SPECIAL MODE ET PARFUM
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SPECIAL MODE ET PARFUM
M AGA ST YLE , MED IA & CREA TIVE N° 6 V OL. 2 — DÉ CEM SPEC ZINE INDU STRY L 14709 - 4 - F: 5,00 € - RD France 5 € | Esp/It/Port/Bel/ Lux 6,90 € | Suisse 12 CHF | Maroc 65 MAD | Canada 8,25 CAD| De 9 € | UK 6£ | LA PU BRE, B LA JANV VIE E NVIN, DU IER , T ŒU FÉVR N E T AU VRE D IER 2 PRIN 012 U COU TURIE T — QUE FAIRE R FOR A GERO N PAC VEC 2 066 € O RAB ? ANNE — MAIS P OU — INT ERDIS RQUOI ÊT RE « N ONS LES C OMM ORMAL » ? ISSIO NS ! IAL M ODE ET PA RFUM ÉDITO Durant une période économique difficile, on peut accabler le luxe de tous les maux : superficialité, élitisme, ostentation… Mais un attribut est intrinsèque au luxe et le distingue, la qualité. Ce qui le fait échapper de facto à cette maladie contemporaine de l’obsolescence [durée de vie volontairement limitée des objets manufacturés]. Malgré la vague de la fast fashion, la durée ne s’effacera pas de l’ADN luxueux. Faisons un rêve : si les fabricants de machine à laver, d’ordinateur, de voiture, etc. s’ingéniaient à concevoir des objets qui duraient une génération… Je sais, « la vie est un rêve, et les rêves sont des rêves », disait Calderon. Angelo Cirimele MAGAZINE NO 6 3 SOMMAIRE P.10 — Brèves P.70 — Portfolio 24 HOURS MODEL Photographie : Olivier Amsellem P.14 — Magazines BAKU / GARAGE / ZOO / JUKE / PORT P.82 — Portfolio 2E ANNÉE COUPE ET STYLISME Photographie : Charles Fréger P.24 — Shopping © Olivier Roller QUE FAIRE AVEC 2066 EUROS ? Portfolio : Romain Bernardie James Stylisme : Clémence Cahu TEXTES TEXTES P.96 — Contre LES COMMISSIONS Par Stéphanie Moisdon P.36 — Interview ÉLISABETH DE FEYDEAU par Cédric Saint André Perrin P.98 — Moodboard TRENCH COAT Par Florence Tétier P.40 — Images AMATEUR Par Céline Mallet P.102 — Art Contemporain LIONEL BOVIER Par Emmanuelle Lequeux P.42 — Biographie PACO RABANNE Par Marlène Van de Casteele P.106 — Design POSTMODERNISME Par Pierre Doze P.46 — Lexique MANNEQUIN Par Anja Aronowsky Cronberg P.108 — Retrovision BIZARRE Par Pierre Ponant P.48 — Rencontre TAORMINA AVEC UN GRAND A Par Mathias Ohrel PORTFOLIO P.50 — Chronique NORMALISSIME Par Stéphane Wargnier P.112 — Portfolio CAIRO Photographie : Clément Pascal P.52 — Off record mode “MOOD BOARD” Par Angelo Cirimele P.122 — Abonnement P.123 — Agenda MODE P.125 — Jeu P.56 — Portfolio CHEZ TANTE ODETTE Photographie : Emanuele Fontanesi Stylisme : Anna Schiffel 14-16 fév. 2012 / printemps été 13 / Premier Salon Mondial des Tissus d’Habillement Parc d’Expositions Paris-Nord Villepinte France / T. 33[0]4 72 60 65 00 / info@premierevision.com www.premierevision.com MAGAZINE NO 6 5 CONTRIBUTEURS CLÉMENT PASCAL ANNA SCHIFFEL CÉDRIC SAINT ANDRÉ PERRIN CHARLES FRÉGER Votre principale occupation ces jours-ci ? Je shoote sans arrêt, le plus possible. Le projet qui vous tient à cœur ? Je prépare un fanzine et j’essaye de monter un collectif/agence de photographes avec des amis. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Corduroy. Votre principale occupation ces jours-ci ? Du stylisme ! Le projet qui vous tient à cœur ? Le sauvetage de l’euro. Le dernier magazine que vous avez acheté ? i-D, Time, The Economist, Tar, Vogue Italia ; et j’attends avec impatience le nouveau Man About Town. Votre principale occupation ces jours-ci ? J’ai toujours plusieurs casseroles sur le feu. Le projet qui vous tient à cœur ? Mon bel amour. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Voici, avant de prendre le train. Grosse déception ; j’avais souvenir de piques mordantes, d’un ton trash bien années 90, qui souvent me manque… Là, j’ai trouvé ça gnangnan. Ce ton d’ironie complice, ces poses cool, scolaires, propres aux féminins d’aujourd’hui : quel ennui ! . Votre principale occupation ces jours-ci ? Je travaille sur mon livre Wilder Mann. Le projet qui vous tient à cœur ? Continuer. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Dazed & Confused. CÉLINE MALLET OLIVIER AMSELLEM ROMAIN BERNARDIE-JAMES STÉPHANIE MOISDON Votre principale occupation ces jours-ci ? Découvrir ma fille et réaménager mes perspectives. Le projet qui vous tient à cœur ? Lire tous les romans de Fitzgerald.. Le dernier magazine que vous avez acheté ? J’ai cru acheter Les Inrocks et je me suis retrouvée avec un hors série Patti Smith. Votre principale occupation ces jours-ci ? Vivre à Paris. Le projet qui vous tient à cœur ? Faire déplacer le centre de Paris dans le 16e. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Fantastic Man. Votre principale occupation ces jours-ci ? Rien à voir avec la photo, qui reste surtout un hobby : je prépare actuellement un salon homme qui s’appellera MAN et aura lieu à Paris et New York en janvier. Le projet qui vous tient à cœur ? Une expo qui rassemblera des portraits réalisés au Congo et de nouvelles natures mortes. Elle aura lieu cet été à La Pinata, un espace galerie à Los Angeles. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Le calendrier des pompiers ce matin, et hier une vieille édition de 032c sur eBay. Celui avec le shooting controversé de Juergen Teller dans la maison de Carlo Mollino. Votre principale occupation ces jours-ci ? Élaborer un programme innovant pour le master arts visuels que je dirige à l’ECAL, concevoir l’exposition au Consortium « The World As Will and Wallpaper », adaptée de La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq. Le projet qui vous tient à cœur ? « La décennie, une histoire des années 90 », avec une scénographie de Dominique Gonzalez-Foerster, en 2013 au Centre Pompidou-Metz. Le dernier magazine que vous avez acheté ? Kaleidoscope, Fall 2011. PHOTOGRAPHE STYLISTE PROFESSEUR DESIGN & MODE PHOTOGRAPHE MAGAZINE NO 6 6 PHOTOGRAPHE JOURNALISTE LIFESTYLE PHOTOGRAPHE CURATOR ET CRITIQUE MAGAZINE NO 6 7 STYLE, MEDIA & CREATIVE INDUSTRY MAGAZINE N°6 - VOL. 2 - DÉCEMBRE, JANVIER, FÉVRIER 2012 Rédacteur en chef Angelo Cirimele — Directeur artistique at large Yorgo Tloupas Soutien-gorge : Fifi Chachnil Pantalon : Sonia Rykiel Cardigan : Kenzo vintage par vintage clothing Ceinture : collection personnelle — Retouches Janvier — Imprimeur SIO 94120 Fontenay-sous-Bois — Conseil distribution et diffusion shop KD Presse Éric Namont 14 rue des Messageries 75010 Paris T 01 42 46 02 20 kdpresse.com — Distributeur France MLP — Issn n° 1633 – 5821 CPAPP : 0413 K 90779 — Directeur de publication Angelo Cirimele — Éditeur ACP - Angelo Cirimele 32 boulevard de Strasbourg 75010 Paris T 06 16 399 242 — magazinemagazine.fr contact@magazinemagazine.fr — Design Charlie Janiaut — Photographes Olivier Amsellem, Romain Bernardie James, Emanuele Fontanesi, Charles Fréger, Charlie Janiaut et Juliette “thejudge” Villard (magazines), Clément Pascal — Stylistes Anna Schiffel, Clémence Cahu (accessoires) — Contributeurs Anja Cronberg, Pierre Doze, Emmanuelle Lequeux, Céline Mallet, Mathias Ohrel, Pierre Ponant, Cédric Saint André Perrin, Florence Tétier, Marlène Van de Casteele, Stéphane Wargnier. — Illustratrice Florence Tétier. — Remerciements Odette et René, Marie Rucki, Jean Vedreine et l’équipe du Mansart, Monsieur X — Traduction Kate van den Boogert, Thibaut Mosneron Dupin — Secrétaire de rédaction Anaïs Chourin — Publicité ACP 32, boulevard de Strasbourg 75010 Paris Tel : 06 16 399 242 contact@magazinemagazine.fr — Couverture Photographie : Emanuele Fontanesi Stylisme : Anna Schiffel Mannequin : Lida Fox chez Next Coiffure : Vincent de Moro chez Aurélien Maquillage : Yacine Diallo chez Artlist © Magazine et les auteurs, tous droits de reproduction réservés. Magazine n’est pas responsable des textes, photos et illustrations publiées, qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. MAGAZINE NO 6 8 58(9,(,//('87(03/(3$5,60(5&(5675((71(:<25.1< :::685)$&(72$,5&20 BRÈVES Après les collaborations avec des stylistes, c’est vers des designers que La Redoute se tourne, puisqu’une première collection de mobilier et d’objets a été commandée à Sam Baron. Rendezvous dans le catalogue printemps-été 2012. After collaborations with fashion designers, La Redoute now turns towards designers, as a first collection of furniture and objects has been commissioned from Sam Baron. Check out heir Spring-Summer 2012 catalogue. La galerie 12Mail va changer de visage en septembre pour accueillir un studio de musique, avec une table de mixage d’époque. The gallery 12Mail will be revamped in September to include a music studio, with a vintage mixing desk. Jean-Jacques Picart prépare un cahier de notes et de souvenirs : À la vie, à The magazine Encens has launched its blog (encensmagazine.com/blog), where the history of fashion battles it out with fashion news. la mode sera comme une série de petites histoires de la mode, à travers le regard de 30 professionnels. Parution début 2012. Jean-Jacques Picart is preparing a book of notes and memories: À la vie, à la mode (To Life, to Fashion) will be a series of little fashion anecdotes, through the eyes of 30 professionals. Out early 2012. Les Arts déco préparent une exposition intitulée « Graphisme et French Touch » pour octobre. The Decorative Arts Museum is preparing for October 2012 an exhibition called “Graphic Design and the French Touch”. Le prix du meilleur plagiat de presse de la rentrée a été attribué à The Good Life (groupe Express-Roularta), pour sa longue et minutieuse étude du magazine Monocle. The prize for the best press plagiary goes to The Good Life (Express- Nouvelle formule de Télérama annoncée pour mars, avec changements cosmétiques à la clé. A new format for Télérama has been announced for March, with cosmetic changes thrown in. Après sa nouvelle formule, le magazine Encens a lancé son blog (encensmagazine.com/blog), où l’histoire de la mode le dispute à son actualité. MAGAZINE NO 6 10 Roularta), for its long and detailed study of the magazine Monocle. Pour fêter ses 10 ans de maison, Alber Elbaz prépare un livre en forme de gâteau : 700 pages qui reprendront toutes les étapes d’une collection Lanvin. Parution en février chez Steidl et lancement festif pendant les shows. To celebrate the maison’s tenth birthday, Alber Elbaz is preparing a book shaped like a cake: 700 pages that will go back over all the stages of a Lanvin collection. Out in February by Steidl, and with a fun launch during the shows. Malgré (à cause de ?) l’indignation ambiante, la maison Yves Saint Laurent n’a pas publié de Manifesto cette saison. Despite (because of?) the prevailing indignation, Yves Saint Laurent did not publish Manifesto this season. Belleville n’attire pas seulement les galeries, ArchiLib, une nouvelle librairie d’l’architecture, vient d’y ouvrir ses portes (49 bd de la Villette, 10e), adossée à Bookstorming. After Anne Pontégnie, it’s Paul Ardenne’s turn to be artistic director for the 2012 edition of the Printemps de Septembre festival. dans la ligne de mire de la marque suédoise. L’équipe de designers est constituée, et fin 2012 paraît une date raisonnable pour les débuts. Levi’s inaugurera son flagship sur les Champs-Élysées au premier semestre 2012. Levi’s will inaugurate its flagship on the ChampsÉlysées during first semester 2012. Belleville is not only attracting galleries, ArchiLib, a new bookshop dedicated to architecture, has just opened its doors (49 Bd de la Villette, 10th), next door to Bookstorming. Après Anne Pontégnie, c’est Paul Ardenne qui sera le prochain directeur artistique de l’édition 2012 du Printemps de Septembre. After the success of COS, H&M’s prestige line, accessories (bags and shoes) are in the Swedish brand’s firing line. A design team has been designated, and late 2012 seems a reasonable date for the launch. Après la mode, le design et les voyages, l’Officiel prépare une déclinaison art pour le printemps. Olivier Reneau en sera le rédacteur en chef, et Jérôme Sans le directeur de création. After fashion, design and travel, L’Officiel is preparing an art version for the spring. Olivier Reneau will be Editor in Chief, and Jérôme Sans, Creative Director. Le format magazine semble exciter la presse quotidienne, après M, le magazine du Monde, Libération prépare une « offre de week-end » et on parle d’un magazine réunissant Laurent Joffrin (Nouvel Obs) et Olivier Wicker (ex-Libération). (ex-Next ?) The magazine format seems to excite the dailies, Après le succès de COS, la ligne chic de H&M, c’est au tour des accessoires (sacs et chaussures) d’être MAGAZINE NO 6 11 after M, the Le Monde supplement, Libération is preparing a new “weekend offer”; there’s talk of a magazine bringing together Laurent Joffrin (Nouvel Obs) and Olivier Wicker (ex-Libération). (Exit Next?) Dans la poursuite de Logorama, H5 prépare une exposition polymorphe à la Gaîté Lyrique, mettant en jeu une marque et ses déclinaisons. Le projet, plus politique que ludique, a pour nom de code Hello, l’exposition est prévue pour fin 2012. Following on from Logorama, H5 is preparing a polymorphous exhibition at the Gaîté Lyrique, exploring a brand and its variations. The project, more political than playful, has the code name Hello, and the exhibition is planned for late 2012. Un crédit erroné figurait dans le précédent numéro, c’était une robe Acne et non Carven. C’est dit. An incorrect legend appeared in Magazine n° 4: the dress was by Acne, not Carven. Pour ses 75 ans, Orangina réédite quelques illustrations d’époque, notamment de Bertrand Villemot, sur une série limitée de bouteilles. For its 75th birthday, Orangina reissues some vintage illustrations, notably by Bertrand Villemot, for a limitededition series of bottles. The multiplication of Vélibs in Paris hasn’t changed a thing; car culture seems as present as ever. Garagisme is a new magazine that should launch in January 2012. And its participative economic model could gain a following. Info on garagisme.com/ Red Bull a publié le premier numéro un consumer magazine gratuit baptisé Red Bulletin (c’était peut-être ma contrainte de mettre la marque dans le titre), dont les sujets alternent les champs du sport, de la culture et de la société. Red Bull published the first issue of a free consumer magazine called Red Bulletin (it was perhaps an obligation to put the name in the title), whose subjects rotate between sport, culture and society. Le 7 février, Karl Lagerfeld sera le rédacteur en chef invité de… Métro. Le quotidien gratuit signe pour l’occasion son intérêt pour les fashion weeks, qu’il va couvrir désormais. The 7 February, Karl Lagerfeld will be guest Editor in Chief of… Métro. The free daily demonstrates its interest for Fashion Week, which it will henceforth cover. Au chapitre mode et cinéma font bon ménage, John Malkovich lance une ligne de vêtements masculins, sous la marque Technobohemian, visible La multiplication des Vélib dans Paris n’y fait rien, la car culture semble toujours présente. Garagisme est un nouveau magazine qui devrait voir le jour en janvier 2012. Son modèle économique participatif pourrait faire école. garagisme.com/ dans un concept store éphémère parisien du 5 au 24 décembre (14 rue d’Uzès, 2e) In the saga “fashion and film make a good match”, John Malkovich launches a menswear collection, under the brand Technobohemian, on view in a pop-up concept store in Paris from 5-24 December (14 rue d’Uzès, 2nd). On parle d’un concept store de luxe qui devrait ouvrir place du marché Saint-Honoré (Paris 1er), à deux pas de Colette. Baptisé N15, il pourrait ouvrir au premier semestre 2012. There’s talk of a luxury concept store that is meant to open on the Place du Marché Saint-Honoré (1st), two steps from Colette. Called N15, it could open in the first semester 2012. Fable, un nouveau magazine articulé autour du récit et de la mode devrait voir le jour en avril. Il sera dirigé par un trio féminin : Inès Fendri à la mode, Alice Litscher à la DA et Alice Pfeiffer à la rédaction. MAGAZINE NO 6 12 Fable, a new magazine structured around narrative and fashion, should see the day in April. It will be directed by a female trio: Inès Fendri on fashion, Alice Litscher for the art direction, and Alice Pfeiffer on editorial. Probablement boostée par le marché émergeant qu’est la Russie, le joailler Fabergé revient à Londres après 96 ans d’absence, avec une boutique à Mayfair, pendant qu’une autre est annoncée en 2012 à New York. Probably boosted by the emerging market that Russia has become, the jeweller Fabergé returns to London after a 96-year absence, with a store in Mayfair, and with another announced for New York in 2012. La marque de jeans J.Brand a demandé au styliste anglais Christopher Kane de dessiner une collection pour 2012, qui sera disponible sur le site de la marque ainsi que sur net-a-porter. The jeans brand J.Brand has asked the English designer Christopher Kane to create a collection for 2012, which will be available on the brand’s website, as well as via net-a-porter. puisqu’on annonce que Naomi Campbell devient editor at large des versions allemandes et russes d’Interview magazine. Enfin une bonne raison d’apprendre le russe ! Helena Christensen was perhaps a pioneer when she got involved with Nylon magazine in 1999, since the word’s out that Naomi Campbell is to become Editor at Large of the German and Russian version of Interview magazine. At last, a good reason to learn Russian! Luxe et mass market continuent leurs appels du pied : alors que Versace conçoit une ligne pour H&M (en attendant la deuxième), la chanteuse Rihanna signe une ligne de jeans pour Armani. Luxury and mass market continue to make covert advances to each other: as Versace creates a line for H&M (while waiting for the second one), the signer Rihanna prepares a jeans collection for Armani. Chloé fêtera ses 60 ans en 2012, ce devrait être l’occasion d’une exposition et d’un livre sur la marque. Chloé will celebrate its 60th birthday in 2012, the occasion for an exhibition and a book about the brand. Helena Christensen était peut-être un précurseur quand elle s’est engagée en 1999 dans Nylon magazine, Le Labo de la Bibliothèque nationale de France a créé un comptoir MAGAZINE NO 6 13 de la presse numérique, où 200 titres régionaux peuvent être consultés sur tablette numérique. Ça donne des idées ? The National Library’s experimental space Le Labo has created a digital press counter, where 200 regional titles can be consulted on a digital notepad. That’s inspiring! Bien que cédé par Lagardère, le magazine Elle continue son expansion en annonçant sa 44e édition, qui sera australienne. Although sold by Lagardère, Elle magazine continues to expand, announcing a 44th edition, which will be Australian. MAGAZINES BAKU Angleterre, trimestriel, 144 p., no 1, 230 x 300 mm, 10 € baku@aztreyd.az Même si on n’en fait jamais étalage, on crée un magazine pour saisir un hic et nunc – un ici et maintenant. Alors, forcément, un titre en forme de nom de ville, c’est tentant, car que savons-nous de l’Azerbaïdjan ? Ou de Bakou ? Trop peu pour ne pas regarder de plus près. La baseline nous éclaire assez vite : « art, culture et Azerbaïdjan vus par Condé Nast ». Le plus frappant, après avoir regardé de près ces 144 pages, est qu’on ne peut raisonnablement pas dater le contenu de Baku. Entre images surannées, mélange de clichés nostalgiques d’une ex-république soviétique et modernisme interchangeable (Zaha Hadid), le magazine nous livre un non-lieu et un non-temps – bravo ! À côté de cet « existant », Baku dévoile ce qu’il voudrait exporter et voir ces prochaines années dans la capitale : les dix galeries qui montent repérées à Frieze Art Fair, Tom Ford et même Gérard Depardieu… La ficelle est un peu épaisse et quand les maladresses du premier numéro d’un magazine indépendant sont touchantes, celles d’un groupe de presse sont confondantes de calcul et de courtes vues. Reste, si on veut apprendre quelque chose de l’Azerbaïdjan, à attendre un Brownbook consacré non pas au Moyen-Orient mais à l’Est. On peut rêver. EXTRAIT WHITE NOISE – by moving too fast. The canvases and sculptures, most of them abstract, really do tell the tale of the birth of a nation. Even the atmosphere speaks of something cutting-edge, especially as you settle in at one of the tables and the bohemian and always buzzing Art Café – over a pomegranate juice, a double espresso or something stronger – to discuss the work you have just been gazing at. The history of art in Azerbaijan is a long and intriguing one the stretches from exquisite Islamic miniatures, by artists such as Bakhrus Kenderli, to searing contemporary photography by the likes of Rena Effendi, via painting and such notable 20th century artists as Baku-born Tahir Salakhov, the latter of whom is the vice-president of the Russian Academy of Arts, had individual exhibitions in London in 2009 – the same year, as it happened, that the Museum of Modern Art (also known as MiM) opened. Indeed Azerbaijan’s artistic tradition dates back as far as the Mesolithic era, if one takes the fabled rock drawings of Gobustan as its genesis. About 64km south of Baku, between the foothills of the Caucasus and the Caspian Sea, the limestone ravines of this UNESCO World Heritage Site were carved with detailed animals – bulls, deer, camels, reptiles, insects – along with human figures up to a metre high. […] Claire Wrathall p. 44 Enter the Museum of Modern Art in Baku and you could be forgiven for pausing to wonder just where you’d stumbled into, for it has the air of a hothouse in ways that go well beyond the ambient temperature. First, there’s the abundant light, thanks to expansive walls of glass. Then there is the prevalence of plant life, clumps of sub-tropical greenery and small copses of kentia palms, the only real accents of colour until one catches sight of the art; the walls, floors and exposed metalwork have all been painted white so as not to compete with, much less detract from, the work the exhibit. But horticultural connotations aside, it’s also a hothouse in the sense that it’s a place that cultivates and nurtures talent – a gallery where the seeds of the future, a cavernous quasi-industrial space with a towering, sculptural, irregularly angled white meal staircase at its heart and lattice of lighting gantries cross-hatching its ceiling. Walking around the two light, bright floors, with their angles and tricks of the eye, you feel as if you are in a giant avant-garde pavilion rather than a bricks-andmortar building. The concentration of art (more than 800 works overall) is such that it’s easy to miss a key of history – current, recent or Soviet EDITOR IN CHIEF : Leila Aliyeva EDITORIAL DIRECTOR CONDE NAST : Darius Sanai ART DIRECTOR : Daren Ellis FASHION DIRECTOR: Mary Fellowes PUBLISHER: Conde Nast MAGAZINE NO 6 14 MAGAZINES GARAGE Angleterre, semestriel, 272 p., no 1, 260 x 340 mm, 18 € garagemag.com On a l’impression d’avoir déjà vu toutes les mises en scène et toutes les combinaisons du duo art et mode, couple de raison plus que de passion. Mais puisque c’est dans la limitation que consiste la maîtrise (Goethe), c’est encore ce corps à corps art-mode qui nous offre les réjouissances de la saison. Le magazine Garage, donc, du nom de ce centre d’art moscovite dirigé par Dasha Zhukova, elle-même ex-editor du magazine Pop ces trois dernières années, qui signèrent sa renaissance créative. L’idée de Garage, c’est de mettre la mode dans les mains de l’art, plus précisément, de demander à des artistes de mettre un peu de mode dans leurs formes, ou de leur forme dans la mode. Résultat, des robes végétales : Prada en rondelles de citron, McQueen en feuilles de laitue, Vuitton en noix ou Moncler en anchois. Plus loin, les Frères Chapman fabriquent une maison de poupée pour servir de série mode, et des artistes comme Hirst, Pettibon ou Baldessari sont invités à imaginer un tatouage, dont un verra la réalisation. Œuvre unique, invendable, intime… on joue subtilement des identifiants et des frontières d’une œuvre – mais, lecteur, ne réduisez pas ça au Tatoué de Denys de la Patellière (1968) avec Jean Gabin et son Modigliani dans le dos, merci. Garage ne néglige pas des incursions dans une approche plus classique de la mode, avec des séries de Sofia & Mauro ou d’Angelo Pennetta, ou encore des sujets testant la durée de vie avant décomposition d’objets de luxe. La direction artistique est l’œuvre de Mike Meiré, dont la typographie choisie intègre une alternance de grasses entre les lettres qui produit un relief étonnant. Garage profite donc d’un réseau de relations dans l’art et la mode en le mettant à contribution de manière créative, un peu comme une galerie le ferait. Et c’est bien l’intérêt du magazine : fonctionner comme une extension 2D d’un autre lieu (le centre d’art, en l’occurrence), ce que les magazines de style font encore le mieux. EXTRAIT SKIN That year – 1946 – winter was a long time going. Although it was April, a freezing wind blew through the streets of the city, and overhead the snow clouds moved across the sky. The old man who was called Drioli shuffled painfully along the sidewalk of the rue de Rivoli. He was cold and miserable, huddled up like a hedgehog in a filthy black coat, only his eyes and the top of his head visible above the turned-up collar. The door of a café opened and the faint whiff of roasting chicken brought a pain of yearning to the top of his stomach. He moved on glancing without any interest at the things in the shop windows – perfume, silk ties and shirts, diamonds, porcelain, antique furniture, finely bound books. Then a picture gallery. He had always liked pictures galleries. This one had a single canvas on display in the window. He stopped to look at it. He turned to go on. He checked, looked back; and now, suddenly, there came to him a slight uneasiness, a movement of the memory, a distant recollection of something, somewhere, he had seen before. He looked again. It was landscape, a clump of trees leaning madly over to one side as if blown by a tremendous wind, the sky swirling and twisting all around. Attached to the frame there was a little plaque, and on this it said: Chaim Soutine (1894-1943). Drioli stared at the picture, wondering vaguely what there was about it that seemed familiar. Crazy painting, he thought. Very strange and crazy – but like it… Chaim Soutine… Soutine… “By God!” he cried suddenly. “My little Kalmuck, that’s who it is! My little Kalmuck with a picture in the finest shop in Paris! Just imagine that!” The old man pressed his face closer to the window. He could remember the boy – yes, quite clearly he could remember him. But when? The rest of it was not so easy to recollect. It was so long ago. How long? Twenty – no, more like thirty years, wasn’t it? Wait a minute. Yes it was the year before the war, the first war, 1913. That was it. And this Soutine, this ugly little Kalmuck, a sullen brooding boy whom he had liked – almost loved – for no reason at all that he could think of except that he could paint. And how he could paint! It was coming back more clearly now – the street, the line of the refuse cans along the length of it, the rotten smell, the brown cats walking delicately over the refuse, and then the women, moist fat women sitting on the doorsteps with their feet upon the cobblestones of the street. Which street? Where was it the boy had lived? […] Roald Dahl p. 96 EDITOR IN CHIEF : Dasha Zhukova MANAGING EDITOR : Becky Poostchi ART DIRECTION : Mike Meiré MAGAZINE NO 6 16 FASHION EDITOR : Chloé Kerman PUBLISHER : Artistic cube inc. MAGAZINES ZOO Pays-Bas, trimestriel, 226 p., no32, 230 x 300 mm, 8 € zoomagazine.com L’exercice obligé d’un magazine de style est de penser sa propre évolution : subreptice ou radicale, superficielle ou profonde, en renouvelant l’équipe parfois. Tous les magazines ont un jour proposé une nouvelle formule ; ainsi Zoo, magazine néerlandais lancé en 2003 et héritier de Dutch, paru pendant quelques années au tournant du millénaire, présente une nouvelle robe cet automne. Pour marquer le changement, un logo a été dessiné, ainsi qu’une typo de titre ; l’helvetica continuant de régner en maître dans les pages intérieures. La structure du magazine n’a pas bougé : mises en bouche créatives, interviews et séries mode. Ici, la nouvelle formule sert à rendre visible le travail de fond (assez inchangé), en misant sur un effet de couverture mais aussi sur un jeu de papiers presque plastifiés, révélant les contrastes et la profondeur des images. L’équipe est restée aux commandes : Sandor Lubbe, mais aussi Diane Pernet et un vieux compagnon de route, Matthias Vriens. Le style Zoo, mélange de mélancolie et de froideur, opère toujours et rend les séries reconnaissables. C’est donc reparti pour un tour ! EXTRAIT BL33N THERE, DONE THAT then encouraged him to take more. By the time they created BL33N, a t-shirt line and web magazine, it seemed only natural for them to shoot and collaborate on all fronts. Matthias and Donovan got married after Barack Obama was elected US president. While gay was not legal at the time, they believed it was their right anyway. The couple asked Matt Tyrnauer, director of Valentino: The Last Emperor, to perform the service. The wedding invitation read: ‘Donovan McGrath and Matthias Vriens invite you to their illegal wedding.’ A year later, they tied the knot legally in Provincetown, Massachusetts. Donovan and Matthias took each other’s names to underline their bond. The two say they spend every minute together, when they are in the same city. “Wee shoot, edit, work, design, eat, fuck, and sleep together – and do a great job at all of it while having a blast,” says Matthias. “That’s a pretty intense life like, you cannot believe.” Both are drawn to the visual delights of the human body. They like to think of nudity as a metaphor for freedom, something we all have, though we might not all have access to. […] Diane Pernet p. 54 Matthias & Donovan Vriens-McGrath dare you to bare. Between 1997 and 1999, Mathias Vriens was editor-in-chief of influential style publication Dutch, founded by Sandor Lubbe. That was when I first became aware of his power to provoke. Vriens then went on to become the worldwide creative director for Giorgio Armani and senior art director at Gucci Group. His husband and collaborator is Donovan Vriens-McGrath, an actor who has performed in theatres around New York, including a stint on Broadway. The yoga enthusiast met Matthias at yoga retreat in Mexico, and from then on, life took on a whole new direction. “From the beginning, Matthias and I were inseparable. I really didn’t know what he did or had accomplished professionally and was just head over heels in love. Spending more time together and joining Matthias on his shoots opened my eyes to a whole new world of creative possibilities,” says Donovan. From then everything happened organically. Donovan started taking pictures, which impressed Matthias, who EDITOR IN CHIEF : Sandor Lubbe CO-EDITOR IN CHIEF : Diane Pernet CREATIVE DIRECTOR : José Klap FASHION DIRECTOR: Lotta Aspenberg MAGAZINE NO 6 18 ZOOKEEPER: Bryan Adams PUBLISHER: Melon Collie MAGAZINES JUKE Angleterre, trimestriel, 172 p., no 3, 225 x 300 mm, 7,90 € the-juke.com C’est encore de Londres que nous parviennent de nouveaux titres dont l’énergie déborde des pages. Juke, donc, dont le 3e numéro est une déambulation entre musique et mode, soirées déjantées et images intimes. Des angles croisés, où DJ et musiciens sont interrogés sur leur musique mais aussi sur ce qu’ils portent, des séries mode spontanées et des triangles, partout des triangles, comme un fil rouge dans le magazine. Ils masquent et dévoilent à la fois, mais nous obligent à chercher dans des images, sur lesquelles notre regard aurait pu glisser. L’iconographie est parfois brute, violente, mais a le mérite de montrer des images qu’on ne voit pas à longueur de pages dans les magazines sages, qui construisent une réalité plus qu’ils ne s’intéressent à elle. La chose étrange de Juke est ce sentiment qu’il n’y a pas de frontière entre ceux qui font le magazine et ceux qui s’y trouvent représentés – comme dans un blog – ; on fait naturellement référence au magazine dans les interviews (que pensez-vous de Juke ?) et le lecteur ne se trouve plus face à quelque chose, mais comme étant un pôle parmi d’autres. Une série de Wolgang Tilmans au milieu d’un univers plus street et hip hop, un horoscope de l’espace (voir extrait) ; une belle énergie secoue Juke, dont l’équipe se partage entre Angleterre et Scandinavie. EXTRAIT YOUR MONTH ACCORDING TO… outskirts of a petty galaxy in a mostly empty, desolate universe that doesn’t give a shit whether you win lottery tomorrow, or get eaten by a tramp. Gemini Love and truth collide unexpectedly on an idle Tuesday, making a juicy emotional pancake. Whilst you are cleaning up this mess, Jupiter whispers gently of travel and guns. Now might be the time to steal food. If you’re single, a friendly smile on the night bus leads to date. Which leads to hepatitis. Cancer Put on your best funeral face, you’re going to a party. And the love of your life awaits you there. But you must meet When you wearing a dour expression for it to launch properly. It is written in your stars the way. It’s all down to the first impression on the first look. Now that Spring has arrived and the sun has murdered the snow, it’s time for you to get laid. Hard. […] p. 162 These summery horoscopes were written Under the influence of the suburban kids With biblical names album, #3… Aries No one knows about you, but everyone loves it. Is it your new hair? Your new cardigan? Your new toothpaste? That book you finished recently that made you see through new eyes? Or is it that squirrel you murdered with a hammer? Taurus The moon could turn friendship into love. Or it could just be the moon: a sphere of magnesium, iron, calcium and aluminium orbiting another ball of rock in meaningless solar system on the EDITOR : Lucy Stehlik ART DIRECTOR : Yassa Khan FASHION EDITOR : Amy Leverton MAGAZINE NO 6 20 PUBLISHER : Daniel Ross MAGAZINES PORT Angleterre, trimestriel, 208 p., no 3, 230 x 290 mm, 10,00 € port-magazine.com Port avance masqué. Le couple affiché cache un magazine masculin, une fois la couverture passée. Un rapide coup d’œil évoque un business magazine moderne, héritier de Monocle, tant dans son format que sa maquette rangée et aérée. Il faut y revenir posément pour constater que le projet est tout autre. Port convoque les rendez-vous obligés des magazines pour y glisser des moments de vie, de temps suspendu, de fiction. Une anecdote, les à-côtés d’un film ou de l’écriture d’un livre, même les séries mode sont une invitation à la fiction. Ce parti pris n’est pas une posture, puisque Dan Crowe, l’editor et co-fondateur de Port, est le literary editor d’Another magazine et avait commis il y a quelques années Zembla, magazine de style dédié à la littérature, déjà. La préparation est donc différente, puisqu’elle fait un détour par les objets, la mode, mais aussi les intérieurs. Quelques essais ou points de vue esquissent un cahier, et Port se clôt sur quelques récits, raison d’être du titre : une fiction précède des notes de tournage, un compte rendu de tribunal jouxte un voyage en Mongolie. C’est déjà le numéro 3 d’un magazine qui semble avoir trouvé sa formule. EXTRAIT What image comes to mind when we hear the word “dandy”? Is the modern dandy a cut above modernist like Tom Ford or Thom Browne and all the hottest labels? Or is he none of the above and found only in the depths of the country where men dress in strange mixtures of tweeds, wool and waterproof to make a look not only unique but also effortless? Does fashion itself define elegance as a look that appears so effortless that we forget the hours spent by most people to achieve it? I have a friend in the depths of Yorkshire who has never read a man’s magazine in his life and avoids fashion shops like the plague, yet his clothes are not only totally unique and more stylish than any expensive fashion shoot could ever be, but also truly family affair. Boots made for his grandfather shortly after World War II; wife’s father’s sports coat (torn in several places); cords on which pheasants have bled and dogs have whelped, originally made for an uncle long dead – I could go on but I do not need to. The point is made, I hope. All this raises a question. Can style be manufactured or does it develop in response not to fashion, but to dressing as a way of life? Is it a natural element of masculinity or a contrived addition to the complex business of being a man – or, rather, a very specific kind of man? I am increasingly of the opinion that style is the manifestation of an original and often transgressive mind, something that can never be learned from the pages of magazine and a million miles away from the copycat approach of “this season’s hottest trends”. It is entertaining to read the clothes fetishism of Beau (Brummel, that is); the Count D’Orsay (a flamboyant bisexual Frenchman who electrified London with his reputed affairs with both the society hostess Lady Blessington and her husband in the early part of the nineteenth century); or Gabriele D’Annunzio, the turn-of-the-century Italian poet and womaniser. All were perfectly dressed at all the times and for an adoring audience, which loved the, for their larger-than, lifestyle, although they were largely unaware of the colossal egos that fed the minute selfinspection and of course, self-love needed to care so much.. […] Colin McDowell p. 46 EDITOR : Dan Crowe CREATIVE DIRECTORS : Kuchar Swara, Matt Willey THE DANDY REISSUED PUBLISHERS : Dan Crowe, Kuchar Swara, Matt Willey MAGAZINE NO 6 22 FASHION DIRECTOR : Davis St John-James SHOPPING QUE FAIRE AVEC 2066 ? Photographie : Romain Bernardie James Stylisme : Clémence Cahu assistée de Emma Jeanmaire EAU DE COLOGNE MANCHETTE CLOCHE BOUGIE BOUTEILLE D’EXTRAIT DE PARFUMS CALENDRIER « RÈGLE DU TEMPS » BOULE EIFFEL ENNEIGÉE TROIS CHAISES BLEUES 74€ 600€ 45€ 65€ 90€ 34€ 12€ 1146€ 2066€ Vous êtes pour mélanger le domestique et le cosmétique, l’Eau du Coq (74 € chez Guerlain) voisinera donc avec la verrerie quand votre manchette en résine, métal et strass (600 € chez Chanel) trônera, sous cloche (45 € en brocante), au milieu du sel et poivre, loin de cette petite bouteille d’extrait de parfum rare (90 € chez Le Labo Fragrances). Vous n’avez que trois amis, mais vous les choyez avec cette chaise Thonet no 107 designée par Robert Stadler (382 € sur thonet.de) et les faites rêver à Paris enneigée, sous cloche encore (12 € chez Les Fées, 19 rue Charlot Paris 3e). Mais le temps passe, vous répète votre règle du temps (34 € à l’Atelier d’exercice), la lumière fuit et vous allumez une bougie (65 € chez Margiela) pour conjurer l’augure. MAGAZINE NO 6 24 MAGAZINE NO 6 25 Vous êtes donc ici comme chez vous… Votre blouson (800 € chez Courrèges) posé sur le dos de la chaise, en train de déguster quelques petits choux (2 € chez Popelini, 29 rue Debelleyme Paris 3e), après quoi vous tremperez vos lèvres dans un Pomerol 2007 (57 € chez Lavinia), avec modération et délectation, non sans avoir choisi un verre Harcourt darkside (300 € chez Baccarat). Vos lunettes (540 € chez Thom Browne), négligemment posées dans votre desserte portative (20 € en brocante), le cendrier de poche (29 € chez Margiela) toujours à portée d’envie. Une bougie en spray (110 € chez Cire Trudon) pour chasser une dernière trace de tabac. Vous lisez, certes, mais pensez surtout à cet « air concert » privé (200 € sur airnadette.com) qu’Airnadette n’a (pas) joué pour vous. VERRE BLOUSON 5 PETITS CHOUX AIRNADETTE CONCERT PRIVÉ LUNETTES BOUGIE SPRAY CENDRIER DE POCHE BOUTEILLE DE POMEROL 2007 MAIN ORANGE 300€ 800€ 10€ 200€ 540€ 110€ 29€ 57€ 20€ 2 066€ Pas de temps à perdre, votre rendez-vous est déjà en route. Vous optez pour le rouge Velvet de Chanel (30 € chez Séphora), vous hésitez entre les bagues cœur, lune, étoile ou ancre (550 € chez Fred), vous coordonnez vos gants en laine mouillée (650 € chez Louis Vuitton) à votre chapeau, fixez votre broche (630 € chez Chanel) à votre robe, mais dédaignez ce set de toilette vintage (45 € en brocante). Déjà 14 heures ! On avalera deux plats du jour (24 € au Mansart). Avec quelques amuse-gueule dans cette soucoupe cube (38 € chez Astier de Villatte). Tiens, le cuisinier a oublié son gant en métal (99 € chez Manulatex). ROUGE À LÈVRES SOUCOUPE CUBE BROCHE BAGUE GANT CUISINE MÉTAL SET TOILETTE VINTAGE 2 PLATS DU JOUR GANTS 30€ 38€ 630€ 550€ 99€ 45€ 24€ 650€ 2066€ Et puis si, nous prendrons un dessert. Les clips couteau et cuillère (9 € chez Merci) nous amuserons en attendant le café. Vous aimez toujours les insectes, surtout s’ils sont coulés dans la résine (5 € en brocante), mais depuis l’autre jour, vous avez décidé de tout changer : la couleur des cheveux (36 € le pot chez Christian Robin), vos baskets (490 € chez Chanel) et votre bague fétiche pour le modèle protège-moi (10 220 € chez Lorenz Bäumer). Heureusement que vous jouez au PMU et que vous gagnez 8 694 € au triplé… BAGUE CLIP COUTEAU ET CUILLÈRE RECTANGLE À INSECTES SOINS BASKET TICKET PMU 10 220 € 9€ 5€ 36€ 490€ – 8 694 € 2066€ MAGAZINE NO 6 30 SAC À MAIN BOUGIE VERRE KIT DE COUTURE AGENDA PHOTO ANONYME MIROIR C’est finalement au comptoir qu’on prendra le café. Et un peu d’eau dans un verre recyclé (7 € chez Merci). Encore une bougie ! (65 € chez Cire Trudon) Ce comptoir est une desserte ! De votre sac (835 € chez Margiela), vous avez extrait ce kit de couture (44 € chez Rue Herold) et surtout votre agenda (600 € chez Chanel) pour noter quelques idées, mais votre regard se perd dans cette photographie anonyme (470 € à la librairie du Royal Monceau). Allez, un coup d’œil dans le miroir (45 € chez Eno Studio) et c’est parti ! 835€ 65€ 7€ 44€ 600 € 470 € 45€ 2066€ MAGAZINE NO 6 32 TEXTES P.36 : INTERVIEW ÉLISABETH DE FEYDEAU P.40 : IMAGES AMATEUR P.42 : BIOGRAPHIE PACO RABANNE P.46 : LEXIQUE MANNEQUIN P.48 : RENCONTRE TAORMINA AVEC UN GRAND A P.50 : CHRONIQUE NORMALISSIME P.52 : OFF RECORD MODE “MOOD BOARD” Exposition organisée par le Jeu de Paume, Paris, en collaboration avec The Estate of Diane Arbus llc. MAGAZINE NO 6 35 INTERVIEW ELISABETH DE FEYDEAU Docteur en histoire, Élisabeth de Feydeau enseigne à L’École des parfumeurs de Versailles et collabore avec nombre de maisons de luxe. Auteur d’ouvrages dédiés à sa passion des fragrances, elle vient de publier « Les parfums »1… … à la fois histoire, anthologie et dictionnaire des senteurs, dans la collection « Bouquins » de Robert Laffont. Elle nous éclaire sur les grands courants de la parfumerie contemporaine. des huiles, élaborait-on des pots-pourris pour masquer la puanteur ; le parfum relevait du cache-misère. Ajourd’hui, on évolue dans un monde terriblement aseptisé, où tout ce qui pourrait déranger doit être masqué par une bonne odeur de propre, bien jeune, bien vive. L’absence d’odeur angoisserait presque, comme si les lieux n’étaient pas sécurisés… Ce sont d’ailleurs les mêmes, parfumeurs, qui développent les senteurs pour désodorisants, lessives ou parfums d’ambiance, et composent les jus des griffes de luxe. N’oublions pas que les origines de la parfumerie remontent à l’industrie de la savonnerie ! Un très grand parfumeur comme Ernest Beaux, créateur du No5 pour Chanel, fit ses armes dans une usine de savons. Les deux domaines interagissent toujours, la parfumerie fonctionnelle se permettant parfois des fantaisies que n’oserait pas d’emblée la parfumerie sélective. Par exemple, les notes fruitées furent d’abord introduites dans les lessives avant d’entrer dans la composition des parfums. Qu’est-ce au juste que le parfum ? Des odeurs, plutôt bonnes serait-on tenté de répondre. Mais pas uniquement. Dans l’Égypte ancienne, brûler de l’encens en offrande aux dieux permettait de relier monde d’en haut et monde d’en bas. C’était un vecteur. Longtemps le parfum eut – et il conserve toujours – une aura religieuse. L’eau étant soupçonnée au XIVe siècle d’ouvrir les pores de la peau au risque d’attraper la peste, les substances aromatiques se parèrent alors de vertus hygiénistes. Là encore, cela reste dans l’inconscient… Le parfum est un bon baromètre pour scruter l’imaginaire des époques. […] Les grandes Maisons développent donc une parfumerie à double vitesse, des jus qui rapportent et d’autres destinés à l’image. Car l’image, c’est capital pour elles ; une marque de luxe qui a perdu son image a tout perdu. Pourquoi se parfume-t-on ? On se cherche à travers un parfum. On pourrait presque dire que l’on cherche à traduire son moi. Le parfum revêt une dimension émotionnelle très forte : c’est une forme de présence dans l’absence. Jusque dans les années 50-60, une femme s’identifiait totalement à sa fragrance. De très jolis textes de Colette ou Louise de Vilmorin rendent compte de l’attention qu’une femme doit porter au choix de son parfum. Un choix se devant d’être en corrélation avec sa personnalité. Ce qui est moins le cas depuis les années 80, où le rapport aux senteurs est devenu, disons… plus frivole. À partir du moment où l’on a considéré que le parfum ne devait plus refléter ce que l’on était mais la façon dont on vivait, un glissement s’est obligatoirement opéré. On est entré dans du lifestyle. Le parfum représente toujours une quête, une façon de se définir plus comportementale. À l’instar de nos vêtements, on adapte son parfum à ce que l’on fait. Vous n’allez pas suinter Shalimar au sport, de même que vous ne vous rendrez pas en jeans à une soirée. On glisse d’une situation à une autre… ce qui nécessite de posséder plusieurs flacons. On se laisse alors tenter par la nouveauté, on se projette sur le dernier profil présenté. Cela est très notable chez les jeunes filles, qui ont un Quand on pense parfum, on pense désormais surtout sent-bon. Oui, mais ces « parfumages » sont partout présents dans notre quotidien, les lessives, les parkings, les boutiques… Nous avons de tout temps évolué dans des univers embaumés. Autrefois pour désodoriser – aérer signifiait courir le risque de laisser les épidémies pénétrer dans la maison, alors brûlait-on MAGAZINE NO 6 36 […] on a considéré que le parfum ne devait plus refléter ce qu’on était mais la façon dont on vivait […] C’est très notable chez les jeunes filles, qui ont un rapport très léger au parfum ; c’est quasiment du déodorant pour elles rapport très léger au parfum, c’est quasiment du déodorant pour elles. Même si elles conservent toujours ce fantasme d’avoir la révélation d’elles-mêmes à travers une senteur. par exemple le grand retour des Colognes. Les Colognes, c’est sain, authentique, c’est frais. Mais il ne s’agit pas non plus de « bien-être » – on trouve aujourd’hui chez Dior des Colognes sophistiquées beaucoup plus concentrées que les Colognes à l’ancienne… Pour ce qui est des très jeunes filles, on assiste très clairement à un retour au romantisme à travers des senteurs fleuries, un peu fruitées, voire gourmandes. Des choses parfois carrément vanillées… relevant de l’enfance. Le choix d’un parfum passe souvent par des senteurs qui rassurent, évocatrices de souvenirs. En parfumerie masculine, on parle souvent des eaux de toilette comme de la blancheur des chemises : des odeurs de propre, de lessive même. L’odorat c’est l’instinct de survie, car une odeur que vous ne connaissez pas, qui n’a aucun référent, vous inquiète. Il faut donc toujours emmener les gens dans un univers connu pour les rassurer et cela passe par des images. L’odeur est ainsi vécue non plus comme un danger mais comme un réconfort. Vous pensez à la composition de l’Eau de Parfum de Chloé ? Chloé remporte un grand succès auprès des jeunes filles – c’est l’Anaïs Anaïs d’aujourd’hui –, mais je pense aussi au nouveau Diesel, au Candy de Prada. L’autre grande tendance actuelle, ce sont les grands classiques adaptés pour les nouvelles générations. Une jeune fille peut être fascinée par le mythe Shalimar, mais la senteur trop marquée ne lui convient pas, d’où le lancement de dérivés plus doux comme Shalimar Initial, l’Eau Première de Chanel, Trésor In Love de Lancôme. Les jeunes filles adoptent ces parfums comme des sacs vintage, pour se donner un statut, avec à l’esprit l’idée que leur parfum leur permet de pénétrer dans le monde des grandes dames. On parle de 500 lancements de parfum par an à travers le monde, dont très peu survivront. Pourquoi un tel turn-over ? Il y a deux générations de femmes, la précédente possédait un parfum, un sac et une paire de chaussures, tous très élégants, qui lui duraient des années. Aujourd’hui, on zappe. Tout n’est que technologie jetable, flot d’informations, course après le temps. On ne regarde jamais un film en entier à la télévision, on se désintéresse de tout très rapidement. Et pourtant, quand on scrute le top 10 des ventes de parfum, ce sont toujours les grands classiques qui caracolent en tête. Ce qui prouve bien qu’à titre individuel, hommes et femmes cherchent un parfum référent – une pantoufle, une seconde peau. Quelque chose qui leur parle de leur histoire. Même s’ils possèdent plusieurs parfums, ils demeurent attachés à un seul. Il est vrai que les grands lancements se raréfient, au profit de nombreuses déclinaisons de grands succès en versions light, extrême, voire sport pour ce qui est de la parfumerie masculine. Les Maisons capitalisent sur des légendes en leur apportant une dose de modernité. L’odorat s’avère un sens hyper évolutif. Le No5 de Chanel, chef-d’œuvre absolu des années 20, est devenu trop lourd, trop alcoolisé, trop rosé, voire trop impressionnant pour certaines femmes. À travers l’Eau Première, Chanel ne s’est pas contenté de reformuler une composition plus légère : le flacon, qui se rapproche de celui d’une Cologne, a également été revu pour une gestuelle moins précieuse. L’Eau Première c’est un peu l’aquarelle du No5. Quel type d’odeur séduit aujourd’hui ? Difficile de nommer une tendance. Comme pour la mode, de nombreuses directions cohabitent. Le choix d’un parfum dépend de l’âge, du milieu socioprofessionnel, des goûts… Mais si l’on veut donner l’orientation générale, disons que l’on va vers une sorte de transparence ; des parfums possédant de la densité, de la texture, de la tenue, sans être lourds. Les compositions sont enlevées. On ne veut plus de « flotte » comme dans les années 90, ni davantage de senteurs tapageuses façon années 80. Un entre-deux plutôt. C’est On a également vu se développer ces derniers temps beaucoup de parfums néo-classiques dotés de flacons aux airs de déjà-vu. Des sortes de vintage neufs, comme le Balenciaga, The One de Dolce & Gabanna ou encore le nouveau Givenchy. MAGAZINE NO 6 37 […] Le vrai problème de la parfumerie actuelle ce n’est pas son manque de créativité […] mais que la distribution impose ses règles. D’où ces jus marketing sans saveur, destinés à des rayonnages de libres-services le plus grand nombre sont donc apparus des jus marketés sans grande créativité, d’une grande civilité, et bien souvent sous influences… On est sans doute allé trop loin dans la démocratisation ; d’où une certaine perte de magie. Le parfum doit conserver sa part de mystère, c’est un talisman ! Il s’agit d’une double peau, le premier vêtement dont on se pare, c’est très riche en symbolique… Plus que des concepts de produit, les envies des créateurs parlent à l’inconscient. C’est ce qui a fait la force de ces parfums dits de niche, ils ravivent les passions. Là encore, ces eaux ne sont pas destinées à des « bourgeoises » mais à des jeunes femmes. La jeunesse étant en quête de repères, ces produits les rassurent. On notera également un aspect post-crise, beaucoup de ces parfums ayant été lancés après 2008. Le phénomène est récurrent. Après 1968, déjà, les parfums Cacharel avaient remporté un vif succès avec leur côté rétro 1900 revu baba cool. Le classicisme rassure, mais il valorise également, soulignant la dimension noble d’un parfum. Pourquoi acheter un jus griffé plutôt qu’un déodorant ? Pourquoi dépenser 80 euros quand on trouve des trucs très bien beaucoup moins chers au Monoprix ? Que recouvre au juste ce domaine ? On parle de parfums de niche à propos de fragrances produites dans les règles de l’art par des marques indépendantes. Le phénomène a pris son envol à l’aube des années 90 et ne cesse depuis de gagner du terrain. Les pionniers furent des créateurs comme Serge Lutens, Annick Goutal ou même Diptyque, suivis quelques années plus tard de Frédéric Malle ou Tom Ford. Voyant l’ampleur prise par ce phénomène, les grandes Maisons comme Chanel, Dior ou Hermès, craignant de se faire doubler et que ce marché du luxe ne leur échappe, se sont à leur tour lancées dans des lignes de prestige. Créativité affirmée, qualité des matières premières, distribution plus sélective, tout a été revu pour revenir aux vraies valeurs du métier. Il est certain qu’en termes de volumes, ce n’est pas avec ses Exclusifs que Chanel risque de faire son chiffre d’affaires. Les géants du luxe développent donc une parfumerie à double vitesse, des jus qui rapportent et d’autres destinés à l’image. Car l’image c’est capital pour elles ; une marque de luxe qui a perdu son image a tout perdu. Il s’agit d’une politique globale de revalorisation d’une industrie qui, n’ayant eu de cesse de se démocratiser depuis les années 80, avait pour un peu perdu de sa magie. La position du parfum est ambiguë parce qu’il a toujours représenté le premier pas vers le luxe. Jusqu’en 1860, cela demeurait l’apanage de l’aristocratie, mais dès la fin du XIXe, une Maison comme Guerlain a dû son développement économique à la bourgeoisie , qui pouvait acquérir ses eaux. Coty révolutionna véritablement la donne en 1921. Souhaitant faire fortune pour entrer en politique, il misa sur le potentiel de ce nouveau marché que représentait la classe moyenne en lançant un produit ressemblant à du luxe, sans en être – même s’il s’agissait d’un jus de qualité. Il baptisa son parfum Émeraude. Vous vous rendez compte, s’offrir une émeraude ! C’était énorme ! Coty avait tout compris… On envisage souvent les marques de niche comme des maisons de parfumeur, mais pas plus Serge Lutens que Frédéric Malle, et encore moins Tom Ford, ne sont des nez. Ces Maisons sont animées par des directeurs artistiques. Il est rare d’être à la fois un créatif et un technicien. Sans Coco Chanel, Ernest Beaux n’aurait jamais créé le No5. Le parfum est une entité immatérielle qui a besoin d’un support, c’est pour ça que les couturiersparfumeurs ont balayé tous les parfumeurs dans les Le parfum demeure depuis un produit de diffusion. Le parfum est fait de paradoxes. Il porte une robe haute couture mais on le trouve dans n’importe quelle parfumerie de quartier, dans les aéroports et les chaînes de magasins en libre-service. Pour satisfaire MAGAZINE NO 6 38 années 20 – et plus encore dans les années 50. Parce qu’ils ont réussi à donner une silhouette au parfum, à mettre du visible sur de l’invisible. Personne n’a plus la chance, ni le temps, d’entretenir une relation confidentielle avec son parfumeur à la façon de Monsieur Fargeon allant s’enquérir chaque matin auprès de la gouvernante de Marie-Antoinette de l’humeur de la reine afin de lui concocter une senteur sur mesure. Nous évoluons dans un monde d’images, notre relation au parfum se tisse donc à travers des univers dans lesquels nous nous reconnaissons. Si vous adhérez à un style très poétique, vous irez chez Annick Goutal ; chez Serge Lutens dans un genre plus onirique… parce que j’en ai besoin, mais je ne pourrais jamais y acheter un parfum. Un Sephora, au moins, propose un design, un vrai concept de self-service. C’est très pratique : si on sait ce que l’on veut, l’achat prend dix minutes. Mais pour la découverte ?… Jusque dans les années 80, il a existé des parfumeries de quartier où les vendeuses, qui connaissaient leur clientèle, savaient la conseiller et offraient un très bon service. Franchir leur porte avait certes un côté un peu intimidant… Mais elles manquent bien aujourd’hui. Il faudrait revenir à un système à deux vitesses : des surfaces en self-service pour la parfumerie de masse, et des boutiques plus intimistes dédiées à des senteurs plus pointues. Le vrai problème de la parfumerie actuelle ce n’est pas son manque de créativité – et l’on dispose de techniques permettant des compositions absolument exceptionnelles –, non, le souci c’est que la distribution impose ses règles. D’où ces jus marketing sans saveur destinés à des rayonnages de libres-services. Quel avenir pour ces marques de niche ? On pourrait craindre que ce marché, qui représente de petits volumes, ne sature au regard du nombre de nouveaux entrants, mais il reste de belles potentialités de développement à l’international. Les marques de niche, c’est encore pour l’instant un phénomène franco-français, voire européen, et tout au plus Côte Est des États-Unis. Les nouveaux pays consommateurs de luxe, comme la Chine qui intègre très vite ce qu’est le luxe – le vrai –, de beaux débouchés s’ouvrent donc. Quelles évolutions attendre de la parfumerie ? Des marques de niche comme Serge Lutens ou Comme des Garçons servent de laboratoires conceptuels en composant de nouveaux accords qui influencent le reste du marché. Mais pour espérer des avancées majeures, il faudrait de nouvelles molécules, et depuis dix ans, l’industrie ne propose plus que des molécules de substitution. Des produits de synthèse servant à reproduire des senteurs naturelles devenues trop rares ou trop onéreuses. Sans nouvelles molécules, pas de nouveaux courants olfactifs ! C’est le rôle des laboratoires que de développer les senteurs de demain. La distribution semble enfin bouger. À travers la refonte de son magasin Haussmann, le Printemps cherche à mettre en avant les parfums de prestige. Ils appellent cela La Belle Parfumerie. Je m’y suis rendue dans un état d’esprit extrêmement positif ; j’ai été un peu déçue… Cela ne fonctionne pas vraiment, les stands des marques exclusives comme Frédéric Malle ou Tom Ford se trouvent relégués en périphérie et l’espace central est dédié aux lignes de diffusion : c’est un peu le monde à l’envers ! Les parfums de niche doivent peut-être demeurer confidentiels, car ont-ils forcément leur place dans un grand magasin ? Leur diffusion passe plutôt par des boutiques en propre ou des espaces multimarques spécialisés – je pense à Jovoy Parfums Rares, magasin proche de la place Vendôme qui a une très belle sélection, où l’on se rend compte qu’il faut savoir vendre, parler, mettre en valeur ces jus parfois déroutants. Propos recueillis par Cédric Saint André Perrin 1 : Les Parfums. Histoire, anthologie, dictionnaire, éd. Robert Laffont, Que penser de la distribution traditionnelle ? Rentrer dans un Marionnaud me donne le cafard. J’y prends une crème à épiler, bon, c’est vraiment Coll. Bouquins Photo : Elisabeth de Feydeau ©Lucie Sassiat MAGAZINE NO 6 39 IMAGES AMATEUR Alors qu’Internet peine à être la révolution annoncée, et que les marques de luxe sont plutôt empruntées avec ce nouveau média, Lanvin renverse les rôles en partant du film destiné à Internet pour arriver à la pub print. […] Rien de nouveau pour un œil inattentif, sauf qu’un léger flou dans le mouvement indique que cette fois, cela se passe ailleurs Dans l’aventure totale et multimédia où toute grande marque de luxe est aujourd’hui embarquée, Internet et particulièrement le site officiel sont peut-être les moments les moins créatifs. Le site Internet s’offre la plupart du temps comme un simple relais d’événements qui eux promeuvent de manière toujours plus élitiste et raffinée l’esprit des collections de vêtements et d’accessoires : défilés spectaculaires, collaborations avec les plasticiens, concerts privés ou courts métrages en avant-première pour les happy few. C’est aussi sur le site que l’on va découvrir l’intégralité de la campagne presse, qui demeure un rouage essentiel de la machine mode et traditionnellement son objet de diffusion grand public par excellence, lorsqu’une affiche ou une page de magazine suffisent pour faire rêver autour d’un produit et appréhender un univers. de son piédestal ; surtout, l’amateurisme ostentatoire de la chorégraphie qu’elle improvise est un appel du pied à l’amateurisme compulsionnel et fasciné des blogs et autres tumblr qui pullulent sur le Net en convoitant l’objet mode. Et le message a parfaitement fonctionné, puisque l’on peut désormais voir des vidéos d’anonymes reprenant le dispositif de la campagne au geste près, signe imparable de son succès. La maison Lanvin et son créateur Alber Elbaz envoient accessoirement un signe d’efficacité railleuse à leurs très ambitieux confrères : on pense à Prada et à ses pratiques du mécénat ; on pense à Chanel et aux courts métrages que réalise depuis quelque temps Karl Lagerfeld, lorgnant du côté du septième art : le pompier « The Tale of a Fairy », qui met en scène la collection croisière 2011-2012, où l’hystérie pure prise au sérieux fait office de jeu et dont la vision sur le Net, une fois la magie de l’événement entourant la projection à l’hôtel du Cap-Eden-Roc au cap d’Antibes disparue, s’avère plutôt laborieuse, Lagerfeld étant plus styliste que cinéaste. La marque Lanvin assume l’humilité d’un geste en mode mineur ; elle s’empare au fond pleinement du média Internet, de sa logique visuelle et de ses pratiques de consommation en produisant une petite fenêtre mobile, une courte séquence fun assimilable en un clic, un pur véhicule tongue in cheek et accessible. Même si, évidemment, ce n’est jamais que l’image du luxe que l’on démocratise, et non le luxe lui-même. C’est ici que la campagne Lanvin de cet automne 2011 marque un point, en inaugurant une complémentarité inédite entre la campagne presse et la vidéo visible sur le Net et dont elle est l’émanation. Sur le papier glacé, les tops Karen Elson et Raquel Zimmermann esquissent un pas de danse en grandes bourgeoises suaves, dans un décor comme une composition au classicisme compassé. Rien de nouveau a priori pour un œil inattentif, sauf qu’un léger flou dans le mouvement indique que, cette fois, cela se passe ailleurs. Le dispositif emmené par Steven Meisel est en deux temps et il faut en parcourir la totalité pour en saisir l’exacte teneur. Et sur le Net, le ton de la campagne s’avère franchement humoristique, les mannequins exécutant, pince-sans-rire, une chorégraphie raide et outrée sur le rap de Pitbull, I Know You Want Me, luimême assez abominable – ou la mode comme objet de tous les désirs. Avec ce clip, la vieille dame chic qu’est le prêt-à-porter de luxe consent un instant à descendre Céline Mallet Photos : Campagne Lanvin, Automne-Hiver 2011/2012. MAGAZINE NO 6 40 MAGAZINE NO 6 41 BIOGRAPHIE PACO RABANNE Habité du sens de la déité, Paco Rabanne « le métallurgiste » a délaissé la mode pour se recentrer sur les domaines plus « sérieux » que sont la méditation, l’ésotérisme et la réincarnation. S’il prédit l’avènement de la race bleue, il n’en préfère pas moins, parmi toutes ses vies antérieures, celle où il fut couturier forgeron. 1934 Naissance de Francisco Ramaneda Cuervo, à San Sebastian, au sein d’une famille de Républicains, marxistes à la vie, à la mort : « Je viens d’un milieu de gauche athée, bouffeur de curés. » Un affront que paiera cher le général Ramaneda, fusillé par des soldats franquistes alors qu’il menait la garnison de Garnica au combat. Pour manifester son aversion envers la patrie, le clan Rabanne guillotine une syllabe de son patronyme et cesse de rouler les « r » – jusqu’à la mort de Franco, Paco Rabanne refusera également de présenter ses collections en Espagne. 1941 Exilée en France après avoir traversé les Pyrénées à pied dans la neige, avec ses enfants sous le bras, Madame Ramaneda, ex-militante activiste devenue première main chez Balenciaga, se fait du souci pour son cadet qui préfère occuper ses nuits interminables à lire plutôt qu’à dormir. Des insomnies que le petit garçon de 7 ans nomme « des flashes extraordinaires ». Il témoigne : « Et brusquement, le temps s’est vraiment figé. Tout en restant éveillé, j’ai été lancé à une vitesse effrayante, dans une sorte de tunnel argenté, et je me suis retrouvé en dehors de mon corps, dans une espèce de ciel étoilé… Un long fil d’argent me reliait à moimême. J’ai eu très peur, je me suis dit que quelqu’un d’autre pouvait entrer dans mon corps de la même façon que j’en étais sorti. J’ai donc réussi à réintégrer mon enveloppe charnelle ; ça fait très mal. » parallèle et pour financer ses études, il emballe des chaussures dans une usine, balaie le sol dans une colonie de vacances et pose avec sa moustache corbeau chez un photographe pour payer ses fournitures. Il met aussi à profit ses dons manuels en réalisant des dessins de sacs et de chaussures pour Roger Model et Charles Jourdan, des tissus pour Staron, des cravates pour Cardin, dans la ferme intention de s’extraire un jour de sa condition de fournisseur. Les jeunes stylistes du prêt-à-porter (Michèle Rosier, Christiane Bailly, Emmanuelle Khanh) lui tendent cette perche en lui confiant l’accessoirisation de leurs collections. Mise à contribution, Madame Rabanne, qui s’est depuis reconvertie en mercière fantasque pour les beaux yeux de su hijo, fait tourner l’atelier familial à plein régime : boutons baroques réalisés avec diverses matières insolites – vermicelles, grains de café –, broderies et accessoires se font livrer aux portes des maisons Dior, Courrèges, Cardin, Torrente ou Maggy Rouff. 1964 Fraîchement diplômé (avec la mention « excellent ») et lauréat de la Biennale de Paris avec une sculpture habitable pour jardin exposée au musée d’Art moderne, il part en quête de matériaux particuliers. Tandis que Quasar invente les meubles gonflables, que Talon remodèle notre télévision, que Pierre Restany concentre dans son « Nouveau réalisme » tous les piégeurs d’objets (César le compresseur de métal, Arman l’entasseur de fers à repasser), le jeune Paco Rabanne rêve au syncrétisme des arts dans sa mansarde d’étudiant… « Ce qui me frappe, c’est ce décalage terrifiant entre la Haute Couture et les autres arts […]. Or, il faut que tout nouveau matériau donne naissance à de nouvelles formes et à de nouvelles techniques. Les arts contemporains s’adaptent aux nouveaux supports : l’architecture abandonne la pierre, la peinture la toile, 1959 C’est le début d’un long cheminement ésotérique. Il commence à prier partout, dans le métro, dans la rue, où des « étincelles jaillissent du sol et lui brûlent les talons ». Pour occuper son esprit tourmenté, il se met en tête d’étudier l’architecture aux Beaux-Arts, dans l’atelier d’Auguste Perret, l’inventeur du béton armé, et reçoit l’enseignement de Xenakis, Carzou, Estève. En MAGAZINE NO 6 42 « j’ai compris que si j’étais resté architecte, je n’aurais jamais eu accès aux mass media. En tant que couturier, je peux parler et faire passer un message à des gens qui écoutent et attendent » la sculpture le marbre et la couture quittera le tissu. » Ces paroles prophétiques augurent de son changement de statut : « Je me suis souvent demandé pourquoi j’ai abandonné ces projets étonnants pour faire un métier de con, sacrément décrié par tous mes amis […] Et j’ai compris que si j’étais resté architecte, je n’aurais jamais eu accès aux mass media. En tant que couturier, je peux parler et faire passer un message à des gens qui écoutent et attendent. Qui appellent au secours. Au secours spirituel… » Pour soulager sa conscience, il remplace alors Marx par Dieu, Le Capital par la Cabale et Que faire ? par la Divine Comédie. en triangles de cuir rivetés sur Anouk Aimée et Françoise Hardy (en couverture du Elle dans un maillot en rectangles de plastique blanc), la presse succombe à « la rabannomanie », cette ferveur de l’inédit, du détonnant, de l’importable. « J’avais une amie journaliste qui se trouvait laide. Elle est arrivée chez moi en pleurs parce qu’elle avait une soirée importante et qu’elle avait peur de la rater. Je lui ai prêté une robe en métal. Le lendemain, elle est revenue me voir, rayonnante, en me disant : “Ça a marché, pour une fois, parmi tous ces gens, j’ai existé !” » (1) D’Audrey Hepburn aux James Bond Girls, « toutes les héroïnes modernes portent les “cottes de mailles” de Paco Rabanne, “cousues” non pas avec du fil mais avec des agrafes, des œillets et des pinces ! » s’esclaffe la presse. Paco le rationnel se doit pourtant de calmer leurs ardeurs : « Les femmes qui suivent strictement la mode ne sont que des péronnelles […] Une femme habillée comme ça dans la rue ? C’est grotesque ! Le soir à la rigueur… » 1966 Il présente sa première collection, composée de « douze robes importables en matériaux contemporains » (comprendre douze robes pesant 30 kg et des boléros en plastique enduits de petites plaques de métal assemblées par des anneaux), qui défilent au son du Marteau sans maître de Pierre Boulez dans une salle de l’hôtel George-V. Non content de rompre délibérément avec l’esthétique vestimentaire en se rapprochant de celle des arts plastiques, cette « première tentative de vêtements » substitue également au traditionnel défilé de haute couture une déambulation de vierges blanches et de Vénusiennes à la peau d’ébène dansant pieds nus. Ces douze robes expérimentales déclenchent le rire et l’indignation : « Des journalistes de Vogue américain sont venus m’insulter, me cracher au visage en hurlant : “les blanches, et elles seules, peuvent porter de la haute couture !” » Un scandale qui manque de provoquer son renvoi de la Chambre syndicale de la couture parisienne. Mais quand, trois mois plus tard, il expose ses robes en stalactites d’acier, crochetées de cuir et de plumes d’autruche, et qu’il tricote des cottes de maille en jersey d’aluminium laqué ou des manteaux 1967 Ses instruments de couturier – la pince ou le chalumeau – et ses méthodes peu orthodoxes déclenchent bientôt la foudre de ses détracteurs. On le voit hanter le sous-sol du BHV, « le meilleur choix en pinces, anneaux, rivets », mais aussi les ateliers de mécanique d’emboutissage, de bijouterie, les doreurs et les laqueurs… C’est qu’il adore détourner les matières brutes, faire chouiner le plexiglas, le papier enduit, les bandages élastiques ; s’extasier sur le caoutchouc, « une matière qui me fait vibrer parce que, mise sur un corps, elle prend vie, redessinant enfin le corps de la femme, moulant ses seins, sa taille, ses fesses » ; coller des bouts de verre sur des bandes de plastique ou sur du tulle découpé en franges ; tailler le métal à même le corps des MAGAZINE NO 6 43 femmes allongées sur son établi… « Ce n’est pas un couturier mais un métallurgiste ! » s’indigne Mademoiselle Chanel. « Un créateur est un être fou. S’il n’était pas fou, il serait ouvrier spécialisé dans une usine ! […] Je suis bien le seul à travailler de mes mains, contrairement à mes confrères intello », lui rétorque le brutaliste. Au terme de longues recherches, l’homme d’acier assemble dans l’usine d’Anik Robelin une robe éphémère en papier mélangé de fils de nylon, sans couture ni colle. Il expérimente ensuite en collaboration avec M. Giffard, un industriel spécialisé dans les masques de protection, le premier vêtement en plastique moulé par le procédé de la vaporisation de chlorure de vinyle – ces modèles, vendus à bas prix grâce à leur procédé de fabrication industrielle, répondent par leur caractère éphémère au besoin de « voyager léger », mais n’en ont pas moins été des échecs commerciaux. Qu’importe, l’argent n’est pas une fin en soi… « Ce qui me différencie de mes autres confrères, c’est que je ne reproduis jamais deux fois la même robe. Aussitôt qu’un modèle est commandé, il est retiré de la collection […] Je n’ai jamais vendu plus de soixante-dix robes par saison, ce qui est très peu, mais j’ai la chance de pouvoir me permettre ce luxe grâce aux parfums qui, eux, connaissent les chiffres d’une diffusion colossale… » 1969 Il peut en effet compter sur son premier parfum Calandre – composition : ciste, pin et sauge, notes cuivrées, senteurs « métalliques » –, « révélateur de la vie moderne et de sa rencontre avec les dieux », pour compenser ses investissements utopiques peu rentables et s’installer au 33 rue Bergère, dans une boutique tendue de noir avec des tubulures d’acier, des sièges de voiture et des selles de vélo tenant lieu de fauteuils. « Je fais le désespoir de mes banquiers car je suis toujours en rouge à la banque. Pourtant, je n’ai pas de voiture, mon appartement est en location et je vis au plus simple, mais je donne beaucoup et ma porte est toujours entrouverte… » En osmose avec son administrateur, le groupe catalan Puig, qui a fait fortune dans les parfums et les cosmétiques, le couturier médium a semble-t-il le nez fin pour choisir des parfums juteux. Quelques années plus tard, en 1973, la star des parfums, Paco Rabanne pour Hommes, dont le succès ne se démentira pas pendant dix-huit années, finit par éclipser le costumier de Polly Magoo (1966) et de Barbarella (1967), tombé dans l’oubli. Trop de célébrité trop vite ? 1978 Il s’entête cependant à présenter deux collectionsinnovation par an (parmi elles, des robes assemblées en goulots de bouteilles de plastique, des manches en papier de truffes au chocolat, un sac façon Chanel réalisé avec une chasse d’eau en guise de bandoulière…), tout en s’adonnant au mécénat. Après avoir créé le Centre 57, une ancienne fabrique de montgolfière destinée à l’accueil et à la production d’artistes de la diaspora noire, tout comme la revue Louna qu’il édite. « Je suis poussé à la fois par ma passion et par ma compassion pour tous ceux qui ont un faciès différent du mien. » Il finance également une école de danse et d’arts martiaux, collectionne les jeunes peintres et reverse un dixième de ses revenus aux pauvres... « Je suis effectivement le seul à me laisser interpeller par les clodos : “Eh ! Rabanne, t’as pas 10 balles pour un hamburger ?” » 1988 Au cours des années 80, la griffe vit une traversée du désert à laquelle elle réagit en signant de nombreuses licences sans grande cohérence (près de 150, dont un tiers au Japon et autant en Amérique latine). Afin de remettre un peu d’ordre, la famille Puig fusionne sa société de parfums avec la maison de couture. Le chiffre d’affaires parfums (350 millions de francs [plus de 53 millions d’euros, ndlr]) dépasse alors celui de la couture. Débarrassé de la gestion, Paco Rabanne redevient 100 % créatif – « Je ne suis pas Cardin. Son plaisir, c’est les affaires. Moi c’est de dessiner » – et offre sa griffe à la diffusion en annonçant sa première collection de prêt-à-porter, bien obligé de s’adapter à son époque marketing qui ne voit plus en lui qu’un « after-shave »… « C’est avec un peu de tristesse que je me suis lancé dans le prêt-à-porter. J’aurais souhaité n’être qu’un sculpteur de pièces uniques, exposées dans les musées, témoins de leur époque… Mais aujourd’hui, le coût d’une collection devient insensé. Dix millions de francs. La concurrence est chaque jour plus sauvage… Trop de grands couturiers ont agi n’importe comment, apposant leur griffe sur des quantités de choses médiocres. Ils sont devenus des marchands d’accessoires. Et comme l’époque est lâche, les gens n’ont plus d’opinions, ils suivent et n’achètent que des marques, cousues sur n’importe quoi. » (2) Pour le récompenser de tous ces efforts fournis pendant vingt-six ans, on lui offre tout de même le Dé d’or et la Caméra d’or au festival de Cannes pour la production du film Salam Bombay de Mira Nair. « Je ne suis pas Cardin. Son plaisir, c’est les affaires. Moi c’est de dessiner » […] On le voit hanter le sous-sol du BHV, « le meilleur choix en pinces, anneaux, rivets », mais aussi les ateliers de mécanique d’emboutissage, de bijouterie, les doreurs et les laqueurs 1992 Il fête ses 60 ans et 25 ans de vareuse de moine portée sur une chemise sans col et sans cravate. « Si je ne porte jamais de cravate, c’est que la cravate est un symbole d’allégeance à des conventions et que je tiens à m’habiller comme un prêtre. Le prêtre que j’étais dans mes nombreuses vies antérieures. » Il vit dans un immense appartement vide où règne le plus grand des luxes : le silence et l’espace… La vogue de l’irrationnel dans les magazines féminins lui ouvre la voie des séances de voyance sur papier glacé et des délires prédictifs sur les plateaux de télé – « Mon livre Trajectoire est ma réponse à la centaine de lettres hebdomadaires que je reçois des téléspectateurs qui m’ont vu aux émissions de Christophe Dechavanne. » En attendant, sa griffe semble brouillée par des ondes paranormales… Lafayette se souviennent encore du coffre-fort géant dans lequel étaient encastrés les murs de lingot). Une conjuration de l’austérité et de la morosité du secteur, menacé par la banalisation de ses produits, l’essentiel des budgets étant désormais consacré aux contrats des égéries publicitaires au détriment des jus interchangeables devenus secondaires ; pour un flacon vendu 70 euros, le coût du jus lui-même se situe autour d’un euro, une goutte de parfum dans un océan de marketing. Avec One Million (propulsé no 1 mondial auprès des 15-25 ans avec près de 120 millions d’euros de CA), Puig crée une success story de parfumerie. Vient ensuite le tour du féminin Lady Million, une déclinaison de pacotille, mais tout aussi rentable. Paco Rabanne progresse de 38 % en un an et se hisse au 5e rang des marques de parfum en France. Le CA avoisine les 800 millions d’euros. Une réussite qui permet désormais à Puig de ressusciter la marque de mode. 1999 Sa dernière collection Haute-Couture AH 2000 défile pour la dernière fois juste avant la destruction de Paris (et allez savoir pourquoi, du Gers !), qu’il a prophétisée le 11 août. Les débordements du profanateur embarrassent bientôt son partenaire financier, Mariano Puig – surtout quand il déclare avoir vu Dieu trois fois : pendant une partie de foot, dans un taxi et dans sa voiture. « Parfois Paco me fait peur, parfois il me fait rire », commente le PDG. Il y a de quoi. Persuadé d’être « venu de la planète Altaïr pour fonder l’Atlantide », le couturier tellurique affirme qu’il mène « sa dernière vie » sur terre après y avoir zoné depuis 75 000 ans, date de son « plus ancien souvenir ». Version officielle, le couturier pose son arc à souder pour une retraite bien méritée… La maison Paco Rabanne cesse alors l’activité haute couture et se recentre sur sa ligne de prêt-à-porter qu’elle confie à une styliste inconnue. La même année est lancé le parfum Ultra Violet : « Les UV sont à l’origine de la vie. Et le violet, c’est la couleur de l’ère du Verseau », dixit Paco. 2011 Élu pour son goût du travail artisanal et son obsession pour le jersey métal, Manish Arora, le nouveau directeur artistique, qui aime travailler le goudron et le plastique, transformer les objets du quotidien en objets de mode, a, semble-t-il, suivi les conseils de Paco Rabanne : « Surtout, n’ouvrez pas un magazine de mode, inspirez-vous des artistes de votre temps ! », en taillant sa première collection à partir des formes organiques et sculpturales d’Anish Kapoor. Le gourou, lui, s’est retiré en Bretagne pour mieux chanter ses louanges aux dieux ; eux seuls l’écoutent encore… Marlène Van de Casteele 1. Femme, mars 1988. 2. Philippe Trétiack, Elle no 2233, 24.10.1988. Page précédente : ©Gérald Bloncourt À gauche : Françoise Hary dans une robe de rectangles de plastique blanc, 1966 ©Jean-Marie Perrier À droite : Robe chainmail, 196 Publicité parfum Paco Rabanne pour homme, 1973 2008 Le parfum One Million défie la crise avec son flacon bling-bling en forme de lingot (les Galeries MAGAZINE NO 6 44 MAGAZINE NO 6 45 LEXIQUE LE MANNEQUIN C’est l’empirisme qui a été le père du mannequin tel que nous le connaissons. Des modèles de boutique aux podiums de défilé en passant par la publicité, petite histoire en dix points. […] Chaque type de silhouette pouvait correspondre à celui des clients supposés d’un styliste ; longue et mince pour Patou, courte et trapue pour Balenciaga 1 Marie Vernet est considérée comme le premier modèle vivant. Elle était vendeuse chez Gagelin et Opigez à Paris. En 1848, Charles Fredrick Worth, le couturier vedette de la Maison (qui deviendrait plus tard son mari), eut l’idée de lui faire présenter, en plus des bonnets et des châles, quelques-unes de ses propres créations. Les robes conçues par Worth et présentées par sa femme se vendirent comme des petits pains tandis qu’un nouveau métier apparaissait à la surface de la terre. que les consommateurs pouvaient s’identifier aux mannequins. Et, avec cette mise en valeur de l’individualité, le statut de ceux-ci, lentement, progressa. des séries d’échantillons uniformes, et ainsi les gabarits du mannequin professionnel devinrent-ils de plus en plus interchangeables. 4 Vers la fin des années 20, les agences de mannequins se répandirent en Europe et aux États-Unis, voyant les écoles de mannequinat, où les débutantes et les jeune femmes du monde apprenaient le savoirvivre et les astuces pour être belle, prospérer dans leur sillage. 2 Le mannequinat resta jusque tard dans le XXe siècle une profession peu recommandable. Les mannequins étaient mal payées, restaient anonymes, mais leurs chances de faire un bon mariage étaient toutefois grandes. Le couturier Lady Duff Gordon, propriétaire de la maison Lucille, fit de son mieux pour que les choses changent. Elle recrutait des femmes issues de milieux souvent pauvres, les choyait et les lançait dans des défilés de mode spectaculaires. Le mannequin gagnait ainsi en renommée, même s’il n’était toujours pas reçu dans la bonne société. 5 Le statut du mannequin continuait de progresser en même temps que la photographie de mode prenait de l’importance. L’ex-danseuse suédoise Lisa Fonssagrives fut le premier mannequin à sortir de l’anonymat. Elle devint célèbre dans les années 30. Les photographes de mode les plus célèbres de l’époque l’avaient représentée : Horst P. Horst, Richard Avedon, Man Ray, Erwin Blumenfeld et Irving Penn, qu’elle épousa en 1950. 7 Pendant la même décennie, avec la diversification technique des tirages, la photographie de mode se fit omniprésente : journaux, magazines, panneaux d’affichage, etc. Les mannequins furent de plus en plus sollicités pendant que leur statut et salaire progressaient en conséquence. Au cours des années 60, quelques mannequins décrochèrent des rôles dans des films. Les Penelope Tree, Twiggy ou Jean Shrimpton devenaient familières aux masses, elles préfiguraient le mannequin/people. Chaque star du rock et chaque acteur allait bientôt devoir, pour exister, fréquenter un mannequin. 6 Tant que la haute couture prédominait, les mannequins pouvaient se permettre toutes sortes de formes et de tailles. Chaque type de silhouette pouvait en effet correspondre à celui des clients supposés d’un styliste ; longue et mince pour Patou, courte et trapue pour Balenciaga. Mais quand, dans les années 60, la production de masse du prêt-à-porter vint imposer ses diktats au marché, il fallut couler les modèles dans 3 Avec Jean Patou, le mannequin a commencé de ne plus être perçu comme un élément subalterne. Pour se faire connaître aux États-Unis, le créateur sélectionna pour ses défilés des femmes américaines grandes et fines. Il s’ensuivit que les clientes américaines se précipitèrent dans ses magasins. Patou fit ainsi la preuve MAGAZINE NO 6 46 terme fut de plus en plus usité dans les années 80 avec l’avènement des Paulina Porizkova, Elle Macpherson, Linda Evangelista, Naomi Campbell, Christy Turlington, Tatjana Patitz, Claudia Schiffer et autres Cindy Crawford. 10 « Nous ne nous levons pas le matin pour moins de 10 000 dollars par jour » : cette réplique de 1990 de Linda Evangelista à une journaliste de Vogue est depuis devenue légendaire. Mais les mannequins gagnent aujourd’hui bien plus. Dans cette course aux gains, Gisèle Bundchen caracole en tête depuis 2004, ses émoluments étant même supérieurs à ceux de l’omniprésente Kate Moss… Autrement dit et en résumé, le chemin fut long depuis les silhouettes mobiles, sans visage ni statut, du début du XXe siècle. Les mannequins d’aujourd’hui nous incitent à acheter à peu près tout et n’importe quoi : des parfums aux vêtements, des tongs aux crèmes de jour… leur nom figurant bien en évidence sur le produit. 8 En 1973, Lauren Hutton gagna 200 000 dollars pour vingt jours de travail, ce qui en fit la modèle la mieux payée au monde. Elle fut détrônée en 1976 par Margaux Hemingway et son contrat d’un million de dollars pour la promotion du parfum Babe de Fabergé. Le phénomène des « supermodels » allait naître la décennie suivante. Anja Aronowsky Cronberg Traduit de l’anglais par Thibaut Mosneron Dupin 9 Le terme « supermodel » commença d’être utilisé au début des années 40 dans des articles de revues de mode et dans des ouvrages destinés à enseigner aux jeunes femmes l’art de devenir mannequin. Le De gauche à droite : Gilda Gray, 1924, anonyme. Lisa Fonssagrives par Irving Penn, 1950. Jean Shrimpton, 1966. MAGAZINE NO 6 47 RENCONTRE TAORMINA, AVEC UN GRAND A « In caso di emergenza, tirare il cordoncino. » L’avis était curieusement traduit par « en cas d’émergence, tirer le cordonnet », dans cette mini-douche d’une pension suisse de Taormina. La mer était bonne, mais l’atmosphère franchement automnale pour la Toussaint, et cette douche chaude était bienvenue. J’y ai réalisé que tout était curieux, depuis quelques heures qu’avaient commencé ces quatre jours de colonie de vacances en amoureux. Nous avions laissé la toute petite Bianca (quatre mois seulement, une enfant, vraiment) pour la première fois en Bretagne chez sa grand-mère. Et filé sans faire de sac vers l’aéroport, à moto. Les autres étaient déjà sur place : Joël en prof de yoga hilare, savourant la surprise des invités, Fab avec sa casquette noire sans aucune inscription, Marie et son mari en discrets représentants de la Mafia, H au bar en attendant des nouvelles de l’avion, devisant gaiement avec mon ex-femme. Celle-là même qui, dans cette page, s’appelait Petit Poney. Son nouveau mec (tout est relatif, ils sont ensemble depuis longtemps maintenant) et H se marraient déjà bien, au sujet de ces magazines qu’ils ont chacun. Maria L passait par le T3 de CDG pour compléter ce casting insolite, dont nous ne savions rien à l’avance. Quarante invitations lancées, quinze réponses positives, six couples engouffrés avec le Sirocco et sous la pluie dans les ruelles du mythe classique et ambigu. Arpentant les huit cents mètres qui séparent la Porte de Messine de celle de Catane. Explorant les encadrements du paysage vertigineux entre les deux bouches, à chaque extrémité du ventre de la petite ville. Le Corso Umberto comme un intestin tentaculaire, regorgeant de champignons fantastiques, de pasta, de bœuf tranché en lamelles biaisées, de poissons grillés, de vins blancs et rouges, de champagnes, de limoncello et d’amaretto, de vodka, de whiskey, de danses et de joies. Même de pizzas. La grosse boule de feu tombait précisément dans le puits du volcan quand nous sommes remontés de la plage. Pour la dernière fois du séjour. Le premier jour. Nous étions déjà ivres et salés, plus rien ne comptait, et tant pis pour toute cette pluie à venir. Après avoir regardé le lancement d’une fusée en « brut live » sur Euronews, j’ai appris que le mot le plus recherché par les Européens cette semaine sur Google était « gaddafi ». C’est au San Domenico que nous avons recommencé à sautiller. Chafik et Sandra ont surgi comme des fleurs pour le dîner, alors que nous avions déjà fréquenté insouciants plus d’étoiles dans les Palace de Taormina que Monte Carlo n’en revendique. Isola Bella et sa sublime maison de pierre avaient commencé à nourrir nos fantasmes. H nous a fait entrer au Morgana et les physio ont trouvé qu’il y était allé un peu fort sur le déguisement, nous n’étions que l’avant-veille d’Halloween. Marlon Dean, lui aussi apparu sans que je comprenne comment – inutile de se demander pourquoi, il était évident dans le rôle du très jeune rebelle magnifique –, racontait qu’il avait été élevé à Tahiti. Sans doute par pudeur, il n’a pas souhaité échanger en Maori, mais a pris nos destins en main. Ensemble, nous avons parlé de motocross et de boxe thaï, du dépôt sous la conciergerie et des planteurs de Fleury-Mérogis. Discrètement, il nous servait des verres et s’assurait que nous allions dans le bon sens. Nos rires sonores ont retenti sous les porches baroques. Aux portes du village suspendu, nous avons évité de trop nous pencher avant de plonger dans la piscine curaçao : l’Etna d’un côté, le terrain de foot, le cimetière scintillant, la montagne et la mer de l’autre. Partout des jardins ravissants. Taormina est une île dans le ciel. Le plus vieux copain de Joël dans ce groupe était H. H s’appelle Robert. Comme c’est l’usage dans l’armée, personne ne l’appelle jamais autrement que par son nom. Entre deux éclats de rire, il nous a raconté ses « trois jours » : « Je vais à Caen, chez les Ch’tis. Ou à Laon. Enfin dans une ville où quand les gens te parlent, tu ne comprends pas ce qu’ils disent. Visite chez le psychiatre. Je lui dis “monsieur j’aime beaucoup l’armée, et j’adoooore les militaires. Vive les forces de l’ordre ! C’est MAGAZINE NO 6 48 […] Nous étions déjà ivres et salés, plus rien ne comptait, et tant pis pour toute cette pluie à venir où la chambrée ?” Je me retrouve dans une cellule, je m’allonge après moult discussions avec mes coreligionnaires, et j’entends toutes les portes se fermer à clef. Un zozo de sergent fermait. Je me suis levé et j’ai tambouriné sur les portes toute la nuit. » Tout fils de militaire qu’il était, il a été relâché à l’issue de ces trois jours. Il n’avait sans doute rien à voir physiquement avec le personnage aux pommettes hautes, au corps gigantesque ou maigre selon les excès, aux cheveux synthétiques et aux authentiques fulgurances romantiques dont il est coupable depuis. Mais déjà, rien ni personne ne pouvait l’enfermer. Car le citoyen H a son propre gouvernement. Créature à la solde des marques de luxe qu’il vénère et maltraite avec leur consentement, il vit dans les images qu’il crée pour sa propre consommation. Et porte son regard gris sur le monde avec la circonspection et l’humour qui conviennent aux icônes. Son monde a peutêtre l’épaisseur d’une feuille, dont le recto séduisant a un verso que l’on devine douloureux. Mais sa voix cuivrée raconte les histoires avec gaîté. Contradictoire avec les paysages lunaires de pierres noires de l’Etna, qui servaient de décor à notre exploration curieuse de l’ambivalence des sentiments. Comme en bande, nous sommes entrés vivants et avec délice dans une image animée de Taormina, composée par Joël pour sa carte postale personnelle et en relief de cinquantenaire. Marlon Dean rendait hommage aux silhouettes gracieuses du baron von Gloeden. Les modèles de l’aristo souffreteux et jouisseur du XIXe, auxquels on doit le lancement de Taormina sur la scène glamour internationale, étaient des paysans, des bergers, des pêcheurs, des artisans, des danseurs de tarentelle et des muletiers ; figés sur la toile, puis sur le papier photo, ils procurent un sentiment de liberté sans contrainte. Les beautés de Taormina sont devenues symboles d’une attitude magique des Siciliens. Nous avions dans notre groupe les caractères capables de nous faire découvrir ce village sans âge, de nous faire vivre tous ensemble dans ce que Barthes appelait, à propos des images de von Gloeden, « un monde irréel et réel, réaliste et faux, un onirisme inverti, plus fou que le plus fou des rêves ». Avant de partir, nous avons carrément communiqué avec le cosmos sur les flancs noirs et sidérants du volcan. Le spectre d’une chaude et pénétrante lumière traversait les vitres du minibus. Et un avion nous a ramenés à Paris. À aucun moment nous n’avions eu envie de tirer le cordonnet. Ce matin à L’Armor-Baden, l’eau m’a paru très froide. L’automne breton est parfaitement homothétique avec la Toussaint sicilienne : il fallait vite se sécher sur la plage de Taormina, à l’abri de la pluie, en sortant de l’eau. Ici, on peut en novembre prendre son temps après avoir nagé, l’eau est réglée beaucoup plus bas que la température extérieure. Je suis tout de même venu m’adosser au poêle à masse de lave – une autre pierre que celle de l’Etna, beaucoup plus claire, très efficace –, pour écrire ces lignes avec la sublime Bianca dans les bras. Et c’est grâce à elle, à Sonia, peutêtre à la chaleur mystérieuse de la pierre aussi, que j’ai retrouvé le nom de cette lumière spectrale de Taormina : l’amour. « La plus universelle, la plus formidable, et la plus mystérieuse des énergies cosmiques », disait l’inventeur de la noosphère, Pierre Teilhard de Chardin. C’est ici comme là-bas une même force qui nous chauffe vraiment, toujours insoumise et curieuse, immense, ubiquiste et étrange. Mathias Ohrel Photo : Baron Wilhelm von Gloeden, autoportrait en costume oriental, 1900 MAGAZINE NO 6 49 CHRONIQUE NORMALISSIME Design, mode, politique : l’époque est à l’apologie rassurante du simple et de l’essentiel. Mais la norme peut-elle vraiment éveiller le désir ? suffisant pas, on se doit d’être « hyper » normal, ou au moins « super » normal, comme le pointait déjà le titre d’une exposition de Jasper Morrison et Naoto Fukuzawa à Tokyo en 2006. Éloge de l’ordinaire, surenchère de simplicité et intrusion surprise de la sincérité dans la conception : une foule de jeunes designers se rangent comme un seul homme dans la ligne ascétique de cette esthétique durable, forcément durable… Bientôt les fêtes ? C’est vrai, ça sent le sapin. Comme un violent repentir d’ivrogne un lendemain de cuite, les lendemains qui déchantent sont à l’austérité. Fini les créateurs drôles et drogués, les objets délirants et inutiles, l’ivresse de l’excès et le romantisme de la gratuité ! Dans une période où le mot « création » est en passe de devenir aussi vulgaire que le mot « luxe » dans la bouche des responsables et des experts de tous poils, seul le vocable « savoir-faire » reste digne d’être rabâché par toutes les langues de bois authentiques. Au diapason de ce rétropédalage frénétique vers le sépia rassurant de la tradition, les faiseurs de tendances se doivent de trouver au feutré les vertus hier attribuées à l’extravagant. Honnis soient les excès de l’hystérie médiatique ! Faut faire simple pour être moderne ! C’est le grand retour du less is more cher à Mies van der Rohe, mais dans une version spectaculaire. Normal ne La mode leur emboîte aujourd’hui pieusement le pas et les déclarations de contrition abondent : « l’ornement, c’est – à nouveau – le crime ». Vive la mode qui ne veut pas en être et bienvenue à l’éternel retour de l’intemporel ! L’esthétique juergentellerisante est devenue l’idéal d’un luxe vaguement coupable d’exister. L’apologie du banal veut laver l’époque de ses penchants honteux pour l’artifice… Plus rien qui dépasse. […] L’apologie du banal veut laver l’époque de ses penchants honteux pour l’artifice… Plus rien qui dépasse. Victoire du moyen. Tous au centre MAGAZINE NO 6 50 de la litote, les délices du lieu commun : « l’œuvre d’art accomplie sera celle qui passera d’abord inaperçue, qu’on ne remarquera même pas » (Gide). Autant dire qu’on nous a déjà fait le coup du tellement-simple, de l’ultra-essentiel, du plus-qu’épuré ! La mode peut-elle raisonnablement suivre le sinologue François Jullien, chantre des plaisirs très subtils de l’insipidité orientale, qui résume : « le caractère parfait est sans caractère ; la plénitude est platitude » ? À s’imposer une trop puritaine cure de rigueur morale, on pourrait lasser… Qui voudrait nous faire croire au potentiel érotique d’une nuit d’amour « normale » ? L’ennui est le pire ennemi de l’envie. Victoire du moyen. Tous au centre. Même le candidat socialiste, que l’on ne saurait soupçonner d’être la victime des tendanceurs, pense que pour être crédible, il doit se dire normal… À ce stade, ça n’est pas l’émergence d’une nouvelle modestie prophétisée par le très comique M. Lagerfeld, c’est un vrai tsunami d’humilité. À croire que la Chine ne domine pas seulement le monde économique mais que sa philosophie traditionnelle a gagné les esprits occidentaux. Triomphe de la voie médiane, éloge de la fadeur : « le sage savoure la non-saveur », de même « qu’il agit sans agir », nous enseigne Lao Tseu. Bien plus prosaïquement, on connaît depuis longtemps l’art du maquillage « no make-up », de la coiffure « no hair » et de la lumière « no light », apologie du retrait, art du peu imposé par les créateurs japonais à leur arrivée à Paris. La culture occidentale a, elle aussi, son penchant pour les vertus Stéphane Wargnier Image : campagne Priceminister.com par l’agence Leg. MAGAZINE NO 6 51 OFF RECORD MODE “MOOD BOARD” Dans la publicité pour le luxe, le préalable à une idée est souvent la compilation choisie d’autres images, qu’on nomme communément « mood board ». C’est donc quelque part entre inspiration et copie que les visuels du luxe trouvent leur source. Voici quelques us et coutumes de ces praticiens de l’amalgame d’images, en tout anonymat. […] Depuis une dizaine d’années, on ne nourrit plus l’imagination des commanditaires d’images ; on rassure leurs attentes, on atténue leurs angoisses Alors que le champ de la publicité est censé incarner la nouveauté, on constate souvent que le processus créatif commence par se retourner vers le passé… Au départ, il y a souvent l’angoisse de la page blanche, à laquelle on peut ajouter le besoin de se rattacher à une certaine culture ou image du passé qu’on va tenter de remettre au goût du jour ; c’est vrai notamment pour la photographie de mode, qui est un recyclage permanent. Et il y a un troisième cas de figure ? Oui, celui de l’agence de pub qui est en compétition, qui est de loin le plus compliqué. On a affaire à des commerciaux qui n’ont pas le sens de l’image et, s’ils ne sont pas accompagnés d’un DA capable de comprendre l’idée et de la traduire en discours, ils ont besoin de l’image finale. […] On pourrait se demander comment sont recrutés les responsables d’une marque et ce qu’ils connaissent des images, puisque l’industrie du luxe repose essentiellement là-dessus Comment en est-on venu à ce « recyclage permanent » ? Il ne faut pas oublier qu’on parle de publicité, que le client est roi, qu’il a souvent une formation de marketing mais aucune culture de l’image. À une époque pas si lointaine, le directeur de création pouvait montrer un petit dessin très bien fait et ça suffisait pour lancer la réalisation d’une image. Aujourd’hui, il faut quasiment arriver avec la photo déjà shootée. Ça limite forcément la création, et les possibles surprises sur la prise de vue. Depuis une dizaine d’années, on ne nourrit plus l’imagination des commanditaires, on rassure leurs attentes, on atténue leurs angoisses. On répète à l’envi que les commerciaux ne comprennent rien aux images mais, à force d’être témoins de tant de situations, n’ont-ils pas une certaine sensibilité à l’image ou bien est-ce une cause perdue ? D’abord, on ne peut pas tout mettre sur le dos des commerciaux, car ils se trouvent souvent entre le marteau et l’enclume, et leurs clients ne sont pas toujours d’une très grande finesse. Quand un brief part sur des clichés intemporels, c’est difficile de tirer la campagne vers le haut. Enfin, l’agence ne traduit que les desiderata de ses clients ! On pourrait alors se demander comment sont recrutés les responsables d’une marque et ce qu’ils connaissent des images puisque l’industrie du luxe repose essentiellement là-dessus, mais c’est un autre débat. Concrètement, comment ça se passe ? Une marque ou une agence demande de documenter un thème ? Elle va jusqu’à demander une idée ? Il y a plusieurs cas de figure. Soit on est en ligne directe avec le créateur de mode, qui agira comme un DA avec le photographe de la campagne. La commande de mood board s’exprime avec des mots clés, par exemple « Paris et tel photographe », et consiste à alimenter le thème avec des images de mode, mais aussi historiques ou ce qu’on veut ! Ici, les interlocuteurs ont un sens de l’image et un besoin d’ouverture ; bref, la situation idéale. La deuxième possibilité, c’est une marque qui travaille en interne, qui connaît son histoire et sait où elle veut aller et, ici aussi, il faut proposer des pistes. Ensuite, en fonction de la taille de l’entreprise, on montre parfois l’image qu’on projette de faire à la direction générale, qui valide ou non… Ce travail de recherche iconographique n’est-il pas fait par les agences de publicité ? MAGAZINE NO 6 52 Si, souvent par des stagiaires… Mais si par exemple on cherche une image de tapis rouge, en allant sur Internet, on constate rapidement la pauvreté du matériau recueilli. Une personne qui compose des mood boards présentera la même image de tapis rouge mais par Testino ou Meisel, donc avec un « plus » luxe et mode qui peut parler aux commanditaires. […] Les agences utilisent beaucoup Internet, mais leurs recherches se bornent souvent au minimum syndical, les deux ou trois derniers mois et basta… Internet, c’est utile pour dénicher un photographe ; le site art + commerce anthology est parfait pour ça. Mais en général, on trouve sur Internet ce qu’on connaissait déjà, on y découvre rarement des choses. magazine, on ne la retrouve pas immédiatement. Et il faut feuilleter, feuilleter… c’est de cette manière que l’œil s’aiguise et que la culture visuelle se constitue. Un mood board provoque la copie ou l’inspiration ? Je ne sais pas si on peut réellement parler de copie, car il peut y avoir des procès [John Galliano a été condamné en 2007 pour un plagiat d’images de William Klein, ndlr]. On voit très rarement du copiercoller, c’est toujours de l’inspiration, un point de départ. Car même s’il s’inspire d’une image, un photographe en donne toujours son interprétation. Faire appel à un grand photographe pour réaliser une image, ce n’est pas pour le name dropping, c’est pour qu’il apporte sa patte. […] Quand Steven Meisel travaille pour une commande publicitaire, il demande que le set soit préparé, le mannequin prêt, etc. Puis il parle avec le mannequin, le met en confiance et change quelques détails au set, il déplace un accessoire ou ajuste un vêtement, et ce sont ces détails qui feront que l’image sera réussie ; c’est pour ça qu’on le paye si cher. Quelle est la méthode pour réaliser un mood board ? C’est toujours un fil d’Ariane : on part d’un livre, qui nous en rappelle un autre et appelle à son tour une autre image, et on tire ainsi le fil qui va tisser une combinaison d’images. Le cheminement est assez balisé : les livres collectifs sur un thème, un magazine ou un styliste ; les premières pistes mènent aux monographies de photographes, car, à la fin, ce qu’on demande à un mood board c’est ça : une écriture photographique et un traitement, pas un sujet. Ensuite, il faut aussi regarder des pistes hors mode, dans la photographie plus généraliste, mais y aller avec parcimonie. Si on considère que derrière toute publicité il y a un mood board, peut-on deviner quelle est l’idée ou le brief ? Très souvent, un visuel luxe joue sur le mannequin, la lumière, le mouvement ou la gestuelle, mais il n’y a pas une idée particulière derrière ; et le mood board doit être assez minimal ou dans la tête du directeur de création. Il y a tellement de publicités dans lesquelles une fille tient un sac à main dans un cadre serré que la demande peut consister à documenter les différentes positions de main ou le placement de l’objet, donc finalement tenir à la composition de l’image. Pourquoi ? Les agences attendent une image de mode, car c’est ce qu’elles auront à produire. Une image qui appartient au champ plus large de la photographie, ça vient bousculer leurs catégories. Ça les angoisse aussi par rapport aux attentes de leurs clients que sont les marques. Ils sont plus à l’aise avec une image « proche » de ce qu’il faudra réaliser et de laquelle il faudra s’inspirer fortement. Les mood boards sont une manière de baliser l’image. En même temps, l’absence de risque tue la création… Pourquoi les marques continuent-elles à travailler selon ce processus ? Parce que les idées créatives suivent un certain chemin. Quand un photographe a une idée, il ne va pas Quel est le secret de ce métier ? Quand on a enfin en tête l’image qu’on recherche, à moins qu’elle ait fait la couverture d’un MAGAZINE NO 6 53 […] Il y a tellement de publicités dans lesquelles une fille tient un sac à main dans un cadre serré que la demande de moodboard peut consister à documenter les différentes positions de main ou le placement de l’objet la proposer à une marque, il va faire une série pour un magazine qui lui donne une certaine liberté et ce n’est qu’ensuite qu’un directeur de création va tomber sur l’image ou qu’un mood board va l’intégrer. Ce n’est que parce qu’un magazine a légitimé une idée – qu’on a pu voir à quoi elle ressemble une fois réalisée et que le reflet du papier glacé a pu taper dans l’œil du directeur de création – qu’une marque peut s’y intéresser pour une publicité. Les choses n’avancent que comme ça et les magazines de niche ne servent quasiment qu’à ça. photographe de refaire un édito pour une publicité, ça arrive régulièrement, et les éditos ont souvent cette arrière-pensée. Steven Meisel est assez libre dans ses séries pour Vogue Italie mais joue beaucoup des références… Je crois qu’il n’a pas de problème avec ça, y compris pour ses séries dans le Vogue italien. Il lui est arrivé de rencontrer des photographes oubliés des années 60 et 70, avec qui il discutait longuement, il leur achetait parfois des tirages et leur demandait s’il pouvait s’inspirer de l’un de leurs travaux pour le réinterpréter, comme on ferait un remake. C’est un impératif de l’industrie ? Le truc est que ça rassure. Le créateur qui va faire un parfum ou une robe va à un moment devoir la vendre. D’abord aux rédactrices, pour qu’elle soit dans les séries de mode, mais aussi au grand public, à travers une publicité. Donc ce visuel représente la toute fin d’un parcours créatif qui doit se retrouver en une image et dans les magazines du monde entier, ce qui représente une prise de risque énorme. C’est pourquoi la marque comme l’agence ont besoin du maximum d’éléments pour prendre une décision et si possible la bonne. C’est pour cette raison qu’une idée est toujours plus facile à vendre au milieu de plusieurs autres pistes. L’histoire de la photographie ne reconnaît que les photographes qui ont un style : Roversi, Lindbergh… Donc un Meisel ne fera pas partie du Panthéon ? Les grands photographes de pub sont ceux qui n’ont pas de style personnel. Steven Meisel a tous les styles possibles, qu’il maîtrise parfaitement ; Mario Testino n’a pas de style, c’est un grand fan de mode ; Sorrenti a une lumière qui est assez reconnaissable, mais Demarchelier n’a pas de style. Pour moi, Steven Meisel est au sommet du Panthéon, mais les historiens de la photographie ne savent même pas qui il est. Récemment, une étudiante qui voulait faire une recherche sur Meisel à l’école Louis Lumière s’est aussi heurtée à un : qui est-ce ? Mais on a mis du temps à considérer Guy Bourdin… On est à mille lieues de la création ! La créativité, on la trouve dans certains magazines regardés par les professionnels, où les contraintes sont très faibles ; c’est le contraire dans la publicité où les codes évoluent très lentement, aussi parce qu’elle s’adresse au plus grand nombre… Et puis, la créativité suit aussi la courbe du CAC 40, et en ce moment ce n’est pas fameux. Et, du coup, personne n’archive le travail d’un Steven Meisel ou des quelques photographes de mode intéressants. Pas l’institution en tout cas. Mais des opérateurs privés le font, je crois, à New York. Quels sont les magazines que vous regardez avec le plus d’attention ? Pop depuis quelques années, Another et Self Service ; c’est là qu’on a vu de nouvelles écritures, qu’on retrouve ensuite dans la publicité. Parce qu’on peut très bien court-circuiter les mood boards en feuilletant les magazines et en allant ensuite demander au Propos recueillis par Angelo Cirimele MAGAZINE NO 6 54 MODE P.56 : CHEZ TANTE ODETTE PHOTOGRAPHIE EMANUELE FONTANESI, STYLISME ANNA SCHIFFEL P.70 : 24 HOURS MODEL PHOTOGRAPHIE OLIVIER AMSELLEM P.82 : 2E ANNÉE COUPE ET STYLISME PHOTOGRAPHIE CHARLES FRÉGER CHEZ TANTE ODETTE Photographie : Emanuele Fontanesi Stylisme : Anna Schiffel Mannequin : Lida Fox chez Next Coiffure : Vincent de Moro chez Aurélien Maquillage : Yacine Diallo chez Artlist BLOUSE : CACHAREL VINTAGE par vintage clothing paris ROBE EN CROCHET : CHRISTIAN DIOR ROBE ZIPPÉE : MIU MIU CHEMISE : VIVIENNE WESTWOOD CHAUSSETTES : FALKE SANDALES COMPENSÉES : CÉLINE CHEMISE ET PANTALON IMPRIMÉ : CÉLINE CARDIGAN : VIVIENNE WESTWOOD ANGLOMANIA BLOUSE : CACHAREL VINTAGE par vintage clothing paris ROBE EN CROCHET : CHRISTIAN DIOR ROBE : CARVEN JUPE : ACNE CARDIGAN : AZZEDINE ALAÏA VINTAGE par vintage clothing paris CHAUSSETTES : FALKE SANDALES COMPENSÉES : CÉLINE PANTALON IMPRIMÉ : DIANE VON FURSTENBERG ROBE : RUE DU MAIL KIMONO IMPRIMÉ CHINOIS : COLLECTION PERSONNELLE CHAUSSETTES : FALKE BLOUSE LAVALIÈRE : VINTAGE CLOTHING PARIS CARDIGAN : PHILOSOPHY BY ALBERTA FERRETTI PANTALON DENTELLE VIOLET : PHILOSOPHY BY ALBERTA FERRETTI BLOUSE, PANTALON : YLIAS NACER BLOUSON ‘TEDDY’ : IGLAINE PARIS SANDALES COMPENSÉES : CÉLINE BLOUSON EN DENIM : JEAN PAUL GAULTIER PANTALON IMPRIMÉ : RUE DU MAIL CHAUSSETTES : FALKE SANDALES COMPENSÉES : CÉLINE SHORTS RAYÉ : MARC BY MARC JACOBS BLOUSE : VINTAGE CLOTHING PARIS BLOUSON ‘TEDDY’ : IGLAINE PARIS FITTING NICOLAS ANDRÉAS TARALIS 24 HOURS MODEL Photographie : Olivier Amsellem Mannequin : Karin Hansson chez Next CASTING HAIDER ACKERMANN CASTING MUS CASTING VÉRONIQUE LEROY CASTING AKRIS FITTING NICOLAS ANDRÉAS TARALIS HAIR : YOHJI YAMAMOTO SHOW YOHJI YAMAMOTO LAUNCH AZZARO BOOK, JEU DE PAUME. REPÉTITION PEACHOO KREJBERG HUGO FERROUX 2 ANNÉE COUPE ET STYLISME e Portraits d’étudiants en 2e année au Studio Berçot, Paris. Photographie : Charles Fréger assisté de Salla Pesonen ARTHUR LHERMITTE JAYEON SHIN PAUL ZACARIAS KARINA MORA CASSANDRE CEFAÏ MICHAEL FERREIRA SORIA SAY HÉLÈNE MOLARD CAMILLE WAGNER BARRY ALIMOU TEXTES P.96 : CONTRE LES COMMISSIONS P.98 : MOODBOARD TRENCH COAT P.102 : ART CONTEMPORAIN LIONEL BOVIER P.106 : DESIGN POSTMODERNISME P.108: RETROVISION BIZARRE MAGAZINE NO 6 95 CONTRE LES COMMISSIONS Difficile d’y échapper si on convoite un poste à la tête d’une école ou d’un centre d’art : les commissions sont ces assemblées étranges dont les membres choisis de manière parfois mystérieuse élisent leur candidat dans un apparent consensus. Je suis contre les commissions parce que je voudrais que les gens qui ont été désignés pour gouverner, donc pour décider, fassent des choix. Or, c’est ce qui en train de manquer cruellement dans toute l’institution. […] Le vrai problème des institutions, en France, et dans l’art en particulier, c’est que les responsables ne sont plus désignés par des gens qui désirent voir un certain type de profil, de compétence, d’expérience… Pourtant, on sait bien que les grandes réussites sont dues à des personnes qu’on est allé chercher, parfois à l’étranger, parce que la personne nous intéresse, comme ça a été le cas avec Pontus Hulten [directeur du Centre Pompidou de 1973 à 1981, ndlr]. Ça peut d’ailleurs faire l’objet d’une discussion, ce n’est pas forcément le fait du prince. Mais en tout cas, ça ne passe pas par une sorte de simulacre de démocratie qui neutralise et qui écrase totalement les convictions ou les positions les plus tranchées ou les plus radicales. Et je pense que c’est ce qui produit cette espèce de médiocrité latente, où sont élus ceux qui font le moins de vagues, qui bousculeront le moins l’institution. […] C’est une question mécanique : dès qu’on met en place un comité, une commission, dès qu’on est plus de deux, on produit inévitablement un choix médiocre. Donc je préfère qu’on se trompe – pourvu que ce soit radicalement –, ou qu’on fasse quelque chose de formidable, qui sera jugé dans quelques années, à l’aune de ce qui a pu évoluer historiquement en dix ou quinze ans. […] Alors, certaines nominations peuvent mécontenter des gens, mais je trouve ça très bien ! Il faut toujours se méfier de la réaction collective, surtout si elle est unanime. Sur l’École des beaux-arts de Paris, il n’y a pas eu de commission et, si on regarde les choses d’un autre point de vue, beaucoup de gens se diront mécontents du choix de Nicolas Bourriaud. Personnellement, je m’en réjouis, car c’est un véritable choix. […] C’est vrai, ça ressemble à un modèle très libéral, mais je dois reconnaître que j’ai une certaine méfiance dans les systèmes démocratiques actuels, au-delà des commissions dont on parle, et y compris pour la social-démocratie. […] En presque vingt ans, j’ai dû être confrontée à une dizaine de commissions et à ce qui les accompagne : les mensonges, les vices de procédure, l’illégalité… Parce que ces commissions sont en réalité des simulacres pour dissimuler qu’il y a de toute façon une décision prise par une seule personne ou un tout petit comité de gens invisibles. […] La seule commission que j’ai vu bien fonctionner, c’était à « Manifesta », où les gens n’étaient pas là pour évaluer les candidats mais pour discuter très longuement du projet. Ce n’est pas une situation d’examen, mais d’égalité entre commission et candidats. […] je préfère qu’on se trompe, pourvu que ce soit radicalement, ou qu’on fasse quelque chose de formidable, qui sera jugé dans quelques années […] La réalité est que si on ne te demande pas de te présenter à un poste, il ne faut pas y aller. Disons les choses clairement, ça peut aider les générations à venir à ne pas faire les mêmes erreurs. […] Aujourd’hui, les gens qui sont appelés à des postes très importants dans de très grands musées ne l’ont jamais désiré ou manifesté. Un jour, ils reçoivent la visite de conservateurs du MoMA qui leur demandent de réfléchir à cette hypothèse. Et ça arrive aussi en Europe, à des gens de ma génération. C’est leur travail qui est regardé, avec un réseau de prescripteurs. MAGAZINE NO 6 96 Mais j’ai aussi participé à de nombreuses commissions ! Certaines dans lesquelles des gens brillants étaient simplement garants du bon déroulement de la séance, et n’avaient pas le droit de voter ni de s’exprimer ; j’ai donc démissionné. […] Les prix, c’est assez arbitraire, ça ne me dérange pas, c’est l’argent d’un sponsor… mais les commissions d’État, j’ai du mal à comprendre. Je dois avoir un fond de moralité républicaine, car c’est de l’argent public, c’est l’outil d’une politique culturelle ! Je suis ulcérée quand je vois qu’on peut aider un tout petit peu des gens qui démarrent (car ce ne sont pas des sommes importantes), et qu’on accorde cette somme à un artiste installé depuis vingt-cinq ans. […] En France, on voue un culte aux commissions. Par exemple – je crois qu’on est les seuls à faire ça –, il y a un comité assez nébuleux qui choisit l’artiste qui représentera la France à la Biennale de Venise et c’est ensuite cet artiste qui choisit son commissaire. On pourrait croire qu’un critique ou un commissaire aurait vocation à choisir l’artiste, comme dans n’importe quelle exposition, mais on a préféré renverser l’élection ! C’est dommageable, car des artistes français importants sont en train de passer à côté de la Biennale de Venise parce qu’ils n’ont pas de galerie française par exemple. Alors, dès qu’on commence à contester ce système, il est entendu qu’on ne fera pas partie du comité… […] Il faut aussi comprendre le mécanisme suivant : une commission examine des réponses à un appel d’offres, mais reste prisonnière des dossiers parvenus. Si elle ne se satisfait pas de ce qui est sur la table, elle doit ellemême discrètement solliciter d’autres candidats, cette fois-ci soigneusement choisis. […] On pense que des choix affirmés donneraient lieu à des effets de cour, mais les commissions produisent aussi des effets pervers en plus de résultats médiocres ! Avec en plus l’abandon de toute radicalité… et ce qui est radical n’a comme possibilité que de se radicaliser davantage. Et on est devenu excellent dans cette discipline. S’il y avait des jeux Olympiques, on serait les meilleurs. […] C’est l’histoire de notre génération. C’est une discussion que j’ai eue plusieurs fois avec Michel Houellebecq ; il pense que ce qui marque cette génération de gens qui ont commencé à faire des choses dans les années 90 c’est qu’ils n’ont pas voulu le pouvoir. Et il pense qu’on a eu tort. Il raconte d’ailleurs que, malgré la reconnaissance dont il semble bénéficier, lorsqu’il recommande le manuscrit d’un jeune auteur à un éditeur, ça n’a aucune espèce d’effet. Si on ne prend pas le pouvoir au début, on perd définitivement la main. […] On sait aussi que jouer le jeu de manière plus politique, plus amène, plus hypocrite, aurait altéré la teneur de notre travail aujourd’hui ; parce que le temps passé à « jouer le jeu » est un temps qu’on ne passe pas à travailler le fond, ce qu’on fait avec un immense plaisir. […] On ne ressemble pas aux personnages que décrit ce très mauvais scénario de la génération X, dans lequel les individus seraient dépolitisés ; on veut juste faire ce qu’on a envie de faire, et on en est conscients. On est des enfants gâtés. Ça se paye un peu, mais ça reste abordable… […] On a voulu garder cet état d’adolescence éternelle, et même si j’ai dû passer par un procès de 11 ans (1), je le revendique toujours. Stéphanie Moisdon Propos recueillis par Angelo Cirimele 1. Le procès suite à l’exposition « Présumé Innocents » au CAPC de Bordeaux en 2000. Photo : Salle de réunion, Munich, 1984 ©DR MAGAZINE NO 6 97 MOODBOARD TRENCH COAT L’Officiel no 622, 1976 ILLUSTRATIONS FLORENCE TÉTIER fashions of florida L’Officiel no 515, 1965 Imperméable en façonné Rhodia laqué, Hermès MAGAZINE NO 6 98 MAGAZINE NO 6 99 L’Officiel no 709, 1985 Imperméable en vinyle imprimé façon lézard L’Officiel no 611, 1974 Ann Francis by Gordon Parks, 1950 MAGAZINE NO 6 100 MAGAZINE NO 6 101 ART CONTEMPORAIN LIONEL BOVIER Comment l’industrie du livre d’art parvient-elle à exister malgré un public aussi restreint ? Après une pratique de commissaire, Lionel Bovier a initié une maison d’édition, avant de développer JRP Ringier, un pôle spécifique adossé à un groupe suisse. Vous dirigez depuis 2004 la maison d’édition d’art contemporain JRP Ringier basée à Zurich. Quelle est l’histoire de cette structure ? JRP Ringier est née en 2004 du partenariat de JRP Éditions, une micro-structure créée en 1993, avec le groupe de presse suisse Ringier. JRP était une forme de « hobby » que je partageais avec mon ami Christophe Cherix, aujourd’hui responsable du département Prints and Illustrated Books du MoMA, à New York ; c’était avant tout une activité de week-end, comme d’autres pratiquent le golf… Nous faisions les choses, disons, en « amateurs » – au sens de ceux qui aiment –, sans réfléchir à la question économique ni à celle de la diffusion ; nous obéissions simplement à notre envie de « jeunes curateurs » de travailler avec des artistes auxquels, grâce à ces projets, nous trouvions un accès plus facile. Ce n’est pas tant le fait que nous financions tout de notre poche qui comptait, mais bien celui d’une forme de « solution de continuité » qui pouvait exister entre nos activités curatoriales et le domaine de l’imprimé. Il n’est pas un éditeur d’art aujourd’hui qui gagne véritablement de l’argent. [...] Pour des éditeurs tels que nous, quand tout va bien, nous sommes à zéro Pourquoi avoir renoncé à ce statut d’amateur ? J’étais parfois frustré par la faible diffusion des ouvrages et il était presque impossible de trouver une distribution professionnelle avec notre catalogue d’une vingtaine de titres seulement. Il faut dire aussi que, parallèlement, j’étais commissaire d’exposition indépendant, collaborant notamment avec le Magasin de Grenoble, je participais à la création de l’espace Forde à Genève, j’enseignais à l’école d’art de Lausanne, bref, j’étais pris dans pas mal d’autres activités. Tout ce que je voulais, c’était apporter du contenu. À un moment, je me suis donc posé la question de me consacrer à un seul « métier ». Mon analyse était assez simple : en tant que commissaire d’exposition, à 30 ans, en tout cas dans nos pays, il y avait peu de chances que l’on m’offre la direction d’un lieu, disons comme Beaubourg ou même Portikus ; de plus, ayant une forme appuyée de désintérêt pour le format des Biennales, il me semblait que l’horizon allait se résumer à la répétition du même, jusqu’à ce que je sois suffisamment « mûr » pour que l’on me confie la direction d’un petit espace, dans lequel j’allais m’acharner à refaire ce que je faisais (mieux) en indépendant… Bref, après réflexion et quelques déconvenues liées à la pratique curatoriale, à un moment où s’y imposait de plus en plus un pseudo discours de « management », j’ai décidé de changer de « rôle ». Disons que je n’appréciais ni les perspectives professionnelles qui s’offraient à moi ni la valorisation nouvelle du rôle du « curateur », qui repose plus sur son nom que sa pratique. Vous participez pourtant à cette starification des commissaires en éditant notamment tous les entretiens d’Hans Ulrich Obrist, paroxysme de ce phénomène. Obrist est un cas particulier : il n’a pas travaillé dans l’optique de faire de son nom une « marque » ou une « valeur », il a d’abord énormément travaillé ! En parallèle de cette débauche d’énergie, il est aussi habité par un projet quasi artistique : rencontrer le plus grand nombre possible d’artistes, d’intellectuels et de « créateurs » de contenus ; on dirait presque une œuvre de Douglas Huebler… Je ne trouve pas qu’il ressemble beaucoup à ses collègues. Il s’est peut-être contenté de jouer le jeu de son époque. Pour moi, les « curateurs » sont des figures récessives, des passeurs au sens où Walter Benjamin l’entendait, plutôt que des personnages publics. Mais, le plus grave, ce n’est pas tant cette médiatisation ou ce changement d’état, c’est que les gens qui élisent ces « curateurs » à des postes, quels qu’ils soient, n’ont en général strictement aucune idée de ce qu’est le commissariat, ni des réalisations spécifiques de ceux qu’ils choisissent… Revenons au fil de votre histoire. Vous décidez donc de vous tourner complètement vers l’édition d’art. Quelles ambitions vous êtes-vous fixées pour cette entreprise à inventer ? En 2002, j’ai rencontré Michael Ringier, avec lequel nous avons discuté d’un projet d’édition, par l’entremise de Beatrix Ruf. Je me suis lancé dans cette aventure assez progressivement et frileusement. J’ai pris une année sabbatique afin de m’initier au management, pour lequel je n’étais pas très bien équipé en venant de l’histoire de l’art… puis je suis revenu le voir. L’ambition était de créer une compagnie, c’est-à-dire, pour le coup, de se confronter aux questions économiques dans la culture à « balles réelles » : il faut, dans une société, générer l’argent qui va permettre aux projets de se réaliser et non l’inverse… J’avais gardé de JRP l’envie de réaliser à la fois des livres d’artiste et des MAGAZINE NO 6 102 monographies, à quoi j’ai souhaité ajouter des collections de textes et l’ambition de fonctionner en trois langues, anglais, français et allemand. Comment avez-vous défini votre place dans ce secteur très ciblé ? Pendant mon année de réflexion, j’ai rencontré beaucoup d’éditeurs d’art et de personnes travaillant dans ce domaine. Je devais sans doute plus ressembler à un étudiant venu réclamer un entretien qu’à un éditeur en projet, mais… j’avais conscience de mes lacunes. La plupart de mes interlocuteurs n’ont pas été très honnêtes ou précis sur les chiffres, pratique courante dans la profession, mais ils m’ont permis de comprendre comment travaillaient les éditeurs dits « commerciaux », comme Thames & Hudson ou Phaidon. Nous avons commencé comme une très petite PME, raisonnablement, en externalisant tout de suite diffusion et distribution ; même en Suisse, nous ne faisons pas de vente directe, manière de défendre cette chaîne de l’édition qui passe par diffuseur, distributeur, représentant et libraire, et qui est en péril aujourd’hui. Actuellement encore, notre équipe se limite à dix personnes et une vingtaine de mandataires. J’ai essayé de mettre en place un système original : nous fonctionnons classiquement avec un éditeur par langue, mais également avec un réseau d’éditeurs associés qui viennent du monde de l’art. Ces derniers travaillent un peu comme des directeurs de collection : basés en Europe de l’Est, à Los Angeles ou au Canada, ils analysent les informations artistiques et nous les font remonter. Comment trouver un équilibre financier avec des éditions aussi pointues ? Vous connaissez la plaisanterie classique des éditeurs : « Comment devient-on millionnaire dans l’édition ? — En commençant avec 10 millions ! » Il n’est pas un éditeur d’art aujourd’hui qui gagne véritablement de l’argent. Et je trouve de plus en plus souvent sur ma table des propositions de reprise d’entreprise en difficulté… Pour des éditeurs tels que nous, quand tout va bien, nous sommes à zéro… Il faut savoir que Phaidon, par exemple, réalise certainement 90 % de son chiffre d’affaires sur les livres de cuisine ou le lifestyle. Dans l’idéal, nos ouvrages intéressent 5 000 personnes dans le monde, mais réparties sur plusieurs milliers de points de vente, donc avec de gros frais de distribution. Un best-seller en art, cela commence à 10 000 copies, contre 100 000 en littérature… Quant au livre d’artiste, on travaille avec beaucoup moins de librairies et de clients. Dans la chaîne de distribution, le producteur reçoit traditionnellement un tiers des bénéfices, un tiers va à la distribution et la diffusion, et un tiers à la librairie. Mais le jeu est de plus en plus serré, chacun essayant constamment d’accroître ses marges ; aujourd’hui, un acteur comme Amazon peut prétendre prendre jusqu’à 80 %. De manière générale, nos marges s’amenuisent : on vit aujourd’hui avec 20 % du prix de vente net. Ce qui signifie que sur un livre à 40 euros, il reste 8 euros pour payer la production du contenu, la fabrication… et la société ! Pour tenir le coup et pour distribuer les risques et tenter de diversifier les sources de revenus, JRP Ringier sort environ 60 nouveaux livres par an, avec une géographie internationale, c’est-à-dire en pensant à chaque marché important, à chaque saison. Quels sont vos best-sellers ? A Brief History of Curating d’Hans Ulrich Obrist a atteint 20 000 exemplaires, si l’on compte les langues étrangères et le fait que nous en sommes au quatrième reprint. Nous avions atteint cela sur une monographie de Fischli & Weiss co-éditée avec le Kunsthaus de Zurich, la Tate et le Mamvp, mais sur deux tirages et trois éditions ! Pour arriver à 100 000 ventes, il faudrait faire Picasso et les maîtres, et disposer du point de vente de l’exposition. Mais je ne crois pas que, dans l’art contemporain, nous puissions être dans la logique du best-seller. Les catalogues d’exposition sont-ils plus ou moins rentables que les monographies ? On peut estimer à 5 % le public qui achète un catalogue en sortant d’une exposition. Sur le million de visiteurs de « Documenta », ça vaut le coup. Pour la Biennale de Lyon ou de Berlin, déjà moins… et pour une exposition d’art contemporain, même au Centre Pompidou, encore moins... De manière générale, un catalogue d’exposition ne m’intéresse guère en tant que tel, il s’agit d’abord de savoir si l’artiste ou la thématique, bref, les contenus sont intéressants ou pas. MAGAZINE NO 6 103 […] j’adorerais que les curateurs qui écrivent mal acceptent de déléguer. Hans Ulrich Obrist est incapable d’avoir le temps d’écrire, et il est l’un des rares à l’accepter Comment effectuez-vous vos choix éditoriaux ? Quelle est la part des propositions reçues de l’extérieur, des projets initiés par vos équipes ? Nous recevons environ 300 soumissions volontaires par an. Si l’on ajoute les projets que nous avons envie de réaliser en interne, disons que c’est une masse de 400 projets à parcourir par an. Au final, environ 30 % de nos projets naissent de propositions bien formulées. C’est pourquoi il est fondamental pour moi d’être bien conseillé. […] Je pense que beaucoup [d’éditeurs] vont désormais miser sur le livre électronique, par exemple. Vous êtes réputés surtout pour vos monographies, qui représentent désormais 70 % de votre production. Comment choisissez-vous les artistes à qui vous consacrez un ouvrage ? Ce sont souvent des artistes avec qui nous sommes entrés en contact, avec qui nous avons créé de vrais rapports en leur proposant parfois des stratégies éditoriales sur le long terme. Certains livres prennent parfois des années à être construits : My Mirage de Jim Shaw, malgré son apparente modestie, nous a demandé cinq ans de travail pour réunir les images… D’autres se font très vite. Devant l’abondance de projets, d’envies, de propositions, etc., il faut également saisir les opportunités, penser au timing : une série d’expositions monographiques, par exemple. Cela nous permet de proposer aux galeries et institutions des partenariats ou de faire plus efficacement du fundraising, tout en espérant que la diffusion soit meilleure grâce à l’actualité de l’artiste. Les institutions qui les invitent et les galeries qui travaillent avec eux s’agrègent alors plus volontiers au livre, et achètent des pré-copies ; les fondations, elles aussi, auront tendance à privilégier un schéma dans lequel leur contribution vient compléter un projet déjà en marche et susceptible d’avoir un écho plus international. Ce système fonctionne, mais il est très délicat car les institutions doivent entendre que le livre n’est pas leur objet de communication. C’est précisément cette confusion d’adresse qui est, de mon point de vue, responsable d’une partie de la désaffection du lectorat pour le classique « catalogue d’exposition ». Il faut aussi redonner confiance au lecteur, en lui faisant comprendre que ce livre n’est pas un support de communication. Quels types de coproduction pouvez-vous envisager ? Dans quelle mesure acceptez-vous des commandes ? Une erreur classique consiste à croire que, dans l’édition, le seul coût engendré est celui de la production du projet. Mais le simple fonctionnement d’une société comme la nôtre coûte 15 000 euros par semaine… Pour que la société tourne, il faut vendre des livres. Le modèle allemand ou italien de la « société de service » déguisée en éditeur, c’est-à-dire à même de rendre des services à l’institution sur la base de la captation de son budget d’impression, a fait long feu. En outre, cela ne m’intéresse pas et me coûterait trop cher, n’étant ni imprimeur ni disposé à sacrifier la qualité pour conserver une marge de profit… Ce que l’éditeur d’art essaie de faire, c’est de pré-vendre des copies à un partenaire, quel qu’il soit, avant la sortie du livre pour couvrir des frais de production, de travail, etc., et pour compenser le cash out immédiat qu’il doit faire lorsqu’un livre sort, et cela malgré la lenteur avec laquelle cet argent lui reviendra du circuit de distribution. Cette « couverture des risques » n’est néanmoins pas toujours possible ni toujours souhaitable… Comment voyez-vous la frontière entre commande et collaboration ? Il y a un risque de confusion. Un éditeur est censé travailler sur la production de contenus, y compris le design. Une commande présuppose aussi une relation de conseil, qui soit payée, c’est-à-dire au-delà du simple fait que le livre soit financé, que la structure soit mandatée financièrement. Cela nous est arrivé avec certains artistes ou collectionneurs, jamais avec des institutions, et seulement une à deux fois par an. On les aide alors à définir leur contenu et à faire en sorte que cela soit un aussi bon livre que possible. Ensuite, je considère la prise en charge du titre dans le programme comme une option supplémentaire ; nous n’avons pas nécessairement d’obligation en regard de cela. N’y a-t-il pas un danger à voir certains commanditaires se « payer » l’image de marque JRP Ringier, au risque de la voir s’affaiblir ? Il y en aurait un si nous multipliions ce genre de projets, en effet. Mais nous n’allons pas éditer la mauvaise collection d’une banque simplement parce qu’elle peut payer suffisamment. Et j’ai refusé de nombreux livres de personnages plutôt célèbres alors qu’il y avait potentiellement de l’argent à la clef. Quand vous collaborez avec une institution, où se situent votre intérêt et celui du musée ? Collaborer avec des institutions m’intéresse moins pour cette question de couverture de budget que parce qu’elles sont capables de produire du contenu, un contenu que moi-même je ne pourrais pas forcément « créer » ou payer. Dans le cas idéal, le musée vient MAGAZINE NO 6 104 vers nous avec de l’avance (une année), envisage des partenariats sur le projet avec d’autres institutions et comprend la nécessité d’un bon directeur d’ouvrage. Ce n’est pas la règle… et je dois dire que j’ai souvent été déçu : il semble que la production de contenus de qualité, avec une dimension scientifique ou même simplement originale, soit de plus en plus difficile. Nous avons néanmoins quelques très bonnes collaborations régulières, avec le Migros Museum et la Kunsthalle de Zurich notamment. Mais, de manière générale, j’ai beaucoup réduit ce type d’engagement : je ne souhaite pas prendre un projet sans le lire et l’interroger dans tous ses aspects. Je ne vois pas l’intérêt d’être un simple intermédiaire et je pense que c’est le travail d’un éditeur que de prendre connaissance des contenus, de les éditer, justement, et de les mettre en forme. désormais miser sur le livre électronique, par exemple. Pour ma part, je m’inquiète davantage « d’écologie » éditoriale : je milite contre la tendance qui, depuis les années 90, incite tous les lieux d’art à produire une offre pléthorique et confuse qui ne profite à personne ; j’invite mes interlocuteurs à réfléchir sur la nécessité absolue de sortir un autre livre sur tel ou tel artiste qui vient d’être publié ; je les interroge sur la nécessité de prendre en compte la réalité éditoriale, et cela sur un plan international ; et je leur propose plus de collaborations que d’actions isolées. J’espère que nous puissions retrouver une forme plus classique de relation à un lectorat, même très spécialisé, qui fasse confiance à un éditeur pour faire des découvertes, etc. Nous avons commencé à modifier notre mode de communication dans ce sens, notamment avec l’édition d’un journal informant sur nos titres et mettant l’accent sur les contenus, plutôt qu’un simple programme d’éditeur. Enfin, j’adorerais que les curateurs qui écrivent mal acceptent de déléguer. Hans Ulrich Obrist est incapable d’avoir le temps d’écrire, et il est l’un des rares à l’accepter. Vous avez ouvert un bureau en France avec Clément Dirié comme éditeur français ; quelle est votre analyse de l’édition d’art en France ? La scène est beaucoup moins dense qu’en Allemagne, par exemple. Soit il y a des artisans qui font de bons projets, soit de très grosses machines, comme Flammarion. En France, nous ne réalisons encore qu’un petit chiffre d’affaires, mais nous le voyons progresser, ce qui est, à l’heure actuelle, très positif. De toute façon, l’avantage de travailler dans un secteur qui fait peu d’argent, c’est qu’on a plutôt des collègues que des concurrents… Quand vous publiez les photographies du couturier Hedi Slimane, cela résulte-t-il d’une commande ou de votre propre désir ? En l’occurrence, je pense que c’est un excellent photographe et notre deuxième livre avec lui m’a plutôt coûté très cher… Heureusement, il s’est aussi très bien vendu ! Propos recueillis par Emmanuelle Lequeux Dans un contexte de crise, comment envisagez-vous l’évolution de ce secteur déjà fragile ? Je ne vois pas comment une structure de taille moyenne va surmonter ses problèmes financiers, à part à travers des regroupements ou la diversification de ses sources de revenus. Je pense que beaucoup vont Page précédente : The best suprise is no surprise, E-flux, éd. JRP Ringier À gauche : ©Pierre Fantys À droite : Mai-Thu Perret, éd. JRP Ringier MAGAZINE NO 6 105 DESIGN POSTMODERNISME […] C’est beau et exaltant comme une promesse d’adolescent : d’abord on tue les parents, on prend la caisse, après on verra bien Le postmodernisme s’expose beaucoup. On ne sait plus très bien quand on y est entré ni si on peut en sortir. Peut-on espérer se séparer de ce que l’on ne peut identifier mais qui serait pourtant partout ? Face à sa nouvelle actualité, aux allures de sacre, le désespoir même devient postmoderne. « Post Modernism: Style and Subversion, 1970/1990 » au Victoria & Albert Museum (1), « Goudemalion » aux Arts Déco (2), « Architecture 80 » au Pavillon de l’Arsenal (3), la parution de Scritti d’Alessandro Mendini (4). La célébration des 30 ans de la fondation du groupe Memphis, enfin, fait de cet ensemble un motif de saison. Le qualificatif de postmoderne, que l’on trouve rarement aux pages économie ou diplomatie des quotidiens, mais régulièrement présent dans ses sections art et littérature, unirait encore avec pertinence Lady Gaga à Ricardo Bofill, Jeff Koons et Ettore Sottsass. Pourtant, ce postmodernisme est sûrement un colis piégé – nous sommes par sa faute comme otages d’un métro parisien, coincés dans un tunnel pour une durée indéterminée du fait de sa découverte menaçante. Il ne dit pas volontiers ce qu’il est et en laisse le soin à des exégètes, petits malins et experts en glose énervés par l’attente. Il laisse parler l’enfant, le philosophe et le clochard. La bombe, qu’il contient peut-être, est-elle un carton plein de vieux papiers raffinés ou un sac emballant des chaussettes orphelines ? Une caisse précieuse où sont rangés les livres fondateurs de cinq cultures différentes ou bien la liasse désordonnée agglomérant des revues légères ? Un simple sac de dame oublié ? Le colis, supposé offensif, est le plus souvent anéanti avant même son examen. Le postmodernisme ne permet pas une définition simple de sa nature, ni une évacuation aussi expéditive – il ne peut pas exploser, parce qu’il n’est ni colis ni contenu, mais seulement l’idée de l’un et de l’autre. Il n’est qu’une annonce et se vend comme tel. La surface devenue matière, une apparence susceptible de prétendre à la place d’essence. Amant du simulacre et cousin du camouflage, le postmodernisme est la peau et le décor, la peau du décor même. C’est peutêtre en cela qu’il se distingue d’abord, visuellement aussi, du modernisme, qui est supposé l’avoir précédé : le motif, les couleurs et la licence formelle deviennent à nouveau possibles sans que l’anathème réactionnaire vous tombe dessus. Vous êtes au contraire célébré comme libérateur, héraut de la jouissance et apôtre d’un bonheur possible ancré dans l’ici et le maintenant le plus excitant qui ait jamais existé. Votre attention au modeste et au quotidien vous rend populaire, avant d’être populiste. Une fois déboulonnée ce qu’a été l’ambition caractérisant le projet moderne – une volonté de changer le monde servie par des moyens souvent brutaux où l’humain paraît plus sommé de s’adapter que la proposition lui être effectivement destinée –, que reste-t-il ? À l’enthousiasme de la liquidation de cette inquisition succède le junkspace de Rem Koolhaas : cette galerie marchande érotique qui célèbre sans discontinuer l’accouplement « de l’escalator et de la climatisation dans un incubateur en placoplâtre ». L’aménagement des gares SNCF, des aéroports et des musées lui rendent hommage. Aux espoirs des bienfaits de la science partagés par l’humanité se substitue la puissance du désir mis en scène par la boutique. La jeunesse éternelle est la perspective (celle de Jean-Paul Goude, comme celle de Kate Moss). Le caractère punitif, le dogmatisme du projet moderne répondaient, sûrement sans rire assez, à la prospérité des années 60 : il apparaissait servir trop adéquatement les besoins d’une société bureaucratisée et disciplinaire, composée d’environnements à angles aigus, obsédée de productivité conduite sous un éclairage unifiant. L’un des tout premiers écrits, révélant la faille sur le point de devenir un espace total, est celui de l’architecte Robert Venturi en 1966 (le postmodernisme ne sera qualifié comme tel que dix ans plus tard par un autre architecte américain, Charles Jencks). Il remplit d’enthousiasme. « Ce dont je veux parler […] c’est d’une architecture complexe et contradictoire fondée sur la richesse et l’ambiguïté de la vie moderne et de la pratique de l’art. […] Ce que j’aime des choses c’est qu’elles soient hybrides plutôt que “pures”, issues de compromis plutôt que de mains propres, biscornues plutôt que sans détours […] » Formidable texte. Il y a aussi dans le catalogue de l’exposition londonienne MAGAZINE NO 6 106 cette jolie citation de David Byrne : « Comme beaucoup d’autres, j’avais ressenti [que le modernisme] s’était à la fois égaré, d’une part de ses origines idéalistes, et devenu codifié d’autre part, strict, puritain et dogmatique… Qui plus est, aussi adorable puisse-t-il être, le mobilier moderne est cruellement inconfortable. Si le postmodernisme devait signifier que tout devenait possible, alors j’y étais entièrement favorable. Enfin ! Ce n’est pas que les constructions ou les meubles devenaient tout d’un coup beaucoup plus beaux ou plus confortables. Mais au moins, on ne nous tendait pas un guide opératoire impératif avec. » viviers du pomo [contraction anglosaxonne de postmodernisme, ndlr] doit précisément être ce bureau de création de l’entreprise publicitaire. Évidemment que l’aventure ne commence pas de cette manière. Elle est d’abord critique, et puis elle devient marchandise – jusqu’ici, un ordre banal –, et puis elle entre au musée, sans avoir perdu la plupart de ses accents racoleurs – là, c’est inédit. Le postmodernisme n’est plus un style ou même un mouvement. Il serait devenu cette époque ou un moment de transition inédite : on comprend, à peu près, d’où on part et à quel instant, mais on ne sait plus où on va et on ne veut d’ailleurs pas savoir. C’est beau et exaltant comme une promesse d’adolescent : d’abord on tue les parents, on prend la caisse, après on verra bien. Cette fin du projet au sens moderne est ce à quoi Jean-François Lyotard greffe la belle nuance de la fin des « grands récits ». À qui le philosophe américain Fredric Jameson répondra qu’il n’y avait, de toute façon, pas de grands récits, mais à peine des « schémas eschatologiques », alors, bon. Et Jameson de caractériser le phénomène postmoderne par son indexation au capitalisme tardif, notamment par son obsession de la marchandise. Nous suivons : la perspective de la vente, avec tous les ingrédients de la séduction immédiate qui la composent, est bien l’une de ses caractéristiques. La marchandise est son propos, souvent le point de départ et aboutissement toujours. À la différence des modernes, ce n’est plus la production qui importe (une fascination pour ses machines) mais sa consommation. Le défilé des réclames de Jean-Paul Goude au musée des Arts Décoratifs est de ce point de vue-là particulièrement troublant, surtout pour celui qui en est le contemporain : le chemin qui va de l’agence au musée est devenu terriblement bref, ou bien l’un des Et ce n’est pas aussi simple non plus. Prenez deux expositions de design en cours, d’ambitions rétrospectives distinctes : Martin Szekely au Centre Pompidou (5), Robert Stadler chez Carpenter’s Workshop (6). Aucun n’y est vraiment, mais personne n’y échappe tout à fait non plus : fondé sur la contradiction et l’ambiguïté, le pomo est puissant. Aux éclairages de kermesse clignotants que sont ces expositions multipliées, lorsqu’on pense passer à autre chose, on s’aperçoit que l’enterrement du postmodernisme ne peut avoir lieu : il n’y a pas de corps. Et il n’y a pas plus de cimetière. À peine des chambres froides, des séchoirs multicolores, avec de la musique, des vitrines et des danses. Et des promesses de néo en promotion, pour l’éternité. Pierre Doze 1. « Postmodernism : Style and Subversion, 1970/1990 », Victoria & Albert Museum, Londres. Catalogue idem. 2. « Goudemalion », musée des Arts Décoratifs, Paris. Catalogue idem. 3. « Architectures 80, une chronique métropolitaine », Pavillon de l’Arsenal. 3/0525/09/2011. Un catalogue rassemble travaux et commentaires de 200 équipes d’architectes et paysagistes, co-édition Pavillon de l’Arsenal et A&J Picard. 4. Alessandro Mendini, Scritti, Catherine Geel (éd.), préf. Pierangelo Caramia, introduction et textes de C. Geel, trad. de P. Caramia, C. Geel, Presses du Réel, Dijon, novembre 2011. 5. « Ne plus dessiner, Martin Szekely », Centre Pompidou, Paris, jusqu’au 2/01/2012. 6. « 1 000 jours, Robert Stadler », Carpenters Workshop Gallery, 54 rue de la Verrerie, Paris, jusqu’au 7/01/2012. Image : affiche de l’exposition Postmodernism, Victoria & Albert Museum MAGAZINE NO 6 107 RÉTROVISION BIZARRE Une revue engagée n’épouse pas forcément des idées révolutionnaires, mais peut être le véhicule de l’absurde, à condition de convier des experts en la matière. Révélatrice d’un état d’esprit propre à une certaine intelligentsia française qui, au sortir de la guerre, privilégie la parodie et le non-sens aux dépens des avant-gardes avortées et condamnées par les totalitarismes des années 30, la revue Bizarre s’engage dès son premier numéro, au printemps 1953, non pas au sens politique et « sartrien » du terme mais comme un pied de nez anticonformiste et « pataphysicien ». La mémoire ou plutôt l’esprit d’Alfred Jarry, inventeur de la Pataphysique, « cette science des solutions imaginaires qui accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité », inspire le journaliste et écrivain Michel Laclos, l’un des initiateur du projet et membre du collège de Pataphysique. la mouvance éditoriale post-surréaliste des années 50 et 60, il n’en est rien dans les faits : une influence, certes, mais Bizarre s’affirme plus comme un objet de la culture pop naissante. En témoigne le numéro 1, dédié à l’auteur de romans policiers et fantastiques Gaston Leroux. Un numéro, au format 19 x 27 cm, de 90 pages aux deux tiers consacrés à l’œuvre de Leroux. Sous le titre Ça finira par se savoir chez les veaux, les co-signataires, membres du comité de rédaction ainsi qu’un invité de marque, le comédien Pierre Brasseur, donnent le ton. « Puisque c’est à Gaston Leroux que nous avons choisi dans ce premier numéro de rendre l’hommage collectif qui commençait à se faire attendre, toute autre affirmation préalable de ce que nous voulons dire ou Fondé en 1948, ce cercle accueille des personnalités telles que Jean Dubuffet, Raymond Queneau, Boris Vian, Jacques Prévert, Joan Miro, Max Ernst, René Clair ou encore Fernando Arrabal. Autour de Michel Laclos, qui endosse la fonction de rédacteur en chef de Bizarre et qui la conservera pendant une quinzaine d’années, se constitue un premier comité de rédaction où l’on trouve l’écrivain Jean Ferry, spécialiste de l’œuvre de Raymond Roussel, le critique cinématographique Ado Kirou, le collectionneur d’objets insolites et galeriste Romi, l’acteur et illusioniste Michel Seldow, l’auteur de récits de science-fiction Jacques Sternberg, ainsi que l’éditeur et fondateur du Terrain vague Éric Losfeld, qui assure la gérance des premiers numéros de la revue. Le comité se réunit au numéro 2 de la rue des Beaux-Arts, chez Roger Cornaille. Une adresse mythique, celle du Minotaure, prestigieuse revue surréaliste d’avant-guerre. Si, à travers les personnalités de Losfeld et Cornaille, on peut être tenté d’amalgamer Bizarre à MAGAZINE NO 6 108 […] Bizarre convoque des textes originaux, fac-similés ou prospectus, des documents divers : écrits oubliés, grande et « mauvaise » poésie, coupures de presse, non-art, graffitis, musique, une sorte de langage du temps présent ne pas dire dans la revue Bizarre semble tellement superflu qu’on nous excusera de ne pas présenter ici, en termes ambitieusement abstraits, le manifeste de rigueur. Il risquerait, d’ailleurs, de nous faire prendre pour, employons un mot commode, des intellectuels. Nous préférons croire que ce sommaire inaugural parlera pour nous, et que s’y intéresseront, comme à ceux des numéros de Bizarre qui suivront, tous ceux qui mettent au-dessus de tout l’amour, l’humour, la poésie, trois valeurs des côtés les plus inattendus aujourd’hui niées, attaquées, et que nous nous proposons d’exalter, surtout en ce qu’elles ont d’excessif, disons-le, d’insolite. En passant, nous croyons que, du même coup, nous ferons œuvre destructive, ce qui n’est pas pour nous mécontenter en un temps où, sous le couvert des audaces les plus hardies, les plus hautaines, s’étalent insolemment et triomphent les pires formes de toutes les réactions. » Une allusion au microcosme parisien, quelques lignes plus loin, fait réagir les Cahiers du cinéma qui proposent de priver Jean Ferry et Ado Kyrou de bistrots. Imprimée sur un papier de qualité médiocre avec une maquette qui semble conçue « à l’ancienne » par l’imprimeur typographe, ce premier numéro de Bizarre, qui convoque des textes originaux ou réédités de Lacenaire, Edgar Poe ou Ambrose Bierce, développe une terminologie et une envie d’éditer, sous forme de fac-similé ou prospectus, des documents divers : écrits oubliés, grande et « mauvaise » poésie, coupures de presse, nonart, graffitis, musique, une sorte de langage du temps présent. Bizarre se positionne dans cette tension exprimée entre la haute et basse culture. Le « High and Low » qui va rapidement assurer une notoriété aux artistes du « Pop Art ». MAGAZINE NO 6 109 Trimestrielle, la revue propose son numéro 2, en septembre 1953, en partie consacrée au dessinateur et caricaturiste nancéen Jean Ignace Grandville. On y redécouvre le talent de cet artiste du XIXe siècle qui, à l’instar de Daumier, fut l’un des piliers des journaux La Caricature et Le Charivari, et un opposant féroce à la Monarchie de Juillet. Mort fou, inventeur d’une caricature anthropomorphe et zoomorphe, Grandville constitua une œuvre dessinée mutante où se côtoient merveilleux et fantastique. Un univers que les productions Disney pilleront allégrement avant de totalement l’aseptiser. Pour ce second numéro, Bizarre offre au lecteur de plus nombreuses illustrations imprimées sur un papier couché brillant. On y rencontre les signatures du critique Jean Adhémar et celle plus novice de Jean-Christophe Averty, pour un article sur Grandville et le cinéma. Sous l’intitulé, « Le terroriste », Sternberg introduit le travail méconnu du dessinateur américain Charles Addams, inventeur des « caractères » de la famille éponyme. Les chroniques prennent une place plus importante au sommaire. Dans l’une d’entre elles, Adonis Kyrou assène : « Claudel est un auteur burlesque. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons, au contraire, nous vous conseillons vivement d’accourir au théâtre où est jouée sa dernière pièce, Christophe Colomb, afin d’applaudir cette farce monumentale qui remet à sa place l’horrible esclavagiste Colomb et tue sous le rire sa complice, la religion catholique. » Bizarre a quelques difficultés, notamment des dissensions entre le comité éditorial et le gérant Losfeld. On attendait le numéro 3 pour la fin 53, il ne paraît qu’en mai 1955. Le divorce est consommé. Michel Laclos est toujours rédacteur en chef. Même format mais avec une maquette plus élaborée et imprimée sur un support de meilleure qualité. Avec un nouvel éditeur, Jean-Jacques Pauvert. La numérotation repart au numéro 1 et huit numéros à l’année sont annoncés. Bizarre trouve un rythme, très périodique suivant les aléas juridiques et financier de son éditeur, qui au fil des ans fait figure de « bête noire » du pouvoir gaulliste. Bizarre marche, trouve son lectorat et témoigne de son époque. De plus en plus de numéros spéciaux : « Les fous littéraires », « La Joconde », « Les mystères Rembrandt », « A-t-on lu Rimbaud ? », « Les monstres »… En 1960, deux numéros consacrés au dessin paraissent coup sur coup, « Dessins inavouables » et « Suppléments aux dessins inavouables ». Un parti pris éditorial affirmé tout autant par Michel Laclos que par Jean-Jacques Pauvert. Une génération nouvelle de dessinateurs, que la presse nationale, ancrée dans ses conventions et trop souvent aux ordres du pouvoir, refuse dans ses propositions graphiques. Pauvert, lui, les publie, ces dessins refusés, ceux de Folon, Chaval, Gébé, Wolinski, Topor, Cardon, Le Foll, Siné et aussi Bonnot, Maurice Henry, Trez, Bosc, Mose, André François… qui remportent un succès public. Engagée, à sa façon, sous la pression des événements politiques qui conduisent cette décennie, Bizarre cultive l’inattendu et l’insolite à travers ses textes, laissant aux dessinateurs le décryptage contestataire et humoristique de la réalité. Bizarre étonne, amuse ses lecteurs qui ne se sentent pas pris au piège d’un simple jeu gratuit. La pop culture envahit le quotidien de la première moitié des années 60 et Bizarre lui renvoie le reflet décalé de ses fantasmes. Avec le magazine Neuf, Delpire avait, dès 1952, pressenti le poids que prendrait le dessin dans une vision critique de la société. Bizarre, avec Siné en chef de file, provocateur conscient et féroce, va aiguiser le regard de toute une génération sur le terrain de l’observation crue, de la dérision et de la jubilation. Le dernier numéro de Bizarre paraît en mars 1968, peut-être avec la conscience que d’autres supports sont à naître pour d’autres contestations. MAGAZINE NO 6 110 Pierre Ponant PORTFOLIO P.116 : CAIRO PHOTOGRAPHIE : CLÉMENT PASCAL CAIRO Photographie : CLÉMENT PASCAL clementpascal.com JEU Nous avons masqué les logos de ces différents flacons de parfum, pour mieux vous en révéler la forme. Mais vous les retrouverez intacts en tournant la page. Magazine est imprimé par SIO sur Heidelberg CD 102 Société d’Impression Offset 94120 Fontenay-sous-Bois Tél. 01 53 99 12 12 www.imprimerie-sio.com MAGAZINE NO 6 123 ABONNEMENT Abonnement 1 an / 4 numéros France 15 euros Europe 40 euros États-Unis, Asie 50 euros En ligne sur magazinemagazine.fr Ou par chèque, à l’ordre d’ACP à l’adresse suivante : ACP – Magazine, 32, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris Magazine n° 7, mars, avril, mai paraîtra le 1er mars CK ONE CALVIN KLEIN N°5 CHANEL LOLA MARC JACOBS THE SCENT ANNA DELLO RUSSO VOYAGE HERMÈS EAU SAUVAGE DIOR SHALIMAR GUERLAIN EAU DE TOILETTE BALENCIAGA MUSE KATE MOSS A , MEDI STYLE RE 2011 , NOVEMB RE, OCTOBRE — SEPTEMB VOL. 2 NS ? ! N° 5 — DES ESCARPI LES PIÉTONS DREZ BIEN — CONTRE KLEIN REPREN — VOUS NS DE CALVIN CHOIX ITÉS AU LES OBSESSIO MONDAN EUROS ? — 124 AVEC 1 SPÉCIAL UNTITLED MAISON MARTIN MARGIELA L 14709 - 4 - F: 5,00 € - RD EAU DE PARFUM COMME DES GARÇONS ILÉS & DÉF MODE France 5 € | Esp/It/Port/Bel/ Lux 6,90 € | Suisse 12 CHF | Maroc 65 MAD | Canada 8,25 CAD| De 9 € | UK 6£ | QUE FAIRE ZINE STRY TIVE INDU & CREA M AGA MAGAZINE NO 6 124 MAGAZINE NO 6 125 AGENDA * Urban poetry HIVER 2011-2012 7 décembre Shame de Steve McQueen, 2011, 99’. Le nouveau film du réalisateur britannique largement récompensé en festivals. En salles/ 7 décembre au 29 janvier Le Centenaire de la Nikkatsu, ou une fenêtre sur 100 ans de cinéma japonais à la Cinémathèque. cinemathèque.fr/ 7 décembre au 29 février Cycle London calling, où se mêleront culture, musique, société et politique au Forum des images. forumdesimages.fr/ 11 décembre au 6 mai Azzedine Alaïa in the XXIst century, exposition consacrée au designer indépendant au Musée de Groninger avec la publication d’une monographie à la clé. groningermuseum.nl/ 15 décembre au 26 février Le sentiment des choses, exposition d’Élodie Royer et Yoann Gourmel au Plateau. fracidf-leplateau.com/ 21 décembre Le Havre de Aki Kaurismaki, 2011, 93’. Un œil finlandais sur 14 janvier Vernissages dans le Marais : Art Concept, Gutharc, Perrotin, Ropac, Valentin… marais/ JANVIER Jusqu’au 15 janvier Derniers jours de l’exposition L’œil sur les rues rassemblant 23 vidéos d’artistes engageant la rue à la Villette. villette.com/ 18 au 22 janvier Défilés mode masculine, automne-hiver 2012-2013. Détails et calendrier sur modeaparis.com/ Jusqu’au 22 janvier Derniers jours de Breitner, pionnier de la photographie de rue, exposition de photographie au tournant du XXe de cet artiste jusquelà regardé pour sa peinture à l’Institut néerlandais. institutneerlandais.com Jusqu’au 27 janvier Exposition //DIY à la galerie 12mail. Le travail de ce trio de graphistes suisses s’articulera ici autour de la musique. 12mail.fr/ 10 janvier Séminaire public Mode et parfum par Anne-Sophie Breitwiller, professeur à l’IFM. ifm-paris.com/ 11 janvier Dubaï Flamingo de Delphine Kreuter, 2011. Le film d’une artiste devenue réalisatrice. En salles/ 7 février Projection des films primés au festival Premiers plans d’Angers au Forum des images. forumdesimages.fr/ 20 janvier au 6 mai La WallpaperLab invite 5 graphistes aux Arts Déco, Constance Guisset, Helmo, Akroe, Big Game et Leslie David, à imaginer un papier peint. lesartsdecoratifs.fr/ 11 février Projection des films primés au festival de courts métrages de ClermontFerrand au Forum des images. forumdesimages.fr/ 23 au 26 janvier Défilés haute couture, printemps-été 2012. Détails et calendrier sur modeaparis.com/ 24 janvier au 2 février La guerre d’Algérie, images et représentations, projections et rencontres à l’occasion du 50e anniversaire des accords d’Evian au Forum des images. forumdesimages.fr/ 11 janvier au 22 avril Henri Cartier Bresson/ Paul Strand, Mexique, 1932-34. Exposition parallèle à la fondation HCB. henricartierbresson.org/ MAGAZINE NO 6 126 Salon réservé aux professionnels International home design exhibition Trade only. Tel. +33 (0)1 44 29 02 00 info@safisalons.fr FÉVRIER 19 janvier Exposition de livres de photographie latinoaméricains des années 60 à 80 au Bal. le-bal.fr/ 20 janvier au 25 mars Exposition consacrée à Mathieu Mercier au Crédac d’Ivry-sur-Seine, présentant de nouvelles réalisations. credac.fr/ Salon international du design pour la maison 27 janvier au 12 février Hors pistes 2012, un autre mouvement des images : artistes et interventionnistes expérimentent un rapport à l’image à travers projections, installations, performances à Pompidou. centrepompidou.fr 14 janvier Séminaire public à l’IFM : Le design face à l’art ? par Anne Bony, historienne du design. ifm-paris.com/ 15 février au 23 juin Sous les pavés, le design, exposition au Lieu du design autour d’interventions de designers dans l’espace public, à travers différents exemples internationaux. lelieududesign.com/ 21 février au 29 avril Expositions de Berenice Abbott et Ai Weiwei au Jeu de paume. jeudepaume.org/ preview, Cinna © C. Fillioux. Opinion Ciatti © Ezio Manciucca. Tacchini Italia © Andrea Ferrari. Organisation SAFI, filiale des Ateliers d’Art de France et de Reed Expositions France 6 décembre au 15 janvier François Dufrêne/ Raymond Hains, une amitié entre l’art et les mots, une exposition de Bernard Blistène au Passage de Retz. passagederetz.com/ Le Havre et la condition humaine. En salles/ * Poésie urbaine. DÉCEMBRE 20-24 Jan. 2012 Paris Nord Villepinte, hall 8 www.nowdesignavivre.com Hermès, artisan contemporain depuis 1837. Hermes.com