplifiée dans L’Imitation de Jésus-Christ.57
4
L’Imitation de Jésus-Christ et Le Génie du Christianisme
George Sand, en réfléchissant sur les influences de sa jeunesse, trouvait beaucoup à
dire sur cette même Imitation, livre imprimé sur son âme aux jours de ses scrupules. 58 Elle
verse beaucoup d'encre dans ses mémoires sur la perplexité créée dans son âme par ce livre
et par Le Génie du christianisme, de Chateaubriand : deux livres issus de la même tradition
chrétienne et offerts par son directeur de conscience, l'abbé de Prémord, et par la sœur
Marie-Alicia, Mère supérieure de son couvent.59 Ces livres semblaient lui offrir deux
instructions totalement opposées l'une à l'autre : ils l’incitent à accepter ou à rejeter le
monde, à adorer Dieu en aimant son prochain, ou à rejeter tout ce qui n'est pas Dieu de
52
HV, p. 996B. Paradoxalement, elle doit obéir à l’abbé de Prémord, qui exige qu’elle obéisse moins.
HV, p. 996B.
54
HV, p. 996D.
55
George Sand a cinquante ans à la publication de l’Histoire de ma vie en 1854.
56
HV, p. 993D. C’est nous qui soulignons.
57
Rappelons que les Goncourt ont lu l’Histoire de ma vie en 1868 et écrit Madame Gervaisais en 1869.
58
HV, p. 1041B.
59
HV, p. 1042B.
53
86
façon directe.60 L'Imitation, comme nous l’avons vu au deuxième chapitre, est quasiment la
même voix que la voix interne des anorexiques, appelée souvent « La Voix dans la tête » ou
simplement « la Tête, »61 insistant sur la culpabilité, l'effort pour s'isoler de tout ce qu'on
aime ou préfère, et n'autorisant qu'un champ d’exercice très limité :
Il [L’Imitation] me commandait d’oublier toute affection terrestre, d’éteindre toute pitié dans
mon sein, de briser tous les liens de la famille, de n’avoir en vue que moi-même et de laisser
tous les autres au jugement de Dieu.62
Tout était coupable en moi, même mon admiration pour sœur Hélène, même mon amitié
pour Marie-Alicia, même ma sollicitude pour ma grand-mère infirme... Tout était criminel
dans ma conscience et dans ma conduite [...].63
Le Génie du Christianisme, par contre, invite à un élargissement du monde du
chrétien dans le monde, l'invite à développer tout ce qui est bon et beau en lui-même, en
l'humanité. Sous l'influence de Chateaubriand, elle « senti[t] [la] dévotion se redorer de tout
le prestige de la poésie romantique.
La foi [...] [se fit sentir] comme une lumière
éclatante. »64 Sand cite Chateaubriand,65 qui, ne croyant plus aux bases de la chrétienté,
rejette le dogme qui en sort logiquement :
Il fallait prendre la route contraire, [...] ne pas prouver que le christianisme est excellent
parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent. [...] On devait
dire qu’elle [la religion chrétienne] favorise le génie, épure le goût, développe les passions
vertueuses, donne de la vigueur à la pensée [...], qu’il n’y a point de honte à croire avec
Newton et Bossuet, Pascal et Racine : enfin, il fallait appeler tous les enchantements de
l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle
on les avait armés.66
Au contraire, voici, selon elle, l'esprit de L'Imitation :
« Quitte-toi, abîme-toi, méprise-toi ; détruis ta raison, confonds ton jugement ; fuis le bruit
des paroles humaines. Rampe, et fais-toi poussière sous la loi du mystère divin ; n'aime rien,
n'étudie rien, ne sache rien, ne possède rien, ni dans tes mains ni dans ton âme. Deviens une
abstraction fondue et prosternée dans l'abstraction divine ; méprise l'humanité, détruis la
nature, fais de toi une poignée de cendres, et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout
quitter » Ainsi se résume ce livre à la fois sublime et stupide, qui peut faire des saints, mais
qui ne fera jamais un homme. 67
George Sand trouve cette version du christianisme égoïste :
60
Cf, au chapitre sept de la présente thèse (p. 181) le moment de choix pour Simone de Beauvoir : un choix
logique s’impose entre Dieu et le monde – le monde qu’elle aime. La version de Dieu qu’elle rejette (car elle
aime les pommes interdites, les « mauvais » livres et la beauté de la nature) est une version de Dieu fortement
influencée, elle aussi, par la lecture de L’Imitation de Jésus-Christ.
61
V. premier chapitre, p. 33 et sq.
62
HV, p. 1041C.
63
HV, p. 1042A.
64
HV, p. 1038A.
65
Sans mettre de référence de page, mais, selon les notes de Lubin : « Génie ..., liv. I, chap. I (transcription
légèrement infidèle). » HV, Note 1 de la page 1044.
66
HV, p. 1043C.
67
HV, p. 1040B.
87
Je n'hésiterai donc pas à le dire : Le catholicisme de Jean Gerson est anti-évangélique, et, pris
au pied de la lettre, c'est une doctrine d'abominable égoïsme. [...] Je sentis qu'il y avait une
lutte ouverte en moi, et complète, entre l'esprit et le résultat de ces deux lectures. D'un côté,
l'annihilation absolue de l'intelligence et du cœur en vue du salut personnel ; de l'autre, le
développement de l'esprit et du sentiment, en vue de la religion commune 68
Comme Madame Gervaisais, (qui refuse la version « di manica larga » du christianisme),69
Aurore Dupin a le bonheur qu'on lui offre une alternative :
On voit que la question était bien nettement posée devant mes yeux. D'une part, abrutir en
soi-même tout ce qui n'est pas la contemplation immédiate de Dieu seul ; de l'autre, chercher
autour de soi et s'assimiler tout ce qui peut donner à l'âme des éléments de force et de vie
pour rendre gloire à Dieu. [...] « Soyons boue et poussière. Soyons flamme et lumière. »70
Son indécision la rendait impotente, comme le font la scrupulosité et l'anorexie.
Dans les deux « maladies », toute l’énergie vitale est concentrée sur la punition de prétendus
péchés et avant qu'Aurore n'aboutisse à une décision il s’exerce une guerre intérieure qui
requiert, elle aussi, toute son énergie vitale :
J'étais dans de grandes perplexités. Au galop de Colette [sa jument] j'étais tout
Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson, et me reprochais le soir mes
pensées du matin.71
Le dilemme n'a pas été résolu rapidement. Possédant le loisir nécessaire pour faire
des études philosophiques, et ayant reçu la permission de Prémord, elle se lance dans une
étude des grands penseurs de l'histoire humaine, religieux et profanes, n'ayant plus peur de
se souiller au contact des non-croyants.72 On sent au choix de ses mots que sa propre
énergie vitale cherche à s'échapper, hésite entre une prison familière et des possibilités
entrevues ; on entend comme un cœur battant, un oiseau qui hésite au bord du nid, jusqu'ici
seul monde connu, voulant mais craignant de se lancer dans un monde plus grand dont il a
entendu la rumeur, comme une anorexique cherchant à se libérer de sa moralité rigide qui
fait égaler « le bien » au « manque de nourriture » :
Il [Prémord] me voyait capable d'effusion intellectuelle, mais entravée par une grande
rigidité de conscience, qui pouvait me rejeter dans la voie étroite du vieux catholicisme. Or,
dans la main du jésuite, tout être pensant est un instrument qu'il faut faire vibrer dans le
concert qu'il dirige. Un jésuite qui, rencontrant une âme douée de quelque vitalité, la
laisserait s'étioler ou s'annihiler dans une quiétude stérile, aurait manqué à son devoir et à sa
règle.73
George Sand, en approuvant ainsi dans son Histoire de ma vie le choix de l’Aurore
qu’elle a été, souligne ses croyances mûres : elle répudie l'absolutisme au profit de la vie, de
68
HV, p. 1040D et sq. Rappelons-nous que George Sand prenait Gerson pour l'auteur de L'imitation de JésusChrist.
69
V. chapitre deux de la présente thèse, p. 62.
70
HV, p. 1044B.
71
HV, p. 1044C.
72
HV, p. 1049B, p. 1051C.
73
HV, p. 1051B. C’est nous qui soulignons.
88
la nature, du cœur et du paradoxe. En rejetant la doctrine étroite de L’Imitation, elle s’ouvre
à la vie vivante, opposant dans la citation ci-dessus l’organique qui bouge, qui prospère
(effusion, vibrer, vitalité) à un manque de mouvement (entravée, rigidité) et de mort
partielle ou totale (s’étioler, s’annihiler, stérile) quasi-inorganique.
Ce n'est pas dire qu'elle passe le reste de sa vie dans un bonheur et une certitude
perpétuels : au contraire, elle passe par des périodes très noires où il semble que rien ne vaut
la peine (« à quoi bonisme » de la période Lélia), elle change de doctrine plusieurs fois, non
pas par légèreté mais par absence de rigidité de l'âme, elle garde l'enthousiasme et passe par
des périodes de grande difficulté (dépression suicidaire, mari brutal, mort de sa petite-fille
adorée, guerres et révolutions, entre autres) sans se briser.
Dans l’épisode de son
autobiographie que nous avons examiné ici Sand se représente comme hésitant devant un
pas décisif : « j’irais à la vie du monde ou à la mort volontaire du cloître. »74 Elle a failli
choisir de verser l’énergie exceptionnelle dont elle a fait preuve par la suite dans une vie
recueillie, vie qui lui offrait une vision du spirituel sublime, mais qui recelait les dangers,
exemplifiés dans le personnage d’Albert, de Consuelo, d’abord, d’être isolée de sa société,
de n’y avoir aucune place ni posséder aucun pouvoir, et ensuite, de s’anéantir dans une
recherche si acharnée du sublime que la vie physique et mentale ne puisse plus tenir :
Il [Albert] parlait toujours d’une manière exaltée et comme inspirée. Je [la mère d’Albert]
m’habituai à le voir ainsi, et devins ainsi moi-même, à mon insu, en parlant avec lui. [...] je
me suis souvent reproché [...] d’avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui dévorait
Albert. [...].mais en d’autres moments je me suis rassurée en pensant que, faute des aliments
que je lui fournissais, cette flamme l’eût consumé plus vite et plus cruellement. 75
Les cavernes souterraines, dangereuses au niveau physique, où Consuelo faillit se
perdre dans un ravissement permanent renforcent le danger spirituel de rester trop
longtemps dans ces régions sublimes de profondeur :
[...] se relevant de force, elle [Consuelo] se mit à fuir vers le fond de la caverne, au hasard et
sans tenir compte des obstacles, des bras sinueux de la source qui se croisaient devant elle, et
qui, en plusieurs endroits, offraient de grands dangers.76
Le choix d’Aurore, à quinze ans, n’est qu’un premier pas : à dix-sept ans elle a élargi
son horizon, trouvant ses délices dans la poésie et dans la nature, sans pour autant perdre
son idéalisme ni sa religion :
[mon cœur] [...] ne voulait s'instruire que par l'émotion, et je trouvais dans la poésie des
livres d'imagination et dans celle de la nature, se renouvelant et se complétant l'une par
74
HV, p. 1051D.
George Sand, Consuelo : La Comtesse de Rudolstadt [1842-1844], t.III, (Grenoble, éd. Simone Vierne et
René Bourgeois / éd. de l’Aurore, 1991), p. 341C. C’est nous qui soulignons.
76
Sand, Consuelo, t.I, p. 420C. C’est nous qui soulignons.
75
89
l'autre, un intarissable élément à cette émotion intérieure, à ce continuel transport divin que
j'avais goûtés au couvent et qu'alors j'appelais la grâce.77
Mais suit une période où elle a du mal à ne pas se jeter à la rivière : elle souffre de ce qu’elle
nomme « la manie de l'eau ».78 Un jour elle essaie de se noyer, alors qu’elle est en train de
passer un gué, en forçant sa jument à pénétrer dans l'eau profonde.79 Ensuite ce sont les
armes et le laudanum, qu'elle a souvent entre les mains, qui lui donnent le vertige.80 Elle ne
sait pas trop comment elle guérit de cette manie du suicide, mais croit que la lecture des
classiques et le repos y sont pour beaucoup.81 Plus tard elle sera de nouveau atteinte par la
mélancolie, par le « à quoi bonisme », où rien dans la vie ne semble valoir la peine, et où
elle écrit son roman Lélia, dans lequel l'héroïne traverse tout ce que son siècle offre comme
bien ou comme distraction : religion, vie sociale, bals, jeux, amitié, amour, débauches
sexuelle et alcoolique, pour conclure que tout est vanité et pour finalement mourir.82 Tout
ceci montre que sa guérison de la maladie des scrupules à l'âge de quinze ans n'est qu'un
début : elle est obligée, comme tout un chacun, de faire face ensuite aux difficultés de la vie,
y compris à ses propres tendances vers l'abîme. Sortir du piège du scrupule ne la protège
pas de futurs pièges.
5
Conclusion du chapitre
Paradoxalement, la jeune fille qui sera plus tard George Sand réussit, pendant son
séjour au couvent, à illustrer l’un et l’autre extrême de réaction à l’idéal de l’obéissance,
sinon de la pureté, et un juste milieu entre ces extrêmes : selon sa manière habituelle de
procéder dans la vie en vivant au maximum chaque attitude qu’elle désire explorer,83 elle
essaie la désobéissance extrême (époque des diables), puis l’obéissance extrême (époque
des scrupules), et enfin une version équilibrée de vertu irréprochable mais non dangereuse,
qui combine un comportement parfait, le divertissement et la camaraderie avec ses
compagnes de pensionnat, et élimine le sens de culpabilité écrasant, stérilisant et permanent
des scrupules. Elle se laisse même aller à un peu de désobéissance anodine : certaines des
pièces qu’elle a le droit de monter sont des adaptations de Molière, qu’elle fait passer
comme issues de sa propre imagination : les saynètes auraient été interdites si l’on avait su
qui en était le véritable auteur.84
77
HV, p. 1058B.
HV, p. 1095.
79
HV, p. 1096 et sq.
80
HV, p. 1100A.
81
HV, p. 1100B.
82
George Sand, Lélia, éd. illustrée, éd. Pierre Reboul (Paris, Classiques Garnier, 1960).
83
Wrigley, « George Sand et la recherche de l’absolu », p. 11 et sq.
84
HV, pp. 999-1001.
78
90
Comme Simone de Beauvoir,85
Sand structure au moins cet épisode de ses
souvenirs de jeune fille comme conte moral, pour dénoncer le danger d’une obéissance trop
absolue et contre sa propre nature. Ayant trouvé elle-même un équilibre entre l’esclavage et
la rébellion,86 Sand continue toutefois d’exiger des héroïnes de sa fiction presque autant de
dévouement que le système catholique exigeait des jeunes filles au XIXe siècle. Elle délaisse
la nécessité pour ses héroïnes de se suicider pour s’épanouir (Hélène des Sept cordes de la
lyre (1833), Lélia (1833 et 1839), mais les héroïnes de son « âge mûr » restent quand même
des chercheuses d’excellence : n’en citons que Catherine, du conte « Le nuage rose », et
Consuelo.
Certes, Sand ne veut pas qu’elles s’épargnent l’effort, mais elle reconnaît
maintenant qu’il vaut quelque chose de rester en vie. Comme Consuelo, elles restent
parfaites dans leur diligence, mais Sand ne croit plus qu’il est valable de s’éreinter ou de
s’affiner jusqu’à la mort ou à la folie, comme l’Albert de Consuelo risque de le faire.
Comme le remarque Nadine Dormoy, plusieurs éléments du conte de fée traditionnel sont
présents non seulement dans les œuvres romanesques de George Sand, mais aussi dans la
manière dont elle crée son propre personnage dans son Histoire de ma vie : Dormoy y
reconnaît surtout la quête que l’héroïne (c’est-à-dire, Sand) doit mener, et l’existence parmi
les personnages d’un donateur (la grand-mère de Sand, qui l’initie à la culture) comme
d’une rivale (sa mère) : « celle qui refuse toute évolution, toute maturation », et comme
« objet magique », la plume de l’écrivain, qui remplace l’épée du chevalier du conte de fées
traditionnel dans l’autobiographie de Sand (comme dans celle de Beauvoir)87
Comme Dédale à son fils, la George Sand de L’Histoire de ma vie semble prêcher
une voie de modération : la rébellion en soi est vite usée, et l’obéissance poussée à
l’esclavage peut écraser l’individu. Mais en réalité, Sand garde la nostalgie de la vertu
extrême, et elle « fait apparaître l’ordre à partir du désordre »88 à sa propre manière :
Catherine, du « Nuage rose » (1872)89 apprend à travailler de manière régulière pendant des
années, s’élevant un peu plus tous les jours, pour finir fileuse superlative, et Consuelo arrive
à sa position de dive par excellence par une perfection de pureté et de diligence, ainsi que
par une obéissance absolue à plusieurs niveaux : à son maître de chant, au compositeur, et à
la musique même.90 Ce n’est pas que Sand rejette la perfection ni l’obéissance extrêmes,
mais elle veut que ses héroïnes tournent leurs vertus vers un métier, ou vers un art, qui
85
Cf. chapitre sept de la présente thèse, p. 168.
Cf. chapitre quatre de la présente thèse, p. 95 et sq.
87
Dormoy, p. 75-87.
88
Dormoy, p. 85C.
89
George Sand, « Le Nuage rose », dans Contes d’une Grand-mère, Première série (1872-1873), éd. Philippe
Berthier, (Meylan, éd de l’Aurore, coll. « Les oeuvres de George Sand », 1982).
90
Peter Dayan, « What Can Music Express of Consuelo? », dans Rosemary Lloyd & Brian Nelson (éds),
Women Seeking Expression: France 1789-1914, (Melbourne, Monash Romance Studies, 2000), pp. 146-158.
86
91
enrichira la vie humaine, soit au niveau matériel (le fil de haute qualité de Catherine) soit au
niveau culturel/spirituel (le chant sublime de Consuelo). Ses personnages montrent que
pour la George Sand d’âge mûr, la vertu, quoique toujours aussi extrême que la sienne aux
jours de ses scrupules, doit désormais servir à quelque chose, et n’a plus le droit d’aboutir à
l’anéantissement du vertueux.
92
CHAPITRE QUATRE
PERFECTIONS IMPOSSIBLES : LA JEUNE FILLE DU XIXe SIECLE
Je m’accuse [...].1
1
L’éducation des jeunes filles françaises au XIXe siècle
Nous verrons que la Madame Gervaisais des Goncourt, et l’Aurore Dupin jeune fille
dépeinte par George Sand, ne sont pas des cas isolés de vertu extrême et autolimitante : car
il est maintenant bien établi que l’éducation de la jeune fille française au
XIX
e
siècle faisait
peu de cas de la raison, et insistait sur la vertu. Selon Isabelle Bricard :
La religion est, au XIXe siècle, la base de l’éducation des filles, car si l’instruction donne la
connaissance, seule la religion donne la vertu qui est, pour l’époque, la qualité primordiale de
la femme, que toutes les autres réunies ne sauraient remplacer.2
Une vertu la remporte sur toutes les autres : c’est la pureté sexuelle :
La douceur, la bonté, la modestie, l’humilité, l’obéissance, l’ordre, l’économie, la charité, la
réserve, la pudeur, la pureté sont les vertus spécifiques de la jeune fille idéale, mais parmi
elles, la pureté est la vertu par excellence, à tel titre qu’on la nomme simplement la Vertu3
avec un V majuscule.4
Cette éducation prenait en compte la prétendue faiblesse relative du cerveau féminin, et
visait à assurer la pureté sexuelle de la mariée, ainsi que l’obéissance passive et la
soumission d’une femme à son mari. Les connaissances à acquérir ne devaient pas aller audelà d’un certain niveau : Geneviève Bréton, par exemple, jeune fille de la grande
bourgeoisie parisienne, et dotée d’une intelligence et d’un pouvoir d’expression
remarquables, déplore dans son journal la médiocrité des apprentissages offerts aux jeunes
1
Catéchisme de Saint-Sulpice (Paris, [s.éd.], 1832), dans Isabelle Bricard, Saintes et pouliches: L'éducation
des jeunes filles au XIXe siècle (Paris, Albin Michel, 1985), (Bricard ne donne pas de référence de page pour le
catéchisme), p. 163C.
2
Bricard, p. 157B.
3
En italique dans le texte.
4
Bricard, p. 169D. V. aussi, par exemple, L. Aimé Martin, Education des mères de famille, ou De la
civilisation du genre humain par les femmes (Paris, Charpentier, 1840), p. 81, dans Patricia A. McEachern,
« La Vierge et la bête : Marian iconographies and bestial effigies in nineteenth-century French narratives »,
Nineteenth-Century French Studies, (31 : 1-2), 2002, (pp. 111-22), p. 111 (version numérisée InfoTrac,
p. 4/11). V. aussi Marie-Françoise Levy, De Mères en filles : l’éducation des Françaises, 1850-1880, (Paris,
Calmann-Lévy, 1984) ; Silver, op. cit. ; Burton, op. cit.
93
filles : « presque la musique, presque le dessin, presque le français, presque l’allemand ou
l’anglais ou l’italien ; le chant […]. »5
La femme mariée, la mère, devait être une créature qui s’auto-corrige, ayant
internalisé le modèle qui lui était imposé par son école, son église et sa famille, de la femme
idéale, vouée à la fois à la chasteté parfaite et à la maternité dévouée et altruiste, avec une
abnégation totale, n’ayant pas de besoins personnels, entièrement dédiée au confort et au
bonheur du mari, du foyer, des enfants : l’« ange du hameau » tant cité.6
Pour développer cet ange tant souhaité, on ne recule pas devant les grands moyens.
Pas étonnant qu’une jeune fille sincèrement obéissante du
XIX
e
siècle ait eu un sens
surdéveloppé de sa propre culpabilité : les jeunes filles d’alors sont incitées à internaliser
par l’imagination et l’empathie la réalité de la douleur du Christ crucifié : selon l’Eglise,
pour exaucer les péchés du monde, y compris les leurs :
Approche, enfant coupable, compte à loisir toutes ses plaies […] approche de plus près, mets
ta main sur ce sanglant cadavre et ose jurer que tu n’en es pas le meurtrier […] Oui, c’est
moi qui suis le meurtrier […] O mon divin Jésus ! Toutes les fois que j’ai commis un péché,
j’ai enfoncé une épine dans votre tête adorable ; autant de fois j’ai frappé d’un coup de verge
votre chair innocente.7
Pour les pensionnaires de couvent, les prières à tout moment de la journée sont un moyen de
conjurer cet état de soi-disant culpabilité, et de garder constamment à l’esprit des jeunes
filles les vertus à développer et les dangers à éviter. En usage chez les Ursulines, la liste de
prières à dire avant, pendant et après la plus menue action de chaque heure de la journée,
citée dans Bricard, est assommante : il faut prier le matin en commençant à s’habiller, en
achevant de s’habiller, en étant tout à fait habillée, en se chaussant, en se lavant, en se
peignant, (et la liste continue), avant de finir par le Pater, l’Ave, le Credo, le Confiteor, les
Dix Commandements, le Veni Creator, le Salve Regina, l’Ave Maris stella et le De
profundis. Ensuite il y a un bon propos à réciter, « suivi[s] d'une kyrielle de prières à la
Vierge, aux Saints, à l'ange gardien, etc. Le tout avant la messe de 7 heures ! »8 Tout
recommence le soir, et à tout moment de la journée, en classe, l'élève doit se tenir prête à
répondre par la formule correcte aux oraisons « jaculatoires » des religieuses : par exemple :
« O cœur de Marie…
-Soyez mon refuge !
-Mon doux Jésus…
-Miséricorde ! »
5
Geneviève Bréton, Journal, 1867-1871, (préface de Flora Groult), (Paris, éd. Ramsay, 1985), p. 70C.
V., par exemple, « La jeune fille, souvent nommée “l’ange du hameau”, est dépeinte comme la lumière dans
la misère. » Levy, op. cit., p. 119, citée dans McEachern, « La Vierge et la bête » op. cit., p. 2/11.
7
Catéchisme de Saint-Sulpice, Bricard, p. 164D.
8
Instruction chrétienne des jeunes filles à l’usage des pensionnaires et des externes des dames ursulines
(Paris, [s. éd.], 1838), pp. 11-12, citée dans Bricard, p. 159A (note 3).
6
94
« Il y en a comme cela à l’infini et cela part tout d’un coup au moment où l’on s’y attend le
moins.9 »
Comment ne pas souffrir de la « maladie des scrupules » quand la simple action de mettre
ses souliers nécessite la méditation suivante :
Mon Sauveur, faites que mes affections qui sont les pieds de mon âme, ne se souillent et ne
s’attachent point à la vanité du monde, mais qu’elles vous cherchent toujours vous qui êtes la
voie, la vérité, et la vie.10
Plus d’une autorité de l’époque craint que la confession soit « l’école de l’immoralité et la
cause directe des “pratiques onanistiques”, lorsque le confesseur trop zélé pose des
questions indiscrètes aux jeunes filles »,11 créant par ses questions même les connaissances
dont il espérait ne pas trouver de trace. Mais on ne semble pas se soucier du tout du mal
potentiel fait aux plus vertueuses par l’insistance sur la culpabilité de toute jeune fille, de
l’interdiction du plus petit mouvement de ses instincts naturels, qui se voit changé sur le
champ en perversion. Bricard cite l’un des « examens de conscience tout faits où sont
répertoriés tous les péchés possibles et imaginables, rangés en dix chapitres correspondant
aux dix commandements qu’ils transgressent », où la jeune fille peut « examiner les replis
de [sa] conscience et y traquer le moindre manquement, le moindre scrupule » :12
Je m’accuse d’avoir cherché à plaire par ma parure, par mon maintien, mes paroles, mes
manières. D’avoir tourmenté mes parents pour qu’ils me menassent au spectacle ou au bal.
D’avoir pris plaisir à considérer des objets immodestes, statues, gravures peu décentes.
D’avoir pris plaisir à entendre chanter de mauvaises chansons […]. Et cela tant de fois.13
Le moindre plaisir, donné ou reçu, est ainsi formellement interdit sous le chapitre de la
luxure.
2
Similarité de la vertu demandée au XIXe siècle et de la scrupulosité
Rappelons les effets de la maladie des scrupules : le sens insoutenable de sa propre
culpabilité, la concentration maladive sur ses propres péchés, si légers soient-ils, et dans le
plus grand détail, le refus des plaisirs permis, l’immobilisation comme par des petites
pierres dans les chaussures.14
9
Mme Leroy-Allais, Marie-Rose au couvent (Paris, [s.éd.], 1909), p. 173, citée dans Bricard, p. 160B, note 4.
Instruction chrétienne des jeunes filles...,. dans Bricard, p. 159C.
11
Bricard, p. 171D. La citation continue : « La trop grande curiosité du confesseur est capable de perdre les
jeunes gens de l’un et l’autre sexe. On en a vu qui, après avoir été imprudemment interrogés sur le 6ème
commandement, ont essayé de faire ce que leur confesseur leur avait appris par son indiscrétion. » Quoique
Bricard ne donne pas de référence immédiatement après cette citation, la Note 33 de la page 172, référence
d’une citation au même sujet, semble s’appliquer également à la citation de la page 171 citée ici : Brada,
Souvenirs d’une petite Second Empire (Paris, [s.éd.], 1921), p. 46.
12
Bricard p. 163A.
13
Catéchisme de Saint-Sulpice, Bricard, p. 163C.
14
V. chapitre deux de la présente thèse, p. 64.
10
95
Cette définition de maladie est quasiment identique à l’état d’esprit demandé par les
autorités ecclésiastiques et éducatives de toute jeune fille de bonne famille du
e
XIX
siècle en
France, résumé ci-dessus : il n’y a aucun pas à prendre de la vertu à la scrupulosité :
l’exagération ne consiste qu’à obéir, sincèrement et à cent pour cent.
Il est peu étonnant que les jeunes filles les plus sincèrement désireuses d’être
vertueuses tombaient dans une exagération dangereuse qui menaçait jusqu’à leur vie, du fait
que ces prescriptions morales si exhaustives étaient présentées non seulement comme une
obligation, mais aussi comme seule possibilité de salut éternel.
Rappelons, par exemple, les confessions d’Aurore Dupin, qui, selon leur description
dans Histoire de ma vie, lui coûtaient une angoisse et une introspection énormes, qui ont
alerté son directeur de conscience de sa maladie des scrupules, comme nous l’avons vu, et
qui ressemblent beaucoup aux confessions modèles pour jeunes filles ci-dessus, et en même
temps illustrent le scrupule : « me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché
avec une incroyable rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand on
cherche ainsi sans pouvoir rien trouver ! »15
Au XIXe siècle, alors, être atteinte de scrupule, pour une jeune fille, ce n'est qu'obéir à
la lettre, être « une jeune fille rangée. »
Puisqu’il ne semble, donc, y avoir aucune différence entre la définition officielle de
la scrupulosité et l’idéal placé devant la jeune fille du XIXe siècle, et exigé d’elle, il paraît que
la scrupulosité est le résultat naturel et logique si une jeune fille accepte comme sien, en
l’internalisant, l’idéal marian de la perfection. La scrupulosité, ou, au moins, une grande
restriction de son être, est alors inévitable. Nous avons vu, au troisième chapitre, ce qu’en a
fait George Sand ; nous verrons, au chapitre sept, la réaction de Simone de Beauvoir à cette
incitation constante à la vertu.
3
Esclaves ou rebelles
Selon M.D. Jamieson, Maître de Conférences à l’Université d’Auckland, les jeunes
filles du XIXe siècle sont « soit des esclaves […], soit des rebelles [...]. »16
Car, naturellement, ce n’est pas l’unanimité des jeunes filles qui acceptent
d’appliquer sérieusement toutes ces règles. Geneviève Bréton rejette l’horizon limité que
voudrait sa mère pour elle pour qu’elle soit « correcte » ; elle refuse de donner trop
d’importance à sa toilette, déplore les visites sempiternelles mais obligatoires, et va jusqu’à
15
HV, p. 991B. C’est nous qui soulignons. V. chapitre trois de la présente thèse, p. 81.
M. D. Jamieson, commentaires inédits, sur Lynette Wrigley, « Trois jeunes filles de la belle époque »,
mémoire inédit (Auckland, 1993), p. 1.
16
96
suivre des cours à la Sorbonne dans une tentative d’enrichir sa vie, et proteste dans son
journal contre les restrictions de son état de jeune fille, comme nous l’avons vu.17
George Sand dépeint la réaction naturelle de bien des élèves pensionnaires aux
exigences de bon comportement : nous avons déjà vu (au chapitre trois) qu’elle
« [s]’enrégimenta[i] résolument dans le camp des diables » :18 dans la petite classe de son
couvent « [o]n appelait ainsi celles qui n’étaient pas et ne voulaient pas être dévotes. »19
Elles résistaient à l’idéal par mille petites rébellions de tous les jours :
Il n’y avait plus rien à inventer en fait de diablerie. […]. Je songeai bien à verser de l’encre
dans le bénitier ; mais cela avait été fait : à pendre Whisky par la patte à la corde de la
sonnette des cloîtres : c’était usé.20
Même les Enfants de Marie, censément les jeunes filles les plus pures, choisies et invitées à
appartenir à la société prestigieuse (ostensiblement) grâce à leur vertu exceptionnelle, 21 ont
laissé une réputation : « [...] l’expression [enfants de Marie] est restée dans le langage
courant pour désigner par la négative les durs à cuire, les fripouilles, les débauchés [...]. »22
Selon Marie de Flavigny, elles pratiquaient une vertu ostentatrice tout en dénonçant
sournoisement leurs camarades.23
Qui plus est, une fois passé le temps de l’école, les femmes ne sont plus protégées
des tentations du monde et de la chair :
Le mariage leur ouvre les portes d’une liberté et d’une indépendance dont elles n’ont jamais
appris à faire usage. Elles passent d’une vie claustrale à une existence tourbillonnante qui a
de quoi enivrer la plus réservée des enfants de Marie.
[…] on la lâche une fois mariée dans une forêt de difficultés que son éducation n’a
pas prévues. On lui a caché les hommes et l’amour […]. Le résultat est sans doute payant
dans certains cas mais, cette éducation, lorsqu’elle n’atteint pas pleinement24 son but (faire
des anges et des dragons de vertu), le manque et contient, au contraire, des ferments d’une
dissolution qui ne demandera qu’à germer.
Ce sont les jeunes filles trop pures qui feront plus tard les femmes trop faciles …25
De cette manière, la rébellion ouverte ou l’hypocrisie protègent sans doute la plupart des
jeunes filles et des femmes de la maladie des scrupules. Ce ne sont que les « sages »
sincères, les « trop bonnes à vivre », qui seraient en danger de la maladie des scrupules,
comme de nos jours l’anorexie mentale n’afflige, pour la plupart, que celles qui ont une très
grande exigence envers elles-mêmes.
17
V. p. 92 de la présente thèse.
En italique dans le texte.
19
HV p. 879D.
20
HV p. 949D.
21
Bricard, p. 166D.
22
Bricard, p. 166B.
23
Daniel Stern, Mes souvenirs, (Paris, [s.é.], 1877), p. 169, dans Bricard, p. 167D.
24
En italique dans le texte.
25
Bricard, p. 323D et sq.
18
97
4
Caroline Brame
L’une de ces « sages sincères », Caroline Brame, jeune fille de la haute bourgeoisie
du XIXe siècle (1847-1892), illustre parfaitement le résultat de l’intériorisation des préceptes
pour jeunes filles de l’époque. Selon Jamieson : « Caroline Brame […] est un véritable cas
de démonstration du système éducatif de l’époque, et un exemple, pour moi, pathétique, de
l’écrasement absolu d’une personnalité […]. »26
Orpheline de mère, en manque d’affection, elle remplit sa vie des émotions fortes trouvées
dans la religion, et les transpose dans son journal :
On m’aime, je le sais, j’en ai les preuves et j’en remercie Dieu, mais on ne me câline plus, 27
c’est déjà l’affection sévère ; l’enfance a disparu et on croit que mon cœur a suivi le cours
des ans ! La Sainte Vierge m’a comprise et elle a voulu me consoler !28
Dans les mots de Jamieson :
Caroline est un cas extrême de sublimation compensatoire. Tout son affect, inemployé,
s’investit où il peut, encouragé par tout le personnel ecclésiastique qui l’entoure, avec les
rites, les sermons, la direction de conscience, et la précieuse appartenance aux « Enfants de
Marie » : la « spiritualité » peuple le désert affectif de sa vie quotidienne. 29
Sa conscience est profondément conditionnée par l’Eglise et par ce que l’Eglise demande
des jeunes filles. Du fait de cette acceptation, elle se range du même bord que ses maîtres,
qui la subjuguent entièrement, et elle leur facilite la tâche en se subjuguant elle-même.
Elle va jusqu’à vouloir annihiler sa personnalité : elle écrit dans son journal vouloir
« corriger mon caractère trop impressionnable, me posséder. »30 Jamieson conclut que « En
elle tout esprit critique a été écrasé. »31 Et, comme une anorexique de nos jours, elle
combine cet anéantissement de sa personnalité avec une recherche acharnée de la
perfection : « qu’elle est difficile à monter, cette montagne de la perfection ! »32
Comme toute jeune fille de son époque, elle est déjà vouée à l’échec : son modèle de
perfection est la Vierge Marie, parangon de pureté sexuelle, et Caroline est destinée au
mariage. Son cas est rendu encore plus difficile par la mort de sa mère : ce qui la surcharge
d’une sainte supplémentaire à émuler (car, n’en déplaise à Michelet,33 seule une mère morte
peut être parfaite, loin des frustrations liées aux personnalités dans les affaires de tous les
jours) : Caroline prie presque sans distinction Dieu, Jésus, Marie, et sa mère : « Et cette
26
Jamieson, p. 30.
Bricard aussi cite une partie de ce passage : Bricard, p. 18C.
28
Caroline Brame, Le Journal intime de Caroline B., éd. Michelle Perrot et Georges Ribeill (Paris, Eds
Montalba, coll. « Archives privées », 1985), p. 32B.
29
Jamieson, p. 7.
30
Brame p. 53A.
31
Jamieson, p. 14.
32
Brame, p. 70C.
33
V. l’élaboration de son idéal de la femme, dans Jules Michelet, La Femme, (Paris, Flammarion, 1981
[1859]).
27
98
prière vous l’avez exaucée mon Dieu, merci et vous aussi ô Marie, soyez-en mille fois
bénie ! »34
Et encore :
Merci mon Dieu de m’avoir conduite comme par la main ; si j’ai eu quelques succès, c’est à
vous que je les dois, je vous les offre, et toi, ô ma mère, merci de m’avoir aidée dans cette
tâche difficile ; mon seul désir c’est de devenir comme toi et de m’entendre dire : « Elle est
comme sa mère ». […]. Je le demande à la Sainte Vierge. Ainsi soit-il !35
Son désir d’être une chrétienne parfaite lui semble valable, et réalisable, puisqu’elle
se représente sa propre mère comme parfaite :
[…] mon appui, mon conseil, […] ce qu’il y a de plus tendre, de plus affectueux sur la terre,
[…] une mère chérie, aimée et digne de l’être, […] ma mère, ma meilleure amie, […] celle
qui eût été sans cesse ma joie et ma consolation […].36
Ses propres manquements lui semblent donc encore plus intolérables, et parce qu’elle
identifie sa mère aux entités idéales divines forcément plus distantes, cela rapproche et rend
plus vraisemblable l’idée d’une perfection à portée de main. Ses modèles de perfection lui
semblent ainsi plus réels que pour une jeune fille dont la mère, présente, serait
manifestement loin d’être parfaite. Avec ce modèle de perfection qui lui paraît saisissable,
elle est
[...] une angoissée, toujours au-dessous de la ligne de perfection qu’elle s’est fixée. Ça
l’empêche de vivre, littéralement. […] [Son entourage] de prêtres, de bonnes sœurs, et
d’amies de sa mère, [qui] l’enfoncent consciencieusement dans sa névrose, parce que c’est
pratique pour la « bonne société » d’élever des petites « saintes ». Elle sera toujours
perdante. C’est un désastre. 37
5
Perdu d’avance
Caroline Brame, telle qu’elle se dépeint dans son journal, est une illustration parfaite
de l’effet du système d’éducation de son époque, car l’une des qualités les plus frappantes
de la perfection de vertu exigée de la jeune fille du
e
XIX
siècle était l’impossibilité de la
tâche. La jeune fille ordinaire était donc dans un état de perpétuel manquement, et donc de
faute, et devait se contrôler constamment pour essayer d’approcher à l’idéal de pureté qui lui
était imposé, ce qui la rapproche de l’anorexique moderne (v. premier chapitre).
George Sand adulte est l'une des voix qui s’élèvent contre le système d’éducation
des jeunes filles du XIXe siècle, cette doctrine d'abnégation de soi, de recherche constante de
la pureté spirituelle absolue, et du rejet systématique de son corps et de la bassesse
matérielle qu’il représente. Du fait qu’on leur apprenait à émuler et à se comparer à la
34
Brame, p. 36C.
Brame, p. 51D et sq.
36
Brame, p. 68.
37
Jamieson, p. 5. C’est nous qui soulignons.
35
99
Vierge Marie, elles étaient vouées à l'échec dès le début, car une fois devenues plus ou
moins adultes, vers l'âge de quinze ou dix-sept ans, elles étaient mariées à des hommes
souvent deux fois plus âgés qu’elles. Elles étaient alors obligées de tenir une maison
bourgeoise, et de prendre leur place dans la bonne société avec tout son apparat mondain,
sans parler du lit conjugal. On les formait pour une vie de couvent et ensuite les lançait
dans une société des plus mondaines. Comme le résume George Sand dans sa remarque
bien connue : « Nous les élevons comme des saintes, puis nous les livrons comme des
pouliches. »38
6
La jeune fille (trop) rangée du XIXe siècle était-elle anorexique ?
Nous avons montré, dans nos trois premiers chapitres, que certaines jeunes filles et femmes
s'expriment, au
XIX
e
siècle, par un comportement et même un vocabulaire très semblables à
ceux des anorexiques modernes, et que les jeunes filles d’alors sont même encouragées dans
une voie de vertu parfaite et de sentiment de culpabilité constante dont les exigences
ressemblent à celles de la « Voix dans la tête » des anorexiques modernes.39 La condition
d’alors s'habille de religion catholique pour pouvoir s'exprimer, et chez les prêtres, elle
s'appelle « scrupule », ou « maladie des scrupules », comme on l’a vu. Ces jeunes filles, ces
femmes, ressemblent suffisamment aux anorexiques modernes pour que plusieurs critiques
littéraires aient été amenés à la conclusion qu’elles étaient réellement anorexiques.
S'agirait-il de la même maladie, simplement redéfinie selon les mœurs évoluant des siècles ?
a)
Ceux qui répondent que « oui »
Certaines études sont promptes à identifier l’anorexie mentale moderne et des
conditions du XIXe siècle : Giuliana Giobbi, par exemple, de son point de vue de la fin du XXe
siècle, analyse la Catherine Earnshaw de Wuthering Heights en tant qu’héroïne anorexique :
There is no way out from the closed circuit of denial and control, and no measure in the
choice of isolation. Catherine loves too much, and her passion borders on obsession [...].
The inner void of the anorexic woman debars her from a communion with another person
[...].40
38
George Sand, Lélia, cité, sans référence de page, comme frontispice (d’où est évidemment tiré son titre)
dans Bricard, p. 9.
39
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
40
Giuliana Giobbi, « The Anorexics of Wuthering Heights » (Excerpted from Giuliana Giobbi, « No Bread
Will Feed My Hungry Soul: anorexic heroines in female fiction, from the example of Emily Brontë as
mirrored by Anita Brookner, Gianna Schelotto, and Alessandra Arachi », dans Journal of European Studies,
vol. 27, N° 105 (March 1997), dans Hayley R. Mitchell (éd.), Readings on Wuthering Heights, (San Diego,
Greenhaven Press, 1999), (pp. 136-41), p. 140D.
100
Nous avons déjà vu, au chapitre deux, que Patricia McEachern fait de même pour certaines
héroïnes françaises du
XIX
e
siècle, comme, par exemple, Madame Gervaisais, Madame
Mortsauf, et Emma Bovary, entre autres.
Mais ces jeunes filles, ces femmes, quoique ressemblant fortement aux anorexiques
modernes, n'ont pas comme but explicite de se priver de nourriture, et leur minceur n'est pas
mise en avant. Comment être anorexique sans ces deux « symptômes » essentiels ?
b)
Ceux qui repondent que « non »
D’autres sont également prompts à trancher dans l’autre sens, comme, par exemple,
la plupart des études des saintes et autres femmes du Moyen âge qui manifestent un
comportement qui ressemble à l’anorexie.
Or, le scrupule ne se confine pas au
qu’elle est dénommée déjà au
e
XII
XIX
e
siècle : nous avons vu au premier chapitre
siècle, et elle existe toujours.41 Il est fort probable que
certaines des saintes médiévales en souffraient, et possible que certaines aient été
anorexiques ou presque. Nous ne ferons ici qu’évoquer la question des saintes médiévales
dont le comportement alimentaire ressemble à celui de l’anorexique moderne : mais voir
Rudolph Bell42 pour un exemple d’un chercheur qui penche du côté de la sainte jeûnante du
Moyen-âge comme anorexique, et Vandereycken et Deth qui pensent le contraire :43 ces
derniers concluent que, quoique les « symptômes », ou comportements, manifestés par ces
saintes et les anorexiques modernes soient quasiment identiques, les motivations sont trop
différentes, la sainte visant l’union mystique avec Dieu, et l’anorexique moderne s’occupant
de sa ligne. Anna Krugovoy Silver, dans son livre Victorian Literature and the Anorexic
Body, est en accord avec cette opinion « semblable mais différente », comme nous le
verrons.
Mais ces chercheurs, le plus souvent, semblent sous-estimer la profondeur de la fuite
du monde, de la fuite du matériel, qui motivent généralement l’anorexique, comme nous
l’avons vu au premier chapitre.
Anna Krugovoy Silver, par exemple, fait précéder une discussion sur les similarités
entre les comportements des anorexiques modernes et des saintes médiévales par un
avertissement contre le danger de traiter comme identiques deux motivations entièrement
différentes:
Religious fasting and anorexia nervosa are both defined by self-inflicted starvation despite a
feeling of hunger and despite the presence of food ; nevertheless, they should not be
41
Selon Traig, la maladie des scrupules est déjà nommée par l’Eglise catholique au XIIe siècle. Traig, p. 32C.
Bell, Holy Anorexia, op. cit.
43
Vandereycken & Deth.
42
101
conflated into one pathology. […] saints who fasted in the Middle Ages, for instance, cannot
conclusively be interpreted as anorexic because they fasted for entirely different44 reasons
than anorexic women do today […].45
Vandereycken et Deth soulignent dans leur étude From Fasting Saints to Anorexic Girls que
les saintes médiévales ne craignaient pas la graisse corporelle:
There is no trace of saints « dieting » from a fear of becoming fat […]. Fasting saints were
not obsessed by the exterior, outward appearance. By contrast, they strove for an inner,
spiritual fusion with Christ’s sufferings. 46
Susan Bordo situe l’anorexie fermement à l’extérieur, en la relatant à la « [p]ursuit of an
idealized physical weight or shape ; it becomes a project in service of “body” rather than
“soul.” »47 Silver conclut que : « [a]norexics, in other words, starve themselves to be thin,
not to deny the secular ; there is generally no significant religious component to their
fasting. »48
Mais selon Rudolph Bell, presque la moitié des saintes italiennes du XIIIe siècle, y compris la
sainte Claire d’Assise, « exhibited an anorexic behaviour pattern. »49 Silver discute la
possibilité que l’anorexie serait simplement « a secularized and medicalized version of
overtly religious fasting and therefore related to what Foucault calls the “discursive
explosion of the eighteenth and nineteenth centuries.” »50 Elle donne des exemples qui
illustrent l’apparence différente que l’on peut donner à un même comportement selon le
discours choisi pour le définir, pour l’expliciter, sachant qu’au
e
XIX
siècle, en fonction de
cette « explosion discursive », la médecine commence à prendre le dessus sur la religion :
Following Foucault, one can argue that contemporary therapists have « created » a new
disease from an old one by discussing the same fasting behavior within a psychological
rather than theological discourse.51
Les critiques remarquent promptement le manque de motivation esthétique des saintes
médiévales, mais passent à côté des profondeurs souvent cachées de l’anorexie moderne,
que nous avons remarquées au premier chapitre de la présente thèse : le sentiment
insoutenable de culpabilité, la soif de pureté, l’auto-privation comprise comme un
acheminement vers la perfection absolue, une fuite du matériel, et la fonction métaphorique
de la graisse ou le poids.
44
C’est nous qui soulignons.
Silver, p. 141C.
46
Vandereycken & Deth, cité dans Silver, p. 141D.
47
Susan Bordo, p. 83, citée dans Silver, p. 142A.
48
Silver, p. 142A.
49
Bell, p. 149B, dans Silver, p. 142C.
50
Michel Foucault, History of Sexuality, citée dans Silver, p. 142D.
51
Silver, p. 142D et sq. V. aussi Karen Armstrong, Gospel, p. 165D : « It is only fairly recently that anorexia
has been recognised as an illness. Today an anorexic is treated as a sick person : a few hundred years ago she
was canonised as a saint. »
45
102
L’anorexique, comme la sainte, se fait mal délibérément : « I cut my arms and
punched my legs up too. I don’t regret doing it. I deserved every bit of it. I am a bad
person and deserve to die. »52 Se faire mal volontairement sans motivation religieuse pour
l’exiger semble peut-être encore plus révoltant, mais ces pratiques exposent encore un
parallèle entre les deux conditions, et nient la coupure définitive offerte par Silver entre
saintes et anorexiques basée sur un contexte plus large d’austérité et de refus de plaisir pour
la sainte, qu’elle oppose à la fixation uniquement sur la nourriture (ou plutôt, la nonnourriture) de l’anorexique :
It is important to note, also, that religious fasting is usually part of a wider mortification of
the flesh that might also include giving up favorite activities and pleasures or even punishing
the flesh through self-flagellation and other means.53
Elle remarque que les austérités de Gerald Manly Hopkins comprennent, avec des
restrictions de nourriture et surtout des mets les plus délicieux (« Pas de dessert le
dimanche »),54 une interdiction des poèmes (les écrire ? les lire ?) le vendredi ou pendant la
semaine de la Passion, et du fauteuil confortable (« except can work in no other way
[…]. »)55 Silver croit ainsi distinguer le jeûne religieux de l’anorexie mentale moderne,
mais en fait les anorexiques sont bien connues pour leurs austérités et leur refus de tout
plaisir : « Mabel » se prive du camp de math auquel elle veut assister, comme nous l’avons
vu,56 Nikki mange dans une gamelle de chien,57 certaines se mutilent, beaucoup pratiquent
l’exercice physique jusqu’à l’excès, toutes pour des raisons plutôt morales qu’esthétiques,
comme nous l’avons vu,58 comparables à la discipline par la privation que Gerald Manly
Hopkins s’imposait. Nous ne voulons, certes, pas soutenir que l’anorexie mentale moderne
et le jeûne religieux soient identiques, mais il faut souligner qu’il y a réellement une grande
similarité de motivation qui reste souvent cachée sous la manifestation visible de l’anorexie,
à savoir, le contrôle du poids.
Les saintes médiévales et les jeunes filles excessivement vertueuses du
XIX
e
siècle
voulaient être parfaites comme le Christ a été parfait.59 Les anorexiques de nos jours
veulent toujours être parfaites, mais n’ont plus de Christ à imiter. Il reste en elles un désir
d’être correcte, d’être parfaite, et un mépris de soi pour son imperfection, alors elles
trouvent un moyen concret de manifester leur « vertu ». Il est clair d’après les récits d’ex-
52
Claude-Pierre, p. 98D. C’est une jeune fille anorexique anonyme qui parle.
Silver, p. 145B.
54
Silver, p. 145C.
55
Silver, p. 145C.
56
V. premier chapitre, p. 38, Bruch, Golden Cage, p. 31C.
57
Claude-Pierre, p. 25.
58
V. premier chapitre, p. 38.
59
« Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » Sainte Bible, Matthieu 5 :48.
53
103
anorexiques qu’après une période initiale, celles qui continuent et développent une forme
très grave de l’anorexie ne pensent plus à leur beauté ni à leur séduction, mais plutôt en
termes de pureté, d’apaisement de leur culpabilité ; elles veulent se réduire à l’essentiel
strict.
Certaines sont même devenues anorexiques sans vouloir être mince : « Some
sufferers had never heard of « dieting » as a normative practice when they began their own
fasts. »60
Ne pas manger est maintenant devenu complètement métaphorique, et « manger »
équivaut à « faire le mal », et « grosse » égale « mauvaise ». L’anorexique manifeste par un
rejet de la graisse de son corps un désir ardent de perfection absolue, d’immatérialité, une
angoisse insoutenable devant le mal, un désir de non-être, et notre époque l’explique comme
un problème de corps et de vanité. Le corps de la sainte médiévale est tout aussi frêle, et
d’autres « symptômes » physiques de l’anorexie mentale sont vraisemblablement présents
(par exemple, la barbe de la sainte Livrade qui ressemble au duvet de l’anorexique sévère,
appelé lanugo).61 La sainte, qui se meut dans un monde catholique, se sert du langage
catholique pour exprimer son désir ardent de perfection absolue, d’immatérialité, une
angoisse insoutenable devant le mal, un désir de non-être, et l’âge médiéval la voyait en
sainte ou en possédée.62
Catherine de Benincasa, jeune fille bourgeoise du
XIV
e
siècle, obtiendra par un
comportement qui ressemble à l'anorexie/la scrupulosité de ne pas être forcée dans le
mariage,63 comme le fera la sainte Livrade. La sainte Livrade quittera définitivement, en
effet, en insistant sur sa virginité, la vie organique de sa famille et de son siècle, car elle sera
crucifiée par son père.64 C'est en partie grâce à ce « quelque chose » qui ressemble à
l’anorexie et à la scrupulosité qu'elle a pu choisir une existence hors norme (le martyre !), et
l’on ne peut pas présumer que les motivations religieuses, plutôt acceptables à l’époque,
étaient forcément dénuées d’arrière pensée, puisque une jeune fille pouvait se servir de cette
religion extrême pour rejeter un mode de vie ou un mari qui ne lui plaisait pas.
Bien que nous ne voulions pas diagnostiquer l’anorexie mentale chez les saintes du
Moyen âge, ni chez les jeunes filles trop vertueuses du
XIX
e
siècle, il est évident que toutes
ces jeunes filles et femmes partagent beaucoup de caractéristiques, de préoccupations et de
comportements.
Comme chaque anorexique manifeste un répertoire différent de
« symptômes », il est fort possible qu’il y ait plus de points communs entre une sainte du
Moyen âge et une anorexique moderne qu’entre deux anorexiques modernes.
60
Garrett, p. 49D.
Armstrong, Gospel, p. 165D et sq.
62
Armstrong, Gospel, p. 165D.
63
Bell, p. 22 et sq.
64
Armstrong, Gospel, p. 165D et sq.
61
104
c)
L’impossibilité de trancher
(i)
Lou
Françoise Giroud se penchera dans ses biographies de femmes sur la même question.
Son jugement sera un peu plus mesuré : « Aujourd'hui, on soupçonnerait une anorexie. »65
C'est de Lou Andreas-Salomé66 qu'elle parle : car, à l'âge de dix-sept ans, elle a « le
torse plat et la morphologie d'un adolescent »,67 et elle ne s'intéresse pas du tout au sexe, est
étrangère à ses troubles, restant vraisemblablement vierge jusqu'à l'âge de trente-cinq ans,
quoique entourée d'amoureux, et d'amis intimes. Selon le texte de Giroud, elle a « un
appétit d'oiseau »,68 son intelligence et sa volonté sont toutes les deux extrêmement fortes,
et elle reste toute sa vie « excessivement mince - Nietzsche dit : maigre. »69
Comme
l'adolescente anorexique de nos jours, elle privilégie l'esprit et rejette le corps : Françoise
Giroud en conclut : « Elle a un intellect puissant, elle n'a pas de corps. Elle n'en veut
pas. »70
Peut-on donc, d’après cette caractérisation, lui attacher l'épithète d'anorexique ? Lou
Andreas-Salomé ressemble par plusieurs aspects à l'anorexique de nos jours, du point de vue
physique comme spirituel. Refus du corps et de la sexualité en faveur de l'esprit, brillance
intellectuelle, minceur extrême. Giroud ne le dit pas en toutes lettres, mais suggère que Lou
était bien anorexique, qu'elle aurait été décrite comme telle si la nouvelle maladie (décrite et
nommée en 1873)71 avait été mieux connue. Selon Giroud, l'anorexie serait « ce refus
qu'oppose le corps à l'envie d'avaler le monde parce qu'il a “faim d’autre chose”. »72 Mais
selon Giroud, Lou ne souffre pas du tout du sentiment de la culpabilité, ne semble pas
obsédée par la cuisine pour les autres, n'a pas l'air d'être angoissée au sujet de sa propre
imperfection, n'est pas du tout surconformiste.
N'est pas malade de sa condition ; n'en
meurt pas, et surtout, n'abdique pas de sa vie pour canaliser toute son énergie vitale dans une
lutte stérile et jamais satisfaite contre sa propre nature, loin s'en faut : elle jubile « J'ai eu la
vie, la vie, la vie ! »73
(ii)
Alissa
Juste neuf ans après la fin du
XIX
e
siècle, paraît un autre personnage de la littérature
française au sujet de qui se pose la question, « Etait-elle anorexique ? » : c’est Alissa,
65
Giroud, p. 16A.
Femme libre (1861-1937) qui rejette les restrictions placées sur la femme. Philosophe et écrivain, amie de
Nietzsche, très pieuse comme adolescente, mariage ouvert, pas de sexe avant l’âge de 35 ans, beaucoup
d’amants après cet âge.
67
Giroud, p. 15D et sq.
68
Giroud, p. 71B.
69
Giroud, p. 71A.
70
Giroud, p. 19A.
71
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 11.
72
Giroud, p. 71A.
73
Giroud, p. 118B.
66
105
l’héroïne pieuse de La Porte étroite, de Gide.74
Il est vrai qu’elle ressemble à une
anorexique, et sa motivation est certainement de fuir le matériel en recherchant un absolu
spirituel, comme c’est le plus souvent le cas pour les anorexiques modernes. Alissa veut
surtout pousser l'homme qu'elle aime à oublier tout sauf Dieu, mais son « auto
rétrécissement » physique comme spirituel (ou « dépoétisation », selon le mot inventé par
Gide pour l'occasion)75 est fait de manière délibérée pour la rendre moins séduisante à
Jérôme, afin qu'il se rapproche encore plus de Dieu, étant ainsi libéré de toute attache
terrestre. Comme beaucoup d'anorexiques modernes, elle semble troublée par la sexualité, à
la suite des chocs causés par sa mère, et elle refuse la vie du monde physique et social.
Peut-on lui apposer l'étiquette d'anorexique, quand sa motivation principale avouée, qui est
de faciliter le salut de son fiancé en faisant déchoir son physique et son intellect, est si
étrangère à la motivation apparente de l'anorexique moderne ?
L'étude de David Steel à ce sujet trouve un bon équilibre : Steel signale que tous les
éléments principaux de l'anorexie se trouvent réunis dans le portrait d’Alissa :
[...] adolescent female, dysfunctional family, maternal conflict, sexual inhibition, the
overriding spiritual goal of étroitesse/rétrécissement/exiguïté,76 the undervaluation of earthly
nourishment, the refus de vivre,77 eventual emaciation [...].78
Le seul élément de l’anorexie mentale moderne qui n'est pas décrit en toutes lettres est
justement celui de refuser délibérément une alimentation suffisante, et Steel conclut que,
quoique Gide soit trop bon artiste pour avoir affublé son héroïne d'une simple maladie
psychologique au lieu d'un état d'esprit unique, Gide avec Alissa « vient près de dépeindre,
s’il ne dépeint pas tout à fait, […] un cas d’anorexie mentale. »79
David Steel vise juste en parlant du « filtre idéologique » « choisi » par Alissa :
One of the ideological screens behind which Alissa hides her repressed sexuality is that her
fleshly attractions […] are an obstacle to Jérôme's virtue and spiritual salvation. It is, she
74
La critique Joy Newton offre une réflexion très intéressante au sujet de la préoccupation de Gide par une
question centrale pour nos « avatars » de l’anorexie : Newton remarque l’influence importante de Zola, et
spécifiquement, de La Faute de l’abbé Mouret, sur Gide. Le choix devant Mouret, comme devant Michel, de
L’Immoraliste, c’est-à-dire, de choisir entre « ce qui me fait du bien », et un système de moralité qui demande
le sacrifice du bonheur et de l’intérêt personnel, pénètre l’œuvre de Gide. Joy Newton, « Zola and Gide, a
reflection: La Faute de l’Abbé Mouret and l’Immoraliste », dans Nottingham French Studies, October 1985,
pp. 55-60.
75
V. Trésor de la langue française, cité dans David Steel, « Alissa – Anorexia ?... », p. 5D. Steel ne donne
pas de référence bibliographique pour le Trésor.
76
En français dans le texte.
77
En français dans le texte.
78
Steel, p. 8B.
79
Steel, p. 8C.
106
persuades herself,80 in order to save his soul that she chooses to reduce her flesh and thereby
her attractiveness – […].81
Steel suggère qu’Alissa choisit, inconsciemment, de se diminuer, et, finalement, de mourir,
pour une raison inconnue (vraisemblablement inconnue d’elle-même), et qu’elle masque ce
choix d’un raisonnement qui paraît logique à sa mentalité : éducation protestante ascétique,
dans le contexte plus large de l’éducation de la jeune-fille peu après le XIXe siècle, dont nous
avons discutée. « Voulant » se détruire, sa raison lui trouve une justification qui la satisfait.
Elle mêle religion et amour désintéressé en une explication qui peut convaincre la jeune fille
qu’elle est, insérée dans son époque, que « se détruire » équivaut à « la plus grande vertu ».
L’explication, ou pour se servir du terme de Steel, « le filtre idéologique », que trouve une
jeune fille anorexique pour se convaincre de la même chose, c’est-à-dire, que la meilleure
vie qu’elle puisse vivre est de se détruire, se trouve dans le besoin d’être mince, de peser
moins, d’obéir, en effet, aux exigences les plus criardes de nos jours. Il se peut que derrière
l’anorexie mentale de notre époque, tout comme derrière le scrupule du XIXe siècle, se trouve
une pulsion autodestructrice visible seulement dans ses manifestations. La manifestation
peut différer selon l’époque, selon le milieu physique et spirituel, mais il se peut que ces
manifestations variables émanent d’une même condition de l’esprit humain, comprenant un
désir d’autodestruction, uni à un désir de vertu parfaite.
L’approche de Steel, qui consiste à trouver l’hypothèse de l’anorexie mentale
d’Alissa « persuasive, whilst not conclusive »,82 nous semble plus équilibrée que celle des
critiques qui valident l’étiquette d’anorexie pour des personnages du passé qui ne sont pas
décrits explicitement comme se privant de nourriture, ni voulant être plus sveltes, ainsi que
celle des critiques qui ne voient ou n’acceptent pas la profonde similarité entre les
anorexiques et les jeunes filles ou femmes dont la motivation apparente s’étoffe de religion.
En résumé, vu que cette discussion critique a lieu, et que certains critiques trouvent
identiques un état d’esprit du
e
XIX
siècle d’une part, et l’anorexie mentale des
e
XX
et
e
XXI
siècles d’autre part, il est évident que les deux conditions sont très similaires, même si une
identification parfaite n’est pas à propos.
7
Conclusion du chapitre
Notre discussion de la « maladie des scrupules » d’Aurore Dupin adolescente,
comme de Madame Gervaisais, à la lumière de la vertu exigée de la jeune fille du
siècle, met en évidence une « condition » prévalente au
80
C’est nous qui souligons.
Steel, p. 6D.
82
Steel, p. 8B.
81
e
XIX
XIX
e
siècle qui ressemble très fort à
107
l’anorexie mentale moderne. Il s’agit d’une jeune fille ou femme trop rangée qui se rétrécit,
se stérilise la vie, ou se détruit tout à fait, par sa recherche d’une vertu absolue. 83 Souvent
appelée « scrupule » ou « maladie des scrupules », cette condition s’illustre par des
exemples tirés de la fiction (Mme Gervaisais, Alissa) comme des récits de la vie « réelle »
(Aurore Dupin-George Sand, Caroline Brame). Cette jeune fille scrupuleuse ressemble par
beaucoup de côtés à la fois à la sainte ascétique médiévale, et à l’anorexique moderne.
Il ne faut pas pour autant conclure que toutes ces jeunes filles des époques diverses
souffrent d’une « maladie » identique, quoiqu’elles se ressemblent plus que certains ne
veuillent l’admettre, car la spiritualité est davantage présente dans l’anorexie mentale
moderne qu’on ne le croit. Ce n’est toutefois pas parce que tous ou presque tous les
éléments de l’une et l’autre condition co-existent dans les deux époques qu’un diagnostic
rétrospectif soit recommandé.
Le cas de Lou Andreas-Salomé suggère une variante plus favorable : beaucoup des
« symptômes », sans désir de vertu, ni surtout d’obéissance, et sans autodestruction.
Existerait-il d’autres variantes, plus ou moins stérilisantes, plus ou moins destructrices, avec
ou sans concentration sur la forme de son corps ?
Jusqu’ici nous nous sommes concentrées sur des femmes et des jeunes filles, mais
que dire des hommes ? Car il n’y a pas que les femmes qui cherchent à minimiser leur côté
matériel pour privilégier l'esprit, ou l'âme. Si une société qui exige soit la vertu extrême,
soit la minceur extrême des jeunes filles et des femmes crée des conditions qui encouragent
une espèce d’épidémie d’anorexie mentale ou de scrupule, que dire d'un saint François, d'un
Chevalier de Malte (du Maître de Santiago, de Montherlant), d'un Vincent van Gogh ?
Nous examinerons dans nos deux chapitres suivants deux hommes (l’un fictif, l’autre
historique) qui exhibent, de manière très différente l’un de l’autre, un grand nombre des
caractéristiques, des préoccupations et des comportements d’une scrupuleuse ou d’une
anorexique.
83
Cf la « vertu inimitable » de la Princesse de Clèves : la vertu reste-t-elle vertueuse si son résultat porte
atteinte à la vie ?
108
CHAPITRE CINQ
LA FAUTE DE L’ABBE MOURET
Le plus lâche abandon que Dieu eût à punir.1
1
Pourquoi l’abbé Mouret ?
Nous avons choisi d’inclure l’abbé Mouret, protagoniste du roman La Faute de
l’abbé Mouret, d'Emile Zola, dans une étude du scrupule et de l’anorexie mentale, d’abord,
parce que ce personnage illustre les caractéristiques principales du scrupuleux (et par là
même, ainsi que nous l’avons vu, de l’anorexique).
Dans ce chapitre nous nous
concentrerons sur ces caractéristiques, insistant sur la stérilité de la vie de prêtre de Mouret,
et le trouble qu’il éprouve entre les aspects « supérieurs » et « inférieurs » (ou spirituels et
matériels) de la vie. Tout comme un scrupuleux ou une anorexique, Mouret privilégie le
« supérieur » au détriment de l’« inférieur ».
Deuxièmement, Zola fait choisir Mouret entre vivre et refuser de vivre. En Mouret,
Zola crée un personnage pleinement capable de jouir de la vie, comme nous le voyons dans
Livre Deux du roman : malgré la fêlure héréditaire dont son créateur a cru bon de le doter,
vivre épanoui est à portée de sa main, tout comme pour un scrupuleux, pour une anorexique.
Zola pose un monde diégétique où le choix est nécessaire, et Mouret se détourne sciemment
de la vitalité, préférant la stérilité, la punition de prétendus péchés, et un sens lourd de
culpabilité. L’ascétisme de Mouret a pour effet de faire ressortir ce désengagement délibéré
de la vie, ce qui est à comparer avec celui de Madame Gervaisais (chapitre deux), et de
l’anorexique sévère typique (premier chapitre), et à contraster avec l’ascétisme plus engagé
d’un St François d’Assise, d’une sainte Thérèse d’Avila, ou d’une Mère Teresa de Calcutta,
à titre d’exemple. Dans l’épisode du Paradou, où Mouret se révèle en homme vigoureux
une fois écartée l’influence de l’Eglise, Zola dépeint un homme qui n’est pas, après tout,
prisonnier de son hérédité. Pour Mouret, se cramponner à une religion dont il se sert pour se
permettre son refus de vivre est un choix ; ce n'est pas réglé d'avance. Zola souligne, en lui
faisant faire ce choix entre vivre épanoui et vivre à peine, que c’est un choix qui s’impose à
toute personne, même si cela se fait au niveau inconscient. 2
1
Faute, 1883, p. 289B.
Bien sûr, il est, en grande partie, justement par l’hérédité défectueuse que Zola entraîne Mouret vers un
mauvais choix : c’est cette hérédité défectueuse qui détermine la (mauvaise) réponse de Mouret à cette
2
109
La juxtaposition de l’abbé Mouret devant la tentation que représente pour lui Albine
après l’idylle du Paradou d’une part et, d’autre part, du scrupuleux devant la tentation de
tout plaisir, ou de l’anorexique devant la tentation de se nourrir, nous permet de mieux
cerner le caractère du personnage Mouret tout en éclairant les justifications de l’exagération
de la petite vertu, ou du refus de manger, que peuvent trouver un scrupuleux ou une
anorexique.
La critique Clélia Anfray, en parlant de Mouret, prétend que « [r]ien ou
presque en effet ne transparaît de sa psychologie »,3 mais cette juxtaposition fait ressortir
justement les caractéristiques d’une personnalité apte à tomber dans une variété ou dans une
autre d’exagération stérilisante et autoréductrice, telle que l’anorexie mentale, le scrupule,
ou la version isolante de la prêtrise catholique que pratique Mouret.
En particulier, la scène dans l’église qui oppose Mouret et Albine, la mort et la
lumière, illustre de manière très vive la difficulté du scrupuleux ou de l’anorexique, tout
comme l’abbé Mouret, à réconcilier vertu et obéissance à ce que l’on croit être son devoir,
d’une part, et vie humaine d’autre part (v. les sections 5.3.1 – 5.3.4 du présent chapitre).
Ce dilemme nous conduira tout naturellement à une discussion sur ce qui est, en fait,
la faute de l’abbé Mouret. C’est une question très à-propos également dans un débat sur le
scrupule ou l’anorexie mentale, troubles où les « souffrants » pèchent par excès de zèle en
s’appliquant des lois de conduite vertueuse non partagées par la majorité de leur
contemporains.
2
Mouret illustre les caractéristiques principales du scrupuleux, de
l’anorexique
L'Abbé Mouret, tout comme les héroïnes de nos deuxième et troisième chapitres,
partage beaucoup de caractéristiques des scrupuleux, selon la définition des dictionnaires de
théologie catholique.4 Nous parcourrons bon nombre des caractéristiques du scrupuleux (et
donc de l’anorexique) illustrés par l’abbé Mouret, avant de nous arrêter sur deux des plus
frappants : la stérilité et le trouble de l’équilibre entre les aspects « supérieurs »
et « inférieurs » de la vie.
question de vie ou de mort : comme le dit Zola dans ses notes préparatoires : « Serge est un affaiblissement, il
est prédestiné à la prêtrise, à être eunuque, par le sang, par la race et l’éducation. Appuyer sur ce côté
physiologique. » Zola, Personnages, Ms 10.294, fos 16 à 19, cité par Henri Mitterand, « Etude », Emile Zola,
La Faute de l’abbé Mouret (Rougon-Macquart V), éd. Henri Mitterand, (Paris, nrf Gallimard, Pléiade, 1960),
(ci-après: « Faute Pléiade »), p. 1676A, p. 1424C. Citée dans Allan H. Pasco, « Love à la Michelet in Zola’s
La Faute de l’abbé Mouret », Nineteenth-Century French Studies, vol. VII, Nos 3 & 4, Spring-Summer, 1979,
p. 241D.
3
Clélia Anfray, « La Faute (originelle) de l’abbé Mouret : approche mythocritique du roman », Cahiers
naturalistes, 79, 2005, p. 57D.
4
Dictionnaire de théologie catholique; New Catholic Encyclopedia. V. chapitre deux de la présente thèse,
p. 64.
110
La pureté, l’obéissance, le perfectionnisme
Mouret, en effet, est obéissant, perfectionniste ; il recherche la pureté dans sa propre
vie :
Il ne trouvait dans [son] passé qu'une grande pureté, une obéissance parfaite. Il était un lis,
dont la bonne odeur charmait ses maîtres. Il ne se rappelait pas un mauvais acte. Jamais il
ne profitait de la liberté absolue des promenades, pendant que les deux directeurs de
surveillance allaient causer chez un curé du voisinage, pour fumer derrière une haie ou courir
boire de la bière avec quelque ami. 5
Cette pureté féminise le jeune abbé, comme l’ont déjà souligné plusieurs critiques :6 le
Mouret du premier livre (décrit en lis : fleur des vierges blanches de pureté, symbole ô
combien féminin) ne ressent même pas la tentation de la sexualité mâle adulte : c’est un
eunuque, ou un garçon pré-pubère. Le texte de la première partie du roman souligne cette
féminité : il est « féminisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe […]. Certains de ses
organes avaient disparu. »7 Plusieurs critiques ont repéré l’intention avouée de Zola dans
ses notes de faire avec La faute de l’abbé Mouret « l’histoire d’un homme frappé dans sa
virilité par une éducation première, devenu être neutre [...]. »8
L’abdication, l’abnégation, le refus délibéré de sa propre volonté
Tout comme Madame Gervaisais, tout comme Aurore Dupin, tout comme une
anorexique, Mouret se plaît à se réduire, à s'anéantir.
Il refuse sa propre volonté en
abdiquant en faveur de celle de Dieu :
Il voulait être le dernier de tous, soumis à tous, pour que la rosée divine tombât sur son cœur
comme sur un sable aride ; il se disait couvert d'opprobre et de confusion, indigne à jamais
d'être sauvé du péché. [...]. Il ne dépendait même plus de lui-même, aveugle, sourd, chair
morte. Il était la chose de Dieu. 9
5
Faute, 1883, p. 119A.
V., par ex., « the effeminate Serge Mouret […] », Wade Edwards, « Straightening out Serge Mouret :
confession and conversion in Zola’s La Faute de l’abbé Mouret », Nineteenth-Century French Studies, 34, 1-2
(Fall-Winter 2005), 75(14), (Version numérisée : Document InfoTrac OneFile), p. 1/10 ; « Serge occupe, dans
le schéma des personnages, la place qui est habituellement dévolue à la Femme. […] bien sûr, on pourrait
facilement énumérer tous les traits féminins ou non virils de Serge […]. » Jean Bourgeois, « Deux occurrences
d’une structure obsédante : Germinal, La Faute de l’abbé Mouret », Cahiers naturalistes, No. 77, 2003,
p. 91C.
7
Emile Zola, La Faute de l’abbé Mouret, éd. Colette Becker (Paris, Garnier-Flammarion, 1972), (ci-après,
« Faute, Becker ») p. 139, citée dans Janet L. Beizer, « This is not a Source Study : Zola, Genesis, and La
Faute de l’abbé Mouret », Nineteenth-Century French Studies, vol. 18, Nos 1 & 2, Fall-Winter, 1989-90,
(pp. 186-195), p. 190D.
8
V., par ex., N.A.F. 10.294, fol. 2, dans Janet Beizer, « Not a Source Study », p.190C, et Russell Cousins, « A
qui la faute … ? Re-subverting the subversive : Franju’s reworking of Zola’s Garden of Eden story »,
Excavatio: nouvelle revue Emile Zola et le naturalisme international, vol. XV, Nos 3-4, 2001, p. 66C.
Cousins donne la référence à ce même passage comme « Ebauche, fol. 1 ».
9
Faute, 1883, p. 26A. Le style de L'Imitation de Jésus-Christ (op. cit.), (v. chapitres deux et trois de la
présente thèse) est remarquable dans ce passage, ainsi que la ressemblance aux écrits d'anorexiques modernes
(v. premier chapitre). Par exemple: « détachez-vous de votre volonté. » Imitation, p. 114C. « Vous devez
penser encore plus de mal de vous-même et croire que personne n'est plus imparfait que vous. » Imitation,
p. 142A.
6
111
L’obéissance ; l’exagération dans la privation
Il passe des heures à prier, et ne trouve pas, comme les autres séminaristes, difficile
d'obéir aux prescriptions de l'Eglise concernant la chasteté ou l'obéissance, car ses propres
exigences sont déjà plus sévères que celles que lui demandent ses maîtres dans l'Eglise. Par
exemple, avant la grande fête de la Sainte Trinité, il se met au pain et à l'eau quinze jours à
l'avance, allant jusqu’à fermer ses rideaux pour se priver de lumière. 10 Ainsi, comme
Aurore Dupin, comme Madame Gervaisais, comme une anorexique moderne, il va plus loin
dans ses austérités que ce qu’on attend de lui.
La sincérité, le manque d’hypocrisie
Sa foi est sincère, et il est choqué par l'hypocrisie de beaucoup de ses camarades :
Jamais il ne cachait des romans sous sa paillasse, ni n'enfermait des bouteilles d'anisette au
fond de sa table de nuit. Longtemps même, il ne s'était pas douté de tous les péchés qui
l'entouraient, des ailes de poulets et des gâteaux introduits en contrebande pendant le carême,
des lettres coupables apportées par les servants, des conversations abominables tenues à voix
basse, dans certains coins de la cour. Il avait pleuré à chaudes larmes, le jour où il s'était
aperçu que peu de ses camarades aimaient Dieu pour lui-même.11
Le refus de tout plaisir ; la mortification de la chair comme de l’âme
Il a déjà rejeté le plaisir :
[Il renonçait] à tous les biens de la terre, avec le rêve si souvent caressé d'une vie au désert,
sous la seule richesse d'un grand ciel bleu. [...] il se voyait grand conquérant, maître d'un
empire immense, jetant sa couronne, brisant son sceptre, foulant aux pieds un luxe inouï, des
cassettes d'or, des ruissellements de bijoux, des étoffes cousues de pierreries, pour aller
s'ensevelir au fond d'une Thébaïde, vêtu d'une bure qui lui écorchait l'échine. 12
Sa renonciation au plaisir s'étend jusqu'à la mortification de la chair : jeune homme, Mouret
se punit (et pendant les vacances !) en s'agenouillant sur du gros sel, les genoux mis à nu,
durant des heures entières.13
Plus tard, en tant que prêtre des Artaud, il se mortifie l'âme en laissant le frère
Archangias et la Teuse débiter des grossièretés en sa présence, se trouvant ainsi encore
réduit, encore humilié, encore annihilé, ce qui rappelle encore une fois le style de
L’Imitation de Jésus-Christ :
La violence de Frère Archangias, la tyrannie bavarde de la Teuse, étaient comme des coups
de lanières, dont il goûtait souvent le cinglement sur ses épaules. Il avait une joie pieuse à
s'enfoncer dans la bassesse, entre ces mains pleines de grossièretés populacières. La paix du
ciel lui semblait au bout de ce mépris du monde, de cet encanaillement de tout son être.
10
Faute, 1883, p. 121B.
Faute, 1883, p. 119C.
12
Faute, 1883, p. 114D et sq.
13
Faute, 1883, p. 120D et sq.
11
112
C'était une injure qu'il se réjouissait de faire à son corps, un ruisseau dans lequel il se plaisait
à traîner sa nature tendre.14
La persévérance, l’assiduité, la maîtrise de soi
On voit l'assiduité, la persévérance rigide et la maîtrise de soi du scrupuleux ou de
l'anorexique en ce qu'il a récité les mêmes prières et pratiqué les mêmes exercices spirituels
tous les jours pendant dix ans.15
Il est capable de prodiges de dévotion, comme les
anorexiques font des prodiges d'abstinence de la nourriture : il commence et termine chaque
jour par cent révérences à Marie, qu’il ajoute à toutes les prières qu’il lui adresse ainsi qu’à
toutes ses rêvasseries et visions. Il passe des heures et des heures à prier et, comme pour
Madame Gervaisais, il a des visions de Marie, et il est convaincu de sa présence : « La
vérité était qu'il la voyait toutes les nuits. »16 Comme Aurore Dupin avant son « moment
Prémordial » il se sent posséder la grâce, à cause de l'émotion religieuse qui lui vient de ses
extases.
La validité de sa religion extrême dépend de son point de vue : un athée trouverait sa
vie totalement inutile, les résultats de son choix d'interprétation de l'Evangile complètement
stériles, tandis qu'un catholique très pieux pourrait approuver que sa vie soit si entièrement
dévouée à Dieu, et louer son âme du fait qu’il soit si peu tenté par le péché, qu'il trouve
aussi léger le joug de Dieu. Mais ce n’est pas toute autorité catholique qui insiste sur
l’abnégation du corps : Thérèse d'Avila, par exemple, malgré son insistance pour que ses
religieuses fuient le monde, conseille de soigner son corps, pour qu’il soit au service de
l'âme : « we must cut short our time of prayer, no matter how much joy it brings us, if we
feel our bodily strength waning or that our head aches. »17 Même les prêtres du séminaire
de Mouret le trouvent faible, plutôt que pieux. Zola donne l'impression qu'ils préféreraient
qu'il y ait une vie de chair et d'âme humaine à réprimer, qu'il y ait un signe de vigueur dans
14
Faute, 1883, p. 88C. Cf. la note 9 du présent chapitre.
Faute, 1883, p. 105B.
16
Faute, 1883, p. 110B.
17
Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), The Way of Perfection (orig.: Camino de perfecciion), éd. Henry L.
Carrigan Jr, (Brewster, Massachussetts, Paraclete Press, coll. « Christian Classics », 2000), p. 82A. Mais Ste
Thérèse s’exprime aussi d’une manière qui est très proche de l’Imitation de Jésus-Christ, p. ex. : « I do not
know how much of the world we really leave when we say we are leaving everything for God’s sake if we do
not withdraw ourselves from the chief worldly thing – our relatives. » (p. 30D) (cf la lutte de Mme Gervaisais
pour mater son amour maternel, chapitre deux). Ailleurs dans ce même texte, Ste Thérèse s’exprime de la
manière d’une anorexique: « We have come here to die for Christ, not to practice self-indulgence for Christ.
The devil tells us that we need to be self-indulgent if we are to keep the Rule […]. » (p. 35C); « since the pain
is sweet and pleasant, we think we can never allow ourselves to have too much of it. We have an
immeasurable longing for it […]. Sometimes this goes so far as to cause death. How happy is such a death ! »
(p. 79B). Mais ici, elle continue en opposant cet extrémisme: « I believe the devil has something to do with
this. Knowing how much harm we can do him by living, he tempts us to be indiscreet in our penances and
thus ruin our health. I advise anyone who has an experience of this fierce thirst to watch herself carefully, for
she will have to contend with such temptation. She may not die of her thirst, but her health will be ruined. »
(p. 79C). Bien que son but soit une vie de parfaite spiritualité, elle conseille l’équilibre: « To conquer yourself
for your own good is to make use of the senses to serve the interior life. » (p. 130D et sq.).
15
113
ce jeune homme : « Ses supérieurs devaient le gronder de ces veilles dont il sortait alangui,
le teint si blanc, qu'il semblait avoir perdu du sang. »18
S’engourdir, se désengager du monde
Comme pour une anorexique,19 les extases de Mouret servent à l’engourdir, à le
séparer de la vie : il dépense la majeure partie de son énergie vitale dans une contemplation
de la vie de Marie au lieu de vivre sa propre vie :
[...] la prière coulant régulière de la bouche, l'esprit perdu au fond d'une adoration unique.
Jusqu'à onze heures, il dormit éveillé de cet engourdissement extatique, ne sentant plus ses
genoux, se croyant suspendu, balancé ainsi qu'un enfant qu'on endort, se laissant aller à ce
repos, [...].20
L’auteur dépeint ainsi Mouret non pas en saint mais en névrosé, cherchant le repos,
le non-être presque, du nouveau-né, et ses extases sont présentées comme des paresses
(« […] il dormit éveillé […] »). Ce n’est évidemment pas un saint que Zola décrit ainsi,
mais, comme le dit Jean Borie, il « esquisse un cas. »21 Selon Wade Edwards :
[...] critics of La Faute […] have almost always agreed that the need for sex authenticates the
men in Zola’s universe. […]. A.A. Greaves contends that chastity is an affront to Zola’s
concept of nature, and suggests that Serge’s celibacy is not just a simple idiosyncrasy, but a
stunning aberration and a manifestation of his faulty masculinity. 22
La stérilité
(i)
L'aridité et le vide
Le pays où Mouret est affecté représente un symbole fort du vide et de la stérilité de
sa vie, et, par extension, de l'Eglise. Car Mouret représente, bien sûr, l'Eglise : Zola, athée,23
écrit à un moment d’ébranlement religieux ; tout personnage clérical est donc hautement
symbolique ;24 toute critique de Mouret sera révélatrice de l'attitude de Zola envers l'Eglise
18
Faute, 1883, p.107B. Selon Wade Edwards, « critics of La Faute […] have almost always agreed that the
need for sex authenticates the men in Zola’s universe. […] A.A. Greaves contends that chastity is an affront
to Zola’s concept of nature, and suggests that Serge’s celibacy is not just a simple idiosyncrasy, but a stunning
aberration and a manifestation of his faulty masculinity. » A.A. Greaves, « Mysticisme et pessimisme dans La
Faute de l’abbé Mouret », Cahiers naturalistes, 36 (1968), (pp. 148-55), p. 151, cité dans Edwards, (Version
numérisée : Document InfoTrac OneFile), p. 2/10.
19
V., p. ex., PPDA, Pas d’ici, p. 39D.
20
Faute, 1883, p. 111D.
21
Jean Borie, Zola et les mythes ou de la nausée au salut (Paris, Seuil, 1971), p. 43, cité dans Bourgeois, op.
cit., p. 91B.
22
Edwards, p. 2/10.
23
« [...] de sa jeunesse jusqu’à sa mort, Zola n’a cessé d’opposer la raison à la foi, et la science au dogme ; il
n’a cessé de contrebattre l’influence de l’Eglise dans les affaires civiles. » Préface d’Henri Mitterand dans
Pierre Ouvrard, Zola et le prêtre (Paris, Beauchesne, 1986), p. IC.
24
Mais pas rare : le genre du « prêtre amoureux » est à la mode à l’époque de Zola. V., par ex., Beizer, « Not a
Source Study », p. 187C, et Michael Lastinger, « When the Vow Breaks … : Sense and Sensuality in La Faute
de l’Abbé Mouret and Priest », Excavatio, vol. IX, 1997, p. 149B. Zola se montre déçu par ce qu’il a lu dans
ce genre : « Le prêtre amoureux n’a jamais, selon moi, été étudié humainement » et surtout par le Prêtre marié
de Barbey d’Aurevilly : « Je suis désespéré de voir tant de hardiesse si mal employée. Je condamne Un prêtre
marié, et pour être ce qu’il est, et pour n’être pas ce qu’il pourrait être. » La source de Lastinger est l’Etude
114
catholique. Si Mouret a peur de la vie, c'est l’Eglise qui a peur ; si sa vie est stérile, c'est
l'Eglise qui est stérile. Et si un engagement fécond avec la nature et avec la vie viscérale des
gens est possible, c'est que peut-être cette possibilité existerait aussi pour l'Eglise : si elle
pouvait oublier, comme Mouret oublie grâce à la maladie, ses règles et interdictions contre
la vie, contre la nature, contre l’humanité. Mais Zola ne paraît pas trop optimiste pour
l'Eglise catholique : selon Pierre Ouvrard, dans La Faute de l’abbé Mouret, il s’agit du :
[drame] qu'a voulu évoquer Zola : la lutte de la nature et de l'amour contre une religion qui,
selon lui, conduit à la mort.25
La fécondité de l'avenir potentiel du Paradou et d'Albine peuvent même représenter l’avenir
potentiel de la France du
XIX
e
siècle, époque à laquelle le pays avait oublié un moment
l'Eglise catholique, comme Mouret l'oublie, où l'on avait essayé de la remplacer par des
fêtes révolutionnaires tels que celle dans Nanon, de George Sand,26 et où les Français
avaient à choisir entre un chemin que l'on pourrait représenter comme stérile et sans rapport
avec la vie des gens, symbolisé par Mouret prêchant dans son église vide, et une vie plus
naturelle, où l'esprit humain pourrait s'épanouir selon sa propre nature.
Selon Pierre
Ouvrard, « pour Zola la seule religion qui ne mutile pas l'homme est la religion de la
nature. »27
Ce paysage desséché des Artaud, à la fois géographique et humain, est le symbole
dominant du roman, en effet, avec son contraire, la Nature luxuriante. Le hameau des
Artaud est une terre aride, où rien ne pousse :
Le pays s'étendait à deux lieues, fermé par un mur de collines jaunes, que des bois de pins
tachaient de noir, pays terrible aux landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les
quelques coins de terre labourable étalaient des mares saignantes, des champs rouges, où
s'alignaient des files d'amandiers maigres, des têtes grises d'olivier, des traînées de vignes,
rayant la campagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu'un immense incendie avait
passé là, semant sur les hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat
et sa chaleur de fournaise dans les creux. [...]. L'horizon restait farouche, sans un filet d'eau,
mourant de soif, s'envolant par grandes poussières aux moindres haleines. 28
Les gens des Artaud sont non seulement loin d'être pieux, mais quasiment incultes,
plus près du végétal que du bestial :
[...] ce village des Artaud, poussé là, dans les pierres, ainsi qu’une des végétations noueuses
de la vallée. […].[l]a famille avait grandi, avec la vitalité farouche des herbes suçant la vie
d’Henri Mitterand, Faute, Pléiade, op. cit., p. 1675 (Lastinger le donne comme la p. 1676). Mitterand, à son
tour, cite Le Salut public de Lyon du 10 mai, 1865.
25
Ouvrard, p. 82C.
26
George Sand, Nanon, (Meylan, éd. de l’Aurore, 1987 [1872]). Préface de Nicole Mozet.
27
Ouvrard, p. 74D et sq.
28
Faute, 1833, p. 22C.
115
des rochers ; […]. Ils naissaient, ils mourraient, attachés à ce coin de terre, pullulant sur leur
fumier, lentement, avec une simplicité d’arbres qui repoussaient de leur semence […].29
Loin de désespérer Mouret, et loin de le pousser à une grande vigueur pour l'évangélisation
des autochtones, il est content de dire les offices paisiblement dans une église vide, 30
content de ne pas avoir à s'occuper des gens ennuyeux, et d'avoir le temps de continuer ses
heures de prière et d'extase :
[...] après son ordination, le jeune prêtre était venu aux Artaud, sur sa propre demande,31
avec l'espoir de réaliser son rêve d'anéantissement humain.32 Au milieu de cette misère, sur
ce sol stérile, il pourrait se boucher les oreilles aux bruits du monde, il vivrait dans le
sommeil des saints. Et, depuis plusieurs mois, en effet, il demeurait souriant ; à peine un
frisson du village le troublait-il de loin en loin ; [...] il suivait les sentiers, tout au ciel, sans
entendre l'enfantement continu au milieu duquel il marchait.33
Même le désert aride que sont les Artaud n'est pas assez dépourvu de vie pour lui :
Il n'aurait voulu que des roches sous sa fenêtre. Le village n'était pas assez mort ;34 les toits
de chaume se gonflaient comme des poitrines ; les gerçures des portes laissaient passer des
soupirs, [...] révélant dans ce trou la présence d'une portée pullulante [...]. Sans doute, c'était
cette senteur seule qui lui donnait une nausée. 35
Il n'est pas obligé d'avoir trop de contacts avec d'autres humains : une femme de
ménage pourvoit à ses besoins pratiques, et sa sœur simple d’esprit, Désirée, vit, elle aussi,
dans son propre petit monde paisible parmi les animaux de la basse-cour.
Le vide et l'aridité sont les symboles dominants qui représentent la stérilité de la vie
de Mouret. La juxtaposition de cette vie stérile avec celle de sa sœur invite une comparaison
entre les deux : deux créatures vouées à la faiblesse héréditaire, qui passent leurs journées
dans une paix heureuse, sans trop entrer en contact avec d'autres humains. Si Désirée a ses
animaux, Mouret a sa Vierge, ses prières et ses offices que personne n'écoute.
La
présentation en parallèle de ces deux vies est un moyen pour Zola de commenter les extases
de Mouret, en les mettant sur un pied d’égalité avec les animaux de Désirée ; les extases
deviennent symptômes au lieu d’être réellement une communion surnaturelle, comme
Mouret le croit. Les extases, les animaux : ce sont deux manières plutôt anodines de faire
passer le temps. La fêlure héréditaire affecte ces deux êtres, les stérilisant effectivement :
29
Faute, 1883, p. 23C.
Faute, 1883, p. 5B. Même le garçon d’honneur risque de lui faire défaut : « A moins qu’un ange ne
descende la servir, votre messe, monsieur le curé, vous n’avez que moi [La Teuse], ma parole ! ou un des
lapins de mademoiselle Désirée […] », mais il la dit tout de même. pp. 7-15D.
31
C’est nous qui soulignons.
32
C'est nous qui soulignons.
33
Faute, 1883, p. 24D et sq. Comme le remarque Beizer, cet excès de fécondité naturelle, comme la
luxuriance végétale du Paradou, n’est pas plus idéal, selon la moralité du roman, que la stérilité solitaire de
Mouret. (Beizer, « Not a Source Study », p. 191C). Nous y reviendrons.
34
C'est nous qui soulignons.
35
Faute, 1883, p. 128D et sq.
30
116
l’abbé Mouret sera stérile par son choix d’une religiosité extrême, facilité par sa faiblesse
héréditaire, soulignée déjà avant qu’il n’entre au séminaire :
[…] le jeune homme [Serge Mouret] était d’un tempérament si nerveux qu’il avait, à la
moindre imprudence, des indispositions de fille, des bobos qui le retenaient dans sa chambre
pendant deux ou trois jours.36
Ce que Mouret poursuit comme vertu est ainsi dépeint soigneusement comme
faiblesse : en rejetant le monde, comme le péché, il fait preuve non pas de force spirituelle,
mais de manque de vitalité. Car Zola le veut faible : comme nous l’avons déjà vu, il est
« frappé dans sa virilité par une éducation première […] »37
Non seulement Mouret évite-t-il la vie, mais il la craint : « Ça m’inquiète, quand je
touche des bêtes vivantes. »38 La basse-cour le répugne ; il se pâme presque :
[...] de cette litière retournée à la fourche, s’exhalait une odeur fauve, si pleine de rudesse,
que l’abbé Mouret se sentit pris à la gorge. […]. L’abbé Mouret ne put tenir davantage,
dans la chaleur qui montait des portées. La vie, grouillant sous ce poil arraché du ventre des
mères, avait un souffle fort, dont il sentait le trouble à ses tempes. […]. un étouffement le
gagnait, des chaleurs le brûlaient aux mains, à la poitrine, à la face. Peu à peu sa tête avait
tourné. [Il était troublé par] cette senteur puissante dans laquelle il s’évanouissait. 39
Sa servante, La Teuse, le traite d'enfant, le soigne et le gronde :
- Attendez, les cordons de vos souliers ne sont seulement pas noués… […]. Et elle le faisait
tourner, comme un enfant, le secouant des pieds à la tête, sous les coups violents de la
brosse. [...]. - Si vous croyez qu’il m’écoute ! Ça n’a pas vingt-six ans, et ça n’en fait qu’à
sa tête. […] il n’a pas de peine à être sage comme un chérubin, ce mignon-là.40
Il ne fait pas davantage preuve d’autorité devant la masse de jeunes filles qui remplit l'église
de feuilles vertes et de bêtises :
[…] il commençait à être gêné au milieu de ces grandes filles éhontées, emplissant l’église,
avec leurs brassées de verdure. Elles se poussaient jusqu’au degré de l’autel, l’entouraient
d’un coin de forêt vivante, lui apportaient le parfum rude des bois odorants […].41
Cette scène de la décoration de la Vierge pour le mois de mai en rappelle une autre dans Au
bonheur des dames, où le frère de l’abbé, Octave Mouret, domine un groupe de dames lors
36
Zola, La Conquête de Plassans, (Rougon-Macquart IV), éd. Henri Mitterand, (Paris, nrf Gallimard, Pléiade,
1960) (ci-après: « Plassans, Pléiade »), p. 1037A.
37
N.A.F. 10.294, fol. 2., dans Beizer, « Not a Source Study », p. 190C. Il n’est toutefois pas tout à fait
indifférent à la sexualité, même dans le premier livre, car il doit prier la Vierge « Prenez mes sens, prenez ma
virilité […] rien ne vous est plus facile que de me foudroyer, que de sécher mes organes, de me laisser sans
sexe, incapable du mal […]. » (Faute, Pléiade, éd. de 1966, pp. 1313-1314) dans Danièle Chauvin, « Les
Corps fantasmatiques de la femme dans La Faute de l’abbé Mouret », dans Jean Marigny (éd.), Images
fantastiques du corps : actes du colloque (mars 1997), Cahiers du GERF 5, Grenoble, 1998, (pp. 45-56),
p. 55C. Cf. présent chapitre, p. 102. V. aussi : « On avait tué l’homme en lui, il le sentait, il était heureux de
se savoir à part, créature châtrée, déviée, marquée de la tonsure ainsi qu’une brebis du Seigneur. » Faute,
1883, p. 27A.
38
Faute, 1883, p. 76A.
39
Faute, 1883, pp. 67D-78D.
40
Faute, 1883, pp. 18A-20B.
41
Faute, 1883, p. 94D.
117
d’un thé, dans un mélange inquiétant de séduction et de rite religieux : l’ambiance
crépusculaire suggère l’église ; il est entouré de dames qui ont l’air de l’adorer, dont
l’attitude suggère un cercle autour d’un prêtre :
[...] il [Octave Mouret] lui [à la Femme] élevait un temple, la faisait encenser par une légion
de commis, créait le rite d’un culte nouveau […]. quatre d’entre elles se mirent à le servir
[…]. [Quand il était] debout au milieu d’elles, toutes se rapprochèrent, l’emprisonnèrent du
cercle étroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elles lui souriaient. […]. [L]e
groupe confus semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de
dévotes. Une dernière clarté luisait […] une lueur courte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé
dans une alcôve attiédie par le parfum du thé. 42
La dominance d’Octave dans ce tableau évoque le pouvoir dangereux du prêtre-directeur de
conscience des jeunes filles et des femmes mariées, pouvoir qui inquiète tant de
commentateurs de l’époque.43 Serge Mouret, par contre, bien que prêtre en réalité, n'a rien
de ce pouvoir, et ce sont les femmes (et même les animaux !) qui ont le dessus sur lui.
L'absence de vie sensuelle, le rejet de la vie et de la procréation, avec la peur de ces
forces naturelles, peignent le portrait non d'un adulte qui a senti en lui-même les forces de la
vie et a fait un choix conscient pour les rejeter en devenant prêtre, pour concentrer ses
énergies sur autre chose, mais plutôt d'un enfant d'avant la puberté, qui risque donc d'être
submergé par ces forces, qui cherche un refuge, pour qu'il n'ait plus peur. Il est dépeint
comme un faible qui se sert de l'Eglise pour se protéger de la vie, et non comme un chef des
paroissiens, qui les mènerait sur le droit chemin, qui saurait donner des conseils sur des
questions soit spirituelles soit de la vie quotidienne.
Sa sœur, par contre, possède un corps robuste dont la maturité physique, femelle, est
mise en avant :44 chez elle, c’est la nature « innocente » qui la maintiendra dans l’enfance,
ce n’est que la tête qui est faible ; physiquement, c’est un superbe animal. La Teuse dit à
l’abbé, « On voit bien que vous êtes le frère de Désirée » ; l’abbé Mouret et Désirée sont,
d’après les mots de l’oncle Pascal, « de vrais Rougon et de vrais Macquart […] la queue de
la bande, la dégénérescence finale. »45
Zola souligne ainsi en Mouret l’effet castrant de
l’Eglise : la monomanie de Mouret (ou sa foi inébranlable, selon les interprétations),
provoquée au moins en partie par sa faiblesse héréditaire, aggrave sa faiblesse physique
(héréditaire aussi), mais qui disparaît une fois que Serge oublie l’Eglise et s’oublie dans la
liberté du Paradou. Mais au Paradou, Serge est-il plus fort que Désirée ? Il vit selon les lois
42
Emile Zola, Au Bonheur des Dames (Paris, Garnier-Flammarion, 1971), pp. 111A-117D.
« Il vient parfois, du confessionnal, un chuchotement léger, un soupir d’allégresse. C’est une pénitente que
la grâce pénètre et qui monte au Ciel. » Zola, La Cloche, septembre 1872, à l’occasion de l’incident où l’on a
surpris un jésuite en train de caresser une femme dans un train. Cité dans Edwards, p. 1/10. V. aussi chapitre
quatre de la présente thèse.
44
V., par exemple, Faute, 1883, p. 69A : « lorsque la puberté était venue […] [Désirée] prit une carrure de
femme faite, […] fit éclater ses robes sous l’épanouissement splendide de sa chair. » ; « toute cette poussée
d’animal vigoureux ».
45
Faute, Becker, p. 298, dans Beizer, « Not a Source Study », p. 194C, note 8.
43
118
de la Nature (« [c]’était le jardin qui avait voulu la faute »)46 au lieu des lois ecclésiastiques,
et il retrouve une vigueur naturelle, mais, si l’amnésie avait continué, il serait resté une
espèce de bête superbe, comme sa sœur, si bien insérée dans l’ordre naturel, mais pas tout à
fait à la hauteur du monde humain.
L'Eglise est tout pour Mouret, et comme nous l’avons vu, l’église est vide : ainsi les
sermons de Mouret ne sont pas écoutés ; les cérémonies avec leurs symboles n’y sont pour
rien : finalement, personne n'est touchée par les efforts du prêtre ; sa vie n'a aucun effet sur
son monde. Il est inefficace ; sa vie est stérile. Stérile d'influence, et, grâce au célibat des
prêtres, stérile de fait aussi : il n’aura pas de descendance en chair et en os : même l’enfant
qu’il engendre mourra de son refus de quitter la vie de stérilité qu’il s’impose. Ses idées
non plus n'auront attisé aucun feu dans l'esprit d'autrui. Et il est content de vivre dans « la
bassesse où il cherchait à s'anéantir. »47
(ii)
Le contraire de cette aridité : Le Paradou et ses symboles
Symbole contraire à cette aridité, la Nature et la vie remplissent le deuxième livre,
long hymne à la Nature, à la vie organique, soulignant ainsi l’aridité et la stérilité des
premier et troisième livres.
Le Paradou, ancien domaine seigneurial où va se rétablir Mouret après une maladie
grave, en oubliant qu'il est prêtre, est riche de symboles aussi - de symboles tout contraires à
ceux des environs des Artaud, où la terre est comme le cœur des gens : dure comme la
pierre, sèche comme la poussière, et où rien ne pousse.
Le nom de Paradou, évidemment, rappelle le jardin d'Eden, le paradis, avant que le
malheur et le travail entrent dans la vie des hommes.48 Albine, élevée dans un état de nature
(depuis l'âge de neuf ans),49 et Serge,50 infantilisé et amnésique depuis sa maladie, se
découvrent dans une innocence d'Adam et Eve d'avant la Chute.
Le parc du vieux
Jeanbernat et de sa nièce est tout le contraire de ce qui l’entoure : luxuriant, vert, beau, plein
46
Faute, 1883, p. 264D.
Faute, 1883, p. 100C.
48
Le nom « Paradou », selon Pierre Ouvrard, paraît être « une forme provençalisée du mot « Paradis » [...]. »
Allan Pasco trouve utile de penser que l’accord imparfait entre le récit biblique du péché originel et ce mythe
au sein des actes de Serge et d’Albine au Paradou puisse provenir du fait que la source pour Zola n’est pas
limitée à la Genèse, mais peut incorporer des aspects des mythes d’origine druidique, égyptienne, ou perse.
(Pasco, « Love à la Michelet », op. cit., p. 238C). Selon Pasco, Richard B. Grant trouve une confusion entre le
mythe de l’Eden et la distribution des rôles symboliques des personnages principaux (Archangias, avec
l’Eglise, symbolise la mort, mais Zola lui fait aussi jouer le rôle de Dieu offensé par la « faute » ; la Nature
symbolise la Vie, mais doit aussi représenter Satan en l’absence d’un serpent, etc.). Cette analogie imparfaite
entre Genèse et le Paradou trouble beaucoup de critiques (v. Beizer, p. 186B, et les notes 2 à 6, pour une revue
des variétés d’interprétation des différences entre roman et source(s)). Ces critiques oublient peut-être que les
meilleurs symboles sont plus souples que l’analogie directe.
49
Faute, 1883, p. 57C.
50
Marta Segarra, de l’Université de Barcelone, remarque que le narrateur ne se sert du prénom, Serge, que
« quand celui-là est sous l’emprise de la sphère naturelle […]. » Marta Segarra, « Eros et transgression : La
femme qui rit dans La Faute de l’abbé Mouret », Les Cahiers naturalistes, No. 69, 1995, p. 81B. Désirée,
toutefois, l’appelle de son prénom : v., p. ex., Faute, 1883, p. 67C.
47
119
de vie végétale comme animale, soulignant par le contraste l’aridité des Artaud. Le premier
aperçu du Paradou donne à Mouret
[…] comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de futaie immense, sous une pluie de
soleil. [Il vit] […] une grande fleur jaune au centre d’une pelouse, une nappe d’eau […] un
arbre colossal empli d’un vol d’oiseaux, le tout noyé, perdu, flambant, au milieu d’un tel
gâchis de verdure, d’une débauche telle de végétation, que l’horizon entier n’était plus qu’un
épanouissement.51
La nature n'est pas rudoyée par les gens : ainsi elle prospère, et en retour, donne d'ellemême :
La végétation y était énorme, superbe, puissamment inculte, pleine de hasards qui étalaient
des floraisons monstrueuses, inconnues à la bêche et aux arrosoirs des jardiniers. Laissée à
elle-même, libre de grandir sans honte, […] la nature s’abandonnait davantage à chaque
printemps, prenait des ébats formidables, s’égayait à s’offrir en toutes saisons des bouquets
étranges, qu’aucune main ne devait cueillir. 52
Tout y fleurit : Jeanbernat et Albine sont entourés de fruits et de fleurs, ainsi que d'une belle
verdure, loin de la sécheresse des Artaud.53 Les arbres offrent un abri aux petits oiseaux et
autres animaux :
[...] des vols de papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, [...]. ils [Serge et Albine]
se rencontraient, en haut des arbres, avec les oiseaux gourmands ; […]. [Le Paradou était
plein de] petites grenouilles vertes accroupies le long des brins de jonc, […] [de] grillons, …
de[s] cigales, […] d[es]’insectes bleus, […] roses, […] jaunes, […] [de] poissons, […]
[d’]anguilles, […] [de] mouches[ :] […] tout ce pullulement silencieux qui les retenait le
long des rives, leur donnait l’envie souvent de se planter, les jambes nues, au beau milieu du
courant, pour sentir le glissement sans fin de ces millions d’existences.54
Il y a une telle profusion de détail amoureux que le lecteur est comme envahi par un
trop-plein de vie organique, de beauté et de fécondité. Tous les cinq sens sont évoqués, la
lumière rayonne de partout,55 et le contraste avec l'aridité des Artaud ne pourrait être plus
marqué :
51
Faute, 1883, p. 54D et sq.
Faute, 1883, p. 181C.
53
Pour les fruits, v. Faute, 1883, p. 204C et sq. Jeanbernat, toutefois, choisit une vie tout aussi rétrécie que
celle de Mouret aux Artaud : celui-là a lui aussi peur de la vie, et a choisi de se barricader dans un petit coin
bien réglé pour que le Paradou ne l’envahisse pas, suggérant que la vie étroitement rationnelle ne serait peutêtre pas moins stérile que celle de la religion: « C’est stupide, ces arbres qui n’en finissent plus, avec de la
mousse partout, […] il faisait si noir sous les feuilles, ça empoisonnait si fort les fleurs sauvages, des souffles
si drôles passaient dans les allées, que j’ai eu comme peur. Et je me suis barricadé, pour que le parc n’entrât
pas ici… Un coin de soleil, trois pieds de laitüe devant moi, une grande haie qui me barre tout l’horizon, c’est
déjà trop pour être heureux. Rien, voilà ce que je voudrais, rien du tout, quelque chose de si étroit, que le
dehors ne pût venir m’y déranger. » Faute 1883, p. 53C. Il y a en ce passage un écho direct du « trou dans
une montagne » qu’avait voulu Mouret (v. ci-dessus) : « quelque trou dans une montagne, où rien de la vie, ni
être, ni plante, ni eau, ne le viendrait distraire […]. » Faute, 1883, p. 24B. Cette parole de Jeanbernat rappelle
aussi le rétrécissement de la vie de l’anorexique (v. premier chapitre de la présente thèse).
54
Faute, 1883, pp. 244B et sq.
55
Une fois de plus, comme chez Madame Gervaisais (v. chapitre deux de la présente thèse) la lumière se range
contre la religion, et celui qui se veut pieux évite la lumière. Au Paradou, Serge accueille le soleil que, prêtre,
il fuyait : v., p. ex., « Ils [Serge et Albine] passaient lentement, vêtus de soleil ; ils étaient le soleil lui-même. »
(Faute, 1883, p. 181A).
52
120
Il [Serge] le [le matin] sentait venir dans un souffle tiède, [...] à peine effleurant sa peau [...].
Il le goûtait venir, d'une saveur de plus en plus nette [...] mettant à ses lèvres le régal des
aromates sucrées, des fruits acides [...]. Il le respirait venir avec les parfums qu'il cueillait
dans sa course, l'odeur de la terre, l'odeur des bois ombreux, l'odeur des plantes chaudes [...].
Il l'entendait venir, [...] donnant des voix à ce qu'il touchait, lui faisant sonner aux oreilles la
musique des choses et des êtres. Il le voyait venir, [...] devenu en quelques bonds la
splendeur même du soleil.56
Le vocabulaire du passage cité ci-dessus baigne dans la lumière et fait appelle aux
cinq sens, et le mot venir est répété si souvent qu'il rappelle la scène de Macbeth57 où Lady
Macbeth invite en elle les esprits du mal, ainsi que la nuit, en répétant le mot come. Dans
les deux cas, la nature, et la période de la journée (le matin ; la nuit) sont sexualisés et
anthropomorphisés : la nature est une puissance spirituelle ayant une influence sur les
actions des humains. Le passage du Paradou est autant rempli d'espoir et de (re)naissance
symbolisés par le matin que l’est le passage de Macbeth d’ambiance funeste : Lady Macbeth
conjure la nature pour s’approprier sa puissance maléfique, tandis qu’au Paradou, la Nature
s’offre pour faire plaisir aux humains.
Ce ne sera qu'après sa période de récupération passée au Paradou, en dehors de sa
fonction ecclésiastique, que Mouret retrouvera sa virilité, son humanité. Symboliquement,
ses cheveux ont repoussé, sa tonsure ne se voit plus : la défiguration par l'église a été
remplacée par la vigueur de la Nature. Avant qu'il renaisse au Paradou, il n’y a eu que très
peu de description physique de Mouret ; son corps n'existe pas pour nous.58 Maintenant, à
son réveil, entouré de lumière et de la Nature, qui parle à tous ses sens,59 nous le voyons
physiquement, et en termes du jeune homme vigoureux qu'il est devenu :
Il avait certainement grandi. [...]. Son cou blanc, taché de brun à la nuque, tournait
librement, renversait légèrement la tête en arrière. La santé, la force, la puissance, étaient sur
sa face. [...]. Ses longs cheveux, qui lui cachaient tout le crâne, retombaient sur ses épaules
en boucles noires ; tandis que sa barbe, [...] frisait à sa lèvre et à son menton [...].60
Le Paradou est un jardin de délices pour les deux jeunes gens, qui parcourent le
chemin de l’amour grandissant, en se promenant sous les arbres, entourés de fleurs et de
fruits.61 Cet amour, ainsi que le redéveloppement de Serge, qui passe d’un bébé balbutiant à
un jeune homme virile (ce qu’il n’a jamais été avant), en harmonie avec la Nature, ne sont
possibles que parce que le Paradou est loin des prescriptions dénaturantes de l’Eglise.
56
Faute, 1883, p. 164B. C'est nous qui soulignons
William Shakespeare, Macbeth, dans Complete Works, (London, Michael O'Mara Books Limited, 1988),
Acte I, sc. 5, p.769.
58
Cf. Lou Andreas-Salomé : « elle n’a pas de corps. Elle n’en veut pas. » Giroud, p. 19A. V. chapitre quatre
de la présente thèse, p. 104. Cf. aussi Simone de Beauvoir, chapitre sept de la présente thèse, p. 172.
59
Faute, 1883, p. 164 et sq.
60
Faute, 1883, p. 165D et sq. Serge a vingt-cinq ans, Albine seize. Faute, 1883, p. 175D et sq.
61
V., p. ex., Faute, 1883, p. 174 ; p. 204C et sq.
57
121
Au Paradou, loin des contraintes superflues de l'Eglise, la force de Mouret peut
revivre, elle peut rejeter les chaînes d'une règle contre-nature. Certes, il ne semble plus être
question de sa passivité ni de son refus de s'engager dans la vie d'autrui.
Dans ce domaine d'amour et de Nature épanouie, les cinq sens sont caressés, alors
qu’ils étaient presque absents du premier livre. Nous aurions pu choisir un passage parmi
des douzaines dans ce deuxième livre pour illustrer la présence et la connotation positive
des sens (c’est-à-dire, du matériel) : ici, c'est l’odorat qui domine :
[...] ils traversaient des résédas gigantesques qui leur montaient aux genoux, comme un bain
de parfums ; ils coupaient par un champ de muguets pour épargner un champ voisin de
violettes, [...] puis, [...] ils étaient forcés de s'en aller à pas discrets sur cette fraîcheur
embaumée, au milieu de l'haleine même du printemps.62
Au Paradou Serge, amnésique et (donc) viril, et Albine, s'aiment, au milieu de la vie
des plantes et des animaux, dans une ambiance de délices. Mais le récit de Zola suit de très
près l'idée que la faute du jardin d'Eden était l'acte sexuel, et une fois leur amour consommé,
la brèche dans le mur laisse entrer le monde du dehors, la cloche du village rappelle à
Mouret qui il est réellement, et le frère Archangias arrive pour les chasser de leur Eden tout
comme Dieu dans l'histoire biblique.63
Ni ange ni brute : Trouble supérieur/inférieur
Ce n’est pas toutefois conclure que Zola veuille que la Nature prenne le dessus pour
gouverner l’homme et la femme. Henri Mitterand, tout en constatant que, dans la troisième
partie du roman, « le prêtre […] se rendra maître de l’amant pour l’anéantir »,64 remarque
qu’« auprès d’Albine […] Serge est devenu totalement objet »,65 et que Zola « n’est pas luimême parfaitement au clair dans sa mise en balance de la Nature et de la Loi, du Plaisir et
de la Création. »66 Selon Allan Pasco, Zola insiste à maintes reprises (« […] in his fiction,
journalism and letters […]. »)67 que l’homme n’est ni entièrement esprit, ni entièrement
corps :68
Soul or spirit when set apart is the equivalent of isolated flesh or body ; it is not human. Man
without humanity resembles man without blood. He is dead, at least as a human being, and
thus parallels Serge’s final incarnation. As Zola put it in a letter to his friend Baille on April
62
Faute, 1883, p. 184B.
Faute, 1883, pp. 274-78.
64
Henri Mitterand, « Zola, les tentations du Paradou », Magazine littéraire, 367, July-August 1998, p. 53C.
65
Mitterand, « Zola, les tentations du Paradou », op. cit., p. 53D.
66
Mitterand, « Zola, les tentations du Paradou », op. cit., p. 53C.
67
Pasco, « Love à la Michelet », op. cit., p. 239B.
68
ibid.
63
122
22, 1861, « L’homme tient […] de la brute et de l’ange, et c’est justement ce mélange qui
constitue ce que l’on est convenu d’appeler l’élément humain. »69
Cette insistance de Zola sur l’importance du mélange des éléments supérieurs
(esprit, âme) et inférieurs (corps, sexualité) trouve une expression heureuse chez Xas, l’ange
de The Vintner’s Luck, d’Elizabeth Knox : il est triste après la mort de son ami humain,
Sobran. Ce dernier n’a pas craint la mort, acceptant, grâce à des années d’amitié avec
l’ange, que la vie continue après la mort, et s’attend à une continuation éternelle de leur
amitié. Mais Xas ne lui a pas tout dit :
There were two things I didn’t tell you.
When my beekeeper monk died I found I couldn’t do without him. I […] ached with sorrow.
[…]. Then I flew to Heaven and found him. Or – I found his soul, and it wasn’t the same
thing. Niall’s soul had his liveliness, […]. But Niall’s soul wasn’t Niall. […]. [Selon
Lucifer] What God makes are copies and distillations. A soul is a distilled human. Earth and
purgatory are distilleries. My Niall and your Nicolette became blissful distillations, not
themselves, if Lucifer is to be believed.
I believe him. I’ll never see you again.70
C’était justement pour connaître un être humain qu’il était descendu sur la Terre. Sans
l’élément humain (« You fainted and I caught you. […]. You had such heavy bones, »)71
l’homme n’est plus un homme.
Chez Zola, un homme ne peut être angélique qu’en perdant sa virilité : il est
« féminisé, rapproché de l’ange, lavé de son sexe. »72 Mais Beizer, comme Pasco, avertit
contre le danger de lire la Nature non entravée comme le contraire désirable de l’ange-sanssexe : « Serge’s asceticism should not, however, be misunderstood as the antithesis of the
irrepressible Artaud lust.
On the contrary, I would argue that there is a symbolic
equivalence between the two. »73
Les Artaud penchent trop vers la bestialité, et ainsi n’arrivent pas à se différencier de la terre
où ils habitent.74 Et si la tare dont Zola affuble le Mouret du premier livre est de manquer
d’humanité en ne se différenciant pas suffisamment des anges, Désirée, sa sœur, également
diminuée de par son hérédité, manque tout autant d’humanité, mais à l’inverse : sa sexualité
69
Emile Zola, Correspondance, 2 tomes, (Paris, Bernouard, 1928-29), dans Pasco, « Love à la Michelet », op.
cit., p. 239B. Ceci malgré l’exclamation du Docteur Pascal devant le bonheur de Désirée : « - Oui, des brutes,
il ne faudrait que des brutes. On serait beau, on serait gai, on serait fort. Ah ! c’est le rêve !... Ça a bien
tourné pour la fille, qui est aussi heureuse que sa vache. Ça a mal tourné pour le garçon, qui agonise dans sa
soutane. Un peu plus de sang, un peu plus de nerfs, va te promener ! on manque sa vie… » Faute, 1883,
p. 330C.
70
Elizabeth Knox, The Vintner’s Luck, (Wellington, Victoria University Press, 1998), p 239C.
71
Knox, op. cit., p.241B.
72
Faute, Becker, p. 139, citée dans Beizer, « Not a Source Study », p. 190D.
73
Beizer, « Not a Source Study », p. 191C.
74
Beizer, en constatant ceci, va jusqu’à soutenir que le but (« pervasive intent » Beizer, « Not a Source
Study », p.191D) du roman est de différencier (« telling the difference », Beizer p.191D), et joue sur
l’orthographe italienne « zolla » (« motte de terre » ; v. Philippe Bonnefis, L’Innommable, (Paris, SEDES,
1984), p. 37, cité dans Beizer, op. cit., p. 192C): « When a Zola seeks to distinguish himself from a Zol[l]a, he
molds the earth and adds eponym to patronym ; that is, he supplements « Zola » with the letters that spell out
Rougon-Macquart. » Beizer, « Not a Source Study », op. cit., p. 193D.
123
n’est pas assez développée pour émuler le rut continuel des Artaud, mais comme pour les
animaux chéris de sa basse-cour, elle « content[e] sa chair en se roulant sur la paille. »75
Le trop de corps, de Nature, donc, comme le trop d’esprit, d’immatériel, n’est pas,
pour Zola, une solution. Les deux extrêmes font des êtres incomplets, inhumains, et sont
personnifiés dans Désirée et Serge. Comme le remarque Marta Segarra : « La lutte entre
nature et culture/religion ne saurait avoir de vainqueur […]. »76 Segarra, suivant Chantal
Jennings, voit en Albine la seule possibilité d’une « conciliation des deux [nature et
culture] » : elle est le « seul personnage qui aurait pu réaliser une telle assimilation. »77 Elle
meurt de son échec, mais elle a au moins tout essayé : elle a été prête à apprendre les règles
de vie de Mouret, quoiqu’elle les considère superflues : « Je veux tout ce que tu veux.
Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, je l’adorerai. Chacune de tes paroles sera une vérité que
j’écouterai à genoux. […] tu m’instruiras, tu feras de moi ce qu’il te plaira. »78 Mais Zola
montre que c’est lui, c’est l’Eglise, qui n’a pas pu faire de pas vers elle, vers la Nature, pour
faire un mariage basé à la fois sur la nature humaine et sur un système de valeurs
spirituelles.
Selon Pasco, ce n’est pas contre la Nature que Mouret pèche, en redevenant prêtre et
ainsi causant la mort d’Albine et de leur enfant, mais contre l’humanité : « Serge’s faute was
to deny the importance of human love and, thus, to deny his own humanity. »79
3
Le choix de ne plus vivre
Le patronyme de Mouret, de par sa sonorité, suggère à la fois la mort et l’amour, ce
qui souligne le choix qui s’offre à l’homme comme au prêtre. Zola présente comme
équivalentes l'Eglise catholique et la mort, surtout dans Livre Trois, mais dès le début du
roman, Zola associe à maintes reprises Mouret à des symboles de mort, et il le fait se
détourner des symboles de la vie : comme nous avons déjà vu, le vide et l'aridité dominent
le premier livre. L'église, dans sa première description (p.10 et sq), est entourée de vie, mais
celle-ci reste à l'extérieur : s’il lui arrive d’y entrer, elle en est chassée (les moineaux sont
chassés par la Teuse - car ils pourraient salir l'église).80 Dans un passage qui préfigure,
malgré cette gaieté superficielle, l'hallucination qu’aura Mouret, où l’église se fait dévorer
par toutes les manifestations possibles d’une Nature fendant les murs par la seule puissance
75
Faute, Becker, citée dans Beizer, « Not a Source Study », op. cit., p. 192A. V. aussi : « Sans doute, ce fut sa
[de Désirée] pauvreté d’esprit qui la rapprocha des animaux. […] Elle avait, à défaut de raisonnement suivi,
un instinct qui la mettait de plain-pied avec eux. » Faute, 1883, p. 68C.
76
Segarra, op. cit., p. 91B.
77
Segarra, op. cit., p. 91B. Segarra reconnaît Chantal Jennings, « Zola féministe ? (II), » Les cahiers
naturalistes, 45, (1973), (pp. 1-22), p. 10, dans sa note 18, p.90.
78
Faute, 1883, p. 347A.
79
Pasco, « Love à la Michelet », op. cit., p. 240C. En italique dans le texte.
80
Faute, 1883, p. 12 et sq.
124
de sa sève,81 nous voyons, nous écoutons une Nature toute gaie qui se réveille le matin
pendant que le prêtre dit l'office. Le soleil entre par la fenêtre, les herbes « soupir[e]nt
d'aise » (p.11A), « les feuilles s'essu[ie]nt dans la chaleur » (p.11A), « les oiseaux liss[e]nt
leurs plumes » (p.11A), un arbre, curieux, tend ses branches par la porte comme pour voir
(p.11B). Mais à part les moineaux, qui en sont chassés, et la lumière, qui entre mais ne fait
danser que de la poussière (image très gaie, mais déjà un indice de ce qui va suivre : car la
poussière est une métaphore des plus essentielles de la mort), cette vie matinale qui semble
promettre un roman doucereux où Eglise et Nature cohabitent en une symbiose parfaite
(« Le soleil, à l'appel du prêtre, venait à la messe »)82 s'arrête à la porte, et marque un
contraste très net avec l'intérieur de l'église, où domine le grand crucifix : « Seul, au milieu
de cette vie montante, le grand Christ, resté dans l'ombre, mettait la mort, l'agonie de sa
chair barbouillée d'ocre [...]. »83
Ensuite, nous suivons Mouret dans sa journée, le voyant constamment associé à la
mort, ou évitant la vie : il change de position pour éviter d'être dérangé par « l'ardeur de[s]
[...] couches laborieuses [de la croissance des plantes au printemps] »,84 il rêve du « trou
dans une montagne »85 qu'il avait désiré, où il aurait voulu vivre tout seul, « le dos tourné à
la lumière » :86 et voilà qu'il a trouvé son trou, Les Artaud, où il ne sent guère les coups de
soleil, où il n'est guère dérangé par les villageois. 87 Et, comme nous l’avons déjà dit, il a
peur devant la vie organique, le pullulement, la reproduction effrénée de la basse-cour de sa
sœur, Désirée.88
Symboliquement, donc, il fait tout pour éviter la vie.
Une symétrie pertinente
contrebalance ce prêtre de la mort, bien que représentant du Christ proclamé Chemin,
Vérité, Vie et même Lumière du Monde, avec un cimetière grouillant de vie : le seul endroit
des Artaud, à part la basse-cour de Désirée, où Zola nous montre une profusion de vie
organique à tous les niveaux : lézards, nids pleins d'œufs, fleurs, herbes : « Avec une
souplesse de couleuvre, [Vincent] se glissa de nouveau dans le cimetière, ce paradis où il y
avait des nids, des lézards, des fleurs. »89
81
Faute, 1883, pp. 372-377.
Faute, 1883, p. 10D.
83
Faute, 1883, pp. 10 & 11.
84
Faute, 1883, p. 22B.
85
Faute, 1883, p. 24B.
86
Faute, 1883, p. 24BC. V. aussi Petrone, qui remarque que cela fait des années que Mouret, au séminaire,
n’a pas connu le soleil. Mario Petrone, « Le rire et le délire dans La Faute de l’abbé Mouret et Le Docteur
Pascal de Zola », dans Excavatio, vol. XV, Nos 3-4, 2001, (pp. 12-21), p. 13C.
87
Faute, 1883, p. 25D.
88
V., par ex., Faute, 1883, p. 71B; p. 73C; p. 74D. V. aussi note 40, p. 13 du présent chapitre.
89
Faute, 1883, p. 31A. V. aussi p. 30A.
82
125
Les trois endroits du roman où la vie s'épanouit renforcent l'idée du choix qu'a fait
Mouret de fuir la vie : d'abord, le cimetière montre, soit de manière optimiste, qu’en laissant
la nature tranquille, elle se débrouille très bien, soit sur un plan plus macabre, que la seule
chose aux Artaud qui soit pleine de vigueur est la mort : car, bien sûr, toutes ces belles
fleurs sauvages sont fécondées par ce qui gît sous le sol. Ensuite, la basse-cour pullulante
représente l'oasis de vie vigoureuse et saine que l'on peut créer avec de l'effort et de l'amour,
même dans un désert comme les Artaud, et finalement, le Paradou représente un meilleur
ailleurs, vers lequel on peut fuir pour se bâtir une vie splendide.
Bien qu’elle soit présente dès les premières pages du roman, c’est dans le troisième
livre que la mort occupe le devant de la scène : à vrai dire, tout dans cette section du roman
est mort, à commencer par l'homme naturel que fut brièvement Mouret, à présent enseveli
sous sa soutane de prêtre :
Sa face nue ressemblait à celle d'un saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des
entrailles. Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suaire noir, sans rien laisser deviner
de son corps. Albine recula à la vue du fantôme sombre de son amour.90
Mouret est décrit non seulement comme fantôme, mais aussi comme automate :
« lorsque Serge marche vers le Paradou, c'est en automate raidi dans une décision
désespérée […]. »91
Mouret a abandonné le culte qu’il voue à Marie, que nous avons vue, dans le premier
livre, décorée pour « son » mois de mai, et associée aux jeunes filles du hameau, futures
porteuses de vie, déjà très sexualisées, très fécondes, et comptant peu de vierges parmi
elles.92 Le mois de mai symbolise aussi, bien sûr, le printemps, avec toutes ses connotations
de nouvelle vie. A la place de son ancienne dévotion à Marie, il a développé une passion
pour le culte du Christ crucifié, emblème de mort, de souffrance, et, divorcé de son
corollaire de ressuscitation, emblème aussi de finalité :
Il s'était pris d'une dévotion extraordinaire pour la Croix, il avait remplacé dans sa chambre
la statuette de l'Immaculée-Conception par un grand crucifix de bois noir, devant lequel il
passait de longues heures d'adoration. Exalter la Croix, la planter devant lui, au-dessus de
toutes choses, dans une gloire, comme le but unique de sa vie, lui donnait la force de souffrir
et de lutter.93
En plus, c’est maintenant l'automne : saison des moissons, des fruits, mais aussi de
mort, de déclin. Albine et son bébé sont morts aussi, et le roman se termine dans le
cimetière, où Mouret lui-même dit l'office des morts pour les obsèques d'Albine.
90
Faute, 1883, p. 344B.
Faute, Pléiade, tI, p. 1498, citée dans Ouvrard, op. cit., p. 78C.
92
Faute, 1883, p. 94C : « Est-ce que vous savez ce que font les autres ? Vous n’êtes pas allée y voir, n’est-ce
pas ? » C’est la Rosalie, enceinte, qui parle : La Teuse ne trouve pas décent qu’elle prenne sa place parmi les
« vierges » qui décorent la statue de Marie pour le mois de mai.
93
Faute, 1883, p. 523C.
91
126
Paradoxalement, ce cimetière est, comme nous l'avons remarqué, l'endroit le plus vivant des
Artaud, et le dernier mot, laissé à Désirée, montre la Nature triomphante malgré tout,
arrachant à la mort son pouvoir en faisant naître un veau, qui interrompt les obsèques :
effaçant ainsi l’ambiance de mort, quoique répandue par une force aussi puissante que
l'Eglise. Dernière phrase du roman : « la vache a fait un veau ! »94 Mouret et son Eglise
(autrement dit, l’orthodoxie culturelle) ont gagné, certes : Albine est morte, ainsi que toute
la possibilité qu’elle représentait, et Mouret continue sa vie de rigidité. Mais au-dessus de la
victoire apparente de l’Eglise se dresse la Nature, impassible, et encore plus puissante : telle
un Dieu ancien, elle continue ses cycles sans daigner se préoccuper des petites tragédies de
la vie humaine. Entre la petite victoire de l’Eglise et la victoire éternelle de la Nature, c’est
l’humanité et son esprit qui sont écrasés, symbolisés par le point de rencontre qu’était
Albine.
Pour Mouret, en revanche, le trépas l’emporte. Dans le premier livre, certes, il
choisit de ne pas vivre, demandant de son propre gré à être envoyé dans un trou maudit où il
ne sera pas dérangé par la vie, ou il se fera un point d’honneur d’éviter, coûte que coûte,
toute lueur de vie, comme nous l'avons déjà vu, mais à ce moment-là il est vierge des
expériences de la vie, comme il est vierge sexuellement. Son choix n'est pas un vrai choix
jusqu'à ce qu'il choisisse la mort en connaissance de cause : après avoir connu la vie. Le fait
qu'il soit capable d'une vie riche d'amour et de sexualité avec Albine souligne la stérilité du
choix qu'il a fait : il n'était pas si faible après tout. Il faut un événement extraordinaire pour
lui faire oublier les règles de vie nuisibles qu’il s’est imposé. Il n'est plus minable : il n’a
plus d’excuse ; il a regardé de près sa virilité et son engagement humain, son amour, et le
monde naturel empli d’opportunités et de nouvelle vie (y compris son propre enfant) et il a
choisi, après une période de vie des plus intenses, de reprendre le chemin de la mort.
4
Mieux cerner le caractère de Mouret ; du scrupuleux ; de l’anorexique
Le retour au refus de vivre
Le jour où il entend sonner la cloche de la vallée,95 et que soudainement l'amnésie le
quitte, il se rappelle sa vie de prêtre et se souvient de ce qu'est l'Eglise, des mœurs selon
lesquels il a vécu toute sa vie d’adulte jusqu'à sa maladie. Il entre à ce moment-là dans un
espace moral très semblable à celui habité par le scrupuleux, l’anorexique. Nous avons vu
au deuxième chapitre de la présente thèse le degré auquel Madame Gervaisais croit vertueux
de se retirer de la vie, de s’anéantir au niveau physique comme au niveau culturel, pour
94
95
Faute, 1883, p. 428B.
Faute, 1883, p. 276D.
127
satisfaire à des prescriptions religieuses qu’elle insiste pour suivre à la lettre, même contre
les instructions de son premier directeur de conscience, même devant la douleur de son fils.
Au chapitre quatre, nous avons examiné l’état d’alerte constant contre le péché potentiel qui
est encouragé chez les jeunes filles au XIXe siècle, état encouragé, entre autres, par la lecture
systématique de L’Imitation de Jésus-Christ, et l’impossibilité de vivre humainement dans
ces conditions : nous rappelons que selon George Sand, L’Imitation est un « livre à la fois
sublime et stupide, qui peut faire des saints, mais qui ne fera jamais un homme. »96
La « Voix dans la Tête » de l'anorexique97 remplit une fonction similaire à celle de
ce livre. Dans le sentiment de culpabilité et le refus de son propre bien-être qui s’ensuivent,
nous constatons une équivalence extraordinaire avec les exigences de l’Eglise vis-à-vis du
célibat de ses prêtres : célibat que Zola trouve contre nature.98 La « Voix dans la Tête »
serine à l'anorexique de rejeter tout plaisir et tout bien-être, y compris toute nourriture,99
tandis que le credo chrétien exige de Mouret, en tant que prêtre célibataire, qu’il rejette le
plaisir physique de l'amour qu'il a partagé avec Albine, de même que la vie qui
l’accompagne, bien que ce soit l’existence la plus riche qu'il ait jamais connue, que ce soit la
seule période de sa vie d’adulte où il ait été heureux, que ce soit le seul moment où il ait
jamais créé une véritable connexion avec autrui.
Avant le Paradou, sa vie de prêtre et de séminariste était tout ce qu'il avait connu en
tant qu’adulte, alors on peut facilement lui pardonner d’avoir embrassé l'absence de toute
chaleur humaine dans sa vie, mais une fois qu'il a connu de vraies relations humaines, y
compris l'amour entre un homme et une femme, son choix de faire acte de repentir et de
persévérer dans la vie de prêtre de cette religion, qu'il est maintenant capable de voir de
l'extérieur aussi bien que de l'intérieur, est un choix fait en connaissance de cause. Il est
désormais capable de comparer, d’une part, une existence pleine de vie et d'amour avec,
d’autre part, la vie de l'Eglise comme elle est présentée dans ce roman, qui, après tout, est la
seule réalité qui existe pour le personnage : c'est-à-dire, une vie aride, sèche, coupée de tout
contact réel avec la race humaine, qui ne lui offre aucune influence positive : en essence,
une vie dépourvue de toute signification.
96
HV, p. 1040B. V. chapitre trois de la présente thèse, p.86.
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
98
Cf. : « The main point of Zola’s article [La Cloche, septembre 1872, inspiré par un prêtre surpris en train de
caresser une femme] is to argue against a compulsory celibacy that seems both unnatural and unmanly. »
L’article de Zola se termine ainsi : « Quand on ouvre un wagon et qu’on trouve une femme à demi-nue sur les
genoux d’un prêtre, il faudrait que le prêtre pût répondre à l’employé : “Monsieur, c’est ma femme”. » Zola,
Œuvres complètes, éd. Henri Mitterand, op. cit., t.XIV, p. 162, cité dans Edwards, op. cit., p. 2/10.
99
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
97
128
Rencontre dans l'église
La scène dans l'église où Albine vient implorer Serge de lui revenir est dépeinte de
manière très visuelle, imprimant l’esprit comme le souvenir d’un tableau. Dans un chapitre
d'une quinzaine de pages100 nous voyons Albine comme représentante de la vie et de la
lumière, et Serge Mouret et l'Eglise comme représentants de la mort et du noir. Ces deux
idéaux sont défendus par les deux protagonistes comme deux idéologies alternatives,
chacune formant un tout cohérent, chacune l'anathème de l'autre. Mouret veut ce monde
d'Albine et la vie ardente et joyeuse qu’il offre, mais parce qu’il le perçoit comme une
tentation à laquelle il faut résister, il fait un effort énorme de maîtrise sur soi et de résistance
au désir de son cœur, et c'est là qu'il rejoint le scrupuleux devant ses proscriptions
minutieuses, et l'anorexique devant le point d’honneur qu’elle se fait de toujours résister à la
nourriture, et au plaisir.
Albine et la vie
Ce passage associe très étroitement Albine et la vie, en premier lieu à travers
plusieurs descriptions de sa beauté physique et de sa fécondité, par exemple, « un duvet de
fruit » (p. 345A), « un épanouissement de fleur grasse » (p. 345A), « un grand air de
fécondité » (p. 345A) ; ensuite dans ses réminiscences du Paradou :
Ah ! [C'est Albine qui parle] [...] comme il faisait bon au soleil, tu te rappelles ! [...] nous
revînmes sur nos pas, tant le soleil avait là une odeur douce. [...]. Les mouches à miel [...]
une mésange [...] des processions de bêtes, [...] s'en allaient à leurs affaires. Tu murmurais :
« Que la vie est bonne ! » La vie, c'était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans
lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux d'or. 101
Elle parle directement aussi de la vie, de l'air, de l'amour de tout, par exemple :
« Oh ! Viens, nous nous aimerons dans l'amour de tout » (p. 354B), « la vie dormait »
(p. 345B), « C'est la vie » (p. 346A), et « - La vie, c'était le Paradou. » (p. 349D).
Mouret, ou la mort
Mouret, en revanche, est associé si étroitement à la mort, ainsi qu’au noir et à
l’absence de lumière, qu'image après image, adjectif après adjectif, le récit l’en affuble,
jusqu'à ce qu'il crie sans équivoque que c'est effectivement la mort qu'il cherche :
- Tu [Il parle à Albine] avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je veux, la mort
qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures... [...] je nie la vie, je la refuse, je crache sur
elle. Tes fleurs puent […]. 102
Mouret continue :
100
Faute 1883, chapitre VIII, pp. 341-356.
Faute, 1883, p. 349D.
102
Faute, 1883, p. 354D.
101
129
Elle [l'Eglise] est la mort inexpugnable [...]. La petite église deviendra si colossale, elle
jettera une telle ombre, que toute la nature crèvera. Ah ! La mort, la mort de tout, avec le
ciel béant pour recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde !103
En effet, dans ce chapitre de quinze pages, nous trouvons cent vingt références à la
mort, (p. ex., pp. 348D, 349B, 352D), ou aux idées proches de la mort (par ex., « cadavre »
(p. 348A), « agonie » (p. 349A), « trépassée » (p. 349B), « suaire » (p. 344A)), la plupart
étant liés soit à Mouret, soit à l'église, et d'autres mots encore, que nous n'avons pas inclus
dans le total de cent vingt, du langage de la peine et de la douleur relatives à l'agonie du
Christ pendant le chemin de croix : Mouret insiste pour montrer toutes les quatorze stations
à Albine.104 Il n'y a guère moins d’allusions aux choses sinistres, telles la lèpre (p. 354D),
les « crachats » (p. 350D), l’« ordure » (p. 354C), le « venin des vipères » (p. 355A), et un
taux assez élevé de mentions de tout ce qui est noir ou qui est contraire à la lumière : seize
mentions telles que « les ténèbres se répandent » (p. 352D), « le soleil se cache » (p. 352D),
« ombre » (p. 355D), « noir » (par ex., p. 344A, p. 344D), « grise » (p. 341A), « sombre »
(p. 344B), « te cache le ciel, te prend ta part de soleil » (p. 350B).
C'est au cours de cette litanie de mort que Mouret crie que c’est justement la mort
qu’il veut, comme nous l’avons vu plus haut, (« - c’est la mort que je veux […]. »)105 mais
tout au long du chapitre, intercalée entre les explosions funèbres de Mouret, la voix d'Albine
verse des mots de beauté, d'espoir, d'avenir, de Nature. Le chapitre ressemble à une scène
d'opéra, avec sa nature visuelle comme mentionnée précédemment, et sa structure de deux
voix qui débitent chacune une vision du monde, où ni l'un ni l'autre n'est essentiellement
changé par la parole de l'autre ; où Albine, généralement sereine, verse comme du miel son
hymne d'amour et de possibilité, sans essayer de trop raisonner Mouret, en lui donnant
simplement sa version de la réalité, qui est à l’opposé de la réalité déformée de Mouret. Le
dernier mot est laissé à Albine : elle énonce de nouveau, calmement, sa version de leur
avenir et de leur passé, avant de proposer une rencontre au seul endroit où leurs deux
mondes peuvent se toucher : à la brèche dans la muraille :
Je suis ta femme pourtant. C'est toi qui m'as faite. 106 Dieu, après avoir permis cela, ne peut
nous punir à ce point. [...]. tous les jours, quand le soleil se couche, je vais [...] à l'endroit où
la muraille est écroulée... Je t'attends.107
103
Faute, 1883, p. 355D.
Faute, 1883, pp. 350D-353A.
105
Faute, 1883, p. 354D.
106
Zola, comme le remarque Allan H. Pasco, suit les idées de Michelet sur la femme, créée comme femme, et
formée, par son mari : « She [la mariée, après la consommation] has been stamped with the image of her
man. » Pasco, « Love à la Michelet », op. cit., p. 236C. Pasco cite L’Amour (p. 17, p. 84, p. 89) et La Femme
(p. 279) de Michelet. (Jules Michelet, L’Amour, (Paris, Calmann Lévy, 1878 [1858]) ; Jules Michelet, La
Femme, (Paris, Calmann Lévy, 1884 [1860]).
107
Faute, 1883, p. 356A.
104
130
Les deux mondes alternatifs
(Le monde d')Albine vue par Mouret ; (Le monde de) Mouret vu par
Albine
Albine, de par son éducation étrangère à l'Eglise, est dans une situation rare à
l'époque, surtout pour une jeune fille, de ne pas connaître les doctrines les plus élémentaires
de l'Eglise catholique, et ne pas se sentir moralement sous ses lois. Son oncle lui a défendu
l'église, et elle a appris une moralité naturelle en grandissant en plein air :
Je regardais dans les nids, sans toucher aux œufs. Je ne cueillais pas même les fleurs, de
peur de faire saigner les plantes. Tu sais que jamais je n'ai pris un insecte pour le
tourmenter... Alors, pourquoi Dieu serait-il en colère contre moi ?108
Mais, malgré cette vertu naturelle, elle est prête à essayer de comprendre l'église de
Mouret, pour lui faire plaisir.109 Pour lui, elle prendrait sur elle le fardeau d'un système qui
ne lui semble pas nécessaire - et elle semble meilleure chrétienne que les quelques chrétiens
professants que nous rencontrons dans ce roman : La Teuse, le Frère Archangias, et Mouret
lui-même. Son ignorance presque touchante de l'église se voit dans son observation : « Oui, l'oncle prétend que les prêtres n'ont ni femme, ni sœur, ni mère. Alors, cela est vrai
[...]. »110
Sa « religion » est d'aimer, et de vivre d'une vie joyeuse, pleine de lumière et de
gaieté, de mouvement physique, d'amour physique, sans faire de mal à la moindre créature.
Par contre, mentir ne l'effraie pas,111
elle n'a jamais mis le masque d'une jeune fille
« comme il faut », et elle est perplexe devant l'insistance de Mouret à prétendre que leur
amour n'était que péché et désobéissance, acte punissable par une vie passée à genoux :
- [Il faut faire] [c]e que je fais […] : vous agenouiller, mourir à genoux, ne pas vous relever
avant que Dieu pardonne.
- Tu es donc lâche ? dit-elle [Albine] encore […].112
Mouret, à l’opposé, ne comprend pas le degré auquel Albine n’accepte pas la vision
catholique du monde. Pour lui, la vie, « les reins vibrants de vie »,113 toutes les promenades
et les délices de son séjour au Paradou, sont réduits à la formule du péché, 114 et Albine
réapparaît devant lui comme une tentation. Toute la culpabilité dont est capable la machine
catholique fait de son désir (dépeint dans le roman comme valable et sain) une honte, et fait
108
Faute, 1883, p. 346D.
Faute, 1883, p. 347A.
110
Faute, 1883, p. 347B.
111
P. ex., sur la gravité de sa maladie – Faute, 1883, p. 342B.
112
Faute, 1883, p. 347D.
113
Faute, 1883, p. 344C.
114
Faute, 1883, p. 347B.
109
131
d'Albine un suppôt de Satan, une ruse du diable, comme « l'ange de lumière » auquel Satan
est censé pouvoir ressembler,115 avec pour intention de piéger les meilleurs des hommes :
« Et elle lui tendait les mains, comme pour l’aider à se relever.
Lui, se signa de
nouveau. »116
Si l’on se met à sa place, son rejet d’Albine, et son manque apparent de vrai regret
devant sa mort, sont d’une logique désarmante. Elle fait partie de son lot d’épreuves ici bas,
afin de vérifier qu’il mérite bien de gagner l’éternité du paradis ; Albine, de son coté,
trouvera sa récompense dans l’éternité et n’a donc pas besoin de craindre la mort physique :
la réponse de Mouret au Docteur Pascal, qui déclare qu’Albine mourra sans celui-là, se joue
uniquement sur le plan éternel : « – Dieu lui fera miséricorde […]. »117 La souffrance
d’Albine devient pour Mouret un fardeau théologique au lieu d’un malheur humain qu’il
serait capable de soulager : « [C’est Mouret qui parle, à Albine] - Que vos souffrances me
soient comptées comme autant de crimes ! Que je sois éternellement puni de l’abandon où je
dois vous laisser ! Ce sera juste […]. »118 Mouret n’est pas, toutefois, aussi invulnérable
qu’il ne l’apparaît à Albine. La synchronisation des actions de Mouret et d’Albine a un rôle
à jouer dans la tragédie, tout comme dans Roméo et Juliette, car Albine a attendu de savoir
que Mouret ne lui reviendrait pas, avant de venir l'implorer dans son église.119 Et ce n'est
que ce même jour, au matin, que Mouret a finalement trouvé la grâce, et la force de résister
à la tentation d'aimer Albine.120 Un jour plus tôt, il se peut que Mouret trouve trop forte la
présence d'Albine : car, même aujourd’hui, ayant trouvé la grâce, il ne peut pas résister à se
remémorer les délices de son corps :
Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite, prenait une joie amère à
braver la caresse de sa bouche rouge, le rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui
coulait d'elle au moindre mouvement. Il poussait la témérité jusqu'à chercher sur elle les
places qu'il avait baisées follement, autrefois, les coins des yeux, les coins des lèvres, les
tempes étroites, douces comme du satin, la nuque d'ambre, soyeuse comme du velours.
Jamais, même au cou d'Albine, il n'avait goûté les félicités qu'il éprouvait à se martyriser, en
regardant en face cette passion qu'il refusait.121
Comme un scrupuleux, une anorexique, il dérive un plus grand plaisir de sa capacité
de se priver que du plaisir dont il se prive (cf. chapitres un et deux).
115
« Satan lui-même se déguise en ange de lumière. » Sainte Bible, II Corinthiens, 11 :14.
Faute, 1883, p. 342A.
117
Faute, 1883, p. 327D.
118
Faute, 1883, p. 348B. Cependant, les chrétiens sont censés conforter les malheureux, les nus, les affamés,
les prisonniers : « j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ;
j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu » Ceux qui ne le font pas sont
destinés à l’enfer : « Retirez-vous de moi, maudits ; allez dans le feu éternel [...]. Car j’ai eu faim, et vous ne
m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire [...]. » Sainte Bible, Matthieu
25 :34-46.
119
Faute, 1883, p. 341D et sq.
120
Faute, 1883, p. 324AB.
121
Faute, 1883, p. 345B. C’est nous qui soulignons.
116
132
Mouret, confronté par Albine dans l'église, et tenté par sa beauté et par l'amour qu'il
lui porte, doit choisir entre une vie riche de signification, et une dépendance des
prescriptions présentées par Zola comme de vieux mantras qui ne sont plus pertinents. Le
même choix s’offre à la France du
XIX
e
siècle, entre une nouvelle organisation sociale, plus
naturelle, suivant les saisons, et prenant en compte la nature humaine, organisation qui
permettrait la fécondité, le bonheur et la richesse matérielle, d’une part, 122 ou d’autre part,
un retour à l’Eglise, vue comme superstition enfantine, qui représenterait un pas en arrière,
une tentative désespérée de retenir les choses du passé qui sont des écueils sur le chemin du
véritable progrès.123 Ce choix est symbolisé, d’une part, par Albine et la profusion de fruits
et de verdure du Paradou ; d’autre part, par les quelques graines arrachées avec tant de
difficulté à la terre aride des Artaud, comme nous l’avons déjà vu dans le présent chapitre.
L’importance de ce choix symbolique pour comprendre le refus de l’anorexique
devant la nourriture réside en ce qu’il souligne très fort son dilemme, souvent fort mal
compris par les parents et les professionnels de la santé. Mouret face à Albine dans l’église
est le symbole parfait de l'anorexique devant le choix de manger ou de jeûner.
Car la stérilité représentée par Mouret, l’Eglise et les Artaud peut s’appliquer
également aux règles nuisibles que s’imposent le scrupuleux, l’anorexique, dont la fin
logique est la mort, tout comme Zola, dans ce roman, établit la mort comme fin logique aux
actions de Mouret. Albine et le Paradou peuvent symboliser la vie plus large à laquelle le
scrupuleux, l’anorexique, n’ont accès qu’en renonçant aux règles rigides autour desquelles
leur vie s’organise depuis très longtemps, et sans lesquelles ils ne croient pas mériter de
continuer de vivre.124
A travers l'angoisse du prêtre, coupable devant ses propres valeurs, nous pouvons
mieux comprendre l’angoisse de l'anorexique. Ce n’est pas un simple refus de s’alimenter,
c'est tout un complexe de désir, de culpabilité, de force de résistance, et de peur d’attirer des
désastres sur les êtres qu’elle aime si elle s'affaiblit au point de manger une seule
bouchée.125
122
Les fêtes révolutionnaires, organisé d’abord par l’artiste David, sont une tentative de remplacer les rites
chrétiens : « C'est David, chef de file des artistes révolutionnaires, qui sera le metteur en scène de ces fêtes
jusqu'à la chute de Robespierre. [...] En 1798, la fête de la Liberté voit l'entrée triomphale de [sic] “objets des
sciences et des arts” pris en Italie. Enfin, le 22 septembre de la même année, a lieu la fête de la Fondation de la
République qui “revêt un caractère symbolique tout à fait nouveau: outre les courses de char et les joutes sur
l'eau, le Champ-de-Mars accueille l'exposition des produits de l'industrie nationale” ». Mona Ozouf, La fête
révolutionnaire,
1789-1799,
(Paris,
[s.éd.],
1976).
Visionné
au
site
http://tecfa.unige.ch/~grob/1798/fete696.html, 2007.
123
Selon Wade Edwards, Zola est « [c]oncerned with population dynamics, with the strength of the French
citizenry, and with the power of the Church to control sexual behavior […]. ». Edwards, op. cit., p.1/10B.
124
V. premier chapitre.
125
V. premier chapitre.
133
Ce refus compliqué s’illustre de manière limpide chez le prêtre. Quoique Albine et
le Paradou soient présentés de manière très positive dans ce roman, et que le lecteur sache
que Mouret est « censé » choisir Albine et la vie, tout le monde comprend la gravité du
choix pour un prêtre catholique : de renier tout ce qu'il croit, de prendre une décision qui
implique non seulement de rejeter la vie qu'il a toujours connue, mais de prendre une
direction qui, selon la moralité qui l'a formé et en laquelle il croit encore, le condamnera à
être criminel à ses propres yeux, à pécher constamment, sans parler de rompre les vœux qu'il
a prononcés de bonne foi, et qui peut entraîner jusqu’à l'éternelle damnation de son âme.
Nous comprenons facilement la puissance de ces éléments aggravants qui
tourmentent un prêtre qui a péché par inadvertance en toute bonne foi, mais qui maintenant
est revenu à lui-même et doit faire face à l'énormité de ses actes, jugés selon ses croyances
de catholique et de prêtre. A ses yeux, tout le plaisir, l'amour, la beauté, la fécondité,
l'épanouissement de toute la nature comme de son propre cœur et celui de sa maîtresse,
voire, l'existence de son enfant, sont redéfinis comme péché mortel, et il doit lutter de toutes
ses forces contre la tentation que, naturellement, il ressent, comme jamais avant il n'avait eu
à lutter pour se maintenir dans la droiture. L'homme naturel en Mouret veut Albine, il veut
l'amour, il veut son enfant, il veut la félicité élyséenne du jardin paradisiaque, 126 mais il
paraît que son être moral est trop fortement empreint de catholicisme pour pouvoir accepter
une nouvelle manière de voir le monde. Non, il se juge en catholique, et en catholique, le
péché est à résister ; son unique espoir de vie éternelle est de répudier Satan : de considérer
Albine, et toute la vie d'amour et de bonheur qu'il a partagée avec elle, et son enfant, comme
une machination du diable, et donc une tentation à laquelle résister.127
Cette redéfinition comme péché de ce qu’un prêtre assermenté désire le plus au
monde permet de comprendre la force des interdictions que s’infligent le scrupuleux,
l’anorexique. L’image de ce prêtre qui lutte contre le meilleur de lui-même pour pouvoir
obéir à ce qu’il considère comme le Bien aide à mieux comprendre ce qui se passe chez un
scrupuleux, une anorexique, qui s’accroche avec autant de ténacité et autant d’idéalisme aux
prescriptions morales qui finiront par les tuer, que Mouret s’applique à rester prêtre.
De la même manière, l’image du refus absolu quoiqu’illogique de l’anorexique de
manger, de la bouche résolument fermée, illumine l’autodestruction voulue de Mouret, qui
préfère voir mourir tout ce qu’il aime plutôt que d’accueillir la possibilité qu’il existerait
une autre manière de vivre, une autre manière de croire.
126
Faute, 1883, p. 345B, p. 346B.
Faute, 1883 : « Il la regardait, il s’affermissait contre la tentation […] », p. 344D ; « Jamais, même au cou
d’Albine, il n’avait goûté les félicités qu’il éprouvait à se martyriser, en regardant en face cette passion qu’il
refusait. » p. 345C ; « - J’ai péché […]. [Il faut faire c]e que je fais, […] vous agenouiller, mourir à genoux, ne
pas vous relever avant que Dieu pardonne. » p. 347C.
127
134
5
Quelle est la faute ?
Quelle est la faute de Mouret, au juste ? Pour Mouret, réussir à trouver une manière
de vivre qu’il n’éprouverait pas comme péché et qui n’exclurait pas toute vie, serait
l’équivalent, pour l’anorexique, de se permettre de manger sans culpabilité ; pour le
scrupuleux, de pratiquer sa religion sans concentration morbide sur la culpabilité qu’il croit
attirer sur lui par les petits manquements de tous les jours. Dans les trois cas, la clef, c’est la
définition de la faute.
La « faute » du titre joue sur plusieurs niveaux : selon Henri Mitterand, « Zola joue
avec la notion de faute […] », et, toujours selon Mitterand, ce roman ne peut se comprendre
qu’
en relation avec l’air du temps de l’après-guerre, de l’après-Commune, et du sinistre « Ordre
moral ». […]. Il [Zola] a un compte à régler avec les censures politiques, morales et
religieuses, avec les hypocrisies du discours des grandes vertus […].128
Que ferait Jésus ... ?129
Zola n’est pas le premier à critiquer une institution ecclésiastique pour son divorce
d’avec les besoins de l’humanité. Il souligne, avec La Faute de l’abbé Mouret, ce qu’il
considère comme le ridicule et l’hypocrisie de l’Eglise qui prétend suivre l’exemple d’un
Jésus-Christ qui, lui, savait accepter que, dans le besoin, ses disciples violent le sabbat et
volent du blé :130 deux actions formellement interdites par la loi hébraïque.131 La Bible
rapporte que Jésus déclare : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le
sabbat [...]. »132
Il y a, bien sûr, la faute évidente de l’amour physique entre un prêtre et une jeune
fille, acte formellement interdit par l’Eglise catholique, autorité morale de l’époque.
Ensuite, il y a la faute originelle du jardin d’Eden sur lequel le deuxième livre du roman est
basé, et finalement, la faute contraire : le retour de Mouret à sa condition de prêtre, ce qui
entraîne l’abandon et la mort d’Albine et de leur enfant.
Comme le remarque Janet Beizer, les critiques n’ont pas été d’accord sur l’identité
de cette faute : « [There are] [...] critics who read the novel as an attack on the Church and
critics who read it as a condemnation of nature and sexuality [...]. »133
128
Mitterand, « Zola, les tentations du Paradou », op. cit., p. 53C.
Expression courante chez les chrétiens évangéliques de nos jours: « Que ferait Jésus à ma place ? ». V. le
site internet de l’Eglise réformée évangélique de Toulouse:
www.erei-toulouse.org/index.php?option=com_content&task=view&id=135&Itemid=68. Consulté en 2007.
130
Sainte Bible, Matthieu 12 :1-8 ; Marc 2 :23-28.
131
Par les troisième et septième commandements : Sainte Bible, Exode 20.
132
Sainte Bible, Marc 2:27.
133
Beizer, « Not a Source Study », op. cit., p. 186B. Beizer nomme plusieurs critiques des tendances
différentes.
129
135
La faute contre l’humanité : Mouret se sermonne
Mais il nous semble avec Mitterand et Pasco que Zola structure son roman
explicitement pour souligner la culpabilité de l’homme Mouret d’avoir endurci son cœur
jusqu’à laisser à l’abandon la femme qu’il aime et qui porte son enfant. En sortant de son
« péché » d’aimer Albine, et en retournant à son état de prêtre, en luttant contre sa tentation
(c’est-à-dire, contre le désir très fort et nullement perverti de son propre cœur) jusqu’à ce
qu’il ne la sente plus, comme le dit Mitterand, Mouret est « [a]bsous par la loi cléricale,
[mais] […] reste en procès avec la loi humaine. »134 Bien sûr, accuser le prêtre de faute
contre l’humanité, c’est évidemment inculper l’Eglise dont le prêtre est le représentant.
Cette culpabilité est rendue on ne peut plus claire par le dédoublement du serment de
fidélité fait par Mouret à Albine dans le jardin, à travers des mots qui font écho à la création
d’Eve à partir de la côte d’Adam,135 et du sermon prononcé par Mouret-redevenu-prêtre au
mariage de Fortuné et Rosalie. Ce mariage est béni par l’Eglise, quoique précédé de péché
sexuel tout autant que le mariage potentiel de Mouret et d’Albine.136 Serge se condamne de
sa propre parole, prononcée au Paradou : « tu n’es autre que moi-même ! […]. Tu seras
dans ma chair comme je serai dans la tienne. Si je t’abandonnais un jour, que je sois maudit
[…]. »137 Ayant, en effet, abandonné Albine, c’est à lui-même qu’il parle, en sermonnant le
jeune couple Fortuné-Rosalie à leurs noces :
En vous faisant l’os de vos os [...] Dieu vous a enseigné que vous avez le devoir de marcher
côte à côte, comme un couple fidèle […]. Restez donc à jamais unis […]. [A Fortuné :] Que
vous soyez damné, si vous la délaissiez jamais ! Ce serait le plus lâche abandon que Dieu
eût à punir.138
Zola contourne ainsi l’Eglise pour damner la répudiation d’Albine et l’amour, dépeignant en
toutes lettres cet abandon comme un plus grand péché que l’infraction à la loi (chrétienne, et
non pas universelle) qui décrète qu’un prêtre ne peut pas avoir de femme. Comme le dit
Pasco, « Serge’s faute was to deny the importance of human love and, thus, to deny his own
humanity. »139
134
Mitterand, « Zola, les tentations du Paradou », op. cit., p. 53C.
Sainte Bible, Genèse 2 :21-23, citée dans Mario Petrone, « Le rire et le délire... », p. 17A.
136
Ce mariage n’aurait pas été impossible : comme le rapporte Joy Newton, « Some twenty years later, in
Paris, Zola takes up the theme again and has a priest leave the church to find happiness, without regret or
retribution, in a union which is not blessed by the church. » Newton, p. 59, note 4.
137
Faute, Pléiade, p. 1339, citée dans Petrone, op. cit., p. 17A.
138
Faute, Pléiade, p. 1422 et p. 1424, (Faute, 1883, pp. 286D-289B), citée dans Pasco, « Love à la Michelet »,
op. cit., p. 241C.
139
Pasco, « Love à la Michelet » op. cit., p. 241B. Le scrupuleux, l’anorexique, veulent aussi renier leur
humanité. Situation parallèle à celle de Mouret : l’anorexique, voulant être parfaite, définit « la faute » comme
« céder à la tentation » (c’est-à-dire, manger, participer à la vie). Selon les médecins, les parents, sa faute est
de se soustraire à la vie, de mourir.
135
136
6
Conclusion du chapitre
Tout en affublant l’Eglise de métaphores d’aridité et de mort, contrastée à la vie
luxuriante de la nature sans trêve du Paradou, Zola dépeint en l’abbé Serge Mouret un
homme possesseur des traits de caractère partagés par tous les « personnages » de cette
étude. L’amnésie de Mouret sert d’occasion pour montrer de façon très claire deux chemins
possibles ouverts à un même homme, malgré l’éducation qu’il a reçue de catholique et de
prêtre. L’énorme différence entre le « Serge » du Paradou et « l’abbé Mouret » des Artaud
souligne que la mort émanant de Mouret ne provient pas de sa nature même, mais de son
insistance à se conformer aux exigences d’une « superstition » anti-humaine. La critique de
l’Eglise ne pourrait être plus explicite, et le texte entier pose la question : quel est le péché le
plus grave – la souillure (théorique) d’une âme, ou la souffrance et la mort de deux êtres
humains, ainsi que des vies gaspillées, non-vécues ?
Dans cette étude, l’abbé Mouret se classe avec les « personnages » féminins des
chapitres précédents par sa persistence dans une obéissance excessive et nuisible qui est une
autre forme d’abnégation, tout comme celle de Madame Gervaisais, comme celle d’Aurore
Dupin lors de sa « maladie des scrupules, » comme celle de la jeune fille trop obéissante du
XIX
e
siècle ou de l’anorexique moderne. Il combine une volonté de fer avec un refus de ses
propres intérêts, au nom d’une vertu qu’il refuse de questionner, mais dont il se sert pour se
détruire. Sa réduction à l’état d’abjection solitaire est d’autant plus accentuée à cause de
l’homme sublime de vigueur qu’il a été, brièvement, malgré son hérédité fatidique, lorsque
son amnésie lui a permis de vivre, pendant un temps, sans s’en faire un péché. Zola insiste
ainsi, par la persistance de son personnage ecclésiastique à suivre les règles à la lettre, et par
les résultats qui en découlent, sur l’incompatibilité de la vie et l’humanité d’une part, et de
la religion chrétienne de son époque d’autre part. Comme le résume Joy Newton : « there is
no doubt that Zola’s sympathies lie with the joyous pagan world of light rather than with the
sombre world of the Catholic church. »140
Mouret a eu sa chance et a vécu un moment de toutes ses forces, mais sa décision
prise en connaissance de cause a été de rejeter la vie en optant pour une vie qui n’en est pas
une, aride, vide et stérile, tout en tuant la chose la plus vivante du roman : Albine, qui a
préféré mourir entourée de vie (les fleurs par lesquelles elle s'est suicidée), tandis que
Mouret a préféré vivre entouré de mort (l'aridité, le vide de l'église, l'absence de vraie cure
car les gens ne croient et ne viennent pas).141 Il n'aura aucun effet sur la vie ; ne laissera rien
de lui derrière lui, mais ce n’est pas un effet neutre, car son autodestruction aura des
140
Newton, op. cit., p. 59D.
Sauf événement insolite : le dimanche de la visite du Docteur Pascal et d’Albine, l’église est presque
pleine : « On avait voulu voir les peintures de monsieur le curé. » Faute, 1883, p. 324D.
141
137
conséquences plus larges. Tout comme chez Madame Gervaisais, dont l’acte final est
d’écraser son fils, la destruction s’étend autour de lui : la femme qu’il a aimée mourra ; son
enfant naturel ne vivra pas. A part la grande force indifférente qu’est la Nature (« La vache
a fait un veau ! ») la vie ne peut pas prospérer autour de lui. Il n’est pas anodin que la
dernière image que nous ayons de Mouret soit au cimetière.
Au chapitre prochain nous examinons un deuxième homme dont la nature, comme
nous le montrerons, ressemble de par nombre de caractéristiques à celle de l’abbé Mouret,
ainsi qu’à notre « portrait anorexique ». Comme pour l’abbé Mouret, il s’acharnera à exiger
de lui-même une perfection passionnée, mais à la différence de Mouret, il réfléchira tout au
long de sa vie sur l’objet de son acharnement, et aura le courage de transférer cette capacité
de dévotion sur un but qui évoluera selon ses propres croyances.
138
CHAPITRE SIX
VINCENT VAN GOGH
[…] mieux vaut crever de passion que de crever
d'ennui.1
1
Introduction
Pourquoi inclure Vincent van Gogh dans cette étude ?
Il n’est ni français ni
écrivain, et il ne s’anéantit pas dans une concentration stérile sur sa propre imperfection.
Toutefois, bien que le moyen d'expression principal de van Gogh soit la peinture, il reste
indéniable que ses lettres lui offrent une autre façon de se peindre. Dès 18742 il est « dans
le bain » de la littérature française, lisant et commentant Michelet, Zola, Balzac,
Maupassant, entre autres,3 dans sa correspondance volumineuse, qui comprend Emile
Bernard, Gauguin et van Rappard parmi ses destinataires, ainsi que son frère Théo.4 Selon
l'historien d'art Van der Veen, « Gauguin [...] described [van Gogh] as a man possessed by
literature. »5
Ses lettres (dont certaines sont écrites en français) méritent le nom de
littérature par leur contenu ainsi que par leur style : Antonin Artaud trouve van Gogh « aussi
grand écrivain que grand peintre ».6 Artaud pense aux descriptions de van Gogh de ses
1
Citation de Zola, dans une lettre de van Gogh à son frère, citée dans l’introduction de Pascal Bonafoux de
Vincent van Gogh, Lettres à Théo, éd Pascal Bonafoux, Trad. du néerlandais par Louis Roëdlant (Paris,
Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1988) (ci-après « LT »), p. 7C : « je suis d’accord que mieux vaut crever de
passion que de crever d’ennui. » Bonafoux ne donne pas ici de référence exacte, mais cette expression se
trouve dans la lettre à Théo datée (approximativement) 11 mai 1885, consulté sur le site
http://webexhibits.org/vangogh/letter/15/408.htm (2007). L’expression est d’Octave Mouret, le frère de Serge,
dans Zola, Au Bonheur des Dames, p. 340C : « Crever pour crever, je préfère crever de passion que de crever
d’ennui ! » Dans la même lettre van Gogh demande à Théo de lui envoyer Germinal – c’est l’année de sa
parution – et en juin, il remercie déjà Théo pour l’arrivée du roman : « Je viens de recevoir Germinal et je me
suis mis aussitôt à le lire. J’en ai déjà dévoré cinquante pages que je trouve très belles [...]. » (LT, p. 333B,
Lettre 409N/410N). La lettre après chaque N° de lettre dans ce volume représente la langue principale dans
laquelle la lettre est écrite : F=français ; N=néerlandais.
2
« Je me réjouis d’apprendre que tu as lu Michelet et que tu l’apprécies. » LT, p. 26C, Lettre 20N, 31 juillet
1874, de Londres.
3
« Van Gogh’s surviving correspondence includes around 800 references to literary works by more than 150
authors. » Wouter van der Veen, « An Avid Reader : van Gogh and Literature », dans Chris Stolwijk, et al.,
Vincent’s Choice : Van Gogh’s musée imaginaire (London, Thames & Hudson, 2003), p. 50B, p. 59D.
4
Cf. Vincent van Gogh, The Complete Letters of Vincent van Gogh [s.éd.], [s. trad.], (London, Thames &
Hudson, 1958), vol. 3 [ci-après « LC »].
5
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 49B, note 1.
6
Antonin Artaud, Van Gogh : Le Suicidé de la société, dans Œuvres complètes, vol. 13, (Paris, nrf Gallimard,
1974), p. 39D.
139
propres tableaux7 et à la nature littéraire de ses tableaux mêmes,8 mais nous citons à titre
d’exemple deux passages descriptifs tirés des lettres, qui illustrent la puissance de la plume
de van Gogh au service de son œil d’artiste visuel. D’abord, cette description de la mine de
la Marcasse d’une des lettres à Théo écrites pendant le séjour au Borinage, passage qui
étonne par son pouvoir d’évocation visuelle :
Imagine-toi une série de cellules dans une galerie assez étroite et fort basse, soutenue par une
charpente rudimentaire. Dans chacune de ces cellules, un ouvrier revêtu d’un costume de
toile grossière, crasseux et maculé comme celui d’un ramoneur, détache le charbon à coups
de hache, à la faible lumière d’une petite lampe. Dans certaines de ces cellules, l’ouvrier se
tient debout, dans d’autres « veine taille à plat »,9 il est couché par terre. Cet aménagement
ressemble plus ou moins aux alvéoles d’une ruche, à une geôle souterraine, à une théorie de
métiers à tisser, ou plus exactement à une série de fours à pain comme on en voit chez les
paysans, ou encore aux compartiments d’un caveau. 10
Nous ne citons qu’un exemple d’une image poétique frappante : dans une lettre de 1888 à
Bernard, van Gogh souligne l’idée d’une « vie après la vie » probable, qui reste cachée aux
sens imparfaits humains mais qui peut très bien exister malgré son invisibilité. L’emploi du
mot « hémisphère » renforce sa métaphore :
[...] the earth has been thought to be flat. It was true, so it still is today, for instance between
Paris and Asnières. Which, however, does not prevent science from proving that the earth is
principally round. Which no one contradicts nowadays. But notwithstanding this they
persist nowadays in believing that life is flat11 and runs from birth to death. However, life
too is probably round, and very superior in expanse and capacity to the hemisphere we know
at present. Future generations will probably enlighten us on this so very interesting subject;
and then maybe Science itself will arrive - willy-nilly - at conclusions more or less parallel to
the sayings of Christ with reference to the other half of our existence.12
Quant à son caractère : van Gogh ressemble en de nombreux aspects aux scrupuleux
(et aux anorexiques) que nous avons déjà analysés, comme nous le verrons plus tard. La
seule citation de ces lettres que nous connaissions déjà avant d’entamer cette étude, de
source très populaire, aurait pu être émise par une jeune fille anorexique ou par un
scrupuleux religieux, ahuri devant sa propre imperfection :
The thing has already taken form in my mind before I start it.
The first attempts are absolutely unbearable.13
Nous avons voulu regarder derrière le personnage public pour voir quel rapport il
pourrait y avoir entre le fameux ascétisme, l'intensité, le perfectionnisme, et l'angoisse de
7
Artaud, p. 42B.
Artaud, p. 47D.
9
En français dans le texte.
10
Lettre 129N, de Wasmes, avril 1879, LT, p. 86B. Passage cité aussi, en anglais, dans David Sweetman, The
Love of Many Things : a life of Vincent van Gogh (London, Hodder & Stoughton, 1990), p. 103C.
11
En italique dans le texte.
12
Lettre B8 [11], d’Arles, fin juin 1888, LC, p. 497B.
13
Susan Hayward (éd.), Begin it Now, (Crows Nest NSW, Australia, In-Tune Books, 1987) [petit livre de
citations sans numéros de page]. C’est nous qui soulignons.
8
140
l'artiste maudit, qui dominent son profil public, et le portrait qui commençait à se dessiner
dans notre étude du scrupuleux, de l'anorexique. Une lecture de ses lettres, surtout celles
écrites à son frère Théo, révèle, en effet, un ensemble de préoccupations et de
caractéristiques typiques qui rappellent celles du scrupuleux, de l'anorexique.
Il se
débarrassera de certaines de ces caractéristiques en mûrissant, mais d'autres resteront avec
lui toute sa vie.
Il ne faut pas minimiser l’importance de la maladie physique et mentale chez van
Gogh. Deborah Hayden, dans son livre Pox, dresse une étude très convaincante, quoique
impossible à prouver tout à fait, visant à faire croire que Vincent van Gogh était atteint de
syphilis,14 ce qui a sans doute contribué à l’intensité créatrice de ses deux dernières années,
à son volume de production artistique ainsi qu’à son instabilité nerveuse, ses crises de
colère :
Many of those [des syphilitiques] who survived to the last stage could look forward to
insanity and paralysis. Before then, there were years when brief episodes of uninhibited,
uncharacteristic behavior presaged the madness to come. Right before madness, the
syphilitic was often rewarded, in a kind of Faustian bargain for enduring the pain and
despair, by episodes of creative euphoria, electrified, joyous energy when grandiosity led to
new vision. The heightened perception, dazzling insights, and almost mystical knowledge
experienced during this time were expressed while precision of form of expression was still
possible. At the end of the nineteenth century, it was believed that, in rare instances, syphilis
could produce a genius.15
Van Gogh se décrit en effet, pendant cette période de syphilis avancée probable, comme
[...] a human charged with electricity. [...]. In these states, he wrote that his mind in a state
of excitement always concerned itself with infinity and everlasting life. [...]. His brain is taut
to the breaking point ; he thinks a thousand things within a half an hour.16
Si la fin de sa vie est dominée par les effets d’une maladie funeste, ceci ne contredit
en rien les évidences de bien des tendances du scrupuleux, de l’anorexique, dès sa première
jeunesse, comme nous le verrons.
14
Deborah Hayden, Pox : Genius, madness, and the mysteries of syphilis, (New York, Basic Books, 2003).
Hayden cite un médecin, petit-fils du médecin du même nom (Cavenaille) qui a traité Vincent van Gogh pour
la syphilis, « plusieurs fois en 1885 [...] » (Hayden, p. 153), et les deux frères van Gogh ont consulté le docteur
Gruby à Paris, docteur connu pour son traitement de la syphilis (Hayden, p. 167 ; Lettre 521, LC p. 8). Elle
cite les 152 diagnostics posthumes que l’on a donnés à Vincent van Gogh (New York Times, nov. 1990), ce qui
suggère déjà la syphilis, connue sous le nom du « mimique par excellence » (the great imitator). En janvier
1882 il a une fièvre sévère, suite à laquelle sa santé se détériore, bien qu’il dise qu’avant, il avait toujours été
en bonne santé ; il n’avait jamais dû passer un jour au lit auparavant : maintenant « there always seemed to be
something wrong with his health ». (Hayden, p. 157). Il était allé voir une prostituée en décembre 1881, après
avoir été éconduit par sa cousine Kee. Selon Hayden, il serait plus vraisemblable que van Gogh ait contracté
la syphilis avec cette prostituée en décembre, plutôt qu’avec Sien (Hayden p. 158C). Dans leur
correspondance les deux frères discutent des remèdes qu’ils prennent tous les deux, et qui sont connues
comme remèdes contre la syphilis : par exemple, l’iode de potassium, et un régime notoirement dur du docteur
Gruby, que suivait aussi Daudet pour sa syphilis (mais à laquelle Hayden dit que ce dernier préfère la mort !)
(Hayden, p. 168D).
15
Hayden, p. xvi et sq.
16
Hayden, p. 169D ; p. 171A.
141
2
La difficulté de le connaître à travers ses lettres
Notre étude se base principalement sur la correspondance de l’artiste avec son frère
Théo, ainsi que sur d’autres lettres, par exemple celles envoyées à Emile Bernard, où il
articule ses théories sur la production culturelle,17 et un apport bibliographique de sources
diverses.
Devant les lettres de Vincent van Gogh nous nous heurtons à un problème similaire
à celui rencontré lors de nos troisième et septième chapitres, dont le matériel étudié est tiré
d’autobiographies. Comment faire confiance au portrait de l’artiste créé par ses propres
mots ? La critique Jelena Jovicic, dans son étude de l’intime épistolaire du XIXe siècle, nous
avertit contre les dangers de chercher la vérité dans les lettres personnelles, en citant Charles
Porter :
The « I » of the letter is to some extent a fabrication or « fiction », not necessarily identical to
its author.18
Selon Foucault, les lettres personnelles, avec les autres genres d’écriture intime (tels
que notes personnelles et journaux intimes), sont une « “technique de soi”, […] c’est-à-dire,
[…] une redéfinition de soi en tant que sujet : “Le soi est quelque chose sur lequel il y a
matière à écrire, un thème ou un objet (sujet) de l’activité de l’écriture.” »19 Selon Jovicic,
« Dans l'acte de l'autoreprésentation, le je épistolier tend à se fictionnaliser » et se
« théâtralis[e] » ;20 « l'épistolier pose un regard rétrospectif sur lui-même, et établit de cette
façon une relation entre mémoire-vérité-soi. »21 Le portrait qui ressort d'une lecture des
lettres est ainsi « plutôt une autofiction qu’un autoportrait fidèle. »22
Jovicic distingue trois sujets principaux de la lettre intime du
e
XIX
siècle français :
santé, argent et loisir.23 L’argent et la santé prennent certainement beaucoup de place dans
les lettres de van Gogh à son frère Théo : ce qui est naturel, puisque Théo est l’unique
soutien matériel de Vincent, d’où, sans doute, les mentions d'ordre pécuniaire fréquentes et
les justifications de l’amélioration prévue dans la qualité et la rentabilité de son œuvre. 24
17
Joan Greer, « Christ, This Great Artist », dans Stolwijk, p. 62B.
Charles Porter, « A Foreword », Yale French Studies, 71 (1986), (pp. 1-14), p. 2, dans Jelena Jovicic,
« L’Intime épistolaire (1850-1900) : Du genre à la pratique culturelle », (London, Ontario, University of
Western Ontario, 2000), thèse, consultée sur Proquest :
http://proquest.umi.com.ezproxy.auckland.ac.nz/pqdweb?index=0&did=729045651&SrchMode=2&sid=1&F
mt=6&VInst=PROD&VType=PQD&RQT=309&VName=PQD&TS=1220133603&clientId=13395, p. 90D.
19
Michel Foucault, « Les Techniques de soi », Dits et écrits 1954-1988 (Paris, Gallimard, 1994), p. 793, dans
Jovicic, p.4B.
20
Jovicic, p. 6B.
21
Jovicic, p. 6D.
22
Jovicic, p. 91D. Jovicic résume ici les idées de Mireille Bossis, dans « Methodological Journeys Through
Correspondences », Yale French Studies 71, 1986, pp. 63-75.
23
Jovicic, p. 4A.
24
Par exemple : « ce que je produis n’est pas encore ce que je veux produire. Pourtant, il m’arrive d’avoir
l’impression que je serai bientôt en mesure de créer de belles choses ; je ne serais pas étonné que cela se
18
142
Les deux frères ont beaucoup d'affaires courantes à discuter, à ajouter à leur intérêt commun
pour l’art et la littérature. Comme le note Jovicic, cette concentration dans ses lettres sur
des questions d'argent n'est nullement rare au
e
XIX
siècle : la face changeante du système
financier amène les bourgeois à dresser des budgets extrêmement détaillés dans leurs lettres
personnelles, qu'il s'agisse d'une lettre de réclamation ou d'une justification des dépenses.
Maupassant, par exemple, se protège d’éventuelles accusations de son père en envoyant à sa
mère des comptes minutieusement détaillés de ses dépenses mensuelles, que son père trouve
excessives. Les sommes comprennent, entre autres :
racommodage
charbon
petit bois
allume-feu
coupe de cheveux
3,50
4
1,90
0,50
0,6025
Chez les bourgeois en général, il s'agit fréquemment de « [d]resser une liste, faire
des calculs, réfléchir sur des investissements ; écrire […] pour informer le destinataire, mais
aussi pour se rendre compte de sa propre situation financière […]. »26 Situation normale,
alors, de parler argent, de parler dette : selon Vincent Kaufmann, Baudelaire, « [d]ans ses
lettres, […] ne parle pratiquement de rien d'autre que de ses dettes. »27 A la différence de
Baudelaire, comme nous l'avons vu, van Gogh étoffe ses lettres non seulement de demandes
d'argent et de justifications de ses dépenses, mais aussi de discussions sur les (nombreux)
livres qu'il a lu, sur l'art, et la religion.
Dans les lettres de Vincent van Gogh à Emile Bernard, les références aux affaires
pragmatiques de la vie sont beaucoup moins fréquentes que dans les lettres à Théo, laissant
encore plus de place à la discussion sur l’art et la philosophie, et donnant un ton moins
désespéré.
Toutefois, van Gogh réitère à Bernard la nécessité de bien manger et de
« fortifier son sang » avant son année de service militaire en Afrique.28 Selon Jovicic, et
suivant des idées derridiennes et foucaldiennes, « le conseil médical qu'envoie un scripteur à
produise un de ces quatre matins. » Lettre 229N, de la Haye, sans date [déc. 1881-sep. 1883], LT, p. 238A.
C’est nous qui soulignons.
25
Guy de Maupassant à Laure de Maupassant, le 23 novembre 1872, dans Guy de Maupassant,
Correspondance, éd. Jacques Suffel (Evreux, Le Cercle du Bibliophile, 1973), I, p. 24, p. 25, p. 26, dans
Jovicic, p. 59C. Jovicic cite aussi une des lettres-budgets qu’écrit le jeune Zola à sa famille, Jovicic, p. 60A.
26
Jovicic, p. 65B.
27
Vincent Kaufmann, L’Equivoque épistolaire (Paris, Minuit, 1990), p. 57, dans Jovicic, p. 66B.
28
« If I have any advice to give you it is to fortify yourself, to eat healthy things, yes, a full year in advance –
from now on – for it won’t do to come here with a damaged stomach and deteriorated blood. This was the
case with me, and although I am recovering, I am recovering slowly, and I regret not having been a bit more
careful beforehand. […]. So get your blood in good condition in advance […]. » Lettre B4 à Bernard, d’Arles,
c. 20 avril 1888, LC p. 482C. Et encore : « And the more blood, good blood, you produce beforehand, the
better it will be ; for over there, in the heat, it is possible that you’ll be able to manufacture it only with
difficulty. Painting and fucking a lot are not compatible ; it weakens the brain. Which is a bloody nuisance. »
Lettre B7 [7], à Bernard, d’Arles, deuxième moitié de juin, 1888, LC p. 494.
143
son destinataire, n'est qu'une façon de réfléchir à la prévention. »29 Réflexion très apte, en
vue de la probabilité discutée ci-dessus que les deux van Gogh, Vincent et Théo, ainsi que
Gauguin, savaient qu'ils souffraient tous de la syphilis, maladie jamais nommée
ouvertement dans la correspondance de l'époque,30
mais affectant une très grande
proportion de la population.31 Van Gogh, en conseillant Bernard sur l'importance de se
« fortifier le sang », réfléchit-il à ses propres circonstances ?
C’est donc une correspondance faite de sujets banals de discussion aussi bien que de
débats sérieux, le reflet autant d’une autofiction que d’un autoportrait. Comment connaître
une personne à travers une telle collection de lettres ? Virginia Woolf va plus loin :
Do we then know nobody ? - only our own versions of them, which, as likely as not, are
emanations from ourselves ?32
Rosemary Lloyd la cite dans l'introduction de son étude sur Mallarmé à travers ses
lettres, et nous avertit contre les dangers de la lecture d'une correspondance :
Views expressed in Mallarmé's letters have too often been quoted in isolation as definitive
convictions, whereas they are more accurately seen as ideas-in-progress, responses and
reactions to a correspondent's work or conversation. 33
Il faut garder ceci à l'esprit en lisant les lettres de van Gogh, car, bien sûr, les idées
qu'il exprime dans sa correspondance changent au cours de sa vie, ainsi qu'en fonction de
son état d'esprit du moment. Mais il ne faut pas oublier tout de même que les œuvres d'art,
y compris les œuvres de fiction, quoique à un moindre degré, sont éphémères elles aussi, et
que ni la lettre personnelle, ni le roman, le poème ou le tableau, n'est ni « limpide » ni
complet en tant qu'expression de la personnalité de l'écrivain ou de l'artiste. Le cas van
Gogh est encore compliqué par l’espèce d’hagiographie34 qui a commencé très tôt après sa
mort, voire, dans l'article d'Albert Aurier sur Vincent van Gogh, « Les Isolés », qui est paru
en janvier 1890 dans le Mercure de France et dans L'Art Moderne, et qui a établi les bases
de son statut d’artiste maudit.35
29
Jovicic, p. 54D.
V. Hayden.
31
Selon Deborah Hayden : « at any given time in the nineteenth century, approximately 15% of the population
in Europe and America may have been afflicted with [syphilis] [...]. » (Jaquette du livre).
32
Virginia Woolf, Notebooks, citée dans Rosemary Lloyd, Mallarmé : the poet and his circle (Ithaca &
London, Cornell University Press, 1999), p. 1.
33
R Lloyd, Mallarmé, p. 5A. V. aussi p. 16A : « sentences from his letters, particularly the early ones […] are
frequently taken as limpid and unchanging statements of aesthetic or epistemological conviction and practice
[…]. » ; « Moreover, a letter is always written with a particular reader in mind ; its tone, its function, its very
formula and structure and in some measure determined by the current relationship between writer and intended
recipient. » (ibid., p. 16A).
34
V., par exemple, A.S Byatt, Passions of the Mind : Selected Writings, (London, Chatto & Windus, 1991),
p. 292D.
35
The article « was almost excessively fulsome in its praise of his [Vincent’s] art, but it also contained many
assumptions about Vincent’s intentions which prefigured later distortions that would gradually overwhelm the
30
144
Ces difficultés posées, nous ne pouvons pas non plus lever les bras en l'air de
désespoir et ravaler notre curiosité, faute de certitude absolue. Il est impossible d’éviter la
part de « fictionnalisation »,36
consciente comme inconsciente, de l’épistolier dans sa
propre interprétation de lui-même, variable selon le destinataire de sa lettre : car toute lettre
est révélatrice de son expéditeur comme de son destinataire, 37
mais aucune lettre ne
révélera tout ni de l'expéditeur ni du destinataire. Il faut donc faire comme au chapitre
deux : garder l'esprit éveillé aux complexités résumées ci-dessus, et confirmer par
l'intermédiaire d’autres sources quand cela sera possible, sans oublier que tout écrit
comprend inévitablement sa part de fiction, surtout dans un cas comme celui-ci où les récits
même des « faits » de la vie de van Gogh sont recueillis, pour la plupart d'entre eux, des
années après. Les gens qui ont connu van Gogh peuvent avoir de bonnes raisons pour se
donner le beau rôle dans toute anecdote recueillie,38 et les récits de ceux qui l'ont connu
sont souvent en désaccord. Par exemple, Vincent enfant était excentrique ou tout à fait
normal, selon l’informateur consulté : selon une servante de la famille, Vincent était
excentrique, enfantin, différent des autres, et le moins sympathique de la famille,39 tandis
que ses anciens professeurs ne se souvenaient que vaguement de lui, ce que le Dr A. J.
Westerman Holstijn prend comme évidence de sa normalité.40
Le sujet de ce chapitre sera donc le « personnage » qui ressort de l’examen des
lettres composées par l’auteur épistolaire Vincent van Gogh : lettres qui ne peignent, certes,
pas le portrait fidèle de l’homme qu’était Vincent van Gogh, mais qui montrent toutefois ses
public image of his life and work. […] Vincent is portrayed as a loner, a terrible maddened genius, often
sublime, sometimes grotesque, whose life is indistinguishable from his art. To Aurier, Vincent was a visionary
who by his very nature was doomed to be misunderstood […]. » Sweetman, p. 316A.
36
Le mot est de Jovicic.
37
« La présence du destinataire [...] quoiqu’il impose certaines limites, avive, toutefois, l’expression de soi. »
(Jovicic, p. 20B) ; Deleuze et Guattari vont jusqu’à proposer que la lecture des lettres « …vampirise le
destinataire. » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure (Paris, Minuit, 1975),
p. 53 et sq., dans Jovicic, p. 19A).
38
Par exemple, « Most accounts [of the period he was at Gachet’s] are contradictory, self-serving, or
downright fanciful and must be read with caution. The Ravouxs’ twelve-year-old daughter Adeline recounted
her memories […] when she was in mid-life and was determined to show that her father had been closest to
Vincent and not the Gachets, about whom she was distinctly sniffy. » Sweetman, p. 331D et sq.
39
« The Widow S. Aertsen-Honcoop […] was a servant girl in the house of the Van Gogh family for a period
of about a year and a half. According to what she says, “Theodorus” was ordinary. But Vincent had
something unusual ; he was so childish, and not like anyone else ; moreover he had “oarige” (funny, meaning
unpleasantly eccentric) manners, and he was often punished accordingly. […] Informant always considered
Vincent the least nice of all the children. » Dr Benno J. Stokvis, Investigations about Vincent van Gogh in
Brabant ([s.l.], [s.éd.], 1926), dans OC, p. 594B. The evidence of the servant carries perhaps some weight as
she had « remained unaware of his fame. » (OC p. 594).
40
Dr A. J. Westerman Holstijn, Hoofdstukken uit de Psychoanalyse (Chapters from Psychoanalysis), (Utrecht,
J.Bijleveld, 1950), dans LC, p. 594D. Il faut dire que ces professeurs, les Provily, avaient tous les deux plus de
quatre-vingt-dix ans au moment de leurs souvenirs vagues ! « during this period [his 12th -16th years] he can
only have been a quite normal, ordinary boy. Nothing out of the common is known about him. Mr. and Mrs.
Provily [qui tenaient l’école (boarding school) à l’époque de Vincent] had only a very vague recollection of
him. He had never caused any special trouble, and it was only after he had become famous that they had
thought of him now and then – in which fact lies the most certain proof of his normality. » (LC p. 594).
145
préoccupations, ce qu’il considère mériter d’être communiqué. Dans ses lettres il exprime
ses réactions à la vie, comme Zola, dans ses romans, exprime les siens. Comme tout autre
genre choisi pour encoder ces réactions (art visuel, roman, essai, poème, musique), l’art
épistolier n’est ni innocent ni transparent, mais, quoique « fictionnalisé », le portrait qui en
ressort peut indiquer surtout les préoccupations de l’épistolier, et comme tout genre
littéraire, l’art épistolier offre à la vue une partie de ce qu’il contient, tout en recelant le
reste. A l’instar d’Allan Pasco41 nous entreprenons d’extraire une connaissance relative
mais utile du « personnage van Gogh », tout en restant alerté contre le danger de trop nous
fier à la véracité exacte de ses lettres.
3
Ressemblances entre van Gogh et un scrupuleux, une anorexique
Une lecture des lettres de Vincent van Gogh révèle en lui tout un conglomérat de
caractéristiques qui se trouvent chez le scrupuleux, chez l’anorexique. Beaucoup de ces
caractéristiques ne seront en lui que des tendances de sa jeunesse, que van Gogh laissera
tomber en mûrissant, mais il en gardera d’autres toute sa vie.
Il abandonnera ainsi
l’ambition d’un jour ressembler à son père, comme nous le verrons, d'être pasteur et digne
de l’être, et la foi en l’Eglise chrétienne, mais toute sa vie il vivra selon une moralité
« christique », voyant le Christ comme artiste, et la tâche de l’artiste de vivre comme un
Christ moderne.42 Presque toutes ces caractéristiques s'accompagneront d'un « mais » : car
les « tendances scrupuleuses » trouvent chez van Gogh une expression qui lui est tout à fait
particulière. Nous examinons, dans les pages qui suivent, l’importance chez van Gogh de
ces tendances et caractéristiques.
Perfectionnisme, idéalisme, altruisme, refus du compromis, du
médiocre ; sincérité, préférence pour l’essentiel
Un principe clef chez Van Gogh, comme chez l’anorexique ou le scrupuleux, est le
désir de se perfectionner : van Heugten et Chris Stolwijk parlent de « his ambition
constantly to improve and refashion himself [...]. »43 Stolwijk le cite à ce sujet :
Our purpose is in the first place self-reform by means of a handicraft and of intercourse with
nature, believing as we do that this is our first duty44 in order to be able to continue doing
right by others and to be consistent. Our aim is « walking with God »[...].45
41
Allan H. Pasco, Sick Heroes : French society and literature in the Romantic age, 1750-1850, (Devon,
England, University of Exeter Press, 1997) ; Allan H. Pasco, « Literature as Historical Archive », New Literary
History : a journal of theory and interpretation, (35 :3), Summer, 2004, (pp. 373-394).
42
V., par ex., LC, p. 496B ; v. plus loin dans le présent chapitre.
43
Stolwijk, p. 9.
44
En italique dans le texte.
146
Devant sa propre imperfection, Vincent van Gogh se sent aussi mal que l’anorexique
la plus excessive, comme, par exemple, celle qui a dit vouloir se suicider en lançant sa
voiture contre un mur pour n’avoir eu qu’une note de 19/20 à une interrogation écrite.46
Van Gogh dévoile à Théo ses émotions en regardant une première esquisse :
« […] je rentre mécontent, je la [la feuille couverte de la première esquisse] mets de côté et,
quand je me suis reposé un peu, je vais la regarder, en proie à une sorte d’angoisse - je suis
toujours mécontent, car le souvenir de ce superbe coin de nature occupe encore trop mon
esprit pour que je puisse en être content – […]. »47
Mais cette angoisse ne l’immobilise pas : à la différence d’un scrupuleux, d’une
anorexique, comme nous l’avons vu. Vincent résiste à cette angoisse, lui fait face : « One
must attack them [pictures one dreams about when smoking pipes in bed] nonetheless,
however incompetent one may feel before the unspeakable perfection, the glorious
splendors of nature. »48
Devant l’impossibilité apparente de reproduire sur une toile l’essentiel de ce qu’il a
perçu dans la nature, van Gogh va à l’encontre de son angoisse de perfectionniste, de
scrupuleux ou anorexique latent :
What is drawing ? How does one do it ? It is the act of working one’s way through an
invisible wall of iron which seems to lie between what one feels and what one can do. How
is one to get through this wall, for it does no good to use force ? In my opinion, one must
undermine the wall and file one’s way through, slowly and with patience. 49
Attiré par un bon nombre des mêmes réflexions qu’il partage avec un scrupuleux,
une anorexique, et possédant une personnalité très semblable aux leurs, van Gogh surmonte,
malgré tout, les dangers de cette personnalité, de cette attraction, suffisamment pour
continuer de vivre et de travailler, malgré son angoisse. Comme le dit Pascal Bonafoux
dans son étude Van Gogh par Vincent : « Vincent paints as he prays and preaches. He prays
and preaches in spite of the sinner that he is, just as he paints in spite of the failures of his
life as a man. »50
L’ idéalisme de van Gogh se lit à travers sa vie entière : se faire évangéliste chez les
plus pauvres, être épris de l’Imitation de Jésus Christ (comme toutes les figures étudiées ici,
d’ailleurs, à part les anorexiques du
45
e
XX
et
e
XXI
siècles) : van Gogh l’aime tant qu’il le lit en
Stolwijk, p. 26D. C’est Stolwijk qui souligne. Note 7 de Stolwijk : Micah 6 :8 – « walk humbly with thy
God. »
46
V. le premier chapitre de la présente thèse, p. 21.
47
LT, p. 11C (1882).
48
LC, p. 492D, Lettre B7 [7] à Bernard, d’Arles, deuxième moitié de juin 1888.
49
Lettre citée, sans référence, par Artaud, cité dans Byatt, Passions, p. 306D et sq.
50
Pascal Bonafoux, Van Gogh par Vincent (Paris, Gallimard, 1989), dans Nathalie Heinich, The Glory of Van
Gogh : an anthropology of admiration, Trad. du français par Paul Leduc Browne, (Princeton, US, Princeton
University Press, 1996), p. 39D, note 20.
147
plusieurs langues51 et entreprend d’en recopier le texte entier),52 vouer sa vie à l’art pour
pouvoir exprimer une couleur, une passion, unique, aider Sien : femme non seulement
« perdue » et de basse condition, mais de surcroît malade, enceinte, laide, désagréable, et
vieillissante. Sa vie est gérée non pas selon les possibilités qui s’offrent à lui, mais selon ce
qui devrait être, d’après son propre code moral.53
Jeune homme, il est attiré par la pureté : il écrit ceci à vingt et un ans : « Virginité de
l'âme et pureté de corps54 peuvent aller de pair. Tu connais la Marguerite à la fontaine55
d'Ary Scheffer : existe-t-il une créature plus pure que cette fille “qui a tant aimé” ? »56
Dans sa jeunesse, son idéalisme s’exprime par l’Eglise chrétienne, 57 mais plus tard
il rejette l’Eglise : « How petty that story [le Vieux Testament] is ! My God, only think. So
there are only Jews in the world, who begin by declaring everything which is not themselves
impure. »58
L’Eglise est rejetée, mais pas l’idéal du Christ. Dans une lettre de 1888 à Bernard, il
Le décrit comme le plus grand artiste :
He [le Christ] lived serenely, as a greater artist than all other artists,59 despising marble and
clay as well as color, working in living flesh. […].
[His] spoken words, which, like a prodigal grand seigneur,60 he did not even deign to
write down, are one of the highest summits - the very highest summit - reached by art, which
becomes a creative force there, a pure creative power. 61
Van Gogh ne va plus être pasteur : il garde son désir d’imiter le Christ :
As is demonstrated by his interpretation of the non-religious authors he read, the idea of
imitating Christ continued to inspire him : he chose, however, to do this in a contemporary
and highly individual manner.62
Selon Joan Greer :
51
Greer, dans Stolwijk, p. 64B.
Greer, dans Stolwijk, p. 64C ; Van der Veen, dans Stolwijk, p. 50B. Lettre 128/108.
53
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 60C, fait référence à la « belief in self-determined values » de van Gogh.
54
En italique et en français dans le texte.
55
En italique dans le texte.
56
LT, p. 27A. V. aussi p. 35A.
57
Les lettres des premières années sont remplies de citations bibliques, d’exhortations et de résolutions d’agir
de telle sorte qu’il méritera un jour le titre de véritable chrétien : p. ex., « Consacrons toutes nos forces à
l’accomplissement de notre tâche quotidienne, […] et croyons que Dieu fera don à ceux qui le lui demandent
de ce qu’on ne pourra jamais leur enlever. Si donc quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature ; les
choses vieilles sont passées, voici, toutes choses sont devenues nouvelles [en français et en italique dans le
texte]. II Cor., V, 18. » Lettre 39N, 25 septembre 1875, de Paris, LT, p. 33C.
58
LC, p495D.
59
En italique dans le texte.
60
En italique et en français dans le texte.
61
LC, p. 496B. V. aussi : LC, p. 499, B9 [12] à Bernard, Arles, fin juin 1888 : « I cannot help thinking that
you may well be surprised to see how little I like the Bible, although I have often tried to study it a little.
There is only that kernel, Christ, who seems superior to me from an artistic point of view, […] Christ […] is
more of an artist than the artists ; he works in the living spirit and the living flesh, he makes men instead of
statues. » p. 499D.
62
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 55D.
52
148
Jesus Christ [is] arguably the subject that preoccupied Van Gogh most profoundly
throughout his life, and one that resonated closely with his own identification with Christ and
his christocentric approach to life and to artistic production. 63
[van Gogh was in the habit of] [...] conflating the roles of artist and theologian and,
ultimately, artist and Christ.64
Gauguin, pour sa part, décrit van Gogh, dans son premier mémoire édité sur lui,
comme « this “young priest” who “believed in a Jesus who loved the poor.” »65
Artaud voit sa mort comme conséquence de sa lucidité, et son refus d'accepter de
vivre comme autrui :
[...] il [van Gogh] venait d'y parvenir [à trouver la place de son moi humain] et de découvrir
ce qu'il était et qui il était, lorsque la conscience générale de la société, pour le punir de s'être
arraché à elle, le suicida.66
Mais son idéalisme n’est pas absolu. Dans l’art, il préfère le médiocre à rien : car le
médiocre, c’est déjà quelque chose :
Des artistes médiocres, au nombre desquels je ne voudrais pas être compté, comme tu le
devines, qu’est-ce que je te dirai ? Ça dépend de ce qu’on entend par médiocre.
Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, mais je ne mépriserai point pour autant le
médiocre au sens courant du mot. Ce n’est pas dépasser ce niveau-là de mépriser ce qui est
médiocre ; à mon avis, il faut commencer par professer quelque respect pour le médiocre et
savoir que cela représente déjà quelque chose, qu’on n’arrive à cette médiocrité-là qu’au prix
d’une grande somme d’efforts.67
Et, dans l’amour, malgré sa capacité de se vouer à ce qu’il voit comme un grand
amour (pour sa cousine Kee), refusant obstinément d’accepter que le rejet soit final (ce
triple négatif : « jamais, non, jamais de la vie »68), il endosse la nécessité d’avoir une
femme,69 préfère payer une prostituée plutôt que de trop se priver :
[…] à mon avis, il ne faut pas être gêné d’aller de temps à autre voir une femme, si l’on en
connaît une qui soit digne de confiance et qu’on aime un peu par-dessus le marché. A vrai
dire, les femmes de cette espèce ne manquent pas.
C’est nécessaire pour l’homme qui mène une existence faite de tension d’esprit –
absolument nécessaire si l’on veut garder son équilibre.
Point n’est besoin d’exagérer, ni de commettre des excès, mais la nature est régie par
des lois formelles, il est vain de vouloir s’insurger contre elles.
63
Greer, dans Stolwijk, p. 61A.
Greer, dans Stolwijk, p. 65C. V. aussi p. 71C : « his own christocentric ideals of art », et p. 72A : « Alfred
Sensier’s biography of Jean-François Millet […] conflated the role of the artist with that of religious figure.
Van Gogh’s admiration for Millet, whom he already regarded as both an artistic and spiritual mentor,
increased even further upon reading Sensier’s biography. »
65
Heinich, p. 21C, note 56.
66
Artaud, p. 20D.
67
Lettre 138N, de Bruxelles, 1er nov. 1880, LT, p. 108D. Les mots en italique sont en français dans le texte.
68
Lettre 155N, de Etten [s.d.], avant 12 novembre 1881, LT p. 127C.
69
V. sa discussion de Kee et de Sien : « Je ne pouvais plus tenir, […] on assommait mon « elle et aucune
autre » à coups de massue. […] Aurait-il été préférable de m’abandonner au désespoir à ce moment ?
Pourquoi un honnête homme désespérerait-il ? » LT, p. 188A.
64
149
[…] Il serait meilleur pour toi, il serait meilleur pour moi d’être marié, mais qu’y
faire ?70
Son idéalisme est donc extrême, mais pourtant modéré comparé à l’absolutisme
d’une anorexique.
Cet idéalisme se traduit en un altruisme qui ne prend nullement compte de ses
moyens limités : une instance très claire de cet altruisme se voit dans la façon dont il traite
Sien, et surtout dans ses raisons pour l’aider, et les justifications de son comportement
comparé à celui de certains membres de sa famille, qui sont censés être des gens « bien »,
des chrétiens comme il faut, tandis que lui, est communément considéré comme un paria :
Eh bien ! messieurs, je vais vous le dire, à vous qui êtes si férus de bonnes manières et de
civilités, à condition que tout soit en toc. Qu’est-ce qui dénote plus de civilité, de
délicatesse, de sensibilité et de courage : abandonner une femme à son sort ou s’intéresser à
une femme abandonnée ?71
Autre exemple : à l’époque de ses études pour entrer à l’école de théologie, Mendes,
son tuteur de latin et de grec, remarque la générosité de Vincent :
Mendes … was touched by what he saw of Vincent’s kindness. Although the young man
was short of money, relying on Theo for the stamps for his letters, he would give his last
crust to someone in need, even to the point where he could no longer afford tobacco for his
pipe.72
Théo s’en plaint à son tour :
What causes me so much grief is that, notwithstanding all that, you are always so miserably
hard up, because you cannot refrain from doing all kinds of things for others. I should
greatly like to see you more egoistic, at least until your budget balances better. 73
Mais Vincent n’en démord pas : il partage un degré de la culpabilité de l’anorexique
de posséder ce que d’autres ne possèdent pas :74 « je pensais qu'il [Gauguin] était aux abois,
et je me fais des reproches d'avoir de l'argent, et le copain qui travaille mieux que moi, pas je dis : la moitié est due à lui, s'il veut. »75
Il montre même son altruisme en conseillant à Théo d’éviter un altruisme encore
plus extrême, car il s’inquiète de la santé déjà fragile de son frère, que son employeur,
Goupil et Cie, veut faire voyager, bien que Théo soit malade, et tente de le décourager de
s’épuiser pour pouvoir continuer à lui envoyer de l’argent. Il va jusqu’à comparer un excès
70
En français et en italique dans le texte. Lettre 173N, de la Haye [s.d.], [entre le 7 janvier 1882 et le 11 mai
1882], LT, p. 167D et sq.
71
Lettre N° 192N, de La Haye [s.d.], [déc. 1881-sep. 1883], LT, p. 183D.
72
Sweetman, p. 92A ; van Gogh étend sa charité aux pauvres à quatre pattes, en dépensant ses derniers sous du
mois sur du pain pour un chien affamé, se laissant sans tabac pour finir le mois. Lettre de Görlitz au sujet de
van Gogh, LC, p. 597C.
73
Lettre de Théo, LC, p. 531C.
74
Cf. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
75
Lettre 498F [date probable : 1888, d’Arles], LT, p. 375C.
150
d’épuisement pour cause d’altruisme au suicide : « … le dévouement, vivre pour les autres,
est une erreur si c'est compliqué de suicide, vu que vraiment dans ce cas on fait des
meurtriers de ses amis. »76
La sincérité fait partie elle aussi de cet idéalisme, avec une préférence pour l’essence
des choses. Dans l’art, van Gogh apprécie « the honesty, the naivety, the truth. »77 Il
préfère l’être au lieu du paraître, le contenu à la forme, comme nous le verrons. Dans le
Borinage, van Gogh s’applique « plus ou moins sérieusement »78 aux études littéraires, et
pleinement absorbé par ces études, il refuse de se plier aux normes de la société :
[…] celui qui est absorbé en tout cela quelquefois est choquant, shocking, 79 pour les autres,
et sans le vouloir, pèche plus ou moins contre certaines formes et usages et convenances
sociales.
… tu sais bien que j’ai négligé ma toilette, cela je l’admets, et j’admets que cela est
shocking.80 Mais voici, la gêne et la misère y sont pour quelque chose, et puis un
découragement profond y est aussi pour quelque chose, et puis c’est quelquefois un bon
moyen pour s’assurer la solitude nécessaire pour pouvoir approfondir plus ou moins telle ou
telle étude, qui vous préoccupe.81
Comme l’anorexique,82 il hait l’hypocrisie :
La société préfère paraître plutôt que d’être. Je te le répète, ces gens ne sont pas méchants de
ce fait, mais ils sont stupides.83
… moi aussi, je trouve les putains corrompues, pour le dire sans mâcher mes mots, mais je
vois néanmoins quelque chose d’humain en elles. Je n’ai donc aucun scrupule à frayer avec
elles ; je ne leur découvre rien de particulièrement méchant, je n’ai pas une ombre de regret
des relations que j’ai ou que j’aie eues avec elles. 84
Moi, je comprends très bien la parole de Jésus, qui disait aux civilisés superficiels, aux
honnêtes gens de son temps : Les putains ont le pas sur vous.85
Il préfère l'essentiel et résiste au dogme artistique comme littéraire :
The classification of works of literature into movements, schools or « isms » was entirely
irrelevant to Van Gogh, and these therefore had no influence on his choice of reading
material. […] although he attached great importance to the relationship between
contemporary ideas and his own artistic activity, he refused to be distracted from what he felt
to be essential by stringent formal precepts or other artistic dogmas. 86
76
Lettre 492F, 29 mai, 1888, LT, p. 370A.
Lettre 293/251, citée par Chris Stolwijk, « Van Gogh’s Nature », dans Stolwijk, p. 31C.
78
LT, p. 96A.
79
En anglais dans le texte.
80
En anglais dans le texte.
81
Lettre 133F, du Borinage, juillet 1880, LT, p. 96B. Ecrite en français. Nous verrons au chapitre sept de la
présente thèse (p. 180) que Simone de Beauvoir, « passée professionnelle », adoptera à l’égard de la toilette
une attitude très semblable : v. jf, p. 247D et sq.
82
V. le premier chapitre de la présente thèse, p. 25.
83
Lettre 281N, de La Haye, sans date [déc. 1881-sep. 1883], LT, p. 256C. Les mots en italique sont en
français dans le texte.
84
Lettre 326N, de Hoogeveen, sans date [1883], LT, p. 303D.
85
Lettre 326N, de Hoogeveen, sans date [1883], LT, p. 301D. Les mots en italique sont en français dans le
texte.
86
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 50C.
77
151
Il résiste aussi au dogme et aux systèmes religieux, même aux jours ou il croyait en
l’Eglise. Son co-locataire, Görlitz, décrit ses habitudes essentialistes le dimanche :
When Sunday came Van Gogh would go to church three times, either to the Roman Catholic
church, or to the Protestant or Old Episcopal church, which was commonly called the
Jansenist church. When once we made the remark, « But, my dear Van Gogh, how is it
possible that you can go to three churches of such divergent creeds ? » he said, « Well, in
every church I see God, and it’s all the same to me whether a Protestant pastor or a Roman
Catholic priest preaches ; it is not really a matter of dogma, but of the spirit of the Gospel,
and I find this spirit in all churches. 87
Plus tard, il continuera cette attitude, étendant en dehors de l’Eglise chrétienne sa
conception d’endroit où la vérité peut se chercher :
If […] one wants truth, life as it is, then there are, for example, the Goncourts in Germinie
Lacerteux and La fille Elisa ; Zola in La joie de vivre and L’assommoir, and so many other
masterpieces, all portraying life as we feel it ourselves, thus satisfying our need for being
told the truth. […] Is the Bible enough for us ? These days I think Jesus would say again to
those who sit down in melancholy : « It is not here, it is risen. Why seek ye the living among
the dead » [576/W1]88
Intensité, extrémisme, jusqu’auboutisme, rigidité, désir d’absolu,
d’infini
Cette sincérité, ce refus du compromis, se voit dans l’extrémisme qui imprègne la
vie de van Gogh. Selon Emile Bernard, dans son article de 1891, van Gogh, au spirituel, est
« “excessif en tout”, “véhément”, “un rêveur”, “amoureux de l’art” [...]. »89 Son amour de
la littérature est intense au point du ravissement, et il avertit sa sœur de ses dangers :
« [...] I don’t think I should encourage you to read such dramatic tales [du Shakespeare] ;
whenever I finish I always have to contemplate a blade of grass, a branch of pine, an ear of
corn in order to calm down. »90 The intensity with which he apparently experienced the
plays was not only a result of his mental state at that particular moment ; Van Gogh’s
correspondence reveals that he was always fascinated and deeply touched by the written
word. [...] while in the Borinage, in Belgium, Van Gogh had written to his brother Theo of
his « consuming passion for books »91, claiming that he needed them for study as much as he
needed his daily bread.92
Van der Veen mentionne aussi ses qualités de « enthusiasm, tenacity, passion
[…]. »93 Dans une lettre à Bernard il se sert d’une image très proche de l’idée que Flaubert
exprime dans une lettre à George Sand : qu’il faut vibrer autant que possible. Selon
Flaubert :
87
LC, p. 596 et sq. Lettre de Görlitz au sujet de Van Gogh [Date probable : 1890].
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 60C.
89
Heinich, p. 20D.
90
Lettre 788/W13. V. la lettre entière dans LC, p. 454 et sq. ; citation p. 456.
91
Lettre 154/133.
92
Van der Veen, dans Stolwijk, p. 49A ; Lettre 133F, juillet 1880, du Borinage, écrite en français : « Moi je
suis un homme à passions […]. Par exemple, pour nommer une passion entre autres, j’ai une passion plus ou
moins irrésistible pour les livres, et j’ai besoin de m’instruire continuellement, d’étudier si vous voulez, tout
juste comme j’ai besoin de manger mon pain. » LT, p. 95B.
93
ibid., Van der Veen.
88
152
Les Grandes Natures, qui sont les Bonnes, sont avant tout prodigues et n’y regardent pas de
si près à se dépenser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir et souffrir, enfin vibrer
autant que possible dans toute son étendue. Voilà, je crois, le vrai humain ?94
Pour van Gogh, « the important thing is to breathe as hard as ever we can breathe. »95 Et,
parlant de l’impossibilité de réaliser toujours « a calm, well-regulated touch », il insiste,
« Aren’t we seeking intensity of thought rather than tranquillity of touch ? »96
Cette intensité se traduit dans un refus du compromis : il suit ses convictions
jusqu’au bout :
Accounts of his ministry in the [...] Borinage show how much he was trying to become an
imitation of Christ. [...]. « Immediately putting himself on a level with the working class, our
friend sank into the greatest humiliations, and it was not long before he had disposed of all
his clothes.
Having arrived at the stage where he had no shirt and no socks on his feet, we have
seen him making shirts out of sacking. [...].
My kind-hearted mother said to him : Monsieur Vincent, why do you deprive
yourself of all your clothes like this [...] ? He answered : I am a friend of the poor like Jesus
was. »97
Devant cette intensité et ce refus absolu du compromis, y compris dans sa manière
d’être dans ses rapports avec les gens, il n’est pas étonnant que le syndrome d’Asperger soit
souvent imputé à van Gogh. Le syndrome d’Asperger est une forme d’autisme de haut
niveau, dont les « symptômes » les plus saillants sont une indépendance et une rigidité des
pensées, une capacité de concentration supérieure à la normale, des obsessions souvent
bizarres, illogiques et strictement limitées, mais totalement maîtrisées, mémorisées, une
difficulté à savoir comment se comporter avec autrui, le tout souvent couronné d’une
intelligence exceptionnelle.98
I.M. James inclut van Gogh dans son livre Asperger’s Syndrome and High
Achievement : Some Very Remarkable People. D’autres « grosses têtes » étudiées par James
94
Lettre à George Sand, de Croisset, mardi [27 nov. 1866], dans Flaubert, Correspondance, t.III, (Paris, nrf
Gallimard, Pléiade, 1991), p. 566D.
95
LC, p. 497B, Lettre B8 [11] à Bernard, d’Arles, fin juin 1888.
96
LC, p. 499B. Lettre B9 [12] à Bernard, d’Arles, fin juin 1888.
97
Byatt, « Van Gogh, Death and Summer »,dans Passions of the Mind, op. cit., p. 293D et sq.
98
Par exemple, connaître par coeur et dans les plus minutieux détails toutes les montagnes russes du monde,
une passion pour les horaires de bus ou les plans de métro, les cartes, pour tout ce qui peut être réduit à une
liste ou à un schéma, ou les jeux d’ordinateur. Une femme se passionne pour les poules de race, v. Jen Birch,
Congratulations ! It’s Asperger Syndrome, (London & Philadelphia, Jessica Kingsley, 2003), un garçon (fictif,
mais conforme au type) ne peut rien manger, ni même toucher, de couleur marron, v. Mark Haddon, The
Curious Incident of the Dog in the Night-Time (Oxford, David Fickling, 2003). L’obsession de van Gogh pour
dessiner des cartes pendant qu’il fait des études pour entrer en école théologique (Sweetman, p. 93A) est, en
effet, une obsession tout à fait conforme au syndrome d’Asperger, ainsi que ses grands projets de lecture et de
transcription : « he wrote of his intention to reread all of Balzac. […]. The plan was comparable in scope to
several others that many today would consider doomed to failure, but which Van Gogh undertook with both
fervour and aplomb : a transcription of De imitatione Christi by Thomas à Kempis […] ; reading all the works
of Emile Zola, Michelet and Shakespeare ; and the execution of a thousand studies before daring to call
himself a painter. » Van der Veen, p. 50B. V. l’excellent site <www.autisme-asperger.org> pour plus de
détails.
153
comprennent Michel-Ange, Newton, Bertrand Russell, Einstein, Erik Satie, Wittgenstein et
Simone Weil.99 100
Görlitz, ami de Van Gogh à Dordrecht, souligne la difficulté sociale typique chez les
personnes atteintes du syndrome Asperger dans ce portrait de Van Gogh, alors qu’il à vingtquatre ans : « Van Gogh provoked laughter repeatedly by his attitude and behaviour - for
everything he did and thought and felt, and his way of living, was different from that of
others of his age. »101
Il est conscient de cette différence : « Je m’en veux d’avoir si peu de succès auprès
des hommes en général [...]. »102
Intensité idiosyncratique au point de mal s’entendre avec les gens en général ;
intensité aussi dans son désir d’infini :
[…] I am still charmed by the magic of hosts of memories of the past, of a longing for the
infinite, of which the sower, the sheaf are the symbols - just as much as before. But when
shall I paint my starry sky,103 that picture which preoccupies me continuously ?104
[…] a complete thing, a perfection, renders the infinite tangible to us ; and the enjoyment of
a beautiful thing is like coitus, a moment of infinity. 105
Trouble spirituel / matériel
Aimer l’infini apporte souvent comme corollaire le mépris du matériel. En effet, le
conflit entre le spirituel et le matériel qui domine dans l’anorexie et dans la scrupulosité est
clairement présent chez van Gogh, ce qui se reflète dans le sous-titre que donne Tsukasa
Kodera à sa thèse de doctorat sur les « thématiques » de van Gogh : Christianity versus
Nature.106 Dans cette thèse, Kodera dédie un chapitre entier à La Faute de l’abbé Mouret,
roman que van Gogh cite dans ses lettres écrites à Théo en 1883, roman où, comme nous
99
I.M. James, op. cit. V. les Nouvelles de l’association « Autism New Zealand Inc. », septembre 2006,
(Christchurch, NZ, Newsletter), p. 13 et sq., pour une courte discussion (sans auteur nommé) pour et contre
une diagnostic d’autisme dans le cas d’Einstein et d’autres personnes du passé. V. aussi M.J. Zuckerman,
« Hacker reminds some of Asperger syndrome », dans USA Today, 29 mars, 2001. Consulté sur l’internet au
site USATODAY.com (2007), et au site www.vggallery.com, (site sanctionné par le Van Gogh Museum,
Amsterdam), 2007.
100
Certains chercheurs soupçonnent que l’anorexie mentale (à peu près 90% féminine) serait l’équivalent
féminin du syndrome d’Asperger : le besoin d’être toujours plus mince serait une obsession de type Asperger
(à peu près trois à sept garçons pour une fille (v. Prof. Janet Treasure, Professor of Psychiatry au King’s
College, London, & Head of the Eating Disorders Unit au South London and Maudsley NHS Trust : « Is
Anorexia the Female Asperger’s ? », Times Online, 17 August, 2007 :
(http://www.timesonline.co.uk/tol/life_and_style/health/features/article2272080.ece), 2007. La discussion de
Bruch de certains aspects de la cognition des anorexiques (Bruch, Golden Cage, p. 48 et sq) montre, en effet,
une grande similarité avec les personnes Asperger. Simone Weil montre plusieurs caractéristiques des deux
« conditions ».
101
Sweetman, p. 86B.
102
Lettre 328N, de Hoogeveen, sans date certaine [1883], LT, p. 304D.
103
En italique dans le texte.
104
Lettre B7 [7] à Bernard, d’Arles, deuxième moitié de juin, 1888, LC, p. 492C.
105
LC, p. 503.
106
Tsukasa Kodera, Vincent van Gogh : Christianity versus Nature (Amsterdam & Philadelphia, John
Benjamins Publishing Company, 1990), cité dans Byatt, Passions, p. 294B-296D.
154
l’avons vu au chapitre cinq, Zola oppose nature et religion.107 Van Gogh fait à Zola
l’honneur d’opposer dans son tableau de 1885, Still Life with Open Bible, peu après la mort
de van Gogh père, la Bible énorme de ce dernier et le roman (jaune) de Zola, La Joie de
vivre.108 Selon Kodera, la phrase « joie de vivre » revient fréquemment dans les lettres,
avec une signification symbolique :
La joie de vivre, Kodera says, is characteristically associated by Van Gogh with the happy
communal artistic life he projected for himself in his Yellow House at Arles, and, more
ambivalently, with sexual love and happiness. The yellow novel is life ; the Bible is the
crucifixion.109
Artaud, aussi, voit en van Gogh ce conflit entre le spirituel et le matériel :
Van Gogh [est mort] [...] d'avoir été corporellement le champ d'un problème autour duquel,
depuis les origines, se débat l'esprit inique de cette humanité.
Celui de la prédominance de la chair sur l'esprit, ou du corps sur la chair, ou de l'esprit sur
l'un et l'autre.110
En fait, van Gogh aime le monde matériel, comme Beauvoir l’aime.
Son
engagement avec le monde révèle une acceptation de l’immanent, compris de manière tout à
fait différente à la connotation négative que donne Beauvoir à ce terme.111 Selon Kodera,
« certain of the dominies had discussed the language of color as the immanent language of
God […]. »112 Van Gogh s’associe à : « those Dutchmen who are so desperately naughty in
the eyes of people with a system, - we can paint an atom of the chaos, a horse, a portrait,
your grandmother, apples, a landscape. »113
Artaud constate la transcendance qu'a effectuée van Gogh avec ces pommes, ces
grand-mères, ce qui, en fait, va à l'encontre de l'attitude du scrupuleux, de l'anorexique : au
lieu de mépriser le côté matériel de la vie, il s'y engage, et, toujours selon Artaud,
« transmue »114 les choses de tous les jours par une alchimie d'artiste. Artaud remarque :
107
Byatt, Passions, p. 295B.
Il est intéressant de noter l’intertextualité entre les « personnes et personnages » du XIXe siècle étudiés ici.
Tous lisent de manière quasi-fanatique L’Imitation de Jésus-Christ, comme nous l’avons vu ; van Gogh
« cite » Zola, qu’il apprécie beaucoup, dans son tableau Still Life with Open Bible, et apprécie énormément La
Faute de l’abbé Mouret (l’idée de se découper l’oreille aurait pu lui venir après la lecture de ce roman, où
Jeanbernat découpe l’oreille au Frère Archangias après la mort de sa nièce (v. Byatt, « Van Gogh, Death and
Summer », p. 304 et sq., pour une discussion des théories sur « the possible taurine, as opposed to Petrine,
signification of the sacrifice of the ear [...]. ») A son tour, les fondations de la religion extrême de Mouret ont
vraisemblablement été influencées par Madame Gervaisais, des Goncourt (Mitterand, Etude de La Conquête
de Plassans, Pléiade, p1642C). Et les Goncourt ont lu avec plaisir, en 1868, l’Histoire de ma vie, de Sand,
avant d’écrire Madame Gervaisais en 1869 (« Chronologie » dans Jules et Edmond de Goncourt, Journal, t.I,
p. LXXXVIII).
109
Kodera, paraphrasé dans Byatt, Passions, p. 296C.
110
Artaud, p. 20.
111
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 24, et chapitre sept de la présente thèse, p. 181.
112
Kodera, dans Byatt, Passions, p. 300 et sq.
113
Lettre 14 [9] à Bernard, d’Arles, début Août 1888, LC, p. 509AA ; v. aussi Byatt, p. 301B ; sa note 11.
114
Artaud, p. 26D.
108
155
« de quelle sordide simplicité d'objets, de personnes, de matériaux, d'éléments, van Gogh a
tiré ces espèces de chants d'orgue [...]. »115
Se priver : « forced to submit deliberately to poverty »116
Le sens de la culpabilité
Le scrupuleux, l’anorexique, manifeste son trouble vis-à-vis de l’équilibre entre le
matériel et le spirituel en essayant d’éliminer le matériel, dont une manifestation évidente
est de limiter son alimentation. Chez van Gogh, malgré un attachement à la terre, aux
objets, et malgré la mesure dont il est capable par moments, dans les questions de santé, il a
une attitude ambivalente envers le corps humain et ses besoins. Il fréquente des prostituées
pour des raisons d’« hygiène »,117 ce qui illustre sa capacité à faire des compromis, malgré
sa nature « jusqu’auboutiste » : il aurait préféré le grand amour, mais il ne veut pas que ses
envies d’homme dérangent son travail ; il est donc prêt à faire le nécessaire pour garder
l’équilibre. S’il s’habille mal, c’est en partie parce que son paraître lui est moins important
que pour le bourgeois moyen de son époque, mais il parle à plusieurs reprises dans ses
lettres de ses préférences s’il avait les moyens de se les offrir : il aurait une bonne situation
domestique : femme, foyer, et costumes comme il faut.118 S’il est par la suite devenu notre
image de l’artiste en souffrance par excellence, il aurait préféré lui-même une situation
pécuniaire qui lui libère l’esprit et lui permette de se concentrer sur l’art.119
Ainsi (souvent, au moins !) ne se fait-il pas un but, une vertu, du refus des plaisirs du
corps, mais une simple et fâcheuse nécessité.
Ceci dit, son attitude à la privation reste ambivalente. Il est bien connu que Van
Gogh mange très peu :120 Görlitz, avec qui il partage une chambre à Dordrecht, le décrit à
l’époque où van Gogh est sur le point de se faire pasteur : he « ate like a penitent friar » :121
He lived like a saint, and was as frugal as a hermit. In the afternoon, at the table, the three of
us would eat with the appetite of famished wolves ; not he, he would not eat meat, only a
little morsel on Sundays, and then only after being urged by our landlady for a long time.
Four potatoes with a suspicion of gravy and a mouthful of vegetables constituted his whole
dinner. To our insistence that he make a hearty dinner and eat meat, he would answer, « To
a human being physical life ought to be a paltry detail ; vegetable food is sufficient, all the
rest is luxury. »122
115
Artaud, p. 26.
LC, p. 16A.
117
C’est le mot de van Gogh : Lettre 164N, de Etten, déc. 1881, LT p. 154D.
118
V., par ex., LT, p. 105D et sq.
119
V. plus loin dans le présent chapitre ; v. section Youxh/thymos, premier chapitre, p. 26 et sq.
120
V., p. ex., Lettre 480F, mai 1888, LT, p. 360D.
121
Lettre de Görlitz, citée dans Sweetman, p. 86B.
122
LC, p. 597B. Lettre de Görlitz à Frederik van Eeden, en réponse à son article sur Vincent van Gogh, paru
dans De Nieuwe Gids (mensuelle littéraire) en 1890. Il est à supposer que la lettre date de la même année.
116
156
Artiste, il continue de manger très peu, ou très frugalement, parfois par contrainte,123
mais d’autres fois en se privant volontairement, par exemple, chez ses parents :
… Vincent [in Etten] did not sit at the table with the others. When he came in, he would not
say a word of greeting, not even to the guest. He would go sit in a corner, and there would
eat his lunch (« a chunk of bread »).
The author was also informed of this fact by one of his [Vincent’s] uncles. 124
Même quand il est l’invité d’honneur chez son élève, Willem van de Wakker, employé du
bureau des télégraphes, dont la mère a préparé des mets spéciaux en son honneur, il refuse
le faste :
The good woman provided a spread of her best dishes only to be faced with a horrified
Vincent who insisted on being given some plain cheese with any crusts of bread they might
have.125
Comme les scrupuleux, comme beaucoup d’anorexiques, il se prive délibérément du
confort à certains moments de sa vie.126
127
excessive »
Dans le Borinage, l’« auto-mortification
de Vincent est suffisante pour faire venir son père de Brabant en vue
d’essayer de le calmer : à cette époque, comme le dit A.S. Byatt dans son étude « Van
Gogh, Death and Summer » : « He was indeed no longer in a normal condition, self-starved,
self-abased, smelly and obsessive. »128
Mais van Gogh trouve aussi fâcheuse la pauvreté : les exemples abondent où il
exprime sa préférence d’en être quitte :
[…] pour pouvoir travailler comme il faut [à Paris], il faudrait au moins cent francs par mois,
on peut vivre de moins mais alors on est dans la gêne, même beaucoup trop.
Pauvreté empêche les bons esprits de parvenir,129 c’est le vieux proverbe de Palizzy,
où il y a du vrai et qui est tout à fait vrai si on en comprend la véritable intention et portée.
Pour le moment je ne vois pas comment la chose serait praticable, et il vaut mieux
que je reste ici, en travaillant comme je puis et pourrai, et après tout il fait meilleur marché
ici pour vivre. Toutefois est-il que je ne saurais plus continuer beaucoup plus longtemps
dans la petite chambre où je suis maintenant. […]. Et maintenant que je fais les Bargue,
feuille assez grande déjà, je ne saurais te dire combien je suis peiné. […].
Je voudrais donc prendre tout court une petite maison d’oùvrier […].130
Autre exemple : « Mais point n’est besoin de jouir d’une santé parfaite ; se priver de tout ne
veut non plus rien dire. »131 Et encore :
123
V., p. ex., LT, p. 360D et sq.
Holstijn, op cit., dans LC, p. 595A. V. aussi Sweetman, p. 180D et sq. ; p. 328D.
125
Sweetman, p. 180D.
126
A part la restriction de la nourriture, il s’adonne aussi à des austérités, par ex., à l’Ecole de la Mission à
Laeken, Bruxelles, Sweetman cite son « self-induced discomfort » en refusant de s’asseoir à un pupitre,
Sweetman, p. 96D. Il se bat : « Vincent tried for a time to curb his wilfulness by bludgeoning the unwilling
flesh. He would take a cudgel to his bedroom and belabour himself. » Sweetman, p. 90B.
127
Sweetman, p. 102A.
128
Byatt, Passions, p. 294A.
129
C’est nous qui soulignons.
130
LT, p. 105C et sq.
124
157
Will Gauguin or I work the less for that [those who appreciate their works being too poor to
buy them] ? - no - but we shall be forced to submit deliberately to poverty132 and social
isolation. […] If success comes, so much the better, so much the better if we find ourselves
in easier circumstances someday.133
A la différence d’une anorexique qui se prive pour se punir, ou d’un scrupuleux, qui
se prive pour se purifier l’âme, chez van Gogh les privations visent, en général, un but bien
précis : créer de l’art :
[...] si les dépenses excédaient les revenus, nous aurions tort de trop espérer que tout
s’arrangera par la vente de nos tableaux [...]. Je conclus : vivre à peu près en moines ou
ermites, avec le travail pour passion dominatrice, avec résignation du bien-être.134
[...] j'ai vécu là-bas et je vis ici sans pouvoir acheter du pain ; mon travail m'entraîne à
engager trop de frais -135
[...] mon corps serait encore assez solide si je n'avais pas dû jeûner trop souvent, mais il m'a
fallu choisir maintes fois entre jeûner et travailler moins ; j'ai choisi autant que possible la
première solution, au point que j'ai fini par m'affaiblir dangereusement [...].136
Son ascétisme est donc problématique : il est vrai qu’il se coupe volontairement les
appétits corporels, sans toutefois vouloir s’anéantir, et dans la majorité des cas, son
ascétisme semble ne pas avoir pour but l’autopunition de l’anorexique, du scrupuleux. Il
semble plutôt avoir fait un choix rationnel : manger moins pour pouvoir peindre plus.
Toujours est-il que van Gogh mange très peu, et, comme chez une anorexique, il est
possible que certaines de ses manies soient dues aux effets purement physiques du manque
de nourriture.137
Les voix internes (« accusing voices »,)138 ainsi que l’état de sa santé
générale, physique comme mentale, étaient vraisemblablement exacerbés par cet état de
sous-nutrition chronique, comme le croit le Dr Rey : « it could be that his patient was
suffering from a form of epilepsy presumably provoked by a combination of bad diet and
absinthe, and aggravated by overwork and excessive amounts of coffee. »139
Quant à la voix interne de l’anorexique qui insiste sur sa nullité et son peu de
mérite,140 van Gogh semble avoir eu affaire à des troubles similaires, sans pour autant en
avoir été vaincu : « Nombreux sont les peintres qui ont peur d'une toile blanche, mais une
131
Lettre 449N, sans date, LT, p. 343A. C’est nous qui soulignons. V. aussi : « To be carefree, to hope that
someday or another one will be free from want, what a dream ! » [LC, p. 13B, Lettre 523] ; « Pour pouvoir
travailler, il faut autant que possible régler sa vie, et il faut une base un peu ferme d’avoir son existence
garantie. » [LT p. 374, Lettre 497F, sans date.]
132
C’est nous qui soulignons.
133
LC, p16A lettre à Théo.
134
Lettre 524F, d’Arles, sans date [21 fév. 1888-6 mai 1889], LT, p. 397C.
135
Lettre 449N, sans date [1886], LT, p. 342C.
136
Lettre 303N, sans date [1883], LT, p. 268C.
137
V. notre premier chapitre, p. 41 et sq.
138
Voix mentionnées dans le rapport officiel du Dr Albert Delon, Sweetman, p. 298C.
139
Sweetman, p. 295D et sq ; cf. les 152 diagnostics posthumes de van Gogh déjà cités, Hayden, p. 167.
140
V. notre premier chapitre, p. 33 et sq.
158
toile blanche a peur du véritable peintre passionné qui ose - et qui a su vaincre la fascination
de ce tu n'es capable de rien. »141
Par cette voix accusatrice, il révèle son implication dans les mêmes problèmes qui
obsèdent l’anorexique, le scrupuleux : c’est-à-dire, le sens de sa propre nullité et le sens de
la culpabilité qui en découle, et en même temps, la distance qui le sépare de ces deux
conditions : car il a vaincu la voix.
Il est, toutefois, capable de se sentir écrasé par la
culpabilité :
J’ai [C’est Vincent qui écrit à Théo] été frappé par une phrase de ta lettre : « Je voudrais tout
quitter, je suis la cause de tout et je ne sais faire que de la peine aux autres ; c’est moi-même
et moi seul qui ai attiré cette misère sur moi et sur les autres. » Cette phrase m’a ému parce
que c’est exactement la même pensée, rien de moins, rien de plus, qui pèse sur ma
conscience.142
Il souffre donc d’un sens très aigu de la culpabilité, mais il n’en est pas dominé,
comme le serait une anorexique, un scrupuleux ; il n’est pas prêt à s’anesthésier pour en être
soulagé (pas de manière permanente, de toute façon : l’absinthe l’anesthésie sans doute par
périodes) :
Pourvu que l’on mène une vie intègre, tout ira bien, malgré les peines profondes et les
véritables déboires qui seront probablement notre partage, malgré les lourdes fautes et les
erreurs que nous commettrons sans doute. En tout cas, il vaut mieux posséder un esprit
ardent, exposé à commettre des fautes, que de rester borné et trop prudent.143
L’anorexique, le scrupuleux, qui acceptaient sincèrement cette dernière phrase, ne
serait plus anorexique, ne serait plus scrupuleux.
Volonté, persévérance, diligence, contre désir de plaire, obéissance
extrême
Comme une anorexique, comme un scrupuleux, van Gogh a une volonté très forte,
mais à la différence d’eux, il ne cherche pas particulièrement à supprimer cette volonté.
Van Gogh n’a pas spécialement de désir pour la maîtrise de soi : il est motivé plutôt par la
passion que par le contrôle :
Il vaut mieux surabonder d’amour, car la véritable force procède de l’amour ; celui qui aime
beaucoup peut beaucoup et il est porté à déployer une grande activité ; tout ce qu’on fait par
amour est bien fait.144
Ici il est en contraste éclatant avec une anorexique, comme nous l’avons vu.
141
Lettre 378N, sans date [1884], LT, p. 328D. C’est van Gogh qui souligne.
LT, p. 65D.
143
C’est nous qui soulignons. LT, p. 75D. V. aussi Lettre 315N, sans date [1883], LT, p. 284, « ce n’est pas
ma faute non plus », et Lettre 312N, sans date [Date probable : 1883], LT, p. 277 : « Si elles [des critiques de
Théo sur Vincent] étaient réellement fondées, je serais le premier à battre ma coulpe, mais [...]. »
144
LT, p. 75D.
142
159
Liée à cette volonté très forte, il possède une persévérance hors mesure, et, quand il
le veut, il est extrêmement diligent, comme on le voit dans sa production artistique des huit
dernières années.
Ses lettres à Théo, comme celles à Bernard, sont pénétrées de sa
« dévotion au travail »,145 par exemple :
My dear Bernard,
I don't know what I stuffed into my letter of yesterday instead of the enclosed sheet
bearing on your last sonnet. The fact is that I am so worn out by work that in the evening,
though writing is restful for me, I am like a machine out of gear, so much, on the other hand,
has a day spent in the full sun tired me out.
[...].
A day of hard toil again today. 146
Chez l’anorexique, la diligence est liée à un désir de faire ce qu’on lui demande, de
plaire, particulièrement aux parents. Comme une anorexique, van Gogh aime plaire, on le
verra, mais à la différence de celle-ci, il n’évite pas le conflit, ni comme enfant, ni plus tard
comme artiste. Déjà enfant il est réputé difficile,147 tandis que les anorexiques, comme nous
l’avons vu, ont la réputation de « jeune filles trop sages » avant le début de leur maladie.148
Jeune homme, Vincent aspire à devenir comme son père. Ses premières lettres à
Théo sont emplies de louanges à leur père, ce modèle en lequel il trouve une véritable
inspiration. Cette attitude ressemble à celle de l’anorexique, qui a un si grand respect pour
ses parents qu’elle ne veut les contrarier en rien :149
Je prie et désire ardemment que l’esprit de mon père et celui de mon grand-père me
pénètrent, qu’il me soit donné de devenir un chrétien, un véritable artisan du christianisme, et
que ma vie ressemble le plus possible à celle de ces deux-là, car le vieux vin est bon et je
n’en désire pas d’autre.150
Toutefois, chez van Gogh, comme nous le verrons, cette attitude ne durera pas. Il
veut plaire, mais il n’est pas prêt à se dénaturer pour le faire ; il est capable de dire non. Ne
pas plaire lui fait mal, et il cherche à rétablir les relations rompues, mais en attendant, il est
capable de supporter ce mal :
[…] mon père me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j’ai dit non, et je crois
avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement, je suis devenu plus ou moins dans la famille
145
Heinich, p. 40B : il n’est pas clair si Heinich cite toujours Bonafoux. C’est nous qui traduisons.
LC, p. 498, B9[12] Arles [fin juin 1888]. V. aussi LC, p. 499C, et cf. « Vincent's main resources were
singlemindedness and an insatiable capacity for hard work. » Sweetman, p. 137D. Mais quand sa volonté
n'est pas engagée dans la tâche devant lui, il est capable de ce qui ressemble à l'indolence extrême : il ne
travaille guère pour son employeur à la librairie (Sweetman, p. 93A) ; à l'école théologique de Bruxelles, il
refuse de travailler sérieusement la grammaire grecque et latine, malgré son aptitude pour les langues :
« Bokma, during a classics lesson, asked him : “Is this dative or accusative ?”, and he replied : “I really don't
care, sir [...].” » Sweetman, p. 96.
147
« That he was frequently naughty - ill-tempered is the phrase most often used - was a common criticism
[...] », Sweetman, p. 11C. Mais v. nos notes 39 & 40 du présent chapitre.
148
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 34 et sq.
149
ibid.
150
LT, p. 61C.
146
160
une espèce de personnage impossible et suspect, […] quelqu’un qui n’a pas la confiance,
[…].
Maintenant, quoique cela soit chose d’une difficulté plus ou moins désespérante de
regagner la confiance d’une famille tout entière, […] toujours je ne désespère pas tout à fait
que peu à peu, lentement et sûrement, l’entente cordiale soit rétablie […]. entre mon père et
moi, et puis […] entre nous deux.
Entente cordiale vaut infiniment mieux que malentendu. 151
Il souhaite la compréhension de sa famille :
Un paysan qui me regarde dessiner un tronc d’arbre et travailler une heure durant sans
bouger, s’imagine que je suis fou et se moque de moi. Une petite dame […] ne peut
évidemment comprendre pourquoi on va s’enterrer dans le Borinage […] et pourquoi on
descend aux maintenages152 d’une mine. Elle en conclut, elle aussi, que je suis fou. Bien
sûr, je m’en balance, pourvu que toi, monsieur T., 153 C.M.,154 père et quelques autres, vous
sachiez qu’en penser et que vous m’encouragiez, au lieu de m’adresser des reproches, en me
disant : ton métier le veut ainsi et nous comprenons fort bien pourquoi.155
Sensibilité ; Intelligence ; S’engourdir ?
Les avis sur l’intelligence de van Gogh sont partagés : « élève médiocre » selon la
chronologie de Pascal Bonafoux,156 mais « excellent linguiste » selon Sweetman.157 Quant
à la sensibilité hors norme de l’anorexique, chez lui, elle est criarde comme dans ses
tableaux. Selon Artaud : « van Gogh était une de ces natures d’une lucidité supérieure qui
leur permet, en toutes circonstances, de voir plus loin, infiniment et dangereusement plus
loin que le réel immédiat et apparent des faits. »158
Le corollaire fâcheux chez l'anorexique de cette hypersensibilité, c'est un désir de
s'engourdir pour soulager la douleur extrême qui l'accompagne : mais van Gogh ne partage
pas ce désir d'engourdissement pour éviter la douleur : c'est tout le contraire, comme nous le
verrons dans la section 4(iii).
4
Les différences principales entre van Gogh et une anorexique
Nous avons trouvé trois différences principales entre Vincent van Gogh et une
anorexique ou un scrupuleux, et nous les explorons ci-dessous :
151
i.
Le « mais optimiste. »
ii.
Il s’exprime.
iii.
Il ne cherche pas à s’engourdir.
LT, p. 94C et sq. Lettre 133F, du Borinage, juillet 1880. Ecrite en français.
En français et en italique dans le texte.
153
M. Tersteeg.
154
Son oncle.
155
Lettre 142N, de Bruxelles, 2 avril 1881, LT, p. 113B.
156
« Chronologie » de Pascal Bonafoux, LT, p. 15B.
157
Sweetman, p. 93D. Les pasteurs belges l’acceptent provisoirement dans l’école à cause de sa maîtrise
évidente de plusieurs langues. Sweetman, p. 96B.
158
Artaud, p. 34A.
152
161
i.
Le « Mais optimiste »
Van Gogh possède un côté plus optimiste et moins stérile qu’une anorexique ou un
scrupuleux : à chaque fois qu’il émet une pensée négative sur lui-même, ses pouvoirs, sur la
probabilité de son succès, sur la dureté de sa position pécuniaire, ou sur son caractère
personnel, ou bien qu’il rapporte une critique à son encontre, exprimé par un tiers, il y
ajoute immédiatement une pensée plus optimiste ou il s’encourage lui-même. A toute
négativité exprimée dans ses lettres à Théo, Vincent ajoute un « mais », une voix optimiste
qui la neutralise.
Par exemple, quand Roelofs159 refuse d’aider van Gogh, ostensiblement parce que
l’oncle C.M. l’a prévenu contre lui, Vincent s’encourage quand même :
[…] il [CM] préfère ne pas avoir affaire à moi, précisément à ce moment où j’ai besoin de
ses conseils et de ses suggestions.
Des expériences de ce genre ne sont pas agréables. Reste à savoir d’ailleurs si je ne
ferai pas autant de progrès en continuant à travailler seul avec une énergie patiente ? Pour
moi, je le crois. Where there is a will, there is a way.160 […]. toutes les questions pendantes
s’arrangeront peut-être d’elles-mêmes.161
Chez l’anorexique sévère la voix interne est exclusivement négative, comme nous
l’avons vu au premier chapitre. En contraste avec cette négativité sans trêve, la manière de
van Gogh d’exprimer d’abord une opinion négative sur lui-même ou sur son travail, suivie
immédiatement d’un encouragement, de l’espoir d’une amélioration, ou de tout autre
optimisme, nous rappelle les deux voix de la fin de Vera, mais à l’inverse. Comme nous
l’avons vu au premier chapitre, la « Tête », voix négative de l’anorexique, devient de plus
en plus forte chez Vera, et à chaque fois qu’elle pose la possibilité d’un renouveau,
de « recommencer à vingt ans », la voix négative insiste encore plus fort que rien n’est
possible.162 Chez van Gogh, c’est le contraire : d’abord la négativité, ensuite, l’optimisme
neutralisant :
… ce que je produis n’est pas encore ce que je veux produire.
Pourtant,163 il m’arrive d’avoir l’impression que je serai bientôt en mesure de créer de
belles choses ; je ne serais pas étonné que cela se produise un de ces quatre matins.164
Et encore, à la suite du passage déjà cité au sujet de son angoisse devant sa propre
imperfection comme artiste :165
159
Peintre que Théo avait suggéré comme susceptible d’accepter d’aider Vincent à améliorer sa maîtrise du
dessin. Sweetman, p. 138B.
160
En anglais dans le texte.
161
Lettre 142N, de Bruxelles, 2 avril, 1881, LT, p. 112C.
162
V. premier chapitre de la présente thèse, p. 33 et sq.
163
C’est nous qui soulignons.
164
LT, p. 238A.
165
p. 146 du présent chapitre : « je rentre mécontent [...] ».
162
« … mais cela n’empêche pas de découvrir dans mon œuvre un reflet de ce qui m’avait
frappé, et je me rends compte que la nature m’a raconté quelque chose, qu’elle m’a parlé et
que j’ai sténographié ses paroles. »166
A la différence d’une anorexique ou d’un scrupuleux, qui prendraient des difficultés
comme un signe de sa propre culpabilité, et donc de l’inutilité de l’effort, l’attitude de van
Gogh est de travailler encore plus dur pour compenser ces difficultés :167
Les soucis que me valent mes dessins me suffisent largement ; si d’autres, plus graves
encore, venaient s’y ajouter, si je ne pouvais plus travailler d’après modèle, je perdrais le
nord. C’est fâcheux que tu doives casquer, mais l’avenir se présente sous de meilleurs
auspices que l’hiver dernier. Je sens que je suis engagé dans la bonne voie, que je puis
espérer aboutir à un résultat. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, je travaillerai sans
désemparer, et dès que je me serai rendu maître de mon pinceau, je travaillerai plus dur
encore qu’en ce moment. A condition de persévérer avec crânerie et avec énergie, l’heure
n’est pas loin où tu n’auras plus besoin de m’envoyer de l’argent.168
Et encore, de manière plus déterminée que jamais :
… ma lutte intérieure ne sera pas inutile, je veux la mener, vaille que vaille, malgré mes
faiblesses et mes défauts.
Même si je tombe quatre-vingt-dix-neuf fois, je me relèverai la centième !169
Ces deux citations proviennent de sa jeunesse, mais il conserve cette attitude : « One
must attack them [the pictures one dreams of] nonetheless, however incompetent one may
feel before the unspeakable perfection, the glorious splendors of nature. »170
A la différence d’une anorexique, qui croit ne pouvoir supporter la vie si elle n’est
pas parfaite,171 van Gogh reconnaît la lutte souvent impliquée par l’acte de vivre : il parle
d’une lumière dans le noir. L’image parle d’effort et de récompense dans un monde
imparfait : « Tu sais qu'un des principes, une des vérités fondamentales, non seulement de
l'Evangile, mais de toute la Bible, est que la lumière brille dans les ténèbres. Par les
ténèbres vers la lumière. »172
ii.
S’exprimer : « … je te dis mes pensées. »
La deuxième grande différence avec l’anorexique est que Vincent van Gogh
s’exprime, en trois directions principales. Primo, dans une grande partie du texte de ses
lettres à son frère Théo, van Gogh se justifie, secundo, il exprime ses différends avec son
père, par des explosions en personne de temps en temps, et indirectement à Théo dans ses
166
LT, p. 11C.
En ceci il ressemble à Isabelle, l’ami énergique et belle de Vera (v. premier chapitre).
168
Lettre 171N, de La Haye, sans date [déc. 1881-sep. 1883], LT, p. 165D.
169
LT, p. 142A.
170
LC, p. 492D. Autre exemple : « What I have dashed off is very ugly : […]. It is hard and utterly ugly and
badly done. All the same [c’est nous qui soulignons], since it means attacking a real difficulty, it may pave the
way for me in the future. » LC, p. 497C ; B8 [11], fin juin 1888.
171
V. premier chapitre.
172
Lettre 126N, de Bruxelles, 15 nov. 1878, LT, p. 80D. C’est van Gogh qui souligne.
167
163
lettres, et tertio, il accepte ses émotions, y compris ses douleurs, les explore, et déverse à
l’oreille de Théo ses sentiments d’angoisse, son dépit devant l’opinion d’autrui sur son
caractère, ses frustrations de peintre en herbe, ses ruminations sur la littérature, sur la nature,
et sur la théologie. Il n’a pas la tendance de l’anorexique à vouloir fuir toute émotion, ou à
la refouler.
Nous avons vu au premier chapitre combien ces trois formes de l’expression de ses
sentiments sont rares chez l’anorexique : au lieu de se justifier devant les autres,
l’anorexique préfère ajouter sa propre voix à la critique des autres, jusqu’à sombrer dans un
état insoutenable de sa propre prétendue culpabilité ; elle a tendance à ne pas exprimer ses
émotions, en particulier ses émotions négatives ; elle a tendance à protéger ses parents des
divergences d’opinion qu’elle à avec eux, et cela, jusqu’à se mutiler pour continuer sur le
chemin qu’ils ont tracé pour elle.
Selon de nombreux ex-anorexiques, le facteur le plus important de leur guérison a
été d’apprendre à s’exprimer, et surtout à exprimer leurs émotions, y compris les
négatives.173 Van Gogh s’exprime de trois manières importantes :
Se justifier
Là où une anorexique ajouterait sa voix à toute critique, réelle ou imaginaire, que
feraient d’autres personnes à son sujet,174 van Gogh verse beaucoup d’encre dans ses
tentatives de justification auprès de Théo, qui visent à le persuader qu’il ne perd pas son
temps en le soutenant financièrement. Evidemment, il a intérêt à se justifier auprès de son
seul mécène, mais c’est un acte dont une anorexique ne serait pas capable. Pour n’en citer
qu’un exemple parmi des douzaines :
Je devrai passer encore une période de difficultés avant que ma peinture ne m’assure un peu
d’aisance, mais je crois que tu constateras que je ne te raconte pas de sornettes au sujet de
l’avenir, lorsque tu auras examiné mes études. 175
Ses justifications ne portent pas, toutes, cependant, sur son besoin d’argent. Il se
justifie aussi de certains comportements que d’autres auraient critiqués :
[Mauve a dit] « Vous avez un caractère perfide. » Puis il m’a tourné le dos. [...]. Mauve
m’en veut d’avoir déclaré : « Je suis un artiste. » Je ne retire pas cette affirmation, parce
qu’il est évident qu’elle implique : toujours chercher, sans jamais trouver la perfection. C’est
exactement le contraire de : « Oh ! je le sais déjà, j’ai trouvé une solution. » [...]. J’ai fait
demi-tour et je suis revenu seul, le cœur débordant de tristesse, en songeant que Mauve avait
173
Cf., p.ex., Ann Cox, premier chapitre de la présente thèse, p. 40 et sq.
V. premier chapitre.
175
Lettre 305N, sans date, LT, p. 272D et sq.
174
164
osé me dire cela. Je ne lui demanderai pas d’explications, je ne m’excuserai pas non plus. Et
pourtant – et pourtant – et pourtant !176
Devant la désapprobation de la famille, il ne se juge toutefois pas coupable :
[…] que faut-il faire, doit-on se considérer comme un homme dangereux et incapable de quoi
que ce soit ? Je ne le pense pas.177
Désaccord avec son père
Bien qu’au début de sa vie adulte, van Gogh ait eu l’intention de suivre au plus près
l’exemple de son père, il a vite fait d’exprimer l’évolution de ses idées, et la nécessité de se
démarquer des idées de ses parents :
Que les personnes âgées ne nous comprennent pas n’a rien qui puisse nous déconcerter, nous
avons à poursuivre notre chemin, même contre leur gré, et ils diront eux-mêmes, plus tard :
Mais oui, vous aviez raison !178
A la différence de cette attitude plutôt normale d’émancipation des parents,
l’anorexique se dénature souvent pour ne pas déplaire à ses parents, comme nous l’avons vu
au premier chapitre.179
Van Gogh va s’exprimer si ouvertement devant son père qu’il se fera mettre à la
porte du foyer familial,180 et il acceptera, quoique avec tristesse, que son père, et les gens en
général, ne soient pas capable de comprendre ses idées.181
S’exprimer en général, et surtout exprimer le négatif
L’expression majeure de van Gogh reste, sans doute, ses tableaux. En ce qui
concerne l’expression verbale, les lettres que Théo a gardées témoignent, elles aussi,
largement du besoin de van Gogh de s’exprimer. Quelques six cent soixante lettres à
Théo,182 souvent très longues, survivent et témoignent à quel point van Gogh s’exprime :
176
Lettre 192N, sans date, de La Haye, LT, p. 183B.. Cf. Lettre 155N, sans date, [1881], LT, p. 126C ; Lettre
156N, sans date, [1881], LT, p127D, écrites d’Etten, pour des justifications de son amour continu pour sa
cousine Kee ; cf. « Si ma famille me repoussait parce que j’ai séduit une femme, je me considérerais comme
un scélérat si je l’avais fait, mais si elle se dressait contre moi parce que je suis décidé à demeurer fidèle à une
femme à laquelle j’ai fait vœu de fidélité, je mépriserais ma famille. » Lettre 198N, sans date, de La Haye, LT,
p. 199D. Exemple choisi parmi une myriade de justifications au sujet de Sien.
177
LT, p. 95C. Lettre 133F, du Borinage, juillet 1880. Ecrite en français.
178
LT, p. 141D.
179
Par. ex., « Olga's solution was to be more perfect than the most demanding parent could demand and to
hide all sign of anger and rebellion’. Bruch, Golden Cage, p. 34D.
180
Sweetman, p. 149A.
181
V., par ex., la longue Lettre 133F de juillet, 1880, où van Gogh oppose ses idées sur Dieu et l’idéal aux
idées d’une « vieille école académique » des évangélistes, dont la finesse spirituelle est à comparer avec celle
de l’ivrogne Falstaff, pour qui, selon van Gogh, Dieu, c’est « le dedans d’une église », tandis que lui, malgré
ce qu’il voit comme ses idées supérieures, est « hors de place », pour avoir « d’autres idées que les messieurs
qui donnent les places aux sujets qui pensent comme eux. » LT, p. 97C et sq.
182
LT, p. 6A. Sans parler de celles à ses parents, à sa sœur Wilhelmine, à ses oncles, à ses amis peintres.
165
Vincent écrit non parce que ses lettres, comme celles d’épistoliers, doivent être lues à voix
haute dans un salon mais parce qu’il doit écrire. Janvier ou février 1882, de La Haye : « J’ai
quitté mon lit pour t’écrire, tant j’avais l’esprit tourmenté. […]. J’ai senti si nettement, ce
matin, mes forces […] commencer à décliner, que j’ai éprouvé le besoin de t’ouvrir mon
cœur. »183
Il résume lui-même cette attitude et cette différence d’avec le portrait anorexique
dans une lettre écrite de La Haye :
Enfin, mon vieux, je suis plus inquiet que je ne puis le supporter au sujet de ma situation
générale, et je te dis mes pensées.184
iii.
S’engourdir : « No, no, go not to Lethe »185
L’anorexique ou le scrupuleux rejette la vie, et, là où la vie persiste malgré ses
efforts, se fait une vertu de s’engourdir le plus possible :
Being hungry has the same effect as a drug, and you feel outside your body. You are truly
beside yourself – and then you are in a different state of consciousness and you can undergo
pain without reacting.186
Van Gogh ne se sent pas obligé de s’engourdir pour pouvoir supporter la vie. Son
mal de vivre est douloureux, et jamais résolu, mais, à la différence d’une anorexique, il
continue de mordre la vie à pleines dents, malgré l’angoisse que le refus de se calmer lui
cause. Il s’acharne à vivre de toutes ses forces (« to breathe as hard as ever we can
breathe »),187 à travers la folie, la pauvreté, et la douleur de la maladie physique et mentale
(douleur intensifiée par son hypersensibilité), rejetant avec toute la force qui lui reste la
stupéfaction : en effet, c’est la stupéfaction qu’il trouve le plus difficile à supporter à l’asile
de St Rémy.188 « Souffrir la douleur sans réagir » serait la dernière chose qu’il veuille : « si
je ne me soignais pas et si j’attendais trop longtemps pour me soigner, je crèverais ou, ce qui
est pire, je deviendrais fou ou je m’engourdirais. »189 Et encore : « je préfère ma douleur à
l'oubli ou à l'indifférence [...]. »190
Vers la fin de sa vie, à l’asile, quand ses forces le désertent, il s’exerce quand même
à faire ce qu’il peut - par exemple, il fait un portrait d’une amie qui souffre d’une
dépression, et veut le lui offrir comme cadeau, pour l’encourager. C’est moins que ce qu’il
aurait voulu être capable de faire, mais ce peu qui lui reste accessible, il le fait :
183
LT, p. 6D et sq.
Lettre 302N, de La Haye, sans date [déc. 1881-sep. 1883], LT, p. 266C. C’est nous qui soulignons.
185
John Keats, « Ode on Melancholy », 1819/20, The Norton Anthology of Poetry, Revised Shorter Edition,
éd. Allison, Alexander W., et al, (New York & London, W.W. Norton & Company, 1975), p. 316. C’est nous
qui soulignons.
186
C’est « Fanny » qui parle, dans Bruch, Golden Cage, p. 18D. V. aussi premier chapitre.
187
V. ci-dessus, présent chapitre.
188
« True, he found the asylum numbingly boring […]. » Sweetman, p. 318A.
189
Lettre 443N, d’Anvers, janvier 1886, LT, p. 341D. C’est nous qui soulignons.
190
Lettre 320N, sans date, [1883], LT, p. 293C.
184
166
Despite the severity of his last attack and the depressing realisation that each time they
seemed to get worse, he was still much concerned about Marie Ginoux. As he could no
longer visit her, his only way to express his feelings was to paint her portrait. […] He
wanted to make her smile again, […] but her pose […] conveys a prevailing sense of
melancholy and speaks of the effects of her depression. 191
Jusqu’à la fin de sa vie, il s’exprime autant qu’il peut par le verbe et par la peinture.
Malgré sa frustration devant son imperfection, il ne cesse d’essayer, « souillé dans la lutte
pour la vie », comme il le décrit dans une lettre à sa sœur, Wilhelmine, en 1890, quelques
mois avant sa mort.192 En ceci il est l’antithèse de l’anorexique, du scrupuleux, quoiqu’il ait
commencé la vie avec un caractère, et des préoccupations, typiques chez l’anorexique ou le
scrupuleux.
5
Conclusion du chapitre
Le caractère du « personnage van Gogh » qui ressort essentiellement de ses lettres
illustre la fascination d’une étude sur cet aspect de l’esprit humain : car il se situe sur un
continuum qui comprend, à un extrême, l’anorexie et la scrupulosité, et où chaque être
humain doit se situer, consciemment ou pas, cherchant à trouver un équilibre plus ou moins
sain entre une immersion guère humaine dans les sens (telle une Désirée, de La Faute de
l’abbé Mouret) et un vol dangereux dans les régions de l’absolu, d’où la vie organique est
bannie. Van Gogh se taille une position idiosyncratique et précaire sur ce continuum,
dangereusement près des anorexiques et des scrupuleux, car sa nature leur ressemble d’assez
près, comme nous l’avons vu, et il souffre des mêmes angoisses. Il y a une multitude
d’autres aspects de son existence, certes, qui jouent un rôle : comme la syphilis, qui, comme
nous l’avons déjà vu, a peut-être ajouté une lueur de génie supplémentaire à ses dernières
années. Mais cette maladie ne saurait expliquer l’intensité témoignée tout le long de sa vie,
comme en témoigne son insistance à vivre une pauvreté quasiment bestiale parmi les
mineurs du Borinage, ou sa ténacité à apprendre à bien dessiner malgré son relatif manque
de maîtrise du geste, et les critiques féroces de professeurs eux-mêmes artistes, censés être
capables de reconnaître le talent.193
Malgré tout, il crée son art ; sa vie a été tout sauf stérile. Est-ce son intensité, son
refus du compromis, de vivre « comme les autres » qui l’ont tué ? Peut-être bien, mais nous
avons vu qu’il dit préférer mourir que de s’engourdir.194
Vincent van Gogh dirige vers la création artistique un jeu de caractéristiques qui
auraient pu l’amener à l’anorexie, à la scrupulosité, ou à toute autre forme d’autolimitation
191
Sweetman, p. 318C.
Sweetman, p. 319B. Sweetman ne donne pas de référence précise, mais le contexte place cette lettre en
février, 1990.
193
Sweetman, pp. 200-204.
194
V. ci-dessus, présent chapitre.
192
167
stérilisante, pour mener une vie exceptionnelle, et ensuite, « crever de passion, plutôt que de
crever d’ennui. »195
195
LT p. 7C.
168
CHAPITRE SEPT
SIMONE DE BEAUVOIR : UNE JEUNE FILLE BIEN RANGEE
OU
L’HISTOIRE DE SIMONE ET ZAZA
You see lads walk the street
Sixty the minute; what's to note in that ?
You see one lad o'erstride a chimney-stack ;
Him you must watch - he's sure to fall, yet stands !
Our interest's on the dangerous edge of things.
[...].
We watch while these in equilibrium keep
The giddy line midway : one step aside,
They're classed and done with.1
1
Structurer ses mémoires en conte moral
Ce chapitre vise à montrer que dans la vie et dans l'œuvre (autobiographique comme
fictionnelle)2 de Simone de Beauvoir, il se trouve beaucoup de caractéristiques,
préoccupations et comportements de « type anorexique ».
Il a également pour but de
comparer et de contraster les approches différentes de Simone et de sa grande amie
Elisabeth « Mabille »,3 dite Zaza, aux possibilités qui s’offrent à ce type de personnalité.
C'est le titre du premier volume des mémoires de Simone de Beauvoir qui nous a
attirés vers elle et vers son œuvre. Car, comme nous l'avons vu au premier chapitre,
l'anorexique typique est une jeune fille rangée - trop rangée.
Il est important de signaler dès le début de cette étude que ces mémoires de Simone
de Beauvoir sont loin d'être innocentes. Le volume entier est structuré autour de la question
de savoir comment créer sa vie lorsqu'on est née fille : cette structure se révèle on ne peut
plus clairement si on juxtapose le titre, Mémoires d'une jeune fille rangée, aux toutes
dernières pages, qui racontent la mort de Zaza, et surtout à la phrase finale, où il est
1
Robert Browning, « Bishop Blougram's Apology », vv 391-401, dans Poems of Robert Browning, éd. Donald
Smalley (Boston, Houghton Mifflin, Riverside Editions, 1956), p. 198.
2
Dans cette étude nous nous concentrons sur ces deux aspects, simplement pour des raisons matérielles.
3
« Mabille » n’est pas son vrai nom de famille. Francis et Gontier, qui révèlent le vrai nom de la plupart des
« personnages » de l’autobiographie de Beauvoir, donne son nom simplement comme « Elisabeth L. »
(p.39DD). Claude Francis et Fernande Gontier, Simone de Beauvoir, trad. Lisa Nesselson, (London, Minerva,
Mandarin Paperbacks, 1992 [Perrin, 1985]), ci-après « Francis & Gontier ». Nous avons choisi de garder dans
cette étude les noms des « personnages » utilisés dans Mémoires d’une jeune fille rangée. Simone de
Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, (Paris, Gallimard folio, 1998, [1958]), ci-après « jf ».
169
question de « lutter contre le destin fangeux qui nous guettait »,4 et où il y a explicitement
une gagnante et une perdante. Comment choisir une voie qui permette l'épanouissement de
ses meilleures qualités ? Ce premier volume est composé comme une parabole qui illustre
les résultats probables de deux choix opposés malgré des débuts très semblables. Ceci dit,
le récit, pourvu que nous gardions en tête ses lacunes et ses subjectivités, les emphases
excessives corrigées plus tard par l'auteur, et l’imperfection de sa mémoire, avec sa
connaissance nécessairement imparfaite des vies qu’elles racontent,5 illustre un aspect du
« quelque chose » qui ressemble à l'anorexie et au scrupule. Le récit reste valide, non
seulement comme souvenirs d'enfance, mais comme évidence de certaines des influences
qui opéraient sournoisement derrière ces deux jeunes vies. L’utilisation que Beauvoir fait
de ses écrits autobiographiques illustre parfaitement ce que dit Gilbert Durand, l’auteur des
Structures anthropologiques de l’imaginaire, que
[...] l’histoire racontée n’est [...] qu’une « mise en scène, une articulation logique et
chronologique des grands rapports symboliques qu’elle véhicule. » Par conséquent, ce qui
compte, c’est moins l’exactitude des faits, ou les faits eux-mêmes, que les rapports
symboliques aux parents, au temps et à l’espace, qui sont le sujet de toute autobiographie. 6
Beauvoir confirme elle-même cette activité, comme le rapporte Francis et Gontier dans leur
biographie :
De Beauvoir gave a certain order to the story of her life ; she structured her narrative and
restructured her life. [...]. [Beauvoir s’exclame] « My memoirs are not the Bible ! » And
on that we agreed ; in her autobiography, particularly in Memoirs of a Dutiful Daughter and
The Prime of Life, de Beauvoir had taken license with aspects of her personality and her life
and in fact created a work of art.7
Comme présentés dans cette « oeuvre d’art », alors, les « personnages » Simone de
Beauvoir et Zaza « Mabille » sont deux jeunes filles qui entrent en lices avec les difficultés
et dangers qui dominent les anorexiques. Toutes deux possèdent une nature très semblable à
la plupart des anorexiques, comme nous le montrerons, et à chaque période de leur vie elles
se rapprochent plus ou moins dangereusement de la zone ou l'on abdique sa propre vie, qui
peut s'exprimer, chez certains, comme anorexie ou comme scrupule religieux. Elles ont
toutes les deux la capacité de vivre une vie d’exception, ou d’abdiquer la vie en écrasant
consciemment leur propre volonté, d'exercer dans un domaine trop rétréci leur capacité
immense de contrôle, de perfectionnisme, de talent surtout intellectuel, et, dans le cas de
Zaza, musical. Ce chapitre explorera les réponses qu'elles apportent à la difficulté de garder
4
jf, p.503B.
Francis et Gontier citent, par exemple, des incidents décrits en détail dans les Mémoires d’une jeune fille
rangée que, des années plus tard, Beauvoir se professe étonnée d’avoir écrits : « How could I have written
such a thing ![...]. I was completely mistaken. » Francis & Gontier, p. xivD.
6
Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l’imaginaire, (Paris, Bordas, 1973), dans Dormoy, p. 85C.
Dormoy ne donne pas de référence de page pour sa citation de Durand.
7
Francis & Gontier p. xvB.
5
170
leur équilibre, dotées comme elles le sont de talents et tendances particulièrement aptes à
faire chavirer, tel un Icare.
2
Caractéristiques, comportements et préoccupations de l’anorexique :
intelligence, diligence, surconformisme, perfectionnisme, volonté
Les préoccupations et beaucoup des caractéristiques de l'anorexique se manifestent
de façon flagrante dès les premières pages des Mémoires. L'intelligence de Simone se
révèle très tôt, et elle travaille bien à l'école : sa diligence se souligne, par exemple,
lorsqu'elle se compare avec sa meilleure amie du cours Désir :
Je me classais d'ordinaire avant elle, [...] mais je pensais qu'elle dédaignait la première
place ; quoique moins bien notés que les miens, ses travaux scolaires devaient à sa
désinvolture un je ne sais quoi dont me privait mon assiduité.8
Enfant, elle aime plaire, et surtout à son père : « il fallait me montrer digne de lui »,9 ditelle, et encore, « Du moment qu'il m'approuvait, j'étais sûre de moi. »10 Mais elle a aussi
une volonté très forte dès son plus jeune âge – « ni menaces ni coups » auraient pu la
persuader de manger ni le potiron, ni le fromage11 - et à l'école, elle favorise les matières
qu'elle aime en négligeant certaines autres : « Mon conformisme n'avait pas tué en moi
désirs et dégoûts. »12 Dès la petite enfance elle passe du temps à philosopher sur la vie,
trouvant ridicule que les adultes assument l'innocente vacuité des enfants :
On disait parfois devant ma sœur et moi : « Elles ont de la chance d'être des enfants ! Elles
ne se rendent pas compte... » [des horreurs de la guerre] . En moi-même je protestais :
« Décidément les adultes ne savent rien de nous ! » Il m'arrivait d'être submergée par
quelque chose de si amer, de si définitif, que personne, j'en étais sûre, ne pouvait connaître
pire détresse. Pourquoi tant de souffrances ? me demandais-je.
Cette vie intérieure dès un très jeune âge est suffisamment forte, et fait suffisamment partie
de sa vie à l'époque, pour qu'elle s'en souvienne en détail des années plus tard. Comme elle
dit :
Cette aptitude à passer sous silence des événements que pourtant je ressentais assez vivement
pour ne jamais les oublier, est un des traits qui me frappent le plus quand je me remémore
mes premières années.13
Quand elle quitte l'enfance elle fait face aux problèmes d'identité de tout adolescent ;
étant donné qu'elle a des idées très fortes et que ses goûts ne sont pas typiques pour une
8
jf, p. 156D.
jf, p. 39C.
10
jf, p. 149B.
11
jf, p. 94A.
12
jf, p. 93D.
13
jf, p. 25D.
9
171
jeune fille de son milieu et de son époque, ces problèmes sont plus aigus que pour la jeune
fille lambda.
Ce qui est intéressant chez elle n'est pas uniquement le type de caractère qu'elle
partage avec la jeune fille anorexique, mais aussi les préoccupations de ce type de jeune
fille. En grandissant elle va garder certains des comportements et des traits que manifestent
la plupart des anorexiques, et en rejeter de manière décidée bien d'autres, mais même là où
elle les rejette - par exemple, l'obéissance, ou le refus de la confrontation - il en est
beaucoup question dans ses écrits, dans son autobiographie aussi bien que dans ses œuvres
fictives : ce refus du conflit étant au cœur des troubles du personnage de Laurence dans Les
Belles Images, par exemple, comme nous le verrons.
Autre trait qu’elle partage avec les anorexiques : il importe à la jeune Simone de se
perfectionner : c'est pourquoi elle s'impatiente des rares réprimandes venues de sa mère
concernant la perte d'un collet de civet ou lorsqu'elle est tombée à l'eau : « Ces impairs
[petites maladresses et étourderies de l'enfance] n'avaient rien de commun avec le péché, et
en les évitant, je ne me perfectionnais pas. »14
En effet, elle s'inquiète de la manière de se rapprocher davantage de Dieu, car,
comme la plupart des anorexiques et des scrupuleux, telles Aurore Dupin et Madame
Gervaisais, elle est une fille modèle : « Ma conduite laissait si peu à désirer que je ne
pouvais guère l'améliorer [...]. »15 C'est quasiment le même choix de mots qu'utilise l'abbé
Prémord pour décrire la conduite d'Aurore Dupin selon les religieuses.16
Dans la citation suivante elle exprime bon nombre de caractéristiques anorexiques
que nous avons exposées au premier chapitre : désir de perfection, rejet de l'imparfait
(« à quoi bonisme »), absolutisme, trouble de l'équilibre du corps et de l'esprit, voire, rejet
du corps au profit de l'esprit, poursuite de l'absolu et de l'idéal, et très grande exigence visà-vis d'elle-même :
[...] je me sentais chargée d'une mission que j'accomplissais avec orgueil ; mais je ne
supposais pas que mon corps imparfait dût y participer : au contraire, s'il intervenait, il
risquait de tout gâcher. Sans doute, pour faire exister dans sa vérité un morceau de musique,
il fallait en rendre les nuances et non le massacrer ; de toute façon, il n'atteindrait pas sous
mes doigts son plus haut degré de perfection ; alors, à quoi bon m'acharner ? Développer des
capacités qui demeureraient fatalement bornées et relatives : la modestie de cet effort me
rebutait, moi qui n'avais qu'à regarder, à lire, à raisonner pour toucher l'absolu. Traduisant
un texte anglais, j'en découvrais total, unique, le sens universel, alors que le th dans ma
bouche n'était qu'une modulation parmi des millions d'autres ; je dédaignais de m'en
préoccuper. L'urgence de ma tâche m'interdisait de m'attarder à ces futilités : tant de choses
m'exigeaient ! Il fallait réveiller le passé, éclairer les cinq continents, descendre au centre de
la terre et tourner autour de la lune. Quand on m'astreignait à des exercices oiseux, mon
14
jf, p. 103B.
jf, p. 102D et sq.
16
V. chapitre trois.
15
172
esprit criait famine et je me disais que je perdais un temps précieux. J'étais frustrée et j'étais
coupable : je me hâtais d'en finir.17
3
Pureté, rapport matériel/spirituel, L’Imitation de Jésus-Christ,
rejet du plaisir, abdication
Quant à la pureté : elle exige la pureté religieuse, la pureté intellectuelle, et la pureté
sexuelle. Etonnée par l'importance accordée par les chrétiens aux choses du monde, elle
choisit plutôt l'infini, et, jeune adolescente, elle prend la décision secrète d'entrer au
couvent : à l’âge de dix ans elle lit tous les jours un chapitre de L’Imitation de JésusChrist.18 Plus tard, elle est choquée d'apprendre que son père ait su qu'elle avait eu ses
premières règles : « En face de mon père je me croyais un pur esprit : j'eus horreur qu'il me
considérât soudain comme un organisme. Je me sentis à jamais déchue. »19 Et la pureté
sexuelle lui importe : elle garde « des mythes forgés par [s]on éducation » : « J'avais chéri
cette hostie immaculée : mon âme ; dans ma mémoire traînaient des images d'hermine
souillée, de lys profané ; s'il n'était pas transfiguré par le feu de la passion, le plaisir
salissait. »20 Elle osait en plus exiger la même chasteté du jeune homme, en attendant qu'il
trouve la fille qui deviendra sa femme :
[...] je prétendais soumettre les hommes à la même loi que les femmes. [...] on les approuvait
de s'amuser avec des filles de petite condition : lorettes, grisettes, midinettes, cousettes. Cet
usage m'écœurait. [...] j'avais de la sympathie pour ces jeunes femmes sans fortune [...]. dès
le départ, leur amour était condamné : un jour ou l'autre, selon son caprice ou ses
commodités, leur amant les plaquerait pour une demoiselle. [...] je trouvais révoltant, sous
prétexte que c'était un homme et qu'il avait de l'argent, qu'on l'autorisât à se jouer d'un
cœur.21
A la différence de la jeune fille désobligeante qu'elle deviendra par la suite, prête à
déplaire à ses parents et à son entourage pour rester elle-même, et une fois passée sa toute
petite enfance pleine de rébellions passionnées,22 Simone passe des années comme enfant
modèle : « Je m'étais définitivement métamorphosée en enfant sage. »23 Si sage que l'on
croirait qu'elle décrive la Zaza de vingt et un ans :
Je m'étais convaincue que mes parents ne cherchaient que mon bien. Et puis c'était la
volonté de Dieu qui s'exprimait par leur bouche : il m'avait créée, il était mort pour moi, il
avait droit à une absolue soumission. Je sentais sur mes épaules le joug rassurant de la
nécessité.
17
jf, p. 95C et sq.
jf, p. 103D ; Francis & Gontier, p. 40 ; p. 42.
19
jf, p. 141B.
20
jf, p. 230D et sq.
21
jf, p. 231B et sq.
22
V., par ex., jf, p. 31B ; Francis & Gontier p. 22A.
23
jf, p. 44B; v. aussi Francis & Gontier, p.25D : « One of her great-aunts, who wrote stories for children,
portrayed Simone as the heroine in “The Perfect Doll” ».
18
173
Ainsi abdiquai-je l'indépendance que ma petite enfance avait tenté de sauvegarder.
Pendant plusieurs années, je me fis le docile reflet de mes parents. 24
Entre la petite enfance et l'adolescence, donc, elle a toujours été très obéissante, et,
comme elle le dit, rangée. Elle est même choquée par la liberté accordée à Zaza par sa
mère, et elle envie leur complicité mère-fille. Par exemple, quand Zaza, vers l'âge de dix
ans, après avoir joué du piano lors d'une audition de couvent, soulagée d'avoir bien joué, tire
la langue à sa mère ouvertement devant l’audience depuis l’estrade, cette dernière, au lieu
de la gronder comme l'aurait fait la mère de Simone, rit de bon cœur, et l’embrasse
[...] si gaiement que personne n'osa la gronder. A mes yeux, cet exploit la nimba de gloire.
Soumise aux lois, aux poncifs, aux préjugés, j'aimais néanmoins ce qui était neuf, sincère,
spontané. La vivacité et l'indépendance de Zaza me subjuguaient. 25
Simone s'entend bien avec ses parents mais n'a pas cette intimité, cette facilité, qu'a Zaza à
l'époque.
4
Débuts de révolte : études et toilettes
Simone enfant, ses parents sont très fiers de leur fille si douée pour les études
sérieuses. Mais vers l'âge de quatorze ans, il est entendu qu'elle commence à assumer les
devoirs d'une jeune fille bien née, qu'elle apprenne à bien s'habiller, à bien se tenir aux
soirées et aux « jours » de sa mère, à se montrer agréable aux invités : ce qu'elle fait mal :
Quand ma mère recevait des amies, je refusais d'aller au salon ; parfois elle s'emportait, je
cédai : mais je restais assise au bord de ma chaise les dents serrées, avec un air si furibond
qu'elle me renvoyait très vite. [...]. on s'étonnait de mon débraillé, de mon mutisme, de mon
impolitesse ; je passai bientôt pour une espèce de monstre.26
Simone commence ainsi à cette époque à se différencier d’une jeune fille anorexique. Elle
refuse de s’intéresser à la toilette, qu'elle considère comme un aspect de la vie non-essentiel,
indigne de trop d'attention, de temps :
Je n'avais jamais aimé perdre mon temps ; je me reprochai cependant d'avoir vécu à
l'étourdie et désormais j'exploitai minutieusement chaque instant. Je dormis moins ; je
faisais ma toilette à la diable ; plus question de me regarder dans les glaces : c'est à peine si
je me lavais les dents ; je ne nettoyais jamais mes ongles.27
Elle ne s’intéresse qu’à l’aspect « supérieur » de la vie au dépens du côté « inférieur »,
pourtant indispensable à la vie.28 Bien que, dans Mémoires d’une jeune fille rangée, il n'y
ait aucune mention des quantités de nourriture consommées par Simone, et que nous
puissions donc supposer qu'elle mangeait plus ou moins normalement, elle exprimait par
24
jf, p. 44D.
jf, p. 129A.
26
jf, p. 252B.
27
jf, p. 251D et sq.
28
V. premier chapitre.
25
174
cette attitude envers la toilette son impatience devant l’aspect corporel de la vie : par un
mélange de pauvreté relative et de dédain, elle ne s'habillait pas « normalement » pour une
jeune fille de son époque et de son milieu.29 Dans le salon de sa mère elle refusait de passer
le temps qu’il lui aurait fallu pour se montrer à son avantage, et elle ne se privait pas de
donner son avis sur les bêtises qui passaient pour des sujets dignes de conversation.30
Autre conflit : les études de Simone commencent à devenir plutôt un gêne qu'une
source de fierté pour son père, quoiqu'il accepte volontiers qu'elle prenne ce chemin, voire,
l'y pousse : car l'état des finances de la famille l'obligera à gagner sa vie :
Je me conformais très exactement à ses volontés : et il en paraissait fâché ; il m'avait vouée à
l'étude, et me reprochait d'avoir tout le temps le nez dans mes livres. On aurait cru, à voir sa
morosité, que je m'étais engagée contre son gré dans cette voie qu'il avait en vérité choisie
pour moi. Je me demandais de quoi j'étais coupable [...].31
Jusqu'à ce moment de sa vie, Simone reflète le portrait de l'anorexique typique avant le
commencement de l'anorexie, mais à ce point elle évite les écueils possibles et continue son
chemin, en se montrant difficile devant les nouvelles demandes de ses parents, et en se
rebellant plus sérieusement mais en secret. Elle n'est plus la jeune fille qui ne cherche qu'à
plaire à ses parents : « A table, j'apportais un livre ; j'apprenais mes verbes grecs, je
cherchais la solution d'un problème. Mon père s'irrita, je m'entêtai, et il me laissa faire,
écœuré. »32 Ce livre à table symbolise le refus : refus véritable qui rend superflu le refus
compensatoire qu'est l'anorexie.
Ainsi, à la différence de l'anorexique, elle rejette l'obéissance et le refus du conflit.
5
Ascétisme et athéisme : culpabilité, confession et cilice
Mais, tout comme une anorexique, elle rejette aussi le plaisir, et devient ascète,
prenant des positions extrêmes :
J'étais mal douée pour la résignation ; en poussant au paroxysme l'austérité qui était mon lot,
j'en fis une vocation ; sevrée de plaisirs, je choisis l'ascèse ; au lieu de me traîner
languissamment à travers la monotonie de mes journées, j'allai devant moi, muette, l'œil fixe,
tendue vers un but invisible. Je m'abrutissais de travail, et la fatigue me donnait une
impression de plénitude.33
Cette satisfaction par la fatigue est à comparer avec l’euphorie qu'obtiennent les anorexiques
qui pratiquent l'exercice physique de manière obsessionnelle.34
29
« Plus tard, à Paris, Stépha me raconta que les enfants ricanaient de me voir si mal habillée : ils ricanèrent
aussi le jour où Zaza, sans m’en dire la raison, me prêta une de ses robes. Je n’avais pas d’amour-propre et
j’étais peu observatrice [...]. » jf, p. 389C.
30
V. jf, p. 247D et sq.
31
jf, p. 248D et sq.
32
jf, p. 252B.
33
jf, p. 252D.
34
V. notre premier chapitre.
175
Nous voyons aussi qu'elle est tenace, persévérante et qu'elle est capable de se
concentrer à un degré extrême.
Elle est passionnément idéaliste et altruiste, rejetant le plaisir pour le plaisir, le bien
pour le bien : elle rejette jusqu'à l'hédonisme d'Anatole France, trouvant qu'il « ne cherchait
dans l'art que d'égoïstes plaisirs : quelle bassesse : »35 Chrétienne, elle cherche l'extase ;
athée, elle s'acharne à travailler sans cesse à comprendre, à savoir, pour plus tard aider le
monde :
Cependant je persévérai dans mon dessein : servir. Contre Renan, je protestai sur mon cahier
que le grand homme lui-même n'est pas une fin en soi : il ne se justifie que s'il contribue à
élever le niveau intellectuel et moral de la commune humanité. [...]. Mon chemin était
clairement tracé : me perfectionner, m'enrichir, et m'exprimer dans une œuvre qui aiderait les
autres à vivre.36
Mais il y a une limite à cet altruisme : bien que tentée par le sacrifice de soi en général, elle
n’ira pas jusqu’au point de sacrifier l’amour : « du moment où [le véritable amour] explosait
dans un cœur, [il] était irremplaçable ; nulle générosité, nulle abnégation n'autorisait à le
refuser. »37
La petite fille sage et idéaliste a vécu de manière irréprochable, et ses confessions
d’enfant ressemblent à celles d'Aurore Dupin au couvent :
Depuis sept ans, je me confessais deux fois par mois à l'abbé Martin ; je l'entretenais de mes
états d'âme ; je m'accusais d'avoir communié sans ferveur, prié du bout des lèvres, trop
rarement pensé à Dieu [...].38
Mais, tout comme les anorexiques, Simone se sent coupable malgré son excellente
conduite ; elle sent le besoin de se punir. Encore comme Aurore Dupin, elle s'invente une
espèce de cilice pour se punir :
Vers douze ans, j'inventai des mortifications : enfermée dans les cabinets - mon seul refuge je me frottais au sang avec une pierre ponce, je me fustigeais avec la chaînette d'or que je
portais à mon cou.39
Petite enfant, encore comme Aurore Dupin, Simone est mystique et pense à entrer au
couvent, comme nous l’avons vu :
D'année en année, ma piété en se fortifiant s'épurait et je dédaignais les fadeurs de la morale
au profit de la mystique. Je priais, je méditais, j'essayais de rendre sensible à mon cœur la
présence divine.40
35
jf, p. 262C.
jf, p. 265A.
37
jf, p. 198D.
38
jf, p. 187B. Cf. chapitre trois.
39
jf, p. 186B.
40
jf, p. 186B.
36
176
A la différence d'Aurore Dupin, et de Madame Gervaisais, cet effort mystique ne lui apporte
ni extases, ni joies :
[...] je n'avais jamais l'impression de m'être rapprochée de Dieu. Je souhaitais des
apparitions, des extases, qu'en moi ou hors de moi quelque chose se passât : rien n'arrivait et
mes exercices finissaient par ressembler à des comédies.41
Plus tard, ayant pris de la distance vis-à-vis de ses tendances « anorexiques »,
Simone est une athée secrète qui communie régulièrement pour ne pas faire scandale. Et
elle se sent coupable de son mensonge. Quoique ce sentiment de culpabilité provienne de
quelque chose de plus spécifique, à l'opposé du sentiment de culpabilité sans source qui
consume la vie d'une anorexique, d'un scrupuleux, sa vie entière en est parfumée, tout
comme pour une anorexique ou un scrupuleux, et comme pour eux, comme pour la jeune
Aurore Dupin, sa conduite est excellente et logique, car, selon sa croyance en l’inexistence
de Dieu, ne pas croire ne peut être un péché : ce n’est donc pas son athéisme même qui lui
cause son sentiment de culpabilité. Son secret est même nécessaire pour ne pas faire de mal
à sa famille. Mais Simone, tout comme une anorexique, un scrupuleux, sent toutefois
qu'elle cache sous un déguisement de vertu un mal secret au plus fond de son cœur :
Ce n'était pas un mensonge anodin : il entachait ma vie entière et par moments - surtout en
face de Zaza dont j'admirais la droiture - il me pesait comme une tare. De nouveau j'étais
victime d'une sorcellerie que je n'arrivais pas à conjurer : je n'avais rien fait de mal, et je me
sentais coupable.42
6
Maîtrise de soi : essayer des attitudes anorexiques
Comme elles, Simone est stoïque et se maîtrise, à un haut niveau, se délectant de
« l’héroïsme » de son but « d’échapper à l’affreuse banalité quotidienne [...] »43
Comme Aurore Dupin, comme Madame Gervaisais, comme certains anorexiques,
Simone trouve que la vie lui a alloué un espace trop petit pour l'exercice de ses talents : elle
doit choisir entre s'amoindrir, d'une part, ou d'autre part, agrandir son espace vital. Les
anorexiques s'enferment volontiers dans un espace rétréci, en se retirant d'un monde perçu
comme par trop abondant, mais Simone est très consciente de la restriction qui lui est
imposée :
Papa disait volontiers : « Simone a un cerveau d'homme. Simone est un homme. » Pourtant
on me traitait en fille. Jacques [son cousin] et ses camarades lisaient les vrais livres, ils
étaient au courant des vrais problèmes ; ils vivaient à ciel ouvert : on me confinait dans une
nursery. [...]. Quand il m'arrivait de passer devant le collège Stanislas, mon cœur se serrait ;
j'évoquais le mystère qui se célébrait derrière ces murs : une classe de garçons, et je me
sentais en exil. Ils avaient pour professeurs des hommes brillants d'intelligence qui leur
livraient la connaissance dans son intacte splendeur. Mes vieilles institutrices ne me la
41
jf, p. 186D.
jf, p. 194A. C’est nous qui soulignons.
43
jf, p. 253A.
42
177
communiquaient qu'expurgée, affadie, défraîchie.
retenait en cage.44
On me nourrissait d'ersatz et on me
Face à cette restriction, va-t-elle, d'une part, s'aplatir comme une anorexique, réduisant à la
fois son corps et la largeur de ses idées, ou comme une Madame Gervaisais, abandonner la
liberté exhilarant de ses idées supérieures pour s'enterrer dans le trou de souris serré et
obscur d'une religion préfabriquée pour les masses, ou, d’autre part, se résoudre à grandir
selon ses besoins, quitte à briser le petit espace qui est censé la contenir, tout en servant
d'exemple pour tout esprit trop contenu, telle une George Sand, quitte même à se briser ellemême chemin faisant, tel un Vincent van Gogh ?
Il y a plusieurs caractéristiques de l'anorexique que Simone tente mais rejette assez
vite : à un moment son écriture, comme souvent chez les anorexiques, devient très petite :
Sur les carnets où je notais d'une semaine à l'autre le programme de mes cours, je me mis à
écrire en lettres minuscules, sans laisser un espace blanc : ces demoiselles, étonnées,
demandèrent à ma mère si j'étais avare. 45
Mais Simone abandonne vite cette expérience :
Je renonçai assez vite à cette manie : faire gratuitement des économies, c'est contradictoire,
ce n'est pas amusant.46
C'est ici l’essentiel de l'anorexie, de la scrupulosité : faire des économies
gratuitement. Cela pourrait en être la définition de dictionnaire : le contraire étant de faire
des économies pour un but donné, pour un temps, si nécessaire, ou d’accepter la richesse
offerte. L'anorexique, le scrupuleux, typique, n'est pas à court de ressources, à la différence
des explorateurs égarés, ou des naufragés échoués sur une île, imaginés par Simone et sa
sœur Poupette : dans ces rôles elles « déploy[aient] des trésors d'ingéniosité pour tirer un
maximum de profit des ressources les plus infimes ; c'était un de [nos] thèmes favoris. »47
Faire beaucoup avec presque rien peut bien être une vertu, mais l'anorexique, le scrupuleux,
et ceux qui leur ressemblent, rejettent beaucoup, pour ensuite n'être à même de rien faire
avec peu.
Comme pour beaucoup d'anorexiques, la question d'une image négative de soi se
pose. Mais à chaque difficulté, Simone répond et évite de tomber dans l'espèce de marais
dévitalisant où habitent les héroïnes malheureuses de Valérie Valère :48 Vera, dont les
pensées tournent incessamment sur sa prétendue nullité, et Magnificia Love qui, au
contraire, a la tête plus que remplie de son incroyable beauté, sans pour autant en tirer
44
jf, p. 169C et sq.
jf, p. 92C. V. premier chapitre.
46
jf, p. 92C. Continuation de la citation précédente.
47
jf, p. 92B.
48
V. premier chapitre.
45
178
bonheur. Chez Simone, son « père et tout son entourage [la] condamn[e.] » Au lieu
d'accepter leur blâme, elle se sent « ahurie, désorientée, douloureusement », mais, sans
s’engourdir pour moins sentir la douleur qui provient de cette condamnation, elle cherche le
responsable en dehors d'elle-même, et trouve une autre solution que de se couvrir de
culpabilité face au moindre travers :
Qui m'avait mystifiée ? pourquoi ? comment ? En tout cas, j'étais victime d'une injustice et
peu à peu ma rancune se tourna en révolte. 49
Elle s'inquiète de sa laideur éventuelle, mais ne s'y engloutit pas : en essence, elle est un
individu complexe : par conséquent, elle ne dépense pas trop de son énergie vitale en de tels
doutes. Elle espère devenir un jour assez jolie au moins pour qu'un homme veuille l'aimer :
sinon, elle se contentera de s'aimer elle-même. Si elle est réellement laide, elle en souffrira,
mais ce ne sera pas la fin de sa vie :
Un jour j'interrogeai ma sœur avec un peu d'anxiété : étais-je définitivement laide ? Avais-je
une chance de devenir une femme assez jolie pour qu'on l'aimât ? [...]. A vrai dire je me
tourmentais modérément. Mes études, la littérature, les choses qui dépendaient de moi
demeuraient le centre de mes préoccupations.50
Même chose devant le dédain de Jacques : « Je l’avais entendu parler avec estime de jeunes
filles qui tout en préparant leur licence jouaient au tennis, sortaient, dansaient, s'habillaient
bien. »51 Sa réponse montre qu'elle est suffisamment contente d'elle pour supporter la
mauvaise opinion d'autrui :
Cependant, son dédain glissa sur moi : pas un instant je ne déplorai ma maladresse au jeu, ni
la coupe rudimentaire de ma robe de pongé rose. Je valais mieux que les étudiantes policées
que Jacques me préférait et lui-même s'en apercevrait un jour.52
Sa confiance ou sa rigidité (rigidité qu'elle partage aussi avec les anorexiques) fait qu'elle n'a
pas besoin de l'approbation des autres pour s'approuver :
Personne ne m'admettait telle que j'étais, personne ne m'aimait : je m'aimerai assez, décidaije, pour compenser cet abandon.
A la différence de l'anorexique, qui renonce au droit d'exister à sa propre manière,
Simone est très consciente du danger que pose sa mère, et croit que cette dernière recherche
l'intimité entre elles non pas pour connaître sa fille, mais plutôt pour mieux la guider vers un
chemin de vérité prédéterminée :
[...] comment aurait-elle pu causer avec moi de personne à personne ? J'étais à ses yeux une
âme en péril, une âme à sauver : un objet. La solidité de ses convictions lui interdisait la
49
jf, p. 264A.
jf, p. 203D.
51
jf, p. 204D et sq.
52
jf, p. 205A.
50
179
moindre concession. Si elle m'interrogeait, ce n'était pas pour chercher entre nous un terrain
d'entente : elle enquêtait.53
Cette détermination à protéger son individualité est tout le contraire de l'attitude de
l'anorexique, et elle souligne sa volonté à rester elle-même, dans un roman qu'elle écrit vers
l'âge de quinze ans : apologue qui « traduisait le plus obsédant de mes soucis : me défendre
contre autrui [...]. » :
Sous le nom d'Eliane, je me promenais dans un parc avec des cousins, des cousines ; je
ramassais dans l'herbe un scarabée. « Montre ! », me disait-on. Je fermais jalousement ma
main. On me pressait, je me débattais, je m'enfuyais ; [...]. je séchais mes larmes en
murmurant : « Personne ne saura jamais » ; [...]. Elle [Eliane] se sentait assez forte pour
défendre son unique bien contre les coups et contre les caresses, et pour tenir toujours sa
main fermée.»54
Sa réponse à la question de savoir comment rester soi-même est le contraire de celle
apportée par une anorexique (qui abandonne), mais c'est la même question : si les coups
entraînent facilement à la rébellion, il est plus difficile de résister aux caresses.
Nous verrons plus tard le contraste entre la décision de Simone de ne pas se plier à la
volonté de ses parents en ce qui concerne son comportement social, et le temps passé par
Zaza adulte sur le choix d'un tissu pour la robe de sa sœur, ou à papoter lors de fêtes, car elle
refuse, elle, de désobéir à ses parents, pour des raisons que nous aborderons plus tard.
Le dédain de Simone adolescente pour la toilette se retrouve chez Françoise,
protagoniste de son premier roman, L'invitée, qui dit ne pas avoir une image mentale de son
propre visage - elle ne se regarde pas ; elle se tourne plutôt vers le monde et vers les
autres.55 L’attitude de Françoise reflète celle de Simone à l'époque de la Sorbonne : « je
m'intéressais aux autres beaucoup plus qu'à ma figure. »56
La rébellion est dès lors déclarée : Simone refuse de mettre le masque de la jeune
fille de son milieu, préférant retenir jalousement son individualité : elle ne s'habille ni ne se
comporte convenablement, et elle s'acharne à continuer ses études au delà du « peu »
accordé à une jeune fille bien éduquée.57
C'est à la fois la nature « jusqu'auboutiste » de Simone, ce qu'elle partage avec tous
ceux de « type anorexique », et sa conscience de la nécessité de gagner un jour son pain
grâce à la qualité de ses études, qui la poussent à ne pas perdre un instant :
Mes amies, et Zaza elle-même, jouaient avec aisance leur rôle mondain ; elles paraissaient au
« jour » de leur mère, servaient le thé, souriaient, disaient aimablement des riens ; moi je
souriais mal, je ne savais pas faire du charme, de l'esprit ni même des concessions. Mes
53
jf, p. 266A.
jf, p. 265C.
55
Simone de Beauvoir, L’Invitée (Paris, Gallimard, 1965), p. 184A.
56
jf, p. 413D.
57
Cf. la frustration témoignée par Geneviève Bréton devant la limitation des études encouragées, chapitre
quatre.
54
180
parents me citaient en exemple des jeunes filles « remarquablement intelligentes » et qui
cependant brillaient dans les salons. Je m'en irritais car je savais que leur cas n'avait rien de
commun avec le mien : elles travaillaient en amateurs tandis que j'avais passé
professionnelle. [...] la difficulté [de son programme plus que chargé] m'amusait ; mais
précisément, pour m'imposer de gaieté de cœur un pareil effort, il fallait que l'étude ne
représentât pas un à-côté de ma vie mais ma vie même : les choses dont on parlait autour de
moi ne m'intéressaient pas.58
Elle poursuit ses études avec autant de dévotion que Madame Gervaisais ou Aurore
Dupin prodiguent à éplucher leur âme à la recherche de minutieux péchés hypothétiques.
Son utilisation du mot de scrupule souligne la similarité de leurs façons de s'attaquer à la
vie : « toute la journée je m'entraînais à réfléchir, à comprendre, à critiquer, je
m'interrogeais, je cherchais avec précision la vérité : ce scrupule me rendait inapte aux
conversations mondaines. »59 En ceci elle se conforme au même « type anorexique » que
ces deux scrupuleuses et qu'aux anorexiques de notre premier chapitre, mais comme George
Sand adulte et comme Vincent van Gogh, elle trouve un objet valable de la concentration
extrême dont elle est capable, qui la dédommage de son isolation sociale et son sens d’être
différente des autres.
Elle garde secrètement, comme nous l’avons déjà vu, pendant des années, une
rébellion plus sérieuse : elle cesse de croire en l'existence de Dieu. Là où une adolescente
« normale » discuterait d'une telle différence d'opinion jusqu'à se disputer, voire, rompre
avec ses parents, et où une anorexique « typique » se forcerait de garder les croyances de ses
parents, écrasant ses propres croyances naissantes, au point où elle en tomberait malade et
où l'anorexie s'abattrait sur elle comme une rébellion instinctive contre son gré, Simone est
assez forte pour maintenir dans le secret sa grande rébellion, sans qu’elle ne se montre, ce
qui aurait engendré des scènes familiales, peut-être même signé la fin des ses études (car,
comme toute jeune fille de l'époque, elle est, bien sûr, matériellement dépendante de son
père), ni qu'elle ne s'effondre. Elle fait semblant pendant des années d'être croyante, va à la
messe, sans en parler même à sa meilleure amie Zaza, ni à ses parents ni à sa sœur. Sa
volonté est assez forte pour porter un tel secret, énorme à l'époque. Une anorexique se serait
servi de cette volonté très forte pour se forcer à ne pas manger : Simone donne à sa volonté
une tâche réelle qui l'occupe pleinement au lieu de l'« exercice » qu'offre une anorexique à
la sienne. En ceci elle se montre donc de type anorexique, mais comme elle canalise son
énergie et sa volonté supérieure sur de véritables travaux de l’esprit, en exprimant sa
rébellion réelle au sujet de vêtements et comportements convenables, et en s'acharnant à ne
pas révéler son athéisme, elle évite le besoin d'une rébellion symbolique.
58
59
jf, p. 247D et sq.
jf, p. 248B.
181
Le moment ou Simone se rend compte qu'elle ne croit plus en Dieu montre à la fois
sa grande logique (très rigide) et sa grande audacité : devant une contradiction au sein de ses
propres croyances à laquelle elle fait face pour la première fois, elle doit trancher. Pour
Simone il s'agit de la réalisation qu'elle ne peut plus accepter de suivre Dieu, en rejetant le
monde, qu'elle aime, et en rejetant comme péchés quantités de ses activités préférées
(manger des pommes interdites, lire des livres interdits). Il lui faut soit démoniser ce qu'elle
aime le plus et dépenser l'énergie extrême de son esprit dans une lutte pour s'obliger à cesser
de pécher (suivre son inclination étant dès ce moment redéfini comme pécher), soit garder la
foi en ce qu'elle aime et rejeter Dieu. Et elle a suffisamment confiance en sa propre faculté
morale, ainsi que la force de caractère, pour renoncer au soutien, au cadre, de sa vie
précédente (ayant été énormément pieuse, jusqu'à se mortifier la chair, comme nous l’avons
vu), et gardant le grand désir de ne rien gaspiller, de s'adonner toute entière au Bien et à la
vérité, et de servir. Voici le moment pivot où elle doit choisir :
J'avais passé ma journée à manger des pommes interdites et à lire, dans un Balzac prohibé
[...]. « Ce sont des péchés », me dis-je. Impossible de tricher plus longtemps : la
désobéissance soutenue et systématique, le mensonge, les rêveries impures n'étaient pas des
conduites innocentes. Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises, j'écoutai
le glouglou de l'eau, et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. 60 « Je
ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans grand étonnement. C'était une évidence : si j'avais
cru en lui, je n'aurais pas consenti de gaieté de cœur à l'offenser. J'avais toujours pensé qu'au
prix de l'éternité ce monde comptait pour rien ; il comptait, puisque je l'aimais,61 et c'était
Dieu soudain qui ne faisait pas le poids [...].62
Ce « rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres » trahit un amour d’une certaine
immanence, d’être impliqué dans le monde. Le Grand Robert définit immanent (2e sens)
comme : « Qui est contenu dans la nature d’un être », du latin « immanere “résider
dans”. »63
C’est par amour de l’aspect immanent de la vie humaine qu’elle décide
d’abandonner sa foi en Dieu, à la différence d’une jeune fille anorexique, qui persiste à
glorifier le transcendant au dépens du matériel, comme nous l’avons déjà vu au premier
chapitre. Evidemment, il s’agit d’une toute autre immanence que la stagnation torpide que,
pour Beauvoir, ce mot désigne habituellement. La connotation négative qu'elle donne au
mot « immanence » est bien connue : elle l'associe à la torpeur des tâches domestiques
répétées à l’infini64 et à une vie sans projet authentique pour aller de l’avant :
60
C’est nous qui soulignons.
C’est nous qui soulignons.
62
jf, p. 190B.
63
Grand Robert 1985, 2e sens.
64
Alison S. Fell, « The Perils of a Room of One’s Own : space in Simone de Beauvoir’s L’Invitée, Le Sang des
Autres and Les Bouches inutiles », dans Forum for Modern Language Studies, Jul. 2003, 39, 3, (pp. 267-277),
p. 270.
61
182
[...] rather than propelling the self forwards by means of an authentic project, the self is
dragged down into a stagnant, vegetative state associated with immanence. 65
Chaque fois que la transcendance retombe en immanence il y a dégradation de
l’existence en « en soi », de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est
consentie par le sujet [...].66
Toutefois, Beauvoir aime le monde « en soi » : son rejet de Dieu est donc basé sur une
immanence positive. Bien que Beauvoir réserve le terme pour l’aspect négatif d’être dans le
monde sans aucune transcendance,67 elle en aime d’amour son aspect positif (ces pommes
interdites, ces lauriers-cerises, ce « glouglou de l’eau », les longues randonnées qu’elle fera
toute sa vie).68 Malgré les ressemblances de son caractère avec celui de l’anorexique, elle
réussit à combiner l’idéal transcendant qu’elle favorise explicitement, tout en restant
attachée à la terre.
Malgré son attitude précédente (« J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce
monde comptait pour rien [...] »), qui renforce sa similarité avec les scrupuleux et les
anorexiques, elle s'épargne ainsi l'angoisse de Zaza quand cette dernière se force, grâce à sa
foi en Dieu, à obéir à ses parents, mais elle s'ouvre à une autre angoisse :
… je ressentis dans l'angoisse le vide du ciel. Naguère, je me tenais au centre d'un vivant
tableau dont Dieu même avait choisi les couleurs et les lumières ; toutes les choses
fredonnaient doucement sa gloire. Soudain, tout se taisait. Quel silence ! [...] j'étais seule.
Seule : pour la première fois je comprenais le sens terrible de ce mot. Seule : sans témoin,
sans interlocuteur, sans secours. Mon souffle dans ma poitrine, mon sang dans mes veines,
et ce remue-ménage dans ma tête, cela n'existait pour personne.69
Angoisse que l'anorexique, que le scrupuleux, évitent, car ils s'anesthésient en
orientant leur attention sur des questions dont nous avons déjà examiné la stérilité. Mais
l'exemple d'Ann Cox,70 et la fin de Madame Gervaisais,71 illustrent bien que l'anesthésie
prétendue apporte sa propre angoisse. Angoisse pour angoisse, Simone de Beauvoir préfère
l'angoisse de vivre sa propre vie, coûte que coûte : perte de Dieu, perte de l'approbation
parentale, perte de tout sens de connexion avec les autres étudiantes, jusqu'avec Zaza.
65
Fell, p. 270D.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (Paris, Gallimard, 1981 [1949]), p. 34C. Cette idée n’est pas loin de
la « pesanteur » de Simone Weil. v. Plant, op. cit., pp. 39-42 ; v. ch. 1 de la présente thèse, p. 22.
67
Simone de Beauvoir, The Second Sex, éd. & trad. H. M. Parshley, (Harmondsworth, Penguin Modern
Classics, 1983), p. 284C : « In fact every existent is at once immanence and transcendence ; when one offers
the existent no aim, or prevents him from attaining any, or robs him of his victory, then his transcendence falls
vainly into the past – that is to say, falls back into immanence. » Cette section du livre, « The Myth of Woman
in Five Authors », pp. 229-292, est absente de l’édition (française) Gallimard, et s’insère entre la Troisième
Partie (« Mythes ») et la Quatrième Partie (« Formation »).
68
V., par ex., Francis & Gontier, p. 142C.
69
jf, p. 191D et sq.
70
V. premier chapitre.
71
V. chapitre deux.
66
183
Devant l'incompréhension du prêtre de Saint-Sulpice à qui, seul, elle avoue ne plus croire,
elle accepte la douleur de son isolation : « Je me résignai à vivre en bannie. »72
Elle dépense donc beaucoup d'énergie à résister aux idées des autres et à garder les
siennes, à l'opposée d'une anorexique, qui dépense beaucoup d'énergie à se forcer à accepter
les idées des autres et à résilier sa propre volonté.
7
Françoise : la revanche des énergies refoulées
Comme nous l’avons remarqué plus haut, quoique Simone de Beauvoir fasse le
choix contraire de celui d'un anorexique, elle ne cesse pas de s'intéresser aux mêmes
domaines de l'esprit humain. Elle insère ces préoccupations dans ses œuvres fictives, car,
comme le rapportent Francis et Gontier, elle est l’un des auteurs les plus autobiographiques
qui soit. De son premier « amour contingent », avec Bost, elle dit « It all happened exactly
as I tell it in She Came to Stay ».73 Les questions d'obéissance, de maîtrise de soi et de
l’autre, de vérité, des apparences, et d'authenticité, pour n’en citer que quelques uns, qui
continuent de l'intéresser, se retrouvent dans ses écrits. Dans L'Invitée, par exemple, la
protagoniste, Françoise, exhibe bien des caractéristiques de « type anorexique ».
s'inquiète beaucoup pour le confort des autres,74
Elle
méprise la sensualité pure, sans
signification,75 et exige d’elle-même la perfection morale dans les plus petits détails (selon
sa propre moralité).76
Tout le long du roman il est question de la mise en marche de la volonté. Le
personnage de Xavière,77 par exemple, marche à plusieurs niveaux symboliques. D'abord,
directement, cette jeune fille paresseuse et égoïste fonctionne comme l’« autre » dont
l’existence menace l’existence de Françoise, qui la prend d’abord sous son aile pour être son
mentor, pour la motiver, pour faire quelque chose d'elle.
Mais les rapports de force
s’altèrent et la jeune fille que le couple tente d’aider, mais qui ne fait aucun effort ellemême, finit par tenir les rênes du pouvoir dans le « couple à trois » qu'ils forment avec
Pierre, comme nous le verrons.
72
jf, p. 194D.
Francis & Gontier, p. 383, Note 9 (May 8, 1984), ce qui est confirmé par Beauvoir: « In La Force de l’âge,
Beauvoir discusses her first novel at length, describing how the real-life trio of Sartre, Olga, and herself was
transposed into fiction and how she placed herself at the heart of her novel in the character of Françoise
(p. 347). » Alison T. Holland, « Identity in Crisis : The Gothic textual space in Beauvoir’s L’Invitée », dans
Modern Language Review, 98:2, April 2003 (pp. 327-34), p. 327.
74
V. L’Invitée, p. 51D: elle s’inquiète pour la santé de Gerbert.
75
L’Invitée, p. 59B.
76
L’Invitée, p. 374D : « Elle-même avait péché par défiance, elle avait tenu rigueur à Pierre de manques
souvent bien légers, elle avait gardé pour elle un tas de pensées qu’elle aurait dû lui livrer et souvent elle avait
moins cherché à le comprendre qu’à le combattre. » Cf. les confessions d’Aurore Dupin (chapitre trois) et des
jeunes filles modèles du XIXe siècle (chapitre quatre), et cf. la définition du scrupule (chapitre deux).
77
Basée, comme on le sait, sur Olga.
73
184
Déjà au premier niveau symbolique, interpersonnel, Beauvoir présente dans
L’Invitée des questions qui ont de l'importance pour toute anorexique : des questions de
volonté et de contrôle : à quel point doit-on se maîtriser, contrôler son désir, s'accorder du
plaisir, et selon quelle mesure ? Des questions aussi de motivation : comment activer sa
capacité à influencer les autres ? Souvent, comme nous l’avons déjà vu au premier chapitre,
une anorexique abdique ses capacités, préférant quitter le jeu plutôt que de faire des efforts
pour avoir une influence sur le monde, sur les gens. Françoise fait des efforts pour activer
Xavière, mais sans grand succès. Xavière fait la grasse matinée, boit beaucoup de thé, et
elle sort le soir avec Françoise et Pierre boire dans des bars. Elle aimerait jouer au théâtre :
Françoise lui trouve une place, elle fait preuve d'un peu de talent mais ne le travaille pas.
Souvent elle ne vient même pas, d'autres fois, elle est timide, d'un trac qui exaspère
Françoise. D'autres fois elle est franchement paresseuse.78 Pendant tout ce temps Françoise
s'active pour elle-même et pour les autres : elle écrit, elle est là pour Pierre quand il est
fatigué, elle se dépense pour essayer de faire quelque chose de Xavière, elle marche
beaucoup. Et cependant, ce gros tas d'immobilité têtue qu’est Xavière paraît posséder le
terrain sauvage du désir de Pierre. Elle est « in » et Françoise est « out ».
Xavière est constituée en menace à l’existence même de Françoise :79 selon Alison
T. Holland, il s’agit d’une « struggle to maintain a sense of self » ;80 après être tombée
malade, « [s]he has no self ; she is no one, she no longer even has a face [...]. »81 Comme
nous l’avons vu au premier chapitre de la présente thèse, le sens de ne pas posséder de
« soi » est très commun chez l’anorexique.82
Il est question dans le roman de rapports très profonds et très subtils entre les gens :
des questions de préférence intentionnelle ou instinctive, d'intentions consciemment
décidées ou qui vont de soi, de désir bien dressé et de désir tout court :
[...] naguère, [...] quand ils s’adressaient à elle [à Françoise], les mots, les sourires de Pierre,
c’était Pierre lui-même ; soudain, ils lui apparaissaient comme des signes ambigus ; Pierre
les avait délibérément produits.83
Pierre ne fait rien qu'il ne devrait pas faire, ne néglige pas Françoise, continue de lui
prêter son attention et l’aime comme avant, mais elle sent qu'il le fait volontairement, qu'il
le fait, tandis que sans faire d'effort il est attiré vers Xavière, il se tourne naturellement vers
78
V. L’Invitée, p. 209A.
V. aussi Holland, « Identity in Crisis », p. 329D : « Françoise realizes that Xavière, constructed in the text as
a demoniacal monster, is a threat, not only to her happiness, but to her very existence. »
80
Holland, « Identity in Crisis », p. 333A.
81
L’Invitée, p. 216C, dans Holland, « Identity in Crisis », p. 333C.
82
V. premier chapitre.
83
L’Invitée, p. 160C; v. aussi p. 166B ; p. 213A : « tout son bonheur reposait sur la libre volonté de Pierre et
c’était précisément sur quoi elle n’avait aucune prise. »
79
185
elle.84 Consciemment, il est vertueux, mais Françoise devient consciente (ou presque) du
fait que ce qu'elle désire posséder de lui, c'est cet espace incontrôlé du désir qui vient avant
qu'il soit question d'intention. Elle le compare même aux tombeaux blanchis bibliques,
c’est-à-dire, aux pharisiens hypocrites.85 Françoise reconnaît enfin qu’elle a été jalouse de
Xavière : « J’ai été jalouse d’elle. Je lui ai pris Gerbert. »86 C’est une émotion qu’elle
s’était refusée, tout comme Beauvoir l’avait fait.87 Mais dans la lutte pour son existence que
mène Françoise contre Xavière, il s’agit bien, au moins en grande partie, d’une lutte pour la
possession de Pierre : car sans lui, Françoise aurait perdu l’interlocuteur à travers qui elle est
habituée à se construire ; perdre Pierre, ce serait se perdre :
Exiled from Pierre one afternoon [...] Françoise understands that her happiness depends on
Pierre’s desiring for himself what Françoise desires for him and that she has no control
whatsoever over what Pierre desires [...]. Françoise is utterly alienated : « Il aurait fallu que
quelqu’un fût là pour dire ; “je suis fatiguée, je suis malheureuse” [...]. »88
Si on descend à un deuxième degré symbolique, Xavière représente la partie
inconsciente de l'âme qu'il faut arriver à mettre en marche afin d’agir, et Françoise serait la
raison : consciente et contrôleuse. Xavière est vue par Françoise et Pierre comme possédant
de grandes facultés, et ils s'évertuent à l'aider à canaliser ces talents, mais elle est paresseuse
et manque de confiance et d'assiduité, n'a pas d'endurance, comme nous l’avons déjà vu.
Quoique Françoise semble celle qui réussit, semble diriger, en fait c'est Xavière qui a le
pouvoir de faire ou ne pas faire. Xavière ne sait pas se contrôler, ne sait pas se diriger, faire
le nécessaire pour avoir un but désiré, mais en faisant exactement ce qu'elle veut au moment
où elle le veut, ce qui le plus souvent est rien,89 elle arrive à avoir le pouvoir de veto. Le
lourd inconscient reptilien90 qu’elle représente, ce paquet de pulsions, de peurs et de désirs
84
V. L’Invitée, p 343 et sq.
Sainte Bible, Mathieu 23 :27 : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! parce que vous
ressemblez à des sépulcres blanchis, qui paraissent beaux au dehors, et qui, au dedans, sont pleins d’ossements
de morts et de toute espèce d’impuretés. ». Cité aussi par Holland, « Identity in Crisis », p. 332D.
86
L’Invitée, p. 499, citée dans Holland, « Identity in Crisis », p.330A.
87
V. Francis & Gontier, p. 156C, mais aussi p. 106; p. 110, pour son manque de jalousie, et sa jalousie avouée.
En ceci il n'est nullement question (officiellement, de toute façon) de rapports physiques : la relation
Françoise/Pierre est libre, comme la relation entre Beauvoir et Sartre : ils ont le droit de coucher avec qui ils
l'entendent, comme le font Françoise et Gerbert, incident qui reflète un incident réel de la vie de Beauvoir :
l’amour physique entre Beauvoir et Jacques-Laurent Bost pendant une randonnée dans les Alpes de HauteProvence (Francis & Gontier, p. 157).
88
L’Invitée, p. 213; p. 216, citée dans Alison T. Holland, « Intimacy and Revenge: language and power in
L’Invitée », dans Alison T. Holland & Louise Renée (éds), Simone de Beauvoir’s Fiction: women and
language (New York, Peter Lang, 2005), p. 44A.
89
V., par ex., L’Invitée, p. 339D.
90
« Le cerveau reptilien - dit aussi cerveau primitif, archaïque et primaire [...]. Au niveau purement
anatomique, il correspond, chez l'être humain, au tronc cérébral [...]. Chez l'homme, ce cerveau serait
responsable de certains comportements primaires comme la haine, la peur, l'hostilité à l'égard de celui qui
n'appartient pas au même groupe d'appartenance que soi, l'instinct de survie, la territorialité, le respect de la
hiérarchie sociale, le besoin de vivre en groupe, la confiance dans un leader [...]. Parfois, lors de situations
stressantes, cette partie de notre cerveau peut prendre le dessus sur notre néo-cortex, ce qui entraîne des
comportements imprévisibles, voire animaux » (de la page « Cerveau triunique » de Wikipédia :
85
186
de repos, a un énorme pouvoir sur le cerveau rationnel, dressé, contrôlé et contrôleur,
organisé, capable de se refuser un plaisir immédiat pour s'en offrir un plus grand plus tard.91
Xavière, c'est comme un enfant de deux ans qui peut arrêter le progrès de sa mère cultivée et
intelligente par un simple refus absolu :
[...] Françoise se sentait douloureusement à la merci de ce coeur passionné et ombrageux,
elle n’existait plus qu’à travers les sentiments capricieux que Xavière lui portait ; cette
sorcière s’était emparé de son image et lui faisait subir à son gré les pires envoûtements. En
ce moment, Françoise était une indésirable, une âme mesquine et desséchée ; il lui fallait
attendre un sourire de Xavière pour retrouver quelque approbation de soi-même.
[...]. c’était une vraie angoisse de dépendre à ce point dans son bonheur et jusque dans
son être même de cette conscience étrangère et rebelle.92
A la fin du roman, Françoise fait face à ce même pouvoir qu'exerce Xavière, et se
trouve aussi impotente que le cerveau, le cœur, les yeux, dans un vieux récit comique
anonyme, dans lequel la vessie s’obstine à ne pas fonctionner jusqu’à ce qu’elle soit
reconnue comme chef par les autres organes, qui doivent reconnaître leur dépendance totale
vis à vis de cet organe ignoble. Tuer Xavière, serait-ce l’équivalent de l’anorexique qui
abandonne ses profondeurs, abdiquant la tentative de réunir profondeurs pulsionnelles et vie
consciente, raisonneuse, qui n’accepte que les régions « supérieures » de son esprit,
amputant ainsi sa puissance la plus profonde, l’« ombre » selon Jung ?93 Françoise ne peut
concurrencer Xavière, car Xavière n'est pas juste ; elle ne considère pas les sentiments des
autres ; elle n'est pas prévisible. Si Françoise joue selon ses propres règles de conduite, elle
est vouée à l'échec, car Xavière ne respecte absolument pas ces règles de jeu. Si elle
s'abaisse jusqu'à adopter les règles de Xavière, elle perd aussi, car elle se sera ainsi
transformée en une personne du type « Xavière », alors la victoire sera à Xavière, même si
Françoise « gagne ».
voulait vaincre.
94
Françoise aura gagné seulement en devenant la personne qu'elle
Françoise, en laissant ouvert le robinet du réchaud à gaz,95 adopte des
moyens primaires pour se délivrer d’une Xavière imbattable par des moyens plus éclairés.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cerveau_triunique, 24 septembre 2007). « Même si cette désignation est
considérée comme obsolète, on retrouve parfois l'expression « cerveau reptilien » inspirée de la théorie du
cerveau triunique développée par Paul Mac Lean en 1970 mais abandonnée depuis. » (De la page
« Archipallium » de Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Cerveau_reptilien, 24 septembre 2007).
91
Le pouvoir primitif de Xavière face à la raison dressée de Françoise fait penser au « something repressed
which recurs » : la définition de Freud du « uncanny », dans son « The Uncanny », dans The Complete
Psychological Works of Sigmund Freud, éd. James Strachey et al., 24 vols, (London, Hogarth, 1953-74), vol.
XVII : An Infantile Neurosis, Wolf Man and Other Works (1955), (pp. 218-52), p. 241, cité par Holland,
« Identity in Crisis », p.328C.
92
L’Invitée, p. 298 et sq.
93
Carl G. Jung, « Approaching the Unconscious », dans Carl G. Jung and others, Man and his Symbols, (New
York, Dell, 1979 [1968]), (pp. 1-94), p. 51, cité par Holland, « Identity in Crisis », p .333D, note 13.
94
Un autre exemple dans les écrits de Beauvoir d’un personnage qui ne gagne qu’en « devenant » l’autre est
Hélène, de Le Sang des autres, qui, suite à ses activités dans la Résistance, « is eventually rewarded [...] in
return for her adoption of what are, after all, Blomart’s values. » E. Fallaize, The Novels of Simone de
Beauvoir (London, [s.éd.]), 1988), p. 57, dans Fell, p. 277A.
95
L’Invitée, p. 503 et sq.
187
Or, Françoise ne veut éliminer la grande force immuable qu'est Xavière que pour rendre à
nouveau possible l'exercice des qualités de la raison, de la lumière. Son paradoxe vient du
fait que la force de la lumière, de l’intelligence raisonnée liée à la bonne volonté, ne peut
gagner contre la force « reptilienne » qu'en adoptant des moyens également primaires,
auquel cas une portion de la lumière en Françoise a été éteinte par sa descente vers la
« reptilienneté ».
Troisième degré de symbole : une application au niveau des populations du
deuxième degré. C'est la guerre : la France démocrate, rationnelle, illuminée, est attaquée
par une puissance « reptilienne » et doit s'en défendre. Mais comment ? Lutter, tuer des
hommes innocents est un comportement primaire. Toutefois, rester pacifiste pour ne pas
finir tout aussi « reptiliens » que les Nazis voudrait dire la conquête nazie de la France,
auquel cas il ne resterait plus de France libre, plus de domaine de l'illumination : la lumière
serait éteinte par les « reptiles ».
Tout comme Françoise doit se servir de tactiques « reptiliennes » pour ne pas être
dévorée par Xavière, les Français luttent de manière « reptilienne » pour combattre une
puissance primaire. Comme les Nazis ne reconnaissent pas les méthodes de résolution de
conflit plus évoluées, donc, face à eux il faut soit reprendre les armes « reptiliennes », soit
accepter l’annihilation. La survie de la France face aux Nazis ressemble à la survie de
Françoise devant Xavière : « Elle [Françoise] répéta : “Elle ou moi.” »96
Aux trois niveaux symboliques, donc, dans ce roman, l’on a préféré la survie à la
perfection morale : d’abord, afin de vaincre, Françoise s’endurcit jusqu’à tuer, ce qui
entraîne un abaissement jusqu’au niveau « reptilien » à la fois dans son âme et dans sa façon
d’agir vis à vis des autres, et les soldats français partent à la guerre « pour tuer des pauvres
gens. »97
Ainsi, les préoccupations typiques chez les anorexiques continuent de se retrouver
dans les écrits de Simone de Beauvoir : toujours est-il qu’au lieu de s’acharner à s’anéantir,
plutôt que de s’abaisser moralement, et ce jusqu’à la mort si nécessaire, et de réprimer sa
force vitale en la concentrant sur un champ d'action stérile et minable, elle dirige sa grande
faculté d'entêtement vers la réalisation de ses propres buts.98
Résultat ? Elle vit une vie
épanouie, à commencer par le succès intellectuel : reçue deuxième derrière Simone Weil
pour sa licence de philosophie, elle est par la suite citée deuxième derrière Jean-Paul Sartre
pour l'agrégation (les professeurs membres du juré ayant trouvé énormément difficile de
96
L’Invitée, p. 503A. V. aussi Holland, « Identity in Crisis »: « It is a fight to the death, literally », p. 331A.
Vian, Boris, « Le déserteur », interprété pour la première fois en 1954.
98
Cf. « La névrose est toujours le succédané d'une souffrance légitime. » Jung, L’Ame et la vie, op. cit.,
p. 328A.
97
188
trancher entre le premier et le second).99 Elle écrit beaucoup de livres, exerce une grande
influence, en faisant entendre sa voix,100
sur le développement de son siècle et non
seulement dans son propre pays, et vit un grand amour extrêmement complexe, tout à fait
idiosyncratique.
Il faut qualifier cette vie épanouie, ce grand amour : car, si Beauvoir est fortement
identifiée à Françoise, Françoise est au bord de cesser d’exister. Si fière de vivre un amour
libre, Françoise, et par extension, Beauvoir, se trouve tout aussi dépendante de « son »
homme qu’une petite bourgeoise. Comme le dit Alison Holland :
[Françoise] willingly invests her identity in Pierre. Yet the warning signs are there ; this
symbiosis is already a source of mild anguish [...]. L’Invitée is the story of Françoise’s
painful separation from him, her realisation that she has lost herself in the unity with Pierre –
she comes to realise, as Toril Moi puts it, that they are one but that Pierre « is the one they
are. »101
Comme notre analyse de L’Invitée démontre, la vie que Beauvoir veut uniquement
transcendante laisse inoccupée toute une masse d’énergies profondes : aurait-elle exprimé
dans sa fiction l’aspect refoulé de sa vie, le non-dit ? Jalousie, meurtre, un retour du refoulé
que nous pouvons représenter comme une fuite dans la fiction de l’irrationnel, à laquelle
Beauvoir s’obstinait à refuser une place dans sa vie consciente et voulue.102
Vie épanouie qualifiée, alors, grand amour exigeant sinon parfaitement satisfaisant :
c’est pourtant une vie riche, et la voix que Beauvoir fait entendre offre du vraiment neuf à
l'existence humaine : c'est-à-dire qu'elle crée réellement. Vie (plutôt) épanouie ne signifie
pas forcément, bien sûr, heureuse : elle n’évite pas, en insistant sur sa manière à elle de
vivre, les luttes et les difficultés, mais sa grande énergie est suffisante pour les affronter.
8
Zaza : l’abdication vertueuse
Nous verrons dans la suite de ce chapitre l'aboutissement bien différent de la vie de
sa meilleure amie Zaza, qui fait un choix différent et dirige ses talents et énergies, pourtant
comparables à celles de Simone, dans un sens bien différent.
Avant d'aborder l'analyse des choix faits par « Zaza Mabille », meilleure amie de
Simone, et d’examiner une réaction toute différente par une autre nature « de type
anorexique » aux mêmes exigences auxquelles Simone faisait face, il faut comprendre que
99
« Georges Davy and Jean Wahl, the two professors on their jury, had discussed at length which of the two
gifted candidates should be ranked first. “For although Sartre demonstrated obvious qualities, great
intelligence, a strong culture be it in some ways sketchy, everyone agreed that she was the true philosopher.” »
Annie Cohen-Solal, Sartre (Paris, Gallimard, 1985), p. 116, dans Francis & Gontier, p. 92B.
100
« Je voulais me faire exister pour les autres en leur communiquant, de la manière la plus directe, le goût de
ma propre vie : j’y ai à peu près réussi. » Simone de Beauvoir, Tout compte fait (Paris, Gallimard nrf, 1972),
p. 513C.
101
Toril Moi, Simone de Beauvoir : The Making of an Intellectual Woman, (Oxford, Blackwell, 1994), p. 108,
cité dans Alison T. Holland, « Intimacy and Revenge », p.44A.
102
Idée que je dois à ma directrice de thèse, le Professeur Raylene L. Ramsay. Conversation personnelle 2006.
189
Beauvoir, en écrivant le premier volume de ses mémoires, structuré, comme nous l’avons
vu, autour de la question de Zaza, ne connaissait pas l'intégralité de l'histoire d'amour entre
Zaza et « Jean Pradelle ».103 Zaza elle-même lui cachait des faits importants qui rendaient
bien plus difficile le mariage que ce qui paraît dans les mémoires de Beauvoir. Mais,
malgré les raisons cachées à Simone, son analyse retient sa validité, et le « personnage »
Zaza demeure un modèle de jeune fille qui persiste à rester rangée, qui refuse de lutter pour
l'être qu'elle aurait voulu devenir, qui accepte trop passivement les exigences de son milieu,
de sa société, de sa famille, et qui ainsi montre les dangers que Beauvoir perçoit pour Toute
Femme, en restant dans le paradigme dessiné pour la Femme par une société patriarcale. Ce
« personnage » Zaza sert également d’avertissement pour la jeune fille en lutte spécifique
pour son être : trop obéir aux exigences qui vont contre sa nature profonde peut non
seulement tuer ses rêves, mais aussi la tuer tout court.
Enfant, Elizabeth « Mabille » ressemble beaucoup à Simone de Beauvoir. Elle est
bonne élève, pleine d'esprit, bien élevée, intelligente, de bonne famille.
Au dire de
Beauvoir, comme nous l'avons déjà vu, elle est encore plus entière, plus individualiste, plus
originale, fait preuve de plus de goût. Enfant, elle est espiègle et superbe ; elle semble
posséder plus d'individualité et d'audace que Simone. Même jeune fille, (elle doit avoir
vingt et un ans : c’est l’époque de l’agrégation de Simone) sa détermination à résister aux
valeurs de la haute bourgeoisie, à celles de ses parents, qui lui avait interdit de trop
poursuivre ses études, reste ferme : « soudain, elle avait compris de façon décisive que
jamais elle n'accepterait cette atrophie du cœur et de l'esprit que son milieu exigeait
d'elle. »104
Mais elle reste quand même croyante, et obéissante : une obéissance qui est
renforcée par sa foi, qui la somme d'obéir à ses parents. Elle se trouve dans une situation
parallèle à celle de Simone au moment où elle [Simone] se rend compte qu'elle [Simone] ne
croit plus à Dieu : car la détermination de Zaza à résister à la nullité de la vie qui lui est
offerte et sa détermination à obéir à ses parents ne sont pas conciliables. A la différence de
Simone en pareille situation, Zaza ne tranche pas, mais reste longtemps dans l’indécision
devant le choix qu'elle aurait dû faire : renoncer à obéir, ou renoncer à vivre heureuse.
Quand ses parents, (tout comme les parents de Simone l'auraient voulu), insistent pour
qu'elle fasse moins d'études, elle accepte ; quand ils la submergent délibérément de travaux
féminins pour qu'elle n'ait pas le temps nécessaire pour poursuivre ses études, pour jouer du
violon (ce pour quoi elle a un vrai talent)105 ni pour trop fréquenter sa grande amie Simone,
103
Maurice Merleau-Ponty. Francis & Gontier, p. 63.
jf, p. 458C.
105
Francis & Gontier, p. 60B.
104
190
elle accepte. Quand ils lui interdisent de se marier avec un jeune étudiant de la Sorbonne,
« Pradelle », elle continue d'abord la liaison par lettre, mais sa conscience la pousse à tout
confesser à sa mère et à accepter l'interdiction de cette dernière. Ses parents refusent ce
jeune homme pour la très bonne raison (selon leur milieu) qu'il est né d'une liaison
irrégulière,106 ce qui mettrait non seulement Zaza, mais aussi ses sœurs et la sœur de
« Pradelle », dans une position sociale difficile, voire, rendrait impossible le mariage
imminent de la sœur de « Pradelle ». Simone, mal informée, croit que c’est en partie parce
qu’il est intellectuel, et en partie parce qu'il ne se montre pas, à leur avis, assez sérieux, car
il ne vient pas leur demander la main de Zaza, et elle fait tout son possible pour qu’il trouve
une solution.107 La pression que Zaza s’inflige en se forçant à étouffer son désir est trop
grande ; elle est en train de tomber dans une véritable folie, 108 et elle finit par tomber
sérieusement malade.
Pendant les trois jours que dure sa fièvre les deux familles se
rencontrent et se réconcilient. Après les explications, les parents de Zaza sont même prêts à
accepter ce mariage, car certains de leurs prévenances ont été niées, et malgré d'autres
difficultés, parmi lesquelles la naissance irrégulière de « Pradelle », ils ne veulent plus que
le bonheur de leur fille, et sa maladie qui suit une période de tension nerveuse insupportable
leur souligne combien cet amour est important pour Zaza. Malheureusement, il est trop
tard, et Zaza meurt.109
Il faut comprendre que l'obéissance excessive de Zaza n'est ni faiblesse, ni apathie,
mais un choix consciemment fait, motivé d'un côté par sa foi catholique, qu'elle vit de
manière sincère et exigeante, et de l'autre côté par l'amour qu'elle porte à sa mère, de même
qu'un empressement de se plier, voire, de se contorsionner, plutôt que de risquer de la
blesser ou de la contrarier. En ceci elle rappelle parfaitement bon nombre des anorexiques
cités au premier chapitre, surtout Mabel, qui a demandé à repartir à la même colonie de
vacances en France qui l'avait rendue si malheureuse, et Una, qui s'est appliquée à
manifester un faux enthousiasme pour son cadeau d'anniversaire, les deux pour protéger leur
mère.110 C'est une version de la définition de la déprime donnée par Alice Miller dans son
livre The Drama of the Gifted Child : l'incapacité de s'exprimer, de communiquer son
véritable soi.111 Ainsi ses rapports avec autrui ne sont pas authentiques : en réalité, en
106
Francis & Gontier, p. 86 et sq.
V. jf, p. 496.
108
Francis & Gontier, pp. 86-88, pour le récit complet de la situation compliquée de Maurice Merleau-Ponty
(« Pradelle »). Beauvoir ne le saura qu’après l’édition d’Une jeune fille rangée.
109
jf, p.502.
110
V. premier chapitre.
111
« depression can be understood as a sign of the loss of the self and consists of a denial of one’s own
emotional reactions and feelings. » Alice Miller, The Drama of the Gifted Child: the search for the true self,
(orig. Prisoners of Childhood / Das Drama des begabten Kindes [1979]), trad. Ruth Ward, (New York, Basic
Books, 1981), p. 45D.
107
191
refusant de s'opposer à cette mère qu'elle aime tant, Zaza lui refuse un rapport intime avec la
personne qu'elle est, lui réservant seulement le reflet de ce que sa mère voudrait qu'elle soit.
La sincérité de sa foi se voit dans son refus de mépriser ou d'éviter Simone une fois
que son athéisme n'est plus un secret : elle ne s'abandonne pas à un complexe de supériorité
à l'encontre de Simone, « comme de vraie croyante sur l'infidèle » ;112 elle reconnaît que la
foi n'enlève ni la difficulté ni la confusion à la vie, et elle a confiance : elle croit que
« lorsqu'ils [les incroyants] sont sincères et assoiffés de vérité, cette vérité un jour ou l'autre
se découvrira à eux [...]. »113
Sa foi n'est pas non plus bêtement rigide : elle est confrontée à une crise religieuse
soulevée par la disparité entre la foi de son enfance et ses nouvelles idées intellectuelles,
crise dont elle se sort grâce à Claudel,114 et elle s'interroge sur cette même obéissance filiale
qu'elle croit devoir à sa mère et qui va à l'encontre de ses inclinations :
Sans doute son devoir de chrétienne était-il de se soumettre à sa mère, mais, lisant un livre
sur Port-Royal, elle avait été frappée par un mot de Nicole, suggérant que l'obéissance aussi
peut être un piège du démon. En acceptant de se diminuer, de s'abêtir, ne contrariait-elle
pas la volonté de Dieu ? [c'est nous qui soulignons] Elle craignait de pécher par orgueil, si
elle se fiait à son propre jugement, et par lâcheté si elle cédait aux pressions extérieures. 115
Ce n'est pas seulement au moment de son amour contrarié pour Pradelle que Zaza
lutte contre ses désirs et se force à obéir : vers l'âge de dix-sept ans, après une séparation
forcée, elle se prépare à lutter dans l’intention d'épouser son cousin André, qu'elle aime
depuis l'âge de quinze ans, et elle explique son dilemme vis-à-vis de sa mère à Simone : « Je
l'aime tellement, voyez-vous, que cela m'est plus dur que tout de lui causer toute cette peine
que je lui cause et d'aller contre sa volonté. »116 De manière plus générale, les efforts
prodigués par Madame Mabille pour la protéger des dangers de la vie intellectuelle, et pour
veiller à ce que Zaza reste une jeune fille bien née, et remplisse toutes les fonctions exigées
par sa condition, immergent Zaza dans une lutte intérieure constante contre elle-même où
elle s'impose d'aller contre sa volonté pour se fourvoyer en des passe-temps oisifs ou
domestiques mineurs.
Musicienne très douée,117 étudiante extraordinairement brillante
également (elle réussit du premier coup, et sans y consacrer beaucoup de temps, son
certificat de philologie : rare exploit, selon Beauvoir),118
elle a, dans ses moments
d'optimisme, toutes sortes de projets qui l'enthousiasment, comme à son retour de Berlin, où
112
jf, p. 351D.
jf, p. 351C.
114
jf, p. 351.
115
jf, p. 383D et sq.
116
jf, p. 346C.
117
« She [Zaza] was extremely gifted, particularly in music, and might have had a career as a soloist had her
mother not been opposed to the idea. » Francis & Gontier, p. 60B.
118
jf, p. 383B.
113
192
elle a connu une indépendance complète, mais ces projets sont constamment sabotés par sa
mère, déterminée à la circonscrire dans le domaine approuvé. A Berlin, elle montre ses
propres goûts :
Elle suivait des cours à l'Université, elle allait au concert, au théâtre, dans les musées, elle
s'était liée avec des étudiants, et avec un ami de Stépha [...].119
Avoir la liberté de suivre son inclination pendant un petit moment lui fait du bien. La voici
au retour de Berlin :
[...] elle [Zaza] me décrivit Berlin, l'Opéra, les concerts, les musées. Elle avait engraissé et
pris des couleurs : Stépha et Pradelle furent frappés comme moi par sa métamorphose. [...]
elle m'assura gaiement qu'elle avait fait peau neuve. Non seulement beaucoup de ses idées
avaient changées, mais au lieu de méditer sur la mort et d'aspirer au cloître, elle débordait de
vitalité.120
D'autres remarquent la différence que Berlin a opérée sur elle, et la différence entre elle et
son milieu à Paris : Hans Miller la trouve, à son arrivée à Berlin, extrêmement
« gourmée »,121 mais pendant une visite à Paris :
[...] il sortit avec Stépha et lui dit que depuis son arrivée [Zaza] s'était transformée ;
froidement accueilli par les Mabille, il s'étonna de l'abîme qui séparait Zaza du reste de sa
famille.122
Zaza elle-même en est pleinement consciente, et s'inquiète de se retrouver engloutie par son
milieu en rentrant :
Le très respectable formalisme dont vivent la plupart des gens de « notre milieu » m'est
devenu insupportable, d'autant plus insupportable que je me rappelle l'époque pas bien
lointaine où sans le savoir j'en étais encore pénétrée et que je crains en rentrant dans le cadre
d'en reprendre l'esprit.»123
Hélas, ce milieu l'absorbe dès son retour, et il est attendu d'elle, jeune femme si douée et si
réceptive à une variété de sujets nobles : musique, théâtre, langues étrangères, littérature,
qu'elle passe son temps à faire de la pâtisserie, jouer au tennis, faire et recevoir des visites
interminables et sans intérêt, se rendre aux Halles à six heures du matin avec sa mère et ses
sœurs pour acheter des légumes à bon prix, et courir les magasins pour choisir un tissu pour
une de ses sœurs :
Quand une des petites Mabille avaient besoin d'une toilette neuve, Zaza devait explorer une
dizaine de magasins ; de chacun elle rapportait une liasse d'échantillons que Mme Mabille
119
jf, p. 422A.
jf, p. 425B.
121
jf, p. 422A.
122
jf, p. 423D.
123
jf, p. 424.
120
193
comparait, en tenant compte de la qualité du tissu et de son prix ; après une longue
délibération, Zaza retournait acheter l'étoffe choisie. 124
C'est ce genre de corvée qui l'empêche de mener à bien ses propres projets :
Pour l'instant [à son retour de Berlin], elle se disposait à travailler sérieusement son violon, à
beaucoup lire, à se cultiver ; elle comptait entreprendre la traduction d'un roman de Stefan
Zweig.125
Or, Zaza ne manque ni de volonté, ni de force : elle a eu le courage de se fendre le
pied en se donnant « un bon coup de hache »,126 afin d'éviter une excursion en groupe. Cet
incident montre bien à la fois combien cette possibilité pour elle d'avoir une vie intérieure
est importante et combien sa faculté de résistance est forte : si, plus tard, elle ne résiste pas,
ce n'est donc pas par pauvreté d'esprit, comme nous le voyons dans cette lettre de Zaza à
Simone :
« [...] j'avais un tel besoin de solitude que je me suis donné un bon coup de hache sur le pied
pour échapper à cette expédition. J'en ai eu pour huit jours de chaise longue et de phrases
apitoyées, mais j'ai eu du moins un peu de solitude, et le droit de ne pas parler et de ne pas
m'amuser. » Je savais comme on peut désespérément aspirer à la solitude et au « droit de ne
pas parler ». Mais je n'aurais jamais eu le courage de me fendre le pied. Non, Zaza n'était ni
tiède, ni résignée [...].127
A l'autre extrémité de la gamme sur laquelle repose cet acte de violence qui lui permet
d'exercer sa volonté, elle a survécu à un désir de s’engourdir, de s'endormir à jamais,
écartelée qu'elle était entre la répugnance qu'elle éprouvait en son être profond pour la vie
qu'elle devait mener et le refus de contrarier sa mère qu'elle s'impose elle-même :
Le destin qu'elle redoutait se rapprochait et probablement ne se sentait-elle la force ni de lui
résister, ni de s'y résigner :128 alors elle aspirait à l'insouciance du sommeil. 129
Comme elle le dit un jour à Simone : « Tout ce que je désirerais, c'est de m'endormir pour
ne jamais me réveiller ».130 Zaza guérit, cependant, de ce moment de recherche du néant,
sans toutefois avoir résolu son débat intérieur. Elle reste déterminée à ne pas désobéir à sa
mère, et ne veut réellement pas la contrarier, s'opposer à elle :
[Mme « Mabille »] [...] avait toujours manifesté à sa cadette une tendresse particulière, et
celle-ci s'était prise à ses sourires : l'amour autant que le respect paralysait ses révoltes. 131
Son conflit s’aiguise :
124
jf, p. 383C.
jf, p. 425D.
126
jf, p. 350B.
127
jf, p. 350B.
128
C'est nous qui soulignons.
129
jf, p. 255B.
130
jf, p. 254D.
131
jf, p. 388D et sq. Cf. premier chapitre.
125
194
Zaza avait pour sa mère la même dévotion qu'autrefois, et elle ne supportait pas de lui faire
de la peine. « Pourtant, il y a des choses auxquelles je ne veux pas renoncer ! » me dit-elle
d'une voix angoissée. Elle redoutait, dans l'avenir, de plus graves conflits. [...] on songerait
à marier Zaza. « Je ne me laisserai pas faire, me disait-elle. Mais je serai obligée de me
disputer avec maman ! »132
Il faut, soit dit en passant, signaler que ce qui aujourd'hui nous parait être une
considération excessive à l'égard des sentiments de sa mère, était à l'époque monnaie
courante. Les exigences d'obéissance imposées aux jeunes filles du milieu de Zaza étaient
extrêmes, et le culte de l'obéissance comme vertu, ainsi que le culte de la mère, se voient
dans la vie de bien d'autres jeunes filles de l'époque, comme au
e
XIX
siècle, dont les valeurs
perdurent dans la haute bourgeoisie jusqu'à l'époque de Simone et Zaza.
Les cas de
conscience de Geneviève, une jeune fille très « comme il faut » qui partage la chambre de
Zaza et Simone à Laubardon un été, renforcent notre compréhension que l'état morbide de
Zaza vis-à-vis de sa mère n'était pas du tout chose rare :
Dès que Geneviève me croyait assoupie, elle entraînait Zaza dans de longues conversations.
Elle se demandait si elle était assez gentille avec sa mère ; elle avait parfois contre elle des
mouvements d'impatience : était-ce très mal ?133
Il était normal que la mère lise la correspondance de sa fille, et le fait que Simone et sa sœur
Poulette aient réussi à persuader leur mère d'arrêter cette pratique montre non seulement la
difficulté de l'entreprise, vu l'importance et le pouvoir de la mère dans la vie de la jeune fille
de l'époque, Simone de Beauvoir étant l'exception et Zaza la norme en comportement filial,
mais aussi que ces révoltes étaient possibles, quoique difficiles. Simone enfant aimait sa
mère avec au moins autant de dévotion que Zaza aimait la sienne :134
insister sur
l'obéissance inconditionnelle et le refoulement de ses désirs les plus enfouis est un choix que
Zaza a fait, tandis que Simone a fait le choix contraire :
« C'est bête », me dit-elle [Poulette, la sœur de Simone] un soir d'un air confus, « mais ça
m'est désagréable que maman ouvre les lettres que je reçois : je n'ai plus de plaisir à les
lire. » Je lui dis que moi aussi, ça me gênait. Nous nous exhortâmes au courage : après tout,
nous avions dix-sept et dix-neuf ans ; nous priâmes notre mère de ne plus censurer notre
correspondance. Elle répondit qu'elle avait le devoir de veiller sur nos âmes, mais finalement
elle céda. C'était une importante victoire.135
Simone a pris la décision de préférer sa manière de vivre, et tente de vivre ainsi
autant que possible, quitte à entrer en conflit avec sa mère, comme pour les lettres, ou à lui
déplaire, comme au salon devant les invités, ou à lui cacher certaines choses, comme son
athéisme. Comme Zaza prend la décision inverse, la voilà en lutte constante contre ellemême, car elle détourne sa très grande volonté pour l’aider à supporter une vie qu'elle
132
jf, p. 307B.
jf, p. 357B.
134
V., p. ex., jf, p. 43C ; p. 55B.
135
jf, p.347D et sq.
133
195
déteste, au lieu de l'utiliser en luttant pour avoir une vie qu'elle désire. Et voilà que la
direction de sa vie et de son être profond est sabotée par sa mère, par son milieu, car elle est
tellement surmenée par les taches mondaines et domestiques que le seul moment de la
journée qui lui appartient est la nuit. Elle refuse de manquer à ce qu'elle voit comme son
devoir, mais elle ne peut pas vivre uniquement de cela, et l'effort d'ajouter, en supplément à
sa vie de jeune fille rangée, les choses qu'elle considère importantes fait qu'elle devient
dangereusement épuisée :
Mais je suis surtout fatiguée d'avoir été obligée de continuer, malgré une intense vie
intérieure et un immense besoin de solitude, les promenades aux environs, les tennis, les
goûters, les distractions. Le courrier est le seul moment important de la journée[...].136
et encore :
[...] ayant Bébelle dans ma chambre, je n'étais pas seule une minute. J'étais si incapable de
supporter sur moi le regard de quelqu'un pendant que j'écrivais certaines lettres que j'ai dû,
pour le faire, attendre qu'elle fût endormie et me relever de deux à cinq ou six heures. 137
La détermination de Zaza de ne pas « se laisser [...] abrutir par le traintrain
quotidien »138 une fois terminées les études autorisées par ses parents, n'est égalée que par
sa détermination de ne pas faire de mal à sa mère, comme nous venons de le voir, ce qui
entraîne un surmenage inquiétant pour Zaza. Simone est frustrée par la noblesse d'âme de
Zaza, qui semble concevoir le point de vue de chacun, mais personne ne la comprend, elle,
et c'est elle qui commence à dépérir. Simone est interdite de séjour à la maison des Mabille,
ne reçoit que quelques lettres et ne fait qu'une rencontre pour juger de l'état de son amie :
sans doute le véritable état de cette dernière est-il bien pire qu'elle n'ose l'imaginer quand
elle écrit :
Et Zaza ? lui demandai-je quand il [« Pradelle »] rentra à Paris, fin septembre. Ne réalisait-il
pas qu'elle s'épuisait dans ces luttes ? [...].
Zaza me parut très abattue ; elle avait maigri et perdu ses couleurs ; elle avait de
fréquents maux de tête. [...]. Elle comprenait ma colère, elle comprenait les scrupules de
Pradelle, et la prudence de Mme Mabille ; elle comprenait tous ces gens qui ne se
comprenaient pas entre eux et dont les malentendus retombaient sur elle. 139
Tout comme une anorexique, Zaza accepte n'importe quelle souffrance pour ellemême ; pour le bonheur de partager l’amour avec « Pradelle » elle est prête à tout : « Et
serait-ce le payer trop cher que de souffrir pour ce bien précieux n'importe quoi, tout ce qui
136
jf, p. 489D et sq.
jf, p. 493C et sq.
138
jf, p. 390D.
139
jf, p. 497B.
137
196
sera nécessaire, et pendant tout le temps qu'il faudra ? »140 mais ne supporte pas l'idée qu'on
souffre à cause d'elle. Devant la séparation imposée par sa mère, par exemple :
Je m'y résigne pour moi, mais pour lui [« Pradelle »] cela m'est beaucoup plus difficile.
L'idée qu'il peut souffrir à cause de moi me révolte ; la souffrance, j'y suis depuis longtemps
habituée et je la trouve pour moi presque naturelle. 141 Mais l'accepter pour lui qui ne l'a
aucunement méritée, [...] ah ! que c'est amer !142
Il ne semble pas lui venir à l'esprit que, selon les mêmes écritures auxquelles elle
croit, ce Dieu auquel elle prétend obéir doit l'aimer, elle, tout autant qu'Il aime « Pradelle, »
et qu'en acceptant la souffrance pour elle-même, elle meurtrit une partie de cette Création de
Dieu, tout autant qu'elle le ferait si elle faisait souffrir autrui.143
Tout comme le vocabulaire usité dans Madame Gervaisais abonde en mots utilisés
de manière obsessive par les anorexiques, ainsi qu’en termes décrivant les anorexiques,144
une lettre que Zaza écrit à Simone peu avant la fin de sa vie, quand sa volonté est proche de
la cassure à force de tension continuelle, contient une énorme concentration de mots clefs de
l'anorexie.
Dans une lettre de deux pages et demie, nous trouvons six allusions au
renoncement ou à la résignation (« renoncer », « Je m'y résigne », « supporter »,
« renoncer », « accepter », « sans murmurer »), cinq mentions de la souffrance personnelle
(« souffrir », « souffrance », « croire à la valeur de la souffrance », « porter avec le Christ la
Croix », « souffrir […] n'importe quoi, tout ce qui sera nécessaire, et pendant tout le temps
qu'il faudra »), deux mentions de l'obligation (« exige », « obligée »), deux mentions du
rétrécissement (« rétrécit », « amoindri »), quatre mentions d'une sensibilité morale ou sens
de culpabilité (« scrupules », « l'idée qu'il peut souffrir à cause de moi », « méritée »,
« honte »), et une mention chacun de l'essentiel (« l'essentiel »), d’un équivalent de la voix
140
jf, p. 493A.
Il n’est pas surprenant que Zaza, jeune fille, trouve « naturel » de souffrir : sa vie se déroule sur un fond de
souffrance presque idolâtrée, selon la doctrine catholique de « la souffrance expiatoire » ou « vicaire », (« The
Catholic doctrine of “vicarious suffering”, or “mystical substitution” », Richard D.E. Burton, p. xviC. Cette
doctrine s’appliquait en réalité surtout aux femmes. Cf. la discussion de Burton sur la souffrance expiatoire
féminine : « The whole of the universe, from Christ and his Mother, through the communion of saints and
down to the humblest of sufferers, becomes a kind of spiritual exchange and mart in which the blood and tears
of the unhappy few are the coin in which the sins and demerits of the happy hordes of degenerate humanity are
“paid for” and “redeemed”. God’s anger is “bought off” by the sufferings of his substitutes, be they Christ, his
Mother, or a peasant girl in the Alps [...] » (Burton, p. 16D). « By suffering with and suffering for afflicted
monarchy, Church, and nation, individual Catholics, women, as effectively as and perhaps more effectively
than men, could participate in their joint redemption. Women were attracted to the doctrine of vicarious
suffering because it not only gave meaning and value to the pains and tribulations of their daily lives but also
empowered them through the voluntary espousal of their powerlessness. » (Burton, p.xviiB). V. aussi p. xviiD
et sq., p. xiB.
142
jf, p. 491D et sq.
143
V., par ex., « Ne vend-on pas deux passereaux pour un sou ? Cependant, il n’en tombe pas un à terre sans
la volonté de votre Père. Et même les cheveux de votre tête sont tous comptés. Ne craignez donc point : vous
valez plus que beaucoup de passereaux. » (Sainte Bible, Matthieu, 10: 29-31); « C’est toi qui as formé mes
reins, Qui m’as tissé dans le sein de ma mère. » (Sainte Bible, Psaume 139 :13); « C’est toi qui m’as fait sortir
du sein maternel » (Sainte Bible, Psaume 71:6).
144
V. chapitre deux.
141
197
intérieure
des
anorexiques
(« les
plus
cruelles
pensées »),
et
de
la
volonté
(« volontairement »).145 Cette concentration du vocabulaire tiré du « lexique de l'anorexie »
renforce notre opinion que Zaza partage les tendances et les souffrances de l'anorexique, et
que, comme elles, ses souffrances extrêmes sont à la fin stériles : car son refus de faire
souffrir sa mère, son fiancé, sa sœur, et la mère et sœur de son fiancé, l'a finalement amenée
à sa mort, ce qui, bien sûr, a fait énormément souffrir toutes ces personnes qu'elle chérissait.
Comme nous l’avons vu au premier chapitre, l’anorexie peut souvent être une
rébellion de substitution, là où une jeune fille n’arrive pas à se rebeller pour de bon. De
façon semblable, Zaza transfère sa rébellion sur un livre que sa famille avait mis à l’indexe.
La dernière fois que Simone la voit avant sa mort, lorsqu’elle n'arrive pas à contrarier sa
famille, son milieu, pour épouser l'homme qu'elle aime, au moment où elle est la plus
écrasée par les exigences de sa famille et de son milieu, elle affiche un optimisme et une
acceptation de ces exigences, tout en appréciant pour la première fois un auteur que sa
famille condamne !
[...] jamais elle n'avait eu une telle soif de lecture. Elle venait de redécouvrir Stendhal avec
admiration. Sa famille le haïssait si catégoriquement qu'elle n'avait pas réussi jusqu'alors à
surmonter tout à fait cette prévention ; mais en le relisant ces jours derniers, elle l'avait enfin
compris, et aimé sans réticence.146
Zaza meurt essentiellement d'une incapacité de s'expliquer suffisamment
vigoureusement avec ses parents, par un excès du sens de l'obligation filiale. Ses parents,
quoique bornés, selon Simone, ne voulaient rien d'autre que le bonheur de leur fille. Ils
croyaient, primo, que Pradelle n'était pas convenable à cause de sa naissance hors de
mariage, et de son association avec la bande de Simone de Beauvoir, secundo, qu'il n'était
pas sérieux, car il ne venait pas leur demander la main de Zaza, et tertio, que Zaza ne tenait
pas tant que cela à lui, car elle acceptait relativement facilement leur interdit.
La réponse de Simone à ce qu'elle voit comme un excès de prévention pour les
sentiments de la mère de « Pradelle », que nous avons déjà vu ci-dessus, se révèle aprèscoup être prophétique : « Et Zaza ? lui demandai-je [...]. Ne réalisait-il pas qu'elle s'épuisait
dans ces luttes ? »147
Si Zaza n'avait pas caché les travaux spirituels nécessaires pour qu'elle arrive à obéir,
ses parents auraient peut-être cédé plus vite, car, devant la sévérité de sa fièvre, les deux
familles se réconcilient bien vite, et le mariage est accepté.148 Mais Zaza poussait son
145
jf, p. 491-493.
jf, p. 501A.
147
jf, p. 496D.
148
« Mme Mabille la mit au lit et appela le médecin ; elle s’expliqua avec Pradelle : elle ne voulait pas le
malheur de sa fille, elle ne s’opposait pas à ce mariage. Mme Pradelle ne s’y opposait pas non plus : elle ne
146
198
dévouement religieux non seulement à ne pas lutter contre le gré de ses parents, mais aussi à
ne pas leur montrer le degré de son chagrin en se forçant malgré beaucoup de douleur à
accepter leur réponse. Au lieu d'exprimer son chagrin, d'avoir une explication claire avec
ses parents, de leur montrer à quel point ce mariage avec Pradelle lui était important, ce
travail s'est retourné contre elle, en son for intérieur, et l'énergie, la difficulté, le malheur de
devoir s'opposer à ses parents, les efforts nécessaires pour trouver les mots justes, pour qu'ils
comprennent sa position, tout cet effort et toute cette énergie se sont retournés à l'encontre
de son être et ont lutté contre elle. Elle possédait une grande énergie et était capable d'un
aussi grand désir. Quel malheur que cette énergie ne se soit pas dirigée vers son but réel.
Ah ! renoncer volontairement à recevoir des pages comme celles d'hier, [d’une lettre de
« Pradelle »] que c'est dur, Simone. Il faut vraiment croire à la valeur de la souffrance et
désirer porter avec le Christ la Croix pour accepter cela sans murmurer, je n'en serais pas
naturellement capable.149
9
Laurence : garder intacte la belle image ?
Cette histoire de Zaza pénètre sans doute un autre récit de Beauvoir qui raconte une
fille qui accepte sans protestation un sort qui ne lui plaît pas : l'épisode des Belles Images150
où Laurence devient anorexique pendant plusieurs jours jusqu'au moment où elle exprime
son opposition aux projets de son mari pour leur fille.
Laurence est anxieuse quand sa fille, Catherine, âgée de dix ans, se lie d'amitié avec
Brigitte, camarade de classe un peu plus âgée, plus mûre, et juive, et que, par conséquent,
Catherine commence à être exposée à des aspects tragiques de la vie que sa famille lui avait
toujours cachés : l’existence des enfants faméliques, par exemple, et les horreurs nazies.
Catherine pleure la nuit, peut-être à cause de ces nouvelles informations. Après un temps,
elle est invitée à partir en vacances avec Brigitte, et l'invitation est acceptée.
La
psychologue consultée en raison des troubles de Catherine pense que l'amitié de Brigitte est
déséquilibrante pour Catherine et qu'elle doit prendre fin, et il est donc décidé par le père et
approuvé par le reste de la famille, que les vacances seront annulées. Laurence sent que
l'ouverture à la vie et la possibilité de vivre pleinement, de faire l'expérience de la vraie vie,
y compris de ses douleurs, serait bénéfique pour sa fille, au lieu de la garder intacte comme
les belles images du titre du roman. Ne l'exposer qu'à de belles images, et lui refuser cette
amitié ainsi que ce voyage pour la protéger serait lui occulter un aspect primordial de la vie
et réprimer le développement d’une partie de son être profond. Laurence sent tout cela
intuitivement, mais ne le dit pas, et en devient anorexique. Quand Laurence commence à
voulait le malheur de personne. Tout allait s’arranger. Mais Zaza avait quarante de fièvre et délirait. » jf,
p. 502B.
149
jf, p. 492D.
150
V. aussi Francis & Gontier, p. 86C: « Zaza inspired a series of characters, all of them called Anne. »
199
retrouver ses forces et à résister aux projets de priver sa fille de son amie, son mari objecte :
« Ecoute, puisque Catherine accepte de partir avec nous sans faire de drame, n’en fais pas
non plus. »151 Tout comme chez les parents de Zaza, sans doute, l'absence d'agitation
apparente chez Catherine fait croire, du moins à son père, qu'elle ne tient pas tant que cela à
son amie.
Laurence est plus lucide, elle voit que l'enfant est triste,152
trouve
invraisemblable qu'un cheval puisse remplacer son amie,153 comprend l'importance du
contact humain réel : « Si j’avais une amie, je lui parlerais au lieu de rester prostrée. »154
Catherine dit qu'elle aurait préféré les vacances chez Brigitte au voyage à Rome
qu'on lui propose à sa place, et elle est triste (« Elle a le cœur gros »),155 mais elle ne résiste
toujours pas. Malgré son opposition aux idées de la psychologue et de sa famille, Laurence
se résigne à accepter la décision prise. Mais cette acceptation contre sa volonté provoque
une résistance inconsciente : elle n'a pas d'appétit, et quand elle se force à manger, elle
vomit :
Laurence s’est obligée à manger, mais c’est alors qu’elle a eu le premier spasme. Elle se
savait vaincue. On n’a pas raison contre tout le monde, elle n’a jamais été assez arrogante
pour penser ça. (Il y a eu Galilée, Pasteur, et d’autres que nous citait Mlle Houchet. Mais je
ne me prends pas pour Galilée.) Donc à Pâques – elle sera guérie, bien sûr, c’est l’affaire de
quelques jours, on se dégoûte de manger pendant quelques jours et forcément ça finit par se
tasser – ils emmèneront Catherine à Rome. L’estomac de Laurence se crispe. Elle ne pourra
peut-être pas manger avant longtemps.156
Sans savoir réellement ce que sa fille manquera si elle n'a plus cette amie, et par
extrapolation si elle n'a pas la permission de faire face à la vie entière, Laurence trouve tout
de même la force d'insister pour que Catherine ait sa chance. Elle crie à son mari :
« Non » ; elle a crié tout haut. Pas Catherine. Je ne permettrai pas qu’on lui fasse ce qu’on
m’a fait. [...]. au contraire lui ouvrir les yeux tout de suite et peut-être un rayon de lumière
filtrera jusqu’à elle, peut-être elle s’en sortira [...] De quoi ? De cette nuit. De l’ignorance,
de l’indifférence.157
Elle continue sa tirade :
Je ne me calmerai pas. Je ne veux pas de médecin. C’est vous qui me rendez malade, et je
me guérirai toute seule parce que je ne vous céderai pas.158 Sur Catherine je ne céderai pas.
Moi, c’est foutu, [...]. Mais elle, on ne la mutilera pas. Je ne veux pas qu’on la prive de son
151
Simone de Beauvoir, Les Belles Images (Paris, Gallimard, folio, 1966), (ci-après « Belles Images »),
p. 175A.
152
Belles Images, p. 173A.
153
Belles Images, p. 172D.
154
Belles Images, p. 172C.
155
Belles Images, p. 173A.
156
Belles Images, p.175B.
157
Belles Images, p. 180D et sq.
158
C’est nous qui soulignons.
200
amie ; je veux qu’elle passe ses vacances chez Brigitte.
psychologue.159
Et elle ne verra plus cette
Ce n'est qu'alors, après avoir parlé, s'être exprimée d'une manière vraie et directe, qu'elle
peut désormais manger. Elle était bloquée, ce n'était pas « exprès » qu'elle ne mangeait pas,
en fait plusieurs fois elle s'était forcée à manger et avait ensuite vomi.
Elle est déterminée : « ils » ne feront pas « ça » à sa fille comme on le lui a fait à
elle. Elle veut que sa fille vive la vraie vie, qu'elle ne soit pas entourée de faux semblants
comme elle l'est, avec un mari et des amis du cercle des publicitaires. Et la réponse de son
mari ? Vraisemblablement la réponse qu'auraient eue les parents de Zaza si elle avait jamais
hurlé son désespoir de ne pas pouvoir se marier avec « Pradelle », vu leur comportement
quand elle était sérieusement malade et qu'ils se rendaient compte à quel point il était
important à ses yeux : « - Pourquoi ne m’as-tu pas dit tout ça avant ? Ce n’était pas la peine
de te rendre malade. »160
Laurence devient consciemment déterminée, après cet épisode d'anorexie, à œuvrer
pour qu’on ne « cloue pas les paupières »161 de sa fille, à ne plus gaspiller son énergie vitale
en une protestation muette et incomprise, mais au contraire à faire compter sa propre voix,
que toutes les autres voix soient contre elle ou pas, ce pour quoi elle n'avait pas eu le
courage en premier lieu, et c'est grâce à son anorexie qu'elle a trouvé la force de son
opposition.
10
Conclusion du chapitre
Tout comme les jeunes filles du premier chapitre, l’anorexie de Laurence était une
rébellion compensatoire, lorsque son conscient refusait de faire l'effort de se rebeller. Après
tout, tout le monde croyait le contraire de ce qu'elle croyait, et les persuader risquait d'être
difficile. Elle risquait l'incompréhension, d'être ridiculisée, de ne pas réussir, de blesser son
mari en s'opposant à lui.162 Et comme elle n'osait pas s'exprimer et acceptait trop facilement
les avis et les directives des autres, tout comme un enfant impotent, les énergies dont elle
disposait inconsciemment ont pris le relais et l'ont guidée vers un autre chemin.
Les Belles Images, tout comme L’Invitée et les Mémoires d’une jeune fille rangée,
soulignent l'importance que ces « questions anorexiques » ont pour Simone de Beauvoir :
contrôler, s'exprimer, obéir ou non, canaliser son énergie ou la retourner contre soi en une
protestation muette. Ce sont des questions qui étaient importantes pour Simone et pour
Zaza pendant l’enfance et l’adolescence, comme nous l'avons vu, et qui continuent d'être
159
Belles Images, p. 181C.
Belles Images, p. 182B.
161
Belles Images, p. 180D.
162
Comme elle lui dit : « Moi non plus je n’aime pas te contrarier. » Belles Images, p. 183B.
160
201
importantes pour Beauvoir, puisque centrales dans ses œuvres de fiction, comme dans sa
construction de ses souvenirs d'enfance et de ses luttes d’adolescence. En regardant la vie
de Beauvoir, nous pouvons imaginer ce qu'aurait pu être la vie de Zaza, de même que la vie
de tant de jeunes filles éteintes ou dont les ardeurs ont été calmées par l'anorexie et par des
comportements de « type anorexique ». Comme le garçon téméraire du poème cité en tête
de chapitre, Zaza est tombée du faîte d’un toit ; Simone y est resté et a passé toute une vie
très mouvementée à y garder son équilibre.
202
CONCLUSION
[...] my soul, whose child love is,
Takes limbs of flesh, and else could nothing do1
Nous avons commencé cette étude intrigués par une ressemblance apparente entre
les anorexiques modernes et George Sand adolescente, vue à travers son autobiographie.
Après l’étude d’une variété de textes éclos dans les régions complexes entre autobiographie
et fiction, de construction de soi et construction de texte, notre curiosité se trouve assouvie :
car nous avons effectivement trouvé que l’anorexie mentale moderne, d’une part, et le
scrupule (ou maladie des scrupules) dont souffrait la jeune George Sand en puissance, de
l’autre, partagent une base commune de caractéristiques, tendances et préoccupations. Pour
nous servir d’une métaphore assez à propos, ces deux conditions partagent un même
schéma squelettique, qui est ensuite mis en chair de façons diverses.
Nous n’avons pu résoudre la question de l’identification complète ou non de
l’anorexie mentale moderne et de la maladie des scrupules, préférant reconnaître la proche
parenté des ces « conditions ». C’est un problème de définition ; il est question de savoir où
placer la ligne de démarcation : vaut-il mieux parler d’une seule « condition » ayant de
multiples variations, ou des « conditions » distinctes avec de nombreux chevauchements ?
A part l’anorexie mentale et le scrupule, il est clair, d’après nos recherches, que
d’autres conditions, d’autres groupes, et d’autres individus se conforment, à des degrés
différents, à ce « schéma squelettique », se constituant ainsi en avatars de l’anorexie
mentale. Bien que possédant un noyau de points communs essentiels, chacun de ces avatars
manifestera le schéma partagé de façon très différente.
Nos sources ont été de nature très diverse, les « personnages » étudiés aussi ;
toujours est-il que tous nos « personnages » illustrent bien ce « quelque chose » qui
ressemble à l’anorexie, chacun à sa manière.
Nous avons pu, d'abord, établir une base de référence de l'anorexie nerveuse, en
explorant une variété de discours (médical, sociologique, littéraire) sur cette maladie, et en
1
John Donne, « Air and Angels » [1633], dans M.H. Abrams, et al., The Norton Anthology of English
Literature, 4e éd. (New York & London, Norton, 1979), t.I, p. 1074 et sq.
203
regardant derrière ses « symptômes » physiques pour en voir la signification. Se détachant
d’un environnement qui exige une minceur extrême de toute femme, il est sorti de notre
examen un portrait distinct d’un « type anorexique », dont les éléments principaux se
trouvent être un perfectionnisme, une soif de pureté et d’idéalisme, et un refus du monde
incarné en faveur d’un sublime inatteignable, ce qui amène l’anorexique à macérer dans un
sentiment constamment présent de sa propre culpabilité, pour avoir échoué dans son but de
perfection absolue. L’anorexique typique possède une volonté exceptionnellement forte
mais est capable de la réprimer pour plaire aux autres, se refusant tout plaisir, tout désir
venu d’elle-même, poussant l’obéissance jusqu’à l’abdication de son propre soi. Elle est
exigeante envers elle-même, persévérante, et sensible.
Ensuite, nous avons examiné une variété de textes littéraires du XIXe et du XXe siècles,
où nous avons retrouvé réunis ces mêmes éléments, ainsi qu’un lexique très semblable à
celui qu’utilise l’anorexique, pour dépeindre, de multiples façons, une recherche acharnée
de l’abjection parfaite.
S’il est vrai que « l’histoire racontée n’est qu’une “mise en scène, une articulation
logique et chronologique des grands rapports symboliques qu’elle véhicule” »,
2
ces
« grands rapports symboliques » se trouvent exprimés, également, dans tout système
sémiologique. Les éléments de notre « schéma squelettique, » par exemple, se manifestent
de manière choquante et évidente dans ce qu’on peut considérer comme le « texte » de
3
l’anorexie mentale. Or, si le corps peut bien servir de texte, un texte proprement littéraire
recèle, lui aussi, évidemment, ses rapports symboliques, et nous avons, en effet, trouvé que
notre « schéma squelettique » de l’anorexie était à l’évidence représenté dans toutes les
œuvres que nous avons étudiées ici. Toutefois, si, comme le soutient Allan Pasco, un texte
4
littéraire peut servir de document historique plus ou moins fiable, l’expression sémiotique
qu’est un roman, une autobiographie, une lettre intime, ne se réduit pas, évidemment, à un
document sociologique, sorte de miroir tenu à la condition anorexique. Plus exactement, le
2
Durand, op. cit., dans Dormoy, p. 85C.
V., par ex., Beizer, Ventriloquized Bodies, op. cit., p. 24. Cf. aussi l’image frappante du corps comme texte
dans Franz Kafka, « In the Penal Colony », dans The Complete Stories, trad. Willa & Edwin Muir, éd. Nahum
N. Glazer (New York, Schocken, 1976), cité dans Janet Beizer, Ventriloquized Bodies, p. 26D.
4
« Novels, plays, poems, and essays, many of which include extensive social commentary, can bring
considerable depth to history and the study of culture. [...] It does not matter whether the document is
primarily aesthetic, cultural, personal, or more purely historical. » Allan H. Pasco, « Literature as Historical
Archive », op. cit., consulté sur Proquest, Literature Online, p. 9/12. V. aussi Sick Heroes; op. cit., du même
auteur.
3
204
« schéma squelettique » anorexique se trouve être l’un des éléments dont est construit
chacun des textes étudiés ici, comme du « texte » qu’est l’anorexie mentale.
Dans notre premier texte étudié, les Goncourt illustrent, à travers leur Madame
Gervaisais, l’autodestruction totale qui est conséquente à une application rigide mais
logique des exigences de la piété chrétienne en rigueur à leur époque. Notre chapitre sur
l’éducation de la jeune fille française de l’époque révèle un choix frustrant auquel doit faire
face toute jeune fille bien née d’alors : se faire soit esclave, soit rebelle. Aurore Dupin s’en
échappe de justesse : confrontée au même dilemme que Madame Gervaisais, elle choisit le
chemin inverse, et en conséquence, grandit pour devenir l’une des personnalités les plus
saillantes de son époque, sans pour cela abandonner les caractéristiques qui l’ont fait aboutir
au scrupule : elle les canalise plutôt dans une direction moins mortelle, pour vivre la vie
remarquable que l’on sait.
Zola illustre la stérilité qu’il perçoit dans l’Eglise catholique de son époque par un
roman où l’obéissance et la vertu sont incompatibles avec la vie pleinement humaine. Du
fait de sa fonction de prêtre, l’abbé Mouret est une image on ne peut plus clair de
l’obstination désespérée du scrupuleux, ainsi que de l’anorexique de nos jours, de ne pas
fauter.
Au sixième chapitre, c’est surtout l’angoisse de Vincent van Gogh devant sa propre
imperfection qui signale sa parenté avec l’anorexique moderne ou le scrupuleux religieux
du
XIX
e
siècle. Néanmoins, chez van Gogh, c’est la passion qui prend le dessus sur le
contrôle rigide et vertueux, avec pour conséquence de voir ses talents et ses tendances,
pourtant très semblables à notre « portrait anorexique », le mener à un destin stellaire
d’expression artistique, au lieu de l’abaissement stérile qui guette le scrupuleux,
l’anorexique.
Chez Simone de Beauvoir, la lutte entre une vie d’exception selon ses propres
critères, d’une part, et d’autre part, l’acceptation docile de l’emprisonnement dans un rôle
par trop restrictif est explicite. L’histoire morale qu’elle fabrique de ses mémoires de jeune
fille fait partie de son projet d’adolescente, comme elle le dit, de « me perfectionner,
5
m'enrichir, et m'exprimer dans une œuvre qui aiderait les autres à vivre. »
Beauvoir,
devenue adulte, continue à insister pour mettre son caractère « de type anorexique » au
service de ce qu’elle perçoit comme sa volonté, au lieu de tourner ses qualités si tenaces
contre sa propre nature. Que sa vie d’intellectuelle résolument transcendante l’ait comblée
5
jf, p. 265A.
205
ou non (comment ignorer cette note de déception, quand il est trop tard pour tout
6
recommencer : « J’ai été flouée [...] »), on ne peut nier qu’elle ait réussi à se créer une vie
exceptionnelle, et à laisser son nom dans l’histoire.
Tous les « personnages », littéraires ou semi-littéraires, de cette étude, illustrent un
aspect frappant du « type » anorexique / scrupuleux : que cette « condition », ce « schéma
squelettique », n’a rien de la norme. Les possesseurs de ce « type » de personnalité, de ce
« schéma », ne seront pas des médiocres. Ils auront tendance, comme nos exemples le
montrent, à vivre soit l’anéantissement, soit l’épanouissement. L’image finale de Madame
Gervaisais, effondrée sur son fils au seuil de la salle d’audience du Pape, ou celle de l’abbé
Mouret, identifié au pin solitaire, debout dans son cimetière de village, sont des symboles
très frappants de l’anéantissement total qu’apporte l’anorexie mentale non maîtrisée, ou le
scrupule poussé à sa limite logique d’abnégation totale.
Nos « épanouis », en revanche, George Sand, Vincent van Gogh, et Simone de
Beauvoir, ont réalisé chacun une vie unique, idiosyncratique, plus ou moins heureuse et
plus ou moins longue, mais exceptionnelle par son intensité, ainsi que par sa véritable
créativité. Ces « épanouis » ont réussi à ajouter du neuf à la dimension humaine par leurs
créations littéraires, artistiques et philosophiques (pensons à titre d’exemple à Consuelo, à
La nuit étoilée, à toute une œuvre philosophique et littéraire qui a réellement ouvert à la
femme du XXe siècle la possibilité d’une vie aux horizons plus larges).
Avec Lou Andreas-Salomé, ils seraient tous les trois en droit de s’exalter :
« J’ai eu la vie, la vie, la vie ! »7
6
7
Dernière phrase de Simone de Beauvoir, La Force des choses (Paris, Gallimard, 1963).
Giroud, p. 118B.
206
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