Titre 1 : La fonction de la marque pour l`entreprise - euipo
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Titre 1 : La fonction de la marque pour l`entreprise - euipo
UNIVERSITÉ DE STRASBOURG ÉCOLE DOCTORALE DE DROIT, SCIENCE POLITIQUE ET HISTOIRE LES FONCTIONS DE LA MARQUE ESSAI SUR LA COHÉRENCE DU RÉGIME JURIDIQUE D’UN SIGNE DISTINCTIF THÈSE Pour l’obtention du grade de Docteur en droit Discipline : Droit privé présentée et soutenue publiquement à Strasbourg le 6 décembre 2011 par Yann BASIRE DIRECTEUR DE THÈSE M. Yves REBOUL Professeur émérite à l’Université de Strasbourg JURY Mme Laure MARINO, Professeur à l’Université de Strasbourg M. Jérôme PASSA, Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II) M. Frédéric POLLAUD ŔDULIAN, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne (Paris I) M. Jacques RAYNARD, Professeur à l’Université de Montpellier I REMERCIEMENTS Je tiens à remercier le Professeur Yves REBOUL pour la confiance qu’il m’a accordée, pour ses encouragements, son aide dans l’élaboration de ce travail ainsi que pour son soutien constant. Nos moments d’échanges et de débats resteront parmi mes meilleurs souvenirs de thèse. Il m’appartient de remercier chaleureusement les universitaires pour leurs conseils avisés et leur grande disponibilité à mon égard. Mes remerciements vont également à l’ensemble des membres du C.E.I.P.I., enseignants, assistants et personnels administratifs pour leur amitié et leur soutien. C’est aussi grâce aux moments d’évasion que les cheminements avancent, aussi, je remercie ma famille et mes fidèles amis pour leur soutien sans faille. SOMMAIRE INTRODUCTION GÉNÉRALE............................................................... 15 PREMIÈRE PARTIE : LA MARQUE EXPRESSION JURIDIQUE DE L’ENTREPRISE .................................................................................. 39 TITRE 1. LA FONCTION PATRIMONIALE DE LA MARQUE Chapitre 1. La fonction patrimoniale du signe ......... 43 ..49 Section 1. La fonction patrimoniale déterminée par la nature juridique du signe utilisé à titre de marque .................................................................................................... 49 Section 2. La fonction patrimoniale encadrée par l’utilisation du signe à titre de marque................................................................................................................................ 79 Chapitre 2. La fonction patrimoniale du droit sur la marque……………...... ...107 Section 1. La fonction patrimoniale déterminée par la nature juridique du droit sur la marque ......................................................................................................................... 107 Section 2. La fonction patrimoniale encadrée par l’objet du droit de marque ......... 160 TITRE 2 : LA FONCTION EXTRAPATRIMONIALE DE LA MARQUE. .......................................................................................................... 293 Chapitre 1. La personnalité de l’entreprise instrumentalisée par la marque notoire ou renommée ...............................................................................................301 Section 1. La renommée ou la notoriété de la marque obstacle à l’acquisition de droits sur le signe par les tiers ........................................................................................ 303 Section 2. La renommée ou la notoriété promoteur de l’étendue de la protection ... 320 Chapitre 2. La personnalité de l’entreprise protégée par la marque renommée ou notoire ..................................................................................................................379 Section 1. Le phénomène juridique d’extrapatrimonialisation de la marque renommée ou notoire ...................................................................................................... 381 Section 2. Les conséquences juridiques de l’extrapatrimonialisation ........................ 422 SECONDE PARTIE : LA MARQUE IMPRESSION JURIDIQUE POUR LE CONSOMMATEUR.............................................................. 459 TITRE 1. LA FONCTION CONSUMÉRISTE CONTESTÉE .................... 469 Chapitre 1. La complexité de la relation entre la marque et le consommateur .473 Section 1. L’indifférence du droit de marque à la protection du consommateur ..... 473 Section 2. La prise en considération du consommateur par le droit de marque ....... 511 Chapitre 2. Les conséquences de la reconnaissance d’une fonction consumériste à la marque ...............................................................................................................565 Section 1. La rupture de l’équilibre entre les signes distinctifs .................................. 567 Section 2. La remise en cause de la liberté d’exploitation de la marque .................... 613 TITRE 2. LA FONCTION CONSUMÉRISTE RECONNUE...................... 627 Chapitre 1. Les manifestations de la fonction consumériste par le droit de marque.......................................................................................................................631 Section 1. La manifestation d’une reconnaissance directe .......................................... 631 Section 2. La manifestation d’une protection indirecte ............................................... 638 Chapitre 2. Les manifestations de la fonction consumériste hors le droit de marque.......................................................................................................................659 Section 1. La fonction sociale de la marque reconnue par le droit de la consommation .................................................................................................................. 660 Section 2. La fonction sociale du droit de marque révélée par le droit de la concurrence ...................................................................................................................... 720 CONCLUSION GÉNÉRALE ................................................................. 765 BIBLIOGRAPHIE ................................................................................... 769 INDEX ALPHABÉTIQUE ...................................................................... 862 TABLE DES MATIÈRES ....................................................................... 866 ABRÉVIATIONS, SIGLES ET ACRONYMES aff. AIPPI AJDA AJ Pénal al. Ann. Ann. propr. ind. AOC AOP APD art. Actualité jurisprudentielle Actualité législative Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce Affaire Association Internationale pour la Protection de la Propriété Intellectuelle L’Actualité Juridique Droit Administratif L’Actualité Juridique pénale Alinéa Annales Annales de la propriété industrielle Appellation d’Origine Contrôlée Appellation d’Origine Protégée Archives de Philosophie du Droit Article Bibl. BOPI Brux. Bull. civ. Bull. crim. Bibliothèque Bulletin Officiel de la Propriété Industrielle Bruxelles Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambres civiles Bulletin des arrêts de la Cour de cassation, chambre criminelle CA Cah. dr. de l’entr. Cah. dr. eur. Cass. Ass. plén. Cass. civ. Cass. com. Cass. crim. Cass. Req. CE CEDECE CEDH CEE CEIPI Cf. ch. ch. correct. ch. rec. chron. CJCE CJUE coll. comm. Comm. com. élect. concl. Cons. const. contra Contr., conc., consom. CPI c/ Cour d’appel Cahiers de droit de l'entreprise Cahiers de droit européen Cour de cassation, Assemblée plénière Cour de cassation, chambre civile Cour de cassation, chambre commerciale Cour de cassation, chambre criminelle Cour de cassation, chambre des requêtes Communauté Européenne / Conseil d’État Commission pour l'Étude des Communautés européennes Cour Européenne des Droits de l’Homme Communauté Economique Européenne Centre d’Etudes Internationales de la Propriété Intellectuelle Confère Chambre Chambre correctionnelle Chambre de recours Chronique Cour de Justice des Communautés Européennes Cour de Justice de l’Union Européenne Collection Commentaire Revue Communication commerce électronique Conclusions Conseil constitutionnel Contraire Revue Contrats, concurrence, consommation Code de la propriété intellectuelle Contre act. jurisp. act. légis. ADPIC D. D. aff. Directive 2008/95 ou Directive marque doct. Dr. pén. Recueil Dalloz Dalloz affaires Directive 2008/95/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques Doctrine Revue Droit pénal e.a éd. EEE Europe Et autre(s) Editions Espace Economique Européen Revue Europe fasc. Fascicule Gaz. Pal. Gazette du Palais INC Ing.-Cons INPI IR IRPI INSEE Institut National de la Consommation Revue de droit intellectuelle, L’ingénieur conseil Institut National de la Propriété Industrielle Informations rapides du recueil Dalloz Institut de Recherche en Propriété Intellectuelle Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques J.-Cl. JCP JCPE JCPG JDI JO JOCE JOUE juris. Juris-Classeur Juris-Classeur Périodique Semaine juridique édition Entreprise Semaine juridique édition Générale Journal du Droit International Journal Officiel Journal Officiel des Communautés Européennes Journal Officiel de l’Union Européenne Jurisprudence La Doc. Fr. LGDJ Lib. LMF LPA La Documentation Française Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence Librairie Loi sur la protection des Marques de Fabrique (Suisse) Les Petites Affiches Mél. Mélanges n° Numéro obs. OEB OHMI OMS op. cit. ord. ord. réf. Observation Office Européen des Brevets Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur Organisation Mondiale de la Santé Opere citato, cité précédemment Ordonnance Ordonnance de référé p. pan. PIBD Propr. ind. Page Panorama Bulletin de la propriété industrielle Revue Propriété Industrielle Propr. intell. pt. PUAM PUF PUG PUS Propriété Intellectuelle Point Presses Universitaires d’Aix-Marseille Presses Universitaires de France Presses Universitaires de Grenoble Presses Universitaires de Strasbourg RCS RDPI Rec. Règl. Règlement sur la marque communautaire ou Règlement 207/2009 Rép. Rép. civ. Dalloz Rép. com. Dalloz Rép. communautaire Dalloz Rép. pén. Dalloz Rép. soc. Dalloz Req. Rev. crit. de législ. et de jurisp. Rev. dr. rural Rev. fr. théorie juridique Rev. hist. droit Rev. int. dr. comp Rev. Lamy Dr. immatériel Rev. sociétés RIDA RIDE RIPIA Riv. di Dir. ind. RJDA RLDA RLDI RRJ RTD civ. RTD com. RTDE Registre du Commerce et des Sociétés Revue du Droit de la propriété intellectuelle Recueil Règlement s. sect. somm. somm. comm. sous dir. spéc. ss. Sté suppl. supra Suivant Section Sommaire Sommaire commenté Sous la direction de Spécialement Sous Société Supplément Ci-dessus Règlement (CE) 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire Répertoire Répertoire de Droit Civil Dalloz Répertoire de Droit Commercial Dalloz Répertoire de Droit Communautaire Dalloz Répertoire de Droit Pénal et de Procédure Pénale Dalloz Répertoire de Droit des Sociétés Dalloz Arrêt de la chambre des requêtes de la Cour de Cassation Revue critique de législation et de jurisprudence Revue de Droit Rural Revue française de théorie juridique Revue historique de droit français et étranger Revue internationale de droit comparé Revue Lamy Droit de l’Immatériel Revue des Sociétés Dalloz Revue Internationale du Droit d’Auteur Revue Internationale du Droit Economique Revue Internationale de la Propriété Industrielle et Artistique Rivista di Diritto Industriale Revue de Jurisprudence de Droit des Affaires Revue Lamy Droit des Affaires Revue Lamy Droit International Revue de Recherche Juridique et de droit prospectif Revue trimestrielle de Droit civil Revue trimestrielle de Droit commercial Revue trimestrielle de Droit européen t. TA TCE TFUE TGI TPICE TPIUE Trib. civ. Trib. corr. Tome Tribunal administratif Traité instituant la Communauté Européenne Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne Tribunal de Grande Instance Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes Tribunal de Première Instance de l’Union Européenne Tribunal civil Tribunal correctionnel V. Vol. Voir Volume INTRODUCTION GÉNÉRALE En 1954, lors d’une interview, un journaliste demanda à Marylin MONROE ce qu’elle portait pour dormir. Elle répondit « Chanel N° 5, bien entendu »1. Les marques servent à tout, même à accompagner les nuits d’une « star ». 1. L’omniprésence de la marque. Les marques sont partout, elles accompagnent notre quotidien, notre réalité, mais aussi nos rêves2. Qui ne connait pas « Google », « Microsoft », « MacDonalds », « Nike », « Louis Vuitton » ou « Dior » ? La marque qu’elle soit figurative ou verbale transcende les différences culturelles pour dépasser les frontières. Que l’on soit français, chinois ou australien, le signe « Apple » renvoie davantage aux produits mondialement connus de la firme de feu Steve Jobs qu’à son sens premier3. 2. L’importance de la marque. La valeur des marques dépasse aujourd’hui l’entendement. En 2011, la marque « Apple » aurait une valeur de 153 milliards de dollars. La marque « Google » aurait quant à elle une valeur de 65 milliards de dollars4. L’importance des marques aujourd’hui est telle qu’elles sont à même de constituer le « capital de l’entreprise »5. Depuis le début des années 1990, on parle de « brand equity », c'est-à-dire de valeur financière de la marque6. La marque semble être devenue un actif à part au sein des entreprises. Elle serait non seulement la vitrine de l’entreprise, en étant le siège de tous les actifs corporels et incorporels de celle-ci, mais aussi actif autonome de l’entreprise ayant sa 1 « What do I wear in bed ? Why, Chanel N° 5, of course », M. MONROE. M. VIVANT, Marque et fonction sociale de la marque, Ou quand la réalité passe par le rêve, in Les défis du droit des marques au XXIe siècle, Actes du Colloque en l’honneur du Professeur Y. REBOUL, sous la direction de C. GEIGER et J. SCHMIDT-SZALEWSKI, Litec, CEIPI, t. 56, 2010, p. 145, spéc. 157. Le Professeur VIVANT relève que « La marque devient une vraie valeur pour l’entreprise quand elle est à même de faire surgir le rêve ». 3 La pomme se définit comme le « fruit du pommier, rond, à pulpe ferme et juteuse, cinq loges cartilagineuses contenant les pépins », Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995 4 Classement 2011 Millward Brown, http://www.millwardbrown.com/Libraries/Optimor_BrandZ_Files/2011_BrandZ_Top100_Chart.sflb.ashx. V. E. BEMBARON, Apple devient la marque la plus valorisée dans le monde, Le Figaro économie, 9 mai 2011, p. 44. Afin d’apprécier la valeur des marques, ont été pris en compte les performances financières de la marque mais aussi sa force. 5 J.-N. KAPFERER, Les marques, capital de l’entreprise, Éditions d’organisation, Eyrolles, 4 e éd., 2007. Cet auteur relève que « depuis longtemps, les agences de publicité et les directions du marketing s’évertuaient à répéter que les marques étaient le capital le plus précieux des entreprises. Mais leur litanie tenaient plus de l’évocation ou de l’incantation », p. 11. 6 J.-N. KAPFERER, op. cit., p. 9. 2 15 propre valeur7. Ainsi, dans le cadre des opérations de fusion ou d’acquisition d’entreprise, l’intérêt des opérateurs économiques se porte plus sur les marques et ce qu’elles représentent que sur le fonds de commerce en tant que tel8. 3. La justification. L’importance de la marque s’explique sans nul doute par la place centrale qu’elle occupe dans la société de consommation9. La marque est l’élément central de la relation qui unit l’opérateur économique au consommateur. Dès lors, la marque serait source de nombreux avantages tant pour l’entreprise que pour le consommateur. Pour l’entreprise10, la marque serait un moyen d’identification des produits simplifiant la manutention ou le traçage. Elle permettrait également « à l’entreprise de protéger juridiquement certains aspects ou caractéristiques uniques du produit »11. Elle serait aussi le signalement d’un niveau de qualité donné aux yeux du consommateur satisfait. Elle serait le moyen de créer des associations spécifiques avec le produit. Elle procurerait enfin un avantage concurrentiel. Pour le consommateur12, la marque aurait également de multiples avantages. Elle permettrait l’identification de la provenance d’un produit. Elle permettrait ainsi « aux consommateurs d’invoquer la responsabilité d’un producteur ou d’un distributeur précis »13. En outre, la 7 J.-N. KAPFERER, op. cit., 11 et 12: « Désormais, la valeur de la marque est appréciée indépendamment de la valeur nette de l’entreprise ». 8 V. J.-N. KAPFERER, op. cit., p. 11. Monsieur KAPFERER note en effet qu’avant 1980, « on cherchait à acheter une usine de chocolats, de plats cuisinés. Après 1980, on désira acheter KitKat, ou Buitoni. Cette distinction est de taille : dans le premier cas, il s’agit d’acheter une capacité de production, dans l’autre, une part de l’esprit et du cœur des clients ». 9 V. cependant, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 12. Pour MATHÉLY, l’importance de la marque s’explique pour trois raisons : l’extension des marchés à la dimension des continents ou du monde, le développement de la société de consommation, le développement des méthodes de distribution dites « de libre service ». 10 V. sur cette question, K. KELLER, Management stratégique de la marque Ŕ Construire, évaluer et exploiter des marques fortes, Pearson Education, 2009, p. 26. 11 K. KELLER, op. cit., p. 26. 12 V. sur cette question, K. KELLER, Management stratégique de la marque Ŕ Construire, évaluer et exploiter des marques fortes, Pearson Education, 2009, p. 24. V. également, J.-N. KAPFERER, Les marques, capital de l’entreprise, op. cit., p. 19. Pour cet auteur la marque aurait neuf fonctions. 13 K. KELLER, op. cit., p. 24. 16 marque aurait l’avantage de réduire les risques et les coûts de recherche14. La marque serait également un indice de qualité et aurait une dimension symbolique15. Le monde de l’économie semble s’accorder à reconnaître les conséquences bénéfiques à la marque. Les juristes semblent également abonder dans ce sens et constatent que « la marque joue un rôle fondamental dans la vie économique »16. ROUBIER notait déjà en 1952 qu’au milieu d’une production de biens croissante et d’une économie orientée vers le bon marché, le droit des marques « constitue une importante garantie de qualité, et par conséquent il assure un fonctionnement correct de la liberté économique »17. Un marché sans système de différenciation des opérateurs économiques serait un système non concurrentiel18. 4. La contestation de la marque. Bien qu’il semble incontestable que les marques servent les intérêts des entreprises, des consommateurs et, partant, de la société en général, la marque est contestée19. Un auteur note qu’aux yeux des sociologues, les marques cumulent « deux tares » : « Elles sont associées à l’univers de la consommation sujet considéré comme particulièrement futile (…). Elles sont liées au monde de l’argent et de l’économie, que les sciences sociales ne peuvent s’empêcher de tenir à distance et de déléguer obstinément au seul regard des économistes »20. La critique de la marque se veut plus véhémente lorsqu’elle est visée en tant que symbole de l’économie de marché et de la société de consommation21 : « On prétend (…) que la marque serait contraire aux intérêts des consommateurs et pour cela contestable en soi »22. Elle serait 14 K. KELLER, op. cit., p. 25: « Grâce à leur expérience passée avec le produit et son plan marketing, les consommateurs identifient celles qui satisfont leurs besoins et celles qui ne le font pas. Les marques leur permettent ainsi d’accélérer ou de simplifier leurs décisions d’achat. Si les consommateurs identifient et connaissent une marque, ils n’ont alors plus besoin de réfléchir ou de s’informer davantage pour acheter le produit. D’un point de vue économique, la marque réduit ainsi leurs coûts de recherche à la fois sur le plan interne (les efforts de réflexion à fournir) et externe (en termes de prospection) ». 15 K. KELLER, op. cit., p. 25: « Selon l’analyse de Daniel Boorstein, lauréat du prix Pullitzer, les marques remplissent pour nombre de personnes les fonctions tenues jadis par les sociétés d’aides mutuelles, les organisations religieuses et les organismes de services : elles les aident à définir leur identité et à la communiquer aux autres ». 16 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 43, p. 56. 17 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 18, p. 82. 18 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 71, p. 40. 19 Voir notamment, N. KLEIN, No Logo, La tyrannie des marques, essai traduit de l’anglais par M. SAINTGERMAIN, Léméac/Actes Sud, 2001. 20 A. SEMPRINI, La marque, une puissance fragile, Vuibert, 2005, p. 18. 21 A. SEMPRINI, op. cit., p. 19: « Au sein du mouvement altermondialiste (…), nous retrouvons des instances anticonsommation et anti-marque » 22 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, op. cit., n° 45, p. 57. 17 la source de « besoins artificiels »23 et entraînerait le consommateur dans une forme de dépendance le conduisant à se procurer des « biens inutiles ou inadaptés à ses vrais besoins »24. 5. Les statistiques. Ces critiques ne semblent pas devoir remettre en cause l’importance de la marque dans l’économie actuelle. Les statistiques démontrent que les opérateurs économiques déposent de plus en plus de marques. En 2010, en dépit d’un contexte de crise économique, 91 928 marques ont été déposées à l’Institut national de la propriété industrielle (INPI). On constate par rapport aux chiffres de 2009 une augmentation de 13,3%25. Les principaux déposants en France sont la société Sanofi Aventis26, la société française du radiotéléphone (SFR)27, L’Oréal28, Biofarma29 et Fleury Michon30. Concernant les marques communautaires, le nombre de dépôts a également augmenté de 11,4%, en passant de 88 206 dépôts en 2009 à 98 297 dépôts en 201031. Si ces augmentations peuvent notamment se justifier par des raisons objectives32, elles traduisent surtout un intérêt des opérateurs économiques pour les marques qui ne faiblit pas. 6. L’intervention du droit à travers l’histoire. Le développement des marques ne s’est pas fait sans l’intervention du droit. S’il semble incontestable que des signes distinctifs furent apposés dès l’Antiquité sur des produits33, il est en revanche plus délicat de savoir « comment le droit prenait en compte ces 23 J. PASSA, op. cit., n° 45, p. 57. J. PASSA, op. cit., n° 45, p. 57. 25 Observatoire de la propriété intellectuelle, Chiffres clés 2010 Ŕ Marques, 2011, p. 3. http://www.inpi.fr/fileadmin/mediatheque/pdf/statistiques/Marques_CC_2010.pdf. 26 123 marques déposées en 2010. 27 99 marques déposées en 2010. 28 97 marques déposées en 2010. 29 82 marques déposées en 2010. 30 80 marques déposées en 2010. 31 OHMI, SSC009 Ŕ Statistics of Community Trade Marks 2001, http://oami.europa.eu/ows/rw/resource/documents/OHIM/statistics/ssc009statistics_of_community_trade_marks_2011.pdf. 32 En France, deux raisons pourraient expliquer l’augmentation des dépôts. La mise en place du statut d’autoentrepreneur a suscité l’apparition d’une nouvelle population de déposants. En outre, « le dépôt électronique de marque, en simplifiant la démarche de dépôt, amplifie un comportement de consommateur de marque qui n’effectue qu’une recherche à l’identique et abandonne sa marque en cas d’opposition », Observatoire de la propriété intellectuelle, Chiffres clés 2010 Ŕ Marques, 2011, p. 3. Concernant le dépôt des marques communautaires, l’augmentation pourrait s’expliquer par l’importante baisse de ses tarifs de dépôts. 33 A. BELTRAN, S. CHAUVEAU & G. GALVEZ-BEHAR, Des brevets et des marques Ŕ Une histoire de la propriété industrielle, Fayard, 2001, p. 180 ; T. BRAUN & A. CAPITAINE, Les marques de fabrique et de commerce Ŕ Droit belge, droit international et droit comparé, Bruylant, LGDJ, 1908, p. XI ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 1, p. 2 ; V. pour d’importants développements sur les marques dans l’Antiquité, P. DUNANT, Traité des marques de fabrique et de 24 18 signes »34. L’utilité de ces signes est également discutée. Servaient-ils à « rallier la clientèle ou seulement identifier ses produits pour se prémunir contre le vol »35 ? La place de la marque dans l’Ancien Régime suscite moins d’interrogations. Les marques font l’objet d’un usage courant de la part des fabricants et des commerçants36. La généralisation de l’usage des marque semble coïncider avec le développement « des guildes, corporations et corps de métier dans les pays d’Europe »37. Deux formes de marques coexistaient : les marques publiques ou corporatives et les marques individuelles. Les marques des corporations étaient obligatoires et devaient être apposées sur tous les produits des membres de la corporation. Elles garantissaient une certaine qualité ou tout du moins le respect des règles prescrites par la corporation38. L’importance des corporations dans l’économie à cette époque impliquait que les marques de corporation soient apposées sur les produits des membres de celle-ci39. Quant aux marques individuelles, celles-ci étaient introduites « dans l’intérêt du consommateur et non dans celui du fabricant »40. Elles apparaissaient comme de véritables garanties d’origine en permettant de déterminer la personnalité du fabricant41. Ces marques individuelles étaient également obligatoires et celui qui en avait adopté une « ne devait avoir commerce des indications de provenance et des mentions de récompenses industrielles en Suisse, Genève, Eggiman, 1898, n° 1, p. 1. V. sur l’histoire de la marque, N. MARTIN, Le droit de marque appréhendé à travers sa finalité, Thèse Montpellier I, sous la direction de M. VIVANT, 2010, n° 6, p. 15. Cet auteur note que « la plus ancienne manifestation d’une marque, dans son sens premier d’empreinte visible laissée par l’homme sur un objet manufacturé, remonte à 6 500 av. J.-C.. Il s’agit de poteries décorées de motifs géométriques retrouvées au Japon. Ces empreintes ont suscité l’interrogation des ethonologues sur les raisons de leur apparition. Quel est l’intérêt de marquer ainsi un objet ? La recherche artistique ne peut être exclue, mais l’éthnologie y voit également une manière de répondre au besoin de transmettre un message aux autres membres du groupe sans être physiquement présent au moment de sa délivrance ». 34 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1310, p. 721. V. dans le même sens, P. DUNANT, Traité des marques de fabrique et de commerce des indications de provenance et des mentions de récompenses industrielles en Suisse, Genève, Eggiman, 1898, n° 1, p. 3 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 53, p. 66. 35 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1310, p. 721. 36 P. DUNANT, Traité des marques de fabrique et de commerce des indications de provenance et des mentions de récompenses industrielles en Suisse, op. cit., n° 3, p. 8 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 17, p. 79. 37 P. ROUBIER, op. cit., n° 17, p. 79. 38 G. F. WAELBROECK, Cours de droit industriel, t. II, Paris, Librairie internationale, 1867, n° 215, p. 16 ; P. ROUBIER, op. cit., n° 17, p. 79. 39 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1311, p. 721 ; G. F. WAELBROECK, op. cit., n° 215, p. 15 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 1, p. 6, note 2. 40 G. F. WAELBROECK, op. cit., n° 215, p. 15. 41 P. DUNANT, Traité des marques de fabrique et de commerce des indications de provenance et des mentions de récompenses industrielles en Suisse, op. cit., n° 3, p. 9. 19 que celle-là »42. En sus de ces fonctions juridiquement reconnues, « le Moyen Âge et la Renaissance connaissent la défense de la marque contre les usurpations »43. Ce système devait disparaître avec la Révolution et l’abolition des corporations et la proclamation de la liberté du commerce et de l’industrie opérée par la loi des 2 et 17 mars 179144. En conséquence, l’usage des marques est devenu facultatif. Néanmoins, comme le relève un auteur, « on ne songe pas encore à les protéger d’une façon plus efficace »45. Pourtant, « l’intérêt de l’industrie demandait que les fabricants ne puissent se faire une concurrence déloyale en contrefaisant la marque d’autrui »46. Plusieurs lois éparses furent ainsi adoptées afin de prendre en compte les intérêts des titulaires de marque47. La première législation en matière de marque apparut avec la loi du 23 juin 1857 sur les marques de fabrique et de commerce. La marque était facultative et l’usage était la source du droit de marque. La marque était utilisée en vue d’ « indiquer la provenance d’une marchandise ». La doctrine considérait ce signe distinctif comme bénéfique tant pour le consommateur que pour le titulaire48. Dans le cadre de la législation de 1857, la marque est perçue comme donnant « à la marchandise son individualité ; elle permet de la reconnaître 42 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 1, p. 6, note 2. 43 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1311, p. 721. Le Professeur POLLAUDDULIAN ajoute que « Quelques édits royaux sanctionnent la contrefaçon, de façon éparse. L’absence d’une législation détaillée s’explique sans doute par le fait que le respect des marques et la lutte contre les usurpations devaient être assurés efficacement par les corporations elles-mêmes ». 44 L’article 7 disposait ainsi : « À compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits ». 45 N. MARTIN, Le droit de marque appréhendé à travers sa finalité, Thèse Montpellier I, sous la direction de M. VIVANT, 2010, n° 29, p. 31. 46 G. F. WAELBROECK, Cours de droit industriel, t. II, Paris, Librairie internationale, 1867, n° 218, p. 17. 47 V. sur cette question, G. F. WAELBROECK, op. cit., n° 218, p. 18. Ainsi, un arrêté des consuls parut le 23 nivôse an IX : « Cet arrêté autorise les fabricants de quincaillerie et de coutellerie à frapper leurs ouvrages d’une marque particulière et en garantit « la propriété » à ceux qui l’auront fait empreindre sur des tables déposées au chef-lieu de sous-préfecture ». Plus tard, un arrêté du 7 germinal an X « autorisa la manufacture nationale de bonneterie orientale à Orléans à mettre sur les envois à l’étranger, un cartouche conforme au dessin qu’elle avait soumis au gouvernement ». La loi du 22 germinal an XI étendit la solution adoptée en matière de coutellerie et de quincaillerie à toutes les industries : « Le titre quatrième de cette loi consacre le droit pour tout fabricant d’avoir une marque et règle la compétence, les pénalités et la procédure en cas de contrefaçon ». Elle assimila la contrefaçon aux faux en écriture pour la sanctionner comme un crime passible des galères. Le décret du 11 juin 1809 consacra « une section particulière à la matière des marques. Ce décret reconnaît au fabricant la propriété de sa marque ; il érige les conseils des prud’hommes en arbitres de la suffisance des marques, ordonne aux tribunaux de commerce de prendre leur avis avant de décider ce genre de question et règle les formalités concernant le dépôt de marque ». Enfin, la loi du 28 juillet 1824 punissait « les altérations ou suppositions de noms sur les produits fabriqués ». 48 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 5, p. 14. POUILLET notait que la marque était « tout à la fois une garantie pour le consommateur et pour le fabricant : pour le consommateur, qui est assuré qu’on lui livre le produit qu’il veut acheter ; pour le fabricant, qui trouve ainsi moyen de se distinguer de ses concurrents et d’affirmer la valeur de ses produits ». 20 entre mille autres analogues ou semblables »49. En vue de protéger ses intérêts, le titulaire de la marque bénéficie de l’action en concurrence déloyale voire de l’action pénale en contrefaçon en cas de dépôt de son signe50. La doctrine considérait enfin que la législation sur les marques bénéficiait au consommateur au vu de la rédaction de l’article 1er du Code d’instruction criminelle51. La qualité de cette loi se traduisit par sa longévité. Elle ne fut abrogée qu’au milieu du vingtième siècle par l’adoption de la loi du 31 décembre 196452. La loi du 31 décembre 1964 « a profondément transformé et modernisé la conception française du droit des marques »53. Elle a ainsi consacré notamment le dépôt attributif de droit. Un examen de la demande d’enregistrement a également été instauré, ayant pour conséquence de renforcer la valeur des marques et la sécurité juridique de leurs titulaires 54. Il est également intéressant de noter que la loi de 1964 a permis le retour des marques collectives. Cette loi fut abrogée et remplacée par la loi du 4 janvier 199155. 7. Le droit moderne des marques. Aujourd’hui, les sources actuelles du droit des marques sont multiples : elles sont nationales, européennes et mondiales. Au niveau national, la dernière loi ayant envisagé globalement le droit des marques est la loi du 4 janvier 1991 qui fut codifiée, à droit constant, en 199256. On retrouve aujourd’hui les dispositions relatives au droit des marques dans le Livre VII du Code de la propriété intellectuelle. La loi de 1991 n’apparaît pas comme une rupture brutale avec le système mis en place par la loi de 1964. Elle avait pour objectif essentiel de transposer la Directive n° 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques. Précisons que cette dernière fut abrogée et remplacée par la Directive 2008/95/CE du 22 octobre 200857. La Directive marque avait pour objectif d’harmoniser le droit des marques des États membres en vue notamment d’éviter qu’il 49 E. POUILLET, op. cit., n° 5, p. 14. V. E. POUILLET, op. cit., n° 191, p. 185. 51 E. POUILLET, op. cit., n° 191, p. 185 ; A. LABORDE, Traité théorique et pratique des marques de fabrique et de commerce, Sirey, 1914, n° 273, p. 201 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 92, p. 418. ROUBIER affirmait en effet que l’action en contrefaçon était ouverte « à la clientèle trompée, mais c’est parce que la marque intéresse la police du commerce et le bon ordre du marché, et elle constitue une garantie pour les consommateurs, au moins autant que pour les producteurs ». 52 Loi n° 64-1360 du 31 déc. 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service. 53 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1314, p. 723. 54 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 53, p. 66. 55 Loi n° 91-7 du 4 janv. 1991 relative aux marques de fabrique, de commerce ou de service. 56 Loi n° 92-597 du 1er juill. 1992 relative au Code de la propriété intellectuelle. 57 Directive 2008/95/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques (ci-après Directive marque ou Directive 2008/95). V. sur la relative inutilité de cette modification, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 61, p. 73. 50 21 constitue une entrave à la libre circulation des produits et à la libre prestation des services ou qu’il fausse le jeu de la libre concurrence58. Elle fixa ainsi les règles relatives aux conditions de fond permettant l’enregistrement59 de la marque ainsi que celles relatives à la portée du droit de marque60. Outre la Directive marque et, toujours, dans un souci de faciliter la réalisation d’un marché commun61, les autorités communautaires ont adopté un Règlement62 instituant un titre de propriété industrielle « dont l’assiette est constituée par le territoire communautaire et régi par un droit communautaire uniforme produisant directement effet dans les États membres »63. Un opérateur économique peut ainsi bénéficier d’une marque communautaire ayant valeur sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne après un dépôt et un examen opéré par l’Office de l’harmonisation dans le marché intérieur (OHMI)64. À ces textes nationaux et européens s’ajoutent des textes à dimension mondiale : la Convention d’Union de Paris65 et l’Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce66. La Convention de Paris embrasse tous les droits de la Propriété industrielle ; elle contient à ce titre des dispositions fondamentales en matière de marque67. Concernant l’accord sur les ADPIC, il s’agit d’un texte qui figure en annexe 1 C de la Convention de Marrakech du 15 avril 1994 instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Comme la Convention de Paris, il envisage tous les droits de propriété intellectuelle : il « comporte des dispositions communes aux différents droits de propriété 58 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1315, p. 724 ; J. PASSA, op. cit., n° 61, p. 71 et 72. V. Considérant 10 de la Directive 2008/95 qui affirme : « Il est fondamental, pour faciliter la libre circulation des produits et la libre prestation des services, de faire en sorte que les marques enregistrées jouissent de la même protection dans la législation de tous les États membres ». 59 V. l’article 3 de la Directive 2008/95 relatif aux « Motifs de refus ou de nullité ». 60 V. l’article 5 de la Directive 2008/95 relatif aux « Droits conférés par la marque ». 61 V. sur l’intérêt d’un titre communautaire, G. BONET, Défense et illustration des droits sur les créations au regard des règles communautaires de concurrence, RJDA 1993, n° 3, p. 173, spéc. n° 1. V. également le considérant 3 du Règlement qui énonce : « Pour poursuivre les objectifs précités de la Communauté, il apparaît nécessaire de prévoir un régime communautaire des marques conférant aux entreprises le droit d’acquérir selon une procédure unique, des marques communautaires qui jouissent d’une protection uniforme et produisent leurs effets sur tout le territoire de la Communauté ». 62 Règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire abrogé et remplacé par le Règlement (CE) 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire (Ci après, Règlement sur la marque communautaire ou Règlement 207/2009). 63 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 61, p. 71 et 72. 64 L’OHMI est l’agence de l’Union européenne compétente pour l’enregistrement des marques et des dessins ou modèles valables dans les vingt-sept pays de l’Union. 65 Convention d’Union de Paris du 20 mars 1883 pour la protection de la propriété industrielle. 66 Accord de Marrakech du 15 avril 1994, instituant l’Organisation mondiale du commerce ; Annexe 1 C : Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. (Ci-après Accord sur les ADPIC) 67 V. notamment l’article 6 bis relatif à la marque notoire. 22 intellectuelle et des dispositions consacrées à la protection des marques »68. Si l’Accord sur les ADPIC n’est pas d’applicabilité directe, il n’en demeure pas moins source d’obligations pour les États signataires. Ces textes occupent une place importante dans le système actuel des marques. Ainsi, le considérant 13 de la Directive 2008/95 précise que « Tous les États membres sont liés par la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle. Il est nécessaire que les dispositions de la présente directive soient en harmonie complète avec celles de ladite convention ». La Directive marque se doit par conséquent d’être interprétée à la lueur de la Convention de Paris69. Enfin concernant l’accord sur les ADPIC, la Cour de justice s’est déclarée compétente pour interpréter des dispositions de cet accord 70 et a affirmé que la législation communautaire sur les marques devait être interprétée « dans la mesure du possible, à la lumière du texte et de la finalité de cet accord »71. Face à cette multitude de textes, il devient difficile pour un quidam voire pour le juriste de s’y retrouver. La complexité du système est d’autant plus importante qu’à ces textes, il faut ajouter, comme source du droit des marques, la jurisprudence des juridictions communautaires, ainsi que les décisions pouvant être rendues par l’OHMI. Les arrêts rendus en matière de marque par les juridictions communautaires sont pléthoriques72. Que cela soit dans le cadre des questions préjudicielles ou du contentieux relatif à la marque communautaire, les juges communautaires participent à l’élaboration d’un véritable droit des marques communautaires. Par conséquent, eu égard à la primauté du droit communautaire, la Cour de justice et le Tribunal de première instance ne font plus simplement office de juge mais de « législateur ». Pour traduire cette complexité, le Professeur PASSA donne un exemple criant de vérité : « sur une question de droit des marques régie à la fois par la directive et par l’Accord APDIC, le juge national doit interpréter son droit national à la lumière de la directive, elle-même 68 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 69, p. 80. CJCE, 9 déc. 2008, aff. C-442/07, Verein Radetzky-Orden, Rec. 2008, p. I-9223, pt. 15: « La connotation économique des marques et de leur usage ressort, au demeurant, de la convention de Paris, dans laquelle les marques sont désignées par le terme « marques de fabrique ou de commerce ». Ainsi qu’il ressort du douzième considérant de la directive, celle-ci doit être interprétée en conformité avec ladite convention ». 70 CJCE, 14 déc. 2000, aff. C-300/98, Dior e.a., Rec. 2000, p. I-11307, RTD civ. 2001, p. 454, obs. J. RAYNARD; Comm. com. élect. 2001, n° 10, comm. n° 96, obs. C. CARON: « la Cour est compétente pour interpréter l'article 50 du TRIPs afin de répondre aux besoins des autorités judiciaires des États membres lorsque ces dernières sont appelées à appliquer leurs règles nationales en vue d'ordonner des mesures provisoires pour la protection des droits découlant d'une législation communautaire relevant du champ d'application du TRIPs », pt. 34. 71 CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Busch, Rec. 2004, p. I-10989, pt. 42. 72 J. PASSA, op. cit., n° 63, p. 74 et 75. Le Professeur PASSA note que, depuis le début des années 2000, « les arrêts sur questions préjudicielles en interprétation de la directive sur les marques sont rendus en quantité impressionnante, parfois au rythme de plusieurs par mois ». 69 23 interprétée par référence à l’Accord ADPIC, en tenant compte naturellement des interprétations que la Cour de justice peut le cas échéant avoir donné de ces deux textes »73. Enfin, nous ne saurions être complet sur la place de la marque dans le droit en omettant de préciser qu’il est fait référence à la notion de « marque » dans de nombreux autres Codes. Ainsi, par exemple, l’article 1386-1 du Code civil permet de déterminer le producteur grâce à la marque apposée sur la produit. Le terme « marque » apparaît également à de nombreuses reprises dans le Code de la consommation aux articles L. 115-3374, L. 121-175, L. 121-976 et L. 217-677. 8. Les fonctions de la marque. À travers ces développements, il est apparu que la marque est d’une importance primordiale dans notre économie pour les entreprises, mais aussi pour les consommateurs. Conscient de cette importance, le législateur a tenté d’encadrer juridiquement l’utilisation qui pouvait être faite d’une marque. Néanmoins, les évolutions récentes que le droit des marques a connues sont légitimement sources d’incertitudes pour les juges nationaux. Il est par conséquent revenu à la Cour de justice d’apporter les éclaircissements requis quant à l’interprétation à donner aux textes communautaires. Pour cela, et afin d’assurer une certaine cohérence quant à la place de la marque dans notre société, la Cour de justice envisage depuis une dizaine d’années, de manière quasi systèmatique, la notion de « marque » à l’aune de ses fonctions. 73 J. PASSA, op. cit., n° 69, p. 82. Art. L. 115-33 du Code de la consommation: « Les propriétaires de marques de commerce, de fabrique ou de service peuvent s'opposer à ce que des textes publicitaires concernant nommément leur marque soient diffusés lorsque l'utilisation de cette marque vise à tromper le consommateur ou qu'elle est faite de mauvaise foi ». 75 Art. L. 121-1 du Code de la consommation: « I- Une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l'une des circonstances suivantes : 1° Lorsqu'elle crée une confusion avec un autre bien ou service, une marque, un nom commercial, ou un autre signe distinctif d'un concurrent ». 76 Art. L. 121-9 du Code de la consommation : « La publicité comparative ne peut : 1° Tirer indûment profit de la notoriété attachée à une marque de fabrique, de commerce ou de service, à un nom commercial, à d'autres signes distinctifs d'un concurrent ou à l'appellation d'origine ainsi qu'à l'indication géographique protégée d'un produit concurrent ; 2° Entraîner le discrédit ou le dénigrement des marques, noms commerciaux, autres signes distinctifs, biens, services, activité ou situation d'un concurrent ; 3° Engendrer de confusion entre l'annonceur et un concurrent ou entre les marques, noms commerciaux, autres signes distinctifs, biens ou services de l'annonceur et ceux d'un concurrent ; 4° Présenter des biens ou des services comme une imitation ou une reproduction d'un bien ou d'un service bénéficiant d'une marque ou d'un nom commercial protégé ». 77 Art. L. 217-6 du Code de la consommation : « Quiconque, sur des produits naturels ou fabriqués, détenus ou transportés en vue de la vente, mis en vente ou vendus en France, ou sur des emballages, caisses, ballots, enveloppes, bandes, étiquettes, etc., aura apposé ou sciemment utilisé une marque de fabrique ou de commerce, un nom, un signe ou une indication quelconque de nature à faire croire, s'ils sont étrangers, qu'ils ont été fabriqués en France ou qu'ils sont d'origine française et, dans tous les cas, qu'ils ont une origine différente de leur véritable origine française ou étrangère, sera puni des peines prévues par l'article L. 213-1, sans préjudice des dommages-intérêts, s'il y a lieu ». 74 24 Afin de comprendre la formule, il convient à titre liminaire, d’envisager dans un premier temps les notions de « marque » (I), de « fonction » (II), pour constater tout l’intérêt qu’il y a envisager la marque à travers le prisme de ses fonctions (III). I. La notion de marque 9. La marque et le droit de marque. Il est traditionnel d’envisager sous le vocable « marque », le signe objet du droit et le droit lui-même78. Le Professeur PASSA note que dans le langage juridique, « on dit souvent que telle personne est titulaire d’une marque ou qu’une marque est valable ou nulle »79. Il continue ainsi : « En vérité, puisque la marque est seulement le signe objet du droit, on devrait plutôt parler de titularité ou validité d’un droit de marque »80. Si le vocable « marque » dans la formule « Les fonctions de la marque » englobe l’objet du droit et le droit y afférent, nous distinguerons, autant que faire se peut, dans le cadre de la présente étude la marque en tant que signe et le droit portant sur elle. 10. La définition de la marque. Il est traditionnel d’affirmer que la marque est un signe distinctif81. Au terme de l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle, la marque se définit comme « un signe susceptible de réprésentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale ». Cette définition ne satisfait pas pleinement la doctrine qui préfère définir la marque comme « un signe distinctif dont l’usage est réservé par la loi à une personne pour la désignation dans le commerce des produits ou services visés dans l’enregistrement »82. Cette définition renvoie à la notion de « marque enregistrée » telle qu’elle est envisagée par le Livre VII du Code de la propriété intellectuelle. La notion de « marque » ne doit cependant pas être envisagée restrictivement : Il existe « toutes sortes de marques »83. 78 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 34, p. 46: « Le mot marque pourra donc être utilisé dans les développements qui suivent pour désigner tantôt le signe couvert par le droit, tantôt le droit lui-même ». 79 J. PASSA, op. cit., n° 34, p. 46. 80 J. PASSA, op. cit., n° 34, p. 46. 81 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1315, p. 724 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1353, p. 743 ; P. MATHELY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984 ; A. BERTRAND, Droit des marques, Signes distinctifs Ŕ Noms de domaine, Dalloz Action, 2e éd., 2005/2006, n° 1.213, p. 21 ; J. SCHMIDTSZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 456, p. 191 ; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 632, p. 395. 82 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 34, p. 46. 83 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1293, p. 710. 25 11. La marque « trademark » et la marque « brand ». En vue de désigner la marque, le vocabulaire anglo-saxon opère une distinction inconnue dans le langage français permettant de mettre en exergue les deux dimensions de la marque : la dimension juridique et la dimension commerciale. La marque « protégée », au sens juridique, se traduit par le vocable « trademark ». La marque comme support d’une stratégie commerciale doit être envisagée sous le vocable « brand ». Ces deux dimensions sont « indissociables »84 l’une de l’autre. Un auteur relève ainsi que « la protection apportée par l’une étaye la construction de l’autre »85. Une telle assertion est sans doute exacte mais elle mérite d’être complétée. Si la protection apportée par la première permet d’étayer la construction de la seconde, la construction de la seconde permet parfois de changer la portée de la protection de la première. En effet, la construction de la marque « brand » peut donner une nouvelle dimension juridique à la marque « trademark » lorsque celle-ci devient notoire ou renommée. 12. Les marques enregistrées et les marques d’usage. Deux types de marques coexistaient avant la réforme du droit des marques opérée par la loi du 31 décembre 1964 : la marque d’usage et la marque enregistrée. Bien que la loi de 1964 ait consacré l’attribution du droit par l’enregistrement, la pratique des marques d’usage, qui consiste à exploiter un signe à titre de marque sans l’avoir déposé, n’a pas disparu. En raison du caractère facultatif de la marque, les opérateurs économiques sont non seulement libres d’utiliser des marques, mais également de les déposer. L’existence de ces marques n’est pas niée par le droit. Ainsi, dans le cadre du Livre VII du Code de la propriété intellectuelle, il est prévu que les marques d’usage peuvent constituer des antériorités opposables si le dépôt est frauduleux86 ou si la marque jouit d’une certaine notoriété87. La notoriété de la marque d’usage permet également à son titulaire d’agir en responsabilité sur le fondement de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle contre les tiers qui porteraient atteinte à la réputation, au caractère distinctif du signe ou qui profiteraient indûment d’un de ces deux caractères88. Hors le droit des marques, le titulaire 84 C. GIRARD, Protéger sa marque, éd. Francis Lefebvre, 2008, n° 1, p. 11. C. GIRARD, op. cit., n° 1, p. 11. 86 Art. L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle : « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d'un tiers, soit en violation d'une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice ». 87 V. Art. L. 711-4, a) du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit que ne peut être adopté comme marque un signe portant atteinte à des droits antérieurs, et notamment : « À une marque antérieure enregistrée ou notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle ». 88 V. Art. L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle : « La reproduction ou l'imitation d'une marque jouissant d'une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l'enregistrement 85 26 d’un signe non déposé bénéficie également de l’action en concurrence déloyale fondée sur l’article 1382 du Code civil contre les opérateurs économiques qui utiliseraient un signe identique ou similaire sans l’avoir déposé à titre de marque89. Enfin, les marques d’usage semblent devoir être prises en compte par le droit de la consommation. Deux raisons permettent de l’affirmer : les dispositions du Code de la consommation visant la marque ne distinguent pas nécessairement entre la marque d’usage et la marque enregistrée 90 ; l’intérêt des consommateurs ne réside pas directement dans l’enregistrement de la marque mais dans l’utilisation qui peut en être faite. 13. Les marques individuelles et les marques collectives. Telle que la marque est envisagée à l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle, le principe veut qu’elle soit individuelle, en ce sens qu’elle ne connait qu’un seul titulaire. La consécration des marques individuelles coïncidait avec la proclamation de la liberté du commerce et de l’industrie et la suppression des corporations91. Depuis 1964, les marques collectives ont néanmoins fait leur réapparition. On les retrouve aujourd’hui non seulement dans le Livre VII du Code la propriété intellectuelle, mais également dans le Règlement sur la marque communautaire92. On distingue traditionnellement deux formes de marques collectives : les marques collectives simples et les marques collectives de certification. La marque collective simple « est une marque comme les autres, mais qui a pour particularité de pouvoir être utilisée par toute personne qui respecte un règlement d’usage établi par le titulaire de l’enregistrement »93. La marque collective simple « est exploitée pour favoriser le développement du commerce et de l’industrie des membres du groupement titulaire de engage la responsabilité civile de son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l'alinéa précédent sont applicables à la reproduction ou l'imitation d'une marque notoirement connue au sens de l'article 6 bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée ». 89 Cf. infra n° 79. 90 V. par exemple, Art. L. 121-1 du Code de la consommation: « I- Une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l'une des circonstances suivantes : 1° Lorsqu'elle crée une confusion avec un autre bien ou service, une marque, un nom commercial, ou un autre signe distinctif d'un concurrent ». À l’inverse, l’article L. 115-33 du Code de la consommation vise expressément les marques enregistrées : « Les propriétaires de marques de commerce, de fabrique ou de service peuvent s'opposer à ce que des textes publicitaires concernant nommément leur marque soient diffusés lorsque l'utilisation de cette marque vise à tromper le consommateur ou qu'elle est faite de mauvaise foi ». 91 Cf. supra n° 6. 92 Art. 66 et suivants du Règlement 207/2009. 93 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1834, p. 1092. 27 l’enregistrement »94. Quant à la marque collective de certification, elle est définie par l’article L. 715-1, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle comme étant celle « appliquée au produit ou au service qui présente notamment, quant à sa nature, ses propriétés ou ses qualités, des caractères précisés dans son règlement ». La marque collective de certification semble ainsi avoir une finalité autre que la marque individuelle, en indiquant que la marque présente des caractéristiques particulières. 14. Les marques jouissant d’une certaine célébrité. Le droit distingue également la marque « célèbre » de celle qui ne l’est pas. La marque « célèbre » doit être qualifiée de renommée ou notoire95. On considère que la marque est renommée ou notoire dès lors qu’elle est connue d’une large fraction du public concerné par les produits ou services que celle-ci désigne. L’intérêt pour le titulaire de voir sa marque considérée comme notoire ou renommée est grand. La marque renommée ou notoire jouit notamment d’un régime spécifique de protection au-delà des frontières du droit des marques96. 15. Les marques de fabrique et de commerce. Il est également possible de distinguer les marques en fonction de « leur destination »97. On distingue ainsi traditionnellement les marques de fabrique des marques de commerce. Si les premières intéressent « le producteur ou le fabricant »98, les secondes concernent « le négociant qui reçoit les articles fabriqués sur lesquels il appose un signe destiné à rallier la clientèle autour de sa propre maison »99. La marque de fabrique est par conséquent celle qui « appartient à l’industriel qui fabrique un produit et l’appose sur ces propres produits »100 tandis que la marque de commerce est « celle qui est apposée par un commerçant pour désigner des produits qu’il n’a pas fabriqués, mais dont il assure la distribution »101. Lorsque la marque est utilisée par les grandes surfaces ou les grands magasins, les marques de commerce sont parfois qualifiées de marques de 94 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 516, p. 745. 95 V. l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. 96 Cf. Partie 1, Titre 2, Chapitre 1. 97 Y. SAINT-GAL, Protection et défense des marques de fabrique et concurrence déloyale (droit français et droits étrangers), Delmas, 5e, 1982, C, 5. 98 Y. SAINT-GAL, op. cit., C, 5. 99 Y. SAINT-GAL, op. cit., C, 5. 100 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5 ème éd., 1998, n° 865, p. 481. 101 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, op. cit., n° 866, p. 482 28 distribution102. La distinction entre ces deux marques n’emporte cependant pas de conséquences juridiques103. 16. Les marques de produit et les marques de service. Les marques peuvent se distinguer en fonction de ce qu’elles désignent. La marque est de produit lorsqu’elle désigne les produits d’une fabrique ou d’un commerce. Lorsque la marque sert à désigner la prestation d’un service, il s’agit d’une marque de service104. 17. Les marques verbales, les marques figuratives, les marques sonores105. Afin de pouvoir constituer une marque valide, l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle exige que la marque soit susceptible d’une représentation graphique. Dès lors, la marque peut être verbale ; le signe est dans ce cadre composé « d’un ou plusieurs caractères »106, lettres ou chiffres. La marque peut également être figurative ou emblèmatique en étant composée « d’une forme à deux ou trois dimensions »107. La marque peut enfin être sonore, en étant composée de sons ou de phrases musicales108. 18. La conception retenue de la « marque ». On constate à la lueur de ce rapide panorama que la définition donnée par l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle ne permet pas d’appréhender le « phénomène » marque dans sa globalité. Dans le cadre de la présente étude, nous nous attacherons à envisager la marque le plus largement possible. En vue d’embrasser les fonctions de la marque, il est naturel que la marque enregistrée nous accompagne tout au long de nos développements. Néanmoins, il ne pourra pas être fait abstraction des réalités que représentent la marque d’usage, les marques jouissant d’une certaine célébrité, la marque collective ou même la marque au sens commercial du terme. 102 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, op. cit., n° 866, p. 482 ; Y. SAINT-GAL, Protection et défense des marques de fabrique et concurrence déloyale (droit français et droits étrangers), op. cit., C, 5. 103 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 632, p. 395 ; Y. SAINT-GAL, op. cit., C, 5. 104 Y. SAINT-GAL, op. cit., C, 6. En France, les marques de service ont été reconnues expressément par la loi du 31 décembre 1964. 105 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 74, p. 86. Le Professeur PASSA distingue les signes verbaux, les signes figuratifs et les signes spéciaux. 106 J. PASSA, op. cit., n° 75, p. 86. L’article L. 711-1, a) du Code de la propriété intellectuelle précise ainsi que peut constituer une marque « Les dénominations sous toutes les formes telles que : mots, assemblages de mots, noms patronymiques et géographiques, pseudonymes, lettres, chiffres, sigles ». 107 J. PASSA, op. cit., n° 78, p. 89. L’article L. 711-1, a) du Code de la propriété intellectuelle précise ainsi que peut constituer une marque « signes figuratifs tels que : dessins, étiquettes, cachets, lisières, reliefs, hologrammes, logos, images de synthèse ; les formes notamment celles du produit ou de son conditionnement ou celles caractérisant un service ; les dispositions, combinaisons ou nuances de couleurs ». 108 Art. L. 711-1, b) du Code de la propriété intellectuelle. 29 II. La notion de fonction 19. La définition du terme « fonction ». Le terme fonction peut se définir de diverses manières. Lorsqu’on envisage la fonction d’une personne, ce terme se comprend comme étant « Ce que doit accomplir une personne pour jouer son rôle dans la société, dans un groupe social »109. Quand on envisage la fonction d’une chose, il s’agit de son « rôle caractéristique dans l’ensemble dont elle fait partie »110. Les synonymes de fonctions seraient alors le rôle ou l’utilité de la chose. Le terme fonction vient du latin « functio » qui signifie « accomplissement, exécution » et « fungi » qui signifie « s’acquitter de, accomplir »111. Envisager les fonctions de la marque reviendrait par conséquent à étudier les utilités de la marque, le rôle caractéristique de celleci. La notion de « fonction » revêt cependant un aspect particulier dans le langage juridique. 20. L’utilisation de la notion de « fonction » en droit. Dans le langage juridique, la notion de fonction à une connotation particulière. Lorsqu’on envisage la fonction d’un droit, c’est à sa fonction sociale qu’il est fait référence. Au début du vingtième siècle, de nombreux auteurs112 ont essayé de mettre en exergue la fonction sociale des droits. Le but de ces auteurs était de démontrer que les droits poursuivent un but d’intérêt général113. Afin d’étayer leurs démonstrations, ils tentèrent d’appréhender autrement le droit le plus absolu qui soit : le droit de propriété. DUGUIT envisageait ainsi les prérogatives d’un propriétaire à l’aune de l’intérêt général. Il affirmait que « le détenteur de la richesse, par cela même qu’il détient de la richesse, peut accomplir une certaine besogne que seul lui peut accomplir. Seul il peut augmenter la richesse générale, assurer la satisfaction de besoins généraux en faisant valoir le capital qu’il détient. Il est donc obligé socialement d’accomplir cette besogne et il ne sera protégé 109 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. V. également, A. Rey (ss. dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaire Le Robert, Paris, 1992: « À propos des choses, fonction a depuis le français classique le sens général (1680) de « rôle actif caractéristique, dans un ensemble et il est employé dans divers domaines scientifiques ». 111 A. REY (ss. dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaire Le Robert, Paris, 1992 ; E. BAUMGARTNER & P. MENARD, Dictionnaire étymologique et histoire de la langue française, Librairie générale française, 1996 ; O. BLOCH & W. VON WARTBURG, Dictionnaire étymologique de la langue française, PUF, 3 e éd., 2008. 112 L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Lib. Félix Alcan, 2ème éd., 1920, p. 147 ; L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité Ŕ Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, réédition 2006, n° 237 113 L’utilisation du terme social renvoie à l’idée selon laquelle prévaut « sur l’intérêt de l’individu l’intérêt du Groupe (…) de la « Société » toute entière dont l’État redevient l’instrument ». M. VILLEY, Philosophie du droit Ŕ Définition et fins du droit Ŕ Les moyens du droit, Dalloz, réédition 2001, n° 103, p. 129. 110 30 socialement que s’il l’accomplit et dans la mesure où il l’accomplit »114. Dès lors, la propriété ne doit plus être appréhendée comme « le droit subjectif du propriétaire ; elle est la fonction sociale du détenteur de la richesse »115. Le propriétaire, mais plus généralement chaque personne se voyant reconnaître des droits, serait « un fonctionnaire public, dont les attributions plus ou moins définies déterminent à la fois les obligations et les prétentions »116. En d’autres termes, si les individus se voient reconnaître des droits, c’est dans un souci d’intérêt général. JOSSERAND dégagea également une théorie de la fonction sociale. Pour cet auteur, la propriété individuelle « ne se justifie et ne vaut que dans la mesure où elle cadre avec les intérêts de la communauté nationale et spécialement avec ses intérêts économiques »117. Il ajoute ainsi que « tout droit a une fonction dont son titulaire ne peut s’évader qu’en commettant un délit qui a un nom : l’abus de droit »118. La fonction sociale d’un droit par le contrôle de son existence ne saurait se justifier que s’il satisfait à un but d’intérêt général, mais également par le contrôle de sa limitation, dès lors que le titulaire n’exercerait pas le droit dans les limites de la fonction qui lui est assignée. S’il s’agit d’une approche reconnue par de nombreux pays119 et par la Cour de justice120, la 114 L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Lib. Félix Alcan, 2ème éd., 1920, p. 147, spéc. p. 158. 115 L. DUGUIT, op. cit., p. 158. 116 A. COMTE, Système de politique positive, t. 1, Dunod, 1851. L’illustre philosophe ajoute : « Ce principe universel doit certainement s’étendre jusqu’à la propriété, où le positivisme voit surtout une indispensable fonction sociale, destinée à former et à administrer les capitaux par lesquels chaque génération prépare les travaux de la suivante. Sagement conçue, cette appréciation normale ennoblit sa possession, sans restreindre sa juste liberté, et même en la faisant mieux respecter ». 117 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité Ŕ Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, réedition 2006, n° 237, p. 321. 118 L. JOSSERAND, op. cit., n° 237, p. 321. 119 Ainsi au Brésil, l’article 1.228, paragraphe 1 du Code civil dispose : « Le droit de propriété doit être exercé en conformité avec ses finalités économiques et sociales », Code Civil Brésilien, Edition bilingue Brésilien/Français, traduit sous la direction de Arnoldo WALD, Société de législation comparée, 2009. En Italie, la fonction sociale se retrouve à l’article 42 de la Constitution italienne selon lequel : « La proprietà è pubblica o privata. I beni economici appartengono allo Stato, ad enti o a privati. La proprietà privata è riconosciuta e garantita dalla legge, che ne determina i modi di acquisto, di godimento e i limiti allo scopo di assicurarne la funzione sociale e di renderla accessibile a tutti ». 120 V. CJCE, 22 oct. 1991, aff. C-44/89, Georg Von Deetzen c/ Hauptzollampt Oldenburg, Rec.1991, p.I-5119. Dans cette affaire, les juges de la CJCE n’ont pas hésité à affirmer que « il est de jurisprudence établie que les droits fondamentaux et, plus particulièrement, le droit de propriété n' apparaissent pas comme des prérogatives absolues mais doivent être pris en considération par rapport à leur fonction dans la société. Il s' ensuit que des restrictions peuvent être apportées à l' usage de ce droit, notamment dans le cadre d' une organisation commune de marché, à condition que ces restrictions répondent effectivement à des objectifs d' intérêt général poursuivis par la Communauté et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même du droit ainsi garanti », pt. 28. V. L. MARINO, Le devenir des brevets dans le secteur des médicaments en Europe, Propr. ind. 2011, n° 9, étude n° 15, spéc. n° 19. Comme le note le Professeur MARINO, l’idée selon laquelle les droits ont une fonction est « mieux reçue en droit de l’Union qu’en droit français ». 31 doctrine de la fonction sociale n’a pas reçu de véritable consécration en droit français 121. Plus encore, elle a fait l’objet de vives critiques122. La théorie de la fonction sociale bénéficie cependant d’une certain regain d’intérêt à l’aune des droits de propriété intellectuelle123, à telle enseigne qu’un auteur à pu écrire qu’il était temps de « faire sortir JOSSERAND du Purgatoire »124. 21. La conception retenue de la « fonction ». Ainsi la fonction de la marque correspondrait à un terme générique, utile pour justifier l’existence ou l’inexistence d’un droit privatif sur un signe, prétexte pour limiter ou réduire au gré des circonstances la sphère du droit exclusif accordé à son titulaire, vecteur de la publicité et de la communication auprès de la clientèle, instrument pour justifier les investissements nécessaires pour lancer de nouveaux produits, conquérir de nouveaux marchés ou pour accéder à la notoriété, fer de lance des consommateurs et des associations qui les représentent pour satisfaire leurs exigences de sécurité et d’information des produits offerts à la vente. Comprendre les mécanismes juridiques complexes qui gouvernent les marques, selon que, dans leurs fonctions, on les envisage du point de vue de l’entreprise avec les prérogatives que confère à celle-ci le droit privatif sur le signe ainsi réservé, ou qu’on les envisage du point de vue du consommateur, dont la considération sur les produits ou services marqués s’effectue à partir d’une approche purement commerciale, suppose d’opérer une distinction, dans la mosaïque des fonctions qu’on attribue à la marque, entre les fonctions juridiques et les autres fonctions. Notre quête d’un ordre juridique cohérent nous conduira à nous attacher, dans notre étude, aux fonctions juridiques : elles seules, en effet, sont source de protection avec les conséquences juridiques qui en découlent. Le point de départ de notre réflexion sera cependant la notion de fonction entendue au sens large telle qu’elle peut l’être dans son acception courante. Il conviendra ainsi d’appréhender 121 V. sur ce point, A. PIROVANO, La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories de JOSSERAND, D. 1972, chron., p. 17. Contra, H. MOUTOUH, Le propriétaire et son double Ŕ Variations sur les articles 51 et 52 de la loi du 29 juill. 1998, JCPG 1999, I, 146. 122 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI, S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n°77. La « doctrine » de la fonction sociale a fait l’objet de vives contestations au motif notamment que « tout y est confusion car elle reposerait sur l’idée que la souveraineté de la propriété est contraire à la morale ». V. également, J. GHESTIN, G. GOUBEAUX & M. FABRE-MAGNAN, Traité de droit civil Ŕ Introduction générale, LGDJ, 4e éd., 1994, n° 789, p. 772. 123 V. notamment, G. BONET, Marque nationale et règles du droit communautaire, Revue des affaires européennes, 2005, n° 3, p. 419 ; M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2004, p. 12 ; C. GEIGER, La fonction sociale des droits de propriété intellectuelle, D. 2010, chron., p. 510. 124 M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, préc., spéc. p. 12. 32 ainsi l’utilité, le rôle caractéristique de la marque. Cette démarche nous permettra dès lors de distinguer les fonctions sociales de la marque de celles qui ne le sont pas. III. Le développement des fonctions de la marque 22. L’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle. Une étude des fonctions de la marque pourrait se résumer à la lecture de l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit que la marque est un signe « servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale »125. L’article L. 711-1 ne peut être plus clair : la marque est un signe et ce signe est utilisé pour distinguer des produits et des services. Cette fonction « distinctive » est la fonction classique de la marque. Envisagée ainsi, la marque serait un instrument au service d’un opérateur économique qui souhaite distinguer ses produits ou services de ceux de ses concurrents. En vue de préserver cette fonction, le titulaire bénéficie, en cas d’enregistrement de sa marque, d’un droit privatif126. La conception que l’on peut se faire de la fonction de la marque a cependant pris une nouvelle dimension à l’aune de la réalisation du marché commun. L’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle se révèle dès lors insuffisant pour appréhender la fonction de la marque. 23. L’intérêt de la fonction sur le régime. Appréhender la fonction d’un droit permet d’en déterminer le contenu. Appréhender la fonction de la marque et du droit de marque permet par conséquent de déterminer le régime de ce signe distinctif et du droit le réservant. Une telle assertion trouve à s’illustrer par l’utilisation de la marque à travers l’histoire. Si la marque est utilisée depuis l’Antiquité, sa fonction et, partant, son régime ont évolué à travers les âges. L’objectif des marques de corporation était l’information du consommateur quant à la qualité et à l’origine des produits ; elles se voulaient obligatoires127. Plus récemment, les pays communistes de l’Europe de l’Est envisageaient les marques comme des garanties pour le consommateur128. Elles étaient obligatoires et les cessions de marques n’étaient pas libres. 125 V. également, l’article 2 de la Directive marque et l’article 4 du règlement sur la marque communautaire. Art. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits et services qu’il a désignés ». 127 Cf. infra n° 702. 128 V. Le droit des marques dans les pays socialistes d’Europe de l’Est, ouvrage collectif sous la direction de M.A. PEROT-MOREL, Université des sciences sociales de Grenoble, coll. du centre universitaire d’enseignement et de recherche de propriété industrielle, 1984 126 33 Cette idée, selon laquelle la fonction de la marque permettrait de déterminer son régime, occupe aujourd’hui une place fondamentale dans la jurisprudence de la Cour de justice. Les juges communautaires ont recours à ces fonctions pour déterminer l’objet spécifique du droit qui « réunit toutes les prérogatives énoncées par les dispositions de la loi nationale afin de protéger le droit de propriété intellectuelle considéré, de façon qu’il réalise pleinement sa ou ses fonctions esentielles »129. 24. Le développement de la question de la fonction de la marque dans la jurisprudence de la Cour de justice. La Cour de justice, dans sa volonté de concilier les droits de propriété intellectuelle nationaux avec les principes communautaires permettant la réalisation d’un marché commun130, a donné une nouvelle dimension aux fonctions des droits de propriété intellectuelle et plus particulièrement en matière de marque131. La Cour de justice détermina dans un premier temps l’objet spécifique du droit de marque dans le cadre de l’affaire Centrafarm. Elle considéra que l’objet spécifique du droit de marque permet « d’assurer au titulaire le droit exclusif d’utiliser la marque, pour la première mise en circulation d’un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque »132. Par cette formule, la Cour de justice consacra ce que les auteurs qualifièrent 129 G. BONET, Marque nationale et règles du droit communautaire, Revue des affaires européennes, 2005, n° 3, p. 419, spéc. p. 424. 130 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, Droit commercial européen, Dalloz, Précis, 5 e éd., 1994, n° 633, p. 503. A priori, il n’existe pas d’antagonisme entre ces deux formes de protection. Au contraire, les droits de propriété intellectuelle rejoignent par certains aspects les intérêts protégés par le droit de la concurrence : « le droit de brevet, dans sa conception d’origine, tend à favoriser la création des individus et la diffusion collective de ses résultats ; il rejoint ainsi le droit de la concurrence et ses objectifs d’encouragement à l’innovation et de développement du progrès ». Pour ce qui est du droit de marque, il « constitue grâce à l’individualisation qu’il permet des produits, un facteur de dynamisme commercial et de protection des consommateurs ; à ces titres, il ne contredit pas les objectifs du marché commun ». Néanmoins, ce postulat de départ n’est pas suffisant pour cacher les profondes contradictions existant entre les principes inhérents à l’existence d’un marché commun et la protection des titulaires de droit de propriété intellectuelle. Le droit exclusif conféré aux titulaires de ces droits : « heurte directement les principes de libre circulation des marchandises et de libre concurrence ». En effet, la position privilégiée, monopolistique offerte au titulaire du droit exclusif est assurée par des règles étatiques, sur une base territoriale, tandis que le Traité a vocation à promouvoir un marché intégré. En outre, les droits de propriété intellectuelle tels que les brevets ou les marques constituent aujourd’hui plus que de simples éléments de l’actif du patrimoine. Ils peuvent également constituer de véritables armes de stratégie économique permettant le cloisonnement des marchés, des abus de position dominante ou bien encore des ententes. V. également, C. MARECHAL, Concurrence et propriété intellectuelle, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, 2009, t. 32, n° 10, p. 11. 131 V. L. MARINO, Propriété intellectuelle, Gaz. Pal. 2011, n° 300, p. 12. Le Professeur MARINO relève que la fonction de la marque serait notamment une « boussole moderne dans le monde de la contrefaçon ». 132 CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183, pt. 8. 34 plus tard de fonction d’exclusivité133. Rapidement, la notion de « fonction » prit une place toute autre dans le raisonnement des juges. Ils affirmèrent dans l’arrêt Terrapin que la fonction essentielle de la marque consistait « à garantir aux consommateurs l’identité d’origine du produit »134. Si le recours aux notions d’ « objet spécifique » et de « fonction » concernait les rapports entre les droits de propriété intellectuelle et le droit de la concurrence communautaire, la Cour de justice fit, au début des années 2000, des fonctions de la marque la clef de voûte de son raisonnement dans toutes les questions afférentes à la marque. Elle affirma ainsi dans l’arrêt Arsenal que « le droit exclusif prévu à l'article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive a été octroyé afin de permettre au titulaire de la marque de protéger ses intérêts spécifiques en tant que titulaire de la marque, c'est-à-dire d'assurer que la marque puisse remplir ses fonctions propres. L'exercice de ce droit doit dès lors être réservé aux cas dans lesquels l'usage du signe par un tiers porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit »135. Le contenu du droit de marque et les prérogatives du titulaire sont par conséquent limités par la fonction de la marque qui est de garantir l’identité d’origine. Il apparaît en outre qu’après avoir expressément rejeté l’intérêt du consommateur136, la Cour de justice fait de ce dernier un élément central du droit des marques. Cette fonction qualifiée d’essentielle par la Cour de justice est devenue fondamentale. Rares sont les décisions rendues en matière de marque n’y faisant pas référence. Cette dernière ne devait cependant pas rester isolée, la formule employée par la Cour de justice laissant envisager de nouveaux développements et l’éclosion de nouvelles fonctions. Dans le cadre de décisions relatives à l’épuisement des droits, la Cour de justice mit en exergue l’atteinte à la réputation de la marque comme motif légitime permettant de faire échec à la règle de l’épuisement. Si cette démarche fut critiquée137, certains auteurs138 ne 133 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 47, p. 58. 134 CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, Terrapin c/ Terranova, Rec. 1976, p. 1039, pt. 6 ; JCPG 1976, I, 2825, obs. J.-J. BURST et R. KOVAR. 135 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 51 ; RJDA 2003, n° 2, n° 204 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 200, obs. G. BONET ; D. 2003, p. 755, note P. DE CANDÉ ; PIBD 2003, n° 764, III, p. 263 ; RTDE 2004, p. 106, obs. G. BONET ; JCPE 2003, 1114, n° 17, obs. G. PARLÉANI ; RTD com. 2003, p. 415, obs. M. LUBY. 136 CJCE, 3 juill. 1974, aff. 192/73, Van Zuylen c/ Hag AG, Rec. 1974, p. 731, pt. 14. La Cour de justice précisa que même si l’indication de l’origine d’un produit est utile dans un marché unique, « l’information, à ce sujet, des consommateurs peut être assurée par des moyens autres que ceux qui porteraient atteinte à la libre circulation des marchandises ». 137 N. BOUCHE, L’objet spécifique du droit de marque, D. 2000, chron., n° 7, p. 105. 35 virent cependant là qu’une extension de la fonction de garantie d’identité d’origine 139. Une telle démarche de la Cour de justice pourrait également s’apparenter à la consécration d’une nouvelle fonction140. Les avancées de la Cour de justice ne devaient pas s’arrêter aux fonctions de garantie d’identité d’origine et de protection de la réputation. Ainsi, dans l’affaire L’Oréal contre Bellure, la Cour de justice consacra quatre nouvelles fonctions : la fonction de garantie de qualité, la fonction de garantie d’investissement, la fonction publicitaire et la fonction de communication141. Si les trois dernières s’apparentent à des fonctions commerciales 142, la première apparaît comme une fonction teintée d’un certain consumérisme, la qualité des produits ou services devant vraisemblablement être garantie au consommateur. Enfin, nous ne serions pas complets si nous omettions d’envisager la fonction de la marque renommée. La protection de la marque communautaire renommée entrant dans le giron du droit exclusif et l’atteinte au droit de marque impliquant une atteinte à une fonction de la marque, il est parfaitement légitime que la marque renommée, au moins communautaire, se voit reconnaître une fonction qui lui est propre, justifiant sa protection particulière. Cette fonction devrait d’ailleurs être reconnue à toutes les marques jouissant d’une certaine célébrité, qu’elles soient communautaires ou simplement nationales. C’est en tout cas ce que laisse envisager la Cour de justice lorsqu’elle affirme : « le titulaire d’une marque renommée n’est pas habilité à interdire, notamment, des publicités affichées par des concurrents à partir de mots clés correspondant à cette marque et proposant, sans offrir une simple imitation des produits ou des services du titulaire de ladite marque, sans causer une dilution ou un 138 G. BONET, Épuisement du droit de marque, reconditionnement du produit marqué : confirmations et extrapolations, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 61, spéc. p. 82 ; G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7600, 2005, n° 107 ; J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec 2002, n° 29, p. 35 ; D. LEFRANC, La renommée en droit privé, Defrénois, Coll. Doctorat et Notariat, t. 8, 2004, n° 156, p. 138. 139 Pour le Professeur BONET la référence à la réputation se justifie « à la fois par la fonction de garantie reconnue à la marque et par la responsabilité de la qualité du produit ou du service que la jurisprudence de la Cour attribue désormais, comme on l’a noté, au titulaire de la marque », RTDE 1998, p. 124. 140 G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, préc., n° 113. 141 CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185, pt. 58. Les juges relevèrent que parmi les fonctions de la marque « figurent non seulement la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service, mais également les autres fonctions de celle-ci, comme notamment celle consistant à garantir la qualité de ce produit ou de ce service, ou celles de communication, d’investissement ou de publicité ». 142 V. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1294, p. 710 ; Y. REBOUL, L’arrêt de la Cour de justice du 18 juin 2009 Ŕ L’Oréal-Bellure : comment résister à la rançon de la gloire !, Legicom 2010, n° 44, p. 5. 36 ternissement et sans au demeurant porter atteinte aux fonctions de la marque renommée, une alternative par rapport aux produits ou aux services du titulaire de celle-ci »143. 25. Les difficultés. La multiplication des fonctions de la marque, dévoilée notamment par la Cour de justice dans son arrêt L’Oréal contre Bellure, reprise par les juridictions nationales appelées à appliquer leur droit interne à la lumière de la jurisprudence de la Cour du Luxembourg, l’application systématique de la fonction de garantie d’identité d’origine à toutes les affaires afférentes au droit des marques, ainsi que l’apparition de la fonction de la marque renommée sont venues « brouiller » le paysage juridique des signes distinctifs. Les territoires des missions distinctives qui leur sont assignées deviennent flous voire se superposent tandis que les frontières qui les bornent deviennent aléatoires et sont rendues incertaines. Aussi la marque, bien immatériel de l’entreprise dont la fonction initiale est de permettre de distinguer les produits ou services qu’elle offre au public, par le droit exclusif reconnu à son titulaire, laisse-t-elle la place à d’autres fonctions encore mal définies, juridiquement contestables, des fonctions commerciales ou consuméristes destinées à informer le consommateur et, plus généralement, le destinataire final du produit marqué. 26. Problématique. La question se pose alors, pour le juriste qui s’interroge, du rôle de la marque aujourd’hui. La marque est-elle toujours un droit de propriété intellectuelle au service de son titulaire pour promouvoir ses produits ou bien est-elle devenue un signe « complexe », aux frontières multiples au service du consommateur ? C’est à ce paradigme, c’est à cette question, fondamentale sur le plan économique et, partant, juridique, que nous tenterons de répondre dans cette thèse consacrée aux fonctions de la marque. Au-delà, il s’agira de rechercher et de discerner, à partir des modèles préexistants et du flou juridique qui les entoure, une cohérence dans le régime juridique du plus valorisant et du plus fascinant des signes distinctifs. 143 CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 95. 37 27. Nous pourrons, alors, observer que, tel Janus, la marque a désormais un double visage, selon qu’on l’envisage du point de vue de son titulaire ou dans l’esprit du consommateur : - parce qu’elle est l’objet d’un droit de propriété, la marque est l’expression juridique de l’entreprise (Première Partie) ; - parce qu’elle est l’image commerciale de l’entreprise adressée à ses destinataires, la marque reflète une impression juridique au consommateur (Seconde partie). 38 38 PREMIÈRE PARTIE : LA MARQUE EXPRESSION JURIDIQUE DE L’ENTREPRISE 28. La fonction sociale de la marque. À l’aune de la jurisprudence communautaire, la fonction de la marque a pris une dimension sociale. Il est constant pour la Cour de justice d’affirmer que la marque a pour fonction essentielle « de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou service de ceux qui ont une autre provenance. En effet, pour que la marque puisse jouer son rôle d’élément essentiel du système de concurrence non faussée que le traité entend établir et maintenir, elle doit constituer la garantie que tous les produits ou services qu’elle désigne ont été fabriqués ou fournis sous le contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité »144. On constate par cette formule que la marque serait au service de l’intérêt général. Elle serait un outil au service du consommateur et elle permettrait d’assurer le jeu d’une concurrence non faussée. La marque aurait par conséquent une fonction sociale : celle « de garantir au consommateur l’identité de l’entreprise d’où provient le produit ou le service marqué, de façon à écarter tout risque de confusion »145. Cette fonction justifierait l’existence même du droit de marque ainsi que son exercice. Elle serait la finalité en vue de laquelle la loi nationale fait bénéficier le titulaire d’un statut protecteur, dérogatoire du droit commun146. 29. L’intérêt général. Il est vrai que l’utilisation qui peut être faite d’une marque et du droit de marque peut servir l’intérêt général. Comme le relève Monsieur BOUVEL, « les signes distinctifs contribuent (…) à la liberté de la concurrence »147. Il constate « qu’en indiquant l’origine d’un produit ou d’un service ou d’une activité commerciale, les marques et plus généralement les signes distinctifs, permettent au jeu de la concurrence de s’exercer dans des 144 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 51 ; RJDA 2003, n° 2, n° 204 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 200, obs. G. BONET ; D. 2003, p. 755, note P. DE CANDÉ ; PIBD 2003, n° 764, III, p. 263 ; RTDE 2004, p. 106, obs. G. BONET ; JCPE 2003, 1114, n° 17, obs. G. PARLÉANI ; RTD com. 2003, p. 415, obs. M. LUBY. 145 145 G. BONET, Marque nationale et règles du droit communautaire, Revue des affaires européennes, 2005, n° 3, p. 419, spéc. p. 421. 146 G. BONET, préc., spéc. p. 424. 147 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 4, p. 2. 39 conditions saines et loyales »148. Pour autant, la marque et le droit de marque sont ambivalents. Ils sont dans le même temps attentatoires à cet intérêt général : « Lorsqu’un sujet de droit réserve un signe afin d’en faire sa marque, (…) il empêche, par la même occasion, ses concurrents d’utiliser cet élément dans l’exercice de leur activité »149. Pour que l’utilisation de la marque ne soit pas trop attentatoire au principe de libre concurrence, le droit de marque souffre de nombreuses limites et exceptions prévues ab initio. Si l’intérêt général est omniprésent dans le système actuel, il ne nous semble cependant pas qu’il faille rechercher la justification de la protection du titulaire dans celui-ci mais, davantage dans la volonté affichée du titulaire d’utiliser un signe déterminé à titre de marque. 30. Le caractère facultatif de la marque. En sus de sa relativité, de son indépendance et de sa territorialité, la marque se caractérise par son caractère facultatif150. Contrairement à certains systèmes passés151, la marque n’est pas, tant au niveau national que communautaire, obligatoire152. Bien qu’il ne soit pas envisagé par le Code de la propriété intellectuelle, celuici n’en demeure pas moins un principe fondamental qui emporte un certain nombre de conséquences. En dépit de l’intérêt que peut représenter une marque dans la conquête et la fidélisation de la clientèle, les opérateurs économiques sont parfaitement libres de ne pas désigner leurs produits ou services par une marque153. En outre, si le titulaire fait le choix d’utiliser une marque, il n’est pas dans l’obligation de la déposer ; il peut simplement recourir à la voie de l’usage154. Le caractère facultatif de la marque permet de rejeter l’idée selon laquelle la marque est un instrument de protection du consommateur155. Plus encore, ce caractère de la marque nous permet d’affirmer, qu’avant l’intérêt général, c’est l’intérêt individuel qui conditionne et justifie l’existence de la marque et du droit de marque. Du fait de son caractère facultatif, la marque et, partant, le droit de marque résultent de la volonté d’un opérateur économique qui 148 A. BOUVEL, op. cit., n° 4, p. 2. A. BOUVEL, op. cit., n° 4, p. 2. 150 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 35, p. 47. Le Professeur PASSA note que la marque « manifeste un quadruple caractère relatif, facultatif, territorial et indépendant ». 151 Cf. infra n° 701. 152 V. cependant, l’article L. 5111-2 du Code de la santé publique qui « impose que toute spécialité pharmaceutique mise sur le marché soit revêtue d’une dénomination spéciale, c'est-à-dire propre à son fabricant, qui doit, selon la partie règlementaire du même Code, prendre la forme soit de la dénomination usuelle ou scientifique de la spécialité suivie du nom ou de la marque du fabricant, soit d’une dénomination fantaisie. Mais ces textes n’exigent nullement que cette dénomination spéciale constitue une marque au sens juridique du terme, autrement dit soit déposée à titre de marque », J. PASSA, op. cit., n° 39, p. 50. 153 J. PASSA, op. cit., n° 39, p. 49. 154 J. PASSA, op. cit., n° 39, p. 50. 155 J. PASSA, op. cit., n° 39, p. 49. 149 40 souhaite utiliser un signe à titre de marque. C’est par conséquent un intérêt purement individuel qui est à l’origine de la marque. 31. L’intérêt individuel mis en exergue, il convient d’envisager les fonctions, les utilités de la marque et du droit de marque qui profitent à l’opérateur économique. Ces fonctions sont de deux ordres : elles sont patrimoniales, d’une part, pour toutes les marques (Titre 1) et extrapatrimoniales, d’autre part, lorsque la marque jouit d’une certaine célébrité (Titre 2). 41 42 TITRE 1. LA FONCTION PATRIMONIALE DE LA MARQUE 32. Dire que la marque a une ou des fonctions patrimoniales peut laisser a priori dubitatif. Il ne s’agit pas d’une formule « traditionnelle » retenue par la doctrine et la jurisprudence. Pourtant, une analyse de la marque et du droit de marque doit permettre d’adhérer à cette qualification. En vue de mieux comprendre ce qu’on entend par fonction patrimoniale, il importe de revenir aux sources et d’envisager plus en détail la notion de patrimoine ainsi que son contenu. 33. L’acception ordinaire du patrimoine. Bien qu’elle soit une notion fondamentale, la notion de patrimoine est floue et fait encore aujourd’hui débat156. Le mot « patrimoine » vient du latin patrimonium qui signifiait l’héritage du père. Aujourd’hui, la définition donnée par les différents dictionnaires s’approche de cette conception. Le patrimoine est défini comme des « Biens de familles, biens que l’on a hérité de ses ascendants »157. Il peut également être envisagé dans le sens d’une « richesse accumulée »158. C’est pourquoi l’on parle notamment de patrimoine moral159. 34. L’acception juridique de la notion de « patrimoine ». La notion de « patrimoine » a une acception juridique différente de celle donnée par les dictionnaires. Elle dépend notamment du domaine dans lequel ce terme est utilisé160. En droit international public, la notion de « patrimoine commun de l’humanité »161 est utilisée pour viser des ressources diverses d’ordre naturel ou artistique contribuant à la richesse d’un peuple ou du genre humain. Il est également possible de parler de patrimoine national. La loi du 2 juillet 1996 relative à la fondation du patrimoine vise à son article 2 le patrimoine entendu comme « les monuments, édifices, ensembles mobiliers ou éléments remarquables des espaces naturels ou paysagers »162. En droit civil, la notion de « patrimoine » occupe une place majeure au sein du droit des biens. Dans la théorie, dite classique, d’AUBRY et RAU, « le patrimoine est l’ensemble des 156 V. notamment, D. HIEZ, Étude critique de la notion de patrimoine en droit privé actuel, LGDJ., Bibl. de droit privé, t. 399, 2003 ; M. MEKKI, Le patrimoine aujourd’hui, JCPG 2011, 1258. 157 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 158 A. SERIAUX, Patrimoine, Rép. civ. Dalloz, 2010, n° 1. 159 A. SERIAUX, préc., n° 1. 160 F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 17, p. 22. 161 A. SÉRIAUX, préc., n° 3. 162 Loi n° 96-590 du 2 juillet 1996, art. 2, al. 3. 43 biens d’une personne envisagés comme formant une universalité de droit »163. Ils ajoutent : « Pour en déterminer la consistance, il faut, de toute nécessité, déduire le passif de l’actif »164. Le patrimoine serait donc un ensemble, une universalité de droit où l’actif répondrait du passif. Même si cette conception a été largement critiquée 165 et remise en cause, il s’agit encore de l’approche adoptée par la doctrine majoritaire166. 35. Une autre approche du patrimoine. Le patrimoine peut être envisagé autrement que comme un réceptacle prêt à accueillir un actif et un passif. Il peut être perçu au contraire 163 C. AUBRY et C. RAU, Cours de droit civil français d’après la méthode de Z ACHARIAE, Imprimerie et librairie générale de jurisprudence, t. 6, 4e éd., 1873, n° 573, p. 229. 164 C. AUBRY et C. RAU, op. cit., n° 573, p. 231. 165 V. F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 20, p. 26 ; F. ZENATICASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 8, p. 34 ; G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n° 6, p. 12 ; P. SIMLER, Les biens, PUG, 3e éd., 2006, n° 10, p. 15 ; J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n° 8, p. 11 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI, S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 5, p. 5; D. HIEZ, Étude critique de la notion de patrimoine en droit privé actuel, LGDJ., Bibl. de droit privé, t. 399, 2003 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 133, p. 194. La théorie du patrimoine d’A UBRY et RAU a fait l’objet de multiples critiques. Les auteurs ont ainsi mis en avant le fait que cette théorie n’était pas adaptée à la pratique et, partant, qu’elle entravait certaines initiatives privées. La conception classique du patrimoine sousentend que toute personne a un seul patrimoine, indivisible comme la personnalité. C’est donc la personne qui est au centre de la notion de patrimoine. Or, dans certains droits étrangers ce n’est pas la notion de personne qui est centrale mais la notion d’activité. Dans ce cadre, le but est le moteur de l’universalité. C’est d’ailleurs ce que traduit le terme « Zweckvermoegen » (patrimoine d’affectation) qui allie les notions de but et de pouvoir. Le lien qui unit les éléments du patrimoine n’est plus le titulaire, mais l’affectation commune des différents éléments du patrimoine à la poursuite d’un même but. Cette doctrine dite du patrimoine d’affectation permet ainsi de reconnaître à une même personne des patrimoines distincts caractérisés par une affectation commune. Dans cette théorie, l’indivisibilité du patrimoine d’AUBRY et RAU est battue en brèche. En effet, une personne peut avoir, outre son patrimoine général, des patrimoines affectés à des destinations particulières. En sus, les patrimoines spéciaux peuvent être transmis entre vifs à titre universel. Malgré les critiques apportées à la théorie classique du patrimoine, cette dernière est encore aujourd’hui enseignée dans les Universités et la théorie du patrimoine d’affectation n’est reconnue que ponctuellement par le droit positif. Comme l’expliquait les Professeurs T ERRE et SIMLER : « A défaut d’une admission de la théorie du patrimoine d’affectation et afin de satisfaire des besoins évidents de la pratique, deux démarches, l’une indirecte, l’autre directe, ont consisté à jouer sur la personnalité juridique, l’autre à admettre, de manière encore timide, l’affectation caractérisée de certains biens », F. TERRE & P. SIMLER, op. cit., n° 22, p. 28. Ainsi, la loi du 11 juillet 1985 a permis la consitution de nouvelles personnes morales : les sociétés unipersonnelles (EURL et EARL). Ici la création d’un nouveau patrimoine passe par la création d’une nouvelle personne morale. Les fondations permettent également la création d’un nouveau patrimoine. En effet, la fondation est l’acte par lequel une ou plusieurs personnes physiques ou morales décident l’affectation irrévocable de biens, droits ou ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. Cependant, ici, une nouvelle personne morale est aussi créée. Ce n’est que très récemment que la théorie du patrimoine d’affectation a été consacrée en droit français avec la loi du 19 février 2007 instituant la fiducie, insérée dans le Code civil aux articles 2011 et suivants. La fiducie est un contrat ayant pour objet un transfert de biens, accompagné d’une mission de gestion ou d’administration définie dans le contrat. Les biens transférés forment donc un patrimoine séparé distinct du patrimoine personnel du fiduciaire. Avec la consécration dans le Code civil de ce patrimoine fiduciaire, une personne peut être propriétaire de plusieurs patrimoines. Cependant, la fiducie n’est pas une figure de droit commun. Elle est réservée à certaines personnes morales spécifiées. D’autre part, la fiducie ne peut, à peine de nullité, procéder d’une intention libérale. Malgré les critiques persistantes et l’érosion dont elle fait l’objet, le droit français ne s’est pas affranchi totalement de la conception unitaire et personnaliste de la théorie classique. 166 V. notamment, Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 138, p. 198 ; F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 19, p. 25 ; C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, op. cit., n° 16, p. 12 ; P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, op. cit., n° 11, p. 8. 44 comme le contenu de ce réceptacle167. Il s’agit de la vision des économistes168 qui considèrent le patrimoine comme « « l’avoir total » de l’individu »169. Ainsi entendu, le patrimoine comprendrait l’ensemble des biens permettant de satisfaire les besoins d’une consommation immédiate170. Il serait composé d’un capital qui en constituerait l’élément substantiel et de revenus qui seraient les ressources périodiques « qui naissent et renaissent régulièrement et font entrer dans le patrimoine d’une personne des valeurs appréciables en argent »171. Cette conception du patrimoine n’est cependant pas le propre des économistes. Le Professeur SERIAUX s’est ainsi engagé dans cette voie en essayant de démontrer que, finalement, le patrimoine n’était qu’une universalité de fait composée uniquement de biens172. 36. L’idée d’une fonction patrimoniale. Quelle que soit la conception que l’on se fait du patrimoine, le patrimoine est une forme d’indice économique permettant de déterminer la richesse d’une personne physique ou morale. Il se caractérise par son aspect pécuniaire173. D’ailleurs, comme le relevait CORNU, la monnaie est « le dénominateur commun de tous les éléments qui composent le patrimoine »174. Ainsi, dire qu’une chose ou qu’un droit a une fonction patrimoniale implique qu’il soit doté d’une valeur permettant de l’évaluer en argent. En sus de cet aspect pécuniaire, la notion de patrimoine, qu’il soit le réceptacle175 de l’actif et 167 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis Droit, 2006, n° 125, p. 188. Y. STRICKLER, op. cit., n° 145, p. 216. 169 F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 18, p. 23. 170 Y. STRICKLER, op. cit., n° 145, p. 216. 171 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n°4, p. 8. 172 A. SERIAUX, La notion juridique du patrimoine. Brèves notations civilistes sur le verbe avoir, RTD civ., 1994, p. 801 et spéc. p. 802. Pour cet auteur, il serait nécessaire d’accorder le sens ordinaire du terme patrimoine avec le sens juridique. Il se propose donc de redéfinir la conception du patrimoine : « Le sens commun est peut être le bon sens. A l’homme de la rue, à ce citoyen banal que nous sommes tous peu ou prou, nul n’a jamais pu faire croire que son patrimoine fût autre chose que l’ensemble (il y a bien une idée d’universalité) de ses seuls biens. Meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, seuls les biens sur lesquels une personne détient actuellement des droits font dans son esprit partie de son patrimoine.(…) Mais les dettes, il n’en est point question ». « En somme, au lieu d’établir une corrélation fictive entre un actif et un passif et d’en conclure que c’est là ce qu’il faut entendre par patrimoine n’est-il pas à la fois plus simple et plus exact de soutenir que le patrimoine est constitué par l’ensemble des biens qui appartiennent à une personne et que c’est avec ces biens que cette personne règlera les dettes qu’elle a pu contracter envers autrui. Ainsi, le patrimoine n’apparaît-il ni plus ni moins que comme l’avoir légitime d’une personne physique ou morale ». ; V. les critiques apportées à cette conception, J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI, S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2 e éd., 2010, n° 3, p. 4 ; D. HIEZ, Étude critique de la notion de patrimoine en droit privé actuel, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 399, 2003, n° 41, p. 34. 173 V. notamment, G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n°4, p. 8. L’éminent Professeur affirmait ainsi : « Tout ce qui est patrimonial est d’ordre pécuniaire ». 174 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n°4, p. 8. V. aussi, Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis Droit, 2006, n° 138, p. 198 ; C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e éd., 2011, n° 21, p. 14. 175 V. Y. STRICKLER, op. cit., n° 125, p. 188. Comme le note le Professeur STRICKLER : « L’élément essentiel de la théorie du patrimoine telle que proposée par AUBRY et RAU réside dans le lien qui est reconnu entre le patrimoine et la personnalité juridique ». V. aussi, C. AUBRY et C. RAU, Cours de droit civil français d’après la méthode de ZACHARIAE, Imprimerie et librairie générale de jurisprudence, t. 6, 4 e éd., 1873, n° 573, p. 229 ; P. 168 45 du passif ou l’avoir d’une personne176, se caractérise par sa relation avec la personne du titulaire. La fonction patrimoniale d’une chose ou d’un droit se caractériserait par son lien avec le titulaire et, partant, son utilité pour ce dernier. Envisager la ou les fonctions patrimoniales de la marque implique donc de démontrer la valeur et l’utilité de la marque pour son titulaire. Une telle approche permettrait de s’éloigner de la vision « sociale » de la marque, qui tend à la percevoir comme un instrument au service du consommateur. 37. La distinction à opérer. La notion de marque est fréquemment utilisée pour désigner non seulement la marque, signe, objet du droit, mais aussi, le droit portant sur ce signe177. Afin d’envisager la ou les fonctions patrimoniales de la marque, il convient de procéder à cette distinction. En effet, ils poursuivent des objectifs distincts. Le signe a une fonction qui lui est propre (Chapitre 1) que le droit vient protéger et conforter (Chapitre 2). MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 11, p. 9 ; C. ATIAS, op. cit., n° 16, p. 12. V. notamment, Cass. com., 12 juillet 2004, n° 03-12672. Les juges ont rappelé dans cette affaire le principe selon lequel : « le patrimoine est indissociablement lié à la personne ». 176 A. SÉRIAUX, La notion juridique du patrimoine. Brèves notations civilistes sur le verbe avoir, RTD civ., 1994, p. 801 et spéc. n° 4. Cet auteur note ainsi : « Pour qu’un bien soit patrimonial il est nécessaire qu’il appartienne légitimement à quelqu’un. Les biens sans maître ne sont patrimoniaux qu’en puissance ; ils ne le deviendront en acte qu’à compter du jour où une personne pourra exercer sur eux des droits de propriété ». 177 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 34, p. 46. Comme le relève le Professeur P ASSA : « Dans le langage juridique, on dit souvent que telle personne est titulaire d’une marque ou qu’une marque est valable ou nulle. En vérité, puisque la marque est seulement le signe objet du droit, on devrait plutôt parler de titularité ou validité d’un droit de marque. L’expression habituelle est cependant commode, couramment admise et au surplus employée dans les textes. Le mot « marque » pourra donc être utilisé dans les développements qui suivent pour désigner tantôt le signe couvert par le droit, tantôt le droit lui-même ». 46 47 48 Chapitre 1. La fonction patrimoniale du signe 38. Une fonction propre à chaque chose. Une chose peut se voir reconnaître une fonction patrimoniale dès lors qu’elle se montre capable d’intégrer un patrimoine en vue d’en augmenter l’actif. Cette chose a nécessairement une fonction objective qui lui est propre, qui la distingue des autres et qui surtout lui donne toute sa valeur, toute son utilité. Une maison dont on est propriétaire se caractérise par sa fonction d’habitation. Un élément de décoration intérieur se distingue quant à lui par sa fonction esthétique. Il est ainsi possible de trouver une fonction à chaque chose, tant corporelle qu’incorporelle. Ce sont ces fonctions, démontrant l’utilité de la chose et lui donnant de la valeur, qui doivent être envisagées comme des fonctions patrimoniales. Ces fonctions font que la chose profite au titulaire et permettent d’enrichir le patrimoine de son titulaire. 39. En vue de s’assurer du caractère patrimonial de la marque et, partant, celui de sa fonction, il est indispensable d’envisager la nature juridique de la marque (Section I). Il sera dès lors nécessaire d’appréhender la fonction du signe utilisé à titre de marque (Section II). Section 1. La fonction patrimoniale déterminée par la nature juridique du signe utilisé à titre de marque 40. La question relative à la nature juridique de la marque est une question peu envisagée par la doctrine178. Le législateur a d’ailleurs créé la catégorie des propriétés intellectuelles sans pour autant envisager la réelle nature des objets de ces droits. Or, comme le note le Professeur BINCTIN : « Aborder la qualification d’un bien au travers de son régime d’appropriation revient à ignorer la nature de ce bien »179. La nature juridique des objets de droit de propriété intellectuelle relève pourtant d’une question fondamentale. En matière de marque, sa fonction patrimoniale pourra être mise en exergue à la condition que la marque soit un bien pouvant intégrer le patrimoine de son titulaire. Le Code civil ne donne pas de définition du bien. L’article 516 du Code civil se borne à préciser que tous les biens sont « meubles ou immeubles ». Il est donc revenu à la doctrine de tenter de définir le « bien juridique », notion complexe aux contours flous et aux multiples 178 179 V. cependant, N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007. N. BINCTIN, op. cit., n° 16, p. 25. 49 aspects. Ainsi, après avoir recherché la qualification du signe utilisé à titre de marque (§ 1), il conviendra d’envisager la conjonction de la marque avec la qualification retenue (§ 2). § 1. La recherche de la qualification du signe utilisé à titre de marque 41. « L’impossible définition » du bien ?. La notion de bien est une notion particulièrement complexe. Tenter de le définir peut s’avérer être une démarche vouée à l’échec si l’on s’arrête au titre du fameux article du Professeur GRZEGORCZYK : « Le concept de bien juridique : l’impossible définition ? »180. L’éminent Professeur termine son article par un constat d’échec : « On peut également en conclure qu’aucune définition du « bien juridique » ne peut être donnée hormis celle tout à fait formelle : « est bien juridique ce que le droit considère comme tel » (…). La définition du « bien juridique » faisant appel à des critères extrajuridiques ne peut donc aboutir. Ce constat est peut-être décevant, mais il s’inscrit dans une optique du droit en tant que science et technique éminemment sociale »181. Cependant, cet échec est relatif et ne concernerait que la définition philosophique du bien juridique : « Le fait qu’il soit impossible de construire une définition philosophique du « bien juridique » en terme de « bien en général » ou de la « chose » au sens métaphysique n’implique pas que le droit n’ait rien à voir avec la philosophie ou la métaphysique. Ceci implique uniquement que le droit s’autodéfinit, qu’il a une zone d’existence propre et autonome et qu’il est vain d’essayer de le réduire à d’autres domaines, extra-juridiques »182. La dificulté à définir la notion de bien n’a cependant pas empêché la doctrine de proposer plusieurs conceptions du bien juridique. Certaines de ces approches n’emportent cependant pas l'adhésion (I) et la conception envisagée notamment par MOUSSERON devra leur être préférée (II). I. Les conceptions écartées 42. Certains auteurs, refusant l’avènement des choses incorporelles, envisagent les biens comme ne pouvant être que les choses corporelles (A). D’autres considèrent au contraire que les biens ne peuvent être que les droits et non les objets des droits (B). Enfin, certains auteurs adoptent une position plus originale en essayant de s’éloigner des conceptions classiques (C). 180 C. GRZEGORCZYK, Le concept de bien juridique : l’impossible définition ?, APD 1979, t. 24, p. 259. C. GRZEGORCZYK, préc., spéc. p. 270. 182 C. GRZEGORCZYK, préc., spéc. p. 272. 181 50 A. La conception corporelle du bien 43. La réunion de deux éléments. Dans la conception classique du bien, deux éléments doivent être réunis pour entraîner sa reconnaissance : une chose corporelle, susceptible d’appropriation183. Les biens seraient des choses qui ont accédé à la vie juridique par voie d’appropriation. Cette conception évince par conséquent de la catégorie des biens les choses communes qui ne connaissent pas, par définition, l’appropriation. Il est traditionnel de considérer que les choses susceptibles d’appropriation sont corporelles. Cette approche se fonde « à la fois sur l’origine de la propriété, sur son fondement naturel, et sur la façon dont le droit en général, et le Code civil en particulier, prend en considération les biens. Tous ces éléments constitueraient autant de preuves irréfutables du caractère nécessairement corporel de la chose objet de propriété »184. 44. La possession d’une chose corporelle. La Révolution a consacré une conception matérialiste de la propriété en faisant triompher la propriété corporelle « domination de la matière, pouvoir exclusif de toute emprise réelle concurrente et qui absorbe la substance de la chose au point de se confondre avec elle »185. Ce triomphe de la propriété corporelle s’expliquait par le fait que la possession apparaissait au moment de la rédaction du Code civil comme l’élément central de la propriété. La propriété était considérée comme une possession continue et juridiquement assurée d’une chose186. Or, la possession, afin d’être pleinement efficace, suppose la réunion de deux éléments : l’animus et le corpus. L’animus domini est l’élément intentionnel. Quant au corpus, il s’agit de la maîtrise réelle de la chose possédée 187. Dans sa conception classique, « le corpus implique un acte matériel, la mainmise du possesseur sur la chose »188. De nombreux auteurs envisagent ainsi le corpus comme étant l’appréhension matérielle de la chose189 ou encore comme étant la détention matérielle, 183 J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n° 45, p. 79. CARBONNIER résumait cela avec cette célèbre formule : « Le droit a recouvert le monde bariolé des choses d’un uniforme capuchon gris, la notion de bien, cette abstraction » 184 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 136, p. 43. 185 A.-M. PATAULT, Regard historique sur l’évolution du droit des biens, histoire de l’immeuble corporel, in L’évolution contemporaine du droit des biens, PUF, Coll. publications de la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 1991, p. 3, spéc. p. 9. 186 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 150, p. 46. 187 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n°43, p. 104: « Posséder c’est habiter une maison, cultiver un champ, vendanger une vigne, abattre un arbre, clore un pré, aménager un local, faire tomber une cloison, élever un mur, etc. C’est naturellement la maîtrise d’une chose corporelle ». 188 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 489, p. 145. 189 H. MAZEAUD, L. MAZEAUD, J. MAZEAUD & F. CHABAS, Leçons de droit civil, t. II, Biens, Droit de propriété et ses démembrements, Montchrestien, 8e éd., 1994, n° 1421, p. 195. 51 corporelle de la chose190. La possession entendue dans ce sens implique qu’elle s’exerce uniquement sur des choses corporelles191. Dès lors, eu égard au lien unissant la propriété à la possession, « il ne peut y avoir de propriété véritable que des choses corporelles. C’est d’ailleurs ainsi que le Code civil considérait les biens »192. 45. La distinction meubles et immeubles. Le Code civil ne définit pas la notion de bien. Il propose cependant une distinction qui ne serait pas anodine193. L’article 516 du Code civil dispose : « Tous les biens sont meubles ou immeubles ». Le critère classiquement retenu pour distinguer un meuble d’un immeuble est sa faculté à pouvoir être déplacé194. Tandis que le meuble peut être déplacé195, l’immeuble ne le peut pas. Le fait de retenir un tel critère physique pourrait s’avérer significatif, la faculté de déplacement semblant être réservée à la matière et donc aux choses corporelles. Comme a pu le relever un auteur, « La prise en compte d’un caractère physique des biens pour leur classification constitue donc la confirmation éclatante pour de nombreux auteurs que, pour le Code civil, la propriété est essentiellement corporelle »196. Ainsi, initialement, dans son sens primitif et le plus étroit, le bien est une chose corporelle197. La notion de « bien » serait « relativement nette ». Elle s’ordonnerait « dans la pensée juridique française, à partir de celle de choses du monde physique »198. 46. Le rejet de cette conception. Les biens seraient donc des choses corporelles appropriées ou susceptibles d’être appropriées. Cette définition classique du bien aurait pour conséquence d’empêcher un signe utilisé à titre de marque d’accéder au statut de bien. Cette approche matérialiste du bien n’a pas emporté pleinement l’adhésion et a fait l’objet de vives 190 C.-E. CLAEYS, La notion de possession : Pour une approche pédagogique nouvelle, in Mélanges G. DEHOVE, PUF, 1983, p. 111. 191 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 166, p. 49 192 P. BERLIOZ, op. cit., n° 166, p. 49. 193 H. BATIFFOL, Problèmes contemporains de la notion de biens, APD 1979, t. 24, p. 9. Pour cet auteur : « « Il [l’article 516] paraît admettre que les biens sont des choses au sens de la corporéité, caractère nécessaire à la qualification mobilière ou immobilière » 194 V. notamment, P. MALAURIE & L. AYNES, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 109, p. 27 ; C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e éd., 2011, n° 46, p. 33 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis Droit, 2006, n° 23, p. 51. 195 Art. 528 du Code civil : « Sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet d’une force étrangère ». 196 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 196, p. 56. V. aussi, P. M ALAURIE & L. AYNES, Droit civil, les biens, op. cit., n° 8, p. 6. 197 P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 8, p. 6. 198 F. TERRE, Variation de sociologie juridique sur les biens, APD 1979, t. 24, p. 17. 52 critiques199. En effet, « Peut-on encore sérieusement soutenir que chose et corps sont synonymes alors que ces derniers sont ravalés au rang d’une forme anecdotique de bien »200 ? L’argument selon lequel la possession ne peut concerner que des choses corporelles n’est plus d’actualité aujourd’hui. Divers travaux201 ont permis de mettre en exergue le fait que les choses incorporelles étaient susceptibles d’être possédées. La res, objet du droit de propriété, ne doit pas être nécessairement une substance tangible202. Voir dans les biens uniquement des choses corporelles serait une conception archaïque ne reflétant plus la réalité. Au terme d’une analyse historique de la question, le Professeur ZENATI démontre que les res incorporales peuvent autant être objet de propriété que les res corporales : « Le dominium n’est pas un droit, au sens romain des choses, comme l’a prouvée VILLEY, mais une puissance attachée à la personne s’exerçant sur toutes les formes de choses, incorporelles comme corporelles »203. En outre, Monsieur BERLIOZ, dans son étude relative à « La notion de bien »204 démontre avec justesse que cette conception traditionnelle matérialiste est insuffisante. Tout d’abord, il apparaît qu’un certain nombre de choses sont « exclues de la notion de biens, en raison d’une appréhension déficiente de celle-ci »205. Les objets consacrés par un droit de propriété ne sont plus les mêmes que par le passé, lorsque le Code civil a été élaboré : « L’immatériel a fait irruption dans le domaine des corps, suite à l’apparition de nouvelles formes de représentation de ces derniers. Pouvoir exclusif sur une chose corporelle, la propriété se trouve ainsi mise en défaut. De telle sorte que le bien ne constitue parfois plus qu’une représentation déformée de la chose »206. Cette conception matérialiste du bien s’avère être trop restrictive et inadaptée aux réalités. Ainsi, aujourd’hui, comme le note le Professeur ZENATI, il n’est plus « sérieux (…) de soutenir que les personnes n’ont de relations juridiques, directes ou médiates, qu’avec les choses corporelles. Des biens surgissent ou réapparaissent qui ne sont ni les choses corporelles, ni les droits subjectifs de la taxinomie moderne »207. 199 M. VILLEY, Préface historique, APD 1979, t. 24, p. 2 ; F. ZENATI, L’immatériel et les choses, APD 1999, t. 43, p.79. 200 F. ZENATI, L’immatériel et les choses, préc., spéc. p. 84. 201 A. PELISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001 ; B. PARANCE, La possession des biens incorporels, LGDJ, Bibliothèque de l’institut André TUNC, t. 15, 2008. 202 P. CATALA, L’immatériel et la propriété, APD 1999, t. 43, p.61. 203 F. ZENATI, L’immatériel et les choses, préc., spéc. p. 84. 204 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., 2006. 205 P. BERLIOZ, op. cit., n° 248, p. 71. 206 P. BERLIOZ, op. cit., n° 251, p. 72. 207 F. ZENATI, L’immatériel et les choses, préc., spéc. p. 87. 53 B. La conception dématérialisée du bien 47. La conception dématérialisée du bien. La conception classique était une conception matérialiste. La conception moderne est, quant à elle, une conception « dématérialisée ». Une grande partie de la doctrine considère que le bien est, non pas la chose, objet du droit, mais le droit qui porte sur cette chose208 : « Il n’y a de bien que les droits que nous pouvons avoir sur les choses »209. En conséquence, tous les biens seraient incorporels210 et, comme SAVATIER l’affirmait : « C’est par un raccourci, par une élision que, dans un patrimoine, on compte comme des biens une maison ou un bijou, car le patrimoine ne comprend à l’analyse, que des biens incorporels, des droits »211. D’une conception traditionnelle, fondée sur la corporéité de la chose, nous sommes passés à une conception moderne, dématérialisée. Aujourd’hui, la mutation semble achevée et il est admis « de manière quasi unanime que tous les biens sont des droits et ont, par suite, une nature incorporelle »212. 48. La justification. Le droit serait qualifié de bien plutôt que son objet au motif qu’il y aurait une confusion entre le droit et l’objet213. Cette confusion serait la conséquence du fait que la valeur de la chose résulterait du droit. La doctrine considère que la chose, sans le droit, est sans valeur : « ce ne sont pas les choses en elle-mêmes mais les droits sur ces choses qui ont de la valeur »214. Autrement dit, c’est le droit qui habille la chose et « qui lui donne sa valeur marchande »215. Il semble qu’il faille même aller encore plus loin. Un auteur énonce que le droit se confond avec la chose : « ce n’est pas parce qu’elle en résume toutes les utilités, mais parce que la chose donne corps aux pouvoirs que renferme la propriété »216. L’utilité dont il est question dans le bien ne serait pas la caractéristique de la chose, mais 208 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 2, p. 7 ; G. B AUDRY-LACANTINERIE & M. CHAUVEAU, Traité théorique et pratique de droit civil. Des biens, Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 2e éd.,1899, n° 2, p. 3; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 1, p. 1 ; C. CARON & H. LECUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 12. 209 G. BAUDRY-LACANTINERIE & M. CHAUVEAU, op. cit., n° 9, p. 9. 210 R. SAVATIER, Vers de nouveaux aspects de la conception et de la classification juridique des biens corporels, RTD civ. 1958, p. 1. L’illustre auteur affirmait ainsi : « Nous avons quelques scrupules à parler encore de biens incorporels. Depuis Ihering, les juristes savent pertinemment qu’en réalité, tous les biens s’analysent, pour eux, en des droits, donc en une notion incoporelle ». 211 R. SAVATIER, préc., p. 1. 212 F. ZENATI, L’immatériel et les choses, APD 1999, t. 43, p.79 et plus particulièrement p. 89. 213 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 481, p. 153. 214 C. CARON & H. LECUYER, Le droit des biens, op. cit., p. 12. 215 Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 2, p. 6. 216 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 487, p. 155. 54 résiderait dans les prérogatives conférées par le droit217. Par voie de conséquence, le droit devrait dès lors être considéré comme étant le bien plus que la chose. 49. La critique de la conception. Tout un pan de la doctrine rejette cette approche dématérialisée du bien. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET rejettent en bloc cette conception. Il leur est inconcevable que la propriété soit considérée comme un bien et c’est avec des mots très virulents qu’ils rejettent cette conception : « il serait tautologique et absurde de s’approprier le rapport d’appropriation. Le droit de propriété ne peut être un bien parce qu’il est ce qui permet aux choses d’être des biens. Ce sont les objets de propriété qui sont des biens, non pas la propriété elle-même »218. Il nous est également difficile d’adhérer à cette conception qui, comme la conception traditionnelle du bien, apparaît comme déficiente. La conception dématérialisée du bien est équivoque et ambiguë. Le Professeur AUBERT, tout en reconnaissant que le seul bien est le droit, considère finalement que le bien est « l’ensemble droit-objet du droit »219, démontrant par là qu’il est délicat de se détacher complètement de l’objet du droit. En outre, cette conception aurait pour conséquence de reconnaître aux « biens » deux acceptions juridiques. L’article 516 du Code civil, en prévoyant que « Tous les biens sont meubles ou immeubles », ne semble pas envisager le bien comme un droit. L’article 543 du Code civil est tout aussi problématique pour la conception dématérialisée du bien lorsqu’il dispose : « On peut avoir sur les biens, ou un droit de propriété, ou un simple droit de jouissance, ou seulement des services fonciers à prétendre ». Cet article distingue clairement les biens, qui sont les objets du droit, et les droits sur ces biens : « Les biens en question ne peuvent, sans contradiction, être eux-mêmes de tels droits ou des démembrements de ceuxci »220. Constatant cette difficulté, les auteurs partisans de la conception dématérialisée critiquèrent l’usage que le Code civil faisait du mot bien. Le bien visé à l’article 543 ne serait pas le bien juridique. PLANIOL considérait ainsi : « L’article 543, en énumérant les droits que les particuliers peuvent avoir sur les biens, n’a évidemment en vue que les biens en nature ; cela résulte des droits qu’il énumère : propriété, usufruit, servitudes. Dans ce sens étroit, le mot « bien » exclut tout ce qui est incorporel et fait antithèse aux mots « droits, créances et 217 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 488, p. 156. F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 3, p. 21 219 J. L. AUBERT & E. SAVAUX, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Sirey, 13 e éd., 2010, n° 202, p. 212. 220 P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 493, p. 157. 218 55 actions ». Pour rédiger l’article 543 en termes exacts, il eût fallu dire « sur les choses » »221. Autrement dit, le bien du Code civil devrait être distingué du bien de la doctrine. Face à ces difficultés, certains auteurs font le choix d’utiliser indifféremment la notion de bien, comme pouvant être une chose, mais aussi un droit. Dans leur Traité de droit civil, les Professeurs BERGEL, BRUSCHI et CIMAMONTI envisagent dans un premier temps le bien sous sa forme dématérialisée : « La notion de « bien » est ainsi dominée par celle de droits relatifs aux choses et désigne en réalité surtout les droits qui portent sur les choses, plutôt que les choses elles-mêmes »222. Pourtant, dans un second temps, ils n’hésitent pas à envisager le bien sous l’angle de l’objet de droit en considérant que la propriété « s’entend ainsi au sens subjectif qui exprime le pouvoir exclusif d’une personne sur un bien »223, pour ensuite l’envisager de nouveau sous son aspect dématérialisé : « Mais ce terme a aussi un sens objectif. Il signifie l’appartenance d’un bien à une personne et s’identifie à la chose ellemême »224. Cette ambivalence de la notion de « bien » démontre toute sa complexité et, semble-t-il, son incapacité à être uniquement envisagée comme un droit. Dès lors, comme le relève le Professeur PELISSIER, toute confusion du droit de propriété avec la chose qui en est l’objet « est donc à proscrire. Et, plus largement, toute confusion des droits avec les biens »225. C. Les conceptions innovantes du bien 50. Deux auteurs se sont démarqués en proposant dans leurs travaux des définitions du bien se distinguant des définitions « classiques ». Il s’agit de Monsieur BERLIOZ, qui envisage le bien à l’aune de sa fonction de garantie (1), et du Professeur BINCTIN qui propose de créer la catégorie des biens intellectuels (2). 1. Une chose à fonction de garantie226 51. Le bien et la solvabilité du débiteur. Dans son étude relative à « La notion de bien », Monsieur BERLIOZ se proposede donner une nouvelle définition du bien. Pour celui-ci, les conceptions classiques ou rénovées du bien sont critiquables et mal adaptées. Les biens lui 221 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, t. 1, Pichon, 1900, n° 772, p. 305. J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 1, p. 1. 223 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, op. cit., n° 79, p. 89 224 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, op. cit., n° 79, p. 89 et 90. 225 A. PELISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001, n° 241, p. 112. 226 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 625, p. 205. 222 56 apparaissent plus comme un élément de garantie ; ils représentent « la solvabilité de la personne, détermine le crédit qu’on peut lui faire »227. Ainsi, même si le bien est évidemment une source de richesse, il serait avant tout une source de crédit et se caractériserait essentiellement par sa « fonction de garantie »228. L’auteur a envisagé la notion de bien à la lueur de la notion patrimoine. Le patrimoine permet aux créanciers d’une personne d’obtenir paiement de la créance lorsque le débiteur n’y procède pas de manière volontaire. Pour cela, les créanciers affectent à leur désintéressement des choses qui appartiennent au débiteur. Il s’agit des biens. Ainsi entendu, le bien a pour mission de répondre des dettes de son propriétaire. Il y voit là l’unique fonction assignée par le Code civil à tous les biens : « Les biens sont les substituts de la personne dans l’exécution forcée de ses dettes »229. La qualification d’un bien serait la résultante de sa finalité. Cette capacité à être saisie ne constitue cependant pas le seul critère de qualification du bien. La saisissabilité est possible si les biens « sont des objets extérieurs »230 à la personne et qui « lui sont unis par un lien qui peut être rompu »231. De ce fait, les objets deviennent des biens dès lors que ce lien entre la personne et l’objet est établi : « La propriété apparaît dans ces conditions comme le principe constitutif du bien »232. 52. Le rejet de la conception. Bien que séduisant, cette conception n’emporte pas pleinement l’adhésion. L’approche fonctionnelle de Monsieur BERLIOZ apparaît quelque peu minimaliste. Réduire la notion de bien à sa fonction de garantie, revient à nier l’utilité que peut représenter le bien pour son titulaire. Le propriétaire d’une chose dispose des trois prérogatives inhérentes au droit de propriété, à savoir l’usus, le fructus, et l’abusus. À travers ces prérogatives, le propriétaire peut jouir pleinement de son bien, de toutes ses utilités, et en disposer librement. Or, la fonction de garantie, si elle est une des fonctions de la chose, n’apparaît pas comme déterminante. En sus, le raccourci avec lequel on définit le bien à la lumière de sa fonction semble quelque peu rapide. Définir, c’est pouvoir déterminer par une formule précise l’ensemble des caractères qui appartiennent à un concept233. La qualification d’une chose ne doit pas reposer sur la fonction de cette chose, mais sur son contenu, sur des critères. C’est en effet à partir de 227 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 627, p. 206. P. BERLIOZ, op. cit., n° 627, p. 206. 229 P. BERLIOZ, op. cit., n° 629, p. 206. 230 P. BERLIOZ, op. cit., n° 628, p. 206. 231 P. BERLIOZ, op. cit., n° 628, p. 206. 232 P. BERLIOZ, op. cit., n° 628, p. 206. 233 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 5, p. 20. 228 57 son contenu que la « chose » est un bien et c’est en devenant un bien qu’elle peut éventuellement exercer un certain nombre de fonctions, celles-ci étant les conséquences de la qualification. 2. Les biens intellectuels 53. Une nouvelle catégorie de biens. De nombreux auteurs ont déjà utilisé la notion de bien intellectuel sans pour autant en apporter une définition synthétique234. Le Professeur BINCTIN s’est penché sur la question des biens intellectuels dans ses travaux dédiés au « Capital intellectuel » 235. Il souhaitait démontrer qu’une chose incorporelle, telle que les objets des droits de propriété intellectuelle, pouvait faire l’objet d’apport en société236. Pour cela, il devait démontrer que les objets des droits de propriété intellectuelle, tels que les signes distinctifs ou les œuvres de l’esprit, pouvaient être qualifiés de bien à part entière. Cependant, plutôt que d’arrêter sa réflexion à la définition du bien juridique, le Professeur BINCTIN préféra envisager une sous-catégorie de biens : celle du bien intellectuel, qu’il proprose de qualifier comme étant « une chose issue de l’imagination humaine dans l’exercice d’une activité créative susceptible d’appropriation indépendamment de tout support »237. 54. Les réserves. Dans le cadre de notre démarche, envisager une nouvelle catégorie de biens pourrait se révéler particulièrement utile, la marque étant susceptible d’intégrer, pour le Professeur BINCTIN, la catégorie des biens intellectuels238. Deux critiques peuvent cependant être apportées. La première concerne l’hétérogénéité des choses, objet d’un droit de propriété intellectuelle, et leur difficulté à être envisagées dans une 234 V. pour une analyse critique, J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 242, p. 268 citant E. P ICARD, Embryologie juridique Ŕ Nouvelle classification des droits, JDI, 1883, p. 565 : « Les nombreuses démarches entreprises pour définir le droit du breveté ont généralement conclu à la reconnaissance d’une catégorie spéciale de biens : les biens intellectuels. A la distinction classique des droits réels et personnels, il faudrait, par conséquent, ajouter un terme nouveau : celui de droits intellectuels.(…). E. PICARD fut l’initiateur de cette analyse principalement illustrée par la théorie des biens immatériels (« Immaterialgütrechtstheorie »), ou, plus simplement, des droits immatériels (« Immaterielrechtstheorie ») de Joseph KOHLER ». 235 N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007, n° 32, p. 40. 236 N. BINCTIN, op. cit., n° 14, p. 23: « L’apport en nature est un acte particulier d’exploitation des biens, une forme d’échange, l’apporteur remettant son bien contre des parts sociales. Il constitue, avec l’apport en numéraire et l’apport en industrie, l’une des trois formes d’apport en société admises par la loi. Il se réalise par la mise à disposition effective de biens. La constitution d’un capital intellectuel suppose de définir les biens pouvant être l’objet de ce transfert, aucune disposition du Code civil ne limite la nature de ceux-ci. Il est nécessaire que le bien puisse faire l’objet d’une remise effective, c'est-à-dire qu’il puisse être individualisé et que la société en ait la jouissance, au moins pour la quotité qui lui a été accordée, bénéficiant de son utilité économique ». 237 N. BINCTIN, op. cit., n° 32, p. 40. 238 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 632, p. 395. 58 seule et même catégorie. Ainsi, à titre d’exemple, certains auteurs contestent l’idée selon laquelle l’utilisation d’un signe à titre de marque constitue une création. Le droit de marque relèverait plutôt du domaine de l’occupation239. ROUBIER considérait ainsi que le terme de droit intellectuel ne « saurait être employé, sans provoquer la raillerie, pour le droit sur une marque ou un nom commercial »240. Cette conception de la marque a d’ailleurs été confirmée par certaines décisions241. Dès lors, la catégorie des biens intellectuels serait peu encline à accueillir en son sein la marque. Cette critique semble cependant devoir être écartée. Si le droit de marque ne peut être perçu comme une récompense répondant « à un travail de création ou de divulgation d’un élément qui ne serait pas connu »242, on peut difficilement nier le fait que l’utilisation d’un signe à titre de marque soit le fruit d’un choix. Or, ce choix est indéniablement le fruit d’une activité intellectuelle. Certes, cette activité intellectuelle n’a pas de vocation technique comme l’invention, ou esthétique, comme l’œuvre de l’esprit, mais elle a une vocation distinctive. C’est la relation établie entre le signe et les produits ou services concernés par ce signe qui fait l’objet d’une création. Le Professeur RAYNARD le relève en affirmant que l’exigence « d’un caractère distinctif qui impose de pouvoir identifier un produit parmi ceux de même nature proposés par les concurrents, suppose, nous semble-til, un certain fait de créativité »243. L’autre critique qui pourrait être adressée à la catégorie des biens intellectuels concerne son utilité. Était-il véritablement nécessaire d’essayer de trouver une nouvelle catégorie de bien afin de pouvoir y inclure les différentes choses objet d’un droit de propriété intellectuelle ? N’est-il pas suffisant de considérer que ces « objets », signes, œuvres de l’esprit, inventions, puissent être qualifiés de biens et plus précisément de biens incorporels ? Le simple fait de démontrer que ces objets sont des biens peut emporter un certain nombre de conséquences244. En outre, comme le constate, justement, le Professeur BINCTIN : « Des biens répondant à la 239 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 37, p. 48 ; P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 166. 240 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 22, p. 99. 241 CJCE, 16 sept. 2004, aff. C-329/02 P, SAT. 1 c/ OHMI, Rec. 2004, p. I-8317, pt. 41 ; Propr. intell., 2005, n° 15, p. 194, obs. I DE MEDRANO CABALLERO. La Cour de justice a ainsi considéré que « l’enregistrement d’un signe en tant que marque n’est pas subordonné à la constatation d’un certain niveau de créativité ou d’imagination linguistique ou artistique de la part du titulaire de la marque. Il suffit que la marque permette au public pertinent d’identifier l’origine des produits ou des services protégés par celle-ci et de les distinguer de ceux d’autres entreprises ». 242 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 8, p. 8. 243 J. RAYNARD, Propriétés incorporelles : Un pluriel bien singulier, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 527. V. également M. VIVANT, Les créations immatérielles et le droit, Ellipses marketing, Le droit en questions, 1997, p. 97 ; Pour une épure de la propriété intellectuelle, in Mélanges FRANÇON, Dalloz, 1995, p. 415. 244 Les biens peuvent ainsi constituer des apports en nature. V. N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007. 59 même définition peuvent être soumis à des régimes juridiques différents, voire cumuler plusieurs régimes ». Dès lors, y a-t-il un véritable intérêt à tenter de créer une nouvelle catégorie ? 55. Nous préférons adopter une démarche différente. S’il semble que le signe utilisé à titre de marque soit un bien intellectuel, il convient de nous assurer avant tout que ce signe puisse constituer un bien. II. La conception retenue 56. « Valeurs, biens, droits »245. MOUSSERON définit le bien comme « tout élément, matériel ou non, suscitant un double souci de réservation et de commercialisation chez son maître du moment qui appelle et obtient la sollicitude de l’organisation sociale »246. Si le terme n’apparaît pas explicitement dans cette définition, l’approche de MOUSSERON met en exergue une autre notion : la valeur. Cependant, contrairement à d’autres auteurs qui considèrent que la valeur est la notion « essentielle » et que « toute valeur doit être considérée comme un bien »247, MOUSSERON combine la valeur avec le droit qui constituerait le deuxième facteur permettant à une chose d’accéder au statut de bien. Le bien serait donc une « valeur juridiquement reconnue »248. 57. L’utilité et la rareté constitutives de la valeur. En dépit de sa nature « extrajuridique »249, la notion de valeur est l’une des deux conditions permettant à une chose 245 J. M. MOUSSERON, Valeurs, biens, droits, in Mélanges en hommage à A. BRETON et F. DERRIDA, Dalloz, 1991, p. 277. V. également sur l’émergence de la valeur dans le droit des biens, F. ZENATI, Le droit des biens dans l’œuvre du doyen SAVATIER, in L’évolution contemporaine du droit des biens, PUF, Coll. publications de la Faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, 1991, p. 13, spéc. p. 14: « Le sens visionnaire de SAVATIER culmine avec les relations qu’il pressent entre les notions de bien et de valeur. Il n’invente pas la dette de valeur, qui n’est pas encore née à l’époque où il livre sa vision des biens, mais il constate déjà le déclin de la monnaie comme étalon fixe de valeur. Il fait mieux en présageant que l’érection de la valeur elle-même en un bien sera le stade surprême du raffinement de la théorie des biens ». V. également sur cette conception du bien, F. ZENATICASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 8, p. 27 ; A. P ELISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001, n° 237, p. 109 ; N. B INCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007 ; C. LE STANC, Observations conclusives, in La valeur des droits de propriété industrielle, Journée d’étude en l’honneur du Professeur A. CHAVANNE, Litec, CEIPI, t. 53, 2006, p. 113 ; J.-L. VULLIERME, La chose, (le bien) et la métaphysique, APD 1979, t. 24, p. 32. 246 J. M. MOUSSERON, Valeurs, biens, droits, préc., p. 277, spéc. n° 7. 247 A. PIEDELIEVRE, Le matériel et l’immatériel. Essai d’approche de la notion de bien, in Aspects du droit privé en fin du vingtième siècle, Études réunies en l’honneur de M. DE JUGLART, Montchrestien, LGDJ, Éd. tech., 1986, p.55. 248 J.-L. VULLIERME, La chose, (le bien) et la métaphysique, préc., p. 32. 249 C. LE STANC, Observations conclusives, préc., p. 113. 60 d’accéder au statut de bien. La valeur est l’expression monétaire de la chose. Elle résulte de l’utilité qu’elle procure à la personne qui la possède250. L’utilité de la chose n’est cependant pas le seul élément à prendre en compte dans la valeur d’une chose. Celle-ci dépendra également de sa rareté. Ainsi, la notion de bien se situe « au carrefour de l’utilité et de la rareté, c'est-à-dire qu’elle se définit par l’idée de valeur »251. 58. L’importance de la valeur dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Bien qu’elle soit extra-juridique, la notion de valeur a fait son entrée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans le cadre de l’application de l’article 1, § 1 du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales252, la Cour de Strasbourg affirme de manière constante que « La notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituants des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété » et donc des « biens » aux fins de cette disposition. En fait, il importe d’examiner si les circonstances de l’affaire, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole n° 1 »253. Elle ajoute en outre : « La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances »254. La Cour européenne des droits de l’homme retient donc une vision extrêmement large de la notion de bien. Elle considère que toute valeur patrimoniale doit être considérée comme étant 250 F. ZENATI, L’immatériel et les choses, APD 1999, t. 43, p.79, spéc. p. 90. Le Professeur ZENATI note ainsi qu’on « peut rechercher la valeur, plus que dans l’enfance des biens, dans leur genèse, en sorte que les biens existeraient à l’état de valeur avant même que d’être consacrés juridiquement. C’est l’utilité qui conduit à faire d’une chose un bien, du moins lorsque la chose n’est pas à ce point abondante qu’elle ne suscite aucune convoitise. La rareté des choses utiles conduit à se les procurer par le commerce puis, de poche en poche, par l’argent, lorsque l’échange devient monétaire » 251 R. LIBCHABER, Les biens, Rép. civ. Dalloz, 2009 (dernière mise à jour mars 2011), n° 5, V. également D. GUTMANN, Du matériel à l’immatériel dans le droit des biens. Les ressources du langage juridique, APD 1999, t. 43, p. 65 : Pour cet auteur : « La notion de bien n’est pas dépendante de facteurs matériels, car elle désigne plus largement les valeurs économiques susceptibles de figurer dans le patrimoine. Toute chose utile et rare, donc douée de valeur, serait donc un bien ». 252 L’article 1 du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l’homme et des libertés fondamentales est relatif à la protection de la propriété dispose : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ». 253 CEDH, 5 janv. 2000, BEYELER c/ Italie, n° 33202/96, § 100. V. aussi, CEDH, 25 mars 1999, IATRIDIS c/ Grèce, n° 31107/96, § 54. La Cour rappelle « que la notion de « biens » de l’article 1 du Protocole n° 1 a une portée autonome qui ne se limite certainement pas à la propriété de biens corporels : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits de propriété » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition ». 254 CEDH, 30 nov. 2004, ONERYILDIZ c/ Turquie, n° 48939/99. 61 un bien. Elle a ainsi reconnu la qualification de bien au droit à une pension de vieillesse255, à une allocation de veuvage256, à une allocation chômage257, à une clientèle258 ou même à l’intérêt patrimonial à jouir d’une maison259. Le simple fait de pouvoir exprimer monétairement la valeur de la chose ou du droit semble permettre de qualifier ces derniers de biens. La conception du bien retenue par la Cour européenne des droits de l’homme se veut cependant trop accueillante et doit être nuancée. 59. La reconnaissance par le droit. Si la valeur est un élément fondamental permettant à une chose de devenir un bien, elle n’est pas suffisante. La valeur ne peut accéder au statut de bien que par le biais d’une intervention juridique. Sans cette dernière, la chose, support de la valeur, doit demeurer une chose. Il existe des choses ayant une certaine valeur eu égard à leur utilité et leur rareté qui ne peuvent pour autant pas accéder au statut de bien : « Une simple idée, une proposition scientifique peuvent être des valeurs ; dès lors que le Droit n’intervient pas pour contribuer à les réserver à tel ou tel, leur auteur ou tel autre, ni l’idée ni la proposition scientifique ne sont des biens. Elles le seront peut-être demain »260. Autrement dit, pour être un bien, la valeur doit être reconnue par le droit. L’intervention juridique se fait par un phénomène de réservation. Si l’utilisation du terme réservation renvoie à l’idée d’appropriation et plus précisément à celle de propriété, elle permet surtout d’envisager des situations autres que l’hypothèse de la propriété. La réservation permet d’appréhender l’appropriation de la valeur dans un sens large, ne se limitant pas à l’appropriation par le droit de propriété. La réservation ou l’appropriabilité « d’un bien peut être définie comme son aptitude à être soustrait à un usage collectif, au profit d’une dévolution individuelle, exclusive de toute intervention extérieure »261. 255 CEDH, 4 juin 2002, WESSELS-BERGERVOET c/ Pays-Bas, n° 34462/97, JCPG 2002, I, n° 160, n° 9, obs. F. SUDRE. 256 CEDH, 11 juin 2002, WILLIS c/ Royaume-Uni, n° 36042/97, JCPG 2002, I, n° 160, n° 9, obs. F. S UDRE. 257 CEDH, 16 sept. 1996, GAYGUSUZ c/ Autriche, n° 17371/90, JCPG 1997, I, 4000, n° 46, obs. F. S UDRE. 258 CEDH, 26 juin 1986, VAN MARLE et autres c/ Pays-Bas, n° 8543/79, 8674/79, 8675/79, 8685/79 , § 41. La Cour estime « que le droit invoqué par les requérants peut être assimilé au droit de propriété consacré à l’article 1 (P1-1) : grâce à leur travail, les intéressés avaient réussi à constituer une clientèle ; revêtant à beaucoup d’égards le caractère d’un droit privé, elle s’analysait en une valeur patrimoniale, donc en un bien au sens de la première phrase de l’article 1 (P1-1), lequel s’appliquait dès lors en l’espèce ». 259 CEDH, 29 mars 2010, 2 espèces, DEPALLE c/ France, n° 34044/02, BROSSET-TRIBOULET c/ France, n° 34078/02, D. 2010, p. 965, obs. A. V INCENT ; AJDA 2010, 1311, note CANEDO-PARIS, et 1515, étude F. ALHAMA. V. également C. QUÉZEL-AMBRUNAZ, L’acception européenne du « bien » en mal de définition, D. 2010, Chron., p. 2024. 260 J. M. MOUSSERON, Valeurs, biens, droits, in Mélanges en hommage à A. BRETON et F. DERRIDA, Dalloz, 1991, p. 277, spéc. n° 7. 261 R. LIBCHABER, Les biens, Rép. civ. Dalloz, 2009 (dernière mise à jour mars 2011), n° 11. 62 60. La forme classique de réservation. La propriété apparaît comme la forme classique d’appropriation262. Les caractères de la propriété que sont l’exclusivité et l’absoluité permettent au propriétaire de la chose de bénéficier de toutes les utilités de la chose, mais surtout d’écarter tout tiers des utilités de la chose, et donc de soustraire la chose à un usage collectif. 61. Les autres formes de réservation. La propriété ou les droits réels en général ne sont pas les seuls moyens permettant la réservation d’un bien : « Aux biens ne correspondent pas, nécessairement, des « droits ». La constitution de droits réels – l’appropriation – n’est pas, en effet, la seule forme de l’intervention juridique et la reconnaissance d’une valeur comme bien n’implique pas son « appropriabilité » »263. L’idée selon laquelle, seules les choses pouvant faire l’objet d’un droit de propriété méritent d’être érigées en bien doit être écartée. D’autres modes de réservation peuvent être envisagés, notamment celles organisées par le « jeu de différentes responsabilités »264 protégeant ainsi indirectement ce que MOUSSERON appelait « les curiosités associales »265. Le berceau de la responsabilité civile Ŕ l’article 1382 du Code civil Ŕ serait donc un outil de réservation de la valeur permettant l’accession de la chose au statut de bien. Ne serait-ce d’ailleurs pas là, l’une des raisons d’être de l’action qualifiée d’action en concurrence déloyale266 qui permet de sanctionner des atteintes à des valeurs économiques qui ne sont pas protégées par un droit privatif ? Cette affirmation se vérifie à la lueur des décisions de la Cour de cassation qui envisage la concurrence déloyale notamment comme un moyen d’assurer la protection de celui qui ne peut se prévaloir d’aucun 262 V. notamment sur les différents modes d’acquisition de la propriété, F. T ERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 379, p. 313 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 172, p. 273 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 184, p. 220; L. JULLIOT DE LA MORANDIERE, Précis de droit civil, publié d’après le Cours élémentaire de droit civil français de A. COLIN et H. CAPITANT, t. II, Dalloz, 1957, n° 2, p. I ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 269, p. 376. 263 J. M. MOUSSERON, Valeurs, biens, droits, in Mélanges en hommage à A. BRETON et F. DERRIDA, Dalloz, 1991, p. 277, spéc. n° 7. 264 J. M. MOUSSERON, préc., spéc. n° 10. 265 J. M. MOUSSERON, préc., spéc. n° 10. 266 Certains auteurs, dont MOUSSERON, regrettent l’intitulé de cette action. V. ainsi, J. M. M OUSSERON, Responsabilité civile et droits intellectuels, in Mélanges offerts à A. CHAVANNE : droit pénal, propriété industrielle, Litec, 1990, p. 247 : « L’intitulé est regrettable en ce qu’il paraît occulter la banalité de la faute requise et paraît exiger une relation de concurrence entre le fautif et la victime alors que la présence de cette relation ne commande en rien l’accès aux très généraux arts. 1382 et 1383, C. civ. Tout au plus, peut-on voir dans la présence de cette relation de compétition un adjuvant pour la perception et la démonstration de la faute ou, davantage, peut-être du dommage. (…)Nous préférons évoquer les « actes de déloyauté commerciale » générateurs de préjudice concurrentiel ». 63 droit267. Ainsi, la concurrence déloyale qui a « une fonction sanctionnatrice avec ses effets de réservation »268 glisse parfois vers « une fonction principale de réservation avec des effets de sanction »269. La responsabilité civile contractuelle pourrait aussi s’avérer propice à la réservation d’une chose ne faisant pas l’objet d’un droit privatif270. Le droit pénal pourrait également intervenir pour réserver des valeurs ne faisant pas l’objet d’une appropriation stricto sensu. Ainsi, si le secret d’affaires venait à être protégé pénalement comme l’envisage la proposition de loi relative à la protection des informations économiques271, il faudrait y voir une réservation du secret et des informations272 par le biais du droit pénal. La réservation de la valeur permettant à cette dernière de devenir un bien doit donc être entendue largement. Cependant, une chose ayant une certaine valeur et étant appropriable constituera un bien à la condition qu’un troisième critère soit rempli : il s’agit de l’exigence de commerciabilité. 62. La commerciabilité. L’exigence de commerciabilité est parfaitement résumée par le Professeur LIBCHABER en ces termes : « L’insertion des choses dans les relations commerciales est nécessaire à leur acceptation comme bien, pour la double raison que le commerce est un des moyens de satisfaire le désir juridique que l’on peut avoir d’un bien, et 267 V. notamment, Cass. com., 3 oct. 1978, D. 1980, p. 55, note J. S CHMIDT-SZALEWSKI; Cass. com., 4 juill. 1978, Ann. propr. ind. 1979, n° 366 ; Cass. com., 28 janv. 1982, Ann. propr. ind., 1982, p. 262; Cass. com., 10 févr. 2009, JurisData n° 2009-047000 ; Cass. com., 3 juin 2008, JurisData n° 2008-044240. 268 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281. 269 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, préc., p. 281. 270 La responsabilité civile contractuelle permet ainsi de sanctionner un partenaire, destinataire d’une information « secrète », qui méconnaîtrait une obligation de discrétion à laquelle il serait engagé. 271 V. la proposition de loi relative à la protection des informations économiques du 17 juin 2009 et celle du 13 janvier 2011 de Bernard CARAYON V. à ce sujet, C. LE STANC, Une protection pénale du secret d’affaires ?, Propr. ind., 2009, n° 10, repère 9. La dernière proposition de loi en date du 13 janvier 2011 prévoit que l’article 226-14-1 du Code pénal dispose : « Est puni d’une peine prévue par l’article 314-1 du code pénal le fait pour toute personne non autorisée par le détenteur ou par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, de s’approprier, de conserver, de reproduire ou de porter à la connaissance d’un tiers non autorisé une information à caractère économique protégée ou de tenter de s’approprier, de conserver, de reproduire ou de porter à la connaissance d’un tiers non autorisé une information à caractère économique protégée ». Ces informations à caractère économique protégé devront être comprises comme « les informations ne constituant pas des connaissances générales librement accessibles par le public, ayant, directement ou indirectement, une valeur économique pour l’entreprise, et pour la protection desquelles leur détenteur légitime a mis en œuvre des mesures substantielles conformes aux lois et usages, en vue de les tenir secrètes ». 272 V. sur l’appropriation des informations, P. C ATALA, La « propriété » de l’information, in Mélanges offerts à P. RAYNAUD, Dalloz, 1985, p. 97 ; J.-C. GALLOUX, Ébauche d’une définition juridique de l’information, D. 1994, chron., p. 229 ; P. CATALA, Ébauche d’une théorie juridique de l’information, D. 1984 ; chron., p. 97 ; J. PASSA, La propriété de l’information : un malentendu, Droit et patrimoine, 2001, n° 91, p. 64 ; N. MALLETPOUJOL, Appropriation de l’information : l’éternelle chimère, D. 1997, chron., p. 330. 64 qu’inversement la possibilité de céder participe des utilités attendues d’une chose. L’existence d’une circulation licite entre particuliers est donc, après l’appropriabilité, l’autre condition d’existence des biens »273. Cette troisième exigence a pour conséquence d’exclure de la catégorie des biens, les choses qui sont hors du commerce juridique, bien qu’elles puissent être valeur et faire l’objet d’une réservation. Doivent donc être exclus de la catégorie des biens les droits extrapatrimoniaux274, le corps humain275, ou « les choses frappées d’inaliénabilité en raison du caractère illicite qui toucherait leur propriété ou leur exploitation »276. 63. S’il constitue une notion centrale du droit civil, le bien juridique n’en demeure pas moins difficile à appréhender. Tantôt envisagé comme une chose corporelle susceptible d’appropriation, tantôt perçu comme un droit, le bien peut également être considéré comme une valeur réservée par le droit et dans le commerce. Il s’agit d’une approche « moderne » permettant de ne pas faire abstraction d’une réalité : les choses incorporelles. En outre, cette conception du bien, en mettant en exergue la valeur, permet de ne pas nier l’utilité de la chose. Il convient dès lors de confronter la marque à cette conception du bien. § 2. La découverte de la qualification du signe utilisé à titre de marque 64. L’existence de biens incorporels. Dire qu’un bien est « une valeur juridiquement reconnue »277 permet d’accepter que les choses incorporelles puissent constituer des biens. Pourtant, les meubles incorporels sont traditionnellement considérés comme des droits. On dit que les meubles incorporels le sont par destination de la loi, les biens auxquels la loi confère un caractère mobilier278. Par conséquent, en matière de propriété intellectuelle, devraient être considérés comme biens incorporels, non pas les choses objet d’un droit de propriété 273 R. LIBCHABER, Les biens, Rép. civ. Dalloz, 2009 (dernière mise à jour mars 2011), n° 69. Cependant, il existe un mouvement de patrimonialisation des droits-extrapatrimoniaux. Ainsi, un nom de famille peut parfaitement être utilisé à titre de marque. V. notamment sur ces questions, F. DAIZÉ, Marques et usurpation de signes de la personnalité, Litec, IRPI, Coll. Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 28, 2006 ; L. DREYFUSS-BECHMANN, La patrimonialité des droits extrapatrimoniaux, Thèse Strasbourg, sous la direction de G. WIEDERKEHR, 2002 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n°1, p. 3. 275 Art. 16-1 du Code civil : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ». Art. 16-5 du Code civil : « Les conventions ayant pour effet de conférer une valeur patrimoniale au corps humain, à ses éléments ou à ses produits sont nulles ». 276 Y. STRICKLER, op. cit., n° 75, p. 122. 277 J.-L. VULLIERME, La chose, (le bien) et la métaphysique, APD 1979, t. 24, p. 32. 278 G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. 274 65 intellectuelle, mais les droits eux-mêmes279. Le Professeur BINCTIN note ainsi que « Les biens intellectuels ne seraient pas des choses immatérielles, mais des droits d’appropriation, d’où la conclusion que l’objet de la propriété incorporelle est ce droit lui-même »280. Cette approche des biens incorporels revient à nier l’existence de véritables choses incorporelles. Pourtant, ces choses, contrairement à la définition qui est donnée du meuble incorporel, existent sans une quelconque intervention de la loi. Si une confusion est opérée entre le bien incorporel et droit, c’est sans doute lié au fait que la réservation et la commercialisation permettent la métamorphose de la valeur en bien et se prolongent « la plupart du temps, par la mise en œuvre d’un droit »281. Néanmoins, « aux biens ne correspondent pas, nécessairement, des « droits » »282. Les biens ne sont pas tous objet de droit et il existe d’autres moyens de réservation de la valeur283. Ces raisons impliquent d’envisager autrement la notion de bien incorporel et de ne pas la réduire aux droits portant sur des choses incorporelles. Les choses objet d’un droit de propriété intellectuelle ont une consistance certaine que l’on ne peut nier284. Cette consistance se traduit notamment par le fait qu’elles sont perceptibles par les sens285, mais aussi par le fait qu’on peut également avoir un véritable pouvoir sur une invention, sur une œuvre de l’esprit ou sur un signe286. Cette consistance conduit alors « à refuser l’idée qu’ils ne sont que des droits »287. Le meuble incorporel peut être objet de droit288 et « la catégorie composée des biens immatériels n’accueille pas que des droits, mais aussi des choses incorporelles qui (…) appellent une appropriation »289. Dès lors, la marque pourrait constituer un bien. Encore est-il nécessaire de démontrer qu’elle soit une valeur (I) répondant non seulement à l’exigence de réservation (II), mais aussi de commerciabilité (III). 279 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 8, p. 6. N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 6, p. 21. 281 A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001, n° 241, p. 111. 282 J. M. MOUSSERON, Valeurs, biens, droits, in Mélanges en hommage à A. BRETON et F. DERRIDA, Dalloz, 1991, p. 277, spéc. n° 9. 283 Cf. supra n° 61. 284 V. N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 7, p. 22. Le Professeur BINCTIN note ainsi que la création a « une existence certaine et est parfaitement perceptible hors toute intervention du législateur. Une musique ou un texte s’écoute ou se lit, une invention produit un effet, un signe retient l’attention du consommateur ». 285 N. BINCTIN, op. cit., n° 6, p. 21. 286 A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001, n° 244, p. 112 et 113. Comme le relève le Professeur PÉLISSIER, « l’objet du pouvoir de fait sera alors l’invention et non le droit de brevet, la création et non le droit de propriété littéraire et artistique, la créance et non le droit de créance, le fonds de commerce et non la propriété commerciale… ». 287 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, op. cit., n° 7, p. 22. 288 A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, op. cit., n° 243 et 244, p. 112 et 113 289 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, op. cit., n° 7, p. 22. 280 66 I. La valeur de la marque 65. Les conditions de validité. Pour constituer une marque valide, le Livre VII du Code de la propriété intellectuelle exige du signe qu’il soit licite, distinctif et disponible. Si la licéité290 ne semble pas être une exigence conférant toute sa valeur à la marque, il en va différemment de la distinctivité (A) et de la disponibilité (B). A. La distinctivité291 66. L’exigence de distinctivité. L’article 711-2 du Code de la propriété intellectuelle requiert du signe qu’il soit distinctif par rapport aux produits ou services qu’il désigne292. Dire que la marque est distinctive ne signifie pas qu’elle est nouvelle ou originale 293. Cela signifie qu’elle est suffisamment arbitraire pour pouvoir désigner un produit ou un service. Un signe banal peut donc parfaitement constituer une marque à condition que ce signe ne soit pas utilisé dans sa fonction habituelle. Ainsi, si le signe « Apple » n’est pas distinctif pour désigner des pommes, il l’est au contraire pour désigner des produits informatiques. L’exigence de distinctivité implique qu'un signe nécessaire, générique, usuel, pour désigner un produit ou un service ou constitué par des termes qui en décrivent les qualités essentielles, ne puisse constituer une marque. 290 Cf. infra n° 589. V. notamment sur la question de la distinctivité, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 87, p. 99 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n°1341, p. 746 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1419, p. 783 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n°491, p. 209; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 677, p. 425 ; A. BOUVEL, L’appréciation de la distinctivité des marques verbales évocatrices, Legicom 2010, n° 44, p. 27 ; G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, J.-Cl. Marques Ŕ dessins et modèles, Fasc. 7090, 2007 ; P. TRÉFIGNY-GOY, Marques. Ŕ Droit français. Ŕ Conditions d’obtention du droit de marque, J.-Cl. Commercial, Fasc. 600, 2011, n° 54. 292 Art. L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle : « Le caractère distinctif d'un signe de nature à constituer une marque s'apprécie à l'égard des produits ou services désignés. Sont dépourvus de caractère distinctif : a) Les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service ; b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l'époque de la production du bien ou de la prestation de service ; c) Les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle ». 293 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, op. cit., n°1343, p. 747. V. CJCE, 16 sept. 2004, aff. C-329/02 P, SAT. 1 c/ OHMI, Rec. 2004, p. I-8317, pt. 41 291 67 Plusieurs raisons peuvent justifier l’exigence de distinctivité et, partant, la prohibition des termes descriptifs. Il est ainsi expliqué que la distinctivité permet notamment de préserver le jeu de la libre concurrence294. Un signe considéré comme descriptif, usuel ou générique doit pouvoir rester à la disposition de tous les opérateurs économiques exerçant dans le même secteur d’activité : « Aucun concurrent ne peut monopoliser de tels signes et priver ainsi les autres de leur libre usage dans leur profession »295. L’exigence de distinctivité peut également s’expliquer en partie par l’interdiction de s’approprier des choses communes296. Cette exigence s’explique également par la fonction que un opérateur économique souhaite assigner à un signe lorsqu’il l’utilise à titre de marque. 67. La source de la valeur de la marque. Si l’exigence de distinctivité semble dictée par des intérêts supérieurs tels que le principe de libre concurrence, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une exigence apparaissant comme l’élément prépondérant dans l’accession de la 294 V. G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, J.-Cl. Marques Ŕ dessins et modèles, Fasc. 7090, 2007, n° 2. 295 G. BONET & A. BOUVEL, préc., 2007, n° 2. V. également sur les marques descriptives, A. FRANÇON, La prohibition des marques descriptives en droit français, RIPIA 1973, n° 94, p. 270: « C’est qu’en effet il existe une prohibition des marques descriptives. Quelle est la raison d’être de cette prohibiton ? Elle est la même que celle qui justifie l’interdiction du choix comme marque d’un signe nécessaire ou générique. L’on ne veut pas qu’un commerçant ou un industriel puisse s’approprier et retirer du domaine public un terme ou un emblème dont l’usage serait utile à tout commerçant ou un industriel pour désigner au public des produits ou des services identiques ou similaires ». 296 L’article 714 du Code civil dispose : « Il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous ». Les choses communes sont des choses qui ne sont pas susceptibles d’appropriation.V. sur les choses communes, Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 1re éd., 2006, n° 71, p. 117 ; F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8 e éd., 2010, n° 7, p. 8 ; C. AUBRY & C. RAU, Droit civil français, t. II, 7ème éd. par P. ESMEIN, Litec, 1961, n° 37, p. 64 ; V. aussi pour étude exhaustive de la question, M.-A. CHARDEAUX, Les choses communes, LGDJ, Bibl. droit privé, t. 464, 2006 ; A. SÉRIAUX, La notion de choses communes. Nouvelles considérations juridiques sur le verbe avoir, in Droit et Environnement. Propos pluridisciplinaires sur un droit en construction, PUAM, 1995, p. 23. Pour Madame CHARDEAUX, contrairement à ce qu’affirme une doctrine dominante, l’inappropriabilité des choses communes n’est pas organisée par une loi de la nature mais bien par une norme juridique qui exclut les res communes de la classe des biens. Cette norme a en effet pour objectif de garantir l’usage commun des choses communes. M.-A. CHARDEAUX, op. cit., n° 108, p. 132. Les signes utilisés pour constituer une marque sont très régulièrement des choses qui existaient déjà, telles que des mots. Le fait d’utiliser le terme « Orange » pour un opérateur téléphonique n’est ni plus ni moins l’utilisation d’une chose commune pour désigner les services de cet opérateur. Les exemples de choses communes utilisées à titre de marque sont multiples. Les marques qui nous entourent sont souvent la reprise de choses dont l’usage est en théorie commun à tous : le terme « Puma » pour désigner des articles de sport, le terme « Apple » ou « Windows » pour désigner des produits informatiques. Cette pratique n’est cependant pas illégale. En effet, ce n’est pas la res communes dans son intégralité qui est utilisée pour désigner un produit ou un service. On détache un fragment de la chose commune pour un usage spécifique. Ici, il s’agira d’un usage à titre de marque. Ainsi, le terme « Orange » continuera d’exister dans son sens premier qui renvoie à la couleur orange. Le mot « orange » restera une chose commune et l’usage de ce mot dans son sens courant demeurera commun à tous. En réservant le terme orange à titre de marque, le titulaire de la marque opère une appropriation partielle de la chose commune pour un usage privé. Madame CHARDEAUX résume très bien cette possibilité : « S’il est possible d’occuper un fragment de chose commune, il est impossible d’occuper une chose commune dans sa globalité », M.-A. CHARDEAUX, op. cit., n° 80, p. 91. L’appropriation par occupation d’une chose commune est possible dans la mesure où elle demeure fragmentaire et qu’elle ne prive pas les autres de l’usage de la chose commune. 68 marque au statut de bien. C’est la distinctivité, qui va faire de la marque un objet de valeur susceptible de réservation et de commerciabilité. La logique permet d’abonder dans ce sens. Qu’elle soit fortement ou faiblement distinctive, une marque tirera toute sa valeur de sa faculté à distinguer des produits et des services. Le meilleur moyen de se persuader du fait que la distinctivité est source de valeur est la contrefaçon. Qu’il s’agisse d’une reproduction ou d’une imitation, c’est le caractère distinctif de la marque antérieure que le contrefacteur essaye de s’approprier. Si la distinctivité est importante pour les concurrents, en vue d’assurer le jeu de la libre concurrence, elle l’est d’autant plus pour le titulaire de la marque. C’est la distinctivité qui lui permet de se différencier sur le marché et de s’attacher une clientèle. En cela, l’exigence de distinctivité conditionne la valeur de la marque. Cette importance de la distinctivité a poussé certains auteurs à y voir la seule condition permettant qu’un signe soit utilisé à titre de marque297. Il ne faut pas pour autant nier l’importance de la disponibilité. B. La disponibilité298 68. L’exigence de disponibilité. La disponibilité signifie que le signe ne doit pas déjà faire l’objet d’un droit exclusif299. L’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoit ainsi un certain nombre d’antériorités empêchant qu’un signe soit utilisé à titre de marque 300. La condition de disponibilité se distingue des conditions de distinctivité et de licéité en le sens où elle ne constitue qu’un motif relatif de refus. Autrement dit, l’examinateur en charge de l’examen de la marque ne peut soulever d’office l’indisponibilité du signe. La question de la disponibilité du signe ne peut être envisagée qu’en cas de contestation de la part d’un titulaire de droit antérieur, soit par voie d’opposition301, soit par voie d’annulation302. 297 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 90. V. notamment, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 145, p. 166 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus Droit privé, 2e éd., 2011, n° 1392, p. 793 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1433, p. 790 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n°505, p. 218 ; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 656, p. 409, P. T RÉFIGNY-GOY, Marques. Ŕ Droit français. Ŕ Conditions d’obtention du droit de marque, J.-Cl. Commercial, Fasc. 600, 2011, n° 77 ; S. DURRANDE, Disponibilité des signe, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7110, 2011 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 302, p. 157. 299 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1392, p. 793 300 L’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoit ainsi que ne peut être adopté comme marque, un signe portant atteinte à une marque antérieure enregistrée ou notoirement connue, à une dénomination sociale, un nom commercial ou une enseigne, à une appellation d’origine, à un droit d’auteur, à un droit de la personnalité, ou bien encore au nom, à l’image ou à la renommée d’une collectivité territoriale. 301 Cf. infra n° 547. 302 Cf. infra n° 550. 298 69 69. La valeur conférée par la disponibilité. Si l’exigence de disponibilité du signe concourt moins à que celle de distinctivité à faire de la marque un bien, elle contribue néanmoins à lui conférer une certaine valeur. Sans respect de celle-ci, la marque devrait coexister avec d’autres signes, avec pour conséquence d’annihiler l’intérêt de sa distinctivité. Cette coexistence pourrait aboutir à une confusion dans l’esprit de la clientèle, préjudiciable pour le titulaire. Le titulaire se trouverait dans une situation délicate et éprouverait plus de difficultés pour s’attacher et fidéliser une clientèle. Par conséquent, si l’exigence de disponibilité s’explique par le fait qu’il ne faut pas porter atteinte à des droits antérieurs, elle contribue également à l’intérêt du titulaire en donnant Ŕ certes, à un niveau moindre que la distinctivité Ŕ une partie de sa valeur à la marque. 70. Eu égard aux conditions de validité d’une marque, il apparaît que cette dernière constitue indéniablement une valeur au profit de son titulaire. Qu’il s’agisse de la disponibilité ou de la distinctivité, ces exigences contribuent pour le titulaire à s’attacher une clientèle. Afin que la marque Ŕ valeur Ŕ puisse constituer un bien, il est impératif d’envisager la question de sa réservation. II. La réservation de la valeur « marque » 71. La réservation de la marque se fait classiquement par le biais d’un enregistrement (A). Elle peut néanmoins, plus exceptionnellement, être la résultante d’un usage (B). A. La réservation par l’enregistrement 72. La marque enregistrée303. La marque est définie par le législateur comme un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale. Cette définition ne satisfait pas pleinement la doctrine qui en 303 V. notamment sur la procédure d’enregistrement, J. A ZÉMA, Marques, brevets, dessins et modèles, in Lamy Commercial, 2011, n° 2181 et s. ; A. THRIERR & O. THRIERR, Enregistrement de la marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7210, 2006 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 165, p. 191 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1460, p. 805 ; J. SCHMIDTSZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n° 522, p. 227 ; F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus Droit privé, 2e éd., 2011, n° 1438, p. 827. 70 relève les insuffisances304 ; celle-ci ne mentionne pas l’exigence de l’enregistrement du signe. Or, pour certains auteurs, il n’y a de marque que lorsque le signe est enregistré : « On ne peut donc que regretter que le législateur ne fasse aucune référence au droit privatif à l’article L. 711-1, ni d’ailleurs dans le premier chapitre du livre VII consacré aux éléments constitutifs de la marque »305. Il est vrai que depuis la loi n° 64-1360 du 31 décembre 1964306, le mécanisme de l’acquisition de la marque par dépôt prévaut. Le Professeur PASSA se propose ainsi de définir la marque comme « un signe distinctif dont l’usage est réservé par la loi à une personne pour la désignation dans le commerce des produits ou services visés dans l’enregistrement »307. 73. La réservation par l’enregistrement. L’enregistrement opère une réservation du signe à titre de marque en ce sens qu’il permet à son titulaire la reconnaissance d’un droit de marque. S’il n’est pas question d’envisager à ce stade de nos développements la nature juridique du droit de marque308, il n’est pas contestable d’affirmer que ce droit opère une réservation du signe utilisé à titre de marque309. Partant, le droit de marque issu de l’enregistrement permet donc indéniablement de réserver la valeur marque310. Si la question de la réservation ne pose guère de difficultés lorsqu’il y a un enregistrement, il en va différemment des marques qui ne font l’objet que d’un usage. 304 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 33, p. 45. La définition de la marque donnée par l’article L. 711-1 : « apparaît à la fois trop précise et incomplète ». 305 J. PASSA, op. cit., n° 33, p. 45. 306 Loi n° 64-1360 du 31 décembre 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service. 307 J. PASSA, op. cit., n° 34, p. 46. 308 Cf. infra n° 144. 309 Cf. infra n° 194. 310 Il est possible de s’interroger sur le moment exact de cette réservation. La CEDH a eu l’occasion de se prononcer sur une telle question dans différentes décisions Anheuser-Busch Inc.. Dans une première décision, la CEDH considérait qu’une marque ne pouvait constituer un bien au sens de l’article 1 er qu’après enregistrement définitif selon le droit de l’Etat concerné. Avant un tel enregistrement, l’intéressé dispose d’un espoir d’obtenir un tel bien mais non une espérance légitime juridiquement protégée. CEDH, 11 oct. 2005, Anheuser-Busch Inc. c/ Portugal, n° 73049/01, Rev. dr. rural 2006, n° 3, p. 22, note D. S ZYMCSAK; JCP 2006, I, 109, n° 15, obs. F. SUDRE. Dans un second temps, la CEDH a nuancé sa position en considérant que la simple demande d’enregistrement suffisait dans la mesure où celle-ci est porteuse d’intérêts patrimoniaux susceptibles d’être protégés au titre de l’article 1er. CEDH, 11 janv. 2007, Anheuser-Busch Inc. c/ Portugal, n° 73049/01, JCPE 2007, 1409, note A. ZOLLINGER. 71 B. La réservation par l’usage 74. L’usage et l’enregistrement. Pour certains auteurs, l’enregistrement est consubstantiel à la notion de marque311. Il serait par conséquent impossible de parler de marque hors hypothèse d’enregistrement. A fortiori, l’enregistrement serait la seule voie permettant la réservation de la marque et, partant, d’accéder au statut de bien. Pourtant, il peut arriver par négligence, ignorance ou même de manière délibérée que le dépôt soit omis. Si le signe utilisé à titre de marque n’a pas fait l’objet d’un enregistrement, on parle alors de marque d’usage312. 75. L’abandon de la marque d’usage. Peu de place est laissé aux marques d’usage, tant au sein du système français que du système communautaire. Consacré par la loi de 1964313, puis repris dans la loi de 1991314, le système du dépôt se substitua à la règle, connue sous l’empire de la loi du 23 juin 1857315, selon laquelle le droit de marque résultait du premier usage. Le droit sur le signe était attribué à celui qui établissait les premiers actes d’usage public et non équivoque du signe qu’il entendait s’approprier316. Cette conception répondait finalement à la logique du droit des biens, qui prévoit qu’en matière de meuble, la possession317 suffit pour emporter la propriété de celui-ci. À l’instar, du nom commercial, de la dénomination sociale ou de l’enseigne, le titulaire du signe utilisé à titre de marque se voyait reconnaître un droit privatif. Le titulaire de la marque d’usage ne bénéficiait cependant pas de l’action en 311 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 34, p. 46. 312 J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 214, p. 138. V. également sur ce sujet, J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559 ; La reconstitution des « monopoles » de propriété industrielle par l’action en concurrence déloyale ou en responsabilité civile : mythe ou réalité ?, in Mélanges dédiés à P. MATHÉLY, Litec, 1990, p. 93. 313 Loi n° 64-1360 du 31 décembre 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service. 314 Loi n° 91-7 du 4 janvier 1991 relative aux marques de fabrique, de commerce ou de service. 315 Loi du 23 juin 1857 sur les marques de fabrique et de commerce. 316 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 140, p. 133. POUILLET affirmait ainsi que « Celui qui, le premier, s’en empare, se l’approprie légitimement et peut interdire l’usage aux autres (...) ; pour être retenue et conservée elle n’exige aucun acte, aucune déclaration, aucun titre ; son existence est un fait, et ce fait précisément parce qu’il est apparent, s’impose de lui-même à tous » 317 Voir sur la possession, F. T ERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 151, p. 153 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n°441, p. 647 ; J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19e éd., 2000, n° 118, p. 201 ; P. S IMLER, Les biens, PUG, 3e éd. 2006, n° 38, p. 43 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 121, p. 147 ; L. J ULLIOT DE LA MORANDIERE, Précis de droit civil, publié d’après le Cours élémentaire de droit civil français de A. COLIN & H. CAPITANT, t. II, Dalloz, 1957, n° 172, p. 78 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 188, p. 269 ; C.-E. CLAEYS, La notion de possession : Pour une approche pédagogique nouvelle, in Mélanges G. DEHOVE, PUF, 1983, p. 111 ; P. ORTSHEIDT, La possession en droit civil français et allemand, Grenoble, SRT, 1977 ; P. TAFFOREAU, Possession et propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 111. 72 contrefaçon, mais de l’action en concurrence déloyale. L’action en contrefaçon était réservée aux seuls titulaires qui avaient procédé au dépôt de leur marque318. Le dépôt apparaissait ainsi comme le garant d’une plus grande sécurité juridique. C’est d’ailleurs vraisemblablement au nom de la sécurité juridique que le système du premier usage fut abandonné. En effet, si le système de l’acquisition du droit par l’usage semblait « rationnel »319, il n’était cependant pas dénué d’inconvénients pratiques. L’usage étant plus difficile à prouver, il n’existait pas de moyens sûrs de le porter à la connaissance du public. Le droit de marque apparaissait de ce fait « aléatoire »320 et « incertain »321. Le système fut donc tout naturellement abandonné. 76. La marque d’usage notoire. L’abandon du système fondé sur le premier usage doit-il être cependant compris comme une disparation des marques d’usage ? Autrement dit, un signe utilisé à titre de marque, non enregistré, peut-il être considéré comme une marque ? Pour certains auteurs, la notion de marque implique un enregistrement. Le Professeur PASSA considère qu’une marque d’usage « qui est un signe exploité pour désigner des produits ou services mais qui n’est pas couvert par un droit privatif faute d’avoir fait l’objet d’une demande d’enregistrement, ne peut à proprement parler être qualifié de marque, alors qu’il répond à la définition de l’article L. 711-1, alinéa 1er »322. À ce titre, la marque d’usage ne serait pas une marque. Certes, la marque d’usage ne peut bénéficier des dispositions du Livre VII du Code de la propriété intellectuelle. Pour autant, elle n’en constitue pas moins une marque : une marque au sens large du terme. L’existence de la marque d’usage est consacrée dans divers textes internationaux ou nationaux. L’article 6 bis de la Convention de Paris de 1883323 « impose la protection de la marque notoire, même si elle n’est pas déposée »324. Celui-ci prévoit que le titulaire d’une marque notoire non enregistrée peut demander l’annulation du dépôt d’une 318 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 191, p. 185, Comme le note cet auteur, le dépôt offrait « la garantie des peines correctionnelles qui frappent le contrefacteur. La marque non déposée constitue bien une propriété au profit du négociant qui l’a adoptée, mais pour la faire respecter, il ne peut faire appel qu’à la loi civile ; au contraire, la loi pénale protège la marque déposée, et celui qui l’usurpe, assimilé à un voleur, se rend passible de l’amende et de l’emprisonnement ». 319 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 212. 320 P. MATHÉLY, op. cit., p. 212. 321 P. MATHÉLY, op. cit., p. 212. 322 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 33, p. 45. 323 Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883. 324 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1301, p. 716. 73 marque postérieure, si la marque seconde est susceptible de créer une confusion avec la sienne325. Les marques notoires sont également envisagées dans le cadre du Code de la propriété intellectuelle, à l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, à propos de l’indisponibilité, ou encore à l’article L. 713-5 du même Code, relatif à la protection spécifique des marques renommées ou notoires. Il apparaît ainsi que non seulement les marques d’usage ne sont pas interdites, mais aussi qu’elles n’ont pas complètement disparu de notre paysage juridique. Cependant, pour ce qui est de la marque d’usage notoire, l’enregistrement s’est trouvé un substitut. La notoriété supplée à l’enregistrement en conférant à son titulaire un droit privatif326. La notoriété permet en conséquence à la marque d’usage Ŕ la valeur Ŕ d’être reconnue par le droit. La marque d’usage notoire pourrait constituer un bien. 77. La marque d’usage non notoire. L’affirmation peut également valoir pour les marques d’usage qui ne sont pas notoires. Aucune règle ne semble proscrire l’usage d’un signe à titre de marque. Ou plutôt, rien n’impose d’enregistrer un signe que l’on souhaite utiliser à titre de marque. Dès lors qu’un signe est utilisé à titre de marque, il semble logique de le qualifier de marque. Comment pourrait-on les qualifier autrement ? Comment pourrait-on qualifier un signe utilisé à titre de marque avant qu’il n’accède à la notoriété ? Préalablement à la célébrité, il ne serait pas une marque alors que postérieurement, il le serait. Un signe utilisé à titre de marque doit être qualifié de marque, qu’il soit enregistré ou non. S’il est vrai que la marque d’usage ne peut « être le siège d’un droit privatif »327, elle n’en demeure pas moins une marque dès lors qu’elle est utilisée à cet effet. Il ne pourrait en être 325 TPICE, 11 juill. 2007, aff. T-150/04, Mülhens c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-2353. Les marques notoires au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris « sont des marques qui bénéficient d’une protection contre le risque de confusion, et ce sur le fondement de la notoriété dans le ressort territorial en cause et indépendamment de la production, ou non, d’une preuve d’enregistrement ». 326 L’article L. 714-4 du Code de la propriété intellectuelle qualifie même le titulaire d’une marque notoire de propriétaire. Il dispose en effet : « L’action en nullité ouverte au propriétaire d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle se prescrit par cinq ans à compter de la date d’enregistrement, à moins que ce dernier n’ait été demandé de mauvaise foi ». V. aussi l’article L. 712-4 du Code de la propriété intellectuelle. Cf. infra n° 414. 327 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559. Il ne pourrait en être autrement. En effet, l’article 4 alinéa 3 de la loi du 31 décembre 1964 disposait ainsi: « Le seul usage à titre de marque de l’un des signes prévus à l’article 1er ne confère aucun droit à l’usager ». Cette formule n’a pas été reprise lors de la réforme du 4 janvier 1991. Néanmoins, « l’état de droit n’a pas changé sur ce point », J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 215, p. 139. 74 autrement. D’ailleurs, lorsque le droit de la consommation fait référence à la marque, il vise tant les marques enregistrées que les marques d’usage328. Le fait que la marque d’usage soit une marque n’impliquerait cependant pas, hors hypothèse de notoriété, qu’elle fasse l’objet d’une réservation. En vertu du principe de la liberté de commerce et de l’industrie, la reprise d’un signe qui n’est pas couvert par un droit privatif ne devrait pas être considérée comme fautive329. En conséquence, la marque d’usage ne ferait pas l’objet d’une quelconque réservation. Pourtant, une réservation est envisageable. 78. Les conditions de la protection. En vue de bénéficier d’une protection, la marque d’usage doit répondre, à l’instar de la marque enregistrée, aux conditions habituelles de validité330. Le signe utilisé à titre de marque doit être distinctif331, disponible et licite. À défaut, le signe ne pourrait constituer une marque susceptible d’une quelconque réservation. L’absence de distinctivité empêcherait la clientèle de voir dans le signe une marque. L’illicéité du signe pourrait se voir sanctionnée sur le terrain de la tromperie ou des pratiques commerciales trompeuses332. Enfin, l’indisponibilité du signe peut avoir pour conséquence que son usage soit interdit par l’action d’un titulaire d’un droit antérieur. Une fois ces conditions remplies, la marque d’usage constitue une valeur La réservation ne pouvant résulter d’un droit privatif, convient-il de se tourner vers le droit commun de la responsabilité délictuelle tel qu’envisagé par les articles 1382 et 1383 du Code civil. La protection de la marque d’usage est ainsi assurée par les mécanismes classiques de la 328 V. par exemple l’article L. 121-1 du Code de la consommation. Cf. sur la marque dans le droit de la consommation infra n° 733. 329 J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 90, p. 56. Le Professeur PASSA dans sa thèse intitulée « Contrefaçon et concurrence déloyale » explique parfaitement que les droits de propriété intellectuelle sont des exceptions « au principe cardinal de la liberté de commerce et de l’industrie ». C’est pourquoi, en l’absence de droit privatif, la liberté de commerce ne peut donc pas être limitée « et la prestation non appropriée doit, par application du principe de liberté, pouvoir être exploitée sans interdit par toute personne y trouvant intérêt ». De ce fait, la concurrence déloyale ne peut être une solution de repli automatique pour celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif. 330 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559, et plus spécialement p. 561. 331 J.-J. BURST, préc., spécialement p. 562. BURST considérait que l’absence de distinctivité empêche une protection fondée sur l’article 1382 du Code civil. Il explique ainsi : « C’est dans le domaine de la décoration des emballages que la jurisprudence est le plus souvent invitée à trancher. Il s’agit alors de couleurs qui sont reproduites par le concurrent. Elles auraient pu être déposées comme marques, mais elles ne l’ont pas été. Les tribunaux condamment pour concurrence déloyale après avoir constaté l’existence d’un risque de confusion. Toutefois, la protection est refusée lorsque les couleurs reproduites sont banales, ce qui montre bien que la marque d’usage qui n’est pas distinctive ne peut pas être protégée par la concurrence déloyale ». Voir ainsi à ce sujet, Paris, 28 avr. 1982, Ann. prop. Ind., 1982, p. 152 ; TGI Paris, 19 mai 1987, PIBD 1987, n° 424, III, p. 506 ; TGI Paris, 1er mars 1989, PIBD 1989, n° 462, III, p. 478. 332 Cf. infra n° 754. 75 responsabilité civile et, en particulier, par les règles de la concurrence déloyale. L’atteinte à la marque d’usage implique donc une faute, un dommage et un lien de causalité333. La réservation est cependant précaire et concerne essentiellement, sauf exception, les conflits avec d’autres marques d’usage. Comme en matière de concurrence déloyale, l’usurpation de la marque d’usage est fautive et dommageable si un risque de confusion est démontré334. Pour cela, le signe objet du conflit doit être exploité publiquement, faire l’objet d’une reproduction ou d’une imitation dans la même spécialité, c'est-à-dire pour désigner des produits ou services identiques ou similaires. En sus du risque de confusion, le titulaire de la marque d’usage doit, pour obtenir gain de cause, démontrer sa priorité d’usage. 79. La précarité de la réservation. Par le jeu de l’article 1382 du Code civil et de l’action en concurrence déloyale, le titulaire de la marque voit son signe en quelque sorte réservé, comme pourrait l’être un nom commercial ou une enseigne. Cependant, si réservation il y a, celle-ci s’avère précaire, n’offrant pas un véritable droit privatif. Cette précarité se traduit notamment dans la faiblesse de la marque d’usage face à la marque déposée postérieurement. La marque d’usage ne peut être « opposée victorieusement à une marque postérieure qui est enregistrée »335. L’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que seule une marque enregistrée ou notoirement connue peut constituer une antériorité pertinente. Dès lors, « entre une marque déposée et une marque non déposée, plus ancienne, c’est la marque déposée qui l’emporte et le titulaire de la marque non déposée 333 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559, et plus spécialement p. 562. 334 J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 216, p. 140. Le Professeur PASSA relève ainsi que « celui qui, en raison des circonstances de la reproduction ou de l’imitation d’une marque d’usage, crée un risque de confusion avec les produits ou services ou avec l’entreprise du premier usager commet incontestablement un acte de concurrence déloyale ». V. également, J.-J BURST, La reconstitution des « monopoles » de propriété industrielle par l’action en concurrence déloyale ou en responsabilité civile : mythe ou réalité ?, in Mélanges dédiés à P. MATHÉLY, Litec, 1990, p. 93, spéc. p. 96. L’éminent Professeur expliquait que le bien-fondé « de l’action en concurrence déloyale implique une confusion ou à tout le moins un risque de confusion. Ne pas exiger cette condition fondamentale reviendrait à reconnaître un droit là où la loi a refusé de reconnaître son existence ». Cependant, certaines décisions ne font pas état du risque de confusion dans la motivation en affirmant ainsi que la reproduction d’un signe est un acte de concurrence déloyale. V. par ex., Paris, 8 nov. 1984, Ann. propr. ind. 1985, p. 64. De même certains tribunaux préfèrent se référer à la théorie de la concurrence parasitaire plutôt qu’à la concurrence déloyale. Le Professeur PASSA note à ce sujet : « les tribunaux considèrent alors que la reproduction ou l’imitation d’une marque d’usage est fautive au motif qu’elle conduit à une exploitation déloyale de la position acquise par un concurrent auprès des consommateurs, ou permet d’installer dans le sillage d’un compétiteur économique pour profiter de ses efforts sans bourse délier ». J. PASSA, op. cit., n° 217, p. 140. V. ainsi Cass. com., 16 juil. 1968, Ann. prop. ind. 1968, p. 90 ; PIBD 1969, III, p. 113. 335 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, préc., spéc. p. 564. 76 est contrefacteur »336. Il s’agit là d’une solution pleine de bon sens337. Faut-il rappeler que le système actuel est celui de l’acquisition du droit par l’enregistrement ? Quel serait l’intérêt du dépôt si les titulaires des marques d’usage pouvaient jouir de droits similaires à ceux des titulaires des marques enregistrées ? Ce principe souffre néanmoins d’exceptions. Nous l’avons déjà énoncé, si la marque d’usage est notoire, elle peut constituer une antériorité pertinente et elle l’emporte en cas de conflit sur une marque enregistrée postérieure. L’autre exception concerne l’application de l’adage Fraus omnia corrumpit. Comme tout acte juridique, l’enregistrement d’une marque peut être annulé en cas de fraude338. S’il est établi que le déposant avait connaissance d’une marque antérieure identique ou similaire dans la même spécialité, ou s’il ne pouvait en ignorer l’existence, l’enregistrement devra être annulé339. Cette solution doit trouver à s’appliquer pour les marques d’usage : « Une chose est de ne conférer aucun droit pouvant résulter de l’usage, autre chose est de permettre qu’un dépôt effectué par quelqu’un qui veut profiter en toute connaissance de cause de la négligence d’autrui lui confère des droits »340. Le dépôt est en conséquence considéré comme frauduleux lorsque le déposant connaissait l’usage antérieur fait par un tiers du même signe. La preuve de la mauvaise foi du déposant peut s’avérer difficile à rapporter. Les tribunaux se contentent « de constater que le déposant ne pouvait ignorer l’activité de son concurrent et l’utilisation qu’il faisait de la marque non déposée »341. Cette preuve est facilitée lorsque les 336 Pau, 25 août 1988, Ann. prop. ind., 1989, p. 30. V. également, TGI Strasbourg, 20 déc. 1989 et 22 oct. 1990, D. 1993, somm. 112, obs. J.-J. BURST; Paris, 24 janv. 1973, D. 1973, p. 357, note R. P LAISANT ; Lyon, 14 déc. 1978, PIBD 1979, n ° 234, III, p. 165 ; JCPG 1979, II, 12256, note J.-J. BURST et P. NUSS ; TGI Paris, 18 févr. 1994, PIBD 1994, n° 567, III, p. 304. 337 A. CHAVANNE, Fraude et dépôt attributif de droit en matière de marques, in Mélanges en l’honneur de D. BASTIAN, t. 2, Droit de la propriété industrielle, Litec, 1974, p. 3: « Le résultat peut sembler dur dans certain cas : une marque reposant sur le seul usage, même ancienne et connue (à condition qu’elle ne soit pas notoire) sera évincée par une marque identique ou voisine régulièrement déposée, bien qu’elle lui soit postérieure et très peu connue. Tant pis pour le titulaire de la première qui n’a pas été vigilant : il n’avait qu’à profiter du délai de 3 ans qui lui était offert par l’article 35 de la loi de 1964 pour effectuer un dépôt et régulariser sa situation et confirmer ses droits, jura Vigilitantibus ». 338 Ce motif de nullité est conforme à la Directive marque. Ainsi, l’article 3, § 2 d) laisse la possibilité aux États membres de prévoir que la marque est nulle lorsque « la demande d’enregistrement de la marque a été faite de mauvaise foi par le demandeur ». 339 A. CHAVANNE, Fraude et dépôt attributif de droit en matière de marques, préc., p. 3. 340 A. CHAVANNE, préc., spéc. p. 4. 341 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559, spéc. p. 565. V. pour illustration : TGI Bobigny, 22 févr. 1985, JCPE 1987, 16055, n 48, obs. J.-J. BURST & J. M. MOUSSERON ; Paris, 31 mars 1987, RDPI 1987, n°11, p. 149 ; TGI Paris, 26 juin 1986, RDPI 1986, n° 7, p. 84. 77 parties sont en relation d’affaires et « qu’à cette occasion le déposant a eu connaissance de l’utilisation faite par l’auteur de la marque non déposée »342. Tous ces éléments démontrent que la marque d’usage fait l’objet d’une réservation. À défaut d’un droit privatif, il n’en demeure pas moins que le bénéficiaire jouit « d’une protection juridique »343. Il n’en faut pas plus pour que la marque d’usage puisse être considérée comme un bien. 80. Qu’elle soit d’usage ou enregistrée, la marque est une valeur reconnue par le droit. Elle fait l’objet d’une réservation. Afin de se convaincre définitivement qu’elle constitue un bien, il est nécessaire d’envisager rapidement la question de la commerciabilité. III. La commerciabilité de la marque 81. Une valeur dans le commerce. La question de sa commerciabilité du signe utilisé à titre de marque ne pose guère de difficultés. L’exploitation de la marque peut prendre différentes formes. Outre, les contrats classiques de cession344 et de concession345, la marque peut faire l’objet d’apports en société346, d’accord de coexistence de marque347 ou de mises en gage348. Cette liberté d’exploitation de la marque démontre qu’il s’agit d’une chose dans le commerce et permet de s’assurer que la marque constitue un bien. 342 J.-J. BURST, La protection de la marque d’usage en droit français des marques, in Festschrift für Mario M. PEDRAZZINI, Verläg Stämpfli, A.G. Bern, 1990, p. 559, spéc. p. 565. V. les jurisprudences citées par l’auteur : TGI Paris, 11 janv. 1989, PIBD 1989, n° 457, III, p. 331 ; TGI Paris, 13 févr. 1989, PIBD 1989, n° 459, III, p. 392 ; TGI Paris, 16 févr. 1983, PIBD 1983, n° 328, III, p. 184. 343 CJCE, 11 juin 2009, aff. C-529/07, Chocoladenfabriken Lindt & Sprüngli, Rec. 2009, p. I-04893, pt. 52. 344 Art. L. 714-1, alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle : « Les droits attachés à une marque sont transmissibles en totalité ou en partie, indépendamment de l’entreprise qui les exploite ou les fait exploiter. La cession, même partielle, ne peut comporter de limitation territoriale ». V. notamment sur cette question, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 393, p. 558 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus Droit privé, 2e éd., 2011, n° 1594, p. 928 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 1490, p. 820 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 642, p. 280 ; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 831, p. 522 ; É. TARDIEU-GUIGUES, Transmission du droit sur la marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7400, 1994, n° 3. 345 Art. L. 714-1, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle : « Les droits attachés à une marque peuvent faire l’objet en tout ou partie d’une concession de licence d’exploitation exclusive ou non exclusive ainsi que d’une mise en gage ». V. notamment sur cette question, J. P ASSA, op. cit., n° 400, p. 565 ; F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1609, p. 934 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, op. cit., n° 1498, p. 823 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, op. cit., n° 659, p. 284 ; N. BINCTIN, op. cit., n° 877, p. 549 ; É. TARDIEU-GUIGUES, préc., n° 45. 346 N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007 ; Y. R EINHARD, L’apport en société des droits de propriété industrielle, in Mélanges offerts à A. CHAVANNE : droit pénal, propriété industrielle, Litec, 1990, p. 297. 347 Paris, 4e ch., 4 juill. 2008, D., 2009, p. 1189, note J. H UET. 348 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 392, p. 557. 78 82. La marque est une valeur susceptible de réservation. Qui plus est, elle est dans le commerce. Il ne semble plus faire aucun doute que la marque est un bien qui a vocation à intégrer le patrimoine de son titulaire. La marque, à l’instar, des autres biens constituant le patrimoine de son titulaire, se voit attribuer une fonction qui lui est propre, sans quoi elle n’aurait aucune utilité pour son titulaire. C’est cette fonction qu’il convient d’envisager maintenant. Section 2. La fonction patrimoniale encadrée par l’utilisation du signe à titre de marque 83. Le signe utilisé à titre de marque est un bien, un objet susceptible d’une appropriation ou d’une réservation. Comme chaque bien, il a une fonction qui lui est propre, une fonction que nous pourrions qualifier de patrimoniale, le bien étant au service de son titulaire pour l’accomplissement d’une activité économique déterminée. Il conviendra donc de déterminer pourquoi la marque a une fonction d’identification (§ 1) afin d’envisager l’intérêt d’une telle fonction pour son titulaire (§ 2). § 1. La fonction d’identification de la marque 84. La marque étant un signe et en vue de mieux appréhender la fonction de la marque, il est impératif d’envisager la fonction d’un signe, de manière générale (I). La recherche de la fonction du signe n’est cependant pas suffisante pour découvrir la fonction de la marque. La marque fait partie d’une catégorie plus réduite de signes : les signes distinctifs. C’est la détermination de la fonction des signes distinctifs qui permettra d’envisager la fonction du signe utilisé à titre de marque (II). I. La fonction des signes 85. La définition et l’étymologie de la notion de signe. Comme l’énonce Monsieur GRIDEL, le signe « appartient à la langue vulgaire, mais figure aussi dans la terminologie médicale, théologique, astrologique, héraldique, linguistique, sémiologique »349. Le terme « signe » est un mot aux emplois multiples. Ainsi, le signe peut être « la chose perçue qui permet de 349 J.-P. GRIDEL, Le signe et le droit. Les bornes - les uniformes Ŕ la signalisation routière et autres, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 164, 1979, n° 4, p. 6. 79 conclure à l’existence ou la vérité (d’une autre chose absente à laquelle elle est liée) »350. Il peut aussi être envisagé comme un « élément ou caractère (d’une personne, d’une chose) qui permet de distinguer, de reconnaître »351. Cette définition du signe correspond notamment à la marque. En tant que signe, elle permet de reconnaître les objets mis sur le marché et de ne pas les confondre avec ceux des concurrents. Étymologiquement, le sens du mot signe peut sembler plus restreint. Traditionnellement, l’équivalent grec du mot signe désignait le caractère distinctif tout ce qui fait reconnaître ou distinguer quelque chose352. L’autre équivalent grec renvoie à la même idée : marque distinctive, ce à quoi l’on reconnaît quelque chose ou quelqu’un353. Le signe permet concrètement de désigner « la matérialité visuelle qui permet l’identification et se traduit alors par le cachet, le sceau, l’inscription ; la borne, la trace, l’indice, la preuve ; l’enseigne militaire, le drapeau, le pavillon »354. Un signe est donc quelque chose qui permet de distinguer et, partant, d’identifier. 86. Le signe linguistique. Le phénomène linguistique est composé de deux aspects : un signifiant et un signifié355. La langue peut en effet se définir comme « un système de signes distincts correspondant à des idées distinctes »356. Le signe linguistique unit non pas une chose et un nom, mais plus un concept et une image acoustique. Le signifiant est ainsi « la traduction phonique d’un concept »357 et le signifié est quant à lui « le concept en tant qu’il est susceptible d’une concrétisation mentale »358. Le signe linguistique a fait les frais d’une vulgarisation et apparaît finalement comme étant une relation entre une forme matérielle et un contenu sémantique, entre une chose et un nom. On entraperçoit à la lumière de la linguistique, la fonction qui pourrait être reconnue à la marque. Elle exploite utilement une forme, le signifiant, afin d’avoir une signification, le signifié. Le signe utilisé à titre de marque nécessite tout d’abord une base formelle. Sans 350 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 352 J.-P. GRIDEL, Le signe et le droit. Les bornes - les uniformes Ŕ la signalisation routière et autres, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 164, 1979, n° 7, p. 7. 353 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 7, p. 8. 354 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 7, p. 8 355 A. MARTINET, Le langage, Encyclopédie la Pléiade, t. 25, p. 20, Gallimard, 1968, cité par J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 10, p. 12: « On dit d’un objet qu’il est un signe, au sens le plus large, lorsqu’il manifeste autre chose que lui. Une chose est ce qu’elle est ; dire qu’elle est un signe, c’est dire qu’on peut distinguer en elle son aspect signifiant et son aspect signifié. C’est ce qu’il y a de commun à la relation de la fumée au feu, du feu rouge à l’ordre de s’arrêter, de l’expression un éléphant à l’éléphant » 356 F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, édition critiquée T. DE MAURO, Payot, 1967 pour les notes et commentaires, réedition 1995, p. 26. 357 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 17, p. 20. 358 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 17, p. 20. 351 80 signifiant, il ne peut y avoir de signification. C'est pourquoi la marque est « faite d’éléments pouvant être perçus par les sens »359. En outre, la marque a une signification. Il s’agit du signifié. Comme le relevait MATHELY, la marque « est d’abord une chose sensible, par exemple un mot ou une image destiné à la vue et à l’ouïe de l’homme. Et cette chose sensible va donner une information : une information relative à l’objet auquel elle est appliquée »360. L’information donnée par la marque est que le produit estampillé provient d’une entreprise qui, en théorie, utilise ce signe pour identifier ces produits. La marque, au sens linguistique du terme, est un signe. Cette approche linguistique permet de percevoir la fonction d’un signe en général. Néanmoins, cette approche n’est pas parfaite. Le signe linguistique englobe essentiellement les marques verbales et ne peut pas, à titre d’exemple, s’appliquer aux signes emblématiques. Il est nécessaire d’envisager plus largement la notion de signe par le biais d’une approche sémiologique. 87. Le signe sémiologique. La linguistique et la sémiologie sont deux sciences qui sont étroitement liées : « Bien que la seconde soit historiquement née de la première, la première n’est aujourd’hui qu’une partie de la seconde »361. La sémiologie est la science des signes362. Le signe sémiologique peut se définir comme « l’union d’une manifestation sensible et d’une intention de communication »363. Le signe sémiologique se veut plus large que le signe linguistique364. En sémiologie, sont considérés comme signes, non seulement les langues, « mais aussi les symboles graphiques des sciences exactes, de la logique ou des cartes 359 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 10 P. MATHÉLY, op. cit., p. 10. 361 J.-P. GRIDEL, Le signe et le droit. Les bornes - les uniformes Ŕ la signalisation routière et autres, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 164, 1979, n° 15, p. 19. 362 V. F. DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, édition critiquée T. DE MAURO, Payot, 1967 pour les notes et commentaires, réedition 1995, p. 33: « La langue est un système de signes exprimant des idées, et par là, comparable à l’écriture, à l’alphabet des sourds-muets, aux rites symboliques, aux formes de politesse, aux signaux militaires, etc. Elle est seulement le plus important de ces systèmes. On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie (…). Elle nous apprendrait en quoi consiste les signes, quelles lois les régissent. (…) La linguistique n’est qu’une partie de cette science générale, les lois que découvrira la sémiologie seront applicables à la linguistique et celle-ci se trouvera ainsi rattachée à un domaine bien défini dans l’ensemble des faits humains ». 363 J.-P. GRIDEL, Le signe et le droit. Les bornes - les uniformes Ŕ la signalisation routière et autres, op. cit., n° 20, p. 23. 364 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 21, p. 25 : « Les langues humaines sont les premiers phénomènes à répondre à la définition du signe sémiologique et, à ce titre, la linguistique n’est qu’une partie de la sémiologie. Néanmoins, un écart se creuse entre les deux disciplines et isole signe linguistique et signe sémiologique. L’on tend à reconnaitre au langage ordinaire une place à part et à réserver à la sémiologie l’étude des signes non linguistiques ; il possède en effet ce que l’on appelle, à la suite des travaux de M. MARTINET, une double articulation, qui le rend irréductible aux autres systèmes de communication ». 360 81 routières… »365. Le signe sémiologique se distingue également du signe linguistique de par « l’intention de communication »366. L’existence du signe n’est pas naturelle et résulte d’une volonté de communication. C’est le « véhicule d’un message »367. Le signe démontre une volonté de faire savoir. Il se caractérise par « cette volonté qui l’anime : volonté de la relation à autrui, volonté de faire connaître telle vérité déterminée, volonté de charger de sens telle réalité ou de reprendre à son compte le sens dont elle est socialement chargée. Le signe est le « rapport volontaire dérivant de la nature de communication » »368. Le signe est en ce sens un moyen d’action sur autrui. La marque semble répondre à la définition du signe sémiologique. Elle résulte de la volonté du titulaire qui a décidé d’utiliser une marque pour désigner des produits ou des services, afin de se distinguer de ses concurrents, et d’informer les utilisateurs de la marque qu’il est le titulaire légitime de cette marque. Néanmoins, envisager la marque comme un signe sémiologique ne correspond pas encore pleinement à la réalité. Tout phénomène sensible produit par une volonté agissante dans un but de communication est un signe. Dès lors, tout phénomène pourrait constituer une marque : un mot, un emblème, une odeur, une sensation tactile. Or, la marque ne peut être constituée par tout type de signe. Elle doit répondre à certains critères. La marque n’est donc pas simplement un signe sémiologique ; elle appartient à une sous-catégorie : le signe juridique. 88. La marque comme signe juridique369. Partant du constat que le signe avait une multitude de définitions et qu’il s’agissait d’un terme qui se retrouvait dans de nombreuses sciences, le Professeur GRIDEL s’est proposé de regrouper « certains phénomènes qui, nécessaires à la connaissance du droit et identiques par les traits essentiels de leur fonctionnement, n’ont jamais été regroupés au sein d’un même vocable »370, au sein d’une catégorie particulière : les signes juridiques. Les signes juridiques ont pour vocation de faire connaître la situation juridique propre à une personne ou à une chose. Ils se caractérisent « par une appréhension immédiate de la part d’autrui et par l’aspect essentiellement juridique et intentionnel de leur contenu »371. Le signe juridique se caractérise également par la réunion de deux éléments qui le constituent : le corpus et l'animus. Dans un sens concret, le signe est une chose, une res. On a 365 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 20, p. 23. J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 20, p. 24. 367 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 20, p. 25. 368 J.-P. GRIDEL, op. cit., p. 25. 369 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 23, p. 27. 370 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 23, p. 28. 371 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 24, p. 28. 366 82 d’ailleurs tendance à confondre le signe avec son signifiant, le corpus du signe, qui est le support de la signification. Le signe juridique doit pouvoir se comprendre spontanément et instantanément par autrui. L’autre versant du signe est celui mis en exergue dans la définition sémiologique du signe : l’intention de communication. Il s’agit de l’animus. Le signe juridique est le fruit exprès d’une volonté d’informer, de communiquer, de faire passer un message : « S’il est matériellement un objet instantanément perçu, le signe se caractérisera donc abstraitement par l’intention de communication qui l’a fait naître et par la juridicité de son message »372. Le signe juridique, outre son corpus et son animus se distingue par le message qu’il souhaite faire passer. Il doit se caractériser par son intention de communication juridique373. Afin d’illustrer ses propos, le Professeur GRIDEL prend l’exemple de l’enseigne qui constitue pour lui un signe juridique, non pas à raison de la protection légale que lui apporte l’action en concurrence déloyale ou la réglementation professionnelle, mais parce qu’elle est porteuse d’une information juridique. L’enseigne « traduit l’existence hic et nunc de tel commerce, et fait savoir que l’occupant du local désigné est dans la situation juridique d’artisan ou de vendeur disposé à effectuer la prestation propre à son état »374. Le signe juridique peut donc être simplement défini comme un signifiant volontaire : il « est un objet dont la raison d’être est d’extérioriser la situation juridique propre à telle personne ou chose : ce qui donne au signe un caractère juridique, c’est son contenu »375. 89. La marque comme signe juridique. À l’instar de l’enseigne, le signe utilisé à titre de marque constitue indéniablement un signe juridique. Il s’agit d’une chose, qui doit être comprise en un trait de temps, justifiant notamment l’exigence de disponibilité et de distinctivité, fruit d’une volonté, résultant d’un dépôt ou d’un usage, ayant un message juridique. Or, c’est dans ce message juridique qu’il convient de rechercher la fonction de la marque. 372 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 30, p. 31. J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 32, p. 36. 374 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 33, p. 38. 375 J.-P. GRIDEL, op. cit., n° 33, p. 39. 373 83 II. La fonction d’identification 90. La marque, en tant que signe juridique, appartient à la catégorie des signes distinctifs, dans laquelle on retrouve notamment le nom commercial, l’enseigne ou bien encore la dénomination sociale376. La catégorie des signes distinctifs est une notion vague qui n’a pas fait l’objet d’une définition légale. Ils sont habituellement définis comme étant des « moyens phonétiques ou visuels particulièrement des mots ou des images, qui sont appliqués, dans la vie économique et sociale, à la désignation des personnes ou des entreprises, ainsi que des produits ou services qu’elles fournissent, afin de les distinguer et de permettre au public de les reconnaître »377. Cette définition permet de mettre en avant le dénominateur commun des signes distinctifs : l’identification. La fonction d’identification est le propre de tous les signes distinctifs (A). La marque a cependant une fonction qui lui est propre en ce sens qu’elle qu’elle identifie uniquement des produits et des services (B). A. La fonction commune des signes distinctifs 91. Une fonction identique pour des signifiés différents. Derrière le pléonasme signe distinctif se cache des signes juridiques qui se caractérisent par leur fonction. Ils permettent d’identifier, de désigner quelque chose ou le cas échéant quelqu’un afin que ce quelque chose ou ce quelqu’un puisse être distingué. Doivent notamment être rangés dans cette catégorie particulière de signe juridique, le nom commercial, la dénomination sociale, l’enseigne ou bien encore le nom de domaine. Si ces différents signes sont réunis sous la même bannière de par leur fonction, ils ne doivent cependant pas être confondus dès lors qu’ils n’ont pas pour fonction d’identifier la même chose. 92. La fonction d’identification du nom commercial. Le nom commercial378 se définit comme la « dénomination sous laquelle est connu et exploité un établissement 376 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1207, p. 651 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 1350, p. 737 ; P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984. 377 P. MATHÉLY, op. cit., p. 3. 378 V. pour plus de précisions sur le nom commercial, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 469, p. 683 ; F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1209, p. 655 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 285, p. 659 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, 84 commercial »379ou, autrement dit, comme « la dénomination, sous laquelle une personne physique ou morale désigne l’entreprise ou le fonds de commerce qu’elle exploite, pour l’identifier dans ses rapports avec la clientèle »380. Comme le relève le Professeur LOISEAU, il permet « de singulariser le fonds de commerce dès sa constitution, en lui permettant d’être désigné dans l’intérêt des tiers comme de son titulaire, et de le distinguer ensuite, durant l’exploitation, des autres entités économiques auxquelles s’adressent la clientèle »381. 93. La fonction d’identification de la dénomination sociale. La dénomination sociale382 permet l’identification de la personne morale en tant que telle. Elle désigne en quelque sorte la personne morale dans son identité et sa personnalité. Elle pourrait s’apparenter au nom patronymique de l’entreprise, de la personne morale. La dénomination sociale procure à l’entreprise une identité administrative et économique. Pour la jurisprudence, il s’agit du « nom qui individualise la personne morale considérée dans l’ensemble de son existence et de ses activités »383. Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1626, p. 897 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 705, p. 575 ; P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 813 ; G. LOISEAU, Nom commercial, Rép. com. Dalloz, 2002 (dernière mise à jour mars 2009) ; M.-B. SALGADO, Biens de l’exploitation. Ŕ Eléments incorporels. Ŕ Clientèle. Nom commercial et enseigne. Propriétés incorporelles, J.-Cl. Commercial, Fasc. 207, 2009 ; Y. REBOUL, Le nom commercial et la marque, in Mélanges offerts à A. CHAVANNE : droit pénal, propriété industrielle, Litec, 1990, p. 283 ; J. PASSA, La protection de la dénomination sociale et du nom commercial par l’action en concurrence déloyale, in Études sur le droit de la concurrence et quelques thèmes fondamentaux, Mélanges en l’honneur d’Y. SERRA, Dalloz, 2006, p. 289 ; X. DESJEUX, Le nom commercial, de quelques problèmes juridiques, Gaz. Pal. 1979, 2, doctr., p. 614 ; J. AZÉMA, Marques et signes distinctifs traditionnels : Enseigne, nom commercial, dénomination sociale, in Les défis du droit des marques au XXIe siècle, Actes du Colloque en l’honneur du Professeur Y. REBOUL, sous la direction de C. GEIGER et J. SCHMIDTSZALEWSKI, Litec, CEIPI, 2010, p. 19. 379 P. ROUBIER, op. cit., n° 245, p. 659. 380 P. MATHÉLY, op. cit., p. 3. V. ainsi, Paris, 13 oct. 1962, Ann. propr. ind. 1963, p. 228. Les juges ont précisé que « le nom commercial est la dénomination sous laquelle est connu et exploité un fonds de commerce et qui constitue le signe de ralliement de la clientèle » ; Paris, 27 mars 1968, Ann. propr. ind. 1968, p. 141. Les juges ont ainsi affirmé que « Le nom commercial sert à désigner l’entreprise exploitée » ; Paris, 21 janv. 1974, Ann. propr. ind. 1974, p. 213 et Paris, 5 juill. 1907, Ann. propr. ind. 1908, p. 41: « Le nom commercial est la dénomination sous laquelle est connu et exploité un établissement commercial ». V. aussi, Paris, 24 févr. 1999, PIBD 1999, n° 678, III, p. 258 ; Orléans, 25 avr. 1978, Ann. propr. ind.1980, p. 370, Paris, 15 janv. 1987, Ann. propr. ind. 1988, p. 248 ; Paris, 21 oct. 1998, RJDA 1999, n° 1, n° 110. 381 G. LOISEAU, Nom commercial, Rép. com. Dalloz, 2002 (dernière mise à jour mars 2009), n° 1. 382 V. J. PASSA, op. cit., n° 469, p. 683 ; F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1269, p. 693 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, op. cit., 6e éd., 2006, n° 1648, p. 911 ; P. MATHÉLY, op. cit., p. 801 ; B. FRANÇOIS, Dénomination sociale, Rép. sociétés Dalloz, 2005 (dernière mise à jour mars 2009) ; F. VINCKEL, Dénomination sociale, J.-Cl. Société Traité, Fasc. 28-20, 2007 ; J. CALVO, La dénomination sociale en droit français, LPA 1995, 26 juill., n° 89, p. 29 ; J. PASSA, Nature et modalités de la protection de la dénomination sociale, Rev. sociétés 2004, p. 904 ; La protection de la dénomination sociale et du nom commercial par l’action en concurrence déloyale, préc., p. 289 ; E. LE BIHAN & L. JULIEN-RAES, Étude sur un objet de propriété incorporelle mal-aimé : La dénomination sociale, Propr. intell. 2004, n° 12, p. 749 ; J. AZÉMA, préc., p. 19. 383 Paris, 24 février 1999, PIBD 1999, n° 678, III, p. 257. 85 94. La fonction d’identification de l’enseigne384. Outre le nom commercial et la dénomination sociale, une entreprise peut également utiliser l’enseigne à titre de signe distinctif. Au terme de la loi n° 79-1150 du 29 décembre 1979385, l’enseigne se définit comme « toute inscription, forme ou image apposée sur un immeuble et relative à une activité qui s’y exerce ». L’enseigne permet de localiser le fonds de commerce aux yeux de la clientèle. Elle a identifie dans l’espace le fonds de commerce. L’enseigne est directement apposée sur les locaux, sur les établissements que son titulaire souhaite exploiter. 95. La fonction d’identification du nom de domaine386. Plus récemment, avec le nouveau moyen de communication que représente l’internet, un nouveau signe distinctif a fait son apparition : le nom de domaine. Comme les autres signes distinctifs, le nom domaine a une fonction d’identification. Il permet ainsi d’identifier « un « lieu » sur le réseau, c'est-à-dire, de fait, une machine à laquelle un site, une prestation…peuvent être rattachées »387. En jouant le rôle d’une enseigne sur le réseau internet, le nom de domaine est aujourd’hui un important instrument pour les acteurs du commerce électronique. Il permet d’accéder à un site, de l’identifier et, le cas échéant, de le référencer. 96. Classiquement rangée dans la catégorie des signes distinctifs388, la marque ne déroge pas à la règle. Elle a une fonction d’identification. Plus précisément, elle a pour rôle d’identifier des produits et des services. B. La fonction propre de la marque 97. Une identification particulière. En tant que signe juridique, la marque est la combinaison d’un signifiant et d’un signifié. Le signifiant serait le corpus qui constitue la marque et le signifié serait le message juridique transmis. En tant que signe distinctif, le 384 V. pour plus de précisions sur cette question, J. P ASSA, op. cit., n° 469, p. 683 ; F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., 2011, n° 1248, p. 679 ; P. ROUBIER, op. cit., n° 297, p. 702 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, op. cit., n° 1644, p. 909 ; P. MATHÉLY, op. cit., p. 850 ; N. OLSZAK, Enseigne, Rép. com. Dalloz, 2005 (dernière mise à jour décembre 2010) ; M.-B. SALGADO, Biens de l’exploitation. Ŕ Eléments incorporels. Ŕ Clientèle. Nom commercial et enseigne. Propriétés incorporelles, J.-Cl. Commercial, Fasc. 207, 2009 ; J. AZÉMA, préc., p. 19. 385 Loi n° 79-1150 du 29 décembre 1979 relative à la publicité, aux enseignes et préenseignes. Cette loi a été abrogée et l’on retrouve la définition de l’enseigne à l’article L. 581-3 du Code de l’environnement. 386 V. notamment sur le nom de domaine, J. PASSA, op. cit., n° 469, p. 683 ; F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1292, p. 707 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 160, p. 77 ; Marques et noms de domaine, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7519, 2011 ; F. Sardain, Noms de domaine, J.-Cl. Communication, Fasc. 4660, 2009. 387 M. VIVANT (ss. la direction de), Lamy droit de l’informatique et des réseaux, 2011, n° 2087. 388 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 12, p. 5. 86 signifié est un message juridique relatif à la désignation, à l’identification de quelque chose. L’identification opérée par la marque doit être distinguée de celle opérée par les autres signes distinctifs. Sa fonction d’identification est envisagée à l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle, lequel précise que la marque est un signe distinctif permettant de distinguer des produits ou des services. En d’autres termes, la marque serait un instrument au service de son titulaire ayant pour fonction d’identifier des produits et des services. Les choses ne pourraient être plus claires. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’envisager la fonction de la marque, la terminologie maladroite et ambiguë utilisée par la Cour de justice pour qualifier la fonction de la marque contribue à semer le trouble. 98. La fonction d’identification comme fonction de garantie d’identité d’origine. Dire que la marque a une fonction d’identification n’est pas une nouveauté. Cette fonction est connue tant de la doctrine389 que de la jurisprudence390. Certains auteurs ont même affirmé que la première fonction de la marque « qui apparaît à quiconque l’observe sur le marché, est de rendre possible l’identification des biens et des services soit par celui qui les procure : le producteur, le commerçant, le prestataire de service, soit par celui qui en bénéficie : le consommateur »391. La fonction d’identification n’apparaît cependant pas comme la formule la plus couramment usitée. Elle est régulièrement envisagée sous une autre formule : la fonction de garantie d’identité d’origine. Si cette formule existait, peu ou prou, avant sa reconnaissance par la Cour de justice392, elle fut consacrée par la jurisprudence communautaire dans le cadre de l’affaire Terrapin393. 389 V. par exemple, A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 13, p. 11 ; P. TRÉFIGNY-GOY, L’incidence de la fonction sur la portée de la protection de la marque, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 5 ; J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4. 390 Cass. com., 13 juill. 2010, JurisData n° 2010-011702 ; Paris, 21 nov. 2008, JurisData 2008-007171; Versailles, 12 janv. 2006, JurisData n° 2006-307746. 391 A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, op. cit., n° 13, p. 11. 392 V. par exemple, E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 5, p. 14. Pour cet auteur, la marque « sert avant tout à indiquer la provenance d’une marchandise ». V. aussi, F.-K. BEIER, Nature et fonctions juridiques de la marque, in Marque et droit économique Ŕ Les fonctions de la marque, Colloque du 6 et 7 novembre 1975, Union des fabricants, 1976, p. 96, spéc. p. 103. BEIER utilisait une formule similaire : « la fonction d’indication de provenance ». V. également, Paris, 16 janv. 1868, Ann. propr. ind. 1869, p. 336. Les juges ont affirmé que « la marque est le signe distinctif du produit dont elle sert à garantir la qualité, assurer la réputation et faire connaître l’origine ». V. également, L. VAN BUNNEN, Aspect actuels du droit des marques dans le Marché commun, Bruxelles, CIDC, 1967, n° 4, p. 4. Pour cet auteur la marque avait notamment une « fonction d’indication de provenance ». 393 CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, Terrapin c/ Terranova, Rec. 1976, p. 1039 ; JCPG 1976, I, 2825, obs. J.-J. BURST et R. KOVAR. Les juges avaient ainsi affirmé que « la fonction essentielle de la marque, consistant à 87 La Cour de justice affirme de manière constante que la fonction « essentielle de la marque est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance »394. D’autres expressions sont également utilisées afin d’envisager cette fonction : fonction de garantie de provenance395, fonction de garantie d’origine396. Si ces formules semblent satisfaire la doctrine397, elles n’en demeurent pas moins extrêmement maladroites et ambiguës quant aux termes utilisés, qu’il s’agisse de la garantie, de l’identité ou de l’origine. 99. L’utilisation du terme garantie. Au regard de la jurisprudence de la Cour de justice, la marque serait une garantie pour le consommateur398. Le substantif « garantie » a une connotation juridique très forte. Au sens large, la garantie se définit comme « tout mécanisme qui prémunit une personne contre une perte pécuniaire »399 ou plus généralement comme l’obligation « d’assurer à quelqu’un la jouissance d’une chose, d’un droit, ou de le protéger contre un dommage éventuel »400. On retrouve notamment cette notion en droit des contrats avec des obligations légales telles que la garantie d’éviction401 ou la garantie des vices cachés402. Dans un sens courant, garantir quelque chose signifie « Assurer sous sa responsabilité quelque chose à quelqu’un »403. garantir aux consommateurs l’identité d’origine du produit, se trouve déjà mise en cause par le fractionnement même du droit originaire », pt. 6. 394 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 48. 395 V. par exemple, CJCE, 26 avr. 2007, aff. C-348/04, Boehringer Ingelheim e.a., Rec. 2007, p. I-3391 ; CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Bush, Rec. 2004, p. I-10989. 396 V. par exemple, CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185 ; Paris, 31 oct. 2008, JurisData n° 2008-372349 ; Cass. com., 20 févr. 2007, JurisData n° 2007-037750. V. également le onzième considérant de la Directive 2008/95 qui envisage également la fonction d’origine. 397 V. cependant, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 48, p. 60. À propos de l’expression garantie de provenance, le Professeur PASSA note qu’il s’agit d’une formule moins précise « car la marque n’a pas pour fonction de garantir ou d’indiquer qu’un produit provient d’une entreprise identifiée ». 398 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 48. 399 G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. 400 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 401 « Obligation pour le vendeur de défendre l’acquéreur contre le trouble apporté par autrui à sa possession et de l’indemniser au cas où la propriété de la chose vendue serait reconnue appartenir à un tiers ou grevée de droits réels », G. CORNU, Vocabulaire Juridique, op. cit.. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, op. cit.. 402 « Obligation mise par la loi à la charge notamment du vendeur ou du bailleur de fournir à son cocontractant une chose qui ne soit pas atteinte de vices « qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine ou qui en empêchent l’usage », G. CORNU, Vocabulaire Juridique, op. cit.. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, op. cit.. 403 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 88 À la lueur de ces définitions, le titulaire du signe se trouverait dans la situation d’un débiteur qui, par sa marque, doit assurer quelque chose au consommateur. En l’occurrence, il s’agit pour la marque d’assurer, de rendre sûre, l’identité d’origine, l’origine, la provenance des produits ou services désignés. L’utilisation du terme garantie éloigne la marque du rôle qu’elle devrait jouer, à savoir simplement identifier des produits ou des services. En effet, d’une fonction patrimoniale, la marque s’engagerait sur la voie d’une fonction sociale. Elle serait simplement un instrument au service du consommateur404. 100. La notion d’identité. L’autre maladresse de la formule concerne l’utilisation du terme identité. Il s’agit d’une notion ambiguë pouvant être mal interprétée. L’identité dont il est question dans la formule fonction de garantie d’identité d’origine peut renvoyer à la personne titulaire du signe. Envisagée ainsi, la marque apparaitraît comme un moyen permettant d’identifier le prestataire de service, le producteur, le commerçant. La marque aurait alors une fonction proche du nom de famille ou, pour les personnes morales, de la dénomination sociale. Une telle approche ne peut emporter l’assentiment. Quel serait l’intérêt d’avoir deux signes distinctifs, la marque et la dénomination sociale, avec une fonction d’identification identique ? Le terme identité doit être compris autrement. Étymologiquement, le terme identité vient du terme identitas signifiant « qualité de ce qui est le même »405. Le terme identité est donc luimême un dérivé du latin idem, « le même »406. Dès lors, l’identité visée par la formule « garantie d’identité d’origine » ne doit pas être entendue comme permettant d’identifier une personne déterminée, mais comme le fait qu’une chose, une personne est la même qu’une autre. Autrement dit, la marque permettrait de garantir que les produits ou services marqués par un même signe ont la même origine407. 101. L’ambiguïté du terme origine. L’utilisation de la notion d’origine s’avère également maladroite. Que faut-il entendre par origine ? La marque permet-elle d’informer précisément le consommateur sur l’origine exacte du produit, sur l’identité de la personne qui a mis le produit sur le marché ? Encore une fois, il ne faut pas faire fausse route et faire jouer à la marque le rôle d’un nom de famille ou d’une dénomination sociale. L’origine dont il est 404 Cf. infra Partie 2. A. REY (ss. dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaire Le Robert, Paris, 1992. 406 A. REY (ss. dir.), Dictionnaire historique de la langue française, éd. Dictionnaire Le Robert, Paris, 1992 . 407 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 48, p. 60. Comme le note parfaitement le Professeur PASSA, « le mot « identité » dans la formule « garantie d’identité d’origine » ne concerne pas l’identité du titulaire, mais signifie seulement que l’origine indiquée par la marque est la même ou identique ». 405 89 question doit être perçue comme l’origine commerciale légitime du produit ou service. Autrement dit, la marque permet d’indiquer que le produit est marqué par le titulaire légitime de la marque. La jurisprudence communautaire a eu l’occasion de préciser que la marque permet « de conclure que tous les produits ou services qu’elle désigne ont été fabriqués, commercialisés ou fournis sous le contrôle du titulaire de cette marque »408. La marque permet de garantir « que les produits ou services diffusés sous la marque émanent toujours de l’entreprise titulaire ou d’entreprises liées à lui et opérant sous son contrôle »409. 102. Les conséquences de la formule. Identifier la fonction de la marque ne devrait pas être une source de difficulté. Un signe est utilisée à titre de marque aux fins de désigner des produits ou des services. Ce constat implacable ne devrait pas être discuté. Pourtant, il apparaît que la jurisprudence de la Cour de justice n’est pas sans conséquence sur la perception que l’on peut se faire de la fonction de la marque. Certains auteurs, s’interrogeant sur la fonction d’identification410, considèrent ainsi que la marque n’a pas pour fonction d’identifier des produits ou des services, mais au contraire d’identifier l’entrepreneur411. Cette conception de la fonction d’identification rejoint une jurisprudence particulièrement ancienne qui considérait que la fonction de la marque consistait à « garantir l’origine de la marchandise aux tiers qui l’achètent en quelque lieu et en quelques mains qu’elle se trouve »412. Ces mêmes auteurs justifient leur position par le fait qu’envisager la marque comme un identifiant des produits et des services aurait pour conséquence de faire courir un danger au titulaire de la marque, avec le risque qu’il se fasse dépouiller de ses droits subjectifs413. La jurisprudence communautaire viendrait étayer leur conception414. 408 TPIUE, 8 févr. 2011, aff. T-157/08, Paroc c/ OHMI, pt. 44 ; TPICE, 20 mai 2009, aff. T-405/07, CFCMCEE c/ OHMI, Rec. 2009, p. II-1441, pt. 32 ; CJCE, 29 avr. 2004, C-473/01, Procter & Gamble c/ OHMI, Rec. 2004, p. I-5173, pt. 48. 409 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 49, p. 61. 410 A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 14, p. 12: « Est-ce l’identification de l’entrepreneur (…) ? Est-ce au contraire la désignation du produit dont on ignore l’entreprise d’où il est issu, tels les nombreux détergents ou lessives parfaitement connus de la ménagère, qui serait cependant bien en peine d’en nommer le producteur ? » 411 A. BRAUN & E. CORNU, op. cit., n° 14, p. 12. 412 Paris, 16 janv. 1868, Ann. propr. ind. 1969, p. 336. La Cour énonce ainsi que la marque : « deviendrait un mensonge si elle semblait indiquer qu’un produit sort de la fabrique ou des magasins d’une maison lorsque cette maison à cesser d’exister ». V. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1295, p. 711. Le Professeur P OLLAUD-DULIAN fait expressément référence à cet arrêt et précise que « la marque garantit à la clientèle l’origine du produit ou service, c'est-à-dire qu’elle permet au client de relier le produit ou service marqué à la personne qui est à son origine ». 413 A. BRAUN & E. CORNU, op. cit., n° 14, p. 12. 414 A. BRAUN & E. CORNU, op. cit., n° 14, p. 12 citant CJCE, 17 oct. 1990, aff. C-10/89, CNL-SUCAL c/ HAG, Rec. 1990, p. I-3711; RTDE 1991, p. 639, obs. G. B ONET et CJCE, 18 juin 2002, aff. C-299/99, Philips, Rec. 2002, p. I-5475; PIBD 2003, n° 756, p. 37 ; V. également, CJCE, 29 sept. 1998, aff. C-39/97, Canon Kabushiki Kaisha c/ Metro-Goldwyn-Mayer, Rec. 1998, p. I-5507 ; CJCE, 4 oct. 2001, aff. C-517/99, Merz & Krell, Rec. 90 Il est vrai que certaines décisions permettent d’abonder en ce sens. Dans l’arrêt Libertel, la Cour de justice affirme que la marque est « apte à identifier le produit ou le service pour lequel l'enregistrement est demandé comme provenant d'une entreprise déterminée et à distinguer ce produit ou ce service de ceux d'autres entreprises »415. La Cour de justice se veut encore plus ambiguë et tend à faire de la marque un véritable instrument au service du consommateur permettant d’identifier l’opérateur titulaire du signe. Il s’agit d’une vision déformée de la marque ne correspondant pas à sa réelle fonction. Une telle approche ne peut emporter l’adhésion et renvoie à une vision archaïque de la marque416. En outre, envisager la marque autrement que comme un signe permettant d’identifier des produits ou des services pourrait s’avérer lourd de conséquences pour le système actuel des marques, si le législateur devait tirer toutes les conséquences d’une telle conception de la fonction de la marque417. La marque doit être perçue comme un bien au service de son titulaire dont la fonction patrimoniale est d’identifier des produits et des services. Il s’agit d’une solution cohérente et pleine de bon sens. La solution est cohérente en ce sens qu’elle ne fait que confirmer l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit que la marque sert à désigner des produits et des services. La solution est pleine de bon sens, car il est illusoire de croire que dans un système mondialisé comme le nôtre, une marque soit à même de permettre l’identification de son titulaire418. 103. La marque est un signe et plus précisément un signe juridique appartenant à la catégorie des signes distinctifs. À la manière des autres signes distinctifs, la marque a une fonction d’identification. Cette fonction est précisée par l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle. La marque aurait pour fonction d’identifier les produits et services de son titulaire. La solution ne serait pas contestable si la Cour de justice n’était pas intervenue pour 2001, p. I-6959 ; CJCE, 12 déc. 2002, aff. C-273/00, Sieckmann, Rec. 2002, p. I-11737 ; PIBD 2003, n° 759, III, p. 125 ; CJCE, 12 févr. 2004, aff. C-218/01, Henkel, Rec. 2004, p. I-1725, PIBD 2004, n° 787, III, p. 327 ; D. 2005, pan. 501, obs. S. Durrande. 415 CJCE, 6 mai 2003, aff. C-104/01, Libertel, Rec. 2003, p. I-3793 ; PIBD 2003, n° 776, III, p. 594 ; Propr. Intell. 2003, n° 9, P. 424, obs. I. DE MEDRANO CABALLERO ; D. 2003, p. 1501 et 2005, pan. 501, obs. S. DURRANDE. 416 Cf. infra n° 702. 417 Cf. infra Partie 2, Titre 1, Chapitre 2. 418 J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1370, p. 753. Comme le notent les Professeurs AZÉMA et GALLOUX, les marques « sont très souvent entre les mains de sociétés holdings qui en concèdent l’usage à leurs filiales de sorte que le consommateur ne peut guère identifier l’origine du produit. L’évolution est encore plus nette en ce qui concerne les marques de distribution, qui se bornent à traduire la caution du commerçant qui vend les produits, sans fournir aucune identification de leur origine ». 91 consacrer ce qu’elle qualifie tantôt de fonction de garantie d’identité d’origine, tantôt de fonction de garantie d’origine, voire même de fonction de garantie de provenance. Ces formules nous apparaissent maladroites, ambigües et ne reflètent pas de manière explicite la fonction originelle de la marque, à tel point que la fonction de la marque fut qualifiée de sociale419. La fonction d’identification de la marque ne peut en aucun cas apparaître comme une fonction sociale. La fonction d’identification est une fonction patrimoniale, la marque étant au service de son titulaire : si le titulaire choisit d’utiliser une marque pour identifier des produits ou des services, c’est dans le but de se distinguer de ses concurrents et, partant, de s’attacher une clientèle. § 2. L’intérêt de la fonction d’identification de la marque pour le titulaire 104. Afin d’envisager l’intérêt de la fonction d’identification de la marque pour son titulaire, il convient de distinguer l’intérêt juridique (I) de l’intérêt commercial (II). I. L’intérêt juridique de la fonction d’identification420 105. Depuis l’arrêt Terrapin421, la fonction de garantie d’identité, que nous préférons qualifier de fonction d’identification, occupe une place primordiale dans le droit des marques. Sous l’impulsion de la jurisprudence communautaire422, la fonction d’identification apparaît comme la clef de voûte du système, indispensable à l’existence du droit, mais aussi à son exercice. Concernant son exercice, la fonction d’identification est ainsi envisagée régulièrement, voire de manière constante, dans les hypothèses de contrefaçon423. Cependant, si la fonction d’identification doit jouer un rôle dans le cadre de l’exercice du droit, c’est 419 M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, Coll. Grands arrêts, 2004, p. 3 et plus particulièrement p. 12. L’auteur conclut en ces termes : « De la finalité sociale des droits ? Peut-être serait-il temps de faire sortir JOSSERAND du Purgatoire…ou de relire les Pères de l’Eglise qui ne disaient pas vraiment autre chose ». V. également G. BONET, obs. sous CJCE, 11 juill. 1996, aff. jointes C427/93, Bristol-Myers Squibb c/ Paranova, C-429/93, Boehringer, C-436/93, Bayer, Rec. 1996, p. I-3457, RTDE 1998, p. 117. L’éminent Professeur souligne que « cette garantie apportée au consommateur correspond à une sorte de finalité sociale de la marque » ; C. GEIGER, La fonction sociale des droits de propriété intellectuelle, D. 2010, chron., p. 510. 420 V. pour une approche similaire quant au plan adopté sur cette question, J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4. 421 CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, Terrapin c/ Terranova, Rec. 1976, p. 1039; JCPG 1976, I, 2825, obs. J.-J. BURST et R. KOVAR. 422 V. par exemple, CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 48. La fonction d’identification, également qualifiée de fonction de garantie d’identité d’origine, serait la fonction essentielle de la marque. 423 V. par exemple, CJCE, 12 nov. 2002, préc. ; CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05, Adam Opel AG, Rec. 2007, p. I-1017 ; CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I-7041. 92 nécessairement en combinaison avec le droit de marque qui permet de mettre en valeur et de protéger cette fonction424. Concernant l’existence du droit, la fonction d’identification aura un rôle autrement plus important et central : « Point de délivrance du droit, dès lors point de validité ou de maintien en vigueur non plus, si le signe ne remplit pas, ou n’est pas susceptible de remplir, cette fameuse fonction de garantie d’identité d’origine »425. C’est en effet, cette fonction qui permet de conditionner non seulement la naissance du droit de marque ou, d’une manière plus générale, sa réservation (A), mais aussi d’envisager la question de la perte du droit (B). A. L’intérêt de la fonction d’identification dans la naissance du droit 106. Un signe, pour qu’il puisse être utilisé à titre de marque, doit être licite, distinctif, disponible et susceptible de représentation graphique. Si les exigences de disponibilité (2) et de distinctivité (1) semblent justifiées par la fonction d’identification de la marque, il en va différemment des conditions de licéité et de représentation graphique du signe. 1. L’exigence de distinctivité du signe426 107. Le principe. Que l’exigence de distinctivité soit justifiée par la fonction d’identification relève du bon sens. L’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « La marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale »427. Afin de pouvoir identifier ses produits ou services, le titulaire du signe doit utiliser un signe lui permettant de distinguer ses produits ou services de ceux de ses concurrents. À défaut de quoi, la marque ne peut remplir la fonction que veut lui attribuer son 424 Cf. infra n° 211. J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4. 426 V. notamment sur la question de la distinctivité, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 87, p. 99 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1341, p. 746 ; J. AZÉMA & J.C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1419, p. 782 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n°491, p. 209 ; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 677, p. 425 ; A. BOUVEL, L’appréciation de la distinctivité des marques verbales évocatrices, Legicom 2010, n° 44, p. 27 ; G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, J.-Cl. Marques Ŕ dessins et modèles, Fasc. 7090, 2007 ; P. TRÉFIGNY-GOY, Marques. Ŕ Droit français. Ŕ Conditions d’obtention du droit de marque, J.-Cl. Commercial, Fasc. 600, 2011, n° 54. 427 L’article 2 de la Directive 2008/95 prévoit qu’une marque est un signe propre à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’une autre entreprise. V. pour une formulation identique, l’article 4 du Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire. 425 93 titulaire. La marque doit par conséquent être distinctive428 et ne doit pas être constituée d’un signe ou d’une dénomination pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service429, d’un signe ou dénomination qui, dans le langage courant ou professionnel, est exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service430, ou d’un signe constitué exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle431. 108. La question de la distinctivité autonome. L’article 3, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95 précise que la marque, afin de ne pas être refusée à l’enregistrement, doit être distinctive432. Cette précision n’est pas reprise dans le texte français. Elle n’est sans doute pas apparue comme une condition autonome pour le législateur, ce dernier considérant vraisemblablement que le signe qui n’est ni générique, nécessaire ou usuel, ni descriptif est nécessairement distinctif433. La jurisprudence communautaire a pourtant interprété l’article 3, paragraphe 1, sous b) comme une condition autonome de distinctivité. La Cour de justice a précisé qu’ « il ressort clairement de l’article 3, paragraphe 1 de la directive que chacun des motifs de refus d’enregistrement mentionnés dans cette disposition est indépendant des autres et exige un examen séparé »434. Il est ainsi parfaitement possible qu’un signe ne soit pas descriptif ou générique, tout étant considéré par les juges comme non distinctif. C’est dans ces hypothèses que la fonction d’identification est sensée jouer pleinement son rôle. Un signe est considéré comme étant dépourvu de caractère distinctif s’il ne peut être perçu d’emblée comme une indication de l’origine commerciale des produits ou services visés afin de permettre au public pertinent de distinguer sans confusion possible les produits ou services du titulaire de la marque de ceux qui ont une autre provenance commerciale435. Comme le relève le Professeur PASSA, les juges communautaires formulent « une condition générale de 428 Art. 3, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95. Art. L. 711-4, b) du Code de la propriété intellectuelle ; Art. 3, paragraphe 1, sous c) de la Directive 2008/95. 430 Art. L. 711-4, a) ; Art. 3, paragraphe 1, sous d) de la Directive 2008/95. 431 Art. L. 711-4, c) ; Art. 3, paragraphe 1, sous e) de la Directive 2008/95. 432 On retrouve la même précision à l’article 7, paragraphe 1, sous b) du Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire. 433 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 112, p. 126. 434 CJCE, 12 févr. 2004, aff. C-265/00, Campina Melkunie, Rec. 2004, p. I-1699, pt. 18 ; CJCE, 8 avr. 2003, aff. C-53/01, Linde e.a., Rec. 2003, p. I-3161, pt. 67 ; CJCE, 12 févr. 2004, aff. C-363/99, Koninklijke KPN Nederland, Rec. 2004, p. I-1619, pt. 67. V. également à propos de l’article 7, paragraphe 1, b), TPICE, 26 oct. 2000, aff. T-345/99, Harbinger c/ OHMI, Rec. 2000, p. II-3525, pt. 31. 435 TPICE, 3 juill. 2003, aff. T-122/01, Best Buy Concepts c/ OHMI, Rec. 2003, p. II-2235 ; TPICE, 15 sept. 2009, aff. T-471/07, Wella c/ OHMI ; CJUE, 21 janv. 2010, aff. C-398/08, Audi c/ OHMI, Recueil 2010, p. 00000. 429 94 validité des marques qui repose sur la fonction essentielle reconnue à la marque »436. L’exigence de distinctivité s’explique par le fait que la marque doit être en mesure d’exercer sa fonction d’identification. Il est ainsi moins tenu compte du fait que le signe doit rester disponible afin d’éviter que son utilisation à titre de marque soit un frein au principe de libre concurrence. La Cour de justice a d’ailleurs pu affirmer que « la notion d’intérêt général sous-jacente à l’article 7, paragraphe 1, sous b) (…) se confond, à l’évidence, avec la fonction essentielle de la marque qui est de garantir au consommateur ou à l’utilisateur final l’identité d’origine du produit ou du service désigné par la marque, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit ou ce service de ceux qui ont une autre provenance »437. S’il n’est pas utile de revenir sur l’ambiguïté des termes employés par la Cour de justice, il apparaît clairement que la fonction d’identification de la marque justifie l’exigence de distinctivité autonome du signe. Il est logique que les signes inaptes à remplir la fonction essentielle de la marque, à savoir être en mesure d’identifier un produit ou un service, ne peuvent donc faire l’objet d’un enregistrement. Les juges communautaires ont fait pour la première fois application de l’exigence de distinctivité autonome dans des décisions rendues à propos de slogans438. L’exigence de distinctivité autonome a néanmoins pu trouver à s’appliquer à tout type de signes 439. Quant à 436 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 113, p. 126. CJCE, 15 sept. 2005, aff. C-37/03 P, BioID c/ OHMI, Rec. 2005, p. I-7975, pt. 60. 438 V. notamment, TPICE, 11 déc. 2001, aff. T-138/00, Erpo Möbelwerk c/ OHMI, Rec. 2001, p. II-3739 ; TPICE, 5 déc. 2002, aff. T-130/01, Sykes Enterprises c/ OHMI, Rec. 2002, p. II-5179. Cette décision fut rendue à propos du slogan « Real People, Real Solutions » utilisé pour désigner des produits informatiques. Les juges ont considéré que le slogan « ne possède pas d'éléments qui pourraient, au-delà de sa signification promotionnelle évidente, permettre au public pertinent de mémoriser facilement et immédiatement le syntagme en tant que marque distinctive pour les services désignés. Même dans l'hypothèse où le syntagme serait utilisé seul, sans autre signe ou marque, le public pertinent ne pourrait, sans en avoir été averti préalablement, le percevoir autrement que dans son sens promotionnel. En effet, dans la mesure où le public pertinent est peu attentif à l'égard d'un signe qui ne lui donne pas d'emblée une indication sur la provenance et/ou la destination de ce qu'il souhaite acheter, mais plutôt une information exclusivement promotionnelle et abstraite, il ne s'attardera ni à rechercher les différentes fonctions éventuelles du syntagme ni à le mémoriser en tant que marque. Dès lors, il y a lieu de conclure que le syntagme sera perçu en premier lieu par le public pertinent comme un slogan promotionnel, en raison de son sens intrinsèque, plutôt que comme une marque », pt. 28 à 30. V. aussi, TPICE, 31 mars 2004, aff. T-216/02, Fieldturf c/ OHMI, Rec. 2004, p. II-1023 rendu à propos du slogan « Looks like grass…Feels like grass…Plays like grass » utilisé pour désigner des gazons synthétiques ; TPICE, 30 juin 2004, aff. T-281/02, Norma Lebensmittelfilialbetrieb c/ OHMI, Rec. 2004, p. II-1915 rendu à propos du slogan « Mehr für ihr Geld » utilisé pour désigner des produits de consommation courante ; TPICE, 15 sept. 2005, aff. T-320/03, Citicorp c/ OHMI, Rec. 2005, p. II-3411 rendu à propos du slogan « Live richly » utilisé pour désigner des services financiers ; TPICE, 24 janv. 2008, aff. T-88/06, Dorel Juvenile Group c/ OHMI, Rec. 2008, p. II-10 rendu à propros du slogan « Savety 1st » utilisé pour désigner des jouets. 439 V. pour un signe verbal, TPICE, 13 juill. 2005, aff. T-242/02, Sunrider c/ OHMI, Rec. 2005, p. II-2793 ; TPICE, 17 avr. 2008, aff. T-294/06, Nordmilch c/ OHMI, Rec. 2008, p. II-59. V. pour une marque constituée par une couleur, TPICE, 9 oct. 2002, aff. T-173/00, KWS Saat c/ OHMI, Rec. 2002, p. II-3843. V. également pour les marques de position, TPICE, 14 sept. 2009, aff. T-152/07, Lange Uhren c/ OHMI, Rec. 2009, p. II-00144 ; 437 95 la France, l’absence de la condition de distinctivité autonome dans le Code de la propriété intellectuelle n’a pas été sans conséquence, les juges ayant beaucoup tardé à faire application de cette condition. La première440 décision importante rendue sur le fondement de la condition de distinctivité autonome est celle de la Cour d’appel de Paris rendue à propos d’une photo de Che GUEVARA441. Retenant les préceptes de la jurisprudence communautaire, les juges de la Cour d’appel précisent dans un premier temps que « l’exigence de distinctivité intrinsèque du signe déposé est (…) autonome par rapport à l’exigence de son absence de caractère descriptif », pour ensuite analyser la distinctivité de la photo de Che GUEVARA. Ainsi, si cette photo constitue un signe arbitraire au regard des produits et services pour la désignation desquels la marque a été enregistrée, elle apparaît néanmoins comme une photo emblématique ayant un fort pouvoir d’évocation. De ce fait, les juges de la Cour d’appel ont considéré que « le consommateur concerné par les produits et services visés à l’enregistrement, notamment les vêtements, les produits de l’édition, les activités culturelles, percevra la marque communautaire litigieuse non pas comme un signe lui désignant l’origine des produits ou services auxquels il s’intéresse, mais comme une référence faite, à des fins politiques ou artistiques à l’œuvre de KORDA qui magnifie Che GUEVARA ». N’étant pas distinctive, la photo de Che GUEVARA ne pouvait valablement constituer une marque. Ainsi, avec un certain retard, il est vrai, la condition de distinctivité autonome semble devoir désormais être prise en compte par les juges français442. 109. Les hypothèses visées à l’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle. En sus de l’exigence de distinctivité autonome, le signe utilisé à titre de marque ne doit pas être un signe générique, nécessaire, usuel ou descriptif. Certains auteurs lient cette exigence au Propr. ind. 2009, n° 11, comm. n° 64, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. Les juges ont considéré dans cette affaire que le « positionnement de formes géométriques usuelles sur un cadran de montre n’apparaît en effet pas reconnaissable de prime abord comme une indication de l’origine commerciale du produit concerné, mais, au contraire, est perçu comme un élément fonctionnel de celui-ci », pt. 106. 440 V. également, Paris, 27 juin 2008, JurisData n° 2008-369802 ; Propr. ind. 2008, n° 12, comm. n° 95, obs. P. TRÉFIGNY-GOY. 441 Paris, 21 nov. 2008, Propr. ind. 2009, n° 5, comm. n° 33, obs. P. TRÉFIGNY-GOY ; PIBD 2009, n° 889, III, p. 792. 442 V. Paris, 30 janv. 2009, PIBD 2009, n° 896, III, p. 1053 ; Cass. com., 26 oct. 2010, JurisData n° 2010019807; Propr. ind. 2011, n° 4, comm. n° 30, obs. P. TRÉFIGNY-GOY. V. également Cass. civ., 1re ch., 12 juill. 2011, PIBD 2011, n° 947, III, p. 574. Cet arrêt confirme l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Che GUEVARA. 96 principe de la libre concurrence443. Elle peut également s’expliquer par l’interdiction d’appropriation de choses communes444. Néanmoins, « la justification la plus fondamentale, et la plus exacte juridiquement, de cette exclusion tient dans ce qu’un signe ne peut exercer la fonction d’une marque (…) que s’il est perçu par la clientèle comme l’indicateur d’origine »445. Autrement dit, si le signe n’est pas arbitraire dans sa relation avec les produits ou services, il ne peut constituer un signe identifiant des produits ou services. La Cour de justice a ainsi pu affirmer que l’exclusion des signes qui ne sont pas arbitraires « a pour finalité d’empêcher l’enregistrement de signes ou d’indications qui sont impropres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises et ne remplissent donc pas la condition édictée par l’article 2 de la directive »446. 110. La distinctivité par l’usage447. L’impact de la fonction d’identification sur la distinctivité se traduit également lorsqu’il s’agit d’envisager la question de la distinctivité acquise par l’usage, hypothèse prévue au dernier alinéa de l’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle448. La jurisprudence communautaire considère qu’un signe a acquis, par l’usage, un caractère distinctif dès lors qu’il est en mesure de pouvoir exercer la fonction d’une marque 449. On constate, une fois de plus, que l’appréciation de la distinctivité passe par une approche fonctionnelle du signe utilisé à titre de marque. 111. La fonction d’identification revêt un aspect primordial dès lors qu’il s’agit d’envisager la naissance du droit. L’exigence de distinctivité semble essentiellement justifiée par la fonction 443 G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, J.-Cl. Marques Ŕ dessins et modèles, Fasc. 7090, 2007, n° 2. Comme le relèvent ces auteurs, les signes « nécessaires, génériques, usuels, descriptifs doivent rester à la disposition de toutes les personnes qui exercent leur activité dans un même secteur ». 444 Cf. supra n° 66. 445 J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4, n° 7. V. dans un sens similaire, G. B ONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, préc., n° 1. 446 CJCE, 4 oct. 2001, aff. C-517/99, Merz & Krell, Rec. 2001, p. I-6959, pt. 28. V. dans un sens similaire, CJCE, 23 oct. 2003, aff. C-191/01 P, OHMI c/ Wrigley, Rec. 2003, p. I-12447, pt. 30. 447 V. sur cette question, A. FOLLIARD-MONGUIRAL, Le caractère distinctif acquis par l’usage, Propr. ind. 2004, n° 9, étude n° 14 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 132, p. 151 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1378, p. 779 ; G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, préc., n° 92. 448 V. également, l’article 3, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 et l’article 7, paragraphe 3 du Règlement n° 207/2009. 449 V. par exemple, TPICE, 15 oct. 2008, aff. T-405/05, Powerserv Personalservice c/ OHMI, Rec. 2008, p. II2883, pt. 130. 97 de la marque. Si son importance est moindre, la fonction d’identification n’est pas étrangère à l’exigence de disponibilité. 2. L’exigence de disponibilité450 112. La justification de la disponibilité. Afin de pouvoir constituer une marque, l’utilisation du signe ne doit pas être de nature à porter atteinte à des droits antérieurs, tels qu’une marque enregistrée ou notoire, une enseigne, un nom commercial, un droit d’auteur ou bien encore des droits de la personnalité. La fonction d’identification n’apparaît pas a priori comme étant la justification de l’exigence de disponibilité. La condition de disponibilité permet avant tout d’éviter qu’il y ait « simultanément deux droits exclusifs de même nature sur un même objet »451. En outre, il est logique qu’une marque ne porte pas atteinte « à un droit absolu de nature différente »452. L’exigence de disponibilité peut cependant aussi s’expliquer par la fonction d’identification du signe. Il est difficilement contestable que « la coexistence de signes identiques entre des mains différentes dans les mêmes secteurs affecte leur distinctivité »453. En engendrant un risque de confusion avec un signe distinctif antérieur, la marque n’est plus en mesure d’exercer sa fonction : « elle compromet elle-même la réalisation de sa fonction tout en portant atteinte à celle de la marque antérieure »454. 113. La fonction qui est attribuée au signe utilisé à titre de marque permet d’expliquer pourquoi la marque se doit d’être distinctive et, dans une moindre mesure, disponible. La faculté pour la marque d’exercer sa fonction lui permet d’être réservée par le droit. La fonction d’identification conditionne en quelque sorte la naissance du droit de marque. Par voie de conséquence, elle en conditionne également sa perte. 450 V. sur cette question, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 145, p. 166 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1392, p. 793 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1433, p. 790 ; J. SCHMIDTSZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n° 505, p. 218 ; B INCTIN N., Droit de la propriété intellectuelle, LGDJ, Coll. Manuel, 2010, n° 656, p. 409, P. T RÉFIGNY-GOY, Marques. Ŕ Droit français. Ŕ Conditions d’obtention du droit de marque, J.-Cl. Commercial, Fasc. 600, 2011, n° 77 ; S. DURRANDE, Disponibilité des signe, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7110, 2011 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Coll. Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 302, p. 157. 451 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1392, p. 794. 452 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1392, p. 794. 453 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1392, p. 793. 454 J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4, spéc. n° 6. 98 B. Le rôle de la fonction d’identification dans la perte du droit 114. Si le droit de marque peut se perdre par le biais d’une renonciation de son titulaire455, ce dernier peut perdre le bénéfice de son droit sur la marque par voie d’annulation ou par voie de déchéance. Afin de ne pas nous répéter, nous n’envisagerons pas les hypothèses d’annulation qui renvoient aux conditions de validité de la marque. Quant aux hypothèses de déchéances, deux d’entre retiennent particulièrement l’attention : la déchéance pour défaut d’exploitation (1) et la déchéance pour dégénérescence (2). 1. Le rôle de la fonction d’identification dans le cadre la déchéance pour défaut d’exploitation 115. La justification de la déchéance pour défaut d’exploitation 456. Le droit de marque est un droit qui peut se perdre par le non-usage457. En vertu de l’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle, le titulaire d’une marque qui, sans justes motifs, n’en fait pas un usage sérieux pour les produits ou services visés dans l’enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans encourt la déchéance. Si cette sanction peut notamment s’expliquer par le principe de la libre concurrence, la marque non exploitée pouvant constituer un barrage pour la concurrence458, elle s’explique également par la raison d’être de la marque, à savoir sa fonction d’identification459. L’usage est consubstantiel à la notion même de marque. La marque qui n’est pas utilisée dans le cadre 455 Art. L. 714-2 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur d’une demande d’enregistrement ou le propriétaire d’une marque enregistrée peut renoncer aux effets de cette demande ou de cet enregistrement pour tout ou partie des produits ou services auxquels s’applique la marque ». 456 V. sur cette question, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 204, p. 238 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1491, p. 853 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., 2006, n° 1510, p. 829 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 549, p. 236 ; N. B INCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, op. cit., n° 752, p. 469 ; E. LE BIHAN, Perte du droit sur la marque : renonciation, forclusion, déchéance, nullité, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7405, 2009, n° 70 ; C. CARON, L’usage sérieux des marques en droit communautaire confronté à la gratuité, Comm. com. éléct. 2009, comm. 23 ; C. DE HAAS, La déchéance du nouveau droit français des marques en question, RDPI, 2001, n° 121, p. 40 ; F. POLLAUD-DULIAN, La déchéance pour défaut d’exploitation des marques et le droit transitoire, JCPE 1995, n° 25, 470 ; J. MONTEIRO, L’usage sérieux de la marque communautaire, Propr. ind. 2008, n°7-8, étude n° 15. 457 V. pour le droit communautaire, l’article 51, § 1, sous a) du Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire et l’article 12, paragraphe 1 de la Directive n° 2008/95. 458 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1491, p. 854. 459 J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4, spéc. n° 6 ; E. LE BIHAN, Perte du droit sur la marque : renonciation, forclusion, déchéance, nullité, préc., 2009, n° 70 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1491, p. 854. ; P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 243 ; C. DE HAAS, Le non-sens d’une marque sans usage ou le vice fondamental du droit des marques français et européen, préc., n° 14. 99 de sa fonction n’a pas de raison d’être. Par conséquent, le droit opérant la réservation de la marque ne se justifie plus. La Cour de justice a indiqué dans l’arrêt Ansul que « La protection de la marque et les effets que son enregistrement rend opposable aux tiers ne sauraient perdurer si la marque perdait sa raison d’être commerciale, consistant à créer ou à conserver un débouché pour les produits ou les services portant le signe qui la constitue, par rapport aux produits ou aux services provenant d’autres entreprises »460. Non seulement l’usage sérieux doit être un usage conforme « à la fonction essentielle de la marque »461 supposant « une utilisation de celle-ci sur le marché des produits ou des services protégés par la marque et pas seulement au sein de l’entreprise concernée »462, mais il doit également permettre de créer ou conserver des débouchés commerciaux463. Cette approche de la déchéance pour défaut d’exploitation est reprise dans la jurisprudence française. La Cour de cassation considère avec constance qu’une marque « fait l’objet d’un usage sérieux lorsqu’elle est utilisée conformément à sa fonction essentielle qui est de garantir l’identité d’origine des produits ou des services pour lesquels elle a été enregistrée »464. 116. La fonction d’identification semble justifier, en partie, la déchéance pour défaut d’exploitation. La fonction de la marque étant d’identifier des produits et des services, dès lors, que le signe enregistré à titre de marque n’est pas utilisé pour désigner des produits ou des services, le signe ne peut plus être perçu comme une marque. Son titulaire doit par conséquent encourir la déchéance de son droit. La déchéance pour dégénérescence peut également être envisagée par le biais de la fonction d’identification de la marque. 2. Le rôle de la fonction d’identification dans le cadre de la déchéance pour dégénérescence 117. La distinction. L’article L. 714-6 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que le propriétaire d’une marque encourt la déchéance de ses droits si la marque devient de son fait 460 CJCE, 11 mars 2003, aff. C-40/01, Ansul, Rec. 2003, p. I-2439, pt. 37 ; Propr. intell. 2003, n° 9, p. 429, obs. G. BONET ; Comm. com. élect. 2003, n° 5, comm. n° 48, obs. C. CARON ; Propr. ind. 2003, n° 5, comm. n° 43, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 461 CJCE, 11 mars 2003, préc., pt. 36. 462 CJCE, 11 mars 2003, préc., pt. 37. 463 J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4, spéc. n° 16. V. également, CJCE, 15 janv. 2009, C-495/07, Siberquelle, Rec. 2009, p. I-137. 464 Cass. com., 30 nov. 2004, JurisData n° 2004-025925; Cass. com., 21 oct. 2008, JurisData n° 2008-045483 ; Cass. com., 9 mars 2010, JurisData n° 2010-001565. 100 la désignation usuelle dans le commerce du produit ou du service ou devient propre à induire en erreur, notamment sur la nature, la qualité ou la provenance géographique du produit ou service465. Dans ces deux hypothèses, la marque est frappée par « ce qu’il est convenu d’appeler une « dégénérescence » »466. Seule l’hypothèse de la marque devenue usuelle doit retenir notre attention à ce stade de nos développements. La déchéance, pouvant être prononcée lorsque la marque est devenue déceptive, ne semble pas être justifiée par la fonction d’identification, mais plus par le principe de la libre concurrence. Il serait, en effet, particulièrement déloyal et anticoncurrentiel pour un opérateur économique de bénéficier d’un droit privatif sur un signe déceptif de nature à tromper le public. 118. La justification de la déchéance du droit lorsque la marque est devenue usuelle467. La déchéance du droit portant sur une marque devenue usuelle468 vient paradoxalement sanctionner le trop grand succès d’une marque. Le titulaire de la marque doit être déchu de ses droits lorsque le public cesse de percevoir le signe utilisé à titre de marque comme une marque pour le percevoir comme le nom commun d’un produit ou d’un service469. Les exemples de marques devenues la désignation usuelle d’un produit ou service sont nombreux : « Bikini », « Fermeture éclair », « Photomaton », « Pédalo », « Esquimau »… Cette sanction apparaît particulièrement logique lorsqu’on sait que la fonction de la marque est d’identifier des produits ou des services. En devenant usuelle, générique, la marque n’est plus en mesure d’identifier les produits ou services de son titulaire. Elle désigne, à l’instar d’un nom commun, les produits ou services qui répondront à la définition de la marque. Ainsi, la marque « Pina Colada » désignait initialement un cocktail mis sur le marché par le titulaire 465 V. pour le droit communautaire, art. 51, § 1, sous b) et c) du Règlement n° 207/2009 et l’article 12, paragraphe 2, la Directive n° 2008/95. 466 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 221, p. 262. 467 V. sur la marque devenue générique, J. P ASSA, op. cit., 2009, n° 222, p. 262 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1528, p. 878 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1426, p. 786 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 556, p. 239 ; N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, op. cit., n° 756, p. 472 ; E. LE BIHAN, Perte du droit sur la marque : renonciation, forclusion, déchéance, nullité, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7405, 2009 ; J.-J. BURST, Une nouvelle cause de déchéance du droit de marque : la dégénérescence de la marque, in Écrits en hommage à J. FOYER, auteur et législateur, leges tulit, jura docuit, PUF, 1997, p. 207 ; M.-A. PÉROTMOREL, La dégénérescence des marques par excès de notoriété, in Mélanges en l’honneur de D. BASTIAN, t. 2, Droit de la propriété industrielle, Litec, 1974, p. 49 ; T. LANCRENON, Les marques mortes d’avoir trop plu, Propr. ind. 2008, n° 6, étude n° 13. 468 Le terme usuel doit être entendu largement. En effet, eu égard à l’esprit du texte, il est parfaitement envisageable qu’une marque devenue, du fait de son titulaire, descriptive fasse également encourir la déchéance. C’est ce que semble avoir consacré la Cour de cassation dans un arrêt du 10 juillet 2007 relatif à une marque constituée d’une nuance de rose afin de désigner des produits laitiers. Cass. com., 10 juill. 2007, JurisData n° 2007-040261 ; Propr. ind. 2007, n° 12, comm. n° 101, obs. P. TRÉFIGNY. 469 N. BINCTIN, Droit de la propriété intellectuelle, op. cit., n° 756, p. 472. 101 légitime de la marque. Aujourd’hui, une Pina Colada désigne tous les cocktails, quel que soit l’opérateur économique l’ayant mis sur le marché, à base de rhum, d’ananas et de lait de coco470. Comme le note le Professeur PASSA : « Désormais usuel, le signe n’est plus à même d’exercer la fonction de la marque de telle façon que le droit exclusif doit disparaître »471. La déchéance ne peut cependant pas être prononcée sur la simple constatation d’un usage généralisé de la part du public. L’article L. 714-6 du Code de la propriété intellectuelle précise que la marque doit être devenue usuelle du fait du titulaire. Cette conception subjective472 de la dégénérescence s’explique par des raisons d’équité : « La déchéance serait en effet une sanction injuste pour le titulaire si elle pouvait être prononcée lorsque cette dégénérescence résulte exclusivement de l’attitude du public »473. 119. L’ « incidence » de la fonction d’identification sur l’existence du droit de marque est fondamentale. C’est la fonction d’identification qui justifie en partie la naissance et la perte du droit. Dès lors qu’un signe utilisé à titre de marque n’est pas ou n’est plus en mesure de remplir le rôle que le titulaire lui a attribué, le signe ne peut constituer une marque. L’ « incidence » de la fonction d’identification tend à démontrer qu’il s’agit bien là d’une fonction patrimoniale : La marque est au service de son titulaire en contribuant à la reconnaissance du droit de marque. À cet intérêt juridique flagrant, la fonction d’identification revêt également un intérêt patrimonial, économique, incontestable. II. L’intérêt patrimonial de la fonction d’identification 120. L’utilité économique de la marque. Faisant partie des « biens de l’entreprise »474, la marque est d’une utilité économique décisive pour son titulaire. Il est vrai que la mise sur le marché d’un produit marqué emporte plus facilement l’adhésion de la clientèle que le produit non marqué. Pour offrir le produit ou le service, l’opérateur « a besoin de le désigner »475. En 470 V. Cass. com., 28 avr. 2004, Comm. com. élect. 2004, n° 7, comm. n° 88, obs. C. CARON. J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, Propr. ind. 2010, n° 10, dossier n° 4, n° 17. V. également, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1529, p. 880. Le Professeur POLLAUD-DULIAN note également que la déchéance « sanctionne la perte de la fonction essentielle de garantie d’identité d’origine, que la marque a cessé de remplir puisque le public n’y voit plus que le nom commun d’un type de produit et plus le moyen de distinguer les produits du titulaire de cette marque ». 472 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1529, p. 880. 473 J. PASSA, L’incidence de la fonction de la marque sur l’obtention ou la validité et le maintien en vigueur du droit, préc., n° 17. V. aussi du même auteur, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 225, p. 266. 474 J. CALAIS-AULOY & J. M. MOUSSERON, Les biens de l’entreprise, Litec, 1972. 475 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, n° 13. 471 102 individualisant sa production ou ses services, le titulaire du signe utilisé à titre de marque permet de se distinguer de la « masse anonyme des produits ou services concurrents »476. Comme le notait déjà POUILLET, c’est la marque « qui donne à la marchandise son individualité ; elle permet de la reconnaître entre mille autres analogues ou semblables, on conçoit toute l’importance de la marque »477. La marque permet de rallier et de fidéliser une clientèle. C’est grâce à la marque que la clientèle peut faire son choix et s’attacher de manière durable à tel ou tel producteur ou prestataire de service. Cette fonction économique de captation de clientèle ne doit pas être simplement perçue comme une conséquence de la fonction d’identification. Elle devrait même être envisagée comme la première fonction de la marque, comme le seul et unique but du titulaire qui souhaite se singulariser et individualiser ses produits ou services. L’objectif de tout opérateur économique est la recherche de profit. Or, la marque est un élément essentiel de cette recherche de profit478. Elle constitue un « facteur de promotion des ventes »479 déterminant, ayant un impact direct sur la psychologie de la clientèle : « Le consommateur lie, par une sorte de réflexe un produit et la marque qui le désigne. La marque fait partie de notre environnement et même de notre subconscient »480. Le rôle de la marque dans la captation de la clientèle est donc de premier ordre. Or, la clientèle étant l’élément sans lequel le fonds de commerce ne pourrait exister481, la marque participe en conséquence activement au développement du fonds de commerce. En ce sens, la fonction de la marque doit être 476 J. CALAIS-AULOY & J. M. MOUSSERON, Les biens de l’entreprise, Litec, 1972, n° 85. E. POUILLET, Traités des marques de fabrique, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 5, p. 14. 478 V. J.-N. KAPFERER, Les marques, capital de l’entreprise, Éditions d’organisation, Eyrolles, 4 e éd., 2007. 479 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5 ème éd., 1998, n° 882, p. 490. 480 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, op. cit., n° 882, p. 490. 481 V. aussi, Cass. com, 27 févr. 1973, Jouenne c/ Compagnie française de Distribution Total, , JCPG 1973, II, 17403 ; Cass. com, 20 oct. 1998, D. 1999, Somm. comm., p. 299 ; RTD com. 1999, p. 67. V. A. J AUFFRET, Les éléments nouveaux du fonds de commerce, in Le droit privé français au milieu du Xxe siècle : études offertes à G. RIPERT, t. 2, La propriété, contrats et obligations, la vie économique, Paris, LGDJ, 1950, p. 33 ; P. COLLOMB, La clientèle du fonds de commerce, RTD com. 1979, p. 1 ; R. SAVATIER, L’introduction et l’évolution du bienclientèle dans la construction du droit positif français, in Mélanges offerts à J. MAURY : théorie générale du droit et droit privé, t. 2 Paris, Dalloz, 1960, p. 559 ; J. DERRUPPE, Fonds de commerce et clientèle, in Études offertes à A. JAUFFRET, Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, 1974, p. 231 : « L’opinion dominante voit dans la clientèle un élément essentiel du fonds de commerce. Parmi les divers éléments qui peuvent se rencontrer dans un fonds de commerce, elle occupe une place privilégiée car elle est le seul qui soit commun à tous les fonds (…) On perçoit aussi combien il est important de préciser le rôle de la clientèle dans la notion de fonds de commerce et de savoir si la clientèle peut servir de critère à l’existence du fonds de commerce. (…) On est forcé de constater une certaine convergence de pensée : la clientèle est une notion inhérente au fonds de commerce : qu’elle soit présentée comme sa raison d’être ou comme sa source de vie, il demeure que le fonds de commerce ne se conçoit et ne peut exister qu’en fonction d’une clientèle ». 477 103 envisagée comme une fonction patrimoniale. Par conséquent, il devient difficile d’envisager la marque comme un élément de protection du consommateur482. 121. Conclusion du Chapitre 1. Nous avons constaté que le signe utilisé à titre de marque constitue un bien, un meuble incorporel. Pour cela, la marque doit être une valeur, reconnue par le droit et être dans le commerce. La démonstration de sa capacité à intégrer le patrimoine de son titulaire permet d’appréhender la marque autrement que comme un instrument qui serait au service de la société et, plus précisément, des consommateurs. Cette approche est confirmée à l’aune de l’étude de la fonction de la marque. La marque fait partie de la grande famille des signes sémiologiques. Elle est de ce fait composée d’un signifiant et d’un signifié. La marque se distingue de nombreux autres signes de par son caractère juridique. La marque permet de transmettre un message juridique. C’est dans le message transmis que se trouve la fonction juridique de la marque. De par son appartenance à la catégorie des signes distinctifs, la marque, comme ses pairs, a une fonction d’identification qui lui est propre. Elle permet d’identifier les produits ou services de son titulaire, comme le prévoit d’ailleurs sans ambiguïté l’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle. Cette fonction d’identification joue un rôle fondamental pour son titulaire, tant au plan juridique, en permettant la naissance et la conservation du droit de marque, qu’au plan patrimonial, en étant un élément prépondérant du fonds de commerce. Envisagée ainsi, la fonction attachée à la marque est une fonction patrimoniale. Non seulement elle est totalement orientée vers le titulaire, mais elle contribue à l’ « avoir » de celui-ci. La fonction du signe n’est cependant qu’un aspect de la patrimonialité de la marque, entendue au sens large. Le signe utilisé à titre de marque peut faire l’objet d’une réservation par le biais d’un droit de propriété intellectuelle. Or, ce droit se voit également reconnaître une fonction qui lui est propre. 482 J. AZÉMA, Le droit français de la concurrence, PUF, Thémis, 2 e éd., 1989, n° 291. L’éminent Professeur relève ainsi que le marque est un instrument de concurrence et n’a pas vocation à protéger le consommateur. 104 105 106 Chapitre 2. La fonction patrimoniale du droit sur la marque 122. Si la marque est un bien, c’est notamment en raison de la réservation dont elle peut faire l’objet. Cette réservation peut éventuellement s’opérer par l’usage483 ; la protection demeure précaire dans une telle hypothèse, exception faite de la protection conférée au titulaire de la marque notoire484. La réservation peut surtout résulter d’un enregistrement ayant pour conséquence la reconnaissance au profit du titulaire de ce qu’il est commun de qualifier de droit de marque ; or, comme chaque droit, celui-ci se voit reconnaître une fonction qui lui est propre. Celle-ci sera déterminée par la nature juridique du droit sur la marque (Section 1), et sera encadrée par l’objet du droit de marque (Section 2). Section 1. La fonction patrimoniale déterminée par la nature juridique du droit sur la marque 123. Le droit de marque à l’instar du droit d’auteur, du brevet ou du droit portant sur les dessins et modèles appartient à la catégorie des droits de propriété intellectuelle485. Il est envisagé au Livre VII du Code de la propriété intellectuelle. La formule employée pour qualifier les droits portant sur des objets incorporels devrait permettre d’envisager sereinement la nature du droit de marque : il s’agirait tout simplement d’un droit de propriété, le terme intellectuel renvoyant à l’idée qu’il concerne des choses incorporelles issues d’un effort intellectuel. Pourtant, évoquer la nature juridique des droits portant sur une marque ou une œuvre de l’esprit n’est pas sans susciter de nombreuses difficultés. La nature juridique des droits de propriété intellectuelle fait débat et divise la doctrine. Si certains refusent d’y voir des droits de propriété486, d’autres n’hésitent pas à affirmer le contraire487. En dépit de l’attrait 483 Cf. supra n° 74. Cf. supra n° 76 et infra n° 369. 485 Nous n’envisagerons pas dans le cadre de ces développements la question des droits voisins également visés par le Code de la propriété intellectuelle. V. sur les qualifications exclues et retenues en matière de droits voisins, T. AZZI, Recherche sur la loi applicable aux droits voisins du droit d’auteur en droit international privé, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 425, 2005. 486 F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8 e éd., 2010, n° 63, p. 75; P. SIMLER, Les biens, PUG, 3e éd., 2006, n° 7, p. 12 ; P. ROUBIER, Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD civ., 1935, p. 251 ; Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 23, p. 104 ; Unité et synthèse des droits de propriété intellectuelle, in Études sur la propriété industrielle, littéraire, artistique, Mélanges M. PLAISANT, éd. Sirey, 1960, p. 161 ; R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 453 ; A. LUCAS & H.-J. LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, Litec, 3ème éd., 2006, n° 17, p. 17 ; J. DABIN, Le droit subjectif, Dalloz, Bibl. Dalloz, réédition, 2007, p. 189 ; P. MALAURIE & L. AYNES, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 209, p. 64. 487 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, p. 272, n° 247, p. 272; Y. S TRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 63, p. 101 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 11, p. 12 ; J.-L. PIOTRAUT, Droit de la propriété intellectuelle, Ellipses, Référence Droit, 484 107 que peut représenter le raisonnement des premiers (§ 1), c’est bien la qualification en droit de propriété qui doit emporter l’assentiment (§ 2). § 1. Le rejet du droit de propriété 124. D’illustres auteurs488 contestèrent au dix-neuvième siècle le rattachement des droits de propriété intellectuelle à la catégorie classique des droits de propriété. Ce débat a traversé les siècles et est toujours d’actualité aujourd’hui. Cependant, ne pas envisager le droit de marque, ou plus généralement les droits de propriété intellectuelle comme des droits de propriété implique deux choses : présenter des arguments permettant de démontrer qu’il ne s’agit pas d’un droit de propriété (I) et proposer d’autres qualifications (II). I. La justification du rejet 125. L’absence d’emprise véritable. Traditionnellement, le droit de propriété est compris comme un droit réel portant sur des choses corporelles489. Le principal obstacle à la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle comme de véritables droits de propriété serait par conséquent le caractère incorporel de leur objet490. Il est indéniable qu’à l’origine la 2e, 2010, p. 12 et 13 ; J. AZEMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 2, p. 1; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 191, n° 135 p. 131 ; J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990 ; J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281 ; C. CARON & H. LECUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 44 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 53, p. 99 ; C. AUBRY & C. RAU, Droit civil français, t. II, 7ème éd. par P. ESMEIN, Litec, 1961, n° 5, p. 13 ; P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 434, p. 518 ; C. COLOMBET, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Dalloz, Précis, 9 e éd., 1999, n° 20, p. 15 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 25. p. 12 ; C. SIMLER, Droit d’auteur et droit commun des biens, Litec, CEIPI, t. 55, 2010. 488 P.-J. PROUDHON, Les majorats littéraires, Examen d’un projet de loi ayant pour but de créer, au profit des auteurs, inventeurs et artistes, un monopole perpétuel, Paris, Dentu, 1863, notamment p. 254. Pour cet auteur : « Il n’y a pas, il ne peut y avoir de propriété littéraire analogue à la propriété foncière. Une semblable propriété est contraire à tous les principes de l’économie politique ; elle n’est donnée ni par la notion de produit, ni par celles d’échange, de crédit, de capital ou d’intérêt, et ne saurait résulter de leur application ». ; A.-C. RENOUARD, Traité des droits d’auteurs, dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, Lib. de J. RENOUARD et Cie, 1838, p. 455. Pour cet auteur, « L’expression de propriété littéraire doit être rejetée de la langue juridique ». 489 Cf. supra n° 42. 490 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, op. cit., n° 207, p. 63 ; F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 63, p. 76 et 77 ; R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, préc., spéc. p. 460. Cet auteur insiste sur le fait « que nos droits ne sont pas exactement qualifiés en les appelant des droits réels ; il n’y a pas de propriété ou de droit réel s’il n’y a pas de res sur laquelle le droit s’appuie » ; F. ZENATI. Pour une rénovation de la théorie de propriété, RTD civ. 1993, p. 305, spéc. p. 307 : « La propriété est traditionnellement caractérisée par la nature de son objet. Il n’est de véritable propriété, enseigne-t-on, que celle qui porte sur les objets corporels ». Pour le Professeur ZENATI, cette conception serait le fruit d’une déformation du dominium romain ravalé au rang d’un droit sur une chose. C’est donc une « manipulation 108 propriété impliquait une emprise matérielle et qu’elle « a surtout été conçue et réglementée comme portant sur les choses, objets matériels»491. La classification opérée par DABIN dans son étude relative aux « Droits subjectifs » est parfaitement claire : les droits réels, et donc le droit de propriété, ne portent que sur les choses matérielles492. À l’inverse, le monde de l’immatériel, échappant à l’emprise matérielle, pourrait difficilement être objet d’un droit de propriété. Comme le relève un auteur, « la pensée et les idées sont intangibles, donc insaisissables ; elles sont aussi douées d’une force de propagation et d’ubiquité, ce qui fait dire à WOLOWSKI, en s’inspirant de la formule de VOLTAIRE, que la pensée, « loin de s’individualiser, de se circonscrire (…) se répand comme la flamme et gagne en puissance à mesure qu’elle s’empare d’un grand nombre d’intelligences ». Tous les hommes peuvent en jouir pleinement, librement et simultanément si bien qu’aucun d’eux ne peut s’en emparer et en exclure autrui »493. L’un des arguments majeurs de cette conception repose sur l’impossible possession des choses incorporelles494. En l’absence de corpus, il est indéniable que les choses incorporelles ne sont pas en mesure de faire l’objet d’une emprise véritable et, partant, l’objet d’une « possession véritable »495. Or, la possession occupant une place centrale dans la propriété496, il résulte du refus pour la doctrine traditionnelle de reconnaître la possession de meubles incorporels497 que la propriété ne peut porter sur autre chose que des choses matérielles. Ainsi, les objets des droits de propriété intellectuelle n’ayant pas vocation à être saisis par la scolastique des textes romains » qui est à la base de la théorie classique des biens et aucun texte du Code civil ne permettrait d’affirmer que les choses corporelles soient les seules choses pouvant faire l’objet d’un droit de propriété. 491 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 63, p. 76 ; V. également, L. PFISTER, La propriété littéraire est-elle une propriété ? Controverses sur la nature du droit d’auteur au XIXe siècle, Rev. hist. droit 2004, t. LXXII, p. 103, spéc. p. 108 : « L’appropriation des œuvres de l’esprit est tenue pour impossible au nom d’un postulat doctrinal hérité de la définition du dominium qu’avait formulée Bartole, et que l’hostilité à la propriété intellectuelle a en grande partie contribué à cristalliser : le postulat selon lequel la propriété ne peut porter que sur des choses corporelles ». 492 J. DABIN, Le droit subjectif, Dalloz, Bibl. Dalloz, réédition, 2007. Dans son chapitre IV relatif au classement des droits subjectifs, DABIN envisage dans un § 2 les droits réels (sur les choses matérielles). Un tel titre ne peut laisser subsister un quelconque doute. Seules les choses matérielles peuvent être objet d’un droit de propriété. 493 L. PFISTER, La propriété littéraire est-elle une propriété ? Controverses sur la nature du droit d’auteur au XIXe siècle, op. cit., spéc. p. 108-109. 494 P. ROUBIER, Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD civ., 1935, p. 251, spéc. n° 5 : « l’appropriation des biens immatériels n’a pas de réalité, faute de possession exclusive. Le caractère exclusif des droits intellectuels, dans la mesure où il est admis par la loi, correspond à quelque chose d’artificiel, et non point à la nature des choses ». 495 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, op. cit., n° 207, p. 63. 496 La possession est parfois présentée comme « le fait pour une personne d’exercer sur une chose les actes matériels qui manifestent habituellement l’exercice d’un droit réel », Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 188, p. 269. En outre, le langage courant opère la confusion entre possession et propriété puisque le possesseur est généralement assimilé au propriétaire. P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, op. cit., n° 482, p. 141. 497 P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 488, p. 145 : « Traditionnellement, le corpus impliquait une maîtrise matérielle de la chose : aussi, la possession ne paraissait-elle concevable que pour les choses corporelles ». 109 possession « pose nécessairement problème, car la propriété intellectuelle ne disposerait pas de l’un des éléments principaux du régime de la propriété »498. 126. L’absence de perpétuité. En sus du caractère incorporel de leur objet empêchant une emprise véritable, les droits de propriété intellectuelle se distinguent de la propriété « classique » par leur caractère temporaire. Le droit de l’auteur s’éteint soixante-dix ans après la mort de l’auteur499. Le brevet délivré disparaît vingt ans après le dépôt de la demande500. Quant à la marque, elle doit être renouvelée tous les dix ans501. S’agissant de la propriété classique, il n’est pas contesté qu’elle a un caractère perpétuel502. Plus encore, la perpétuité serait de l’essence même de la propriété. S’ajoute à cela, le fait que les droits de propriété intellectuelle peuvent s’éteindre par le nonusage. Ils ne sont pas des droits « oisifs »503. Le breveté a l’obligation d’exploiter son brevet. À défaut, il pourrait être sanctionné par le jeu des licences obligatoires504. En droit des marques, l’absence d’usage sérieux est encore plus sévèrement sanctionnée, le titulaire risquant la déchéance de son droit505. À l’inverse, le droit de propriété est imprescriptible et ne s’éteint pas par le non-usage506. Ces différences seraient donc suffisamment significatives pour refuser d’appréhender les droits de propriété intellectuelle comme de véritables droits de propriété507. 498 A. ABELLO, La propriété intellectuelle, une « propriété de marché », in Droit et économie de la propriété intellectuelle, sous la direction de M.-A. FRISON-ROCHE et A. ABELLO, LGDJ, coll. Droit et Economie, 2005, p. 341. 499 Art. L. 123-1, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle : « Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ». 500 Art. L. 611-2 du Code de la propriété intellectuelle : « 1° Les brevets d’invention, délivrés pour une durée de vingt ans à compter du jour du dépôt de la demande ». 501 Art. L. 712-1, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle : « L’enregistrement produit ses effets à compter de la date de dépôt de la demande pour une période de dix ans indéfiniment renouvelable ». 502 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2 e éd., 2010, n°97, p. 111. 503 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 63, p. 101. 504 Art. L. 613-11 du Code de la propriété intellectuelle : « Toute personne de droit public ou privé peut, à l’expiration d’un délai de trois ans après la délivrance d’un brevet, ou de quatre ans à compter de la date du dépôt de la demande, obtenir une licence obligatoire de ce brevet ». V. à ce sujet, M. SABATIER, L’exploitation des brevets d’invention et l’intérêt général d’ordre économique, Litec, CEIPI, t. 12, 1976 ; J. M. MOUSSERON, Licence obligatoire pour non exploitation dans les États de la CEE, Dossiers brevets 1992, I ; P. ROUBIER, La sanction de l’obligation d’exploiter les brevets : déchéance ou licence obligatoire, JCPG 1954, I, 1143 ; J. M. MOUSSERON & Y. BASIRE, Les charges du breveté, Fasc. 4520, Juris.-Cl. Brevets, 2007, n° 125 et s. 505 Cf. supra n° 115 et infra n° 618 et n° 727. 506 Le propriétaire ne sera privé de son droit qu’à la condition qu’une autre personne se soit mise en possession de la chose et que cette dernière l’ai possédée pendant assez longtemps pour en réaliser la prescription. Il ne s’agit pas ici d’une prescription extinctive du droit de propriété mais d’une prescription acquisitive au profit d’un tiers devenu possesseur de la chose. V. P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 49, p. 60. 507 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., n° 207, p. 62 ; R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 453, spéc. n° 110 127. L’importance des tiers. Il est également possible d’avancer l’argument selon lequel les droits de propriété intellectuelle « n’ont de consistance que par la participation de tiers »508. Cet argument rejoint celui relatif au non-usage. Les choses incorporelles n’auraient d’importance qu’à la condition qu’une clientèle s’y rattache. De ce fait, l’exploitation serait consubstantielle aux droits de propriété intellectuelle en vue permettre à une clientèle de s’y rattacher509. À l’inverse dans le cadre de la propriété classique, user ou non d’un bien corporel, « c’est toujours faire acte de propriétaire »510. 128. Des droits limités. Les droits de propriété intellectuelle ne seraient pas des droits de propriété en raison des rapports qu’ils entretiennent avec d’autres « droits » tels que les libertés fondamentales comme la liberté d’expression ou le droit d’information. Il y aurait même une dépendance511. Le droit de l’auteur est ainsi limité par des exceptions telles que la courte citation, la copie privée, la parodie, etc512. Le titulaire du brevet doit supporter le droit à l’usage privé à des fins expérimentales. Quant au droit de marque, il semble être dans l’ensemble conditionné et limité par le principe de la libre concurrence. Les droits de propriété intellectuelle apparaissent comme des droits au « contenu déterminé »513 et, partant, au contenu limité. Or, le droit de propriété est défini par certains comme « une liberté du propriétaire sur sa chose, c'est-à-dire un droit au contenu indéterminé »514. 129. Afin de contester au mieux la qualification de droit de propriété, les contradicteurs de la formule « droit de propriété intellectuelle » ont tenté de démontrer qu’il n’y avait pas identité de régime entre la propriété classique et la propriété intellectuelle. La démarche de ces auteurs ne pouvait être complète qu’en proposant des alternatives au droit de propriété. 7 ; V. également sur ce sujet, L. PFISTER, La propriété littéraire est-elle une propriété ? Controverses sur la nature du droit d’auteur au XIXe siècle, Rev. hist. droit 2004, t. LXXII, p. 103, spéc. p. 108. 508 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., n° 207, p. 63. 509 P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., n° 207, p. 63. 510 P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., n° 207, p. 63. 511 P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., 2010, n° 207, p. 63. 512 V. l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle. 513 P. BERLIOZ, La notion de bien, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 489, 2006, n° 1488, p. 461. 514 P. BERLIOZ, op. cit., n° 1489, p. 462. 111 II. Les propositions de qualification 130. Une « Terminologie flottante »515. « Ne serait-il pas plus juste au contraire d’abandonner cette référence, en admettant que l’appellation de propriété ne convient pas à ces droits ? »516. De nombreux auteurs ont été amenés à se poser cette question. Malheureusement, les formules utilisées pour qualifier les droits ayant pour objet des choses incorporelles sont « flottantes »517. C’est ainsi que les termes monopole d’exploitation518, droit de monopole519, privilège520, droit intellectuel521 ou droit de clientèle522 furent et sont toujours utilisés pour désigner les droits portant sur les choses incorporelles. La jurisprudence523 et le législateur524 ont également contribué à ces flottements terminologiques. Deux propositions innovantes doivent cependant retenir notre attention. 131. ROUBIER et DABIN tentèrent de dépasser la summa divisio classique des droits réels et des droits personnels. Pour ces auteurs, les droits portant sur des choses incorporelles devaient être rangés dans une nouvelle catégorie. 515 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., n° 208, p. 64. P. BERLIOZ, La notion de bien, op. cit., n° 1504, p. 469. 517 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., n° 208, p. 64. 518 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Les biens, op. cit., n° 209, p. 64. 519 R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 453, et plus particulièrement n° 11 et 12 : « Les droits de monopole, que l’on vient ainsi à alimenter d’une nouvelle lymphe vitale, constituent une catégorie historiquement bien connue. Ils se rattachent idéalement à ces privilèges, à ces banalités, à ces droits exclusifs qui, dans d’autres époques de l’histoire, caractérisaient la possibilité d’exercer une activité industrielle donnée dans un certain lieu ou dans un certain rayon territorial (qui pouvait même comprendre tout le pays) avec comme conséquence la faculté d’empêcher que d’autres puissent exercer une industrie semblable en faisant concurrence au titulaire de la banalité, du droit exclusif, du privilège. Il arrivait que les tiers devaient se servir, à l’époque féodale, d’un certain moulin, d’un certain four, etc. Et l’on définissait ces droits de monopole comme « des droits à caractère patrimonial sur la base desquels il est assuré à leur titulaire une certaine activité de gain, de préférence et avec l’exclusion de tous les autres » ». 520 Le terme privilège est une autre manière de parler du monopole : « Et l’on insiste sur le fait qu’à la différence du droit réel le monopole est un privilège, « puisqu’il exclut tous de l’exercice d’une activité à laquelle on aurait autrement par principe droit » », R. FRANCESCHELLI, préc., spéc. n° 12. 521 J. DABIN, Le droit subjectif, Dalloz, Bibl. Dalloz, réédition, 2007. 522 P. ROUBIER, Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD civ., 1935, p. 251 ; Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 23, p. 104 ; Unité et synthèse des droits de propriété intellectuelle, in Études sur la propriété industrielle, littéraire, artistique, Mélanges M. PLAISANT, éd. Sirey, 1960, p. 161. 523 R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 453, n° 12 : « et que la jurisprudence, qui avait parlé, dans le célèbre arrêt Masson de la Cour de Cassation de 1880, « de droits de propriété » ait modifié en 1887 son orientation, disant que « les droits d’auteur et le monopole qu’ils confèrent sont désignés à tort…sous le nom de propriété ; loin de constituer une propriété…ils donnent seulement à ceux qui en sont investis le privilège d’une exploitation temporaire ». V. sur la qualification de propriété, Cass., ch. req., 16 août 1880, B. GAUDICHOT, dit Michel MASSON, c. GAUDICHOT fils, D. 1881, I , p. 25 . V et sur la qualification de monopole, Cass. civ., 25 juillet 1887, aff. de Lucia di Lammermmoor et de Lucrezia Borgia, DP, 1888, I, 5. 524 Le terme « propriété » fut abandonné par la loi de 1844 sur les brevets d’invention et par celle de 1866 sur le droit d’auteur. 516 112 Pour DABIN, il s’agissait de droits intellectuels à ranger aux côtés des droits réels et personnels dans la catégorie plus large des droits subjectifs (A). Quant à ROUBIER, après avoir démontré que toutes les qualifications existantes étaient erronées, il mit en exergue la finalité de ces droits afin de les qualifier de droits de clientèles (B) 525. A. Les droits intellectuels 132. L’origine de la dénomination. C’est dans les travaux de PICARD que l’on trouve trace pour la première fois de la théorie des droits intellectuels526. Il était impossible pour lui d’assimiler une chose corporelle et une chose incorporelle, leurs natures étant aux antipodes527. Dès lors, il s’est proposé de ranger aux côtés des catégories traditionnellement reconnues la catégorie des droits intellectuels528 : « à côté des droits REELS que l’homme peut avoir sur des choses matérielles en dehors de lui, il y a tous les droits qu’il peut revendiquer sur les productions de son esprit à quelque domaine qu’elles appartiennent, qu’il s’agisse de productions artistiques, littéraires, industrielles, commerciales ou sociales, et nous avons proposé de les grouper en une catégorie spéciale qui prendrait la dénomination des droits INTELLECTUELS »529. Il insistait ainsi sur la nécessaire adaptation du droit à l’existence de cette catégorie particulière et sur l’adoption d’un livre nouveau au Code civil de chaque nation, « comprenant l’organisation spéciale des droits qui ont pour objet ces productions de l’intelligence »530. La proposition de PICARD rencontra un certain succès et la doctrine française se fit l’écho de cette qualification531. Celle-ci reposait essentiellement sur deux fondements : le caractère incorporel de l’objet des droits intellectuels et le refus d’utiliser le terme de « propriété ». La 525 En Allemagne, J. KOHLER proposa une autre qualification : les « droits sur les biens immatériels » (Immaterialgüterrechte). Pour KOHLER, le droit de l’artiste ou de l’inventeur repose sur l’utilité sociale. La justification du droit réside dans l’intérêt que représente le monde des idées pour le développement de la civilisation. Les droits sont donc perçus comme des récompenses qui stimulent en quelque sorte la création. Les droits sur les biens immatériels ont donc pour vocation de permettre une utilisation économique de la création. V. à ce sujet et sur une critique de cette théorie, P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 22, p. 102. 526 E. PICARD, Embryologie juridique Ŕ Nouvelle classification des droits, JDI, 1883, p. 565. 527 E. PICARD, préc., particulièrement p. 580. L’auteur faisait preuve d’une certaine virulence pour critiquer l’éventualité d’une telle assimilation : « Il n’y a pas de rapport, et il n’y a pas d’assimilation possible entre une chose matérielle, une res, et une chose intellectuelle. Leurs natures sont aux antipodes. Est-il croyable qu’il faille insister pour faire saisir une vérité aussi simple ? ». 528 E. PICARD, préc., p. 565. 529 E. PICARD, préc., p. 565. 530 E. PICARD, préc., p. 565. 531 A. COLIN et H. CAPITANT, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, Dalloz, 6 e éd.,1930, p. 106 ; J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, Rev. crit. de législ. et de juris., 1939, p. 413 ; Le droit subjectif, Dalloz, Bibl. Dalloz, réédition, 2007, p. 189. 113 conception étant à la source du droit intellectuel, elle s’oppose donc « à la chose (objet d’un droit réel) à la qualité juridique (objet d’un droit personnel), à l’action humaine (objet d’un droit obligationnel) »532. 133. Une dénomination fondée sur l’objet. La théorie de PICARD fut reprise et développée en France sous l’impulsion de DABIN. Dans son étude relative aux droits subjectifs, DABIN précisait que « les droits subjectifs se classent par les éléments du rapport juridique, en premier lieu par leur objet »533. Pour DABIN, il y aurait donc quatre catégories de droits subjectifs se distinguant les uns des autres par leurs objets : les droits réels, les droits de la personnalité, les droits de créance et les droits intellectuels. Les droits réels ont pour objet « une chose matérielle autre que la personnalité humaine »534. Les droits de la personnalité sont les « droits qui ont pour objet les éléments constitutifs de la personnalité du sujet prise sous ses multiples aspects, physique et moral, individuel et social »535. Les droits de créance ou d’obligation sont ceux qui frappent les personnes, « en ce sens qu’une personne, le débiteur, est tenue vis-à-vis d’une autre, le créancier, titulaire du droit, de l’accomplissement de certaines prestations formant le contenu de l’obligation »536. Enfin, les droits intellectuels sont ceux qui ont pour objet « des choses qui ne sont plus corporelles, qui sont « intellectuelles » (formes, idées) »537. C’est en premier lieu la nature incorporelle de l’objet qui permettrait d’envisager la catégorie des droits intellectuels. DABIN range, sous le vocable de « droit intellectuel », les droits se rapportant notamment aux « œuvres littéraires et artistiques ; inventions industrielles, dessins et modèles ; marques de fabrique et de commerce ; appellations d’origine ; nom civil et commercial ; enseigne ; clientèle ; offices ; cabinets ; portefeuilles (commerçants, notaires, avocats, médecins, assureurs, représentants de commerce) ; secrets de fabrique, etc. »538. Ces différents objets de droit se caractérisent par leur nature incorporelle. Il s’agit de choses qui ne sont pas fixées « à un lieu déterminé, ni même un objet matériel unique qui ne peut se trouver en deux lieux à la fois »539. 532 P. RECHT, Le droit d’auteur, une nouvelle forme de propriété Ŕ Histoire et théorie, LGDJ., éd. J. DUCULOT, 1969, p. 72. 533 J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, Rev. crit. de législ. et de juris., 1939, p. 413, spéc. p. 418 534 E. PICARD, Embryologie juridique Ŕ Nouvelle classification des droits, préc., spéc. p. 574. 535 J. DABIN, Le Droit subjectif, Dalloz, op. cit., p. 168. 536 J. DABIN, op. cit., p. 181. 537 J. DABIN, op. cit., p. 189. 538 J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, préc., particulièrement n° 2. 539 E. PICARD, Embryologie juridique Ŕ Nouvelle classification des droits, préc., p. 565. 114 DABIN démontre que l’existence de prérogatives extrapatrimoniales dans le cadre du droit d’auteur et, dans une moindre mesure, du brevet n’a pas pour conséquence d’empêcher les droits sur ces choses incorporelles d’intégrer la catégorie des droits intellectuels. Pour DABIN, la séparation entre le monde du patrimonial et le monde de l’extrapatrimonial ne serait pas étanche et il existerait « des valeurs et des droits de caractère mixte, patrimoniaux par leur valeur vénale, extrapatrimoniaux par leur liaison plus ou moins étroite à des intérêts de l’ordre moral »540. Dès lors, « La division déduite du caractère patrimonial ou non des droits subjectifs peut bien se cumuler, se croiser, avec la division déduite de l’objet de ces droits ; elle ne saurait la dominer ou l’évincer. Il y aura droit réel ou le droit de créance patrimonial, le droit réel ou le droit de créance extrapatrimonial, selon le caractère patrimonial ou non de l’objet particulier de chacun de ces droits ; mais il n’y aura pas de droit réel ou droit de créance subordonné à la condition que le service à tirer de la chose ou du débiteur ait une valeur pécuniaire, cette condition étant extrinsèque, située sur un autre plan, le plan économique »541. Le même raisonnement devrait donc être appliqué aux droits intellectuels. La catégorie des droits intellectuels ferait abstraction « de la division des droits patrimoniaux et extrapatrimoniaux, qui ne touche pas à la nature des droits envisagés en eux-mêmes »542 et ne s’attacherait qu’à l’immatérialité de l’objet de ces droits543. ROUBIER résuma parfaitement le fondement de cette catégorie en ces termes : « le droit a pour siège un bien immatériel (œuvre d’art, invention, marque, etc.) et comporte une série de prérogatives, morales ou pécuniaires, sur ce bien »544. Les droits intellectuels seraient donc des « jus in re incorporali »545. 134. L’emprise d’une chose incorporelle. Ce jus in re incorporali se caractérise non seulement par son objet, mais également par le fait qu’il permet l’emprise d’une chose incorporelle546. Concernant les prérogatives patrimoniales conférées par les droits intellectuels, DABIN n’hésite pas à faire le rapprochement avec le droit réel. Il n’y aurait 540 J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, Rev. crit. de législ. et de juris., 1939, p. 413 et plus particulièrement n° 6. Cela serait le cas des souvenirs de famille « de valeur nulle sur le marché, d’un prix inestimable pour la famille et, à ce titre, soustraits au régime normal de la propriété purement patrimoniale ». 541 J. DABIN, préc., particulièrement n° 6. 542 J. DABIN, préc., particulièrement n° 7. 543 Pour DABIN, l’existence de prérogatives extrapatrimoniales contribue notamment au fait que la qualification de droit de propriété ne peut être retenue. V. J. DABIN, préc., particulièrement n° 32. 544 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 22, p. 100. 545 J. DABIN, op. cit., particulièrement n° 7. V. pour une justification de l’utilisation de cette formule, n° 24 p. 438. DABIN explique cette formule de jus in re incorporali au regard du fait que le droit réel signifie jus in re et que le droit personnel signifie jus in personae. Dès lors, « par antithèse au droit réel qui est jus in re corporali », il serait normal d’utiliser la formule jus in re incorporali pour désigner le droit sur la chose intellectuelle. 546 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit.,, n° 22, p. 99. 115 aucune différence entre le titulaire de droit intellectuel et celui d’un propriétaire d’une chose corporelle. Qu’il porte sur une chose corporelle ou intellectuelle, DABIN considère que le monopole d’exploitation est identique et relatif547. En conséquence, les prérogatives patrimoniales des droits intellectuels devraient être envisagées comme de véritables droits réels incorporels548. DABIN refuse néanmoins d’utiliser le terme propriété. L’article 544 du Code civil, « le droit commun de la propriété » 549, est impropre à envisager les problématiques tenant aux droits intellectuels. Bien qu’elles fassent l’objet d’une certaine emprise, DABIN relève que la maîtrise sur les choses intellectuelles « ne se comporte pas de la même manière que la maîtrise sur les choses corporelles »550. En étant saisies par l’esprit, les choses incorporelles « se dérobent à tout cantonnement au profit d’un seul »551. Dès lors, même s’il existe une certaine similarité entre les prérogatives conférées par les droits intellectuels et le droit de propriété, cette dernière qualification semble devoir être réservée « à l’emprise sur les choses douées d’un minimum de solidité et d’assise, se prêtant à une occupation physique »552. 135. L’impact de la théorie des droits intellectuels. La doctrine française fut très critique à l’égard de la théorie dite des droits intellectuels553. Ni les juges, ni le législateur ne retinrent cette conception. Certains pays furent néanmoins séduits par cette approche. En Belgique, « la majorité de la doctrine s’est ralliée à la théorie des droits intellectuels »554. La jurisprudence belge s’est également implicitement rattachée à cette conception en refusant d’envisager le droit de marque comme un droit de propriété555. 547 J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, préc., particulièrement n° 20. Il affirmait ainsi qu’« il n’y a aucune différence entre le cas du titulaire de droit intellectuel et celui du propriétaire d’une chose corporelle. Le propriétaire a, lui aussi, une exclusivité, un monopole d’exploitation, non pas en ce sens qu’il aurait le droit d’interdire à d’autres propriétaires de vendre les fruits de leur chose, mais en ce sens qu’il a le seul droit de vendre les fruits de sa chose, exactement de la même manière que le titulaire du droit intellectuel a le monopole d’exploitation de sa chose, sans être soustrait à la concurrence des titulaires de droits intellectuels sur d’autres choses, œuvres ou inventions concurrentes. Dans tous les cas le monopole d’exploitation est identique et relatif, relatif à la chose, corporelle ou intellectuelle, frugifère ». 548 J. DABIN, préc., spéc. n° 25. 549 J. DABIN, préc., spéc. n° 30. 550 J. DABIN, préc., spéc. n° 31. 551 J. DABIN, préc., spéc. n° 31. 552 J. DABIN, préc., spéc. n° 31. 553 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 22, p. 102 ; Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD civ., 1935, p. 251. 554 A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 10, p. 7 et n° 283, p. 306. 555 Brux., 25 juin 1958, Ing.-Cons. 1959, p. 321 et plus particulièrement p. 323 : « on doit et on peut constater qu’en aucun cas on ne peut admettre que ces droits puissent être entièrement mis sur le même pied qu’un droit de propriété ordinaire, ce qui, entre autres, suppose un droit exlusif à l’usage (usus) d’un bien ». 116 136. La critique de la théorie des droits intellectuels. La conception des droits intellectuels est séduisante. Le postulat de départ semble implacable : Quoi de plus logique que de réunir au sein d’une même catégorie les objets de même nature ? La faiblesse de cette théorie transparaît néanmoins dans les écrits de certains de ses partisans qui « reconnaissent le caractère approximatif de leur définition, puisqu’ils font du contenu des droits qu’ils énumèrent des droits sui generis, ce qui est toujours un alibi commode »556. En dépit des critiques et des volontés de remettre en cause la summa divisio classique, il apparaît que les catégories existantes font preuve d’une cohérence que la catégorie des droits intellectuels ne connaît pas. Hormis leur aspect incorporel, quel est le lien entre une marque et un nom de famille ? L’un engendre des prérogatives d’ordre pécuniaire, l’autre est traditionnellement envisagé dans la catégorie des droits de la personnalité. Si la démarche tendant à considérer les choses incorporelles au sein d’une même catégorie semble a priori logique, il existe une trop grande disparité entre les régimes des différents droits composant la catégorie des droits intellectuels557. Face à cette hétérogénéité de régime, il est légitime de s’interroger sur l’opportunité de créer une nouvelle catégorie et sur les conséquences de celleci. Si les droits réels et les droits personnels se caractérisent par leur aspect patrimonial et les droits de la personnalité par leur aspect extrapatrimonial, les droits intellectuels n’ont rien en commun hormis la nature incorporelle de leurs objets. Or, ce point commun ne semble pas entraîner de quelconques conséquences juridiques. Ainsi, s’il est possible et cohérent de parler de droits intellectuels eu égard à l’objet du droit concerné, il ne s’agit pas pour autant d’une catégorie au sens juridique du terme. Elle serait en conséquence une catégorie résiduelle. En sus, la théorie de DABIN repose sur une vision archaïque du bien et du droit de propriété. En effet, il conçoit que les choses incorporelles peuvent faire l’objet d’une emprise, mais il conteste la qualification de propriété au motif que la propriété ne concerne que les choses corporelles. La théorie de DABIN était tiraillée entre l’idée d’un certain progrès, l’emprise des choses incorporelles, et celle d’un certain classicisme, seules les choses corporelles peuvent faire l’objet d’un droit de propriété. La principale erreur de la démarche de DABIN résidait vraisemblablement dans le fait de croire que le droit de propriété était réservé aux choses corporelles. 556 P. RECHT, Le droit d’auteur, une nouvelle forme de propriété, Paris, LGDJ, 1969, p. 73 citant A. C OLIN & H. CAPITANT, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, Dalloz, 6e éd., 1930, p. 106. Ces illustres auteurs relèvent que les droits intellectuels ne sont « ni des droits réels, ni des droits de créance, mais autant de droits spéciaux, sui generis, objet chacun d’un régime légal particulier ». 557 V. A. COLIN & H. CAPITANT, op. cit., p. 106. 117 137. La catégorie des droits intellectuels existe sans nul doute. Il est logique de pouvoir réunir dans une seule et même catégorie des droits portant sur des objets incorporels. Il s’agit cependant d’une catégorie résiduelle. Au contraire de la Belgique558, la théorie des droits intellectuels n’a pas triomphé en France. Une autre approche fut envisagée par ROUBIER qui proposa de qualifier les droits de propriété intellectuelle de droits de clientèle. B. Les droits de clientèle 138. Le rejet des autres conceptions. C’est par le biais d’une démarche analytique que ROUBIER tenta de trouver la « qualification » qui convenait le mieux aux droit portant sur des choses incorporelles. Il tenta de démontrer que les diverses théories proposées jusqu’alors n’étaient pas satisfaisantes. Il rejeta en bloc les conceptions personnalistes559, la théorie de la propriété incorporelle560, la conception des biens immatériels de KOHLER561 ainsi que la conception de PICARD et DABIN sur les droits intellectuels562. 558 A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 10, p. 7: « Nous pouvons dire qu’en Belgique, la majorité de la doctrine s’est ralliée à la théorie des droits intellectuels ». V. notamment, Brux., 25 juin 1958, Ing.-Cons. 1959, p. 321 et plus particulièrement p. 323. 559 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 20, p. 88 ; Droits intellectuels ou droits de clientèle, RTD civ., 1935, p. 251. Certains auteurs soutenaient en effet qu’en matière de droit d’auteur, le droit moral et le droit privatif d’exploitation n’étaient en fait que deux aspects différents du même droit. Le seul droit qui naissait de la création était donc un droit personnel. Or, comme le soulignait ROUBIER, « La distinction des droits du patrimoine et des droits de la personnalité ou droits extra-patrimoniaux a toujours été considérée comme la « summa divisio ». Pour y faire échec, il faudrait que le caractère personnel d’un droit entrainât nécessairement les conséquences envisagées dans le domaine des intérêts patrimoniaux : nous ne voyons rien de pareil dans notre matière ». 560 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 21, p. 92 ; Droits intellectuels ou droits de clientèle préc., p. 251. ROUBIER reprit les arguments classiques d’une partie de la doctrine qui refuse aux droits portant sur des choses incorporelles d’être qualifiées de droit de propriété. Il s’agit de droits temporaires. Les choses incorporelles ne sont pas susceptibles d’une emprise véritable. En outre, l’exclusivité de l’usus du droit de propriété classique n’existe pas dans ces droits : « tandis que le propriétaire d’une chose cherche à se la réserver tout entière et à exclure le public de sa jouissance, l’inventeur ou l’auteur ne trouvent l’objet de leur droit de monopole qu’en mettant leur création ou leur œuvre à la disposition de tous. Le propriétaire referme la main sur la chose qu’il possède, alors que l’inventeur ou l’auteur l’ouvre toute grande pour livrer au public leur trésor ». 561 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle op. cit., n° 22, p. 102 ; Droits intellectuels ou droits de clientèle préc., p. 251. ROUBIER considère que KOHLER a fait une grave erreur de terminologie lourde de conséquences : « Car cette terminologie a l’inconvénient grave de rompre l’unité de la classification bien connue des droits patrimoniaux ; cette classification est fondée, en effet, sur le contenu du droit : le droit réel est celui qui donne la mainmise sur une res ; le droit de créance est celui qui correspond à un certain crédit sur le débiteur ; mais l’expression « droit sur les biens immatériels » ne nous fait pas comprendre quel est le contenu du droit ; elle nous dit simplement à quels biens ces droits s’appliquent, mais c’est là quelque chose qui ne suffit pas de définir ». 562 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 22, p. 98 ; Droits intellectuels ou droits de clientèle, préc., p. 251. ROUBIER reconnaissait l’intérêt de la démarche ( « L’idée de créer une troisième classe de droits patrimoniaux est amplement justifiée, du fait qu’on ne peut classer de tels droits dans les autres groupes, et cette idée n’est donc point aussi audacieuse que le pensait E. PICARD »), mais il réfutait la démonstration de DABIN et refusait de voir une troisième catégorie appelée « droits intellectuels ». 118 139. L’émergence des « valeurs ». En vue de proposer sa propre qualification, ROUBIER s’est penché sur les travaux de LEVY relatif à la transition du droit à la valeur563. C’est au début du vingtième siècle que fut mise en exergue la place importante que prenaient les valeurs au sein de notre droit564. Ce qui « importe (…) au capitaliste ce n’est pas un droit sur un certain bien, mais un droit sur certaine valeur »565. À la notion de valeur se substituerait alors la notion de possession566. Ces valeurs s’opposent, par les fluctuations dont elles peuvent faire l’objet567, aux droits classiques tels que la propriété et la créance, qui sont des éléments stables et fixes du patrimoine. Les valeurs ne sont pas des droits acquis : « une crise et le dividende est nul ; la cause devient l’activité des hommes qui travaillent, qui mangent, le milieu »568. Or, la valeur est dépendante de l’exploitation et, donc, en dernier ressort de la clientèle. C’est à partir de ce constat que ROUBIER étaya sa théorie. 140. L’importance de la clientèle. La situation juridique des valeurs serait subordonnée à la réalisation de bénéfice, qui est elle-même fonction de la clientèle569. ROUBIER relevait que « les « valeurs » dans la vie économique se définissent par la somme de clientèle qu’elles représentent »570. Le dénominateur commun des valeurs économiques serait donc la clientèle571. Par voie de conséquence, elle serait elle-même une valeur, « un bien au sens juridique du mot »572, méritant d’être objet de droit. Bien qu’il la considère comme un bien, ROUBIER admet que la clientèle est une valeur qui ne peut être appropriée. Il n’existe aucun droit permettant d’assurer un « certain quantum de clientèle » 573. Il est néanmoins possible d’envisager des droits « qui correspondent à une position juridique déterminée par rapport à la clientèle »574. C’est dans ces droits, permettant d’assurer une certaine assise à l’égard de la 563 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle op. cit., n° 23, p. 105. ROUBIER notait : « Il y a déjà bien longtemps qu’un esprit novateur, E. LÉVY, attirait l’attention des juristes et des philosophes sur la transition du droit à la valeur, qui constituait à ses yeux l’un des traits dominants du droit contemporain » 564 E. LÉVY, La transition du droit à la valeur (Essai de définitions), Revue de métaphysique et de morale, 1911, p. 412. V. sur une explication des théories de E. LÉVY, G. RIPERT, Le socialisme juridique d’Emmanuel LÉVY, Rev. crit. de légis. et de juris., 1928, p. 21 et plus particulièrement p. 29 et s. 565 G. RIPERT, préc., spéc. p. 29. 566 G. RIPERT, préc., spéc. p. 29. 567 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 23, p. 105. 568 E. LÉVY, La transition du droit à la valeur (Essai de définitions), préc., p. 413. 569 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 105. 570 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 105. 571 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 106: « Lorsqu’un fonds de commerce est vendu, (…) la valeur du fonds est déterminée en fonction de la clientèle, et des bénéfices qu’elle procure ». 572 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 105. 573 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 106. 574 P. ROUBIER, op. cit., n° 23, p. 106. 119 clientèle, que ROUBIER voit une troisième catégorie de droits patrimoniaux575 qu’il dénomme « les droits de clientèle ». Ces droits permettraient de jouir d’une exclusivité sur des choses incorporelles servant à rallier la clientèle576. En d’autres termes, la clientèle deviendrait objet de droit et les choses incorporelles seraient de simples instruments permettant la captation de la clientèle. C’est par sa finalité, plus que sur son objet ou les caractères de son régime, que ROUBIER qualifierait ces droits de droits de clientèle577. Les droits de clientèle seraient des instruments de lutte commerciale permettant de conquérir la clientèle et de fixer certaines positions au profit de leurs titulaires, que les concurrents devront respecter578. 141. Le succès de la théorie. Même si la jurisprudence et le législateur restèrent de marbre face à la théorie des droits de clientèle, une partie de la doctrine française se fit l’écho de la qualification proposée par ROUBIER. DESBOIS considérait que tous les droits de propriété littéraire et artistique ou industrielle constituent des droits de clientèles se caractérisant « par la présence d’une exclusivité, d’un monopole dans l’exercice d’une activité professionnelle »579. FRANÇON rejoignit également cette conception en assimilant les propriétés incorporelles à des droits de clientèles prenant la forme de monopoles, « c'est-à-dire d’une exclusivité par rapport à la clientèle »580. Pour ces auteurs, les droits de clientèle constitueraient une troisième catégorie de droit patrimonial, devant être distingués des droits réels et des droits personnels. Le droit de clientèle se 575 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 20, p. 10. 576 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 23, p. 106. 577 Cette approche fonctionnelle peut également être rapprochée de celle proposée par FRANCESCHELLI en Italie qui dénonçait pourtant la théorie des droits de clientèle. Pour FRANCESCHELLI, les droits portant sur les choses incorporelles sont essentiellement des droits de monopole en raison de leur rôle fonctionnel au sein de la concurrence. V. R. FRANCESCHELLI, Nature juridique des droits de l’auteur et de l’inventeur, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 453. V. également sur la théorie des droits de monopole, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 21, p. 10 ; A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 11, p. 9. 578 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 23, p. 106. 579 H. DESBOIS, Cours de Propriété littéraire, artistique et industrielle, Les cours de droit, 1969-1970, p. 5. Pour DESBOIS, la dénomination du cours « Propriété littéraire, artistique et industrielle » était approximative. Le terme propriété était « employé au sens métaphorique, pour illuster le caractère exclusif, le pouvoir discrétionnaire qui appartient au titulaire des droits correspondants, mais la structure de ceux-ci est profondément différente de celle de la propriété », p. 6 et 7. 580 A. FRANÇON, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle, Litec, Les cours de droit, 1999, p. 5 à 8. Au sein de cette catégorie des droits de clientèle, FRANÇON opérait une distinction entre les droits intellectuels, les droits sur les signes distinctifs et les autres droits de clientèle. La catégorie des droits intellectuels, autrement appelée droits sur les créations nouvelles, regroupait en son sein les droits d’auteur, les brevets et les dessins et modèles : « Dans ces trois cas, il y a, à la base de l’octroi du droit, un acte de création intellectuelle ». Il n’y pas acte de création pour les marques ou les appellations d’origine. Il s’agit des droits sur les signes distinctifs. Enfin, il existe d’autres droits de clientèle, tels que les offices ministériels. V. également, H. DESBOIS, Cours de Propriété littéraire, artistique et industrielle, Les cours de droit, 1969-1970, p. 14. 120 différencierait des droits personnels de par son opposabilité erga omnes581. Il ne devrait cependant pas être considéré comme étant un droit réel « amélioré » et ne devrait pas non plus être confondu avec les droits réels en raison de son caractère temporaire et de l’objet sur lequel il porte. Autre différence, le propriétaire d’un bien corporel est également propriétaire, automatiquement, des produits provenant de cette exploitation. Cet automatisme ne se retrouve pas nécessairement pour les choses incorporelles582. FRANÇON notait également que le droit de clientèle serait plus fort que le droit de propriété sur une chose corporelle, son titulaire bénéficiant d’une exclusivité totale, qui lui permettrait d’éliminer la concurrence583. Le titulaire d’un droit dit de clientèle serait mieux armé pour asseoir une certaine position à l’égard de la clientèle qu’une personne ne disposant finalement que d’un droit réel sur une chose corporelle. 142. Le rejet de la théorie. En dépit de la démarche analytique de ROUBIER et l’attrait que pouvait susciter une autre approche des droits de propriété intellectuelle, la théorie des droits de clientèle ne convainc pas et « pêche par la méthode » 584. S’il est incontestable que les droits portant sur les choses incorporelles, telles que les marques, les brevets voire les œuvres de l’esprit permettent d’obtenir une position privilégiée sur la clientèle585, l’assise conférée par le droit demeure relative. ROUBIER avait anticipé cette critique en prenant le soin de préciser qu’il était impossible de s’approprier effectivement une clientèle586, la clientèle étant une valeur fuyante ne connaissant pas l’appropriation au sens classique du terme587. De ce fait, il est difficile de voir la clientèle comme l’objet du droit. Au 581 A. FRANÇON, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle, op. cit., p. 6 ; H. DESBOIS, Cours de Propriété littéraire, artistique et industrielle, op. cit., p. 12. 582 H. DESBOIS, op. cit., p. 13: « L’ingénieur, qui a obtenu un brevet de produit, n’a pas la propriété de tous les produits qui sont issus de l’exploitation du brevet ; il est seulement investi du monopole afférent à la fabrication de ce produit ». V. également, A. FRANÇON, op. cit., p. 6. 583 A. FRANÇON, op. cit., p. 6: « L’inventeur d’une invention a une exclusivité totale sur celle-ci. En d’autres termes, aucune autre personne que lui ne peut l’exploiter sans qu’il y ait donné son accord. Le monopole qu’il a élimine la concurrence. Au contraire, le propriétaire d’un champ, par exemple, se trouve en concurrence, quant aux céréales qu’il produit, avec d’autres exploitants de biens ruraux. Le monopole afférent à la création littéraire, artistique ou industrielle est donc plus fort, quoique limité dans le temps, que la propriété des biens corporels ». V. également, H. DESBOIS, op. cit., p. 13. 584 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 22, p. 10. 585 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 22, p. 10. Comme le note le Professeur POLLAUD-DULIAN, « Caractériser les droits intellectuels par la conquête de la clientèle n’est pas faux, encore que le droit d’auteur se prête mal à cette analyse ». 586 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 23, p. 106: « Il n’existe jamais de droit à un certain quantum de clientèle ; mais, en revanche, il peut naître certains droits qui correspondent à une position juridique déterminée par rapport à la clientèle ». 587 V. notamment, J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 245, p. 270 citant H. ABERKANE, Contribution à l’étude de la 121 contraire, c’est bien la chose « intellectuelle »588 qui, par le biais du droit, fait l’objet d’une exploitation, d’une réservation, d’une exclusivité. C’est cette chose qu’il convient d’envisager comme l’objet du droit. En outre, les droits de clientèle semblent réservés aux droits portant sur des choses incorporelles589. Pourtant, comme MOUSSERON le relevait, s’il est « certain que le monopole d’exploitation d’une invention donne à son titulaire une position privilégiée dans la concurrence industrielle, la situation ne serait pas différente s’il s’agissait de la propriété d’un local bien situé »590. ROUBIER inverse également le processus de qualification juridique classique. Il explique et décrit plus qu’il n’envisage le réel contenu de ces droits. Or, la nature juridique s’apprécie non pas à la lumière de sa fonction, mais au regard de son contenu. La fonction est la conséquence de la nature du droit. ROUBIER, en déterminant la nature juridique du droit par l’utilisation d’une notion relevant plus de l’ordre économique591, réduit la nature de ce droit « à l’une de ses manifestations »592. D’ailleurs, DESBOIS, malgré son attrait pour cette théorie, notait également que c’est plus sur le plan économique que « les droits de propriété littéraire, artistique et industrielle (…) sont des droits de clientèle, car, tous créent une situation préférentielle dans la lutte pour la vie »593. Ainsi, si la qualification de droit de clientèle peut convenir aux droits portant sur des choses incorporelles594, en ce sens qu’il est vrai que le titulaire d’une marque ou d’un brevet souhaite asseoir une position privilégiée auprès de la clientèle, elle n’en constitue pas pour autant une qualification juridique à classer aux côtés des autres droits subjectifs : « La formule de « droit de clientèle » (…) n’épuise pas le problème de sa nature et appelle une définition qui, après distinction des droits de créance et des droits réels Ŕ Essai d’une théorie générale de l’obligation propter rem en droit positif français, Th. Dr. Paris 1955, LGDJ 1957, p. 243 : « Il va de soi que la clientèle n’appartient pas comme l’objet d’un droit réel à ce titulaire. Elle reste constamment libre de s’adresser là ou elle veut ». 588 J. DABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, Rev. crit. de législ. et de juris., 1939, p. 413 et plus particulièrement n° 20. 589 V. A. FRANÇON, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle, op. cit., p. 8 ; H. DESBOIS, Cours de Propriété littéraire, artistique et industrielle, op. cit., p. 14. 590 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, op. cit., n° 245, p. 271. V. également, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 10, p. 11: « Selon ce raisonnement, la propriété de certains biens corporels à l’exploitation desquels est attachée une clientèle, comme un manège pour enfants par exemple devrait être qualifiée aussi de droit de clientèle ». 591 C. COLOMBET, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Dalloz, Précis, 9 e éd., 1999, n° 19, p. 14 ; J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, op. cit., n° 245, p. 271. 592 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 22, p. 11. 593 H. DESBOIS, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle, op. cit., p. 22. 594 Contra F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 22, p. 11. Pour le Professeur POLLAUD-DULIAN, le droit d’auteur se prête mal à l’analyse des droits de clientèle. 122 l’échec des démarches entreprises à partir de l’objet et de la fonction de ce droit, doit s’établir à partir de son contenu, c'est-à-dire de l’ensemble de ses prérogatives »595. 143. La qualification des droits portant sur des marques, des œuvres de l’esprit ou des inventions a donné lieu à des polémiques et fait, malheureusement, encore aujourd’hui débat. Non seulement le droit de propriété se prête mal aux choses incorporelles, mais en outre le régime des droits portant sur des choses « intellectuelles » n’est pas identique dans ses caractères et prérogatives au droit de propriété classique. En dépit des efforts de certains auteurs, notamment DABIN et ROUBIER, il semble délicat d’envisager les droits de propriété intellectuelle autrement que comme des droits de propriété. § 2. L’admission du droit de propriété 144. En dépit de la persistance de débats doctrinaux, la notion de « propriété intellectuelle » est aujourd’hui consacrée. Le législateur a abandonné ses doutes et n’hésite pas à qualifier de droit de propriété intellectuelle, les droits portant sur les marques, les inventions ou les œuvres de l’esprit596. Cette opinion est rejointe par la majeure partie de la doctrine qui envisage le droit de marque, le brevet ou le droit d’auteur comme de véritables droits de propriété597. Il ne s’agit ni d’un abus, ni d’une facilité de langage, mais d’une solution logique et parfaitement cohérente au regard de l’analyse des prérogatives et caractères des droits de propriété intellectuelle (I). Cette qualification ne doit pas être remise en cause par les 595 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 245, p. 271. 596 V. Loi n° 92-597 du 1 juillet 1992 relative au Code de la propriété intellectuelle. 597 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, op. cit., n° 247, p. 272 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 63, p. 101 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 11, p. 12 ; J.-L. PIOTRAUT, Droit de la propriété intellectuelle, Ellipses, Référence Droit, 2 e, 2010, p. 12 et 13 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 2, p. 1; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 191, n° 135 p. 131 ; J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990 ; J. M. M OUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281 ; C. CARON & H. LÉCUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 44 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 53, p. 99 ; C. AUBRY & C. RAU, Droit civil français, t. II, 7ème éd. par P. ESMEIN, Litec, 1961, p. 13, n° 5, p. 13 ; P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 434, p. 518 ; C. COLOMBET, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Dalloz, Précis, 9 e éd., 1999, n° 20, p. 15 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 25. p. 12 ; C. SIMLER, Droit d’auteur et droit commun des biens, Litec, CEIPI, t. 55, 2010 123 spécificités de ces droits. Ils devront simplement être envisagés comme des propriétés spéciales598 (II). I. La conjonction des droits de propriété intellectuelle avec le droit de propriété 145. Une approche difficilement contestable. L’argument selon lequel le droit de propriété ne concernerait que les choses corporelles souffre de trop nombreuses critiques599 pour emporter l’assentiment. Il ne correspond pas à la vision moderne que l’on doit se faire des biens et, partant, de la propriété. Le Professeur ZENATI-CASTAING relève que « la nature corporelle de l’objet de la propriété constitue un dogme purement doctrinal qui résulte de l’interprétation de la loi, voire de sa dénaturation »600. Il poursuit en dénonçant ce débat et affirme que « contester que la propriété puisse porter sur des biens immatériels devient de plus en plus un combat d’arrière-garde »601. Les choses incorporelles peuvent faire l’objet d’une appréhension602 et d’un rapport d’appropriation. Envisager les droits de propriété intellectuelle comme des droits de propriété a fait l’objet de plusieurs consécrations. Ces droits se trouvent dans un Code dont le titre est suffisamment explicite : Code de la propriété intellectuelle. Certains articles de ce Code se veulent explicites en utilisant le terme propriété ou propriétaire603. Le Conseil constitutionnel abonde également 598 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, op. cit., n° 11, p. 12. 599 V. notamment, F. ZENATI, Pour une rénovation de la théorie de propriété, RTD civ. 1993, p. 305 ; L’immatériel et les choses, APD 1999, t. 43, p.79 ; A. PELISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001 ; S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 25 ; J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, préc., spéc. n° 14 : « La nature corporelle ou incorporelle de la res importe peu, pourvu qu’il y ait res ». V. également L. JOSSERAND, Configuration du droit de propriété dans l’ordre juridique nouveau, in Mélanges juridiques dédiés à M. le Professeur SUGIYAMA, Sirey, 1940, p. 95, spéc. p. 98: « Immatériel et ainsi idéalisé, le droit de propriété va pouvoir porter sur des biens incorporels et non pas seulement sur des choses » ; R. LIBCHABER, La recodification du droit des biens, in Le code civil. Livre du bicentenaire. 1804 - 2004, Dalloz, 2004, p. 297 et plus particulièrement n° 14 : « En tant que relation de principe entre les personnes et les biens, la propriété est apte à saisir les obligations comme les œuvres de l’esprit ». 600 F. ZENATI, Pour une rénovation de la théorie de propriété, préc., spéc. p. 309 et 310. 601 F. ZENATI, Pour une rénovation de la théorie de propriété, préc., spéc. p. 312. 602 A. PÉLISSIER, Possession et meubles incorporels, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2001, p. 233, p. 107. 603 V. par exemple l’article L. 513-2 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « Sans préjudice des droits résultant de l’application d’autres dispositions législatives, notamment des livre Ier et III du présent code, l’enregistrement d’un dessin ou modèle confère à son titulaire un droit de propriété qu’il peut céder ou concéder » ; L’article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « L’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits et services qu’il a désignés » ; L’article L. 613-14 qui dispose : « Si le titulaire d’une licence obligatoire ne satisfait pas aux conditions auxquelles cette licence a été accordée, le propriétaire du brevet et, le cas échéant, les autres licenciés peuvent obtenir du tribunal le retrait de cette licence ». 124 dans ce sens en affirmant que « les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que parmi ces derniers, figurent les droits de propriété intellectuelle »604. La Cour européenne des droits de l’homme s’inscrit dans le même mouvement et a eu l’occasion à diverses reprises de consacrer l’idée selon laquelle les propriétés intellectuelles ne sont rien d’autres que des propriétés605. Au niveau communautaire, l’idée est également reprise. En matière de marque, le Règlement sur la marque communautaire reconnaît à plusieurs reprises la marque comme « objet de propriété »606. L’article 17 de la Charte européenne des droits fondamentaux relatif au droit de propriété dispose : « la propriété intellectuelle est protégée »607. Face à ces différents éléments, il est difficile d’affirmer que les droits de propriété intellectuelle ne sont pas des droits de propriété. Cependant, afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas là d’abus ou de facilités de langage, il convient d’analyser plus en détail le contenu et les caractères du droit de propriété. 146. La définition de la propriété. Classiquement, le droit de propriété est présenté comme le plus absolu et le plus important des droits réels car « il permet à son titulaire d’exercer sur la chose la plénitude des prérogatives d’une personne sur une chose, la plena in re potestas »608. Compte tenu des prérogatives qu’il confère (A), l’usus, le fructus et l’abusus, et de ses caractères (B), l’exclusivité, l’absoluité et la perpétuité, le droit de propriété permet à 604 Cons. const., Déc. 2006-540 DC, 27 juill. 2005, § 15, Loi relative aux droits d’auteurs et aux droits voisins dans la société de l’information, JO, 3 août 2006, p. 11541 ; D. 2006, 2157, C. CASTETS-RENARD ; Légipresse, 2006, 129, L. THOUMYURE ; Comm. com. élect. 2006, comm. n° 140, obs. C. CARON. V. sur cette décision, M. VIVANT, Et donc la propriété littéraire et artistique est une propriété…, Propr. intell. 2007, n° 23, p. 193. V. en matière de marque, Cons. const., Déc. n° 90-283 DC, 8 janv. 1991, § 7, Loi relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, JO, 10 janv. 1991, p. 524. 605 V. notamment pour les marques, CEDH, 11 janv. 2007, Anheuser-Busch Inc. c/ Portugal, n° 73049/01, § 78, Comm. com. élect., n° 5, 2007, comm. n° 67, obs. C. CARON ; JCPE 2007, 1409, note A. ZOLLINGER ; RTDE 2008, p. 405, obs. J. SCHMIDT-SALEWSKI. V. pour les brevets, CEDH, 4 oct. 1990, Smith Kline c/ Pays-Bas n° 12633/87. V. pour le droit d’auteur, CEDH, 29 janv. 2008, Balan c/ Moldavie, n° 19247/03, Propr. intell. 2008, n° 28, p. 338, obs. J.-M. BRUIGIÈRE. 606 V. notamment les articles 16 et 24. du règlement sur la marque communautaire. 607 Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, 2000/C 364/01, JOCE, 18 déc. 2000, C 364/1. Il faut souligner que le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 dispose en son article 6 (1) que « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle à la même valeur juridique que les traités ». De ce fait, à l’avenir, la Charte pourra être invoquée devant les juridictions nationales ou la Cour de justice pour faire établir qu’une mesure législative ou administrative est incompatible avec la protection d’un droit fondamental visé par la Charte. V. notamment sur cette question, M. VIVANT & C. GEIGER, Europe bis : la force évocatrice des mots Ŕ Vous dites propriété ? (ou la « propriété » intellectuelle dans le nouvel ordre juridique de l’Union Européenne), Propr. intell., 2010, n° 35, p. 753 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 11, p. 15 ; V. SCORDAMAGLIA, Le traité de Lisbonne, Prop. ind. 2008, n° 2, alertes n° 15. 608 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 120, p. 126. 125 son titulaire de bénéficier pleinement des utilités de sa chose609. L’étude de ces différents éléments permettra de démontrer que les droits de propriété intellectuelle se distinguent peu du droit de propriété envisagé à l’article 544 du Code civil. A. La conjonction des prérogatives 147. Il est traditionnellement reconnu que le droit de propriété confère trois formes de prérogatives à son titulaire : l’usus (1), le fructus (2) et l’abusus (3). 1. L’usus 148. La définition classique de l’usus. L’usus est la faculté pour le propriétaire d’utiliser comme il le souhaite le bien. CARBONNIER définissait l’usus comme « cette sorte de jouissance qui consiste à retirer personnellement –individuellement ou par sa famille- l’utilité (ou le plaisir) que peut procurer par elle-même une chose non productive ou non exploitée »610. Le jus utendi est également entendu comme l’usage direct611 de la chose ou « le droit de se servir personnellement de sa chose suivant la destination de celle-ci »612. Cet usage peut prendre différentes formes et dépend directement de la nature du bien. C’est ainsi qu’en matière de chose consomptible, l’usage se confond avec la disposition de la chose.613. 149. La définition large de l’usus. L’usus pourrait également être entendu de manière plus large et englober les deux autres prérogatives offertes au propriétaire. Le fructus et l’abusus pourraient effectivement être envisagés comme « des manières particulières d’utiliser la chose »614. 609 Pour les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET, la propriété ne se distingue pas par les prérogatives que sont l’usus, le fructus, et l’abusus : « Il est inexact de définir ce que le propriétaire peut faire de sa chose par une addition de prérogatives », F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 192, p. 313. Dans le raisonnement des Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET, la propriété apparaît comme un droit absolu, dans la mesure où « il établit un rapport général et non pas un rapport avec un sujet déterminé. L’ensemble de la société est partie à ce rapport », F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 192, p. 314. Elle se distinguerait des autres droits réels par son exclusivité et par le pouvoir de disposer de la chose. 610 J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n°68, p. 129. 611 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 434, 122. V. également, Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 256, p. 364. 612 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n° 28, p. 69. 613 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 256, p. 364. Comme le note le Professeur STRICKLER, « dans cette occurrence, cette dernière disparaît ou sort du patrimoine de son titulaire lorsqu’elle est utilisée » 614 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, op. cit., n° 209, p. 333. 126 150. L’usus conféré par les droits de propriété intellectuelle. Pour certains auteurs, les droits de propriété intellectuelle ne confèrent pas à leurs titulaires de jus utendi, permettant ainsi de ne pas les qualifier de propriété615. ROUBIER affirmait que « l’idée qui est à la base de l’invention, l’expression de forme qui est à la base de la création artistique ou littéraire, ne peuvent par la force des choses, rester le bénéfice d’une seule personne (…). Le caractère exclusif de l’usus ne peut exister, par hypothèse, dans de tels droits »616 . La divulgation de l’objet de création au public équivaudrait à une renonciation de s’en réserver l’usage. Il est vrai que les choses couvertes par les droits de propriété intellectuelle ont vocation à être diffusées, puis utilisées par le public. Néanmoins, le titulaire conserve l’usage exclusif de sa chose et l’usage que pourrait faire le public de la chose est limité. MOUSSERON réfuta l’argument de ROUBIER dans sa thèse relative au droit du breveté d’invention617 en démontrant que le breveté disposait d’une certaine manière de l’usus caractéristique du droit de propriété. En matière de brevet, le droit naît au jour de la demande, et cela avant toute publication618. Durant cette période, il n’est pas contesté que le breveté détient « l’usage exclusif tant économique qu’intellectuel de son invention »619. Le même raisonnement pourrait être appliqué en matière de marque. Le droit de marque résulte de l’enregistrement et n’implique pas nécessairement une exploitation publique, tout du moins pendant pendant cinq ans620. En outre, contrairement à ce que semble affirmer ROUBIER, la propriété d’une chose corporelle ne permet pas de réserver l’usage intellectuel de la chose : « Il est des circonstances dans lesquelles le propriétaire d’un immeuble, ou d’un meuble corporel, ne 615 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 21, 95. P. ROUBIER, op. cit., n° 21, p. 95 617 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 249, p. 273. 618 V. notamment à ce sujet, J. SCHMIDT, Le droit du breveté entre la demande et la délivrance, in Mélanges en l’honneur de D. BASTIAN, t. 2, Droit de la propriété industrielle, Litec, 1974, p. 389. C’est en effet à partir de la date du dépôt de la demande, et non de la délivrance, que commence à courir la durée de protection. L’article L. 611-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Les brevets d’invention, délivrés pour une durée de vingt ans à compter du jour du dépôt de la demande ». L’article L. 613-1 dispose également : « Le droit exclusif d’exploitation mentionné à l’article L. 611-1 prend effet à compter du dépôt de la demande ». 619 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, op. cit., n° 249, p. 273. Il faut noter que la publication d’une demande de brevet peut intervenir à tout moment à la requête du déposant dès que le secret prévu dans l’intérêt de la défense nationale a été levé. V. Y. B ASIRE, Traitement de la demande française de brevet, J.-Cl. Brevets, Fasc. 4420, 2008. V. également J. M. M OUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 19. Outre l’argument relatif au brevet d’invention que l’on retrouve ici, est ajouté l’exemple du droit d’auteur qui naîtrait du simple fait de la création indépendamment de toute divulgation. V. J. R AYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 280, p. 245 et n° 372, p. 335. 620 V. l’article L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle. Au-delà de cinq d’inexploitation, le titulaire risque d’être déchu de ses droits pour défaut d’exploitation. 616 127 peut matériellement se réserver l’exclusivité de l’usage intellectuel dans l’exercice de son droit »621. Le titulaire d’une maison donnant sur la rue ne peut empêcher les passants de la regarder. Néanmoins, au même titre qu’un titulaire de droit de propriété intellectuelle, il pourrait limiter l’usage des tiers en installant, par exemple, une clôture. De même, s’il est vrai qu’en matière de propriété intellectuelle, les choses peuvent être mises à l’usage de tous, l’usage du public n’en demeure pas moins limité. Seul le titulaire reste libre de jouir de sa marque comme il le souhaite. En sus, si l’absence de l’usus devait être constatée dès la divulgation au public opérée, il ne s’agirait pas nécessairement d’un argument permettant d’envisager autrement les droits de propriété intellectuelle. L’usus appartient avec le fructus à une catégorie plus large envisagée par l’article 544 du Code civil : le droit de jouissance. L’usus et le fructus seraient les deux versants de la jouissance de la chose. Utiliser une chose directement apparaît au même titre que le fait d’en retirer les fruits comme une forme de jouissance. Or, comme le constatent les Professeurs MALAURIE et AYNES, l’usus et le fructus s’excluent mutuellement « tout au moins dans une certaine mesure »622. C’est ainsi qu’ « un propriétaire ne peut à la fois habiter sa maison (usus) et la louer (fructus). En outre, certains biens ne sont susceptibles que d’usage, et ne produisent pas de fruits. À l’inverse, il existe des biens insusceptibles d’usage qui produisent des revenus (ex : les valeurs mobilières, les capitaux) »623. Un tel raisonnement pourrait être envisagé pour les droits de propriété intellectuelle. L’usus serait exclu dans une certaine mesure par le fructus. Enfin entendu au sens large, il est indéniable que l’usus existe en matière de droit de propriété intellectuelle : « L’usus ou jus utendi consiste en le droit, pour le propriétaire, d’utiliser la chose, cette utilisation correspondant à ce qu’il entend qu’elle soit »624. De ce fait, la divulgation, l’exploitation publique, si elle entraîne une forme de perte d’exclusivité de l’usage intellectuel, correspond à ce que le titulaire souhaite faire de sa chose. 151. L’analyse de l’usus des droits de propriété intellectuelle démontre qu'il ne doit pas être considéré comme un écueil empêchant la reconnaissance d’un droit de propriété. Contrairement à ce que ROUBIER énonçait625, si son absence devait être constatée, elle ne devrait pas être considérée comme disqualifiante. Nous doutons cependant d’une telle 621 J. RAYNARD, op. cit., n° 372, p. 335 et 336 ; V. également J. M. M OUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, op. cit., n° 249, p. 273. 622 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 434, p.122. 623 P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 434, p.122. 624 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 221, p. 119. 625 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 21, p. 95. 128 constatation, le titulaire du droit de propriété intellectuelle étant en mesure de bénéficier personnellement des utilités de la chose avant et après la divulgation de l’invention, de la marque ou de l’œuvre de l’esprit. L’analyse de l’autre versant de la jouissance Ŕ le fructus Ŕ devrait poser moins de difficultés. 2. Le fructus 152. La définition du fructus. Dans le cadre de la jouissance de sa chose, le propriétaire est en mesure de percevoir les fruits626 de son bien627. Le jus fruendi est par conséquent le droit de recueillir les fruits de la chose. Si le jus fruendi implique le droit de percevoir les fruits de la chose628, il implique également le droit de ne pas les percevoir629, voire de ne pas exploiter la chose630 et, partant, de la laisser à l’abandon. La jouissance de la chose peut s’opérer de deux manières distinctes : « l’une matérielle, l’autre juridique »631. Le propriétaire peut lui-même percevoir les fruits de sa chose, mais il peut également jouir de la chose en ayant recours à des actes juridiques comme la location. 153. Le fructus dans les droits de propriété intellectuelle. Appliquée aux droits de propriété intellectuelle, la question du fructus est moins délicate que celle relative au jus utendi. Nul ne conteste que les titulaires des droits de propriété intellectuelle bénéficient, au même titre que le propriétaire d’une chose corporelle, du droit d’en retirer les fruits, les revenus. Cette prérogative peut même être perçue comme « la fonction la plus élémentaire du monopole d’exploitation qui lui est conféré »632. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle peut en 626 Le fruit se définit comme « tout ce que fournit la chose régulièrement et sans que sa substance en soit altérée. Il peut s’agir, d’abord, de fruits naturels, c’est-à-dire tout ce qui est fourni par la chose en raison de la nature des choses et sans le travail de l’homme.(…). On oppose les fruits naturels aux fruits industriels qui sont constitués par tout ce qui est fourni par la chose en raison du travail de l’homme (…). Les fruits naturels et industriels doivent être distingués des fruits civils qui sont constitués par les revenus procurés par l’utilisation juridique de la chose », C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 225, p. 120. V. également sur les fruits, F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 123, p. 129 ; P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 160, p. 51 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 89, p. 140. 627 P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 434, p. 122. 628 V. notamment, P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 434, p. 122 ; Y. STRICKLER, op. cit., n° 257, p. 365. V. également, G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 e éd., 2007, n° 27, p. 67. Le droit de jouissance permet également de « conserver ou de consommer les fruits perçus ». 629 P. MALAURIE & L. AYNÈS, op. cit., n° 434, p. 122 ; F. TERRÉ & P. SIMLER, op. cit., n° 122, p. 129. 630 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 82, p. 93. 631 F. TERRÉ & P. SIMLER, op. cit., n° 122, p. 129. 632 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 249, p. 274. 129 effet faire le choix de l’exploiter personnellement afin d’en tirer des bénéfices ou préférer la voie contractuelle, notamment en concédant des licences. Cependant, à l’inverse du propriétaire qui est libre de jouir ou de ne pas jouir de son bien, les propriétés intellectuelles ne doivent pas être oisives633. Le titulaire d’une marque peut notamment voir son droit sur la marque disparaître si celui-ci n’en fait pas un usage sérieux pendant cinq ans634. Il ne s’agit cependant pas d’une amputation du fructus, mais d’une situation où l’intérêt général prend le dessus, comme il en existe dans le cadre de la propriété classique635. L’oisiveté du titulaire de la marque peut s’apparenter à une entrave au principe de la libre concurrence qui doit être sanctionnée. 154. Contrairement au jus utendi, la question de l’existence du jus fruendi dans les droits de propriété intellectuelle ne pose guère de difficultés. Quid du troisième attribut du droit de propriété ? 3. L’abusus 155. La définition de l’abusus. La troisième prérogative du propriétaire est l’abusus. Il s’agit du droit de disposer permettant au propriétaire de régir la vie juridique de la chose. Il s’agit du droit « pour le propriétaire d’une chose, de conserver la chose telle quelle ou en la modifiant, aussi bien que le droit de la détruire matériellement, de l’abandonner ou de l’aliéner »636. Reconnu par le Conseil Constitutionnel comme l’attribut essentiel du droit de propriété637, certains auteurs voient dans l’abusus la prérogative fondamentale du droit de propriété, celle qui « lui donne toute son envergure »638, l’attribut qui lui serait « indissociable »639. Grâce à 633 A. FRANÇON, Cours de propriété littéraire, artistique et industrielle, Litec, Les cours de droit, 1999, p. 4. Cf. supra n° 115 et infra n° 618 et 727. 635 V. par exemple l’hypothèse d’expropriation pour cause d’utilité publique envisagée à l’article 545 du Code civil : « Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité ». L’expropriation se définit dans un sens générique comme « toute opération tendant à priver contre son gré de sa propriété un propriétaire foncier, plus généralement à dépouiller le titulaire d’un droit réel immobilier de son droit », G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. 636 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 244, p. 129. 637 Cons. const., 29 juill. 1998, JCPG 1998, I, 171, chron. H. PÉRINET-MARQUET. Le Conseil constitutionnel, dans une décision relative à la validité de certaines dispositions de la loi sur les exclusions, a déclaré inconstitutionnelle l’obligation faite à un créancier d’acquérir un immeuble à un prix qu’il n’aurait pas lui-même fixé. Ainsi, « un tel transfert de propriété étant contraire au principe de libre consentement qui doit présider à l’acquisition de la propriété, indissociable du droit de disposer librement de son patrimoine ; que ce dernier est, lui-même, un attribut essentiel du droit de propriété ». 638 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 258, p. 365. 634 130 cette prérogative, le propriétaire se voit offrir une liberté de choix : il peut disposer de la chose soit en la consommant, soit en la détruisant soit en s’en séparant par voie d’actes juridique, tels que l’aliénation640. Il peut même aller jusqu’à abandonner son bien. 156. L’abusus dans les droits de propriété intellectuelle. À l’instar du fructus, la question de l’abusus dans les droits de propriété intellectuelle ne pose guère de difficultés. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle est parfaitement en mesure d’abandonner sa chose. Diverses méthodes sont envisageables pour les titulaires641. En sus de l’abandon, le titulaire 639 Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 258, p. 365. Le Professeur STRICKLER cite MIRABEAU qui affirmait : « La propriété ne s’entend que de celui qui peut aliéner le fond », Discours sur la suppression ou le rachat des dîmes, 10 août 1789 ; Le Professeur LARROUMET y voit quant à lui « la prérogative la plus complète du propriétaire », C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, op. cit., n° 244, p. 129. V. également F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 192, p. 314. Une nuance doit toutefois être apportée. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET considèrent que l’abusus et le pouvoir de disposer ne doivent pas se confondre et qu’il s’agit de deux notions distinctes l’une de l’autre. Ils voient dans l’abusus l’accomplissement d’actes purement matériels tandis que le pouvoir de disposer se traduit exclusivement par des actes juridiques : « c’est en cela que disposer n’est pas une simple utilité résultant de l’appropriation, mais un véritable attribut de la propriété ». À l’inverse, certains auteurs ont une vision plus large de l’abusus pouvant englober non seulement les actes matériels, tels que les actes matériels de destruction, mais également les actes juridiques de disposition. V. notamment G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n° 28. 640 Certains auteurs considèrent que l’aliénation ne concerne pas la chose en tant que telle mais le droit et que de ce fait il ne s’agirait pas d’un abusus « original. En effet, c’est le propre de tout droit patrimonial d’être transmissible par son titulaire, d’être affecté en garantie à un créancier ou de faire l’objet d’un démembrement (…) La libre transmissibilité n’est pas, contrairement à une idée répandue mais fausse, l’apanage de la propriété ». C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, op. cit., n° 246, p. 130. Contra. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET considèrent que l’aliénation ne porte pas sur le droit mais bien sur la chose : « C’est la chose en tant que propriété qui passe de l’auteur à l’ayant cause, non pas le droit de propriété, lequel naît chez l’ayant cause après s’être éteint chez l’auteur », F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, op. cit., n° 176, p. 279 et 280. CARBONNIER voyait dans la transmissibilité et l’aliénabilité du bien « un attribut capital de la propriété ». J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n° 68, p. 129. V. également, E. MACKAAY & S. ROUSSEAU, Analyse économique du droit, Dalloz, Méthodes du droit, 2e éd., 2008, n° 773, p. 210 : L’abusus « permet au propriétaire de transférer son droit à une autre personne. Elle donne lieu à la création des marques, à la concurrence et à la formation des prix ». 641 En matière de brevet, l’article L. 613-24 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Le propriétaire du brevet peut à tout moment soit renoncer à la totalité du brevet ou à une ou plusieurs revendications, soit limiter la portée du brevet en modifiant une ou plusieurs revendications ». L’abandon par le titulaire du brevet peut également résulter de l’absence de paiement des annuités. L’article L. 613-22 du Code de la propriété intellectuelle dispose en effet : « 1. Est déchu de ses droits le propriétaire d’une demande de brevet ou d’un brevet qui n’a pas acquitté la redevance annuelle prévue à l’article L. 612-19 dans le délai prescrit par ledit article ». V. sur cette question, V. notamment sur cette question, J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 441, p. 274 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 507, p. 284 ; J. M. MOUSSERON & Y. BASIRE, Les charges du breveté, Fasc. 4520, J.-Cl. Brevet, 2007. En matière de droit d’auteur, l’auteur peut notamment faire le choix de détruire l’œuvre qui ne le satisfait pas. V. J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 368, p. 334. En matière de marque, à l’instar du titulaire d’un brevet, le titulaire d’une marque enregistrée peut à tout moment y renoncer expressément pour tout ou partie des produits ou services qu’elle couvre. Art. L. 714-2 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur d’une demande d’enregistrement ou le propriétaire d’une marque enregistrée peut renoncer aux effets de cette demande ou de cet enregistrement pour tout ou partie des produits ou services auxquels s’applique la marque ». V. E. LE BIHAN, Perte du droit sur la marque : renonciation, déchéance, nullité, J.-Cl. Marques, fasc. 7405, 2009, n° 63 et s : « La renonciation explicite résulte rarement du désintérêt du propriétaire de la marque (…). Une renonciation explicite traduit au contraire une intervention 131 du droit de propriété intellectuelle peut disposer de sa chose par voie d’actes juridiques. Les objets des droits de propriété intellectuelle peuvent ainsi être aliénés642, faire l’objet de sûretés643 ou d’un apport en société644. 157. Qu’il s’agisse de l’usus, du fructus ou de l’abusus, il apparaît que les droits de propriété intellectuelle confèrent les mêmes prérogatives que le droit de propriété de l’article 544 du Code civil. Si des difficultés peuvent apparaître, elles ne doivent pas être considérées comme dirimantes. Comme le relève le Professeur POLLAUD-DULIAN, les trois attributs du droit de propriété « n’existent pas toujours simultanément à tous les stades de la vie du droit, mais si l’on prend en compte le caractère particulier de l’objet incorporel, on peut discerner, selon les partisans de cette qualification du moins, les trois attributs sous des formes adaptées »645. externe, le plus souvent d’un tiers prétendant que la demande de marque ou l’enregistrement contrefait un droit antérieur. D’un point de vue pratique, la majorité des renonciations fait suite à une procédure d’opposition ». L’abandon peut également être tacite si le titulaire décide de ne pas procéder au renouvellement de la marque au terme des dix ans de protection. V. E. LE BIHAN, op. cit., n° 63 et s: « Le plus souvent, quand la renonciation intervient par non renouvellement, cette dernière ne traduit que le désintérêt du titulaire pour sa marque ». L’abandon peut également prendre la forme du non usage sanctionné à terme par la déchéance. Cf. supra n° 115 et infra n° 618 et 727. 642 La marque est ainsi librement cessible indépendamment du fond de commerce. L’article L. 714-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « les droits attachés à une marque sont transmissibles en totalité ou en partie, indépendamment de l’entreprise qui les exploite ou les fait exploiter ». V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 393, p. 558 ; E. TARDIEU-GUIGES, Transmission du droit de marque et du fonds de commerce, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 293 ; Transmission du droit sur la marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, 1994. Le brevet est également librement cessible. L’article L. 6138 du Code de la propriété intellectuelle dispose à cet effet : « Les droits attachés à une demande de brevet ou à un brevet sont transmissibles en totalité ou en partie ». V. J. NICOL, Étude relative aux cessions de brevets, Gaz. Pal. 1978, 2, doctr. p. 385 ; O. LESTRADE, Cession de brevet, J.-Cl. Brevets, Fasc. 4730, 1996 V. pour le droit d’auteur, A. MAFFRE-BAUGÉ, Droit d’auteur. Exploitation des droits. Ŕ Dispositions générales, J.-Cl. Propriété littéraire et artistique,Fasc. 1310, 2007 ; A. LUCAS, Droit d’auteur. Exploitation des droits. Ŕ Dispositions spécifiques à certains contrats. Contrat d’édition, J.-Cl. Propriété littéraire et artistique,Fasc. 1320, 2004. Pour les dessins et modèles, l’art. L. 513-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Sans préjudice des droits résultant de l’application d’autres dispositions législatives, notamment des livres Ier et III du présent code, l’enregistrement d’un dessin ou modèle confère à son titulaire un droit de propriété qu’il peut céder ou concéder ». V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, op. cit., n° 759, p. 1014. 643 N. MARTIAL, Droit des sûretés réelles sur propriétés intellectuelles, PUAM, 2007; M. VIVANT, L’immatériel en sûreté, in Mélanges M. CABRILLAC, Dalloz-Litec, 1999, p. 405. 644 N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007; Y. R EINHARD, L’apport en société des droits de propriété industrielle, Mélanges CHAVANNE, Litec 1990, p. 297. 645 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 28, p. 14 et 15. V. également J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, PUF, Coll. Thémis droit, 1991, p. 265 et 266 ; J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281 ; J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 368, p. 334, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, op. cit., n° 11, p. 12. Le professeur PASSA retient également que les droits de propriété intellectuelle permettent à leur titulaire de bénéficier de l’usus, fructus et abusus du droit de propriété de l’article 544 du Code civil: « L’usus lui permet d’exploiter la chose en exclusivité ou de la mettre à la disposition d’un tiers, le fructus de tirer profit de l’exploitation de la chose, soit directement, soit en accordant moyennant rémunération des autorisations 132 L’usage du terme propriété pour qualifier les droits de propriété intellectuelle ne semble pas résulter d’une facilité de langage, mais au contraire être le reflet d’une certaine réalité. En vue de conforter cette idée, il est impératif d’envisager les caractères du droit de propriété classique en vue de les confronter aux droits de propriété intellectuelle. B. La conjonction des caractères 158. Le droit de propriété se caractérise par son absoluité (1), son exclusivité (2) et sa perpétuité (3). 1. L’absoluité du droit de propriété 159. Nous envisagerons dans un premier temps la signification du caractère absolu du droit de propriété (a) pour ensuite considérer celui des droits de propriété intellectuelle (b). a. La signification du caractère absolu du droit de propriété 160. La signification historique de l’absoluité. L’article 544 du Code civil prévoit que la propriété est « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ». Bien que la notion d’absoluité apparaisse expressément dans l’article 544, elle demeure une notion difficile à appréhender. Historiquement, l’utilisation de l’adjectif absolu s’expliquait pas l’abolition du système féodal qui envisageait la décomposition du domaine en un domaine éminent et un domaine utile646. L’existence du domaine éminent entravait l’exercice des prérogatives du titulaire du domaine utile. La consécration du terme absolu venait en conséquence confirmer l’abolition de ce système et l’existence d’une propriété utile « déliée du domaine éminent »647. Le droit de propriété se caractériserait par son indépendance en ce sens qu’il n’est pas « un élément d’un autre droit »648. Il ne se définit pas « relativement à un autre droit qui lui servirait de référence »649. L’absoluité de la propriété ferait de celle-ci, une propriété individuelle et d’exploitation, appelées licences, et l’abusus de disposer de son droit soit par sa transmission à un tiers, à titre onéreux ou gratuit, soit par une renonciation, expresse ou tacite, qui le fait disparaître. » ; V. également J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 160, p. 68. 646 A.-M. PATAULT, Introduction historique au droit des biens, PUF, 1989, n° 136, p. 162. 647 J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19e éd., 2000, n° 68, p. 131. 648 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e éd., 2011, n° 123, p. 110. 649 C. ATIAS, op. cit., n° 123, p. 110. 133 exclusive650. Cette explication historique n’est cependant pas suffisante pour comprendre la notion d’absoluité du droit de propriété. 161. Les significations possibles. Dans la langue française, l’adjectif absolu est polysémique. Il signifie dans sa première acception : « Qui ne comporte aucune restriction ni réserve »651. Dans sa seconde acception, absolu est entendu comme « Parfait, aussi parfait qu’on peut l’imaginer »652. En fonction de l’acception retenue, le droit de propriété pourrait être envisagé tantôt comme un droit ne comportant aucune restriction tantôt comme un droit parfait. 162. Un droit illimité ?. Si le droit de propriété devait être envisagé comme un droit ne connaissant pas de restriction, il serait « antisocial et antijuridique »653. C’est pourtant dans ce sens que la doctrine du dix-neuvième siècle comprenait le droit de propriété. Il était considéré comme un droit illimité : « toute obligation pesant sur le propriétaire était ressentie comme contraire à la nature de son droit »654. La lecture de l’article 544 du Code civil aurait dû permettre de ne pas envisager ainsi le droit de propriété. La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements ». Le droit de propriété ne peut pas être compris comme un droit ne connaissant pas de limite. Bien au contraire, la « propriété privée souffre d’innombrables restrictions »655 et le droit de 650 H. MAZEAUD, L. MAZEAUD, J. MAZEAUD, F. CHABAS, Leçons de droit civil, t. II, Biens, Droit de propriété et ses démembrements, Montchrestien, 8e éd., 1994, n° 1306 et 1307, p. 32 et 33. 651 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 652 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 653 A. COLIN & H. CAPITANT, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, Dalloz, 11e éd. par L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Dalloz, 1947, n° 959, p. 770. 654 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, op. cit., n° 119, p. 103. 655 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13e éd., 2007, n° 29, p. 71. Les restrictions au droit de propriété peuvent prendre différentes formes. C’est ainsi qu’il existe des restrictions notamment à la liberté d’inaction du propriétaire. Le propriétaire d’un immeuble est en effet tenu de ravaler la façade de celui-ci. Sa liberté d’action est également restreinte. Le propriétaire d’une maison peut ainsi se voir interdire de surélever sa maison. Ces restrictions peuvent aller plus loin, jusqu’à entraver le droit d’usage du propriétaire. C’est notamment le cas du retrait de la circulation d’un véhicule « gravement » accidenté. V. également C. CARON & H. LECUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 46. Les Professeurs CARON et LECUYER voient également dans le droit de propriété un pouvoir limité notamment par les théories de l’abus de droit et des troubles anormaux du voisinage. Le droit de propriété ne serait donc qu’un droit relatif et son caractère absolu ne serait : « qu’un fantasme ». Ils voient pourtant certaines hypothèses dans lesquelles le droit de propriété serait véritablement absolu. Il s’agit notamment de l’empiètement sur le terrain d’autrui : « le propriétaire, victime d’un empiètement, même marginal, peut défendre de façon absolue son droit de propriété. En effet, la jurisprudence décide avec constance qu’un tel exercice du droit de propriété ne saurait dégénérer en abus, consacrant ainsi cette dimension de la propriété comme étant le dernier droit discrétionnaire du droit français ». V. aussi C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, op. cit., n° 120, p. 103: « La propriété illimitée n’est pas viable, à moins qu’il n’y ait qu’un seul propriétaire. Toute propriété vit au dépens de la propriété voisine ; même en matière mobilière, les propriétés se bornent et s’entrechoquent. Leur coexistence suscite 134 propriété n’a jamais pu être « exercé d’une façon telle qu’il permettrait à son titulaire d’échapper à la contrainte sociale, c'est-à-dire de gêner impunément autrui »656. Le droit de propriété souffre de restrictions qui « sont inhérentes à sa nature »657. Envisager le droit de propriété comme un droit « illimité » relève « de l’idéal philosophique ; elle n’a jamais été de droit positif »658. Si le droit de propriété est absolu, il ne doit pas être perçu comme un droit « illimité » ne souffrant d’aucune restriction. L’absoluité du droit de propriété signifie qu’il n’est pas limité initialement. Autrement dit, le titulaire d’un droit de propriété « peut tout faire, sauf ce qui lui est interdit »659. Il se distingue ainsi des autres droits réels pour lesquels leurs titulaires ne peuvent faire que ce qui leur est spécialement accordé par la loi660. En matière de droit de propriété, « la liberté est la règle ; c’est la limitation qui doit être précisée »661. Le droit de propriété doit par conséquent être considéré comme absolu du fait qu’il ne fait pas initialement l’objet de limite. L’absoluité du droit peut également s’expliquer par sa « perfection ». 163. Un droit parfait ?. Sans pour autant affirmer que le droit de propriété est un droit « parfait », il est régulièrement énoncé que le droit de propriété est le droit réel le plus complet662. À la lueur de la plénitude des prérogatives reconnues au propriétaire, ROUBIER voyait dans le droit de propriété « la forme la plus complète des droits subjectifs »663. D’autres auteurs préfèrent voir le droit de propriété comme un « droit total »664, son titulaire conflits, jugements et règles ; la propriété est limitée par nature » ; V. aussi, CJCE, 14 mai 1974, aff. 4-73, Nold KG / Commission, Rec. 1974, p. 491, pt. 14. La jurisprudence communautaire a également eu à se prononcer sur l’absoluité du droit de propriété dans la décision Nold : « Attendu que si une protection est assurée au droit de propriété par l’ordre constitutionnel de tous les États membres et si des garanties similaires sont accordées au libre exercice du commerce, du travail et d’autres activités professionnelles, les droits ainsi garantis, loin d’apparaître comme des prérogatives absolues, doivent être considérés en vue de la fonction sociale des biens et activités protégés ». 656 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 212, p. 113. 657 J.-Y. CHÉROT, La protection de la propriété dans la jurisprudence du conseil constitutionnel, in Mélanges C. MOULY, Litec, 1998, t. 1, p. 405, spéc. n° 4. 658 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e, 2011, n° 119, p. 103. 659 J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n° 68, p. 130 ; V. également L. BACH, Droit civil, t. 1, 13e éd., 1999, p. 399 ; A. COLIN & H. CAPITANT, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, Dalloz, 11e éd. par L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Dalloz, 1947, n° 959, p. 769 660 Ainsi, l’article 578 du Code civil définit l’usufruit comme étant : « le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance ». 661 G. RIPERT & J. BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le traité de PLANIOL, t. II, LGDJ, 1957, n° 2247, p. 787. 662 V. notamment, F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 120, p. 126 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 255, p. 363. 663 P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, Dalloz, Bibl. Dalloz, 2005, p. 29. 664 H. MAZEAUD, L. MAZEAUD, J. MAZEAUD, F. CHABAS, Leçons de droit civil, t. II, Biens, Droit de propriété et ses démembrements, Montchrestien, 8e éd., 1994, n° 1332, p. 84. Ces auteurs voient dans l’absoluité le caractère 135 pouvant bénéficier de toutes les utilités de la chose. Il est vrai que seul le droit de propriété permet à son titulaire de bénéficier du jus utendi, jus fruendi et du jus abutendi sur une chose. La plénitude du droit de propriété se traduit également dans son opposabilité. 164. L’opposabilité erga omnes. Si le droit de propriété est le plus complet des droits réels, il apparaît également comme la forme la plus complète des droits subjectifs. De par son absoluité, le droit de propriété se distingue des droits personnels qui sont considérés comme des droits relatifs. Ces derniers sont relatifs en ce sens qu’ils procurent à leur titulaire des prérogatives ne pouvant s’exercer qu’à l’égard d’une personne. À l’inverse, le droit de propriété établit une relation entre « un sujet et le reste de la société »665. Par voie de conséquence, toute personne est tenue de respecter ce droit et « c’est en cela que ce droit s’exerce de manière absolue »666. Cette opposabilité se traduit dans le régime de la propriété par l’action en revendication qui permet de constater « le droit de propriété que l’on a sur la chose afin de la reprendre entre les mains d’un tiers »667. Le caractère opposable erga omnes du droit de propriété contribue donc également à en faire un droit absolu668. L’absoluité de la propriété est, à l’instar de l’adjectif absolu, polysémique. Il convient, alors, d’envisager cette notion dans le cadre des droits de propriété intellectuelle. b. Le caractère absolu des droits de propriété intellectuelle 165. La relativité des droits de propriété intellectuelle justifiée par l’intervention de la puissance publique. L’absoluité des droits de propriété intellectuelle est contestée. Pour un auteur, ils seraient des droits relatifs au motif qu’ils ne pourraient pas être « entendus en essentiel du droit de propriété. Cette absoluité s’affirmerait ainsi à l’égard des tiers par son opposabilité. Elle s’affirmerait également à l’égard du titulaire en ce sens que le droit de propriété est un droit exclusif et individuel. Cette absoluité s’affirmerait enfin à l’égard des pouvoirs qu’elle confère au titulaire en le sens où il s’agit d’un droit total et perpétuel. 665 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 214, p. 343. Pour le Professeur CATALA, l’opposabilité erga omnes est le point fondamental permettant de qualifier le droit de propriété d’absolu. Il relève ainsi que « le droit de propriété vaut surtout par l’opposabilité absolue de la protection dont jouit son titulaire. Un droit réel inopposable (…) n’est qu’une ombre. En revanche un droit « sans corpus » mais opposable à tous emprunte à la propriété son caractère essentiel et possède une valeur propre », P. CATALA, La transformation du patrimoine dans le droit civil moderne, RTD civ., 1966, p. 185, spéc. p. 201. 666 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 214, p. 343. 667 C. CARON & H. LECUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 50. 668 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 214, p. 343: « Parce qu’elle est absolue, la propriété est source d’opposabilité ; elle rend opposable les situations juridiques dont elle est le cadre ou qu’elle crée. Ainsi que le prévoit l’article 544 du Code civil c’est à la fois la jouissance – que nous interprétons comme exclusivité- et la disposition qui s’exercent de manière absolue ». 136 dehors de la puissance publique »669. Ils s’opposeraient par là aux droits de propriété « classique » qui existeraient sans la « médiation de l’État »670. Nous ne rejoignons pas cette approche. Cette conception fait fi de l’approche de l’absoluité retenue par la doctrine classique et moderne. En outre, il semble que l’intervention de la puissance publique soit indifférente dans l’appréciation du caractère absolu du droit de propriété. 166. Une intervention de la puissance publique indifférente. En matière de droit d’auteur, le droit de l’auteur est spontané et issu de la création671. En matière de brevet, l’argument, selon lequel les droits de propriété intellectuelle sont relatifs en raison de l’intervention de la puissance publique, ne semble également pas tenir. La demande de brevet est un acte juridique unilatéral d’appropriation d’un bien sans maître672. De ce fait, c’est la demande qui apparaît comme le « mode originaire de constitution et d’acquisition de droit »673. Il convient de rappeler qu’en droit français, l’invention ne fait pas l’objet d’un véritable examen au 669 A. ABELLO, La propriété intellectuelle, une « propriété de marché », in Droit et économie de la propriété intellectuelle, sous la direction de M.-A. FRISON-ROCHE et A. ABELLO, LGDJ, coll. Droit et Economie, 2005, p. 341, spéc. p. 351. A l’inverse, le caractère absolu du droit de propriété résulterait pour cet auteur de l’absence présumée « de toute relation entre la propriété ordinaire et l’État. Classiquement, le droit de propriété n’a pas besoin de l’État pour exister ». 670 A. ABELLO, préc., spéc. p. 350. L’auteur fait ici référence au Doyen CARBONNIER qui observait que l’existence des biens incorporels venait du droit. La remarque n’est pas parfaitement justifiée et ne reflète pas véritablement le point de vue de cet illustre auteur. Ce dernier distinguait dans la catégorie des biens incorporels entre les droits portant sur des biens corporels et les biens incorporels absolus. L’intervention du droit dégagée par le Doyen CARBONNIER ne concernait pas l’existence même de ces biens ou encore l’existence du droit de propriété mais plutôt le classement entre les immeubles et les meubles. Il constatait ainsi que le classement des biens incorporels absolus « ne peut-il résulter, comme dans l’hypothèse précédente, d’une considération de l’objet auquel ils s’appliquent, mais seulement d’une décision arbitraire du droit. C’est à eux que convient proprement la formule de l’article 527 : meubles par la détermination de la loi ». Il constatait ainsi que c’est une détermination de la loi « qui a classé parmi les meubles tous les droits que l’on qualifie de propriétés incorporelles ou de droits intellectuels », J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19e éd., 2000, n° 51, p. 94 et 95. 671 J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 152, p. 136: « Le régime du droit d’auteur dans les pays européens se caractérise, en effet, fondamentalement, par l’absence de toute procédure formelle conditionnant la naissance du droit d’auteur ou, a fortiori, son efficacité ». L’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose ainsi : « l’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». Ainsi, comme le précise également le Professeur POLLAUD-DULIAN : « la reconnaissance d’un droit d’auteur sur une œuvre n’est subordonnée à aucune forme de dépôt, ni à un examen administratif, ni même à un quelconque système de publicité. La protection de l’œuvre naît sans autre condition du seul fait de la création, même si cette création est encore inachevée » ; F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, Economica, coll. Corpus droit privé, 2005, n° 137, p. 106. 672 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 157, p. 184. MOUSSERON définit ainsi la demande de brevet comme « l’acte juridique unilatéral par lequel le possesseur d’une invention libre de tout droit absolu érigée en valeur économique par ses caractères d’utilité et de rareté manifeste, dans certaines conditions de forme et de publicité destinées à assurer la sécurité des tiers, sa volonté de constituer sur ce bien un droit absolu et de se l’approprier ». 673 J. M. MOUSSERON, op. cit., n° 157, p. 184. 137 fond674 ; de ce fait, la décision vient non pas créer un droit de propriété, mais simplement constater l’existence de celui-ci. La nuance a toute son importance. En matière de marque, il est vrai que la situation est davantage sujette à discussion, le droit de marque résultant de l’enregistrement675. Cependant, il ne nous semble pas que l’intervention de la puissance publique suffise à en faire un droit relatif. Une telle intervention dans la reconnaissance de la propriété existe également en matière de chose corporelle. Le possesseur souhaitant bénéficier de la prescription acquisitive doit la faire valoir devant le juge, tantôt comme moyen de défense, tantôt par voie d’action676. Le juge vient dans ce cadre constater le droit de propriété acquis par le jeu de la prescription. L’intervention de la puissance publique ne doit pas par conséquent pas remettre en cause le caractère absolu du droit. 167. La justification de l’intervention de la puissance publique. S’il est vrai que la puissance publique occupe une place importante dans la reconnaissance des droits de propriété intellectuelle, elle ne peut avoir pour conséquence de qualifier ces droits de relatifs. Quel que soit le droit de propriété en question, la puissance publique est omniprésente. L’article 544 du Code civil dispose in fine qu’il ne doit pas être fait un usage prohibé par les lois ou par les règlements du droit de propriété677. De ce fait, en matière de propriété classique, la puissance publique peut intervenir a posteriori pour limiter, voir annihiler le droit de propriété678. Cette limitation résulte théoriquement d’intérêts supérieurs qui peuvent 674 Art. L. 611-10, 1° du Code de la propriété intellectuelle : « Sont brevetables, dans tous les domaines technologiques, les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptibles d’application industrielle ». V. sur « L’instruction par les services de la Propriété industrielles », J. M. MOUSSERON, Traité des brevets, t. 1, Litec, 1984, n° 754, p. 760. Le principe, en droit français, est donc celui de la délivance automatique. L’INPI n’a pas en effet à contrôler le respect des différentes exigences de brevetabilité : « Le propre du système de délivrance automatique est précisément de ne pas reconnaître aux offices de brevets qui ont la charge de son instruction le pouvoir de rejeter une demande au motif que l’invention appropriée méconnaît une exigence de brevetabilité, de nouveauté et/ou d’activité inventive tout particulièrement. La loi de 1968 a réservé la faculté de rejet de l’administration pour infraction aux canons de la brevetabilité à plusieurs séries d’hypothèses de portée limitée », Y. BASIRE, Traitement de la demande française de brevet, J.-Cl. Brevets, Fasc. 4420, 2008, n° 15. 675 Art. L. 712-1 du Code de la propriété intellectuelle: « La propriété de la marque s’acquiert par l’enregistrement ». 676 Cass. Civ., 3e ch., 22 janv. 1992, D. 1993, somm. com., 2e espèce, p. 302, J. H. ROBERT. 677 V. sur les restrictions au droit de propriété, J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 104, p. 121. Les restrictions peuvent révêtir différents aspects. Il y a tout d’abord les limitations générales d’origine prétoriennes, à savoir l’abus de droit et les troubles anormaux du voisinage. Les limitations peuvent également être spéciales, d’origine législative ou réglementaire. JOSSERAND voyait quatre formes de limitation : les limitations dérivant de la fonction sociale du droit de propriété, les restrictions établies dan l’intérêt de la collectivité, les restrictions commandées par l’intérêt des propriétés voisines et enfin les restrictions imposées par la volonté de l’homme. V. pour plus de détails, L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, t. 1, Théorie générale du droit et des droits Ŕ les personnes Ŕ la famille Ŕ La propriété et les autres droits réels principaux, Sirey, 2 e éd., 1932, n° 1473, p. 761. 678 V. par exemple l’hypothèse de l’expropriation pour cause d’utilité publique envisagée à l’article 545 du Code civil. 138 notamment être d’ordre économique, social, public ou privé679. Comme le droit de propriété envisagé par l’article 544 du Code civil, les droits de propriété intellectuelle peuvent se voir limités par l’intérêt général. Au contraire du droit de propriété sur les choses corporelles, les droits de propriété intellectuelle prennent en compte l’intérêt général à tout moment et notamment lors de la naissance du droit. Ainsi, les canons de la brevetabilité sont dictés par des intérêts supérieurs680 tels que la liberté du commerce et de l’industrie681, les bonnes mœurs682, l’ordre public ou encore la santé publique683. La même réflexion s’applique au droit de marque dont l’existence ne doit pas être un frein à la libre concurrence. À l’instar des propriétés classiques, la puissance publique intervient pour limiter le champ des propriétés intellectuelles. Cette intervention se fait cependant au moment de la naissance du droit. L’intervention de la puissance publique ne nous semble pas caractériser les droits de propriété intellectuelle et ne doit pas avoir pour conséquence la remise en cause de leur caractère absolu. 168. L’approche « classique » du caractère absolu des droits de propriété intellectuelle. Tout d’abord, les droits de propriété intellectuelle doivent être considérés comme absolus en ce qu’ils ne se définissent pas par référence à un autre droit684. Concernant, sa plénitude, nous avons vu auparavant que le titulaire du droit de propriété intellectuelle bénéficie de toutes les prérogatives reconnues au propriétaire que sont l’usus, le fructus et l’abusus. Les droits de propriété intellectuelle, au même titre que le droit de 679 Cons. const., Décision n° 81-132 DC, 16 janv. 1982, Loi de nationalisation. Le Conseil constitutionnel a ainsi affirmé que « les conditions d’exercice du droit de propriété ont également subi une évolution caractérisée (…) par des limitations exigées par l’intérêt général ». 680 L’article L. 611-10 du Code de la propriété intellectuelle définit les inventions brevetables comme étant « les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptible d’application industrielle ». Ainsi, « un état soucieux des intérêts de son industrie ne peut délivrer de brevet à une personne quelconque, pour une invention quelconque ; une telle politique législative conduirait à un encombrement du secteur par des monopoles sans valeur économique réelle et limiterait excessivement la liberté des concurrents », J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 49, p. 24. 681 G. BONET & A. BOUVEL, Distinctivité du signe, J.-Cl. Marques Ŕ dessins et modèles, Fasc. 7090, 2007, n° 2 ; A. FRANÇON, La prohibition des marques descriptives en droit français, RIPIA 1973, n° 94, p. 270. Cf. supra n° 66. 682 L’article L. 611-17 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Ne sont pas brevetables les inventions dont l’exploitation commerciale serait contraire à la dignité de la personne humaine, à l’ordre public ou aux bonnes mœurs, cette contrariété ne pouvant résulter du seul fait que cette exploitation est interdite par une disposition législative ou réglementaire ». 683 L’exclusion prévue à l’article L. 611-16 du Code de la propriété intellectuelle semble en effet dictée par des intérêts de santé publique : « Ne sont pas brevetables les méthodes de traitement chirurgical ou thérapeutique du corps humain ou animal et les méthodes de diagnostic appliquées au corps humain ou animal ». 684 V. pour le droit d’auteur, J. R AYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 371, p. 335. 139 propriété classique, doivent être considérés comme des droits complets. En ce sens, ils sont des droits absolus. En outre, le droit est absolu dès lors que les prérogatives ne souffrent pas de limitation685. Le titulaire du droit bénéficie d’un réel droit de propriété : « seul il choisit de jouir de lui-même de sa création, d’en concéder des licences d’exploitation, de la céder et même de l’abandonner au domaine public »686. De ce fait, il peut tout faire, sauf ce qui lui est interdit. Enfin, s’agissant de l’opposabilité erga omnes du droit de propriété intellectuelle, la question ne pose guère de difficultés. Les droits de propriété intellectuelle sont opposables à tous : « chacun doit respecter le droit de propriété intellectuelle, sauf à s’attirer les terribles foudres de la contrefaçon »687. 169. Les droits de propriété intellectuelle sont absolus688. On retrouve tous les aspects de l’absoluité du droit de propriété dans les droits de propriété intellectuelle. Il convient d’envisager maintenant la question de l’exclusivité. 2. L’exclusivité du droit de propriété 170. Avant d’envisager la question de l’exclusivité des droits de propriété intellectuelle (b), il est nécessaire d’appréhender la signification de ce caractère (a). a. La signification de l’exclusivité du droit de propriété 171. L’importance de l’exclusivité. Le droit de propriété est un droit exclusif. Ce caractère résulterait « implicitement, de l’attribution au propriétaire de l’ensemble des prérogatives que conjoint la pleine propriété »689. L’exclusivité du droit de propriété est quasi unanimement reconnue par la doctrine, POTHIER y voyant même là l’essence du droit de propriété690. 685 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 18. 686 S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Coll. Institut du droit des affaires, 2007, p.25, spéc. n° 9. 687 C. CARON, Du droit des biens en tant que droit commun de la propriété intellectuelle, JCPG 2004, I, 162. V. également l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ». 688 S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, préc., p.25, spéc. n° 9. 689 G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 e éd., 2007, n° 30, p. 71. 690 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 259, p. 366. Le professeur ZENATI reprend également cette formule dans sa thèse « La nature juridique de la propriété : Essai sur la nature juridique de la propriété – Contribution à la théorie du droit subjectif », Thèse Université Jean MOULIN, 1981, p. 541. 140 Il n’est pourtant pas fait mention de ce caractère à l’article 544 du Code civil691 et certains auteurs relèvent au contraire que l’exclusivisme n’est pas propre au droit de propriété, mais qu’il constitue une caractéristique inhérente aux droits subjectifs692. S’il est vrai que ce caractère, contrairement à l’absoluité, n’apparaît pas dans l’article 544 du Code civil, il est néanmoins « impliqué dans le mot même de propriété »693. Le terme « propriété » renvoie à l’adjectif « propre » qui se définit comme étant ce qui « appartient d’une manière exclusive ou particulière à une personne, une chose ou un groupe »694. Pour certains auteurs, le droit de propriété est exclusif « en ce sens que le propriétaire bénéficie seul de la totalité des prérogatives qui y sont attachées »695. L’exclusivité permet de considérer « que le propriétaire ou les propriétaires, s’il y en a plusieurs, comme dans le cas d’une indivision, sont seuls à pouvoir accomplir sur la chose les actes qui constituent les attributs du droit de propriété »696. En d’autres termes, le propriétaire bénéficie d’un monopole697, c'est-à-dire qu’il est le seul à pouvoir jouir et disposer ou non de la chose. Le fait d’associer l’idée d’exclusivité à celle de monopole est contesté698. Ainsi, pour d’autres auteurs, l’exclusivisme est « la faculté d’exclure les tiers de toute participation à l’usage, à la jouissance, ou à la disposition de sa chose, et de prendre, à cet effet, toutes les mesures qu’il 691 Certains auteurs vont jusqu’à dire que l’article 544 du Code civil est incomplet pour cette raison. V. J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19 e éd., 2000, n° 68, p. 129. 692 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 197, p. 104. Cet auteur énonce que « ce n’est pas une marque originale du droit de propriété. En effet, tout droit subjectif a un caractère exclusif, en ce sens que seul le titulaire du droit peut faire valoir les prérogatives qui sont attachées à son droit. Dans cette mesure, on doit considérer que le droit de propriété n’est pas plus exclusif que tout autre droit subjectif ». V. également, M. FABRE-MAGNAN, Propriété, patrimoine et lien social, RTD civ. 1997, p. 583 et plus particulièrement n° 7 : « si la propriété permet bien de conférer à une personne une exclusivité sur une chose, cette exclusivité se retrouve également dans tous les autres droits subjectifs ». 693 J. CARBONNIER, op. cit., n° 68, p. 129. 694 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995 ; V. également J. CARBONNIER, op. cit., n° 68, p. 129 : « propre est l’antithèse de commun ». 695 G. RIPERT & J. BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le traité de PLANIOL, t. II, LGDJ, 1957, n° 2252, p. 789. 696 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux op. cit., n° 197, p. 104. 697 Le terme monopole vient du latin monopolium, et il signifie dans sa seconde acception : « privilège exclusif ». Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. Le terme monopole est parfois utilisé par la doctrine. Ainsi, JULLIOT DE LA MORANDIÈRE n’hésitait pas à écrire que le droit de propriété conférait : « à son titulaire un monopole d’usage, de jouissance et de disposition sur la chose qui en est l’objet », L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Précis de droit civil, publié d’après le Cours élémentaire de droit civil français de A. COLIN et H. CAPITANT, t. II, Dalloz, 1957, n° 82, p. 36. 698 F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 144, p. 145 : « Le propriétaire – personne physique ou personne morale – serait investi d’un monopole. En d’autres termes, lorsqu’une chose est appopriée, elle n’appartient qu’à une seule personne. (…). L’on donne à penser qu’il n’y pas de propriété privée sans propriétaire unique et que, s’il y a plusieurs propriétaires d’une même chose, le groupe que forment ces propriétaires n’est pas autant protégé que le propriétaire unique face aux tiers ». 141 juge convenables »699. Comme le souligne le Professeur STRICKLER, le terme exclusivité caractérise son effet : « l’exclusion »700. Ces deux conceptions de l’exclusivité ne doivent faire qu’une701. L’exclusivisme doit être entendu comme la faculté pour le titulaire du droit de propriété de bénéficier seul, de manière exclusive, des prérogatives attachées à son bien avec pour conséquence, inhérente à cette exclusivité, la faculté d’interdire, d’exclure les tiers en cas d’empiètement702, et cela même si cet empiètement ne cause au propriétaire aucun préjudice703. L’exclusivité peut par exemple se traduire pour le propriétaire d’un immeuble par la faculté de se clore704 ou de couper les racines et les ronces qui empiètent sur son fond705. L’exclusivité trouve également à être mise en œuvre dans le cadre des actions permettant de protéger le propriétaire lorsque ce dernier se voit dépossédé de son bien706. C’est sur ce point que l’exclusivisme du propriétaire, qui n’est pas l’apanage de la propriété, se distingue quelque peu des autres droits subjectifs : « la façon dont il est sanctionné est originale par rapport à celle d’autres droits patrimoniaux. En effet, si tous les droits par hypothèse exclusifs, sont protégés en justice d’une façon telle que leur titulaire puisse faire reconnaître qu’il est le seul à pouvoir se prévaloir du droit, cette protection n’est pas originale en ce que le plus souvent sinon presque toujours, elle est assurée au moyen d’une action en 699 C. AUBRY & C. RAU, Droit civil français, t. II, 7ème éd. par P. ESMEIN, Litec, 1961, n° 143, p. 240 ; V. également, G. BAUDRY-LACANTINERIE & M. CHAUVEAU, Traité théorique et pratique de droit civil. Des biens, Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 2 e éd.,1899, n° 200, p. 151 ; F. ZENATICASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 192, p. 315. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET voient avant tout dans l’exclusivité du titulaire du droit de propriété le pouvoir d’exclure : « Le rapport privatif qu’elle établit confère à la personne à laquelle le bien appartient un pouvoir d’exclure » ; F. TERRE & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 143, p. 144. 700 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 259, p. 367 ; V. également F. ZENATI, Essai sur la nature juridique de la propriété Ŕ Contribution à la théorie du droit subjectif, Thèse Université Jean MOULIN, 1981, n° 400, p. 542. Comme le relève le Professeur ZENATI, « certains auteurs ont-ils été conduits, sans se départir de cette logique qui veut que la propriété se définisse par une accumulation de droits, à ajouter un troisième ou quatrième droit dans le « puzzle » de la propriété, le droit d’ « exclusion » ». 701 Le Professeur STRICKLER résume ainsi parfaitement la situation du caractère exclusif du droit de propriété. Cela signifie dans un premier temps « que le propriétaire est le seul titulaire des prérogatives que le droit lui reconnaît sur la chose ». Mais, l’exclusivité renvoie également « à l’image d’une seule personne qui peut écarter toutes les autres du bien considéré. (…) Le propriétaire a la faculté de s’opposer à toute ingérence d’autrui ». Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 259, p. 366 et 367. 702 V. P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 41-1, p. 50. 703 P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 456, p. 134. 704 Art. 647 du Code civil : « Tout propriétaire peut clore son héritage ». 705 Art. 673 du Code civil : « Celui sur la propriété duquel avancent les branches des arbres, arbustes et arbrisseaux du voisin peut contraindre celui-ci à les couper ». 706 V. pour des développement à ce sujet, F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, op. cit., n° 196, p. 317 ; F. ZENATI, Essai sur la nature juridique de la propriété Ŕ Contribution à la théorie du droit subjectif, op. cit., n° 401, p. 544 : « Il faut approuver les quelques auteurs qui trouvent le fondement de l’action en revendication dans le caractère exclusif de la propriété. Ce caractère n’est pas une notion philosophique, mais bien une catégorie ayant un contenu technique puisqu’il fonde la plupart des actions qu’est susceptible d’exercer un propriétaire », n° 402, p. 545. 142 responsabilité civile intentée contre ceux qui s’attribuent un droit qui appartient à autrui »707. Ainsi, en matière mobilière, le propriétaire bénéficie de l’action en revendication 708 qui permet au propriétaire d’agir en justice afin de récupérer la chose dont il aurait pu être dépouillé contre sa volonté709. Il convient désormais d’envisager le caractère exclusif des droits de propriété intellectuelle. b. Le caractère exclusif des droits de propriété intellectuelle 172. Le monopole conféré par le droit de propriété intellectuelle. La propriété se caractérise par l’exclusivité qu’elle confère à une personne sur une valeur économique 710. Qu’en est-il des droits de propriété intellectuelle ? Il peut être objecté que les droits de propriété intellectuelle ne sont pas des droits exclusifs en ce sens qu’ils ne réservent pas l’usage de la chose objet du droit à son titulaire711. Une fois divulguée, l’œuvre de l’esprit est laissée au libre accès intellectuel du public712. Il en est de même pour une invention couverte par un brevet ou un produit marqué. Peut-on encore parler d’exclusivité quand les choses incorporelles sont laissées à l’usage de tous ? La réponse est bien évidemment positive. L’usage intellectuel du public n’est pas pour remettre en cause le caractère exclusif du droit. Les Professeurs MOUSSERON, REVET et RAYNARD ont parfaitement résumé cela en ces termes : « l’absence d’exclusivité en dehors du faisceau de prérogatives légales, c'est-à-dire quand il ne s’agit plus d’avantage ou de privilège économique, n’est, donc, pas pour surprendre : il n’y a plus, alors, droit d’auteur ou de brevet, c'est-à-dire droit de propriété, 707 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 197, p. 104. L’action en revendication se définit comme l’« Action en justice par laquelle on fait établir le droit de propriété qu’on a sur un bien, en général, pour le reprendre d’entre les mains d’un tiers détenteur », G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. V. F. ZENATI, Essai sur la nature juridique de la propriété Ŕ Contribution à la théorie du droit subjectif, Thèse Université Jean MOULIN, 1981, n° 401, p. 544. 709 C. LARROUMET, op. cit., n° 197, p. 104 ; V. sur l’action en revendication F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 199, p. 320. 710 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 17. 711 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 21, p. 95. Cf. supra n° 150. 712 J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 372, p. 335. V. I.-R.-G. LE CHAPELIER, Rapport au nom du comité de constitution, sur la pétition des auteurs dramatiques, dans la séance du jeudi 13 janvier 1791, p. 16: « Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les mains de tout le monde, que tous les hommes instruits le connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à la propriété, ou plutôt lui a transmise toute entière ». 708 143 parce qu’il n’y a plus d’objet de droit, de bien, de valeur économique, par conséquent »713. De ce fait, dès qu’il s’agit de mettre en œuvre son droit, le titulaire reste maître de sa chose, de ses utilités économiques714 et conserve l’exclusivité de l’exploitation économique de son bien. Ce n’est donc pas l’exclusivité du propriétaire sur son bien qui est mis à mal ici, mais bien l’ « accès intellectuel » 715 que le droit de propriété intellectuelle ne permet pas de réserver. Il conserve néanmoins l’exclusivité de « l’ « accès juridique », en d’autres termes le pouvoir qui est accordé au titulaire d’exploiter seul l’objet de son droit »716. Le titulaire doit rester le seul à pouvoir tirer profit de « ces connaissances, de ces informations »717. Comme le note un auteur : « la liberté de l’usage intellectuel ne suffit pas à disqualifier les droits en question : la famille des droits réels étant en effet toute entière tournée vers les seules « utilités économiques » de la chose »718. Il est dès lors difficile de ne pas considérer que le titulaire du droit de propriété intellectuelle bénéficie d’un réel monopole d’exploitation719. 173. L’exclusion des tiers. L’exclusivité ne se résumant pas au monopole, il est important d’envisager la faculté conférée au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle d’exclure les tiers. En matière de propriété intellectuelle, la protection du titulaire du droit à l’égard des tiers peut prendre deux formes distinctes : l’action en revendication et l’action en contrefaçon. 174. L’action en revendication. Reprenant la formule connue du Code civil, l’action en revendication existe en matière de brevets720, de marques721 et de dessins et modèles722. L’action en revendication se caractérise par une certaine ambivalence. Si l’action aboutit, « le revendiquant est subrogé rétroactivement dans les droits de l’usurpateur ; il est réputé être 713 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 19. 714 S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p.25, spéc.n° 8. 715 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 11, p. 12. 716 J. PASSA, op. cit., n° 11, p. 12. 717 S. ALMA-DELETTRE, préc., spéc. n° 8. 718 S. ALMA-DELETTRE, préc., spéc.n° 8. 719 V. J. M. MOUSSERON & M. VIVANT, Les mécanismes de réservation et leur dialectique : Le « terrain » occupé par le droit, Cahier droit de l’entreprise 1988, n° 1, p. 2. 720 Art. L. 611-8 du Code de la propriété intellectuelle : « Si un titre de propriété industrielle a été demandé soit pour une invention soustraite à l’inventeur ou à ses ayants cause, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle, la personne lésée peut revendiquer la propriété de la demande ou du titre délivré ». 721 Art. L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle : « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d’un tiers, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice ». 722 Art. L. 511-10 du Code de la propriété intellectuelle : « Si un desin ou modèle a été déposé en fraude des droits d’un tiers ou en violation d’une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur le dessin ou modèle peut en revendiquer en justice la propriété ». 144 propriétaire depuis la date à laquelle la demande de brevet a été déposée »723. Dans ce cadre l’action prend une teinte indéniablement revendicatoire. Pourtant, comme certains auteurs le relèvent, l’action en revendication, en matière de brevet, « a été fondée sur les règles de la responsabilité civile »724. Elle tend ainsi également à sanctionner la fraude et peut entraîner la réparation du préjudice qui résulte pour la victime de la fraude725. Ainsi, « Comme Janus, elle a deux visages. Tantôt celui d’une action en responsabilité civile, tantôt d’une action en revendication »726. Si l’action en revendication est tant une action revendicatoire, fondée sur le droit de propriété qu’une action tendant à sanctionner la fraude727, elle n’en demeure pas moins un moyen d’exclure les tiers, confortant ainsi l’idée que les droits de propriété intellectuelle ont un caractère exclusif. 175. L’action en contrefaçon. Les titulaires des droits de propriété intellectuelle bénéficient également d’une action spéciale tendant à sanctionner les atteintes à leurs droits : l’action en contrefaçon728. Classiquement, la contrefaçon est présentée comme une atteinte à un droit de propriété intellectuelle729. Elle recouvre toutes les atteintes illégitimes au droit exclusif d’une marque. La contrefaçon peut être envisagée comme une dépossession partielle730, le titulaire n’étant pas complètement exclu de l’usage qu’il peut faire de son bien. Pour autant, elle prive le 723 A. BORIES, Quelques observations sur l’action en revendication de propriété des brevets d’invention, Propr. ind. 2009, n° 3, étude n° 5, n° 7. V. également, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 191, p. 218. Comme le note cet auteur, « le demandeur est rétroactivement subrogé dans les droits de son adversaire, c'est-à-dire considéré comme titulaire depuis le dépôt frauduleux, et inscrit au registre national des marques comme nouveau titulaire ». 724 J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, PUF, Coll. Thémis droit, 1991, p. 84. V. aussi, note R. PLAISANT, sous Paris, 20 déc. 1955, JCP 1956, II, 9485. 725 P. COUSIN & M. MOATTY, Fraude et revendication, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7220, 2010, n° 154. 726 A. BORIES, Quelques observations sur l’action en revendication de propriété des brevets d’invention, préc., n° 11. 727 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1419, p. 914. 728 « L’action en contefaçon qui, à travers des mesures d’interdiction d’exploitation et d’indemnisation de son préjudice, permet au titulaire de faire rétablir l’assiette de son droit dans l’état antérieur à l’atteinte », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 11, p. 12. 729 G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. 730 C. SIMLER, Droit d’auteur et droit commun des biens, Litec, CEIPI, t. 55, 2010, n° 153, p. 122. 145 titulaire du droit « d’une exploitation exclusive »731 de son bien et apparaît comme une contestation de l’exclusivité dont jouit le titulaire du droit. L’action en contrefaçon doit de ce fait être envisagée comme venant sanctionner l’atteinte à un droit privatif : « Elle tend à rétablir le titulaire du droit dans l’intégralité de son monopole, à faire cesser l’usurpation et à la sanctionner »732. En d’autres termes, l’action en contrefaçon intervient pour faire cesser le trouble, l’empiètement. Une partie de la doctrine s’accorde pour voir dans l’action en contrefaçon, une action en revendication733. D’ailleurs, comme le note le Professeur PASSA, la doctrine du droit des biens donne à l’action en revendication classique une définition correspondant à l’action en contrefaçon : l’action en revendication « est la mise en œuvre de cet attribut essentiel de la propriété qu’est le pouvoir d’exclusivité. Par elle, le propriétaire interdit à un tiers de jouir de la chose et en exige la restitution »734. Croire que l’action en contrefaçon serait l’action en revendication des droits de propriété intellectuelle n’est pas parfaitement exacte, l’identité entre les deux actions n’étant pas complète. L’action en contrefaçon se caractérise par sa « nature hybride »735 qui « participe à la fois de l’action en responsabilité civile et de l’action en revendication »736. Cet aspect réparateur ne doit cependant pas remettre en cause le caractère exclusif des droits de propriété intellectuelle. L’intérêt de l’action réside effectivement dans son aspect revendicatoire dont la vocation est de faire cesser l’empiètement indu, dont l’objet est la défense de la propriété. Dès lors, la teinte « évidente et véritable, d’action en responsabilité et donc réparatoire qui est la 731 C. SIMLER, op. cit., n° 153, p. 122. Cet auteur relève que cette dépossession partielle « évoque l’empiètement du droit commun des biens ». D’autres auteurs ont également expressément fait référence à l’empiètement. V. ainsi, J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, op. cit., p. 288 : « En réalité, l’acte de contrefaçon constitue un acte d’empiètement sur le monopole du breveté, un acte d’ « emprise » sur la propriété d’un tiers, au même titre que peut l’être une construction faite sur le terrain d’autrui ». 732 F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, Economica, Corpus droit privé, 2005, n° 83, p. 47. 733 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 406, p. 572: « L’action en contrefaçon s’apparente à une action en revendication » ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 29, p. 15 ; J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, op. cit., p. 330. V. également pour un exemple jurisprudentiel, Cass. civ., 2 juill. 1931, Ann. propr. ind. 1932, p. 31. Les juges ont ainsi affirmé « que la propriété d’une marque régulièrement déposée est absolue, qu’elle s’étend à l’ensemble du territoire français, et confère à celui qui en est investi un droit de revendication contre tous ceux qui l’usurpent, sous quelque mode et de quelque manière que ce soit ». 734 F. ZENATI, Les biens, PUF, 1988, n° 166, p. 184. 735 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 29, p. 15. 736 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 29, p. 15. V. également, C. SIMLER, op. cit., n° 152, p. 121. Cet auteur distingue entre l’action en contrefaçon à l’encontre de l’initiateur de la contrefaçon et l’action en contrefaçon à l’encontre d’un contrefacteur simple intervenant dans la chaîne de diffusion. Dans cette dernière hypothèse, « l’action en contrefaçon devrait, effectivement, être qualifiée d’action en responsabilité délictuelle » dans la mesure où il ne conteste pas la propriété. Dans la première hypothèse, l’action pourrait en revanche « à certaines conditions présenter les caractères d’une action en revendication ». 146 sienne ne change rien à cela »737. Le droit de propriété intellectuelle est également exclusif de par sa faculté d’exclure les tiers. 176. Le droit de propriété intellectuelle apparaît comme un droit exclusif. Exclusif, en ce sens que le titulaire bénéficie d’un véritable monopole d’exploitation et d’une exclusivité économique sur son bien. Exclusif, également en ce sens que le titulaire dispose d’actions permettant d’exclure les tiers738. Il faut enfin envisager le troisième caractère du droit de propriété : la perpétuité. 737 J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, op. cit., 1991, p. 330. L’aspect réparateur de l’action en contrefaçon participerait également de l’aspect revendicatoire. L’aspect réparateur de l’action en contrefaçon s’expliquerait notamment par le fait que la « restitution » du monopole ne peut se faire comme en matière de meuble corporel par une simple remise de la chose ou une cessation de l’empiètement. L’aspect incorporel du droit et de son atteinte justifierait de ce fait de prévoir un palliatif par le biais de mesures réparatoires. En matière de brevet, certains auteurs ont ainsi pu voir ces mesures réparatoires « comme le moyen, à la fois très pragmatique et symbolique, pour le breveté de « remettre la main » sur la propriété dont il fut partiellement privé par le contrefacteur », J. FOYER & M. VIVANT, op. cit., p. 349. Le même raisonnement pourrait être adopté en matière de marque. La restitution étant concrètement impossible, il convenait d’appliquer « une mesure restitutive par équivalent », J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 85, p. 53. Quant à la rédaction de l’article L. 716-1 du Code de la propriété intellectuelle, le Professeur PASSA l’explique en ces termes : « c’est seulement pour soumettre la liquidation de cette indemnité au principe de la réparation intégrale du préjudice en vigueur en matière de responsabilité civile, et mesure la somme due, non aux profits retirés par le contrefacteur, mais uniquement au dommage subi par le titulaire du droit », J. PASSA, op. cit., n° 85, p. 54. Ce raisonnement pourrait partiellement être remis en cause par la nouvelle rédaction de l’article L. 716-14 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices réalisés par le contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire des droits du fait de l’atteinte ». V. J. RAYNARD, La réparation de la contrefaçon : nouveaux principes pour nouveau juge ?, Propr. ind. 2010, n° 6, alerte n° 65 ; C. RODÀ, Les conséquences civiles de la contrefaçon des droits de propriété industrielle (Droit français, belge, luxembourgeois, allemand, anglais), Thèse Strasbourg, sous la direction de J. SCHMIDT-SZALEWSKI, 2010. 738 V. cependant, A. ABELLO, La propriété intellectuelle, une « propriété de marché », in Droit et économie de la propriété intellectuelle, sous la direction de M.-A. FRISON-ROCHE et A. ABELLO, LGDJ, coll. Droit et Economie, 2005, p. 341, spéc. p. 360 et 363. Madame ABELLO considère néanmoins que l’exclusivité inhérente à la propriété classique n’a pas la même fonction. Ainsi, pour cet auteur, l’exclusivité est pour la propriété ordinaire « le fondement de la possibilité d’exclure le tiers lorsqu’il n’a aucun droit sur l’objet de propriété. Pour la propriété intellectuelle, elle est ceci, mais elle est plus que cela, car elle est aussi le préalable nécessaire à l’existence d’une propriété qui permet sa propre circulation ». Elle continue en essayant de démontrer que l’exclusivité de la propriété n’est pas d’exclusion mais au contraire de partage avec les tiers : « En matière de propriété industrielle, il n’y a aucune exclusion semblable à celle qui prévaut en matière de propriété classique. (…). L’exclusivité signifie aujourd’hui essentiellement la possibilité de faire respecter son droit, ce qui est commun à la propriété intellectuelle et à la propriété ordinaire », A. ABELLO, La propriété intellectuelle, une « propriété de marché », in Droit et économie de la propriété intellectuelle, sous la direction de M.-A. FRISONROCHE et A. ABELLO, LGDJ, coll. Droit et Economie, 2005, p. 341, spéc. p. 360 et 363. Cette conception intéressante doit cependant être nuancée. En effet, considérer que la propriété intellectuelle n’est pas d’exclusion est un postulat de départ erroné. En effet, le propre de l’action en contrefaçon est justement d’exclure les tiers des utilités économiques du bien. D’ailleurs, Madame ABELLO fait en quelque sorte « machine arrière » en rappelant un principe fondamental : « La propriété intellectuelle est donc davantage tournée vers les tiers, mais il ne faut pas se méprendre ; elle n’est pas faite pour les tiers, elle est faite, comme la propriété ordinaire, pour celui qui en est titulaire », p. 363. De plus, pour prendre l’exemple du droit d’auteur, il ne semble pas exact que l’œuvre de l’esprit couverte par ce droit ait vocation à être partagée avec le public. Ainsi, un architecte peut décider de faire en sorte que son œuvre reste cachée par une clôture imposante. Pour autant, pourrait-on considérer que l’œuvre de l’esprit n’est pas couverte par le droit d’auteur ? 147 3. La perpétuité du droit de propriété 177. Après avoir étudié le caractère perpétuel du droit de propriété (a), il conviendra de l’envisager dans le cadre des droits de propriété intellectuelle (b). a. Le caractère perpétuel du droit de propriété 178. Les significations. Dans son sens courant, le terme perpétuité exprime l’idée de « durée infinie ou indéfinie »739. En matière de propriété, ce n’est pas dans ce sens que le terme perpétuité doit être entendu, mais dans son sens juridique740. Deux acceptions de la perpétuité doivent retenir l’attention. La perpétuité du droit de propriété peut s’entendre du fait qu’il n’est pas limité dans le temps et dure tant qu’existe la chose : « il n’est pas enfermé dans une durée plus courte, à la différence de certains droits réels, comme l’usufruit, ou des droits personnels, souvent affectés d’un terme »741. Le droit de propriété n’est pas un droit viager. En conséquence, la perpétuité du droit de propriété implique qu’il ne s’éteint pas avec le décès de son propriétaire et qu’il passe « de main en main et spécialement dans celle du ou des héritiers »742. 739 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. Le terme perpétuel a plusieurs acceptions. Il est entendu dans un premier temps comme : « destiné à durer autant que la vie de la personne concernée ». Le terme perpétuel peut avoir un sens plus large : « Etabli à jamais au-delà du terme de la vie humaine : qui ne s’éteint pas à la mort de son titulaire ». Il signifie également : « Qui ne s’éteint pas par le non-usage », G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. 740 J. CARBONNIER, Droit civil. t. 3. Les biens, PUF, Thémis Droit privé, 19e éd., 2000, n° 68, p. 130. Pour l’illustre auteur, le terme perpétuité pour la propriété ne doit pas être entendu dans un « sens vulgaire : les propriétés, comme les civilisations, sont mortelles, constamment menacées du dedans (dégradation des sols, destruction lente des immeubles bâtis, fragilité des meubles, etc.) et du dehors, par les forces sociales ». 741 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 463, p. 138 ; G. RIPERT & J. BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le traité de Planiol, t. II, LGDJ, 1957, n° 2254, p. 790 ; C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 250, p. 132 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 98, p. 113 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 233, p. 379 ; C. CARON & H. LÉCUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 53 ; L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, t. 1, Théorie générale du droit et des droits Ŕ les personnes Ŕ la famille Ŕ La propriété et les autres droits réels principaux, Sirey, 2e éd., 1932, n° 1507, p. 780. JOSSERAND voyait dans la perpétuité de la propriété une marque de son absoluité : « Le droit de propriété est absolu dans sa durée ». V. également V. BONNET, La durée de la propriété, R.R.J. 2002, n° 1, p. 273. Cet auteur parle de perpétuité objective. 742 Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 259, p. 367 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, op. cit., n° 98, p. 113 ; L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Précis de droit civil, publié d’après le Cours élémentaire de droit civil français de A. C OLIN et H. CAPITANT, t. II, Dalloz, 1957, n° 8, p. 3 ; G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n° 32, p. 76. Cette conception de la perpétuité a cependant été contestée. V. P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 48, p. 59. Le Professeur JOURDAIN relève : « Il n’y aurait pas transmission du droit et la transmission s’analyserait en l’abdication du cédant et une appréhension par l’acquéreur ou une investiture publique à son profit qui créeraient un droit nouveau, ce qui amènerait à mettre en question le bien-fondé de la classification des modes originaires et dérivés ». V. également, M. DE VAREILLES-SOMMIÈRES, La définition et la notion juridique de la propriété, RTD civ. 1905, p. 443. V. également V. BONNET, La durée de la propriété, R.R.J. 2002, n° 1, p. 273, spéc. p. 283. Cet auteur part du postulat que la propriété n’est pas un bien. Dès lors, « Chaque 148 La perpétuité peut signifier également que « le droit de propriété ne s’éteint pas avec le nonusage de la chose ; il n’y a pas à son endroit, de prescription extinctive »743. Le droit de propriété serait perpétuel, car imprescriptible744. C’est la réunion de ces deux significations qui fait que le droit de propriété doit être envisagé comme perpétuel. Il n’a pas vocation à disparaître et peut exister éternellement tant que l’objet existe. Si la perpétuité semble plus aisée à définir que le caractère absolu ou exclusif du droit de propriété, elle fait pourtant l’objet de contestations quant à sa place dans le droit de propriété. 179. La critique de la perpétuité. La perpétuité du droit de propriété est toujours présentée comme étant l’un des caractères de la propriété au même titre que l’exclusivité et l’absoluité745. Certaines voix se sont élevées néanmoins pour contester la place de la perpétuité dans le droit de propriété. MOUSSERON relève ainsi que « plusieurs études reconnaissent que la perpétuité n’est pas essentielle au droit de propriété »746. La conception moderne de la propriété ne serait plus inséparable de l’idée de perpétuité. La perpétuité ne serait pas de l’essence du droit de propriété. Si l’idée de perpétuité de la propriété semble conforme au droit naturel, elle trouve cependant sa justification dans l’utilité sociale et l’économie politique747. De ce fait, la durée du droit serait fonction des buts poursuivis, impliquant que le droit de propriété n’ait pas un statut transfert opère une extinction du rapport préexistant et naissance d’un rapport nouveau – même s’il est vrai que cette succession d’extinctions et de naissances peut n’avoir pas de fin. Ce sont les biens qui sont transmis d’un patrimoine à un autre ». 743 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 7 e éd., 2006, n° 149, p. 143 ; P. JOURDAIN, Les biens, op. cit., n° 49, p. 60 ; C. CARON & H. LÉCUYER, Le droit des biens, op. cit., p. 53 ; G. CORNU, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 32, p. 76. CORNU précise d’ailleurs que « si, en effet le droit de propriété échappe à la prescription extinctive, il faut compter avec le jeu contraire de la prescription acquisitive qui a pu s’opérer en faveur d’un tiers ». V. également V. BONNET, La durée de la propriété, R.R.J. 2002, n° 1, p. 273. Cet auteur parle dans cette hypothèse de perpétuité subjective. 744 La caractère imprescriptible de la propriété n’est affirmé que depuis la réforme de la prescription opérée par la loi du n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile. Ainsi, le nouvel article 2227 du Code civil dispose que : « Le droit de propriété est imprescriptible ». 745 P. MALAURIE et L. AYNÈS, Droit civil, les biens, op. cit., n° 461, p. 137 ; G. RIPERT & J. BOULANGER, Traité de droit civil, op. cit., n° 2254, p. 790 ; C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, op. cit., n° 250, p. 132 ; J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, op. cit., n° 97, p. 111 ; C. CARON & H. LÉCUYER, Le droit des biens, op. cit., p. 53 ; F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 148, p. 149 ; G. CORNU, Droit civil. Les biens, op. cit., 2007, n° 32, p. 76 ; Y. STRICKLER, Les biens, op. cit., n° 259, p. 367 ; L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, Précis de droit civil, op. cit., 1957, n° 8, p. 3. 746 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 250, p. 275. V. notamment, J. D ABIN, Les droits intellectuels comme catégorie juridique, Rev. crit. de législ. et de juris., 1939, p. 413 et plus particulièrement n° 26 ; L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, t. 1, Théorie générale du droit et des droits Ŕ les personnes Ŕ la famille Ŕ La propriété et les autres droits réels principaux, Sirey, 2e éd., 1932, n° 1512, p. 783. 747 M. CHAUFFARDET, Le problème de la perpétuité de la propriété, Étude de sociologie juridique et de droit positif, Sirey, 1933, p. 303. 149 uniforme : « Le législateur se reconnaît donc le droit d’abolir la propriété lorsqu’elle lui semble contraire au droit naturel ; il se permet aussi de la transformer pour l’adapter au bien commun et même d’en faire naître de nouvelles formes qui ne sont perpétuelles ni en droit, ni en fait »748. En outre, il est affirmé que la propriété est perpétuelle contrairement aux autres droits réels, tels que l’usufruit, qui n’ont pas vocation à l’être. Il s’agirait là d’un caractère original, propre au droit de propriété749. Le droit de propriété n’est pourtant pas le seul droit réel à ne pas être affecté par un terme : « la servitude est aussi perpétuelle que la propriété »750. Par conséquent, « la propriété comme la servitude peuvent se concevoir aussi de manière temporaire »751. Les interrogations suscitées par le caractère perpétuel du droit de propriété ont toute leur importance. Contrairement au caractère exclusif et absolu, il n’est pas question d’affirmer que les droits de propriété intellectuelle sont perpétuels, mais de savoir si un droit temporaire et prescriptible peut constituer un droit de propriété. b. Le caractère temporaire des droits de propriété intellectuelle 180. Le caractère perpétuel du droit de propriété signifie qu’il n’est pas assorti d’un terme (i) et qu’il est imprescriptible (ii). Il convient d’envisager ces deux aspects dans le cadre des droits de propriété intellectuelle. i. Le terme des droits de propriété intellectuelle 181. L’idée d’une propriété temporaire. Les droits de propriété intellectuelle sont des droits qualifiés de temporaires752, limités dans le temps. Considérer que les droits de propriété 748 M. CHAUFFARDET, op. cit., p. 248. C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, op. cit., n° 250, p. 132. 750 F. ZENATI, Essai sur la nature juridique de la propriété Ŕ Contribution à la théorie du droit subjectif, Thèse Université Jean MOULIN, 1981, n° 60, p. 94. 751 F. ZENATI, op. cit., n° 60, p. 95. 752 Art. L. 611-2, 1° du Code de la propriété intellectuelle : « Les brevets d’invention, délivrés pour une durée de vingt ans à compter du jour du dépôt de la demande » ; Art. L. 513-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’enregistrement produit ses effets, à compter de la date de dépôt de la demande, pour une période de cinq ans, qui peut être prorogée par période de cinq ans jusqu’à un maximum de vingt-cinq ans ». ; Art. L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéficiaire de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent ». ; Art. L. 712-1 du Code de la propriété intellectuelle : « La propriété de la marque s’acquiert par l’enregistrement. La marque peut être acquise en copropriété. L’enregistrement produit ses effets à compter de la date de dépôt de la demande pour une période de dix ans indéfiniment renouvelable ». 749 150 intellectuelle sont des droits de propriété, c’est admettre le concept des propriétés temporaires. Plusieurs arguments ont été avancés dans le sens d’une telle admission. 182. Une durée en fonction de l’utilité de la chose. Afin d’accueillir l’idée de propriétés temporaires, certains auteurs ont été amenés à considérer que la durée du droit devait être fonction de l’utilité de la chose, objet du droit. Pour les propriétés intellectuelles, « la durée légale du monopole serait liée à la persistance des utilités économiques du bien, lesquelles seraient en général assez vite frappées d’obsolescence »753. La précarité du droit de propriété intellectuelle s’expliquerait donc par la précarité de son objet754 : « Un objet temporaire ne peut appeler de droit perpétuel »755. La disparition progressive de la valeur économique d’une invention permettrait de justifier la durée limitée du droit. Cet argument ne semble cependant pas satisfaire la doctrine756. S’il est vrai que de nombreuses inventions ou œuvres ont une utilité limitée dans le temps « le phénomène est loin d’être général et les plus importantes d’entre elles pourraient être exploitées avec profit bien au-delà du monopole légal »757. 183. L’indépendance du droit vis-à-vis de son objet. D’autres auteurs ont préféré invoquer l’indépendance du droit vis-à-vis de son objet. Le droit de propriété tendrait « à se dégager de la chose sur laquelle elle porte »758. L’objet du droit serait doué d’une existence propre permettant d’admettre l’idée de la propriété temporaire759. Lorsque le droit de propriété porte sur une chose corporelle, il lui est intimement lié. La disparition de la chose corporelle entraîne nécessairement la disparition du droit. Pour les choses incorporelles, l’incorporation du droit à la chose est moindre. La relation entre le droit et la chose incorporelle est beaucoup plus complexe. Ceci peut expliquer que le droit de propriété « vive sa vie », « laquelle sera 753 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 27, p. 13. 754 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 29. 755 J. M. MOUSSERON, Le droit du breveté d’invention Ŕ Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 23, 1961, n° 167, p. 196. V. également, P. R OUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 21, p. 97. Comme le note l’illustre auteur, « il est seulement le fruit d’un travail personnel, et ne peut fonder qu’un droit temporaire au profit du créateur. Parce que l’objet auquel il s’applique naît à un moment de la durée, le droit est limité dans la durée, car, dans un délai assez bref, la création cessera d’être originale, et perdra ainsi, ce qui faisait toute sa valeur ». 756 V. notamment, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 27, p. 13. 757 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 27, p. 13. V. également, V. BONNET, La durée de la propriété, R.R.J. 2002, n° 1, p. 273, spéc. n° 45. 758 L. JOSSERAND, Configuration du droit de propriété dans l’ordre juridique nouveau, in Mélanges juridiques dédiés à M. le Professeur SUGIYAMA, Sirey, 1940, p. 95, spéc. p. 100. 759 L. JOSSERAND, préc., spéc. p. 100. 151 parfois plus courte que celle de son objet »760. L’idée même de la propriété temporaire pourrait donc germer761. 184. Le caractère temporaire justifié par l’intérêt général. Il est également possible de trouver une justification au caractère temporaire dans l’intérêt général. Le Professeur POLLAUD-DULIAN relève que « le législateur qui est fondé à exproprier pour cause d’utilité publique n’importe quel propriétaire est « a fortiori » fondé à réduire dans le temps, pour tenir compte de tels intérêts, le droit de propriété qu’il organise au profit des auteurs et des inventeurs »762. La limitation du caractère perpétuel du droit de propriété serait proche de la limitation du caractère absolu763. La limitation de la perpétuité se trouverait par conséquent également justifiée par l’article 544 du Code civil qui dispose que l’on peut jouir de son droit de propriété de la manière la plus absolue qui soit, « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». La perpétuité, pouvant être envisagée comme contribuant à l’absoluité du droit de propriété764, peut dès lors faire l’objet de limitations justifiées par des intérêts supérieurs. Si dans le cadre de la propriété classique, cette limitation peut se faire a posteriori765, elle est prévue ab initio pour les droits de propriété intellectuelle. Par conséquent, « la prise en compte de ces intérêts collectifs peut s’opérer avec plus ou moins d’intensité, ce qui explique 760 L. JOSSERAND, op. cit., spéc. p. 100. En sus des propriétés intellectuelles, est également souvent cité au titre des propriétés temporaires le droit de superficie « qui est naturellement perpétuel, mais le plus souvent établi à titre temporaire ». L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, t. 1, Théorie générale du droit et des droits Ŕ les personnes Ŕ la famille Ŕ La propriété et les autres droits réels principaux, Sirey, 2 e éd., 1932, n° 1512, p. 783. Une doctrine importante considère le droit de superficie comme étant une propriété temporaire. V. ainsi, M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, t. 1, LGDJ, 11e éd., 1928, n° 2330, p. 753 ; C. AUBRY & C. RAU, Droit civil français, t. II, 7ème éd. par P. ESMEIN, Litec, 1961, n° 144, p. 244 ; P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 50, p. 62 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 233, p. 379 ; P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 207, p. 62. La jurisprudence semble également considérer le droit de superficie comme un droit de propriété : Cass. req., 16 déc. 1873, D.P. 1874, I, 457, note Labbe ; Cass. req., 26 avril 1906, S., 1906, I, 256 ; Cass. civ. 1ère, 1er déc. 1963, Bull. civ. III, n°564 ; Cass. civ. 3ème, 6 mars 1991, Bull. civ., III, n° 84, p. 50. Néanmoins, la nature juridique fait l’objet de vifs débats. V. E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, R.R.J. 2005, n° 4, I, p. 1821 et plus particulièrement p. 1832 et s. : « la nature juridique du droit de superficie fait l’objet de diverses analyses doctrinales : certains y voient un droit réel sur la chose d’autrui, d’autres un droit dualiste composé d’un droit de construire sur le sol d’autrui et d’un droit de propriété sur les constructions, d’autres encore un droit personnel qui se transformerait en droit réel avec les constructions ». V. notamment sur une contestation du droit de superficie comme étant un droit de propriété, G. R IPERT & J. BOULANGER, Traité de droit civil, d’après le traité de PLANIOL, t. II, LGDJ, 1957, n° 2256, p. 791. Pour ces auteurs, il s’agit d’un droit réel particulier. 762 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 27, p. 14. 763 Cf. supra n° 167. 764 L. JOSSERAND, Cours de droit civil positif français, op. cit., n° 1507, p. 780. Comme le note l’illustre auteur, « le droit de propriété est absolu dans sa durée ». 765 V. sur cette question, M. CHAUFFARDET, Le problème de la perpétuité de la propriété, Étude de sociologie juridique et de droit positif, Sirey, 1933, p. 187. 761 152 que le choix de la durée est quelque peu arbitraire et peut varier avec les époques, sans qu’il puisse cependant spolier entièrement le propriétaire des fruits de son travail »766. Le caractère temporaire du brevet s’expliquerait notamment par la mise en balance de la propriété intellectuelle avec le principe de la liberté du commerce et de l’industrie. À l’inverse, en matière de marque, il semble qu’ « aucun intérêt collectif ne justifie une limitation temporelle du droit et il est donc laissé à l’appréciation de ses titulaires successifs de la conserver perpétuellement ou d’en faire un abandon »767. Deux explications satisfaisantes permettraient donc de justifier le caractère des droits de propriété intellectuelle. L’une concerne la flexibilité du droit de propriété permettant notamment son adaptation aux choses incorporelles. L’autre concerne la prise en considération de l’intérêt général par le législateur. Quid de la prescriptibilité ? ii. La prescriptibilité des droits de propriété intellectuelle 185. L’idée d’une imprescriptibilité des droits de propriété intellectuelle. Un auteur768 a tenté de démontrer que les propriétés intellectuelles étaient imprescriptibles au même titre que la propriété ordinaire. Il relève que « le droit d’exploitation d’une œuvre littéraire et artistique est, selon la Cour de cassation, imprescriptible. Il en va de même des dessins et modèles »769. En outre, concernant les brevets, en application de l’article L. 613-11770 du Code de la propriété intellectuelle, la sanction de la non-exploitation du brevet n’étant pas la perte du droit, mais l’octroi d’une licence obligatoire, il serait possible d’affirmer que les brevets ne se prescrivent pas par le non-usage771. S’agissant des marques, la question est plus délicate. 766 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 27, p. 14. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 27, p. 14. 768 E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, R.R.J. 2005, n°4, I, p. 1821. 769 E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, R.R.J. 2005, n° 4, I, p. 1821 et plus particulièrement p. 1838. V. pour le droit d’auteur, Cass. civ. 1 ère, 13 nov. 1973, D. 1974, juris., p. 533, note C. COLOMBET, V. pour les dessins et modèles F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1103, p. 598. 770 Art. L. 613-11 du Code de la propriété intellectuelle : « Toute personne de droit public ou privé peut, à l'expiration d'un délai de trois ans après la délivrance d'un brevet, ou de quatre ans à compter de la date du dépôt de la demande, obtenir une licence obligatoire de ce brevet, dans les conditions prévues aux articles suivants, si, au moment de la requête, et sauf excuses légitimes, le propriétaire du brevet ou son ayant cause : a) N'a pas commencé à exploiter ou fait des préparatifs effectifs et sérieux pour exploiter l'invention objet du brevet sur le territoire d'un État membre de la Communauté économique européenne ou d'un autre État partie à l'accord sur l'Espace économique européen. b) N'a pas commercialisé le produit objet du brevet en quantité suffisante pour satisfaire aux besoins du marché français. Il en est de même lorsque l'exploitation prévue au a) ci-dessus ou la commercialisation prévue au b) ci-dessus a été abandonnée depuis plus de trois ans ». 771 E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, préc., spéc. p. 1838. 767 153 L’article L. 714-5772 du Code de la propriété intellectuelle prévoit qu’un défaut d’usage sérieux pendant une période ininterrompue de cinq ans est sanctionné par la déchéance. Cependant, cette déchéance doit être sollicitée par tout tiers intéressé. Cet absence d’automatisme de la déchéance permettrait d’affirmer que le droit de marque ne se perd pas par le non-usage : « le simple non-usage de la chose pendant un certain temps n’entraîne pas la perte du droit si bien qu’il ne peut s’agir d’une réelle prescription »773. L’action étant à l’initiative des tiers, le temps ne serait donc pas seul suffisant pour faire perdre le droit774. Les propriétés intellectuelles seraient donc à l’instar des propriétés ordinaires des droits imprescriptibles. 186. La prescriptibilité des droits de propriété intellectuelle. Bien que l’admission de l’imprescriptibilité des droits de propriété intellectuelle puisse faciliter notre démarche, il semble difficile d’abonder dans ce sens. En effet, l’article 2227 du Code civil dispose clairement que la propriété est un droit imprescriptible, signifiant par là que l’inaction du titulaire du droit ne peut être directement sanctionnée. Or, en matière de propriété intellectuelle, l’inaction du titulaire est sanctionnée que cela soit en matière de brevet par le jeu des licences obligatoires ou en matière de marque par la déchéance. En outre, l’action en contrefaçon, qui traduit le caractère exclusif des droits de propriété intellectuelle775, n’est pas une action imprescriptible ; elle se prescrit par trois ans à compter de la commission des faits776. En conséquence, les droits de propriété intellectuelle ne peuvent être envisagés comme des droits imprescriptibles. Il convient dès lors de s’interroger sur la place de l’imprescriptibilité dans le droit de propriété. Son absence doit-elle entraîner une disqualification du droit de propriété ? 772 Art. L. 714-5 du Code de la propriété intellectuelle : « Encourt la déchéance de ses droits le propriétaire de la marque qui, sans juste motifs, n’en a pas fait un usage sérieux, pour des produits et services visés dans l’enregistrement, pendant une période ininterrompue de cinq ans ». 773 E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, préc., p. 1821 et plus particulièrement p. 1838. 774 E. SENNÉ, préc., spéc. p. 1838. 775 Cf. supra n° 175. 776 V. en matière de dessins et modèles, l’article L. 521-3 du Code la propriété intellectuelle dispose : « L’action civile en contrefaçon se prescrit par trois ans à compter des faits qui en sont la cause ». V. en matière de bevrets, l’article L. 615-8 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Les actions en contrefaçon prévues par le présent chapitre sont prescrites par trois à compter des faits qui en sont la cause ». V. en matière de marque, l’article L. 716-5, alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « L’action en contrefaçon se prescrit par trois ans ». Il convient de noter qu’en matière de droit d’auteur, le Code de la propriété intellectuelle est resté muet sur la question de la prescription de l’action en contrefaçon. Mais la Cour de cassation s’est prononcée en faveur de l’imprescriptibilité. V. Cass. Civ., 1 re ch., 6 mai 1997, RIDA, octobre 1997, p. 231 et obs. A. KÉREVER, p. 189. V. sur cette question F. P OLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, Economica, coll. Corpus droit privé, 2005, n° 1305, p. 769. 154 187. La relativité de l’imprescriptibilité. L’assertion selon laquelle le droit de propriété est imprescriptible doit être relativisée. S’il est vrai que le droit de propriété ne peut se perdre par le non-usage, il peut cependant se perdre par l’usage que fait un tiers du bien qui aurait été délaissé par son véritable propriétaire. La prescription acquisitive au profit du possesseur peut paralyser l’action en revendication intentée par le véritable propriétaire777. L’imprescriptibilité de la propriété est limitée par la prescription acquisitive d’un tiers qui a pour conséquence de faire disparaître les droits du titulaire antérieur778. Le principe de l’imprescriptibilité est également tempéré par la rédaction de l’alinéa second de l’article 2276 du Code civil relatif à la possession en matière mobilière. Il prévoit que « celui qui a perdu ou auquel il a été volé une chose peut la revendiquer pendant trois ans, à compter du jour de la perte ou du vol, contre celui dans les mains duquel il la trouve ». Il s’agit d’une exception à la règle de l’imprescriptibilité de l’action en revendication en matière de meuble corporel dans l’hypothèse où le possesseur est de bonne foi et à la condition exclusive que les meubles revendiqués aient été volés ou perdus779. Si cette exception n’a pas vocation à être transposée aux droits de propriété intellectuelle, elle démontre néanmoins le caractère tangible du principe d’imprescriptibilité. 188. L’imprescriptibilité contribuant à l’absoluité du droit de propriété. Nous avons observé qu’une large partie de la doctrine associe perpétuité et imprescriptibilité780, ou plutôt, que l’imprescriptibilité contribue au caractère perpétuel du droit de propriété. L’imprescriptibilité aurait fini par devenir une illustration de la perpétuité du fait qu’elles « expriment toutes les deux une certaine durabilité du droit dans le temps »781. Pourtant, 777 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 257, p. 135. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET considèrent que seule l’action en revendication est éteinte à compter de l’entrée en possession. Le propriétaire ne serait pas dépossédé du fait de la prescription acquisitive opérée par le possesseur : « le propriétaire dépossédé conserve théoriquement son droit 5 (...) : celui qui a laissé autrui posséder sa chose a, en agissant de la sorte, exercé son droit de propriété, dont il ne saurait, par la suite, être dépossédé », F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 234, p. 381 779 V. T. LAMARCHE, L’imprescriptibilité et le droit des biens, RTD civ., 2004, p. 403 et plus particulièrement n° 10. Le caractère prescriptible de l’action en revendication mobilière a fait l’objet de controverses. Mais la Cour de cassation a reconnu le caractère imprescriptible de l’action en revendication mobilière, sous réserve de l’exception prévue à l’article 2276, alinéa du Code civil. .V Cass. Civ., 1 ère ch., 2 juin 1993, D. 1994, 582, note FAUVARQUE-COSSON ; RTD civ. 1994, p. 389, obs. F. ZENATI. 780 V. notamment, F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 148, p. 149 ; P. JOURDAIN, Les biens, Dalloz, Droit civil, 1995, n° 49, p. 60 ; C. CARON & H. LÉCUYER, Le droit des biens, Dalloz, Connaissances du droit, 2002, p. 53 ; G. CORNU, Droit civil. Les biens, Montchrestien, Coll. Domat droit privé, 13 éd., 2007, n° 32, p. 76. 781 T. LAMARCHE, L’imprescriptibilité et le droit des biens, préc., spéc. n° 4. 778 155 l’imprescriptibilité et la perpétuité pourraient être envisagées séparément et ne devraient pas « être confondues »782. Un droit subjectif, comme l’usufruit, peut être limité dans le temps, sans souffrir d’une quelconque absence d’exercice pendant plus de trente ans. À l’inverse, il est des droits, tels que les servitudes, qui peuvent s’éteindre par le non-usage, mais qui sont perpétuels en ne s’éteignant pas à la mort du titulaire. La perpétuité stricto sensu « appréhende la longévité du droit lui-même, de façon proprement objective, transcendant les rapports avec son titulaire, notamment au regard de sa capacité à perdurer en se transmettant de sujet de droit à sujet de droit, tout en conservant son identité »783, tandis que l’imprescriptibilité « pose le problème de savoir comment les droits subjectifs sont affectés par leur utilisation ou leur absence d’utilisation »784. Envisagée ainsi, l’imprescriptibilité ne renverrait pas à l’idée de perpétuité, mais résulterait du caractère absolu du droit de propriété, ce caractère justifiant « que son titulaire ait la liberté de ne rien faire de son bien »785. Le droit de propriété serait un droit imprescriptible du fait de son absoluité, permettant à son titulaire d’user de son bien, mais aussi de ne pas s’en servir786. La jurisprudence semble également abonder dans ce sens787. En d’autres termes, l’imprescriptibilité « n’est donc pas un aspect de la perpétuité de la propriété, mais une conséquence du caractère absolu de la propriété »788. Dès lors, si le droit de propriété est un droit absolu et, partant, imprescriptible, il n’en est pas moins susceptible d’être limité par la prise en compte d’intérêts supérieurs. L’exception prévue à l’article 2276 du Code civil serait justifiée par le souci de garantir la sécurité juridique. Dans le même sens, la prescriptibilité des droits de propriété intellectuelle serait justifiée par l’intérêt général. En matière de marque, il s’agit par exemple du principe de libre concurrence, la déchéance pour absence d’usage sérieux de la marque visant à sanctionner une réservation injustifiée pouvant fausser le jeu de la concurrence. 782 T. LAMARCHE, préc., spéc. n° 4. T. LAMARCHE, préc., spéc. n° 3. 784 T. LAMARCHE, préc., spéc. n° 3. 785 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 7e éd., 2006, n° 149, p. 143 ; E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, R.R.J. 2005, n° 4, I, p. 1822, n° 5 ; V. BONNET, La durée de la propriété, R.R.J. 2002, n° 1, p. 273, spéc., n°20. 786 V. BONNET, préc., spéc. n°20. V. également, C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5e éd., 2006, n° 254, p. 134. 787 V. notamment Cass. civ., 3ème ch., 22 juin 1983, JCPG 1986, II, 20565 note J.-F BARBIERI. 788 E. SENNÉ, op. cit., n° 3, p. 1822. 783 156 189. L’absence de disqualification. Au regard des précédents développements, il semble que la perpétuité soit un élément « contingent »789 de la propriété et ne constitue pas un élément essentiel de la propriété790. Il serait plus opportun de parler « de vocation à la perpétuité du droit de propriété plutôt que de son caractère perpétuel »791. En conséquence, le caractère temporaire des droits de propriété intellectuelle n’est pas un élément décisif pouvant disqualifier ces droits en de simples monopoles d’exploitation. 190. Outre le fait que les titulaires des droits de propriété intellectuelle bénéficient de toutes les prérogatives attachées à la propriété ordinaire, que sont l’usus, le fructus et l’abusus, il apparaît également que les droits de propriété intellectuelle sont des droits absolus et exclusifs, permettant de considérer qu’ils sont des droits de propriété. Quant au caractère perpétuel, il importe peu quant à la qualification du droit. PORTALIS soulignait ainsi que le droit de propriété « peut-être plus ou moins limité dans ses effets sans changer de nature. La nécessité d’apporter des conditions dans la jouissance n’entraîne point celle de dénaturer le titre qui donne droit à cette jouissance. On peut être propriétaire à temps, propriétaire grevé d’un usufruit, d’un droit d’usage…On n’en est pas moins propriétaire. Rien n’empêche donc que l’auteur qui possède un droit exclusif sur ses ouvrages pendant toute la durée de sa vie, que son héritier ou son représentant qui en jouira pendant trente ans après la mort de celui qu’il représente, ne possèdent ce droit à titre de propriété. Pourquoi donc, contre la vérité des choses, les réduire à la condition de concessionnaire et les placer hors du droit commun. C’est une erreur et une faute »792. Les droits de propriété intellectuelle doivent être appréhendés comme des droits de propriété « mettant leurs titulaires en contact direct avec l’objet de leurs prérogatives et qui sont opposables à tous »793. Pour autant, ils n’en demeurent pas moins des propriétés spéciales794. 789 J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281, n° 28 et 29. Ces auteurs soulignent la contingence de la durée perpétuelle associée au modèle que constitue le droit de propriété, mais vont plus loin en dénonçant son caractère inexact. V. également sur ce sujet, S. GUTIERREZ-LACOUR, Le temps dans les propriétés intellectuelles. Contribution à l’étude du droit des créations, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 65, 2004, n° 367, p. 218 ; E. SENNÉ, « La propriété temporaire » : un révélateur des caractères de la propriété, op. cit., spéc. n° 33 et 34. 790 S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 25, spéc. n° 9. 791 C. LARROUMET, Droit civil, Les biens, Droits réels principaux, t. II, Economica, 5 e éd., 2006, n° 258, p. 136. 792 Discussion générale sur le projet de loi relatif à la propriété littéraire, par MM. le Comte PORTALIS, Felix FAURE, le Baron PELET (de la Lozère), le Ministre de l’instruction publique, GIROD (de l’Ain), le Baron MOUNIER, le rapporteur COUSIN et le Président BOYER, Séance de la chambre des Pairs du 25 mai 1839. 793 L. JOSSERAND, Configuration du droit de propriété dans l’ordre juridique nouveau, in Mélanges juridiques dédiés à M. le Professeur SUGIYAMA, Sirey, 1940, p. 95, spéc. p. 100. 794 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 11, p. 12. 157 II. La spécificité des droits de propriété intellectuelle 191. Les degrés de propriété. Aujourd’hui, une grande partie de la doctrine tend à reconnaître que « la propriété se révèle une qualification assurément apte à traduire la nature de la relation unissant le titulaire du droit de propriété intellectuelle à sa création »795. Déjà au début du vingtième siècle, VAREILLE-SOMMIERES soulignait l’indifférence de telles limitations : « la propriété n’est pas un droit d’étendue immuable. C’est un droit d’étendue variable, susceptible d’atteindre un maximum (…), susceptible d’être réduit à quelques chances lointaines. Quand il atteint son maximum, on dit que la propriété est complète ou parfaite. Quand il ne l’atteint pas, on dit qu’elle est incomplète ou imparfaite (…). Mais chose remarquable, la propriété incomplète, tout autant que la propriété complète, est la propriété et la propriété entière »796. Il y aurait des degrés de propriété et la propriété intellectuelle ne devrait pas être perçue comme une propriété complète ou parfaite. La doctrine n’hésite d’ailleurs pas à envisager le droit de propriété intellectuelle comme une propriété spéciale797. 192. Une propriété spéciale. La propriété intellectuelle est spéciale à plus d’un titre : « elle est soumise à un grand nombre de règles spéciales développées (…) qui déterminent en détail pour chaque type de droit, les conditions d’attribution, de validité et de maintien en vigueur 795 S. ALMA-DELETTRE, La nature juridique des droits de propriété intellectuelle, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 25, spéc. n° 9. V. notamment, J. M. MOUSSERON, J. RAYNARD & T. REVET, De la propriété comme modèle, in Mélanges offerts à A. COLOMER, Litec, 1993, p. 281 ; A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5ème éd., 1998, n° 2, p. 1 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 85, p. 137 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 11, p. 12 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 31, p. 16 ; J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 2, p. 1 ; J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, PUF, Coll. Thémis droit, 1991, p. 265 ; Y. STRICKLER, Les biens, PUF, Thémis droit, 2006, n° 63, p. 101. V. également une doctrine plus ancienne, J. LUCIEN-BRUN, Marques de fabrique et de commerce, Droit français, droit comparé, droit international, Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 2ème éd., 1897, n° 9, p. 12 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 191, n° 135, p. 131 ; E. POUILLET, Traité théorique et pratique des brevets d’invention et des secrets de fabrique, LGDJ, Marchal & Billard, 6 ème éd., 1915, Introduction ; A. LABORDE, Traité théorique et pratique des marques de fabrique et de commerce, Sirey, 1914, n° 96, p. 79. 796 M. DE VAREILLES-SOMMIERES, La définition et la notion juridique de la propriété, RTD civ. 1905, IV, p. 443, spéc. n° 6 et 7. V. également R. LIBCHABER, La recodification du droit des biens, in Le code civil. Livre du bicentenaire. 1804 - 2004, Dalloz, 2004, p. 297. Le Professeur LIBCHABER arrive également à la même conclusion : « En tant que relation de principe entre les personnes et les biens, la propriété est apte à saisir les obligations comme les œuvres de l’esprit. À condition de ne pas tomber dans l’erreur fréquente qui consiste à assigner un régime fixe, prédéterminé, aux effets de cette propriété (…). Parce que la propriété est avant tout un cadre de référence, elle peut gouverner les relations aux biens les plus divers ; parce que ses objets diffèrent entre eux, le régime juridique de la propriété variera pour s’adapter spécifiquement à chacun d’eux », n° 14. 797 V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 11, p. 12. 158 du droit, l’étendue et les modalités de la protection qui lui est attachée ou encore le statut des contrats dont il peut être l’objet »798. Le recours au Code civil est rare799 et les droits de propriété intellectuelle sont soumis aux règles spéciales du Code portant le même nom qui envisagent les diverses modalités permettant aux titulaires de choses incorporelles de se voir reconnaître un droit de propriété800. Un inventeur peut bénéficier d’un brevet sur son invention à la condition qu’elle soit nouvelle, qu’elle implique une activité inventive et qu’elle soit susceptible d’application industrielle801. Une marque quant à elle peut être enregistrée et bénéficier d’une protection au titre du droit de marque à la condition qu’elle soit licite802, distinctive803 et disponible804. La spécificité des droits de propriété intellectuelle concerne également les limitations dont ils peuvent faire l’objet. En sus, si le droit de propriété est limité a posteriori, tel n’est pas nécessairement le cas des droits de propriété intellectuelle qui voient leur caractère absolu et perpétuel limité ab initio. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle bénéficie en outre d’une action spécifique permettant de protéger son droit : l’action en contrefaçon. Présentée par certains comme une véritable action en revendication805, elle apparaît cependant comme une « forme particulière d’action en revendication »806, justifiée notamment par le caractère incorporel de l’objet du droit. Elle constitue également un moyen de réparer le préjudice sur la base d’éléments qui ne sont pas pris en compte dans la propriété classique807. 798 J. PASSA, op. cit., n° 11, p. 14. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 38, p. 20. 800 J. PASSA, op. cit., n° 11, p. 14. 801 Art. L. 611-10, alinéa 1er du Code de la propriété intellectuelle. 802 Art. L. 711-3 du Code de la propriété intellectuelle. 803 Art. L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle. 804 Art. L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle. 805 J. FOYER & M. VIVANT, Le droit des brevets, PUF, Coll. Thémis droit, 1991, p. 330. 806 J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, p. 333, n° 174, p. 161. 807 La Directive 2004/48/CE du Parlement Européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle permit l’introduction d’un système d’indemnisation propre aux droits de propriété intellectuelle. L’article 13 prévoit ainsi que les dommages et intérêts peuvent être fixés en tenant compte notamment des bénéfices injustement réalisés par le contrevenant. Il prévoit également qu’à titre d’alternative, les juges peuvent décider, dans des cas appropriés, de fixer un montant forfaitaire de dommages-intérêts, sur la base d’éléments tels que, au moins, le montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrevenant avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit de propriété intellectuelle en question. V. sur cette question, C. RODÀ, Les conséquences civiles de la contrefaçon des droits de propriété industrielle (Droit français, belge, luxembourgeois, allemand, anglais), Thèse Strasbourg, sous la direction de J. SCHMIDT-SZALEWSKI, 2010, n° 288, p. 255. 799 159 193. Si les droits de propriété intellectuelle ne peuvent être assimilés à des droits de propriété « ordinaires », ils n’en constituent pas moins des droits de propriété « spéciaux et autonomes ». Section 2. La fonction patrimoniale encadrée par l’objet du droit de marque 194. Dans sa quête de l’objet spécifique et de la fonction de la marque, la Cour de justice a eu l’occasion très tôt de souligner que le droit de marque permet « d’assurer au titulaire le droit exclusif d’utiliser la marque, pour la première mise en circulation d’un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque »808. Par cette formule, la Cour de justice consacra la fonction d’exclusivité du droit de marque. En tant que droit de propriété, le droit de marque devait se voir reconnaître une telle fonction (§ 1). Il s’agit d’une fonction consubstantielle au droit de propriété qui apparaît comme primordiale pour le droit de marque. L’aspect spécial de ce droit de propriété impliquait que sa fonction soit particulière. Il s’agit d’une fonction d’exclusivité limitée (§ 2). § 1. Une fonction d’exclusivité 195. Si la fonction d’exclusivité est consubstantielle au droit de propriété (I), elle apparaît surtout comme la clef de voûte du droit des marques, l’ensemble du système s’articulant autour d’elle (II). I. Une fonction consubstantielle au droit de propriété 196. La polyvalence du droit de propriété. Contrairement à la fonction du droit de marque, il apparaît qu’en matière de propriété ordinaire, cette question ne soulève que peu de développements. Pourtant, « dans une perspective fonctionnelle, le droit de propriété est polyvalent, voire polysémique »809. Le droit de propriété peut ainsi apparaître comme « un stimulant économique »810. Il permettrait d’accroître la production. Il constituerait également « un facteur d’éducation morale et civique »811 dans la mesure où il serait « une garantie de 808 CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183, pt. 8. 809 E. OOSTERLYNCK, Propriété. Ŕ Eléments. Caractères. Limitations, J.- Cl. Civil Code, art 544, Fasc. n° 10, 2008, n° 5. 810 E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. 811 E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. 160 liberté et un élément indispensable à l’instauration d’un ordre social authentique »812. Le droit de propriété pourrait aussi être perçu comme « une garantie de la liberté individuelle »813 qui par sa réalisation assurerait « l’épanouissement de la personnalité et l’autonomie de la personne »814. Il aurait en outre pour certains une fonction sociale815. Enfin, il pourrait jouer le rôle de sûreté « lorsqu’il est affecté au remboursement d’une dette »816. Toutes ces fonctions occultent sans aucun doute, la fonction principale de la propriété, celle pour laquelle on la recherche : la fonction d’exclusivité. Cette fonction appelle deux conséquences817. La première est que le titulaire du droit de propriété se voit réserver toutes les utilités du bien (A). La seconde est que le titulaire se voit offrir la faculté d’exclure les tiers qui souhaiteraient bénéficier des utilités du bien (B). A. La réservation de toutes les utilités du bien 197. Le bénéfice exclusif de toutes les utilités de la chose. Si la doctrine s’est faite discrète sur la fonction du droit de propriété, c’est sans doute qu’il s’agissait d’une évidence : le droit de propriété permet au titulaire de réserver toutes les utilités de la chose818. En d’autres termes, le propriétaire bénéficie de manière exclusive des différentes utilités du bien lui appartenant. Plus encore, le titulaire bénéficie d’une exclusivité dans l’exercice absolu de son droit. C’est là que réside la première fonction du droit de propriété « ordinaire » que l’on retrouve en filigrane dans la doctrine819. Le droit de propriété a une fonction « individuelle »820. Se voyant réserver toutes les possibilités d’agir sur la chose, le propriétaire peut choisir « de les cumuler, pour laisser son bénéficiaire sans concurrent direct »821. Cette réservation « totale » des utilités concerne non seulement « l’utilité naturelle de la chose »,822 mais également « l’utilité civile de la chose »823. Le propriétaire peut utiliser son 812 E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. 814 E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. 815 V. notamment sur cette question, F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 117, p. 123. 816 E. OOSTERLYNCK, préc., n° 5. 817 R. LIBCHABER, La recodification du droit des biens, in Le code civil. Livre du bicentenaire. 1804 - 2004, Dalloz, 2004, p. 297, spéc. p. 309. 818 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e éd., 2011, n° 102, p. 88. 819 V. notamment, F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 117, p. 123 ; F. ZENATI-CASTAING, La propriété, mécanisme fondamental du droit, RTD civ. 2006, p. 445 ; C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, Litec, 11e éd., 2011, n° 95, p. 81 ; F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 208, p. 332 ; R. LIBCHABER, La recodification du droit des biens, préc., p. 297, spéc. p. 308 et 309 ; M. DE VAREILLES-SOMMIÈRES, La définition et la notion juridique de la propriété, RTD civ. 1905, p. 443. 820 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. op. cit., n° 117, p. 123 821 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, op. cit., n° 102, p. 88. 822 C. ATIAS, Droit civil Ŕ Les biens, op. cit., n° 106, p. 90. 813 161 bien de manière naturelle, c'est-à-dire qu’il « s’en tient aux utilisations que lui dicte la nature de la chose »824. Il peut monter son cheval, cultiver son champ ou bien encore habiter sa maison825. Il peut au contraire faire le choix de négliger la chose et de ne pas l’utiliser. L’utilité réservée par le droit de propriété est également l’utilité civile de la chose, en ce sens que « le propriétaire a la faculté d’accomplir des actes juridiques sur son bien pour profiter de sa valeur pécuniaire »826. Il peut vendre son cheval, louer ou hypothéquer sa maison827. Du fait de la fonction d’exclusivité, le propriétaire d’un bien « a le monopole de son droit »828. La jurisprudence a relayé cette idée selon laquelle le droit de propriété avait une fonction de réservation exclusive de toutes les utilités de la chose. La Cour de cassation a souligné que le droit de propriété « confère à son titulaire un monopole d’usage, de jouissance et de disposition sur la chose qui en est l’objet. Le propriétaire peut empêcher ou faire cesser tout acte sur la chose émanant d’un tiers non autorisé, alors même que cet acte ne lui causerait aucun préjudice »829. La situation est celle d’une liberté absolue, le propriétaire peut « donner libre cours à sa liberté d’action dans son espace privatif sans avoir à requérir aucune licence, contrairement à celui qui jouit d’un droit sur la chose d’autrui, dont les prérogatives sont dépendantes et étroitement délimitées »830. 198. Cette « liberté exclusive »831 a pour conséquence de retirer la chose à l’usage des tiers, mais également d’empêcher ceux-ci de faire obstacle à l’exercice du droit ou de faire des actes semblables. Il s’agit là du second aspect de la fonction d’exclusivité. 823 C. ATIAS, op. cit., n° 107, p. 93. C. ATIAS, op. cit., n° 106, p. 90. 825 A. COLIN & H. CAPITANT, Cours élémentaire de droit civil français, t. 1, Dalloz, 11 e éd. par L. JULLIOT DE LA MORANDIÈRE, 1947, n° 958, p. 769. COLIN et CAPITANT utilisaient des formules différentes. Ils distinguaient ainsi les actes matériels, permettant donc de bénéficier des utilités naturelles de la chose, des actes juridiques, permettant de profiter des utilités civiles de la chose. 826 C. ATIAS, op. cit., n° 106, p. 90. 827 A. COLIN & H. CAPITANT, op. cit., n° 958, p. 769. 828 R. CAPITANT, Sur la nature des droits réels, in Mélanges juridiques dédiés à M. le Professeur SUGIYAMA, Sirey, 1940, p. 29, spéc. p. 31. 829 Cass. civ., 7 mars 1934, S. 1935, I, p. 100. 830 F. ZENATI, Pour une rénovation de la théorie de propriété, RTD civ. 1993, p. 305, spéc. p. 315. 831 R. CAPITANT, Sur la nature des droits réels, préc., spéc. p. 31. Il convient de souligner que CAPITANT n’envisageait pas sous le terme liberté exclusive uniquement le droit de propriété mais également les autres droits réels. Il définit les droits réels comme consistant « en la liberté privée – c'est-à-dire exclusive – d’user, sous les formes variées correspondant aux divers droits réels, d’une chose corporelle déterminée », p. 34. 824 162 B. La faculté d’exclure les tiers 199. La faculté d’exclure. La fonction d’exclusivité ne saurait être complète si elle se résumait uniquement à la réservation de toutes les utilités. La fonction d’exclusivité du droit implique une protection efficace permettant d’empêcher les tiers de tenter de bénéficier des utilités de la chose. Comme le souligne le Professeur ZENATI, « la conquête de l’exclusivité est permanente. Elle se poursuit par l’usage des armes que la loi fournit au propriétaire pour assurer la protection de son droit »832. La défense de l’exclusivité peut prendre différents visages : elle peut tendre à la restitution du bien (1) ou à la réparation du préjudice (2), voire à ces deux résultats. 1. L’action en revendication833 200. La notion. Dès lors que la propriété est contestée834, le titulaire du droit dispose d’une action qui lui est propre : l’action en revendication. L’action en revendication est l’« action pétitoire par excellence »835 et peut être définie comme étant « l’action en justice par laquelle on fait établir un droit de propriété qu’on a sur un bien, en général, pour le reprendre d’entre les mains d’un tiers détenteur »836. L’action est celle qu’exerce le propriétaire, en vertu de son droit, contre le tiers qui détient indûment son bien et qui refuse de le restituer en contestant ledit droit de propriété. En théorie, tous les biens peuvent faire l’objet d’une action en revendication837. 832 F. ZENATI, Pour une rénovation de la théorie de propriété, RTD civ. 1993, p. 305, spéc. p. 317. V. notamment sur l’action en revendication, J. DJOUDI, Revendication, Rép. civ. Dalloz, 2008. 834 V. notamment, F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 196, p. 317. Les Professeurs ZENATI-CASTAING et REVET distinguent entre l’action où la propriété du demandeur est contestée et celle où elle ne l’est pas. Dans la première hypothèse, le titulaire du droit de propriété se tournera naturellement vers l’action en revendication. Dans la seconde hypothèse, « l’usurpation est un trouble manifestement illicite qui justifie sans détour que soit ordonnée la restitution. On est alors en présence d’une action en pure restitution, le juge n’ayant pas à statuer que sur la remise en possession du propriétaire », n° 196, p. 317. Il apparaît que cette hypothèse de restitution stricto sensu est expressément prévue par la loi en matière de sauvegarde de redressement et de liquidation judiciaire (art. L. 624-10 du Code du commerce). Les auteurs soulignent également que « les restitutions immobilères sont privilégées par la protection juridictionnelle de la possession des immeubles. Sur la seule foi de sa possession, l’occupant d’un immeuble évincé peut, sans avoir à justifier d’un droit de propriété, être remis en possession ». 835 F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, Dalloz, Précis, 8e éd., 2010, n° 520, p. 408. 836 G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012 ; S. GUINCHARD & T. DEBARD (ss. dir.), Lexique des termes juridiques 2012, Dalloz, 19 éd., 2012. 837 Il est courant de croire que l’action en revendication ne concerne que les biens immobiliers. Il est vrai qu’elle joue un rôle privilégié pour les biens corporels et surtout pour les immeubles: « L’action en revendication d’un meuble est plus rare que celle d’un immeuble, en raison de la solidarité entre possession et propriété, consacrée par l’article 2279, alinéa 1er (aujourd’hui art. 2276, al. 1er)», F. TERRÉ & P. SIMLER, Droit civil. Les biens, op. cit., n° 530, p. 414. Ainsi, il est des hypothèses où l’action en revendication mobilière n’est pas recevable. Tel est le cas, « lorsque tel est l’intérêt de la sécurité du commerce juridique. (…) C’est ce principe qu’écarte la règle 833 163 201. Les effets. Si le juge fait droit à la demande, « il ordonne la restitution de la chose. Le défendeur devra lui rendre non seulement la chose, mais aussi ses accessoires ainsi que ses accroissements et produits »838. Le revendiquant reprend son bien, libre des charges ou servitudes que le défendeur aurait pu consentir839. Dans l’hypothèse où le bien ne pourrait être restitué suite à la perte de la chose, le défendeur sera tenu d’indemniser le propriétaire, si la perte de la chose est due à sa faute ou s’il est de mauvaise foi alors même que la chose a péri par cas fortuit840. 2. L’action en vue d’obtenir réparation du préjudice subi 202. La réparation de l’atteinte au droit de propriété. Outre l’action en revendication, le propriétaire bénéficie également de l’action en réparation classique : « Contrairement à une idée reçue, la protection du droit de propriété ne prend pas exclusivement la forme d’actions réelles ; elle est également assurée par l’action en responsabilité civile »841. Cette action en responsabilité prend cependant une forme particulière quand il s’agit de venir sanctionner une atteinte à un droit de propriété. Le demandeur est ainsi dispensé de démontrer l’existence d’une faute « dès lors qu’est établie l’atteinte au droit de propriété »842. Concernant le préjudice, il peut prendre diverses formes telles que le manque à gagner, la perte subie ou le préjudice résultant de la seule atteinte portée au droit de propriété843. 203. Le droit de propriété a pour fonction de réserver toutes les utilités de la chose et offre aussi la faculté d’exclure et de sanctionner les tiers qui tenteraient de porter atteinte au droit du propriétaire. de l’article 2279 du Code civil en donnant à l’acquéreur de bonne foi, tout autant qu’à son auteur, le droit de se prévaloir de sa possession pour justifier de manière irréfragable de sa propriété », F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, op. cit., n° 200, p. 321. La revendication des meubles sera cependant possible dans l’hypothèse où les meubles en question ont été perdus ou volés : « le propriétaire peut agir contre le voleur ou l’inventeur en exerçant l’action en revendication dans les conditions de droit commun », op. cit., n° 201. Si la chose volée ou perdue à été aliénée à un acquéreur de bonne foi, ce dernier ne pourra s’opposer à l’action en revendication. Néanmoins, dans une telle hypothèse, l’action en revendication est enfermée dans un délai de trois ans à compter de la perte ou du vol. L’article 2277 du Code civil impose au revendicateur d’indemniser l’acquéreur du bien du prix auquel il l’a achété dans l’hypothèse où la chose a été achetée dans une foire ou dans un marché, ou dans une vente publique, ou auprès d’un marchand vendant des choses pareilles. 838 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 203, p. 326. 839 Nîmes, 25 juill. 1887, DP 1889, 2, 79. 840 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 203, p. 326. 841 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 207, p. 331. 842 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 207, p. 331. 843 F. ZENATI-CASTAING & T. REVET, op. cit., n° 207, p. 331. 164 Le droit de marque devant être envisagé comme un droit de propriété, il est parfaitement logique de retrouver cette fonction dans la jurisprudence de la Cour de justice. II. La fonction substantielle du droit de marque 204. La consécration de la fonction d’exclusivité. Dans le cadre de sa recherche de conciliation entre les intérêts du titulaire d’une marque et le principe de la libre circulation des marchandises, la Cour de justice a consacré la fonction du droit de marque. C’est dans l’arrêt Centrafarm Winthrop que le juge communautaire s’est véritablement prononcé pour la première fois sur l’objet spécifique du droit de marque en affirmant que celui-ci est notamment « d’assurer au titulaire le droit exclusif d’utiliser la marque, pour la première mise en circulation d’un produit et de se protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque »844. À partir de cette formule, reprise dans les décisions ultérieures de la Cour de justice845, la doctrine qualifia la fonction du droit de marque de fonction de réservation de l’usage du signe au titulaire ou de fonction d’exclusivité846. Le droit de marque aurait « pour fonction d’assurer au titulaire le droit exclusif d’utiliser la marque pour la désignation dans le commerce de produits ou de services et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque pour la commercialisation ou la promotion de produits ou services identiques ou similaires »847. À l’instar de n’importe quelle propriété, le droit de marque permet à son titulaire de réserver de manière exclusive toutes les utilités du signe distinctif. En d’autres termes, le droit de 844 CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183 ; RTDE 1975, p. 610 et la chron. de M. ULLRICH, p. 393, JDI, 1976, p. 208, obs. R. KOVAR ; JCPE 1975, II, 11728, chron. J.-J. BURST & R. KOVAR. 845 CJCE, 23 mai 1978, aff. 102/77, Hoffman-La Roche c/ Centrafarm, Rec. 1978, p. 1139, RTDE 1981, p. 139, obs. G. BONET ; CJCE, 11 nov. 1997, aff. C-349/95, Loendersloot c/ Ballantine & Son e.a., Rec. 1997, p. I-6227 ; CJCE, 23 oct. 2003, aff. 115/02, Rioglass et Transremar, Rec. 2003, p. I-12705, Rec. p. I-12705 ; PIBD 2004, n° 783, III, p. 192. V. également CJCE, ord., 19 févr. 2009, aff. C-62/08, UDV North America, Rec. 2009, p. I1279. Dans cette ordonnance, la CJCE rappelle que la prérogative essentielle que confère une marque à son titulaire est « le pouvoir exclusif d’utiliser le signe en cause afin de distinguer des produits ». 846 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 47, p. 58 ; Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 15, p. 16. 847 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 233, p. 278. V. également pour une définition de l’objet spécifique, G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. n° 7600, 2005, n° 94. Pour cet auteur l’objet spécifique « couvre en tout et pour tout les dispositions du droit national qui confèrent au titulaire de la marque le monopole de l’usage de ce signe afin de commercialiser un produit ou service déterminé, étant précisé que le monopole se limite à la première mise en circulation du produit, conformément à la règle d’épuisement des droits ». 165 marque confère à son titulaire « un monopole d’exploitation de ce signe pour la désignation dans le commerce de certains produits ou services »848. En sus de permettre la réservation des utilités, la fonction d’exclusivité permet de se protéger contre les usurpations dont pourrait faire l’objet la marque849, le titulaire bénéficiant de l’action en contrefaçon. Certains ont vu dans cette exclusion des tiers la « fonction propre »850 du droit de marque. Il s’agit cependant là d’une vision trop restrictive du droit de marque. À la manière du droit de propriété, le droit de marque permet l’exclusion des tiers (B) mais aussi l’exploitation exclusive de sa marque (A)851. A. L’exploitation de la marque 205. Le droit de marque permet non seulement à son titulaire de bénéficier d’un usage exclusif de son signe (1) mais aussi de confier par voie contractuelle à des tiers l’exploitation de la marque (2). 1. L’usage exclusif du signe utilisé à titre de marque 206. La réservation de la fonction d’identification. La première utilité réservée par le droit de marque est bien évidemment la fonction d’identification de la marque. Le droit de marque donne à son titulaire « le droit exclusif de procéder à une identification de ses produits par l’apposition du signe »852. Autrement dit, le droit de marque permet de bénéficier exclusivement de la fonction du signe utilisé à titre de marque. Le titulaire de la marque est le seul à pouvoir utiliser le signe à titre de marque pour les produits ou services visés au moment du dépôt. 207. Les formes d’usage. L’exploitation exclusive de la marque peut prendre la forme d’une apposition du signe sur les produits et services. Cette faculté d’apposer la marque sur le 848 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 47, p. 58. V. également, A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 283, p. 306. 849 Y. SAINT-GAL, Protection et défense des marques de fabrique et concurrence déloyale (droit français et droits étrangers), Delmas, 5e, 1982, A, 11 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 252, p. 512. 850 H. ULLRICH, Libre circulation des marchandises et droit des marques, RTDE 1975, p. 393, spéc. p. 425. 851 V. P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 174 : « Le titulaire de l’enregistrement, propriétaire de la marque, excerce son droit : - en utilisant la marque : c’est l’exploitation ; - en la défendant contre les usurpations : c’est le pouvoir d’interdire ». 852 H. ULLRICH, Libre circulation des marchandises et droit des marques, préc., spéc. p. 424 et 425. 166 produit ou service peut être envisagée comme l’attribut essentiel du droit de marque853. Il est vrai que c’est ainsi que la marque peut pleinement remplir son rôle d’identification aux yeux du public. La marque peut être considérée comme utilisée sans pour autant qu’elle soit matériellement apposée sur le produit qu’elle désigne854. L’usage à titre de marque peut être « réalisé pour tout emploi du signe, présentant ou accompagnant l’offre ou la fourniture de l’objet désigné »855. Le signe est considéré comme utilisé à titre de marque dès lors qu’il est employé dans « une publicité, sur des catalogues ou des tarifs, sur des factures, et d’une façon générale sur des papiers commerciaux, dès l’instant qu’il désigne, non pas l’entreprise, mais les produits ou services qui en proviennent »856. 208. Si l’usage de la marque peut être exclusif, le droit de marque permet également au titulaire de choisir les tiers qui pourraient faire usage de la marque. 2. L’exploitation contractuelle 209. L’exploitation exclusive sous forme contractuelle857. Le droit de marque permet également à son titulaire d’exploiter contractuellement sa marque en confiant à des tiers l’exploitation de son signe. À l’instar des autres droits de propriété intellectuelle, le droit de marque peut faire l’objet de contrats, qu’il s’agisse de cession ou de licence858. 853 A. BRAUN & E. CORNU, Précis des marques, Larcier, 5e éd., 2009, n° 284, p. 306. Cass. req., 16 mai 1922, Ann. prop. ind. 1922, p. 253. 855 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 319. V. pour exemple, Cass. req., 16 mai 1922, Ann. prop. ind. 1922, p. 253 ; Paris, 21 juill. 1931, Ann. prop. ind. 1932, p. 319. 856 P. MATHÉLY, op. cit., p. 319. 857 V. sur cette question, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n°391, p. 557; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 641, p. 280 ; J. A ZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1479, p. 816 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1593, p. 927. 858 L’article L. 714-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose en effet : « Les droits attachés à une marque sont transmissibles en totalité ou en partie, indépendamment de l’entreprise qui les exploite ou les fait exploiter ». Comme le souligne le Professeur PASSA, la marque « peut être l’objet d’autres contrats encore, et notamment d’un apport en société, d’un accord de coexistence de marques ou d’une mise en gage, expressément prévue par des textes qui imposent la rédaction d’un écrit (art. L. 714-1) et une formalité d’inscription au Registre national des marques à des fins d’opposabilité de la sûreté aux tiers (art. L. 714-7) et renvoient pour le reste au droit commun du Code civil », J. PASSA, op. cit., n° 392, p. 557. V. sur ces questions, N. BINCTIN, Le capital intellectuel, Litec, Bibl. de droit de l’entreprise, t. 75, 2007 ; Y. REINHARD, L’apport en société des droits de propriété industrielle, in Mélanges offerts à A. CHAVANNE : droit pénal, propriété industrielle, Litec, 1990, p. 297 ; M. VIVANT, L’immatériel en sûreté, in Mélanges M. CABRILLAC, Dalloz-Litec, 1999, p. 405 ; N. MARTIAL, Droit des sûretés réelles sur propriétés intellectuelles, PUAM, 2007. 854 167 Concernant la cession, elle est libre « à un double point de vue »859. En raison du principe d’indépendance prévu à l’article 6, § 3 de la Convention de Paris860, la cession de la marque est libre à l’égard des autres marques nationales du cédant détenues dans d’autres pays. Le titulaire peut parfaitement céder une marque, mais conserver une marque identique dans un autre pays. L’autre aspect de la liberté du cédant concerne le fonds de commerce861 : le cédant est libre de céder sa marque indépendamment du fonds de commerce dont elle constitue un élément, parfois prépondérant. S’il est loisible au cédant de transmettre la marque à l’occasion de la cession du fonds de commerce, ce qui est le cas en l’absence de stipulation contraire, la marque peut également être cédée sans le fonds. Cette indépendance vis-à-vis du fonds de commerce est consacrée à l’article L. 714-1, alinéa 1er le Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « Les droits attachés à une marque sont transmissibles en totalité ou en partie, indépendamment de l’entreprise qui les exploite ou les fait exploiter »862. Comme pour les choses corporelles, la cession de la marque permet d’opérer un transfert du droit de propriété et de ses accessoires863. Elle a pour conséquence de « substituer un titulaire à un autre »864. L’exploitation contractuelle peut également prendre la forme d’une concession de licence. Au contraire de la cession, le contrat de licence de marque, n’opère pas un transfert de propriété. Il doit être appréhendé plutôt comme « un contrat de louage de chose »865. Le titulaire d’une 859 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 395, p. 559. L’ article 6, paragraphe 3 de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883 prévoit qu’« Une marque régulièrement enregistrée dans un pays de l’Union sera considérée comme indépendante des marques enregistrées dans les autres pays de l’Union, y compris le pays d’origine ». Concernant ce principe d’indépendance, le Professeur PASSA précise que dans l’hypothèse d’une cession d’une marque nationale détenue dans l’Espace économique européen, il sera possible au cédant de s’opposer à l’introduction et à la commercialisation des produits marqués du cessionnaire dans les États membres pour lesquels le cédant aura conservé ses marques. Cette faculté lui sera permise sur le fondement de la fonction dite de garantie d’identité d’origine. J. PASSA, op. cit., n° 395, p. 559. La Cour de justice a eu l’occasion de se prononcer dans pareille hypothèse dans l’arrêt Ideal Standard. CJCE, 22 juin 1994, C-9/93, IHT Internationale Heiztechnik c/ Ideal-Standard, Rec. 1994, p. I-2789 ; RTDE 1995, p. 848, obs. G. BONET. 861 E. TARDIEU-GUIGUES, Transmission du droit de marque et du fonds de commerce, in Propriété intellectuelle et droit commun, PUAM, Institut du droit des affaires, 2007, p. 293. 862862 Cette indépendance de la cession est également consacré à l’article 17 du règlement sur la marque communautaire qui dispose : « La marque communautaire peut, indépendamment du transfert de l’entreprise, être transférée pour tout ou pour partie des produits ou des services pour lesquels elle est enregistrée » et l’article 21 des accords sur les ADPIC in fine qui dispose : « le titulaire d’une marque de fabrique ou de commerce enregistrée aura le droit de la céder sans qu’il y ait nécessairement transfert de l’entreprise à laquelle la marque appartient ». Cette question a cependant fait l’objet d’un vif débat doctrinal et certains pays n’admettent pas la libre cessibilité de la marque. V. sur cette question, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1595, p. 928 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 257, p. 532. 863 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1603, p. 932. 864 J. PASSA, op. cit., n° 394, p. 559. 865 J. PASSA, op. cit., n° 400, p. 565. V. F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1609, p. 934. Comme le relève le Professeur POLLAUD-DULIAN, il n’y a pas « transfert de droit mais simple concession d’un droit de jouissance, comme un contrat de location ou de prêt ». 860 168 marque, voire même d’une simple demande d’enregistrement consent à un tiers « une autorisation d’exploitation du signe pour tout ou partie des produits ou services désignés au dépôt ou à l’enregistrement »866. La licence ne peut cependant pas porter sur des produits ou des services qui ne sont pas désignés dans le dépôt867. 210. En vertu du droit de marque, le titulaire de la marque est en mesure de bénéficier de ses utilités. Afin de bénéficier de ces utilités, le titulaire peut choisir d’exploiter personnellement le signe ou la voie du contrat pour confier l’exploitation à un tiers. La fonction d’exclusivité permet également de défendre la marque. B. La défense de la marque 211. L’exclusion des tiers par l’action en contrefaçon. La fonction d’exclusivité peut également se traduire par la faculté d’exclure les tiers qui porteraient atteinte au droit de marque, en l’utilisant « sans autorisation du titulaire et sans que son auteur bénéficie d’une exception légale »868. Cette exclusion est permise par le jeu de l’action en contrefaçon constituant le prolongement du droit de marque « sur le terrain contentieux pour en assurer la défense contre toute atteinte »869. 212. Les conditions d’ouverture de l’action en contrefaçon. Si le titulaire du droit de marque est en mesure d’exclure les tiers par le biais de l’action en contrefaçon, la mise en œuvre de cette dernière est strictement encadrée. Quatre conditions semblent devoir être réunies. L’usage du signe litigieux « doit avoir lieu dans la vie des affaires ; il doit être fait sans le consentement du titulaire de la marque ; il doit être fait pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels la marque a été enregistrée, et il doit porter atteinte ou être susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir aux consommateurs la provenance des produits ou des services »870. Afin de pouvoir exclure les tiers, l’usage qu’ils font de la marque doit 866 J. PASSA, op. cit., n° 400, p. 565. V. Cass. com., 24 oct. 1984, Bull. civ., IV, n° 284. 868 J. PASSA, op. cit., n° 405, p. 572. 869 J. PASSA, op. cit., n° 405, p. 572. 870 CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I-7041, pt. 16 ; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA ; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDT-SZALEWSKI ; Propr. ind. 2007, n° 11, comm. n° 86, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2008, n° 26, p. 142, obs. G. BONET V. J. PASSA, Les conditions générales d’une atteinte au droit sur une marque, Propr. ind. 2005, n° 2, étude n° 2. 867 169 notamment porter ou être susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque, au sens large871. La référence faite aux fonctions de la marque est parfaitement logique 872 : « En raison de la finalité précise et limitée du signe constituant la marque, la protection du droit est nécessairement cantonnée dans les limites de la fonction de la marque »873. Au-delà des fonctions assignées au signe et au droit, le titulaire de la marque n’est plus protégé. Il s’agit là d’une conception qui existe également pour la propriété « classique » qui « ne peut être protégée que dans les limites des fonctions auxquelles elle est censée répondre »874. En faisant référence aux fonctions de la marque, la Cour de justice prend le soin d’utiliser l’adverbe « notamment ». On constate par conséquent que la liste des fonctions de la marque servant à la mise en oeuvre de l’action en contrefaçon est ouverte. Nous le verrons, cependant, c’est la fonction d’identification qui occupe la place centrale du raisonnement au détriment de la fonction d’exclusivité, qui tend à se faire absorber voire à disparaître. La Cour a même assigné de nouvelles fonctions à la marque875 dont on éprouve quelques difficultés à percevoir les liens avec la fonction du droit. 213. Le double intérêt de la fonction d’exclusivité dans la défense de la marque. L’intérêt de la fonction d’exclusivité est pourtant double dans le cadre de la défense de la marque. En tant que droit de propriété, la constatation d’une atteinte à ce droit doit permettre ipso facto la mise en œuvre de l’action en contrefaçon. Une telle constatation est aisée lorsque l’usurpation du signe consiste en une reproduction à l’identique du signe afin de désigner des produits ou services identiques à ceux désignés par la marque usurpée. Cette situation est envisagée par l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Directive marque. Il prévoit que le titulaire de la marque est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires « d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ». Dans ce cadre, la seule constatation de l’atteinte à la fonction d’exclusivité du droit de marque permet de faire 871 V. notamment, CJCE, 14 mai 2002, aff. C-2/00, Hölterhoff, Rec. 2002, p. I-4187 ; D. 2002, p. 3137, note J. PASSA ; Propr. intell. 2002, n° 5, p. 93, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 104, obs. G. BONET ; PIBD 2002, n° 752, III, p. 505; CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 200, obs. G. BONET ; D. 2003, p. 755, note P. DE CANDÉ ; PIBD 2003, n° 764, III, p. 263. 872 P. TRÉFIGNY-GOY, L’incidence de la fonction sur la portée de la protection de la marque, Propr. ind. 2010, n° 10, Dossier, Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle, n° 5. 873 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 278, p. 368. V. également, J. SCHMIDTSZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n° 464, p. 195. 874 J.-L. BERGEL, M. BRUSCHI & S. CIMAMONTI, Traité de droit civil, Les biens, LGDJ, 2e éd., 2010, n° 78, p. 88. 875 CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185. 170 sanctionner le tiers contrefacteur. On considérera qu’il y a atteinte directe à la fonction d’exclusivité (1). La situation envisagée par l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95 est quelque peu différente. Le titulaire peut interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires « d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public un risque de confusion qui comprend le risque d'association entre le signe et la marque ». Dans ce cadre c’est la fonction d’identification qui est visée et qui est directement atteinte. Cependant, c’est la faculté du droit de propriété à réserver toutes les utilités de la chose qui justifie de sanctionner l’atteinte à la fonction d’identification. Par conséquent, l’atteinte à la fonction d’exclusivité ne serait qu’indirecte (2). 1. L’atteinte directe à la fonction d’exclusivité 214. Avant d’envisager la typologie des actes susceptibles de porter atteinte à la fonction d’exclusivité du droit de marque (b), il convient d’envisager plus en détail la situation dans laquelle l’atteinte au droit de marque ne devrait pas nécessiter la démonstration d’un risque de confusion : l’hypothèse de la double identité (a). a. L’hypothèse de la double identité 215. L’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Directive 2008/95 prévoit que le titulaire du signe peut faire interdire un usage dans la vie des affaires de son signe dès lors qu’il est reproduit à l’identique et qu’il sert à désigner des produits ou services identiques. Il s’agit de l’ hypothèse de double identité : identité de signes et identité de produits ou services. Dans une telle situation, la protection du titulaire est en théorie absolue (i). Ce principe d’absoluité de la protection est cependant mis à mal par la jurisprudence communautaire (ii). i. La protection absolue 216. La signification de la double identité. Le onzième considérant de la Directive marque précise que la protection conférée par la marque enregistrée devrait « être absolue en cas d’identité entre la marque et le signe et entre les produits ou services ». A priori simple, la question de la double identité permettant une protection absolue ne devrait soulever guère de 171 difficultés dans la pratique. C’était sans compter sur la jurisprudence française qui interprétait largement l’identité des signes. Elle assimilait la reproduction partielle876, la reproduction avec adjonction877, ainsi que la reproduction partielle avec adjonction878 à la reproduction à l’identique879. Les juges français durent renoncer à ces solutions suite à la décision « LTJ Diffusion » de la Cour de justice en date du 20 mars 2003880, dans laquelle les juges ont considéré qu’ « un signe est identique à la marque lorsqu’il reproduit, sans modification ni ajout, tous les éléments constituant la marque ou lorsque, considéré dans son ensemble, il recèle des différences si insignifiantes qu’elles peuvent passer inaperçues aux yeux du consommateur moyen »881. Cette solution se comprend sans difficulté à la lumière de l’article 5, paragraphe 1, les hypothèses de reproductions partielles pouvant parfaitement rentrer dans le champ d’application du b). Admettre le contraire aurait pour conséquence de rendre obsolète la 876 V. par exemple, Cass. com., 4 oct. 1976, Bull. civ., n° IV, n° 244, p. 209 ; Ann. propr. ind. 1978, p. 8; Paris, 13 févr. 1989, RTD com. 1989, p. 665, n° 5, obs. A. CHAVANNE & J. AZÉMA ; Paris, 17 sept. 1990, Ann. propr. ind. 1990, p. 286. 877 V. par exemple, Paris, 18 nov. 1998, PIBD 1999, n° 673, III, p. 137. Contra, Paris, 18 oct. 2000, PIBD 2001, n° 713, III, p. 55. 878 V. par exemple, Paris, 13 sept. 2000, Juris-Data n° 126944 ; Paris, 18 oct. 2000, PIBD 2001, n° 714, III, p. 81 ; Cass. com., 6 mai 2002, PIBD 2002, n° 750, III, p. 432 ; Cass. com., 2 juill. 2002, PIBD 2002, n° 754, III, p. 570 ; Cass. com. 14 janv. 2003, PIBD 2003, n° 760, III, p. 155. 879 V. pour des développements conséquents sur la contrefaçon partielle, P. M ATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 524. Comme le souligne cet auteur, « La contrefaçon n’est pas nécessairement totale ». Il continue en précisant que « le droit porte sur le signe pris dans son ensemble. Il en est ainsi, lorsque sont réunies les trois conditions suivantes : il faut que le signe isolé soit séparable de l’ensemble de la marque ; il faut que le signe isolé ou séparé soit protégeable en lui-même ; il faut enfin que le signe séparé soit propre à exercer isolément au moins une partie de la fonction distinctive de la marque ». Il donne en outre un certain nombre d’exemples. Ainsi, « la reproduction des mots TOUT BRILLE, figurant dans une étiquette déposée à titre de marque pour des produits de nettoyage, constitue une contrefaçon, ces mots formant la mention essentielle de l’étiquette déposée comme marque », Paris, 20 avr. 1921, Ann. propr. ind. 1921, p. 206. V. également, A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5 ème éd., 1998, n° 1194, p. 707 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1643, p. 953 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 248, p. 320 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 62, p. 84. 880 CJCE, 20 mars 2003, aff. C-291/00, LTJ Diffusion, Rec. I-2799 ; PIBD 2003, n° 771, III, p. 441 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 203, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 115, obs. G. BONET ; Comm. com. élect. 2003, n° 5, comm. n° 47, obs. C. CARON ; D. 2003, p. 2685, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2003, p. 501, obs. J. AZÉMA et J.-C. GALLOUX ; T. LANCRENON, De l’art sémantique en matière de contrefaçon de marque, Propr. ind. 2003, n° 7-8, chron. n° 14 ; C. VILMART, L’imitation partielle à l’identique d’une marque est-elle sanctionnable au regard de l’article L. 713-2 ou de l’article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle ?, Propr. ind. 2003, n° 5, chron. n° 8. 881 CJCE, 20 mars 2003, préc., pt. 54. Le Tribunal de grande instance de Paris posa à la Cour de justice la question préjudicielle suivante : « L’interdiction édictée par l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, concerne-t-elle la seule reproduction à l’identique sans retrait ni ajout du ou des signes composant une marque, ou peut-elle s’étendre à la reproduction de l’élément distinctif d’une marque composée de plusieurs signes ; la reproduction intégrale des signes constituant la marque lorsque leur sont adjoints d’autres signes ? », TGI Paris, 23 juin 2000, PIBD 2000, n° 707, III, p. 522. 172 différence posée par le législateur communautaire entre les hypothèses strictes de double identité et les hypothèses où le risque de confusion doit être démontré882. La jurisprudence française semble avoir abandonné le système de la contrefaçon partielle. Cependant, les juges ne semblent pas encore totalement fixés sur les conséquences pratiques de la formule « différences si insignifiantes qu’elles peuvent passer inaperçues aux yeux du consommateur moyen » 883. En sus de l’identité de signe, la protection absolue implique une identité entre les produits et services désignés. Cette question souleva moins de difficultés. Les produits et services sont identiques « en raison de leur nature même s’ils sont de qualité très différente »884. La Cour de cassation a précisé que « l’examen de l’identité des produits ou services respectivement mis sur le marché par les parties au litige de contrefaçon doit être mené au regard de ceux qui sont désignés dans l’enregistrement de la marque dont la protection est demandée »885. 217. La signification de la protection absolue. Il est traditionnel de considérer qu’en cas de double identité, la contrefaçon est sanctionnée sans une quelconque référence au concept de confusion ou de risque de confusion. En d’autres termes, l’action en contrefaçon est mise en œuvre sans qu’il soit fait référence à la fonction d’identification. La seule atteinte à la fonction d’exclusivité du droit de marque suffit pour sanctionner le tiers usurpateur886. L’usage, au sens large, d’un signe identique pour des produits ou services identiques apparaît simplement comme une atteinte à un droit de propriété. On considère en effet que la marque 882 La doctrine s’accorde à dire que la jurisprudence de la Cour de justice ne semble pas remettre en cause la rédaction de l’article L. 713-2, a) du Code de la propriété intellectulle qui prévoit que sont interdits sauf autorisation du propriétaire : « La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, même avec l’adjonction de mots tels que : « formule, façon, système, imitation, genre, méthode » ». Le défendeur a une action en contrefaçon ne pourra vraisemblablement pas échapper à la condamnation au motif que l’utilisation d’un tel terme est un ajout susceptible de remettre en cause l’identité des signes. Comme le souligne un auteur, ces hypothèses sont le fruit de la volonté du législateur qui souhaitait « sanctionner les usurpateurs qui, tout en prenant soin d’éviter la création d’un risque direct de confusion par l’emploi d’un tel terme, insinuent dans l’esprit du public l’idée d’un rattachement à la marque authentique », J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 67, p. 91. V. également, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 247, p. 318. 883 La Cour d’appel de Paris a ainsi jugé comme étant identique les signes Kora et Cora. Paris, 23 mai 2003, Propr. ind. 2003, n° 11, comm. n° 88, obs. P. TRÉFIGNY. L’appréciation est parfois encore plus stricte. C’est ainsi que le signe Nutri-Riche n’est pas considéré comme étant la reproduction à l’identique de la marque NutriRich. Paris, 1er juin 2005, PIBD 2005, n° 816, III, p. 587 ; D. 2005, p. 2467, note J. PASSA ; RTD com. 2005, p. 716, obs. J. AZÉMA. 884 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 247, p. 319 V. Cass. com., 19 nov. 2002, PIBD 2003, n° 758, III, p. 100. La Cour de Cassation casse une décision de Cour d’appel qui avait retenu que les produits n’étaient pas de même nature : « si les articles vendus par ces sociétés concernent la même classe de produits, ceux proposés par les sociétés Casa Belgie et Casa France sont des produits grand public vendus à des prix bas, alors que la société La Casa internationale propose des marchandises de haut de gamme ». 885 Cass. com., 3 avr. 2007, PIBD 2007, n° 853, III, p. 371. 886 Il s’agit d’une approche conforme à la logique du droit de propriété. V. F. Z ENATI-CASTAING & T. REVET, Les biens, 3ème éd., PUF, 2008, n° 207, p. 331. 173 « est usurpée, dès qu’elle est reproduite : car la seule matérialité de cette reproduction porte atteinte au droit privatif qui la protège »887. MATHELY affirmait ainsi : pour que « la reproduction servile ou quasi-servile de la marque soit constitutive de contrefaçon, il n’est nul besoin qu’il existe une possibilité de confusion entre la marque authentique et la marque contrefaite »888. Cette idée est reprise par le onzième considérant et l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Directive 2008/95. Elle est explicitée par l’avocat général JACOBS dans ses conclusions rendues dans l’affaire « LTJ Diffusion » : « La protection que les dispositions pertinentes accordent aux titulaires de marques est principalement fondée sur l’existence d’un risque de confusion qu’il est superflu de prouver lorsque les deux marques (ou la marque et le signe) et les produits couverts ne sont pas simplement similaires, mais identiques »889. La jurisprudence française était également parfaitement claire dans ses décisions antérieures à la loi de 1991. Elle considérait que le risque de confusion relevait « du critère distinct de l’imitation illicite ou frauduleuse de marque »890 et non du critère de contrefaçon. La protection absolue signifie par voie de conséquence qu’en cas de double identité, il n’est pas être utile de recourir à la fonction d’identification en vue de constater l’atteinte au droit de marque. 218. La justification de la protection absolue. Cette protection absolue se justifierait par le fait que le risque de confusion serait dans de telles hypothèses incontestables891. Une telle approche semble confirmée par l’article 16 de l’accord sur les ADPIC qui précise qu’« en cas d’usage d’un signe identique pour des produits ou services identiques, un risque de confusion sera présumé exister ». Il nous semble cependant devoir chercher ailleurs la justification de la protection absolue. Il est effectivement des hypothèses où l’utilisation de la marque par un tiers n’entraîne pas nécessairement un risque de confusion et mérite pourtant d’être sanctionnée au titre de la 887 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 521. P. MATHÉLY, op. cit., p. 522. 889 F. G. JACOBS, Concl., 17 janv. 2002, aff. C-291/00, LTJ Diffusion, pt. 39. 890 Cass. com., 2 déc. 1974, Ann. propr. ind. 1975, p. 88 ; V. également, Cass. com, 22 déc. 1964, Ann. propr. ind. 1965, p. 71 ; Cass. com., 27 oct. 1970, Ann. propr. ind. 1971, p. 276 ; Rouen, 13 juill. 1932, Ann. propr. ind. 1934, p. 237 ; Orléans, 23 nov. 1972, Ann. propr. ind. 1973, p. 253 ; Paris, 26 oct. 1959, Ann. propr. ind. 1960, p. 125 ; Lyon, 11 févr. 1965, Ann. propr. ind.1965, p. 192. 891 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 550, p. 277. 888 174 contrefaçon. Nous pensons notamment aux situations dans lesquelles une marque est utilisée dans un tableau de concordance892. Ce n’est donc pas dans le risque de confusion et, partant, dans un risque de confusion présumé qu’il convient de rechercher la protection absolue. Cette dernière s’expliquerait plus par la force du droit de propriété et de sa fonction d’exclusivité. L’usage d’un signe identique à la marque pour désigner les mêmes produits et services apparaît indéniablement comme une contestation de l’exclusivité dont jouit le titulaire sur sa marque. Elle prive nécessairement le titulaire du droit de marque de l' exploitation exclusive de son bien. Dès lors, l’atteinte à l’exclusivité devrait suffire à mettre en œuvre l’action en contrefaçon afin de faire cesser le trouble, l’empiètement893. C’est là l’essence même de l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Directive 2008/95 qui « interdit tout usage non autorisé de la marque dans la vie des affaires et dans la spécialité, en particulier lorsque le but est finalement de vendre d’autres produits ou de dispenser d’autres services que ceux du titulaire, même si la marque n’est pas utilisée pour identifier directement ces produits ou services »894. 219. La fonction d’exclusivité du droit de marque apparaît indispensable pour son titulaire. Elle devrait faciliter sa protection dans la mise en œuvre de l’action en contrefaçon en évitant d’avoir recours notamment au risque de confusion et, partant, pemettrait de sanctionner les hypothèses où le risque de confusion n’existerait pas. Remettre en cause cette fonction reviendrait non seulement à remettre en cause la nature du droit de marque, mais aussi à légitimer des comportements préjudiciables pour le titulaire de la marque. Admettre que l’atteinte à la marque résulte nécessairement de la démonstration d’un risque de confusion serait une méconnaissance de la nature du droit de marque et de la fonction qui lui est attachée. MATHELY soulignait déjà en 1984 qu’une telle erreur risquait de conduire « à la dégradation du droit des marques, et à la perte de son utilité économique »895. 892 Il s’agit d’une pratique qui consiste « à vendre des produits sous un numéro, un code ou même une marque et à soumettre aux distributeurs ou aux clients potentiels des tableaux indiquant que tel produit ainsi identifié présente les mêmes caractéristiques (…) que les produits d’une marque, connue par hypothèse », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 270-1, p. 358. Comme le souligne le Professeur PASSA, les tableaux de concordance sont utilisés essentiellement « dans le domaine des parfums ou des pièces détachées de produits complexes ». V. notamment, Cass. com., 27 janv. 1981, Bull. civ. IV, n° 53 ; Cass. Com., 16 oct. 1985, Bull. civ. IV, n° 243, p. 204 ; Cass. Com., 2 févr. 1988, Ann. propr. ind. 1989, p. 43. 893 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 521. Dès qu’elle est reproduite, la marque est usurpée « car la seule matérialité de cette reproduction porte atteinte au droit privatif qui la protège ». 894 J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137, spéc. p. 3140. 895 P. MATHÉLY, op. cit., p. 523. 175 Il est donc inquiétant de constater que l’article 16, paragraphe 1 de l’accord sur les ADPIC précise qu’ « en cas d’usage d’un signe identique pour des produits ou services identiques, un risque de confusion sera présumé exister ». Cette inquiétude est d’autant plus grande lorsque l’on constate à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice que la présomption semble être une présomption simple et non irréfragable896. La Cour de justice a eu tendance à réduire la fonction d’exclusivité à sa plus simple expression, au profit de la fonction d’identification, avec pour conséquence de rendre la protection absolue toute « relative ». ii. La protection absolue « relative » 220. Les atteintes portées par la Cour de justice à la fonction d’exclusivité. La fonction d’exclusivité joue un rôle fondamental dans la protection du titulaire. Elle permet, en théorie, de faire face à des situations subtiles où la fonction d’identification n’est pas nécessairement mise en cause par le tiers usurpateur, le concurrent ne cherchant pas « à créer à proprement parler une confusion »897. Ces usages n’en constituent pas moins des atteintes au droit de marque, la fonction d’exclusivité du droit étant atteinte. La fonction d’exclusivité devrait donc constituer une référence nécessaire « pour la détermination de l’étendue de la protection conférée par la marque et produire ses conséquences juridiques de façon autonome, c'est-àdire indépendamment de la fonction de garantie d’origine »898. Pourtant, la situation n’est pas aussi simple qu’elle n’y paraît. Bien que la fonction d’exclusivité fut la première reconnue par la Cour de justice899, cette dernière s’est montrée de plus en plus réticente à y faire référence depuis la consécration de la fonction de garantie d'identité d’origine dans l’arrêt Terrapin/Terranova900. La fonction d’exclusivité s’est éclipsée au profit de cette fonction essentielle. Elle tend même à être absorbée par cette dernière901. La jurisprudence a fait de la fonction d’identification le critère principal permettant de justifier la mise en œuvre de la contrefaçon (α). Ainsi, quelle que soit l’hypothèse, la Cour de justice ne cesse de faire référence à la fonction de garantie d’identité d’origine. Dans sa négation de la 896 V. cependant, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 246, p. 318. L. VAN BUNNEN, Aspect actuels du droit des marques dans le Marché commun, Bruxelles, CIDC, 1967, n° 407, p. 438. 898 J. PASSA, op. cit., n° 242, p. 301. 899 CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183, pt. 8 900 CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, Terrapin c/ Terranova, Rec. 1976, p. 1039 ; JCPG 1976, I, 2825, obs. J.-J. BURST et R. KOVAR. 901 J. PASSA, op. cit., n° 48, p. 59. 897 176 fonction d’exclusivité, la Cour de justice est allée plus loin encore en consacrant de nouvelles fonctions (β). α. La prépondérance de la fonction d’identification au détriment de la fonction d’exclusivité 221. Afin d’appréhender au mieux la situation, il convient de revenir sur les décisions fondamentales ayant eu pour conséquence de relativiser l’importance de la fonction d’exclusivité du droit de marque, à savoir les arrêts « Hölterhoff » (a-), « Arsenal »(b-), « Opel » (c-), et « O2 Holdings » (d-). a- La décision Hölterhoff902 222. Les faits. L’affaire opposait le titulaire de deux marques, « Spirit Sun » et « Context Cut », enregistrées en Allemagne pour désigner des diamants ou autres pierres précieuses, ayant vocation à être transformés en bijoux, à un tiers qui commercialisait des pierres précieuses qu’il faisait tailler lui-même ou acquiert auprès des tiers. À l’occasion de négociations avec un joaillier, le tiers commercialisant des pierres précieuses utilisa les marques du titulaire afin de décrire les caractéristiques des pierres qu’il proposait. Il faisait « savoir à son partenaire qu’elles étaient taillées de la même façon particulière que les pierres commercialisées sous les marques en cause par leur titulaire »903. L’usage de la marque en question était un usage oral. La juridiction allemande d’appel saisie de l’affaire interrogea la Cour de justice sur la question de l’atteinte à la marque au sens de l’article 5, paragraphe 1er , sous a) et b), de la Directive marque. La question préjudicielle était la suivante : « Y a-t-il également atteinte à la marque au sens de l'article 5, paragraphe 1, sous a) et b), de la directive sur les marques dans le cas où le défendeur révèle que le produit provient de sa propre fabrication et n'utilise la marque dont le demandeur est titulaire qu'à la seule fin de décrire les propriétés spécifiques du produit qu'il propose, si bien qu'il est tout à fait exclu que la marque utilisée soit interprétée comme se référant à l'entreprise de provenance des produits ? »904. 902 CJCE, 14 mai 2002, aff. C-2/00, Hölterhoff, Rec. 2002, p. I-4187 ; D. 2002, p. 3137, note J. PASSA ; Propr. intell. 2002, n° 5, p. 93, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 104, obs. G. BONET ; PIBD 2002, n° 752, III, p. 505. 903 J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137, spéc. p. 3138. 904 CJCE, 14 mai 2002, préc., pt. 11. 177 223. La solution de la Cour de justice. Afin de répondre à la question qui lui était posée, la Cour de justice occulta la fonction du droit de marque en se contentant uniquement de faire référence à la fonction d’identification. Elle affirma que « dans une situation telle que celle décrite par la juridiction de renvoi, l’usage de la marque ne porte atteinte à aucun des intérêts que vise à protéger ledit article 5, § 1. En effet, ces intérêts ne sont pas affectés par une situation dans laquelle (…) la référence à la marque ne peut pas être interprétée par le client potentiel comme indiquant la provenance du produit »905. Elle ajoute en conséquence que « la directive doit être interprétée en ce sens que le titulaire d’une marque ne peut pas invoquer son droit exclusif lorsqu’un tiers, dans le cadre de tractations commerciales, révèle que le produit provient de sa propre fabrication et n’utilise la marque en cause qu’à la seule fin de décrire des propriétés spécifiques du produit qu’il propose, si bien qu’il est exclu que la marque utilisée soit interprétée comme se référant à l’entreprise de provenance dudit produit »906. En d’autres termes, l’utilisation de la marque à des fins descriptives n’ayant pas pour conséquence de porter atteinte à la fonction d’identification, elle ne doit pas être sanctionnée au titre du droit de marque. 224. Une décision critiquable au regard de la fonction d’exclusivité. Cet arrêt fut vivement critiqué par la doctrine907. Il apparaît comme une véritable négation de la fonction d’exclusivité. Bien que l’hypothèse concernait une situation de double identité, il n’est pas apparu opportun à la Cour de justice de raisonner sur le terrain de la fonction d’exclusivité. Les éléments de l’espèce auraient pourtant dû être suffisants pour constater l’atteinte à la fonction d’exclusivité et, partant, la contrefaçon. La marque a été utilisée par le tiers afin de désigner des produits ou services identiques, sans le consentement du titulaire et dans la vie des affaires. Le tiers se servait de la marque litigieuse afin de promouvoir des produits concurrents à ceux du titulaire légitime du signe. 905 CJCE, 14 mai 2002, préc., pt. 16. V. également les conclusions de l’avocat général JACOBS, pt. 38. Les marques litigieuses « ont été utilisées exclusivement au cours de discussions verbales entre deux opérateurs, qui étaient l’un et l’autre parfaitement au courant du fait que ces termes ne visaient pas à indiquer l’origine des produits proposés à la vente, et que ces termes n’ont jamais figuré par écrit sur ces produits, ce qui excluait tout risque qu’un acheteur subséquent puisse être trompé ». 906 CJCE, 14 mai 2002, préc., pt. 17. 907 V. G. BONET, commentaires de la décision, Propr. intell. 2002, n° 5, p. 93 ; RTDE 2004, p. 104,; J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137. 178 Le comportement du tiers pouvait difficilement se justifier par le fait que l’usage « soit intervenu dans une relation individuelle avec un seul client potentiel »908. Même si la marque n’était pas utilisée directement avec le public, il s’agissait d’un usage de marque dans la vie des affaires. En sus, l’argument selon lequel l’usage en question était oral, ne devrait pas être pris en compte. Les textes ne précisent pas qu’un usage oral de la marque est licite909. Enfin, un tel usage consiste à utiliser la marque dans le cadre de sa fonction910. L’usage aurait par conséquent dû être considéré comme un usage non autorisé de la marque. 225. Les risques d’une telle solution. En ne faisant pas référence à la fonction d’exclusivité, le risque est grand qu’une telle solution, eu égard aux caractères généraux des termes employés911, soit étendue « aux hypothèses où un commerçant, dans sa boutique ou lors de démarchage, utiliserait – oralement – la marque d’un tiers pour faire savoir que ses produits ont les mêmes caractéristiques que ceux du titulaire »912. La solution pourrait permettre de légitimer la pratique des tableaux de concordance913, pourtant classiquement sanctionnés au titre de la contrefaçon914. 908 J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, préc., spéc. p. 3139. 909 L’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 ne précise rien à ce sujet en disposant simplement : « Si les conditions aux paragraphes 1 et 2 sont remplies, il peut notamment être interdit : (…) d’offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe ». 910 J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137, spéc. p. 3139. Pour le Professeur PASSA, que l’usage soit oral ou non « ne change rien à la donne, car la marque peut remplir sa fonction sans être apposée sur un support matériel ». 911 CJCE, 14 mai 2002, préc., pt. 17. Les juges ont en effet visé « les tractations commerciales ». 912 J. PASSA, préc., spéc. p. 3139. 913 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 241, p. 298. V. par exemple, Trib. corr. Paris, 31 e ch., 15 févr. 2008. Cette décision a admis la licéité des tableaux de concordance en se référant expressément à la décision Hölterhoff. V. cependant, P. BEAUDONNET. La jurisprudence récente de la chambre criminelle en matière de contrefaçon, in Rapport Annuel de la Cour de cassation, 2003. Le rapport fait expressément référence aux problèmes relatifs aux tableaux de concordance et à l’éventuelle incompatibilité qu’il pourrait exister sur ce point entre la jurisprudence française et la jurisprudence communautaire. Le rapport précise ainsi : « La chambre criminelle est souvent saisie de faits de contrefaçon résultant de l’utilisation par un fabricant de parfums, d’équivalences entre les parfums qu’il commercialise et ceux de marques connues, sans l’autorisation des titulaires de ces marques, à seule fin de tirer profit du prestige de celles-ci pour promouvoir ses propres produits. Par arrêt du 4 novembre 2003 (pourvoi n° 03-80.560), la Chambre, en retenant la contrefaçon, confirme sa jurisprudence, qu’elle estime compatible avec un arrêt de la Cour de justice admettant l’usage non autorisé de la marque d’autrui, mais dans des circonstances particulières et à des conditions très restrictives (CJCE, 14 mai 2002, Hölterhoff, aff. C2/00) ». V. également les décisions françaises postérieures à l’arrêt Hölterhoff, Paris, ch. 12, 17 nov. 2009, JurisData n° 2009 Ŕ 016660 ; Cass. crim., 30 juin 2009, JurisData n° 2009 Ŕ 049272 ; Pau, ch. correct., 19 juin 2008, Gaz. Pal 2008, n° 311, 5-6 nov., p. 33, obs. E. BONNET. confirmé par Cass. crim., 30 juin 2009, JurisData n° 2009-049272. Dans cette dernière espèce, la Cour d’appel rejetta expressément l’argument fondé sur l’arrêt Hölterhoff. Les juges affirmèrent qu’étendre « davantage la signification de cette décision de la CJCE, notamment pour justifier la légalité prétendue du système de vente pratiqué par Camille et Lucie, serait non seulement contraire au texte de l'article 5 de la directive européenne du 21 décembre 1988, mais encore au droit des marques défini en France par le Code de la propriété intellectuelle, mis en conformité avec la législation européenne, dont ni l'esprit, ni les termes ne tendent à faire échec aux règles traditionnelles du droit des 179 En outre, cette décision a pour conséquence de laisse planer au-dessus des droits du titulaire l’ombre de la déchéance pour dégénérescence. Le titulaire peut être déchu de ses droits lorsque la marque devient du fait de l’activité ou de l’inactivité de son titulaire, la désignation usuelle dans le commerce d’un produit ou d’un service pour lequel elle est enregistrée915. Comme le souligne parfaitement le Professeur BONET, cela signifie que « la marque peut être frappée de déchéance si son titulaire permet ou n’empêche pas qu’elle devienne, en raison de son succès, le symbole d’un genre de produit ou de service, c'est-à-dire une marque générique dont les exemples abondent »916. En conséquence, envisager une interdiction générale d’action en justice pour le titulaire afin d’éviter et d’empêcher que les tiers utilisent une marque pour désigner le genre d’un produit condamnerait « inéluctablement »917 le titulaire à perdre son droit sur la marque. 226. La décision de la Cour justice est discutable et peut s’avérer « dangereuse ». Elle est discutable, car elle apparaît véritablement comme une négation de la fonction du droit de marque. Elle remet en cause l’intérêt de l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Directive marque qui permet justement de sanctionner des usages ne portant pas atteinte à la fonction d’identification918. Sanctionner le comportement visé dans l’arrêt Hölterhoff relèverait pourtant du bon sens919. La solution de la Cour de justice pourrait également s’avérer lourde de conséquences dans la pratique en permettant de justifier des comportements jusqu’à présent sanctionnés et en mettant en danger le droit de marque du titulaire. marques, et notamment au-delà de la première fonction de la marque, la garantie d'origine, à la seconde dite de réservation : l'exclusivité des droits sur le produit constitue la contrepartie des efforts de recherche, création ou commercialisation, qualité enfin, dont le contrefacteur tente de manière indue, sinon gratuite, de détourner à son profit le bénéfice ». 914 Cass. com., 27 janv. 1981, Bull. civ. IV, n° 53 ; Cass. Com., 16 oct. 1985, Bull. civ. IV, n° 243; Cass. Com., 2 févr. 1988, Ann. propr. ind. 1989, p. 43 915 V. l’article L. 714-6 du Code de la propriété intellectuelle. V. pour les textes communautaires, l’article 12, paragraphe 2 de la Directive 2008/95 et l’article 51, paragraphe 1, sous b). 916 G. BONET, commentaires de la décision, Propr. intell. 2002, n° 5, p. 93, spéc. p. 95. 917 G. BONET, préc., spéc. p. 95. V. dans un sens similaire, J. PASSA, L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, RJDA 2003, n° 3, chron. p. 195, spéc. p. 197. 918 J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137, spéc. p. 3140. 919 L’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle précise ainsi que l’usage non autorisé de la marque peut être un usage du signe auquel on ajoute des mots tels que « formule, façon, système, imitation, genre, méthode ». V. par exemple, Cass. com., 27 janv. 1981, Ann. propr. ind. 1981, p. 91 (sur des tableaux de concordance) ; Paris, 9 déc. 1980, Ann. propr. ind. 1981, p. 133 (sur le style Chanel) 180 Si la Cour souhaitait légitimer le comportement du tiers, il aurait été plus opportun de raisonner autrement que par le biais d’un abandon de la fonction d’exclusivité920. Malheureusement, cet arrêt de la Cour de justice ne fut pas isolé et l’approche de la Cour de justice tendant à abandonner la fonction d’exclusivité se trouva confirmée dans l’arrêt Arsenal. b- La décision Arsenal921 227. Les faits. Cette affaire opposait le célèbre club de football anglais d’Arsenal, titulaire de différentes marques telles qu’« Arsenal » ou « Arsenal Gunner » enregistrées aux fins de désigner notamment des vêtements de sport, à un commerçant, Monsieur REED, qui proposait à la vente dans différentes boutiques aux abords du stade des écharpes « revêtues de signes évoquant Arsenal FC inscrits en grands caractères »922, tout en prenant soin d’indiquer qu’il s’agissait de produits non officiels923. Là encore, la fonction d’identification n’était pas atteinte, les précisions apportées par Monsieur REED évitaient tout risque de confusion. S’interrogeant sur la portée du droit de marque, la High Court of Justice posa notamment les questions suivantes à la Cour de justice : un tiers peut-il « invoquer des limitations aux effets de la marque au motif que l’usage de celle-ci qui lui est reproché ne comprend aucune indication d’origine (à savoir un lien dans la vie des affaires entre le produit et le titulaire de la marque) ? 920 Le gouvernement du Royaume-Uni a invoqué dans ses observations écrites l’article 6, paragraphe 1, b) de la Directive marque. L’avocat général a consacré dans ses conclusions de longs développements sur l’application de cet article. La réponse de la Cour de Justice a coupé court aux discussions en refusant d’appliquer l’article 5, paragraphe1 à l’usage litigieux. Pourtant, l’article 6, paragraphe 1 aurait pu constituer le fondement nécessaire à la justification du comportement du tiers. Cet article dispose en effet que « le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires : (…) d’indications relatives à l’espèce, à la qualité, à la quantité, à la destination, à la valeur, à la provenance géographique, à l’époque de la production du produit ou de la prestation du service ou à d’autres caractéristiques de ceux-ci ». Ce texte autorise les tiers à faire usage d’une marque à des fins descriptives. Mais, comme le souligne le Professeur PASSA dans ses observations relatives à l’arrêt Hölterhoff, cet usage permet aux tiers « non pas d’indiquer que leurs produits ont les mêmes caractéristiques spécifiques que ceux couverts par la marque, mais d’utiliser un ou plusieurs termes descriptifs compris dans la marque afin d’indiquer certaines caractéristiques de leurs produits », J. PASSA, L’usage de la marque d’un tiers pour décrire les caractéristiques de produits concurrents, D. 2002, p. 3137, spéc. p. 3140. 921 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273 ; RJDA 2003, n° 2, n° 204 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 200, obs. G. BONET ; D. 2003, p. 755, note P. DE CANDÉ ; PIBD 2003, n° 764, III, p. 263 ; RTDE 2004, p. 106, obs. G. BONET ; JCPE 2003, 1114, n° 17, obs. G. PARLÉANI ; RTD com. 2003, p. 415, obs. M. LUBY V. également, J. PASSA, L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, RJDA 2003, n° 3, chron. p. 195. 922 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 16. 923 Monsieur REED avait placé dans ses boutiques une pancarte informant le public que « Le mot ou le(s) logo(s) reproduits sur les objets vendus n’impliquent pas ni n’indiquent une relation quelconque avec les fabricants ou distributeurs de tout autre objet. Seuls les produits revêtus d’étiquettes attestant qu’il s’agit de produits officiels d’Arsenal sont des produits officiels d’Arsenal ». 181 Dans l’affirmative, le fait qu’une telle utilisation soit perçue comme un signe de soutien, de loyauté ou d’attachement au titulaire de la marque est-il susceptible de constituer un lien suffisant ? »924. Il était ainsi demandé à la Cour de justice de se prononcer sur l’éventuelle illicéité d’un usage non autorisé d’un signe identique pour désigner des produits ou services identiques et insusceptible de créer un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle925. 228. La réponse de la Cour de justice. La Cour procéda à un examen conjoint des deux questions. Dans un premier temps, la Cour fit référence, sans la nommer, à la fonction d’exclusivité en reprenant la formule employée dans l’arrêt Centrafarm, en vue d’expliquer que la fonction d’identification n’a de raison d’être qu’en combinaison avec la fonction d’exclusivité926. Le raisonnement de la Cour de justice porta néanmoins uniquement sur le terrain de la « fonction de garantie d’identité d’origine ». Elle affirma que l’exercice du droit de marque doit « être réservé aux cas dans lesquels l’usage du signe par un tiers porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit »927. Autrement dit, quelle que soit l’hypothèse, la mise en œuvre de l’action en contrefaçon implique la démonstration d’une atteinte aux fonctions de la marque. Or, plutôt que d’envisager l’atteinte à la fonction d’exclusivité en raison de la double identité, la Cour de justice préféra souligner que l’usage du signe litigieux était « de nature à accréditer l’existence d’un lien matériel dans la vie des affaires entre les produits concernés et le titulaire de la marque »928 et donc que « l’usage d’un signe identique à la marque en cause au principal est susceptible de mettre en péril la garantie de provenance qui constitue la fonction essentielle de la marque (…). Partant, il s’agit d’un usage auquel le titulaire de la marque peut s’opposer conformément à l’article 5, paragraphe 1, de la directive »929. L’usage du signe fait par Monsieur REED devait donc être considéré comme constituant une contrefaçon au motif qu’il portait atteinte à la fonction d’identification et qu’il était susceptible d’engendrer un risque de confusion. 924 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 27. V. J. PASSA, L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, RJDA 2003, n° 3, chron., p. 195. 926 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 50: « Pour que cette garantie de provenance, qui constitue la fonction essentielle de la marque, puisse être assurée, le titulaire de la marque doit être protégé contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de celle-ci ». 927 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 51. 928 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 56. 929 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 60. 925 182 229. L’appréciation critique de la décision. S’il était éventuellement possible de relever que le comportement de Monsieur REED puisse avoir pour conséquence d’engendrer un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle930, il est regrettable de constater l’indifférence de la Cour de justice à l’égard de la fonction d’exclusivité du droit de marque. Il aurait été plus opportun et surtout plus simple de « dissocier les deux fonctions de la marque »931 en vue, justement, de faire application de la fonction de réservation. Il s’agissait d’une hypothèse méritant une protection absolue, n’impliquant pas la démonstration d’un quelconque risque de confusion ou d’une quelconque atteinte à la fonction d’identification. Les signes étaient les mêmes. Les produits étaient les mêmes. Le comportement de Monsieur REED aurait dû en conséquence être sanctionné au titre d’une atteinte à la fonction d’exclusivité. La Cour de justice aurait évité de raisonner sur le terrain du risque de confusion. En outre, en continuant dans ce sens, la jurisprudence de la Cour de justice pourrait avoir pour conséquence de « priver le titulaire de tout monopole, notamment pour la commercialisation de produits dérivés ou de merchandising »932. 230. Le raisonnement adopté par la Cour de justice dans l’arrêt Arsenal démontre la prise de pouvoir de la fonction d’identification au détriment de la fonction d’exclusivité. D’une protection absolue, nous sommes passés à une protection relative dépendant de la démonstration d’une atteinte à une fonction de la marque, autre que celle d’exclusivité. Cette dernière est pourtant d’un intérêt primordial et permet de sanctionner les pratiques qui ne font pas croire à un lien entre les produits litigieux et le titulaire de la marque. Envisager la protection du titulaire du droit de marque à travers le prisme de la fonction d’identification affaiblit considérablement ses droits. En vue d’échapper aux sanctions de la contrefaçon, il suffit pour le défendeur de démontrer que la fonction d’identification n’a pas été atteinte. Cet affaiblissement des droits du titulaire fut confirmé dans l’arrêt Adam Opel. 930 CJCE, 12 nov. 2002, préc., pt. 57. Pour la Cour de justice, les consommateurs pouvaient, hors de l’échoppe, interpréter « le signe comme désignant Arsenal FC en tant qu’entreprise de provenance des produits ». 931 J. PASSA, L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, RJDA 2003, n° 3, chron., p. 195, spéc. p. 197. 932 J. PASSA, préc., spéc. p. 197. 183 c- La décision Adam Opel933 231. Les faits. L’affaire Adam Opel concernait l’utilisation de la marque figurative de la société Opel934, enregistrée afin de désigner des voitures, mais aussi des jouets. Un fabricant de jouets indépendant apposait sur des modèles réduits téléguidés de voiture cette marque figurative. Le logo utilisé était en outre accompagné de la marque du fabricant de jouets en question. La question qui était ici posée à la Cour de Justice était de savoir si l’usage fait de la marque pouvait constituer un usage de marque au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la Directive 2008/95 que le titulaire serait en mesure de faire interdire935. 232. La réponse de la Cour de justice. En l’espèce, il s’agissait encore une fois d’une hypothèse de double identité ; il était en conséquence légitime de croire que la Cour de justice raisonnerait par référence à la fonction d’exclusivité ou, tout du moins, à la protection absolue résultant de la double identité. Il n’en fut rien et la réponse de la Cour de justice à la question qui lui était posée fut pour le moins surprenante : « C’est à la juridiction de renvoi de déterminer, par référence au consommateur moyen de jouets en Allemagne, si l’usage en cause au principal porte atteinte aux fonctions du logo Opel en tant que marque enregistrée pour des jouets. Au demeurant, Adam Opel ne paraît pas avoir allégué que cet usage porte atteinte à d’autres fonctions de cette marque que sa fonction essentielle »936. Encore une fois, la Cour de justice se montre déroutante. Plutôt que de constater la double identité et, partant, l’atteinte à la fonction d’exclusivité, la Cour de justice préfère envisager l’appréciation de la contrefaçon à l’aune d’autres fonctions. La reproduction à l’identique de la marque pour désigner des produits identiques aurait pourtant dû entraîner une constatation immédiate de la contrefaçon. Comme le relève un auteur, la Cour semble ainsi exclure que « l’usage d’un signe identique pour des produits identiques soit présumé causer un préjudice 933 CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05, Adam Opel AG, Rec. 2007, p. I-1017; D. 2007, p. 2835, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA ; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDT-SZALEWSKI ; Propr. intell. 2007, n° 23, p. 237, obs. G. BONET ; Propr. ind. 2007, n° 3, comm. n° 18, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 934 La marque figurative d’Opel est constituée d’un éclair entouré d’un cercle. 935 CJCE, 25 janv. 2007, préc., pt. 13: « L’usage d’une marque protégée, y compris à titre de ‘jouet’, constitue-til un usage en tant que marque au sens de l’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive […] lorsque le fabricant d’un modèle réduit d’automobile jouet reproduit à échelle réduite un modèle de véhicule réellement existant, y compris la marque apposée sur le modèle du titulaire de la marque, et met dans le commerce ce modèle réduit ? ». 936 CJCE, 25 janv. 2007, préc., pt. 25. 184 à la fonction de garantie d’origine attachée à la marque antérieure »937. Pour reprendre les termes de cet auteur, tout serait relatif, même la protection absolue. L’approche de la Cour de justice a pour conséquence d’affaiblir considérablement la protection résultant du droit de marque. Même en cas de double identité, le titulaire de la marque n’est pas assuré d’obtenir gain de cause : « Tout dépendra si l’usage qui est fait de la marque l’est dans un usage de marque, dans la vie des affaires, pour informer le consommateur d’une origine »938. En outre, en procédant de la sorte, la Cour de justice vide de son sens939 la distinction opérée par l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque. Une fois de plus, si la Cour de justice avait souhaité légitimer le comportement du tiers fabricant de jouets, il aurait sans doute été opportun d’envisager une autre solution que celle remettant en cause l’existence même de la fonction d’exclusivité940. 233. On ne peut que regretter le chemin emprunté par la jurisprudence communautaire, le titulaire pouvant se trouver démuni face au défendeur qui est en mesure de démontrer l’absence d’un risque de confusion. Cette tendance n’a fait qu’être confirmée dans l’arrêt O2 Holdings. d- La décision O2 Holdings941 234. Les faits. Dans une affaire relative à un cas de publicité comparative opposant deux sociétés prestataires de services de téléphonie mobile, la Cour de justice est allée encore plus loin dans sa négation de la fonction d’exclusivité. 937 A. FOLLIARD-MONGUIRAL, CJCE, arrêt Opel : tout est relatif, même la protection absolue, Propr. ind. 2007, n° 3, comm. n° 18, n° 2. 938 P. TRÉFIGNY-GOY, Réception par le juge français de la jurisprudence communautaire en matière de marques, in Propriété industrielle : vers une harmonisation des jurisprudences européennes et françaises, Colloque, Lille, RLDA, 2009, 41. 939 V. dans le même sens, A. FOLLIARD-MONGUIRAL, CJCE, arrêt Opel : tout est relatif, même la protection absolue, préc.. 940 Bien que la marque Opel soit enregistrée pour désigner des jouets, il n’est pas certain qu’Opel exploite sa marque à ce titre. Il aurait donc été plus opportun de faire référence à la fonction d’exclusivité du droit et d’envisager par la suite une exception à ce droit exclusif, à savoir la déchéance pour défaut d’exploitation. C’est ce que souligne parfaitement le Professeur BONET dans ses observations relatives à l’arrêt : « on s’étonne qu’elle (la Cour) n’ait pas relevé qu’Autec serait en droit de demander reconventionnellement la déchéance de la marque Adam Opel pour désigner des jouets si cette dernière société ne l’a pas exploitée pour ces produits dans le délai de cinq ans à compter de l’enregistrement, conformément aux dispositions de l’article 10 de la directive 89/104 », G. BONET, obs. sous CJCE, 25 janv. 2007, Propr. intell., 2007, n° 23, p. 241. 941 CJCE, 12 juin 2008, C-533/06, O2 Holdings et O2, Rec. 2008, p. I-4231, Propr. ind., 2008, n° 9, comm. n° 61, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL, p. 40. ; Comm. com. élect. 2008, n° 12, comm. n° 132, obs. C. CARON, p. 28 V. également G. BONET, Articulation entre publicité comparative et protection de la marque, spécialement contre le risque de confusion, Prop. intell. 2008, n° 29, p. 393 ; PASSA J., Les rapports entre droit des marques et droit de la publicité comparative : un risque d’affaiblissement de la protection de la marque, Prop. ind. 2008, n° 10, étude n° 20. 185 Les sociétés O2 Holdings Limited et O2 sont titulaires de marques figuratives représentant des bulles sur un fond bleu. Un nouveau concurrent sur le marché de la téléphonie mobile, la société Hutchison 3G UK Limited a eu recours à la publicité comparative pour assurer la promotion de ses nouveaux services. Il s’agissait d’un spot publicitaire débutant par l’utilisation du nom O2 et montrant un fond de bulle en mouvement. La publicité se poursuivait notamment avec un message indiquant que les produits Hutchison 3G étaient moins chers. La juridiction de renvoi interrogea la Cour de justice sur l’application de l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque : « Lorsqu’un commerçant, dans une publicité pour ses propres produits ou services, fait usage d’une marque enregistrée détenue par un concurrent afin de comparer les caractéristiques (et en particulier le prix) de produits ou de services qu’il commercialise avec les caractéristiques (et en particulier le prix) des produits ou des services commercialisés sous cette marque par ledit concurrent, et de manière telle que l’usage concerné ne provoque pas de confusion ou ne porte pas atteinte à la fonction essentielle de la marque consistant à indiquer la provenance, l’usage concerné relève-t-il soit de l’article 5, [paragraphe 1], sous a), soit de l’article 5, [paragraphe 1], sous b), de la directive 89/104 ? »942. 235. Les éléments de réponse donnés par la Cour de justice. Face à cette question, la Cour de justice pouvait opérer une « véritable analyse de la confrontation entre le droit des marques et le droit de la publicité comparative »943. Il n’est cependant pas question d’envisager ici la solution dégagée par le Cour de justice sur la question des rapports entre le droit des marques et la publicité comparative. Un élément du raisonnement de la Cour de justice attire néanmoins l’attention. Elle affirme que « l’usage du signe identique ou similaire à la marque qui fait naître un risque de confusion dans l’esprit du public porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque »944 qui est de « garantir aux consommateurs la provenance des produits ou des services, en raison d’un risque de confusion dans l’esprit du public »945. La Cour, qui prenait le soin jusqu’à présent d’utiliser l’adverbe « notamment », semble faire uniquement référence à la fonction d’identification. La référence aux autres fonctions de la marque et, partant, à la fonction d’exclusivité a totalement disparu. Qu’il 942 CJCE, 12 juin 2008, C-533/06, O2 Holdings et O2, Rec. 2008, p. I-4231, pt. 28. C. CARON, obs. sous CJCE, 12 juin 2008, Comm. com. élect. 2008, n° 12, comm. n° 132. 944 CJCE, 12 juin 2008, préc., pt. 59. 945 CJCE, 12 juin 2008, préc., pt. 57. 943 186 s’agisse d’une erreur de plume ou d’une volonté946 d’interpréter ainsi l’article 5, paragraphe 1 de la Directive 2008/95 dans ce sens, l’affirmation de la Cour de justice démontre une fois de plus l’importance prise par la fonction d’identification. 236. Bien qu’il s’agisse d’une fonction primordiale, la fonction d’exclusivité semble avoir totalement disparu du raisonnement de la Cour de justice. Cette assertion doit être nuancée. En effet, dans l’ordonnance rendue dans l’affaire UDV North America947, la Cour de justice est venue préciser que la fonction d’identification n’était pas unique948 et a même permis à la fonction d’exclusivité de faire subrepticement une réapparition. La Cour de justice affirma que la prérogative essentielle qu’une marque confère à son titulaire est « le pouvoir exclusif d’utiliser le signe en cause afin de distinguer des produits »949. Pour autant, la Cour de justice ne semble cependant pas prête à donner à la fonction d’exclusivité la place qu’elle mérite. Au contraire, elle préfère consacrer de nouvelles fonctions dans une hypothèse qui aurait parfaitement pu se prêter à la fonction d’exclusivité950. β. La reconnaissance de nouvelles fonctions au détriment de la fonction d’exclusivité 237. C’est une nouvelle fois en ayant à se prononcer sur les rapports entre le droit des marques et la publicité comparative que la Cour de justice a apporté une nouvelle pierre à l’édifice des fonctions de la marque951. La Cour de justice fit preuve d’une certaine audace en 946 A. FOLLIARD-MONGUIRAL, obs. sous CJCE, 12 juin 2008, Propr. ind. 2008, n° 9, comm. n° 61, n° 2: « Erreur de plume ou volonté délibérée de limiter le champ d’application de l’article 5 (1) de la directive, la CJCE indique désormais que cette disposition ne s’applique que s’il est porté atteinte à la « fonction essentielle de la marque » qui est la fonction de garantie d’identité d’origine ». Il nous semble que la seconde hypothèse doit être privilégiée. En effet, la Cour de justice considéra que l’article 5, paragraphe 1, sous a) n’était pas applicable à l’espèce en raison de la similitude des signes. Or, lorsqu’il s’agit d’envisager l’hypothèse prévue à l’article 5, paragraphe 1, sous b), il apparaît que seule la fonction d’identification doit être prise en compte. V. J. PASSA, Caractérisation de la contrefaçon par référence aux fonctions de la marque : la Cour de justice sur une fausse piste, Propr. ind. 2011, n° 1, étude n° 1. 947 CJCE, ord., 19 févr. 2009, aff. C-62/08, UDV North America, Rec. 2009, p. I-1279. 948 CJCE, ord., 19 févr. 2009, préc., pt. 42. 949 CJCE, ord., 19 févr. 2009, préc., pt. 50. 950 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 47, p. 59. 951 CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185. V. Y. REBOUL, L’arrêt de la Cour de justice du 18 juin 2009 Ŕ L’Oréal-Bellure : comment résister à la rançon de la gloire !, Legicom 2010, n° 44, p. 5. Le Professeur Reboul souligne le retentissement de la décision par la formule suivante : « L’encre était à peine sèche, que l’arrêt de la Cour de Justice du 18 juin 2009 qui opposait des sociétés du groupe français L’Oréal à des sociétés au Royaume-Uni faisait l’objet de nombreux commentaires, en raison de l’attente que 187 consacrant quatre nouvelles fonctions : les fonctions de communication, d’investissement, de publicité et celle de garantie de qualité (a-). Peut-être cette audace cache-t-elle une certaine frilosité, la Cour n’ayant pas fait le choix de réhabiliter l’idée d’une protection absolue dans une affaire qui aurait pu s’y prêter (b-). a- Les nouvelles fonctions de la marque 238. Le contexte de la reconnaissance. C’est dans le cadre de l’affaire opposant L’Oréal à Bellure que le Cour de justice innova plus qu’à l'accoutumée pour envisager le droit de marque par le biais d’autres fonctions que celle d’identification. L’Oréal e.a., titulaire d’un certain nombre de marques renommées telles que « Trésor », « Miracle » ou bien encore « Noa », contestait l’utilisation qui était faite de ces marques dans des tableaux de concordance952. Ces marques verbales étaient reproduites dans des listes comparatives, afin d’indiquer que les parfums commercialisés étaient des imitations des parfums « Trésor », « Miracle » et « Noa ». L’Oréal e.a. considérait que l’utilisation des listes comparatives constituait une violation des droits qu’elle tient de leurs marques verbales. Saisie par la High Court of Justice, la Cour de justice se voyait posée la question suivante : « Lorsqu’un commerçant, dans une publicité pour ses propres produits ou services, fait usage d’une marque enregistrée détenue par un concurrent afin de comparer les caractéristiques (et en particulier l’odeur) de produits ou de services qu’il commercialise avec les caractéristiques (et en particulier l’odeur) des produits ou des services commercialisés sous cette marque par ledit concurrent, et de manière telle que l’usage concerné ne provoque pas de confusion ou ne porte pas atteinte à la fonction essentielle de la marque consistant à suscitait auprès des spécialistes du droit des marques la réponse des juges amenés à se prononcer sur l’interprétation de deux directives appelées à se croiser dans la vie des affaires : la directive « marques » et la directive « publicité trompeuse et publicité comparative » », p. 6. V également, C. CARON, Les tableaux de concordance dans l’œil du cyclone, Comm. com. élect. 2009, n° 12, comm. n°111 ; A. FOLLIARD-MONGUIRAL, CJCE, arrêt Béllure, publicité comparative et tableaux de concordance, Prop. ind. 2009, n° 9, comm. n° 51 ; B. HUMBLOT, Droit des marques : apports essentiels de la CJCE autour de la fonction essentielle de la marque Ŕ Regard sur les enseignements de l’arrêt « l’Oréal » du 18 juin 2009, RLDI 2009, n° 53, p. 8 ; J. PASSA, Les rapports entre droits des marques et droit de la publicité comparative : un risque d’affaiblissement de la protection de la marque, Propr. ind. 2008, n° 10, étude n° 20 ; G. BONET, Droit des marques et autres signes distinctifs, Commentaire de la décision de la CJCE du 18 juin 2009, Propr. intell. 2010, n° 34, p. 655 ; L. MARINO, L’affaire L’Oréal : le droit des marques et la publicité comparative sous le sceau du parasitisme, JCPG 2009, n° 31, 180. 952 La pratique des tableaux de concordance est courante dans le domaine des parfums ou des pièces détachées de produits complexes. Cette pratique peut être définie comme consistant « à vendre des produits sous un numéro, un code ou même une marque et soumettre aux distributeurs ou aux clients potentiels des tableaux indiquant que tel produit ainsi identifié présente les mêmes caractéristiques –olfactives pour les parfums, de forme ou techniques, pour les pièces détachées – que les produits d’une marque, connue par hypothèse », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 270-1, p. 358. 188 indiquer la provenance, l’usage concerné relève-t-il soit de l’article 5, paragraphe 1, sous a), soit de l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/104 »953. Il était ainsi demandé à la Cour de justice de se prononcer sur la faculté pour le titulaire de protéger sa marque sans que soit porté atteinte à la fonction essentielle de la marque. 239. La réponse de la Cour de justice. Afin de répondre à cette question, la Cour rappelle que l’exercice du droit de marque est « réservé aux cas dans lesquels l’usage d’un signe par un tiers porte atteinte ou est susceptible de porter atteinte aux fonctions de la marque »954. La Cour de justice va, pour la première fois, plus loin dans son raisonnement, en précisant que parmi ces fonctions « figurent non seulement la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit ou du service, mais également les autres fonctions de celle-ci, comme notamment celle consistant à garantir la qualité de ce produit ou de ce service, ou celles de communication, d’investissement ou de publicité »955. On constate une nouvelle fois le désintérêt de la Cour de justice pour la fonction d’exclusivité. On découvre également que la fonction d’identification n’est plus la seule permettant de constater la contrefaçon. La Cour de justice note elle-même que « L’article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 89/104 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque enregistrée est habilité à faire interdire l’usage par un tiers (…) d’un signe identique à cette marque pour des produits où des services identiques à ceux pour lesquels ladite marque a été enregistrée, même lorsque cet usage n’est pas susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque, qui est d’indiquer la provenance des produits ou des services, condition que ledit usage porte atteinte ou soit susceptible de porter atteinte à l’une des autres fonctions de la marque »956. Il est regrettable que les juges n’aient pas cru bon de se référer à la fonction d’exclusivité « qui était pourtant au cœur du problème en cause »957. La décision de la Cour de justice a pourtant eu, dans un premier temps, le mérite de rassurer les titulaires de marque en leur précisant que l’atteinte à la marque ne résultait pas nécessairement d’un comportement ayant pour conséquence d’engendrer un risque de confusion. En effet, les autres fonctions de la marque doivent être envisagées de manière 953 CJCE, 18 juin 2009, préc., pt. 30. CJCE, 18 juin 2009, préc., pt. 58. 955 CJCE, 18 juin 2009, préc., pt. 58. 956 CJCE, 18 juin 2009, préc., pt. 65. 957 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 241, p. 298. 954 189 autonome958 comme pouvant permettre la constation de la contrefaçon. Sur ce point, la solution de la Cour de justice ne peut qu’emporter l’assentiment. Nous l’avons constaté, certains opérateurs économiques agissent de manière à n’engendrer « aucune confusion sur l’origine ou, tout au moins, de la dissiper, comme c’est le cas en l’espèce »959. L’intérêt que peut susciter cette décision pour les titulaires de la marque doit cependant être relativisé. La Cour de justice n’a pas pris soin de définir ces fonctions et laissa la doctrine perplexe960 . Il était difficile de savoir ce que la Cour de justice visait par ces nouvelles fonctions et, partant, quelles pouvaient en être les conséquences961. Cette perplexité est d’autant plus accrue que ces fonctions renvoient plus à l’aspect commercial de la marque qu’à son aspect juridique962. Il est par conséquent important d’essayer de décrypter et de comprendre ces fonctions. 240. La fonction publicitaire de la marque. La fonction publicitaire de la marque ne doit pas être perçue comme une véritable nouveauté de la part de la Cour de justice. Elle y fit référence plus discrètement dans l’arrêt Dior de 1997963. La doctrine, quant à elle, reconnut très tôt cet aspect de la marque964. La fonction publicitaire apparaît d’ailleurs pour certains comme étant la fonction économique « la plus importante de la marque »965. 958 B. HUMBLOT, Droit des marques, apports essentiels de la CJCE autour de la fonction essentielle de la marque Ŕ Regard sur les enseignements de l’arrêt « l’Oréal » du 18 juin 2009, RLDI 2009, n° 53, p. 8. Pour cet auteur, « ce qui est nouveau et fondamental, c’est que l’atteinte à ces autres fonctions est « autonomisée » ». C'est-à-dire que « l’activation du droit privatif » se fait en dehors d’atteinte à la fonction essentielle de la marque. 959 J. PASSA, L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, RJDA 2003, n° 3, chron., p. 195. 960 Nous reprenons ici la formule du Professeur MARINO qui n’hésite pas à qualifier ces trois nouvelles fonctions de « mystérieuses ». L. MARINO, L’affaire L’Oréal : le droit des marques et la publicité comparative sous le sceau du parasitisme, JCPG 2009, n° 31, 180. 961 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 51-1, p. 64. 962 V. ce sens, Y. REBOUL, L’arrêt de la Cour de justice du 18 juin 2009 Ŕ L’Oréal-Bellure : comment résister à la rançon de la gloire !, Legicom 2010, n° 44, p. 5 et plus particulièrement p. 13: « Il nous semble, en effet, que ces nouvelles fonctions assignées à la marque, qui conduisent à assimiler les fonctions commerciales de celle-ci à sa fonction juridique, introduisent un élément d’incertitude, voire de flou juridique ». V. également, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1294 et 1296, p. 710 et 712. 963 CJCE, 04 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I-6013, pt. 39. C’est la juridiction de renvoi qui utilisait la formule « fonction publicitaire », celle-ci ne fut pas reprise par la Cour de justice dans sa réponse. 964 V. Marque et droit économique Ŕ Les fonctions de la marque, Colloque du 6 et 7 novembre 1975, Union des fabricants, 1976 et notamment l’allocution de Monsieur le Professeur BEIER. V. également, P. ROUBIER, , Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 252, p. 515. 965 F.-K. BEIER, Nature et fonctions juridiques de la marque, in Marque et droit économique Ŕ Les fonctions de la marque, Colloque du 6 et 7 novembre 1975, Union des fabricants, 1976, p. 96, spéc. p. 103. Contra P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 15 : « Il ne s’agit pas à proprement parler d’une fonction, mais simplement d’une utilité, d’ailleurs décisive ». 190 Par cette fonction publicitaire, il faut comprendre que la marque a « pour tâche de diriger l’attention du public sur le produit et de le recommander aux clients »966. Dans ses conclusions dans l’affaire Sieckmann, l’avocat général COLOMER mit en exergue cette fonction en soulignant que la marque « permettait d’établir un dialogue entre le producteur et le consommateur. Pour que ce dernier connaisse les produits, le fabricant l’informe et, quelquefois, le convainc. En réalité la marque est une forme de communication »967. Certains auteurs sont allés plus loin en assimilant la fonction publicitaire de la marque au concept d’image de marque968. La fonction publicitaire se définirait alors comme « l’ensemble des représentations tendant à singulariser aux yeux du public, la notoriété d’une marque, ou tout autre élément pouvant avoir une valeur économique – et qui résulte de nombreux investissements (notamment publicitaires et marketing) »969. S’il est vrai que la publicité est un excellent vecteur de communication, permettant notamment de créer ce qu’il est courant de qualifier d’image de marque, il nous semble cependant impossible d’assimiler la fonction publicitaire à la notion d’image de marque. Une telle assimilation reviendrait à confondre les moyens avec le but qui pourrait être atteint. En outre, il est parfaitement envisageable que certaines publicités n’aient pas pour vocation de créer l’image de marque, mais au contraire de simplement communiquer sur les produits et services. Afin d’appréhender la fonction publicitaire de la marque, il convient de se référer à la définition même de la publicité. Il s’agit de « toute communication quelle qu’en soit la forme destinée à promouvoir la fourniture de biens ou de services »970. Elle est également définie comme une « communication de masse partisane faite pour le compte d’un émetteur clairement identifié qui paie des médias pour insérer ses messages promotionnels dans des espaces distincts du contenu rédactionnel et les diffuser ainsi aux audiences des médias retenus »971. Juridiquement, la notion de publicité n’a pas fait l’objet d’une définition très précise. En France, le seul texte qui semble en avoir définit les contours est l’article L. 581-3 du Code de l’environnement qui dispose : « Constitue une publicité, à l’exclusion des enseignes et des 966 F.-K. BEIER, Nature et fonctions juridiques de la marque, préc., spéc. p. 103. V. D. R-J. COLOMER, Concl., 6 nov. 2001, aff. C-273/00, Sieckmann, pt. 19. 968 J. MONTEIRO & V. RUZEK, L’usage du signe à des fins autres que celle de distinguer les produits ou services d’un opérateur économique, Propr. ind. 2007, n°4, étude n° 9. 969 J. MONTEIRO & V. RUZEK, préc., citant H. MACCIONNI, L’image de marque. Emergence d’un concept juridique ?, JCPG 1996, I, 3934. 970 G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. V. également, R. CABRILLAC, (ss. dir.) Dictionnaire du vocabulaire juridique 2012, LexisNexis, 2012. 971 B. BROCHAND & J. LENDREVIE, Publicitor, Dunod, 7e éd., 2008, p. 98. 967 191 préenseignes, toute inscription, forme ou image, destinée à informer le public ou à attirer son attention, les dispositifs dont le principal objet est de recevoir lesdites inscriptions, formes ou images étant assimilées à des publicités ». Au niveau européen, c’est la Directive européenne n° 84/450972 qui envisage la notion de publicité. La publicité serait « toute forme de communication faite dans le cadre d’une activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou de services, y compris les biens immeubles, les droits et les obligations ». Enfin, pour la Cour de cassation, la publicité est « au sens de la loi du 27 décembre 1973, tout moyen d’information destiné à permettre à un client potentiel de se faire une opinion sur les résultats qui peuvent être attendus du bien ou du service proposé »973. La Cour d’appel d’Aix-en-Provence est venue préciser que « la notion de publicité suppose la fourniture à un support d’un texte établi par un commerçant et destiné à être représenté tel quel à sa clientèle ; qu’elle s’oppose à la notion d’information libre, publiée par la presse écrite ou audiovisuelle, à l’occasion d’un fait ou d’un événement »974. L’idée de promotion serait consubstantielle à la notion de publicité. La fonction publicitaire traduirait simplement le fait pour la marque d’être un instrument assurant la promotion des produits et services désignés par le signe. La marque, en exerçant sa fonction publicitaire, apparaît comme un moyen permettant d’attirer l’attention des consommateurs. Une telle approche de la fonction publicitaire semble confirmée par le Cour de justice lorsqu’elle affirme que « le titulaire d’une marque peut avoir non seulement l’objectif d’indiquer, par ladite marque, l’origine de ses produits ou de ses services, mais également celui d’employer sa marque à des fins publicitaires visant à informer et à persuader le consommateur »975. 972 Directive 84/450/CEE du Conseil du 10 septembre 1984 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de publicité trompeuse. 973 Cass. crim., 12 nov. 1986, Bull. crim., n° 335 p. 861. V. également dans le même sens, Cass. crim., 14 oct. 1998, Contr., conc., consom. 1999, comm. n° 32 ; CA Paris, 13e ch. B., 26 sept. 1996, Juris-Data n° 1996022827. 974 Aix-en-Provence, 13 févr. 1980, D. 1980, juris. p. 618, note V. ENDRÉO. V. pour une analyse plus détaillée de la publicité commerciale, G. RAYMOND, Publicité : règles générales, J.-Cl. Commercial, Fasc. 930, 2002. L’auteur opère une distinction entre les différents messages publicitaires en fonction de leurs contenus. Ainsi, certains messages publicitaires doivent être qualifiés de simples sollicitations. Il s’agit de messages publicitaires qui « ont pour but seulement de porter à la connaissance des consommateurs l’existence d’un produit, d’un service ou d’une entreprise », n° 11. D’autres messages peuvent être qualifiés de véritables invitations à pourparlers. C’est le cas quand le message s’adresse « directement à un consommateur pour l’inviter à contracter » mais que toutes les caractéristiques du contrat à conclure ne sont pas indiquées. C’est le cas non seulement du démarchage téléphonique mais également du publipostage. Enfin, le message publicitaire peut même être qualifié d’offre de contracter quand il s’agit d’ « une invitation à se procurer un produit ou un service dans des conditions bien déterminées ». 975 CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I02417, pt. 91. 192 L’atteinte à la fonction publicitaire devrait se traduire par une usurpation de cette utilité par les tiers. Par conséquent, il serait possible de considérer que la fonction publicitaire de la marque est atteinte lorsqu’un tiers utilise la marque du titulaire légitime afin d’assurer la promotion de ses propres produits. L’exemple parfait d’une telle atteinte serait ainsi l’utilisation d’une marque dans un tableau de concordance, telle que dans l’affaire L’Oréal contre Bellure. La marque fut utilisée par l’annonceur afin de procéder à la promotion de ses propres produits. En d’autres termes, la fonction publicitaire serait atteinte lorsque la marque n’est pas utilisée pour la promotion des produits ou services du titulaire, mais lorsqu’elle assure la promotion de ceux d’un tiers qui n’aurait pas été autorisé à le faire. L’atteinte à la fonction publicitaire serait constituée par l’atteinte à l’exclusivité de l’usage publicitaire de la marque, théoriquement réservé au titulaire de la marque. 241. La fonction de communication. La Cour de justice consacra également une fonction difficile à distinguer976 de la fonction publicitaire : la fonction de communication. Les notions de communication et de publicité sont intimement liées, au point de pouvoir affirmer que sans communication, il n’y aurait pas de publicité. Le champ sémantique du terme « communication » est cependant plus vaste que celui de la publicité. La communication s’entend de l’« ensemble des techniques médiatiques utilisées (dans la publicité, les médias, la politique) pour informer, influencer l’opinion du public en vue de promouvoir ou d’entretenir une image »977. Le terme « communication » peut également signifier la « relation dynamique qui intervient dans un fonctionnement. Passage ou échange de messages entre un sujet émetteur et un sujet récepteur au moyen de signes, de signaux »978. L’idée qui ressort de ces deux acceptions est celle d’information. Communiquer, c’est informer au sens large du terme. Il s’agit de la différence, minime, qui existe entre la fonction publicitaire et la fonction de communication. Par conséquent, envisager la marque sous l’angle de la fonction publicitaire, c’est l’appréhender comme un instrument promotionnel. Envisager la marque sous l’angle de la fonction de communication, c’est l’appréhender comme un instrument d’informations, tant objectives que subjectives. La fonction de communication doit être entendue plus largement que la fonction publicitaire, la marque pouvant être utilisée dans le cadre de sa fonction 976 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 51-1, p. 64. 977 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 978 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 193 d’identification non seulement à des fins promotionnelles du produit ou service, mais également à des fins descriptives979. Appréhender la fonction de communication de la sorte impliquerait qu’un tiers ne soit pas en mesure d’utiliser la marque sans y être autorisé afin de communiquer sur les caractéristiques de ces produits. Constituerait une atteinte à la fonction de communication, le fait pour un tiers non autorisé d’utiliser le marque d’autrui en vue de décrire les caractéristiques des produits qu’il commercialise. Cette conception de la fonction de communication ne semble cependant pas devoir être retenue par la Cour de justice qui rappelle dans l’arrêt L’Oréal contre Bellure que « certains usages à des fins purement descriptives sont exclus du champ d’application de l’article 5, paragraphe 1, de la directive 89/104 puisqu’ils ne portent atteinte à aucun des intérêts que cette disposition vise à protéger et ne relève donc pas de la notion d’usage au sens de cette disposition »980. Une telle approche de la fonction de communication permettrait pourtant d’assurer la cohérence et l’existence de cette fonction. Au regard de la jurisprudence de la Cour de justice, nous sommes en droit de nous interroger sur le devenir de la fonction de communication. Les juges communautaires ne sont jamais venus préciser le sens de celle-ci, au contraire de la fonction d’investissement. 242. La fonction d’investissement. En sus de la fonction publicitaire et de la fonction de communication, la Cour a également consacré la fonction d’investissement, qui apparaît comme la fonction la plus floue. En effet, l’idée d’investissement, à laquelle est liée l’idée de récompense, est absente de la protection conférée par le droit de marque981. Difficile dès lors 979 V. dans un sens similaire, P. MENGOZZI, Concl., 10 févr. 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., pt. 54: « Quant aux fonctions de communication remplies par la marque, et auxquelles se réfère L’Oréal, il apparaît certain que la marque peut véhiculer auprès des consommateurs des informations de nature variée concernant le produit qui en est revêtu. Il peut s’agir d’informations directement transmises par le signe qui compose la marque (par exemple, des informations relatives à des caractéristiques matérielles du produit transmises par les éléments descriptifs éventuellement contenus dans une marque complexe) ou, plus fréquemment, d’informations «accumulées» sur la marque par le biais des actions promotionnelles et publicitaires menées par le titulaire – par exemple, des messages relatifs à des caractéristiques immatérielles donnant une image du produit ou de l’entreprise en termes généraux (par exemple, la qualité, la fiabilité, le sérieux, etc.) ou particuliers (par exemple, un certain style, le luxe, la force). Cette aptitude de la marque en termes d’information mérite protection, y compris lorsque l’usage de la marque par un tiers n’est pas de nature à provoquer de confusion quant à la provenance des produits ou des services ». 980 CJCE, 18 juin 2009, préc., pt. 61. 981 Les concepts d’investissement et de récompense sont au contraire omniprésents en matière de brevet, de dessin et modèle et de base de données. Ainsi, En matière de brevet, c’est l’objet spécifique du droit exclusif qui est gouverné par l’idée de récompense : L’objet spécifique du brevet « est notamment d’assurer au titulaire, afin de récompenser l’effort créateur de l’inventeur, le droit exclusif d’utiliser une invention en vue de la fabrication et de la première mise en circulation de produits industriels, soit directement, soit par l’octroi de licences à des tiers, ainsi que le droit de s’opposer à toute contrefaçon » (CJCE, 31 oct. 1974, aff. 15/74, Centrafarm B.V. e.a. c/ Sterling Drug, Rec. 1974, p. 1147). Concernant les bases de données, le droit sui generis conféré au 194 d’appréhender avec précision cette fonction. Pour le Professeur PASSA, cette fonction d’investissement permettrait d’éviter au titulaire par l’usage d’un signe identique ou similaire qu’ « un tiers ne profite des investissements engagés pour faire connaître et apprécier sa marque »982. L’atteinte à la fonction d’investissement prendrait alors la forme d’une concurrence parasitaire, le concurrent souhaitant tirer profit des investissements du titulaire de la marque. Le Professeur PASSA ajoute cependant qu’il est difficile de déduire que la marque exerce une fonction d’investissement du fait que « les actes interdits à ce titre le sont en raison soit d’une atteinte à la fonction de garantie d’identité d’origine, soit d’une atteinte à la marque renommée »983. La Cour de justice est préciser le sens de cette fonction d’investissement dans l’arrêt Interflora984. Par fonction d’investissement, il faudrait comprendre que le titulaire utilise la marque afin « d’acquérir ou conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser des consommateurs »985. La Cour de justice ajoute que la fonction d’investissement doit être distinguée de la fonction publicitaire en ce sens que « l’emploi de la marque pour acquérir ou conserver une réputation s’effectue non seulement au moyen de la publicité, mais également au moyen de diverses techniques commerciales »986. La fonction d’investissement se voudrait plus large que la fonction publicitaire et serait atteinte « lorsque l’usage par le tiers d’un signe identique à cette marque pour des produits ou des services identiques affecte cette réputation et met ainsi en péril le maintien de celle-ci »987. Dans l’hypothèse où le titulaire de la marque ne bénéficierait pas d’une telle réputation, il y aurait atteinte à la fonction d’identification lorsque « l’usage par un tiers, tel qu’un concurrent du titulaire de la marque, d’un signe identique à cette marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour producteur d’une base de données apparaît également conditionné par l’idée de récompense eu égard à la place primordiale qu’occupe l’idée d’investissement dans la protection du producteur de base de données. L’article L. 341-1 du Code la propriété intellectuelle dispose en effet : « Le producteur d’une base de données, entendu comme la personne qui prend l’initiative et le risque des investissements correspondants, bénéficie d’une protection du contenu de la base lorsque la constitution, la vérification ou la présentation de celui-ci atteste d’un investissement financier, matériel ou humain substantiel ». V. sur la protection juridique des bases de données, F. POLLAUD-DULIAN, Brèves remarques sur la Directive du 11 mars 1996 concernant la protection juridique des bases de données, D. aff. 1996, p. 539. L’idée d’investissement renvoie également à la notion de parasitisme, le parasitisme étant le fait pour un opérateur économique de se placer dans le sillage de la renommée d’autrui en vue de bénéficier des retombées de celle-ci. Le parasitisme qu’il soit concurrentiel ou non consiste à tirer profit des investissements d’autrui. V. sur la notion de parasitisme, P. LE TOURNEAU, Parasitisme. Ŕ Notion, J.-Cl. Concurrence Ŕ Consommation, Fasc. 227, 2010 982 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 51-1, p. 64 983 J. PASSA, op. cit., n° 51-1, p. 64. 984 CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil. 985 CJUE, 22 sept. 2011, préc., pt. 60. 986 CJUE, 22 sept. 2011, préc., pt. 61. 987 CJUE, 22 sept. 2011, préc., pt. 62. 195 lesquels celle-ci est enregistrée gêne de manière substantielle l’emploi, par ledit titulaire, de sa marque pour acquérir ou conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser des consommateurs »988. Difficile, au regard de ces éléments, de comprendre la démarche de la Cour de justice. En rattachant la notion d’investissement à la notion de réputation, la Cour de justice renvoie à l’idée de parasitisme et au fait pour un opérateur économique de se placer dans le sillage d’un autre opérateur économique afin de bénéficier de la notoriété de ce dernier et, partant, de ses investissements. Pour autant, l’approche de la Cour de justice ne semble pas aller dans le sens d’une consécration du parasitisme comme atteinte au droit de marque. La Cour de justice vise deux hypothèses distinctes : l’acquisition et la conservation de la réputation. Dans l’un ou l’autre cas, la Cour de justice ne semble pas vouloir sanctionner le fait de se mettre dans le sillage d’autrui mais plus l’impact que pourrait engendrer un tel comportement sur la réputation du titulaire de la marque. L’hypothèse de la conservation de la réputation fait indéniablement écho à la prise en compte de la réputation comme motif légitime permettant de faire échec à la règle de l’épuisement 989. Le raisonnement de la Cour de justice est cependant quelque peu différent qu’en matière d’épuisement dans la mesure où dans l’arrêt Interflora, l’atteinte à la réputation n’est pas envisagée directement, mais à travers le prisme de la fonction d’investissement. En outre, il convient de relever que la combinaison de la réputation avec l’investissement permet de légitimement croire que la fonction d’investissement soit reservée aux marques renommées. Seuls les titulaires de marques renommées seraient vraisemblablement en mesure de démontrer l’atteinte à la réputation. L’atteinte à la réputation en devenir semble, au contraire, plus délicate à cerner : comment apprécier l’atteinte à une réputation qui n’existe pas encore ? Comment les juges peuvent-ils déterminer qu’un usage de la marque non autorisé empêche la marque d’acquérir une réputation ? Encore une fois, un recours à la fonction d’exclusivité semblerait opportun. En effet, la création de la réputation est liée à l’exploitation de la marque990. Or, le fait pour le tiers d’utiliser la marque du titulaire sans y avoir été autorisé constitue une contestation d’exclusivité et, partant, un obstacle empêchant la marque d’acquérir une réputation. Envisager la fonction d’investissement de la marque autrement qu’à l’aune de la fonction 988 CJUE, 22 sept. 2011, préc., pt. 63. CJUE, 22 sept. 2011, préc., pt. 63. La Cour de justice renvoie expressément à une décision rendue en matière de déconditionnement (CJUE, 12 juill. 2011, aff. C-324/09, L’Oréal e.a., Rec. 2011, p. 00000), faisant ainsi le lien avec la jurisprudence rendue en matière d’épuisement du droit. Cf. infra n° 402. 990 Cf. infra n° 452. 989 196 d’exclusivité serait particulièrement préjudiciable. Le juge serait libre d’apprécier la gravité de l’usage et de le considérer comme non contrefaisant au motif qu’il n’empêcherait pas le titulaire de la marque authentique d’acquérir une réputation. Tel semble pourtant être le chemin suivi par la Cour de justice991. 243. La fonction de garantie de qualité. La Cour de justice a enfin consacré une quatrième et dernière fonction : la fonction de garantie de qualité. Une fonction de garantie de qualité avait déjà été reconnue par la jurisprudence française au dix-neuvième siècle992. Au niveau communautaire, tout un pan de la doctrine considère que l’arrêt L’Oréal contre Bellure993 n’est pas une consécration, mais plus une simple confirmation de sa jurisprudence antérieure994. Pourtant, si la formule semble bien ancrée, on constate qu’elle n’a pas fait l’objet d’une définition. Il est une nouvelle fois délicat de comprendre la démarche de la Cour de justice. Cette fonction de garantie de qualité donne indéniablement une teinte consumériste à la marque et semble renvoyer à l’idée selon laquelle la marque serait l’indicateur d’une certaine qualité, impliquant également qu’elle serait l’indicateur d’une constance de qualité. Une telle fonction apparaîtrait alors en contradiction avec l’approche libérale995 qui gouverne le droit des marques tant en France qu’au niveau communautaire. Il est particulièrement difficile de croire en l’existence d’une telle fonction et encore plus en son intérêt. Il s’agit d’ailleurs d’une 991 CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 65. Paris, 16 janv. 1868, Ann. propr. ind. 1869, p. 336. Dans cet arrêt, les juges n’ont pas hésité à affirmer que : « la marque est le signe distinctif du produit dont elle sert à garantir la qualité, assurer la réputation et faire connaître l’origine ». 993 CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185. 994 C. GAVALDA & G. PARLÉANI, Droit communautaire des affaires, JCPE 1997, I, n° 18-19, 653, n° 16. Pour ces auteurs, « la fonction de la marque est clairement, outre l’identité d’origine, de garantir la qualité, ou bien l’image voulue ou obtenue par le fabricant, avec la responsabilité qui en découle ». Pour d’autres auteurs, la fonction de garantie de qualité est connue depuis l’arrêt Arsenal de 2002. V. A. FOLLIARD-MONGUIRAL, note sous CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I-05185, Propr. ind. 2009, n° 9, comm. n° 51, n° 3 ; C. DE HAAS, Le non-sens d’une marque sans usage ou le vice fondamental du droit des marques français et européen, Propr. ind. 2010, n°1, étude n° 1, spéc. n° 9. V. également, J. LARRIEU, Glissements progressifs vers une nouvelle image de la marque, Propr. ind. 2010, n° 9, alerte n° 87. 995 V. A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5ème éd., 1998, n° 881, p. 489. 992 197 fonction qui est996 et a toujours été997 contestée, dont la reconnaissance serait un non-sens et dangereux au regard de notre système998. 244. La consécration de ces nouvelles fonctions fit couler beaucoup d’encre et laissa perplexe. La Cour de justice continue dans la voie qu’elle a tracée et envisage désormais régulièrement la protection de la marque à l’aune de ces nouvelles fonctions999. La perplexité a laissé place à la critique1000. b- La critique des nouvelles fonctions de la marque 245.Une réhabilitation de la fonction d’exclusivité. Pour étrange qu’il soit, l’arrêt L’Oréal contre Bellure permettait néanmoins d’espérer. Il permettait d’espérer à une réhabilitation de la fonction d’exclusivité. En envisageant d’autres fonctions de la marque, la Cour de justice renvoyait aux autres utilités de la marque. Or, le droit de marque étant un droit de propriété, il permet de réserver de manière exclusive toutes les utilités de la marque, dont font partie la fonction publicitaire, la fonction de communication voire la fonction d’investissement. La Cour de justice en reconnaissant que la marque n’avait pas pour seule fonction l’identification des produits ou des services consacrait, en quelque sorte, à mots couverts, la résurgence de la fonction d’exclusivité et laissait croire au retour à une protection absolue. Encore fallait-il que son approche de ces nouvelles le permette. 246. L’utilisation critiquable des nouvelles fonctions de la marque dans le cadre du contentieux relatif aux AdWords. C’est dans le cadre du contentieux relatif aux AdWords que la Cour de justice a pu mettre en application les fonctions consacrées dans l’arrêt L’Oréal contre Bellure. 996 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 51, p. 62 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1295, p. 711. 997 Y. SAINT-GAL, Marque et qualité, in Marque et droit économique Ŕ Les fonctions de la marque, Colloque du 6 et 7 novembre 1975, Union des fabricants, 1976, p. 36, spéc. p. 42 ; F.-K. BEIER, Nature et fonctions juridiques de la marque, in Marque et droit économique Ŕ Les fonctions de la marque, Union des fabricants, 1975, p. 102. 998 Cf. infra Partie 2, Titre 1. 999 CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I02417 ; CJUE, 25 mars 2010, aff. C-278/08, BergSpechte, Rec. 2010, p. I-02517 ; CJUE, 8 juill. 2010, aff. C558/08, Portakabin, Rec. 2010, p. 00000 ; CJUE, ord., 26 mars 2010, aff. C-91/09, Eis.de, Rec. 2010, p. 00000 ; CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil. 1000 J. PASSA, Caractérisation de la contrefaçon par référence aux fonctions de la marque : la Cour de justice sur une fausse piste, Propr. ind. 2011, n° 1, étude n° 1. 198 Le premier arrêt en date est celui du 23 mars 2010 : l’arrêt « Google AdWords » 1001. Il était demandé à la Cour de justice de se prononcer sur les services de référencement de mots-clés proposé par la société Google à des annonceurs. Google propose un service de référencement payant, dénommé « AdWords », permettant à tout opérateur économique, moyennant la sélection d’un ou plusieurs mots clés, de faire apparaître, en cas de concordance entre ce ou ces mots-clés et ceux contenus dans la recherche d’un internaute adressée au moteur de recherche, un lien promotionnel vers le site de l’opérateur économique. Plusieurs titulaires1002 de marque assignèrent les annonceurs1003. Saisie par la Cour de cassation, la Cour de justice devait notamment répondre à la question suivante : « La réservation par un opérateur économique, par voie de contrat de référencement payant sur Internet, d’un mot clé déclenchant en cas de requête utilisant ce mot l’affichage d’un lien proposant de se connecter à un site exploité par cet opérateur afin d’offrir à la vente des produits ou des services, d’un signe reproduisant ou imitant une marque enregistrée par un tiers afin de désigner des produits identiques ou similaires, sans l’autorisation du titulaire de cette marque, caractérise-t-elle en elle-même une atteinte au droit exclusif garanti à ce dernier par l’article 5 de la [directive 89/104]? »1004. Il était par conséquent demandé à la Cour de justice de se prononcer sur l’usage d’une marque reproduite à l’identique pour désigner des produits ou services identiques. Cette hypothèse de double identité n’empêcha pas la Cour de justice de faire référence à la fonction d’identification. Elle précisa ainsi que « la question de savoir s’il y a atteinte à cette fonction de la marque lorsqu’est montrée aux internautes, à partir d’un mot clé identique à une 1001 CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I02417, Propr. ind. 2010, n°5, comm. n° 31, obs. P. TRÉFIGNY ŔGOY ; Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 38, note A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Comm. com. élect. 2010, n° 7, comm. n° 70, note C. CARON ; Legipresse 2010, n°274, p. 166, note C. MARÉCHAL ; RLDA 2010, n° 50, p. 23 ; JCPG 2010, n° 23, 642, note L. MARINO ; G. BONET, Publicité sur internet et référencement selon la Cour de justice : contrefaçon de marque ou directive n° 2000/31/CE, Comm. com. élect. 2010, n° 6, étude n° 12 ; F. GLAIZE & B. PAUTROT, Marques et liens publicitaires : le premier arrêt de la CJUE, RLDI 2010, n° 60, p. 63 ; C. ROQUILLY, « Google it » ou la confrontation d’une stratégie d’innovation et d’un business model avec le droit de la propriété intellectuelle, Gaz. pal. 2010, 19 juin, n° 170, p. 7 ; C. CASTETS-RENARD, Système Adwords : Google n’est ni un contrefacteur ni complice d’actes de contrefaçon, RLDI 2010, n° 61, p. 9 ; M. SCHAFFNER & L. SAUTTER, AdWords : La Cour de justice se prononce en faveur de Google, JCPE 2010, n° 13, act . 186 . V. aussi, CJUE, 25 mars 2010, aff. C278/08, BergSpechte, Rec. 2010, p. I-02517, Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 39, note A. FOLLIARDMONGUIRAL ; Comm. com. élect. 2010, n° 7, comm. n° 70, note C. CARON. ; G. BONET, Publicité sur internet et référencement selon la Cour de justice : contrefaçon de marque ou directive n° 2000/31/CE, Comm. com. élect. 2010, n° 6, étude n° 12 ; F. POLLAUD-DULIAN, L’emploi des marques d’autrui dans un système de référencement commercial sur internet, Propr. intell. 2010, n° 36, p. 823 1002 Vuitton, Viaticum, Luteciel, Monsieur THONET, CNRRH. 1003 Google fut également assigné. Néanmoins, seul l’usage fait par les annonceurs de la marque devra retenir notre attention ici, la Cour de justice n’ayant pas recours aux nouvelles fonctions de la marque pour envisager la situation de Google. 1004 CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 41. 199 marque, une annonce d’un tiers, tel qu’un concurrent du titulaire de cette marque, dépend de la façon dont cette annonce est présentée »1005. L’atteinte doit être constatée dès lors que « l’annonce ne permet pas ou permet seulement difficilement à l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, d’un tiers »1006. Il appartiendra au juge national d’apprécier la question du risque de confusion. On constate une fois de plus l’importance prise par la fonction d’identification dans l’appréciation de la contrefaçon. La Cour de justice propose également d’appréhender la problématique des « AdWords » à travers le prisme de la fonction publicitaire. La Cour de justice affirme à ce titre que « le titulaire d’une marque est habilité à interdire l’usage, sans son consentement, d’un signe identique à sa marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels cette marque est enregistrée, lorsque cet usage porte atteinte à l’emploi de la marque, par son titulaire, en tant qu’élément de promotion des ventes ou en tant qu’instrument de stratégie commerciale »1007. Cependant, la Cour de justice ajoute que « ces répercussions de l’usage du signe identique à la marque par des tiers ne constituent pas en soi une atteinte à la fonction de publicité de la marque »1008 dans la mesure où le site d’accueil et promotionnel du titulaire de la marque apparaîtra dans les listes des résultats. La Cour en conclut donc que « la visibilité pour l’internaute des produits ou services du titulaire de la marque est garantie, indépendamment de la question de savoir si ce titulaire réussit ou non à faire également afficher, sur l’un des premiers rangs, une annonce dans la rubrique « liens commerciaux » »1009. Il est regrettable que la Cour de justice n’ait pas retenu la conception qu’il aurait été possible de se faire de la fonction publicitaire et de son atteinte1010. La Cour de justice considère que l’atteinte à la fonction publicitaire ne résulte pas du fait de profiter de cette fonction pour assurer la promotion de ses produits ou services, mais du fait que l’usage effectué par le tiers 1005 CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 83. CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 84. 1007 CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 92. 1008 CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 95. 1009 CJUE, 23 mars 2010, préc., pt. 97. V. également, CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 57 : « le seul fait que l’usage, par un tiers, d’un signe identique à une marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels cette marque est enregistrée contraigne le titulaire de cette marque à intensifier ses efforts publicitaires pour maintenir ou augmenter sa visibilité auprès des consommateurs, ne suffit pas, dans tous les cas, pour conclure qu’il y a atteinte à la fonction de publicité de ladite marque ». 1010 Cf. supra n° 240. 1006 200 devient un frein à la promotion des produits ou services du titulaire légitime1011. En d’autres termes, seule la constatation d’un préjudice permet déterminer l’atteinte à la fonction publicitaire. De ce fait, les juges doivent apprécier la gravité de l’usage et de son impact sur la fonction publicitaire. Si l’usage en question a pour conséquence de freiner la promotion que le titulaire peut faire de ses produits et services marqués, alors, l’atteinte à la fonction publicitaire et, partant, la contrefaçon devra être constatée. À l’inverse, si le juge considère que l’usage de marque n’empêche pas les tiers d’assurer la promotion de ses produits et services, la contrefaçon ne pourra être constatée. Par cette interprétation la Cour tend à légitimer et à étendre les hypothèses d’usage de la marque d’autrui, le juges devant tenir compte du préjudice, de la gravité et des conséquences de l’usage1012. La contrefaçon doit nécessairement entraîner une « souffrance » pour le titulaire. En interprétant de la sorte les nouvelles fonctions de la marque, la Cour de justice va à l’encontre de la logique de la fonction d’exclusivité. 247. Une solution contraire à la logique de la fonction d’exclusivité. Si la Cour de justice avait envisagé la problématique des « AdWords » par le biais de la fonction d’exclusivité, la solution aurait été nécessairement différente. Pour retenir que la fonction publicitaire n’a pas été atteinte, la Cour de justice a constaté que l’usage du tiers n’avait pas pour conséquence de priver le titulaire de son outil promotionnel. Pourtant, le terme « atteinte » ne signifie pas nécessairement qu’il y a eu une privation du bien en question. L’atteinte peut également résulter de l’usage, non consenti par le titulaire du droit, qu’un tiers peut faire d’une des prérogatives du bien ou du droit1013. Il s’agit du concept du « vol d’usage »1014 reconnu par la jurisprudence en droit pénal1015. En droit civil, en matière d’immeuble, on parle d’empiètement1016. L’atteinte peut donc être perçue comme une contestation d’exclusivité. 1011 A. FOLLIARD-MONGUIRAL, obs. sous CJUE, 25 mars 2010, aff. C-278/08, Propr. ind. 2010, n° 6, comm. 39, n° 6. 1012 Au regard de la décision Interflora, il semble que l’atteinte à la fonction d’investissement doive être appréciée dans le même sens. V. CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 65. 1013 V. G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. L’atteinte peut se définir d’une manière assez générale comme l’« action dirigée contre quelque chose ou quelqu’un par des moyens divers : dégradations (atteinte matérielle), injure (atteinte morale), blessure (atteinte corporelle), spoliation (atteinte juridique) etc. ». 1014 V. D. AUGER, Droit de propriété et droit pénal, PUAM, 2005, n° 35, p. 45. Pour qu’il y ait vol d’usage, « il suffit d’usurper indûment une prérogative attachée au droit de propriété », n° 36. 1015 Cass. crim., 19 févr. 1959, D. 1959, juris, p. 331, note G. ROUJOU DE BOUBÉE ; JCPG 1959, II, 11178, note P. CHAMBON ; Cass. crim., 21 mai 1963, D. 1963, juris., p. 568. 1016 V. C. SIMLER, Droit d’auteur et droit commun des biens, Litec, CEIPI, t. 55, 2010, n° 153, p. 122. 201 Dès lors, la fonction publicitaire pourrait être atteinte du simple fait que le tiers utilise la marque à des fins promotionnelles pour ses produits et services. La gravité de l’usage et les conséquences de cet usage sont des éléments contingents ne devant pas être pris en compte. L’atteinte a un droit de propriété n’implique pas de rapporter la preuve d’un préjudice pour se voir sanctionnée. Pourtant, comme ce fut le cas avec la fonction d’identification, la Cour de justice a fait de la fonction publicitaire, mais aussi de la fonction d’investissement, une limite supplémentaire à la mise en œuvre du droit de marque. La protection absolue envisagée par le onzième considérant de la Directive 2008/95 s’amenuise de plus en plus pour faire place à une protection relative. Il est regrettable pour les titulaires de marque que la Cour de justice ne tire pas toutes les conséquences de la nature du droit de marque. La fonction d’exclusivité afférente au droit de marque et sa faculté à réserver toutes les utilités de la marque devrait permettre « le contrôle de tout emploi à l’occasion duquel sa marque est présente dans l’esprit du public pertinent, sur le mode distinctif strict ou d’une autre manière »1017, sauf, bien évidemment exception légale. Comme le souligne Madame TREFIGNY-GOY, « il serait temps que la cour rappelle la fonction d’exclusivité, au lieu de l’occulter, afin de restituer au droit de marque tout son intérêt »1018. 248. D’une protection absolue de principe, le titulaire d’une marque est passé dans les hypothèses de double identité à une protection relative dépendant de la démonstration d’une atteinte aux fonctions de la marque, autre que celle d’exclusivité. La consécration de nouvelles fonctions n’a pas permis à la fonction d’exclusivité de reprendre la place qui aurait dû rester la sienne. Au contraire, ces nouvelles fonctions apparaissent comme de nouvelles limites à la fonction d’exclusivité. Il convient à présent d’envisager les actes susceptibles d’être sanctionnés au titre de la contrefaçon, comme portant atteinte aux fonctions de la marque. 1017 B. HUMBLOT, Droit des marques, apports essentiels de la CJCE autour de la fonction essentielle de la marque Ŕ Regard sur les enseignements de l’arrêt « l’Oréal » du 18 juin 2009, RLDI 2009, n° 53, p. 8. 1018 P. TRÉFIGNY-GOY, L’incidence de la fonction sur la portée de la protection de la marque, Propr. ind. 2010, n° 10, Dossier, Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle, n° 5. 202 b. Les actes susceptibles de constituer des contrefaçons1019 249. Avant d’envisager successivement les différents actes pouvant constituer des contrefaçons sans qu’il soit nécessaire de démontrer un risque de confusion (ii), il est important d’envisager la compatibilité des textes français au regard des principes communautaires (i). i. La compatibilité des textes français avec les principes communautaires 250. Les textes français permettant de sanctionner la contrefaçon sans démonstration d’un risque de confusion. En droit français, la contrefaçon de marque peut non seulement être sanctionnée devant les juridictions civiles, mais également pénales. L’article L. 716-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « L’atteinte portée au droit du propriétaire de la marque constitue une contrefaçon engageant la responsabilité civile de son auteur. Constitue une atteinte aux droits de la marque la violation des interdictions prévues aux articles L. 713-2, L. 713-3 et L. 713-4 ». Concernant le volet civil de la contrefaçon, c’est l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle qui envisage spécifiquement les hypothèses de double identité. Il prévoit ainsi que la reproduction, l’usage, l’apposition, même avec adjonction, la suppression ou la modification d’une marque peut constituer une contrefaçon. En sus de ces hypothèses, les articles L. 716-9 et L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle relatifs au volet pénal visent également expressément les hypothèses de substitution de produit, de détention, d’importation, d’exportation ou de production industrielle de marchandises présentées sous une marque contrefaisante. Ce décalage entre le volet pénal et le volet civil de la contrefaçon de marque invite à s’interroger sur la possibilité d’agir devant les juridictions civiles pour sanctionner des actes uniquement envisagés par le droit pénal de la contrefaçon1020. Sur ce point, la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de préciser que l’article L. 716-1 « n’exclut pas, en raison des termes particulièrement généraux de la phrase qui précède, que tout autre fait portant atteinte au droit du propriétaire de la marque puisse constituer une « contrefaçon » qui engage la responsabilité de son auteur selon les principes applicables en matière de responsabilité 1019 Afin d’envisager les différents actes pouvant être sanctionnés sans la démonstration d’un risque de confusion, nous reprendrons dans les grandes lignes les divisions opérées par le Professeur PASSA dans son Traité de droit de la propriété industrielle. V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 251, p. 323. 1020 En vertu du principe d’interprétation stricte de la loi pénale, prévu à l’article 111-4 du Code pénal et corrolaire du principe de légalité des délits et des peines, la question ne peut se poser dans l’autre sens. En effet, le juge ne pourrait sanctionner au pénal des comportements qui sont uniquement envisagés au civil. 203 civile »1021. Cette interprétation large de l’article L. 716-1 semble également confirmée par la doctrine1022. Dès lors, la détention1023 et la substitution de produit1024 peuvent également être sanctionnées par les juges civils. Ce constat doit cependant nous amener à envisager la question de la compatibilité des textes français avec les prescriptions communautaires en matière de contrefaçon de marque. 251. L’objectif de la Directive 2008/95. L’approche que le droit français doit se faire des actes contrefaisants se fait théoriquement à l’aune du droit communautaire. L’objectif de la Directive 2008/95 est de « faire en sorte que les marques enregistrées jouissent de la même protection dans la législation de tous les États membres »1025. La Cour de justice a relayé cette volonté en rappelant à plusieurs reprises que la délimitation des prérogatives accordées au titulaire de la marque relevait d’une « harmonisation complète ». Le législateur national ne doit pas conférer au titulaire du droit de marque des prérogatives autres que celles définies par la Directive marque. Cette idée est reprise par Monsieur CANLORBE qui souligne qu’ « il ne fait aucun doute que les prérogatives du titulaire d’un droit national de marque doivent être calquées sur celles fixées par la directive »1026. Le volet civil de la contrefaçon doit en conséquence respecter les principes édictés par la Directive 2008/95. Ainsi, la contrefaçon doit correspondra à un « usage » du signe au sens de l’article 5, paragraphe 11027. Il apparaît cependant que certains comportements visés par le droit pénal de la contrefaçon pourraient ne pas avoir à être sanctionnés au titre de la contrefaçon. La détention et la substitution de produits pourraient ne pas être considérées comme des usages du signe au sens de la Directive marque. 252. La compétence communautaire en droit pénal. Afin d’envisager la compatibilité du volet pénal de la contrefaçon avec les prescriptions communautaires, il est impératif de s’interroger sur l’impact du droit communautaire sur le droit pénal des États membres. 1021 Paris, 27 sept. 1996, PIBD 1997, n° 623, III, p. 9. V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 252, p. 324. Pour le Professeur PASSA, « il ne faut pas s’arrêter à la lettre de cette disposition, car on voit mal comment un comportement condamnable au pénal ne pourrait pas l’être au civil sur le même fondement ». 1023 V. l’affaire Nutri-Rich, Paris, 4e ch., sect. A, 1er juin 2005, D. 2005, p. 2467, note J. PASSA ; RTD com. 2005, p. 714, n° 3, obs. J. AZÉMA ; Cass. com., 10 juill. 2007, JCPE 2007, 2269, note J. PASSA ; PIBD 2007, n° 859, III, p. 562. 1024 Paris, 27 sept. 1996, PIBD 1997, n° 623, III, p. 9. 1025 Considérant 10, Directive 2008/95. 1026 J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 19, p. 28. 1027 L’usage doit être entendu au sens large comme synonyme d’exploitation. V. J. P ASSA, op. cit., n° 253, p. 323. 1022 204 Il n’existe aucune disposition donnant compétence à l’Union Européenne en matière pénale, celle-ci restant l’un des domaines réservés des États membres. Le législateur national demeure libre de définir les infractions, la nature, le quantum des peines ainsi que les procédures de détermination des infractions1028. La Cour de justice a ainsi considéré qu’une « directive ne peut avoir pour effet par elle-même, et indépendamment d’une loi interne d’un État membre prise pour son application, de déterminer ou d’aggraver la responsabilité pénale de ceux qui agissent en infraction à ses dispositions »1029. Le principe d’interprétation conforme des dispositions nationales au regard du droit communautaire se trouve paralysé en matière répressive. Dès lors, il ne devrait pas être utile d’envisager la compatibilité des dispositions pénales du Livre VII du Code la propriété intellectuelle avec la Directive 2008/95. Pourtant, tant pour la doctrine1030 que pour la Cour de justice, il semble que le droit pénal national des États membres puisse indirectement être influencé par le droit communautaire. La Cour de justice est venue, semble-t-il, clore « le débat sur la compétence répressive de la Communauté » 1031 dans son arrêt du 13 décembre 20051032. Elle rappelle dans un premier temps que les articles 135 CE et 280 CE « réservent explicitement l’application du droit pénal national et l’administration de la justice aux États membres »1033. Elle affirme cependant par la suite que l’exclusion du droit pénal et de la procédure pénale de la compétence communautaire « ne saurait cependant empêcher le législateur communautaire, lorsque l’application de sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives par les autorités nationales compétentes constitue une mesure indispensable pour lutter contre les atteintes graves à l’environnement, de prendre des mesures en relation avec le droit pénal des États 1028 G. ISAAC et M. BLANQUET, Droit général de l’Union Européenne, Sirey, Coll. Université, 9 e éd. 2006, p. 332. 1029 CJCE, 11 juin 1987, aff. 14/86, Pretore di Salò, Rec. 1987, p. 2545, pt. 20. V. également, CJCE, 26 sept. 1996, aff. C-168/95, Procédure pénale contre Arcaro, Rec. I-4705, pt. 37. La Cour de cassation a également été amenée à faire application de ce principe. Par exemple, Cass. crim., 7 oct. 1992, Bull. crim., n° 315 ; Cass. crim., 26 juin 1995, Bull. crim., n° 233 ; Cass. crim., 7 nov. 1973, Bull. crim., n° 404. 1030 V. B. BOULOC, L’influence du droit communautaire sur le droit pénal interne, in Mélanges offerts à G. LEVASSEUR, Droit pénal, droit européen, Gaz. Pal., Litec, 1992, p. 103 et spéc. p. 110. L’auteur rappelle que « très tôt la Cour de justice des communautés a affirmé que la primauté communautaire doit s’exercer dans tous les domaines au besoin en frappant d’inefficacité la norme nationale jugée incompatible avec les buts du traité ».V. également, F. DESPORTES & F. LE GUNEHEC, Droit pénal général, Economica, Corpus droit privé, 16 e éd., 2009, n° 264, p. 204. Ces auteurs notent que « les règlements et les directives peuvent être des sources indirectes du droit pénal ». La Cour de justice s’est également prononcée en ce sens dans l’affaire Lemmens, CJCE, 16 juin 1998, aff. C-226/97, Lemmens, Rec.1998, p. I-3711, pt. 19 : « S’il est exact que, en principe, la législation pénale et les règles de la procédure pénale relèvent de la compétence des États membres, il ne peut en être déduit que ce domaine du droit ne peut pas être affecté par le droit communautaire ». 1031 V. MICHEL, Droit pénal communautaire : le dragon aux pieds d’argile terrassé ?, LPA 2006, n° 79, p. 4. 1032 CJCE, 13 sept. 2005, aff. C-176/03, Commission c/ Conseil, Rec. 2005, p. I-7879 ; LPA 2006, n° 79, p. 4 ; JCPG 2005, n° 48, II, 10168, note J.-C. ZARKA. 1033 CJCE, 13 sept. 2005, préc., pt. 28. 205 membres et qu’il estime nécessaire pour garantir la pleine efficacité des normes qu’il édicte en matière de protection de l’environnement »1034. La compétence d’attribution n’apparaîtrait ainsi plus comme un obstacle à la Communauté pour officier en droit pénal, les États membres devant faire en sorte de respecter la politique et les buts poursuivis par le droit communautaire1035. Dès lors, si une telle solution vaut pour la protection de l’environnement, il est probable qu’elle vaille également en matière de propriété intellectuelle1036. L’objectif imposé par la Directive marque « de faire en sorte que les marques enregistrées jouissent de la même protection dans la législation de tous les États membres »1037 devrait avoir pour conséquence d’empêcher que les législateurs nationaux envisagent des protections différentes en matière pénale. La disparité des législations pénales empêcherait l’accomplissement de l’objectif de la Directive 2008/95. Dès lors, la primauté du droit communautaire ne devrait pas être sans conséquence sur le volet pénal de la contrefaçon des États membres, les juges nationaux devant laisser inappliquées les dispositions répressives contraires à la Directive 2008/95 ou ne répondant pas aux objectifs qu’elle s’est fixée. 253. Les actes de contrefaçon perpétrés hors la vie des affaires. Au terme de la Directive 2008/95, qui ne vise que les usages accomplis dans la vie des affaires, les particuliers portant atteinte aux droits du titulaire d’une marque ne peuvent pas être sanctionnés au titre de la contrefaçon. L’objectif d’harmonisation de la Directive 2008/95 est justifié par « des finalités exclusivement économiques »1038, à savoir faciliter la libre circulation des produits et la libre prestation des services. Le législateur national est parfaitement en droit de prévoir des atteintes au droit de marque « contraires » à la Directive 2008/95, dès lors qu’elles n’entrent pas dans le champ des objectifs de celle-ci. En conséquence, prévoir que les actes commis par un particulier hors la vie des affaires puissent être sanctionnés pénalement n’apparaît pas contraire au texte communautaire1039. 1034 CJCE, 13 sept. 2005, préc., pt. 48. Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur les conséquences de l’arrêt de la Cour du 13.9.05 (C-176/03 Commission contre Conseil). 1036 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 252, p. 324. 1037 Considérant 10 de la Directive 2008/95. 1038 J. PASSA, Le droit pénal des marques après la loi Perben II du 9 mars 2004, D. 2005, p. 433, n° 9. 1039 J. PASSA, Le droit pénal des marques après la loi Perben II du 9 mars 2004, D. 2005, p. 433, n° 9. Ainsi, les actes d’importation et d’exportation sont non seulement visés à l’article L. 716-9, a) mais également à l’article L. 1035 206 De manière générale, tous les actes perpétrés hors la vie des affaires portant atteinte aux droits de marque devraient pouvoir être sanctionnés1040. 254. Les actes commis dans la vie des affaires. À l’inverse, dès lors que les comportements visés par les articles L. 716-9 et L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle sont perpétrés dans la vie des affaires, la question de la compatibilité avec la Directive 2008/95 se fait plus pressante. Il est classiquement reconnu que l’usage envisagé par la Directive 2008/95 à son article 5, paragraphe 1 ne correspond pas à la notion d’usage utilisée par le droit français1041. Tandis que l’usage connu du droit français doit s’entendre d’une exploitation publique du signe dans les rapports avec la clientèle1042, l’usage envisagé par la Directive 2008/95 comprend non seulement l’exploitation publique du signe dans les rapports avec la clientèle, mais également l’apposition du signe sur les produits ou sur leur conditionnement, les actes de reproduction et d’exportation1043. Il faut que la marque soit utilisée. En outre, le signe doit être utilisé non seulement à titre de marque, mais également dans la vie des affaires1044. 716-10, a) du Code de la propriété intellectuelle. Le premier vise les actes commis à des fins professionnelles tandis que le second vise ceux commis « pour un usage personnel par de simples particuliers au départ ou de retour d’un voyage à l’étranger », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 264, p. 340. Ainsi, la Cour d’appel de Paris n’a pas hésité en 2006 à condamner au titre de la contrefaçon un particulier qui avait commandé des produits contrefaisants. Paris, 18 oct. 2006, PIBD 2007, n° 843, III, p. 26. V. cependant une décision plus ambiguë, Paris, 10 avr. 2009, PIBD 2009, n° 900, III, p. 1242. La Cour d’appel Paris a cette fois fait apparaître dans son raisonnement la question de l’usage dans la vie des affaires laissant croire que si le particulier en question avait utilisé les produits contrefaisants à des fins non professionnelles, il n’y aurait pas eu de condamnation. 1040 Cette approche aurait pu être remise en cause par la Directive du Parlement et du Conseil relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. V. Proposition modifiée de la Directive du Parlement et du Conseil relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, 26 avr. 2006, COM(2006) 168 final Ŕ 2005/0127 (COD). V. notamment, J.-C. GALLOUX, Proposition de directive du Parlement et du Conseil relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, RTD com. 2007, p. 58 ; La proposition de directive relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, RTD com. 2006, p. 338 ; C. CARON, Vers un droit pénal communautaire de la contrefaçon, Comm. com. élect. 2007, n° 6, repère n° 6. L’adoption de cette directive risquait également de poser un problème de compatibilité avec le volet pénal de la contrefaçon. En effet, il ressort de la lecture de la proposition de Directive une volonté de ne pas sanctionner pénalement les actes des personnes privées, les sanctions pénales devant être prononcées uniquement dans l’hypothèse d’actes commis à l’échelle commerciale et commis intentionnellement. L’article 3 de la proposition de Directive disposait : « Les États membres veillent à qualifier d’infraction pénale toute atteinte intentionnelle à un droit de propriété intellectuelle commise à une échelle commerciale ». Cependant, la Commission a considéré que la proposition ne revêtait plus de caractère d’actualité et a décidé de retirer le projet le 18 septembre 2010. V. Retrait de la Proposition modifiée de Directive du Parlement et du Conseil relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, 26 avr. 2006, COM(2006) 168 final Ŕ 2005/0127 (COD), JOUE 18 sept. 2010, C 252/09. 1041 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 251, p. 323. V. Contra, Paris, 1er juin 2005, D. 2005, p. 2467, note J. PASSA ; RTD com. 2005, p. 715, J. AZÉMA. 1042 L’usage en droit français est envisagé à l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle. 1043 V. l’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95. 1044 Cf. infra n° 334. 207 Les hypothèses où l’usage de marque est contestable tel que la détention ou la substitution de produit ne devraient pas pouvoir être sanctionnées, tant par le juge civil que par le juge pénal. Les textes envisageant ces comportements devraient, soit demeurer inappliqués, soit être abrogés. 255. L’accord sur les ADPIC comme justification. À la lumière de la jurisprudence rendue en matière de droit de l’environnement1045, il apparaît que le droit pénal peut être influencé par la Directive 2008//95, avec pour éventuelle conséquence d’exclure du champ de la contrefaçon des comportements ne répondant pas aux prescriptions communautaires. Cette approche nous semble cependant devoir être nuancée. L’accord sur les APDIC donne une certaine liberté aux législateurs membres de l’Organisation mondiale du commerce. Selon l’article 61 de cet accord, « Les membres pourront prévoir des procédures pénales et des peines applicables aux autres actes portant atteinte à des droits de propriété intellectuelle, en particulier lorsqu’ils sont commis délibérément et à une échelle commerciale ». Les États signataires de l’accord ADPIC seraient en mesure de prévoir d’autres actes que ceux prévus par l’accord. S’il est démontré que les actes visés par les articles L. 716-9 et L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle portent atteinte au droit de marque, ces articles se trouveraient légitimés par la rédaction accueillante de l’article 61 de l’accord sur les ADPIC. Les membres de l’Organisation mondiale du commerce seraient donc libres de prévoir des incriminations pour des actes, et non pas des usages, portant atteinte au droit de marque, et cela même si l’acte n’est pas commis de manière intentionnelle et à une échelle commerciale. La rédaction de ce texte permettrait de justifier les incriminations envisagées par le volet pénal de la contrefaçon. 256. Après avoir envisagé, les problèmes que pouvait susciter la rédaction des textes français, il est important d’envisager plus en détail les actes susceptibles d’être sanctionnés au titre de la contrefaçon sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours au risque de confusion. 1045 CJCE, 13 sept. 2005, aff. C-176/03, Commission c/ Conseil, Rec. 2005, p. I-7879. 208 ii. Les usages sanctionnés en droit français 257. Les actes susceptibles de constituer une contrefaçon au sens du droit français. Comme nous l’avons observé précédemment, la Directive marque envisage de manière générale en son article 5, paragraphe 1, les actes susceptibles de porter atteinte aux droits du titulaire de la marque sous la formule « usage dans la vie des affaires ». L’article 5, paragraphe 3 envisage quant à lui de manière non exhaustive des comportements susceptibles d’être contrefaisants1046. Le droit français n’a pas repris le modèle communautaire, l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle1047 (α) et les articles L. 716-9 et L. 716-10 du même Code1048 (β) dressant une liste des actes pouvant être qualifiés de contrefaçon. α. Les usages visés par le volet civil de la contrefaçon 258. Le contenu de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle. L’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que sont interdits, sauf autorisation du propriétaire : « a) La reproduction, l'usage ou l'apposition d'une marque, même avec l'adjonction de mots tels que : "formule, façon, système, imitation, genre, méthode", ainsi que l'usage d'une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l'enregistrement ; b) La suppression ou la modification d'une marque régulièrement apposée ». Il convient d’envisager successivement les différents comportements visés par ce texte. 1046 L’article 5, paragraphe 3 vise ainsi l’apposition du signe sur le produit ou sur leur conditionnement, l’offre de produits dans le commerce, la détention à ces fins, l’importation ou l’exportation des produits marqués ou l’utilisation du signe dans les papiers d’affaires et la publicité. 1047 Art. L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle: « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, même avec l’adjoncton de mots tels que : « formule, façon, système, imitation, genre, méthode, » ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement ; b) La suppression ou la modification d’une marque régulièrement apposée ». 1048 L’article L. 716-9 du Code de la propriété intellectuelle envisage les hypothèses de vente, fourniture, d’offre à la vente ou de location de marchandises présentées sous une marque contrefaite. Sont également érigées en délit, l’importation et l’exportation de marchandises contrefaisantes ainsi que la production industrielle des marchandises présentées sous une marque contrefaisante. L’article L. 716-10 vise, outre les hypothèses de l’article L. 713-2, l’offre à la vente et la vente de marchandises présentées sous une marque contrefaisante, la détention sans motif légitime, l’importation, l’exportation de marchandises présentées sous une marque contrefaisante, et la substitution de produit. 209 259. La reproduction de la marque à l’identique comme usage de marque1049. Le premier des usages visés par l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle est la reproduction de la marque. Il est étrange de constater que la reproduction ne soit pas visée à l’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 comme étant un usage pouvant être interdit par le titulaire. Cette absence résulte sans doute du fait que la reproduction est incontestablement un usage au sens du paragraphe 1 de l’article 5. D’ailleurs, comme le relève Monsieur CANLORBE les juges qualifient indifféremment « le même fait au titre de l’usage ou de la reproduction »1050 lorsque la même personne est à l’origine de la reproduction et de son usage auprès du public. En tout état de cause, la Cour de justice, qui a déjà eu l’occasion de se prononcer sur des hypothèses de reproduction, n’a pas contesté le fait qu’une reproduction puisse être qualifiée d’usage1051. 260. La signification de la reproduction. Pour certains auteurs du dix-neuvième siècle, la reproduction constituait l’essence même de la contrefaçon, la contrefaçon étant perçue comme « en quelque sorte la fabrication même de la marque contrefaite »1052 et cela en dehors de tout emploi. La reproduction « consiste à confectionner ou reproduire la marque à 1049 V. sur cette question, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1638, p. 951 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 255, p. 327 ; P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 323 ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2237 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1548, p. 850 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4 e éd., 2007, n° 574, p. 249 ; S. DURRANDE, Contrefaçon de marque Ŕ Reproduction et imitation de marque, J.-Cl. Marque Ŕ Dessins et modèles, fasc. 7511, 2008, n° 23 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 256, p. 238. 1050 J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 52, p. 72. V. pour des exemples dans la jurisprudence, Paris, 20 nov. 1979, Ann. propr. ind. 1980, p. 185 ; Paris, 9 oct. 1965, RIPIA 1966, n° 65, p. 99. Dans la première espèce, le dépôt d’une marque reproduite est sanctionné au titre de la reproduction tandis que dans la seconde espèce il l’est au titre de l’usage. V. également, Paris, 11 déc. 1986, Ann. propr. ind. 1987, p. 182 ; Paris, 24 nov. 1984, Ann. propr. ind. 1984, p. 197. Dans ces espèces il s’agissait de l’utilisation d’une marque à titre d’enseigne, de nom commercial ou de dénomination sociale. Dans la première espèce, c’est le fondement de la reproduction qui a été retenu tandis que dans la seconde il s’agissait du délit d’usage. 1051 CJCE, 20 mars 2003, aff. C-291/00, LTJ Diffusion, Rec. I-2799, pt. 42 ; PIBD 2003, n° 771, III, p. 441 ; Propr. intell. 2003, n° 7, p. 203, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 115, obs. G. BONET ; Comm. com. élect. 2003, n° 5, comm. n°47, obs. C. CARON ; D. 2003, p. 2685, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2003, p. 501, obs. J. AZÉMA et J.-C. GALLOUX ; JCPE 2004, 1547, n° 18, obs. G. PARLÉANI ; RLDA 2003/6, n° 3829, obs. S. ROUAULT ; T. LANCRENON, De l’art sémantique en matière de contrefaçon de marque, Propr. ind. 2003, n° 7-8, chron. n° 14 ; C. VILMART, L’imitation partielle à l’identique d’une marque est-elle sanctionnable au regard de l’article L. 713-2 ou de l’article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle ?, Propr. ind. 2003, n° 5, chron. n° 8. Les juges ont ainsi affirmé qu’ « en l’espèce au principal, l’usage de la marque de Sadas a bien eu lieu dans la vie des affaires pour des produits identiques à ceux pour lesquels la marque de LTJ Diffusion a été enregistrée », pt. 24. 1052 E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 256, p. 238. 210 l’identique»1053 pour désigner des produits et des services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement1054. Pour la Cour de justice, il y a reproduction à l’identique d’un signe lorsque le tiers « reproduit, sans modification, ni ajout, tous les éléments constituant la marque ou lorsque, considéré dans son ensemble, il recèle des différences si insignifiantes qu’elles peuvent passer inapercues aux yeux d’un consommateur moyen »1055. Dans le cas contraire, il ne s’agit pas d’une reproduction servile de la marque, mais d’une imitation. La reproduction peut prendre différentes formes : « apposition sur des produits, naturellement, ou sur des supports promotionnels, ou commerciaux de façon plus générale (…), ou même fabrication du matériel servant à cette apposition si elle implique déjà une reproduction du signe »1056. Il est en outre indifférent que la reproduction ait été suivie d’un usage effectif dans le commerce1057, le fait que cette « destination soit simplement possible »1058 suffit à qualifier la reproduction de contrefaçon. Si cette approche semble parfaitement conforme à la nature du droit de marque et à la fonction d’exclusivité lui afférent, elle devrait sans doute être nuancée au regard de la jurisprudence communautaire relative aux fonctions de la marque1059. 261. L’usage de la marque au sens de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intelectuelle1060. L’usage de la marque visé dans le Code de la propriété intellectuelle peut se 1053 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1640, p. 952. V. par exemple Paris, 15 déc. 1999, PIBD 2000, n° 695, III, p. 167 ; Paris, 3 mars 1999, n° 677, III, p. 243 ; Cass. com. 2 juill. 2002, PIBD 2003, n° 755, III, p. 18. 1055 CJCE, 20 mars 2003, aff. C-291/00, LTJ Diffusion, Rec. I-2799. 1056 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 255, p. 327. 1057 V. Cass. com., 23 nov. 1993, PIBD 1994, n° 561, III, p. 115. Pour la Cour de cassation, « la contrefaçon résulte de la reproduction des éléments caractéristiques d’un signe protégé au titre de la marque, quelle que soit l’utilisation qui en est faite ». V. également, Cass. com., 26 nov. 2003, PIBD 2004, n° 780, III, p. 98. Dans cette affaire, la Cour de cassation affirme que « l’arrêt retient à bon droit que le dépôt de la marque seconde constitue un acte d’usage non autorisé de marque première, et par là-même un acte de contrefaçon par usage non autorisé ». Cette vision des choses n’a pas été suivie dans un jugement du 27 juin 2007 du TGI de Paris qui a considéré au contraire au titre du dépôt d’une marque communautaire que « le simple dépôt d’une demande n’est pas susceptible de constituer un acte de contrefaçon faute de constituer un usage dans la vie des affaires opposable aux tiers en application de l’article 9-3° du règlement précité ». TGI Paris, 27 juin 2007, PIBD 2007, n° 860, III, p. 616. 1058 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 324. V. également, P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 85, p. 379. 1059 Cf. supra n° 221 1060 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1654, p. 964 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 257, p. 331 ; P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., 1994, p. 326 ; J. AZÉMA , Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2262 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1553, p. 854 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 578, p. 252 ; F. BONET, Contrefaçon de marque Ŕ Usage illicite de marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, fasc. 7513, 1998 ; J. CANLORBE, Contrefaçon de 1054 211 définir comme l’utilisation du « signe pour désigner, directement ou indirectement, sous quelque forme que ce soit, des produits ou services dans les rapports avec la clientèle, c'est-àdire au-delà de la sphère privée ou interne de l’entreprise »1061. Initialement, dans la loi de 18571062, l’usage était considéré comme contrefaisant uniquement dans l’hypothèse où la marque était elle-même reproduite ou imitée. La loi de 19641063 semblait moins précise sur ce point laissant place à un débat doctrinal1064 et à des incohérences jurisprudentielles1065. Malgré quelques réticences1066, il semble que le débat ne soit plus d’actualité depuis l’adoption de la loi de 1991. La rédaction de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle ne laisse aucune place au doute : l’usage visé est tant celui d’une marque authentique que celui d’une marque reproduite1067. 262. L’usage d’une marque contrefaite. L’usage qui peut être fait d’une marque illicitement reproduite peut prendre de multiples formes. L’utilisation purement verbale, sans apposition matérielle sur le produit ou le service, peut ainsi faire l’objet d’une contrefaçon1068. La marque. Ŕ Usage illicite de marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7513, 2010 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 86, p. 385. 1061 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., 2009, n° 257, p. 331. V. également P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, op. cit., p. 616. Cet auteur définit l’usage comme « tout emploi public de la marque pour désigner les objets qu’elle couvre ». 1062 Loi du 23 juin 1857 sur les marques de fabrique et de commerce. 1063 Loi n° 64-1360 du 31 déc. 1964 sur les marques de fabrique, de commerce ou de service. 1064 De nombreux auteurs considèraient que l’usage prévu par l’article 422-2 du Code pénal ne pouvait viser que l’usage d’une marque contrefaite. V. obs. A. CHAVANNE & J. AZÉMA sous Cass. crim., 25 mai 1977, RTD com. 1977, p. 316 ; A. CHAVANNE, Le délit d’usage de marque et son évolution, in Mélanges dédiés à P. MATHÉLY, Litec, 1990, p. 101. Pour défendre l’idée selon laquelle l’usage ne peut être que celui d’une marque contrefaisante, l’éminent Professeur renvoie aux débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi de 1964. Il note ainsi que le Président PALEWSKI s’était exprimé en ce sens : « ce qu’il importe de réprimer c’est l’usage d’une marque contrefaite », p. 102. En outre, il affirme que le principe d’interprétation stricte du texte pénal doit conduire à considérer l’usage de l’article 422-2 du Code pénal comme étant celui d’une marque contrefaite. V. également A. CHAVANNE, Les conditions de la contrefaçon de marque, in Aspects actuels de la contrefaçon, Travaux de la 3e rencontre de la propriété intellectuelle, Lyon - 1974, Litec, CEIPI, t. 16, 1975, p. 47. D’autres auteurs soutenaient au contraire que devait être faite une interprétation large du délit d’usage. P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 617. 1065 Certaines décisions ont interprété largement le délit d’usage. V. Cass. crim., 25 mai 1977, RTD com. 1977, p. 316, obs. A. CHAVANNE et J. AZÉMA Les auteurs notent que dans cette affaire, la Chambre criminelle retient que le délit d’usage prévu par l’article 422-2 du Code pénal « n’exige pas pour être établi, une contrefaçon préalable ». D’autres décisions, au contraire, ont préféré une interprétation stricte. V. Douai, 6 nov. 1973, PIBD 1974, n°117, III, p. 18 ; Cass. crim., 18 avr. 1988, PIBD 1988, n° 445, III, p. 559. 1066 V. ainsi, A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5 ème éd., 1998, n° 1224, p. 730. Ces auteurs affirment que « Bien que la doctrine dominante soit d’un avis contraire, nous pensons que les délits d’usage impliquent la contrefaçon par reproduction ou l’imitation antérieure ». 1067 V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 271, p. 360 ; Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 5, p. 4. 1068 V. ainsi l’exemple d’un usage verbal dans le cadre de tractations commerciales, CJCE, 14 mai 2002, aff. C2/00, Hölterhoff, Rec. 2002, p. I-4187 ; D. 2002, p. 3137, note J. PASSA ; Propr. intell. 2002, n° 5, p. 93, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 104, obs. G. BONET ; PIBD 2002, n° 752, III, p. 505. V. également, CJCE, ord., 19 févr. 2009, aff. C-62/08, UDV North America, Rec. 2009, p. I-1279: « il est clair que l’usage en cause au principal est fait pour des produits dès lors que, même s’il ne s’agit pas d’un cas d’apposition d’un signe identique à une 212 contrefaçon peut également être constituée par l’utilisation de la marque sur internet, tel que dans le cadre d’une utilisation à titre de nom de domaine1069, de meta-tag1070 ou sur un site1071. Il peut également être interdit d’utiliser le signe dans des papiers d’affaires1072 ou dans des publicités1073. La vente ou l’offre en vente de produits et l’offre de fourniture de services désignés par une marque illicitement reproduite doivent également être sanctionnées au titre de l’usage1074. Il s’agit là de comportements expressément visés par le volet pénal de la contrefaçon1075. marque enregistrée sur les produits du tiers, il y a usage « pour des produits ou des services » », pt. 47. V. également, Paris, 30 avr. 1987, Ann. propr. ind. 1988, p. 246 ; Paris, 7 févr. 1996, JCPE 1996, I, 567, n° 6, obs. J.-J. BURST ; Paris, 23 janv. 1985, Ann. propr. ind. 1986, p. 47. 1069 L’usage du signe comme nom de domaine sera contrefaisant dès lors que le site désigné par le nom de domaine est relatif à une activité ayant pour objet des produits ou services identiques ou similaires à ceux compris dans l’enregistrement de la marque. V. ainsi, Paris, 19 oct. 2005, D. 2006, p. 221, note C. MANARA ; Cass. com., 7 juin 2006, PIBD 2006, n° 840, III, p. 732 ; Cass. com., 14 nov. 2006, Bull. civ. IV, n° 221 ; Cass. com., 13 déc. 2005, Locatour, Bull. civ. IV, n° 254 ; PIBD 2006, n° 824, III, p. 149 ; JCPE 2006, 1234, note C. CARON ; Propr. intell. 2006, n° 19, chron. A. BOUVEL, p. 128. 1070 Paris, 19 sept. 2003, PIBD 2004, n° 781, III, p. 137 ; Paris, 4e ch. A, 12 oct. 2005, Propr. ind. 2006, n° 7, comm. n° 54, obs. P. TRÉFIGNY ; TGI Paris, 29 oct. 2002, Propr. ind. 2003, comm. 10, obs. P. TRÉFIGNY ; TGI Paris, 30 nov. 2004, PIBD 2005, n° 803, III, p. 150. V. cependant l’usage considéré comme non contrefaisant du titulaire d’un moteur de recherche dans le cadre d’une opération de référencement, CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I-02417 ; Propr. ind. 2010, n°5, comm. n° 31, obs. P. TRÉFIGNY ŔGOY ; Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 38, note A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Comm. com. élect. 2010, n° 7, comm. n° 70, note C. CARON ; Legipresse 2010, n° 274, p. 166, note C. MARÉCHAL ; RLDA 2010, n° 50, p. 23 ; JCPG 2010, n° 23, 642, note L. MARINO ; G. BONET, Publicité sur internet et référencement selon la Cour de justice : contrefaçon de marque ou directive n° 2000/31/CE, Comm. com. élect. 2010, n° 6, étude n° 12 ; F. GLAIZE & B. PAUTROT, Marques et liens publicitaires : le premier arrêt de la CJUE, RLDI 2010, n° 60, p. 63 ; C. ROQUILLY, « Google it » ou la confrontation d’une stratégie d’innovation et d’un business model avec le droit de la propriété intellectuelle, Gaz. pal. 2010, 19 juin, n° 170, p. 7 ; C. CASTETS-RENARD, Système Adwords : Google n’est ni un contrefacteur ni complice d’actes de contrefaçon, RLDI 2010, n° 61, p. 9 ; M. SCHAFFNER & L. SAUTTER, AdWords : La Cour de justice se prononce en faveur de Google, JCPE 2010, n° 13, act . 186 ; CJUE, 25 mars 2010, aff. C-278/08, BergSpechte, Rec. 2010, p. I-02517 ; Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 39, note A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Comm. com. élect. 2010, n° 7, comm. n° 70, note C. CARON ; G. BONET, Publicité sur internet et référencement selon la Cour de justice : contrefaçon de marque ou directive n° 2000/31/CE, Comm. com. élect. 2010, n° 6, étude n° 12 ; F. POLLAUDDULIAN, L’emploi des marques d’autrui dans un système de référencement commercial sur internet, Propr. intell. 2010, n° 36, p. 823 1071 Paris, 8 sept. 2004, PIBD 2004, n° 797, III, p. 657. 1072 CJCE, ord., 19 févr. 2009, aff. C-62/08, UDV North America, Rec. 2009, p. I-1279, pt. 34. V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 259, p. 332. 1073 En cas de publicité comparative, l’acte d’usage de marque constituera une contrefaçon s’il ne respecte pas les conditions fixées par le Code de la consommation. V. pour des exemples de condamnations, Versailles, 15 nov. 2001, RJDA 2002, n° 5, n° 569, p. 511 ; Paris, 22 juin 2005, JurisData n° 2005-275865. 1074 V. P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 326 1075 L’article L. 716-10, b) du Code de la propriété intellectuelle prévoit qu’est une contrefaçon le fait : « D’offrir à la vente ou de vendre des marchandises présentées sous une marque « contrefaisante » ». Depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, aucun élément intentionnel n’est requis pour que la contrefaçon soit constituée dans cette hypothèse. En outre, il semble que cette disposition permette de sanctionner également le particulier qui vend ou offre à la vente à l’unité un produit contrefaisant. Se pose néanmoins la question de la compatibilité de cette disposition, qui prévoit donc de sanctionner un usage hors de la vie des affaires, avec la Directive marque qui envisage uniquement l’interdiction de l’usage du signe dans la vie des affaires. 213 Au titre de l’usage visé par l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, il est également possible d’interdire des actes d’importation et d’exportation1076. La Cour de justice a précisé le sens de l’importation dans son arrêt Class International1077. Ainsi, une importation, au sens de la Directive marque, « à laquelle le titulaire de la marque peut s’opposer en tant qu’elle implique un « usage de la marque dans la vie des affaires » (…) suppose (…) une introduction des produits dans la Communauté aux fins d’une mise dans le commerce dans celle-ci »1078. Outre la question de l’importation, la jurisprudence a également eu l’occasion de se prononcer sur la délicate question du transit1079. Au regard des derniers avancements de la jurisprudence communautaire1080, il apparaît que le transit externe de marchandises non communautaires en provenance d’un État tiers et à destination d’un autre État tiers ou d’un État membre ne peut constituer une contrefaçon du fait que le transit ne constitue pas une importation1081. La même 1076 Comme le souligne Madame DURRANDE, la définition donnée à l’importation et à l’exportation implique que « les marchandises franchissent physiquement la frontière quelle qu’en soit la cause, soit pour rentrer sur le territoire douanier de la Communauté, soit pour en sortir », S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, fasc. 7517, 2009, n° 39. V. Règl. (CE) n° 450/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 23 avr. 2008 établissant le code des douanes communautaires (code des douanes modernisé). Il s’agit là d’une solution classique dès lors que la règle de l’épuisement des droits ne trouve pas à s’appliquer. V. ainsi, Chambery, 7 nov. 2006, JurisData n° 2006-317556 ; Grenoble, 16 oct. 2006, JurisData n° 2006-322025; TGI Bobigny, 22 oct. 2002, JurisData n° 2002-202543; Versailles, 6 sept. 2001, JurisData n° 2001-163337. Il convient de préciser que l’importation sera qualifiée de contrefaçon uniquement dans l’hypothèse où les produits en cause doivent être commercialisés dans la Communauté. CJCE, 18 oct. 2005, aff. C-405/03, Class International, Rec. 2005, p. I-8735; Propr. intell. 2006, n° 18, p. 75, obs. Bonet G. 1077 CJCE, 18 oct. 2005, aff. C-405/03, Class International, Rec. 2005, p. I-8735; Propr. intell. 2006, n° 18, p. 75, obs. G. BONET. 1078 CJCE, 18 oct. 2005, aff. C-405/03, Class International, Rec. 2005, p. I-8735, pt. 34. 1079 Le transit « s’analyse comme un transport de marchandises », S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 45. L’importation peut se définir comme le franchissement physique d’une frontière. De ce fait, dès lors que le transit implique un franchissement de frontière il peut être considéré comme étant une importation. V. les importants développements du Professeur PASSA sur la question, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 267, p. 345 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 263, p. 350. V. également, V. SCORDAMAGLIA, La fonction du droit de marque : épuisement, transit, Propr. ind. 2010, n° 10, Dossier, Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle, n° 6. 1080 Avant l’intervention de la Cour de justice sur ce point, les tribunaux francais avaient pour habitude de retenir que la seule introduction physique sur le territoire national de marchandises contrefaisantes constituait une contrefaçon. V. notamment, Cass. crim., 7 oct. 1985, RIPIA 1986, p. 57 ; Cass. crim., 26 avr. 1990, Bull. crim. 1990, n° 160; D. 1990, IR p. 176; Paris, 28 nov. 2001, PIBD 2002, n° 741, III, p. 212 ; D. 2003, somm. com. 127, obs. S. DURRANDE. La doctrine française semblait cependant partagée sur ce point. En effet, certains auteurs n’hésitaient pas à affirmer qu’ils ne voyaient pas dans le transit un acte susceptible d’être sanctionné au titre de la contrefaçon eu égard à son caractère passager. V. à propos du brevet, A. C HAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5e éd., 1998, n° 432, p. 260. 1081 Le transit fait l’objet d’une fiction juridique. En effet, les marchandises provenant d’un Etat tiers peuvent circuler d’un point à l’autre du territoire douanier de la Communauté sans pour autant être « soumises aux droits à l’importation et aux autres impositions ni aux mesures de politique commerciale » (art. 144 Règl. (CE) n° 450/2008 du Parlement Européen et du Conseil du 23 avr. 2008 établissant le code des douanes communautaires (code des douanes modernisé). La Cour de justice s’est prononcée sur ce sujet dans l’affaire Polo/Lauren du 6 avril 2000 : « le transit externe de marchandises non communautaires n'est pas une activité étrangère au marché intérieur. Il repose, en effet, sur une fiction juridique. Les marchandises placées sous ce régime ne sont soumises ni aux droits à l'importation correspondants ni aux autres mesures de politique commerciale, comme si elles 214 solution semble s’appliquer dans l’hypothèse de transit interne de marchandises communautaires1082. Cette approche de la Cour de justice s’est vue confirmée par la Cour de cassation qui a souligné que « l’opération de transit de par sa nature, ne constitue pas une mise sur le marché, laquelle consiste en une offre de vente suivie d’effet »1083. Néanmoins, le titulaire de la marque conserve la faculté de faire valoir ses droits dans l’hypothèse où ces marchandises feraient l’objet « alors qu’elles sont placées sous ce régime douanier, d’un acte juridique tel qu’une vente ou une offre à la vente, impliquant leur mise dans le commerce dans l’État membre de transit »1084. Enfin, l’utilisation du signe dans le cadre d’une dénomination sociale, d’un nom commercial ou d’une enseigne1085 est également considéré comme un usage au sens de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle dès lors que l’usage se fait dans la même spécialité1086. n'avaient pas accédé au territoire communautaire. En réalité, elles sont importées d'un pays tiers et parcourent un ou plusieurs États membres avant d'être exportées vers un autre pays tiers », CJCE, 6 avr. 2000, aff. C383/98, Polo/Lauren, Rec. 2000, p. I-2519, pt. 24. V. notamment, CJCE, 18 oct. 2005, aff. C-405/03, Class International, Rec. 2005, p. I-8735; Propr. intell. 2006, n° 18, p. 75, obs. G. BONET ; CJCE, 9 nov. 2006, aff. C281/05, Montex Holding, Rec. p. I-10881, Propr. ind. 2007, n° 1, comm. n° 2, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; PIBD 2007, n° 843, III, p. 6. 1082 CJCE, 26 sept. 2000, aff. C-23/99, Commission c/ France, RTDE 2002, p. 375, obs. G. BONET ; CJCE, 23 oct. 2003, aff. 115/02, Rioglass et Transremar, Rec. 2003, p. I-12705 ; RTDE 2004, p. 133, obs. G. BONET. 1083 Cass. com., 7 juin 2006, n° 04-12.274; PIBD 2006, n° 837, III, p. 611. 1084 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 47. L’auteur continue et souligne que le « simple » risque que les marchandises en transit fassent l’objet d’une commercialisation dans l’État membre où la marque est protégée n’est pas suffisant pour que le transit soit dès lors qualifié de contrefaçon. Le titulaire de la marque doit apporter la preuve que le risque « est réel et effectif », n° 47. 1085 Cass. com., 7 juill. 2004, PIBD 2004, n° 794, III, p. 54 ; Cass. com., 13 déc. 1965, Ann. propr. ind. 1966, p. 38 ; Cass. com., 22 mars. 1971, Ann. propr. ind. 1971, p. 173 ; Cass. com., 8 déc. 1975, Ann. propr. ind. 1978, p. 44. 1086 V. cependant, CJCE, 21 nov. 2002, aff. C-23/01, Robelco, Rec. 2002, p. I-10913 ; RJDA 2003, n° 3, n° 332 et obs. J. PASSA, in L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, chron., p. 195 ; Propr. intell. 2003, n° 9, p. 415, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 119, obs. G. BONET ; CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Bush, Rec. 2004, p. I-10989; Propr. ind. 2005, n° 1, comm. n° 3, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2005, n° 15, p. 189, obs. G. BONET ; CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I7041; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA ; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDT-SZALEWSKI ; Propr. ind. 2007, n° 11, comm. n° 86, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2008, n° 26, p. 142, obs. G. BONET. Dans ces différentes décisions, la Cour de justice a considéré que les signes distinctifs traditionnels ne pouvaient être envisagés comme identifiant des produits ou des services. Dans l’arrêt Céline, la Cour de justice affirme ainsi qu’« une dénomination sociale, un nom commercial ou une enseigne n’a pas, en soi, pour finalité de distinguer des produits ou des services (…). Dès lors, lorsque l’usage d’une dénomination sociale, d’un nom commercial ou d’une enseigne se limite à identifier une société ou à signaler un fonds de commerce, il ne saurait être considéré comme étant fait « pour des produits ou des services », au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la directive », pt. 21. Elle considère néanmoins qu’un usage à titre de marque pourrait avoir lieu « au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la directive lorsqu’un tiers appose le signe constituant sa dénomination sociale, son nom commercial ou son enseigne sur les produits qu’elle commercialise », pt. 22. Elle ajoute également que « même en l’absence d’apposition, il y a usage « pour des produits ou des services » au sens de ladite disposition lorsque le tiers utilise ledit signe de telle façon qu’il s’établit un lien entre le signe constituant la dénomination sociale, le nom commercial ou l’enseigne du tiers et les produits commercialisés ou les services fournis par le tiers », pt. 23. La Cour de justice invite donc les juridictions de renvoi à vérifier si l’usage litigieux du signe constitue un usage « pour les produits » au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la directive et que l’usage constitue une atteinte aux fonctions de la marque. La jurisprudence de la Cour de justice est sur ce point surprenante. En effet, « un signe doit être considéré comme désignant des produits ou services même lorsqu’il 215 263. L’usage illicite d’une marque authentique1087. Comme le précise implicitement l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, l’usage illicite d’une marque authentique peut également constituer une contrefaçon. Un tel usage implique que la volonté du titulaire quant à la commercialisation des produits et services n’ait pas été respectée ou que la marque ait été « dissociée des produits ou services qu’elle avait pourtant vocation à désigner »1088. Bien que l’usage concerne celui d’une marque authentique, il n’en constitue pas moins une atteinte à la fonction d’exclusivité. Il est, notamment, fait échec « au pouvoir du titulaire du droit de décider de la mise en circulation des produits et services pour la désignation desquels la marque bénéficie d’une réservation exclusive »1089. n’exerce cette fonction qu’indirectement » dans la mesure où, lorsqu’ils sont utilisés au contact de la clientèle, « ils ont, sinon pour objet, du moins pour effet de désigner les produits ou services constituant l’objet de l’activité exercée par leur exploitant », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 243, p. p. 305. Envisager les signes distinctifs traditionnels ainsi n’est guère contestable. Plusieurs indices permettent en effet d’abonder en ce sens. Ils sont, à l’instar de la marque, soumis au principe de spécialité. V. sur cette question, A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, n° 24, 2004. Le fait d’appliquer le principe de spécialité à ces signes démontre qu’ils ont une relation, certes moins directe et moins forte que la marque, avec des produits ou des services et donc qu’il est impératif d’apprécier la spécialité à la lueur des produits ou services. En outre reconnaître que ces signes peuvent constituer des antériorités opposables démontre a fortiori qu’ils désignent des produits ou des services. Si une marque peut être antériorisée par un signe distinctif traditionnel, le contraire doit également être possible. Le signe distinctif traditionnel « peut, pour la même raison, porter atteinte au droit détenu par le titulaire d’une marque antérieure, même s’il n’est pas apposé sur des produits », J. PASSA, op. cit., n° 243, p. 305. La jurisprudence française, très protectrice à l’égard du titulaire de la marque, est abondante en la matière. V. Cass. com., 7 juill. 2004, PIBD 2004, n° 794, III, p. 554 ; Cass. com., 12 juill. 2005, PIBD 2005, n° 816, III, p. 585 ; Paris, 22 oct. 1999, PIBD 2000, n° 690, III, p. 44; Paris, 15 déc. 1999, PIBD 2000, n° 695, III, p. 167; à propos du nom commercial et de l’enseigne, Cass. com., 25 avr. 2001, PIBD 2001, n° 731, III, p. 593 ; RJDA 2001, n° 11, n° 1159 ; Paris, 27 avr. 2001, PIBD 2001, n° 732, III, p. 633 ; à propos du nom de domaine, Cass. com., 13 déc. 2005, PIBD 2006, n° 824, III, p. 149 ; JCPE 2006, 1234, note C. CARON ; Propr. intell. 2006, n° 19, chron. A. BOUVEL, p. 128 ; Cass. com., 20 févr. 2007, pourvoi n° 05-11089 ; Versailles, 27 févr. 2003, PIBD 2003, n° 763, III, p. 245. Enfin, la Directive n’apporte aucune précision à son article 5, paragraphe 1 quant au signe utilisé, d’où l’intérêt d’avoir une interprétation du texte favorable au titulaire de la marque. Comme l’affirme Monsieur BOUVEL, les dispositions françaises relatives à la contrefaçon ne précisent pas non plus la nature des signes postérieurs contrefaisants. Il faut donc admettre que ces textes visent les signes qui désignent des produits ou des services de manière indirecte : « Cela ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute. Admettre le contraire serait absurde ; il suffirait alors de s’abstenir de déposer le signe postérieur à titre de marque pour échapper à l’action en contrefaçon », A. BOUVEL, op. cit., n°326, p. 170. L’auteur ajoute également un commentaire sur la rédaction de l’article 5 de la Directive. Il considère ainsi que la rédaction de cet article est « on peut plus claire sur ce point ». L’usage du terme « signe » dans l’article 5 n’est pas anodin et doit permettre d’envisager les situations de reproduction de la marque par des signes distinctifs tels que la dénomination sociale, le nom commercial et l’enseigne. 1087 V. sur cette question, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 330 ; F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1656, p. 965 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 271, p. 360 ; J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1558, p. 858 ; H. BONNARD, La contrefaçon de marque, Litec, 2008, n° 215, p. 161 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 580, p. 253 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, 2007, t. 31, n° 39, p. 55 ; Contrefaçon de marque. Ŕ Usage illicite de marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7513, 2010 ; F. BONET, Contrefaçon de marque Ŕ Usage illicite de marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7513, 1998 ; 1088 H. BONNARD, La contrefaçon de marque, op. cit., n° 215, p. 161. 1089 H. BONNARD, op. cit., n° 215, p. 161. 216 L’usage illicite d’une marque authentique peut revêtir différentes formes. L’importation de produits authentiques peut constituer une contrefaçon dès lors que la commercialisation en France des produits, licitement mis en circulation dans un pays n’appartenant pas à l’Espace économique européen1090, n’a pas été autorisée par le titulaire1091. L’usage illicite d’une marque authentique peut également résulter de la distribution hors réseau du produit. La question a fait l’objet d’une abondante et fluctuante jurisprudence1092. Si à la lueur des avancées communautaires, le distributeur parallèle doit pouvoir profiter de la règle de l’épuisement des droits1093, du fait que les produits vendus ont été mis en circulation dans l’Espace économique européen avec le consentement du titulaire de la marque, il peut néanmoins être sanctionné si le titulaire de la marque justifie de motifs légitimes1094. En outre, l’usage illicite peut également résulter de la violation du contrat de licence de la part du licencié. Ce dernier doit être sanctionné au titre de la contrefaçon s’il n’a pas respecté la durée du contrat, la forme couverte par l’enregistrement sous laquelle la marque peut être utilisée, la nature des produits ou des services pour lesquels la licence est octroyée, le territoire sur lequel la marque peut être apposée ou la qualité des produits fabriqués ou des services fournis par le licencié1095. En sus de ces usages commerciaux, l’usage illicite peut également résulter d’usages à caractère promotionnel. Classiquement, l’usage promotionnel de la marque aux fins de 1090 Cf. infra n°295. En vertu de la règle de l’épuisement des droits, le titulaire ne peut empêcher la circulation des produits qu’il aura consenti à mettre sur le marché dans l’Espace économique européen. V. l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou dans l'Espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement ». 1091 Cass. com., 2 déc. 1997, D. 1998, p. 604 ; note E. AGOSTINI ; Paris, 8 oct. 1999, PIBD 2000, n° 691, III, p. 63 ; Versailles, 7 sept. 2000, PIBD 2000, n° 708, III, p. 565. 1092 V. sur cette question, J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 39, p. 45. V. ainsi la jurisprudence citée, Cass. crim., 24 févr. 1987, D. 1987, juris., p. 558, note G. PARLÉANI ; JCPE 1987, II, 15015, note E. ROSENFELD ; Ann. propr. ind. 1988, p. 125, note P. MATHÉLY ; D. 1989, somm. 198, obs. J.-J. BURST ; Cass. crim., 5 oct. 1987, D. 1988, Juris, p. 450, note J.-C. FOURGOUX ; Ann. propr. ind. 1988, p. 125, note P. MATHÉLY ; PIBD 1988, n° 445, III, p. 554 ; Cah. dr. entr. 1988/2, p. 39 et note Y. REBOUL, p. 35 ; D. 1989, somm. p. 198, obs. J.-J. BURST ; Cass. com., 13 déc. 1988, PIBD 1989, n° 456, III, p. 293 ; RDPI 1989, n° 22, p. 75; Ann. propr. ind. 1989, p. 3, note P. MATHÉLY ; Cass. com., 23 févr. 1993, RIPIA 1993, p. 47 ; RDPI 1993, n° 49, p. 81 ; D. 1994, juris., p. 318, note E. FORT-CARDON ; Ann. propr. ind. 1994, p. 44 ; Cass. crim., 16 juin 1993, RDPI 1993, n° 49, p. 81. 1093 Art. L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne « ou dans l’Espace économique européen » sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement ». 1094 V. Art. L. 713-4 alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle : « Toutefois, faculté reste alors ouverte au propriétaire de s'opposer à tout nouvel acte de commercialisation s'il justifie de motifs légitimes, tenant notamment à la modification ou à l'altération, ultérieurement intervenue, de l'état des produits ». 1095 V. l’article L. 714-1 du Code de la propriété intellectuelle. 217 promouvoir les produits marqués n’est pas considéré par la jurisprudence1096 comme étant une contrefaçon, et cela, nonobstant l’absence d’autorisation du titulaire. Cet usage promotionnel peut cependant être limité. Il doit être fait dans des conditions commerciales normales, le distributeur ne devant pas faire croire d’une façon ou d’une autre à l’existence d’un lien avec le titulaire1097. En outre, il paraît logique que l’utilisation de la marque soit faite uniquement dans le but de favoriser les produits marqués1098. À ce titre, le distributeur ne peut promouvoir les produits marqués à la condition qu’il détienne suffisamment de produits pour répondre à la demande de la clientèle1099. L’usage promotionnel doit également être limité à ce qui est nécessaire au distributeur pour l’exercice de son activité1100. L’usage qui peut être fait d’une marque dans une publicité ne doit pas non plus avoir pour conséquence de porter atteinte à la réputation de la marque1101. La pratique des marques d’appel1102 doit également être sanctionnée. C’est classiquement le cas, tant sur le terrain de la concurrence déloyale1103 que sur le terrain de la contrefaçon pour usage illicite de la marque1104. La pratique de la marque 1096 La jurisprudence française justifie cela par référence au principe de la liberté du commerce et de l’industrie. Les juges retiennent ainsi une autorisation tacite d’utiliser la marque dans de telles conditions. Cass. com., 27 oct. 1992, PIBD 1993, n° 539, III, p. 166 ; Cass. com., 1er mars 1994, RDPI 1994, n° 53, p. 57 ; Paris, 15 mai 1998, RTD com. 1998, p. 846, obs. J. AZÉMA. La jurisprudence communautaire raisonne quant à elle sur le terrain de la règle d’épuisement des droits. Les juges affirment ainsi en vertu de cette règle que le « revendeur a, outre la faculté de revendre ces produits, également celle d’employer la marque afin d’annoncer au public la commercialisation ultérieure des produits ». CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013, pt. 38 ; RTDE 1998, p. 595, obs. G. BONET ; PIBD 1998, n° 648, III, p. 105 ; D. aff. 1997, n° 43, p. 1427 ; D. 1998, juris., p. 587, note M.-C. BERGERES ; CJCE 23 févr. 1999, aff. C-63/97, Bayerische Motorenwerke AG (BMW) et BMW Nederland BV c/ Ronald Karel Deenik, Rec. 1999, p. I-905, pt. 48 ; PIBD 1999, n° 676, III, p. 221 ; RTDE 2000, p. 122, obs. G. BONET. La Cour de cassation semble s’être rangée derrière l’argumentation tirée de la règle d’épuisement des droits qui semble effectivement mieux convenir à la situation. V. Cass. com., 26 févr. 2008, PIBD 2008, n° 873, III, p. 281. 1097 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 277, p. 365. 1098 Cass. com., 9 févr. 1982, Bull. civ. IV, n° 56; Douai, 26 janv. 1998, RDPI 1998, n° 88, p. 29. 1099 TGI Paris, 19 août 1999, PIBD 2000, n° 692, III, p. 89. 1100 Paris, 8 sept. 2004, PIBD 2004, n° 797, III, p. 657 : Paris, 12 déc. 2007, PIBD 2008, n° 868, III, p. 113. 1101 CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013, pt. 43 ; RTDE 1998, p. 595, obs. G. BONET ; PIBD 1998, n° 648, III, p. 105 ; D. aff. 1997, n° 43, p. 1427 ; D. 1998, juris., pr. 587, note M.-C. BERGERÈS. Les juges ont ainsi précisé que le revendeur devait « s’efforcer d’éviter que la publicité n’affecte la valeur de la marque en portant préjudice à l’allure et à l’image de prestige des produits en cause ainsi qu’à la sensation de luxe qui émane de ceux-ci », pt. 45. 1102 Cette pratique consiste « pour un distributeur, à annoncer la vente de produits d’une marque –renommée ou prestigieuse, par hypothèse –alors qu’il ne dipose pas d’une quantité de ces produits lui permettant de répondre à la demande normale de la clientèle, le but étant d’attirer la clientèle pour finalement lui vendre, ou essayer de lui vendre, des produits d’autres marques », J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 141, p. 137. 1103 Cass. com., 19 mai 1998, PIBD 1998, n° 659, III, p. 408 ; Cass. com., 30 janv. 2001, Propr. intell. 2001, n° 1, p. 87, obs. J. PASSA. 1104 Cass. com., 9 févr. 1982, Bull. civ. IV, n° 56 ; Paris, 31 janv. 2003, Gaz. Pal. 2004, 28-29 avr., p. 32 ; CA Paris, 10 sept. 2008, PIBD 2008, n° 884, III, p. 638 ; 218 d’appel fut également sanctionnée sur le fondement du délit de publicité trompeuse 1105 prévu aux articles L. 121-1 et suivants du Code de la consommation1106. L’usage de la marque doit aussi être considéré comme illicite dans l’hypothèse où le détenteur du produit marqué organise un jeu afin de promouvoir son activité dans le cadre duquel il offre des produits marqués authentiques1107. Le titulaire de la marque peut dans une telle hypothèse s’opposer à l’usage qui peut être fait de sa marque1108. 264. La reproduction et l’usage avec adjonction de la mention « formule, façon, système ou genre »1109. L’article L. 713-2, a) du Code la propriété intellectuelle envisage l’hypothèse de la reproduction et de l’usage du signe avec adjonction de mots tels que « formule, façon, système, imitation, genre, méthode ». Cet usage « grossier »1110 de la marque par le tiers non autorisé permet d’informer les consommateurs que les produits ou services sont identiques à ceux couverts par la marque ou bien qu’ils présentent les mêmes caractéristiques que ces derniers, tout en précisant que la provenance n’est pas la même1111. Bien que la fonction d’identification ne soit pas atteinte, le tiers usurpateur prenant le soin d’éviter tout risque de confusion, cette pratique se doit d’être considérée comme illicite. Pour certains auteurs, cette pratique est rendue illicite, car elle « tend à tirer injustement profit de la réputation de la marque à laquelle il est fait référence »1112. Plus qu’une atteinte à la réputation, cet usage de la marque constitue sans aucun doute une atteinte à la fonction d’exclusivité. Il s’agit d’une reproduction ou de l’usage d’un signe identique, auquel l’on adjoint un terme comparatif, pour désigner des signes identiques. Il s’agit par conséquent d’une incontestable atteinte au droit de propriété. Que la marque soit réputée ou non, le tiers utilise le bien d’autrui à son profit. Il s’agit d’un véritable vol « d’usage »1113. 1105 Aujourd’hui remplacé par le délit des pratiques commerciales trompeuses. Cass. crim., 2 déc. 1980, Gaz. Pal. 1980, I, p. 355, obs. J.-C. FOURGOUX ; CA Lyon, 5 mai 1982, JCPG 1983, II, 19970, note J.-J. BIOLAY. 1107 V. sur cette question les importants développements du Professeur PASSA, J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 158, p. 151. 1108 Cass. com., 2 juill. 1996, PIBD 1996, n° 620, III, p. 563 ; RDPI 1996, n° 67, p. 57; D. aff. 1996, p. 1071; Ann. propr. ind. 1997, p. 164, note P. MATHÉLY. 1109 V. sur cette question, P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, op. cit., p. 634 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 270, p. 357 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1537, p. 842 ; H. BONNARD, La contrefaçon de marque, op. cit., n° 215, p. 161 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 62, p. 84 ; F. BONET, Contrefaçon de marque Ŕ Usage illicite de marque, préc. n° 44 et 45. 1110 F. BONET, préc., n° 44. 1111 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 270, p. 357. 1112 J. PASSA, op. cit., n° 270, p. 357. V. également, H. BONNARD, La contrefaçon de marque, op. cit., n° 207, p. 153. 1113 V. D. AUGER, Droit de propriété et droit pénal, PUAM, 2005, n° 35, p. 45. Le Droit romain sanctionnait le vol d’usage « qui était réalisé lorsque celui qui détenait régulièrement la chose d’autrui en usait sans droit, 1106 219 Les exemples de contrefaçon par adjonction d’un terme comparatif à la marque sont nombreux1114. Il est ainsi permis d’interdire à ce titre la pratique des tableaux de concordance1115 qui consiste justement « à vendre des produits sous un numéro, un code ou même une marque et à soumettre aux distributeurs ou aux clients potentiels des tableaux indiquant que tel produit ainsi identifié présente les mêmes caractéristiques (…) que les produits d’une marque, connue par hypothèse »1116. 265. L’apposition de la marque1117. L’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle vise l’hypothèse de la contrefaçon par apposition. L’apposition visée par le droit français doit être distinguée de l’apposition visée par l’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95. Au sens du droit communautaire, l’apposition consiste à faire figurer sur le produit lui-même ou sur son emballage une marque reproduite1118. Il s’agit donc simplement d’une reproduction. L’hypothèse visée par le texte français est celle de la marque authentique qui est « employée à la désignation d’objets, produits ou services, qui ne proviennent pas du titulaire de la marque »1119. L’apposition pourrait être définie comme l’utilisation sans autorisation d’un support « sur lequel la marque a déjà été reproduite par le titulaire lui-même ou avec son sachant agir contre le gré du propriétaire ». Cette notion fut rejetée par les rédacteurs du Code pénal de 1810. Le vol d’usage a néamoins fait sa réapparition dans la jurisprudence française par le biais des décisions relatives aux emprunts momentanés de véhicule (Cass. crim., 19 févr. 1959, D. 1959, juris, p. 331, note ROUJOU DE BOUBÉE ; JCPG 1959, II, 11178, note CHAMBON) et aux vols dits de photocopiage (Cass. crim., 24 oct. 1990, Bull. crim., n° 335). Ainsi, pour qu’il y ait vol d’usage, « il suffit d’usurper indûment une prérogative attachée au droit de propriété », D. AUGER, Droit de propriété et droit pénal, PUAM, 2005, n° 36, p. 46. En l’occurrence, en matière de tableau de concordance, l’auteur du tableau s’est arrogé l’une des prérogatives du titulaire de la marque consistant à pouvoir être le seul à promouvoir ses produits avec la marque. 1114 Paris, 1er juill. 1998, PIBD 1998, III, p. 486, contrefaçon avec adjonction des termes « Style » et « Coupe » ; Cass. com., 19 févr. 1991, PIBD 1991, III, p. 409, contrefaçon avec adjonction du terme « type » ; Cass. civ., 14 mars 1881, Ann. propr. ind. 1882, p. 183, adjonction de l’expression « selon la recette de » ; Cass. civ., 25 oct. 1911, Ann. propr. ind. 1912, p. 41, adjonction des termes « système » et « genre », Trib. civ. Seine, 5 nov. 1949, Ann. propr. ind. 1950, p. 42, note R. DUSOLIER, adjonction du terme « genre » ; 1115 Cass. com., 16 oct. 1985, pourvoi n° 83-17288, Bull. civ. IV, n° 243 ; Cass. com., 17 déc. 1985, pourvoi n° 84-11335, Bull. civ. IV, n° 300 ; Cass. com. 2 févr. 1988, pourvoi n° 86-15647, Bull. civ. IV, n° 59 ; Cass. crim., 20 déc. 1988, pourvoi n° 86-19278 ; Cass. com., 10 janv. 1989, pourvoi n° 87-14122 ; Cass. com., 5 févr. 1991, pourvoi n° 88-20121 ; Cass. com., 12 oct. 1993, pourvoi n° 91-10864, Bull. civ. IV, n° 338 ; Paris, 17 nov. 2009, JurisData n° 2009-016660 ; Cass. crim., 30 juin 2009, JurisData n° 2009-049272. V. pour une approche communautaire des tableaux de concordance, CJCE, 18 juin 2009, aff. C-487/07, L’Oréal e.a., Rec. 2009, p. I05185. 1116 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 270-1, p. 358. 1117 V. sur cette question, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 324 ; F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1651, p. 961 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 280, p. 369 ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2260 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz op. cit., n° 1552, p. 853 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 587, p. 255 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 87, p. 392 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 342, p. 322 ; S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. n° 7517, 2009, n° 17. 1118 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 17. 1119 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 325. 220 consentement (étiquette, conditionnement, présentoir…), pour la diffusion ou la promotion de produits ou services (…) ne provenant pas du titulaire ou du tiers autorisé »1120. Le remplissage de bouteille en serait l’exemple parfait. Pour que l’apposition soit considérée comme une contrefaçon, la marque doit dans un premier temps être physiquement appliquée sur le produit1121. L’ apposition doit être faite en vue de proposer les produits ou les services à la clientèle, donc dans la vie des affaires. Il n’est cependant pas nécessaire que l’apposition soit effectivement suivie d’une mise dans le commerce ; les actes préparatoires démontrant que l’apposition devait être suivie d’une commercialisation suffisent à constituer la contrefaçon1122. L’infraction d’apposition apparaît cependant comme « une infraction en constante régression, les agissements qu’elle punit ne correspondant plus à l’exercice contemporain du commerce »1123. 266. La suppression ou la modification de la marque1124. L’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle vise enfin la contrefaçon pouvant résulter de la suppression ou de la modification de la marque. Initialement, ces deux hypothèses d’atteinte au droit de marque ne constituaient pas des actes susceptibles d’être qualifiés de contrefaçons, mais pouvaient entraîner une condamnation sur le terrain de la concurrence déloyale1125. Puis, la loi du 24 juin 19281126 est venue sanctionner l’altération ou la suppression de signes identifiant une marchandise, permettant de sanctionner d’une manière autonome la modification et la 1120 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 280, p. 369. Paris, 6 févr. 1960, Ann. propr. ind. 1960, p. 187, note G. GAULTIER. 1122 V. pour des exemples d’apposition, Cass. civ., 8 janv. 1951, Ann. propr. ind. 1954, p. 6 ; Cass. crim., 11 avr. 1988, PIBD 1988, n° 445, III, p. 556 ; Cass. crim., 6 mai 1986, PIBD 1987, n° 408, III, p. 117. 1123 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 19. Pour cet auteur, il semble que le seul intérêt de la contrefaçon pour apposition réside dans le fait qu’elle permet « d’appréhender le montage d’un objet avec des pièces authentiques récupérées sur un ou plusieurs autres objets identiques ». V. Paris, 28 juin 1972, Ann. propr. ind. 1972, p. 177 ; TGI Paris, 12 avr. 1995, PIBD 1995, III, p. 384. 1124 V. sur cettte question, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 335 ; F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1691, p. 992 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 281 p. 370 ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2271 ; A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1163, p. 684 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 588, p. 256 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 121, p. 560 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 54, p. 73 ; S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., 2009, n° 20. 1125 Toulouse, 15 nov. 1904, Ann. propr. ind. 1906, p. 135 ; Paris, 11 mars 1926, Ann. propr. ind. 1929, p. 186 ; Rouen, 29 févr. 1928, Ann. propr. ind. 1928, p. 237. V. sur la question, P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 121, p. 560. 1126 Loi du 24 juin 1928 relative à la protection des numéros et signes quelconques servant à identifier les marchandises. On retrouve aujourd’hui ce délit à l’article L. 217-2 du Code de la consommation. Il dispose : « Sera punie des peines prévues par l'article L. 213-1 toute personne qui aura frauduleusement supprimé, masqué, altéré ou modifié de façon quelconque les noms, signatures, monogrammes, lettres, chiffres, numéros de série, emblèmes, signes de toute nature apposés ou intégrés sur ou dans les marchandises et servant à les identifier de manière physique ou électronique. Seront punis des mêmes peines les complices de l'auteur principal ». Cf. infra n° 749 1121 221 suppression de la marque. C’est ensuite la loi sur les marques du 4 janvier 19911127 qui est venue sanctionner la modification et la suppression d’une marque, tant en matière civile que pénale. La présence de ces actes au rang des contrefaçons semble a priori parfaitement logique. Seul le titulaire doit pouvoir être en mesure de modifier son signe. Quant à la suppression, MATHELY relevait que la marque supprimée « n’est plus en mesure de remplir sa fonction légale »1128, justifiant ainsi sa condamnation. Il convient cependant de préciser que la contrefaçon n’est pas constituée dans l’hypothèse où celui qui a supprimé la marque était dans l’obligation de le faire, pour ne pas se rendre coupable d’une autre infraction1129. 267. La compatibilité avec le droit communautaire. Bien que l’atteinte aux droits du titulaire semble logique en cas de suppression ou de modification du signe, certains auteurs1130 se sont interrogés sur le fait de savoir si sanctionner de tels comportements au titre de la contrefaçon était compatible avec la Directive marque. L’avocat général SHARPSTON relaye la même idée en affirmant que « le titulaire d’une marque n’a pas le droit d’exiger que les revendeurs successifs conservent la marque sur le produit »1131. La modification et la suppression devraient pourtant être appréhendées comme des « usages » au sens de la Directive marque au même titre que pourrait l’être la reproduction1132. Il s’agit en effet d’actes « opposés » à la reproduction. Il serait difficile de comprendre comment un acte « positif » d’apposition peut être considéré comme un usage tandis qu’un acte « négatif » d’apposition ne puisse pas l’être. Le fait que l’article 5, paragraphe 3 ne fasse pas référence à la suppression ou à la modification ne semble pas être un obstacle à une telle interprétation, le texte ayant un caractère ouvert1133. D’ailleurs, la Cour d’appel de Paris n’a pas hésité à sanctionner au titre de l’article 9, paragraphe 1 du Règlement sur la marque communautaire la suppression de marques1134. 1127 Loi du n° 91-7 du 4 janv. 1991 relative aux marques de fabrique, de commerce ou de service. P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 335. V. Cass. crim., 20 juin 1967, Ann. propr. ind. 1968, p. 203 ; Cass. com., 6 mai 1991, Ann. propr. ind. 1992, p. 277. 1129 V. par exemple, Lyon, 13 juill. 1976, D. 1977, juris., p. 17, note A. CHAVANNE ; Reims, 14 juin 1988, Ann. propr. ind. 1988, p. 168 ; Cass. com., 25 janv. 2005, pourvoi n° 03-11770. 1130 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 282, p. 370 ; S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 21. 1131 E. SHARPSTON, Concl. du 6 avr. 2006, aff. C-348/04, Boehringer Ingelheim e.a., pt. 63. 1132 Dans ce sens, J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 54, p. 73. 1133 J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 54, p. 74. 1134 Paris, 20 sept. 2006, PIBD 2006, n° 841, III, p. 778. 1128 222 Enfin, il faut préciser que si l’article L. 713-2, b) devait être considéré comme incompatible avec la Directive 2008/95, il serait toujours possible pour le titulaire d’agir sur le terrain du droit de la consommation et de l’article L. 217-2 du Code de la consommation1135. 268. Après avoir envisagé les comportements visés à l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, il convient d’envisager deux comportements uniquement visés dans le volet pénal de la contrefaçon de marque : la détention et la substitution de produit. β. Les usages visés uniquement par le volet pénal de la contrefaçon 269. La détention de produits contrefaisants1136. Le droit français interdit « de façon classique et traditionnelle »1137 aux tiers de détenir sur le territoire français des produits contrefaisants. L’article L. 716-10, a) du Code de la propriété intellectuelle prévoit que le fait de « détenir sans motif légitime (…) des marchandises présentées sous une marque « contrefaisante » peut être puni de trois ans d’emprisonnement et de trois cent mille euros d’amende. La détention s’entend du fait d’avoir en sa possession des produits portant la marque usurpée1138. L’auteur de la détention doit avoir en son pouvoir le produit contrefaisant1139. Envisagée de manière indépendante1140, la détention peut donc faire l’objet d’une poursuite autonome1141 même si elle est souvent accompagnée d’un acte d’importation1142, d’exportation1143 ou encore d’offre à la vente1144. L’auteur de la détention peut néanmoins s’exonérer de la contrefaçon s’il justifie d’un motif légitime1145. 1135 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 22. V. sur cette question, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 328 ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2266 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 283, , p. 372 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1560, p. 860 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 598, p. 262 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 362, p. 341 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., 2007, n° 56, p. 74 ; S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 60. 1137 J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, préc., n° 2268. 1138 La détention porte uniquement sur des produits et ne peut donc porter sur des services. 1139 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 61. 1140 S. DURRANDE, préc., n° 60. 1141 Cass. crim., 8 oct. 2003, Pokemon, n° 02-88.412 ; Paris, 17 janv. 2001, RG 2000/04822; TGI Paris, 3 mars 1992, PIBD 1992, III, p. 401. 1142 Paris, 16 sept. 2008, JurisData n° 2008-370538. 1143 Cass. com., 10 juill. 2007, JurisData n° 2007-040140 ; PIBD 2007, n° 859, III, p. 562 ; Bull. civ. 2007, IV, n° 189 ; D. 2009, p. 691, obs. S. DURRANDE ; JCPE 2007, n° 42, 2269, note J. PASSA. 1144 Cass. crim., 7 sept. 2004, PIBD 2004, n° 797, III, p. 649. 1145 V. S. DURRANDE, préc., n° 63. 1136 223 La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur le sens et la portée de la notion de motifs légitimes dans l’arrêt Nutri-Rich1146. Elle précisa que pouvait notamment constituer un motif légitime le fait de détenir des produits pour une exportation vers un pays tiers où les produits seront licitement commercialisés. Cette approche du motif légitime permettant de justifier la détention ne semble pas emporter l’assentiment1147. Il serait préférable, comme le propose Madame DURRANDE, d’envisager les motifs légitimes au sens du droit pénal, c'est-àdire comme des faits justificatifs supposant l’existence d’une circonstance objective, extérieure à la volonté de l’agent et qui s’impose à lui1148. Devrait ainsi constituer un motif légitime, l’autorisation de la loi telle qu’elle peut exister pour l’huissier qui opère une saisie réelle d’un produit contrefaisant. La détention à des fins privées et personnelles ne devrait ainsi pas constituer pas un motif légitime et devrait logiquement encore être sanctionnée1149. Concernant la compatibilité du droit français avec les prescriptions communautaires, la matière civile doit être distingué de la matière pénale. Dans le cadre du volet civil de la contefaçon, nous pensons que la détention peut être sanctionnée uniquement dans l’hypothèse où la détention est suivie d’une commercialisation1150. La détention ne pourrait par conséquent pas être sanctionnée de manière autonome, celle-ci ne constituant pas un usage. Dans le cadre du volet pénal de la contrefaçon, il nous semble que la rédaction de l’accord sur les ADPIC1151 donne une certaine liberté au législateur pour envisager des incriminations pouvant porter atteinte au droit de marque. De ce fait, la rédaction de l’article L. 716-10, a) du Code de la propriété intellectuelle devrait permettre de sanctionner toutes les hypothèses de détentions. 1146 Cass. com., 10 juill. 2007, JurisData n° 2007-040140 ; PIBD 2007, n° 859, III, p. 562 ; Bull. civ. 2007, IV, n° 189 ; D. 2009, p. 691, obs. S. DURRANDE ; JCPE 2007, n° 42, 2269, note J. PASSA. 1147 V. notamment, S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 63. L’auteur considère que « cette décision est bien difficile à justifier » ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, préc., n° 2268, Le Professeur AZÉMA voit quant à lui une motivation qui « manque singulièrement de rigueur ». V. aussi, J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 285, p. 374. 1148 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., n° 63. 1149 Cass. crim., 30 mars 1994, D. 1994, IR, p. 164. 1150 V. l’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 qui envisage l’hypothèse de la detention en vue d’offrir les produits ou de les mettre dans le commerce. Il est néanmoins possible de s’interroger sur le sens des expressions « offre des produits » ou « mise dans le commerce ». En effet, est-ce qu’une mise dans le commerce dans un pays tiers où le produit sera licitement commercialisé permet d’éviter à l’auteur de la détention de se voir sanctionner. La Cour de cassation a répondu par la positive dans l’arrêt Nutri-Riche, Cass. com., 10 juill. 2007, JurisData n° 2007-040140 ; PIBD 2007, n° 859, III, p. 562 ; D. 2009, p. 691, obs. S. DURRANDE; JCPE 2007, n° 42, 2269, note J. PASSA. La Cour a en effet indiqué que dans une telle hypothèse la détention était justifiée par un motif légitime. Il s’agit là d’une solution à la motivation plus que douteuse dont la portée doit être nuancée. En effet, comme le souligne le Professeur PASSA, le caractère territorial de la protection fait que la détention « peut être sanctionnée dès lors qu’elle est localisée sur le territoire où la marque invoquée produit ses effets, quel que soit le lieu où la commercialisation doit intervenir », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 285, p. 374. Il ne faut donc pas confondre transit et détention. 1151 Cf. supra n° 255. 224 270. La substitution de produits ou de services 1152. L’article L. 716-10, d) du Code de la propriété intellectuelle vise également ce qu’il est commun d’appeler la substitution de produit1153. Le délit de susbstitution de produit se distingue des autres hypothèses de contrefaçon du fait de son caractère intentionnel1154. Il y a substitution quand une personne commande un produit ou un service en le désignant par la marque qui le couvre et que le commerçant livre un produit ou fournit un service de même nature, mais d’une autre marque1155. L’élément matériel de ce délit consiste « à substituer un produit par un autre au moment de la vente ou de la livraison fournissant ainsi au client un produit qui ne provient pas du titulaire de la marque »1156. Plus encore que pour les autres comportements visés par le volet pénal de la contrefaçon dans le Code de la propriété intellectuelle, la question de la compatibilité de l’article L. 716-10, d) avec la Directive marque se pose. Il est vrai qu’il est difficile de constater dans la substitution de produit un usage direct de la marque, l’auteur de la substitution n’utilisant pas directement le signe en question1157. Pourtant certains auteurs n’hésitaient pas à voir dans le délit de substitution de produit un véritable usage de la marque1158. MATHELY considérait que « la marque qui est indiquée par le demandeur du produit ou du service, est bien la marque authentique »1159 et « celui, qui fournit le produit ou le service provenant d’une autre origine, 1152 V. sur cette question, P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 331 ; J. AZÉMA, Marques, Brevets, dessins et modèles, in Lamy commercial, 2011, n° 2270 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 286, p. 376 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1563, p. 862 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1693, p. 994 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 602, p. 264 ; E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 905, p. 742 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 1, Sirey, 1952, n° 119, p. 542 ; J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 55, p. 74 ; S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., 2009, n° 66. 1153 Art. L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende le fait pour toute personne : (…) d) De sciemment livrer un produit ou fournir un service autre que celui qui lui est demandé sous une marque enregistrée ». Avant, la loi du 31 décembre 1964, la substitution de produit n’était pas sanctionnée au titre de la contrefaçon mais de la concurrence déloyale. V. E. POUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, op. cit., n° 905, p. 742 et les jurisprudences citées, Grenoble, 31 août 1876, Ann. prop. ind. 1876, p. 225 ; Rennes, 18 juin 1906, Ann. prop. ind. 1907, p. 69. 1154 Ainsi, le délit de substitution ne sera pas constitué dès lors que l’auteur de la substitution est en mesure de démontrer sa bonne foi. V. Paris, 23 oct. 1974, Ann. propr. ind. 1975, p. 97 ; TGI Paris, 7 janv. 1976, Ann. propr. ind. 1978, p. 47. 1155 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 331. 1156 S. DURRANDE, Droit pénal de la contrefaçon, préc., 2009, n° 66. 1157 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 119, p. 543. Comme le relève l’illustre auteur, « le débitant se borne à servir un produit autre que celui qui lui est demandé, sans même affirmer quoi que ce soit au sujet de la marque ». V. également J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 287, p. 377. 1158 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, op. cit., p. 331. V. également, A. CHAVANNE et J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5 ème éd., 1998, n° 1232, p. 735. 1159 P. MATHÉLY, op. cit., p. 331. 225 fait une apposition idéale de la marque authentique à l’objet qui n’y a pas droit »1160. Il y aurait par conséquent un usage indirect de la marque ou ce qu’il serait possible de qualifier d’ « usage intellectuel » de la part de l’auteur de la substitution. Un auteur note dans ce sens que « rien ne s’oppose donc à admettre que le fait de substituer un produit ou service à un produit ou service de marque est bien une variété d’ « usage » de la marque »1161. La jurisprudence semble adopter une approche similaire sur ce point1162. 271. La fonction d’exclusivité du droit de marque devrait avoir pour conséquence de permettre au titulaire de bénéficier d’une protection absolue dans les hypothèses de double identité. En conséquence, il ne devrait pas être nécessaire dans ce cadre de faire référence à une quelconque autre fonction afin d’engager la responsabilité du tiers contrefacteur. Pourtant, nous avons pu constater que la Cour de justice néglige, voire omet, la fonction d’exclusivité. Cette dernière est aujourd’hui totalement phagocytée par la fonction d’identification et la création de nouvelles fonctions a eu pour conséquence d’aggraver la situation. Les juges n’envisagent plus l’atteinte à la fonction d’exclusivité pour apprécier l’existence de la contrefaçon. Une telle approche tend à véritablement remettre en cause la nature même du droit de marque, qui est, nous l’avons constaté, un droit de propriété. L’approche de la Cour de justice n’assure pas la cohérence du système. Le législateur français, mais aussi communautaire, ont distingué deux hypothèses. La première, classique, est celle de la double identité. Il s’agit d’une atteinte au droit de propriété. Exceptionnellement, le titulaire du droit bénéficie d’une protection allant au-delà de la stricte spécialité et de la stricte identité. Dans ce cadre, c’est l’atteinte à la fonction d’identification, réservée par le droit de marque, qui permettra de déterminer l’existence ou non de la contrefaçon. 1160 P. MATHÉLY, op. cit., p. 331. J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 55, p. 76 Contra, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 287, p. 377 ; Le droit pénal des marques après la loi Perben II du 9 mars 2004, D. 2005, p. 433, n° 24. 1162 Paris, 27 sept. 1996, PIBD 1997, n° 623, III, p. 9. Dans cette affaire les juges n’ont pas hésité à affirmer que « la substitution de produit constitue de toute évidence un fait d’usage illicite ». V. également, Trib. Lyon, 19 déc. 1940 et Montpellier, 11 juill. 1944, Ann. propr. ind. 1949, p. 301, note R. VALABREGUE & A. ARMINGAUD ; Montpellier, 5 mai 1955, RTD com. 1956, p. 268, n° 11. V. aussi Paris, 27 sept. 1996, PIBD 1997, n° 623, III, p. 9. La Cour d’appel a clairement précisé que l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle pouvait également s’appliquer à la substitution de produit. 1161 226 2. L’atteinte indirecte à la fonction d’exclusivité 272. Si le droit de marque doit permettre, en raison de sa fonction d’exclusivité, de sanctionner tous les usages, au sens large, dans les hypothèses de double identité, il permet également de sanctionner des comportements plus subtils. Il s’agit des hypothèses visées à l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive marque qui prévoit que le titulaire peut faire interdire un usage dans la vie des affaires « d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque ». Le titulaire du droit bénéficie en conséquence d’une protection au-delà de la stricte identité des signes et de la spécialité. Si l’un des deux éléments n’est que similaire, le titulaire est en mesure de mettre en œuvre son droit de marque en cas d’usurpation du signe par un tiers (b) Encore est-il nécessaire que le comportement du tiers engendre un risque de confusion. En faisant référence au risque de confusion, l’article 5, paragraphe 1, sous b) met en exergue l’atteinte directe à la fonction d’identification et, partant, l’atteinte indirecte à la fonction d’exclusivité (a) a. L’atteinte à la fonction d’identification 273. La notion de risque de confusion. En visant le risque de confusion, l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive marque, comme l’article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle1163, renvoient indéniablement à la fonction d’identification. Le risque de confusion peut être défini comme « le fait, pour le consommateur d’attention moyenne, de croire que le signe désigne des produits ou des services ayant une origine commune avec ceux du titulaire de la marque »1164. En cas de risque de confusion, la marque 1163 L’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ; b) L’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour les produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ». 1164 J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 69, p. 93. La Cour de justice définit quant à elle le risque de confusion au sens de l’article 4, paragraphe 1 er, b) ou de l’article 5, paragraphe 1, b) de la Directive marque comme « le risque que le public puisse croire que les produits ou services en cause proviennent de la même entreprise ou, le cas échéant, d’entreprises liées économiquement », CJCE, 29 sept. 1998, aff. C-39/97, Canon Kabushiki Kaisha c/ Metro-Goldwyn-Mayer, Rec. 1998, p. I-5507; RTDE 2000, p. 99, obs. G. BONET ; CJCE, 22 juin 1999, aff. C-342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer, Rec. 1999, p. I-3819 ; RTDE 2000, p. 108, obs. G. BONET ; CJCE, 6 oct. 2005, aff. C-120/04, Medion, Rec. 2005, p. I-8551; PIBD 2005, n° 819, III, p. 695 ; 227 n’est plus en mesure de jouer le rôle qui est le sien, à savoir identifier des produits et des services afin de pouvoir s’attacher une clientèle. De ce fait, le risque de confusion et, partant, la fonction d’identification de la marque apparaissent comme les conditions de la protection du titulaire en l’absence d’identité entre les signes et les produits ou services désignés 1165. Le risque de confusion peut revêtir deux aspects. Il peut être total, « lorsque le consommateur croit acquérir l’objet revêtu de la marque authentique »1166, et partiel, lorsqu’il consiste « dans le simple rapprochement des marques concernées, l’acheteur établissant un lien entre elles »1167. Une troisième hypothèse de risque de confusion pourrait être envisagée : il y aurait également risque de confusion « lorsque le public, tout en distinguant à la fois les signes et leurs exploitants, peut penser que ceux-ci entretiennent des liens qui peuvent, notamment, justifier un même souci de qualité »1168. 274. L’appréciation du risque de confusion1169. Afin d’apprécier au mieux le risque de confusion, les juges utilisent un référent imaginaire : le consommateur d’attention Propr. ind. 2006, n° 1, comm. n° 2, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2006, n° 18, p. 72, obs. G. BONET. 1165 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 288, p. 378. 1166 J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 593, p. 258. Un autre auteur préfère utiliser le terme de direct. Le risque de confusion « est direct lorsque le consommateur d’attention moyenne confond le signe litigieux avec la marque authentique », A. BOUVEL, Principe Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 557, p. 280. V. également, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 312, p. 404. 1167 J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 593, p. 258. Pour M. BOUVEL, il s’agit d’un risque de confusion indirect en le sens où « le consommateur est porté à croire, en raison de leurs ressemblances, que les produits ou services qu’ils désignent émanent de la même entreprise ou du même groupe d’entreprises ; on parle alors de risque d’association », A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., t. 24, 2004, n° 557, p. 280. V. également, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 312, p. 404. 1168 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 312, p. 404. 1169 L’objet de la présente étude n’est pas d’envisager dans le détail les questions relatives au risque de confusion telles que la question de la similitude des signes et des produits ou services, ainsi que celle de la méthode d’appréciation du risque de confusion donnée par la jurisprudence communautaire. Il s’agit là d’un vaste sujet ayant fait l’objet de nombreuses études et articles et d’une jurisprudence abondante en la matière. V. J. P ASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 288, p. 378. V. également, J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 589, p. 256 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1538, p. 844 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., 2011, n° 1672, p. 978 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 554, p. 279 ; P. TRÉFIGNY, L’imitation : contribution juridique à l’étude des comportements référentiels, PUS, CEIPI, t. 46, 2000 ; M. DHENNE, Appréciation comparée du risque de confusion entre marques en jurisprudence française et communautaire, Propr. ind. 2007, n° 4, étude n° 10 ; C. GRYNFOGEL, Le risque de confusion, une notion à géométrie variable en droit communautaire des marques, RJDA 2000, n° 6, p. 494 ; S. DURRANDE, Contrefaçon de marque. Contrefaçon par imitation, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, fasc. 7515 ; M. LUBY, Le risque de confusion, un duo dissonant entre la Cour de justice et le juge national, JDI 2001, p. 487 ; T. AZZI, Précisions sur l’appréciation globale du risque de confusion, JCPG 2007, II, 10169 ; B. HUMBLOT, Droit des marques : risque de confusion autour du risque de confusion ŔL’exemple de l’arrêt Ferrero, RLDI, 2008, n° 43, p. 10. 228 moyenne1170. Il peut se définir comme un « acheteur doté de capacités normales, qui fait preuve d’une attention minimale à son acte d’achat. Ni spécialement attentif, ni acheteur professionnel, il n’a pas simultanément sous les yeux les deux marques et ne se livre pas à une comparaison approfondie de celles-ci »1171. L’appréciation du risque de confusion se fait en outre à la lumière des principes dégagés par la Cour de justice. Cette dernière a dégagé une méthode d’appréciation du risque de confusion : la méthode d’appréciation globale. Cette méthode consiste à apprécier le risque de confusion globalement « en tenant compte de tous les facteurs pertinents du cas d’espèce »1172. L’appréciation globale « doit, en ce qui concerne la similitude (…) des marques en cause, être fondée sur l’impression d’ensemble produite par celles-ci, en tenant compte en particulier de leurs éléments distinctifs et dominants »1173. Cette démarche serait « conforme à la démarche intellectuelle du consommateur d’attention moyenne »1174. 275. La seule atteinte à la fonction d’identification. La référence à la notion de risque de confusion renvoie à la fonction d’identification du signe. En ayant recours à la démonstration d’un risque de confusion, la protection au-delà des hypothèses de double identité implique la 1170 Cass. com., 26 nov. 2003, PIBD 2004, III, p. 100 ; Cass. com. 1er avr. 1997, PIBD 1997, n° 634, III, p. 329. J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, op. cit., n° 70, p. 95. V. aussi, P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 532. Le consommateur moyen peut se définir comme « celui qui, compte tenu de son état, apporte à l’acquisition de l’objet marqué le soin requis par la prudence élémentaire ». Dans son arrêt Lloyd, la Cour de justice énonce que « le consommateur moyen de la catégorie de produits concernée est censé être normalement informé et raisonnablement attentif et avisé », CJCE, 22 juin 1999, aff. C342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer, Rec. 1999, p. I-3819, pt. 26 ; RTDE 2000, p. 108, obs. G. BONET. La notion de « consommateur » sera cependant à géométrie variable et variera en fonction des produits et services désignés par la marque. En conséquence, le public pris en considération sera tantôt un acheteur infantilisé tantôt un acheteur spécialisé. V. pour l’acheteur infantilisé, P. TRÉFIGNY, L’imitation : contribution à l’étude juridique des comportements référentiels, op. cit., n° 158, p. 121 citant TGI Paris, 25 janv. 1990, JCPE 1991, I, 59, n° 23 ; PIBD 1990, III, n° 480, p. 402. Dans cette affaire, la partie défenderesse avait fait pratiquer un sondage par un huissier auprès des consommateurs. Ce sondage avait révélé qu’aucune confusion entre les produits en question était commise par les personnes interrogées. Le Tribunal de rande instance considéra sur ce point « que ce sondage ne saurait contredire la similitude existant entre leurs bouteilles et celles d’Evian. Les juges invoquent le fait que, lors d’un sondage, « les personnes interrogées réfléchissent avant de répondre et deviennent plus attentives, tandis que le consommateur qui se servira sur les rayons d’une grande surface, agira spontanément et pourra commettre une confusion ». V. pour l’acheteur particulièrement avisé, CJCE, 26 avr. 2007, aff. C412/05 P, Alcon c/ OHMI, Rec. 2007, p. I-3569, pt. 61; Propr. ind. 2007, n° 7, comm. 62, obs. A. FOLLIARDMONGUIRAL ; CJCE, 29 avr. 2004, aff. C-371/02, Björnekulla Fruktindustrier, Rec. 2004, p. I-5791 ; Propr. ind. 2004, n° 7, comm. n° 62, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; RTD com. 2004, p. 714, obs. J. AZÉMA. V. en matière automobile dans le cadre d’une opposition, TPICE, 22 juin 2004, aff. T-185/02, Ruiz-Picasso e.a c/ OHMI, Rec. 2004, p. II-1739 ; Propr. intell. 2004, n° 13, p. 955, obs. I. MEDRANO DE CABALLERO ; Propr. ind. 2004, comm. 71, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 1172 CJCE, 11 nov. 1997, aff. C-251/95, Sabel c/ Puma, Rudolf Dassler Sport, Rec. 1997, p. I-6191 ; RTDE 1998, p. 605, obs. G. BONET ; JCPE 1998, p. 987, obs. C. GAVALDA et G. PARLÉANI ; RTD com. 1998, p. 740, obs. M. LUBY ; JCPG 1999, II, 10017, obs. S. NAUMANN ; CJCE, 29 sept. 1998, aff. C-39/97, Canon Kabushiki Kaisha c/ Metro-Goldwyn-Mayer, Rec. 1998, p. I-5507; RTDE 2000, p. 100, obs. G. BONET ; CJCE, 22 juin 1999, préc.. 1173 CJCE, 11 nov. 1997, préc. ; CJCE, 29 sept. 1998, préc.; CJCE, 22 juin 1999, préc.. 1174 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 316, p. 412. 1171 229 démonstration d’une atteinte à la seule fonction d’identification. C’est ce que semble considérer la Cour de justice lorsqu’elle précise que « la protection conférée par l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la directive 89/104/CEE est (…) plus étendue que celle prévue au même article, paragraphe 1, sous b), dont la mise en œuvre exige l’existence d’un risque de confusion et donc la possibilité d’une atteinte à la fonction essentielle de la marque ». Elle a ainsi énoncé que seule l’atteinte à la fonction d’identification doit être envisagée dans l’hypothèse de l’application de l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95 1175. 276. La critique de cette approche. Une telle analyse de la part de la Cour de justice n’emporte pas l’assentiment de la doctrine et serait « extrêmement discutable »1176. Contrairement à ce que semble affirmer la Cour de justice, les nouvelles fonctions de la marque devraient pouvoir s’appliquer aux hypothèses où une similitude est constatée1177. La protection conférée par le droit de marque ne devrait pas « varier d’intensité »1178 et il conviendrait d’envisager les fonctions de la marque dans toutes les hypothèses. L’arrêt O2 serait révélateur de cette incohérence1179. La Cour de justice, ayant rejeté l’application de l’article 5, paragraphe 1, sous a) au motif que le signe litigieux, utilisé dans la publicité comparative, n’était que similaire, conclut que le signe n’était pas de nature à créer un risque de confusion1180. Pour le Professeur PASSA, il est regrettable que cette analyse résulte d’un constat Ŕ l’absence d’identité des signes Ŕ qui soit le fruit du pur hasard1181. 1175 CJCE, 12 juin 2008, aff. C-533/06, O2 Holdings et O2, Rec. 2008, p. I-4231, pt. 57. Contra Paris, 28 mai 2008, PIBD 2008, III, p. 504. La Cour d’appel de Paris, dans une hypothèse où les signes étaient simplement similaires, a pourtant pris le soin de reproduire à l’identique la formule de l’arrêt Arsenal, en faisant ainsi référence aux fonctions de la marque. 1176 J. PASSA, Caractérisation de la contrefaçon par référence aux fonctions de la marque : la Cour de justice sur une fausse piste, Propr. ind. 2011, n° 1, étude n° 1, n° 4. 1177 J. PASSA, op. cit., n° 7 : « La marque doit être en mesure de réaliser pleinement ses fonctions dans tous les cas, même lorsque comme dans les affaires O2 et Portakabin, des produits identiques sont identifiés sous un signe seulement similaire à la marque ». Le Professeur PASSA ajoute également : « On voit encore moins pourquoi la marque ne pourrait pas se voir protégée contre une atteinte à l’une quelconque de ses fonctions lorsque le signe litigieux, alors identique, désigne des produits ou services qui, bien que proches, ne seraient pas considérés comme strictement identiques pour des produits ou services similaires mais très proches correspondant, en pratique pour le titulaire, à une seule et même situation », n° 8. 1178 J. PASSA, op. cit., n° 8. 1179 CJCE, 12 juin 2008, préc.. 1180 CJCE, 12 juin 2008, préc., pt. 69 : « il convient de répondre à la première question que l’article 5, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/104 doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque enregistrée n’est pas habilité à faire interdire l’usage par un tiers, dans une publicité comparative, d’un signe similaire à cette marque pour des produits ou des services identiques ou similaires à ceux pour lesquels ladite marque a été enregistrée, lorsque cet usage ne fait pas naître, dans l’esprit du public, un risque de confusion, et ce indépendamment du fait que ladite publicité comparative satisfait ou non à toutes les conditions de licéité énoncées à l’article 3 bis de la directive 84/450 ». 1181 J. PASSA, op. cit., n° 9. 230 La marque devrait être « protégée dans les différentes fonctions qu’elle exerce dès lors que, en amont, le signe litigieux a été considéré comme suffisamment voisin de la marque invoquée pour qu’existe un risque de confusion, entendu alors seulement comme critère de comparaison des signes, au sens de l’article 5, paragraphe 1, b) de la directive »1182. La logique du droit de marque et de la Directive marque nous empêche d’abonder dans ce sens. Le droit de marque étant un droit de propriété, le titulaire est protégé de manière absolue en cas de double identité. Dans ce cadre, le risque de confusion ne doit pas être démontré. Exceptionnellement, le droit de marque est étendu aux hypothèses de similitudes, de signes ou de produits et services. Les textes exigent alors la démonstration d’un risque de confusion. Il s’agit d’une référence directe à la fonction d’identification. Le texte est parfaitement clair sur ce point. Au-delà de la double identité et en cas d’absence de risque de confusion, le droit de marque n’a plus vocation à s’appliquer. Les autres utilités de la marque n’ont pas vocation à être protégées au-delà de la stricte identité. Le titulaire de la marque doit se tourner vers d’autres moyens de droit afin d’obtenir que les opérateurs économiques utilisant des stratagèmes subtils soient sanctionnés. On pense notamment à la concurrence déloyale ou à la protection spécifique des marques renommées. 277. Lorsqu’il n’y a pas double identité, le droit de marque permet néanmoins au titulaire d’empêcher les tiers de créer un risque de confusion de par l’usage qu’ils pourraient faire de sa marque. En faisant référence au risque de confusion, les textes, communautaires et français, renvoient à l’idée que le tiers ne doit pas porter atteinte à la fonction d’identification. En d’autres termes, le tiers, de par l’usage qu’il pourrait faire de sa marque, ne doit pas empêcher, d’une manière ou d’une autre, le titulaire légitime de la marque de profiter de la fonction d’identification de son signe. Or, en cas de risque de confusion, la marque n’est plus à même de jouer son rôle de marque. Il convient à présent d’envisager les hypothèses où la fonction d’identification est atteinte. b. Les hypothèses d’atteinte à la fonction d’identification 278. La protection au-delà de la double identité. Que cela soit l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive marque ou l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, le législateur envisage la protection du titulaire de la marque au-delà des hypothèses de double 1182 J. PASSA, op. cit., n° 9. 231 identité. La protection conférée par le droit de marque est ainsi étendue au-delà de l’identité stricto-sensu des signes et de la spécialité stricto-sensu des produits et services désignés. Le titulaire de la marque est ainsi en mesure d’interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe « pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe», il existe un risque de confusion. 279. La protection au-delà de la spécialité stricto sensu. La protection du titulaire de la marque au-delà de la spécialité stricto sensu, c'est-à-dire pour des produits ou services non pas identiques, mais simplement similaires, n’est pas nouvelle et est traditionnellement admise par la jurisprudence1183. L’extension de la protection à des produits et services similaires est « commandée par la nature et la fonction même de la marque »1184. Il est vrai qu’admettre le contraire remettrait en cause l’efficacité de la marque et empêcherait le signe d’identifier efficacement les produits et services qu’il désigne. On considère que les produits ou services sont similaires lorsque le public concerné, d’attention moyenne, peut être amené à croire qu’ils peuvent avoir une même origine commerciale. L’absence d’identité des produits et services relève de l’appréciation souveraine des juges du fond1185. L’appréciation ne doit pas se faire au regard des classes dans lesquelles sont déposées les marques1186. En vue d’apprécier la similitude, les juges peuvent notamment tenir compte de la nature des produits ou services et de leurs « ressemblances intrinsèques »1187. En outre, en fonction des circonstances, il peut arriver que les juges retiennent que les produits soient similaires bien qu’étant de nature différente1188. 1183 V. notamment, Cass. com., 11 mars 1981, Ann. 1981, p. 237 ; Paris, 26 avr. 1960, Ann. propr. ind. 1960, p. 163 ; Paris, 5 mars 1966, Ann. propr. ind. 1966, p. 154. 1184 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 528. 1185 V. à propos de l’appréciation de la similarité des produits et services dans le cadre d’une demande de déchéance pour défaut d’exploitation, Cass. com., 23 mars. 1999, Ann. propr. ind. 1999, p. 212 ; Cass. com., 7 avr. 1992, PIBD 1992, III, p. 432. 1186 Il est classique de considérer que des produits ou services pouvant appartenir aux même classes ne sont pas nécessairement similaires. À l’inverse, des produits ou services appartenant à des classes différentes peuvent être considérés comme similaires. V. notamment, Colmar, 21 sept. 2004, PIBD 2004, n° 798, III, p. 674 ; TPICE, 14 déc. 2006, aff. T-392/04, Gagliardi c/ OHMI Ŕ Norma Lebensmittelfilialbetrieb, Rec. 2006, p. II-104, pt. 77. Les produits ou services « ne doivent pas nécessairement relever de la même classe, voire d’une même catégorie au sein d’une classe donnée, pour pouvoir faire valablement l’objet d’une comparaison et donner lieu de conclure à l’existence ou à l’absence d’une similitude entre ces produits ou services ». 1187 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, p. 313 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 290, p. 380. V. CJCE, 29 sept. 1998, aff. C-39/97, Canon Kabushiki Kaisha c/ Metro-Goldwyn-Mayer, Rec. 1998, p. I-5507, pt. 23: « Pour apprécier la similitude entre les produits ou services en cause, il y a lieu, comme l'ont rappelé les gouvernements français et du 232 280. La protection au-delà de l’identité stricto sensu du signe. Originairement, le droit de marque permettait au titulaire de la marque d’agir par le biais d’une action en contrefaçon uniquement dans l’hypothèse où les signes étaient identiques. La jurisprudence était relativement souple dans l’interprétation qu’elle faisait de l’identité de signe consacrant la contrefaçon partielle1189. Il était cependant des hypothèses où la reproduction n’était ni servile, ni quasi-servile mais simplement « approximative »1190. La reproduction approximative n’était pas sanctionnée au titre de la contrefaçon1191. Elle faisait l’objet d’un texte autonome : l’article 422-1 du Code pénal, qui sanctionnait ce qu’il était commun de qualifier d’imitation illicite ou d’imitation frauduleuse1192. Cet article permettait de sanctionner pénalement ceux qui, sans contrefaire une marque, en avaient fait une imitation frauduleuse de nature à tromper l’acheteur ou avaient fait usage d’une marque frauduleusement imitée. Le risque de confusion était l’élément permettant d’apprécier le caractère illicite de l’imitation. La Cour de cassation affirmait que l’imitation illicite de marque « n’est constituée que lorsqu’il existe entre la marque invoquée et la marque incriminée des ressemblances susceptibles de créer une confusion »1193. Aujourd’hui, l’imitation d’un signe constitue une contrefaçon au même titre que la reproduction identique pour des produits et services identiques1194. La prise en compte de l’imitation par le droit positif au titre de la contrefaçon est parfaitement logique. Dans une telle hypothèse, la fonction d’identification du titulaire est atteinte puisque, du fait de l’imitation, on empêche la marque de pouvoir pleinement remplir le rôle que le titulaire lui a Royaume-Uni ainsi que la Commission, de tenir compte de tous les facteurs pertinents qui caractérisent le rapport entre les produits ou services. Ces facteurs incluent, en particulier, leur nature, leur destination, leur utilisation ainsi que leur caractère concurrent ou complémentaire ». V. par exemple, Paris, 25 nov. 1998, PIBD 1999, n° 672, III, p. 112 (similitude entre du Champagne et de l’eau de vie) ; Paris, 13 oct. 1999, PIBD 2000, n° 691, III, p. 65 (similitude entre les services de communication et d’information audiovisuelle et les publications et éditions littéraires) ; TGI Paris, 5 nov. 2008, PIBD 2009, n° 887, III, p. 737 (similitude entre les produits pour parfumer le linge, extraits de fleurs et encens et des produits de parfumerie). 1188 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 291, p. 383 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1688, p. 991 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 651, p. 315. V. Paris, 31 oct. 1991, Ann. propr. ind. 1992, p. 213 (similitude entre des pâtes et des conserves) ; Cass. com., 6 avr. 1993, PIBD 1993, n° 549, III, p. 485 (similitude entre des services de restauration et des préparations alimentaires). 1189 V. par exemple, Cass. com., 4 oct. 1976, Ann. propr. ind. 1978, p. 8; Paris, 13 févr. 1989, RTD com. 1989, p. 665, n° 5, obs. A. CHAVANNE & J. AZÉMA ; Paris, 27 sept. 1990, Ann. propr. ind. 1990, p. 286. V. sur la contrefaçon partielle, les importants développements de P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 524. 1190 P. MATHÉLY, op. cit., p. 528. 1191 MATHÉLY n’hésitait cependant pas à affirmer que « L’imitation, c’est une contrefaçon qui cherche à se déguiser », P. MATHÉLY, op. cit., p. 528. 1192 Imiter « est chercher à reproduire, copier ; reproduire ou copier plus ou moins bien, un objet de copie, dont l’imitateur a eu préalablement connaissance », P. TRÉFIGNY, L’imitation : Contribution à l’étude juridique des comportements référentiels, PUS, CEIPI, t. 46, 2000, n°10. 1193 Cass. com., 15 mai 1968, Ann. propr. ind. 1969, p. 42. 1194 V. l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle. 233 assigné. La fonction d’exclusivité ayant réservé les utilités de la marque, il est cohérent de constater que l’atteinte à la fonction d’identification par voie d’imitation est sanctionnée au titre de l’action en contrefaçon. Le signe similaire, ou l’imitation, peut se définir comme « celui qui, sans être identique, est tout de même suffisamment ressemblant pour qu’existe un risque de confusion dans l’esprit du public en tenant compte de la plus ou moins grande similitude des spécialités respectives »1195. Pour que les signes soient considérés comme similaires, il ne doivent pas être identiques ou receler des différences si insignifiantes qu’elles peuvent passer inaperçues aux yeux d’un consommateur moyen1196. Les similitudes pourront être visuelles1197, auditives,1198 voire intellectuelles1199. 281. La typologie des actes engendrant un risque de confusion. À la manière de l’article L. 713-2, l’article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle dresse une liste des actes pouvant avoir pour conséquence d’engendrer un risque de confusion. Il vise ainsi la reproduction, l’apposition d’une marque et l’usage d’une marque reproduite pour des produits ou services similaires à ceux désignés dans l’enregistrement, ainsi que l’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement1200. Les actes pouvant provoquer un risque de confusion susceptible de porter atteinte à la fonction d’identification, sont sensiblement les mêmes que ceux qui ne nécessitent pas de référence à la notion de confusion. On constate cependant l’absence de référence aux actes de suppression et de modification. Cette absence s’expliquerait par le fait qu’ « il ne saurait être question, en ce qui les concerne, de simple similitude entre les signes ou entre les spécialités »1201. 1195 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 296, p. 387. CJCE, 20 mars 2003, aff. C-291/00, LTJ Diffusion, Rec. I-2799 , pt. 53. 1197 V. notamment, Paris, 7 juin 2000, PIBD 2001, n° 712, III, p. 37 (similitude entre Thermex et Thermor) ; Versailles, 27 févr. 2003, PIBD 2003, n° 763, III, p. 245 (similitude entre Wannago et Wanadoo). 1198 V. notamment, Paris, 15 janv. 1999, PIBD 1999, n° 674, III, p. 172 (similitude entre Barfly et International Bar Flies) ; Paris, 30 janv. 2002, PIBD 2002, n° 742, III, p. 228 (similitude entre Berkeley et Barclay). 1199 V. notamment, TGI Paris, 19 juin 1996, PIBD 1996, n° 620, III, p. 573 (similitude entre Le Réverbère et Le Lampadaire) ; Cass. com., 4 oct. 1994, PIBD 1995, n° 580, III, p. 34 (similitude entre Pages Jaunes et Pages Soleil). 1200 V. également, l’article 5, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 qui prévoit que peut notamment être interdit le fait « d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement », « d’offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d’offrir ou de fournir des services sous le signe », « d’importer ou d’exporter les produits sous le signe » ou « d’utiliser le signe dans les papiers d’affaires et la publicité ». 1201 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 316, p. 412. 1196 234 Enfin, peuvent également être sanctionnés en cas de risque de confusion, les différents comportements visés aux articles L. 716-9 et L. 716-10 du Code de la propriété intellectuelle. 282. Le droit de marque, en tant que droit de propriété, bénéficie de la fonction inhérente à toute propriété : la fonction d’exclusivité. De ce fait, il profite d’un monopole d’exploitation sur son signe et il est en mesure également d’exclure les tiers qui porteraient atteinte à son droit. Cette faculté d’exclusion peut être exercée non seulement dans le cadre de la double identité, mais aussi lorsque le signe litigieux, les produits ou services désignés, voire les deux, sont similaires. Cette extension au-delà de la double identité s’explique par le fait que le droit de marque permet de réserver toutes les utilités de la chose. De ce fait, l’atteinte à la seule fonction juridique de la marque justifie l’intervention du droit de marque. C’est dans le cadre de cette réservation que le droit de marque pourrait également se voir qualifier de fonction de garantie d’identification. Autrement dit, ce n’est pas la marque qui permet la garantie d’identification, c’est la réservation par le droit de marque de cette fonction qui permet de garantir l’identification des produits ou services. C’est d’ailleurs ce que semble affirmer la Directive 2008/95 dans son onzième considérant lorsqu’elle précise que l’un des buts de la protection conférée par la marque enregistrée Ŕ donc le droit de marque Ŕ est « de garantir la fonction d’origine de la marque »1202. Malheureusement, la fonction d’exclusivité, bien qu’elle semble constituer la clef de voûte du système, est négligée, voire oubliée par la jurisprudence communautaire. Cette démarche des juges de la Cour de justice se traduit par l’omnipotence de la fonction d’identification et par l’apparition de nouvelles fonctions. En appréciant les atteintes au droit de marque à l’aune de ces fonctions, la Cour de justice dénature le droit de marque. Elle conduit également à mettre en place une hiérarchie entre les différentes fonctions, au sein de laquelle n’apparaît pas la fonction d’exclusivité1203. L’approche que se fait la Cour de justice des fonctions de la marques, ainsi que les conséquences qu’elle en tire sont dépourvues de cohérence au regard du droit de marque et au regard de la rédaction de la Directive 2008/95, qui distingue l’hypothèse de la protection absolue et de la protection impliquant la démonstration d’un risque de confusion. La protection du titulaire devrait être envisagée à travers le prisme de la 1202 Considérant (11) de la Directive 2008/95. V. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1634, p. 948 ; L’emploi des marques d’autrui dans un système de référencement commercial sur internet, Propr. intell. 2010, n° 36, p. 823. V. également, M. POIARES MADURO, Concl., 22 sept. 2008, aff. jointe C-236/08, C237/07, C-238/08, Google France, pt. 97. 1203 235 seule fonction d’exclusivité. Une réhabilitation de cette dernière est urgente et nécessaire en vue d’une plus grande cohérence du système. Pour autant, nous n’affirmons pas que le droit de marque est un droit absolu qui ne connait aucune limite. En tant que droit de propriété intellectuelle, le droit de marque est une propriété spéciale, impliquant une fonction d’exclusivité spéciale et nécessairement limitée. § 2. Une fonction d’exclusivité limitée 283. Le droit de propriété se définit comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue »1204. Cette absoluité du droit de propriété ne doit cependant pas être comprise comme étant sans limite. L’article 544 du Code civil précise in fine que le propriétaire ne doit pas faire un usage prohibé par les lois ou par les règlements. Par essence, le droit de propriété est un droit limité. Par voie de conséquence, sa fonction d’exclusivité l’est également. Cependant, le caractère fondamental du droit de propriété fait que celui-ci ne peut être limité que par des intérêts « supérieurs »1205. Les droits de propriété intellectuelle et, partant, le droit de marque ne dérogent pas à la règle en répondant à la même logique. Ils se distinguent cependant de la propriété classique par le nombre de dispositions envisageant ces limitations. Le droit de marque souffre d’une limitation qui concerne tous les droits de propriété intellectuelle (I), mais également de limitations qui lui sont propres (II). I. La limitation commune aux droits de propriété intellectuelle 284. La primauté du droit communautaire comme limite aux droits nationaux. Seuls des principes supérieurs à un droit peuvent avoir pour effet de limiter ce droit. Eu égard au principe de primauté1206 sur le droit national, le droit communautaire peut être de nature à 1204 Art. 544 du Code civil. Cons. const., Décision n° 81-132 DC, 16 janv. 1982, Loi de nationalisation. Le Conseil Constitutionnel a ainsi affirmé que « les conditions d’exercice du droit de propriété ont également subi une évolution caractérisée (…) par des limitations exigées par l’intérêt général ». 1206 M. ROSTANE, Ordre juridique communautaire. Ŕ Primauté du droit communautaire, J.-Cl. Europe Traité, Fasc. 196, 2006. Le principe de primauté du droit communautaire n’est pas expressément prévu par les textes. C’est à la Cour de justice qu’est revenue la tâche d’affirmer ce principe. V. CJCE, 15 juill. 1964, aff. 6/64, Costa c/ E.N.E.L., Rec. 1964, p. 1194. Les juges ont ainsi souligné que « cette intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire, et plus généralement les termes et l’esprit du traité, ont pour corollaire l’impossibilité pour les États de faire prévaloir, contre un ordre juridique accepté par eux sur une base de réciprocité, une mesure unilatérale ultérieure qui ne saurait ainsi lui être opposable » (p. 1159) et « qu'il résulte de l'ensemble de ces éléments, qu'issu d'une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même » (p. 1160). En France, les juges se fondaient traditionnellement sur l’article 55 de la 1205 236 engendrer de telles limites. Ces limites résulteraient de l’objectif de conciliation des droits nationaux avec les principes communautaires. C’est ainsi que sur l’autel de la libre circulation des marchandises, les titulaires de droit de propriété intellectuelle se sont vus imposer la règle de l’épuisement des droits. En matière de marque, l’intérêt de la règle de l’épuisement est double. Si l’objectif de la règle de l’épuisement est de limiter la fonction d’exclusivité (A), sa mise en œuvre a permis de révéler les autres fonctions de la marque (B). A. L’épuisement des droits : limite à la fonction d’exclusivité 285. L’ambivalence des droits de propriété intellectuelle à l’égard des principes communautaires. Les droits de propriété intellectuelle se caractérisent par leur nature ambivalente à l’égard des principes communautaires. Ils apparaissent ainsi parfois en totale adéquation avec la protection de la concurrence souhaitée par le droit communautaire. Le brevet, en favorisant « la création des individus et la diffusion collective de ses résultats »1207, joue le jeu de la libre concurrence et de l’encouragement de l’innovation. Le droit de marque constituerait « un facteur de dynamisme commercial de protection des consommateurs »1208. Les marques permettraient « au jeu de la concurrence de s’exercer dans des conditions saines et loyales en évitant que des commerçants indélicats ne cherchent à créer ou à entretenir une confusion entre leurs produits, services ou activités et ceux d’un concurrent qui bénéficie d’une bonne réputation »1209. Cette adéquation avec le principe de libre concurrence, cher au droit communautaire, cache « des germes profonds de contradiction »1210 entre les droits des titulaires de propriété intellectuelle et les principes tendant à la réalisation d’un marché commun. Du fait du principe de territorialité, les droits de propriété intellectuelle seraient un frein à la libre circulation des Constitution pour justifier la primauté du droit communautaire. Cass. ch. mixte, 24 mai 1975, n° 7313556, Jacques VABRE, Cah. dr. eur. 1975, p. 631 s., note R. KOVAR. Cependant, les juges français n’ignoraient pas la spécificité de l’ordre juridique communautaire justifiant ainsi également la primauté du droit communautaire. Cass. crim., 16 juin 1983, Comité national défense contre alcoolisme c/ Rossi di Montalera et a : RTDE 1983, p. 468 s., note G. ISAAC. La primauté du droit communautaire a cependant trouvé consécration par la création dans la Constitution d’un Titre XV intitulé « De l’Union européenne ». Le Conseil Constitutionnel est ainsi venu souligner que le constituant a « consacré l’existence d’un ordre juridique communautaire intégré à l’orde juridique interne et distinct de l’ordre international » (pt. 11) et a affirmé que l'inscription dans le traité du principe de la primauté du droit de l'Union sur le droit des États membres et l'octroi d'une valeur juridique à la Charte des droits fondamentaux n'étaient pas incompatibles avec la Constitution. Cons. const., 19 nov. 2004, déc. n° 2004-505. 1207 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, Droit commercial européen, Dalloz, Précis, 5 e éd., 1994, n° 633, p. 503. 1208 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, op. cit., n° 633, p. 503. 1209 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 4, p. 2. 1210 B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, op. cit., n° 633, p. 503. 237 marchandises et compliqueraient la réalisation du marché commun. Cette contradiction a poussé la Cour de justice, puis le législateur communautaire, à consacrer la règle de l’épuisement des droits qui consiste à limiter les droits du titulaire à la première mise en circulation consentie du produit. Ainsi, avant d’envisager la mise en œuvre de cette règle (2), il convient de revenir sur les fondements de la règle de l’épuisement des droits (1). 1. La mise en place de la règle 286. La consécration de la règle de l’épuisement des droits était indispensable (b). Il était en effet impératif de régler la difficulté liée à l’incompatibilité du principe de territorialité des droits de propriété intellectuelle avec le principe de libre circulation des marchandises, pierre angulaire d’un marché commun sans frontière (a). a. La justification de la règle d’épuisement du droit 287. L’origine de la règle de l’épuisement1211. La théorie de l’épuisement des droits semble trouver sa source dans les travaux de l’économiste anglais Adam SMITH « qui aurait été le premier à proposer une limite au monopole du breveté »1212. Cette idée fut ensuite reprise par la jurisprudence américaine, dès 1873, dans application de la théorie « de la première vente ». Selon cette théorie, le produit couvert par un monopole d’exploitation pouvait circuler librement dès lors qu’il avait été vendu licitement pour la première fois par le titulaire du monopole1213. L’idée de l’épuisement des droits fut par la suite réintroduite en Europe par le biais des juges allemands. Ils cherchaient un moyen de lutter contre les titulaires de prérogatives exclusives qui bénéficiaient d’un droit de « suite » sur les objets qu’ils commercialisaient et qui s’assuraient par ce biais un contrôle de la distribution et de la fixation des prix. Inspirés par les travaux de KOHLER, les juges allemands consacrèrent la règle d’épuisement des droits au début du vingtième siècle dans une décision intitulée « Eau de Cologne ». Dans cette décision relative aux marques, l’existence d’un épuisement national du droit de marque fut reconnue. Puis, dans une décision « Mariani » relative à un cas d’importation parallèle, les juges allemands consacrèrent l’existence d’un épuisement international. En application de cette règle, le droit exclusif de commercialisation était limité à la première mise en circulation du 1211 V. sur cette question, B. CASTELL, L’épuisement du droit intellectuel en droit allemand, français et communautaire, PUF, 1989, n° 5, p. 12. 1212 B. CASTELL, op. cit., n° 5, p. 12. 1213 B. CASTELL, op. cit., n° 5, p. 13. 238 produit. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle disposait d’un monopole de mise en circulation, mais il ne disposait pas d’un contrôle sans limites sur le sort de chaque produit mis en circulation1214. La réalisation du marché imposait que cette règle soit consacrée au niveau communautaire. 288. L’incidence du principe de territorialité sur la libre circulation des marchandises. Les monopoles d’exploitation conférés par les droits de propriété intellectuelle 1215 à leurs titulaires se voient appliquer le principe de « territorialité »1216. Ce principe signifie que le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle est protégé dans « les limites de l’État qui reconnaît ce droit »1217. Le corollaire de ce principe est que le titulaire du droit se voit offrir la faculté de s’opposer à l’importation, sur le territoire de l’État dans lequel il a reçu protection, d’exemplaires d’une œuvre protégée, de produits marqués ou de produits brevetés, commercialisés avec le consentement du titulaire dans d’autres États1218. En d’autres termes, le droit de propriété intellectuelle permet à son titulaire de cloisonner le territoire sur lequel il bénéficie de son droit exclusif en interdisant les importations parallèles. Ce cloisonnement des marchés pouvant résulter de l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle apparaît en totale contradiction avec l’objectif d’un marché commun, c'est-à-dire un espace sans frontières intérieures 1219, souhaité initialement par le Traité de Rome. Ainsi, l’article 26 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) (ex-article 14 du TCE) dispose : « Le marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans 1214 V. sur ces éléments, F.-K. BEIER, La territorialité du droit des marques et les échanges internationaux, JDI 1971, p. 5, spéc. p. 13. 1215 V. notamment G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. n° 7600, 2005, n° 5 ; B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, Droit commercial européen, Dalloz, Précis, 5 e éd., 1994, n° 633, p. 503. 1216 V. sur le principe de territorialité, N. BOUCHE, Le principe de territorialité de la propriété intellectuelle, L’Harmattan, 2002 ; P. COMBEAU, La localisation territoriale des marques, in Études sur la propriété industrielle, littéraire, artistique, Mélanges M. PLAISANT, Sirey, 1960, p. 55 ; F.-K. BEIER, La territorialité du droit des marques et les échanges internationaux, préc., p. 5 ; A. HUET, L’incidence de la territorialité des marques et brevets nationaux sur la compétence des tribunaux français en matière de contrefaçon, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 253. 1217 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 111, p. 71. V. F.-K. BEIER, préc., p. 5 ; N. BOUCHE, op. cit., n° 9, p. 21. Il s’agit du « principe de territorialité de limitation » signifiant que : « tout droit subjectif de propriété intellectuelle limite son existence et son effet au territoire de l’ordre juridique qui l’a créé » 1218 V. V.-L. BÉNABOU, Le processus d’harmonisation communautaire du droit d’auteur, J.-Cl. Europe Traité, Fasc. n° 1770, 2003, n° 14. 1219 V. B. CASTELL, L’épuisement du droit intellectuel en droit allemand, français et communautaire, op. cit., n° 9, p. 16 V. également G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, préc., n° 18. L’éminent Professeur note que « L’exploitation d’un droit national de marque est donc facilement susceptible de faire obstacle à l’application des règles du Traité et à la réalisation d’un marché unique ». 239 lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée selon les dispositions des traités ». L’article 34 (ex-article 28 du TCE) précise quant à lui : « Les restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, sont interdites entre les États membres »1220. La lecture de ces articles fait apparaître la contradiction évidente qui existe entre les droits de propriété intellectuelle, les intérêts des titulaires et le principe de libre circulation des marchandises, clef de voûte de la réalisation du marché commun, mais également « condition sine qua non de la libre concurrence »1221. 289. La nécessaire conciliation avec le droit communautaire. Le principe de libre circulation des marchandises permet de limiter l’exercice des prérogatives que les entreprises tirent des législations nationales1222. La contradiction pouvant résulter de ce principe avec les droits de propriété intellectuelle avait été anticipée. Les rédacteurs du Traité ont prévu à l’article 36 du TFUE (ex-article 30 du TCE) que les restrictions quantitatives à l’importation ou à l’exportation pouvaient notamment être justifiées par la protection de la propriété industrielle1223. Néanmoins, si ces interdictions peuvent être justifiées, elles ne doivent pas constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres. En d’autres termes, le droit communautaire ne remet pas en cause les droits de propriété industrielle. Pour autant, ils ne doivent pas être utilisés à des fins de cloisonnement du marché : « la portée de la protection reconnue aux droits de propriété industrielle et commerciale doit se conformer aux prescriptions du droit communautaire »1224. 1220 La Cour de justice a eu l’occasion de préciser le sens de « mesure d’effet équivalent ». Cela désigne toute réglementation étatique susceptible de faire obstacle directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement au commerce intracommunautaire. V. CJCE, 11 juill. 1974, aff. 8/74, Procureur du Roi c/ Dassonville, Rec. 1974, p. 837. 1221 G. BONET, Défense et illustration des droits sur les créations au regard des règles communautaires de concurrence, RJDA 1993, n° 3, p. 173, spéc. n° 6. 1222 V. B. GOLDMAN, A. LYON-CAEN & L. VOGEL, Droit commercial européen, op. cit., n° 638, p. 509. Les auteurs rappellent qu’initialement le principe de libre circulation des marchandises s’adressait uniquement aux États membres. Suite aux arrêts Sirena et Deutsche Grammophon, ce principe est devenu d’applicabilité directe en le sens où une entreprise peut l’invoquer à l’encontre d’une autre. 1223 La rédaction de l’article 30 semble viser uniquement les droits de propriété industrielle. Cependant, la jurisprudence communautaire en a fait une interprétation large en appliquant l’article 30 à la propriété intellectuelle au sens large du terme. V. CJCE, 20 janv. 1981, aff. jointes 55/80 et 57/80, Musik-Vertrieb Membran GmbH et Gema, Rec. 1981, p. 147, pt. 12. Les juges ont en effet précisé que « il n’y a pas de motifs de faire, pour l’application de l’article 36 du Traité, une distinction entre le droit d’auteur et les autres droits de propriété industrielle et commerciale ». 1224 R. KOVAR & J. LARRIEU, Marque, Rép. communautaire Dalloz, 2009, n° 206. La remarque a toute son importance car certains plaideurs n’ont pas hésité à invoquer l’article 345 (ex-article 295 du TCE) qui prévoit que « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres » pour défendre l’idée selon laquelle le Traité de Rome ne pouvait s’appliquer au droit de propriété intellectuelle. V. R. KOVAR & J. 240 b. La consécration de la règle de l’épuisement 290. Les options envisageables. Le droit communautaire disposait de deux options permettant d’éviter le cloisonnement des marchés. La première option était la mise en place de droits de propriété intellectuelle communautaires1225 étendant leurs effets à tout le territoire communautaire. C’est ce à quoi le législateur a procédé en créant une marque communautaire1226 ainsi qu’un modèle communautaire1227. La création de titres communautaires n’était cependant pas une solution suffisante. Outre le fait qu’il n’existe pas d’équivalent en droit d’auteur et en brevet1228, l’adoption d’un titre communautaire n’avait pas pour conséquence la disparition des titres nationaux ayant les mêmes objets. Les risques de cloisonnement n’étaient donc pas effacés. La seconde option était de trouver une règle permettant la conciliation des intérêts des titulaires des droits de propriété intellectuelle avec ceux inhérents à la réalisation d’un marché commun. Là encore, plusieurs voies pouvaient être empruntées1229. Il pouvait ainsi être fait application de la théorie de l’usage normal ou raisonnable1230, de la théorie des droits inhérents1231 ou, enfin, de la théorie de l’épuisement des droits. C’est cette dernière option qui LARRIEU, préc., n° 200 ; G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. n° 7600, 2005, n° 23. Cet argument n’a cependant pas été accueilli positivement par la Cour de justice. CJCE, 13 juill. 1966, aff. jointes 56/64 et 58/64, Consten et Grundig c/ Commission de la CEE, Rec. 1966, p. 429 ; CJCE, 29 févr. 1968, aff. 24-67, Parke, Davis & Co. c/ Probel e.a., Rec. 1968, p. 81 ; CJCE, 17 mai 1988, aff. 158/86, Warner Brothers e.a. c/ Christiansen, Rec. 1988, p. 2605, RTDE 1988, p. 647, obs. G. BONET; JCPG 1989, II, 21173, note B. EDELMAN; CJCE, 18 févr. 1992, aff. C-30/90, Commission c/ Royaume-Uni, Rec. 1992, p. I-829. 1225 G. BONET, Défense et illustration des droits sur les créations au regard des règles communautaires de concurrence, RJDA 1993, n° 3, p. 173, spéc. n°1. 1226 Règlement du Conseil (CE) n° 40/94 du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire modifié par Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire. 1227 Règlement (CE) nº 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires 1228 V. sur cette question l’échec de l’instauration d’un brevet communautaire malgré l’adoption le 15 décembre 1975 de la Convention du Luxembourg. 1229 V. sur la question, G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, préc., n° 33 et s. ; G. BONET, Chron. Propriétés intellectuelles, RTDE 1981, p. 97 et plus particulièrement p. 106 et s. 1230 Pour les partisans de cette doctrine, l’exercice du droit exclusif échappait aux règles communautaires dès lors que le droit faisait l’objet d’un usage normal, raisonnable. Au contraire, dès lors que l’usage devenait abusif, le droit communautaire trouvait à s’appliquer. 1231 En application de cette théorie, seuls les effets « normaux inhérents au droit exclusif tel qu’il est établi par chaque loi nationale échappent aux règles communautaires ; les restrictions à l’application de ces règles qui ont leur source non dans la loi nationale même mais dans les stipulations d’un contrat (cession, concession de licence) peuvent être condamnées sur le fondement du droit communautaire », G. BONET, Chron. Propriétés intellectuelles, RTDE 1981, p. 97, spéc. p. 107. V. pour une application de cette théorie, CJCE, 30 juin 1988, aff. 35/87, Thetford, Rec. 1988, p. 3585. 241 fut finalement retenue par la jurisprudence communautaire, puis par la suite consacrée par le législateur, tant au niveau communautaire qu’au niveau national1232. 291. La consécration jurisprudentielle de la règle. Avant le législateur communautaire, c’est la Cour de justice qui est la première à avoir recours à la théorie de l’épuisement des droits. Les juges ont affirmé dans l’arrêt Deutsche Grammophon du 8 juin 19711233 que si l’exercice d’un droit voisin du droit d’auteur « permet des interdictions ou restrictions à la libre circulation des produits justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, l’article 36 n’admet de dérogations à cette liberté que dans la mesure ou elles sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l’objet spécifique de cette propriété »1234. Les prérogatives exclusives des titulaires de droits de propriété intellectuelle ne sont pas remises en cause ; mais elles s’avèrent être limitées. La Cour ajoute : « l’exercice, par un fabricant de supports de son, du droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés découlant de la législation d’un État membre, pour interdire la commercialisation dans cet État de produits qui ont été écoulés par lui-même ou avec son consentement dans un autre État membre, au seul motif que cette mise en circulation n’aurait pas eu lieu sur le territoire du premier État membre, serait contraire aux règles qui prévoient la libre circulation des produits à l’intérieur du marché commun »1235. Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle dans deux pays ne pouvait en conséquence pas s’opposer à l’importation dans l’un des deux pays de produits couverts par le droit de propriété intellectuelle mis en circulation dans l’autre pays avec son consentement. Le fait d’avoir consenti à la mise en circulation d’un produit couvert par un droit de propriété intellectuelle avait entraîné l’épuisement de son droit. 292. La consécration législative de la règle. Cette consécration jurisprudentielle de la règle de l’épuisement des droits fut rapidement relayée par une consécration législative. En matière 1232 La doctrine semble unanime sur le fait que la règle de l’épuisement des droits s’est vue consacrer afin de concilier les intérêts divergents des titulaires des droits de propriété intellectuelle et de la réalisation d’un marché unique. Un auteur considère cependant que la règle de l’épuisement est inhérente au droit de propriété intellectuelle. Elle relèverait de la nature même du droit qui ne confère pas à son titulaire la maîtrise du produit marqué authentique mis en circulation par ses soins ou avec son consentement. Il est cependant difficile d’abonder dans ce sens dans la mesure où si tel était le cas, l’épuisement international ne serait pas exclu. V. N. BOUCHE, L’objet spécifique du droit de marque, D. 2000, chron., p. 103, n° 15. 1233 CJCE, 8 juin 1971, aff. 78/70, Deutsche-Grammophon c/ Metro SB, Rec. 1971, p. 487. 1234 CJCE, 8 juin 1971, préc., pt. 13. 1235 CJCE, 8 juin 1971, préc., pt. 13. 242 de marque, la Directive rapprochant les législations des États membres sur les marques du 21 décembre 19881236 envisageait expressément à son article 7 l’« Épuisement du droit conféré par la marque » en disposant : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement »1237. Cette formule fut également reprise à l’article 13 du Règlement du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire1238. La règle de l’épuisement fut aussi consacrée par le droit français, l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle disposant : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou dans l'Espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement »1239. 1236 Directive 89/104/CEE du Conseil du 21 décembre 1988 rapprochant les législations des États membres sur les marques, aujourd’hui Directive 2008/95/CE du Parlement européen et du conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques (version codifiée). 1237 La réception en France de cette règle est apparue comme une « petite révolution ». J. FOYER, Le projet de réforme de la loi des marques, in Mélanges offerts à A. CHAVANNE, Droit pénal Ŕ Propriété industrielle, Litec, 1990, p. 223, spéc. n° 14. 1238 Règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993 sur la marque communautaire, aujourd’hui Règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 février 2009 sur la marque communautaire. L’article 13 dispose : « Le droit conféré par la marque communautaire ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement ». V. pour les brevets, Convention du Luxembourg, 15 déc. 1989, JOCE L. n° 401 du 30 déc. 1989. Son article 28 prévoyait que les droits « conférés par le brevet communautaire ne s’étendent pas aux actes concernant le produit couvert par ce brevet accomplis sur le territoire des États contractants, après que ce produit a été mis dans le commerce dans l’un de ces États par le titulaire du brevet ou avec son consentement exprès, à moins qu’il n’existe des motifs qui justifieraient, selon les règles de droit de la Communauté, que les droits conférés par le brevet communautaire s’étendent à de tels actes V. pour le droit d’auteur, Directive 91/250 relative à la protection juridique des programmes d’ordinateur. L’article 4, c) dispose : « La première vente d’une copie d’un programme d’ordinateur dans la Communauté par le titulaire ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans la Communauté, à l’exception du droit de contrôler des locations ultérieures du programme d’ordinateur ou d’une copie de celui-ci ». V. également, Directive 2001/29 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information. L’article 4, paragraphe 2 précise que « Le droit de distribution dans la Communauté relatif à l'original ou à des copies d'une oeuvre n'est épuisé qu'en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement ». V. en matière de dessins et modèles, Directive 98/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 oct. 1998 sur la protection juridique des dessins ou modèles. L’article 15 dispose : « Les droits conférés par l'enregistrement d'un dessin ou modèle ne s'étendent pas aux actes portant sur un produit dans lequel est incorporé ou auquel s'applique un dessin ou modèle entrant dans le champ de la protection, lorsque le produit a été mis sur le marché, sur le territoire de la Communauté, par le titulaire de l'enregistrement ou avec son consentement ». Règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil du 12 décembre 2001 sur les dessins ou modèles communautaires. L’article 21 dispose : « Les droits conférés par le dessin ou modèle communautaire ne s'étendent pas aux actes portant sur un produit dans lequel est incorporé ou auquel s'applique un dessin ou modèle entrant dans le champ de la protection du dessin ou modèle communautaire, lorsque le produit a été mis sur le marché, sur le territoire de la Communauté, par le titulaire du dessin ou modèle communautaire ou avec son consentement ». 1239 V. pour le droit d’auteur, Art. L. 122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle : « Dès lors que la première vente d’un ou des exemplaires matériels d’une œuvre a été autorisée par l’auteur ou ses ayants droit sur le territoire d’un Etat membre de la Communauté européenne ou d’un autre Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen, la vente de ces exemplaires de cette œuvre ne peut plus être interdite dans les États 243 293. La définition de l’épuisement. Au regard de la jurisprudence et des textes, l’épuisement se définit comme « la limite imposée par la loi au pouvoir d’exclusivité accordé au titulaire d’un droit de propriété intellectuelle incorporé dans un produit d’interférer avec la circulation commerciale de ce produit »1240. Comme la formule le laisse penser, la règle de l’épuisement entraîne l’épuisement du droit, c'est-à-dire la disparition du monopole conféré par le droit de propriété intellectuelle à l’égard des exemplaires mis en circulation dans un endroit quelconque de l’Espace économique européen, par le titulaire ou par un tiers autorisé. Comme le note le Professeur BENABOU, le terme épuisement renvoie à l’idée selon laquelle le droit est consomptible et qu’il est susceptible de s’éteindre par le premier usage que le titulaire en fait1241. Appliqué au droit communautaire, l’épuisement signifie que le droit de marque, comme tout autre droit de propriété intellectuelle, prend fin avec le premier usage qu’en fait son titulaire ou un tiers autorisé par lui sur le territoire de l’espacé économique européen1242. La règle de l’épuisement permet de trouver l’équilibre entre les droits du titulaire d’un monopole d’exploitation et l’intérêt général par le biais de la libre circulation des produits1243. 294. Les droits de propriété intellectuelle étant en contradiction avec la réalisation du marché commun, il était impératif, en vue d’assurer la libre circulation des marchandises, d’aménager les droits de propriété intellectuelle. À cette fin, la règle de l’épuisement fut consacrée par les juges, puis par les législateurs. Eu égard aux conséquences qu’elle implique pour les membres de la Communauté européenne et les États parties à l’accord sur l’Espace économique européen ». Concernant les droits voisins, l’article L. 211-6 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Dès lors que la première vente d’un ou des exemplaires matériels d’une fixation protégée par un droit voisin a été autorisée par le titulaire du droit ou ses ayants droit sur le territoire d’un Etat membre de la Communauté européenne ou d’un autre Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen, la vente de ces exemplaires de cette fixation ne peut plus être interdite dans les États membres de la Communauté européenne et les États parties à l’accord sur l’Espace économique européen ». V. pour les dessins et modèles, Art. L. 513-8 du Code de la propriété intellectuelle : « Les droits conférés par l’enregistrement d’un dessin ou modèle ne s’étendent pas aux actes portant sur un produit incorporant ce dessin ou modèle, lorsque ce produit a été commercialisé dans la Communauté européenne ou dans l’Espace économique européen par le propriétaire du dessin ou modèle ou avec son consentement ». V. pour les brevets, Art. L. 613-6 du Code de la propriété intellectuelle : « Les droits conférés par le brevet ne s’étendent pas aux actes concernant le produit couvert par ce brevet, accomplis sur le territoire français, après que ce produit a été mis dans le commerce en France « ou sur le territoire d’un Etat partie à l’accord sur l’Espace économique européen » par le propriétaire du brevet ou avec son consentement exprès ». 1240 V. SCORDAMAGLIA, La fonction du droit de marque : épuisement, transit, Propr. ind. 2010, n° 10, Dossier, Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle, n° 6. 1241 V.-L. BENABOU, Épuisements des droits : une approche globale de la théorie de l’épuisement est-elle possible ?, Legicom 2001, n° 25, p. 115. 1242 R. KOVAR & J. LARRIEU, Marque, Rép. communautaire Dalloz, 2009, n° 240. 1243 B. CASTELL, L’épuisement du droit intellectuel en droit allemand, français et communautaire, PUF, 1989, n° 221, p. 131. 244 prérogatives du titulaire de droit, la règle de l’épuisement se doit d’être strictement encadrée dans sa mise en œuvre, tant au niveau de ses conditions que de ses effets. 2. La mise en œuvre de la règle 295. Afin d’appréhender au mieux la règle de l’épuisement, il est nécessaire d’envisager les conditions de mise en œuvre de celle-ci (a) pour s’attacher ensuite à ses effets (b). a. Les conditions de mise en œuvre 296. L’objet spécifique. Dans son arrêt Deutsche Grammophon du 8 juin 19711244, la Cour de justice affirma : l’exercice d’un droit de propriété intellectuelle « permet des interdictions ou restrictions à la libre circulation des produits justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, l’article 36 n’admet de dérogations à cette liberté que dans la mesure ou elles sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l’objet spécifique de cette propriété »1245. La règle de l’épuisement ne doit pas en conséquence trouver à être mise en œuvre dès lors que les restrictions à la libre circulation des marchandises sont justifiées par l’objet spécifique du droit. La Cour de justice ne prit pas le soin de définir l’objet spécifique des droits de propriété intellectuelle. Elle affina par la suite son analyse afin d’appréhender l’objet spécifique de chaque droit de propriété intellectuelle1246. En matière de marque, la Cour de justice considéra que l’objet spécifique était « d’assurer au titulaire le droit exclusif d’utiliser la marque, pour la première mise en circulation d’un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque »1247. L’objet spécifique doit être compris comme étant le « noyau dur »1248 des droits de propriété intellectuelle et comme couvrant « l’ensemble des dispositions de droit national indispensable 1244 CJCE, 8 juin 1971, aff. 78/70, Deutsche-Grammophon c/ Metro SB, Rec. 1971, p. 487. CJCE, 8 juin 1971, aff. 78/70, préc., pt. 13. 1246 V. en matière de brevet, CJCE, 31 oct. 1974, aff. 15/74, Centrafarm B.V. e.a. c/ Sterling Drug, Rec. 1974, p. 1147 ; CJCE, 14 juill. 1981, aff. 187/80, Merck c/ Stephar et Exler, Rec. 1981, p. 2063 ; en matière de marque, CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183 ; RTDE 1975, p. 610 et la chron. de M. ULLRICH, p. 393, JDI, 1976, p. 208, obs. R. KOVAR ; JCPE 1975, II, 11728, chron. J.-J. BURST & R. KOVAR ; en matière de dessins et modèles, CJCE, 14 sept. 1982, , aff. 144/81, Keurkoop c/ Nancy Kean Gifts, Rec. 1982, p. 2853; RTDE 1984, p. 316, obs. G. BONET. 1247 CJCE, 31 oct. 1974, préc.. 1248 A. LUCAS & H.-J. LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, Litec, 3 ème éd., 2006, n° 1455, p. 1059. 1245 245 à la survivance des propriétés intellectuelles »1249. Il couvre les dispositions du droit national conférant au titulaire de la marque l’exclusivité de l’usage du signe à titre de marque afin de commercialiser un produit ou un service déterminé1250. La notion d’objet spécifique du droit de marque est intimement lié à la théorie des fonctions de la marque, l’objet spécifique permettant de contribuer à assurer la fonction de la marque. Au-delà de celui-ci, les prérogatives du titulaire du droit de marque doivent céder face au principe de libre circulation des marchandises1251. Pour que la règle de l’épuisement puisse pleinement jouer le rôle qui lui est imparti, deux conditions doivent également être réunies. 297. Les conditions dégagées par la jurisprudence. La jurisprudence1252 a dégagé deux conditions permettant à la règle de l’épuisement d’être mise en œuvre. Ces deux conditions se retrouvent notamment dans les différents articles du Code de la propriété intellectuelle relatifs à l’épuisement des droits. L’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou dans l'Espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement »1253. Le produit couvert doit avoir été mis en circulation dans la Communauté économique européenne ou dans l’Espace économique européen (i), avec le consentement du titulaire (ii). 1249 G. BONET, L’épuisement des droits de propriété intellectuelle, in L’avenir de la propriété intellectuelle, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 11, 1993, p. 89 et plus particulièrement p. 92. 1250 V. G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. n° 7600, 2005, n° 94. 1251 F. GOTZEN, La libre circulation des produits couverts par un droit de propriété intellectuelle dans la jurisprudence de la Cour de justice, RTD com. 1985, p. 467, spéc. n° 6. V. également, J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 15, p. 16. Comme le note le Professeur PASSA, « seules les prérogatives reconnues par la loi au titulaire et non comprises dans l’objet spécifique de son droit peuvent céder devant les règles communautaires et notamment le principe de libre circulation des marchandises ». 1252 CJCE, 8 juin 1971, aff. 78/70, préc., pt. 13 ; CJCE, 31 oct. 1974, aff. 15/74, préc., pt. 15; CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, préc., pt. 12. 1253 Ces deux conditions se retrouvent également dans les articles L. 122-3-1, L. 513-8, L. 613-6 du Code de la propriété intellectuelle. 246 i. Une mise dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou dans l’Espace économique européen 298. Une mise dans le commerce. La première condition mise en exergue dans la jurisprudence et les différents textes relatifs à la règle de l’épuisement des droits est celle de la mise dans le commerce. En vue de comprendre ce que l’on entend par « mise dans le commerce », il est nécessaire de se tourner vers la Directive 2001/29 du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société d’information1254. L’article 4, paragraphe 2 de cette Directive dispose : « Le droit de distribution dans la Communauté relatif à l’original ou à des copies d’une œuvre n’est épuisé qu’en cas de première vente ou premier autre transfert de propriété dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement ». La mise en circulation du produit doit donc s’entendre de la vente à la «clientèle finale »,1255 mais également du transfert de propriété opéré au profit de « grossistes ou intermédiaires »1256. Dans son arrêt Peak Holding,1257 la Cour de justice est venue préciser le sens de la notion de « mise dans le commerce » en matière de marque. Ils ont ainsi énoncé que la mise dans le commerce ou en circulation devait s’entendre d’une vente qui « permet au titulaire de réaliser la valeur économique de sa marque »1258. Cela implique que le titulaire du droit « ait directement ou indirectement profité de cette première mise sur le marché »1259. De ce fait, une importation ou une simple offre de produit dans l’Espace économique européen ne peut être assimilée à une mise dans le commerce de ceux-ci1260. 299. Une mise dans le commerce intra-communautaire. Outre une mise dans le commerce effective, celle-ci doit s’opérer dans l’Espace économique européen. Une telle solution exclut par voie de conséquence l’idée d’un éventuel épuisement international1261. 1254 Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains apects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, JO L 167 du 22 juin 2001. 1255 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 342, p. 455. 1256 J. PASSA, op. cit., n° 342, p. 455. 1257 CJCE, 30 nov. 2004, aff. C-16/03, Peak Holding, Rec. 2004, p. I-11313; RTD com. 2005, p. 74, obs. J. AZÉMA. 1258 CJCE, 30 nov. 2004, préc., pt. 40. 1259 J. AZÉMA, obs. sous CJCE, 30 nov. 2004, RTD com. 2005, p. 74. 1260 CJCE, 30 nov. 2004, préc., pt. 43. 1261 V. sur la question, Quel droit de la propriété industrielle pour le 3e millénaire ?, Colloque organisé par le centre Paul ROUBIER, Lyon 10 et 11 mai, Litec, CEIPI, t. 47, 2001, p. 277 et s. ; Y. REBOUL, Le droit de marque à l’aube du 3e millénaire, JCPG 2000, I, 196 ; Question 156, Épuisement international des droits de propriété industrielle, AIPPI, 2001, I, p. 311. 247 La Cour de justice est intervenue la première fois sur ce point dans l’arrêt EMI I du 15 juin 19761262. Elle est ensuite venue rappeler ce principe et l’affiner dans l’arrêt Silhouette1263, en précisant que les États membres n’avaient pas la possibilité de prévoir dans leurs législations un épuisement international. L’harmonisation recherchée par la Directive marque ayant vocation à être complète, la Cour de justice en a déduit que « la directive ne saurait être interprétée en ce sens qu’elle laisserait aux États membres la possibilité de prévoir dans leur droit national l’épuisement des droits conférés par la marque pour des produits mis dans le commerce dans des pays tiers »1264 . De ce fait, « l’article 7, paragraphe 1, de la directive, telle que modifiée par l’accord EEE, s’oppose à des règles nationales prévoyant l’épuisement du droit conféré par une marque pour des produits mis dans le commerce hors de l’EEE sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement »1265. La solution est logique. La règle de l’épuisement a été consacrée afin de permettre la conciliation entre les intérêts divergents des titulaires de droits de propriété intellectuelle et le principe de libre circulation des marchandises permettant la réalisation d’un marché commun. Ce principe n’étant pas un principe reconnu au niveau mondial, il n’était pas utile de consacrer un épuisement international1266. En outre, la Convention de Paris prévoit à son article 6 l’indépendance des titres1267. La conséquence directe de cette indépendance des titres est l’indépendance des droits, et, partant, l’absence d’épuisement international. Si cette absence d’épuisement international ne semble par conséquent pas devoir être remise en cause1268, il est cependant possible pour les autorités communautaires compétentes de prévoir 1262 CJCE, 15 juin 1976, aff. 51/75, EMI Records c/ CBS United Kingdom, Rec. 1976, p. 811. V. dans le même sens, en matière de droit d’auteur, CJCE, 9 févr. 1982, aff. 270/80, Polydor e.a. c/ Harlequin e.a., Rec. 1982, p. 329 ; RTDE 1982, p. 300, obs. G. BONET. V. l’exclusion de l’épuisement international dans la jurisprudence française, Versailles, 7 sept. 2000, PIBD 2000, n° 708, III, p. 565 ; Paris, 28 nov. 2001, PIBD 2002, n° 741, III, p. 212 ; Cass. Com., 2 déc. 1997, PIBD 1998, n° 648, III, p. 137. 1263 CJCE, 16 juill. 1998, aff. C-355/96, Silhouette International Schmied c/ Hartlauer Handelsgesellschaft, Rec. 1998, p. I-4799 ; RTDE 2000, p. 112, obs. G. BONET ; D. 1999, p. 128, obs. J. SCHMIDT-SZALEWSKI. 1264 CJCE, 16 juill. 1998, préc., pt. 26. 1265 CJCE, 16 juill. 1998, préc., pt. 31. 1266 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 342, p. 455. V. également, N. BOESPFLUG, La portée territoriale de l’épuisement des droits de propriété intellectuelle, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 47 et plus particulièrement p. 59 : « la justification de la règle de l’épuisement des droits de propriété intellectuelle réside dans l’existence « d’un marché unique réalisant des conditions aussi proches que possible de celles d’un marché intérieur » (…). Ce n’est que si cette condition est remplie que le principe de territorialité des droits de propriété intellectuelle peut être tenu en échec » ; A. FRANÇON, L’épuisement du droit de marque, JCPG 1990, I, 3428 ; J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 21, p. 21 ; C. VILMART, L’épuisement des droits de propriété intellectuelle Ŕ La jurisprudence française à la lumière des plus récentes décisions communautaires, RIPIA 2000, n° 201, p. 46 et plus particulièrement p. 68. 1267 L’article 6, paragraphe 3 de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883 prévoit qu’ « Une marque régulièrement enregistrée dans un pays de l’Union sera considérée comme indépendante des marques enregsitrées dans les autres pays de l’Union, y compris le pays d’origine ». 1268 CJCE, 18 oct. 2005, aff. C-405/03, Class International, Rec. 2005, p. I-8735, pt. 33. 248 une extension de la règle d’épuisement à d’autres territoires par le biais d’accords internationaux1269. Enfin, il semble que le lieu de fabrication est indifférent. La Cour de justice a précisé que la règle de l’épuisement devait trouver à s’appliquer dans l’hypothèse où les produits seraient fabriqués dans un pays tiers à l’Espace économique européen, mais commercialisés dans cet Espace par le titulaire ou avec son consentement1270. La jurisprudence française avait également retenu une telle solution en considérant que le lieu devant être pris en compte pour apprécier la mise dans le commerce était celui de la mise à disposition effective du produit1271. 300. Si la mise dans le commerce doit être opérée sur le territoire de la Communauté ou dans l’Espace économique européen, elle doit également être consentie. ii. Une mise dans le commerce consentie 301. Le consentement du titulaire. La Cour s’exprimant sur le consentement de la mise dans le commerce releva qu’il « constitue l’élément déterminant de l’épuisement de ce droit » 1272. De ce fait, il doit « être exprimé d’une manière qui traduise de façon certaine la volonté du titulaire de renoncer à ce droit »1273. Le consentement du titulaire doit être analysé comme une forme de renonciation du droit1274. A priori plus simple que la question de la première mise en circulation, la question du consentement s’avère pourtant être source de difficultés. 1269 Comme le souligne le Professeur BONET dans ses observations sur l’arrêt, la question de l’épuisement international est une question « d’opportunité économique et politique : tout dépend de l’intérêt qu’y trouvera l’EEE », RTDE 2000, p. 116. Une telle idée est reprise par M. SCORDAMAGLIA pour qui l’extension de la règle de l’épuisement à l’Espace économique européen constitue déjà en soi une mesure de politique commerciale. V. V. SCORDAMAGLIA, La fonction du droit de marque : épuisement, transit, Propr. ind. 2010, n° 10, Dossier, Fonction(s) des droits de propriété intellectuelle, n° 6. V. également les arguments des partisans d’un épuisement mondial, E. ARNAUD, L’épuisement international du droit à la marque sacrifié au profit de l’épuisement européen, D. affaires 1998, p. 1592 ; C. GRYNFOGEL, Les limites à la règle communautaire de l’épuisement des droits, RJDA 2001, n° 4, p. 363 et plus particulièrement p. 371 ; Vers un épuisement mondial des droits de propriété intellectuelle, in Quel droit de la propriété industrielle pour le 3 ème millénaire ?, Colloque organisé par le centre Paul ROUBIER, Lyon 10 et 11 mai, Litec, t. 47, 2001, p. 277. 1270 CJCE, 20 mars 1997, aff. C-352/95, Phytéron International c/ Bourdon, Rec. 1997, p. I-1729 ; RTDE 1998, p. 128, obs. G. BONET V. également, Paris, 24 nov. 1993, PIBD 1994, n° 562, III, p. 147. 1271 Paris, 24 nov. 1993, PIBD 1994, n° 562, III, p. 147 1272 CJCE, 23 avr. 2009, aff. C-59/08, Copad, Rec. 2009, p. I-3421, pt. 42 ; PIBD 2009, n° 897, III, p. 1086; JCPE 2009, n° 27, 1675, note C. CARON ; Propr. ind. 2009, n° 6, comm. n° 38, note A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 1273 CJCE, 23 avr. 2009, préc.. 1274 CJCE, 23 avr. 2009, préc.. 249 302. L’auteur du consentement. L’auteur du consentement peut notamment varier. Il peut non seulement être direct et être le fait du titulaire lui-même, mais également indirect et résulter d’une mise sur le marché par un licencié1275 ou « par des sociétés entretenant des liens économiques et juridiques particuliers, tels que ceux qui existent entre des sociétés appartenant au même groupe »1276. Dans l’affaire Copad, la Cour de justice a ainsi relevé que l’existence d’un contrat de licence n’équivalait pas « à un consentement absolu et inconditionné du titulaire de la marque à la mise dans le commerce, par le licencié, des produits revêtus de cette marque »1277. La Cour considère qu’en cas de violation par le licencié d’une des cinq conditions essentielles de l’article 8, paragraphe 2 de la Directive 2008/951278, le consentement du titulaire est révoqué et la mise en circulation ne peut avoir pour conséquence d’emporter épuisement du droit1279. 303. Le consentement tacite. Outre la question du consentement direct ou indirect, se pose également la question du caractère tacite du consentement. Si le consentement s’avère généralement être exprès, il peut également « résulter d’une manière implicite des éléments et de circonstances antérieurs, concomitants ou postérieurs à la mise dans le commerce en dehors de l’EEE »1280. En effet, la Cour de justice a affirmé qu’en toute hypothèse « le consentement doit être exprimé d’une manière qui traduise de façon certaine une volonté de 1275 CJCE, 22 juin 1994, C-9/93, IHT Internationale Heiztechnik c/ Ideal-Standard, Rec. 1994, p. I-2789; RTDE 1995, p. 848, obs. G. BONET; PIBD 1994, n° 575, III, p. 502. 1276 R. KOVAR & J. LARRIEU, Marque, Rép. communautaire Dalloz, 2009, n° 246. V. CJCE, 31 oct. 1974, aff. 15/74, Centrafarm B.V. e.a. c/ Sterling Drug, Rec. 1974, p. 1147; CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183; Paris, 25 avr. 2001, PIBD 2001, n° 729, III, p. 543. 1277 CJCE, 23 avr. 2009, aff. C-59/08, Copad, Rec. 2009, p. I-3421, pt. 47. 1278 En vertu de l’article 8, paragraphe 2 de la Directive 2008/95, le titulaire du droit de marque ne peut opposer ses droits exclusifs au licencié et donc le poursuivre sur le terrain de la contrefaçon, si celui-ci viole une clause du contrat relative à la durée de la licence, la forme couverte par l’enregistrement sous laquelle la marque peut être utilisée, la nature des produits ou des services pour lesquels la licence est octroyée, le territoire sur lequel la marque peut être apposée ou la qualité des produits fabriqués ou des services fournis par le licencié. Pour ce qui est du droit français, il s’agit de l’article L. 714-1, alinéa du Code de la propriété intellectuelle. 1279 CJCE, 23 avr. 2009, préc., pt. 48 à 50. Pour le Professeur PASSA, il s’agit là d’un raisonnement qui peut paraître discutable. En effet, les hypothèses de l’article 8, paragraphe 2 sont celles ayant pour conséquence d’engager une action en contrefaçon. Or « rien n’exclut qu’une faute –contractuelle- soit reprochée au licencié au titre de la violation d’un autre type de clause. En somme, rien n’imposait d’établir un lien entre la question du consentement du titulaire à la mise dans le commerce et celle relative aux hypothèses dans lesquelles celui-ci peut opposer son droit exclusif au licencié », J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, préc., n° 341, p. 451. 1280 CJCE, 20 nov. 2001, aff. jointes C- 414/99 à C-416/99, Zino Davidoff et Levi Strauss, Rec. 2001, p. I-8691, pt. 45 ; PIBD 2002, n° 752, III, p. 506 ; D. 2002, juris., p. 214, obs. E. CHEVRIER ; RTDE 2002, p. 387, obs. G. BONET ; JCPE 2002, 853, note C. VILMART ; JCPE 2002, 1289, n° 16, obs. G. PARLÉANI, Comm. com. élect. 2002, n° 4, comm. n° 55, obs. C. CARON ; RTD com. 2002, p. 480, obs. J. AZÉMA et J.-C. GALLOUX ; RTD com. 2002, p. 405, obs. M. LUBY. V. également, CJCE, 15 oct. 2009, aff. C-324/08, Makro Zelfbedieningsgroothandel e.a., Rec. 2009, p. I-10019; Propr. ind. 2010, n° 1, comm. n° 3, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 250 renoncer au droit »1281. Le consentement peut donc résulter d’un silence dès lors que celui-ci ne laisse aucun doute quant à la volonté de renoncer au droit 1282. Le consentement de mise en circulation du produit vaudra renonciation de son droit et aura pour conséquence de permettre la mise en œuvre de la règle de l’épuisement du droit1283. À l’inverse, si le consentement n’a pas été donné, le titulaire sera en droit de s’opposer à l’importation et à la commercialisation des produits en questions1284. 304. Une fois les conditions du consentement et de la mise en circulation intracommunautaire réunies, la règle de l’épuisement peut être mise en œuvre afin de limiter la fonction d’exclusivité du titulaire. b. Les effets de la règle de l’épuisement 305. La portée de l’épuisement. Dès lors que les conditions d’applications de la règle sont réunies, le droit de marque est « épuisé ». L’épuisement du droit ne signifie pas que le droit est épuisé de manière générale. Il est épuisé uniquement pour les exemplaires qui ont été mis dans le commerce avec le consentement du titulaire. Le consentement relatif à la mise en circulation d’un produit marqué ne peut avoir pour conséquence d’entraîner l’épuisement du droit de marque dans sa globalité. C’est ce que la Cour a eu l’occasion d’affirmer dans 1281 CJCE, 20 nov. 2001, préc., pt. 45. La Cour de justice avait été intérrogée dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 20 novembre 2001 sur la valeur de certaines circonstances permettant de déduire le consentement. Elle a ainsi considéré que le consentement implicite ne pouvait pas résulter d’une absence de communication par le titulaire de la marque, à tous les acquéreurs successifs des produits mis dans le commerce en dehors de l’Espace économique européen, de son opposition à une commercialisation dans l’Espace économique européen. Le consentement ne peut également pas résulter d’une absence d’indication, sur les produits, d’une interdiction de mise sur le marché dans l’Espace économique européen. Enfin, dans cette affaire, la Cour de justice a considéré que le consentement implicite ne pouvait pas résulter de la circonstance que le titulaire de la marque a transféré la propriété des produits revêtus de la marque sans imposer de réserves contractuelles et que, selon la loi applicable au contrat, le droit de propriété transféré comprend, en l’absence de telles réserves, un droit de revente illimité ou, à tout le moins, un droit de commercialiser ultérieurement les produits dans l’Espace économique européen. V. CJCE, 20 nov. 2001, préc., pt. 48 à 60. V. pour une reconnaissance d’un consentement implicite, Cass. com., 9 avr. 2002, PIBD 2002, n° 748, p. 369 ; JCPG 2002, IV, 1920 ; JCPE 2002, 869 ; D. 2002, juris, p. 1759, obs. J. DALEAU. Dans cette affaire, la Cour d’appel avait déduit d’un contrat de licence exclusive, précisant qu’il ne comportait aucune restriction quant à la fabrication, la commercialisation et l’exportation des produits couverts par la marque, un consentement implicite de commercialisation sur le territoire de la Communauté européenne. V. pour une application de la jurisprudence Davidoff, Cass. com., 21 oct. 2008, pourvoi n° 05-12580. ; CJUE, 3 juin 2010, aff. C-127/09, Coty Prestige Lancaster Group, Rec. 2010, p. I-00000 ; Propr. ind. 2010, n° 10, comm. n° 63, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Europe 2010, n° 8, comm. n° 295, obs. L. IDOT. Dans cette affaire, il apparaît que le droit de marque n’est pas épuisé par la simple livraison de testeurs de parfums à des distributeurs agréés dès lors que la mention « vente interdite » figurant sur le conditionnement des testeurs traduit clairement la volonté du titulaire de s’opposer à ce que les produits fassent l’objet d’une vente. 1283 CJCE, 20 mars 1997, aff. C-352/95, Phytéron International c/ Bourdon, Rec. 1997, p. I-1729 ; RTDE 1998, p. 128, obs. G. BONET. 1284 Cass. com., 26 janv. 1999, D. aff. 1999, p. 343; Cass. com., 20 févr. 2007, PIBD, n° 852, III, p. 339. 1282 251 l’affaire Sebago: « Les droits conférés par la marque ne sont épuisés que pour les exemplaires du produit qui ont été mis dans le commerce sur le territoire défini par cette disposition avec le consentement du titulaire. Pour les exemplaires de ce produit qui n’ont pas été mis dans le commerce sur ce territoire avec son consentement, le titulaire peut toujours interdire l’usage de la marque conformément au droit que lui confère la directive »1285. Admettre le contraire n’aurait pas eu de sens au regard de la justification de la règle d’épuisement. Le Professeur BONET a précisé à ce titre que « l’épuisement du droit n’a de sens que s’il intervient à propos de chaque exemplaire du produit marqué, au fur et à mesure de la commercialisation du produit »1286. Si l’épuisement devait avoir une portée générale, le droit de marque se résumerait à être un droit exclusif de mettre en circulation un seul lot de produit1287. 306. La limitation de la fonction d’exclusivité. L’épuisement du droit apparaît comme une véritable limite à la fonction d’exclusivité. Une fois que le produit marqué a fait l’objet d’une mise en circulation consentie, le titulaire a épuisé son monopole sur le produit. Il ne dispose pas d’un droit de suite1288. Comme le note un auteur, « lorsque le titulaire de la marque a bénéficié dans un État membre de l’exclusivité de mise en circulation du produit marqué, le droit de marque a rempli sa fonction première »1289. La fonction d’exclusivité du droit de marque permet par conséquent d’assurer à son titulaire la primauté de la mise en circulation du produit marqué1290. Au-delà de cette première mise en circulation, le droit de marque n’aurait plus en théorie de raison d’être. 307. L’intérêt défensif de l’épuisement. C’est à la lueur de la pratique que la règle de l’épuisement révèle tout son intérêt. Il constitue un moyen de défense efficace dans le cadre 1285 CJCE, 1er juill. 1999, aff. C-173/98, Sebago et Maison Dubois, Rec. 1999, p. I-4103, pt. 19 ; PIBD 1999, n° 684, III, p. 414 ; RTDE 2000, p. 112, obs. G. BONET ; Cass. com., 8 mars 2005, PIBD 2005, n° 810, III, p. 367. Dans le même sens en matière de brevet, Cass. com., 25 avr. 2006, PIBD 2006, n° 883, III, p. 460. 1286 G. BONET, obs. sur CJCE, 1er juill. 1999, RTDE 2000, p. 119. 1287 V. G. BONET, Le point sur l’épuisement du droit de marque selon la jurisprudence communautaire, D. 2000, chron. p. 337. 1288 V. P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 323. MATHÉLY affirmait qu’ « aucune disposition légale, en France, ne prévoit l’épuisement du droit sur la marque (…). Le propriétaire de la marque possède une sorte de droit de suite, lui permettant de contrôler l’usage fait de la marque, telle qu’elle est portée sur le produit vendu ». 1289 J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 16, p. 17. 1290 V. notamment B. CASTELL, L’épuisement du droit intellectuel en droit allemand, français et communautaire, PUF, 1989, n° 172, p. 105. Cet auteur note que « Dans le cas précisément du bénéficiaire du droit de marque la relation de continuité entre le fait d’apposer la marque sur le produit et d’introduire celui-ci dans le circuit commercial est particulièrement évidente : quelle serait en effet l’utilité de revêtir le produit d’une marque si ce n’était pour le commercialiser ? ». 252 d’une action en contrefaçon de marque. Afin d’éviter d’être sanctionné au titre de la contrefaçon, un tiers peut invoquer l’épuisement du droit de marque. Il revient en principe1291 au défendeur de supporter la charge de la preuve de l’épuisement en établissant la réunion des conditions, à savoir la mise en circulation du produit marqué consentie par le titulaire du droit dans l’espace économique européen. 308. La charge de la preuve de l’épuisement. En raison des difficultés que pourrait rencontrer le défendeur pour rapporter une telle preuve, la Cour de justice a décidé de tempérer ce principe dans l’arrêt Van Doren1292 en procédant à un renversement partiel de la charge de la preuve. Tout en précisant que le principe, selon lequel le défendeur doit apporter la preuve de l’épuisement, est compatible avec le droit communautaire1293, la Cour de justice relève que le principe de libre circulation des marchandises peut entraîner un aménagement de cette charge de la preuve1294. Elle souligne ainsi que la charge de la preuve doit être renversée lorsqu’elle est « de nature à permettre au titulaire de la marque de cloisonner les marchés nationaux »1295. Elle ajoute qu’un tel cloisonnement pourrait être envisagé lorsque « le titulaire de la marque commercialise ses produits dans l’EEE au moyen d’un système de distribution exclusive »1296. Dans une telle hypothèse, il appartient au titulaire de la marque d’établir que les produits ont été initialement mis dans le commerce par lui-même ou avec son consentement en dehors de l’Espace économique européen. En instituant ce renversement de la charge de la preuve, la Cour de justice a institué « une présomption d’épuisement des droits »1297. 1291 V. Cass. com., 29 janv. 2002, PIBD 2002, n° 740, III, p. 186 ; Cass. com., 9 avr. 2002, RJDA 2002, n° 8-9, n° 952 ; Cass. com., 26 févr. 2008, PIBD 2008, n° 873, III, p. 280. 1292 CJCE, 8 avr. 2003, aff. C-244/00, Van Doren, Rec. p. I-3051 ; Propr. intell. 2003, n° 9, p. 426, obs. G. BONET ; RTDE 2004, p. 122, obs. G. BONET. V. sur cet arrêt, J. RAYNARD, Droit de marque et réseau de distribution exclusive devant la CJCE : la présomption d’épuisement du droit ou le bonheur retrouvé du distributeur parallèle, Propr. ind. 2003, n° 10, chron. n° 18. 1293 CJCE, 8 avr. 2003, préc., pt. 36. 1294 CJCE, 8 avr. 2003, préc., pt. 37. 1295 CJCE, 8 avr. 2003, préc., pt. 38. 1296 CJCE, 8 avr. 2003, préc., pt. 39. La Cour de justice précise en effet que « si le tiers devait apporter la preuve du lieu où les produits ont été mis pour la première fois dans le commerce par le titulaire de la marque ou avec son consentement, le titulaire de la marque pourrait faire obstacle à la commercialisation des produits acquis et, pour l’avenir, supprimer de son fait toute nouvelle possibilité d’approvisionnement du tiers auprès d’un membre du réseau de distribution exclusive du titulaire dans l’EEE, dans l’hypothèse où le tiers parviendrait à démontrer qu’il s’est approvisionné auprès de ce membre », pt. 40. 1297 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 346, p. 461. V. pour application du renversement de la charge de la preuve par les juridictions françaises, Douai, 1re ch. civ., sect. 2, 27 juin 2006, RG n° 02/00835 ; TGI Strasbourg, 7 juill. 2006, PIBD 2006, n° 838, III, p. 653 ; Cass. com., 26 mars 2008, PIBD 2008, n° 874, III, p. 311 ; Cass. com., 16 déc. 2008, PIBD 2009, n° 890, III, p. 819 ; Cass. com., 26 févr. 2008, PIBD 2008, n° 873, III, p. 281. 253 309. En ayant recours à la règle de l’épuisement des droits en vue de concilier les droits de propriété intellectuelle avec le principe de libre circulation des marchandises, le droit communautaire était dans l’obligation de limiter la fonction d’exclusivité du droit de marque. Le monopole d’exploitation conféré par le droit de marque se trouve ainsi cantonné à la première mise en circulation consentie par le titulaire d’un produit marqué. Si la règle de l’épuisement a eu pour premier effet de limiter la fonction d’exclusivité, elle a également eu pour conséquence de révéler la fonction d’identification, permettant ainsi de restreindre la limitation de la fonction d’exclusivité. B. La règle de l’épuisement : révélateur de fonctions 310. La règle de l’épuisement limite la fonction d’exclusivité à la première mise en circulation dans le marché. Cette règle n’est cependant pas immuable et a été limitée à son tour par la révélation de nouvelles fonctions. Ainsi, après quelques atermoiements, la Cour de justice a reconnu à la marque la fonction qui est la sienne : la fonction d’identification (1). Puis, sa quête de la détermination de l’objet spécifique a conduit la Cour de justice à reconnaître à la marque une fonction de protection de la réputation (2). 1. La fonction d’identification comme limite à la règle de l’épuisement 311. L’origine de la limitation. La règle de l’épuisement n’est pas absolue1298. Si la règle de l’épuisement est venue dans un premier temps limiter la fonction d’exclusivité, il apparaît que cette même règle s’est vue ensuite restreinte par la découverte de la fonction d’identification et du revirement opéré par la Cour de justice à propos de cette dernière. Dans un premier temps, la Cour de justice refusa de voir la marque comme un instrument ayant pour fonction de garantir l’identité d’origine des produits marqués1299. Sans doute influencée par les critiques dont elle fit l’objet, elle opéra un revirement en consacrant la fonction de garantie d’identité d’origine. Elle reconnut dans l’arrêt Terrapin/Terranova du 22 1298 A. FRANÇON, L’épuisement du droit de marque, JCPG 1990, I, 3428. V. CJCE, 3 juill. 1974, aff. 192/73, Van Zuylen c/ Hag AG, Rec. 1974, p. 731 ; CJCE, 31 oct. 1974, aff. n° 16/74, Sté Centrafarm B.V et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183. Dans l’arrêt Hag, la Cour de justice précisa que même si l’indication de l’origine d’un produit est utile dans un marché unique, « l’information, à ce sujet, des consommateurs peut être assurée par des moyens autres que ceux qui porteraient atteinte à la libre circulation des marchandises » (pt. 14). Elle compléta son raisonnement en affirmant que la fonction du droit national de marque se limitait à la protection du « détenteur légitime d’une marque contre la contrefaçon de la part de personnes dépourvues de tout titre juridique » (pt. 10). 1299 254 juin 19761300 que la marque avait également pour rôle et plus particulièrement pour fonction essentielle de garantir au consommateur l’identité d’origine des produits ou services désignés sous le signe1301 : la marque aurait en conséquence pour fonction de permettre au consommateur de distinguer sans confusion possible le produit marqué de ceux qui ont une autre provenance1302. 312. Les conséquences de la fonction d’identification. En consacrant cette fonction, le juge communautaire procédait à un élargissement de l’objet spécifique, légitimant ainsi « de nouvelles limites à la liberté de circulation des marchandises »1303. Par le biais de cette fonction, la Cour de justice décide de limiter la portée de l’épuisement « à chaque fois que l’état de produits marqués authentiques, censés circuler librement, a été modifié ou altéré postérieurement à leur mise dans le commerce par le titulaire ou avec son accord »1304, ayant pour conséquence de remettre en cause la fonction d’identification. Cette limitation de la règle de l’épuisement par la fonction d’identification se retrouve aujourd’hui dans les textes. L’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Toutefois, faculté reste alors ouverte au propriétaire de s’opposer à tout nouvel acte de commercialisation s’il justifie de motifs légitimes, tenant notamment à la modification ou à l’altération, ultérieurement intervenue, de l’état des produits » 1305. L’atteinte à la fonction d’identification permet ainsi de justifier la « renaissance » du droit de marque. 313. La fonction sociale du droit de marque. La justification de la « renaissance » du droit exclusif résiderait dans l’intérêt général1306 et plus précisément dans celui du 1300 CJCE, 22 juin 1976, aff. 119-75, Terrapin c/ Terranova, Rec. 1976, p. 1039 ; JCPG 1976, I, 2825, obs. J.-J. BURST et R. KOVAR. 1301 CJCE, 22 juin 1976, préc., pt. 6. Il convient de noter que l’on trouve trace dans la jurisprudence française d’une telle conception de la marque. Ainsi, dans un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 16 janvier 1868, les juges n’hésitèrent pas à affirmer que la marque « sert à garantir la qualité, assurer la réputation et faire connaître l’origine », Paris, 16 janv. 1868, Ann. propr. ind. 1869, p. 336. 1302 CJCE, 17 oct. 1990, aff. C-10/89, CNL-SUCAL c/ HAG, Rec. 1990, p. I-3711, pt. 14 ; RTDE 1991, p. 639, obs. G. BONET. 1303 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 350, p. 475. Le Professeur PASSA note également très justement que si « la fonction de réservation de l’usage du signe au titulaire implique la règle de l’épuisement des droits, la fonction de garantie d’identité d’origine justifie une exception à cette règle ». 1304 J. PASSA, op. cit., n° 353, p. 477. V. notamment CJCE, 23 mai 1978, aff. 102/77, Hoffman-La Roche c/ Centrafarmn, Rec. 1978, p. 1139. 1305 V. article 7, alinéa 2 de la Directive 2008/95 et article 13 du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil du 26 févr. 2009 sur la marque communautaire. 1306 V. G. BONET, L’épuisement des droits de propriété intellectuelle, in L’avenir de la propriété intellectuelle, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 11, 1993, p. 89 et plus particulièrement p. 98. Pour 255 consommateur1307. Cette teinte consumériste1308 expliquerait que certains auteurs aient vu dans la fonction de garantie d’identité d’origine la fonction sociale de la marque1309. C’est la marque envisagée sous l’angle du consommateur qui permettrait au titulaire de voir son droit renaître et d’agir en contrefaçon en cas de « motifs légitimes »1310. Il est vrai que la Cour de justice renvoie plus à l’intérêt des consommateurs qu’à l’intérêt du titulaire lorsqu’elle affirme que « doit constituer la garantie que tous les produits qui en sont revêtus ont été fabriqués sous le contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité »1311. Nous n’envisagerons pas à ce stade de nos développements l’intérêt que la marque pourrait représenter pour le consommateur1312. Nous n’envisagerons pas non plus la question d’éventuelles fonctions consuméristes devant être reconnues à la marque1313. Si nous ne reviendrons pas sur la notion de fonction sociale1314, il est néanmoins important d’envisager les conséquences d’une telle qualification sur le droit qui la constitue. 314. Les conséquences de la fonction sociale d’un droit. Il apparaît à la lecture de JOSSERAND1315 et DUGUIT1316, que la fonction sociale se dessine comme les contours du droit, comme les limites à ne pas dépasser. DUGUIT écrivait ainsi que les actes qui ne poursuivent pas la fonction sociale du droit de propriété « seront contraires à la loi de la propriété et l’éminent Professeur, « il apparaît que, en quelque sorte, la fonction de garantie de la marque est d’intérêt général et qu’il appartient tout naturellement au titulaire de la faire respecter ». 1307 A. FRANÇON, L’épuisement du droit de marque, JCPG 1990, I, 3428. 1308 A. FRANÇON, préc.. 1309 M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, Coll. Grands arrêts, 2004, p. 3 et plus particulièrement p. 12. L’auteur conclut en ces termes : « De la finalité sociale des droits ? Peut-être serait-il temps de faire sortir JOSSERAND du Purgatoire…ou de relire les Pères de l’Eglise qui ne disaient pas vraiment autre chose ». V. également G. BONET, obs. sous CJCE, 11 juill. 1996, aff. jointes C427/93, Bristol-Myers Squibb c/ Paranova, C-429/93, Boehringer, C-436/93, Bayer, Rec. 1996, p. I-3457, RTDE 1998, p. 117. Le Professeur BONET souligne que « cette garantie apportée au consommateur correspond à une sorte de finalité sociale de la marque » ; C. GEIGER, La fonction sociale des droits de propriété intellectuelle, D. 2010, chron., p. 510. 1310 V. l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle. 1311 CJCE, 17 oct. 1990, aff. C-10/89, CNL-SUCAL c/ HAG, Rec. 1990, p. I-3711; RTDE 1991, p. 639, obs. G. BONET ; CJCE, 22 juin 1994, C-9/93, IHT Internationale Heiztechnik c/ Ideal-Standard, Rec. 1994, p. I-2789 ; RIPIA 1994, n° 178, p. 456. Il convient cependant de préciser que la doctrine ne semblait pour autant pas encline à reconnaître une fonction de garantie de qualité à la marque. Comme le souligne le Professeur POLLAUDDULIAN, « la marque ne garantit pas la qualité des produits mais elle garantit que ces produits ont été élaborés et marqués sous la responsabilité du titulaire de cette marque, que leur qualité peut être attribuée à une entreprise déterminée », F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2e éd., 2011, n° 1563, p. 906. 1312 Cf. infra n° 696. 1313 Cf. infra Partie 2. 1314 Cf. supra n° 20. 1315 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité Ŕ Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, réedition 2006, n° 237, p. 321. 1316 L. DUGUIT, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Lib. Félix Alcan, 2ème éd., 1920, p. 147. 256 pourront donner lieu à une répression ou à une réparation »1317. La fonction sociale du droit de propriété permettrait ainsi d’expliquer les limitations qui lui sont apportées 1318. La reconnaissance d’une finalité sociale à un droit devrait donc avoir pour conséquence la limitation du droit, le titulaire ne pouvant faire un usage abusif de son droit allant à l’encontre de la fonction de ce droit1319. La fonction sociale d’un droit permet de le limiter afin qu’il puisse répondre à son « utilité sociale »1320. Cette idée est reprise par un auteur qui a pu affirmer que « la reconnaissance officielle d’une finalité sociale ne peut en fait se traduire que par une restriction législative ou réglementaire du droit lui-même »1321. En d’autres termes, la traduction juridique de la fonction sociale semble devoir se faire par sa limitation. La même solution devrait être envisagée en matière de marque. La fonction sociale du droit de marque devrait avoir pour conséquence de limiter les prérogatives de son titulaire. La fonction de garantie d’identité d’origine reconnue par la Cour de justice dans le cadre de l’épuisement devrait au contraire permettre au consommateur de pouvoir agir, en vue de limiter l’exercice du droit de marque. Tel n’est pas le cas1322. La fonction, qualifiée de sociale par certains auteurs, n’a pas pour objet de limiter le droit de marque, mais au contraire de le faire « renaître de ses cendres ». Paradoxalement, la fonction sociale de la marque serait détournée de sa finalité. C’est hors le droit des marques que la fonction sociale de la marque doit pouvoir s’exprimer1323. Il ne nous semble pas que l’intérêt général ou la fonction sociale de la marque justifie que la règle de l’épuisement soit mise en échec. 315. La survie du droit de marque. L’expression utilisée pour désigner la règle permettant de limiter la fonction d’exclusivité est malheureuse. L’épuisement du droit tend à nous faire 1317 L. DUGUIT, op. cit., p. 166. L. DUGUIT, op. cit., p. 166. Il démontre ainsi que la fonction sociale permet d’expliquer toutes les décisions « qui reconnaissent et sanctionnent l’impossibilité pour le propriétaire de faire sur la chose qu’il détient aucun acte qu’il n’a pas d’utilité à faire ». Il devient dès lors inutile de recourir à d’autres concepts tels que ceux de l’abus de droit, de la limitation du droit de propriété ou bien l’usage normal et anormal du droit de propriété. 1319 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité Ŕ Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, réedition 2006, n° 237, p. 322. 1320 H. MOUTOUH, Le propriétaire et son double Ŕ Variations sur les articles 51 et 52 de la loi du 29 juill. 1998, JCPG 1999, I, 146, n° 32. 1321 A. PIROVANO, La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories de JOSSERAND, D. 1972, chron., p. 17. C’est d’ailleurs ce que semble consacrer la législation brésilienne et la Constitution Italienne. 1322 Cf. infra Partie 2, Titre 1, Chapitre 1. 1323 Cf. infra Partie 2, Titre 2, Chapitre 2. 1318 257 croire que le produit mis en circulation est « libéré du monopole »1324, qu’il ne reste plus rien du droit, que le droit serait éteint par le premier usage1325. Le droit français ne reprend pas expressis verbis la notion d’épuisement du droit dans son article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle1326. La rédaction de ce texte permet d’envisager autrement la règle de l’épuisement. Plutôt que d’affirmer que le droit est épuisé, ne serait-il pas plus judicieux de considérer que le droit est neutralisé, mis « entre parenthèses » ? Un auteur a ainsi proposé de voir dans l’épuisement du droit une situation proche de la servitude1327. Le droit de marque serait maintenu, mais serait inopérant. Il serait également parfaitement envisageable de considérer l’épuisement comme étant une licence tacite1328, la mise en circulation consentie pouvant apparaître comme une renonciation de faire usage de son droit par la suite. Quelle que soit l’approche retenue, il nous semble qu’il est erroné de croire que l’épuisement du droit équivaut à l’extinction du droit. Le droit de marque doit simplement être considéré comme étant neutralisé1329. En conséquence, le droit de marque n’étant pas véritablement épuisé ou éteint, il nous semble logique d’envisager la limitation de l’épuisement non pas sous l’angle de l’intérêt général, mais sous l’angle du droit du titulaire. Les motifs légitimes permettant de limiter la règle de l’épuisement ne concerneraient qu’une atteinte au bien ou au droit de marque. Cette approche semble corroborée par la rédaction de l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle : le propriétaire peut s’opposer à tout nouvel acte de commercialisation 1324 B. EDELMAN, Propriété Littéraire et artistique Ŕ Droit communautaire Ŕ Droit d’auteur et droits voisins dans la liberté des échanges, J.-Cl. Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1810, 2007, n° 16. 1325 V.-L. BÉNABOU, Épuisement des droits : une approche globale de la théorie de l’épuisement est-elle possible, Legicom 2001, n° 25, p. 115. 1326 Monsieur HUMBLOT note ainsi que sous la rubrique de l’épuisement du droit, « le législateur ne prévoit en effet aucune forme d’extinction du droit de marque, l’effectivité du droit de marque n’est pas en cause » ; B. HUMBLOT, Étude du droit des marques au regard de la linguistique, Thèse Montpellier, sous la direction de M. VIVANT, 2000, n° 677. 1327 B. HUMBLOT, Étude du droit des marques au regard de la linguistique, Thèse Montpellier, sous la direction de M. VIVANT, 2000, n° 677. La servitude se définit au regard de l’article 637 du Code civil comme une « charge imposée sur un héritage pour l'usage et l'utilité d'un héritage appartenant à un autre propriétaire ». 1328 Il s’agit là d’une facilité de langage dans la mesure où il est difficile d’y voir là un véritable contrat de licence. Cependant, consentir à mettre en circulation des produits marqués, revient pour le titulaire à concéder l’exploitation des produits marqués si l’on considère que le droit de marque ne disparaît pas au profit du titulaire. V. sur la théorie de la licence tacite et sur les critiques de ce système, B. CASTELL, L’épuisement du droit intellectuel en droit allemand, français et communautaire, PUF, 1989, n° 24, p. 33. Pour cet auteur, la théorie de la licence tacite ne peut être reçue en France pour deux raisons. Tout d’abord, « le contrat de licence d’exploitation d’un produit auquel s’applique un droit intellectuel doit en principe être constaté par écrit » et « la prescription par tolérance du droit d’agir en contrefaçon n’existe pas », n° 41. 1329 D’ailleurs, la Cour de justice précise que la conséquence de l’épuisement est que le titulaire n’est pas habilité à interdire à tout tiers de faire usage, dans la vie des affaires de la marque pour des produits qui ont été mis en circulation dans la Communauté sous cette marque par lui-même ou avec son consentement. Elle ne parle pas d’extinction du droit en tant que tel. V. notamment, CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013. 258 à la condition qu’il justifie de motifs légitimes. Le titulaire de droit n’a donc pas à démontrer une atteinte à l’intérêt général, mais une atteinte à son intérêt privé, à des motifs qui lui sont légitimes. Si l’intérêt général est touché par la limitation de la règle de l’épuisement, cela ne peut être que de manière indirecte. 316. La remise en cause du consentement du titulaire et de la fonction d’identification. La règle de l’épuisement repose sur deux conditions : une mise dans le commerce dans l’Espace économique européen, consentie par le titulaire de la marque. Si la mise dans le commerce peut difficilement être contestée par le titulaire au titre des motifs légitimes, il en va différemment du consentement donné. En vue de pouvoir mettre en œuvre la règle de l’épuisement, le titulaire doit avoir consenti à la mise en circulation d’un produit identifié par une marque. Dans ce cadre, le titulaire fait jouer à la marque son rôle le plus important : celui d’identifier des produits et des services. La marque n’a pas d’existence autonome, elle n’existe que dans le cadre de sa relation avec les produits et services qu’elle identifie. Il s’agit là de la règle classique de sémiotique selon laquelle un signe comprend un signifié1330 et un signifiant1331. Le signifiant serait le signe constituant la marquen tandis que le signifié serait le produit ou le service. Le droit de marque protège la relation qui existe entre un signifiant déterminé et un signifé déterminé. Dès lors que l’un de ces deux éléments est modifié, l’atteinte au droit de marque devrait être consommée. Il en va ainsi du délit de suppression ou de modification de la marque, qui porte atteinte au signifiant, et du délit d’apposition, qui porte atteinte au signifié. Dans ces hypothèses, c’est la relation voulue par le titulaire entre un signe et des produits ou services qui est atteinte. Concernant la règle de l’épuisement, le consentement donné par le titulaire concerne une marque déterminée et un produit déterminé. La modification de l’un de ces deux éléments devrait suffire à remettre en cause ce consentement et le considérer comme caduc1332, la marque n’étant plus à même d’exercer la fonction que le titulaire lui a attribuée. D’ailleurs, 1330 Le signifié est « le concept en tant qu’il est susceptible d’une concrétisation mentale », J.-P. GRIDEL, Le signe et le droit. Les bornes - les uniformes Ŕ la signalisation routière et autres, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 164, 1979, n° 17, p. 20. V. également U. ECO, Le signe Ŕ Histoire et analyse d’un concept, LGF/Livre de Poche, 2002, p. 36: « Le semainomenon : ce qui est exprimé, ou signifié, ou contenu, qui ne represente pas une entité physique ». 1331 Le signifiant peut se définir comme le corpus du signe, c'est-à-dire le support de la signification. U. ECO, op. cit., p. 36: « Le semainon, ou signifiant, ou expression perçue comme entité physique ». 1332 La caducité est le « Sort qui frappe l’acte cadu ; état de non valeur auquel se trouve réduit un acte initialement valable du fait que la condition à laquelle était suspendue sa pleine efficacité vient à manquer ». G. CORNU, Vocabulaire Juridique, Association Henri CAPITANT, PUF, 9e éd., 2011. 259 sans qu’il soit question d’envisager la règle de l’épuisement, un tiers qui supprime une marque pour la remplacer par une autre doit être sanctionné au titre de la contrefaçon1333. C’est donc tout naturellement que la règle de l’épuisement devait être mise en échec dans les hypothèses où les produits « ne sont (…) plus exactement ceux que le titulaire a souhaité diffuser sous la marque »1334. Dans ces hypothèses, le consentement du titulaire est remis en cause et la fonction d’identification de la marque permettant de faire le lien entre un signe et un produit déterminé est « faussée »1335. Le titulaire est dans ce cadre parfaitement légitime à faire sortir le droit de marque de sa léthargie afin de voir sanctionner celui qui aurait porté atteinte au signifié. Il s’agit là d’une règle pleine de bon sens et conforme à la logique de la marque. La réservation doit demeurer opérante « lorsque le contexte de commercialisation a pour effet de charger la marque d’une signification indésirable pour son titulaire »1336. Il est par conséquent parfaitement légitime de retrouver l’altération ou la modification comme motif permettant de faire échec à la règle de l’épuisement. 317. L’application. À ce titre, les modifications de conditionnement d’un produit opérées sans l’autorisation du titulaire devraient légitimement être sanctionnées. La Cour de justice a eu l’occasion de se prononcer à de nombreuses reprises sur les hypothèses de reconditionnement voire de déconditionnement1337. La Cour de justice a, ainsi, 1333 En application de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle constitue une contrefaçon la suppression ou la modification d’une marque régulièrement apposée. V. Paris, 4 ème ch., 20 sept. 2006, PIBD 2006, n° 841, III, p. 778 ; Propr. intell. 2007, n° 22, p. 107, obs. X. BUFFET DELMAS ; Cass. crim., 15 juin 1999, n° 98-85.102, RLDA 1999, n° 21, p. 24, n° 1316. Dans cette affaire, l’épuisement du droit de marque avait été soulevé comme moyen de défense. La réponse de la Cour de cassation est claire : « les contrefacteurs n’étaient pas recevables à invoquer l’exception d’épuisement du droit du titulaire de la marque ». La Cour de cassation confirme ainsi le fait que le principe d’épuisement n’induit pas que la marque puisse être supprimée sur le produit commercialisé. 1334 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 353, p. 477. 1335 J. PASSA, op. cit., n° 353, p. 477. Le Professeur PASSA explique en ces termes la limitation de la règle de l’épuisement : « La fonction de garantie d’identité d’origine, qui fait le lien entre les produits et l’entreprise dont ils proviennent, est en effet faussée et autorise une réaction du titulaire afin que la responsabilité de la qualité de ces produits ne puisse lui être attribuée, ce qui porterait injustement atteinte à sa réputation ainsi qu’à celle de la marque ». 1336 B. HUMBLOT, Étude du droit des marques au regard de la linguistique, Thèse Montpellier, sous la direction de M. VIVANT, 2000, n° 678. 1337 V. notamment, CJCE, 23 mai 1978, aff. 102/77, Hoffman-La Roche c/ Centrafarm, Rec. 1978, p. 1139. V. sur cet arrêt, J.-J. BURST & R. KOVAR, Le reconditionnement des produits marqués et le droit communautaire, JCPE 1978, II, 12830 ; CJCE, 3 déc. 1981, aff. 1/81, Pfizer c/ Eurim-Pharm, Rec. 1981, p. 2913 ; RTDE 1982, p. 166, obs. G. BONET ; CJCE, 11 juill. 1996, aff. jointes C-427/93, Bristol-Myers Squibb c/ Paranova, C-429/93, Boehringer, C-436/93, Bayer, Rec. 1996, p. I-3457; RTD com. 1997, p. 251, obs. J. AZÉMA ; RTDE 1998, p. 111, obs. G. BONET. V. également sur ces arrêts, V.-L. BÉNABOU, Un nouveau visage pour la marque dans la jurisprudence de la Cour de justice ; à propos des arrêts du 11 juillet 1996 sur le reconditionnement des produits marqués, Europe 1996, nov., chron. n° 10 ; G. BONET, Épuisement du droit de marque, reconditionnement du produit marqué : confirmations et extrapolations, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 61 ; R. 260 affirmé que « tout reconditionnement d’un médicament revêtu d’une marque (…) peut être interdit par le titulaire de la marque »1338 à moins que ne soient remplies certaines conditions1339, permettant de préserver au mieux le consentement du titulaire et la fonction d’identification. Cette idée d’atteinte au consentement du titulaire peut également être envisagée dans les hypothèses de marques ayant une origine commune. Le transfert de la marque, autoritaire ou amiable, ne peut être perçu comme une autorisation de mise sur le marché d’un produit déterminé. La fonction d’identification s’en trouverait faussée1340. 318. La règle de l’épuisement du droit, si elle limite la fonction d’exclusivité, a eu le mérite de révéler aux juges communautaires la fonction d’identification, permettant de limiter le jeu de l’épuisement. Si certains auteurs ont cru voir dans la fonction d’identification une fonction KOVAR, Le reconditionnement des produits marqués Ŕ L’importateur et le fabricant plaidant par-devant la Cour de justice, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 273 ; CJCE, 26 avr. 2007, aff. C-348/04, Boehringer Ingelheim e.a., Rec. 2007, p. I-3391; PIBD 2007, n° 855, III, p. 429 ; Propr. ind. 2007, n° 7-8, comm. n° 61, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL; Propr. intell. 2008, n° 26, p. 138, obs. G. BONET. V. également, CJUE, 28 juill. 2011, aff. jointes C-400/09 et 207/10, Orifarm et Paranova c/ Merck, Rec. 2011, p. 00000 ; JCPG 2011, n° 36, 941 ; CJUE, 12 juill. 2011, aff. C-324/09, L’Oréal e.a., Rec. 2011, p. 00000 ; JCPG 2011, n° 875, obs. F. PICOD; Comm. com. élect. 2011, n° 11, comm. n° 99, obs. C. CARON. 1338 CJCE, 26 avr. 2007, aff. C-348/04, préc.. Déjà dans l’arrêt Hoffman-Laroche, la Cour de justice notait qu’il était conforme à l’article 36 « de reconnaître au titulaire le droit de s’opposer à ce qu’un importateur d’un produit de marque après reconditionnement de celui-ci, appose la marque, sans autorisation du titulaire, sur le nouvel emballage », CJCE, 23 mai 1978, aff. 102/77, préc., pt. 8. 1339 La Cour de justice a dégagé un certain nombre de conditions cumulatives permettant au tiers procédant au reconditionnement d’échapper à l’interdiction de commercialisation. Le titulaire de la marque peut s’opposer à la commercialisation ultérieure d’un produit importé dans l’hypothèse d’un reconditionnement ou d’un réétiquetage à moins qu’il ne soit établi que l’utilisation du droit de marque par le titulaire de celle-ci pour s’opposer à la commercialisation du produit ayant fait l’objet d’un nouvel étiquetage ou conditionnement sous cette marque contribuerait à cloisonner artificiellement les marchés entre États membres, qu’il soit démontré que le nouvel étiquetage ou conditionnment ne saurait affecter l’état originaire du produit contenu dans l’emballage, qu’il soit clairement indiqué sur l’emballage l’auteur du nouvel étiquetage du produit et le nom du fabricant de celui-ci, que la présentation du produit ayant fait l’objet de ce nouvel étiquetage ou conditionnement ne soit pas telle qu’elle puisse nuire à la réputation de la marque et à celle de son titulaire et que l’importateur, préalablement à la mise en vente du produit ayant fait l’objet d’un nouvel étiquetage, avertisse le titulaire de la marque et lui fournisse, à sa demande, spécimen de ce produit. V. notamment, CJCE, 26 avr. 2007, aff. C-348/04, préc. ; CJCE, 22 déc. 2008, aff. C-276/05, The Wellcome Foundation, Rec. 2008 p. I-10479. 1340 CJCE, 17 oct. 1990, aff. C-10/89, CNL-SUCAL c/ Hag, Rec. 1990, p. I-3711, pt. 15 et 16: « Pour l' appréciation d' une situation telle que celle décrite par la juridiction nationale au regard des considérations qui précèdent, le fait déterminant est l' absence de tout élément de consentement de la part du titulaire du droit de marque protégé par la législation nationale pour la mise en circulation, dans un autre État membre, sous une marque identique ou prêtant à confusion, d' un produit similaire fabriqué et commercialisé par une entreprise n' ayant aucun lien de dépendance juridique ni économique avec ledit titulaire . En effet, dans ces conditions, la fonction essentielle de la marque serait compromise si le titulaire du droit ne pouvait pas exercer la faculté que la législation nationale lui confère de s' opposer à l' importation du produit similaire sous une dénomination de nature à être confondue avec sa propre marque, car, dans cette hypothèse, les consommateurs ne seraient plus en mesure d' identifier avec certitude l' origine du produit marqué et le titulaire du droit pourrait se voir imputer la mauvaise qualité d' un produit dont il ne serait nullement responsable ». V. également, CJCE, 22 juin 1994, aff. C-9/93, IHT Internationale Heiztechnik c/ Ideal-Stadard, Rec. 1994, p. I-2789. 261 sociale, il nous est apparu au contraire que la limitation de la règle de l’épuisement ne résulte pas de la prise en compte de l’intérêt général, mais bien de l’intérêt du titulaire. La Cour de justice semble également confirmer cette conception. Dans un arrêt en date du 28 juillet 2011, celle-ci rejeta la prétention d’un requérant qui invoquait la protection du consommateur dans une hypothèse de reconditionnement. La Cour de justice affirma qu’il « résulte clairement du libellé de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 que l’exception au principe de l’épuisement du droit conféré par la marque prévu à cette disposition est limitée à la protection des intérêts légitimes du titulaire de la marque, la protection spécifique des intérêts légitimes des consommateurs étant, quant à elle, assurée par d’autres instruments de droit »1341. La Cour de justice ne saurait être plus claire. C’est sous l’angle du titulaire et non des consommateurs que doit être appréhendée la règle de l’épuisement et, partant, la limitation dont elle peut faire l’objet. C’est également sous cet angle que la Cour de justice a envisagé un autre motif légitime qui a permis de révéler une autre fonction de la marque. 2. L’atteinte à la réputation comme motif légitime 319. La question d’atteinte à la réputation comme motif légitime. En visant la modification ou l’altération du produit, l’article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle ne se voulait pas exhaustif. Les juges étaient donc libres de découvrir d’autres motifs légitimes permettant de faire échec à la règle de l’épuisement1342. Face à cette liberté, la Cour de justice consacra l’atteinte à la réputation de la marque ou de son titulaire comme motif légitime permettant de faire échec à la règle de l’épuisement. Toujours dans le cadre d’une affaire de reconditionnement, elle affirma que le reconditionnement ne devait pas « nuire à la réputation de la marque et à celle de son titulaire »1343. L’atteinte à la réputation fut également utilisée dans une affaire de réetiquetage de bouteilles de whisky. Les juges avaient ainsi décidé que la protection des intérêts légitimes 1341 CJUE, 28 juill. 2011, aff. jointes C-400/09 et 207/10, Orifarm et Paranova c/ Merck, Rec. 2011, p. 00000 ; JCPG 2011, n° 36, 941. 1342 CJCE, 11 juill. 1996, aff. jointes C-427/93, Bristol-Myers Squibb c/ Paranova, C-429/93, Boehringer, C436/93, Bayer, Rec. 1996, p. I-3457, pt. 39. Les juges précisent en effet que « l’article 7, paragraphe 2, de la directive prévoit que le titulaire d’un droit de marque peut s’opposer à la commercialisation ultérieure des produits lorsqu’il existe un motif légitime, et notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise en circulation. L’emploi du terme « notamment » démontre que l’hypothèse visée n’est donnée qu’à titre d’exemple ». 1343 CJCE, 11 juill. 1996, préc., pt. 79. 262 du titulaire impliquait notamment que le réétiquetage ne se fasse pas de manière à ce qu’il nuise « à la réputation de la marque et à celle de son titulaire »1344. Plus généralement, il est apparu à la lumière de la jurisprudence communautaire que l’atteinte à la réputation pouvait constituer un motif légitime permettant de limiter l’épuisement dans tous les actes de commercialisation de produits revêtus d’une marque1345. Dans un arrêt relatif à la promotion de produits de luxe, la Cour de justice a rappelé le principe selon lequel « l’atteinte portée à la renommée de la marque peut, en principe, être un motif légitime au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive »1346 permettant de faire échec à la règle de l’épuisement. 320. La protection du titulaire. En faisant référence à la réputation, les juges envisagent la protection du titulaire1347. Il n’est pas question d’intérêt général, ni de fonction sociale teintée d’un certain consumérisme1348. C’est ce que confirme la Cour de justice quand elle précise que les intérêts mis en balance sont ceux du titulaire avec ceux des revendeurs employant la marque1349. 321. Les justifications. Envisager la réputation comme un motif légitime n’est pas sans susciter quelques réserves1350. La réputation n’aurait pas sa place dans l’objet spécifique1351. 1344 CJCE, 11 nov. 1997, aff. C-349/95, Loendersloot c/ Ballantine & Son e.a., Rec. 1997, p. I-6227, pt. 28. V. CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013; CJCE, 23 avr. 2009, aff. C-59/08, Copad, Rec. 2009, p. I-3421; PIBD 2009, n° 897, III, p. 1086 ; JCPE 2009, n° 27, 1675, obs. C. CARON ; Comm. com. élect. 2009, n° 7, comm. n° 62, obs. C. CARON ; Propr. ind. 2009, n° 6, comm. n° 38, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Europe 2009, n° 6, comm. n° 250, obs. L. IDOT ; JCPG 2009, act. 246, obs. F. PICOD. V. sur cet arrêt, T. DE HAAN, L’effet de la violation du contrat de licence sur l’épuisement des droits de marque, Propr. ind. 2009, n° 7-8, étude n° 14 ; E. TARDIEU-GUIGES, Droits de marque et contrat de licence. Un élargissement du pouvoir des titulaires de marques de luxe à l’égard de leurs licenciés, Propr. intell. 2009, n° 32, p. 251. 1346 CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013, pt. 43. 1347 J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec 2002, n° 29, p. 36. 1348 Contra Le Professeur BONET semble pourtant voir dans cette exigence d’atteinte à la réputation ou à la renommée « une importante garantie de qualité pour le consommateur ». La protection de l’image de la marque dans la jurisprudence de la Cour de justice, in Les défis du droit des marques au XXIe siècle, Actes du Colloque en l’honneur du Professeur Y. REBOUL, sous la direction de C. GEIGER et J. SCHMIDT-SZALEWSKI, Litec, CEIPI, t. 56, 2010, p. 105, spéc. p. 122. 1349 CJCE, 4 nov. 1997, préc., pt. 44. La formule est également reprise dans l’arrêt Copad : « Il en résulte que, lorsqu’un licencié vend à un soldeur des produits en violation d’une clause du contrat de licence, telle que celle en cause au principal, il convient de mettre en balance, d’une part, l’intérêt légitime du titulaire de la marque ayant fait objet du contrat de licence à être protégé contre un soldeur (…) qui emploie cette marque à des fins commerciales d’une manière qui pourrait porter atteinte à la renommée de celle-ci et, d’autre part, l’intérêt du soldeur à pouvoir revendre les produits en question en utilisant les modalités qui sont usuelles dans son secteur d’activité », CJCE, 23 avr. 2009, préc., pt. 56. 1350 N. BOUCHE, L’objet spécifique du droit de marque, D. 2000, chron., p. 103. 1351 N. BOUCHE, préc., spéc. n° 7. 1345 263 D’autres au contraire1352, préfèrent y voir une extension de la fonction de garantie d’identité d’origine1353. L’atteinte à la réputation par l’intermédiaire d’une mauvaise présentation serait de nature à trahir la fonction d’identité d’origine. Enfin, pour certains, la Cour de justice vient compléter la protection conférée par l’article 5, paragraphe 2 de la Directive 2008/951354. Dans ce cadre, l’atteinte à la réputation constituerait une atteinte à une autre fonction de la marque1355. C’est cette troisième hypothèse qui attire le plus notre attention. En effet, envisager une autre fonction à la marque, basée sur la réputation, la notoriété ou la renommée, semble être le sillon emprunté par la Cour de justice. L’approche adoptée par la Cour de justice dans l’arrêt Interflora à propos de la fonction d’investissement fait indéniablement écho à la jurisprudence rendue en matière d’épuisement1356. Dès lors, la fonction de protection de la réputation devrait être envisagée de manière autonome indépendamment de la fonction d’identification. 322. À l’instar des autres droits de propriété intellectuelle, la fonction d’exclusivité du droit de marque est limitée à la première mise sur le marché consentie d’un produit marqué. Cette limitation permet ainsi de concilier les intérêts des titulaires avec ceux du droit communautaire. Si la jurisprudence relative à l’épuisement a permis cette conciliation, elle a également permis d’affirmer l’importance de la fonction d’identification pour le titulaire et de découvrir une autre fonction qui reste à déterminer1357. Il convient d’envisager à présent les limites propres au droit des marques. 1352 G. BONET, Épuisement du droit de marque, reconditionnement du produit marqué : confirmations et extrapolations, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 61, spéc. p. 82 ; G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7600, 2005, n° 107 ; J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec 2002, n° 29, p ; 35 ; D. LEFRANC, La renommée en droit privé, Defrénois, Coll. Doctorat et Notariat, t. 8, 2004, n° 156, p. 138. 1353 Pour le Professeur BONET la référence à la réputation se justifie « à la fois par la fonction de garantie reconnue à la marque et par la responsabilité de la qualité du produit ou du service que la jurisprudence de la Cour attribue désormais, comme on l’a noté, au titulaire de la marque », RTDE 1998, p. 124. 1354 C. VILMART, Parfums de luxe et grands whiskies : les droit de propriété intellectuelle contre les importations parallèles Ŕ Précisions sur la portée des exceptions à la règle d’épuisement du droit des marques et du droit d’auteur, en droit français et communautaire, JCPE 1998, p. 1821 ; Épuisement des droits : la jurisprudence française à la lumière des plus récentes décisions communautaires, RLDA 1999, n° 19, p. 3 et RLDA 1999, n° 20, p. 13. Contra D. LEFRANC, La renommée en droit privé, op. cit., n° 158, p. 140. 1355 G. BONET, Droit national de marque et application du Traité de Rome. Ŕ Libre concurrence. Ŕ Libre circulation des marchandises, préc., n° 113. 1356 CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 63. La Cour de justice renvoie expressément à une décision rendue en matière de déconditionnement (CJUE, 12 juill. 2011, aff. C324/09, L’Oréal e.a., Rec. 2011, p. 00000), faisant ainsi le lien avec la jurisprudence rendue en matière d’épuisement du droit. 1357 Cf. infra Partie 1, Titre 2. 264 II. La limitation propre au droit de marque 323. Le droit de marque est limité intrinsèquement par un certain nombre de règles. Ces limitations peuvent prendre deux formes distinctes. Il y a celles qui concernent l’étendue du droit de marque (A). Il y en outre les exceptions au sens strict du terme qui viennent limiter l’exercice du droit de marque (B). A. La limitation liée à l’étendue du droit de marque 324. Le droit de marque est limité quant à sa portée. Le titulaire du droit n’est pas en mesure de profiter de la fonction d’exclusivité au-delà du cadre concurrentiel (1) et lorsque l’usage qui est fait de sa marque ne l’est pas à titre de marque et dans la vie des affaires (2). 1. La fonction d’exclusivité limitée à la spécialité 325. Le droit de marque est limité par le principe de spécialité. Le titulaire ne peut bénéficier de son droit au-delà du cadre concurrentiel. Avant d’envisager les justifications d’une telle limitation de la fonction d’exclusivité (b), il convient d’envisager la définition et les conséquences du principe de spécialité (a). a. Le principe de spécialité dans le droit des marques 326. La relativité du droit de marque. Contrairement à ce qui a pu être affirmé par la jurisprudence française1358, le droit de marque se caractérise par sa « relativité »1359. Le droit de marque est relatif en ce sens qu’« il ne protège le signe qu’en tant qu’il désigne certains 1358 Douai, 1re ch., 28 sept. 1998, PIBD 1998, n° 665, III, p. 563 ; Paris, 14e ch., 13 oct. 1999, Comm. com. élect. 2000, n° 1, comm. n° 2, note C. CARON ; PIBD 2000, n° 704, III, p. 424 ; Cas. civ., 19 mars 1956, Ann. propr. ind. 1958, p. 7. V. aussi, Cass. com., 23 nov. 1993, RDPI 1994, n° 51, p. 64. La Cour de cassation n’hésitait pas ainsi à juger que « la contrefaçon résulte de la reproduction des éléments caractéristiques d’un signe protégé au titre de la marque, quelle que soit l’utilisation qui en est faite ». 1359 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 36, p. 47. V. également P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 255, p. 524. Pour ROUBIER, le droit de marque est un droit relatif en le sens où le titulaire « ne peut l’invoquer qu’à l’encontre de ses concurrents. (…) L’intérêt de la marque est donc restreint à l’industrie envisagée et aux industries similaires ». Il convient en outre de préciser que cette relativité s’applique non seulement au droit de marque mais également à tous les signes distinctifs. V. sur ce point l’étude de référence en la matière, A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004. 265 produits ou services »1360. On dit alors que la marque a un caractère spécial ou que le droit de marque est gouverné par le principe de spécialité1361. Ce principe peut être défini « comme le principe selon lequel la réservation d’un élément à titre de signe distinctif est limitée à la désignation d’un ou de plusieurs produits, services ou activités déterminés »1362. Il constitue l’un des éléments essentiels du droit de marque1363. Il s’agit en effet d’un principe directeur permettant non seulement d’appréhender l’existence1364 du droit, mais également son exercice1365. De ce principe de spécialité découle une règle : la règle de la spécialité. Comme le précise Monsieur BOUVEL, « en vertu de cette règle, l’exploitant d’un signe distinctif peut être protégé contre l’usage par un tiers d’un signe postérieur identique ou similaire à condition que ce signe désigne des produits, services ou activités identiques ou similaires »1366. Le principe de spécialité est aujourd’hui consacré à l’article L. 713-1 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « L’enregistrement de la marque confère à son titulaire un droit de propriété sur cette marque pour les produits et services qu’il a désignés »1367. Le droit de 1360 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 36, p. 47. La marque s’oppose en cela au droit d’auteur ou au brevet qui permet au titulaire de ce droit « de s’opposer à toute exploitation de l’objet de son droit, même à des fins ou dans un secteur d’activité différent », V. également, A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 8, p. 4 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 6, p. 21. ROUBIER souligne que « Le droit qui résulte des créations nouvelles est beaucoup plus complet que celui qui résulte des signes distinctifs. Car le monopole qui résulte des brevets d’invention, ou des dessins et modèles, est un droit absolu, qui fait obstacle à toute production de même nature que celle qui est protégée. Au contraire, le droit qui résulte des signes distinctifs est un droit relatif qui n’existe que vis-à-vis des concurrents directs, pour éviter toute confusion et toute fraude des industries similaires ». V. aussi, M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2001, p. 11. 1361 Monsieur BOUVEL précise dans son étude relative au principe de spécialité des signes distinctifs qu’il est possible de parler « indifférement du principe de spécialité, du caractère spécial ou même de la spécialité de principe des signes distinctifs ; ces locutions doivent être considérées comme synonymes », A. BOUVEL, op. cit., n° 8, p. 4. 1362 A. BOUVEL, op. cit., n° 8, p. 4. 1363 A. BOUVEL, op. cit., n° 8, p. 4. 1364 V. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1299, p. 714. Cet auteur note que « c’est en considération de la spécialité, c’est-à-dire des produits ou services désignés, que l’on appréciera la disponibilité ou la nouveauté du signe, sa distinctivité et sa déceptivité ». 1365 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1299, p. 714: « Il n’y aura contrefaçon que si le signe est repris pour désigner des produits ou services identiques ou similaires. On verifiera aussi le respect de l’obligation d’exploiter en se référant à la règle de spécialité ». 1366 A. BOUVEL, op. cit., n° 9, p. 4. Comme le souligne parfaitement Monsieur BOUVEL, les deux notions doivent être distinguées. La règle de spécialité ne concerne que l’hypothèse du règlement d’un litige relatif à l’usurpation d’un signe distinctif. Il ne s’agit donc que d’un aspect du principe de spécialité. 1367 Cette disposition ne fait pas référence directement au principe de spécialité mais « elle admet néanmoins son existence puisqu’elle énonce en substance que la réservation exclusive accordée au titulaire d’une marque est limitée à la désignation d’une ou de plusieurs spécialités », A. BOUVEL, op. cit., p. 9. Il est étonnant de constater que cet article issu de la loi du 4 janvier 1991 est le premier à consacrer, implicitement, le principe de spécialité. En effet, même si ce principe était ancré dans la doctrine et dans la jurisprudence, on n’en retrouvait nulle trace dans la loi du 23 juin 1857 et celle du 31 décembre 1964. V. pour la doctrine antérieure, E. P OUILLET, Traité des marques de fabrique et de la concurrence déloyale en tous genres, LGDJ, Marchal & Billard, 6 éd., 1912, n° 22, p. 27. Cet auteur soulignait que « la marque est spéciale, en ce sens qu’elle ne s’applique qu’à la catégorie de 266 marque ne permet pas d’être protégé au-delà du cadre concurrentiel ; il n’assure pas « au titulaire de la marque une réservation du signe « en soi ». Il ne crée d’abord de droit qu’à propos des produits et services désignés »1368. La fonction d’exclusivité s’en trouve ainsi fortement limitée. 327. Les conséquences du principe de spécialité. Eu égard à la règle de la spécialité, la protection du titulaire est limitée à l’utilisation qui pourrait être faite de son signe pour des produits identiques et similaires à ceux désignés dans l’enregistrement. C’est ce que traduisent les différents textes du Livre VII relatifs aux atteintes au droit de marque. Bien qu’une grande disparité existe entre les comportements envisagés, ils restent liés par un « dénominateur commun »1369 : la règle de spécialité1370. Les tiers non concurrents sont par conséquent théoriquement libres de pouvoir utiliser un signe identique ou similaire à une marque enregistrée pour désigner des produits différents. Comme le souligne le Professeur POLLAUD-DULIAN, « hors de la spécialité (…), il n’y a pas de contrefaçon, car le droit exclusif s’arrête aux frontières de la spécialité »1371. Au-delà du cadre concurrentiel, le droit de marque n’existe plus1372. La fonction d’exclusivité du droit de marque est ainsi limitée par le principe de spécialité, le titulaire ne pouvant invoquer son droit exclusif à l’encontre de tiers utilisant son signe pour des produits différents1373. Dès lors, la fonction du droit de marque peut être envisagée comme étant une fonction d’exclusivité dans la spécialité. 328.Après avoir envisagé la place du principe de spécialité dans le droit de marque, il semble opportun d’envisager les justifications de cette limitation. produits pour lesquels elle a été créée ». V. pour la jurisprudence antérieure, T. civ. Seine, 6 avr. 1866, Ann. propr. ind. 1866, p. 170, T. civ. Seine, 21 nov. 1913, Ann. propr. ind. 1914, p. 59. 1368 M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2001, p. 11. 1369 A. BOUVEL, op. cit., n° 548, p. 277. 1370 V. sur ce point, A. BOUVEL, op. cit., n° 613, p. 277. 1371 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1629, p. 946. 1372 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 36, p. 47. 1373 Le tiers pourra cependant être sanctionné par le biais de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle relatif à la protection de la marque renommée. La reprise du signe hors de la spécialité n’est pas considérée comme contrefaisante. Elle peut cependant constituer un comportement permettant d’engager une responsabilité civile spécifique de son auteur. V. F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1629, p. 946 ; J. PASSA, op. cit., n° 38, p. 49. Cet auteur note que « ce n’est que dans des hypothèses bien particulières, et sans d’ailleurs déroger à strictement parler au principe de spécialité, que le Code octroie à une marque une certaine protection au-delà du cercle des produits ou services pour lesquels elle est enregistrée ». 267 b. Les justifications au principe de spécialité 329. Les justifications au principe de spécialité sont de deux ordres. Le droit de marque étant par principe attentatoire au principe de liberté du commerce et de l’industrie, il était impératif de trouver un point d’équilibre permettant aux titulaires d’exercer leurs prérogatives sans pour autant que l’atteinte à ce principe soit trop grande (i). L’autre justification est d’ordre sémiotique. C’est la fonction même de la marque qui permet de comprendre la règle de la spécialité (ii). i. La libre concurrence comme justification à la règle de la spécialité1374 330. La garantie de la liberté du commerce et de l’industrie. La reconnaissance d’un droit de marque au profit d’un sujet de droit implique une atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, la réservation du signe entraînant l’impossibilité pour ses concurrents d’utiliser cette marque dans l’exercice de leurs activités1375. Afin de concilier le droit de marque avec ce principe, il était nécessaire de recourir à un garde fou, en vue d’empêcher le titulaire d’exercer son droit de manière « absolue », à l’encontre de tous les opérateurs économiques. La règle de la spécialité permet cette conciliation et préserve le principe de la liberté du commerce et de l’industrie1376. Elle en seraient même le « garant »1377. Pour reprendre la formule de Monsieur BOUVEL dans son étude consacrée au principe de spécialité, la règle de la spécialité est le point d’équilibre « en deçà de laquelle les signes distinctifs ne constituent pas une menace pour la liberté du commerce et ne peuvent que lui être profitables »1378. La limitation de la fonction d’exclusivité par la règle de la spécialité trouve également sa source dans la fonction du signe utilisé à titre de marque. 1374 Comme l’explique Monsieur BOUVEL, le principe de la liberté du commerce et de l’industrie se divise en deux pans. Le premier implique la libre entreprise, « c'est-à-dire la faculté pour toute personne d’accéder librement à l’exercice d’une profession commerciale ». Le second implique « la liberté pour tout commerçant de conquérir la clientèle de ses concurrentes », A. BOUVEL, op. cit., n° 2, p. 1. 1375 Monsieur BOUVEL note également que la relation entre signes distinctifs et liberté du commerce et de l’industrie est paradoxale. D’un côté, les signes distinctifs sont des instruments qui contribuent sans conteste à la liberté de la concurrence. Dans le même temps, il s’agit d’une restriction apportée à cette liberté, A. B OUVEL, op. cit., n° 4, p. 2. 1376 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1299, p. 714. 1377 A. BOUVEL, op. cit., n° 7. 1378 A. BOUVEL, op. cit., n° 6, p. 3. 268 ii. La fonction de la marque comme justification au principe de spécialité 331. Le recours à la sémiotique. La marque est un signe, c'est-à-dire la combinaison d’un signifiant et d’un signifié. Le signe utilisé à titre de marque, le signifiant, ne peut être envisagé indépendamment de son signifié, à savoir les produits et services désignés dans l’enregistrement. Le droit de marque a pour unique vocation de venir réserver et protéger le signe, entendu comme relation entre un signifiant et un signifié. Le droit de marque ne permet pas de réserver un signifiant identique ou similaire ayant un signifié différent. La fonction d’identification s’exerce à l’égard de produits et services déterminés. Lorsqu’on dit que le droit de marque ne permet pas de protéger la marque en tant que telle1379, cela signifie qu’il ne permet pas de réserver le signifiant en tant que tel de manière absolue1380, mais uniquement dans sa relation avec un signifié déterminé. C’est tout naturellement que le droit de marque porte « sur le signe dans son rapport au produit ou service qu’il désigne »1381. Autrement dit, la nature même de la marque, dans sa fonction d’identification, justifie le principe de spécialité. Comme le résume parfaitement le Professeur POLLAUDDULIAN, « la fonction d’identification a pour conséquence (…) de limiter le monopole au secteur de spécialité du titulaire de la marque »1382. 332. En sus d’être limité à la spécialité, le droit de marque est également limité par l’usage qui peut être fait du signe. 1379 M. VIVANT, Des droits finalisés, in Les grands arrêts de la propriété intellectuelle, Dalloz, 2001, p. 11: « Le droit des marques n’assure pas au titulaire de la marque une réservation du signe « en soi » ». 1380 D’ailleurs, contrairement à l’usage qui en est fait et surtout contrairement au champ sémantique de ce terme, il serait plus opportun de nommer le signe signifiant. Le signe est la combinaison des deux. Umberto ECO relève dans son ouvrage relatif au Signe, la difficulté d’appréhender ce terme: « En théorie, nous ne devrions même pas utiliser le terme /signe/, tant il est ambigu et trompeur. Mais la définition du dictionnaire, qui reproduit les ambiguïtés de l’usage courant, nous suggère que, derrière cette ambiguïté, il doit bien exister une série de constantes sémiotiques que, par commodité, nous désignerons par ce terme /signe/ ». U. ECO, Le signe Ŕ Histoire et analyse d’un concept, LGF/Livre de Poche, 2002, p. 40. 1381 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1299, p. 714. 1382 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1298, p. 713. V. également dans le même sens, J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 37, p. 48. Pour le Professeur PASSA, le principe de spécialité est justifié par le fait que le droit de marque est octroyé dans le but de « permettre à un opérateur de désigner ses produits ou services pour les distinguer, sans confusion possible, de ceux de ses concurrents, comme l’indique la définition de l’article L. 711-1 ». Cet auteur continue en concluant qu’il est logique que « le signe enregistré ne soit protégé que dans les limites de sa finalité ». Plus tard dans ses développements, il souligne « En raison de la fonction d’identification de produits ou services déterminés assignée au signe qu’il a pour objet, le droit de marque ne protège pas le signe en lui-même, contre toute forme d’exploitation non autorisée, mais seulement la relation de ce signe avec ces produits ou services – précisément ceux énumérés dans l’enregistrement, qui ont vocation à être désignés sous la marque », n°231, p. 276. 269 2. La fonction d’exclusivité limitée à l’usage à titre de marque dans la vie des affaires 333. La relativité de la réservation opérée par le droit de marque ne se traduit pas uniquement par le principe de spécialité. L’article 5, paragraphe 1 de la Directive 2008/95 prévoit que le titulaire de la marque est en mesure d’interdire un usage1383 de son signe pour des produits ou des services dans la vie des affaires. Ainsi, en vue de sanctionner le tiers utilisant le signe déposé à titre de marque (b), l’usage qu’il en fera devra être dans la vie des affaires (a). a. Une fonction d’exclusivité limitée à la vie des affaires1384 334. L’absence de précision dans le droit français. La Directive marque se veut particulièrement précise : seul un usage dans la vie des affaires peut être interdit par le titulaire de la marque. Bien que la formule n’ait pas été reprise dans le Code de la propriété intellectuelle, il ne fait aucun doute que cette exigence doit trouver à s’appliquer en droit français, la Directive et notamment son article 5, procédant à une harmonisation complète et définissant le droit exclusif dont jouissent les titulaires de marques dans la Communauté1385. 335. La signification. Bien que la notion d’usage dans la vie des affaires soit une notion primordiale, le législateur communautaire n’a pas cru bon d’en préciser le sens. Il était nécessaire d’attendre que les juges communautaires se prononcent sur sa portée. La Cour de justice a ainsi précisé dans l’arrêt Arsenal que l’usage dans la vie des affaires est celui qui « se situe dans le contexte d’une activité commerciale visant à un avantage économique et non dans le domaine privé »1386. Il s’agissait d’une précision, certes, mais d’une précision peu précise1387. 1383 Il n’est pas utile de revenir ici sur l’acception du terme usage pour la Directive marque. Comme précisé par ailleurs, l’usage doit être entendu non pas au sens du droit français visé par les articles L. 713-2 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle mais plus largement comme synonyme d’exploitation ou d’utilisation d’un signe. V. notamment, J. PASSA, Pot-pourri de questions de droit des marques sous influence communautaire, note sous Paris, 1er juin 2005, D. 2005, juris., p. 2467. 1384 V. notamment sur la question, J. CANLORBE, L’usage dans la vie des affaires, condition nécessaire de la contrefaçon des marques, Legicom 2010, n° 44, p. 107. 1385 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 43. 1386 CJCE, 12 nov. 2002, aff. C-206/01, Arsenal football club, Rec. 2002, p. I-10273, pt. 40. V. également, CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05, Adam Opel AG, Rec. 2007, p. I-1017; CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I-7041, pt. 17 ; CJCE, 12 juin 2008, C-533/06, O2 Holdings ET O2, Rec. 2008, p. I-4231, pt. 60 ; CJCE, ord., 19 févr. 2009, aff. C-62/08, UDV North America, Rec. 2009, p. I-1279, pt. 44. 1387 Le Professeur PASSA critique abondamment cette définition. Pour cet auteur, cette définition apparaît comme peu précise en ce sens qu’il est délicat pour certaines activités de déterminer si elles permettent de procéder à un usage dans la vie des affaires. Il cite ainsi, à titre d’exemple, l’activité d’une association sans but lucratif. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, 270 L’accord sur les ADPIC apporte également des éléments permettant de mieux appréhender cette notion. Il envisage l’usage dans la vie des affaires comme un usage « au cours d’opérations commerciales »1388. C’est cette dernière formule qui semble devoir retenir l’attention, plus que celle de l’arrêt Arsenal1389. L’avocat général COLOMER avait retenu une approche similaire dans ses conclusions rendues dans l’affaire Arsenal en considérant que l’usage dans la vie des affaires est l’utilisation faite de la marque « dans les échanges commerciaux qui ont pour objet, précisément, de distribuer des biens ou des services sur le marché. Il s’agit, en résumé, d’une utilisation commerciale »1390. En conséquence, l’usage dans la vie des affaires d’une marque ne doit donc pas nécessairement être perpétré par un commerçant, c'est-à-dire qu’il soit commercial « au sens strict du terme en droit français »1391. Il doit s’entendre d’un usage « dans l’exercice d’une activité professionnelle ou dans l’ « univers économique » »1392. En outre, l’exigence d’usage dans la vie des affaires n’implique pas nécessairement une offre directe à la clientèle1393. Un LGDJ, 2e éd., 2009, n° 237, p. 288. V. également, E. BAUD, Réflexion sur la notion d’usage du signe dans l’acquisition et dans la conservation du droit sur la marque communautaire, Propr. ind. 2006, n° 3, étude n° 10. 1388 L’article 16, 1 de l’Accord de Marrakech du 15 avril 1994, instituant l’Organisation mondiale du commerce ; Annexe 1 C : Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. 1389 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 237, p. 288. 1390 D. R-J COLOMER, Concl., 13 juin 2002, aff. C-206/01, Arsenal, pt. 62. 1391 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 237., p. 289. V. également J. SCHMIDTSZALEWSKI, Marques de fabrique, de commerce ou de service, Rép. com. Dalloz, 2006 (dernière mise à jour juin 2011), n° 441. Pour cet auteur, l’usage dans la vie des affaires est « un usage dans l’exercice d’une activité professionnelle, qui n’est pas nécessairement de nature strictement commerciale ». 1392 J. PASSA, op. cit., n° 237, p. 288. V. sur l’utilisation de l’expression « univers économique », CA Paris, 1er juin 2005, D. 2005, p. 2467, note J. PASSA. V. pour une autre définition, J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 240, p. 320. Cet auteur propose de retenir que l’usage économique est constitué « lorsque le signe accompagne ou est destiné à accompagner ou valoriser, directement ou non, l’offre d’un produit ou service auprès du consommateur ». 1393 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 238, p. 289. Comme le note le Professeur PASSA, « Des actes de reproduction ou imitation du signe dans la phase de fabrication des produits litigieux avant leur offre au public, ou de préparation de prestations de services, ou des actes de détention de produits marqués en vue d’une future commercialisation, sont déjà accomplis dans la vie des affaires et donc susceptibles de relever du droit exclusif ». V. cependant, Paris, 1er juin 2005, D. 2005, p. 2467, note J. PASSA. Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris précisa que « l’usage dans la vie des affaires qui renvoie à l’univers économique suppose l’existence d’un lien avec le client et ne peut s’entendre de la circulation de marchandises entre filiales appartenant au même groupe dans un but de gestion et d’organisation interne (…). Le fait de commercialiser des produits, jamais offerts en France à la vente sous la marque litigieuse, détenus uniquement en vue de leur expédition ne peut être considéré comme un usage dans la vie des affaires et n’est donc pas susceptible de porter atteinte à l’objet spécifique du droit de marque ». La Cour d’appel procéda dans cette affaire à une interprétation restrictive de la vie des affaires en prenant en compte le lien avec un client. La doctrine n’a pas manqué de critiquer cette vision des choses. Admettre que l’usage dans la vie des affaires est conditionné par une offre au public reviendrait à remettre en cause la contrefaçon pour détention, pour reproduction dès lors que celle-ci est opérée dans une usine. Comme l’explique parfaitement le Professeur PASSA, l’erreur de la Cour d’appel de Paris est d’avoir interprété l’usage de l’article 5, paragraphe 1 comme l’usage des articles L. 713-2 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle qui vise particulièrement les cas d’une exploitation publique du signe. J. PASSA, op. cit., n° 238. La Cour de cassation est venue casser l’arrêt de la Cour d’appel en précisant notamment que le motif « selon lequel l’usage d’un signe imitant une marque enregistrée, de même que la détention de produits ainsi marqués dans le cadre d’un processus de production et de commercialisation de marchandises, fussent-elles destinées à l’exportation, ne constitueraient pas des actes 271 usage à titre privé ne peut par conséquent s’entendre d’un usage interne à une entreprise. Les actes préalables à la mise dans le commerce effective sont considérés comme accomplis dans la vie des affaires. 336. La justification. L’exigence d’usage dans la vie des affaires est justifié par des intérêts supérieurs. Ainsi, au titre de la liberté d’expression1394, la marque doit pouvoir être utilisée à des fins d’information ou des fins humoristiques sans risquer de se faire sanctionner sur le terrain de la contrefaçon. 337. L’application aux hypothèses d’utilisation de marque à des fins humoristiques ou militantes1395. La marque peut s’avérer être une arme pour ceux qui la détournent à des fins parodiques ou militantes. Les titulaires mécontents de l’usage fait de leurs marques à de telles fins souhaitaient faire sanctionner ces usages au titre du droit de marque. Les doutes et les incohérences de la jurisprudence à ce sujet1396 ont laissé place aujourd’hui à une solution qui ne peut qu’être saluée. Dans l’arrêt du 17 novembre 20061397, la Cour d’appel d’usage du signe dans la vie des affaires » était erroné. Cass. com., 10 juill. 2007, JCPE 2007, 2269, note J. PASSA; PIBD 2007, n° 859, III, p. 562. V. également, J. PASSA, La contrefaçon de marque et l’exigence d’une mise dans le commerce, Propr. ind. 2008, n° 5, étude n° 10. 1394 Art. 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement sauf à repondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; Art. 10 de la Convention Européenne des droits de l’homme : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ». Il est possible de constater d’ailleurs que la question de l’usage dans la vie des affaires est souvent accompagnée de la question de la parodie en droit des marques. V. par exemple, J. PASSA, Les conditions générales d’une atteinte au droit sur une marque, Propr. ind. 2005, n° 2, étude n° 2 ; Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 239, p. 291 ; J. SCHMIDT-SZALEWSKI, Marques de fabrique, de commerce ou de service, Rép. com. Dalloz, 2006 (dernière mise à jour juin 2011), n° 443. Concernant l’utilisation de la marque à des fins d’informations, Monsieur CANLORBE note qu’il serait possible de voir dans cette jurisprudence « une application implicite de l’adage de minimis non curat praetor ou d’une règle de raison. Dans la très grande majorité des cas en effet, le préjudice subi par le titulaire d’une marque citée à des fins d’informations du public est soit inexistant, soit tellement infime qu’il ne justifie pas la sanction judiciaire de la contrefaçon », J. CANLORBE, Contrefaçon de marque. Ŕ Usage illicite de marque, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7513, 2010, n° 36. 1395 V. notamment, V. RUZEK, La parodie en droit des marques, Propr. ind. 2005, n° 4, étude n° 11 ; S. DURRANDE, La parodie, le pastiche et la caricature, in Mélanges en l’honneur de A. FRANÇON, Dalloz, 1995, p. 133 ; E. BAUD & S. COLOMBET, La parodie de marque : vers une érosion du caractère absolu des signes distinctifs ?, D. 1998, chron., p. 227 ; P. TRÉFIGNY, A. BERTRAND, Y. REBOUL, L’usage de la marque d’autrui Ŕ parodie, critique, boycott, in Les clairs-obscurs de la propriété intellectuelle, Colloque, Grenoble, 6 déc. 2001, Transactive, 2004, p. 73 ; Y. REBOUL, L’usage non contrefaisant de la marque d’autrui, in Festschrift für G. KOLLE und D. STAUDER, Carl HEYMANNS Verlag, 2005, p. 515. 1396 La jurisprudence s’est prononcée dans le sens d’une protection absolue de la marque en considérant que le fait de parodier ou de détourner à des fins militantes un signe enregistré à titre de marque pouvait constituer une contrefaçon. V. Paris, 4 mars 1959, D. 1960, p. 26, obs. H. DESBOIS ; Paris, 21 nov. 1989, PIBD 1990, n° 481, III, p. 422 ; TGI Paris, ord. réf., 23 avr. 2001, Propr. intell. 2001, n° 1, p. 89, note J. PASSA ; TGI Paris, ord. réf., 14 mai 2001, RIPIA 2001, n° 204, p. 34 ; Comm. com. élect. 2001, n° 7-8, comm. n° 70, obs. J. HUET ; Propr. 272 de Paris s’est référée à la notion d’exigence d’usage dans la vie des affaires pour écarter le grief de la contrefaçon. Cette solution relève du bon sens et s’avère être logique au regard des prescriptions communautaires. L’utilisation d’un signe enregistré à titre de marque à des fins militantes ou parodiques ne peut pas, par conséquent, entrer dans la sphère de protection conférée par le droit de marque. Le droit de marque est limité ab initio et il devient inutile pour le défendeur d’invoquer la liberté d’expression. L’exigence d’usage dans la vie des affaires implique de ne pas « arbitrer un conflit entre un droit de marque et la liberté d’expression »1398. Il devient dès lors inutile d’envisager l’existence d’une quelconque exception de parodie au droit de marque1399. Pour autant, le titulaire de la marque ne sera pas démuni face à l’usage à des fins humoristiques ou militantes de sa marque. Il peut décider de recourir au droit commun de la responsabilité ou encore agir sur le terrain de la diffamation1400. intell. 2001, n° 1, p. 89, note J. PASSA ; TGI Paris, 4 juill. 2001, Propr. intell. 2001, n° 1, p. 89, note J. PASSA ; RIPIA 2001, n° 206, p. 12 ; LPA 2001, 18 sept., p. 11, note CUZACQ ; Paris, 28 nov. 2001, Gaz. Pal., 2002, 13 juill., p. 40, note M.-E. HAAS & V. BRUNOT. La jurisprudence a également envisagé l’argument de l’usage dans la vie des affaires pour rejeter le grief de contrefaçon. V. Paris, 26 févr. 2003, 2 arrêts, D. 2003, juris, p. 1831, note B. EDELMAN et somm. comm., p. 2685, obs. S. DURRANDE ; Comm. com. élect. 2003, n° 4, comm. n° 38, obs. C. CARON; Légipresse 2003, n° 200, III, p. 41, note E. BAUD & S. COLOMBET ; PIBD 2003, n° 766, III, p. 323 ; Propr. intell. 2003, n° 8, p. 322, obs. V.-L. BÉNABOU et n° 9, p. 458, obs. M. VIVANT ; Propr. ind. 2003, comm. n° 40, obs. P. TRÉFIGNY. Le fondement juridique permettant d’écarter le grief de contrefaçon pour de tels comportements n’était pourtant pas clair et l’argumentation de la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 30 avril 2003 laissait apparaître un raisonnement sur le terrain du droit de marque en faisant expressément référence au risque de confusion. Paris, 30 avr. 2003, D. 2003, act. juris, p. 1760, obs. C. MANARA et somm. comm., p. 2685, obs. S. DURRANDE ; Propr. intell. 2003, n° 8, p. 322, obs. V.-L. BÉNABOU. 1397 Paris, 17 nov. 2006, Propr. ind. 2007, n° 1, comm. n° 6, obs. P. TREFIGNY ; PIBD 2007, n° 845, III, p. 92. Les juges ont ainsi précisé que « l’incidence qu’aurait l’usage des sigles modifiés sur les sites internet des appelantes, dans la vie des affaires, est, en l’occurrence, inopérante pour apprécier l’existence d’une contrefaçon au sens du droit des marques ». 1398 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 239, p. 291 1399 V. par exemple C. GEIGER, Marques et droit fondamentaux, in Les défis du droit des marques au XXIe siècle, Actes du Colloque en l’honneur du Professeur Y. REBOUL, sous la direction de C. GEIGER et J. SCHMIDTSZALEWSKI, Litec, CEIPI, t. 56, 2010, p. 163 et plus particulièrement p. 175. 1400 L’absence d’atteinte au droit de marque n’implique pas non plus une totale impunitée pour l’auteur de la parodie ou du détournement. En effet, ce dernier peut être condamné sur le terrain de la responsabilité civile délictuelle de droit commun dans l’hypothèse d’un abus de liberté d’expression. Trop de liberté d’expression, tue la liberté d’expression. La Cour de cassation a donné les clés de l’interprétation de l’abus de liberté d’expression dans arrêt du 19 octobre 2006 : « Qu’en statuant ainsi, alors qu’en utilisant des éléments du décor des paquets de cigarettes de marque « Camel », à titre d’illustration, sur un mode humoristique, dans des affiches et des timbres diffusés à l’occasion d’une campagne générale de prévention à destination des adolescents, dénonçant les dangers de la consommation du tabac, produit nocif pour la santé, le CNMRT, agissant conformément à son objet, dans un but de santé publique, par des moyens proportionnés à ce but, n’avait pas abusé de son droit de libre expression », Cass. civ., 2ème ch., 19 oct. 2006, JCPG 2006, II, 10195, note F. POLLAUD-DULIAN ; Contr. conc. consom. 2006, n° 1, comm. n° 22, obs. MALAURIE-VIGNAL ; Propr. ind. 2007, n° 1, comm. n° 5, obs. P. TRÉFIGNY. Trois conditions doivent donc être réunies pour pouvoir engager la responsabilité de l’auteur du détournement. Le détournement de la marque doit poursuivre un but légitime d’intérêt général et ne doit pas être fait dans la seule intention de nuire au titulaire. Le but légitime en question doit être conforme à l’objet social du groupement poursuivi. Enfin, les moyens employés doivent être proportionnés au but poursuivi. V. également, Cass. civ, 8 avril 2008, PIBD 2008, n° 876, III, p. 372 ; Comm. com. élect. 2008, n° 6, comm. n° 77, obs. C. CARON. 273 338. La citation de la marque à des fins d’information. La limitation de la fonction d’exclusivité à la vie des affaires permet également que la marque soit citée librement à des fins d’information. La jurisprudence française a très tôt reconnu le droit de citer librement la marque dans un but d’information1401. Le titulaire de la marque peut néanmoins prétendre bénéficier de son droit de marque si l’usage qui est fait de sa marque a « en lui-même un but commercial, c'est-à-dire que la marque est utilisée pour favoriser la commercialisation de produits ou services auprès du consommateur »1402. En outre, comme en matière de détournement à des fins parodiques, le titulaire de la marque pourrait éventuellement tenter d’engager la responsabilité civile de l’auteur de la citation, si cette dernière était considérée comme fautive1403. 339. L’utilisation de la marque dans un contexte artistique. Dans le même ordre d’idée, l’utilisation d’une marque dans un contexte artistique ne constitue pas un usage dans la vie des affaires. Comme le note un auteur, « l’exclusivité conférée par le droit privatif ne peut constituer une entrave illégitime à la liberté de création. Il serait pour le moins singulier de permettre au titulaire d’une marque d’en user pour s’opposer à l’emploi de sa marque dans un tel contexte »1404. Ainsi, même si les titulaires des marques utilisées tentent d’agir sur le terrain de la contrefaçon pour de tels usages, la jurisprudence semble peu encline à répondre à leurs attentes1405. 1401 Paris, 20 déc. 1974, Ann. propr. ind. 1975, p. 103. Les juges ont ainsi affirmé que « le seul fait, par l’auteur d’un ouvrage littéraire ou scientifique, de citer dans son livre la marque d’un produit (…) ne saurait constituer une atteinte, au sens de la loi du 31 décembre 1964, au droit privatif que confère au propriétaire de cette marque le dépôt qu’il a régulièrement fait ». V. aussi, Paris, 20 déc. 1978, Ann. propr. ind. 1980, p. 116. 1402 J. CANLORBE, Contrefaçon de marque. Ŕ Usage illicite de marque, préc., n° 37. V. pour un usage non contrefaisant, TGI Paris, 22 févr. 1995, PIBD 1995, n° 587, III, p. 257. Dans cette affaire, les juges ont affirmé que « pour être répréhensible, l’usage d’une marque doit être fait à des fins commerciales ou publicitaires ; qu’en revanche, l’usage dans un but d’information ne constitue pas une contrefaçon ». V. pour un usage contrefaisant, Paris, 12 déc. 2001, PIBD 2002, n° 740, III, p. 196 ; Comm. com. élect. 2002, n° 2, comm. n° 20, obs. C. CARON; Propr. ind. 2002, n° 2, comm. n° 24, obs. P. KAMINA ; JCPE 2003, 1508, n° 11, obs. A. ZOLLINGER. 1403 Tel sera notamment le cas dans l’hypohèse où cette citation revêt un caractère erroné. V. Paris, 14 déc. 2005, JCPE 2006, 1809, note A. VIANDIER. 1404 J. CANLORBE, L’usage de la marque d’autrui, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 31, 2007, n° 295, p. 401. 1405 V. pour la reproduction d’une marque désignant des services de livraison de pizzas à domicile dans une émission de télévision, TGI Paris, 15 nov. 1995, PIBD 1996, n° 605, III, p. 100. V. pour l’usage d’une marque dans les dialogues d’une série télévisée, TGI Paris, 11 oct. 2000, RDPI 2001, n° 126, p. 13. V. pour l’usage d’une marque dans une émission télévisée, Paris, 26 oct. 1994, PIBD 1995, n° 579, III, p. 8. V. cependant une affaire où la représentation d’une célèbre marque figurative de luxe comme fond de jaquette de disque a été considérée comme portant atteinte à la renommée de la marque, sur le fondement de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, Cass. com., 11 mars 2008, PIBD 2008, III, p. 345 ; D. 2008, p. 917, obs. J. DALEAU ; Propr. ind. 2008, n° 6, comm. n° 39, obs. P. TRÉFIGNY-GOY. 274 340. L’utilisation de la marque comme « AdWord ». Dans l’arrêt Google du 23 mars 20101406, la Cour de justice s’est expressément référée au critère de l’usage dans la vie des affaires pour écarter la responsabilité sur le terrain du droit de marque du prestataire de service de référencement. La Cour de justice affirma que même si le prestataire du service de référencement opère dans la vie des affaires, ce dernier ne fait pas « une utilisation du signe dans le cadre de sa propre communication commerciale ». La Cour de justice rajoute ici un élément de complexité à la notion d’usage dans la vie des affaires. Il aurait été sans doute préférable que la Cour de justice fasse référence au critère d’usage à titre de marque1407. b. Une fonction d’exclusivité limitée à l’usage à titre de marque 341. L’absence de référence expresse dans les textes. En sus de devoir être fait dans la vie des affaires, l’usage doit également l’être à titre de marque. Exiger que l’usage soit fait à titre de marque signifie qu’il doit être utilisé pour distinguer des produits et des services. L’exigence n’est pas aussi explicite que celle relative à la vie des affaires. Elle se déduit néanmoins de l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque qui envisage l’usage pour des produits ou services. On retrouve la même référence dans les textes français, aux articles L. 713-2 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle. Dans ses conclusions rendues dans l’affaire Matratzen Concord, l’avocat général JACOBS a d’ailleurs interprété l’article 5, paragraphe 1 en ce sens : « cette disposition ne confère pas au titulaire de la marque le droit de s’opposer à l’utilisation par des tiers d’un signe identique ou similaire lorsque ce signe est utilisé à des fins autres que celles de distinguer l’entreprise de provenance des produits concernés, et qu’il n’y a pas de risque que les consommateurs le prennent pour une marque »1408. La Cour de justice a également relevé que l’application de l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque est conditionnée par l’utilisation du signe litigieux en tant que marque, à savoir pour désigner des produits ou des services comme provenant d’une entreprise déterminée1409. Bien qu’il s’agisse encore une fois d’une notion 1406 CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I02417. 1407 Comme le note un auteur, « la conclusion de la CJUE doit être approuvée sur le fond, même s’il aurait été plus logique de considérer que Google ne fait pas usage des marques « pour » des produits ou des services, au sens de l’article 5(1) de la directive ». A. FOLLIARD-MONGUIRAL, obs. sous CJUE, 23 mars 2010, Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 38. 1408 F. G. JACOBS, Concl., 24 nov. 2005, aff. C-421/04, Matratzen Concord AG c/ Hukla Germany SA, pt. 60. 1409 CJCE 23 févr. 1999, aff. C-63/97, Bayerische Motorenwerke AG (BMW) et BMW Nederland BV c/ Ronald Karel Deenik, Rec. 1999, p. I-905, pt. 38; RTDE 2000, p. 122, obs. G. BONET ; CJCE, 21 nov. 2002, aff. C23/01, Robelco, Rec. 2002, p. I-10913 ; RJDA 2003, n° 3, n° 332 et obs. J. PASSA, in L’usage de marque dans la jurisprudence récente de la CJCE, chron., p. 195 ; Propr. intell. 2003, n° 9, p. 415, obs. G. BONET ; RTDE 2004, 275 fondamentale, la notion d’usage à titre de marque est difficle à cerner quant à sa signification exacte et sa portée. 342. La signification. À propos de cette notion, la Cour de justice considéra dans un premier temps que l’utilisation du signe litigieux implique qu’il désigne des produits ou des services en les rattachant à une origine déterminée1410. Elle modéra par la suite cette définition dans l’arrêt Opel en affirmant qu’un usage est fait pour des produits s’il « a trait à l’apposition du signe identique à la marque sur des produits ainsi qu’à l’offre, à la mise dans le commerce ou à la détention à ces fins de ces produits »1411. Dès lors, comme l’a relévé un auteur, « l’usage d’un signe « pour » un produit serait l’usage « sur » un produit, quelle que soit la finalité de cet usage »1412. La Cour de justice fit encore évoluer sa position sur ce point en considérant dans l’arrêt Céline du 11 septembre 20071413 que l’usage d’une marque pour un produit doit s’entendre d’un usage aux fins de distinguer le produit1414, excluant de ce fait la possibilité d’agir en contrefaçon en cas de reprise d’une marque dans un nom commercial, une dénomination sociale ou une enseigne. La Cour de justice précisa cependant que l’utilisation de tels signes est condamnable dès lors que le signe est utilisé « de telle façon qu’il s’établit un lien entre le signe constituant la dénomination sociale, le nom commercial ou l’enseigne du tiers et les produits commercialisés ou les services fournis par le tiers »1415 et cela même en l’absence d’apposition. Au regard de tous ces éléments, il faut considérer qu’un signe est utilisé à titre de marque lorsqu’il « individualise, directement ou indirectement, des produits ou services en les rattachant à une origine commerciale et qu’il soit utilisé en relation avec l’offre, actuelle ou future, de ceux-ci à la clientèle »1416. p. 119, obs. G. BONET; CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Bush, Rec. 2004, p. I-10989, pt. 62 ; Propr. ind. 2005, n° 1, comm. n° 3, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; Propr. intell. 2005, n° 15, p. 189, obs. G. BONET. 1410 CJCE 23 févr. 1999, préc., pt. 38 ; CJCE, 21 nov. 2002, préc.; CJCE, 16 nov. 2004, préc., pt. 62. 1411 CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05, Adam Opel AG, Rec. 2007, p. I-1017, pt. 20 ; Propr. ind. 2007, n° 3, comm. n° 18, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 1412 A. FOLLIARD-MONGUIRAL, obs. sous CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05. 1413 CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I-7041; Propr. ind. 2007, n° 11, comm. n° 86, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA ; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDTSZALEWSKI ; Propr. intell. 2008, n° 26, p. 142, obs. G. BONET. 1414 CJCE, 11 sept. 2007, préc., pt. 20. 1415 CJCE, 11 sept. 2007, préc., pt. 23. 1416 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 240, p. 294 citant P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 623. 276 343. La justification. La règle selon laquelle le seul usage à titre de marque est susceptible de constituer une contrefaçon trouve son origine dans la fonction de la marque. Le droit de marque ne permet pas la réservation du signe en soi, mais uniquement du signe dans sa relation avec des produits et des services. Dès lors que le signe est utilisé dans un cadre autre que celui de la désignation de produits et services, la réservation du signe n’est plus opérante et il devient impossible pour le titulaire d’invoquer son droit de marque. 344. L’utilisation d’une marque dans une adresse. L’article 6, paragraphe 1 de la 2008/95 précise que « le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires (…) de son adresse ». La référence faite à l’adresse dans cet article relatif à la « Limitation des effets de la marque » apparaît comme inutile. L’usage d’une marque dans une adresse ne constitue simplement pas un usage à titre de marque susceptible d’être interdit au sens de l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque. 345. L’usage de la marque pour un autre signe distinctif. Si la question de l’usage à titre de marque peut s’avérer simple en apparence, des difficultés apparaissent néanmoins lorsqu’il s’agit d’envisager l’usage d’un signe, enregistré à titre de marque, à titre de nom commercial, d’enseigne ou de dénomination sociale. La doctrine française tend à considérer que l’usage d’un signe a titre de nom commercial, enseigne ou dénomination sociale constitue un usage indirect à titre de marque1417. Le contact de ces signes avec la clientèle implique qu’ « ils ont, sinon pour objet, du moins pour effet de désigner les produits ou services constituant l’objet de l’activité exercée par leur exploitant »1418. Cette approche semble confirmée par l’article 5, paragraphe 1 de la Directive marque qui n’apporte aucune précision quant à la notion de signe envisagé par le texte. Les dispositions françaises restent également muettes sur ce point et visent indifféremment les signes. Il serait donc parfaitement envisageable d’admettre que ces textes visent non seulement les marques, mais également les signes qui désignent des produits ou des services de manière indirecte. Pour Monsieur BOUVEL, le doute n’est pas permis : « Admettre le contraire serait absurde ; il suffirait alors de s’abstenir de déposer le signe postérieur à titre de marque pour échapper à 1417 1418 J. PASSA, op. cit., n° 243, p. 305. J. PASSA, op. cit., n° 243, p. 305. 277 l’action en contrefaçon »1419. En effet, pourquoi admettre d’un côté qu’un nom commercial, une dénomination sociale ou une enseigne puisse constituer une antériorité opposable à l’enregistrement d’une marque et de l’autre qu’un tel signe ne constituerait pas un usage à titre de marque ? Le fait d’envisager les signes distinctifs traditionnels à l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle démontre qu’ils désignent a fortiori des produits et des services1420. La jurisprudence française abonde en ce sens. Elle a toujours affirmé que l’atteinte à la marque peut résulter de l’usage d’un signe à titre de dénomination sociale, de nom commercial ou d’enseigne1421. La Cour de justice semble adopter une approche différente. Elle considère que de tels signes n’ont pas pour vocation de désigner des produits et des services 1422. Néanmoins, ils pourront être envisagés comme tels, même en l’absence d’apposition sur les produits, « lorsque le tiers utilise ledit signe de telle façon qu’il s’établit un lien entre le signe constituant la dénomination sociale, le nom commercial ou l’enseigne du tiers et les produits commercialisés ou les services fournis par le tiers »1423. 346. L’usage à titre de marque dans les « AdWords ». La question de l’usage à titre de marque dans le contentieux relatif aux « AdWords » opposant la société Google aux titulaires de marque aurait pu être envisagée1424. Quid de l’usage que fait Google des marques dans le cadre des « AdWords » ? Le fait pour Google de fournir des mots-clés pour le référencement constitue-t-il un usage à titre de marque ? La Cour de justice, de manière assez douteuse, a 1419 A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n°326, p. 170. L’auteur ajoute également un commentaire sur la rédaction de l’article 5 de la Directive marque. Il considère ainsi que la rédaction de cet article est « on ne peut plus claire sur ce point ». L’usage du terme signe dans l’article 5 n’est pas anodin et doit permettre d’envisager les situations de reproduction de la marque par des signes distinctifs tels que la dénomination sociale, le nom commercial et l’enseigne. 1420 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 243, p. 306. 1421 Pour la dénomination sociale, Paris, 10 juill. 1986, PIBD 1986, n °401, III, p. 415 ; Paris, 22 oct. 1999, PIBD 2000, n° 690, III, p. 44 ; Paris, 15 déc. 1999, PIBD 2000, n° 695, III, p. 167. Pour le nom commercial, Cass. com., 8 déc. 1975, Ann. propr. ind. 1978, p. 44 ; Paris, 20 mars 1980, Ann. propr. ind. 1981, p. 128 ; Paris, 23 févr. 1987, PIBD 1987, n° 419, III, p. 361 ; Paris, 29 févr. 1988, RDPI 1988, n° 16, p. 105 ; Paris, 3 mars 1993, Juris-Data n° 20771 ; Paris, 22 sept. 1993, PIBD 1994, n° 557, III, p. 8 ; Paris, 15 déc. 1999, PIBD 2000, n° 695, III, p. 167. Pour l’enseigne, Paris, 25 mars 1982, PIBD 1982, n° 306, III, p. 167 ; Paris, 27 avr. 1988, RDPI 1988, n° 19, p. 100 ; Paris, 22 sept. 1993, PIBD 1994, n° 557, III, p. 8. 1422 CJCE, 11 sept. 2007, aff. C-17/06, Céline, Rec. 2007, p. I-7041; Propr. ind. 2007, n° 11, comm. n° 86, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDTSZALEWSKI ; Propr. intell. 2008, n° 26, p. 142, obs. G. BONET. 1423 pt. 23. 1424 CJUE, 23 mars 2010, aff. jointes C-236/08, C-237/08 et C-238/08, Google France et Google, Rec. 2010, p. I02417. 278 préféré envisager cette problématique sous l’angle de la vie des affaires en excluant la question de l’usage à titre de marque1425. 347. À la lueur de ces développements, on constate que la fonction d’exclusivité est limitée quant à son étendue : limitée au cadre concurrentiel, à la vie des affaires et à la désignation de produits et services. Les limitations peuvent également résulter d’exceptions au sens strict du terme1426, ayant pour conséquence de limiter l’exercice du droit de marque. B. La limitation liée à l’exercice du droit de marque 348. En droit français, exception faite de la disposition relative aux pharmaciens en matière de substitution de produit1427, c’est l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle qui envisage les différentes exceptions au droit exclusif du titulaire de la marque (1). Le Code de la propriété intellectuelle n’a cependant pas repris certaines limitations prévues dans la Directive marque (2). 1. Les exceptions envisagées par l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle 349. L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que l’enregistrement de la marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme « a) Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est soit antérieure à l’enregistrement, soit le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique ; b) Référence nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou d’un service, notamment en tant qu’accessoire ou pièce détachée, à condition qu’il n’y ait pas de confusion dans leur origine ». Il conviendra donc d’envisager successivement la question de l’homonymie (a), de 1425 Comme le note un auteur, « la conclusion de la CJUE doit être approuvée sur le fond, même s’il aurait été plus logique de considérer que Google ne fait pas usage des marques « pour » des produits ou des services, au sens de l’article 5(1) de la directive ». A. FOLLIARD-MONGUIRAL, obs. sous CJUE, 23 mars 2010, Propr. ind. 2010, n° 6, comm. n° 38. 1426 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 325, p. 429. 1427 L’article L. 716-10 dispose en son alinéa 2 : « L’infraction dans les conditions prévues au d, n’est pas constituée en cas d’exercice par un pharmacien de la faculté de substitution prévue à l’article L. 5125-23 du code de la santé publique ». Cette exception, issue de la loi du 23 décembre 1998, a pour vocation de favoriser la commercialisation de médicaments génériques. Le pharmacien peut substituer au médicament prescrit un médicament générique. Cependant, dans la pratique, le pharmacien sollicite souvent l’accord du client rendant ainsi quelque peu inutile l’exception. 279 l’usage antérieur sous certaines formes (b) et celle de l’usage nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou service (c). a. L’homonymie1428 350. L’objectif de conciliation. Une marque est toujours susceptible de correspondre à un nom patronymique d’une, voire de plusieurs personnes physiques1429. Si l’existence de la marque n’empêche bien évidemment pas les personnes physiques de faire usage de leur nom de famille dans la vie de tous les jours, la situation peut s’avérer être plus complexe dès lors que le ou les homonymes en question sont amenés à exercer une activité commerciale, qui plus est, identique, voire similaire à celle du titulaire de la marque. En vue d’éviter les inconvénients d’une telle coïncidence, il était impératif de prévoir un système permettant de concilier les droits du titulaire d’une marque avec ceux des homonymes de cette marque. L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle tente cette conciliation en essayant de « garantir à chacun la possibilité d’utiliser dans le commerce son nom patronymique, qui constitue l’un des attributs de sa personnalité »1430. 351. Les conditions de l’exception. L’usage de son nom de famille par l’homonyme, d’une marque, n’est pas totalement libre1431. L’utilisation commerciale que pourrait en faire l’homonyme est encadrée afin de ne pas léser les intérêts du titulaire de la marque. Comme le prévoit l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle, l’homonyme doit ainsi être de bonne foi, notion qui n’est pas définie par le texte1432. La doctrine l’entend comme une 1428 La question de l’homonymie est également envisagée par l’article 6 de la directive marque relatif à la limitation des effets de la marque. Il dispose : « 1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage dans la vie des affaires : a) de son nom ». Comme le note le Professeur PASSA, « la formule est plus large car le nom du tiers – dont rien ne dit qu’il doit être une personne physique – employé dans la vie des affaires peut être un nom patronymique mais aussi un nom commercial ou une dénomination sociale, même non constitué d’un nom patronymique ». J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 327, p. 431. 1429 A titre d’exemple, la marque Aston Martin reprend l’un des patronymes les plus répandus en France. 1430 J. PASSA, op. cit., n° 328, p. 432. 1431 V. sur la question des limites au droit d’usage du nom patronymique, C. ZANELLA, Les marques nominatives, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 13, 1995, p. 197 et s. 1432 V. sur la notion de bonne foi, A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n°334, p. 174. Au niveau communautaire, la formule utilisée est celle d’usage conforme « aux usages honnêtes en matière industrielle et commerciale » (art. 6 de la Directive et art. 12 du règlement). La Cour de justice a précisé le sens de cette formule dans l’arrêt Anheuser-Bush en affirmant « La condition d’ « usage honnête » constitue en substance l’expression d’une obligation de loyauté à l’égard des intérêts légitimes du titulaire de la marque ». CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Bush, Rec. 2004, p. I-10989, pt. 82. 280 « absence de volonté parasitaire » 1433 de l’homonyme. Autrement dit, l’homonyme ne doit pas avoir pour volonté de créer la confusion avec la marque enregistrée ou bien de profiter de sa notoriété1434. L’ajout d’un élément verbal, tel que le prénom1435, et celui d’un élément figuratif permettant de changer le graphisme par rapport à celui de la marque sont autant d’indices démontrant la bonne foi de l’homonyme et sa volonté de ne pas se placer dans le sillage du titulaire de la marque1436. L’exigence de bonne foi implique également que la pratique du prête-nom ne puisse bénéficier de l’exception. La jurisprudence exige que le nom patronymique en question soit utilisé par l’homonyme, lui-même1437. Pour le Professeur POLLAUD-DULIAN cette exigence serait rattachée à celle de bonne foi1438. Pour autant, les personnes morales ne se voient pas empêchées d’utiliser le nom de famille d’un homonyme appartenant à l’entreprise. Il est cependant nécessaire que l’homonyme en question exerce au sein de la personne morale en question de « réelles fonctions de contrôle et de direction »1439. L’exception prévue à l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle envisage uniquement l’utilisation du nom patronymique à titre de dénomination sociale, nom commercial ou enseigne1440. Il est exclu pour le titulaire du nom patronymique de déposer son nom de famille à titre de marque1441. Enfin, conformément au principe d’ « interprétation restrictive » des exceptions, la jurisprudence refuse d’accorder le bénéfice de l’exception prévue à l’article L. 713-6 du Code 1433 A. BOUVEL, op. cit., n° 334, p. 175. Cass. com., 7 avr. 1998, PIBD 1998, n° 656, III, p. 322. Dans cette affaire, la Cour de cassation retient l’argument selon lequel l’homonyme tente de « profiter parasitairement de sa notoriété ». V. Paris, 19 oct. 2005, PIBD 2005, n° 820, III, p. 730. Il est également possible de déduire de cet arrêt que la bonne foi serait absente dans l’hypothèse où un accord signé entre les l’homonymes et le titulaire de la marque n’aurait pas été respecté. 1435 19 oct. 2005, PIBD 2005, n° 820, III, p. 730 ; TGI Paris, 26 sept. 2006, PIBD 2006, n° 841, III, p. 781. 1436 19 oct. 2005, PIBD 2005, n° 820, III, p. 730. 1437 Pour une personne physique, la démonstration de l’usage par l’homonyme lui-même n’appelle aucun commentaire particulier. Cependant, dans l’hypothèse d’une personne morale, cette dernière ne pourra bénéficier de l’exception de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle qu’à la condition que le titulaire du nom exerce au sein de la personne morale de réelles fonctions de contrôle et de direction. V. Paris, 4 juill. 2001, D. 2002, somm. comm., p. 1131, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2001, p. 885, obs. J. AZÉMA. 1438 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1577, p. 914. Comme le note le Professeur POLLAUD-DULIAN, « s’il ne s’agit que d’un prête-nom, on ne saurait admettre la bonne foi et l’exception sera écartée chaque fois que c’est par fraude qu’une entreprise se fait concéder le nom d’une personne pour profiter de l’homonymie avec une marque ». 1439 Paris, 4 juill. 2001, D. 2002, somm. 1131, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2001, p. 885, obs. J. AZÉMA. Les deux conditions sont cumulatives. Ainsi, dans cette affaire, l’homonyme était associé majoritaire. Cependant, il n’en assurait pas la gérance. De ce fait, l’exception de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle devait lui être refusée. 1440 L’article n’envisage pas la question du nom de domaine. En effet, le texte fut adopté en 1991, époque où les noms de domaine n’existaient pas. Cependant, en vertu du principe d’interprétation stricte des exceptions, il semble peu probable que l’exception de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle puisse trouver à s’appliquer à de tels signes. 1441 La loi de 1991 est donc revenue sur la jurisprudence antérieure qui avait admis sous l’empire de la loi de 1964 qu’un homonyme puisse déposer son nom à titre de marque. V. Cass. com., 13 juin 1995, RDPI 1997, n° 82, p. 58 1434 281 de la propriété intellectuelle au titulaire d’un pseudonyme1442, d’un prénom1443, à une femme mariée souhaitant faire usage du nom de son époux1444 et au titulaire d’un nom composé souhaitant faire usage d’une partie de son nom seulement1445. 352. L’atteinte aux droits du titulaire comme tempérament. Si l’homonyme respecte toutes les conditions, il sera en mesure d’utiliser son nom de famille dans un cadre commercial. Pour autant, l’utilisation n’est pas totalement libre. L’article L. 713-6, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que l’utilisation ne doit pas porter atteinte au droit du titulaire de la marque. Si tel devait être le cas, le titulaire de la marque pourrait demander que l’utilisation soit limitée, voire interdite1446. L’article se veut relativement clair. Il est cependant difficile de comprendre la portée de cette exception1447. En effet, dès lors que les conditions permettant à l’homonyme d’utiliser son nom sont remplies, il devient délicat de considérer que l’utilisation porte atteinte aux droits du titulaire de la marque. La doctrine propose d’entendre l’atteinte visée par le texte comme étant une atteinte à la fonction d’identification de la marque1448. Le droit de l’homonyme d’utiliser son nom de famille dans un cadre commercial n’est pas suffisamment fort pour justifier « une méconnaissance de la fonction essentielle de la marque »1449. Le risque de confusion que pourrait engendrer l’usage du nom de famille, malgré le respect des conditions, devrait être considéré comme une atteinte aux droits du titulaire permettant de justifier la limitation voire l’interdiction de l’usage1450. La limitation doit cependant être privilégiée, l’homonyme étant en principe libre d’utiliser son nom de famille1451. 1442 Paris, 17 sept. 1984, PIBD 1984, n° 357, III, p. 279. Paris, 22 oct. 1999, PIBD 2000, n° 690, III, p. 44. 1444 Cass. civ., 1ère ch., 6 nov. 1985, Ann. propr. ind. 1986, p. 119. 1445 Cass. com., 20 nov. 1990, JCPG 1991, IV, p. 26. 1446 Art. L. 713-6, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle. 1447 V. A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 335, p. 176. Comme le note cet auteur, toute la difficulté réside dans le fait que le législateur n’a pas défini le critère permettant au juge d’opter en faveur de la limitation ou de l’interdiction. 1448 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 329, p. 434. 1449 J. PASSA, op. cit., n° 329, p. 434. 1450 A. BOUVEL, op. cit., n° 335, p. 177. Cet auteur ne fait pas expressément référence à la fonction d’identification. Cependant, il renvoie au critère de risque de confusion irréductible qui est l’hypothèse où « aucune mesure de réglementation ne permet de dissiper le risque de confusion entre les deux signes ». Ce risque de confusion irréductible constitue, à l’instar de tout risque de confusion, une atteinte à la fonction d’identification. 1451 Le juge pourra demander à l’homonyme d’ajouter un élément verbal, tel que le nom, ou un élément figuratif permettant d’éviter ainsi le risque de confusion. V. par exemple, Paris, 9 déc. 1992, PIBD 1993, n° 542, III, p. 267. Il est cependant des hypothèses où la limitation prononcée ne sera pas en mesure d’éviter le risque de confusion. L’interdiction devra donc être prononcée. V. en matière de marque, TGI Paris, 29 janv. 1999, Ann. propr. ind. 2000, p. 145 ; Cass. com., 9 nov. 1987, PIBD 1988, n° 428, III, p. 81. 1443 282 b. L’usage antérieur du signe sous d’autres formes 353. L’intérêt de la disposition. L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle permet également aux titulaires d’un nom commercial, d’une dénomination sociale et d’une enseigne antérieurs à une marque enregistrée de pouvoir continuer à utiliser librement le signe distinctif en question. Il prévoit que l’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme « Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est (…) antérieure à l’enregistrement »1452. Cet article renvoie d’une certaine manière à l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle1453 relatif à la disponibilité du signe. Cependant, plutôt que d’y voir des textes contradictoires1454, il convient d’y voir des textes complémentaires. L’article L. 713-6 du Code la propriété intellectuelle permet de se protéger contre le titulaire d’une marque qui, ayant passé l’écueil de la disponibilité, souhaiterait se retourner injustement contre les titulaires des signes distinctifs antérieurs1455. En matière de nom commercial et d’enseigne, l’annulation de la marque peut être obtenue à la condition qu’ils soient connus sur l’ensemble du territoire et qu’un risque de confusion soit démontré. Une fois enregistrée, le caractère national de la marque pourrait permettre à son titulaire de l’opposer au titulaire d’un nom commercial ou d’une enseigne identique ou similaire, qui n’aurait pas réussi a obtenir l’annulation de la marque. L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle vient prévenir cette injustice en permettant au titulaire d’un signe distinctif traditionnel de ne pas voir son droit remis en cause. Une telle interprétation de l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle rejoint ainsi la rédaction de l’article 6, paragraphe 2 de la Directive marque qui prévoit que « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, d’un droit antérieur de portée locale si ce droit est reconnu par la loi de l’État membre concerné et la limite du territoire où il est reconnu ». L’article L. 713-6 du Code de la propriété 1452 Comme le note le Professeur PASSA, il aurait été plus opportun de viser, non pas la date de l’enregistrement, mais celle du dépôt de la demande d’enregistrement ou celle de la publication de la demande. J.PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 330, p. 435. 1453 L’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que ne peut être adopté comme marque un signe portant atteinte à des droits antérieurs, et notamment : « (…) b) A une dénomination ou raison sociale, s’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public ; c) A un nom commercial ou à une enseigne connus sur l’ensemble du territoire national, s’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public ». 1454 A. BOUVEL, op. cit., n° 413, p. 212. 1455 J. PASSA, op. cit., n° 330, p. 436. 283 intellectuelle n’a, cependant dans ce cadre, qu’une raison d’être pour le nom commercial et l’enseigne1456. 354. Les limites. La situation pourrait, toutefois, devenir injuste pour les titulaires de signes distinctifs traditionnels1457. S’il est démontré que l’utilisation du nom commercial, de l’enseigne ou de la dénomination sociale porte atteinte aux droits du titulaire de la marque, ce dernier pourrait demander la limitation ou l’interdiction de l’utilisation du signe distinctif antérieur à la marque1458. La doctrine considère que l’atteinte pourrait résulter d’une modification de l’exploitation du signe antérieur1459. La modification pourrait ainsi porter sur la zone géographique d’exploitation, dont l’extension pourrait résulter d’une volonté de profiter de la réputation de la marque1460. La modification pourrait également porter sur le graphisme, qui permettrait de se rapprocher de celui de la marque1461. Dans ces hypothèses, le juge a la faculté de prononcer la limitation voire l’interdiction de l’utilisation. Cependant, comme en matière d’homonymie, la limitation doit être préférée, l’interdiction s’avérant trop injuste pour le titulaire d’un signe distinctif antérieur. Une telle solution serait conforme non seulement à la Directive 2008/95 et à son article 6, paragraphe 21462 mais également à l’accord sur les ADPIC et son article 16 qui dispose in fine que le droit de marque ne peut porter « préjudice à aucun droit antérieur existant ». Or, la Cour de justice a précisé que cette disposition « doit être comprise en ce sens que si le titulaire d’un nom commercial dispose d’un droit relevant du champ d’application de l’accord ADPIC né antérieurement à celui de la marque avec lequel il est réputé entrer en conflit et qui lui permet d’utiliser un signe identique ou similaire à cette marque, une telle utilisation ne saurait être interdite en vertu du droit exclusif que confère la marque à son titulaire conformément à l’article 16, paragraphe 1, première phrase, dudit accord »1463. 1456 Le titulaire de la dénomination sociale se trouve à l’abri. En effet, l’absence de risque de confusion au moment de l’examen de la disponibilité exclut par voie de conséquence un quelconque risque de confusion ultérieur entre la marque et la dénomination sociale. 1457 A. BOUVEL, op. cit., n° 418, p. 214. V. également, J. PASSA, op. cit., n° 331, p. 437. 1458 Art. L. 713-6, alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle. 1459 J. PASSA, op. cit., n° 331, p. 437. 1460 J. PASSA, op. cit., n° 331, p. 438. 1461 Paris, 24 févr. 1999, PIBD 1999, n° 678, III, p. 257. 1462 L’article 6, paragraphe 2 de la Directive 2008/95 dispose : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires, d’un droit antérieur de portée locale si ce droit est reconnu par la loi de l’Etat membre concerné et dans la limite du territoire où il est reconnu ». 1463 CJCE, 16 nov. 2004, aff. C-245/02, Anheuser-Bush, Rec. 2004, p. I-10989, pt. 89. Il est important de signaler cependant que la disposition de l’accord ADPIC concerne uniquement le nom commercial. 284 c. L’usage nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou service 355. Le fondement. L’article L. 713-6, b) du Code de la propriété intellectuelle prévoit enfin que le titulaire de la marque ne peut pas interdire l’usage d’un signe identique ou similaire dès lors que cet usage est nécessaire « pour indiquer la destination d’un produit ou d’un service, notamment en tant qu’accessoire ou pièce détachée, à condition qu’il n’y ait pas de confusion dans leur origine »1464. Cette exception trouve son origine dans la liberté du commerce et de l’industrie1465 et plus précisément dans la liberté d’entreprendre1466. Elle est indispensable au libre exercice de l’activité de fabricant d’accessoires ou de pièces détachées. Ces derniers, dans le cadre de leur activité, sont dans l’obligation d’utiliser la marque d’autrui pour renseigner la clientèle que leurs produits s’adaptent ou sont destinés aux produits portant la marque d’autrui. Sans cette exception, les fabricants d’accessoires ou de pièces détachées se verraient dans l’obligation de solliciter l’autorisation du titulaire de la marque1467. Cette idée est reprise par la Cour de justice : celle-ci a affirmé que l’utilisation de la marque d’autrui dans ce cadre « est nécessaire afin de préserver le système de concurrence non faussé sur le marché de ce produit ou service »1468. 356. Les conditions de l’exception. Afin de pouvoir bénéficier de cette exception, deux conditions doivent être remplies : la nécessité de référence et l’absence de risque de confusion. L’exception doit uniquement concerner un usage dont le seul but est d’indiquer la destination des produits ou services. Tel est le cas lorsque l’information, relative à la destination, « ne peut en pratique être communiquée au public par un tiers sans qu’il soit fait usage de la marque dont ce dernier n’est pas le titulaire »1469. La Cour de justice a ainsi précisé qu’« afin de s’assurer si d’autres moyens de fournir une telle information peuvent être utilisés, il est nécessaire de prendre en considération, par exemple, l’existence éventuelle des standards techniques ou des normes généralement utilisées pour le type de produit commercialisé par le tiers et connues du public auquel est destiné ce type de produit. Ces normes, ou autres caractéristiques doivent être susceptibles de fournir audit public une 1464 Cette exception se retrouve également à l’article 6, paragraphe 1 de la Directive 2008/95 et à l’article 12, c) du règlement sur la marque communautaire. 1465 J. PASSA, op. cit., n° 332, p. 439. 1466 A. BOUVEL, op. cit., n° 624, p. 304. 1467 Comme le note Monsieur BOUVEL, cette autorisation ne sera « probablement pas gracieuse ». A. BOUVEL, op. cit., n° 624, p. 304. 1468 CJCE, 17 mars 2005, aff. C-228/03, Gillette Company et Gillette Group Finland, Rec. 2005, p. I-2337 ; PIBD 2005, n° 814, III, p. 501 ; Propr. ind. 2005, comm. n° 37, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL ; RTD com. 2005, p. 716, obs. J. AZÉMA ; Propr. intell. 2005, n° 16, p. 277, obs. G. BONET. 1469 CJCE, 17 mars 2005, préc., pt. 35. 285 information compréhensible et complète sur la destination du produit commercialisé par ce tiers afin de préserver le système de concurrence non faussée sur le marché de ce produit»1470. Autrement dit, l’usage de la marque n’est pas considéré comme nécessaire dans l’hypothèse où il y a réunion d’une information à caractère exclusivement technique et d’un public visé particulièrement informé, en mesure de comprendre l’information en question. Le juge doit apprécier la complétude de l’information, mais également son caractère compréhensible1471. Il convient de préciser que, contrairement à ce qui a pu être affirmé1472, le caractère accessoire du produit ou service ne constitue pas une condition à cette exception, les textes français et communautaires ayant pris le soin d’utiliser l’adverbe « notamment ». De ce fait, comme les juges de la Cour de justice l’ont précisé dans l’arrêt Gillette, il n’est fait « aucune distinction entre les destinations possibles des produits lors de l’appréciation du caractère licite de l’utilisation d’une marque »1473. En outre, le bénéfice de l’exception peut être invoqué par celui qui ne propose que des services1474. La deuxième condition visée par l’article L. 713-6, b) du Code de la propriété intellectuelle est celle relative au risque de confusion. L’usage de la marque d’autrui ne doit pas avoir pour conséquence de créer un risque de confusion1475 ou, pour reprendre la formule de la Directive 2008/95, que l’usage soit fait « conformément aux usages honnêtes en matière industrielle et commerciale »1476. En d’autres termes, l’atteinte à la fonction d’identification ne permettrait pas aux tiers de bénéficier du jeu de l’exception prévue à l’article L. 713-6, b). Comme le précise le Professeur PASSA, « il s’agit d’éviter que, sous le couvert d’une exception à son droit, le titulaire ne subisse un véritable préjudice »1477. Tel peut notamment être le cas si 1470 CJCE, 17 mars 2005, préc., pt. 36. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 334, p. 441. V. pour un exemple de refus au motif que l’usage de la marque n’était pas nécessaire, Paris, 3 mars 2006, PIBD 2006, n° 833, III, p. 473. Sur cet arrêt, J. ARMENGAUD & E. BERTHET-MAILLOLS, Les génériques ne peuvent plus se nommer, Propr. ind. 2006, n° 9, étude n° 25; E. LE BIHAN & L. JULIEN-RAES, Médicaments génériques : marques et usages honnêtes, Propr. intell. 2006, n° 21, p. 396 ; Cass. com., 28 avr. 2004, PIBD 2004, n° 792, III, p. 479. V. pour un usage nécessaire, CJCE 23 févr. 1999, aff. C-63/97, Bayerische Motorenwerke AG (BMW) et BMW Nederland BV c/ Ronald Karel Deenik, Rec. 1999, p. I-905 ; PIBD 1999, n° 876, III, p. 221 ; D. aff. 1999, p. 901 ; RTDE 2000, p. 122, obs. G. BONET. 1472 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Montchrestien, Domat droit privé, 1999, n° 1308, p. 613 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 624, p. 304. V. également jurisprudence antérieure à la transposition de la directive, Paris, 23 juin 1981, D. 1982, p. 434, note Y. REBOUL ; Paris, 16 mai 1991, PIBD 1991, n° 512, III, p. 713. 1473 CJCE, 17 mars 2005, aff. C-228/03, préc., pt. 38. 1474 CJCE 23 févr. 1999, aff. C-63/97, préc.. 1475 L’article L. 713-6, b) du Code de la propriété intellectuelle dispose in fine : « qu’il n’y ait pas de confusion dans leur origine ». 1476 Art. 6, paragraphe 1 de la Directive 2008/95. 1477 J. PASSA, op. cit., n° 334, p. 441. 1471 286 l’usage est fait d’une manière telle qu’il peut donner l’impression qu’il existe un lien commercial entre le tiers et le titulaire de la marque utilisée1478. 357. Les limites à l’exception. Comme les autres exceptions prévues à l’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle, il est possible au titulaire de la marque de demander que l’usage qui est fait de sa marque soit limité voire interdit dès lors qu’il est porté atteinte à ses droits. Le risque de confusion étant envisagé au titre des exceptions, il est indispensable d’appréhender autrement les atteintes susceptibles d’être portées aux droits du titulaire. Pour cela, il suffit de se tourner vers la Directive 2008/95 qui vise les usages « honnêtes en matière industrielle et commerciale »1479. La formule est large. La Cour de justice a ainsi pu considérer à ce titre que le discrédit ou le dénigrement pouvant résulter de l’usager justifiait une limitation voire une interdiction1480. 358. L’article L. 713-6 du Code de la propriété intellectuelle est une transposition imparfaite de l’article 6 de la Directive 2008/95. Si cette imperfection concerne notamment les termes employés, elle concerne également son exhaustivité, le législateur français n’ayant pas pris le soin d’envisager l’usage à des fins génériques ou descriptives. 2. L’usage à des fins génériques ou descriptives 359. L’intérêt de la disposition. L’article 6, paragraphe 1, b) de la Directive marque prévoit que le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires « d’indications relatives à l’espèce, à la qualité, à la quantité, à la destination, à la valeur, à la provenance géographique, à l’époque de la production du produit ou de la prestation du service ou à d’autres caractéristiques de ceux-ci ». Le titulaire d’une marque comportant des éléments descriptifs ou génériques n’est donc pas en mesure d’interdire à un concurrent l’usage de ces éléments afin de décrire certaines des caractéristiques de ses produits ou services. La Cour de justice s’est prononcée sur l’intérêt de 1478 V. par exemple, Paris, 4e ch. B, 28 sept. 2007, RG n° 05/11912 ; Paris, 15 mai 1998, RTD com. 1998, p. 846, obs. J. AZÉMA ; RJDA 1999, n° 107 ; TGI Paris, 10 mars 1999, PIBD 1999, n° 679, III, p. 286 ; TGI Paris, 10 avr. 1978, PIBD 1979, n° 217, III, p. 16 ; Cass. com., 6 mai 1991, D. 1993, somm. com. 116, obs. J.-J. BURST. 1479 Art. 6, paragraphe 1 de la Directive 2008/95. 1480 V. CJCE, 17 mars 2005, C-228/03, Gillette Company et Gillette Group Finland, Rec. 2005, p. I-2337, pt. 49. Les juges de la Cour de justice affirment que « L’usage de la marque n’est pas conforme aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale, notamment lorsque : (…) - il affecte la valeur de la marque en tirant indûment profit de son caractère distinctif ou de sa renommée ; - il entraîne le discrédit ou le dénigrement de ladite marque ». 287 cette disposition en affirmant qu’elle visait « à sauvegarder la possibilité pour l’ensemble des opérateurs économiques d’utiliser des indications descriptives »1481. Le législateur français a fait le choix de ne pas transposer cet article. Cette absence de transposition reflète sans aucun doute la relative « inutilité » de la disposition. En effet, l’usage du signe dans un cadre descriptif ou générique ne constitue vraisemblablement pas un usage à titre de marque. Plus qu’une exception, il s’agit surtout d’un rappel quant à l’étendue du droit de marque. Les précisions apportées par la jurisprudence communautaire relatives à cette disposition tendent également à démontrer l’intérêt tout relatif de la disposition1482. Quant à la jurisprudence française, elle admet classiquement que l’utilisation d’un signe dans son acception courante1483 ou à des fins descriptives1484 ne peut constituer une contrefaçon. 360. Conclusion du Chapitre 2. Après avoir envisagé la fonction de la marque indépendamment de toute réservation, il était nécessaire d’envisager la fonction du droit de marque, sans lequel la marque ne serait rien ; toutefois, déterminer la fonction du droit de marque rendait impératif d’envisager la nature du droit. C’est, en effet, la nature du droit qui devait nous permettre d’appréhender la fonction du droit de marque. En outre, la nature patrimoniale et individuelle de la fonction que nous recherchons découle tout naturellement de la qualification retenue. Il est apparu que le droit de marque, comme les autres droits de propriété intellectuelle, est un droit de propriété. Bien qu’une telle assertion puisse relever du truisme, la qualification se trouvant dans la formule employée pour désigner ces droits, appréhender les droits de propriété intellectuelle comme des droits de propriété a été vivement contesté et fait encore aujourd’hui débat. Un tel débat ne devrait pourtant pas avoir lieu. Le droit de marque permet à son titulaire de bénéficier de toutes les prérogatives dont peut jouir un propriétaire et il a tous les caractères essentiels du droit de propriété classique. Pour autant, s’il s’agit d’une propriété, 1481 CJCE, 10 avr. 2008, aff. C-102/07, Adidas et adidas Benelux, Rec. 2008, p. I-2439, pt. 46; PIBD 2008, n° 875, III, p. 336; Propr. ind. 2008, n° 6, comm. n° 41, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. 1482 CJCE, 4 mai 1999, aff. C-108/97, Windsurfing Chiemsee, Rec. 1999, p. I-2779. Dans cette affaire, les juges se bornent à souligner que l’article 6, paragraphe 1, b) « ne confère pas aux tiers l’usage d’un tel nom en tant que marque mais se borne à assurer qu’ils peuvent l’utiliser de manière descriptive, à savoir en tant qu’indication relative à la provenance géographique », pt. 28. V. également, CJCE, 25 janv. 2007, aff. C-48/05, Adam Opel AG, Rec. 2007, p. I-1017; D. 2007, p. 2835, obs. S. DURRANDE ; RTD com. 2007, p. 712, obs. J. AZÉMA ; RTDE 2007, p. 685, obs. J. SCHMIDT-SZALEWSKI ; Propr. intell. 2007, n° 23, p. 237, obs. G. BONET ; Propr. ind. 2007, n° 3, comm. n° 18, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL. Les juges ont ici précisé que l’article 6, paragraphe 1, b) « vise au premier chef à empêcher le titulaire d’une marque d’interdire à des concurrents de faire usage d’un ou plusieurs termes descriptifs faisant partie de sa marque afin d’indiquer certaines caractéristiques de leurs produits », pt. 42. 1483 Cass. com., 6 mai 1996, Ann. propr. ind. 1996, p. 25 ; Paris, 13 nov. 1996, Ann. propr. ind. 1997, p. 270 ; Paris, 11 déc. 1996, Ann. propr. ind. 1997, p. 239. 1484 Paris, 28 sept. 2007, PIBD 2007, n° 862, III, p. 665. 288 le droit de marque est une propriété spéciale. Cette spécificité se traduit notamment dans l’existence d’un Code permettant d’envisager le régime des droits de propriété intellectuelle de manière autonome. Par conséquent, le droit de marque a, à l’instar du droit de propriété, une fonction d’exclusivité, cette fonction d’exclusivité fait l’objet de limitations. Si les limitations apportées par les textes s’expliquent parfaitement, il est en revanche plus difficile de comprendre les limitations de fait que la Cour de justice est venue imposer en négligeant, voire en oubliant totalement la fonction d’exclusivité. La fonction d’exclusivité qui apparaît comme la clef de voûte du système se trouve ramenée à un rôle secondaire. Pire, elle a disparu des raisonnements de la Cour de justice. Ainsi, dans des hypothèses où la fonction d’exclusivité devrait pleinement jouer son rôle, la Cour de justice préfère envisager les atteintes aux droits du titulaire à travers le prisme de la fonction juridique de la marque Ŕ la fonction d’identification Ŕ et de nouvelles fonctions secondaires Ŕ commerciales celles-là Ŕ dont il est difficile de comprendre l’intérêt. En ayant recours à ces fonctions pour apprécier la contrefaçon, la Cour de justice dénature le droit de marque. En effet, dans l’hypothèse de la double identité, il ne devrait pas être nécessaire d’apprécier un quelconque préjudice pour constater la contrefaçon. En tant que droit de propriété, la simple contestation d’exclusivité devrait suffire à voir sanctionner le tiers qui ferait usage de la marque d’autrui. En outre, en faisant de la fonction d’identification, la fonction essentielle, en haut de la hiérarchie des fonctions, la Cour de justice oublie la distinction opérée par le législateur communautaire qui distinguait les hypothèses de double identité et de celles où un risque de confusion est à démontrer. En procédant de la sorte, le législateur communautaire mettait en exergue les deux fonctions juridiques à prendre en compte. La première, dans le cadre de l’article 5, paragraphe 1, sous a) de la Direcive marque est la fonction d’exclusivité. La seconde, dans le cadre de l’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive marque est la fonction d’identification. Pour les intérêts des titulaires et surtout pour la cohérence du système, il semble impératif que la Cour de justice procède à un changement de cap. En dépit de ce constat, il apparaît que la fonction du droit de marque est une fonction d’ordre patrimoniale. Comme le droit de propriété, le droit de marque a une fonction « individuelle ». Il permet de réserver au profit du titulaire toutes les utilités de la chose. Les prérogatives conférées par le droit de marque, bien que limitées, sont orientées vers le titulaire donnant ainsi une dimension patrimoniale à la fonction d’exclusivité. 289 361. Conclusion du Titre 1. L’approche actuelle du droit des marques est déconcertante. Que ce soit la jurisprudence ou la doctrine, l’impression ressentie est que la marque est un instrument au service du consommateur. Cette impression résulte des formules pour le moins ambiguës de la Cour de justice qui qualifie la fonction de la marque, de fonction de garantie d’identité d’origine, de fonction de garantie de provenance. Cette ambiguïté résulte, également, de la négligence dont fait preuve la Cour de justice à l’égard de la fonction d’exclusivité. En effet, quelle que soit l’atteinte envisagée, la Cour semble devoir l’appréhender à l’aune de la fonction de garantie d’identité d’origine, renvoyant ainsi à l’idée que le droit de marque assurerait en quelque sorte la protection du consommateur. La doctrine conforte également cette approche en envisageant la fonction d’identification comme une fonction sociale. Ces conceptions ne peuvent semble-t-il être davantage retenues. La marque et le droit de marque sont au service du titulaire. Nous avons fait le choix de qualifier les fonctions du signe utilisé à titre de marque et du droit de marque de fonctions patrimoniales. Une telle qualification, si elle n’est pas consacrée dans le droit positif a, néanmoins, le mérite de mettre en exergue le véritable intérêt et la raison d’être de la marque et du droit de marque. La marque est le signe utilisé par le titulaire afin d’identifier des produits et des services, pour lui permettre de se distinguer de ses concurrents, dans le but de s’attacher une clientèle. À ce titre, la marque vient faire l’objet d’une réservation et, partant, devient un bien qui intègre le patrimoine de son titulaire. La marque peut devenir un élément d’un fonds de commerce et peut même devenir l’élément primordial de ce fonds. La réservation opérée par le droit est le fait d’un droit de propriété : le droit de marque. Eu égard à sa nature, le droit de marque a une fonction d’exclusivité. Il permet d’assurer un monopole d’exploitation. Il permet également d’exclure les tiers qui viendraient contester le monopole d’exploitation. Il est impératif de réhabiliter ces fonctions : ce sont ces fonctions qui permettent de comprendre le système et qui permettent, également, d’en assurer la cohérence. Si la marque existe, si elle fait l’objet d’une réservation, c’est pour son titulaire. Certes, l’intérêt général peut profiter des marques, notamment en permettant le jeu de la concurrence. Néanmoins, l’intérêt de la marque est avant tout individuel : la marque est un instrument au service de son titulaire. Cet intérêt, s’il est de nature patrimoniale comme nous venons de le voir, peut, également, revêtir un aspect extrapatrimonial. 290 291 292 TITRE 2 : LA FONCTION EXTRAPATRIMONIALE DE LA MARQUE 362. Les droits moraux de l’auteur et de l’inventeur. Les droits de propriété intellectuelle, plus particulièrement le droit d’auteur et les droits attachés au brevet d’invention, se distinguent de leur homologue portant sur des choses corporelles par les prérogatives extrapatrimoniales pouvant être reconnues à leurs titulaires. Dans le cadre des attributs qui leur sont reconnus, l’inventeur et l’auteur bénéficient de véritables droits de la personnalité1485. L’auteur d’une œuvre de l’esprit bénéficie ainsi d’un droit moral lui permettant de « défendre sa personnalité telle qu’elle s’exprime dans l’œuvre qu’il a créée »1486. Ce droit moral est composé du droit de divulgation1487, du droit au respect de son œuvre1488, du droit de retrait et de repentir1489 et enfin du droit à la paternité1490. 1485 Le droit moral de l’auteur est même considéré par certains comme l’ancêtre des droits de la personnalité. V. J.-M. BRUGUIÈRE, Dans la famille des droits de la personnalité, je voudrais…, D. 2011, p. 28. 1486 C. CARON, Droit d’auteur et droits voisins, Litec, 2e éd., 2009, n° 245, p. 200. 1487 Art. L. 121-2 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre. Sous réserve des dispositions de l’article L. 132-24, il détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci ». Ainsi, comme le précise le Professeur POLLAUD-DULIAN, le droit de divulgation consiste « dans le droit exclusif et discrétionnaire pour l’auteur, de décider si son œuvre est en état d’être présentée au public et, dans l’affirmative, de fixer les modalités de cette divulgation », F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, Economica, Corpus droit privé, 2005, n° 611, p. 404. La divulgation s’entend du fait matériel révélant « clairement la volonté de l’auteur de communiquer l’œuvre au public », H.-J. LUCAS A. & LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, Litec, 3ème éd., 2006, n° 460, p. 352. V. pour plus de précisions sur cette question, F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 611, p. 404 ; H.-J. LUCAS & A. LUCAS, op. cit., n° 456, p. 348 ; H. DESBOIS, Le droit d’auteur en France, Dalloz, 2 e éd., 1966, n° 385, p. 427 ; M. VIVANT & J.-M. BRUGUIÈRE, Droit d’auteur, Dalloz, Précis, 2009, n° 433, p. 294 ; C. CARON, op. cit., n° 260, p. 211 ; P.-Y. GAUTIER, Propriété littéraire et artistique, PUF, 7e éd., 2010, n° 190, p. 207 ; C. COLOMBET, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, Dalloz, Précis, 9e éd., 1999, n° 135, p. 130. 1488 Art. L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur jouit du droit au respect (…) de son oeuvre ». Comme le précise le Professeur CARON, le droit au respect de l’œuvre : « permet à l’auteur d’exiger que son œuvre soit communiquée au public exactement comme il souhaite qu’elle le soit », C. CARON, op. cit., n° 270, p. 218. V. pour plus de précisions sur cette question, F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 633, p. 421 ; A. LUCAS & H.-J. LUCAS, op. cit., n° 487, p. 372 ; H. DESBOIS, op. cit., n° 440, p. 483 ; M. VIVANT & J.-M. BRUGUIÈRE, op. cit., n° 467, p. 314 ; C. CARON, op. cit., n° 270, p. 218 ; P.-Y. GAUTIER, op. cit., n° 194, p. 212 ; C. COLOMBET, op. cit., n° 146, p. 137. 1489 Art. L. 121-4 du Code de la propriété intellectuelle : « Nonobstant la cession de son droit d’exploitation, l’auteur, même postérieurement à la publication de son œuvre, jouit d’un droit de repentir ou de retrait vis-à-vis du cessionnaire ». On distingue généralement le droit de retrait du droit de repentir. Le droit de retrait vise l’hypothèse où l’auteur souhaite mettre fin à un contrat. Le droit de repentir vise l’hypothèse où l’auteur souhaite simplement apporter des retouches à l’œuvre. V. pour plus de précisions sur cette question, F. POLLAUDDULIAN, op. cit., n° 656, p. 436 ; A. LUCAS & H.-J. LUCAS, op. cit., n° 465, p. 361 ; H. DESBOIS, op. cit., 1966, n° 392, p. 435 ; M. VIVANT & J.-M. BRUGUIÈRE, op. cit., n° 447, p. 303 ; C. CARON, op. cit., n° 264, p. 214 ; P.Y. GAUTIER, op. cit., n° 195, p. 212 ; C. COLOMBET, op. cit., n° 165, p. 149. 1490 Art. L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité ». Le droit à la paternité permet à l’auteur de défendre le lien de filiation qui existe entre lui et son œuvre. Il est ainsi fondé : « aussi bien à faire savoir à tous qu’il est le créateur (ou le co-auteur) de l’œuvre, que, négativement, à choisir l’anonymat, à se dissimuler sous un pseudonyme ou à refuser que tout ou partie de ses titres soient mentionnés », F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 628, p. 415. V. pour plus de précisions sur cette question, F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 628, p. 415 ; A. LUCAS & H.-J. LUCAS, op. cit., n° 477, p. 364 ; H. 293 Dans une moindre mesure, l’inventeur profite également d’un droit moral1491. Il s’agit d’un droit à la paternité permettant à l’inventeur de se voir attribuer cette qualité dans le brevet ou d’y renoncer1492. Si l’aspect extrapatrimonial de ces droits et, surtout, celui du droit d’auteur, ne sont pas contestés dans leur existence, il firent cependant l’objet de nombreux débats : quant à leur nature juridique exacte1493, quant à leur intérêt1494 ou bien encore quant aux conséquences qu’ils pouvaient emporter sur la nature juridique du droit d’auteur1495. Ce genre de considérations n’a pas touché le domaine des marques. Le titulaire de la marque n’est jamais présenté comme bénéficiant de prérogatives patrimoniales auxquelles s’ajouteraient des prérogatives d’ordre extrapatrimonial. Le droit de marque semble, au contraire, se caractériser par sa « pleine » patrimonialité. 363. La théorie de KOHLER1496. Un illustre auteur n’a pourtant pas hésité à voir dans le droit de marque un droit de la personnalité. KOHLER, jurisconsulte allemand, considérait le droit de marque comme un droit de la personnalité similaire au droit au nom. La marque était pour lui « signe distinctif de la personnalité qui avait fabriqué le produit, l’expression de l’activité de ce producteur »1497. La marque n’était pas de ce fait un bien, mais un moyen pour une personne « de fixer l’origine de ses produits »1498. Cette théorie influença le droit germanique, qui refusait à ce titre que la cession de la marque ne se fasse indépendamment du fonds de commerce. Pour KOHLER, « la cession de ce signe DESBOIS, op. cit., 1966, n° 413, p. 460 ; M. VIVANT & J.-M. BRUGUIÈRE, op. cit., n° 456, p. 307 ; C. CARON, op. cit., n° 266, p. 215 ; P.-Y. GAUTIER, op. cit., n° 192, p. 209 ; C. COLOMBET, op. cit., n° 139, p. 133. 1491 V. J. M. MOUSSERON, Traité des brevets Ŕ L’obtention des brevets, Litec, CEIPI, t. 30, 1984, n° 599, p. 594 ; Y. BASIRE, Brevet français. Ŕ Demande de brevet, J.-Cl. Brevets, Fasc. 4400, 2010, n° 10. Contra F. POLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 331, p. 213. Le Professeur POLLAUD-DULIAN conteste la qualification de droit moral car la formule est inadaptée en le sens où « la personnalité de l’inventeur ne s’exprime nullement dans son invention ». S’il est vrai que dans ce sens, il semble délicat de parler de véritable droit moral, l’inventeur jouit véritablement d’un droit au nom qui, pour le Professeur POLLAUD-DULIAN, « se situerait davantage du côté du droit à l’honneur et à la réputation ». 1492 Art. L. 611-9 du Code de la propriété intellectuelle : « L’inventeur, salarié ou non, est mentionné comme tel dans le brevet ; il peut également s’opposer à cette mention ». 1493 V. notamment, A. LUCAS-SCHLOETTER, Droit moral et droits de la personnalité Ŕ Étude de droit comparé français et allemand, PUAM, 2002, n° 211 et s., p. 173 et s. ; C. CARON, op. cit., n° 248, p. 203 ; J. RAYNARD, Droit d’auteur et conflits de lois. Essai sur la nature juridique du droit d’auteur, Litec, Bibl. du droit de l’entreprise, t. 26, 1990, n° 350, p. 319 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit moral et droits de la personnalité, JCPG, I, 3780 ; F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, Economica, Corpus droit privé, 2005, n° 553, p. 375 ; A. LUCAS & H.-J. LUCAS, op. cit., n° 441, p. 340. 1494 V. notamment, G. KOUMANTOS, Faut-il avoir peur du droit moral ?, RIDA, 1999, n° 180, p. 87. 1495 V. à ce sujet les développements du Professeur P OLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, op. cit., n° 53, p. 41. 1496 V. pour un exposé rapide de la théorie de KOHLER, P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 250, p. 505. 1497 P. ROUBIER, op. cit., n° 250, p. 506. 1498 P. ROUBIER, op. cit., n° 250, p. 506. 294 en dehors de la cession de l’entreprise aurait été une sorte de faux »1499. Cet aspect personnaliste de la marque amena également le jurisconsulte allemand à contester la territorialité du droit de marque au profit de son universalité, cette dernière s’expliquant par le fait que la marque, comme signature du producteur, « a la même valeur partout »1500. 364. L’immixtion d’aspects extrapatrimoniaux dans le droit des marques. La théorie de KOHLER, si elle influença quelques législations1501, ne fut pas consacrée par le droit français. Aujourd’hui, tant au niveau français que communautaire, il n’est jamais question d’envisager le droit de marque comme un droit de la personnalité ou comme étant la source d’un droit extrapatrimonial. La marque est considérée comme pleinement patrimoniale1502. Envisager la marque et le droit de marque autrement s’apparenterait à une remise en cause complète du système : fin du principe de territorialité, fin du principe de libre cession et, pourquoi pas, fin du principe de spécialité. Pourtant, force est de constater que des éléments troublants sont venus s’immiscer dans le droit des marques ayant pour conséquence, non pas de réhabiliter la théorie personnaliste de KOHLER, mais de faire appréhender la marque et le droit de marque autrement que par le biais de sa patrimonialité. Le premier élément troublant concerne la jurisprudence de la Cour de justice relative à l’objet spécifique et à la première fonction du droit de marque, c'est-à-dire la fonction de réservation dans la spécialité. La Cour de justice considéra dans l’arrêt Centrafarm que l’objet spécifique de la marque devait se définir comme « le droit exclusif d’utiliser la marque, pour la première mise en circulation d’un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque »1503. Si la première partie de la définition ne soulève pas de difficultés majeures en énonçant simplement que le droit de marque confère une exclusivité à son titulaire, il en va différemment de la seconde partie de la définition lorsqu’elle fait mention de l’atteinte à la 1499 P. ROUBIER, op. cit., n° 250, p. 506. P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 250, p. 507. 1501 La Suisse considéra pendant longtemps la marque comme un droit de la personnalité. V. F. O STERTAG, Territorialité ou universalité dans le domaine du droit sur les marques, Ann. propr. ind. 1937, p. 1 ; D. BRANDT, La protection élargie de la marque de haute renommée au-delà des produits identiques et similaires Ŕ Étude de droit comparé, Lib. Droz, 1985, p. 305. 1502 V. pour cette expression, P. MALAURIE & L. AYNÈS, Droit civil, les biens, Defrénois, 4e éd., 2010, n° 28, p. 15. Pour ces auteurs la patrimonialité comporte différents degrés. Un droit doit être considéré comme pleinement patrimonial à la condition de remplir trois caractères : vénal, cessible et transmissible. Ainsi : « Lorsqu’un droit est à la fois vénal, cessible et transmissible, il est complètement patrimonial ». 1503 CJCE, 31 oct. 1974, aff. 16/74, Sté Centrafarm BV e. a. et Adriaan de Peijper c. Sté Winthrop B.V, Rec. 1974, p. 1183, pt. 8. 1500 295 réputation de la marque. La réputation, synonyme de gloire ou honneur 1504, peut se définir comme « Le fait d’être honorablement connu du point de vue moral »1505. La notion de « réputation » renvoie plus aux droits de la personnalité1506 qu’aux droits patrimoniaux. Le deuxième élément troublant concerne l’évolution de la jurisprudence relative aux motifs légitimes susceptibles de mettre à mal l’épuisement du droit de marque. Dans son arrêt Dior contre Evora, la Cour de justice précise que « le titulaire d’une marque a un intérêt légitime, se rattachant à l’objet spécifique du droit de marque, à pouvoir s’opposer à la commercialisation de ces produits si la présentation des produits reconditionnés est susceptible de nuire à la réputation de la marque »1507. Elle continue en précisant qu’il ne faut pas porter préjudice « à l’image de prestige des produits en cause ainsi qu’à la sensation de luxe qui émane de ceux-ci »1508. S’il est vrai que l’on parle ici de réputation de la marque, il est clair que la Cour de justice a voulu également faire référence à la réputation des produits ou services, mais aussi et surtout à la réputation du fabricant1509. Là encore, la Cour de justice mélange maladroitement un concept pleinement patrimonial, la marque, avec un concept aux connotations extrapatrimoniales, la réputation1510. Enfin, doit également être considérée comme troublante, la jurisprudence relative aux atteintes portées à la renommée et à ce qu’il est coutumier d’appeler l’image de marque1511. Prenant ses distances avec la fonction de garantie d’identité d’origine, le Tribunal de première instance communautaire affirma qu’ « une marque agit également comme moyen de transmission d’autres messages concernant, notamment, les qualités ou caractéristiques 1504 L’honneur peut se définir comme « l’estime, la gloire, et la considération qu’on obtient de ses semblables ». B. BEIGNIER, L’honneur, Droits, Rev. fr. de théorie juridique, 1994, n° 19, p. 97, citant l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 1505 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 1506 V. J.-P. MARGUÉNAUD, L’apothéose du droit à la réputation, RTD civ., 2008, p. 648. En tant que synonyme d’honneur, la réputation est classiquement étudiée dans le cadre du droit à l’honneur. V. A. B ATTEUR, Droit des personnes, des familles et des majeurs protégés, LGDJ, 5e éd., 2010, n° 149, p. 88. Le professeur BATTEUR précise ainsi : « Toute personne a le droit d’exiger des autres le respect de sa propre dignité, de faire protéger son honneur et sa réputation ». V. également sur l’honneur, J. CARBONNIER, Droit civil, Vol. 1, PUF, 2004, n° 274, p. 510 ; P. MALAURIE, Les personnes Ŕ Les incapacités, Défrénois, 3e éd., 2007, n° 341, p. 142 ; G. CORNU, Droit civil Ŕ Les personnes, Montchrestien, Domat droit privé, 13e éd., 2007, n° 35, p. 75 ; F. TERRÉ & D. FENOUILLET, Droit civil, Les personnes Ŕ La famille Ŕ Les incapacités, Dalloz, Précis, 7e éd., 2005, n° 97, p. 101 ; B. TEYSSIÉ, Droit civil Ŕ Les personnes, Litec, 12e éd., 2010, n° 60, p. 45 ; B. BEIGNIER, L’honneur et le droit, LGDJ, Bibl. de droit privé, t. 234, 1995. 1507 CJCE, 4 nov. 1997, aff. C-337/95, Parfums Christian Dior c/ Evora, Rec. 1997, p. I.-6013, pt. 43. V. également, CJCE, 11 juill. 1996, aff. jointes C-427/93, Bristol-Myers Squibb c/ Paranova, C-429/93, Boehringer, C-436/93, Bayer, Rec. 1996, p. I-3457. 1508 CJCE, 4 nov. 1997, préc., pt. 45. 1509 J. PASSA, Distribution et usage de marque, Litec, 2002, n° 29, p. 36. 1510 Pour le Professeur P ASSA, la protection de la réputation est un élément de la fonction de garantie d’identité d’origine. V. J. PASSA, op. cit., n° 29, p. 36. 1511 V. sur l’image de marque, H. M ACCIONI, L’image de marque Ŕ Étude juridique de la notoriété commerciale, Economica, 1995. 296 particulières des produits ou des services qu’elle désigne ou les images et sensations qu’elle projette, tels que, par exemple, le luxe, le style de vie, l’exclusivité, l’aventure, la jeunesse »1512. Comme a pu le noter Monsieur BOUVEL, il s’agirait là de la consécration d’une nouvelle fonction à la marque : « la fonction de garantie d’intégrité de l’image attachée à la marque »1513. Une fois de plus, la jurisprudence relayée par la doctrine utilise une notion bien connue des droits extrapatrimoniaux : l’image. Certes, il n’est question ici que d’image de marque, mais que doit-on entendre par ce concept ? S’agit-il de l’image du titulaire de la marque, et plus précisemment de son image sociale1514? En tout état de cause, ces éléments tendent à démontrer l’immixtion discrète d’une certaine extrapatrimonialité dans le domaine des marques. Il convient en conséquence d’appréhender l’application et la portée de ce phénomène. 365. La fonction extrapatrimoniale de la marque réservée aux marques renommées ou notoires. Si immixtion il y a, il convient néanmoins de savoir si elle concerne toutes les marques ou seulement une partie d’entre elles. Il semble exclu que cette incursion concerne l’ensemble des marques. Si tel devait être le cas, il s’agirait d’une véritable « révolution » consacrant la théorie de KOHLER et remettant en cause le système que nous connaissons. C’est vers une catégorie particulière qu’il convient de se tourner, à savoir les marques renommées ou notoires, marques jouissant d’une certaine célébrité irradiant de ses bienfaits leur régime spécifique de protection, déjà inscrit dans la Convention de Paris1515, à l’article 6 bis qui leur reconnaît une protection internationale. En effet, même si la question de la renommée n’apparaît pas dans l’affaire Centrafarm, il en va différemment des affaires utilisant les notions d’image de marque et de réputation1516, certains auteurs n’hésitant pas à faire le lien entre les décisions rendues en matière d’épuisement et la 1512 TPICE, 22 mars 2007, aff. T-215/03, SIGLA c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-711, pt. 35. A. BOUVEL, La protection des marques renommées, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7320, 2009, n° 78. 1514 V. sur la notion d’image sociale d’une personne morale, P. S TOFFEL-MUNCK, Le préjudice moral des personnes morales, in Libre de droit, Mélanges en l’honneur de P. LE TOURNEAU, Dalloz, 2008, p. 959 et plus particulièrement n° 22, p. 970. 1515 Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883. 1516 Dans l’arrêt Dior contre Evora, il est clairement affirmé que « l’atteinte portée à la renommée de la marque peut, en principe, être un motif légitime au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive justifiant que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits qu’il a mis dans le commerce dans la Communauté ou qui l’ont été avec son consentement », CJCE, 4 nov. 1997, préc., pt. 43. Dans l’arrêt « Vips », il s’agissait d’apprécier le préjudice porté à la renommée dans le cadre de l’article 8, paragraphe 5 du Règlement sur la marque communautaire. TPICE, 22 mars 2007, aff. T-215/03, SIGLA c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-711. 1513 297 législation relative aux marques renommées1517. En outre, bien que la Cour de justice ne nie pas l’existence d’une fonction de la marque renommée, elle n’a pas souhaité encore se prononcer sur cette question1518. Il est par conséquent légitime de tenter d’appréhender cette fonction en la confrontant à cette immixtion extrapatrimoniale. Fruit le plus souvent de lourds investissements, les marques renommées et notoires se distinguent des marques classiques par leur régime particulier. Ces marques deviennent le moyen pour le titulaire du signe de véhiculer un certain nombre de messages, d’images, de valeurs. Comme l’énonce régulièrement la doctrine, les marques notoires ou renommées n’identifient plus seulement le produit ou le service ; elles bénéficient d’un pouvoir d’attraction propre, indépendant de la désignation de l’objet qui les porte1519. Dès lors, la marque pourrait être perçue comme le moyen pour son titulaire de véhiculer des traits de sa personnalité. Pour nouvelle que soit cette approche, pour audacieuse qu’apparaisse la mise en évidence de ce dédoublement des fonctions de la marque qui voit apparaître, par l’effet de la notoriété de l’usage d’un signe siège d’un droit patrimonial de marque, un droit extrapatrimonial au profit du titulaire de celle-ci, n’est pas sans précédent. Le phénomène de « scissiparité » qui conduit à la « division » des droits a pu être observé depuis fort longtemps en matière de signes distinctifs, chaque fois que le créateur d’une entreprise utilise son nom patronymique pour désigner celle-ci, à titre de nom commercial ou comme dénomination sociale 1520. L’usage du nom patronymique comme signe distinctif d’une activité ou d’une personne morale fait naître un droit patrimonial qui se détache du droit extrapatrimonial et devient indépendant de celuici. Rien ne s’oppose alors, en vertu du parallèlisme des formes, à ce que l’usage de la marque, médiateur de son titulaire, fasse émerger un droit extrapatrimonial au profit de ce dernier. 1517 C. VILMART, Parfums de luxe et grands whiskies : les droits de propriété intellectuelle contre les importations parallèles Ŕ Précisions sur la portée des exceptions à la règle d’épuisement du droit des marques et du droit d’auteur, en droit français et communautaire, JCPE 1998, p. 1821 ; Épuisement des droits : la jurisprudence française à la lumière des plus récentes décisions communautaires, RLDA 1999, n° 19, p. 3 et RLDA 1999, n° 20, p. 13. Contra D. LEFRANC, La renommée en droit privé, Defrénois, Coll. Doctorat et Notariat, t. 8, 2004, n° 158, p. 140. 1518 CJUE, 22 sept. 2011, aff. C-323/09, Interflora e.a., non encore publié au Recueil, pt. 95 ; D. 2011, act., p. 2332, obs. C. MANARA. Les juges notent ainsi : « le titulaire d’une marque renommée n’est pas habilité à interdire, notamment, des publicités affichées par des concurrents à partir de mots clés correspondant à cette marque et proposant, sans offrir une simple imitation des produits ou des services du titulaire de ladite marque, sans causer une dilution ou un ternissement et sans au demeurant porter atteinte aux fonctions de la marque renommée, une alternative par rapport aux produits ou aux services du titulaire de celle-ci ». 1519 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 11. V. également, F. P OLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, Economica, Corpus droit privé, 2 e éd., 2011, n° 1806, p. 1067 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2e éd., 2009, n° 363, p. 503. 1520 Cass. com., 12 mai 1985, D. 1985, juris., p. 471, note J. GHESTIN ; JCPG 1985, II, 20400, note G. BONET. 298 La compréhension de ce phénomène conduit, tout d’abord, à observer comment le régime des marques renommées ou notoires vient instrumentaliser la personnalité de l’entreprise (Chapitre 1) afin de démontrer, ensuite, que les marques renommées ou notoires ont une fonction extrapatrimoniale ayant vocation à protéger la personnalité de son titulaire (Chapitre 2). 299 300 Chapitre 1. La personnalité de l’entreprise instrumentalisée par la marque notoire ou renommée 366. La définition des marques notoires et renommées. La notoriété peut se définir classiquement comme « le fait d’être connu d’une manière certaine et générale »1521. Quant à la renommée, elle peut se définir comme l’« opinion publique exprimée et répandue sur quelqu’un ou quelque chose »1522. Il s’agit de notions qui ne sont pas étrangères au droit1523. On les retrouve notamment dans l’ancien droit, mais aussi dans le Code civil1524. Dans ce cadre, un auteur considère que la notoriété « caractérise des réalités méconnues par le droit commun, mais avérées pour un si grand nombre de personnes que le droit, à titre exceptionnel, ne peut plus continuer à les ignorer »1525. Malgré cette ancienneté, ces concepts demeurent difficiles à cerner en dehors du droit des marques1526. Il est inutile de revenir ici sur le débat relatif à la différence pouvant exister entre la notoriété et la renommée1527 hors du droit des marques. Quand il s’agit d’envisager ces notions à l’aune du droit des marques, il apparaît qu’elles sont relativement récentes1528 et qu’elles semblent souffrir des mêmes flottements quant à leur 1521 Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. Le Nouveau Petit Robert, éd. Dictionnaires Le Robert, Paris 1995. 1523 V. à ce sujet C.-A. MAETZ, La notoriété Ŕ Essai sur l’appropriation d’une valeur économique, PUAM, Coll. de l’institut du droit des affaires, 2010, n° 2, p. 16 citant la première épître de Saint Paul aux Corinthiens, 1 Corinthiens V, 1-5. Le concept de notoriété semble cependant avoir fait officiellement son apparition en tant que notion juridique à partir du XIIe siècle. V. D. LEFRANC, La renommée en droit privé, Defrénois, Coll. Doctorat et Notariat, t. 8, 2004, n° 7, p. 4. L’auteur rappelle ainsi que : « les canonistes inventèrent un concept juridique qui permit, non pas d’accélérer l’administration de la preuve, mais, mieux encore, de l’interdire purement et simplement. Parce qu’elle devait être l’arme suprême contre la diffusion de péché, la notoriété était le statut des faits dont l’évidence interdisait toute discussion. Dès lors, la décision rendue sur un fait notoire était définitive, sans possibilité d’appel ». 1524 V. par exemple, l’ancien article 503 du Code civil disposait que : « Les actes antérieurs pourront être annulés si la cause qui a déterminé l’ouverture de la tutelle existait notoirement à l’époque où ils ont été faits ». 1525 C. DE HAAS, La « contrefaçon » de la marque notoire en droit comparé américain, européen et français : une leçon américaine encore mal comprise, Propr. intell. 2003, n° 7, p. 137, spéc. p. 138. 1526 V. sur la notion de notoriété, C.-A. MAETZ, op. cit. ; P. CHAUVEL, La notoriété, in Mélanges dédiés à D. HOLLEAUX, Litec, 1990, p. 37 ; N. RAYNAUD DE LAGE, La notoriété, D. 2000, chron., p. 513. V. sur la notion de renommée, D. LEFRANC, op. cit.. 1527 V. C.-A. MAETZ, op. cit., n° 11, p. 29 et 30. Pour cet auteur, « la renommée constitue une sous-catégorie de la notoriété (…), elle ne peut appréhender, à elle seule, le phénomène de la célébrité dans son ensemble ». La notoriété serait donc : « intimement liée à la dimension quantitative – et donc objective – de la connaissance ». V. dans une sens contraire, D. LEFRANC, op. cit., n° 14, p. 11. Pour cet auteur : « La renommée est le concept par lequel le juge demande symboliquement au grand public ce qu’il pense de tel fait ou de telle personne. Le juge ne se limite pas à se demander si l’existence du fait ou de la personne doit être objectivement tenue pour vrai. Le juge recherche surtout le jugement de valeur porté sur le fait ou la personne. La notoriété d’un adultère établit son existence. La renommée d’un adultère exprime la réaction du corps social à l’égard de cet écart affectif ». 1528 Le concept de notoriété fit son apparition dans le droit des marques en 1925 dans le cadre de l’adoption d’un article 6 bis de la Convention de Paris lors de la Conférence de la Haye. Quant au concept de renommée, il fut consacré législativement au niveau communautaire par le biais de l’article 5, paragraphe 2 de la Directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques. 1522 301 définition1529. Nous éviterons par conséquent d’entrer dans des détails pouvant s’avérer superfétatoires à ce stade de nos développements1530 et nous considérerons, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice sur ce point1531, que les marques notoires et renommées sont synonymes et qu’elles se distinguent l’une de l’autre par le fait que l’une est enregistrée et l’autre pas. Nous appréhenderons la marque renommée ou notoire comme une marque non seulement connue d’une fraction significative du public concerné1532 et mais aussi dans une partie substantielle du pays dans lequel elle est protégée1533. 367. Un pouvoir d’attraction propre justifiant un régime particulier. L’acquisition de la renommée ou de la notoriété, nous l’avons dit, est le fruit pour le titulaire du signe de lourds investissements. Il s’agit pour lui de construire une certaine notoriété, une certaine renommée ou réputation afin qu’une « image » soit attachée à sa marque. Le titulaire se sert de la marque comme vecteur d’information. La marque notoire ou renommée n’est plus simplement un identifiant des produits ou des services du titulaire : elle incorpore un certain nombre de valeurs, propres au titulaire, qu’il souhaite communiquer au du public. En s’éloignant de sa fonction originelle, la marque bénéficie d’un pouvoir d’attraction propre indépendant de l’objet désigné1534. Le Tribunal de première instance communautaire a précisé à propos du régime spécifique attaché à la marque renommée qu’il n’avait pas pour objectif de protéger la fonction classique d’identification, la marque possédant « une valeur économique intrinsèque autonome et distincte par rapport à celle des produits ou des services pour lesquels elle est du 21 décembre 1988 et au niveau français par l’article 16 de la loi du n° 91-7 du 4 janv. 1991 relative aux marques de fabrique, de commerce ou de service. 1529 V. notamment, M.-A. PÉROT-MOREL, Notoriété et renommée : unité ou dualité de concept en droit des marques, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 463 ; P. VIVANT, Marque notoire et marque renommée : une distinction conforme au droit des marques, D. 2010, p. 2496 ; Marque notoire et renommée : une distinction à opérer, JCPE 2008, 1968 ; I. MEUNIER-CŒUR, Notoriété et renommée de la marque, Propr. ind. 2006, n° 4, étude n° 12 ; T. LACHACINSKI & F. FAJGENBAUM, Quelle marque notoire ou renommée au XXIe siècle ?, Legicom 2010, n° 44, p. 39 ; R. MERALLI, Mises à jour des notions de marques notoires et de renommée, LPA 2006, n° 204, p. 5. V. également, A. BOUVEL, La protection des marques renommées, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7320, 2009, n° 14 et s.. 1530 Cf. infra n°623. 1531 La Cour de justice a en effet eu l’occasion de préciser que la notoriété était une notion voisine de la renommée. V. CJCE, 22 nov. 2007, aff. C-328/06, Nieto Nuño, Rec. 2007, p. I-10093 ; Propr. intell. 2009, n° 30, p. 91, obs. G. BONET ; Comm. com. élect. 2008, n° 2, comm. n° 19, obs. C. C ARON ; Propr. ind. 2008, n° 1, comm. n° 2, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL; Europe 2008, n° 1, comm. n° 23, obs. L. I DOT. 1532 CJCE, 14 sept. 1999, aff. C-375/97, General Motors, Rec. 1999, p. I-5421 ; PIBD 2000, n° 690, III, p. 39. 1533 CJCE, 14 sept. 1999, préc.. 1534 P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 11. V. également, F. P OLLAUDDULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1806, p. 1067 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 363, p. 503. V. Paris, 20 nov. 1996, PIBD 1997, n° 626, III, p. 95 ; Paris, 17 janv. 1996, PIBD 1996, n° 607, III, p. 155 ; TGI Valence, 2 nov. 2004, Propr. ind. 2005, n° 5, comm. n° 40, obs. P. TRÉFIGNY. 302 enregistrée »1535. Ce sont, dès lors, les messages véhiculés par la marque qui deviennent dignes de protection. Cette idée est reprise par l’avocat général SHARPSTON dans ses conclusions rendues dans l’affaire Intel : « La protection ainsi octroyée concerne moins le lien établi entre un produit et sa source que l’utilisation de la marque comme outil de communication porteur d’un message commercial plus large »1536. La renommée de la marque permet alors à son titulaire de jouir de prérogatives renforcées voire d’un régime dérogatoire au droit commun des marques. La renommée ou la notoriété peut ainsi apparaître non seulement comme un obstacle à l’acquisition du droit sur le signe par les tiers (Section 1), mais également comme promoteur de l’étendue de la protection (Section 2) Section 1. La renommée ou la notoriété de la marque obstacle à l’acquisition de droits sur le signe par les tiers 368. La marque notoire ou renommée peut constituer un obstacle dirimant à l’enregistrement d’une marque. Ce fut d’ailleurs la fonction initialement reconnue à la marque notoire lors de l’adoption de l’article 6 bis de la Convention de Paris1537 dans le cadre de la conférence de La Haye en 1925. L’article 6 bis dispose aujourd’hui : « 1° Les pays de l’Union s’engagent, soit d’office si la législation du pays le permet, soit à la requête de l’intéressé, à refuser ou à invalider l’enregistrement et à interdire l’usage d’une marque de fabrique ou de commerce qui constitue la reproduction, l’imitation ou la traduction, susceptibles de créer une confusion, d’une marque que l’autorité compétente du pays de l’enregistrement ou de l’usage estimera y être notoirement connue comme étant déjà la marque d’une personne admise à bénéficier de la présente Convention et utilisée pour des produits identiques ou similaires. Il en sera de même lorsque la partie essentielle de la marque constitue la reproduction d’une telle marque notoirement connue ou une imitation susceptible de créer une confusion avec celle-ci ». La marque notoire se distinguait des autres marques en remettant en cause le principe de territorialité inhérent au droit des marques (§ 1). La marque renommée aurait également pu se voir reconnaître une telle fonction au-delà de la règle de la spécialité. L’article 4, paragraphe 4, sous a) de la Directive 89/1041538 laissait le choix aux législations nationales de prévoir qu’une marque soit refusée à l’enregistrement ou 1535 TPICE, 22 mars 2007, aff. T-215/03, SIGLA c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-711, pt. 35. E. SHARPSTON, Concl., 26 juin 2008, aff. C-252/07, Intel Corporation, pt. 13. 1537 Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle du 20 mars 1883. 1538 Aujourd’hui Directive 2008/95/CE du Parlement Européen et du Conseil du 22 octobre 2008 rapprochant les législations des États membres sur les marques. 1536 303 annulée lorsque et dans la mesure où « la marque est identique ou analogue à une marque nationale antérieure au sens du paragraphe 2 et si elle est destinée à être enregistrée ou a été enregistrée pour des produits ou des services qui ne sont pas comparables à ceux pour lesquels la marque antérieure est enregistrée, lorsque la marque antérieure jouit d’une renommée dans l’État membre concerné et que l’usage de la marque postérieure sans juste motif tirerait indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque antérieure ou qu’il leur porterait préjudice ». Cette disposition ne fut pas transposée dans le droit français1539. Pour autant, elle fut reprise dans le Règlement sur la marque communautaire1540. Dans ce cadre, ce n’est pas le principe de territorialité qui se voit remis en cause, mais bien le principe de spécialité (§ 2). § 1. L’exception à la règle de la territorialité 369. Le principe de territorialité1541. Présenté comme une « notion clé »1542 des droits de propriété intellectuelle, le principe de territorialité a pour conséquence de limiter la protection conférée par le droit de propriété intellectuelle au territoire du pays où le droit est reconnu. C’est donc le droit du territoire où est demandé la protection qui détermine les conditions, le contenu et l’étendue de cette protection1543. Il s’agit du « principe de territorialité de limitation » signifiant que « tout droit subjectif de propriété intellectuelle limite son existence et son effet au territoire de l’ordre juridique qui l’a créé »1544. L’ubiquité caractérisant les biens immatériels est contrebalancée par l’aspect nécessairement territorial du droit qui vient le réserver. La loi nationale doit le définir et ne peut le régir que « dans les limites de l’État qui reconnaît ce droit »1545. À l’instar des autres droits de propriété intellectuelle, le droit de marque est également frappé par le principe de territorialité, entraînant un certain nombre de conséquences quant à la protection conférée au titulaire du droit. Les effets que produisent le droit de marque au profit de son titulaire sont tout d’abord cantonnés au territoire « pour lequel il a été accordé par 1539 L’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle, s’il envisage l’hypothèse de la marque notoire et de l’article 6 bis de la Convention de Paris, ne fait pas mention de la marque renommée. 1540 Article 8, paragraphe 5 et 53, paragraphe 1, sous a) du Règlement 207/2009. 1541 V. pour une étude approfondie de cette question, N. B OUCHE, Le principe de territorialité de la propriété intellectuelle, L’Harmattan, 2002. V. également, F.-K.BEIER, La territorialité du droit des marques et les échanges internationaux, JDI 1971, p. 5. 1542 N. BOUCHE, op. cit., n° 2, p. 16. L’auteur va même jusqu’à affirmer que le principe de territorialité « s’impose comme un poncif, à tel point qu’il semble difficile voire impossible d’en faire l’économie dans tout débat relatif au droit international de la propriété intellectuelle ». 1543 F.-K. BEIER, préc., p. 5. 1544 N. BOUCHE, op. cit., n° 9, p. 21. 1545 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 111, p. 71. 304 l’autorité administrative en vertu de prérogatives de puissance publique »1546. Une marque enregistrée en France, par l’INPI, ne peut ainsi produire ses effets que sur le territoire français. Quant à la marque communautaire, c’est sur l’ensemble du territoire communautaire qu’elle produit ses effets. Par conséquent, tout usage de la marque hors des frontières françaises ou communautaires, où elle ne serait pas protégée, ne peut tomber sous le coup du droit de marque1547. Le principe de territorialité de la marque s’oppose en cela au principe d’universalité qui prévoit au contraire que, quelle que soit la localisation du premier usage ou dépôt, la protection n’est pas cantonnée au pays de l’usage ou du dépôt 1548. Autre conséquence du principe de territorialité, une marque étrangère ne peut pas constituer en théorie une antériorité susceptible d’empêcher l’enregistrement d’une marque française. Enfin dernière conséquence du principe de territorialité, le titulaire du droit de marque bénéficie d’une protection sur l’ensemble du territoire et cela même si l’usage reste local. 370. L’appréciation du principe de territorialité. L’alternative que pouvait représenter le principe de l’universalité du droit de marque au principe de territorialité présentant trop d’inconvénients pratiques pour pouvoir être appliqués1549, le principe de territorialité du droit de marque devait être consacré. Pour autant, il n’en constitue pas moins un principe contesté. BEIER relevait l’antinomie qui existait entre « l’agencement strictement territorial de la protection actuelle des marques et le caractère international des échanges pour lesquels les frontières nationales ne constituent pas un obstacle »1550. Un autre auteur allait plus loin dans la critique et voyait dans le principe de territorialité un principe « rétrograde qui, en fait, ne 1546 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 40, p. 50. F.-K. BEIER, préc., p. 5. Cet auteur notait ainsi : « L’effet du droit sur la marque ainsi accordé par le pays de protection se limite au territoire de ce pays : la marque ne peut pas être contrefaite par un usage à l’étranger et vice-versa. Le lieu de la protection et celui de la contrefaçon doivent coïncider ». 1548 V. F. OSTERTAG, Territorialité ou universalité dans le domaine du droit sur les marques, Ann. propr. ind. 1937, p. 1 ; N. BOUCHE, op. cit., n° 18, p. 37 ; P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 250, p. 507. En vertu de ce principe, quelque soit la localisation dans le monde, la première utilisation de la marque est constitutive d’un droit de marque. Le principe de l’universalité fut pendant un certain temps en vigueur en Allemage et en Suisse. Ce principe fut abandonné en Allemagne en 1927 suite à l’arrêt « Hengstenberg » cité par F.-K. BEIER, préc., p. 5, spéc. p. 14. Quant à la Suisse, le principe fut abandonné en 1952.V. pour une critique du principe de l’universalité, F. O STERTAG, préc., p. 1. 1549 M.-A. PÉROT-MOREL, Les difficultés d’application de l’article 6 bis de la Convention d’union de Paris relatif à la protection internationale des marques notoires, Riv. di Dir. ind. 1981, n°1, p. 34 et plus particulièrement p. 36. Comme le note cet auteur, le principe d’universalité : « offre des inconvénients qu’il ne faut pas se dissimuler, notamment la difficulté des recherches internationales qui en résulterait avant tout dépôt de marque ». V. également, G. DASSAS, L’élargissement de la protection des marques en droit français, allemand et international, Litec, CEIPI, t. 13, 1976, p. 11. Pour cet auteur, « admettre la validité international de toutes les marques protégées dans leur pays d’origine serait un obstacle pratiquement insurmontable au choix d’une marque nouvelle ». V. aussi, F. OSTERTAG, préc., p. 1. 1550 F.-K. BEIER, préc., p. 5. 1547 305 sert guère de prétexte à des actes de moralité douteuse qui constituent le plus souvent des spoliations de la marque d’autrui »1551. Sans pour autant qualifier le principe de rétrograde, il est vrai que le principe de territorialité n’est pas exempt de critiques et ne met pas les titulaires de marque à l’abri de fraudeurs mal intentionnés au-delà des frontières. Le développement du commerce international a facilité la propagation des produits et, par voie de conséquence, a permis aux marques d’acquérir une certaine notoriété. Comme le note Madame PEROT-MOREL, les concurrents étrangers peuvent s’empresser de reprendre à leur compte une marque connue qui n’a pas encore été utilisée ou déposée sur leur propre territoire1552. Il était impératif de pallier les difficultés que pouvait présenter le principe de territorialité. C’est ce que l’article 6 bis a tenté de faire en apportant une « teinte » d’universalité au principe de territorialité. 371. L’aménagement du principe. Afin de permettre de déjouer les inconvénients du principe de territorialité, les pays de l’Union de Paris modifièrent la Convention dans le cadre de la Conférence de révision de La Haye en 19251553 et adoptèrent l’article 6 bis. Cet article prévoit que les pays de l’Union doivent empêcher ou annuler l’enregistrement, ou interdire l’usage d’une marque qui serait une reproduction, une imitation ou une traduction, susceptible de créer un risque de confusion, avec une marque considérée comme notoire par l’autorité compétente du pays de l’enregistrement ou de l’usage utilisé pour des produits ou services similaires. L’article 6 bis précise également qu’il en est de même lorsque la partie essentielle d’une nouvelle marque constitue la reproduction d’une telle marque notoirement connue ou une imitation susceptible de créer une confusion avec celle-ci. La règle posée à l’article 6 bis se retrouve non seulement dans le droit français,1554 mais également dans le droit communautaire qui classent au rang des antériorités opposables la marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris1555. Le contenu de l’article 6 bis apparaît, au regard du droit français, exceptionnel à deux titres. En sus de tempérer la règle selon laquelle le droit de marque s’acquiert par l’enregistrement 1551 A. CHAVANNE, La notion de premier usage de marque et le commerce international, in Mélanges en l’honneur de P. ROUBIER, t. 2, Dalloz-Sirey, 1961, p. 377, spéc. p. 384. 1552 M.-A. PÉROT-MOREL, L’extension de la protection des marques notoires, RTD com. 1966, p. 9, spécialement n° 8, p. 17. 1553 La Convention de Paris fut ensuite modifiée sur ce point dans le cadre des Conférences de révision de Londres de 1934 puis par celle de Lisbonne en 1958. 1554 Art. L. 711-4, a) du Code de la propriété intellectuelle. 1555 Art. 4, paragraphe 2, sous d) de la Directive 2008/95 ; Art. 8, paragraphe 2, sous c) du Règlement 207/2009. 306 du signe1556, cet article permet surtout de réaliser « un subtil équilibre entre la rigidité du principe de territorialité et la permissivité du principe de l’universalité »1557. La notoriété de la marque serait un moyen de s’affranchir des frontières et, partant, du principe de territorialité1558, pour faire vivre le principe de l’universalité, jusqu’alors réservé au système considérant la marque comme un droit de la personnalité. Pour autant, l’article 6 bis n’était pas exempt d’ambiguïté. Il revenait à la doctrine et à la jurisprudence d’en préciser les contours. 372. Les critiques de l’article 6 bis de la Convention de Paris. Si l’article 6 bis était indispensable pour les titulaires de marques notoires1559, il n’est pas sans soulever quelques incertitudes quant à la notion même de la notoriété, son appréciation et, par voie de conséquence, « sur la portée territoriale du droit »1560. Quid ainsi du public à prendre en considération pour apprécier la notoriété ? Quid de son étendue géographique ? Il est regrettable que la Convention de Paris n’ait pas apporté plus de précisions quant à la notion de notoriété qui est « un fait plus difficile à déterminer et à localiser que celui de l’usage »1561. Le texte n’apportant aucune précision, il incombait aux administrations compétentes d’apprécier la notoriété. L’appréciation de la notion pouvant varier d’un pays à l’autre, il était difficile d’avoir une application uniforme de la Convention à travers les pays de l’Union1562. 373. La définition dégagée de la notoriété. Définir la notoriété fut une tâche ardue1563, source de tergiversations. Si les auteurs s’accordaient sur le fait qu’une marque notoire était 1556 V. TPICE, 11 juill. 2007, aff. T-150/04, Mülhens c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-2353, pt. 51. Les juges ont en effet précisé que : « les marques notoirement connues au sens de l’article 6 bis de la convention de Paris sont des marques qui bénéficient d’une protection contre le risque de confusion, et ce sur le fondement de leur notoriété dans le ressort territorial en cause et indépendamment de la production, ou non, d’une preuve d’enregistrement ». 1557 C.-A. MAETZ, La notoriété Ŕ Essai sur l’appropriation d’une valeur économique, PUAM, Coll. de l’institut du droit des affaires, 2010, n° 138, p. 135. 1558 A. CHAVANNE, Les marques notoirement connues ou de haute renommée, in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 301, spéc. p. 304. L’auteur note ainsi que : « la notoriété de la marque fait éclater le cadre strictement territorial de celle-ci. Son rayonnement dépasse les frontières du pays où elle a été déposée et régulièrement appropriée pour conférer aussi un monopole dans les pays où sa notoriété l’a fait connaître, même si aucun acte d’appropriation n’y avait été fait par son titulaire ». 1559 V. M.-A. PÉROT-MOREL, L’extension de la protection des marques notoires, RTD com. 1966, p. 9 et plus spécialement n° 9, p. 18. Madame PÉROT-MOREL notait en effet que la solution dégagée par la Convention de Paris : « vaut mieux sans doute que les combinaisons déloyales que risque d’entraîner dans le commerce international, la stricte application du principe de territorialité ». 1560 M.-A PÉROT-MOREL, préc., spéc. n° 9, p. 18. 1561 M.-A PÉROT-MOREL, préc., spéc. n° 9, p. 18. 1562 M.-A PÉROT-MOREL, préc., spéc. n° 11, p. 19. 1563 P. ROUBIER, Le droit de la propriété industrielle, t. 2, Sirey, 1954, n° 263, p. 565. 307 une marque jouissant d’une certaine célébrité auprès du public, il convenait de déterminer le public et la localisation de la célébrité1564. Concernant le public à prendre en considération, certains auteurs avaient une conception stricte de la notoriété en considérant que la marque était notoire si elle était connue d’une très large fraction du public1565. La jurisprudence retint parfois cette approche1566. À l’inverse, une conception souple de la notoriété pouvait être envisagée. Dans ce cadre, la marque est notoire dès qu’elle est connue des milieux concernés1567. C’est cette seconde approche qui semble devoir être préférée. L’article 16, paragraphe 2 de l’accord sur les ADPIC prévoit que « Pour déterminer si une marque de fabrique ou de commerce est notoirement connue, les Membres tiendront compte de la notoriété de cette marque dans la partie du public concernée ». La jurisprudence communautaire s’est également prononcée dans ce sens1568. La marque doit être considérée comme notoire dès lors qu’elle est connue du public concerné par les produits ou services en cause. Concernant la question de l’espace géographique où la marque doit être connue, il paraît une nouvelle fois évident qu’il s’agit d’une marque dont la célébrité dépasse les frontières du pays dans lequel elle est enregistrée ou utilisée1569. Ce sont donc celles dont « la réputation gagne 1564 Certains auteurs sont contre une définition rigide de la marque notoire. La marque notoire devrait simplement : « pour justifier une protection exceptionnelle dérogatoire au droit commun, être telle qu’elle n’ait pu, selon toute vraisemblance, échapper à l’usurpateur », G. DASSAS, L’élargissement de la protection des marques en droit français, allemand et international, Litec, CEIPI, 1976, t. 13, p. 43. 1565 P. MATHÉLY, Le droit français des signes distinctifs, Éd. JNA, 1984, p. 18 ; Y. SAINT-GAL, Protection et défense des marques de fabrique et concurrence déloyale (droit français et droits étrangers), Delmas, 5 e, 1982, E7 ; A. CHAVANNE, Les marques notoirement connues ou de haute renommée, in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 301, spéc. p. 303. V. dans ce sens plus récemment, A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5ème éd., 1998, n° 1027, p. 587 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1446, p. 796. 1566 V. dans ce sens, Paris, 8 décembre 1962, Ann. propr. ind. 1963, p. 147, note R. D USOLIER ; TGI Paris, 20 mai 1975, PIBD 1975, n°154 , III, p. 337 ; Paris, 13 juill. 1977, PIBD 1978, n° 210 , III, p. 94 ; Paris, 24 janv. 1997, n° 630 , III, p. 209. 1567 V. notamment, M.-A PÉROT-MOREL, Notoriété et renommée : unité ou dualité de concept en droit des marques, in Mélanges offerts à J.-J. BURST, Litec, 1997, p. 463 et plus particulièrement p. 464 ; La protection internationale des marques notoires, JDI 1980, p. 269 et spécialement p. 280. Cette conception de la marque notoire fut également celle retenue par le groupe français dans le cadre des travaux de l’AIPPI. Question 100, Protection des marques notoires non enregistrées (art. 6 bis Convention Union de Paris) et protection des marques de haute renommée, Annuaire AIPPI 1990/IV, p. 98. 1568 La Cour de justice a en effet eu l’occasion de préciser que la notoriété était une notion voisine de la renommée. V. CJCE, 22 nov. 2007, aff. C-328/06, Nieto Nuño, Rec. 2007, p. I-10093 ; Propr. intell. 2009, n° 30, p. 91, obs. G. BONET ; Comm. com. élect. 2008, n° 2, comm. n° 19, obs. C. C ARON ; Propr. ind. 2008, n° 1, comm. 2, obs. A. FOLLIARD-MONGUIRAL; Europe 2008, n° 1, comm. n° 23, obs. L. I DOT. De ce fait, dès lors que la Cour de justice apprécie la renommée d’une marque au regard du public concerné par les produits et services en cause, on peut déduire qu’il en sera de même pour l’appréciation de la notoriété. V. pour l’appréciation de la renommée, CJCE, 14 sept. 1999, aff. C-375/97, General Motors, Rec. 1999, p. I-5421; PIBD 2000, n° 690, III, p. 39. 1569 Paris, 11 févr. 1966, Ann. propr. ind. 1967, p. 60, note R. D USOLIER. Dans cette affaire, les juges relèvent qu’une marque est notoirement connue : « dans le cas où cette marque jouit d’une grande réputation nationale ou même internationale et d’un usage de très longue durée ». 308 le marché international, ou tout au moins s’étend à plusieurs pays »1570. La marque notoire ne doit pas nécessairement faire l’objet d’un usage effectif dans le pays où la protection est réclamée1571. Il suffit que la marque soit connue. Il serait difficile d’admettre le contraire dans une société où les médias occupent une place prépondérante, permettant aux marques d’être connues indépendamment des produits ou services qu’elles désignent. Enfin, quant à l’étendue de la notoriété dans le pays en question, la jurisprudence communautaire est venue apporter quelques précisions intéressantes1572. La notoriété n’est pas requise sur l’ensemble du territoire de l’État où l’enregistrement est demandé, mais simplement sur une partie substantielle de celui-ci. Encore convient-il de savoir à quoi renvoie la notion de partie substantielle. Là encore, les juges communautaires ont tenté de délimiter les contours de la notion de « partie substantielle » en relevant qu’ « une notoriété limitée à une ville et à ses environs »1573 ne serait pas suffisante. La marque notoire est donc celle qui est connue du public concerné par les produits ou services en cause dans une partie substantielle de l’État où la marque est demandée à l’enregistrement ou utilisée. 374. L’appréciation de la notoriété. L’appréciation de la notoriété est une question de fait1574 laissée à l’appréciation souveraine des juges du fond1575. Il s’agit d’un fait purement subjectif1576, « difficile à déterminer et à localiser »1577. La marque notoire « se « sent » plus qu’elle ne se « définit » »1578. Il est délicat de fixer « un nombre de consommateurs, un nombre de produits à partir duquel on pourra affirmer qu’une marque est notoire »1579. Divers critères ont ainsi pu être proposés par la doctrine et retenus par la jurisprudence afin 1570 M.-A.PÉROT-MOREL, La protection internationale des marques notoires, JDI 1980, p. 269, spéc. p. 279. M.-A.PÉROT-MOREL, Les difficultés d’application de l’article 6 bis de la Convention d’union de Paris relatif à la protection internationale des marques notoires, Riv. di Dir. ind. 1981, n° 1, p. 34 et spécialement p. 46 et 47. Pour cet auteur, admettre le contraire enlèverait « incontestablement toute portée pratique à la règle dans les pays où l’usage est attributif de droit ». 1572 CJCE, 22 nov. 2007, aff. C-328/06, Nieto Nuño, Rec. 2007, p. I-10093, pt. 17. 1573 CJCE, 22 nov. 2007, préc., pt. 18. 1574 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, 5ème éd., 1998, n° 1027, p. 587 ; A. CHAVANNE, Les marques notoirement connues ou de haute renommée, in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 301, spéc. p. 303 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1472, p. 842. 1575 Cass. com., 16 janv. 1989, Ann. propr. ind. 1990, p. 5 ; Cass. com., 16 janv. 1990, PIBD 1990, n° 480, III, p. 391. 1576 M.-A. PÉROT-MOREL, La protection internationale des marques notoires, préc., spéc. p. 280. 1577 M.-A. PÉROT-MOREL, L’extension de la protection des marques notoires, RTD com. 1966, p. 9, spéc. n° 9, p. 18. 1578 M.-A. PÉROT-MOREL, La protection internationale des marques notoires, préc., spéc. p. 280. 1579 A. CHAVANNE & J.-J. BURST, préc., n° 1027, p. 587. 1571 309 d’apprécier au mieux le degré de connaissance et l’étendue géographique de la marque notoire. Le premier critère pouvant être évoqué est celui de l’ancienneté1580. Il était couramment admis que seule une marque ayant fait ses peuves par un usage prolongé pouvait être promu au rang des marques notoires1581. S’il est vrai qu’il « fut un temps où l’expérience et la continuité de l’effort couronnaient le succès d’une entreprise commerciale »1582, il est aujourd’hui des marques qui peuvent être considérées comme étant notoires instantanément ou très rapidement1583, voire même avant toute mise sur le marché1584. La notoriété peut également être appréhendée en fonction de la qualité des produits ou services. Tel est le cas si la marque désigne des produits de luxe. Il ne s’agit cependant pas d’une généralité et il est impossible « d’en faire un critère absolu »1585. De nombreuses marques notoires identifient des produits de consommation courante voire de piètre qualité. Il est possible d’apprécier la notoriété de la marque « en fonction de l’importance de son usage ou du nombre de produits fabriqués ou vendus »1586. Le succès commercial ne peut cependant pas non plus constituer un élément déterminant1587. L’appréciation de la notoriété peut aussi résulter des investissements et des efforts publicitaires consentis par le titulaire du signe. Il s’agit de prendre en compte les « dépenses promotionnelles engagées par le titulaire ou le nombre des apparitions sur le marché de la publicité »1588. Là encore, il ne peut s’agir d’un élément déterminant. 1580 F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., 2011, n° 1471, p. 841 ; M.-A. PÉROTMOREL, La protection internationale des marques notoires, JDI 1980, p. 269 et plus particulièrement p. 279 ; A. CHAVANNE, Les marques notoirement connues ou de haute renommée, in Études de droit contemporain, Cujas, 1966, p. 301, spéc. p. 302. V. par exemple, Paris, 7 déc. 1959, Ann. propr. ind. 1960, p. 167 ; Paris, 3 nov. 1958, JCPG 1958, II, 10 862. 1581 M.-A. PÉROT-MOREL, préc., spéc. p. 279. ; A. CHAVANNE, préc., spéc. p. 302. 1582 M.-A. PÉROT-MOREL, préc., spéc. p. 279. 1583 G. DASSAS, L’élargissement de la protection des marques en droit français, allemand et international, Litec, CEIPI, 1976, t. 13, p. 42. V. pour un exemple de renommée obtenue rapidement, TGI, 15 nov. 1999, RDPI 2000, n° 115, p. 38. 1584 Comme le note le Professeur POLLAUD-DULIAN, il est concevable qu’une marque « devienne célèbre avant même sa diffusion dans le commerce et alors qu’elle ne s’adresse qu’à un public limité, parce que les médias en ont tellement parlé que plus personne ne peut ignorer son existence, avant le premier acte de commercialisation ». Tel fut notamment le cas de la marque « Viagra ». F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1471, p. 842. 1585 M.-A. PÉROT-MOREL, préc., spéc. p. 279. 1586 M.-A. PÉROT-MOREL, préc., spéc. p. 279. 1587 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 369-1, p. 512. V. TGI Paris, 18 mars 2003, PIBD 2003, n° 772, III, p. 481. 1588 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 369-1, p. 512. V. Versailles, 19 juin 2003, PIBD 2003, n° 773, III, p. 517 ; Paris, 9 avr. 2004, PIBD 2004, n° 792, III, p. 485 ; Versailles, 27 avr. 2006, PIBD 2006, n° 834, III, 505. 310 Comme le préconise très justement le Professeur PASSA, le plus sûr pour les juges « est de s’attacher à l’ensemble de ces critères en les tenant chacun pour un simple indice »1589. C’est ce qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice qui prescrit aux juges nationaux de « prendre en considération tous les éléments pertinents de la cause, à savoir, notamment, la part de marché détenue par la marque, l'intensité, l'étendue géographique et la durée de son usage, ainsi que l'importance des investissements réalisés par l'entreprise pour la promouvoir»1590. Une fois la notoriété appréciée, il convient d’envisager la protection, proprement dite, conférée par l’article 6 bis de la Convention de Paris aux marques notoires. 375. Les conditions de mise en œuvre de la règle. L’article 6 bis fait de la marque notoire une antériorité rendant indisponible le signe pour constituer une marque dans la même spécialité1591. Plusieurs précisions doivent être apportées quant à l’application de la règle. Tout d’abord, l’article 6 bis vise uniquement les marques de fabrique et de commerce. Les exceptions devant s’interpréter strictement, les marques de services étaient exclues du régime dérogatoire dont bénéficient les marques notoires1592. L’accord sur les ADPIC est venu apporter un correctif à cette absence en précisant à l’article 16, paragraphe 2 que « L’article 6 bis de la Convention de Paris s’appliquera, mutatis mutandis, aux services ». En second lieu, il apparaît à la lecture de l’article 6 bis de la Convention de Paris que la marque notoire, si elle a pour vocation de faire tomber les barrières de la territorialité, ne remet pas en cause le principe de spécialité. Il consacre au contraire « expressément le caractère relatif du droit à la marque en n’accordant le bénéfice de cette disposition qu’aux marques notoirement connues « utilisées pour des produits identiques ou similaires »1593. 1589 1590 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 369-1, p. 512. V. pour la marque renommée, CJCE, 14 sept. 1999, aff. C-375/97, General Motors, Rec. 1999, p. I-5421, pt. 27. 1591 V. Art. L. 711-4, a) du Code de la propriété intellectuelle. Madame PÉROT-MOREL précisait à ce propos que les marques de service : « dont la nature est très spécifique ne peuvent pas se prévaloir, quelle que soit leur notoriété, de la règle particulière de la Convention de Paris ». M.-A. PÉROT-MOREL, Les difficultés d’application de l’article 6 bis de la Convention d’union de Paris relatif à la protection internationale des marques notoires, Riv. di Dir. ind. 1981, p. 34, spéc. p. 42. 1593 M.-A. PÉROT-MOREL, préc., spéc. p. 37 et 38. L’auteur dénonce la frilosité des rédacteurs de l’article 6 bis qui voient dans une telle limitation « un inconvénient, depuis longtemps dénoncé, au regard de la marque exceptionnellement renommée ». Elle continue en expliquant qu’ « Il n’est pas douteux que la possibilité de reprendre une marque célèbre pour des produits différents ouvre la porte à des spéculations déloyales ». 1592 311 Autre précision, l’article 6 bis envisage non seulement l’hypothèse de la reproduction, mais également celle de l’imitation et de la traduction1594. Enfin, pour permettre l’application de l’article 6 bis, cette reproduction ou imitation de la marque notoire doit être susceptible de créer un risque de confusion. 376. Les possibilités offertes au titulaire d’une marque notoire. La marque notoire permet de faire obstacle à l’enregistrement d’un signe identique ou similaire à titre de marque dans la même spécialité. Dans le cadre du droit français, l’obstacle constitué par la marque notoire se traduit par sa consécration en tant qu’antériorité opposable1595. Le titulaire peut dès lors faire opposition au dépôt de ce signe comme peut le faire le titulaire d’une marque « classique » enregistrée1596. Il peut également demander l’annulation en cas d’enregistrement du signe comme le prévoit l’article L. 714-4 du Code la propriété intellectuelle : « L’action en nullité ouverte au propriétaire d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle se prescrit par cinq ans à compter de la date d’enregistrement, à moins que ce dernier n’ait été demandé de mauvaise foi ». En outre, sur le fondement de l’article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle, le titulaire d’une marque notoire peut aussi bénéficier de l’action en revendication1597. L’article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle dispose : « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d’un tiers, soit en violation d’une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut revendiquer sa propriété en justice ». Le titulaire d’une marque notoire, considéré comme un tiers doté d’un droit sur la marque au sens de l’article L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle, peut « s’il fait la preuve de la fraude du déposant, revendiquer en justice la propriété de la marque »1598. Enfin, eu égard à la terminologie employée par les articles L. 712-4 et L. 714-4 du Code de la propriété intellectuelle respectivement relatifs à l’opposition et à l’annulation, il est légitime 1594 V. sur la traduction de la marque, P. DEMARET, Traduction et translitération de la marque, RIPIA 1967, n° 70, p. 311. V. également, Paris, 3 nov. 1959, Ann. propr. ind. 1960, p. 194. Dans cette affaire, les juges ont refusé de voir le terme « flash » comme une contrefaçon par traduction du terme « Eclair ». 1595 Art. L. 711-4, a) du Code de la propriété intellectuelle. 1596 Art. L. 712-4, alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle. 1597 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1477, p. 846 ; C.-A. MAETZ, La notoriété Ŕ Essai sur l’appropriation d’une valeur économique, op. cit., n° 153, p. 147. 1598 C.-A. MAETZ, op. cit., n° 158, p. 152. V. par exemple, Paris, 4 e ch., 12 nov. 2003, PIBD 2004, III, p. 102. Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris rejeta l’action en revendication de la fédération française de football au motif que cette dernière n’avait pas rapporté la preuve de l’utilisation du signe « Allez les bleus » en tant que marque notoire antérieurement au dépôt litigieux. 312 de s’interroger sur la possibilité pour le titulaire de la marque d’agir en contrefaçon. Ces articles n’hésitent pas à parler de propriété d’une marque notoirement connue. Si la qualité de propriétaire devait être reconnue au titulaire d’une marque notoirement connue, il pourrait bénéficier de l’action en contrefaçon qui permet, justement, à voir sanctionner les atteintes portées aux droits du propriétaire1599. Il apparaît cependant que la doctrine tend à considérer que la notoriété ne supplée au dépôt en ne permettant pas au titulaire de la marque notoire de bénéficier de l’action en contrefaçon1600. Une telle appréciation semble répondre à la logique de l’article 6 bis de la Convention de Paris1601. 377. La marque notoirement connue impose aux pays de l’Union de faire exception au principe de territorialité. L’article 6 bis de la Convention de Paris permet ainsi de faire revivre un concept jusqu’alors réservé aux systèmes considérant le droit de marque comme un droit de la personnalité : l’universalité du droit de marque. Ici, s’il n’est pas question de parler de principe d’universalité du droit de marque, il existe cependant une exception d’universalité pour les marques notoirement connues. Pour autant, le bouleversement opéré par l’article 6 bis de la Convention de Paris n’était pas total, en ce sens que les artisans du concept de marque notoirement connue n’ont pas souhaité remettre en cause le principe de spécialité, clef de voûte du droit des marques. Le législateur communautaire fut moins frileux et n’hésita pas à faire de la marque renommée un obstacle à l’acquisition de droit sur le signe par les tiers hors spécialité. 1599 Cf. infra n° 412. M.-A. PÉROT-MOREL, Les difficultés d’application de l’article 6 bis de la Convention d’union de Paris relatif à la protection internationale des marques notoires, Riv. di Dir. ind. 1981, p. 34, spéc. p. 48. Madame PÉROTMOREL note ainsi que le titulaire d’une marque notoire « ne dispose pas d’un droit analogue à celui que lui aurait conféré l’enregistrement de sa marque dans ce pays, notamment il ne pourra pas exercer l’action en contrefaçon ». V. également, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1477, p. 846 qui n’envisage pas la contrefaçon au titre des effets juridiques de la notoriété. V. aussi J. A ZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6e éd., 2006, n° 1446, p. 796 ; A. CHAVANNE, Fraude et dépôt attributif de droit en matière de marques, in Mélanges en l’honneur de D. BASTIAN, t. 2, Droit de la propriété industrielle, Litec, 1974, p. 3, spéc. p. 10 ; P. ARHEL, La protection des marques notoires à l’épreuve du droit de la concurrence, JCPE 1993, I, n° 4, 214, et plus particulièrement n° 3 ; D. LEFRANC, La renommée en droit privé, Defrénois, Coll. Doctorat et Notariat, t. 8, 2004, n° 150, p. 132. Contra, J. PASSA, Contrefaçon et concurrence déloyale, Litec, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 15, 1997, n° 228, p. 148. 1601 Paris, 7 déc. 1959, Ann. propr. ind. 1960, p. 167. Les juges considérèrent dans cette affaire que l’article 6 bis « prévoit seulement une action en nullité et radiation d’une marque imitant une marque notoirement connue utilisée pour des produits similaires, ne saurait être invoquée en matière de contrefaçon ou d’usurpation de marque ». 1600 313 § 2. L’exception à la règle de la spécialité 378. La renommée comme exception classique à la règle de spécialité. Il est classiquement reconnu1602 que la marque renommée ou notoire doit pouvoir bénéficier d’un régime de protection allant au-delà de la spécialité. La doctrine et la jurisprudence, sans pour autant s’accorder sur les justifications d’une telle dérogation1603, abondaient déjà dans ce sens bien avant la consécration de la marque renommée au niveau communautaire1604. Saisissant l’opportunité qui lui était offerte, le législateur français procéda à son tour à la reconnaissance de la marque renommée comme tempérament au principe de spécialité. Cette consécration se retrouve aujourd’hui à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « La reproduction ou l’imitation d’une marque jouissant d’une 1602 En France, la première décision qui consacre une telle opinion concerne non pas une marque mais un nom commercial notoire. T. com. Seine, 5 janv. 1940, Ann. propr. ind. 1940-1948, p. 289. Etaient opposée dans cette affaire la société Waterman, connue pour ses stylos, à une autre société qui utilisait le même vocable afin de désigner des lames de rasoir. Les juges rappelèrent dans un premier temps « qu’il est constant que le nom Waterman jouit d’une grande notoriété dans le commerce » pour considérer « Que le fait pour un fabricant de lames de rasoirs de présenter ses produits sous ce nom est de nature – bien que les produits soient différents -, tout en étant destinés à être vendus à la même clientèle, à créer une confusion qui bénéficie à coup sûr à la Société Bassatis et peut causer à la Société Waterman un préjudice important, si les lames sont de qualité médiocre et les procédés de mise en vente contraires aux usages loyaux du commerce, ou tout au moins un trouble commercial appréciable dans le cas contraire ; Qu’au surplus, aucun motif ne paraissait expliquer le choix par la Société Bassatis d’un nom déjà utilisé et aussi différent du sien ; qu’il convient donc, en tout état de cause, d’interdire à la Société Bassatis de se servir dans l’avenir du nom de Waterman pour la vente ou la présentation de ses produits ». Comme le note un auteur, le fait qu’il s’agisse d’un nom commercial « n’a que peu d’importance car, comme le confirmera la jurisprudence postérieure, le raisonnement des juges dans cette affaire vaut, mutatis mutandis, pour les marques notoires », A. BOUVEL, La protection des marques renommées, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7320, 2009, n° 5. 1603 M.-A. PÉROT-MOREL, L’extension de la protection des marques notoires, RTD com. 1966, p. 9, spéc. n° 33, p. 38. Madame PÉROT-MOREL établit une liste des différents fondements juridiques pouvant justifier une protection au-delà de la sphère de la spécialité pour les marques renommées. Ont ainsi été proposés comme fondements juridiques de l’élargissement de la protection : l’enrichissement sans cause, l’abus de droit, le droit de marque comme droit de la personnalité et la concurrence déloyale. V. également sur ces flottements quant au fondement de la protection de la marque renommée, A. B OUVEL, La protection des marques renommées, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, Fasc. 7320, 2009, n° 4 et s.. Les moyens utilisés par la jurisprudence n’étaient pas toujours exempts de critiques. Ainsi, certaines décisions interprétaient largement la notion de similitude. V. par exemple, Paris, 17 déc. 1974, PIBD 1975, n° 147, III, p. 173. Les juges considérèrent dans cette affaire que du chocolat et du fromage étaient des produits similaires. V. aussi, Paris, 10 janv. 1959, Ann. propr. ind. 1959, p. 126 (Les juges considérèrent que les substances chimiques pour la photographie sont comprises dans les produits chimiques pour un usage industriel) ; Paris, 29 oct. 1987, Ann. propr. ind. 1988, p. 74, note P. MATHÉLY (similitudes entre des bijoux et parfums et accessoires féminins) ; TGI Paris, 19 déc. 1991, RIPIA 1991, n° 165, p. 431 (Similitude entre un parfum de luxe attribué à un joaillier et des articles d’horlogerie et de bijouterie). D’autres décisions, plus judicieusement, se retranchèrent derrière la responsabilité délictuelle de l’article 1382 du Code civil pour protéger les titulaires de marques notoires ou renommées. V. l’affaire Pontiac, Paris, 8 déc. 1962, D. 1963, p. 406, obs. H. DESBOIS ; Ann. propr. ind. 1963, p. 147, obs. R. DUSOLIER. Voir également, Paris, 12 juill. 1955, Ann. propr. ind. 1956, p. 128, note R. DUSOLIER. Dans ces décisions était retenue la notion de faute. Fut également parfois retenues les notions d’abus de droit et d’agissements parasitaires. V. pour l’abus de droit, Paris, 5 juin 1986, Ann. propr. ind. 1987, p. 188 ; Paris, 19 déc. 1991, Ann. propr. ind. 1995, p. 45, note P. MATHÉLY; Cass. com., 18 janv. 1994, PIBD 1994, n° 565, III, p. 234. V. pour la notion d’agissements parasitaires, Paris, 11 févr. 1989, RDPI 1989, n° 26, p. 109 ; Cass. com., 4 juill. 1995, PIBD 1995, n° 597, III, p. 497. 1604 V. pour la Directive 2008/95, les articles 4, paragraphe 4, sous a) et 5, paragraphe 2. 314 renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l’alinéa précédent sont applicables à l’emploi d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée ». Il apparaît à la lecture de ce texte que la marque renommée n’a pas pour conséquence de de permettre l’annulation d’une marque enregistrée au-delà du cadre concurrentiel (I). Le système français se distingue en cela du Règlement sur la marque communautaire1605 qui prévoit expressément qu’une marque renommée constitue une antériorité au-delà des limites de la spécialité (II). I. L’annulation d’une marque française portant atteinte à une marque renommée 379. L’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle comme obstacle à l’acquisition de droit sur le signe par les tiers. Une partie de la doctrine1606, relayée par la jurisprudence1607, considère que l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle peut servir de base à l’annulation de l’enregistrement d’une marque déposée par un tiers identique ou similaire à une marque renommée pour désigner des produits ou services différents. La rigueur juridique nous impose de nuancer cette approche. Le Professeur PASSA rappelle que l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle permet uniquement de demander « l’interdiction de l’usage du signe litigieux, identique ou similaire, et non l’annulation de l’acte juridique consistant dans son enregistrement »1608. L’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle est la transposition dans le droit français de l’article 5, paragraphe 2 de la Directive 2008/95 sur les marques. Il n’est en aucun cas la transposition de l’article 4, paragraphe 4, sous a), relatif, justement, à la marque renommée comme obstacle à l’acquisition de droit sur le signe par les tiers hors la spécialité. Cet article précise qu’un État membre peut prévoir qu’une marque est refusée à l’enregistrement ou susceptible d’être annulée si la marque « est identique ou analogue à une 1605 V. l’article 8, paragraphe 5 du Règlement sur la marque communautaire. F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1396, p. 796 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 791, p. 387. 1607 Paris, 31 oct. 1997, PIBD 1998, n° 650, III, p. 175 ; RTD com. 1998, p. 145, obs. A. CHAVANNE ; Paris, 8 mars 2002, PIBD 2002, n° 749, III, p. 409 ; TGI Paris, 20 févr. 1998, PIBD 1998, n° 654, III, p. 280. 1608 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 151, p. 175. 1606 315 marque nationale antérieure au sens du paragraphe 2 et si elle est destinée à être enregistrée ou a été enregistrée pour des produits ou des services qui ne sont pas comparables à ceux pour lesquels la marque antérieure est enregistrée, lorsque la marque antérieure jouit d’une renommée dans l’État membre concerné et que l’usage de la marque postérieure sans juste motif tirerait indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque antérieure ou qu’il leur porterait préjudice ». Comme pour l’article 5, paragraphe 2, les législateurs nationaux étaient libres de transposer ou non cet article. Or, le législateur français, à tort ou à raison, a fait le choix de ne pas le transposer ; la marque renommée n’apparaît par conséquent pas à l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle au titre des antériorités rendant indisponible un signe. Cette absence de transposition de l’article 4, paragraphe 4, sous a) révèle-t-il un oubli ou une volonté manifeste de la part du législateur français de ne pas voir dans la marque renommée une antériorité rendant un signe indisponible hors spécialité1609 ? La seconde hypothèse doit être préférée dès lors que le législateur a pris le soin de transposer l’article 5, paragraphe 2. En conséquence, les juges ne doivent-ils pas se conformer à la volonté du législateur français ? En outre, l’adage ne dit-il pas « pas de nullité sans texte » ? La jurisprudence, approuvée en cela par certains auteurs1610, a parfois refusé d’annuler une marque reproduisant une marque antérieure renommée1611 pour désigner des produits différents. Si la solution est toujours discutée en matière d’annulation, il semble en revanche impossible au titulaire d’une marque renommée de faire opposition hors du cadre de la spécialité1612. Les juges ont eu l’occasion de se prononcer en ce sens1613. 380. L’ouverture de la liste de l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle. Malgré le rôle que le législateur a donné à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, une partie de la doctrine demeure favorable à l’annulation d’une marque portant 1609 V. dans ce sens, A. BOUVEL, op. cit., n° 791, p. 386. M.-E. LAPORTE-LEGEAIS, Clair-obscur sur la marque renommée : dix ans d’application de la loi du 4 janvier 1991, JCPE 2001, n° 39, 1514 et plus spécialement n° 32 ; P. MATHÉLY, Le nouveau droit français des marques, Éd. JNA, 1994, p. 231. 1611 Angers, 7 juin 1996, Ann. propr. ind. 1996, p. 31, obs. P. MATHÉLY. Les juges ont considéré que le : « jugement ne saurait être confirmé en ce qu’il a prononcé la nullité de la marque Yquem déposée le 29 août 1986 par la société Jacques Bénédict dès lors que l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle édicte une disposition relative à la responsabilité civile et ne prévoit pas la sanction de nullité de la marque déposée par l’auteur de l’atteinte ». 1612 J. PASSA, op. cit., n° 151, p. 176. Le Professeur PASSA rappelle que l’article L. 712-4 du Code de la propriété intellectuelle : « semble bien réserver cette procédure aux titulaires de droit de marque et la cantonner ainsi aux conflits entre marques relevant d’une même spécialité ». Dans le même sens, M.-E. LAPORTE-LEGEAIS, préc., JCPE 2001, p. 1514 et plus spécialement n° 32. 1613 Paris, 31 oct. 2001, RTD com. 2002, p. 478, obs. J. AZÉMA. 1610 316 atteinte à une marque renommée1614 hors du cadre concurrentiel. La solution relèverait du bon sens. Le maintien de la validité d’une marque qu’il est impossible d’exploiter n’est d’aucune utilité pour son titulaire1615. Afin d’aboutir à l’annulation, plusieurs solutions peuvent être envisagées. La première est celle envisagée par le Professeur PASSA qui propose d’appliquer « l’article L. 711-4 lorsque les conditions particulières de mise en œuvre de l’article L. 713-5 sont remplies »1616. Une telle solution serait parfaitement envisageable et ne serait pas contraire au principe « Pas de nullité sans texte ». L’article L. 714-3 du Code de la propriété intellectuelle précise : « Est déclaré nul par décision de justice l’enregistrement d’une marque qui n’est pas conforme aux dispositions des articles L. 711-1 à L. 711-4 ». Or, la liste des antériorités visées par l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle est une liste ouverte laissant au juge l’opportunité d’apprécier l’existence de nouvelles antériorités1617. Par exemple, « le nom d’un parti politique ou d’une liste électorale peut faire partie de ces droits antérieurs s’il existe un risque de confusion dans l’esprit du public »1618. Les juges pourraient de ce fait parfaitement considérer qu’une marque renommée constitue un droit antérieur au sens de l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle. L’antériorité ne devrait cependant pas être, selon toute vraisemblance, une antériorité « absolue », les articles L. 711-4 et L. 714-3 du Code de la propriété intellectuelle trouvant à s’appliquer uniquement « lorsque les conditions particulières de mise en œuvre de l’article L. 713-5 sont remplies »1619. La Cour de justice a eu l’occasion de préciser que l’interprétation donnée à l’article 5, paragraphe 2 de la Directive 2008/95, transposé à l’article L. 713-5, vaut également pour l’article 4, paragraphe 4, sous a)1620. Une telle approche aurait le mérite d’éviter à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle de servir de fondement à l’annulation d’une marque. 1614 V. par exemple, A. BOUVEL, op. cit., n° 791, p. 387 ; J. PASSA, op. cit., n° 151, p. 175 ; F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1396, p. 796. 1615 A. BOUVEL, op. cit., n° 791, p. 387. 1616 J. PASSA, op. cit., n° 151, p. 175. 1617 TGI Paris, 11 mars 2010, PIBD 2010, n° 920, III, p. 413. Ainsi, il « est constant que la liste des droits antérieurs rendant un signe indisponible comme marque énumérée à l’article L. 711-4 du Code de la propriété intellectuelle n’est pas limitative ». 1618 TGI Paris, 11 mars 2010, PIBD 2010, n° 920, III, p. 413. 1619 J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 151, p. 175. 1620 CJCE, 27 nov. 2008, aff. C-252/07, Intel Corporation, Rec. 2008, p. I-8823, pt. 25. V. également, CJCE, 9 janv. 2003, aff. C-292/00, Davidoff, Rec. 2003, p. I-389, pt. 17. 317 381. La fraude. D’autres auteurs1621 proposent de faire application de l’adage « Fraus omnia corrumpit » qui « veut notamment que l’enregistrement d’une marque puisse, comme tout acte juridique, être annulé comme frauduleux »1622. Le recours à la fraude constituerait un « fondement beaucoup plus adéquat à l’annulation de la marque postérieure »1623. Pour autant, il n’est pas sûr que l’annulation de la marque postérieure soit obtenue dans toutes les hypothèses. Ainsi, si le caractère frauduleux de l’enregistrement ne fait pas de doute lorsque la marque renommée est connue du grand public, il est plus difficile à démontrer lorsqu’il s’agit d’une marque renommée connue uniquement d’un public spécialisé. Dans cette hypothèse, le dépôt de la marque postérieure pourrait être considéré comme étant de bonne foi. Les décisions rendues dans ce cadre sont rares. Nous pouvons néanmoins citer à titre d’exemple une décision où une Cour d’appel retint que l’enregistrement de la marque postérieure était frauduleux au motif que le titulaire de la marque postérieure avait eu l’occasion de travailler précédemment avec le titulaire de la marque renommée. En ayant eu connaissance des produits phares du titulaire de la marque renommée, le choix d’utiliser le même signe pour désigner des produits différents ne pouvait pas être fortuit. La Cour de cassation rejeta le pourvoi en précisant que « la cour d’appel a caractérisé la connaissance personnelle par le déposant de la marque incriminée de la stratégie probable de son partenaire et la mauvaise foi résultant de faire choix de ce même signe en tant que marque »1624. II. L’annulation d’une marque communautaire portant atteinte à une marque renommée 382. Le décalage avec la marque communautaire. Le Règlement sur la marque communautaire envisage sans ambiguïté l’hypothèse de la marque renommée comme obstacle à l’enregistrement d’une marque lui étant identique ou similaire hors spécialité. Ainsi, l’article 8, paragraphe 5 du Règlement dispose: « Sur opposition du titulaire de la marque antérieure au sens du paragraphe 2, la marque demandée est également refusée à l’enregistrement si elle est identique ou similaire à la marque antérieure et si elle est destinée à être enregistrée pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque antérieure est enregistrée, lorsque, dans le cas d’une marque communautaire antérieure, elle 1621 J. PASSA, op. cit., n° 151, p. 175 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 793, p. 387. 1622 J. PASSA, op. cit., n° 150, p. 174. 1623 A. BOUVEL, op. cit., n° 793, p. 387. 1624 Cass. com., 20 févr. 2007, n° 05-10.462, JuriData n° 2007-037559. 318 jouit d’une renommée dans la Communauté et, dans le cas d’une marque nationale antérieure, elle jouit d’une renommée dans l’État membre concerné et que l’usage sans juste motif de la marque demandée tirerait indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque antérieure ou qu’il leur porterait préjudice ». L’article 53, paragraphe 1, sous a) prévoit également que la marque communautaire peut être déclarée nulle si les conditions énoncées à l’article 8, paragraphe 5 sont remplies. Le droit communautaire se distingue ainsi du droit français. Non seulement, l’atteinte à une marque renommée peut constituer un motif d’annulation de la marque identique ou similaire enregistrée pour désigner des produits ou services différents, mais le titulaire de la marque renommée peut également faire opposition. L’opposition ne peut être formée que par le titulaire d’une marque communautaire renommée. Quant à la nullité, la nature de marque importe peu. Il peut s’agir d’une marque communautaire, d’une marque nationale renommée enregistrée dans un État membre ou d’une marque internationale produisant effet dans l’un au moins des États membres1625. Le Tribunal de première instance communautaire est cependant venu préciser que la marque renommée pouvait bénéficier de cette protection au-delà de la spécialité à la condition d’être enregistrée, distinguant sur ce point le régime de la marque renommée à celui de la marque notoire1626. Nous n’envisagerons pas à ce stade de nos développements les atteintes pouvant être portées à la renommée de la marque, celles-ci étant les mêmes lorsqu’il s’agit de faire obstacle à l’enregistrement ou d’engager la responsabilité du titulaire de la marque postérieure1627. 383.La notoriété ou la renommée donne à la marque une teinte particulière permettant aux titulaires de ces marques de bénéficier d’un régime spécifique lorsqu’il s’agit de faire obstacle à un enregistrement. La notoriété au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris fait tomber les frontières et permet de s’affranchir du principe de territorialité. La renommée, quant à elle, remet en cause le principe de spécialité. La célébrité de la marque n’a cependant pas pour unique conséquence d’irradier le droit des marques au stade de l’enregistrement, elle apparaît également comme un véritable promoteur de l’étendue de la protection. 1625 V. la liste de l’article 8, paragraphe 2 du Règlement sur la marque communautaire. TPICE, 11 juill. 2007, aff. T-150/04, Mülhens c/ OHMI, Rec. 2007, p. II-2353. 1627 Cf. infra n° 430. 1626 319 Section 2. La renommée ou la notoriété promoteur de l’étendue de la protection 384. La renommée et la notoriété sont traditionnellement présentées comme permettant au titulaire de bénéficier d'une protection au-delà de la spécialité, contre les usurpations de son signe pour désigner des produits ou services différents. Il s’agit d’un raccourci. La célébrité apparaît à toutes les étapes de la vie d’une marque et peut ainsi être amenée à conditionner l’existence du droit sur la marque, mais également son exercice. Concernant l’existence, nous ne reviendrons pas dessus, la notoriété d’une marque étrangère permet à son titulaire de bénéficier d’une certaine protection au-delà des frontières sans avoir été enregistrée1628. La notoriété ou la renommée permet également à une marque souffrant d’un vice de descriptivité d’être considérée comme étant distinctive par l’usage1629. C’est dans l’exercice du droit de marque que l’omniprésence de la célébrité de la marque se fait le plus ressentir et cela tant dans les limites du principe de spécialité (§ 1) qu’au-delà de ces limites (§ 2). § 1. L’extension de la protection dans les limites de la règle de la spécialité 385. Dans le cadre de la spécialité, la notoriété ou la renommée peut être utilisée lorsqu’il s’agit d’apprécier l’existence de la contrefaçon. Dans le cadre de l’appréciation du risque de confusion, les juges peuvent faire de la renommée ou de la notoriété un critère déterminant 1628 Cf. supra n° 368. L’article L. 711-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose en son dernier alinéa: « Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c, être acquis par l’usage ». S’il n’est pas fait mention de la renommée dans le texte, il n’en demeure pas moins que la célébrité permet d’effacer la non distinctivité du signe. V. Paris, 4e ch., 12 déc. 1984, Ann. propr. ind. 1984, p. 183. Les juges retinrent non seulement l’ancienneté de l’exploitation mais également le fait que le produit désigné par le signe avait obtenu plusieurs distinctions à des expositions pour considérer que la marque avait acquis un caratère distinctif par l’usage. V. aussi, Paris, 10 nov. 1964, Ann. propr. ind. 1965, p. 74. Les juges considérèrent que la marque litigieuse : « avait fait l’objet en France d’un usage ancien et notoire, résultant de la large diffusion des poduits revêtus de cette marque et de l’importante publicité dont elle bénéficie ». V. également, Paris, 22 oct. 1991, JCPE 1992, pan. n° 152, p. 50. Les juges décidèrent d’annuler la décision du directeur de l’INPI qui rejeta comme marque la dénomination « Annales du baccalauréat » au motif que : « La dénomination critiquée, largement utilisée depuis près d’un siècle, a, en tout cas parmi le public concerné, acquis la notoriété, ainsi que le confirment les coupures de presse produites aux débats ; si l’usage est impropre à conférer la validité à une marque constituée d’un signe affecté d’un vice indélébile, il en va autrement lorsque la durée et l’importance de l’usage ont, comme en l’espèce, apporté à la marque le surcroît de la distinctivité qui, à l’origine, lui faisait seulement défaut ». V. dans la Convention de Paris, l’article 6 quinquies, C, (1) dispose : « Pour apprécier si la marque est susceptible de protection, on devra tenir compte de toutes les circonstances de fait, notamment la durée de l’usage de la marque ». Au niveau communautaire, l’article 3, paragraphe 3 de la Directive 2008/95 prévoit que : « Une marque n’est pas refusée à l’enregsitrement ou, si elle est enregistrée, n’est pas susceptible d’être déclarée nulle en application du paragraphe 1, point, b), c) ou d), si, avant la date de la demande d’enregistrement et après l’usage qui en a été fait, elle a acquis un caractère distinctif. En outre, les États membres peuvent prévoir que la présente disposition s’applique également lorsque le caractère distinctif a été acquis après la demande d’enregistrement ou après l’enregistrement ». On retrouve une disposition similaire à l’article 7, paragraphe 3 du Règlement 207/2009. 1629 320 (I). L’atteinte à une marque notoire ou renommée peut également constituer un grief à part entière, autonome, permettant de justifier la responsabilité de l’usurpateur (II). I. La renommée ou la notoriété facteur d’appréciation de la contrefaçon 386. La notion de risque de confusion1630. La notion de risque de confusion est devenue ces dernières années, une notion clef du droit des marques. L’article 5, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95 prévoit que le titulaire de la marque enregistrée peut interdire à tout tiers de faire usage dans la vie des affaires « d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque »1631. Le risque de confusion est une notion à laquelle les juges ont eu initialement recours afin d’apprécier la fonction d’identification du signe dans toutes les hypothèses où il n’y aurait pas double identité entre les signes en conflit et les produits ou services désignés1632. 1630 V. pour plus de précisions sur cette question, V. J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle,t. 1, Marques et autres signes distinctifs, Dessins et modèles, LGDJ, 2 e éd., 2009, n° 288, p. 378. V. également, J. SCHMIDT-SZALEWSKI & J.-L. PIERRE, Droit de la propriété industrielle, Litec, 4e éd., 2007, n° 589, p. 256 ; J. AZÉMA & J.-C. GALLOUX, Droit de la propriété industrielle, Dalloz, Précis, Droit privé, 6 e éd., 2006, n° 1538, p. 844 ; F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, Montchrestin, Domat droit privé, 1999, n° 1387 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, Litec, IRPI, Le droit des affaires, Propriété intellectuelle, t. 24, 2004, n° 554, p. 279 ; P. TRÉFIGNY, L’imitation : contribution juridique à l’étude des comportements référentiels, PUS, CEIPI, t. 46, 2000 ; M. DHENNE, Appréciation comparée du risque de confusion entre marques en jurisprudence française et communautaire, Propr. ind. 2007, n° 4, étude n° 10 ; C. GRYNFOGEL, Le risque de confusion, une notion à géométrie variable en droit communautaire des marques, RJDA 2000, n° 6, p. 494 ; S. DURRANDE, Contrefaçon de marque. Contrefaçon par imitation, J.-Cl. Marques Ŕ Dessins et modèles, fasc. 7515 ; M. LUBY, Le risque de confusion, un duo dissonant entre la Cour de justice et le juge national, JDI 2001, p. 487 ; T. AZZI, Précisions sur l’appréciation globale du risque de confusion, JCPG 2007, II, 10169 ; B. HUMBLOT, Droit des marques : risque de confusion autour du risque de confusion Ŕ L’exemple de l’arrêt Ferrero, RLDI, 2008, n° 43, p. 10. 1631 On retrouve cet article transposé à l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ; b) L’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour les produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ». Il convient également de noter que la marque identique ou similaire pour désigner des produits ou services similaires constitue une antériorité absolue. Le risque de confusion sera dès lors également nécessaire lorsqu’il s’agira d’envisager l’opposition ou une demande de nullité ayant pour objet une marque postérieure identique ou similaire à une marque antérieure désignant toutes deux des produits identiques ou similaires. V. article 4, paragraphe 1, sous b) de la Directive 2008/95. Classiquement, nous avons fait le choix d’envisager la question du risque de confusion dans le cadre de l’appréciation de la contrefaçon. V. par exemple dans le même sens, F. POLLAUD-DULIAN, Droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 1672, p. 978 ; J. PASSA, Traité de droit de la propriété industrielle, op. cit., n° 288, p. 379 ; A. BOUVEL, Principe de spécialité et signes distinctifs, op. cit., n° 554, p. 279. 1632 J. PASSA, op. cit., n° 288, p. 379. Le Professeur PASSA note ainsi que le risque de confusion : « constitue, lui, la condition de la protection en l’absence d’identité à la fois entre les signes en conflit et entre les produits ou services qu’ils désignent ». V. également, F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., n° 1662, p. 971. Le Professeur 321 La Cour de justice définit le risque de confusion comme « le risque que le public puisse croire que les produits ou services en cause proviennent de la même entreprise ou, le cas échéant, d’entreprises liées économiquement »1633. Plus précisément, c’est « le fait, pour le consommateur d’attention moyenne, de croire que le signe désigne des produits ou des services ayant une origine commune avec ceux du titulaire de la marque »1634. Le risque de confusion peut être apprécié à divers degrés. Il peut ainsi être total, « lorsque le consommateur croit acquérir l’objet revêtu de la marque authentique »1635 ou partiel, lorsqu’il consiste « dans le simple rapprochement des marques concernées, l’acheteur établissant un lien entre elles »1636. Comme le précise le Professeur PASSA, le risque de confusion peut également être constitué « lorsque le public, tout en distinguant à la fois les signes et leurs exploitants, peut penser que ceux-ci entretiennent des liens qui peuvent, notamment, justifier un même souci de qualité »1637. 387. L’appréciation du risque de confusion1638. En vue d’apprécier le risque de confusion, les juges ont recours à un référent imaginaire, à savoir le consommateur moyen. Concernant, l’appréciation proprement dite, le onzième considérant de la Directive marque donne quelques indications à suivre en précisant que l’appréciation du risque du confusion dépend « de nombreux facteurs et notamment de la connaissance de la marque sur le marché, de l’association qui peut en être faite avec le signe utilisé ou enregistré, du degré de similitude entre la marque et le signe et entre les produits ou services désignés ». POLLAUD-DULIAN précise ainsi : « le risque de confusion constitue la condition essentielle de la protection car il s’agit seulement de défendre la fonction essentielle, c'est-à-dire la garantie d’origine pour le client ». 1633 CJCE, 29 sept. 1998, aff. C-39/97, Canon Kabushiki Kaisha c/ Metro-Goldwyn-Mayer, Rec. 1998, p. I-5507, pt. 29 ; RTDE 2000, p. 100, obs. G. BONET ; CJCE, 22 juin 1999, aff. C-342/97, Lloyd Schuhfabrik Meyer, Rec. 1999, p. I-3819, pt. 17 ; RTDE 2000, p. 108, o