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STRY EATIVE INDU R C & IA D E M , STYLE E N I Z A M AG N° 4 — VOL. 2 — AOÛT JUIN, JUILLET, 2011 S DE MODE D’HUI E G A M I & T R S AUJOUR SPÉCIAL A ? — HANDICAPÉS HIER, MANNEQUDEINLA FALAISE L 14709 - 4 - F: 5,00 ! - RD France 5 € | Esp/It/Port/Bel/ Lux 6,90 € | Suisse 12 CHF | Maroc 65 MAD | Canada 8,25 CAD| De 9 € | UK 6£ | ULOU LLES BENSIMON ISTOIRE DE LO QU’EN PENSE GI DE MODE ? — L’H LM FI N ’U QU QU’EST-CE L 14709 - 4 - F: 5,00 ! - RD France 5 € | Esp/It/Port/Bel/ Lux 6,90 € | Suisse 12 CHF | Maroc 65 MAD | Canada 8,25 CAD| De 9 € | UK 6£ | ÉDITO La question du film s’est soudainement reposée au luxe. Après les spots de pub, les documentaires ou les biopics, une machine ou deux sont venues ajouter leur grain de sel : iPhone comme iPad demandent leur dîme d’images animées. De là, deux lectures possibles : soit on juge que cette occurrence n’est qu’une manifestation de plus de la marque, considérant que « contenu » rime ici avec promo. Soit on l’envisage comme une nouvelle modalité dans la manière de faire vivre l’ADN d’une marque. Pas de miracle pour autant : si le patrimoine est aux abonnés absents, les films les plus créatifs n’y feront rien. Mais s’il y a un récit, une personnalité, pour tout dire un projet et un regard (comme la récente exposition « Madame Grès » au Musée Bourdelle l’a habilement démontré), alors la forme « film » peut devenir le véhicule d’un récit moderne, mixant patrimoine et présent. Et nous y gagnerons peut-être quelque raison d’acquérir un iPad — car il faut bien avouer que jusqu’ici… Angelo Cirimele ISSEY MIYAKE 11, rue Royale 75011 PARIS - 01 48 87 01 86 - distribué par "Ça va se voir" MAGAZINE NO 4 3 01 55 90 52 90 www.eresparis.com MAGAZINE NO 4 4 MAGAZINE NO 4 5 SOMMAIRE P.12 — Brèves P.84 — Portfolio MODE MASCULINE Photographie : Nicolas Descottes P.16 — Magazines ANOTHER MAGAZINE / ME / BLEND / LIVRAISON THE NEW ORDER TEXTES © Olivier Roller P.26 — Shopping 243 EUROS Portfolio de Ill Studio, stylisme Olivia Bidou P.96 — Contre EN GÉNÉRAL, EN PARTICULIER ET TOUT COURT Par Robert Stadler TEXTES P.98 — Mood-board FOULARDS 50’S Par Florence Tétier P.36 — Interview GILLES BENSIMON par Cédric Saint André Perrin P.102 — Chronique SHÉRIF, FAIS-MOI PEUR Par Judicaël Lavrador P.40 — Images LES ATHLÈTES Par Céline Mallet P.104 — Rencontre MARC A. Par Mathias Ohrel P.42 — Biographie LOULOU DE LA FALAISE Par Marlène Van de Casteele P.106 — Consumer COS MAGAZINE Par Angelo Cirimele P.46 — Chronique T’AS PAS D’AMIS ? Par Stéphane Wargnier P.108 — Design LE CULTE ET LA BOUTIQUE Par Pierre Doze P.48 — Logo POUR INFO Par Yorgo Tloupas P.110 — Art contemporain XAVIER DOUROUX Par Emmanuelle Lequeux P.50 — Lexique À PROPOS DES MAGAZINES DE MODE Par Anja Aronowsky Cronberg PORTFOLIO P.52 — Off record LE FILM DE MODE Par Angelo Cirimele P.116 — Portfolio BARCELONA Lina Persson MODE P.126 — Abonnement / Exposition P.56 — Portfolio UNDERGROUND Photographie : Jonathan de Villiers Stylisme : Arabella Mills P.127 — Agenda P.129 — 10 chiffres P.72 — Portfolio THE POOL Photographie : Alex Vanagas Stylisme : June Nakamoto 20-22 sept. 2011 / automne hiver 1213 / Premier Salon Mondial des Tissus d’Habillement Parc d’Expositions Paris-Nord Villepinte France / T. 33[0]4 72 60 65 00 / info@premierevision.com www.premierevision.com MAGAZINE NO 4 7 CONTRIBUTEURS NICOLAS DESCOTTES ARABELLA MILLS ROBERT STADLER JUNE NAKAMOTO Votre principale occupation ces jours-ci ? Écouter Maria Callas dans Orphée et Eurydice de Gluck. Le projet qui vous tient à cœur ? Trouver de nouveaux hôpitaux en fin de construction afin de compléter ma recherche photographique. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Nora. Votre principale occupation ces jours-ci ? Work, and it is unfortunately still confidential… Le projet qui vous tient cœur ? A family extension, 4 months to go. Le dernier magazine que vous avez acheté ? The New Yorker (JFK Airport, always my last buy before leaving NYC). Votre principale occupation ces jours-ci ? M’organiser en dépit des mois de mai et juin en gruyère. Le projet qui vous tient à cœur ? La diminution de la pile de livres non lus chez moi. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Pas acheté mais offert : Inventario. Votre principale occupation ces jours-ci ? Des shootings et m’occuper de ma famille grandissante. Le projet qui vous tient à cœur ? Continuer mes études de chinois et réfléchir à comment être plus efficace pour mener davantage de projets. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Vogue Paris (mais je suis abonnée) et le Pariscope, car je suis très cinéphile. LINA PERSSON PIERRE DOZE FLORENCE TÉTIER JONATHAN DE VILLIERS Votre principale occupation ces jours-ci ? I am focusing my energy on an upcoming solo show and some limited edition book projects. Le projet qui vous tient à cœur ? I am fascinated by movement and dance. I would love to be more involved in documenting and making choreography. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Unpublished, issue #2, I was given the magazine at Mia, Milan Image Art fair, last week. Votre principale occupation ces jours-ci ? Un complot : j’ai un garçon, dont je suis le père depuis sept jours. Le projet qui vous tient à cœur ? Une nuit de sommeil ininterrompue, et aussi produire une thèse pour éviter de casser les pieds de tout le monde avec des questions toujours effleurées de manière touristique, donc jamais vidées. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Je n’en achète plus depuis très longtemps, ils me sont fournis par la SNCF, salon grand voyageur. Votre principale occupation ces jours-ci ? Rattraper le retard pris dans tous mes autres projets à cause du bouclage de Novembre 3 ! Notamment la commande d’une série de 12 collages pour l’horoscope de l’été. Et trouver un appartement à Paris ! Le projet qui vous tient à cœur ? Le magazine Novembre, que j’ai lancé avec Maxime Büchi, Florian Joye et Jeanne-Salomé Rochat, et dont je fais la creative direction. Le dernier magazine que vous avez acheté ? The Gentlewoman et Oops. (Oui, en même temps.) Votre principale occupation ces jours-ci ? Getting well, (I’ve just come out of hospital after meningitis). Le projet qui vous tient à cœur ? Fatherhood. Le dernier magazine que vous avez acheté ? The Wire (UK left-field music magazine). PHOTOGRAPHE FASHION EDITOR PHOTOGRAPHE CRITIQUE DESIGN MAGAZINE NO 4 8 DESIGNER STYLISTE CREATIVE DIRECTOR PHOTOGRAPHER MAGAZINE NO 4 9 STYLE, MEDIA & CREATIVE INDUSTRY MAGAZINE N° 4 - VOL. 2 - JUIN, JUILLET, AOÛT 2011 Rédacteur en chef Angelo Cirimele — Directeur artistique Yorgo Tloupas assisté de Charlie Janiaut — Photographes Jonathan de Villiers, Nicolas Descottes, Ill studio, Charlie Janiaut et Juliette “thejudge” Villard (magazines), Alex Vanagas — Stylistes Arabella Mills, June Nakamoto, Olivia Bidou (accessoires). — Contributeurs Anja Cronberg, Pierre Doze, Judicaël Lavrador, Emmanuelle Lequeux, Céline Mallet, Mathias Ohrel, Cédric Saint André Perrin, Robert Stadler, Florence Tétier, Yorgo Tloupas, Marlène Van de Casteele, Stéphane Wargnier. — Illustratrice Florence Tétier, Alix Veilhan — Iconographe Nathalie Belayche — Remerciements Carré 91, quai de Valmy Paris 10e, Étienne Bardelli, Étienne de Bouchony et le Comptoir Général Paris 10e, Monsieur X — Traduction Kate van den Boogert, Thibaut Mosneron Dupin — Secrétaire de rédaction Anaïs Chourin — Publicité ACP 32, boulevard de Strasbourg 75010 Paris Tel : 06 16 399 242 contact@magazinemagazine.fr — Couverture Photographie : Alex Vanagas assistée de Anaelle Elegoet Stylisme : June Nakamoto chez Shotview assistée de Naoko Soeya Mannequin : Maja chez IMG Maquillage : Min k Coiffure : Kazuko Kitaoka Maillot de bain bicolore : Eres Jupe en python : Louis Vuitton Chapeau : Stetson Collier : Corpus Christi — Retouches Janvier — Imprimeur SIO 94120 Fontenay-sous-Bois — Conseil distribution et diffusion shop KD Presse Éric Namont 14 rue des Messageries 75010 Paris T 01 42 46 02 20 kdpresse.com — Distributeur France MLP — Issn n° 1633 – 5821 CPAPP : 0413 K 90779 — Directeur de publication Angelo Cirimele — Éditeur ACP - Angelo Cirimele 32 boulevard de Strasbourg 75010 Paris T 06 16 399 242 — magazinemagazine.fr contact@magazinemagazine.fr — © Magazine et les auteurs, tous droits de reproduction réservés. Magazine n’est pas responsable des textes, photos et illustrations publiées, qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. 5 nominés, 1 seul vainqueur pour le prix du client de l’année. MONOPRIX L’élite des professionnels, des arts graphiques, de l’audiovisuel et de la publicité ont élu Monoprix client de l’année 2011. Plus de 1500 travaux présentés, 130 jurés, 63 prix, 30 marques différentes. Les nominés étaient : Eurostar, Louis Vuitton, Les Lupains (Les Moulins de Bachasson), Monoprix, Réunion des Musées Nationaux (Exposition Monet) Merci à tous les clients audacieux, innovants, volontaires. MAGAZINE NO 4 10 BRÈVES On connaissait les marques de distributeurs (MDD) dans la grande consommation, voici que le principe apparaît dans les concept stores puisque Merci présente sa propre ligne de bijoux au milieu de collections de créateurs. We are familiar with supermarkets stocking their own brands, now the idea hits concept stores as Merci presents its own jewellery line amongst the designer collections. Après quelques années d’absence, le magazine Mixte ferait son retour mi-septembre dans une version semestrielle. Les fondateurs Tiziana Humler et Christian Ravera seraient toujours aux commandes et rejoints par Nathalie Fraser à la rédaction en chef du magazine. After a few years of absence, Mixte magazine is to return mid-September, in a quarterly format. Founders Tiziana Humler and Christian Ravera will still be at the helm, joined by Nathalie Fraser as Editor in Chief of the magazine. Du 12 au 18 septembre, soit deux semaines avant la Fashion Week, Paris accueillera une « Design Week », à l’initiative du salon Maison & Objet, et qui devrait mobiliser les lieux dédiés au design dans la capitale : boutiques, hôtels, lieux d’exposition… From 12-18 September, a fortnight before Fashion Week, Paris will host a ‘Design Week’, at the initiative of the Maison & Objet trade fair, The last Thierry Mugler show, which reunited Nicola Formichetti and Lady Gaga, went way over budget to almost a million Euros. sera consacré à la scène créative mexicaine à travers des images et de nombreux textes critiques ou narratifs. Parution prévue en juin. The second issue of the magazine Peeping Tom is dedicated to the Mexican creative scene via images and numerous critical and narrative texts. Out in June. Les Inrocks fête ses 25 ans cet automne. Penser à un cadeau. Un nouveau logo ? Je plaisante… Les Inrocks will celebrate its 25th birthday this autumn. Think of a gift. A new logo ? Only kidding… Le toulousain Printemps de Septembre serait programmé en mai à partir de 2013, et pourrait donc changer de nom. From 2013, the Toulouse festival ‘Printemps de Septembre’ will take place in May, and so may change its name. and which will mobilise design addresses of the capital: shops, hotels, exhibition spaces… Le dernier défilé femme de Thierry Mugler, qui a rassemblé Nicola Formichetti et Lady Gaga, aurait largement dépassé son budget initial pour avoisiner le million d’euros. On parle de plus en plus d’un Vanity Fair français et d’une transfuge du Figaro pour le diriger. We’re hearing more and more talk of a French Vanity Fair and of a defection from Figaro to run it. Médailles et décorations. Sont faits officiers dans l’ordre des Arts et des Lettres : Peter Knapp et Étienne Robial ; sont faits chevaliers dans l’ordre des Arts et des Lettres : Catherine de Smet, François Alaux (H5), Hervé de Crécy (H5) et Ludovic Houplain (H5). Fermez le ban. Le deuxième numéro du magazine Peeping Tom Medals and awards. Peter Knapp and Étienne MAGAZINE NO 4 12 Robial are now Officers of the Order of Arts and Letters, and Catherine de Smet, François Alaux (H5), Hervé de Crécy (H5) and Ludovic Houplain (H5), Knights of the Order of Arts and Letters. Dans la continuité de la Galerie des Galeries et de son partenariat avec la Fiac, les Galeries Lafayette projette de lancer une fondation. Prévue pour 2013, elle pourrait prendre place dans le Marais sur 2 500 m2. Continuing with their commitment to contemporary art (Galerie des Galeries, the FIAC partnership), the Galeries Lafayette is planning to launch a foundation. Expected to open in 2013, it may install in the Marais over 2,500m2. Le nouveau logo de Mugler a été dessiné par Maxime Buechi (Sang Bleu), qui a aussi signé avec Ian Party ceux de Balenciaga et Rick Owens. Infos sur swisstypefaces.com The new Mugler logo was designed by Maxime Buechi (Sang Bleu), who also designed, with Ian Party, the Balenciaga and Rick Owens logos. More information on swisstypefaces.com La Carpenters Gallery, dédiée au design, basée à Londres et dirigée par un duo français, va ouvrir un espace de 600 m2 à Paris début octobre. The Carpenters Gallery, dedicated to design, based in London and directed by a French duo, is to open a 600m2 space in Paris early October. proposera des foulards inédits, et Yazbukey, pour une collection de sacs et de chaussures. Quant à La Redoute, y est invitée cette année Vanessa Bruno. The 3 Suisses invites two designers for its Autumn-Winter 2011 catalogue: Emmanuel Bossuet (Eem studio) will present new scarves, and Yazbukey, a collection of bags and shoes. As for La Redoute, this year it invites Vanessa Bruno. La styliste Sarah Burton, aujourd’hui en charge du studio Alexander McQueen, lancerait sa propre marque. The designer Sarah Burton, currently in Le magazine Foam prépare une foire dédiée à la photographie, dont la première édition est prévue pour septembre 2012 à Amsterdam. Foam Magazine is preparing a photography fair, the first edition is planned for September 2012 in Amsterdam. charge at Alexander McQueen, will be launching her own label.. Les 3 Suisses invite deux créateurs pour son catalogue automnehiver 2011 : Emmanuel Bossuet (Eem studio), qui En ville, le long métrage de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, présenté à la Quinzaine MAGAZINE NO 4 13 des réalisateurs cannoise, sortira le 27 juillet. En Ville, the feature film by Valérie Mréjen and Bertrand Schefer, which premiered at the Director’s Fornight at Cannes, will be released nationally on 27 July. Le modèle économique des applications iPad reste encore largement à inventer. Ainsi, deux hebdos viennent d’opter pour la gratuité : Elle et Madame Figaro. The business model for iPad applications still remains to be defined. Two weeklies have chosen the free model: Elle and Madame Figaro. Après Miami, Art Basel pourrait labelliser une troisième foire en Asie, puisqu’elle vient de racheter Art Hong Kong. After Miami, Art Basel could brand a third Asian fair, as it’s just bought Art Hong Kong. L’impossible est le (beau) nom du nouveau magazine que prépare Michel Butel. Mais on n’avance plus de date de sortie… L’impossible (The Impossible) is the (fine) name of the new magazine Michel Butel is developping. But with no confirmed release date for the moment. La foire Paris Photo (9-13 novembre) émigre au Grand Palais, sous la houlette de son nouveau directeur Julien Frydman (ex-Magnum), et mettra à l’honneur la photographie africaine subsaharienne. The Paris Photo fair (9-13 November), which is moving to the Grand Palais under the leadership of its new director Julien Frydman (formerly at Magnum), will celebrate Sub-Saharan African photography. « Airborne », le nouveau parfum signé Chalayan et développé avec Comme des Garçons devrait voir le jour cet automne. ‘Airborne’, the new perfume by Chalayan and developed with Comme des Garçons, should be out this autumn. Le changement de direction à la tête de Chloé a finalement eu des répercutions à la direction artistique : Hannah MacGibbon cède sa place à Clare Waight Keller, en provenance de Pringle of Scotland. In the end, the change of direction at Chloé had repercussions on publishers in photography and graphic design, will take place from 10-13 November, during Paris Photo. Aside from the ‘book fair’ aspect, this second edition will feature workshops and magazine launches. Info on offprintparis.com Pour fêter le 150e anniversaire de la naissance de son créateur, Lalique revient en joaillerie. Rendez-vous à la rentrée. To celebrate the 150th anniversary of the birth of its creator, Lalique returns to jewellery, launching in September. the artistic direction too: Hannah MacGibbon gives up her place to Clare Waight Keller, from Pringle of Scotland Un nouveau club parisien, Silencio, au 142 rue Montmartre (Paris 2e), designé par David Lynch, ouvrira ses portes durant les Designer’s Days (1620 juin). Vrai club avec carte de membre, il dispose d’une salle de cinéma et de créations musicales et design exclusives. A new Parisian nightclub, Silencio, at 142 rue Montmartre (Paris 2nd), designed by David Lynch, will open its doors during Designer’s Days (16-20 June). A real club with a member’s card, it will include rooms for music, design and film. Jean-Jacques Annaud aurait réalisé le nouveau film « J’adore de Dior ». Jean-Jacques Annaud has directed the new ‘J’adore de Dior’ film. Le prochain salon Offprint, qui rassemble des éditeurs indépendants et internationaux en photographie et graphisme, se tiendra du 10 au 13 novembre, durant Paris Photo. Outre l’aspect book fair, cette deuxième édition proposera des workshops et des lancements de magazine. Infos sur offprintparis.com The next Offprint fair, which reunites independent international Précédemment à la tête de la section Air du Temps du Nouvel Observateur, Marie-Pierre Lannelongue devient rédactrice en chef du Monde MAGAZINE NO 4 14 magazine. Un tournant mode et lifestyle ? Previously at the head of the Air du Temps section of the Nouvel Observateur, Marie-Pierre Lannelongue has been named Editor in Chief of Le Monde magazine. A watershed in fashion and lifestyle? Le nouveau synonyme de « touche-à-tout » est peut-être « directeur artistique »… En effet, après le graffiti, les night clubs, les concept stores, André est le nouveau directeur artistique de l’Officiel Hommes. Premier numéro (rose ?) en septembre. The new synonym for ‘jack of all trades’ is perhaps ‘artistic director’… In fact, after the graffiti, the night clubs, the concept stores, André is the new artistic director of the magazine Officiel Hommes. A first issue (pink?) out for September. Puisque les grands hôtels sont devenus des showrooms design, pourquoi ne pas y ajouter la dimension boutique ? Le Royal Éclaireur, rencontre du Royal Monceau et de l’Éclaireur, proposera donc une suite de 175 m2 dont les objets et l’agencement seront en vente auprès de vendeurs munis d’iPad, en attendant des caméras en 3D pour essayage virtuel. Presque du Jacques Tati dans le texte… Since hotels have now become design showrooms, why not add the store dimension? Le Royal Éclaireur, a meeting between the Royal Monceau and l’Éclaireur, will propose a 175m2 suite where the objects and the decor will be on sale to clients with iPads, pending the 3D cameras for virtual fittings. It’s pure Jacques Tati. David Carson, le fondateur du magazine Raygun (1992-2000) et initiateur d’une tendance graphique « surf et côte ouest », vient de publier un nouveau magazine portant son nom. Carson, donc, est un bimestriel consacré au design, à l’art, à l’illustration, la photographie… Infos sur carsonmag.net David Carson, the founder of Raygun magazine (1992-2000) and initiator of the ‘West Coast surf’ graphic trend, has just published Big Bang, a new monthly magazine dedicated to utopias of all types (social, scientific, cultural...) is launching in September. a new magazine bearing his name. So, Carson, a bi-monthly magazine dedicated to design, art, illustration, photography… Info on carsonmag.net. restaurants, boutiques de créateurs à Paris… En vente chez Colette et disponible pour iPhone. gogoparis.com Gogo magazine reappears in the form of a biannual guide: 300 chic addresses to discover the bars, restaurants, and designer stores of Paris... On sale at Colette and also available for iPhone. gogoparis.com Big Bang, un nouveau mensuel consacré aux utopies en tous genres (sociales, scientifiques, culturelles…) est annoncé pour la rentrée. Indépendant, grand format, son équipe compte, entre autres, Thierry Keller et Jérôme Ruskin (Usbek & Rika), Luc Lemaire et Gabriel Gaultier (Leg), qui est l’initiateur du projet. Independent, large format, its team includes, among others, Thierry Keller and Jérôme Ruskin (Usbek & Rika), Luc Lemaire and Gabriel Gaultier (Leg), who’s the initiator of the project. Le magazine GoGo reparaît sous forme de guide semestriel : 300 adresses chics pour découvrir bars, MAGAZINE NO 4 15 La collaboration entre Bruno Colin (ex-Wad magazine) et Diesel à la direction artistique de la marque aura duré un peu plus d’un an, après quoi chacun semble revenir à son métier. The collaboration between Bruno Colin (ex-Wad magazine) and Diesel on the artistic direction of the brand lasted a little over a year, after which it seems each party returns to their original occupation. MAGAZINES ANOTHER MAGAZINE Angleterre, semestriel, 406 p., no 20, 230 x 300 mm, 10 € anothermag.com On devrait toujours trouver une idée pour fêter son anniversaire. Pour ses 10 ans – celui d’un enfant, mais l’âge adulte pour un magazine de style –, Another Magazine a demandé à dix designers d’imaginer un gâteau… pour une fête chez Selfridges ; on pouvait y goûter du Lanvin, du Gucci, du Givenchy et, of course, du Chanel by Karl. Tout Another Magazine est là : mixer la création et les idées, avec pas mal de business derrière la tête. Pour ce 20e numéro, Jefferson Hack propose un best of de rencontres, un retour sur des parcours, et montre la fidélité réciproque du titre et de talents comme Nick Knight, aussi brillant à fabriquer qu’à déconstruire les images, ou encore Erwan Frotin, dont les natures mortes continuent à flatter l’œil. On peut être agacé par le côté opportuniste à peine voilé du magazine, mais force est de reconnaître que les photographes dont on a envie de voir le travail sont là (Andrea Spotorno, Kacper Kasprzyk), qu’Another sait prendre le temps nécessaire à une rencontre et pas seulement dans sa section « documents », qui est la partie la plus arty du titre ; bref, le savoir-faire s’est même bonifié. Probablement que le titre a suivi l’évolution de cette décade, de l’enthousiasme créatif de la mode vers sa rentabilité. C’est donc assez naturellement que les expérimentations graphiques sont laissées à Another man quand Another vise le statement. Le site fait preuve d’une belle vitalité et l’expérience nowness, que Jefferson Hack dirige pour Louis Vuitton, ne doit pas y être étrangère. Rendez-vous dans dix ans ! EXTRAIT almost to the point of toxic, and not obviously natural at all. For the Jill Sander women’s range a few months later, nature was the starting point once again. On this occasion that shades that are more often seen in the world — soft blues and greens, for example — are used very sparingly, while more exotic hues — the tiniest trace of pigment at the heart of a flower, say, or the breast of a rare bird — appear across great expanses of fabric. “People see fluorescent colours and they think they’re not natural,” says Simons, “but they are. I’ve always liked it when I come across something that makes me see things in a different way — that’s how I was trying to use colour this time. People reacted by talking about the intensity of the colour and how the juxtaposition between them was so different from what they had seen elsewhere but that’s not true. It sounds so stupid but when I’m snorkelling on holiday in the South of Italy, for example, I see colours like these.” There is an instinctive creativity at play here, but the process by which such radiance is achieved is more methodical and time consuming. […] Susannah Frankel, p. 138. THE JIL SANDER DESIGNER EXPLORES HOW COLOUR INFORMED HIS LATEST COLLECTION. “I liked the idea of colour as a starting point, as something that was going to define the collection,” says the designer Raf Simons of his current offering for Jil Sander, the rainbow appearance of which has gone quite some way towards defining not just his own work, but the spring/summer season itself. Deepest emerald, violent fuchsia, intense flame, sunshine yellow, cerulean blue and fondant rose — to name but a few — are juxtaposed in ever more inventive and unexpected ways. Splashy florals in equally bright shades and candy-coloured stripes that brings F. Scott Fitzgerald’s French Riviera to mind, couldn’t fail but lift spirits. “In fact, I started thinking in that way when we launched the menswear in Florence,” the designer continues. “It was connected to the idea of nature and anti-nature. We knew we were going to show outside and the cliché of being inspired by nature’s colours appealed to me.” But this well-worn theme was duly subverted — colour as vivid in this instance, EDITORS IN CHIEF : CREATIVE DIRECTOR : FASHION DIRECTOR : EDITOR : Jefferson Hack David James Cathy Edwards Nancy Waters PUBLISHER : Another publishing MAGAZINE NO 4 16 MAGAZINES ME États-Unis, semestriel, 74 p., no 20, 255 x 335 mm, 11 € memagazinenyc.com Un changement de format peut donner une résonance profondément différente à un projet éditorial. Me magazine est passé d’un format A5 à 25 x 35, qui le fait dépasser d’une tête ses voisins de kiosque. Le principe est resté le même, ou presque : une personne, souvent un créateur, dont on brosse le portrait à travers un kaléidoscope de témoignages de proches, comme une géographie sentimentale – ou un ancêtre de Facebook si on est technophile. Je dis « presque », car la plupart sont de parfaits inconnus, mais Me magazine s’est depuis penché sur le cas de Rodarte, ou du designer de bijoux Eddie Borgo dans ce 20e et dernier numéro. Ce dispositif de portraits un peu secs ne pouvait probablement perdurer grâce aux seuls acteurs lambdas. Parallèlement, le format s’émancipe du fanzine pour voler vers le chic d’une brochure altière, qui ne présente que des images noir et blanc au milieu d’un système graphique épuré. Pas de sommaire sinon la liste des noms en couverture, mais un enchaînement de déclarations et de récits à la première personne, esquissant un univers créatif à un moment T et dans une ville donnée : New York. Et le fait est que ces récits valent pour eux-mêmes autant que pour le projet plus général auquel ils participent. L’éditrice, rédactrice en chef et DA de Me, est Claudia Wu, ex-editor du magazine Index, que cette nouvelle formule de Me n’est pas sans rappeler. Son projet : mettre la lumière sur d’autres créateurs et oublier les produits ; mais c’est aussi une vitrine créative pour sa DA ainsi qu’un bel outil de relations sociales. C’est probablement pourquoi il n’y a pas de pages de publicité dans Me. EXTRAIT SALLY SINGER I never wanted to be a writer and never thought I would work in fashion. I wanted to be a historian, an academic, and to teach at a research-based institution which would require a load of no more than two classes a year. When I was in grad school, I was so specific. That I ended up in fashion is an utter fluke and largely because Alexandra Shulman of British Vogue has a massive imagination and enormous faith in me. As did Gilles Bensimon, Caroline Miller, and Anna Wintour. I have been very blessed to have worked for people who saw more in me than I ever would have. I remember that day very well, and I remember the sketches you showed Virginia and Filipa. If I had a funny expression on my face, it was because of the following: I knew who you were as “Eddie Spaghetti” because that is how Keegan and Florence (who worked for me at the time) referred to you, if not just plain “Spaghetti.” I was embarrassed to know something so intimate and familiar having never met you. Also, I knew you’d done a substantial cuff for Camilia for a W shoot, something in your sketches. I remembered seeing the credit. And, again, I felt a bit embarrassed, a bit of a credit stalker, and wasn’t sure if I should bring it up. What do I love about California? The crazily beautiful natural wonders that are all throughout the state: Yosemite, Mount Lassen, the redwoods, the Pacific Coast beaches. I love hummingbirds and eucalyptus trees and fuschias and Monarch butterflies. What I also love about California is its ability to nurture local subcultures. It’s such a massive state and so spread out population-wise (even where it’s high-density it’s really not). So it’s ripe for growing superniche alternatives. When something is local in CA, it’s really, really local. That can be the psychobilly scene in Anaheim or a Coffee Roasters in San Francisco. Just think about it: the beats, surf punk; Dogtown and Z-Boys, the Castro scene of the 70’s (pre the shootings of Moscone and Milk), krunking… If you love new forms of expression, nurtured in near isolation, you gotta head west. […] Sally Singer, p. 41. EDITOR IN CHIEF GUEST EDITOR : EDITOR AT LARGE : PUBLISHER : & CREATIVE DIRECTOR : Eddie Borgo Tiffany Limos Claudia Wu Claudia Wu MAGAZINE NO 4 18 MAGAZINES BLEND Pays-Bas, trimestriel, 290 p., no 5, 230 x 330 mm, 18 € blend.nl Ce jeune magazine néerlandais (2010) traite de création contemporaine et son approche est autant mentale que visuelle. Les thèmes choisis ne sont pas uniquement des prétextes à des cartes blanches, mais des lignes de force qui traversent tout le magazine, par exemple : « hard sell, soft sell » ou « the modern minimalism » dans le 5e numéro. Au-delà des champs de la mode et de l’art, on trouve traités dans Blend la culture, les médias et aussi les people. Un graphisme épuré, des partis pris photographiques entiers (des mannequins hors des canons classiques) et des séries images qui recèlent toujours une idée – ce qui se fait rare. Un changement de papier vient opportunément glisser un peu de mat dans ce flot brillant. Les textes anglais témoignent de l’ambition internationale de Blend et de problématiques créatives valides au-delà du contexte néerlandais. On ne peut pas dire que Blend fonctionne comme un cahier de tendances, mais plutôt comme un stimuli pour la communauté créative, qui voit en images et en mots un concept interrogé. EXTRAIT In contrast to this stood Minimalism, in which artists explicity stated not to make self-expressionistic art but instead represent the essence of design. Frank Stella started his career in 1960 with his “black Paintings”: pieces consisting of only black and white pinstripes. His ‘What you see is what you see’ —motto summarizes minimalist art that pretends to not have a second layer. Minimalism liberated artists from previously complex restrictions in art: by going back to the use of only fundamental shapes and colors, they freed themselves from complexity, but then again paradoxically restricted themselves with these new design rules. The geometric compositions of Minimalist art were a strict grid of horizontal, vertical and diagonal lines. The sculptures and installations were often made from industrial materials: rough and without emotions. The spectactor was to derive the meaning of the artwork by his or her own perception, since the artists pretended to have minimal intentions with their pieces. Minimalist artists wanted to show the objective reality by capturing the essence of art: they deconstructed reality into fundamental elements. By doing so, they gave the spectators the freedom to decide for themselves what to understand from these forms. […] Lisa Goudsmit, p. 48. THE MODERN MINIMALISM Welcome to the 2010s. Please allow us to introduce to you: The Modern Minimalist. Minimalism is not just about simplicity in design esthetics; it is a lifestyle. Whereas Minimalism originally started out as an art movement in the 1960s and continued as a general design esthetic in the 20th century, today’s minimalism represents so much more. It is about reducing certain aspects of life to their essence, like art, fashion, design and food. Where does this longing for minimalism come from and how is it represented in creativity and every day life? Less is more The art movement Minimalism changed the Western World in the 1960s. In the post-Second World War Western world, a group of visual artists including prominent figures like Donald Judd, Sol LeWitt, Richard Serra and Franck Stella responded to popular movement Abstract Expressionism. They broke down the ruling norms in the art world of the 50s and early 60s. Abstract Expressionism as a subjective view on reality. The core of Abstract Expressionism was the self-expressionistic need of its artists. EDITOR IN CHIEF : Perre Van Den Brink CREATIVE DIRECTON : Perre Van Den Brink & Wouter Vandenbrink FASHION DIRECTOR : Joff MAGAZINE NO 4 20 PUBLISHER: Blend BV MAGAZINES LIVRAISON Suède, annuel, 540 p., no 4, 235 x 335 mm, 30 € livraison.se Livraison est à la frontière du livre et du magazine. Son format, ses 540 pages et sa périodicité annuelle en font un table book autant qu’une publication régulière qui composerait une collection. Pourtant, le contenu de Livraison s’apparente bien à celui d’un magazine, certes conceptuel. Une idée ou une question (secret identities, hidden objects ou open landscapes/closed rooms pour ce dernier numéro) permet de solliciter des contributeurs, dont la proposition peut prendre la forme d’un texte ou d’une série d’images. Ainsi, ce 4e opus s’articule autour des lieux préférés et figure ceux de photographes hollandais, japonais, suisses, suédois… Le magazine se livre comme une série de voyages hétérogènes, urbains ou en pleine nature, au milieu d’univers minéraux ou foisonnants. Pas d’indication géographique, sinon les coordonnées GPS qui autorisent une recherche curieuse. Les lieux n’indiquent rien en eux-mêmes et c’est souvent l’écriture photographique qui en dévoile la poésie ou l’étrangeté. Ce Livraison no 4 fonctionne en cela qu’il active un musée du souvenir et renvoie au lecteur cette question : quel est votre lieu favori ? Plus encore que les images, ce sont les textes, souvent en forme de récit, qui stimulent l’imagination de lieux peut-être perdus ou aujourd’hui inaccessibles. Dans une acception plus pragmatique, Livraison peut être envisagé comme une somme thématique et visuelle, un état de l’art photographique sur un sujet donné. En adoptant une périodicité annuelle, le magazine a préféré arrêter le temps plutôt que le poursuivre, mais numérote chacun de ses 1 500 ou 2 000 exemplaires pour en signifier sa dimension précieuse. EXTRAIT EDITORS LETTER Once in my mind starts to wander, there is no way of telling it to stop, so I let myself be flooded in memories until they take over completely. I am enjoying floating on this gentle stream. My memory guides me around the favourite bars of my past life, the cottage where I spent all my summers as a child (it almost feels like I am there, my hands are touching the old cabinet where I hid all my secret stuff — like cigarettes and alcohol) and that were very special place, built in the early 20th century by a nobleman, somewhere in a faraway country. Everything is there — the ageing photographs on the walls, the chrysanthemum in the window, the creaking floorboards; the stereo that plays a random hit now considered a classic. I see people I haven’t thought of in a long time and they tell me important things I used to know. Old people always seem to live for the moment. Maybe I should have listened to them more carefully. I do not want to be one of them. I discover that some of my favourite places I haven’t even visited yet. I remember those the best: Although I don’t know what they look like to the naked eye. I know already what will happen when I go there. I know what they will feel like. Maybe I will get disappointed if I ever do —but I am willing to take the risk. I am longing for new places to love. This is the reason why I have asked you to draw me a map of the places that carry around, just like I carry mine with me. […] p. 3. EDITOR IN CHIEF : Marie Birde EDITOR : Marie Jobelius No one ever asked me this question — it is I who want to know: What can all the places I have been to tell about myself? I struggle to find an answer, but when I try to remember, there are far too many of them. My memory fails me and the pictures I try to grasp slide out of my hands into the distance. Everything turns into a blur. I think I told you this once before. I am not very good at concentrating: I have a tendency to daydream. So I do exactly that. I let go. I allow my mind to wander, and suddenly: The important places, the ones I want to remember, appear very clearly. I see my own reflection in all these places — from every single one that mattered to me I brought something, so I carry all these little pieces around with me. They are all fragments of something bigger. ART DIRECTION : Sandberg & Timonen MAGAZINE NO 4 23 CONTRIBUTING EDITOR : Anja Cronberg PUBLISHER : Livraison MAGAZINES THE NEW ORDER Nouvelle-Zélande, semestriel, 160 p., no 4, 210 x 297 mm, 20 € slamxhype.com On comprend souvent le projet des magazines à la manière dont leur contenu est organisé. En cela, The New Order porte bien son titre puisqu’il s’affranchit des règles de rythme, recommandant d’alterner formats courts et longs, sujets familiers et étranges, gens et choses. The New Order est plutôt une galerie de personnages, comme le proposerait la salle d’un musée ou une pièce de théâtre, dont le sens demeurerait encore caché – mais ce n’est que le quatrième numéro. Des gens méconnus pour la plupart, malgré le designer en vogue sur la couverture, cultivant presque tous une relation créative et expérimentale au style, à l’art et au graphisme. Un fabricant de lunettes (Dita), Adam Kimmel, Soulland, Ben Drury… Convaincu que cette brochette de créateurs façonneront le style de demain, le magazine propose des showcases de leur travail, parfois agrémenté d’une interview. La partie visuelle s’apparente à une mise en scène inspirée d’une collection et de l’idée autour de laquelle elle s’articule. Ainsi, une ligne de Jun Takahashi de la marque Undercover, en référence à Underman, un anti-héros de feuilleton japonais, donne lieu à d’étonnantes images de science-fiction, low-fi, reconstituées dans une forêt. Ce magazine du bout du monde, puisque édité à Auckland, garde un œil curieux et exigeant sur la scène créative japonaise, pas encore parvenue dans nos contrées tempérées. Avec un graphisme sobre et des séries mode surprenantes, The New Order est sec et sûr de son fait. EXTRAIT WHAT IF Never Made (Taschen) is about the director’s mysterious unmade film on Napoléon Bonaparte. Slated for production immediately following the release of 2001: A Space Odyssey, and starring Jackson Nicholson as the lead, “Napoleon” was to be a sweeping epic complete with grandiose battle scenes and thousands of extras. But the large-scale biopic of Napoleon, the leader and Emperor of France, was not meant to be. At one point Kubrick wrote his financial backers telling them he was unsure how the film would turn out, but he reassured them by telling them he expected to create “the best movie ever made.” The project was cancelled. Known for his slow method of working (it took him five years to develop 2001: A Space Odyssey), his technical perfectionism and his meticulous attention to detail, Kubrick embarked on two years of intensive research to write his original screenplay. With the help of dozens of assistants, and an Oxford Napoleon specialist, he amassed an unparalleled trove of research and preproduction material, including approximately 15,000 location scouting photographs from Yugoslavia, Italy, Romania, Belgium, and Brienne. […] Joy Yoon, p. 132. There are times when I find myself trapped in a theater, squirming in a butt-numbing plush velour seat wondering to myself, “What the hell am I watching?” I want to say that I research my films before I venture out to the theater. And that statement is partially true. I read reviews, I watch trailers, but sometimes, I leave it to destiny to guide me down the path to cinema nirvana. But with my luck, its safe to say, I’m mentally scarred for life. Sometimes I’d like to write to all the directors that lead me astray and ask for money back. Oliver Stone, you owe me $25, which includes the price of popcorn and of a bottle Pepto Bismo for Alexander. But I’ll be lenient and deduct $5 for your 1982 Conan the Barbarian script. Spike Jonze, I rented Omen from Blockbuster because you told me over the phone that it was “awesome”. It wasn’t. You owe me $3.27. Sacha Baron Cohen, you suck. But let’s move on. I’m not the kind of girl that likes to dwell. At the moment, a film that was never made currently piques my interest. Alison Castle’s Stanley Kubrick’s Napoleon: The greatest Movie EDITORIAL DIRECTOR : EDITOR IN CHIEF : ART DIRECTOR: PUBLISHER: James Oliver Joy Yoon Anthony Coleman Noise Media Ltd MAGAZINE NO 4 24 Ça aurait sûrement contrarié ces chics types du Bauhaus, mais vous préférez les vases sans fleurs dedans, surtout s’ils sont dessinés par Aalto (79 € sur madeindesign.com). Les fruits aussi, c’est pour donner une touche de couleur à l’immaculée cuisine, donc de l’orange (4 € au marché d’Aligre, Paris 12e) puisque que c’est la couleur de la saison. Mais votre esprit de contradiction ne résiste pas au romantisme de Venise, surtout si une biennale s’y déroule ; vous y invitez votre moitié (140 € les deux pass), qui ne se déplace plus sans sa pochette 50’s et forcément orange (9,90 € chez H&M). Vous passerez aussi un après-midi à la plage, seul endroit où vous pouvez lire, sans culpabiliser, la presse people (10 € au kiosque). SHOPPING 243 Photographie : Ill studio Stylisme : Olivia Bidou VASE ORANGES PRESSE PASS BIENNALE POCHETTE 79€ 4€ 10€ 140 € 10€ 243€ MAGAZINE NO 4 26 MAGAZINE NO 4 27 On vous répète d’acheter de l’art, mais vous n’aimez rien tant que la mode ; vous trouvez donc un compromis avec ce foulard en soie de Cy Twombly (90 € à la galerie Yvon Lambert), multiple et accessoire à la fois. Vous êtes à sec, mais trouvez la parade : vous vendez quelques grammes d’or (pour 171 € sur achat-or-paris.com) et le commerce peut reprendre. Entre-temps, vous avez beau maintenir vos cheveux avec un serre-tête (Monika Soszynska, 100 € au Bon Marché, Paris 7e), il fait trop chaud et seul votre ventilateur (120 € sur Ebay) peut vous secourir… ou un remède d’enfant ? Une bonne vieille glace (4 € chez Amorino) et la torpeur s’éloigne. FOULARD OR SERRE-TÊTE VENTILATEUR GLACE 90€ -171€ 200€ 120€ 4€ 243€ MONTRE ESPADRILLES ROSES LETTRE D’AMOUR MAGAZINE PHOTO Vous ne quittez pas Paris cet été ? Ce n’est pas une raison pour vous interdire d’envoyer des cartes postales (2 € chez Quasimodo souvenir, 17 rue d’Arcole, Paris 4e). Votre éventail fluo (3 € à Belleville) ne parvient pas à lutter contre la chaleur, vous décidez d’aller au sauna (38 € à la Mosquée de Paris) en voiture, toutes vitres ouvertes. Vous dédaignez le parcmètre et le PV pour le stationnement vous coûtera maintenant 20 €. Pour conjurer le mauvais œil, vous achetez ce sautoir poisson de Yazbukey, qui ne passera pas inaperçu (180 € chez Colette, 213 rue Saint-Honoré, Parie 1er, colette.fr). 50€ 95€ 12€ 46€ 40€ 243€ C’est l’été, votre Swatch Jeremy Scott vous le confirme (50 € chez Colette, 213 rue SaintHonoré, Paris 1er, colette.fr) et, chaussant vos espadrilles (95 € chez Zespa, zespa.fr), vous vous précipitez pour acheter deux roses (12 € chez Les Bouquets Roses, 243 rue des Pyrénées, Paris 20e), si l’amour venait à se présenter. En attendant, vous feuilletez un vieux Photo (40 € sur Ebay), dont la nouvelle formule ne vaut décidément rien. Mais, ne pouvant plus attendre, vous décidez de jouer le faux et demandez à un écrivain public de rédiger une lettre d’amour (46 € sur ta.plume.free.fr), dont vous seriez le destinataire, un peu aussi pour vous trouver un point commun avec Sophie Calle. CARTES POSTALES ÉVENTAIL SAUNA PV SAUTOIR 2€ 3€ 38€ 20€ 180€ 243€ Vous avez acheté un iPhone, comme tout le monde, mais c’est de ce Bang & Olufsen qui vous relie à votre bureau (125 € aux Puces du Design) que vous continuez à passer la plupart de vos coups de fil. Tout vous incite à mettre du orange dans votre vie cet été ? Vous optez pour des pigments bruts (12 € au BHV) et vous souvenez ainsi de la profondeur des monochromes d’Yves Klein. Envie de changer de tête ? On ne pense pas assez au postiche (19 € chez MGC, 10 passage de l’Industrie, Paris 10e), pourtant, ça vous change une silhouette… Et sur votre lancée, vous élisez une nouvelle eau de toilette (75 € sur diptyqueparis.com). Mais rien ne vaut la fiction ; vous ouvrez alors un livre de poche nouvelle génération au format à l’italienne et en papier bible (12 € sur editionspoint2.com). TÉLÉPHONE PIGMENTS PERRUQUE EAU DE TOILETTE LIVRE DE POCHE 125€ 12€ 19€ 75€ 12€ 243€ MAGAZINE NO 4 32 20-23 octobre 2011 TEXTES P.36 : INTERVIEW GILLES BENSIMON P.40 : IMAGES LES ATHLÈTES P.42 : BIOGRAPHIE LOULOU DE LA FALAISE P.46 : CHRONIQUE T’AS PAS D’AMIS ? P.48 : LOGO UN BOULOT MONSTRE P.50 : LEXIQUE À PROPOS DES MAGAZINES DE MODE P.52 : OFF RECORD LE FILM DE MODE grand palais & tuileries, Paris fiac.com Organisé par !"#$%&"'#%()*+,'%- MAGAZINE NO 4 35 INTERVIEW GILLES BENSIMON Photographe de mode français, Gilles Bensimon a débuté sa collaboration au magazine Elle en 1967. Installé à New York depuis 1985, il a participé au lancement de l’édition américaine dont il deviendra directeur de création de 1999 à 2009. Star de l’âge d’or des top models, il a shooté Christy Turlington, Claudia Schiffer ou encore Cindy Crawford, et a été marié à Elle Macpherson. Ses images sur le vif, dynamiques et élégantes ont assuré son succès auprès de célébrités comme Jennifer Lopez, Sarah Jessica Parker ou Beyoncé. Comment devient-on photographe de mode ? Certains garçons rêvent de devenir pompiers, moi je ne voulais rien faire. J’avais bien une attirance pour les photos de famille, les clichés de mariage, mais bon… J’ai préparé les Arts Décoratifs, sans les faire ; j’avais un certain détachement par rapport à la vie – je ne me suis jamais considéré comme un exemple. Et puis je me suis retrouvé à assister un photographe et tout s’est enchaîné. En revanche, la mode m’a toujours intéressé. Quelle est la fonction d’un magazine de mode ? Il faut que l’on ait envie de ressembler aux gens que l’on voit dedans. Il y a quelques années, j’ai acheté un kilt long d’Hedi Slimane, je ne l’ai jamais mis. Mais un magazine m’en avait donné envie. Quels magazines appréciez-vous actuellement ? De temps à autre je regarde Monocle, cela m’amuse. C’est sec ! Tyler Brûlé, l’éditeur, est un peu janséniste. J’avoue ne jamais vraiment finir les articles ; c’est sans doute lié à la mise en page peu comestible. Mais ça m’intéresse, car il propose l’image d’un monde qui lui convient à lui. C’est personnel et cohérent. En quel sens ? La mode me passionne, car elle raconte des choses sur les gens qui la porte. On s’habille toujours pour des raisons précises : pour se faire respecter au boulot, se faire baiser, montrer sa réussite ; pas juste parce qu’il fait froid et qu’il faut bien se couvrir. Et puis cela donne de l’énergie : un T-shirt qui vous va bien, ça vous porte ! […] La plaie, dans mon métier, c’est la généralisation du moodboard. Devoir s’inspirer de photos déjà faites par d’autres […] Je n’aime que les choses immédiates ! […] J’envisage les photos comme des traces d’instants vécus. Comment avez-vous vu évoluer la presse ? Les magazines de mode ont une existence relativement récente, une cinquantaine d’années tout au plus, ce n’est pas beaucoup ! Avant, il existait bien des revues, mais elles ne touchaient que peu de gens et le phénomène demeurait assez élitiste. Ce qui a tout changé, c’est l’avènement du prêt-à-porter dans les années 60. Des gens comme Hélène Lazareff ont su refléter dans les pages de Elle cette envie de changement et d’une mode pour la première fois abordable. Cet aspect social, ce lien avec l’époque et le réel a quelque peu déserté la presse de mode contemporaine. Je ne suis pas persuadé que la fonction d’un magazine de mode soit de refléter la réalité ; il s’agit davantage de faire rêver. L’important, c’est de ne pas s’ennuyer en feuilletant un magazine. Lorsque Carine Roitfeld dirigeait Vogue Paris, j’avais toujours envie de le regarder, il s’en dégageait une forme de bonne humeur, d’énergie et de force. Ça lui ressemblait, il y avait une identité. Il existe plein d’autres éditions de Vogue que je n’ouvre jamais. J’ai peut-être tort, mais je n’en attends pas grand-chose. Pensez-vous qu’un magazine doive porter l’empreinte de celui qui l’anime ? Vous-même avez longtemps incarné le Elle US… Oui et non. Le Elle US, je l’ai certes incarné, mais je ne l’ai pas inventé seul, disons plutôt qu’avec le directeur artistique, nous avons adapté au marché américain l’esprit du Elle. C’est-à-dire ? En arrivant MAGAZINE NO 4 36 aux États-Unis, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup de femmes très belles dans ce pays mais qu’elles n’en étaient pas vraiment conscientes. Comme toujours, il y existait des stéréotypes dominants : à l’époque, dans les années 80, il fallait être blonde avec un brushing. Bon… Nous nous sommes donc attachés à retranscrire dans les pages du journal des styles de femmes que l’on voyait dans la rue mais qui n’étaient pas représentés dans la presse. On essayait de styliser ce qui nous semblait être « l’esprit » de la femme américaine. moins le cas en Europe. Je trouve certains titres plus forts. Enfin, je ne désespère pas de la presse américaine, car les Latinos l’emportent aux États-Unis. Du coup, les femmes sont plus sophistiquées. Les Latines sont toujours impeccables : elles se coiffent, font des manucures, se maquillent… Leur énergie influera. Par le passé, j’ai fait des covers avec Salma Hakey ; les ventes se sont envolées ! En tout cas, la mode, le plaisir de s’habiller, c’est plus un truc de Latins ou de juifs. Les Wasp ergotent pour des trucs en solde chez Barney’s ; ils n’ont pas autant ce goût de l’apparence. Et quelle image de la femme reflètent pour vous les magazines aujourd’hui ? Le monde de l’art reflète parfaitement notre époque ; Jeff Koons nous ressemble, il est très grand, très brillant et très cher ! Les magazines de mode me semblent moins connectés au présent. Je les trouve trop stéréotypés. Prenez les mannequins : elles se ressemblent beaucoup plus qu’avant ! Quand on parle de l’époque des super-modèles, on ne les confondait pas. Kate Moss ne ressemblait pas à Linda Evangelista, qui ne ressemblait pas à Naomie Campbell ou à Cindy Crawford. Les filles d’aujourd’hui me semblent moins marquantes. Du coup, on a fini par utiliser des vedettes pour les covers. L’influence de la mode sur les femmes vous semble-telle croître ? Une fille qui est hippy chic ne va pas changer. Celle qui s’habille femme d’artiste en Comme des Garçons ou Yohji Yamamoto, de même. Chaque femme a son style et je ne pense pas que les défilés aient une grande influence. Plus que la mode, c’est leur corps, le personnage qu’elles ont envie de représenter qui détermine la façon qu’ont les femmes de s’habiller. Et puis, les tendances, les vraies, viennent plutôt de la rue. Vous avez travaillé avec les plus grands tops sans jamais verser dans les dérives sexy outrancières de l’époque. Vos images sont plus « peps » que sensuelles. J’aime beaucoup les images sexy, celles d’un Terry Richardson me plaisent beaucoup, mais j’ai trop de pudeur pour faire ce genre de choses. Quand je photographie incognito des gens dans la rue, ils sont d’ailleurs toujours de dos. Par timidité, pour ne pas déranger. Quels photographes vous intéressent pour l’instant ? Plus que les photographes, ce sont les photographies qui m’intéressent, et le plus souvent des images de reportage dans les quotidiens. Je m’attache au regard des personnages, à la composition, aux arrièreplans. Au cinéma, d’ailleurs, je regarde souvent davantage les arrière-plans, les figurants, que l’acteur principal. Chez Hitchcock, c’est même un jeu… Quelles sont les différences entre les presses de mode américaine et française ? Les États-Unis sont un grand pays. Les gens du Midwest ne sont pas ceux de la côte Est ; pour vendre un magazine, il faut qu’il plaise à un tas de monde différent. D’où un certain formatage… C’est un peu Certains photographes vous ont pourtant marqué ? L’idée même du grand photographe m’ennuie. C’est vrai, certaines images d’Hans Feurer m’ont passionné. Comme celles de Bob Richardson [le père de Terry Richardson, ndlr], dont j’ai encore intacte en mémoire une série en Grèce pour le Vogue français des années 70. MAGAZINE NO 4 37 Je suis par contre moins sensible aux images très esthétisantes. J’admire évidemment Richard Avedon, mais ses photos ne me passionnent pas plus que ça. retouché ses photos ; le résultat ne manquait pourtant ni de charme, ni de sex-appeal. La retouche ne se justifie à mes yeux que pour les personnes d’un certain âge, afin d’estomper certaines ingratitudes. Lorsque l’on parle avec quelqu’un qui a dans les 70-80 ans, on est capté par son regard, séduit par son attitude, pris par ses propos. Sur une photographie ne restera de cet instant qu’un masque de chair. Par élégance, on se doit de styliser quelques trucs sur le visage, sans aller jusqu’à de la chirurgie lourde. Qu’est-ce qui a le plus changé dans l’image de mode au cours de votre carrière ? Je feuilletais dernièrement un magazine et découvrais, avec effarement, une énième série façon La Strada. D’un pénible ! Complètement bidon : avec un faux metteur en scène, un décor de cirque… La plaie, dans mon métier, c’est la généralisation du mood-board. Devoir s’inspirer de photos déjà faites par d’autres. Refaire à l’infini des images clichés. Je n’aime que les choses immédiates ! Une capture sur le vif, à l’endroit où l’on est, au moment présent. J’envisage les photos comme des traces d’instants vécus. Vous préparez beaucoup vos séances ? Non, c’est le moment qui compte. Ce n’est pas que je sois désinvolte, j’éprouve toujours une grande angoisse avant les shootings. Je ne cesse d’y penser, mais je n’aime pas m’y préparer. J’ai réalisé dernièrement le portrait d’un homme très impliqué dans l’environnement. C’était au mois de novembre, au bord d’un lac, ou plutôt d’un marais. Il pleuvait des cordes, c’était horrible ! On ne savait plus comment s’en sortir, alors je lui ai demandé de rentrer dans l’eau tout habillé sous la pluie. J’avais la photo ! Pour les séries de mode, c’est un peu pareil, il faut savoir saisir les accidents. Vivre l’instant. Souvent, en voyage, je ne travaille pas le matin, on commence par déjeuner. Cela donne à l’équipe l’impression d’être en vacances. Si vous demandez à tout le monde de se lever à 4 heures du matin à cause de la lumière, l’ambiance n’est pas vraiment la même. Et l’ambiance, c’est important ! Vous comprenez, sur un shooting, les mannequins passent leur temps à se faire manipuler : les rédactrices ajustent leurs vêtements, les coiffeurs replacent les cheveux, les maquilleurs retouchent leur teint. C’est assez stressant ! Alors, pour se protéger, elles rentrent en elles et se cachent derrière la carapace d’un personnage. Elles reproduisent du coup les mêmes images d’elles. Les filles connues ont souvent la même expression sur toutes les photos. C’est bien d’arriver à les emmener ailleurs, et pour cela il est important de créer un climat de confiance. On trouve de plus en plus de vidéos de mode sur Internet ou iPad, cela vous intéresse ? Si ces vidéos sont seulement des « images en mouvement », non, cela ne m’intéresse pas. Je préfère le cinéma, qui raconte des histoires. Vous réalisez nombre de vos clichés de mode dans la rue. Oui, mais cela marche mieux dans des endroits un peu exotiques, sans que l’on sache trop bien où l’on est. Un peu de poésie ne fait pas de mal au réel. Le numérique a-t-il modifié votre façon de travailler ? J’aime bien le numérique, car ça va vite, on fait rapidement l’editing. Mais quand je shoote, je ne regarde pas l’écran pendant la séance, je regarde le résultat plus tard. Le lendemain ? Non, longtemps après. En fait, je ne suis pas pressé de regarder. J’ai une idée de ce que l’on a fait et je sais. Le rapport aux images a beaucoup évolué ces dernières années. On reçoit tant d’images à travers Internet et la télévision qu’on ne leur attache plus vraiment d’importance. J’ai une petite théorie là-dessus : il y a les images choisies, celles qui vous marquent, et les images reçues, que l’on oublie. Les plus marquantes sont souvent celles qui vous ont demandé un effort : il a fallu se rendre dans un musée, ouvrir un livre, voir un film en DVD. Celles venant directement à nous ont rarement le même impact. Mais lorsqu’il s’agit d’images publicitaires et que les clients sont présents sur la prise de vue… vous êtes bien obligé de décider avec eux ? Ah ! Mais là, je n’ai même pas mon mot à dire… Tout le monde intervient ! Mais pourquoi pas ? c’est comme ça, il s’agit de commandes. Quels autres bouleversements ont marqué votre activité ? Photoshop ! Et je n’en raffole pas… Quand je travaille, j’essaye d’avoir mon image et j’utilise le moins possible la retouche. Helmut Newton n’a jamais Est-ce à dire que les images se sont banalisées ? Là, par exemple : regardez, nous sommes dans MAGAZINE NO 4 38 C’est avec des rédactrices comme Nicole Crassat ou Carlyn Cerf que j’ai fait mes meilleures photos. Le problème, c’est plutôt lorsque l’on collabore avec des gens pas très inspirés qui vous disent juste : « On va shooter des pull-overs ! » Là, le photographe a intérêt à assurer… un restaurant, à la table d’à côté une dame fait des photos de sa copine. On se demande bien pourquoi. Elles ne les regarderont sans doute jamais ces photos. Non, faire des photos est devenu une sorte de rituel. Une façon de dire nous passons un bon moment ensemble à l’Hôtel Costes. C’est un geste symbolique signifiant l’importance de ce moment. Mais les photos… D’une certaine façon, les rédactrices sont devenues des stars. Les avant-textes des magazines de mode décortiquant aujourd’hui leur look à la sortie des défilés, comme hier celui des stars sur le tapis rouge. Quand je travaillais au Elle US, il y avait une rédactrice, une petite Française avec du charme, que Bill Cunningham (photographe spécialiste du style de rue à New York ) s’est mis à poursuivre pour la prendre en photo. Rapidement, elle a changé sa façon de s’habiller ; elle est devenue plus spectaculaire. Je ne sais pas si c’était un mieux… Il est vrai qu’aujourd’hui, le nombre de photographes présents sur les défilés, non pour les podiums mais pour shooter les gens à la sortie, est devenu délirant. Je pense que c’est lié à l’idée de reconnaissance. Un phénomène très warholien. Anna Dello Russo, par exemple, je ne sais pas vraiment ce qu’elle fait ; je la vois au show Dior avec des vêtements extravagants, les photographes mitraillent ! Bon, très bien, mais l’élégance pour moi c’est davantage Carlyn Cerf, qui s’habille non pas pour être vue mais se sentir à l’aise. Un pantalon noir, un imperméable, un beau pull ; elle sait qu’elle a besoin de se déplacer. Elle est dans la vie. […] la mode, le plaisir de s’habiller, c’est plus un truc de Latins ou de juifs. Les Wasp ergotent pour des trucs en solde chez Barney’s ; ils n’ont pas autant ce goût de l’apparence. Tout le monde est d’ailleurs devenu un peu photographe. Oui, et sur les séances, c’est même insupportable. Tout le monde sort son téléphone et mitraille : le maquilleur, les assistants, le client. Parfois, c’est un making of, un autre jour un film pour Internet. On aboutit à une espèce de confusion. Les mannequins ne savent plus qui et où regarder. J’ai demandé à ce que cela cesse sur mes prises de vue. Le statut de photographe star en prend un coup. Le photographe a perdu de sa superbe. Dans le métier, les gens tendent d’ailleurs à penser que l’on peut s’en passer. Une jolie fille, avec un maquilleur, sur une plage, ça ira bien ! Qu’importe le photographe, on s’en sortira toujours à la retouche… Moi, je sais juste que ce n’est pas l’appareil qui fait la photo. C’est comme la mise en page, avec les computers, tout le monde est devenu DA. À mes débuts, on faisait les maquettes manuellement, on réalisait les tirages, les découpait, c’était long, mais il y avait de l’émotion. Maintenant, deux clics et le journal est fait. Avec les machines, tout le monde perd un peu de son pouvoir. Dans les journaux, il n’est pas rare de voir les rédactrices décider elles-mêmes de la mise en page, assises derrière le maquettiste. « Mets cette photo en plus grand, j’aime bien la robe », réclament-elles… On voit même des rédactrices se muer en mannequin sur les campagnes publicitaires de marques de mode. Tout le monde veut exister un peu… Enfin, moi, je déteste être photographié, je ne m’aime pas assez. Propos recueillis par Cédric Saint André Perrin Depuis le triomphe du numérique, les rédactrices de mode ont d’ailleurs pris le pouvoir sur les séances, maîtrisant la composition des photos via les écrans. Elles doivent avoir le pouvoir de toute façon, car ce sont elles qui déterminent l’angle d’une série ! À gauche : Elle US, mai 2000 À droite : Elle US, mars 1992 MAGAZINE NO 4 39 IMAGES LES ATHLÈTES À l’opposé des corps parfaits peaufinés par Photoshop et parfois la chirurgie qu’exhibe la publicité, deux marques ont récemment fait appel à des handicapés pour incarner leurs produits. Mais est-ce pour autant un véritable renversement? « Au-delà du parfum »… et au-delà de l’homme : filant sur ses prothèses inspirées de pattes de guépard, le sprinter et champion paralympique Oscar Pistorius est le super-héros de la campagne pour le parfum A*men de Thierry Mugler. Les fameuses lames de course en fibre de carbone y ont été customisées à l’aide d’une imposante armature métallique afin d’intégrer pleinement l’esthétique futuriste voulue par le créateur du parfum Alien. Pendant ce temps, sur le Net, le making of d’une prochaine campagne L’Oréal laisse apparaître l’ancienne athlète handisport Aimée Mullins en nouvelle ambassadrice. L’ex-modèle d’Alexander McQueen et créature pour Matthew Barney y alterne des prothèses de différentes natures : échasses mécaniques complétées de baskets, ou faux-semblants munis de talons. de la beauté. Révolution ? La mode et plus largement l’univers cosmétique ont toujours rêvé d’un corps qui s’émanciperait de la nature, un corps qui outrepasserait les accidents et les déterminismes pour explorer les possibles plastiques de la seule sphère esthétique. Or, les corps travaillés de Pistorius et Mullins, qui plus est « compensés » et reconfigurés à l’aide de la virtuosité scientifique, peuvent effectivement être des exemples spectaculaires de ce désir : voir les jambes de course de Pistorius, si bien pensées qu’elles l’avantageraient par rapport aux athlètes « ordinaires », ou Aimée Mullins s’amusant de ses douze paires de jambes, superstructures techniques ou fantaisies alternant les tailles, les formes et les matériaux au gré des collaborations dont elle aura pu bénéficier. Deux personnes amputées des deux jambes dans leur plus jeune âge et donc porteuses d’un lourd handicap se voient simultanément promues par le business En s’emparant de ces deux corps, Mugler et L’Oréal jouent sur plusieurs tableaux. Ils réinterrogent les standards de la beauté en repoussant ses limites, MAGAZINE NO 4 40 […] La mode et plus largement l’univers cosmétique ont toujours rêvé d’un corps qui s’émanciperait de la nature, qui outrepasserait les accidents et les déterminismes pour explorer les possibles plastiques de la seule sphère esthétique. vite, du corps comme « un outil de pouvoir » et de revanche, pour peu que l’on s’en donne la peine, que l’on en ait la volonté. Belle, Blonde, haute et un peu raide sur ses prothèses fuselées, elle parle de perspectives inouïes, allant et venant sur la scène à grandes enjambées, ses faux talons martelant la trajectoire implacable de son destin : héroïne pressée par un monde impitoyable. ils se positionnent à l’avant-garde en se montrant conscients de ce à quoi est confronté le corps contemporain à l’heure de la technologie bionique, ils esquissent de nouveaux horizons tout en faisant preuve d’ouverture et de tolérance – à l’image du fameux credo « démocratique » de L’Oréal : « Vous le valez bien ». En réalité, les aventures édifiantes d’Oscar Pistorius et d’Aimée Mullins condensent de manière dramatique deux grandes mythologies actuelles : le culte de la performance allié à une conscience suraiguë de soi et du corps ; un corps ici complété par la science, puis dompté à des fins sportives, transcendé à des fins artistiques, maîtrisé et médiatisé à des fins commerciales. Céline Mallet Toujours sur Internet, on peut entendre Aimée Mullins méditer ce parcours lors d’un discours pour la TED Foundation. Il y est bien sûr question de nos fragilités, de « nos glorieuses infirmités », mais aussi, et bien Campagne A*Men de Thierry Mugler et couverture de Die Zeit Magazine, novembre 1998. MAGAZINE NO 4 41 BIOGRAPHIE LOULOU DE LA FALAISE Trois petits tours de poignet et puis s’en va… À coup de bracelets cliquetants et d’étoffes bigarrées flottant au vent, Loulou la belle, l’aristo-bohème, a su envoûter le grand garçon timide, mi ange mi démon, que fut le mythe vivant Saint Laurent, et pénétrer le monde merveilleux de la mode et ses faux-semblants… 1948 Naissance de Louise Vava Lucia Henriette Le Bailly de la Falaise – « Ma mère voulait que je sois poète… Alors elle m’a appelée Louise. » (1) – ; fille du comte Alain Le Bailly de la Falaise, écrivain et traducteur, et de sa seconde épouse Maxime Birley, elle-même fille de Sir Oswald Birley, portraitiste renommé de la classe dirigeante britannique et de Rhoda Birley, Irlandaise excentrique et autoritaire qui parcourait le Sussex au volant de sa voiture, telle une héroïne hitchcockienne. ne l’amuse guère plus d’un an. Elle rêve déjà à des horizons plus dansants. Elle fait alors comme tout le monde, elle divorce, et prend l’avion pour New York. Dans la ferme intention de s’amuser et, qui vivra verra, de faire son trou dans la mode ; sa seule issue, lui semble-t-il. Après quelques petits boulots en tant que mannequin, elle travaille comme junior editor à Queen Magazine avant de concevoir des tissus et des motifs imprimés pour le styliste Halston (parmi lesquels un imprimé décoré de petits lapins en érection. Shocking !) Le charme opère… Le gratin new-yorkais (Fred Hughes, le lieutenant d’Andy Warhol, le styliste Fernando Sanchez, la créatrice de bijoux Elsa Peretti) l’adoptent. Quand elle débarque à Paris, dix-huit mois plus tard, sur invitation de Fernando Sanchez devenu son boyfriend, c’est toujours pour s’amuser. 1950 Allergique au conformisme et aux petites robes noires, Maxime de la Falaise – « The only truly chic English Woman », aux dires du photographe Cecil Beaton, qui lui assène aussi ce compliment : « Vous êtes la seule Anglaise de ma connaissance qui arrive à avoir du chien dans des tenues vraiment hideuses » – est cette fille élégante chargée d’attirer la clientèle anglaise chez Elsa Schiaparelli, Paquin et Jacques Fath. Et se revendique plutôt comme « la fière propriétaire d’une paire de jeans et d’un soutien-gorge balconnet » avant d’être une bonne épouse et une bonne mère. « Je ne connaissais rien aux lois françaises et, en ce tempslà, une femme qui osait divorcer était automatiquement perçue comme une “mère indigne” et perdait tous ses droits », regrette alors Maxime de la Falaise. Après le divorce de ses parents, Loulou et son petit frère sont placés dans une famille d’accueil en Seine-et-Marne. […] Elle rêve déjà à des horizons plus dansants. Elle fait alors comme tout le monde, elle divorce, et prend l’avion pour New York. Dans la ferme intention de s’amuser et de faire son trou dans la mode. 1955 Pensionnaire en Angleterre la semaine, enfant écartelée entre son père, sa mère et sa famille d’accueil le week-end, Loulou et ses grands yeux écartés suspend ses rêves dans son imaginaire, converse avec ses amis les fantômes – « Il faut croire aux fantômes pour en voir… J’en ai vu… » – et « sculpte des dieux du vent dans des bouts de bois » en attendant d’être plus grande. « Je sais que les enfants ont terriblement souffert […] La force de Loulou vient en grande partie du fait qu’elle a eu à protéger son frère et à se protéger elle-même », concède Maxime de la Falaise. 1968 Comme tous les dimanches après-midi d’été, Fernando convie son ancien camarade de classe, Yves Saint Laurent, et sa bande chez lui, place Furstenberg, pour une tea party – un horaire encore très à la mode : « C’est un horaire étrange. Je suis née à cette heure-là. Ma mère me disait que c’était celle des cocktails, et ma grand-mère celle du thé », se souvient Loulou. « Ce moment permet toutes les fantaisies. Moi, je mettais de l’alcool dans mon thé », renchérit Betty Catroux (2). En plus de la fameuse brioche chaude et du joint de Marijuana roulé maison, comme le veut la tradition ; en 1966 Sur un coup de tête, Loulou se marie à Desmond FitzGerald, 29e chevalier de Glin ; un prince pas si charmant. Jouer à la châtelaine du haut de son donjon néogothique du comté de Limerick (Irlande) MAGAZINE NO 4 42 Il voulait aussi goûter à cette friandise-là. » Dans le Swinging London, Loulou a fréquenté la bande des Stones et celle des Beatles, les Guiness et les décorateurs en vogue, tout en récitant des poèmes devant Edward Heath, le chef du parti conservateur, ami de sa grand-mère, Lady Birley. Un curriculum vitae qui fascine l’artiste maudit Saint Laurent, ce garçon timide aux lunettes de notaire devenu baba cool pour pimenter sa vie trop sage. Quant à la petite hippie anglaise, elle ne veut plus endosser le rôle de la princesse emmurée sous sa cloche de verre, pas plus qu’elle ne souhaite jouer à la bourgeoise irréprochable tenant en laisse un labrador sable – cette cliente que Yves exècre et qu’il ne veut plus servir. « J’aime le présent, la jeunesse de maintenant… Je me sens en accord avec la jeunesse anglaise… pas la française… », déclare-t-elle dans Vogue Paris, en mai 1969. Et de confesser plus tard : « Les Parisiens “de la haute” étaient tellement collet monté… Toutes les femmes croyaient que j’avais des vues sur leur mari, mais quand ce n’était pas le cas, elles se sentaient insultées… » plus des mannequins, call-girls et vedettes de cinéma, l’hôte concupiscent se fait un malin plaisir de débusquer chaque semaine de nouveaux invités pour renouveler l’air frais : Jeanloup Sieff, Talitha Getty, Jack Nicholson apportent leur lot de distractions au « gang Sanctos Sanctum » (Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, Betty Catroux, Clara Saint, Thadée Klossowski). Mais ce jour-là, c’est Loulou l’oxygène… « Une jeune fille flotte à travers l’appartement, secouée d’accès de fou rire. Ses traits et son expression font penser à un tableau du préraphaélite Edward Burne-Jones, mais sans le tragique. Chargée d’une vitalité électrique, planant à la ganja, elle est ravissante, fluide et aérienne dans une tunique en chiffon et un pantalon en satin assorti signés Ossie Clark. Elle porte un collier en verroterie, un foulard est noué sur ses cheveux ébouriffés comme une tête de pissenlit [...] Elle arbore à son poignet filiforme l’une de ces pinces en métal avec lesquelles les garçons de café fixent les nappes sur les tables par les journées venteuses. » (3) Envoûté par ce tourbillon de vitalité et d’audace, Yves Saint Laurent ne perd pas une miette de la scène : les volutes de sa tunique, sa grâce pétillante, sa beauté romanesque, son rire de gamine et son accent châtié le transportent loin dans la haute société londonienne d’avant-guerre. Le couturier au goût si français en perd son latin. « Loulou ne partira pas à l’assaut des fortifications qui protègent Yves. Elle n’en a pas besoin : elle les enjambe d’un pas léger comme si elles n’avaient jamais existé. Ils sont tous amoureux d’elle, Fernando, Yves, et même Pierre. Amoureux et fascinés. C’est une synthèse du plus pur lignage aristocratique qui la relie au passé du Vieux Continent – qualités dont tous les couturiers raffolent – et de la modernité la plus cool, celle du Swinging London des années 60. » (4) 1972 Yves Saint Laurent invite Loulou dans son fief, à Marrakech, pour un séjour d’une semaine. Une invitation test avec un défi vestimentaire à la clé, « Couture » oblige. Défi qu’elle relève haut la main, aussi à l’aise en tong, en sarong, qu’en robe longue. Plus intéressée par le jeu des accessoires, Loulou s’habille de « riens », de tissus chamarrés dont elle s’enrubanne avec habileté, de pierres ésotériques dénichées au cours de ses voyages, stupéfiant ses hôtes par son don de l’improvisation. « Nous n’avions que des chiffons, des oripeaux, mais Loulou savait les transformer pour créer un nouveau look. Elle était la mieux habillée de toutes, rien qu’avec une épingle à nourrice ! » témoigne sa mère. Avec son naturel jamais décontenancé, aucunement intimidée par les bouledogues d’Yves Saint Laurent et par le plus féroce, Pierre Bergé – qui lui rappelle un personnage de Tintin –, elle joue la fille de l’air, la sauvageonne intrépide balayant dans son sillage des fragrances de mystère… « Yves n’aimait 1970 « C’était l’époque où la mode connaissait le plus grand changement de son histoire et où les mentalités changeaient énormément aussi. Pour la première fois, les femmes n’étaient plus forcées d’avoir l’air de “dames”, elles pouvaient avoir l’air qui leur chantait. Je crois qu’Yves a été très frappé par la liberté du Londres des années 60 qu’il a vue en moi tout de suite. MAGAZINE NO 4 43 couturier se nourrit de ses muses sur lesquelles il projette une facette de sa personnalité, ses idéaux ou ses vieux démons. « La mode, c’est pour beaucoup une affaire de petits garçons fantasmant sur leurs mères ou sur des générations passées, et donc évoluant dans un univers qui est plus ou moins révolu quand ils atteignent leurs 21 ans », analyse Loulou. « Quand on voyait un défilé de Saint Laurent, on voyait une Loulou, une Betty, une Clara, une Paloma… On avait presque l’impression de voir défiler ses amies sur scène », constate l’une de ses amies. Rigoureuse et acharnée à la tâche, Loulou joue bientôt un rôle actif au sein de la Maison. Celle qui passait ses nuits au Sept – « là, j’étais chez moi. Fabrice Emaer, le propriétaire, me comptait parmi ses bébés roses. […] Il y avait les bébés roses, les petits nouveaux, et les bébés d’or, les stars qui entretenaient les bébés roses. J’étais mieux acceptée dans le milieu gay. Chez Castel, les machos trouvaient que je n’étais pas une femme à machos. Chez Régine, il fallait être accompagnée d’un homme mûr » – ou au Palace, rétorque à présent à ces oiseaux de nuit qui voudraient l’emmener faire la bringue : « Vite, vite, il faut que je dorme parce que demain je dois être belle pour mon patron ! » Bûcheuse infatigable – « je travaillais tous les jours, c’est sans doute ce qui m’a aussi sauvée. J’ai toujours eu ce truc qui faisait que, même si j’avais très peu dormi, et parfois pas du tout, il fallait que j’aille bosser. Si bien que, quel que fût mon état, j’y allais ». Celle qui incarne désormais l’image de la Maison doit être irréprochable, dévouée corps et âme à son patron. pas les femmes conventionnelles. Même si, plus tard, il s’est rapproché d’une esthétique plus bourgeoise, il ne s’entourait que d’amies ou de collaboratrices susceptibles de l’éloigner du conformisme qu’il aurait pu suivre. » (5) Le mythe Saint Laurent ne l’impressionne pas ; quand d’autres l’approchent sur la pointe des pieds, elle saute à pieds joints devant lui avec toute son effronterie. « Tout le monde était là pour répéter à Saint Laurent qu’il était un génie. Loulou, elle, était là pour déranger », raconte Hélène de Ludinghausen, directrice de salon chez YSL. De retour à Paris, les jeux sont faits ; il ne peut plus se passer d’elle et l’intègre au studio haute couture. « Je ne sais pas s’ils avaient une idée très claire de ce qu’elle allait faire pour eux. Pierre a sans doute pensé qu’elle mettrait de l’ambiance au studio », relate Maxime de la Falaise. 1977 Et d’une loyauté sans faille. Y compris le jour de son mariage. Ce jour conte de fée où, toute d’organza blanc, de perles, de plumes et de diamants vêtue, elle fait le serment à une journaliste de ne porter que du « Saint Laurent Rive Gauche ». Une publicité gratuite qui serait déplacée si la fiancée n’était pas arrivée dans la Rolls noire de Pierre Bergé, si le fiancé n’avait été le « fils de » Balthus, Thadée Klossowski de Rola – qu’elle a chipé à Clara Saint, l’une des plus vieilles copines de Saint Laurent – et si la note de la noce n’avait été entièrement réglée par le couple mécène. Échange de bons procédés. Loulou, la muse, et Thadée, le chevalier blanc du chic – mais au fait, que fait-il ? demande-t-on. Il brille, et ça suffit pour faire de lui quelqu’un –, s’unissent à la mairie du 14e arrondissement tandis que se pressent à l’intérieur les people Bianca Jagger, Marisa Berenson, Paloma Picasso, Hélène de Rothschild… Quatre minutes de cérémonie à la suite desquelles Loulou et Thadée deviennent le couple le plus glamour de Paris, quatre minutes relayées par un mitraillage d’images et de témoignages larmoyants – « Je ne l’ai encore jamais vue comme ça, elle a l’air si gamine, si mignonne. Vous savez, d’habitude, elle est tellement, tellement haute, tellement stylée, si parfaite. Là, elle est un peu différente, vous ne trouvez pas ? Mais je suis sûr qu’elle redeviendra elle-même dans cinq minutes », pense tout haut Saint Laurent. Un rayonnement international 1974 Après Betty, l’ombre maniaco-dépressive, Yves dégaine sa seconde carte, Loulou, le double effet cannabis, libérateur, désinhibant et hilarant. « Je donnais cette impression d’insouciance parce que pour moi c’était un moyen de dire bon, faisons comme si tout allait bien ! J’ai tendance à réagir comme ça, à empêcher la réalité de m’affecter. » Un jour héroïne romantique et tragique, un autre cocotte des années 40, le suivant Desdémone en bouquet garni ou Marlène Dietrich aux sourcils en croissant de lune, Loulou se prête volontiers au jeu de rôles qui lui incombe. La mode selon Saint Laurent est une pièce de théâtre, un roman ou un film d’épouvante. Peuplé de fantômes du passé et de personnages fantasques, le monde imaginaire du MAGAZINE NO 4 44 qui rejaillit sur la Maison Saint Laurent. Ou comment faire du marketing sans en avoir l’air. Quant à la pauvre Clara Saint, elle n’a plus qu’à ravaler sa fierté… « Cette soirée n’était pas drôle pour moi, c’est vrai. Je suis allée au cinéma avec des amis. Mais bon, Loulou était vraiment l’égérie, la muse de la Maison et c’était normal qu’on lui organise une soirée pour son mariage. Comment Yves aurait-il pu faire autrement ? » Et à retourner, dès le lendemain, officier dans son bureau de presse. La fidélité des muses ne doit jamais être ébranlée. Adoubée, une muse doit jurer fidélité, pour le meilleur et pour le pire. procuration. Elle lui souffle à l’oreille les dernières nouvelles mondaines, il vibre de ses escapades nocturnes récitées. Elle le représente aux yeux de Paris et de la haute société. 1990 Il lui dédicace ses collections hommages et lui fait relire ses vers inspirés : « Loulou de la Falaise, dite Loulou. Un nom qui pourrait être celui d’une favorite de Louis XIV, un surnom qui évoque une héroïne d’Alban Berg. C’est en résumé tout ce qui émane d’elle. Elle n’est que facettes multicolores et brillantes, nymphe au corps d’hermaphrodite, elle imprime à tout ce qu’elle fait ce jeu des contrastes les plus opposés mais qu’elle seule sait faire se rejoindre. Son élégance devient exubérance et s’encanaille. L’aristocratique et hautain dessin de son corps n’entrave en rien le parfum de trouble sensualité qui étonne, intrigue, accapare, dérange. Cette réserve lointaine est un appel plein de mystères. Ne nous y trompons pas : dans le voile impudique de dentelle noire se cache une petite fille qui est une vraie femme. » Mais un fantasme ne doit jamais devenir familier et suppose une limite à l’amitié. La superficialité exigée, qui gangrène progressivement toute la closerie Saint Laurent, est devenue un mode de vie. […] la muse doit être docile, légère, disponible à toute heure du jour et de la nuit ; elle doit écouter mais ne jamais s’attendre à l’être en retour, tout en oubliant ses susceptibilités. 2003 De sa passion pour les matériaux naturels (la verroterie, la rocaille, le bois, la fourrure), de sa passion pour les couleurs, que l’on veut chères à Yves Saint Laurent (le noir, le rouge vif, le bleu océan), et toutes ses « loulouteries », comme les appelle Saint Laurent, naît une collection de « bijoux évolutifs ». Tous ces éléments détournés de leur fonction originelle, glanés depuis l’enfance au fil des promenades bohèmes de Loulou et arrangés à la sauce romance, font de sa vie, son œuvre et une biographie croustillante bien ficelée avec tout ce qu’il faut de larmes, de paillettes, de gloires, et de souffrances enfouies pour contenter la presse. 1980 Par définition, la muse doit être docile, légère, disponible à toute heure du jour et de la nuit, elle doit jouir d’une grande culture visuelle, disposer d’un goût assuré et d’un bon esprit, elle doit écouter mais ne jamais s’attendre à l’être en retour, tout en oubliant ses susceptibilités. « Yves avait un rapport amoureux avec ses mannequins. Il fallait être parfaite, maquillée, avec du rouge à lèvres. […] Pour Yves, je faisais un effort tous les jours. Si j’arrivais sans rouge à lèvres, il me disait : “Tu as mauvaise mine aujourd’hui.” Si j’arrivais en talons plats, il me disait : “Qu’est-ce que tu as ? On dirait une souris.” Certains jours, il me lançait : “On dirait une mitte.” […] J’ai tout fait, j’ai eu les cheveux rouges, les cheveux longs, courts, des carrés de traviole. » Une muse doit tout à son divin créateur, son talent doit servir le sien, sa souffrance n’est jamais à la hauteur de la sienne. « Loulou nous raconte qu’Yves Saint Laurent est un tel génie qu’il n’en peut plus, tout simplement, qu’il doit avaler un million de pilules et que, quand il est déprimé, tout le bureau l’est aussi, sauf elle. Elle dit qu’elle fait comme si elle était heureuse, quoi qu’il arrive. C’est pour ça qu’elle tombe malade, parce qu’elle essaie tout le temps d’avoir l’air heureuse et que ça met son foie à rude épreuve. Ça fait quinze mois qu’elle ne boit pas, mais elle ne pense pas que la cocaïne lui fasse du mal. » (6) Pour la peine, Loulou a renoncé à ses pantalons pattes d’eph’ et ses oripeaux de bohémiennes, tout comme Yves a renoncé au Monde. Une saison poupée russe en chapka et bottes de cosaque, une autre héroïne exotique distillant dans son étoffe les relents sulfureux d’opium, elle incarne toutes ses collections. Il vit par Marlène Van de Casteele Page précédente : Photo, Peter Knapp À gauche : Courtesy Loulou de la Falaise 1. Vogue, « Les boutiques de Vogue », mai 1969. 2. Madame Figaro, « Conversation Betty Catroux et Loulou de la Falaise », no 20 034, 27 décembre 2008. 3. Alicia Drake, Beautiful People, Éditions Denoël, 2008, p. 146. 4. Ibid. 5. Madame Figaro, « Conversation Betty Catroux et Loulou de la Falaise », no 20 034, 27 décembre 2008. 6. Consigné dans le journal intime d’Andy Warhol, 11 février 1980. MAGAZINE NO 4 45 CHRONIQUE T’AS PAS D’AMIS ? Pour entretenir l’amitié sur le Web, les marques ont inventé un nouveau cheval de Troyes, le Community Manager. Qui papote au ras du réseau… […] Comment parler le vuitton, le kooples ou l’acne en temps réel ? À qui confier la voix de la marque ? Sans doute pas, comme souvent, au geek de service en stage non rémunéré. L’été a volé la vedette au printemps. Des rhododendrons aux jupes des filles, autour de vous, tout vibre de la sensualité de l’heureuse saison. Et pourtant, vous ne vous sentez pas bien. Vous esquivez les signes de cette dionysiaque exubérance, car vous avez le sentiment qu’elle n’est pas pour vous. Elle vous exclut parce que vous êtes désespérément seul. Ou du moins, vous vous croyez seul, car « à la base de chaque être, il existe un principe d’insuffisance » (Bataille). Heureusement, le monde moderne a inventé ce qu’il vous faut : « la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (Blanchot), autrement dit les réseaux sociaux, où l’on peut se rassembler pour discuter, comme au comptoir, sous l’aile fraternelle de son nouveau pote, le Community Manager. les services marketing ont inventé une nouvelle fonction miracle, le « médiateur de conversation », comme disent les Canadiens. À lui la charge de donner l’illusion à l’internaute qu’il est enfin en contact avec le cœur de la société, qui lui répond du tac au tac, sur Twitter ou Facebook. Descendant de leur ancestral piédestal, toutes les marques, y compris les plus luxueuses, abandonnent la rassurante logique verticale d’une communication se répandant vers les différents publics pour se plonger dans le dangereux bain de l’interactivité horizontale de la Toile, où chacun interpelle qui bon lui semble. Peur d’être perçus comme has been, ou fantasme d’entrer enfin en contact direct avec l’insaisissable client potentiel, les as du blogomarketing prônent le bavardage 2.0, au ras du réseau. Ringard, le vieux bouche à oreille ; aujourd’hui, c’est le « clavier à écran » que tentent de maîtriser les entreprises soucieuses de leur e-réputation. À 360°, elles ouvrent le filet des forums de discussion et des blogs susceptibles d’attirer le chaland prêt à se laisser convertir en maillon de la chaîne de diffusion du discours de la marque. Et pour recruter plus efficacement et animer cette communauté « d’amis » qui ne se connaissent pas, Loin de la dictature des chartes graphiques qui régnaient sur la communication du siècle dernier, nulle charte linguistique pour encadrer les porte-parole de la marque qui tchatchent sur le Web. Comment parler le vuitton, le kooples ou l’acne en temps réel ? À qui confier la voix de la marque ? Sans doute pas, comme MAGAZINE NO 4 46 souvent, au geek de service en stage non rémunéré, qui risque, comme ce fut le cas en mars chez Marc Jacobs, de se venger en direct de sa vie quotidienne en postant sur le site officiel : « Vous n’avez aucune idée à quel point Robert [Robert Duffy, PDG de la marque, ndlr] est difficile. […] Bonne chance ! Je prie pour vous si vous obtenez ce boulot. Robert est un tyran. » De même si le réseau s’enflamme contre les problèmes de qualité de la dernière collection ou s’il s’interroge un peu trop bruyamment sur les frasques pitoyables du designer star, charge au gestionnaire de la communauté de lui faire changer de conversation… s’il y arrive ! À moins qu’il ne parvienne à isoler rapidement les trublions par quelque tour de passe-passe technologique. Gap n’a pas eu cette chance, qui a voulu lancer un sympathique débat sur la sortie de son nouveau logo, sans doute minutieusement mis au point, et qui s’est vu infliger la cuisante humiliation de devoir revenir à l’ancien sous la pression netocratique. Difficile de descendre dans l’arène de la transparence quand on est issu d’un monde où rien ne doit être négatif… Hier, les marques prestigieuses jouaient un rôle de référent pour un public d’adeptes, aujourd’hui, elles s’inventent d’incertaines communautés d’amis, au risque de perdre leur part de mystère. Peut-être seraientelles bien inspirées de considérer le fameux adage de Marx (Groucho) : « Je ne supporterais pas de faire partie d’un club qui m’accepterait comme membre. » Stéphane Wargnier Bande d’amis, photographie de Quentin Bertoux. MAGAZINE NO 4 47 LOGO UN BOULOT MONSTRE […] Mais très vite, une fois la surprise passée, le dilemme a pris forme et a rongé les nuits du jeune patron d’agence, qui s’est senti comme pris au piège. Pour Jean-François Rosen, c’était une semaine comme les autres. Lundi-mardi au travail à Soluxionne, l’agence de communication qu’il avait lancée en 1989, basée dans la zone d’activité du Cap Nord, en périphérie de Dijon. Au programme : la gestion des projets en cours (menus et signalétique pour la Pizzeria della Citta, rapport d'activité du Conseil Général de La Côte d'Or) et relance des factures impayées, nombreuses et pesantes en ces temps de crise. Mercredi à l'ESAA, une école de design à Troyes, en tant qu'intervenant extérieur, puis jeudivendredi de nouveau à Dijon. Le brief était des plus classiques, sur le fond peu différent d'une commande purement commerciale : le Front National a changé, son image doit changer aussi. Un nouveau sang (c'était le terme employé dans le PDF du parti, ironiquement), une nouvelle époque, donc un nouveau logo. La première réaction de JeanFrançois Rosen a été l'incrédulité. Était-ce une plaisanterie d’amis au goût douteux ? Pourquoi faire appel à Soluxionne ? Mais très vite, une fois la surprise passée, le dilemme a pris forme, et a rongé les nuits du jeune patron d'agence, qui s'est senti comme pris au piège. D'un côté ses soucis financiers qui, depuis un an, mettaient en danger sa petite entreprise et réduisaient à néant les loisirs de sa famille. De l'autre une offre improbable, effrayante, mais qui pourrait à coup sûr lui permettre de payer ses dettes, de partir en vacances, de dénouer son ventre de l'angoisse quotidienne qui lui pesait tant. Dès le début, il prend la décision de garder ce client potentiel secret. Seule sa femme est mise dans la confidence. Elle est tout aussi choquée et surprise que lui, mais son quotidien, rendu très éprouvant par les difficultés financières de la famille, la fait pencher pour une solution qu'elle suggère à son mari : le projet serait pris en charge par Soluxionne, mais dans le plus grand anonymat. Mais le coup de téléphone reçu vendredi matin à l'agence, aussi inattendu que surprenant, allait changer le cours de son année, voire de sa vie. L'ironie du sort, c'est que son workshop avec les étudiants de Troyes portait sur la difficulté du rapport avec le client, de la commande qui n'inspire pas, qui déroute même. Recevoir un appel d'un parti politique en besoin de design frais aurait pu, d'une certaine manière, être un bon exemple concret à donner aux élèves. Mais cet appel ne venait pas de n'importe quel parti : le Front National était au bout du fil. Le service de la communication du parti avait apparemment été aiguillé vers Soluxionne suite au design par l'agence du logo de la région FrancheComté qui, semble-t-il, avait tapé dans l'œil de certains élus FN. Pour Jean-François, aussi habitué qu'il soit à gérer des clients institutionnels, voire étatiques, c'était quand même un choc. Abstentionniste depuis des années, il savait tout de même que son grand-père avait francisé son nom, passant de Rozenkopf à Rosen, en 1947. Il avait aussi toujours vu le FN comme une faction parasite, un mouvement de frange, sans réelle présence dans sa région. Il ne connaissait aucun membre du parti, s'entendait bien avec les quelques immigrés qu'il pouvait fréquenter dans sa vie quotidienne, et globalement se considérait apolitique, plus soucieux de créer des visuels de qualité que de débattre de l'identité nationale. Jean-François hésite, en perd l'appétit. Mais après la réception d'une lettre d'huissier de plus, le menaçant de saisies pour une facture d'imprimerie impayée, il finit par prendre la décision d'accepter la commande, avec des conditions claires et fermes. En aucun cas le FN ne pourrait divulguer le nom de l'agence responsable du nouveau sigle. Le budget serait revu à la hausse, tenant compte des enjeux et risques pour Soluxionne. Et la liberté créative serait accrue, avec un nombre limité de retours client-agence. MAGAZINE NO 4 48 Mais une fois le projet pris en charge s’est posé un tout autre problème : le design. La flamme tricolore est un sigle que tous les Français connaissent, qu’ils la méprisent ou la vénèrent. Elle est tristement reconnue de par le monde comme le symbole de la dérive nationaliste française, elle s’est même exportée en vertblanc-rouge, utilisée par des partis d’extrême droite italiens. Elle se lit de très loin, collée illégalement sur les ponts d’autoroute, souillant des régions entières comme un message de mauvais augure, réminiscence des signes peints dans les quartiers juifs de l’Allemagne des années 30. C’est un monstre, mais certainement pas sacré pour Jean-François Rosen. Il décide donc de prendre le parti (sic) de la modernité à l’extrême (sic), et d’épurer (sic) la forme. Exit le blanc, qui devient une contre-forme, se lisant en négatif entre le bleu et le rouge. Fini les contours, les fioritures, les ombres portées. La flamme devient une courbe élancée, que JeanFrançois récupère dans le fichier Illustrator d’un logo qu’il a créé auparavant pour les matelas Noctulis, la tournant à 90° pour que ce qui était un « N » stylisé devienne du feu. Dans ses recherches de références, il a un frisson d’effroi quand il se rend compte que les deux « S » du logo des Waffen SS s’emboîtent bien et peuvent servir de base à cette nouvelle flamme. Il a presque un haut-le-cœur quand il réalise que le logo Gaz de France, qu’il affectionne tout particulièrement, est fait d’une flamme très proche formellement de celle qu’il a dessinée pour ce nouveau sigle. Si jamais la presse s’aperçoit du lien avec le gaz, Jean-François se dit que le scandale « Durafour crématoire » paraitra bien anodin en comparaison. Et pourtant il continue, il s’attelle à la tâche avec ardeur, presque avec passion. Le nouveau logo prend forme, il apparaît sur l’écran de Mac presque comme un intrus, mais s’impose vite à lui comme étant la bonne option. Pendant de longues semaines, il prépare une présentation fleuve pour le « client », hésite un instant à y inclure ses références douteuses, puis se force à réaliser des simulations sur Photoshop, montrant le nouveau logo collé sur des murs de villages français, et crée même une animation Web des nouvelles flammes dansantes, dans un souci de service complet. Le jour de la présentation, il monte à SaintCloud et pénètre dans le Paquebot avec la désagréable sensation d’être un collaborateur venant au Lutétia en 1942, offrant ses services à l’ennemi. Il avale un pastis avant sa réunion et s’attelle à vendre son travail d’un coup d’un seul, pour ne plus avoir à revenir ici. À son grand soulagement, à mesure que les pages de son PDF défilent, les huiles du parti acquiescent, hochent la tête avec un sourire d’appréciation, et semblent ravies d’avoir trouvé une agence à leur pied. Puis JeanFrançois Rosen comprend. Dans le couloir, l’assistant du responsable de la communication, après lui avoir proposé au passage une carte d’adhérent, lui glisse que le FN s’est heurté au refus d’une douzaine d’agences, et après avoir un temps envisagé d’utiliser un dessin créé par la nièce de Marine Le Pen, est ravi d’avoir pu compter sur Soluxionne pour trouver une solution finale. Yorgo Tloupas NB : Ce texte est une fiction ; le logo, lui, n’en est hélas pas une. Images : Ancien et nouveau logo du Front National MAGAZINE NO 4 49 LEXIQUE À PROPOS DES MAGAZINES DE MODE […] La première poupée de mode avait taille humaine. Elle aurait été envoyée à la fin du XIVe siècle par la cour de France à Anne de Bohème, la femme de Richard II. Les magazines de mode servent à montrer des vêtements, c’est entendu. Autrefois destinés à de riches privilégiés, ils ont accompagné la démocratisation du prêt-àporter, jusqu’à la mode de la rue. Retour sur une histoire mouvementée. 1 : L’empressement à disséminer les modes est un phénomène aussi vieux que la mode elle-même. Au tout début, les tendances étaient diffusées par les voyageurs qui, au retour de leurs pérégrinations, décrivaient oralement ou bien écrivaient à propos des vêtements des riches et des puissants. la cire, du bois ou du fil de métal enveloppé dans de la soie à, le plus souvent, la porcelaine. Les poupées de mode furent dès l’origine affublées du nom affectueux de « poupées Pandore », d’après la première femme de la mythologie grecque. Elles traversaient les terres et les océans pour rejoindre leurs nouveaux propriétaires. Rien ne les arrêtait, pas même les guerres : escortes militaires, passeports, immunité diplomatique, il fallait ce qu’il fallait afin que les aristocrates sachent quels vêtements porter. 2 : Avant l’apparition des planches et des magazines, les dernières tendances se propageaient par le truchement des poupées de mode. La première poupée de mode avait taille humaine. Elle aurait été envoyée à la fin du XIVe siècle par la Cour de France à Anne de Bohème, la femme de Richard II. La reine d’Angleterre devait faire le choix du dessin et de la matière de la robe qu’elle porterait pour le mariage de Charles VI et Isabeau de Bavière. Il lui fallait donc connaître les dernières tendances de France. 4 : Au XVIIIe siècle, la planche de mode remplaça progressivement la poupée Pandore, en même temps que la diffusion du courrier par la poste devenait plus fiable. 5 : Le rôle des magazines de mode allait être d’ouvrir la voie aux nouvelles tendances ; ils furent précédés par les journaux satiriques qui documentaient la mode tout en la tournant en dérision. L’un des plus fameux de ces journaux était La Muse Historique de Jean Loret, qui parut chaque semaine en France entre 1650 et 1655, et comprenait des chroniques mondaines sur la haute société et la scène bohème. 3 : Les poupées de mode furent les principaux vecteurs de diffusion des tendances pendant les quatre siècles qui suivirent. Elles se transformèrent progressivement : tout d’abord ce fut leurs dimensions, de la taille humaine à la taille des poupées actuelles, autour de vingt centimètres de haut ; et aussi leur matériau, de MAGAZINE NO 4 50 6 : Vers la fin du XVIIe siècle, la chronique de mode commença de se défaire de sa veine satirique. Le Mercure galant, édité par Jean Donneau de Visé à partir de 1672, initia ce mouvement. Cette revue littéraire joua très vite un rôle primordial pour la diffusion – autant en France qu’à l’étranger – des informations de mode, de luxe, de décorum, et sur la vie à la cour de Louis XIV. Marion Stuyvesant Fish. Josephine Redding, la première rédactrice en chef, une femme très en vue, trouva le titre. C’est en 1909 que la revue fut rachetée par l’éditeur Condé Nast. 10 : Le magazine de mode s’est révélé avec le temps une source d’information solide et fiable ; il a survécu à la Grande Dépression, aux deux Guerres mondiales, au boom de la culture jeune des années 50, et il continue de s’adapter à nos besoins et désirs toujours changeants. Dans les années 80, alors que la culture de rue devenait de plus en plus importante dans les médias, très vite les magazines de mode ont relayé le nouveau phénomène. Apparus en 1980, The Face et I-D sont venus défier le pouvoir des magazines traditionnels et élitistes, et la vieille garde a très rapidement dû céder la place aux jeunes branchés. 7 : Le premier magazine de mode pur, Le Cabinet des modes, revue hebdomadaire, apparut à Paris en 1785. Il changeait de nom un an plus tard. Le Magasin des modes françaises et anglaises allait se consacrer dès lors à l’habillement masculin anglais. 8 : Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, le marché américain de la mode connut un grand essor. En conséquence, de nombreux magazines furent créés outre-Atlantique. Le Harper’s Bazaar naquit en 1867, McCall en 1876, The Delineator en 1879, Ladies’ Home Journal en 1883 et Vogue en 1892 – et ceux-ci ne sont que quelques-uns des périodiques apparus sur le marché à la fin du siècle. Anja Aronowsky Cronberg Traduit de l’anglais par Thibaut Mosneron Dupin 9 : Alors que la plupart des magazines de mode étaient destinés exclusivement aux femmes, la vocation de Vogue, créé par Arthur B. Turnure, ancien étudiant de Princeton, était d’atteindre toute l’élite new-yorkaise, donc aussi bien les hommes que les femmes. Turnure connaissait quelques-unes des familles les plus importantes de la ville. Dès le début, Vogue bénéficia du soutien de personnes prestigieuses telles que Cornelius Vanderbilt, William Jay, A. M. Dodge ou Harper’s Bazar, 1894 iD n° 2, novembre 1980 The Face n° 65, juin 1985 The Ladies Home Journal, novembre 1896 Vogue n° 1, 189 The Delineator, 1892 MAGAZINE NO 4 51 OFF RECORD LE FILM DE MODE Si le media de prédilection de la mode est la presse papier, quelques machines (Smartphone et iPad) sont venues compliquer la donne en demandent leur part de contenu, si possible en film. Nouveaux médias = nouvelles narrations ? Tour d’horizon à visage couvert des ces nouveaux enjeux de représentation pour le luxe. La demande de « films » (on ne dit plus vidéo) dans l’industrie du luxe est en forte augmentation. Quand situez-vous ce tournant et à quoi l’attribuez-vous ? L’élément déclenchant est sans aucun doute Internet, mais le vrai accélérateur a été l’arrivée des smartphones et autres iPad, donc il y a deux à trois ans. Ces machines sont accessibles et leur utilisation est ludique. Ça a renvoyé cette question aux marques : que va-t-on pouvoir y mettre et que peut-on en faire ? Les magazines online ont aussi ce questionnement et il y a une forte demande de séries mode rédactionnelles. notamment –, parce que ça consiste à créer du contenu à peu de frais, au sens de la prod comme de l’idée, qu’on n’a pas eu à chercher bien loin… Mais ça peut être intéressant de le tirer vers le Web documexntaire, c’est-à-dire de créer des épisodes à partir d’une situation de reportage. Une autre famille est constituée par les films « image », qui s’apparentent aux campagnes publicitaires et qui veulent donner le mood et l’état d’esprit de la marque. Enfin, il y a les films « produit », dans lesquels les marques communiquent sur un accessoire, un parfum, etc. Ce qui est délicat, c’est que l’exercice s’apparente à un film publicitaire classique et les exigences du client sont identiques, alors que les films Web ont des budgets largement inférieurs… Internet a pourtant une dizaine d’années ; pourquoi tant de retard à l’allumage ? Il y a certainement une frilosité en France, vieux pays du Vieux Continent, et comme les grandes Maisons sont françaises… Mais des marques américaines comme Tommy Hilfiger ou anglaises comme Burberry sont beaucoup plus audacieuses en termes de contenus vidéo pour ces nouveaux médias et les ont investis depuis bien plus longtemps. Les Maisons françaises suivent le mouvement, à leur rythme… Il faut dire aussi que le contenu « film » pour ces nouveaux médias est encore en train de s’inventer, que c’est encore largement de l’expérimentation. C’est justement pour cette raison que le moment est excitant ! Plus personne ne parle aujourd’hui d’augmented reality (AR) [prolongement animé d’images fixes obtenu en présentant un magazine à un écran d’ordinateur, ndlr]. La mode est passée ? La mode est effectivement passée, parce que l’augmented reality restait quelque chose de ludique. Les possibilités techniques de l’AR ne sont pas encore assez performantes pour intéresser les marques. On n’a pas réussi à le potentialiser, notamment en le reliant au e-commerce. Vous pensez que demain les médias seront mixés, magazine, téléphone, puce RFID, dans l’espace urbain ? Je crois à une mixité totale et à une fluidité qui va aller grandissant. Ça deviendra naturel d’utiliser son téléphone pour accéder à des contenus qu’on croise dans la rue ou dans un magazine, on achètera aussi plus spontanément avec son téléphone ou son iPad. Pour revenir au film, ce que demandent les marques aujourd’hui, c’est de créer des passerelles naturelles et efficaces entre les films et leurs sites de e-commerce. Techniquement, on arrivera à quelque chose de satisfaisant, mais le problème réside dans la disponibilité des produits ! Dans les films, ce sont des prototypes qui sont shootés, dont les produits ne seront en boutique que trois ou quatre semaines plus tard au mieux ! Le temps de la mode n’est pas le même selon qu’on parle de création, de communication ou de distribution… et c’est à eux de régler ce décalage. Les blogs fonctionnent finalement comme des journaux intimes qui intégreraient beaucoup de photos, des films Pourquoi les Maisons françaises éprouvent ces difficultés à communiquer sur Internet ? Je crois qu’elles ne sont pas structurées pour ça. Internet, les applications Smartphone et iPad, c’est nouveau, et il faudrait que les marques créent des pôles en interne. Mais l’ambiance n’est pas géniale du point de vue économique, donc on n’engage pas et on « recycle » des gens qui étaient dans d’autres secteurs et qui souvent n’y connaissent rien… Les vrais décideurs ne sont pas familiers de ces enjeux ; ce sont leurs enfants qui vont sur Facebook, pas eux. Si on ajoute les sociétés de conseil extérieures qui ont vu le jour pour pallier ces manques, ça crée un vrai magma. Aboutir à une vraie stratégie peut demander énormément de temps. À part le film de défilé, quelles sont les autres formes : le making of, le reportage ? Il y a toujours une demande importante des marques pour des making of – de leurs films pub MAGAZINE NO 4 52 et quelques textes courts. Avez-vous une intuition de ce que l’iPad peut changer ? L’iPad a surtout été adopté par les professionnels de l’image pour montrer des photos, des films, des références… et les books sont devenus aujourd’hui plus légers. Mais on peut difficilement travailler avec ces tablettes (softwares, photos, films ou même téléphone…). L’iPad 2 devrait permettre plus de choses, nous dit-on… décline en film ce qui serait sinon de la photo : le set, l’ambiance, mais aussi la coiffure, le make up et surtout le mannequin… Le luxe vient au film à ce prix-là : il faut que ce soit des gens de mode qui réalisent les images. Mais, par exemple, sur un tournage, une fois que le coiffeur a décidé que la mèche doit être à gauche ou à droite, il doit quitter le plateau et on tourne ! Sur un set photo, il peut intervenir toutes les 10 secondes… En film, un styliste, ça devient un wardrobe, ça bouleverse leurs repères ! En film, on va privilégier l’émotion, l’histoire, et pas le détail du vêtement ou de la coiffure. Selon vous, que va-t-on mettre à l’avenir sur les déclinaisons iPad des magazines ? Plus de vidéos, et peut-être une autre manière de faire de la publicité pour les marques, toujours en utilisant la vidéo mais d’une autre manière. Vous voulez dire que le moment de vie qui doit ressortir d’un plateau n’y est pas toujours ? Oui, et surtout ce devrait être des comédiennes qui jouent, pas des mannequins, qui sont très bien pour la photo, mais au-delà… Dans un film, de mode ou pas, la comédienne ou le comédien doit incarner un rôle, l’intérioriser et l’exprimer. Que je sache, les mannequins sont très jolis à regarder, mais ils ne savent pas jouer la comédie. […] On dit souvent que la publicité est un milieu peu ouvert, qui recycle les mêmes références et qui produit un résidu de culture. Mais la mode a aussi ses références, en termes de vêtements, d’accessoires et d’images. Quand on présente à la DA d’une marque des références qui n’appartiennent pas à la mode mais au cinéma ou à l’art, il y a souvent une gêne, parce qu’ils ne les maîtrisent pas. Et ça posera un problème quand il s’agira de produire des films pour le site de la marque… Dommage, car adapter ou réinterpréter des références cinématographiques pourrait vraiment nourrir leur univers de marque. Ce n’était pas déjà la valeur ajoutée qu’on nous vendait avec les sites Internet des journaux il y a dix ans : on va pouvoir regarder des vidéos ? Un peu comme ce que la télé propose… C’est un peu vrai… Avez-vous déjà vu récemment des tentatives d’équivalent film de séries mode qui vous ont convaincu ? Sur quoi reposent-elles : narration, atmosphère ? J’aime bien le film Prada réalisé par Steven Meisel ; il est d’ailleurs dans les mood-boards de toutes les agences de pub en ce moment. C’est très simple : des images animées de la campagne avec les mannequins qui dansent sur le même fond que la campagne print ; ça va très bien avec les motifs, avec un track de Ratatat pour le son et c’est super ! Dans la mode, il suffit parfois d’une idée ou même d’un gimmick pour les séduire. Et des films de mode, où en voit-on ? Sur les plates-formes comme Youtube, mais aussi sur les sites de magazines, comme ceux de Dazed & Confused, 10, Dossier… La réalité est que ça circule assez peu ; ça reste destiné aux influencers et c’est à peu près tout. […] Le luxe vient au film à ce prix-là : il faut que ce soit des gens de mode qui réalisent les images. Pourtant, en termes de films de mode, rien ne fait référence depuis Dim Dam Dom. La mode, c’est l’affaire du film ou de l’image fixe ? D’abord, la photo et la mode ont une histoire très forte, presque consubstantielle. La photo de mode ne disparaîtra jamais, mais le film aura plus de place, essentiellement parce que les supports comme Internet auront besoin de matière ! Et ce sera vrai pour les sites des magazines, ceux des marques mais aussi pour les réseaux sociaux. Pourtant, pendant dix ans, on a entendu sans cesse qu’il y avait une porosité entre l’art et la mode, une curiosité, un enrichissement réciproque… Je ne sais pas… peut-être pour certains stylistes, mais pas dans toutes les Maisons en tout cas. Le coût de production d’un film (équipe, tournage, post production) est très supérieur à celui d’une série photo. Pensez-vous que les mentalités et les pratiques vont évoluer ? C’est une question de culture : les marques qui ont l’habitude de faire du broadcast et des campagnes qui vont en télé connaissent le prix des choses. Maintenant, leur budget Internet est souvent la dernière roue de leur carrosse. Aujourd’hui, il y a aussi un certain nombre de jeunes réalisateurs freelance avec de nouvelles caméras haute définition [Canon 5D, 1D ou 7D, ndlr], peu chères et qui leur permettent de fabriquer des images pour un budget assez peu élevé. C’est une marque, Louis Vuitton, qui finance le site sur lequel on peut aujourd’hui voir quelques expérimentations en film, sur la mode et d’autres sujets. Oui, et c’est encore des Anglais qui le font, puisque c’est l’équipe d’Another magazine. Les AngloSaxons ont un rapport aux nouveaux médias beaucoup plus naturel, de même qu’ils achètent davantage sur Internet, les marques et les magazines expérimentent beaucoup plus, comme s’ils y croyaient. Le fait que les réalisateurs de films de mode actuels semblent avoir peu de culture cinématographique est une faiblesse ou une force ? Aujourd’hui, ce sont surtout des photographes de mode qui vont vers la vidéo – même si on voit aussi des films d’artiste sur Nowness. C’est ce qui fait la nouveauté et la limite de la chose. Typiquement, on Le retour sur investissement d’un site est peut-être moins évident à cerner que celui d’un film télé. Peut-être, mais je crois que là aussi, c’est une question de culture. Certaines marques travaillent des années sur la refonte d’un site Internet alors que pour MAGAZINE NO 4 53 Dans un film, de mode ou pas, la comédienne ou le comédien doit incarner un rôle, l’intérioriser et l’exprimer. Que je sache, les mannequins sont très jolis à regarder, mais ils ne savent pas jouer la comédie. […] la plupart, elles ont un site car il faut en avoir un, sans se demander ce qu’elles pourraient en faire. Et sans avoir recruté la personne adéquate qui pourrait mener cette réflexion. un hasard puisque leur DA, Nicola Formichetti, est un très bon communiquant. On voit bien que le défilé a été conçu pour la vidéo et Internet, car il n’y avait pas beaucoup d’endroits dans la salle pour vraiment voir les vêtements. La marque Mugler mise d’ailleurs beaucoup sur Internet et les réseaux sociaux, et donne en cela l’impression d’appartenir à la génération actuelle ; ce n’est pas le cas de toutes les marques ! Depuis quinze ans, les magazines de mode ont représenté un appel d’air pour de jeunes photographes. Sentez-vous la même effervescence avec le film ? Le film de mode représente de nouveaux horizons pour les photographes ; ils sont très attirés par ça en ce moment, créativement d’abord, mais aussi parce qu’ils sentent qu’il y a une demande de la part des sites et des marques et qu’ils entrevoient un avenir lucratif. Et c’est d’ailleurs le même cas de figure avec les agents de photographes, qui voudraient aussi faire de la production film, mais ce n’est pas le même métier et, la plupart du temps, ils se plantent. Nicola Formichetti a longtemps été styliste, pour Dazed & Confused notamment. Vous pensez que son intuition d’Internet lui vient de là ? Peut-être, mais c’est intéressant de noter que, bien que venant de la presse, il la squeeze allègrement en misant sur les réseaux sociaux, comme son amie Lady Gaga d’ailleurs… Pouvez-vous nous communiquer des fourchettes de prix pour réaliser un film ? Les premiers prix pour une caméra sont autour de 2 000 euros, ce qui est devenu très abordable pour du matériel professionnel. Mais on peut aussi utiliser des caméras plus sophistiquées qui vont de 100 000 à 400 000 euros. Un film d’atmosphère pour une marque, c’est autour de 50 000 euros. Un film de défilé, ça commence à 30 000 et ça peut monter jusqu’à 300 000 euros. Au-delà de l’univers créatif, la raison pour laquelle la mode attire tant de photographes est la perspective de réaliser une campagne publicitaire – et rémunératrice. Qu’en est-il pour le film ? La motivation première reste créative et humaine : on vit d’autres expériences en faisant un film, quelque chose de plus fort, de plus collectif, qui compose une ambiance, qui raconte une histoire… au point que certains ont même envie d’aller vers le cinéma et le long métrage. On peut aussi d’une certaine manière s’échapper du monde de la mode, créer des personnages, les faire parler, leur écrire des textes… MODE P.56 : UNDERGROUND PHOTOGRAPHIE JONATHAN DE VILLIERS, STYLISME ARABELLA MILLS P.72 : THE POOL PHOTOGRAPHIE ALEX VANAGAS, STYLISME JUNE NAKAMOTO P.84 : MODE MASCULINE PHOTOGRAPHIE NICOLAS DESCOTTES À quoi correspond cet écart ? S’il faut plusieurs edits originaux pour différents médias, donc multiplier les équipes ; s’il faut retransmettre en live dans le monde entier par satellite ; s’il faut tourner le dimanche, terminer dans la nuit… Le développement du film suppose que les marques sachent ce qu’elles veulent dire, comme Chanel avec le film de Jeunet pour le No 5, ou Vanessa Bruno avec Lou Doillon. Autrement dit : croyez-vous à la maturité des marques pour leur image film ? Ce n’est pas évident pour certaines de se représenter en film. Mais comme pour les vêtements qu’ils créent chaque saison, leur passé est important ; certaines n’ont pas d’archives, et d’autres, pas de passé du tout. D’autres encore ont un jeune designer et n’ont pas envie de communiquer sur le monsieur qui porte le nom de la marque… Mais il y a aussi un bon côté : le film de mode offre plus de liberté que la photo, dont les codes sont beaucoup plus maîtrisés. Comment voyez-vous évoluer les rapports de la mode, du film et d’Internet ? Je pense qu’il y a un gap entre les utilisateurs des nouveaux médias et les décideurs dans les Maisons. Ça changera profondément quand une nouvelle génération arrivera aux commandes, des gens qui auront toujours connu Internet, les réseaux sociaux et les contenus qu’on y fait circuler. Et, connaissant la résistance des Maisons au changement, il vaut mieux être patient… Sur un film pour une marque, qui est DA ? le réalisateur ou le créateur ? Tous les cas de figure sont possibles, mais le résultat est toujours meilleur si le designer de la Maison est impliqué. Dans la dernière Fashion Week, ce dont on a le plus parlé est du défilé Mugler, et ce n’est pas Propos recueillis par Angelo Cirimele MAGAZINE NO 4 54 MAGAZINE NO 4 55 UNDERGROUND Photographie : Jonathan de Villiers Stylisme : Arabella Mills assistée de Frederick Chance-sy Mannequin : Alima chez Next Coiffure : Jean-Luc Amarin chez Airport Agency Maquillage : Fusako Okuno chez Artlist Paris Casting : Zo’Estica PULL TRICOTÉ EN NYLON : JIL SANDER TOP EN SOIE : LANVIN PANTALON EN SOIE, LAINE ET LUREX : ROCHAS ROBE EN PATCHWORK D’ÉCHARPES VINTAGE : COMME DES GARÇONS DERBIES EN CUIR : LANVIN COLLANTS : TSUMORI CHISATO ROBE EN GAZAR : LANVIN FOULARD EN TWILL DE SOIE : LANVIN COLLANTS : TSUMORI CHISATO SANDALES EN CUIR : MARNI SAC : CHRISTIAN LOUBOUTIN VESTE EN SOIE : DRIES VAN NOTEN TOP EN MOUSSELINE : DRIES VAN NOTEN JUPE EN PYTHON : LOUIS VUITTON FOULARD EN TWILL DE SOIE : HERMÈS VESTE MATELASSÉE IMPRIMÉ BOUCHE : BERNHARD WILLHELM TOP ET JUPE EN SOIE, COLLANTS : TSUMORI CHISATO SANDALES EN VEAU VELOURS : PIERRE HARDY LUNETTES : MYKITA BLOUSON MATELASSÉ - LIE SANG BONG JUPE PLISSÉE EN SOIE - LIE SANG BONG TOP EN TULLE IMPRIMÉ - JUNKO SHIMADA COLLIERS EN TRICOT ET FLEURS PORTÉS EN CEINTURE : MARNI BLOUSON BRODÉ : INGRID VLASOV TOP EN SATIN IMPRIMÉ : LANVIN JUPE EN LAINE : BERNHARD WILLHELM SAC FRANGÉ : MARNI TOP MATELASSÉ : MARNI JUPE PAILLETÉE : TSUMORI CHISATO COLLANTS : TSUMORI CHISATO ESCARPINS : JUNKO SHIMADA SAC : LANVIN THE POOL Photographie : Alex Vanagas assisté de Anaelle Elegoet Stylisme : June Nakamoto chez shotview assistée de Naoko Soeya Mannequin : Maja chez IMG Coiffure : Kazuko Kitaoka Maquillage : Min k LUNETTES DE SOLEIL : JIMMY FAIRLY chez BUBBLE WOOD ROBE NOIRE DÉCOLLETÉE EN JERSEY DE CRÊPE : ANTHONY VACCARELO COLLIER PORTÉ EN BRACELET & SANDALES EN CUIR NOIR : HERMÈS COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ : CORPUS CHRISTI BAGUE : COLLECTION PARTICULIÈRE CHEMISE À CARREAUX EN COTON : SCHOTT MAILLOT DE BAIN IMPRIMÉ : INSIGHT chez BUBBLE WOOD BOTTINES 8 TROUS EN CUIR VERNIS : DR. MARTENS COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ : CORPUS CHRISTI PULL EN MAILLE : GUCCI ROBE BUSTIER EN JEAN : ZADIG & VOLTAIRE COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ : CORPUS CHRISTI SANDALES EN CUIR NOIR : ACNE FOULARD : GUCCI TOP ET SHORT IMPRIMÉS EN POLYAMIDE BLEU : MARNI BOTTINES 8 TROUS EN CUIR VERNIS : DR. MARTENS ROBE BUSTIER FULL GIPPE DEVANT : CARVEN CHAPEAU : STETSON COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ & COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE AVEC 2 PENDENTIFS : CORPUS CHRISTI ROBE BUSTIER FULL GIPPE DEVANT : CARVEN CHAPEAU : STETSON COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ & COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE AVEC 2 PENDENTIFS : CORPUS CHRISTI VESTE EN NATTÉ DE SOIE NATURELLE 4 POCHES, JUPE EN TOILE DE BURE COULEUR NATURELLE, SOUTIEN-GORGE DE BAIN, CEINTURE FINE : VÉRONIQUE LEROY FOULARD IMPRIMÉ EN SOIE : GUCCI MOCASSINS : MELLOW YELLOW BAGUE : COLLECTION PARTICULIÈRE PULL EN MAILLE : HENRICK VIBSKOV chez BUBBLE WOOD CHEMISE EN JEAN : LEVI’S JOGGING GRIS EN JERSEY DE COTON : VIRGINIE CASTAWAY CHEZ BUBBLE WOOD CEINTURE FIN EN CUIR MARRON : VERONIQUE LEROY COLLIER CHAÎNE ARGENTÉE, PENDENTIF TURQUOISE ET DORÉ : CORPUS CHRIST LUNETTES : RAY BAN CHEMISE EN JEAN : GUCCI ROBE COL ROND : AZZEDINE ALAÏA MODE MASCULINE Photographie : Nicolas Descottes FABIO DE MARCO VIA COLA DI RIENZO, ROME BARRACUDA BOULEVARD ROCHECHOUART, PARIS BARRACUDA BOULEVARD ROCHECHOUART, PARIS FABIO DE MARCO VIA COLA DI RIENZO, ROME BARLAIM BOULEVARD SAINT-MICHEL, PARIS PRÉFÉRENCE RUE DU FAUBOURG DU TEMPLE 75010 TEXTES P.86 : CONTRE EN GÉNÉRAL, EN PARTICULIER ET TOUT COURT P.88 : MOOD-BOARD FOULARDS 50’s 102 : CHRONIQUE SHÉRIF, FAIS-MOI PEUR 104 : RENCONTRE MARC A. P.106 : CONSUMER COS MAGAZINE P.108 : DESIGN LE CULTE ET LA BOUTIQUE P.110 : ART CONTEMPORAIN XAVIER DOUROUX MAGAZINE NO 4 95 CONTRE EN GÉNÉRAL, EN PARTICULIER ET TOUT COURT Les choses agaçantes sont omniprésentes. Alors pourquoi garder son flegme quand on peut également s’en énerver ? Contre les vendeurs du BHV qui, avec un sourire crispé, me répondent « Bonjour » alors que je demande où se trouvent les chaussettes. Contre les bandeaux dans les cheveux des femmes ; dans ceux des hommes, n’en parlons pas. Contre les femmes qui disent (et dictent) exactement ce qu’elles aiment au lit. Contre la radinerie du basilic au restaurant. Contre les parents qui disent à leur enfant : « laisse passer le monsieur, il est pressé » au lieu de m’agresser directement. Contre le mauvais emploi du mot « archétype » et ses conséquences formelles simplistes comme les dessins de maison ou d’abat-jour stylisés. Contre le graphisme du site de la SNCF. Contre les femmes qui n’osent pas dire ce qu’elles aiment au lit. Contre les Français qui disent « c’est très fin » alors que ça n’a aucun goût. Contre le monosourcil chez l’homme. Contre les gens qui se targuent de ne pas aimer les petits chiens. Contre les femmes qui, par un malentendu sur leur émancipation, n’acceptent pas la galanterie masculine. Contre l’emploi abusif du mot concept dans le milieu créatif. Contre la mauvaise haleine chez les gens sympas. Contre le regard qu’un inconnu me lance en guise de complicité à propos du comportement d’un autre inconnu. Contre les pieds blancs avec des zones couleur crevette qui, au printemps, sortent pour la première fois des grosses chaussures après y avoir passé tout l’hiver. Contre les femmes qui attendent ostensiblement qu’on les resserve ou qu’on allume leur cigarette. Contre les e-mails signés « Cdlt ». Contre les T-shirts à col en V chez les mecs musclés. Contre les types qui laissent pendre une ou les deux jambes en conduisant leur scooter. Contre le string. Contre la conduite des véhicules immatriculés 94. Contre les commerciaux qui commencent leurs phrases avec : « Pour être tout à fait honnête avec vous… » Contre les serveurs qui, alors que je leur fais remarquer que la viande a un problème, me rétorquent : « J’en ai vendu toute la journée et vous êtes le premier à vous en plaindre. » Contre la réceptionniste du salon de beauté qui hurle dans le hall d’accueil : « C’est pour une épilation du dos ! » Contre ceux qui commandent des haricots pour ensuite me piquer mes frites. Contre les Italiens qui se caressent ouvertement les parties génitales en parlant dans leur portable. Contre les restaurants où les serveurs saupoudrent mes pâtes de parmesan pour aussitôt repartir avec. Contre les noms de menus comme « Formule pronto » au bar du TGV. Contre la couleur pourpre. Contre l’ironie. Contre les commerciaux qui terminent une conversation avec un clin d’œil et en me serrant la main. Contre la revendication du bon goût. Contre les enfants gras. Contre les deadlines. Contre les gens qui m’invitent au restaurant en disant : « Tu m’inviteras la prochaine fois… » Robert Stadler Contre les sacs à dos portés en donnant le maximum de longueur aux lanières. Contre la mode suivie au pied de la lettre. Robert Stadler, designer autrichien, est installé à Paris depuis vingt ans. Il co- Contre les grands tétons chez les mecs. Contre le graphisme français qui met des blobs et des smileys partout. Contre les chevilles épaisses chez les filles. Contre le design des voitures depuis vingt-cinq ans. fonde les Radi designers, collectif actif jusqu’en 2008. Depuis 2000, il travaille en solo, en répondant à des commandes de design et d’architecture intérieure, et en concevant des expositions. Il est représenté par la Carpenters Workshop Contre les chaussures à bout carré. MAGAZINE NO 4 96 Gallery et la Galerie TripleV. MAGAZINE NO 4 97 MOOD-BOARD FOULARDS 50’S ILLUSTRATIONS FLORENCE TÉTIER 1. Sofia Loren 2. Jean Seberg MAGAZINE NO 4 98 3. Mademoiselle, janvier 1958, photo by George Barkentin MAGAZINE NO 4 99 4. Sofia Loren 5. Publicité pour rouge à lèvres 6. Jean Patchett photographed by Clifford Coffin MAGAZINE NO 4 100 7. publicité pour Angel Face de Pond’s MAGAZINE NO 4 101 CHRONIQUE SHÉRIF, FAIS-MOI PEUR Une expo collective, pour être attractive, ne dépend plus seulement de sa thématique ou de son casting, mais de la forme que lui donne son commissaire. La forme c’est la scénographie (terme venu des arts vivants, en passe de supplanter celui de display, et de rendre carrément désuet celui d’accrochage dans les arts plastiques… … mais plus encore, la forme, c’est la règle du jeu. C’està-dire que la question n’est plus tellement ce sur quoi porte l’expo, mais comment elle le porte : dégagé sur les côtés ou court sur le devant, dans le noir ou sur scène. Et, ça change tout. Ça change déjà des accrochages de l’art conceptuel, où le white cube était intouchable, et les œuvres, impérativement alignées à la même hauteur. Sans doute à l’époque où les mouvements artistiques se succédaient les uns après les autres et imposaient (temporairement) leur suprématie, chacun restait dans son camp. La Bad Painting avec la Bad Painting, les Neogeo avec les Neo-geo, tandis que les Support-Surface étaient carrément des autocrates. Du coup, non seulement les œuvres étaient très homogènes conceptuellement et formellement, mais en outre, tout le monde se connaissait. Ce qui simplifiait souvent le dialogue entre les participants à l’exposition et les règles de cohabitation. Dans les années 90, une nouvelle génération de très jeunes commissaires ressent le besoin de faire bouger les lignes et de redéfinir les règles, en commençant par reposer la question de l’exposition. En partie parce qu’en France, cette génération « est la première, comme l’écrivait Éric Troncy en 1992, à devoir faire face à une gestion administrative endémique et oligarchique des arts plastiques ». Autrement dit, tandis que l’art contemporain s’est doté au début des années 80 des Frac et que les centres d’art s’affirment, ces institutions servent encore majoritairement les intérêts des artistes bien établis. Du coup, les Bourriaud, Sanz, Jouannais, Troncy ou Moisdon se fixent de nouvelles problématiques : comment travailler ensemble ? comment faire qu’une exposition parte de ça : de cet esprit communautaire et dissident ? « No Man’s Time » à Nice, « Traffic » à Bordeaux, « Il faut reconstruire l’Hacienda » à Tours, « Surface de réparations » à Dijon, « Ozone » à Nevers prendront alors la forme de laboratoires étendant les limites de temps et d’espace (la forme du labyrinthe notamment pour « No Man’s Time ») de l’exposition, envisagée comme un langage artistique en soi. Au passage, on remarquera que toutes ces expos-laboratoires ont lieu en province et non à Paris, les institutions artistiques de la capitale – et cela n’a guère changé depuis – étant plus conservatrices. […] parfois, les commissaires durcissent tellement les règles du jeu que les artistes semblent de moins en moins concernés. Puis, au début des années 2000, ce type d’exposition s’internationalise. La multiplication des biennales et la prospection de nouvelles scènes artistiques (russes, chinoises, indiennes, sud-américaines, africaines) requièrent la figure du chief-curator, un professionnel qui, de Moscou à Prague en passant par Sydney, décline ses concepts d’exposition à l’échelle du « glocal ». « Utopia Station » de Hans Ulrich Obrist, en 2003 à la Biennale de Venise, faisait date en proposant une exposition en forme de forum participatif : le curator invite les spectateurs à jouer les premiers rôles aux côtés des artistes. Depuis, une nouvelle génération, qui a beaucoup appris de la génération précédente dans des cursus universitaires professionnalisants (le commissariat est devenu un métier), sait que monter une exposition ne peut consister seulement à accrocher des œuvres au mur. D’autant qu’il faut se distinguer du marché en plein essor et ne pas passer pour celui qui promeut les artistes au détriment des idées ou de l’engagement. D’autant MAGAZINE NO 4 102 aussi que de nouvelles formes d’œuvre, immatérielles (à commencer par la performance), exigent de redéfinir la forme de l’expo, de lui insuffler une temporalité tout autre. À l’image de l’« Exposition chorégraphiée » de Mathieu Copeland, qui réunit à la Ferme du Buisson une série de performances non pas à un horaire précis mais en continu. À l’image aussi, exemple inverse, de l’exposition-cabaret de Raimundas Malasauskas, qui mettait en scène un petit spectacle d’artistes pour une soirée au Berry Zèbre en 2008. À Rentilly, en octobre dernier, le Frac Ile-de-France présentait des sculptures de sa collection selon un plan de table bien réglé. La hauteur du socle variait selon la date d’achat de l’œuvre, avec cette équation en guise de titre : « 1 an = 5 cm ». Du coup, tandis que le Richard Fauguet, acquis tout récemment, faisait du rase-mottes sur un socle minus, le bronze noueux de l’obscur André Beaudin, acquis en 1983, était perché tout là-haut. Habile manière de remettre à l’honneur des pièces vieillottes tout en les réinsérant socialement : les plus datées étaient en effet quasiment hors de portée, mais là quand même. Ce mode de présentation est aussi une manière de retracer (et d’assumer) l’histoire chaotique de la collection, et plus tellement celle des œuvres elles-mêmes. Ailleurs, au musée de Rochechouart, une des salles rassemble ainsi, dans un accrochage à l’éclectisme revendiqué, toutes les œuvres achetées en 1985. Le problème c’est que la concurrence se durcit et qu’à force, on ne sait plus trop quoi inventer : les commissaires indépendants sont nombreux, souvent brillants, mais les places sont chères et les budgets limités. Stimulante, la situation pousse chacun à être de plus en plus audacieux, pour le meilleur… ou pour le pire. On n’en jugera pas ici. Disons simplement que, parfois, les commissaires durcissent tellement les règles du jeu que les artistes semblent de moins en moins concernés. Et on les comprend. Ainsi, on vous livre la proposition de Raphaële Jeune pour la première partie de son cycle d’expos, intitulée « Plutôt que rien : démontages », à Montreuil cette année : « Chaque artiste est invité à intervenir, le temps d’un jour, dans le centre d’art de la Maison populaire, avec une œuvre, une installation ou une modalité de présence choisie en réponse au contexte… “Démontages” place au centre le processus apparition/présence/disparition de l’œuvre, tel que l’artiste le négocie, dans une temporalité contractée, dans un espace-chantier jamais stabilisé et à partir d’un propos curatorial perpétuellement transformé. » À ce stade du statement, n’en jetez plus, il y a tout (et même trop de tout) ce qui fait aujourd’hui une expo de curator. À tel point que la recette en devient indigeste en même temps qu’indigente. Du coup, une des artistes invités, Marie Reinert, livra cette proposition : « mettre en pratique l’activité de l’artiste comme instrument du curateur », ou comment, toute la journée, elle demande à Raphaële Jeune de lui donner des instructions à distance, par webcam interposée, et de se servir d’elle comme son outil, comme un corps dans un espace. Cette manière qu’ont les (jeunes) commissairesshérifs de faire la loi dans leur village-expo contraint les artistes à enfreindre les lois… ou à s’y plier. Judicaël Lavrador Illustration, Alix Veilhan MAGAZINE NO 4 103 RENCONTRE MARC A. Hollywood. « Liz Taylor n’a pas demandé beaucoup pour ses funérailles : une cérémonie avec ses enfants seulement, et arriver un quart d’heure en retard pour la dernière fois. Tu te figures ? »… … me signale Sabino dans sa langue mélodieuse, pendant que je texte à Marc A. que nous sommes enfin là. Le portail s’ouvre curieusement, nous sortons les jambes pour éteindre les cigarettes, et montons en première vers la villa perchée sur les hauteurs de Sunset Plaza. marqué du chiffre 5, en Helvetica, sur l’autre épaule – « depuis le jour ou j’ai rencontré ma femme, un cadeau pour elle, mais il a dix-huit ans et commence à devenir un peu pâlot », et dans le dos, un long verset programmatique « en corps de lettrage maigre et fin », qui servira de titre à un livre, ou fera l’objet d’une expo. Marc est en haut pour nous accueillir, chaleureux comme un vieux pote, et c’est agréable. Je lui demande si c’est lui qui a dessiné les portes impressionnantes en métal. « Les svastikas que tu vois là ? Plutôt me tirer une balle. Le propriétaire ici est un nazi ! » Marc est français, « techniquement pas juif », super doué, souvent primé – « ex æquo avec David Carson en 2004 » – et travaille à Los Angeles depuis presque douze ans. Il a une femme américaine, des enfants déjà grands, un tiercé gagnant de concurrents modèles – « Fabien Baron, Doug Lloyd, et peut-être ex æquo Trey Laird » – et deux adresses : les hauts de Hollywood et « Ce genre d’endroit, tu ne trouves pas par annonce, t’aurais des centaines de gens qui viendraient visiter pour le plaisir de l’œil. L’ami d’un client louait ça comme un truc zen, pour lire un livre, regarder la vue, s’asseoir près de la piscine ou prendre un Nespresso sur la terrasse. Il voulait se barrer, et je comprends maintenant pourquoi : le proprio m’a dit avec une grande fierté qu’il avait traité la voisine de fucking jewish cunt. Il a eu un restraining order, c’est-à-dire une obligation de distance avec la fille. Moi, je suis scorpion : quand je vois le danger, je me précipite. Donc j’ai testé un peu, je lui ai dit c’est vrai, à Hollywood, il y a beaucoup de connasses, d’idiotes, de gens méchants, de fucking cunts. Et je rajoute que j’ai du sang juif. Le mec est devenu blême. » Marc, à la mort de sa grand-mère paternelle, s’est fait tatouer sur l’épaule cette étoile jaune qu’elle n’avait jamais portée. « Je l’ai scannée, je l’ai vectorisée, je l’ai donnée à mon tatoo artist et je lui ai demandé d’avoir jusqu’à la fin de mes jours sur la peau le mot “JUIF”, avec ces lettres un peu curly de l’alphabet hébreux traitées de manière cartoonish, caricaturales, comme pour un dirty word. Pour moi, les grands-parents meurent quand les petits-enfants meurent, parce qu’ils survivent à travers leur mémoire. Quand moi je vais mourir, c’est vraiment là que ma grand-mère va mourir. » Les gens du Scent Bar, où il a fait le lancement de son parfum – qui célèbre olfactivement l’orgasme féminin et s’appelle Petite Mort –, lui ont demandé d’accrocher au mur son mémento personnel : il a mis la maquette d’une maison qu’il fait construire dans le désert, et l’aiguille de ses tatouages. Marc est aussi […] C’est simple : une agence a un seul objectif, ne pas perdre le budget, alors qu’un créatif indépendant veut faire la meilleure campagne. les canaux de Venice. Il raconte avec l’enthousiasme des gens qu’il décrit, et la même fascination naïve pour les rêves réels : « Abbot Kinney était le maire de Venice, un fou furieux qui a visité la vraie Venise et a voulu en rentrant toute sa ville en gondoles. Mais au bout de trente ans, les canaux coûtaient tellement cher à entretenir qu’il a fallu les remplir et créer des routes à la place. Les ouvriers se sont mis en grève avant la fin, et il reste ces six canaux devenus bobos dans lesquels j’habite. » « Mon épouse est américaine. Elle est née a New York, sa famille vit ici ; entre 1991 et 1999, je suis venu seize fois (tous les noëls, tous les étés). La première année, ça a été pire qu’un choc thermique : comment les gens peuvent vivre ici, quelle monstruosité ! Et le truc a grown on me. Je trouve que cette ville est toujours aussi abominable, mais j’avais l’impression de vivre dans des chaussons à Paris, j’habitais depuis cinq ans rue de l’Arbre sec, je voyais les mêmes gens, j’allais dans les mêmes vernissages et les mêmes restaurants, MAGAZINE NO 4 104 ma vie était trop réglée. Je voulais vraiment me mettre en danger. En juin, ça fera douze ans que nous sommes ici. » Sans doute Marc s’est dit aussi I’m gonna make it, I’m gonna be famous, I’m gonna be rich. J’ose « un peu comme les Marciano et autres Christian Audigier » ? « Attention, eux sont venus en 81 pour les pires raisons : leurs fantasmes de palmiers et de blondes à gros nichons, mais surtout Mitterrand, la peur du communisme et de ne plus pouvoir faire d’argent. » Marc, lui, travaille beaucoup pour la beauté. Et pour la mode. Mais plus pour Max A. par exemple : « Un jour, on est sur le photoshoot pour BCBG. Je vois un alignement de chaussures. Je dis à la styliste qu’il y a une erreur parce que ce n’est pas nous qui avons fait ces chaussures ; je venais de les shooter avec Steven Meisel pour Tom Ford. Elle me fait : “T’as pas bien compris, dans deux mois on aura exactement les mêmes, le frère de Max est déjà en train de les copier.” Elle voulait me rassurer, elle a cru que je pensais que ça n’allait pas ressembler à la réalité… » a fait ça. Si je fais que des plans pour payer mon mortgage, les écoles des enfants à Boston à 40 000 dollars par an et mon lifestyle, c’est me tirer une balle dans le pied. J’attire les gens pour les raisons qui effraient les autres : trop minimal, trop sévère, trop intellectuel, je ne sais pas… pas assez tendance. Tant mieux. » Le book de Marc : beaucoup, beaucoup de choses belles, faites grâce à la confiance des marques. « Avec Tom Ford, ça marchait parce qu’il n’y avait pas de brief. C’était “make it look good”. Les meetings duraient cinq minutes. Aujourd’hui, les gosses sortent de l’école à 20 ans et disent qu’ils sont DA, moi j’ai attendu dix ans. » Si on ne lui demande pas de faire trop de compromis – « j’entends les mots du marketing en regardant les images », dit-il à propos d’une campagne très consensuelle –, Marc est capable de faire beaucoup entre deux cigarettes : « En un an, 130 produits, le design des boîtiers, des bouteilles, des jarres, des compacts de maquillage, le redesign du logo… des budgets que même une agence de quarante personnes en France n’arrive pas à avoir. Je les obtiens parce que je montre aux gens ce que j’ai fait jusqu’ici. Il n’y a pas de montagne trop haute pour moi ; plus c’est haut, plus j’ai envie de monter. C’est simple : une agence a un seul objectif, ne pas perdre le budget, alors qu’un créatif indépendant veut faire la meilleure campagne. Quand t’es indépendant, tu gères trois à cinq projets en même temps. En dessous de trois c’est pas viable, au-delà de cinq mon cerveau ne peut pas se diviser autant. Donc mon objectif, c’est de faire quelque chose de bon aujourd’hui pour que ça me fasse bouffer demain. Les gens veulent le mec qui Marc accueille avec chaleur deux jeunes déménageurs, et fait en cinq minutes l’inventaire de ce qu’il faudra transporter. Puis nous reprenons le cours aimable et gai de notre conversation sur tout, mais surtout sur la vie et sur la mort. Avant notre avion, Sabino et moi avons roulé un moment sur Mulholland Drive. Juste avant de redescendre Sunset vers l’océan, un texto a fait tinter mon iDevice : « Scorpion avec les yeux clairs = réflexe de séduire et de se faire aimer, pour finalement piquer ou se piquer avec sa queue. » Je ne sais pas à qui était destiné ce message, mais il a résonné clairement avec ce qu’avait dit Marc. Mathias Ohrel Photo : © DR MAGAZINE NO 4 105 CONSUMER COS MAGAZINE Montrer des vêtements ? Ce serait trop simple. Un consumer doit aujourd’hui traduire l’esprit d’une marque, le concept d’une ligne, donc agréger des contenus qui n’ont a priori rien à voir avec la marque pour constituer un objet qui lui sera familier. La fast fashion est un concept assez simple à appréhender : quiconque est entré deux fois dans une boutique H&M, Zara ou consorts aura compris. Un prix attractif, une qualité moyenne et un renouvellement régulier. Mais dès lors qu’on souhaite monter en gamme, pour des raisons d’image ou de marge, le discours demande à être nourri. Concrètement, il faut faire circuler des images, un esprit et un style. Un site Internet ? Cela va sans dire, mais pour cultiver un univers de marque, d’autant plus si elle se crée de toutes pièces, un magazine peut être d’un grand secours. COS est l’acronyme de « collection of style », label chic de H&M, qui a ses boutiques en propre. Les vêtements et accessoires sont conçus dans un style épuré, avec des matières plus nobles et une saisonnalité plus marquée. La traduction graphique du concept passe par un logo non plus au pinceau mais évidé et en relief, dans des tons blanc et gris, loin du rouge tapageur du grand frère. Mais c’est le magazine de la marque COS qui semble être la traduction la plus réussie. Si la parenté avec The Gentlewoman transpire à toutes les pages, le magazine ne s’en cache pas, à travers ses contributeurs ou son graphisme. Concrètement, la qualité est celle d’un magazine classique (mais gratuit), sauf sa diffusion en boutiques et les produits montrés qui le relient à une seule marque. Autrement dit : Willy Vanderperre, Benjamin Alexander Huseby, Ola Rindal, Maurice Sheltens, Daniel Riera – pour les images – et des textes d’Emily King ou Jina Khayyer livrent ce qui se fait de mieux pour les clients d’une marque. […] COS propose des portraits à travers des professions comme si les vêtements valaient pour l’usage et non seulement l’apparence, comme s’ils devaient aussi traduire une intériorité, bien que leurs lignes soient des plus épurées. La structure est toutefois singulière, entre deux portfolios qui présentent la mode et les accessoires dans des séries en studio, COS traite sa thématique (« work » dans ce numéro) et propose des portraits à travers des professions (personal assistant, voice artist, pop star, baker…) comme si les vêtements valaient pour l’usage et non seulement l’apparence, comme s’ils devaient aussi traduire une intériorité, bien que leurs lignes soient des plus épurées. Les papiers passent du mat gris recyclé au brillant très fin et fragile, rappelant une expérience qui peut aussi être vécue avec les vêtements. Les natures mortes de Maurice Sheltens côtoient un portfolio romantique d’Ola Rindal sans âme qui vive, et on découvre un portrait de David Pearson par Emily King, qui designe les couvertures de la collection Penguin Books. C’est donc à un voyage qui va du vêtement à la vie, et vice versa, qu’on est convié à la lecture de COS magazine et on se réjouit d’être si bien traité. Le processus de repérer ce qui se crée d’audacieux dans la sphère créative et de le recycler dans une relation marchande n’est toutefois pas nouveau ; la publicité opère de la sorte avec les clips, les typographies et plus généralement les images. Ce qui est neuf, c’est de repérer une approche éditoriale (ton, idée, graphisme…) et d’en passer commande pour une marque – avec la liberté qui constitue son intérêt. L’opération se joue entre Stockholm et Amsterdam ; pas encore à Paris… MAGAZINE NO 4 106 Angelo Cirimele MAGAZINE NO 4 107 DESIGN LE CULTE ET LA BOUTIQUE Le design s’expose beaucoup plus qu’il ne s’achète. De fait, sa vie se déroule largement hors de la boutique, dans le cadre de manifestations qui ne sont pas nécessairement commerciales. Il s’y distingue des pratiques artistiques aussi bien que de la marchandise. Dans un courrier récent, dont l’objet était le Salon international du meuble de Milan, j’évoquais, à l’attention de ma correspondante, la dimension simili-religieuse du phénomène de la grande exposition. Celle qui se tient annuellement à Milan, close en avril, est un événement toujours formidable. Le design y occupe infiniment plus de place que la mode, il déplace une quantité de population incomparable. Il sature les hôtels, qui se livrent à des pratiques spéculatives extraordinaires, il multiplie les inaugurations privées, donnant à certaines rues l’aspect d’un bateau de croisière à ponts multiples. Environ un demi-million de personnes, venues pour l’occasion, se croisent dans la ville au cours de la semaine, et l’on a très fort envie de croire que c’est mues par une autre passion que celle de la promenade inaugurant l’hyperboutique de l’objet et du mobilier de l’année. Pour les seules joies du commerce, de l’échange de chiffres et d’emballages, des promesses du papier glacé ? Ce serait trop bête. […] Ma correspondante est une personne très sérieuse, elle acquiesce mais en orthographiant de manière erronée worship — le culte — en whoreship ,- un néologisme qui pourrait signifier « putasserie » Où donc une forme de ferveur mystique devrait être lue, au-delà du seul étalage sans fin des marchandises. Bien sûr, le regard se porte sur une vitrine très éclairée et non sur une boîte noire. C’est une délivrance du sacré façon reliquaire. Une opération de l’ordre du rituel qui tiendrait de la mise en œuvre de possibles fétiches dans ce lieu reconnu par tous comme étant celui où, un jour, s’est tenu le miracle (le prodige de l’Italie fabuleuse). Une manifestation œcuménique aussi, rassemblant les membres très éparpillés d’un troupeau devenu innombrable, leur permettant de se reconnaître (je choisis la religion chrétienne par facilité ou habitude, mais ça n’a pas vraiment d’importance ; je renonce à identifier un prophète unique, je reste tout aussi discret sur l’identité de Dieu ou sa possible représentation). Les apôtres – au nombre de douze, certainement pas plus –, les fidèles orthodoxes, les hérétiques, les relapses, quelques sorcières, un ou deux schismatiques, tous sont présents. Évidemment, il y a toujours beaucoup plus de mécréants que toute autre chose. Mais ça c’est sûrement normal, et il n’en a probablement jamais été autrement, et aucune discipline n’y échappe – c’est la médiocrité qui fait le nombre, c’est elle qui compte, donne matière à la quantité. Cette année, le gonflement du phénomène de la réédition (meubles, luminaires) acquiert une force inhabituelle dès lors qu’il est placé dans la proximité immédiate de cette saison chrétienne de la résurrection, Pâques. Ce retour de certains objets est à la fois lumière et vengeance – les copieurs et les imbéciles vont devoir faire pénitence. Ma correspondante est une personne très sérieuse. Dans sa réponse, en anglais, elle acquiesce aimablement à cette lecture irrationnelle envisagée mais en orthographiant de manière erronée worship – le culte –, whoreship –, un néologisme (qui pourrait signifier putasserie) malencontreux et innocent de sa part qui permet d’assembler deux phénomènes qui ne deviendraient qu’un seul. Bien sûr, à partir de là, mon interlocutrice ne sera plus d’accord. Et nos positions doivent alors diverger, et la mienne ne s’imprimer qu’ici puisque nous voulons évidemment conserver ce raccourci au dessin brutal. La proposition serait alors de ne plus jamais tenter d’identifier une pureté, une droiture, une conformité à la règle mais au contraire de célébrer du design sa dimension volage essentielle. Le contrat d’infidélité permanent serait le seul auquel il se tiendrait. Il coucherait avec tous les métiers, échelles et matériaux. La prestation du designer est rétribuée dans cette perspective-là. Le designer travaille d’ailleurs au sein d’une discipline qui n’a pas de définition puisqu’elle en a plus de cent. On peine à savoir même s’il s’agit encore d’une discipline, au sens propre, tant c’est sa licence d’action qui la caractérise le plus souvent, un défaut MAGAZINE NO 4 108 devenu profession. Et l’exposition internationale de grande ampleur renforce bien sûr ces caractères : le but est précisément ici de montrer le plus de choses possibles puisqu’il y a le plus de monde concevable. L’équation est élémentaire, et son résultat troublant. Le temps est compté, les espaces aussi, alors les choses se montent dessus. Les contrastes sont d’ordre violent. Il n’y a pas de classement topographique, ou très peu. Le pire côtoie le mieux ou le moins mauvais. Le disciple va devoir s’ingénier à repérer les morceaux de la vraie croix au milieu des babioles distrayantes, des avatars d’idoles. Par l’effet d’une étrange simultanéité, d’autres expositions importantes, plus du tout commerciales cette fois, permettaient de rendre compte de la spiritualité rampante : « Vaudou », exposition scénographiée par Enzo Mari à la Fondation Cartier (1), et « 20 ans de travail » de Pierre Charpin au Grand Hornu (2). Le designer marxiste Mari parlait déjà beaucoup de Dieu. Il met ici en scène les fétiches noircis de matières ignobles (patine sacrificielle euphémise le cartel) – faisant par ailleurs mine d’oublier par quels procédés, bien plus sombres encore, ils ont été soustraits à leur place et à leurs fonctions. Le design principal ne craint donc plus de s’associer aux ténèbres des superstitions, puisque désormais, clairement, les abrutissements désastreux se sont déplacés vers de tout autres icônes. Pierre Charpin conduit, plus à l’écart des capitales, l’exercice périlleux de l’exposition rétrospective dans la très belle institution belge du Grand Hornu. Il pose joliment sa place entre « la politique de la table rase » [...] et celle « de la table basse ». Il se décrit parfois fabricant de grigris, avec un certain fatalisme, regrettant que son travail ne soit pas plus souvent confronté aux perspectives industrielles (même si l’un n’empêche pas l’autre). Charpin possède un grand talent pour le dessin du fétiche, et c’est un malheur qui génère pas mal de beautés – on sait pire malédiction. accueillons facilement la réalité, peut-être parce que nous soupçonnons que rien n’est réel. » (3) La grande foire internationale du design est une démonstration qui relève de cet ordre. Les pièces de galerie accomplissent ce travail de sape tout au long de l’année. Ce sont, chacun, les épisodes d’une négation du réel, par sa convocation même. Par le filtre de l’utile – philtre, toujours plus clairement –, par la médiation de l’objet et du mobilier d’usage (domestique surtout, pour ce qui nous regarde ici) se donne à lire le monde rêvé. Intervient alors Charlie Sheen, légitimement convoqué puisqu’il appartient, en tant qu’il est acteur, à ce domaine du simulacre que nous côtoyons. Convoqué devant le juge pour avoir eu recours aux services de prostituées, il explique : « Je ne les paye pas pour l’amour. Je les paye pour qu’elles s’en aillent. » Cette foudroyante déclaration trouvera une application immédiate dans le sens de notre propos : le design est cette action que l’on rémunère afin qu’elle fasse s’évanouir le réel. Pierre Doze À gauche : Zanotta, Girotondo, ©Pierre Charpin À droite : Sculpture vaudou Fon, Bénin, ©Yuji Ono Le fait est que ce réel dont parle le design n’existe pas. Quelques signes nous avaient déjà renseignés sur la situation. Plusieurs voix, des textes nombreux. Tous extérieurs au terrain, bien sûr – audedans, le bavardage est aussi atone qu’un mutisme. Le plus fort et le plus convainquant, bref extrait : « Nous 1. « Vaudou », Fondation Cartier, Paris, jusqu’au 25/09/2011. fondation.cartier.com 2. « 20 ans de travail », Pierre Charpin au Grand Hornu (Belgique), jusqu’au 11/09/2011. grand-hornu-images.com 3. Jorge Luis Borges, L’Aleph, Gallimard, « L’Imaginaire », 1977. MAGAZINE NO 4 109 ART CONTEMPORAIN XAVIER DOUROUX Xavier Douroux est l’un des créateurs du Consortium, centre d’art dijonnais qui célèbre en juin prochain ses 34 ans en s’offrant un superbe bâtiment dessiné par Shigeru Ban. Il revient avec nous sur l’histoire de ce lieu, unique en son genre, et évoque sa manière de tenter de réinventer des liens entre art et société. Le Consortium de Dijon, que vous codirigez avec Franck Gautherot et Éric Troncy, demeure le seul centre d’art français qui soit encore géré par ses fondateurs. Créée en 1977, cette association demeure unique en son genre. Comment définiriez-vous ses spécificités ? Nous travaillons dans un endroit qui nous appartient, ce qui pour un proudhonien comme moi signifie que nous appartenons autant à cette structure qu’elle nous appartient. Nous ne sommes pas un service public, mais nous défendons l’idée de bien commun. Pour pouvoir travailler sérieusement, nous avons pensé dès nos débuts qu’il nous fallait nous isoler. Notre idée est d’accompagner les artistes de toutes générations avec l’exposition comme outil, la production comme moyen, dans le cadre d’un projet intellectuel de l’ordre du partage. Cela nous a permis d’être crédibles auprès des artistes, avec qui nous travaillons toujours sur la durée et pour qui nous avons développé aussi d’autres outils, les Presses du réel pour l’édition, nées en 1993, et Anna Sanders pour la production cinéma, née en 1995. Jamais nous n’avons voulu démontrer, mais toujours rester dans l’expérience. Quel regard portez-vous sur le travail des autres centres d’art ? Il y a énormément d’endroits en France qui sont dans la « sur-découverte » ; ils ratissent très large et très profond ; ça remue beaucoup mais ça ne ramène pas grand-chose. Ou alors il faudrait que les lieux concernés s’engagent pleinement. Nous, quand on trouve que c’est bien, on trouve que c’est vraiment bien, et on s’engage sur une monographie (nous faisons très peu d’expositions de groupe), un livre, un film… Aller dans le jeunisme à tout crin, remuer tout ça crée un effet de trouble. Ce n’est pas un reproche, car beaucoup le font avec un grand talent. Mais notre spécificité consiste à ne pas craindre de prendre le risque du ridicule. Vous définissez votre activité comme éminemment politique. En quel sens ? Nous voulons produire l’occasion d’une expérience politique qui ait des effets mesurables, qui puisse contaminer, s’étendre. Le genre de chose que l’on n’offre pas assez aux gens. Concrètement, en quoi vos projets esthétiques peuventils proposer une expérience politique ? Quand Philippe Parreno organise chez nous en 1995 son « Snow Dancing », le dispositif est activé par la convocation de 300 personnes, qui viennent faire la fête en jeans et produisent une situation d’exposition. Quelque chose se produit qui est de l’ordre du mystère, et qui pour ceux qui reviennent le lendemain devient lumineux. Il s’agit de tout sauf de passivité. Ce n’est pas pour autant que nous sommes favorables à la participation du spectateur. Mais cette œuvre avait une manière de capturer l’attention, d’être très directe en restant extrêmement complexe. Elle contient en soi sa capacité à être intelligente. Notre utopie consiste à croire qu’une bonne œuvre contient l’essentiel de sa pédagogie. Vous avez été parmi les premiers à soutenir et défendre cette génération aujourd’hui portée aux nues des Philippe Parreno, Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster… Quel regard posez-vous sur leur travail aujourd’hui ? Nous sommes restés très proches de cette génération, même si nous portons parfois sur elle un regard critique. Certains se sont brûlé les ailes, car le système les a accueillis à bras ouverts et les a placés dans une situation des plus inconfortables. Pour pouvoir s’en sortir, il faut le cynisme d’un vieux militant marxiste comme Liam Gillick, cynisme au sens de qualité. D’autres n’ont pas cette carapace. Vous voulez dire qu’ils se sont soumis aux pressions du marché ? MAGAZINE NO 4 110 Pas seulement. Ils ont parfois été maladroits en investissant des territoires comme les industries culturelles. Pour envahir le cinéma commercial comme objet, il faut savoir gérer pressions, tentations et facilités. pas produire grand-chose, d’autant plus que les artistes eux-mêmes refusaient de se laisser enfermer dans ce mouvement, et sont très vite passés à autre chose. On ne peut nier cependant que cela a été un moment important pour les artistes français. Vous participez pourtant de ce mouvement en direction du cinéma avec votre structure Anna Sanders, qui a produit notamment certains films de Parreno ou de Charles de Meaux, ainsi que la mythique série des Ann Lee, personnage de manga offert par Huyghe et Parreno à l’inspiration de leurs comparses. On ne peut pas dire qu’Anna Sanders soit un élément de l’industrie du cinéma. Par exemple, nous n’avons pas participé à l’aventure du Zidane de Parreno et Douglas Gordon, même si en l’occurrence nous avons été sauvés par le gong plus que par notre intelligence. Ce que je constate, c’est que c’est dangereux pour leur équilibre financier et psychologique, leur équilibre de vie. Ils ne sont ni Cattelan ni Carsten Höller, ils sont français, donc pas à l’aise pour gérer ces situations-là. Ceci dit, le dernier film de Pierre Huyghe intitulé The Host and the Cloud est selon moi un chef-d’œuvre. Vous avez été à l’avantgarde de ce mouvement dans les années 90, mais aujourd’hui votre programmation semble attirer moins d’intérêt ; comment l’expliquez-vous ? J’ai été très surpris ces dernières années par l’absence de commentaires sur notre programme. Ou par leur aspect caricatural. Par exemple, une artiste que nous défendons beaucoup comme Rachel Harrison a été réduite à un post-Combine Paintings à la Rauschenberg, ou à une nostalgie rococo, ce qui pour moi est révolutionnaire aujourd’hui. Nous ne sommes pas dans le formatage mais dans l’approche de spectres, de fantômes, du surnaturel, autant de choses qui me semblent très contemporaines. De manière générale, les gens ont toujours mis des décennies à comprendre ce que nous faisions : quand notre collection a été dévoilée par l’exposition du centre Pompidou en 1998, les commentateurs avaient déjà vingt ans de retard. Un des moments forts de l’histoire du Consortium est lié au développement de l’Esthétique relationnelle telle que l’a théorisée Nicolas Bourriaud en 1995. Comment considérez-vous ce concept aujourd’hui ? C’était un formidable titre, un formidable slogan, dont nous avons joué comme d’une partition. Le succès de ce livre honore son auteur, mais il ne pouvait Vous évoquez justement votre collection. C’est une autre caractéristique du Consortium d’avoir développé ainsi une collection alors que cette pratique est d’ordinaire réservée aux musées. Comment évolue-t-elle aujourd’hui ? Le 15 septembre prochain, nous allons annoncer notre désir d’en faire donation au musée des Beaux- MAGAZINE NO 4 111 […] Nous voulons que [la collection du Consortium] devienne bien commun. Pour moi, le don est le dernier geste révolutionnaire possible ; il produit des ondes de choc qu’il m’intéresse d’étudier. Arts de Dijon. Nous croyons beaucoup à l’opportunité de Dijon et de la Bourgogne, région placée au cœur de l’Europe. Et nous voulons participer de ce mouvement. Nous allons donc offrir les 350 œuvres de la collection. Elle est due pour beaucoup à la générosité des artistes, cela aurait donc été une aberration de la vendre. Nous voulons qu’elle devienne bien commun. Pour moi, le don est le dernier geste révolutionnaire possible ; il produit des ondes de choc qu’il m’intéresse d’étudier. C’est comme de jeter un pavé dans l’eau très claire, cela force les gens à prendre position. Vous avez ouvert le 9 juin un tout nouveau bâtiment de 4 500 m2 (2 000 m2 d’espaces d’exposition) dessiné par l’architecte Shigeru Ban. Comment l’avez-vous conçu ? Cela faisait longtemps que l’idée nous trottait dans la tête. Il y a quinze ans déjà, nous avions tenté en vain de créer le premier musée universitaire de France, puis il y a eu différentes tentatives de créer des plates-formes ouvertes sur la production. Nous voilà aujourd’hui avec un bâtiment plus classique. Le Consortium a longtemps été identifié comme un lieu de production, mais je ne suis plus sûr que cela soit vraiment un enjeu majeur. Cette réalité est beaucoup plus partagée qu’avant, et ses effets ne nous satisfont qu’à moitié, au-delà du discours caricatural qui consiste à se demander pourquoi ajouter encore des objets dont le marché s’empare. Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que ce bâtiment ne serait pas tel qu’il est sans tout ce que je viens d’expliquer. Il est avant tout une zone d’activité. Par exemple, nous accueillons notamment une association qui s’occupe d’adolescents. Je préfère les voir là que près d’un service social ou d’un hôpital psychiatrique. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’on les oblige à se connecter à l’art. Bref, le projet du Consortium va bien au-delà de ce bâtiment. Vous vous efforcez de vous insérer au maximum dans le tissu urbain. De quelle manière ? Il s’agit de donner des signes très clairs à la ville. Il y a une vraie demande : politique, car les élus prennent conscience de l’importance de ce lieu; sociétale aussi, dans un objectif de partage des savoirs, même si ces expériences restent très individuelles. Nous avons notamment fait beaucoup de visites du chantier, qui font que ce bâtiment n’est pas perçu comme un ovni mais comme l’aboutissement d’un travail commun, un lieu qui veut interagir avec ce qui l’entoure. Par exemple par le restaurant que nous allons y installer. Nous voulons être dans une vraie réciprocité avec le monde, et chaque détail y participe. Comment cela se concrétise-t-il avec l’exposition inaugurale ? Il s’agit de portes ouvertes plus que d’une MAGAZINE NO 4 112 exposition. C’est au spectateur de s’emparer de chaque chose pour faire sa propre composition. Nous ne voulions pas montrer un geste architectural avec des salles vides. Nous déployons donc un ensemble d’œuvres (issues de la collection ou prêtées) d’artistes avec qui nous avons travaillé dès les années 80, comme Richard Prince ou Cindy Sherman. Ou encore Pierre Huyghe, qui déploie de manière très informelle son Association des temps libérés. Mais il y a aussi un hippopotame du sculpteur animalier Pompon, et trois sculptures de Frémiet (auteur de la Jeanne d’Arc de la place des Pyramides) – deux artistes dijonnais. C’était important de rappeler que cette ville a généré des sculpteurs qui ont marqué l’espace public. En pleine période de crise, alors que l’État affirme toujours davantage sa volonté de se désengager du domaine culturel, comment avez-vous monté le budget d’investissement de ce bâtiment ? Toutes les collectivités locales qui nous aident habituellement, Ville, Département, Région, État, nous ont soutenus, ainsi que l’Europe, pour un budget global de 6 millions d’euros. Mais cela a été difficile à monter, et notre budget de fonctionnement demeure ridicule. Nous espérons que ce bâtiment va générer ses ressources propres, et nous comptons aussi sur des projets à l’étranger : Doha [capitale du Qatar, ndlr] nous a contactés pour faire apparaître des œuvres à l’échelle de la ville, et nous travaillons aussi avec la Corée. Le caractère politique de votre projet s’articule aussi dans votre manière de prendre des décisions collectives. Le Consortium relève d’une pratique collective assez incompréhensible pour les gens de l’extérieur ; tout naît d’une négociation qui n’a pas de cadre, ou qui le réinvente. La confrontation en interne, c’est un bon garde-fou contre le génie. Le Consortium est par essence un endroit où l’on n’est jamais mis très à l’aise. Dieu sait s’il y a ici des individualistes forcenés, mais nous essayons de faire en sorte que l’intérêt à soi participe d’un intérêt commun, dans une articulation des deux. L’équipe s’est vue renforcée récemment d’Anne Pontégnie et Stéphanie Moisdon, mais il en est beaucoup d’autres dont l’avis compte. Aucun d’entre nous n’a les mêmes centres d’intérêt. Par exemple, Éric se passionne pour les questions de display, de mise en scène d’une exposition, qui ont cessé de m’intéresser. Moi, je cherche plutôt à trouver des rotules entre art et société. Relier art et société, vous le faites notamment dans le cadre des Nouveaux commanditaires, programme de la Fondation de France dont vous êtes le médiateur en Bourgogne et l’un des premiers initiateurs. Il consiste à inviter des groupes sociaux, villages, associations, à faire appel à un artiste afin de produire ensemble une œuvre d’art. Que recherchez-vous à travers ce processus typiquement français ? Quand j’ai commencé, il y a quinze ans, l’équipe du Consortium était plutôt sceptique. On m’a renvoyé un miroir caricatural, arguant du fait que l’art ne pouvait être un cautérisateur social. Mais depuis sept ans, nous avons atteint notre vitesse de croisière, et une cinquantaine de projets ont été initiés dans la région. Quelle nécessité l’art peut-il avoir pour la société ? Il s’agit pour les commanditaires de ne plus être esclaves, ou victimes, de se laisser transporter audelà par l’art. Le processus qui fait naître l’œuvre ne s’interrompt pas quand elle existe, il y a un impact, des rebonds. Des tas de secteurs de la société s’avèrent capables de porter quelque chose sur la table, c’est plutôt rassurant sur l’état de notre environnement. Les gens, MAGAZINE NO 4 113 […] L’art et sa démocratie nous intéressent. Pas la démocratisation de l’art. enfin, s’autorisent des choses. Un village s’autorise à penser une œuvre non comme un objet mais comme un processus, à être solidaire jusqu’à devenir quasi co-auteur d’une œuvre dont la forme, si elle avait été pensée a priori, les aurait totalement effrayés. Tout le village de Blessey peut revivre par exemple grâce à une intervention de Rémy Zaugg sur son lavoir. Les nouveaux commanditaires n’interviennent pas seulement dans les cas de fracture sociale ou de crise morale d’un groupe. Certaines commandes sont très légères, par exemple celle d’un club d’amateurs de Vespa autour de l’objet de leur passion. De mères d’enfants décédés du sida à un groupe d’adolescents incapables de faire le deuil de l’un d’eux mort dans un accident, certains projets sont pourtant pleins de gravité. Il est vrai que beaucoup de projets tournent autour de la disparition, de la mort. Il ne faut pas avoir peur de la commémoration ou du monument, qui ne sont ni réac ni critiquables en soi. L’essentiel est de savoir pourquoi le monument est là. Auparavant, il y avait des saints patrons, des confréries, autant de structures qui avaient une nécessité sociale. Il faut aujourd’hui provoquer l’apparition d’autre chose. Comment juger de la réussite de tels projets ? Simplement parce que les œuvres ainsi produites sont bonnes, voire très bonnes. Et ces projets sont très populaires, ce dont je me méfie énormément. Les gens les adorent car ces œuvres les touchent profondément ; elles ont une puissance émotionnelle très forte, une capacité à provoquer des récits qui se transmettent. Il ne s’agit pas pour autant de prendre position contre la commande d’État, de proposer une réplique démocratique à une réponse élitiste ou libérale du toutmarché. L’art et sa démocratie nous intéressent. Pas la démocratisation de l’art. Nous cherchons à ce que l’art crée sa propre démocratie, et à en tirer des conclusions sur le fonctionnement de la démocratie même. Il n’est pas étonnant que ce projet soit né dans un pays qui s’interroge sur la question du bien public. Si le ministère des Affaires étrangères devait modifier sa politique culturelle, il devrait promouvoir ce type d’opération plutôt que de chercher à imposer des jeunes artistes ou galeristes. D’ailleurs, quelques pays européens comme l’Allemagne, la Belgique ou l’Italie se lancent peu à peu dans l’aventure. Certains artistes sont-ils dubitatifs vis-à-vis du processus des nouveaux commanditaires ? Bien sûr, il est plus facile de convaincre des artistes établis de participer. Un jeune plasticien comme Cyprien Gaillard, que j’aime beaucoup, est très réticent vis-à-vis de ce processus, car il est économiquement peu intéressant pour lui et produit une visibilité moindre. Ce qui me frappe aussi, c’est combien ces œuvres sont négligées par la critique d’art, comme si leur origine interdisait toute analyse esthétique. Ce qui est ridicule : on ne rejette pas La Mort de Marat sous prétexte que c’est une commande de la République. Peut-être leur aspect « socio-culturel » gêne-t-il un pays réputé pour son formalisme ? Pourtant il n’y a pas plus formalistes que nous ! J’aimerais que la critique soit le lieu de passage de telles œuvres, non leur coup d’arrêt. Il faut savoir prendre le risque du monde, pas simplement vivre à travers les quelques images que nous apportent les artistes. Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux Images : ©Le Consortium MAGAZINE NO 4 114 PORTFOLIO P.108 : BARCELONA PHOTOGRAPHIE : LINA PERSSON BARCELONA Photographie : LINA PERSSON linapersson.com ABONNEMENT Abonnement France 1 an / 4 numéros / 15 euros. AGENDA ÉTÉ 2011 Par chèque, à l’ordre d’ACP à l’adresse suivante : ACP – Magazine 32, boulevard de Strasbourg 75010 Paris Abonnement Europe 1 an / 4 numéros / 25 euros. JUIN Ou en ligne sur : magazinemagazine.fr Abonnement États-Unis, Asie 1 an / 4 numéros / 35 euros. 15 au 19 juin Art 42 Basel, pour le shopping – ou les fêtes. modeaparis.com 16 au 20 juin Designer’s Days, parcours et conversations liés au design, rives droite et gauche. designersdays.com/ Magazine n° 5, septembre, octobre, novembre paraîtra le 15 septembre. EXPOSITION 16 juin au 28 août La publicité recycle l’histoire, contexte et références de la publicité en exposition. lesartsdecoratifs.fr Ce printemps, nous avons organisé une exposition autour de Magazine à la galerie 12Mail et avons invité quelques amis à faire bon usage du sticker de couverture. Plus sur 12mail.fr 1. 3. 17 juin au 2 septembre Sophie Bramly,1981 & +, exposition photographique qui documente l’émergence de la culture hip hop dans le Bronx des années 80. Vernissage. 12mail.fr 4. 22 au 26 juin Défilés prêt-à-porter masculin, printemps-été 2012 modeaparis.com 2. 5. 22 juin Pater d’Alain Cavalier, 105’, 2011, fiction politique remarquée à Cannes. En salles. 23 juin au 25 septembre My Winnipeg, exposition consacrée à la scène artistique de Winnipeg (Canada), dont sont entre autres issus Guy Maddin et Marcel Dzama. lamaisonrouge.org 1 — ROBERT STADLER 2 — GEOFFROY DE BOISMENU 3 — LEMMY PAR SYLVIA TOURNERIE 4 — CHLOÉ TERCÉ ET CAPUCINE MERKENBRACK 5 — RACHEL CAZADAMONT MAGAZINE NO 4 126 24 et 26 juin Palmarès du Festival du film d’animation d’Annecy ; normalement le meilleur. forumdesimages.fr 27 juin au 2 septembre Summer school de l’IFM. Jusqu’au 10 juillet Derniers jours de l’exposition Le Vent d’après, des travaux des diplômés 2010 de l’École des beaux-arts de Paris. beauxartsparis.fr Plusieurs modules, d’une semaine ou deux, et de différents niveaux. ifm-paris.com JUILLET 1er au 3 juillet Festival Design Parade 6, expositions, concours de jeunes designers et rencontres à la Villa Noailles, Hyères. villanoailles-hyeres.com 11 juillet au 5 août Vitrines sur l’art. Les Galeries Lafayette confie ses vitrines à huit lieux parisiens dont Pompidou, les Arts Déco, le musée d’Art moderne, la Gaîté lyrique et le BAL. galerieslafayette.com Jusqu’au 10 juillet Derniers jours de l’exposition The Wapping project — Yohji Yamamoto, photographies et installations. Victoria et Albert Museum, Londres. vac.ac.uk 13 au 17 juillet 54e Biennale de Venise, en visite accompagnée par Art Process. art-process.com 13 juillet Reprise de Deep End de Jerzy Skolimowski, 1971, 90’. Adolescence, sexe et Londres des années 70. En salles. 4 au 7 juilllet Défilés couture automnehiver 2011-2012. modeaparis.com 4 juillet au 18 septembre Rencontres d’Arles. Exposition Chris Marker et un statement : « From here on », signé par les cinq commissaires dont Clément Chéroux (Pompidou), Erik Kessels (KesselsKramer), Joan Fontcuberta. Semaine d’ouverture du 4 au 10 juillet. rencontres-arles.com 15 et 16 juillet 10e édition du concours ITS (International Talent Support), organisé par Diesel à Trieste et consacré à la mode et la photographie. itsweb.org Jusqu’au 17 juillet Derniers jours de l’exposition Saint Laurent rive gauche, la révolution de la mode, dont la directrice artistique est Loulou de la Falaise. fondation-pb-ysl.net 5 juillet au 21 novembre Exposition Hussein Chalayan, récits de mode ; vêtements, installations, défilés, projections et travaux de recherche. lesartsdecoratifs.fr Jusqu’au 23 juillet Derniers jours de l’exposition consacrée à la typographie Futura à la galerie Anatome. galerie-anatome.com 6 juillet Vernissages du Marais : Goodman (group show), Lambert (Shrigley), Ropac (Esser). Marais 27 juillet En ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, 2011, 75’. Remarqué à MAGAZINE NO 4 127 Cannes cette année. En salles. Jusqu’au 31 juillet Les 50 ans de la Semaine de la Critique en 50 films à la cinémathèque ; carré, non ? cinémathèque.fr/ AOÛT Jusqu’au 7 août Derniers jours de l’exposition Savage Beauty consacrée à Alexander McQueen au Metropolitan Museum de New York. metmuseum.org Jusqu’au 7 août Derniers jours de l’exposition Nul si découvert, 4e partie du cycle Érudition concrète conçu par Guillaume Desanges au Plateau. fracidf-leplateau.com 3 au 21 août 11e édition de Cinéma au clair de lune, c’est gratuit et chaque soir dans un quartier différent de Paris. forumdesimages.fr 17 août The Future de Miranda July, 2011. Le nouveau film de la réalisatrice américaine, présenté au Festival de Berlin. En salles. 24 août This Must be the Place de Paolo Sorrentino, 2011. La relève du cinéma italien, Prix du jury à Cannes. En salles. 27 août au 11 septembre Visa pour l’image, festival international de photojournalisme. visapourlimage.com 10 CHIFFRES 400 000 visiteurs ont découvert la Biennale de Venise en 2009, établissant ainsi un nouveau record – sport favori de l’art contemporain depuis quelque années. L’édition 2011 et 54e du nom vient d’ouvrir ses portes jusqu’au 27 novembre ; encore un effort… 4 500 c’est le nombre de mètres carrés du nouveau Consortium à Dijon, dont 2 000 m2 d’espaces d’exposition conçus par l’architecte Shigeru Ban. L’exposition d’ouverture présentera des pièces de la collection du Consortium. . 20 000 euros, c’est le tarif journalier pour la location du triangle Piazza devant le Centre Pompidou, qui a accueilli une boite de conserve Monoprix ou plus récemment la « preppy house » de Tommy Hilfiger. 6 c’est le nombre de foires d’art contemporain à Paris, du 20 au 23 octobre. Outre la Fiac (Grand Palais et Tuileries), on pourra visiter Art Elysées (Champs-Elysées), Chic Art Fair (Cité de la mode et du design), Cutlog (Bourse du commerce), Show Off (Port des Champs-Elysées) et Slick (Esplanade du Palais de Tokyo). 100 000 francs suisses (ou 120 000 euros) sont attribués au lauréat du Prix Pictet pour la photographie. Etabli depuis seulement 3 ans, ce prix met la barre assez haut, puisque les dotations des prix concurrents oscillent entre 10 000 et 50 000 euros. Mauvaise nouvelle: le prix est thématique et cette année il fallait représenter le développement durable… MAGAZINE NO 4 129 10 galeries d’art contemporain sont maintenant installées à Belleville, faisant du XXe le quartier incontournable en la matière : Marcelle Alix, Balice-Hertling, Bugada & Cargnel, Castillo/Corales, Crèvecœur, Gaudel de Stampa, Jocelyn Wolff, Samy Abraham et Suzanne Tarasiève. La Biennale de Belleville, qui pourrait bien se manifester à sa manière en année creuse, y est aussi pour quelque chose. 1 710 000 euros est le prix record de l’année 2010 pour la vente d’une œuvre : Untitled #153 de Cindy Sherman. 20 000 euros, ce sont les frais de scolarité annuels de la Parsons shool of art and design, qui fait peau neuve : nouvelle adresse et nouvelle direction. Un détail : le cursus dure 4 ans. 5 commissaires ont signé le manifeste de l’édition 2011 des Rencontres photographique d’Arles. Clément Chéroux, Joan Fontcuberta, Erik Kessels, Martin Parr et Joachim Schmid envisagent la photographie à l’heure d’Internet et des Smartphones, qui font de nous des éditeurs et de nouveaux regardeurs. rencontres-arles.com/ 9000 euros, c’est le prix d’un tirage de Jean-Paul Goude (84 x 90 cm), figurant Grace Jones et qui sera repris pour la pochette d’un de ses albums. Le photographe aura sa rétrospective aux Arts déco parisiens à partir du 10 novembre. MAGAZINE NO 4 130 Hermes.com Des outils inspirés Sautoir cravate en argent. Hermès, artisan contemporain d e p u i s 18 37.