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Édito I hommes &migrations n° 1278
L’héritage de Sayad
Par Marie Poinsot, rédactrice en chef
La revue l’avait annoncé. Ce deuxième volume du panorama régional des histoires
des immigrations poursuit la découverte des flux migratoires qui ont marqué depuis le milieu
du XIXe siècle l’histoire des territoires, des terroirs et des villes françaises. Ce dossier rassemble
les récits historiques réalisés par les équipes sélectionnées par l’Agence pour la cohésion
sociale et l’égalité des chances (Acsé). La rédaction a choisi de le regrouper selon une logique
simple : les grandes régions de l’immigration qui correspondent à des pôles de croissance
économique et urbaine ; les régions d’immigration modeste ou récente où souvent le monde
rural a joué un rôle important ; les régions d’outre-mer dont les migrations échappent
à l’Hexagone. Ces histoires attestent de l’apport des populations étrangères à la construction
des sociétés et des identités régionales. Les résultats de ces études historiques constituent
de ce point de vue une avancée fondamentale dans la connaissance de l’immigration
en France, car elles explorent la dimension régionale des phénomènes migratoires
tout en maintenant une ambition nationale et une cohérence scientifique qui a été assurée
par la coordination d’une équipe d’historiens rassemblés autour de Gérard Noiriel.
La rédaction souhaite que ces synthèses puissent apporter un premier aperçu des études
régionales que le lecteur pourra bientôt consulter dans leur intégralité sur le site
Internet de l’Acsé ou à la médiathèque de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration
qui vient d’ouvrir au public début avril.
Cette médiathèque porte le nom d’Abdelmalek Sayad en hommage à ce sociologue, proche
de Pierre Bourdieu, qui a durablement guidé les études sur l’immigration en France par
la profondeur et l’originalité de sa pensée. Outre le don à la médiathèque de la Cité nationale
de l’histoire de l’immigration de l’ensemble des archives de Sayad que Rebecca, sa femme,
a voulu préserver de la destruction ou de l’éparpillement, cette reconnaissance souligne
combien son œuvre propose aujourd’hui, dix années après sa disparition, des repères
fondamentaux pour les travaux menés dans le domaine des sciences sociales
sur l’immigration ici et à l’étranger. Travaux que la revue s’est efforcée, depuis plusieurs
décennies, de diffuser auprès d’un public universitaire et plus largement.
Certains des membres du comité de rédaction ont connu Abdelmalek Sayad ;
ils se souviennent d’une personnalité à l’écoute et généreuse, associant rigueur scientifique,
modestie et engagement militant sur les enjeux liés aux migrations. Il s’intéressait
à toutes les sources permettant de mieux comprendre les réalités migratoires et à toutes
les problématiques qui émergeaient progressivement dans le champ des études
sur l’immigration à partir des années 1960, sans sectarisme ni a priori. L’héritage qu’il
nous laisse, ce sont ses publications et la masse de la documentation rassemblée pendant
des années de travail qui est aujourd’hui consultable à la médiathèque de la Cité.
Mais, également, son ouverture d’esprit, sa liberté de pensée, sa méfiance à l’égard
des discours formatés, et surtout son travail méticuleux des sources.
■
1
Cité nationale de l’immigration
Palais de la Porte Dorée
293, avenue Daumesnil - 75012 Paris
Tél. 01 53 59 58 60 - Fax : 01 53 59 58 66
www.histoire-immigration.fr
info@histoire-immigration.fr
www.hommes-et-migrations.fr
Comité d’orientation et de rédaction
Mogniss H. Abdallah, Augustin Barbara,
Jacques Barou, Hanifa Cherifi, Christophe Daum,
Alain Somia, Abdelhafid Hammouche,
Mustapha Harzoune, Le Huu Khoa, Marie Lazaridis,
Khelifa Messamah, Juliette Minces, Gaye Petek,
Marie Poinsot, Catherine Quiminal, Edwige RudeAntoine, Alain Seksig, Anne de Tinguy,
André Videau, Catherine Wihtol de Wenden
Directrice de la publication
Patricia Sitruk
Rédactrice en chef
Marie Poinsot
Secrétariat de rédaction/révision
Ana Fernandes Sinde
Iconographe
Marie Poinsot
Maquettiste
Sandy Chamaillard
Site internet
Renaud Sagot
Anne Volery
Promotion, diffusion, partenariat
Karima Dekiouk
Vente au numéro
Nejib Lakhram
Conception graphique
Olivier Brunot
Erratum :
La traduction de l'article de Nikola Tieze sur la figure
de Zinedine Zidane dans le dossier 1277
a introduit de nombreux faux-sens qui amène l'auteur
à se distancer du texte. La rédaction le regrette.
En couverture :
Groupe de trois Polonaises chez Pierre Laurentie, 1928,
fonds Louis Clergeau © Société des Amis du Musée
et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales
de Loire-et-Cher.
En ouverture, p. 4 :
Usine d’emboutissage d’obus d’Ivry, 1916
© Musée national de l’Histoire et des Cultures
de l’immigration, CNHI.
Un demi-siècle
d’immigration en France
En 1950, Jacques Ghys (1914-1991)
fondait Les Cahiers nord-africains,
première revue de réflexion et d’action
sur la présence de l’immigration maghrébine
en France, éditée par l’association
d’alphabétisation Amana.
En 1965, les Cahiers prenaient acte
de la diversification des flux migratoires en
France et devenaient Hommes & Migrations.
La revue, pionnière et unique en son genre,
publiait dès cette époque des dossiers
de fond et des articles de réflexion faisant
autorité sur les sujets les plus divers,
mélangeant volontairement les regards
et laissant la parole aussi bien aux praticiens
de terrain qu’aux spécialistes universitaires
ou aux décideurs politiques.
De 1999 à 2004, H&M a été éditée
dans le cadre du groupement d’intérêt public
Adri (Agence pour le développement
des relations interculturelles).
À partir du 1er janvier 2005, elle a été éditée
par le Gip Cité nationale de l’histoire de
l’immigration (CNHI) qui a repris les activités
de l’Adri. La plus ancienne des revues
traitant des phénomènes liés ou consécutifs
à la mobilité humaine aborde le siècle
nouveau avec la même volonté que par
le passé de comprendre, d’expliquer et
d’accompagner ces questions. Le décès
de Philippe Dewitte, son rédacteur en chef,
intervenu en mai 2005, a privé l’équipe
du pilote intellectuel de la revue qui, pendant
plus de 10 ans, avait su faire d’Hommes
et Migrations une véritable revue ayant
sa place et sa particularité dans le champ
des revues en France.
C’est cet héritage que Hommes et
Migrations entend conserver et développer
dans la Cité nationale de l’histoire de
l’immigration devenue établissement public
au 1er janvier 2007.
Sommaire I hommes &migrations n° 1278
6 Dossier
Histoires des immigrations :
panorama régional
Volume II
Un dossier coordonné par Laurence Mayeur,
directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008
et Marie Poinsot,
rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, CNHI.
Ce dossier présente les résultats de la deuxième phase
du programme de recherche intitulé “Histoire et mémoires
des immigrations en régions aux XIXe et XXe siècles”
initié en 2005 par l’Agence nationale pour la cohésion sociale
et pour l'égalité des chances (Acsé). Les récits historiques
concernent 16 régions, parfois des inédits sur l'immigration
pour certaines régions. Un article de l’équipe
de coordination du programme dirigée par Gérard Noiriel
propose une analyse des articles.
234 Collections
■ Faire connaître et reconnaître
le parcours de ceux qui ont choisi la France
par Fabrice Grognet
240 Kiosque
■ Revue de presse
Sous le signe d’un bilan
par Mustapha Harzoune
250 Musiques
■ Khaled : Liberté
par François Bensignor
257 Cinéma
■ Par André Videau
264 Livres
■ Par Mustapha Harzoune
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Histoires des immigrations :
panorama régional
Volume II
Un dossier coordonné par
Laurence Mayeur,
directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008
et Marie Poinsot,
Rédactrice en chef de la revue Hommes et Migrations, CNHI
I hommes &migrations n° 1278
6 À l’échelle de l’observation, l’implication des régions
Par Laurence Mayeur
8 Histoire et mémoires des immigrations en régions et dans les DOM
aux XIXe et XXe siècles. Des études riches, des perspectives fécondes
Par l’équipe de coordination
18 Île-de-France. Histoire et mémoire des immigrations depuis 1789
Par Natacha Lillo et Marie-Claude Blanc-Chaléard
32 Regards sur les migrations aux XIXe et XXe siècles en Rhône-Alpes
Par Sylvie Schweitzer
48 Histoire de l’immigration en PACA aux XIXe et XXe siècles
Par Yvan Gastaut
62 Entrées migratoires en Corse. Mise en relief de quelques spécifités
Par Philippe Pesteil
76 Deux siècles d’immigration en Languedoc-Roussillon
Par Suzana Dukic
88 De l’assimilation à l’intégration :
les immigrés en Champagne-Ardenne aux XIXe et XXe siècles
Par Monique Lakroum
100 La Franche-Comté, carrefour de multiples influences
Par Janine Ponty et Laure Hin
114 Histoire et mémoire des étrangers en Bourgogne aux XIXe et XXe siècles
Par Pierre-Jacques Derainne
128 Faire l’histoire de l’immigration en région Centre : un début
Par Sylvie Aprile
142 Poitou-Charentes. Histoire et mémoires des immigrations
Par Pierre Billion, Antoine Dumont et Julie Garnier
154 Limousin. Histoire de l’immigration aux XIXe et XXe siècles
Par Jean-Philippe Heurtin
166 Histoire de l’immigration en Auvergne
Par Jacques Barou
174 La Guadeloupe et la Martinique dans l’histoire française
des migrations en régions de 1848 à nos jours
Par Michel Giraud
198 La question migratoire en Guyane française :
histoire, société et territoires
Par Frédéric Piantoni
218 La Réunion. Le traitement de l’étranger en situation pluriculturelle :
la catégorisation statistique à l’épreuve des classifications populaires
Par Jacqueline Andoche, Laurent Hoarau, Jean-François Rebeyrotte,
Emmanuel Souffrin
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6
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
À l’échelle de l’observation,
l’implication des régions
Par Laurence Mayeur,
directrice des études et de la documentation à l’Acsé : 1998-2008.
En publiant, sur deux numéros, l’ensemble des résultats d’un programme d’études
commandité par l’Agence nationale pour la cohésion sociale et l’égalité des chances
(Acsé) visant à retracer, sur un siècle et demi, l’histoire des immigrations propre à chacune des régions de France, la revue hommes et migrations donne un aperçu du travail
accompli par 25 équipes d’historiens et de sociologues, appartenant pratiquement toutes au vivier d’universitaires ou de chercheurs présents dans chacune des régions. Leur
mobilisation témoigne de l’évolution, depuis trente ans, de la recherche sur l’immigration en France et invite à déployer l’histoire du peuplement dans des approches
comparatives. À l’heure où l’on entreprend de réformer la recherche et d’interroger les
compétences territoriales de l’État, l’exemplarité d’un appel d’offres, coproduit avec
l’ensemble des directions régionales de l’Acsé, mérite, également, d’être soulignée. Elle
démontre la capacité des pouvoirs publics à décentraliser la commande et à engager,
dans le renouveau des investigations, l’ensemble des territoires où se joue aujourd’hui
la cohésion sociale. Réaffirmer cette capacité d’ingénierie collective, en des temps de
crise financière où la rareté des crédits en sciences sociales exige de mutualiser des compétences et de construire des projets animés par l’implication d’acteurs pluriels, est un
des acquis de ce programme qui a suscité un investissement partagé :
■ de la part des partenaires associés à la coordination nationale – mission recherche
du ministère de la Culture, de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration,
de Génériques, mais aussi, au sein des comités de suivi régionaux : représentants
des Drac, des conseils régionaux, des archives départementales et, enfin, des
associations investies localement sur le champ de la mémoire, favorisant des
logiques d’appropriation et de restitution locale ;
■ de la part des chercheurs eux-mêmes, confrontés aux attentes institutionnelles
et aux calendriers impitoyables de la commande, qui ont relevé le défi de tout
faire tenir (récit introspectif, inventaire statistique et bibliographie) et de donner le meilleur d’eux-mêmes à des questions engageant des enjeux de mémoire
et de réconciliation collective ;
I hommes & migrations n° 1278
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enfin, de la part de toute l’équipe de coordination scientifique qui, sous la direction bienveillante de Gérard Noiriel, a garanti le projet, sa crédibilité et sa cohérence, en réunissant, trois années durant, les chercheurs régionaux, à l’École des
hautes études en sciences sociales, lors de séminaires d’échanges favorisant l’approche comparative et la convergence des questionnements.
La qualité des résultats, qui doit beaucoup à la solidité des équipes, résulte également d’un processus d’adhésion à un objectif collectif impliquant, pour les chercheurs comme pour les pouvoirs publics, d’en partager le risque. Sans cette
conjonction d’efforts et de volontés, entre le niveau national et le niveau régional,
le programme n’aurait pu aboutir en raison de son extrême difficulté, y compris
organisationnelle. Paradoxalement, l’ampleur du programme, la complexité des
attendus du point de vue des chercheurs comme du point de vue des institutions,
les contraintes multiples portées par les universitaires pour répondre, en des
temps très courts, à l’ensemble des exigences du marché ont joué, par des effets de
solidarité et de confiance partagée, en faveur de la ténacité des équipes et de la qualité des résultats. Ce panorama des recherches menées dans chaque région de
France et d’outre-mer offre aujourd’hui à la Cité un matériel d’enquête inédit.
Rappelons que c’était, dès l’amont de la commande, en 2005, son objectif : offrir
au nouveau musée des connaissances nouvelles, susceptibles de rencontrer l’intérêt d’un public large. D’où l’injonction faite aux chercheurs de présenter l’histoire
reconstruite, sous forme d’un récit, à terme, publiable.
Chaque récit est singulier. Si les réponses apportées sur les départements d’outremer, en raison du fait colonial, convergent à rendre compte de sociétés marquées
par l’héritage de l’esclavage, de l’engagisme qui lui succède et par l’échec d’un
développement économique construit sur des migrations forcées, les territoires de
la métropole, où s’inscrivent des vies de labeur oubliées, font renaître la variété
des économies locales, à dominante rurale ou industrielle, lesquelles apparaissent
dans toute leur diversité.
C’est donc à 25 histoires différentes que le programme aboutit, révélant, au sein
de lignes de fractures locales qu’il reste encore à approfondir, la spécificité économique des territoires qui agrègent, selon des rythmes et des concentrations de
migrants différenciés, les apports successifs de main-d’œuvre et de peuplement.
Achevé par un colloque inscrit dans le cadre de l’année européenne du dialogue
interculturel, organisé à Paris les 15 et 16 septembre 2008, la restitution des travaux poursuit sa route, accompagnée par les directions régionales, à Orléans,
Rennes, Marseille… Capital de données qu’il convient désormais de rendre accessible, à la recherche comme au grand public, par un travail de publication.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Histoire et mémoires
des immigrations en
régions et dans les DOM
aux XIXe et XXe siècles
Des études riches,
des perspectives fécondes
Par Anne-Sophie Bruno, Gérard Noiriel, Laure Pitti,
Philippe Rygiel, Yann Scioldo-Zürcher, Alexis Spire, Claire Zalc,
coordination nationale de l’enquête(1) .
Le second volet du programme Histoire et mémoires des immigrations en régions
aux XIXe et XXe siècles remis à la coordination témoigne d’une forte mobilisation
des équipes(1). Y sont développées des pistes de recherche pour la plupart inédites
en histoire et sociologie de l’immigration – citons d’emblée la singularité des
DOM qui rend compte des migrations de servitude sous des angles neufs ; l’importance des différentes échelles d’analyse qui complexifient l’histoire des migrations ; le poids des logiques de recrutement dans les dynamiques migratoires
régionales ; la part encore trop méconnue du secteur agricole dans l’histoire de
l’immigration de travail, tout comme de celle des femmes ; enfin, l’observation
menée à des échelles géographiques variées. Autant de pistes de travail futures
dont nous ne pouvons donner dans cet article qu’un court aperçu.
Rappelons que la coordination scientifique avait tout d’abord demandé aux chercheurs de quantifier les différentes immigrations d’étrangers qui se sont succédé
dans les régions, cela sur la totalité de la période contemporaine. Cette approche
quantitative devrait non seulement permettre de mieux connaître les fondements de la longue histoire migratoire française, mais aussi fournir un matériel
d’enquête susceptible d’impulser un travail de comparaison entre les données
régionales et les moyennes nationales, voire d’impulser une comparaison entre
les différentes régions, travail jusqu’alors rendu impossible par l’absence d’enquêtes
coordonnées nationalement.
I hommes & migrations n° 1278
Dans le même temps, les différentes équipes avaient aussi à organiser un important
travail de recension de l’ensemble des travaux menés en histoire et en sociologie de
l’immigration, en présentant notamment les mémoires universitaires, afin d’offrir
un point de vue bibliographique exhaustif, enrichi d’ouvrages malheureusement
trop souvent ignorés. Enfin, leur regard sur les dynamiques mémorielles liées à l’immigration qui existent aujourd’hui dans les régions a été sollicité. Soit un matériau
très riche que nous n’aborderons dans cette introduction qu’à partir de quelques
lignes de force mais qu’il conviendra d’approfondir dans la durée.
Des sources riches
En ce qui concerne le panorama des sources inventoriées, à titre d’exemple, le travail réalisé en Île-de-France par l’équipe de Génériques(2), en charge du volet
“sources” de l’étude régionale, confirme une nouvelle fois la richesse des perspectives ouvertes par le travail d’inventaire des sources de l’histoire de l’immigration. Il a donné lieu à un inventaire impressionnant. Les différents centres des
archives publiques (nationales, départementales, communales) ont été prospectés, mais également d’autres centres d’archives comme les archives de la chambre
de commerce et d’industrie, des églises et des organismes culturels, des archives
associatives non déposées dans un centre d’archives publiques. Enfin, les bibliothèques, médiathèques, instituts de recherche et centres de documentation, ainsi
que les musées, les photothèques et les cinémathèques, tout comme certaines
archives privées (familles, entreprises…) font également l’objet d’un dépouillement approfondi qui s’est concentré autour de plusieurs pistes, marquées par un
effort de prospecter tous azimuts. Un systématisme des recherches effectuées,
mais également une inventivité des démarches qui s’illustre dans l’important travail de recension des sources iconographiques, notamment filmiques, mené
auprès de la Bifi, du Forum des images ou encore de Gaumont Pathé Archives.
Là encore, l’inventaire recèle des découvertes et notamment des collections iconographiques impressionnantes, qui vont des estampes aux affiches en passant
par les cartes postales, diapositives, photographies… Les différentes images,
notamment des actualités cinématographiques, concernant les étrangers sont
inventoriées avec précision. Enfin, elles sont complétées par une très riche collection de photographies mettant en scène la vie quotidienne de l’immigration
italienne et espagnole dans la capitale (lieux d’habitation, mariages, scènes de travail). Ces différents traits se retrouvent, à des degrés variables, dans les inventaires réalisés par les équipes du programme.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Des historiographies différenciées
Plusieurs études confirment l’impact des contextes et orientations régionales sur la
production universitaire. Certaines régions ne disposent que de travaux récents. À
titre d’exemple, en Champagne-Ardenne, l’évolution du nombre de mémoires consacrés à l’immigration dans cette région montre que l’attention des observateurs et des
chercheurs à ce sujet n’a commencé à devenir importante qu’au début des années
1990. Dans ces travaux, l’immigration est appréhendée par le biais de la main-d’œuvre
des bassins industriels et par celui de l’intégration urbaine des populations étrangères
dans les Ardennes. Cette particularité tient au poids des études menées à l’université
de Reims dans les cursus d’aménagement du territoire et d’histoire.
L’historiographie de la région Corse, à l’inverse, montre combien l’immigration a
été une source de travaux anciens, mais qu’elle est aussi réinterrogée à l’aune des
questions politiques propres à l’île. Ainsi, on trouve des ouvrages, publiés avant la
Première Guerre mondiale, consacrés aux communautés italiennes et grecques. En
langue italienne ou en langue vernaculaire corse, ils seront régulièrement publiés
tout au long du siècle et mentionneront notamment des données sur les populations
italiennes. Par contre, les travaux universitaires s’intéressant aux étrangers ne sont
entrepris qu’à partir des années 1980 et entrent souvent en résonance avec le mouvement indépendantiste et nationaliste.
Dans les départements d’outre-mer, surtout en Guadeloupe, en Martinique et à
La Réunion, on remarque une même tendance historiographique : si quelques ouvrages datent du premier XXe siècle et font référence à quelques communautés étrangères présentes dans les îles, ce n’est que dans les deux dernières décennies du siècle que
l’histoire de l’immigration a réellement été construite. Après une première série de
travaux portant sur l’esclavage et la mise au jour d’études sur l’engagisme, l’immigration est abordée comme un sujet historique autonome.
Une focale régionale,
des échelles d’analyse multiples
Les “régions-frontières”, telles que la Champagne-Ardenne, le Languedoc-Roussillon,
certains des DOM, Rhône-Alpes ou encore la région Provence-Alpes-Côte d’Azur,
présentent des caractéristiques particulières, qui gagnent à être comparées. Si toutes
sont marquées par des migrations de proximité, le brassage des populations, la chronologie de ces histoires migratoires, les logiques qui les sous-tendent, la perception et
le rapport aux étrangers-voisins présentent à la fois des points communs – notamment
sur le terrain de la xénophobie – et des différences notables.
I hommes & migrations n° 1278
Originalités régionales
L’analyse d’éventuelles spécificités régionales, au regard de l’histoire de l’immigration à l’échelle nationale, constitue donc un premier axe de croisement entre
les différentes études.
Ces spécificités peuvent, en premier lieu, ressortir de chronologies décalées. Ainsi,
la région Auvergne se caractérise par le fait que, pendant longtemps, l’immigration a été très faible. Jusqu’à la guerre de 1914-1918, en effet, cette région montagneuse a surtout été une zone d’émigration. Dès le XVIIIe siècle, on note un fort
mouvement de départs à l’étranger (notamment en Espagne). Au XIXe siècle, les
migrants auvergnats travaillent fréquemment
aux côtés des migrants étrangers dans les
Rhône-Alpes est, comme
exploitations agricoles, les mines, les chantiers
la région parisienne
de travaux publics. La chronologie des mouveou la région provençale,
ments migratoires plus récents apparaît décaun carrefour que
lée, comparée aux flux nationaux.
caractérise l’extrême
De même en Rhône-Alpes, même si l’originadiversité des populations
lité est difficile à définir à l’échelle d’une région
passant par la région.
à la fois grande et diverse, qui voit coexister des
départements très tôt urbanisés et industrialisés et des départements montagnards, pour certains frontaliers : si les populations
que l’on retrouve dans ces différents espaces, le calendrier des migrations, comme
la place prise par les étrangers dans les structures économiques diffèrent d’un lieu
à l’autre, le calendrier des migrations et la composition des populations étrangères
constituent bel et bien une originalité à l’échelle régionale. Les migrations de
masse apparaissent tardives pour une région de forte et précoce industrialisation.
Le pourcentage d’étrangers présents en Rhône-Alpes est inférieur à la moyenne
nationale avant la Première Guerre mondiale, il correspond peu ou prou à celle-ci
entre les deux guerres, et ne la dépasse qu’après la Seconde Guerre mondiale. Cette
spécificité s’estompe au XXe siècle. Rhône-Alpes est alors, comme la région parisienne ou la région provençale, un carrefour que caractérise l’extrême diversité
des populations passant par la région. Pour autant, les trois principales régions
d’immigration présentent toutes des caractéristiques de cosmopolitisme, ou d’ouverture, très différentes.
Variations intrarégionales
Le Languedoc-Roussillon montre qu’il existe aussi des spécificités de répartition
locale des flux. On peut retenir le cas de la commune de Capestang où s’est fixée,
dès le milieu du XIXe siècle, une petite communauté espagnole composée de com-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
merçants, d’artisans et d’ouvriers agricoles, originaires d’Andalousie et de
Catalogne. Outre les Pyrénées-Orientales, fortement marquées par la question
frontalière, les deux départements qui ont accueilli le plus grand nombre d’immigrants sont l’Hérault et l’Aude, dominés par la viticulture. On peut noter aussi
une présence récurrente des immigrants dans les zones industrialisées du département du Gard (dans la sériculture au XIXe siècle, dans les mines de charbon au
XXe siècle). Aujourd’hui, ce sont surtout les grandes villes, comme Montpellier,
Perpignan et Béziers, qui accueillent les immigrants.
À une échelle micro, l’attention apportée aux quartiers d’immigration, dans l’étude
Île-de-France, ou aux dimensions du logement et de l’habitat, dans l’étude de la
région Centre, montre toute la richesse d’une telle approche.
L’implantation des étrangers dans la capitale à la fin du XIXe siècle dessine des quartiers d’immigration qui perdurent par la suite. Le premier lieu phare de l’immigration italienne est l’ensemble Bastille/faubourg Saint-Antoine/Nation, en raison de la
Au milieu des
proximité de la gare de Lyon. Le deuxième est
années 1970, des cités
le
quartier Villette/Pont-de-Flandre, le long
HLM, marquées
d’un bassin industriel. Parallèlement, des
par le gigantisme
(4 000 à La Courneuve,
microquartiers juifs se constituent : en preFrancs-Moisins
mier lieu le Pletzl (“petite place” en yiddish)
à Saint-Denis), remplacent
qui rassemble les casquettiers, fourreurs et
les bidonvilles.
maroquiniers dans le Marais, et celui de
Montmartre, surtout habité par des tailleurs
roumains. Dans l’entre-deux-guerres, Belleville devient également un haut lieu de
la vie communautaire yiddish. À partir des grands travaux haussmanniens, le rejet en
proche banlieue d’industries sales y draine une population de travailleurs étrangers,
désireux d’habiter au plus près de leur lieu de travail : Montreuil comme extension
du faubourg Saint-Antoine, Aubervilliers pour l’industrie chimique liée à l’utilisation de déchets provenant des abattoirs de la Villette, Saint-Denis et Saint-Ouen pour
l’industrie métallurgique. Le boom de l’immigration dans l’entre-deux-guerres
confirme l’implantation des étrangers dans la petite couronne et en Seine-et-Oise,
d’une part à cause des difficultés de logement dans la capitale, d’autre part en
réponse à l’offre du marché du travail dans ces communes. Après 1945, les quartiers d’immigration demeurent le nord et l’est de Paris ainsi que la proche banlieue ouvrière, la crise du logement donnant lieu à l’émergence de gigantesques
bidonvilles (Champigny pour les Portugais, La Folie à Nanterre pour les Algériens).
Au milieu des années 1970, des cités HLM, marquées par le gigantisme (4 000 à
La Courneuve, Francs-Moisins à Saint-Denis), remplacent les bidonvilles.
I hommes & migrations n° 1278
Importance de l’agriculture
Plusieurs études mettent en lumière cette caractéristique trop longtemps ignorée
de l’histoire de l’immigration. En général, les travaux étudient l’immigration
principalement dans les zones industrielles et le cadre urbain, et très peu d’études
évoquent le rôle des travailleurs immigrés dans la remise en culture des campagnes et dans le développement de l’agro-industrie, alors que les archives publiques
témoignent de l’importance du phénomène. Déficit que le programme comble.
En Champagne-Ardenne, les flux les plus anciens et les plus constants sont en
effet liés au travail agricole et à l’affouage. Après 1850, beaucoup de jeunes gens
venus de Belgique ou du grand-duché s’installent à Reims et trouvent à s’employer comme domestiques d’écurie. Des bûcherons belges commencent par
venir comme migrants saisonniers puis se sédentarisent peu à peu dans les forêts
champenoises.
De même, en région Centre, l’industrialisation ayant été tardive et les grandes
exploitations agricoles nombreuses, le secteur agricole a longtemps employé une
part notable de la main-d’œuvre étrangère régionale, et aujourd’hui encore la présence des étrangers dans le secteur agricole peut être localement importante. Les
formes de cette présence ont varié dans le temps. Les Belges, au XIXe siècle, sont
salariés mais parfois aussi exploitants agricoles. Les plus nombreux sont, durant
l’entre-deux-guerres, les Polonais, et, parmi eux, on note une proportion importante de femmes. Les Turcs sont aujourd’hui nombreux dans la région de
Romorantin à travailler dans le maraîchage et le bûcheronnage, mêmes s’ils sont
logés dans les logements du secteur social de la ville, cependant que des agriculteurs du nord de l’Europe (Néerlandais en particulier) reprennent des exploitations agricoles de bonne taille.
Plus marquante encore, l’originalité de la région Languedoc-Roussillon tient au
fait que le facteur économique majeur qui explique l’intensification de l’immigration au XIXe siècle est le développement de la viticulture. La crise du phylloxera et la modernisation de l’économie viticole provoquent une concentration
de la production et l’afflux d’ouvriers agricoles, en majorité d’origine espagnole.
L’ampleur de ces mouvements est telle que, dès le début du XXe siècle, la région
Languedoc-Roussillon se place au-dessus de la moyenne nationale pour le taux
de population étrangère. En 1931, ce taux dépasse les 10 %, contre 7 % environ
en moyenne nationale. Le rapport consacré à cette région donne ainsi des indications très précieuses sur ce secteur d’activité viticole, qui a toujours employé
un grand nombre d’immigrants mais n’a pas encore attiré suffisamment l’attention des historiens. Aujourd’hui, le nombre de saisonniers espagnols dans la
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
viticulture se réduit, car ils sont en partie remplacés par des immigrants venus
d’Afrique du Nord, surtout des Algériens, mais aussi des Portugais, nombreux à
travailler dans le BTP.
Logiques de recrutement
à l’origine de la physionomie migratoire
des régions
La région Bourgogne apporte un exemple de l’impact de l’intervention de l’État sur
la physionomie des migrations en régions. Le recrutement organisé, pour l’économie
de guerre, de migrants étrangers (par l’intermédiaire du Service de la main-d’œuvre
étrangère, à l’origine une section du Service ouvrier du sous-secrétariat d’État de
l’Artillerie et des Munitions) et coloniaux (via le Service d’organisation des travailleurs coloniaux), y a été particulièrement important, dans la métallurgie
(Algériens kabyles, Chinois et Portugais notamment, aux usines Schneider du
Creusot), la chimie (Chinois à la poudrerie Vonges en Côte-d’Or), le BTP (Italiens et
Espagnols à Montbard), la céramique (Tunisiens aux Grandes tuileries bourguignonnes à Chagny), les entreprises travaillant pour le compte de l’armée américaine…,
mais aussi dans l’agriculture, par l’intermédiaire de l’Office national de la maind’œuvre agricole, devenu en 1917 Service de la main-d’œuvre agricole. Bien que
conçue pour l’économie de guerre, cette
intervention étatique change la physionomie des migrations en région Bourgogne
Cette implantation liée
au-delà
des années où elle est mise en œuvre
aux politiques patronales est
(1916-1918). Ainsi, au début des années
cependant fortement
1920, “le flux nord-africain se maintient
dépendante de la conjoncture
vers la Bourgogne” pour ne diminuer qu’à
économique et rend
les territoires de l’immigration
partir de la fin de la décennie.
particulièrement mouvants.
Le cas de la Franche-Comté montre l’impact des logiques patronales de recrutement sur la physionomie migratoire d’une
région frontalière, initialement région de mono-, voire de bi-immigration (suisse et
allemande), précisément en raison de ce caractère frontalier. L’exemple du recrutement de mineurs polonais dans les mines de Ronchamp illustre ainsi le poids des
politiques patronales sur le contour des populations étrangères dans la région.
Quasiment absents du bassin d’emploi au début du siècle, dès le milieu des années
1920 les Polonais constituent ainsi la moitié des mineurs de fond de la mine. Cette
I hommes & migrations n° 1278
implantation liée aux politiques patronales est cependant fortement dépendante de
la conjoncture économique et rend les territoires de l’immigration particulièrement mouvants. Le déclenchement de la crise entraîne ainsi, à partir de 1934, le
licenciement et le départ de la majorité des mineurs polonais de Ronchamp, selon
un processus identique à celui observé dans les autres régions minières.
Femmes au travail
L’équipe en charge de la région Rhône-Alpes s’est livrée à un repérage assez systématique de la présence féminine durant les différentes périodes, insistant sur le fait que,
s’il peut arriver localement, ou durant une courte période, que les hommes soient
majoritaires, une grande part des immigrés sont des immigrées. Celles-ci sont nombreuses à travailler, à la fois parce qu’existent des formes spécifiques de migrations
féminines, mais aussi parce qu’il est fréquent que les femmes et les filles d’immigrés
travaillent. Ainsi, durant l’entre-deux-guerres, les salariées sont nombreuses parmi
les femmes de la cité Gillet, à Vaulx-en-Velin, qui abrite durant l’entre-deux-guerres
une usine de soie artificielle employant un personnel étranger nombreux. Cette
caractéristique vaut pour des célibataires, ou des femmes mariées sans enfants, mais
aussi pour une proportion non négligeable des femmes mariées ayant déjà un enfant.
De même, l’équipe en charge de la région Centre a porté une attention particulière
au travail des migrantes. Cela se traduit, d’une part, par le relevé à partir des données statistiques de l’importance numérique de celui-ci aux diverses périodes, d’autre part, par un coup de projecteur sur une population particulière, celle des travailleuses polonaises de l’agriculture présentes dans les fermes de la région durant
l’entre-deux-guerres. La vie de celles-ci nous est connue par un ensemble archivistique exceptionnel, conservé aux AD37, constitué de la correspondance (plusieurs
milliers de lettres) entre des migrantes et l’inspectrice du travail chargée de leur protection. Ces lettres, en cours de traduction et d’analyse, mettent en évidence les formes d’exploitation spécifiques auxquelles sont soumises ces jeunes femmes, souvent
isolées et vulnérables, mais aussi leurs capacités de résistance.
En Île-de-France, l’étude montre que la région a toujours constitué un pôle
d’arrivée très important des migrations féminines, surtout en raison de la forte
demande en matière de service domestique ; c’est ce qui explique que le ratio entre
hommes et femmes immigrés y a toujours été plus équilibré que dans d’autres
régions. Jusque dans l’entre-deux-guerres, l’immigration étrangère à Paris est
majoritairement masculine, à l’exception notable des Arméniens qui comptent des
femmes en plus grand nombre, en raison des effets du génocide. À partir du début
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
des années 1960, des femmes, célibataires ou mariées, sont souvent pionnières en
matière d’émigration, surtout parmi les Espagnols : elles trouvent à s’embaucher
massivement dans le secteur du service domestique, et habitent donc très
majoritairement dans les quartiers bourgeois mais dans des chambres de bonnes et
des loges de concierges. À l’inverse, dans les DOM, à l’exception de la Guyane, on
note la faible part de l’immigration féminine, le système de l’engagisme s’adressant
prioritairement aux hommes.
Une histoire régionale des réfugiés politiques
Dans plusieurs régions, les réfugiés politiques apparaissent comme des acteurs
centraux d’une histoire de l’immigration dont la chronologie varie en fonction de
la situation géographique et des caractéristiques sociopolitiques des territoires
étudiés. Les réfugiés apparaissent comme d’autant plus visibles qu’ils sont implantés dans les régions de faible immigration : ce trait tient à la tradition de dissémination administrative des centres d’accueil sur l’ensemble du territoire national,
qui contraste avec les logiques économiques qui concentrent les migrations autour
de certains bassins d’emploi.
Ce trait est particulièrement marqué en Auvergne, où l’une des originalités de la
région tient à la place, proportionnellement plus importante qu’ailleurs, des réfugiés politiques. La position géographique de l’Auvergne (au centre de la France) et
son caractère montagneux expliquent que les pouvoirs publics y aient souvent
regroupé des étrangers, regardés avec une certaine suspicion. Dès la fin du
XVIIIe siècle, on trouve en Auvergne un grand nombre de prisonniers de guerre et
des déserteurs des armées ennemies, notamment tchèques, polonais, suisses et allemands. Dans la première moitié du XIXe siècle, la région accueille aussi des réfugiés pourchassés par les autorités de leur pays : Italiens, Espagnols (carlistes et
républicains), et surtout Polonais. Parmi ces derniers, un grand nombre fera souche sur place. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Auvergne va accueillir aussi
beaucoup de réfugiés coloniaux, regroupés dans des camps comme celui de
Noyant-d’Allier (pour les rapatriés d’Indochine) ou comme le camp de BourgLastic pour les harkis. L’enquête accorde une part importante au problème d’intégration de ces immigrants. L’étude souligne un point observé ailleurs, mais qui
mériterait d’être creusé : la forte participation des travailleurs immigrés aux grèves de la période 1919-1920. C’est l’une des rares périodes d’agitation qu’ait
connues la région. Les Espagnols et les Algériens sont à l’avant-garde du mouvement et feront l’objet d’expulsions massives (1 200 selon l’étude). Cette politisa-
I hommes & migrations n° 1278
tion précoce et l’afflux d’un grand nombre de réfugiés antifranquistes expliquent
la forte participation des Espagnols aux actions de la Résistance dans cette région.
Éclairage intéressant, en longue durée, sur les immigrations forcées, depuis les prisonniers de guerre du XVIIIe siècle, jusqu’aux réfugiés coloniaux de l’après
Seconde Guerre mondiale.
Pour conclure…
Dans la droite ligne des travaux des équipes ayant rendu leur rapport final en juin
2007, ce second volet du programme confirme l’enrichissement des connaissances
qu’offre chacun de ces panoramas dressés à l’échelle régionale. Complexification et
nuance des chronologies retenues à l’échelle nationale, interrogations sur les catégories et les échelles d’analyse, mise à jour de sources encore peu mobilisées, éclairages d’histoires régionales, largement méconnues, que la mise en réseau des cher■
cheurs pourra désormais continuer à interroger.
Notes
1. Anne-Sophie Bruno, maître de conférences en histoire, université Paris-XIII ; Gérard Noiriel, directeur d’études,
EHESS ; Laure Pitti, maître de conférences, université Paris-VIII ; Philippe Rygiel, maître de conférences,
université Paris-I ; Yann Scioldo-Zürcher, chargé de recherche au CNRS-Migrinter ; Alexis Spire, chargé de recherche
au CNRS, université Lille-II ; Claire Zalc, chargée de recherche au CNRS-IHMC.
2. L’étude réalisée par Génériques sur les souces de l’immigration en Île-de-France n’est pas publiée dans le cadre
de ce dossier.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Île-de-France
Histoire et mémoire des immigrations
depuis 1789
Par Natacha Lillo (dir.),
historienne, maître de conférences à l’université Paris-VII Denis-Diderot,
Et l’équipe : Marie-Claude Blanc-Chaléard*, Jean-Yves Blum Le Coat,
Maria-José Vicente, Anne Gingel, Pilar Gonzalez Bernaldo, Manuela Martini,
Catherine Quiminal, Marie-Christine Volovitch-Tavares, Sylvie Zaidman.
* Natacha Lillo étant empêchée, M.-C. Blanc-Chaléard s’est chargée de l’adaptation du texte initial pour cet article.
Vie quotidienne d’une bonne espagnole, Paris, 1962
© Jean-Philippe Charbonnier - Eyedea, Rapho
À la fois centre d’activités économiques, pôle culturel et destination de
la grande majorité des exilés et réfugiés, l’Île-de-France, devenue une
“région monde”, est un observatoire privilégié et singulier du phénomène
migratoire, qui a contribué à son expansion territoriale et participé
à son dynamisme économique. L’histoire de l’immigration postcoloniale
en région continue, elle, à s’écrire au quotidien, et d’autres, comme
celle des mouvements de sans-papiers et de mal-logés, y sont en devenir.
I hommes & migrations n° 1278
Une région capitale
Près de 40 % des immigrés recensés en France vivent aujourd’hui en Île-de-France.
Cette situation exceptionnelle résulte d’une longue histoire. La région, découpée en
huit départements, n’a pas toujours existé sous sa forme actuelle. À la Révolution,
elle correspondait au département de la Seine (Paris intra-muros et les communes de
la petite couronne formant la Seine-banlieue), puis s’étendit vers la Seine-et-Oise au
nord et à l’ouest et la Seine-et-Marne à l’est. Un remaniement administratif (1964)
donna naissance en janvier 1968 aux deux couronnes actuelles : celle des départements limitrophes de la Seine-Saint-Denis au nord et à l’est de Paris (préfecture
Bobigny), du Val-de-Marne au sud et à l’est (Créteil) et des Hauts-de-Seine
(Nanterre) au nord et à l’ouest ; et la grande couronne, avec, issus de l’ex-Seine-etOise, les Yvelines à l’ouest (Versailles), l’Essonne au sud (Évry) et le Val-d’Oise au
nord (Cergy-Pontoise), la Seine-et-Marne (Melun) conservant à peu près son
ancienne configuration. La région prit le nom d’Île-de-France en 1976.
Comme toute métropole de l’Europe industrielle au XIXe siècle, Paris a grandi grâce
aux migrations. Capitale d’un État centralisé, pôle culturel autant que centre d’activités économiques, la région draina avant tout des provinciaux (à plus de 90 %), du
Bassin parisien, du Centre et de l’Ouest, mais la part des étrangers ne cessa de croître.
Des prolétaires venus d’au-delà les frontières contribuèrent ainsi à la formation du
peuple de Paris et de ses banlieues au long des XIXe et XXe siècles. En même temps,
capitale des révolutions et des libertés, Paris resta la destination de la grande majorité des exilés et des réfugiés ayant choisi de s’établir en France. Aussi, contrairement à bon nombre d’autres régions où les immigrés furent essentiellement des travailleurs manuels, l’Île-de-France, et notamment Paris, n’a cessé d’attirer une
grande diversité d’étrangers, dont un grand nombre d’étudiants, des élites intellectuelles et artistiques, sans parler des hommes d’affaires et des membres du corps
diplomatique.
L’autre singularité de la région, en contraste avec les grands espaces d’accueil frontaliers (Nord, Sud-Est), tient à la variété des origines. Babel dénoncée par l’extrême
droite, la capitale et ses faubourgs apparaissent comme un concentré de la diversification tendancielle des migrants dans l’histoire. Des Belges et Allemands du
XIXe siècle aux Portugais et Algériens des années 1960 en passant par les Italiens, les
Espagnols, les Juifs orientaux et autres réfugiés d’entre-deux-guerres, l’Île-de-France
où vivent désormais la presque totalité des immigrants venus d’Afrique subsaharienne et d’Extrême-Orient constitue une mosaïque de plus en plus colorée. Au vu
du recensement de 1999, l’Île-de-France constitue une “région monde”, à l’instar de
quelques grandes métropoles de la planète.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Faute de pouvoir développer ici l’ensemble du “récit historique” présenté à la
demande de l’Acsé(1), nous porterons l’éclairage sur trois questions à nos yeux fondamentales pour l’Île-de-France : la contribution des vagues migratoires successives à
l’expansion géographique ; l’apport considérable des immigrés en matière de développement économique ; enfin, la place des migrations coloniales et postcoloniales dans
l’histoire de la société francilienne. Il s’agira d’interroger le lien entre le traitement spécifique réservé aux “Français musulmans d’Algérie” (avec ses effets sur les ressortissants du Maghreb dans leur ensemble) et les difficultés liées à l’intégration des “jeunes
issus de l’immigration” depuis les années 1980, souvent stigmatisés comme habitants
des “banlieues”(2). Ce choix laisse délibérément de côté d’autres spécificités, comme les
apports des exilés politiques appartenant aux élites, des nombreux étudiants, scientifiques et artistes étrangers qui contribuèrent au rayonnement de la capitale française.
Les immigrés, acteurs décisifs de l’expansion
géographique de l’Île-de-France
Si, à la fin de l’Ancien Régime et lors de la période révolutionnaire, les étrangers
constituaient, selon les sources, entre 3 et 6 % des Parisiens, les flux migratoires augmentèrent sensiblement avec l’avènement du second Empire (1852) et l’accélération
de la révolution industrielle, comme dans le reste de la France. Les grands travaux
haussmanniens modifièrent radicalement le visage de la capitale et une première
banlieue naquit au-delà des fortifications. Les vagues de travailleurs étrangers se
succédèrent dès lors sur les chantiers de l’agglomération en croissance permanente.
Les étrangers accompagnent la croissance
de l’agglomération (1850-1950)
Les immigrés du XIXe siècle vivaient principalement dans les arrondissements
populaires de la capitale (XIe, XIIe, XIXe, XXe). Ainsi, en 1896, 82 % des 39 554
Allemands et ressortissants de l’Empire austro-hongrois recensés dans la Seine habitaient Paris intra-muros, tout comme 75,7 % des 43 724 Belges(3). À partir du tournant du siècle, le développement industriel de la Seine-banlieue modifia cet état de
choses. Les Italiens, vite plus nombreux que les Belges, constituèrent en banlieue des
colonies précoces (Montreuil, Nogent-sur-Marne, Saint-Denis), même si, jusqu’en
1914, les principales concentrations restaient intra-muros, dans l’Est parisien ou le
quartier de la Villette(4). L’énorme vague d’immigrants et de réfugiés d’entre-deuxguerres aboutit à un entassement hors du commun dans les vieux quartiers d’accueil
(Marais, faubourg Saint-Antoine) et entraîna de nombreuses installations dans les
I hommes & migrations n° 1278
arrondissements périphériques (la Villette, Belleville). On vit surtout exploser les
implantations en banlieue. Les communes industrielles proches devinrent encore
plus cosmopolites (Boulogne-Billancourt, Saint-Denis, Aubervilliers). Plus loin, les
ouvriers étrangers participèrent comme les Français au mouvement des lotissements, urbanisant les terrains disponibles les moins chers (non équipés), ou occupant de façon sauvage les zones inconstructibles (Alfortville, Issy-les-Moulineaux,
Montreuil, Bagnolet, etc.). En 1931, plus de la moitié (51,2 %) des 102 764 Italiens
de la Seine résidaient en banlieue, tout comme 53,2 % des 31 547 Espagnols.
Explosion spatiale et ruptures après 1950
Cette évolution continua de manière encore plus marquée et rapide entre 1945 et
1975. L’installation se dilata dans une série de cercles concentriques, au fur et à
mesure de l’implantation d’industries dans les espaces loin du centre engorgé, entre
autres dans le secteur automobile, alors très demandeur de main-d’œuvre peu qualifiée immigrée pour le travail posté à la chaîne. La construction de grandes infrastructures à partir des années 1960 (boulevard périphérique, autoroutes, aéroports)
fut dans une large mesure menée à bien par des ouvriers immigrés, notamment
portugais, algériens et espagnols. Des milliers
d’entre eux, employés dans le BTP, contribuèLa construction de
rent à l’édification des grands ensembles d’hagrandes infrastructures à
bitations HLM, destinés à accueillir des classes
partir des années 1960
populaires françaises victimes d’une crise du
(boulevard périphérique,
logement sans précédent. Les immigrés, plus
autoroutes, aéroports)
que jamais condamnés aux taudis, s’entassèfut dans une large mesure
menée à bien par
rent nombreux dans d’immenses bidonvilles
des ouvriers immigrés.
qui s’étalèrent aux portes de la capitale(5). Les
Algériens, concentrés dans les années 1950 à
Paris et dans la petite ceinture, s’en éloignèrent peu à peu à cause de la saturation
du parc des hôtels meublés. En 1962, les 43 000 Algériens recensés intra-muros
représentaient 41,5 % de ceux de la région parisienne ; leur nombre absolu avait à
peine diminué en 1968 (42 000) mais ils ne représentaient alors plus que 23 % de
ceux de l’Île-de-France, suite à l’afflux migratoire massif après l’indépendance.
Nouveau tournant dans les années 1970 : alors qu’une politique volontariste mettait fin aux bidonvilles, les cités HLM de banlieue accueillirent une quantité
croissante d’étrangers. À partir de 1973, la décision gouvernementale de suspendre l’immigration, suivie du rétablissement du regroupement familial après 1976,
entraîna l’arrivée de nombreuses familles (marocaines, turques puis d’Afrique
subsaharienne). Beaucoup accédèrent à l’habitat social dans des communes très
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
périphériques, les unes pourvues d’un parc important, comme Clichy-sous-Bois,
Tremblay-en-France (93) ou Sarcelles (95), les autres proches des grandes entreprises métallurgiques qui avaient employé les migrants de la période de l’expansion industrielle, comme à Argenteuil (95), Flins ou aux Mureaux (78).
Une participation décisive au dynamisme
économique de l’Île-de-France
Des chantiers haussmanniens à ceux du gaullisme triomphant un siècle plus tard,
la force de travail immigrée fut décisive dans la construction au sens propre des
grandes infrastructures de la région capitale, indispensables à son rayonnement
national et international. Les immigrés jouèrent également un rôle décisif dans
l’aventure industrielle de l’agglomération, ainsi que dans les domaines traditionnellement urbains de l’artisanat et du petit commerce. On oublie souvent les
ouvriers qualifiés britanniques qui, dès les années 1820, apportèrent leur savoirfaire pour les nouveaux procédés de fabrication industrielle (minoteries, machines à vapeur, chemins de fer, etc.). À partir du milieu du XIXe siècle, de très nombreux artisans et membres de l’“aristocratie” ouvrière allemande vinrent habiter
la capitale pour y exercer les métiers de tailleur, bottier, ébéniste, typographe ou
forgeron ; moins connue, mais active dans le Paris de l’époque, une présence suisse
relativement qualifiée de petits industriels, d’employés et d’artisans.
Premiers flux prolétaires, insertion dans le tissu industriel et urbain
Si, à partir de 1870, les vagues migratoires italiennes étaient surtout constituées de
ruraux qui trouvaient à s’employer sur les chantiers ou, dans une moindre mesure,
dans l’industrie lourde, dans le quartier du faubourg Saint-Antoine, une partie non
négligeable d’entre eux se spécialisa dans les métiers du meuble. La vie communautaire s’organisa autour de nombreux petits commerces “ethniques”, souvent tenus
par des femmes, qui pouvaient ainsi allier tâches domestiques et sources de revenus
complémentaires. Selon un modèle bien connu dans l’immigration, des petites
entreprises ont émergé, surtout dans le bâtiment. Souvent assises sur une base familiale ou du moins villageoise, elles jouèrent, au fil des décennies, un rôle de plus en
plus important, notamment dans la construction pavillonnaire en banlieue.
Les deux dernières décennies du XIXe siècle virent également l’arrivée à Paris de
populations juives venues d’Europe centrale et orientale, persécutées dans
l’Empire russe. Nombre de ces immigrés, installés en majorité dans les IIIe et
IVe arrondissements (espace baptisé le “Pletzl”), s’employèrent dans la confection,
I hommes & migrations n° 1278
comme travailleurs à domicile ou dans de petits ateliers. Ils se firent une spécialité
de l’industrie de la casquette, en expansion spectaculaire à partir des années 1890.
Dans l’entre-deux-guerres, les immigrés juifs continuèrent à occuper une place
importante dans la confection, les cuirs et peaux et la casquetterie.
Réfugiés, coloniaux, immigrés des temps d’expansion
(années 1920, Trente Glorieuses, 1945-1975)
La Première Guerre mondiale fut à l’origine de l’arrivée de migrants venus d’autres
horizons, espagnols, algériens, marocains et indochinois notamment. Si, pour nombre d’Espagnols, cette expérience fut à l’origine de la création de solides chaînes
migratoires durant la période suivante, la plupart des “coloniaux” furent rapatriés à
la fin du conflit ; néanmoins, certains d’entre eux, notamment des Kabyles algériens,
s’établirent à Paris et en proche banlieue dans l’entre-deux-guerres, trouvant essentiellement à s’employer comme manœuvres dans la grande industrie métallurgique
et chimique.
C’est alors que commencèrent à affluer des vagues de réfugiés, exilés de la révolution
russe, ou rescapés du génocide arménien. Nombre d’anciens membres des armées
tsaristes furent recrutés par de grandes entreprises, comme Renault ou Citroën ;
d’autres, pour échapper à l’usine, devinrent chauffeurs de taxi, devenant un “type
parisien” de l’entre-deux-guerres ; la “mode russe” fut à l’origine de l’ouverture de
plusieurs cabarets à Pigalle où de nombreux artistes réfugiés trouvèrent du travail.
À leur arrivée en région parisienne au début des années 1920, la plupart des réfugiés
arméniens s’embauchèrent dans l’industrie lourde. La crise des années 1930 et les
premiers décrets-lois sur les quotas d’ouvriers et d’employés étrangers après 1932
incitèrent nombre d’entre eux à revenir à la tradition de l’artisanat et du petit commerce. L’émergence d’unités pavillonnaires favorisa le travail en famille à domicile
et développa la dynamique entrepreneuriale, autour du tricot à Issy-lesMoulineaux, de la confection à Alfortville, communes où ils étaient nombreux.
Entre 1945 et 1975, la région parisienne fut particulièrement concernée par les
flux massifs de migrants en provenance d’Europe du Sud (Italiens puis surtout
Espagnols et Portugais) et du Maghreb. Les premiers furent embauchés massivement dans le BTP et, dans une moindre mesure, dans l’industrie métallurgique et
chimique ; ils étaient accompagnés, voire parfois même précédés par de nombreuses femmes (notamment en ce qui concerne les Espagnols), qui trouvèrent à s’employer dans le service domestique comme employées de maison, femmes de
ménage ou concierges. Les originaires du Maghreb se partagèrent entre le BTP et
l’industrie, surtout automobile. OS le plus souvent, ils furent des acteurs majeurs
de l’économie taylorisée.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Mondialisation : l’attraction urbaine continue au-delà de la croissance
Alors que, entre 1982 et 1990, la population étrangère diminua de 3,6 % en France,
elle augmenta de 2,8 % en Île-de-France. À cette date, 12,9 % de la population de la
région était étrangère, contre 6,3 % dans le reste du pays. La région accueillait une
proportion croissante d’immigrés : 33,1 % de ceux recensés en métropole y résidaient
en 1982 et 35,7 % en 1990. La désindustrialisation de bien des anciennes régions
d’accueil (mines du Nord et de l’Est, sidérurgie lorraine, chantiers navals, etc.), l’arrivée des familles, celle des réfugiés débarquant le plus souvent à Roissy ont renforcé
la polarisation des immigrés en Île-de-France et le caractère pluriethnique de sa
population. Si la domination numérique des Méditerranéens d’Europe et du
Maghreb est conforme à la moyenne française, les “nouvelles migrations” sont sur-
Bidonville portugais de Champigny-sur-Marne, 1963
© Paul Almasy - AKG-Images
I hommes & migrations n° 1278
représentées. Ainsi, en 1999, 65,7 % des 282 736 ressortissants de pays d’Afrique
subsaharienne établis en France habitaient la région, tout comme 87,6 % des
28 319 ressortissants de la République populaire de Chine, et 89 % des 23 476 Sri
Lankais. Ces chiffres ne tiennent compte que des étrangers en situation régulière ;
or, si le problème des sans-papiers est récurrent depuis les années 1980, il touche
davantage cette grande agglomération où l’emploi illégal est plus facile et les réseaux
d’entraide plus nombreux. Si le recrutement dans le BTP reste important, les membres de ces nouvelles vagues intègrent désormais surtout les branches les plus dévalorisées des services, en raison de la désindustrialisation massive de l’Île-de-France à
partir du milieu des années 1970 : nettoyage industriel, traitement des déchets pour
les hommes ; service domestique et emplois précaires dans la grande distribution
pour les femmes. Par ailleurs, nombre d’Asiatiques, souvent membres de la diaspora
chinoise, qu’ils soient arrivés en tant que boat people à partir de 1975 ou plus tardivement, ont, grâce à des systèmes d’entraide communautaire éprouvés, rapidement
été à l’origine d’une multitude d’établissements commerciaux, aujourd’hui présents
à travers toute l’Île-de-France, même si leur cœur historique bat dans le XIIIe arrondissement : restaurants, traiteurs, épiceries, salons de beauté, etc.
Le traitement spécifique
de l’immigration coloniale et postcoloniale
et ses conséquences actuelles
Divers ouvrages cités en bibliographie évoquent avec pertinence l’existence d’une
sorte de creuset à Paris et dans ses banlieues jusqu’aux années 1970, permettant une
intégration relativement aisée des enfants de migrants. En revanche, pour des questions qui tiennent au poids de la crise économique et surtout du chômage depuis
1975, mais également beaucoup aux préjugés datant de la période coloniale, les jeunes gens issus des immigrations originaires du Maghreb et des autres pays africains
sont aujourd’hui confrontés à des difficultés d’insertion bien plus grandes, problématique qui se croise régulièrement avec celle de la “question des banlieues”.
Ni étrangers, ni citoyens
Le nombre des Algériens recensés dans le département de la Seine quintupla après la
Première Guerre mondiale (ils étaient 6 111 en 1921). Le département devint peu
après le premier à les accueillir. En 1926, sur les 18 000 Algériens de Paris intramuros, 3 100 habitaient dans le XVe, à proximité des grandes usines automobiles du
quai de Javel et de la banlieue sud-ouest. La majorité de ceux vivant en Seine-banlieue
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
étaient installés dans des communes industrielles de la boucle de la Seine à hauteur
de Gennevilliers, en lien avec les usines Renault de Boulogne-Billancourt : Asnières,
Colombes, Puteaux, Courbevoie, Clichy, outre Saint-Denis et Aubervilliers, les
deux grandes communes de la banlieue nord, où industrialisation rime avec immigration. Ce “premier âge” de l’immigration algérienne était marqué par l’omniprésence des hommes venus seuls, surtout de Grande Kabylie.
Originaires de la colonie la plus proche et la plus dominée de l’Empire, ils eurent
à subir un rejet où se mêlaient les clichés sur les “indigènes loin de notre civilisation” et des inquiétudes d’ordre hygiénique et sécuritaire. Leur statut de sujets
français, c’est-à-dire ni étrangers ni citoyens, invitait à les traiter spécifiquement.
Fut ainsi créé en 1923 le Service des affaires indigènes nord-africaines qui dépendait à la fois des ministères de l’Intérieur et du Travail, de la préfecture de police
et de la préfecture de la Seine. Tout en exerçant un contrôle policier étroit sur les
Nord-Africains, il fut à l’origine de l’ouverture de dispensaires, de foyers et de
bureaux de placement. Face au développement de la tuberculose et d’autres pathologies liées à la précarité parmi la population nord-africaine et à la peur de la
contamination, le gouvernement décida de fonder un hôpital spécifiquement
réservé aux musulmans. Comme aucun quartier de la capitale n’en voulait, le
département dut imposer sa construction sur des terrains disponibles à Bobigny,
malgré l’opposition de la municipalité communiste. Il fut inauguré en mars 1935.
Deux ans plus tard, en juin 1937, un cimetière musulman privé, géré par l’hôpital, fut ouvert dans une friche de Bobigny, entraînant les protestations des riverains. Quant à la “grande mosquée” édifiée à l’initiative du gouvernement dans le
Ve arrondissement, il s’agit, dès son inauguration en 1926, d’un monument de
prestige, destiné à accueillir avant tout des notables, les ouvriers nord-africains
pratiquants de la Seine devant se contenter d’arrière-salles de cafés sans imam.
Pour autant, l’émigration favorisa le développement de la conscience nationale
algérienne. La région parisienne en fut le berceau avec la fondation à Paris, en
1926, de l’Étoile nord-africaine (ENA) de Messali Hadj, puis du Parti du peuple
algérien (PPA) en mars 1937 à Nanterre.
Le temps des “FMA”
Après la guerre vint le boom de la présence algérienne en région parisienne, au
grand dam des hommes politiques et des démographes spécialisés dans les questions migratoires. L’octroi de la citoyenneté en septembre 1947, devenue inévitable après la Libération, offrit aux migrants d’Algérie la libre circulation interdite
aux ouvriers étrangers soumis aux règlements de l’Office national de l’immigration (Oni). Pourtant, les “Français musulmans d’Algérie” (FMA), relevaient tou-
I hommes & migrations n° 1278
jours d’un traitement à part. L’exode fut vite considérable et une grande partie
s’installa à Paris et en région parisienne à la recherche d’un emploi. Pour beaucoup
employés par l’industrie mécanique, aux postes les moins qualifiés et les plus dangereux, ils donnèrent corps à l’image de l’OS dans les fonderies, les presses et sur les
chaînes de montage de l’automobile, à commencer par celles de l’usine Renault de
Billancourt – en 1956, avec quelque 4 500 personnes, 12 % de sa main-d’œuvre
était algérienne(6). Ils étaient fortement représentés dans les entreprises métallurgiques, chimiques (coulage du caoutchouc), de manutention, dans les garages et, on
l’a vu, dans le BTP. Partout, ils étaient au bas de l’échelle professionnelle.
La guerre d’Algérie a été la cause de profonds traumatismes et a creusé le fossé
entre immigrés et métropolitains. La région parisienne fut le théâtre de sanglants
affrontements entre partisans du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj et militants du Front de libération nationale
(FLN). Surtout, la répression policière, orchestrée par le préfet Maurice Papon et
épaulée de nombreuses forces spéciales, a pris une dimension de terreur qui s’afficha au grand jour lors des événements du 17 octobre 1961(7).
La discrimination s’étend aux “Maghrébins”
Les Algériens, jugés trop politisés et combatifs, plusieurs grandes entreprises françaises, qui cherchaient de la main-d’œuvre non qualifiée, allèrent dès les années
1960 recruter des ruraux marocains directement dans leurs villages, sous l’égide de
l’Oni. Au début des années 1970, l’usine Renault de Boulogne-Billancourt comptait 4 000 Algériens, 2 000 Marocains et 900 Tunisiens (soit 21,6 % de ses 32 000
salariés). L’étude de leur promotion professionnelle entre 1960 et 1975 montre que
tous furent victimes d’une gestion ethnique de la main-d’œuvre : moindre accès à
la formation professionnelle que les Français, mais aussi que les Italiens, Portugais
ou Espagnols, assignation à vie aux secteurs de production les plus durs et aux échelons les plus bas de la grille de classification. Recrutés comme manœuvres, ils
étaient au mieux promus OS ; mais, embauchés comme OS, ils le restaient.
Ces traitements discriminatoires furent à l’origine de plusieurs actions revendicatrices. Elles furent soutenues, dans le sillage des événements de mai 1968, par certains militants étudiants d’extrême gauche, qui avaient pris conscience des conditions d’exploitation des immigrés. Les conflits se multiplièrent au cours des
années 1970, montrant la capacité de ces immigrés à s’organiser par eux-mêmes.
À l’usine, ceux de Penarroya à Saint-Denis en 1971 et 1972, de Girosteel au
Bourget (93) en 1972. Ces mouvements se renouvelèrent dans les années 1980,
avec la crise de l’automobile (en mai et juin 1982 à l’usine Citroën d’Aulnay-sousBois, juin 1982 puis fin 1983 à l’usine Talbot de Poissy). Sur le front du logement,
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Gréve des nettoyeurs du métro, meeting CFDT à la bourse du travail, Paris, 1980
© Jean Pottier, Kharbine-Tapabor
l’agitation s’amplifia à partir de 1970 dans les foyers de travailleurs de la région
parisienne. L’hébergement en foyer s’était développé avec la création de la
Sonacotra (Sonacotral jusqu’en 1963), dont le but était de construire pour loger
les FMA tout en les surveillant. Le mouvement de grève de paiement des loyers
s’étira de 1970 à 1978.
Peuple des banlieues
À partir de 1973-1975, l’accès massif des immigrés maghrébins au parc locatif
social en Île-de-France fut pratiquement concomitant de la mise au chômage de
milliers de salariés peu qualifiés de l’industrie métallurgique et mécanique. La
question de l’immigration, d’aucuns diraient le “problème(8)”, s’est déplacée. Les
immigrés des Trente Glorieuses ont perdu leur image de “travailleurs” pour se voir
accoler celle, péjorative, de “bénéficiaires des prestations sociales”, voire de “clandestins”. La prise de conscience par leurs voisins franciliens qu’il ne s’agissait pas
d’une présence provisoire d’hommes seuls mais d’un véritable peuplement à long
terme, rendu manifeste par l’arrivée des femmes et la naissance des enfants à l’occasion du regroupement familial, a entraîné leur fréquente stigmatisation en tant
qu’habitants des banlieues où ils importeraient leur “bruit” et leur “odeur” spécifiques(9). Très vite, les difficultés de ces quartiers urbains grandis trop vite furent assimilées à la présence des jeunes “trop” nombreux, généralement d’origine maghré-
I hommes & migrations n° 1278
bine. À partir des années 1980, maintes cités de banlieue sont devenues le théâtre de violences (meurtres de jeunes comme celui de Toufik Ouanès, 9 ans, à
La Courneuve en 1983, rodéos urbains). De fait, le contexte prolongé de crise de
l’emploi a tôt imposé à ces jeunes, déjà porteurs de l’humiliation et des difficultés
de leurs parents, une discrimination en matière d’insertion dans la société. La
réponse de l’État, à travers la “politique de la ville”, tentée depuis plus de vingt ans
au profit des “quartiers sensibles”, conduit souvent à les stigmatiser davantage.
Depuis plus de vingt ans, ces quartiers ont vu leur population se diversifier et les
nouvelles migrations, souvent hors de tout contexte postcolonial, connaissent des
problèmes comparables. C’est que la ville d’aujourd’hui génère de l’inégalité et de
la ségrégation. Ainsi, le cœur étranger de l’agglomération, qui s’est naturellement
installé sur la partie la plus industrielle et populaire(10), le département de SeineSaint-Denis depuis 1968, le “9-3” pour certains, fait figure de département emblématique des difficultés de la ville contemporaine. Il fut le point de départ des
émeutes de l’automne 2005 en Île-de-France. En 1999, il comptait 1,4 million
d’habitants, dont 258 850 étrangers, soit 18,9 % de sa population, contre une
moyenne de 11,9 % en Île-de-France. C’est aussi le département le plus affecté par
le chômage (17,2 % de chômeurs contre 11,5 % dans toute la région), et qui compte
le plus de locataires dans le parc HLM (63 % contre 46 % pour l’ensemble de l’Îlede-France). C’est enfin le plus jeune de la région avec 36,5 % de moins de 25 ans. Et,
au-delà de la violence et du repli communautaire dans lesquels on l’enferme volontiers, la jeunesse de ce département et de bien des communes de banlieue constitue
le peuple d’une ville en constante mutation, marquée depuis le début par la diversité de ses origines. La culture parisienne digérait jadis les apports étrangers, faisant
de la musique auvergnate et italienne le genre “musette” ; l’identité francilienne se
nourrit aujourd’hui de la diversité exprimée, y compris quand cette expression
reproduit la violence des relations sociales.
Une impossible conclusion
Si les vagues migratoires du passé sont aujourd’hui pratiquement totalement
oubliées (Anglais, Allemands, Suisses et même Belges), si les Méditerranéens
d’Europe ne posent plus problème car socialement intégrés et citoyens européens,
si les Asiatiques sont souvent loués pour leur acharnement au travail et leur esprit
d’entreprise, comme nous venons de le voir, l’intégration des descendants des
anciens “sujets” africains de “l’Empire” et des nouvelles migrations continue à
poser problème, malgré quelques indéniables réussites individuelles.
L’assimilation médiatique trop courante des banlieues à l’“immigration à problèmes” oublie systématiquement le fait que, dans ces espaces, ne vivent pas que des
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
immigrés, loin de là. Leur proportion dans les ZUS (zones urbaines sensibles)
d’Île-de-France allait de 7,5 à 42 % (recensement de 1999). Et, malgré toutes les
mesures, plus ou moins coercitives, prises par les pouvoirs publics, l’histoire de
l’immigration en Île-de-France continue à s’écrire au quotidien, marquée, ces dernières années, par d’importants mouvements de sans-papiers et de mal-logés, lesquels s’inscrivent désormais comme l’un des mouvements citoyens réclamant, au
même titre que les nationaux, le droit à la reconnaissance de son intégration par
■
le travail et, plus récemment, son droit au logement.
Notes
1. Disponible à la documentation de l’Acsé et, à partir d’avril 2009, à la médiathèque de la CNHI, Porte Dorée.
2. Cet article s’appuie sur les ouvrages publiés et les travaux de recherche répertoriés en bibliographie, et sur un certain
nombre d’articles, trop nombreux pour être cités. Ont été aussi utilisés des mini-mémoires de licence sur l’histoire
de la banlieue (étudiants de Jacques Girault, Paris-XIII, 1994-1998 ; consultables aux Archives départementales de
la Seine-Saint-Denis).
3. Les Belges de banlieue sont assez nombreux dans les maraîchages qui demeurent autour de Paris.
On retrouvera les tableaux de chiffres dans le “récit historique” référencé en note 1.
4. Entre 1896 et 1911, l’augmentation moyenne du nombre d’Italiens fut de 43,5 % en France mais de 83 % dans
la Seine. Cf. le “récit historique” référencé en note 1.
5. Les plus connus, de par leur taille, étant La Folie à Nanterre pour les Algériens, Champigny pour les Portugais
et La Campa à Saint-Denis/La Courneuve pour les Espagnols.
6. Renault-Billancourt était l’usine de France qui employait le plus grand nombre d’Algériens entre 1946 et 1974.
7. La répression policière de la manifestation suscitée par le FLN contre le couvre-feu imposé aux Algériens
entraîna un véritable massacre (qui, selon les sources, coûta la vie à 40, voire à quelques centaines de personnes),
provoqua l’interpellation de plus de 10 000 Algériens et de nombreuses expulsions.
8. Ce “problème” fait irruption dans la vie politique française en 1983-1984, à la suite des bons résultats
des candidats du Front national lors de l’élection municipale partielle de Dreux puis lors des élections européennes.
9. On observe ici une dichotomie dans le discours selon qu’il concerne les “bons” immigrés, originaires
de l’Europe méditerranéenne et du Sud-Est asiatique, ou les “autres”, qui seraient “inassimilables” pour des raisons
liées à une religion et à des traditions totalement différentes. Dichotomie récurrente dans l’histoire.
10. Voir les analyses cartographiques de la géographe Michelle Guillon, “Étrangers et immigrés en Île-de-France”,
doctorat d’État de géographie, Paris-I, 1992.
Bibliographie sur l’immigration en Île-de-France aux XIXe et XXe siècles
Ouvrages publiés
Adler, Marie-Ange (d’), Le Cimetière musulman de Bobigny. Lieu de mémoire d’un siècle d’immigration, Paris,
Autrement, 2005.
Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Les Italiens dans l’Est parisien, Une histoire d’intégration (1880-1960), Rome, École
française de Rome, 2000.
Costa-Lascoux, Jacqueline, Live, Yu-Sion, Paris XIIIe, lumières d’Asie, Paris, Autrement, 2002.
De Rudder, Véronique, Guillon, Michelle, Autochtones et immigrés en quartier populaire, d’Aligre à l’îlot Châlon, Paris,
CIEMI-L’Harmattan, 1987.
Fasild-Insee, Atlas des populations immigrées en Île-de-France, 2004.
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Goldring, Michel, La Goutte-d’Or, quartier de France. La mixité au quotidien, Paris, Autrement, 2006.
Green, Nancy L., Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle Époque. Le “Pletzl” de Paris, Paris, Fayard, 1984.
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Guillon, Michelle, Taboada Leoneti, Isabelle, Le Triangle de Choisy. Un quartier chinois à Paris, Paris,
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Hovanessian, Martine, Les Arméniens et leurs territoires, Paris, Autrement, 1995.
Kaspi, André, Marès, Antoine (dir.), Le Paris des étrangers depuis un siècle, Paris, Imprimerie nationale, 1989.
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Lillo, Natacha, La Petite Espagne de la Plaine-Saint-Denis, 1900-1980, Paris, Autrement, 2004.
Ma Mung, Emmanuel, Simon, Gildas (coord.), Commerçants maghrébins et asiatiques en France. Agglomération parisienne et France
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Marès, Antoine, Milza, Pierre (dir.), Le Paris des étrangers depuis 1945, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994.
Menegaldo, Hélène, Les Russes à Paris, 1919-1939, Paris, Autrement, 1998.
Milza, Pierre, Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Le Nogent des Italiens, Paris, Autrement, 1995.
Oso Casas, Laura, Españolas en París. Estrategias de ahorro y consumo de las migraciones internacionales, Bellaterra, Barcelone,
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Quiminal, Catherine, Gens d’ici, gens d’ailleurs. Migrations Soninké et transformations villageoises, Paris, Christian Bourgois, 1991.
Rainhorn, Judith, Paris, New York : des migrants italiens. Années 1880-années 1930, Paris, CNRS éditions, 2005.
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Simon, Patrick, Tapia, Claude, Le Belleville des Juifs tunisiens, Paris, Autrement, 1998.
Témime, Émile, Costa-Lascoux, Jacqueline, Les Hommes de Renault-Billancourt. Mémoires ouvrières de l’île Seguin,
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Volovitch-Tavares, Marie-Christine, Les Portugais de Champigny, Paris, Autrement, 1995.
Doctorats non publiés
(Pour les nombreux mémoires qu’on ne peut citer faute de place, se référer à l’étude faite pour l’Acsé.)
Couder, Laurent, “Les immigrés italiens dans la région parisienne pendant les années vingt”, doctorat d’histoire,
IEP-Paris, 1987.
Elkarati, Noureddine, “La constitution de la population algérienne du département de la Seine-Saint-Denis
(1921-1999). Étude de géographie historique”, doctorat de géographie, Paris-XIII, 2004.
Fraye-Ouanas, Hélène, Viscogliosi, Sylviane, “Étrangers et Français musulmans d’Algérie à Saint-Denis
de 1945 à 1962. Immigration et intégration”, doctorat d’histoire, Paris-X, 2003.
Guillon, Michelle, “Étrangers et immigrés en Île-de-France”, doctorat d’État de géographie, Paris-I, 1992.
Lillo, Natacha, “Espagnols en ‘banlieue rouge’. Histoire comparée des trois principales vagues migratoires à Saint-Denis et dans
sa région au XXe siècle”, doctorat d’histoire, IEP-Paris, 2001.
Pitti, Laure, “Les ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970”, doctorat
d’histoire, Paris-VIII, 2002.
Zalc, Claire, “Immigrants et indépendants. Parcours et contraintes. Les petits entrepreneurs étrangers dans le département de
la Seine (1919-1939)”, doctorat d’histoire, Paris-X-Nanterre, 2002.
Quelques romans
Banier, François-Marie, Les Femmes du métro Pompe, Paris, Gallimard, 2006.
Berberova, Nina, Chroniques de Billancourt, Arles, Actes Sud, 1994 (1re édition 1928-1930).
Cavanna, François, Les Ritals, Paris, Belfond, 1998.
Kornblum, Schlomo, Rue de Belleville, Varsovie, 1935.
Lépidis, Clément, L’Arménien, Paris, Le Seuil, 1976.
Vasseur, Nadine, Il était une fois le Sentier, Paris, Liana Levi, 2000.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Regards sur les migrations
aux XIXe et XXe siècles
en Rhône-Alpes
Par Sylvie Schweitzer,
professeure d’histoire contemporaine, université Lyon-II, et membre du LARHRA.
Et l’équipe : Renaud Chaplain, Dalila Berbagui et Émilie Elongbil-Ewane.
Épicerie de la rue Saint-Laurent, photographie, vers 1950
© D. R. / photo : Collection Musée dauphinois – Grenoble
Fortement industrialisée et donc avide de main-d’œuvre
étrangère bon marché, la région Rhône-Alpes a depuis toujours une forte
tradition migratoire. L’immigration a d’abord été surtout frontalière,
avant de s’étendre à des nations très diverses.
À noter, le caractère familial de cette immigration, où le nombre
de femmes, enfants et personnes âgées a toujours été élevé.
I hommes & migrations n° 1278
Entité administrative sans réelle cohésion historique ou géographique, la région
Rhône-Alpes englobe des territoires très différents sur huit départements. Coexistent
des zones fortement urbanisées (Rhône, Loire, Isère), des départements à dominante
rurale (Ardèche, Drôme, Ain) et deux départements de montagne (Savoie et HauteSavoie) – dont les habitants constituent des étrangers en France jusqu’en 1860.
Dans le Rhône, la Loire, l’Isère et les Savoie, l’industrialisation accélérée à partir des
années 1880 installe un tissu d’entreprises de toutes tailles et avides de main-d’œuvre
peu qualifiée, peu revendicative et mal payée, autrement dit des étrangers, mais
aussi des étrangères. L’épaisseur du tissu industriel, tant dans le Rhône que la
Loire ou l’Isère, facilite aussi l’insertion des migrant-e-s issu-e-s de vagues plus
ponctuelles, comme les Arménien-ne-s au début du XXe siècle, les juifs/juives
d’Europe de l’Est et les Espagnol-e-s des années 1930. Quant à l’émigration postcoloniale, venue du nord de l’Afrique, sa place dans la population régionale est, en
proportion, plus importante que la moyenne nationale. Ainsi, cette région mêle et
superpose toutes les strates migratoires que le territoire hexagonal a connues aux
XIXe et XXe siècles.
Une région industrialisée qui brasse
les nationalités
La situation géographique de la région, qui occupe une place centrale à l’échelle
européenne et qui jouxte la Suisse et l’Italie, surdétermine l’identité des hommes
et des femmes qui viennent s’y installer, durablement ou non. Les populations originaires de la péninsule italienne, dont on sait l’importance à l’échelle du territoire national, sont ici fort nombreuses et les Italien-ne-s sont longtemps la première nationalité présente dans ces départements avant d’être relayé-e-s par les
Algérien-ne-s dans le dernier tiers du XXe siècle(1). Originaires de pays limitrophes, les Suisses (deuxième nationalité la mieux représentée jusque dans les années
1920) sont l’exemple d’une nationalité mal connue, à l’instar d’autres, comme les
Luxembourgeois-es, les Allemand-e-s, les Russes ou les Hongrois-es.
On voit ainsi des commerçantes suisses plus nombreuses que les espagnoles dans
l’entre-deux-guerres et, dans les transports en commun comme dans les usines de
guerre, des ouvriers suisses embauchés comme manœuvres ou ouvriers spécialisés
(OS). Guère présent-e-s non plus dans la bibliographie, les Polonais-es, à l’immigration pourtant active jusqu’à l’installation du régime communiste après la
Seconde Guerre mondiale et que l’on a surtout étudié-e-s dans le cadre minier,
leur vivier. C’est comme si la part des étrangères et étrangers dans les différents
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
secteurs d’activité était pensée monochrome : Polonais des mines, Italiens du bâtiment, Indochinois des usines de guerre, Espagnoles des services aux personnes,
Algériens des forges et des usines mécaniques…
Des études fines montrent cependant des cohabitations bien plus larges et complexes, comme par exemple dans ces usines de textiles artificiels de la banlieue
lyonnaise, à Vaulx-en-Velin. À la SASE, construite et dirigée par les Gillet en
1924, ce sont 24 nationalités qui sont présentes conjointement dans des ateliers
qui ne requièrent que de très rares qualifications : italienne, hongroise, polonaise,
espagnole, russe, albanaise, yougoslave, serbe, roumaine, bulgare, suisse, arménienne, tchécoslovaque, mongole, allemande, belge, algérienne, ukrainienne,
lituanienne, grecque, portugaise, sénégalaise, estonienne, américaine(2). Même si
l’immense majorité de ces étrangères et étrangers est non qualifiée, la question des
langues de communication dans les ateliers reste par exemple posée, tout comme
celle de la scolarisation des enfants. La comparaison des différents recensements
montre par ailleurs une arrivée massive de centaines de Hongrois (hommes, femmes, adolescent-e-s et enfants de tous âges) entre 1926 et 1931, et leur départ avant
1936, au moment de la grande crise.
Une mémoire tronquée :
représentations collectives et figure
de l’immigré masculin
De fait, l’état des travaux historiques ne révèle pas tant un manque d’intérêt pour les
nationalités minoritaires qu’une mémoire marquée par des représentations collectives qui imaginent un “creuset français” forgé dans la présence de quelques nationalités dominantes (italienne, espagnole, portugaise et maghrébine plus tard) complétées
par celles de réfugié-e-s politiques, en particulier les Arménien-ne-s et les Espagnol-e-s.
Par ailleurs, l’histoire de ces migrations – si l’on excepte les migrations politiques,
toujours imaginées comme collectives, et donc familiales – reste encore marquée par
la figure de l’immigré masculin, célibataire et toujours prêt à retourner “au pays”.
L’importance de l’immigration féminine
L’histoire du territoire rhônalpin montre, au contraire, la très forte présence des
étrangères : elles représentent plus ou moins 40 % de la population, quelle que soit
l’époque, avec des nuances selon les nationalités et les lieux (dans certains départements, il y a plus de femmes que d’hommes) et une accentuation de leur pré-
I hommes & migrations n° 1278
sence après les années 1970 et les mesures de rapprochement familial. Par ailleurs,
ces femmes travaillent, pour au moins un tiers d’entre elles, dans des travaux
d’ailleurs tout aussi peu qualifiés que ceux des hommes. Ouvrières dans les grandes usines ou les petites, elles sont également présentes dans les services aux personnes et passent, comme les hommes, par les métiers du commerce(3).
Une immigration familiale
De fait, durant le XIXe et le XXe siècle, l’immigration est familiale, avec une présence marquante des enfants et adolescent-e-s, qui constituent 20 % des populations recensées. On sait peu sur eux, en particulier sur la scolarisation, les modes
d’apprentissage du français et les modes de garde des plus jeunes, dont les mères
sont salariées. Quant aux adolescent-e-s, en tout cas pour les plus fraîchement
arrivé-e-s, leur mise au travail dans les entreprises se module en fonction de l’âge
de scolarisation obligatoire, soit 12 ans jusqu’en 1956. Les recensements des cités
Gillet de Vaulx-en-Velin toujours montrent ainsi que les trois quarts des 1519 ans sont actifs/actives. Par ailleurs, une partie des très jeunes femmes mentionnées comme inactives sont à l’évidence chargées de la garde des jeunes enfants
ou de l’entretien des pensionnaires hébergés par leurs parents(4).
Un très fort taux de naturalisations,
notamment féminines
Région de forte présence étrangère à partir du premier conflit mondial surtout,
Rhône-Alpes est aussi une terre de naturalisé-e-s, avec là une prééminence des
femmes. Prendre en compte ces populations naturalisées dans le décompte de la
présence étrangère permet d’en mieux cerner la présence, en particulier la population active puisque, de fait, la naturalisation n’implique pas, ou rarement, un
changement d’activité économique, en tout cas pour les personnes arrivées en
France à l’âge adulte. Quant aux “deuxièmes générations”, cette question majeure
de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, elles restent mal connues, apparaissant
le plus souvent dans le cadre du recueil de sources orales en particulier, tel
“Arménien” ou telle “Italienne”, souvent Français-es de fait parce que né-e-s sur
le territoire, racontant l’histoire de leurs parents, puis la leur.
Ces diverses caractéristiques se retrouvent peu ou prou en Rhône-Alpes durant les
quatre grandes périodes de peuplement que l’on peut distinguer : 1789-1914,
1914-1945, 1945-1975, 1975 à nos jours.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Une immigration tempérée :
les années 1789-1914
Les débuts de la grande industrialisation mobilisent d’abord la main-d’œuvre des
zones rurales, avant de faire appel aux pays étrangers. La région est caractérisée
par le développement des mines, des chemins de fer, de la métallurgie, qui se
superposent aux industries textiles traditionnelles. Cette industrialisation a pour
corollaire l’extension des villes : Lyon bien sûr, qui passe de 300 000 à 450 000
habitants, mais également Valence, Saint-Étienne, Roanne et Grenoble. Du coup,
le Rhône, qui regroupe 50 % des étrangères et étrangers au milieu du XIXe siècle,
n’en compte plus que le tiers en 1906, et, dans les huit départements, les villes préfectures concentrent les plus fortes proportions. La population étrangère se compose, en ordre décroissant, d’originaires d’Italie, de Suisse, d’Allemagne,
d’Espagne, de Pologne, de Belgique et d’Angleterre, soit des populations blanches
et de tradition chrétienne. Ainsi, à Lyon, la communauté protestante renouvelée
par une importante immigration de Suisses, d’Allemand-e-s (notamment de
Prusse), est regroupée dans trois secteurs économiques : la banque, la soie et les
“carrières intellectuelles”(5). Au début du XIXe siècle, nombreux sont aussi les
petits artisans et commerçants.
La croissance industrielle et urbaine détermine l’émergence d’une forte immigration économique : entre 1861 et 1911, le nombre d’immigré-e-s dans la région
Rhône-Alpes quadruple, passant de moins de 20 000 à près de 80 000, et leur part
dans la population totale passe dans le même temps de 0,5 % à plus de 2 %. Cette
part reste néanmoins en deçà de la moyenne nationale. Les hommes sont majoritaires parmi la population étrangère, surtout jusqu’en 1901 où ils représentent
dans les recensements toujours plus de 60 % des effectifs. Immigration masculine ? Les femmes constituent tout de même 40 % de la population étrangère, et
sont, parfois, dans certains secteurs de travail ou certains départements, plus nombreuses que les hommes. C’est le cas, par exemple, des Allemandes, qui représentent 56 % des Allemands installés en Rhône-Alpes en 1906.
Une immigration frontalière : Italien-ne-s et Suisses
Ainsi, avant 1914, l’immigration dans la région Rhône-Alpes est avant tout une
immigration frontalière : en 1876 comme en 1911, Suisses et Italien-ne-s – même
si la part des Suisses tend à baisser – constituent plus de 80 % des étrangères et
étrangers en Rhône-Alpes. Si l’on compare avec la situation à l’échelle nationale,
la spécificité de la région rhônalpine apparaît nettement. Ce n’est en effet qu’en
1901 que les Italien-ne-s deviennent le groupe national le plus présent en France.
I hommes & migrations n° 1278
Autre spécificité rhônalpine, la faible représentation des Belges, qui ne constituent que 3 % des étrangères et étrangers de la région en 1861, et 1 % en 1896.
Si Italien-ne-s et Suisses forment le gros de l’immigration avant 1914, les départements ne sont pas tous touchés de la même manière. Dans l’Ain et la HauteSavoie, Suisses et Italien-ne-s représentent plus de 90 % des étrangères et étrangers
du département. En Savoie, ce sont les Italien-ne-s à eux/elles seul-e-s qui dépassent les 90 % des étrangères et étrangers. Les trois départements frontaliers sont
donc caractérisés par une immigration homogène, essentiellement en provenance
des pays qu’ils jouxtent. La forte présence des Italien-ne-s en Isère est sans doute
également liée à la proximité de ce département avec la Savoie, et donc avec
l’Italie. Il reste que les Italien-ne-s constituent plus de 50 % des étrangères et étrangers dans l’ensemble des départements rhônalpins en 1911, y compris les plus
éloignés de la péninsule (Ardèche, Loire).
On note certaines spécificités départementales, comme la place des Espagnol-e-s
dans le département de l’Ardèche ou celle des Allemand-e-s dans le Rhône. Il faut
également dire un mot des nationalités peu nombreuses mais bien présentes. De
1861 à 1911, plusieurs centaines d’Anglais-es, d’Austro-Hongrois-es, de Russes ou
de Hollandais-es sont dénombrées dans la région Rhône-Alpes. Leur présence
bouscule l’apparente uniformité de l’immigration.
Graphique 1 : Évolution du poids des nationalités
dans la région Rhône-Alpes, 1861-1911
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les secteurs d’activité de la main-d’œuvre étrangère
Le secteur textile embauche également des immigrés, et plus particulièrement des
femmes et des jeunes filles, dans les grandes filatures de l’Ain et de la Drôme(6).
Dans ce dernier département, le consul italien à Lyon estime que plus d’un tiers
de ces jeunes filles ont moins de 16 ans et travaillent plus de dix heures par jour.
La révolution ferroviaire engendre par ailleurs un appel de main-d’œuvre étrangère. On retrouve surtout des Italien-ne-s en Haute-Savoie, Savoie, Isère et Rhône.
Leur importante mobilité rend difficile l’étude de leurs profils professionnels car
ils exercent des “activités tantôt de journaliers, tantôt d’ouvriers dans le bâtiment
ou sur les chantiers de travaux publics (notamment les chantiers de la PLM)(7)”.
On les retrouve aussi dans les métiers manuels en tant qu’ouvriers dans l’industrie ou l’agriculture. Ils exercent enfin d’autres professions dans le petit commerce
et les professions libérales.
Banquiers, industriels et commerçants, ingénieurs et techniciens : une partie de
cette population, sans doute infime, est très qualifiée et aide à l’industrialisation
française ; mais, dans l’ensemble, ce sont bien des populations étrangères sans qualification qui sont recensées dans les industries en plein développement, des verreries à la métallurgie, et dans les services aux personnes.
Une croissance sous tension :
les années 1914 - 1945
Encadrée par les deux conflits mondiaux, et entre guerres et crises économiques,
cette deuxième période est marquée par l’extension de la présence étrangère dans
la région et le fort développement des industries mécaniques et chimiques, dont
les grosses unités comme les usines Berliet à Lyon ou la Manufacture à SaintÉtienne sont représentatives, ou encore par celui de la chimie, dont les usines
Gillet sont un fleuron, ainsi que par la multiplication des sites électro-chimiques
dans les vallées alpines. Crises politiques et économiques et législations xénophobes marquent ces décennies, où la main-d’œuvre “nationale” ne peut cependant
pas suffire au développement économique.
Première Guerre mondiale : occupation du nord de la région,
repli de l’immigration vers le sud
Les deux guerres mondiales organisent des temps industriels spécifiques, notamment pour les mouvements en noria des salarié-e-s. Durant la Première Guerre
mondiale, l’occupation du nord du territoire entraîne le repli des industries et la
I hommes & migrations n° 1278
région Rhône-Alpes devient, en particulier avec Lyon, Saint-Étienne et Roanne,
le premier arsenal de France : la main-d’œuvre des colonies africaines et asiatiques
est fortement sollicitée. Ainsi, s’ils sont 5 313 en 1911 et 18 961 en 1921, on peut
estimer à 30 000 environ les étrangères et étrangers travaillant dans la Loire au
plus fort de la guerre, où arrivent des groupes constitués par des Espagnols, des
Marocains, des Italiens, auxquels s’ajoutent plusieurs centaines de prisonniers
“allemands”, en réalité tous alsaciens-lorrains. Sont également cantonnés là des
“Chinois” (Indochinois et Chinois), des Kabyles, des Grecs, des Albanais et des
Arméniens, sans que l’on connaisse, pour l’instant, la proportion de femmes.
Entre-deux-guerres : la région devient un pôle majeur d’immigration
C’est durant l’entre-deux-guerres que la région Rhône-Alpes s’affirme comme un
pôle majeur d’immigration en France et que se lissent les différences entre les
départements. Ainsi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la proportion
d’étrangers dans les départements rhônalpins était encore très inégale : en 1921, de
l’Ardèche (0,38 % de la population) au Rhône (3,72 %), elle allait du simple au décuple, tandis que les départements savoyards se distinguaient par une forte proportion
avoisinant les 5 %. Les écarts se réduisent durant l’entre-deux-guerres. En 1936, la
différence entre le département qui compte la
plus grande proportion d’étrangers (Savoie,
Parmi ces immigrés
8,52 %) et celui qui en compte la moins imporde l’entre-deux-guerres se
tante (Ardèche, 1,76 %) ne va plus que de 1 à 5.
comptent des familles
À partir de 1931, et malgré le reflux dû à la
juives originaires de l’est
crise économique et aux législations nationade l’Europe, qui seront les
les xénophobes, la proportion d’étrangères et
cibles des déportations
étrangers au sein de la population rhônalpine
durant la Seconde Guerre
mondiale et aussi
(7 %) dépasse la proportion relevée en France
des
spoliations allemandes.
(6,6 %). La proportion des Italien-ne-s, de
68 % avant-guerre, dépasse à peine les 50 % en
1921, recul qui se fait surtout au profit des Espagnol-e-s – qui devancent désormais
les Suisses – et, dans une moindre mesure, des Polonais-es.
Parmi ces immigrés de l’entre-deux-guerres se comptent des familles juives originaires de l’est de l’Europe, qui seront les cibles des déportations durant la Seconde
Guerre mondiale et aussi des spoliations allemandes. À Lyon, sur 787 propriétaires répertorié-e-s, 263 sont de nationalité étrangère(8) : un quart de ceux/celles-ci
sont des Turc-que-s, naturalisé-e-s français-es pour un quart, et leur installation en
France s’est faite généralement dès 1910 ; la plupart sont venus en couple. On
trouve également des Polonais-es, issu-e-s en majorité du sud-ouest du pays et de
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
localités voisines du comté de Varsovie et qui représentent un cinquième des spolié-e-s ; la plupart sont arrivé-e-s en France entre la fin de la Première Guerre mondiale et 1933, 19 sont naturalisés français. Des 35 Grecs (13 % du total des propriétaires d’origine étrangère), dont 29 sont nés à Salonique, 19 sont naturalisés.
Quant aux Allemand-e-s, arrivé-e-s à partir de 1933, la plupart sont des commerçant-e-s et 3 seulement sont naturalisés.
Si les départements savoyards sont toujours, en 1931, caractérisés par une forte présence – 80 à 90 % – des Suisses et des Italien-ne-s, les populations immigrées se sont
diversifiées dans le département de l’Ain, où l’on trouve par exemple de nombreux
Africains, probablement des soldats. Les autres nationalités sont diversement installées sur le territoire régional. Les Polonais-es sont particulièrement nombreux dans
la Loire, très certainement employés dans les bassins miniers du département(9). On
retrouve les Arménien-ne-s dans l’Ardèche et dans la Drôme(10) et les Espagnol-e-s
très présent-e-s dans les départements les plus urbanisés (Isère, Loire, Rhône) ainsi
qu’en Ardèche, ce qui était déjà le cas dans les années 1910.
L’industrie demeure le premier employeur
des étrangères et étrangers
Les secteurs d’activité n’évoluent guère, si ce n’est au gré des renouvellements des
industries : près de 80 % des étrangères et étrangers travaillent dans l’industrie, et
moins de 10 % sont dans le secteur agricole. Représentant 7 % de la population régionale, étrangères, étrangers et naturalisé-e-s constituent 15 % de la main-d’œuvre
industrielle. On constate toujours une forte disparité entre les personnes originaires des pays les plus industrialisés et les plus riches (Angleterre, Belgique, Suisse)
et ceux qui viennent de pays industriellement moins avancés (Espagne, Italie,
Pologne) : les premières se retrouvent dans les secteurs commerciaux et les professions libérales, les secondes travaillent à 80 ou 90 % dans l’industrie et dans des
segments très peu qualifiés.
Nouvelles vagues :
les années 1945-1975
Cette troisième période recouvre les Trente Glorieuses et les processus de décolonisation. Néanmoins, en Rhône-Alpes, la grande vague est postérieure à 1954 : en
effet, le nombre d’étrangères et d’étrangers dans la région aux lendemains de la
Seconde Guerre mondiale a considérablement chuté par rapport aux années 1930,
de près de 30 % (de 200 000 environ en 1936 à moins de 150 000 en 1946) ; on ne
I hommes & migrations n° 1278
compte alors que 4 % d’étrangers au sein de la population rhônalpine. En revanche, le nombre de personnes naturalisées a plus que doublé, passant de 40 000 à
près de 100 000.
Montée en flèche de l’immigration
À partir du milieu des années 1950, l’immigration explose : le nombre d’étrangères et d’étrangers triple quasiment, passant de 149 788 individus en 1954 à
444 640 en 1975, et la hausse caractérise l’ensemble de la région. Si les différences
entre les départements sont encore conséquentes, elles sont bien moins marquées
que dans les années 1930. En 1975, la différence entre le département le moins
caractérisé par la présence étrangère (l’Ardèche) et celui comptant proportionnellement le plus d’étrangers (le Rhône) n’est que de 1 à 3, alors que cette différence était
de 1 à 5 dans les années 1930.
Graphique 2 : Les nationalités dans la région Rhône-Alpes
(1946-1975)
En 1968, la carte des nationalités dans la région est extrêmement diversifiée. Les
Espagnol-e-s sont majoritaires dans l’Ain, l’Ardèche et la Drôme, les Algérien-ne-s
dans la Loire et le Rhône, et la Savoie compte toujours 60 % d’Italien-ne-s. Les
Portugais-es se retrouvent de manière à peu près égale dans tous les départements, ce
qui n’est pas le cas des Marocain-ne-s (très présent-e-s dans l’Ain, l’Ardèche et la
Loire) ou des Tunisien-ne-s (que l’on retrouve majoritairement dans le Rhône et
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
l’Isère). Enfin, dans l’Ain, l’Isère, la Drôme et la Haute-Savoie, les Nord-Africains ne
constituent que le troisième groupe présent dans le département, toujours devancés
par les Italien-ne-s et les Espagnol-e-s.
Afflux de l’immigration nord-africaine
Bien différente est la situation qui prévaut sept ans plus tard. En 1975, les NordAfricain-e-s sont désormais majoritaires dans toute la région, à l’exception des
départements savoyards (toujours caractérisés par une forte présence italienne) et
représentent 49 % des étrangères et étrangers présents dans le Rhône et la Loire.
Les Portugais-es constituent quant à eux-elles la deuxième nationalité présente
dans l’Ain (23 % des étrangères et étrangers) et le Rhône (15 % des étrangères et
étrangers). L’immigration en provenance d’Afrique du Nord constitue sans
conteste l’évolution majeure de ces décennies.
Parallèlement, la vague des années 1954-1975 s’accompagne, pour les hommes
comme pour les femmes, d’une augmentation très importante du nombre des
enfants et adolescent-e-s identifiés comme “étrangers” dans les recensements, donc
en principe nés en dehors du territoire national. La part des moins de 15 ans passe
ainsi de 18 % en 1954 à 27 % en 1968. En 1975, près d’un-e étranger/ère sur trois
a moins de 15 ans.
Cependant, l’analyse sexuée des différentes nationalités révèle de profondes disparités.
Les populations italienne, espagnole et polonaise sont caractérisées par un équilibre
des sexes, où la part des hommes ne dépasse pas les 55 %. En revanche, les nouvelles
immigrations – portugaise, nord-africaine surtout – apparaissent fortement masculines. On compte en effet 69 % d’Algériens pour 31 % d’Algériennes, et 75 % de
Tunisiens pour 25 % de Tunisiennes. On trouve donc beaucoup d’hommes jeunes en
âge de travailler (70 % des étrangères et étrangers ayant entre 25 et 34 ans sont des
hommes), peut-être célibataires, ce qui correspond en partie à la mémoire de cette
vague d’immigration où les hébergements pour célibataires, en foyers ou en garnis,
tiennent une place importante. Les pouvoirs publics s’investissent de plus en plus fermement dans les politiques de logement (Sonacotra, HLM), soutenues par le tissu associatif (Aralis).
Fin de la guerre d’Algérie : nouvelles politiques de gestion
et d’accueil des étrangères et étrangers
La fin de la guerre d’Algérie va modifier les politiques de gestion et d’accueil des
migrant-e-s en supprimant la spécificité algérienne. On constate cela dans les mesures
prises au niveau national, par exemple lorsque la Sonacotral devient la Sonacotra. Ce
changement est perceptible aussi au niveau local, comme le montre l’exemple de la
I hommes & migrations n° 1278
Maison de l’Afrique du Nord : en décembre 1963, elle devient la Maison de l’Afrique
du Nord et du travailleur d’outre-mer, et deux ans plus tard, en avril 1965, prend le
nom de Maison du travailleur étranger. Elle élargit ses compétences en devenant un
acteur central dans l’accueil et l’hébergement de l’ensemble des populations immigrées de l’agglomération lyonnaise(11). C’est également le cas à Grenoble où un travail
de coopération est mis en place entre la municipalité et l’Office dauphinois des “travailleurs immigrés” pour répondre notamment à la demande d’hébergement(12).
Reste que les bidonvilles et les garnis sont encore nombreux, surtout dans les grandes
agglomérations. En 1967, par exemple, 223 garnis sont recensés dans l’agglomération
lyonnaise, qui hébergent, officiellement, 5 070 personnes, dont 80 % sont d’origine
algérienne. Bien que la population algérienne soit majoritaire, on constate que ce
mode d’habitat est également utilisé par d’autres populations étrangères(13).
Industrie et BTP : des emplois toujours largement occupés
par les populations immigrées
Les caractéristiques socioprofessionnelles révèlent toujours de profondes disparités
entre les populations nationale et étrangères qui, même issues de pays différents, travaillent toujours majoritairement dans l’industrie et le bâtiment. Les catégories BTP
et Industrie concernent en 1968 à peine 40 % des Rhônalpin-e-s actives et actifs,
mais plus de 80 % des étrangères et étrangers qui travaillent. Les populations étranGraphique 3 : Les secteurs d’activité des étrangères et étrangers (1968)
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
gères apparaissent largement sous-représentées dans les professions du secteur tertiaire et, ce qui n’est guère étonnant, dans les emplois du service public. A contrario,
les étrangers, 9 % de la population de la région, ne représentent pas moins de 25 %
des employés dans les BTP. Si les populations étrangères ont peu participé à la
reconstruction du pays dans les années 1945-1950, elles constituent l’un des principaux moteurs de l’essor de la construction des années 1960.
L’enracinement : de 1975 à nos jours
La quatrième et dernière période court de 1975 à nos jours. Alors que depuis le
début du XXe siècle l’augmentation du nombre des étrangères et étrangers se faisait
en harmonie avec le reste du territoire national, on compte désormais un pourcentage plus élevé d’immigré-e-s en Rhône-Alpes que sur le reste du territoire (9 %
contre 7 %). C’est en 1975 que la région passe la barre des 600 000 étrangères et
étrangers, pour s’installer ensuite dans la stabilité numérique : même si les recensements ne sont que le reflet de l’immigration officielle, ne comptabilisant ni clandestin-e-s ni sans-papiers, on ne compte, en 1999, que 5 % d’immigré-e-s en plus par
rapport à 1982, quand les naturalisé-e-s croissent en nombre : dans les années 1980,
leur nombre augmente de 28 % et de 35 % au cours des années 1990.
Graphique 4 : Proportion d’immigré-e-s dans la population totale
des départements rhônalpins (1999)
I hommes & migrations n° 1278
Graphique 5 : Évolution des nationalités dans la région Rhône-Alpes (19751999)
Nouvelle vague migratoire en provenance d’Afrique subsaharienne,
d’Asie et de l’espace Schengen
Pour les trente dernières années, des mutations sont à souligner pour les origines
nationales : ainsi, si les étrangères et étrangers en provenance d’Europe du Sud
(Italie, Espagne et Portugal) et du Maghreb constituaient encore près de 90 % des
recensé-e-s dans la région Rhône-Alpes en 1975, en 1999, cette proportion n’est
plus que de 68 %, les populations immigrées provenant de plus en plus de nouveaux
territoires. Les années 1970 et 1980 ont ainsi vu l’essor de l’immigration en provenance d’Afrique subsaharienne (Cameroun, Sénégal, Madagascar) ou d’Asie
(Vietnam, Cambodge, Laos). Il faut enfin faire une place à l’immigration en provenance de la CEE puis de l’UE, et notamment du Royaume-Uni, phénomène bien
attesté à partir des années 1970 et qui se renforce au fil des recensements. Les possibilités offertes par l’espace Schengen sont pleinement utilisées par des individus
dont le profil diffère sans doute – mais les travaux sur le sujet sont rares – de celui
des populations issues de pays moins développés.
Crises économiques : augmentation du chômage et du travail précaire
Le temps des crises économiques du dernier tiers du XXe siècle annonce aussi le
déclin du salariat industriel, lieu d’emploi majoritaire des immigré-e-s. La struc-
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46
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
turation socio-économique de l’immigration s’en trouve profondément transformée et est perceptible dans l’augmentation du taux de chômage et l’accroissement
des contrats de travail précaires. La population immigrée est ainsi nettement plus
exposée au chômage que la moyenne rhônalpine (en 1999, 19,8 % contre 11 %).
Dans cet ensemble, les populations d’origine maghrébine et asiatique ont en commun d’être plus souvent ouvrières et plus souvent sans emploi (30,1 % et 23,3 %).
Territoire depuis toujours industrialisé et de surcroît frontalier de l’Italie, RhôneAlpes a une forte tradition migratoire originaire de nations très diverses. Les
caractéristiques de ces populations, où l’on doit noter la forte présence de femmes,
d’enfants et de personnes âgées, n’a, semble-t-il, rien de spécifique par rapport aux
autres régions. C’est globalement une immigration de travailleuses et travailleurs
qui circulent sur le marché dit “secondaire” de l’emploi, autrement dit le secteur
non qualifié, dont l’industrie est fort pourvoyeuse. On ne sait guère comment ces
populations circulent et/ou se fixent, comment s’organisent précisément les noria
et les demandes de naturalisation. En tout état de cause, les départements de cette
région, qui comptent des centaines de milliers d’étrangères et étrangers, sont
représentatifs du creuset français, de la variété de ses cultures et de connaissances
■
encore largement à approfondir.
Notes
1. La bibliographie disponible montre cette prééminence italienne, quand elle reste encore fort limitée sur l’histoire
des Algérien-ne-s, comme d’ailleurs sur celle des Tunisien-ne-s et Marocain-e-s.
2. Par ordre décroissant, recensements de 1926, 1931 et 1936.
3. Cf. Zalc, Claire, “Femmes, entreprises et dépendances. Les entrepreneuses étrangères à Paris durant l’entre-deuxguerres”, in Travail, genre et sociétés, 13/2005 ; Berbagui, Dalila, “Trajectoires de travailleurs indépendants étrangers
dans le département du Rhône : mobilités et statuts socioprofessionnels (seconde moitié du XXe siècle)”,
in Bruno, Anne-Sophie, Zalc, Claire (dir.), Petites entreprises et petits entrepreneurs étrangers en France XIXe-XXe siècles,
Publibook, Paris, 2006.
4. Schweitzer, Sylvie, “La mère de Cavanna. Étrangères au travail, XIXe-XXe siècles”, in Travail, genre et société, n° 20,
2008.
5. Krumenacker, Yves, Des protestants au siècle des Lumières : le modèle lyonnais, Honoré Champion, Paris, 2002.
6. Rave, Jean-Christophe, “L’Italie à Lyon à la fin du XIXe siècle”, mémoire de maîtrise, Olivier Faron (dir.),
université Lyon-II, 2003, 158 p.
7. Rave, Jean-Christophe, “L’Italie à Lyon à la fin du XIXe siècle”, op. cit.
8. Sur 787 propriétaires, seul-e-s 549 ont leur lieu de naissance précisé. Cf. Douzou, Laurent, Voler les Juifs.
Lyon 1940-1944, Hachette littératures, Paris, 2002.
9. Jabolonski, Agnès, “Les immigré(e)s polonais(es) et leurs descendants dans le département de la Loire de 1919
à nos jours”, mémoire de DEA d’histoire, université de Saint-Étienne, 2005.
10. Présence repérée par les chercheurs Huard, Jean-Luc, “Les Arméniens de Valence des années vingt à nos jours”,
in Revue drômoise, 2005, fascicule 515 ; Jarnbodjian, Daniel, “L’arrivée des Arméniens en Ardèche, une enquête”,
in Mémoire d’Ardèche et Temps Présent, n° 64, 1999.
11. Archives départementales du Rhône, 248 W 233 et 248 W 243.
12. Archives municipales de Grenoble, 47 W 24.
13. Ne sont recensés que quatre Français, un à Décines, trois à Saint-Priest, tous dans des garnis dont les propriétaires
sont français.
I hommes & migrations n° 1278
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Histoire de l’immigration
en PACA
aux XIXe et XXe siècles
Par Yvan Gastaut,
maître de conférences en histoire contemporaine, université
de Nice Sophia-Antipolis, membre de la Maison des sciences de l’homme (MSH)
et du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC).
Marseille, 1943 © Paul Almasy - AKG-Images
Depuis toujours terre d’immigration, la région est devenue,
aux XIXe et XXe siècles, un pôle majeur d’immigration, avec des spécificités
contrastées bien marquées : migrations des villes et des campagnes,
migrations de luxe et de travail, prépondérance du pôle marseillais
et spécificité du pôle azuréen, notamment dû à l’essor du tourisme.
Bien que de nombreux travaux existent sur certains aspects de l’histoire
de cette immigration, des recherches restent à faire, qui mobiliseraient
toutes les méthodologies historiques pour permettre de comprendre les
logiques spatiales, socio-économiques et culturelles de la région.
I hommes & migrations n° 1278
Terre d’immigration depuis l’Antiquité
La région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) est une terre d’immigration très
ancienne, comme en témoignent l’installation des colons grecs de Phos et celle des
riches propriétaires terriens italiens de la République puis de l’Empire romain.
Seule une histoire sur le très long terme, de l’Antiquité à nos jours(1), permettrait de
restituer toute l’évolution et la complexité du brassage des populations dans ce creuset qu’est le Sud-Est français.
Il s’agit d’une région aujourd’hui très urbanisée avec une population de 4,5 millions
de citadins, soit 90 % de sa population, qui approche les 5 millions d’habitants. Une
majorité réside dans ses quatre grandes métropoles, Marseille, Nice, Toulon et
Avignon, et dans les nombreuses villes moyennes de plus de 20 000 habitants. Les
300 000 étrangers ou 430 000 immigrés recensés en PACA, selon le distinguo établi par
l’Insee (2), représentent près de 10 % de la population et vivent, eux aussi, principalement
dans ces espaces urbains, même si leur présence en zone rurale n’est pas à négliger.
L’essor du tourisme explique la logique
des flux migratoires
Étudiée sur deux siècles, la région a beaucoup changé : plusieurs travaux historiques
ont bien montré les mutations socio-économiques de la région en y incluant l’importance du fait migratoire(3). Outre la spectaculaire croissance démographique et
une répartition des populations sur le territoire régional de plus en plus déséquilibrée, les trois quarts vivant dans une bande d’environ 100 kilomètres de largeur qui
suit l’axe de la vallée du Rhône et le littoral, l’essor du tourisme est d’une importance capitale pour comprendre la logique des flux migratoires. La vocation agricole
n’est plus la principale caractéristique de PACA. La trilogie traditionnelle méditerranéenne fondée sur le blé, la vigne et l’olivier a aujourd’hui quasiment disparu, et
l’exode rural a touché les régions à agriculture extensive, dès la seconde moitié du
XIXe siècle, surtout les Alpes du Sud. Autre élément majeur pour bien appréhender
la question de l’immigration, la région PACA est faiblement industrialisée par rapport au reste du pays : elle s’inscrit dans une zone qui n’a pas connu la révolution
industrielle du milieu XIXe siècle et qui n’a été concernée que de manière ponctuelle
par l’essor industriel du XXe siècle(4). En revanche, le secteur tertiaire est triomphant
avec aujourd’hui 79 % des actifs (contre 3 % pour le primaire et 18 % pour le secondaire). PACA, perçue et vécue comme une région où il fait bon vivre, est, depuis le
début des années 1960, la première région touristique l’été, la seconde l’hiver(5).
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Une immigration attirée vers les centres urbains
Ainsi, les villes dont l’accroissement naturel est faible, quand il n’est pas négatif,
doivent l’essentiel de leur gain démographique aux “estrangiés”, terme désignant en
Provence celui qui n’est pas né sur place. Grosses pourvoyeuses d’emplois, elles
drainent toute une population issue des départements limitrophes, paysans de la
montagne ou habitants des petits bourgs oubliés par le progrès et attirent aussi de
nombreux travailleurs immigrés. Si la Provence a toujours été une terre d’immigration, c’est à partir du milieu du XIXe siècle que les mouvements migratoires ont
pris une ampleur exceptionnelle faisant de la future région PACA un espace cosmopolite. Par exemple, les Italiens constituent un tiers des admissions à l’arsenal de
Toulon en 1860, 43 % des ouvriers de la parfumerie Chiris à Grasse, au début du
XXe siècle. Ils représentent alors 20 % de la population de Marseille, 25 % de La
Seyne, et de Nice, 30 % à Cannes. Ce sont les pêcheurs napolitains de la presqu’île
de Saint-Mandrier, près de Toulon, ou du quartier Saint-Jean à Marseille, les petits
commerçants toscans du cours Saleya à Nice, les nourrices lucquoises si recherchées par les familles bourgeoises et, surtout, les Piémontais. Ces derniers sont partout, dans l’agriculture périurbaine, le bâtiment, l’hôtellerie, les usines et les ports.
Nouveaux venus, ils constituent toujours un pourcentage relativement important
de la population, y compris dans les petites villes.
Si l’histoire de l’immigration à l’échelle régionale n’a jamais fait l’objet d’une
étude historique, plusieurs travaux apportent une somme de connaissance non
négligeable et constituent une solide base de réflexion : approches sectorisées par
départements, ou plus souvent par villes, comme Marseille ou Nice, voire par
quartier ; approches par nationalité ou groupe minoritaire comme les Russes, les
Suisses, les Italiens ou les Maghrébins. De même, aucune étude n’a envisagé
l’échelle de l’histoire contemporaine dans son ensemble, les travaux portant des
périodisations plus serrées.
Tourisme et immigration de luxe à l’est…
Bien que l’on puisse remonter jusqu’au XVIIIe siècle, grâce aux travaux de Michel
Vovelle(6), l’orientation générale des activités économiques et sociales de la région
PACA en lien avec la présence d’étrangers sur deux siècles se résume à un découpage
simple : tourisme à l’est et industries à l’ouest. Ainsi, deux sortes d’immigrations
sont à distinguer : une immigration de luxe, faite d’une minorité, et une immigration de masse, caractéristique des flux migratoires du XXe siècle essentiellement.
I hommes & migrations n° 1278
La vocation touristique du littoral de la Provence orientale remonte à l’époque
moderne. Hyères et Nice sont, au XVIIIe siècle, les deux seules stations hivernales
au monde. Le tourisme est l’élément moteur de l’urbanisation, il submerge les
anciennes activités côtières, provoquant une explosion démographique et accentuant
le déséquilibre entre le littoral en plein essor et l’intérieur qui se vide de ses hommes
et de sa substance économique(7). Les étrangers apprécient le climat local, considéré
comme favorable aux loisirs sous toutes ses formes et aux santés délicates.
Après 1815, de part et d’autre du Var qui est alors un fleuve-frontière, les Anglais
lancent de nouvelles stations, lord Brougham à Cannes en 1834 et James Henry
Bennet à Menton en 1849. Les riches aristocrates britanniques se font construire
châteaux et villas dans des parcs immenses à la végétation exotique. En 1860, Nice
redevenue française accroît le potentiel touristique de la région. La voie ferrée
atteint Menton en 1869 et met ainsi la Riviera à portée des grandes capitales européennes. Des trains de luxe acheminent des
flots de migrants de Paris, Vienne, SaintLa vocation touristique du
Pétersbourg, Londres. À Cannes en 1867,
littoral de la Provence
on compte 522 familles d’hivernants
orientale remonte à l’époque
parmi lesquelles la plupart sont étrangères,
moderne. Hyères et Nice
le triple, dix ans plus tard, sept fois plus à la
sont, au XVIIIe siècle,
veille de la Première Guerre mondiale.
les deux seules stations
L’immigration de luxe connaît un essor
hivernales au monde.
remarquable à partir des années 18701880. Lords anglais, Allemands, Russes ou
Slaves s’installent, toujours plus nombreux, sur la Côte d’Azur, investissant les plus
beaux hôtels et se faisant construire les demeures les plus fastueuses. Certes, ces
grands aristocrates, membres des cours royales d’Angleterre, de Belgique ou de
Russie, ne constituent pas une immigration définitive puisqu’ils partagent leur
temps entre les environs de Nice et leur patrie d’origine, mais ils entraînent la venue,
définitive celle-là, auprès d’eux, d’une myriade de domestiques qui s’installent à
l’année sur la Côte d’Azur afin d’y entretenir les installations et les demeures de
leurs maîtres. La preuve de cette immigration est fournie au début du XXe siècle
par l’édification, au cœur de la cité niçoise, de l’église russe, pour permettre aux
Russes résidant dans la ville de suivre les offices selon le rite orthodoxe.
Après avoir connu une forte décrue après la Première Guerre mondiale, cette
immigration de luxe reprend dans une période récente sur la Côte d’Azur, mais
aussi dans le Vaucluse qui constitue un nouveau pôle d’attraction. Néanmoins,
pour spectaculaire qu’elle soit, elle ne constitue que la partie émergée de l’iceberg,
donc la plus infime : elle se double en effet d’une immigration de masse.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
…industries et immigration de masse à l’ouest
La situation est très différente dans la Provence occidentale où la croissance
urbaine repose en grande partie sur l’industrie. Loin d’égaler les puissantes
concentrations industrielles de l’Europe du Nord-Ouest, elle présente, sous forme
ponctuelle, des implantations qui vont de la fabrique traditionnelle à la technologie la plus avancée et qui attirent des travailleurs étrangers. À Salon-deProvence, à partir de 1873, la voie ferrée, un embranchement du PLM, favorise
l’essor de deux activités anciennes : le négoce des huiles et l’industrie du savon.
Pour Gardanne, c’est la modernisation de l’exploitation de lignite, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, qui est déterminante : la production est passée en cent ans
de 12 000 à 625 000 tonnes. Cette industrie emploie en 1811 moins de 100 ouvriers
paysans sur l’ensemble du bassin, elle en emploie 2 800 à plein-temps un siècle plus
tard. S’y ajoute en 1894 une usine de traitement de la bauxite dans le Var, alors premier département producteur de France. Si Arles et Avignon voient leur fonction
portuaire s’effondrer avec l’arrivée du chemin de fer, ce dernier apporte néanmoins
des compensations : les ateliers de réparations ferroviaires, installés à Arles en 1856,
occupent 1 200 à 1 400 ouvriers étrangers à la ville, l’équivalent des emplois supprimés dans la marine. Avignon, où les activités anciennes périclitent, accueille, en
1880, un important dépôt de locomotives qui attire quelque 2 000 cheminots. Dans
ces cas, les apports extérieurs soutiennent la croissance relative de la population.
Sur la côte, les progrès de la construction navale reflètent le développement des
échanges maritimes. Les chantiers se modernisent en adoptant la vapeur, l’hélice,
les coques en fer. À La Ciotat et à La Seyne, ils passent sous le contrôle du puissant
groupe capitaliste des Messageries maritimes et font travailler, dès le second
Empire, environ 2 500 ouvriers dans chaque ville. En 1901, la Société des chantiers et ateliers de Provence, créée deux ans plus tôt par l’armateur marseillais
Alfred Fraissinet, lance son premier navire à Port-de-Bouc : forte de cette activité,
la ville passe de 1 500 habitants à la fin du XIXe siècle à 3 400 en 1911. À la même
époque, l’arsenal constitue à Toulon l’élément majeur de la vie économique, et
occupe à lui seul un dixième de la population active de la région PACA. L’industrie
joue donc pour toutes les villes de l’ouest le même rôle fondamental que le tourisme
pour les stations de la Côte d’Azur à l’est.
Au-delà de ce découpage un peu artificiel, toute la région est progressivement
gagnée par une immigration de masse, celle d’un “lumpenprolétariat” qui est tout le
contraire d’une immigration de luxe. Ces travailleurs immigrés s’implantent partout dans la région à partir des dernières décennies du XIXe siècle en relation avec
les phénomènes d’industrialisation et d’urbanisation.
I hommes & migrations n° 1278
L’industrie moderne supplante les industries
traditionnelles : la ruée vers Marseille
Dans cet ensemble sociogéographique, la ville de Marseille est un cas à part, unique.
La cité phocéenne connaît une impressionnante croissance : 100 000 habitants à la
fin de l’Ancien Régime ; 300 000 à la fin du second Empire ; plus de 800 000 au
début des années 2000, ce qui déséquilibre l’ensemble de la région. Depuis le milieu
du XIXe siècle, une industrialisation moderne fondée sur les données du commerce
marseillais, sur les constructions navales, le lignite de Fuveau Gardanne, les bauxites
du Var, l’utilisation pétrolifère de l’étang de Berre coïncide avec un déclin de presque
toutes les industries traditionnelles. Or, l’industrie nouvelle, à peu d’exceptions près,
a concentré les usines et les hommes, dans un rayon de 50 kilomètres autour de la
ville de Marseille, tandis que la vieille industrie dispersée, conjuguée à l’exode rural,
affaiblit le reste de la région. L’aspect démographique de ces changements est particulièrement frappant : par exemple, la Haute-Provence, exsangue, n’assure plus le rôle
de réservoir humain, de foyer d’émigration régionale qu’elle avait joué pendant des
siècles. La croissance de la basse Provence, littorale et marseillaise, est contrainte de
s’alimenter à d’autres sources, celle de l’immigration extérieure et internationale.
Marseille, premier port de France
et de Méditerranée
À Marseille, tout gravite autour du port, devenu le premier de France et de Méditerranée. À partir de 1849, une mutation s’accomplit qui va conditionner l’avenir
de la cité phocéenne : l’arrivée du chemin de fer. D’autant que, depuis 1850, les eaux
de la Durance permettent la modernisation et le développement des industries.
La vapeur, utilisée comme force motrice dans les usines et sur les navires, révolutionne la production et les transports. Sous le second Empire, la ville se dote
d’un système capitaliste moderne grâce à l’installation de plusieurs succursales
de banques et la création en 1865 de la Société marseillaise de crédit. Enfin, l’ouverture de six nouveaux bassins portuaires sur le littoral nord, de 1844 à 1914,
porte à 20 kilomètres la longueur des quais et à 200 hectares la superficie des
plans d’eau(8). En 1870, Marseille se place au premier rang des ports d’Europe
continentale avant de se laisser dépasser par Hambourg, Anvers et Rotterdam à
la fin du siècle. La ville reste cependant la place commerciale principale du sud
de l’Europe en relation avec les cinq continents. Elle est la “porte de l’Orient” et
de l’Afrique mais aussi celle du “Nouveau Monde” où débarque un nombre crois-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Ouvrier comorien, réparation navale, Marseille, 1982
© Yves Jeanmougin
sant d’immigrants, notamment italiens. En 1913, la ville possède 17 sociétés
d’armement, son port est fréquenté par une soixantaine de compagnies de navigation françaises et étrangères. Sa position centrale – entre l’Europe du Nord et
l’Afrique et entre l’Atlantique et les “au-delà de Suez” – favorise les échanges les
plus divers de marchandises exotiques et de produits manufacturés. Toutefois,
les déceptions consécutives au percement de l’isthme de Suez, qui ne fait pas de
Marseille “l’entrepôt de la Méditerranée” comme on l’avait espéré, pousse la ville
à étendre sa fonction industrielle : savon, pain de sucre, pâtes alimentaires
Scaramelli, Rivoire et Carret, bougies Fournier, bière Phénix, amer Picon, vermouth Noilly, les tuileries briqueteries, industries chimiques et métallurgiques
déjà anciennes, hauts-fourneaux créés plus récemment sous le second Empire,
usine de la Barasse où l’on fabrique de l’alumine depuis 1906 complètent le
dispositif auquel il faut ajouter les manufactures de tabac et d’allumettes. Ainsi,
Marseille est devenue, au début du XXe siècle, une grande ville populaire, à près
de 50 % ouvrière, où les travailleurs migrants, principalement italiens, représentent le cinquième de la population.
I hommes & migrations n° 1278
La cité phocéenne, ville de migrants
Marseille a accueilli de manière successive, à partir du XVIIe siècle, trois vagues
migratoires principales : italienne, arménienne et nord-Africainne. Malgré les spécificités socioculturelles de chacune et l’attachement puissant de certaines de ces
communautés à leurs traditions, la ville a toujours su absorber les nouveaux arrivants sans heurts, en faisant montre d’une grande tolérance, notamment en ce qui
concerne la pratique des cultes. La xénophobie a cependant existé de manière
régulière, occasionnant parfois des poussées de fièvre comme, en 1881, avec l’affaire
des “Vêpres marseillaises” qui illustre le rejet des travailleurs italiens, victimes des
préjugés et de la violence physique. Un siècle plus tard, en 1973, ce sont les Algériens
qui sont la cible d’un racisme virulent à la suite d’un fait divers dramatique, l’assassinat d’un traminot par un Algérien. Toutefois, la mosaïque marseillaise n’a jamais
donné lieu à un véritable métissage. Les minorités intégrées sont restées tout de
même fortement structurées autour de leurs références respectives.
Le cas de Marseille au cœur de la question
de l’immigration en France
Entre accueil et rejet, la cité phocéenne se place au cœur de la question de l’immigration en France à l’époque contemporaine. Parmi les nombreux chercheurs à s’être
intéressés au sujet, l’historien Émile Témime a entrepris, avec succès, le vaste projet
de retracer une histoire des migrations à Marseille sur le temps long, depuis les origines de la ville et en soulignant l’étonnante diversité de ses composantes(9). La migration avait jusqu’alors été abordée dans différentes histoires de Marseille ou de la
Provence, mais jamais de manière spécifique. Apportant un solide socle de connaissance, l’étude d’Émile Témime a été complétée par différents travaux scientifiques
abordant, pour tout ou partie, la question des migrations pour la seule ville de
Marseille. Le cas de Marseille est de fait omniprésent dans les études abordant l’immigration, attention totalement justifiée dans les faits. Une nouvelle génération de
chercheurs pilotés par Pascal Blanchard et Gilles Boëtsch en 2005 avec Marseille,
porte Sud(10 apportent un excellent complément, notamment en matière d’iconographie, à l’œuvre d’Émile Témime, de même que toutes les approches plus fines proposées par la collection dirigée par Émile Témime et Pierre Milza “Français d’ici, peuples d’ailleurs” aux éditions Autrement. Différents lieux et/ou nationalités sont
étudiés sur des périodes données comme le quartier de Belsunce(11), le camp du Grand
Arénas(12), les Comoriens(13), les colporteurs africains(14). Très utiles également, les tra-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
vaux d’économistes comme ceux de Bernard Morel(15) et de sociologues comme ceux
de Jocelyne Cesari(16), Véronique Manry(17), Jean Viard(18) ou Michel Péraldi(19) révèlent
que, depuis une vingtaine d’années, des problématiques fécondes nourrissent la
réflexion dans les sciences humaines et sociales sur la question des migrations dans la
cité phocéenne.
Une répartition inégale de la population
étrangère sur le territoire régional
L’évolution de l’immigration en PACA épouse la tendance nationale. Depuis le
XIXe siècle, elle constitue le reflet des grands événements, crises et évolutions que
connaissent la région et le pays en lien avec l’état des relations internationales.
Cela se traduit souvent par des vagues d’arrivée et, parfois, par des départs. La
courbe évolutive ci-dessous permet de mettre en relief les évolutions de ces flux.
D’une manière générale, PACA se divise en deux séries de départements : ceux où
l’immigration est très élevée, les Bouches-du-Rhône et les Alpes-Maritimes, qui se
disputent la première place selon les années de recensement, ainsi que le Var, qui
conserve fidèlement sa troisième position ; à ceux-là, s’ajoutent les départements
où l’immigration, pour marquer en profondeur la donne démographique,
demeure relativement faible par rapport au reste de la région. Les Basses-Alpes,
devenues plus tard les Alpes-de-Haute-Provence, sont souvent plus touchées par
l’immigration que les Hautes-Alpes, et moins que le Vaucluse, certaines années de
recensement pouvant infirmer ce constat général.
Il n’est ainsi pas rare que les deux premiers départements, les Bouches-du-Rhône et
les Alpes-Maritimes, accueillent à eux seuls plus de 70 % de la population étrangère
I hommes & migrations n° 1278
de toute la région. La position frontalière ou portuaire de ces deux départements
constitue le facteur principal de cette situation, analyse qui vaut également en partie pour le Var. Mais il ne faudrait pas mettre la faiblesse de l’immigration dans les
autres départements (Vaucluse, Basses-Alpes puis Alpes-de-Haute-Provence et
Hautes-Alpes) uniquement sur le compte des conditions naturelles. S’il est vrai que
certaines nationalités, comme les Italiens ou les Espagnols, se sont dirigées vers les
zones rurales où les attendent de rudes travaux, l’immigration dans les campagnes
n’a jamais été, en PACA, un phénomène massif(20), même à la fin XIXe siècle, période
de fort peuplement des campagnes. Si l’on prend ainsi les cinq chefs-lieux d’arrondissement de la région les plus peuplés d’étrangers en 1872, l’on ne trouve que des
villes littorales, la cinquième, La Seyne-sur-Mer, ne comptant que peu d’immigrés
par rapport à Marseille, en tête du classement.
Ces observations ne font que se confirmer encore plus nettement au XXe siècle,
comme le montre le recensement de 1990 qui divise les données entre “partie rurale”
et “partie urbaine” dans la plupart des départements : ce ne sont jamais plus de 5 %
des immigrés en moyenne, dans le meilleur des cas, qui choisissent la campagne.
Grâce aux recensements, il est possible de cerner le profil de la population étrangère
en PACA à travers les XIXe et XXe siècles, notamment la répartition des différentes
nationalités. Les chiffres peuvent également dévoiler d’autres aspects et donner une
idée des modes et même des causes de l’immigration de ces différentes nationalités.
L’immigration italienne et maghrébine
en PACA
Il est d’usage de caractériser les différentes phases de l’histoire de l’immigration, en
PACA comme ailleurs, selon les nationalités prédominantes : à une “période italienne” succéderait ainsi un “moment maghrébin”. Cette image, si elle correspond
dans les grands traits à la réalité, doit cependant être questionnée et nuancée. Les
réflexions d’Émile Témime sur l’évolution de la population immigrée à Marseille
peuvent s’appliquer à l’ensemble de la région et constituent un socle intéressant
pour analyser les données statistiques.
Il est indéniable que les Italiens ont écrit les pages les plus nombreuses et les plus
importantes de l’histoire de l’immigration dans la région et même, par la force de leur
présence et de leur action, de l’histoire de la région en général ; pour beaucoup,
Français comme Italiens, la frontière apparaît comme une barrière absurde, tant le
sort d’une partie importante de la région fut intrinsèquement lié au sort de l’Italie(21).
Il est significatif que, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, sur fond de revendi-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
cations irrédentistes, les Niçois pro-Italiens et pro-Français aient nourri une vaste
polémique afin de savoir quelle était la réelle identité de Nice(22). La frontière semble
en fait scinder artificiellement une zone, soudée par plus de points communs que de
différences. Frontière, parfois ignorée, d’autant qu’elle se révéle perméable en de
nombreux points, sans compter qu’elle n’est parfois tout simplement pas indiquée,
notamment dans les zones de haute montagne(23). Aussi, PACA peut-elle apparaître
comme une simple marge de l’Italie. Le rôle de l’immigration italienne a fait l’objet
de nombreuses études, souvent fouillées et ayant fait date. Citons simplement ici
quelques données, que fournissent les recensements : en 1911, sur 132 469 étrangers
dans les Bouches-du-Rhône, pas moins de 114 635 viennent d’Italie, soit 86 % ; dans
les Alpes-Maritimes, 87 556 des 118 842 étrangers sont italiens, soit près de 74 %. Les
petits départements ne sont pas en reste : dans les Hautes-Alpes, le rapport s’élève à
3 212 sur 3 409, ce qui porte la proportion à 94 %, les Basses-Alpes offrant des chiffres avoisinants. Si elle subit un fléchissement au fil du temps, la proportion d’Italiens,
dans la population étrangère totale, reste forte et dominante : en 1936, elle est de 55 %
dans les Bouches-du-Rhône, de 76 % dans les Alpes-Maritimes comme dans le Var, et
toujours de 81 % dans les Hautes-Alpes. Certes, il faut tenir compte des naturalisations, mais les chiffres reflètent une régression des nouvelles arrivées. Cette présence
ne chute pas immédiatement après 1945 : au recensement de 1946, la nationalité italienne est la première indiquée et compte encore pour 75 % de l’immigration dans les
Alpes-Maritimes, mais pour 43 % dans les Bouches-du-Rhône, et les départements
abritant moins d’étrangers suivent une tendance analogue, comme le Vaucluse, qui
ne compte plus que 52 % d’Italiens.
Est-ce à dire pour autant qu’ils sont supplantés par une autre colonie, comme celle
des Maghrébins ? Une courbe retraçant l’évolution parallèle des Italiens et des
Maghrébins au XXe siècle invite à repousser une observation si tranchée.
I hommes & migrations n° 1278
L’évolution des deux groupes de population est claire, mais il serait abusif de
conclure que les Maghrébins, d’ailleurs composés de trois nationalités contre une,
ont complètement remplacé l’ancienne population italienne. Ils représentent le premier groupe d’immigrés mais sont loin de dominer l’ensemble de la colonie étrangère de manière écrasante, le cas des Bouches-du-Rhône demeurant toutefois une
exception. Le pic de la présence des Maghrébins, en 1990, se rapproche du niveau de
l’immigration italienne dans sa phase descendante, vers la fin des années 1930. De
plus, l’élargissement de la palette des nationalités présentes implique qu’il est de plus
en plus difficile pour une nationalité de détenir à proprement parler le monopole :
ainsi, pour cette même année 1990, si la part des Maghrébins s’élève à 60 % dans les
Bouches-du-Rhône, elle n’est que de 38 % dans les Alpes-Maritimes, et de 28 % dans
les Hautes-Alpes. Il existe en revanche un profil commun des colonies italienne et
maghrébine : l’ancienneté et la force des liens avec la région PACA(24), la diffusion uniforme à travers la région, et la présence de structures communautaires fortes.
Permanence de la population européenne
Plusieurs indices confirment l’idée qu’il n’existe pas à proprement parler, pour l’ensemble de la région, de prédominance maghrébine, au premier rang desquels la permanence de la colonie européenne. Les nationalités présentées dans les tableaux de
recensements en témoignent d’emblée : en 1968, par exemple, la moitié des nationalités, six sur douze(25), appartient à l’Europe continentale. Pour cette même année,
les Européens représentent dans toute la région 154 384 étrangers sur un total de
252 104, soit 61 %. Dans certains départements, la proportion est nettement plus élevée, comme dans le Vaucluse, avec 82 %, ou les Hautes-Alpes, avec 75 %. La présence
européenne faiblit toutefois de plus en plus mais se maintient à 105 049, en 1999,
soit 43 %(26) ; dans les Alpes-Maritimes, les chiffres officiels comptent 69 % d’étrangers d’origine européenne, ce qui ne reflète cependant pas le cas général.
Terre d’immigration, la région PACA est sans conteste un pôle majeur de la présence
étrangère en France, au XIXe et au XXe siècles. Outre les nombreux travaux déjà
effectués sur certains aspects de cette histoire, il reste encore beaucoup à chercher et
à écrire. L’originalité de cette région tient à ses contrastes entre migrations des villes
et migrations des campagnes ; migrations de luxe et migrations de travail ; poids des
réfugiés ; prépondérance du pôle marseillais et spécificité du pôle azuréen. Ces
contrastes imprègnent l’espace régional et donnent à la présence immigrée une
importance capitale pour qui veut comprendre les logiques spatiales, socio-économiques et culturelles de PACA. Dans la mesure où il convient d’analyser ce champ,
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
sous tous ces aspects, toutes les méthodologies historiques doivent être mobilisées :
histoire politique et des représentations, histoire sociale, socio-histoire, micro-histoire, dans la perspective de mettre en lumière, non seulement les apports de ces
migrants sur le temps long, mais aussi les modalités de leur intégration, dans une
■
identité régionale largement modelée par ces apports multiples.
Notes
1. Témime, Émile (dir.), Migrance, histoire des migrations à Marseille, Édisud, Aix-en-Provence, 1989-1991.
2. Voir Pillet, Colette, Les Populations immigrées en PACA, Insee-Fasild, 2004.
3. Voir, notamment, Baratier, Édouard (dir.), Histoire de la Provence, Toulouse, Privat, 1969 ; Emmanuelli,
François-Xavier (dir.), La Provence contemporaine de 1800 à nos jours, Rennes, Éditions Ouest-France, 1994 ; ou encore
Bordes, Maurice (dir.), Histoire de Nice et du pays niçois, Toulouse, Privat, 1976 ; Ruggiero, Alain (dir.), Nouvelle histoire
de Nice, Toulouse, Privat, 2006.
4. Le nombre d’actifs employés dans l’industrie est, par exemple, deux fois inférieur à celui de la région Rhône-Alpes.
Les actifs sont concentrés dans la vallée du Rhône et les zones littorales : 90 % des établissements y sont localisés.
Les Bouches-du-Rhône regroupent un tiers des établissements, les Alpes-Maritimes seulement un quart.
Les deux départements alpins ne sont quant à eux guère industriels (moins de 10 %). Principales zones :
les chantiers de construction navale à Toulon, dont l’activité commence dès l’annexion de la Provence à la France,
complétés par les ateliers de La Seyne puis ceux de La Ciotat. Il faut attendre les années 1960 avec Fos-sur-Mer
pour voir se développer un complexe industrialo-portuaire intégré à la conurbation de Marseille.
5. Les activités de tourisme et de loisirs se sont répandues sur l’ensemble de la région. Ainsi, dans tous les cantons
le nombre de résidences secondaires est élevé : 450 000 pour l’ensemble de la région, dont les deux tiers dans
le Var et les Alpes-Maritimes. Dans les communes du littoral et dans un grand nombre de communes de montagne,
sous l’effet du tourisme et des loisirs, le nombre des habitants double en été.
6. Vovelle, Michel, “Les migrations en Provence au XVIIIe siècle”, in Recherches Régionales, n° 4, 1981.
7. Une seule exception toutefois, Grasse, où la parfumerie traditionnelle, stimulée par le développement de marché
et l’apparition de techniques nouvelles, entre dans l’ère industrielle.
8. Le port est alors équipé de sept formes de radoub, de 37 hectares de hangars et d’entrepôts ainsi que d’un dock
monumental.
9. Témime, Émile (dir.), Migrance, histoire des migrations à Marseille, op. cit.
Le premier tome porte sur “La préhistoire de l’immigration (1482-1830)”, le deuxième sur “L’expansion marseillaise
et ‘l’invasion italienne’ (1830-1918)”, le troisième sur “Le cosmopolitisme dans l’entre-deux-guerres” et le quatrième
sur “Le choc de la décolonisation” (1945-1990).
10. Paris, La Découverte, 2005.
11. Témime, Émile, Marseille transit, les passagers de Belsunce, Paris, Autrement, 1995. Voir également un article
publié dans Vingtième siècle, “Marseille, ville de migrations”, vol. 7, n° 1, 1985.
12. Témime, Émile, Deguigné, Nathalie, Le Camp du Grand Arénas (1944-66), Paris, Autrement, 2001.
13. Direche-Slimani, Karima, Le Houérou, Fabienne, Les Comoriens à Marseille, d’une mémoire à l’autre, Paris,
Autrement, 2002.
14. Bertoncello, Brigitte, Bredeloup, Sylvie, Les Colporteurs africains à Marseille, Paris, Autrement, 2004.
15. Marseille, naissance d’une métropole, Paris, L’Harmattan, 1999.
16. Voir notamment l’ouvrage dirigé par Cesari, Jocelyne, Moreau, Alain, Schleyer-Lindenmann, Alexandra,
Plus marseillais que moi, tu meurs !, Paris, L’Harmattan, 2001.
17. “Belsunce 2001 : chronique d’un cosmopolitisme avancé”, in Péraldi, Michel (dir.), Méditerranéennes,
Marseille : derrière les façades, rapport, 2002.
18. Marseille, ville impossible, Payot, Paris, 1995.
19. Cabas et containers, Paris, Maisonneuve, 2001.
20. Cf. Faidutt-Rudolph, Anne-Marie, L’Immigration italienne dans le sud-est de la France, Gap, Ophrys, 1964,
p. 116 sqq ; Claude, Gérard, Les Étrangers en milieu rural : un siècle d’immigration italienne et espagnole en Provence,
1850-1940, thèse de doctorat, université d’Aix-Marseille-I, 1992 ; Id., “La mobilité des Italiens en milieu
rural au début du siècle, 1890-1930 : approche du phénomène”, in Revue européenne des migrations internationales,
vol. 11, n° 1, 1995, p. 199-210 ; Schor, Ralph, “‘Italiens des villes’ – ‘Italiens des champs’ : l’accueil des immigrés
italiens dans les Alpes-Maritimes et le Sud-Ouest”, in Recherches régionales, janvier-mars 1982.
I hommes & migrations n° 1278
21. Voir, par exemple, Schor, Ralph, “Nice, entre France et Italie (1870-1875)” in Rainero, Romain H. (a cura di),
Aspetti e problemi delle relazioni tra l’Italia e la Francia, Milan, Unicopli Cuesp, 2005, p. 29-44.
22. On trouvera la palette des arguments déployés par les deux camps dans Ruggiero, Alain, “1930-1940 : comment
prouver que Nice est bien française ?”, in Cahiers de la Méditerranée, n° 33-34, décembre 1986-juin 1987, p. 127-142.
23. Cf. Tombaccini-Villefranque, Simonetta, “La frontière bafouée : migrants clandestins et passeurs dans la vallée
de la Roya (1920-1940)”, in Cahiers de la Méditerranée, n° 58, juin 1999, p. 79-95.
24. Voir, pour le cas de Marseille, notamment Firro, Kaïs, “Marseille et le Levant de 1861 à 1914”, thèse de doctorat,
université de Nice, 1979 ; ou encore, sous un autre angle, Guiral, Pierre, Marseille et l’Algérie, 1830-1941, Gap,
Ophrys, 1957.
25. Il s’agit des Allemands, Belges, Espagnols, Italiens, Portugais et Suisses.
26. Dans les recensements, cette population est indiquée “CEE”.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Entrées migratoires
en Corse
Mise en relief de quelques spécificités
Par Philippe Pesteil,
maître de conférences, université de Corse.
Ouvriers de la mine d’antimoine de Meria devant une forge portative et une chaudière, carte postale, vers 1908
© Commune de Matra - clichés Jean Harixalde
De par son histoire et sa situation géographique,
la Corse a longtemps entretenu des rapports privilégiés avec son voisin
italien, qui lui a apporté un fort contingent d’immigrés (immigration
politique et économique), longtemps hégémonique, qui influença
socialement, culturellement et politiquement l’île.
Lorsque, dans les années 1960, la Corse bascule vers une nouvelle
économie, de nouveaux immigrés affluent, notamment des Marocains
(surtout manœuvres et récoltants), ainsi qu’un contingent non
négligeable, mais rarement mentionné, de ressortissants allemands
qui investissent le secteur touristique.
La question de l’immigration y reste toutefois un sujet sensible.
I hommes & migrations n° 1278
En neuf millénaires de peuplement, la Corse a vu se succéder de nombreux groupes
qui ont influencé l’histoire économique, sociale et culturelle de l’île. Les apports de
population ne sont pas tous équivalents, qui vont des arrivées individuelles aux
apports massifs et continus, et les installations ne furent pas toujours définitives, la
Corse ayant été parfois une terre d’asile temporaire ou de travail saisonnier. On a pu
dire qu’elle est à la fois une terre accueillante et ouverte sur l’extérieur tout en étant
méfiante de ces apports étrangers. Cette double tendance à l’apparence contradictoire fonctionne de concert et permet d’appréhender les phénomènes migratoires et
leurs représentations. Au recensement de 1999, l’île comptait 26 000 immigrés, soit
10 % de sa population, la plaçant au deuxième rang national après l’Île-de-France.
Cette donne évolue puisque, en 2005, elle n’était plus qu’au 5e rang et est la seule
région à connaître un recul de la proportion des immigrés. Cependant, elle est aussi
la région qui comporte le plus d’immigrés dans sa population active (18,3 %), en raison notamment de l’importance des classes retraitées.
Nous avons construit nos propos à partir des grandes lignes structurantes et particularisantes de l’immigration en Corse et avons porté l’accent sur l’adéquation
entre les flux migratoires et leur composition avec l’évolution des caractéristiques
économiques insulaires. À signaler aussi que nous avons adopté une définition
large du terme synonyme d’étrangers, la distinction entre réfugié politique et
migrant pour des raisons économiques n’étant pas toujours aisée et la réalité du
terrain imposant souvent de passer d’une catégorie à l’autre.
Le flux italien, du quasi-monopole
au tarissement des apports
Tant par l’importance de ses effectifs et sa pérennité que pour l’influence qu’il a
eue sur l’île, le flux italien mérite d’être mis en relief. Si nous n’oublions pas son
impact social, nous traiterons ici d’un aspect souvent peu entrevu : les aspects politiques qui découlèrent des différents courants migratoires.
Dès le XVIIe siècle, l’apport d’une main-d’œuvre toscane, principalement destinée
à la construction des terrasses visant à réduire les pentes et à limiter le ruissellement, a été décisif pour la Corse, tant pour l’essor économique que pour la constitution des paysages. S’il a été gommé par la mémoire collective, il détermine la
continuité des flux migratoires à but économique qui ne se démentiront pas du
XVIIe au milieu du XXe siècle.
L’examen de l’évolution de l’immigration italienne confirme qu’il s’agit de la présence la plus massive des étrangers sur l’île pour une période d’au moins un siècle.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Ce n’est qu’à partir des années 1930 que la proportion des Italiens se situe sous les
90 %, pour remonter à 92 % dans les années 1950, période de marasme économique et démographique très profond précédant l’arrivée des Marocains.
Première moitié du XIXe siècle :
les exilés du Risorgimento
Les révoltes et répressions qui ponctuent la première moitié du XIXe siècle dans la
péninsule italienne apportent à la Corse son lot de réfugiés, simples militants
recherchés ou proscrits politiques et intellectuels. L’accueil qui leur est réservé
éclaire l’expression “politiquement françaises, culturellement italiennes” qui sert
à qualifier les élites locales. Une évidente proximité, souvent confortée par une
même sensibilité politique, a permis aux exilés de trouver sur place un soutien
moral et matériel non négligeable. C’est ainsi que la Corse abritera pour des périodes plus ou moins longues les poètes Pitro Sterdini, Flaminio Lolli, l’écrivain et
militant Giovanni la Cecilia, sans compter des politiques influents parmi lesquels
très temporairement Giuseppe Mazzini lui-même(1). Parmi les plus célèbres écrivains qui laissèrent une influence importante au sein du milieu littéraire bastiais,
florissant à l’époque, citons Niccolò Tommaseo et Francesco Domenico
Guerrazzi, fondateur du roman historique du Risorgimento qui puisera de son épisode corse une profonde inspiration. Tommaseo, lui, grand nom de la littérature
italienne du XIXe siècle, va activement œuvrer, à l’instar des auteurs européens qui
participent à la réhabilitation des cultures populaires rurales et y puisent un argumentaire pour prôner l’émergence des revendications nationales, à la valorisation
des figures héroïques corses, notamment celle de Pascal Paoli, le “père de la
patrie”. Ces deux auteurs, qui insistent sur les figures historiques de l’île, célèbrent
les résistances insulaires aux envahisseurs et, de façon générale, exaltent la culture
rurale et son authenticité, inspirent les auteurs locaux et fournissent des arguments aux partisans du maintien des liens culturels, voire politiques avec l’Italie.
Ce sentiment d’appartenance à la même culture sera repris par le mouvement
autonomiste aux lendemains de la Première Guerre mondiale.
Des influences politiques réciproques
L’influence des écrivains et plus encore des hommes politiques se retrouvera dans
le développement du carbonarisme qui, avec la chute de Charles X et l’avènement
de Louis-Philippe, en qui il escomptait un allié libéral, se tourna résolument vers
la cause de l’unité italienne. Avec l’échec de 1831, l’activité carbonariste en Corse
vint alimenter le mouvement Giovine Italia de Mazzini. Sur le terrain, celui-ci va
céder le terrain aux pinnuti, société secrète fortement semblable à la précédente.
I hommes & migrations n° 1278
Les contacts et les influences entre le mouvement du Risorgimento, les carbonari italiens et les pinnuti corses sont historiquement avérées. Louis-Napoléon sera
d’ailleurs élu en 1848 avec 95 % des voix, soutenu par les pinnuti en raison de son
soutien aux carbonari italiens et de sa politique d’aide à l’unité italienne. Mais l’élection d’un Corse à la tête de la France verra les perspectives d’un rapprochement
politique avec l’Italie, qui accédait enfin à l’indépendance, définitivement closes.
Après l’unité italienne :
une immigration essentiellement économique
L’affirmation de ce fort courant de sympathie fini par se dissoudre avec l’unité italienne et la disparition des exilés, bientôt remplacés par des immigrés pauvres
venus chercher du travail en Corse. Ainsi, les Italiens participent à tous les grands
chantiers qui s’ouvrent en Corse (construction du chemin de fer, percement et
élargissement des routes) ou à l’essor de l’industrie (usines de tanin, scieries…). Ils
fournissent également un important contingent à l’artisanat en tant que maçons.
Mais ils continuent plus classiquement à constituer une force de travail importante pour le monde rural. Soulignons leur spécialisation dans le domaine du
charbon de bois où des équipes structurées autour d’un caporal réalisent l’ensemble du procès de production, de l’abattage des arbres à l’acheminement du combustible. En définitive, on les retrouve partout où il existe une offre de travail,
généralement peu qualifiée, peu rémunérée et physiquement dure.
De nos jours, une certaine distanciation
à l’égard du voisin italien
Quand le gouvernement italien adhère à la Triplice (1882) et les relations avec la
France se tendent sous le gouvernement Crispi(2), le regard porté sur l’Italie et ses
ressortissants présents sur l’île devient tout autre. Les rapports s’apaisent après
1901 lors du rapprochement Paris-Rome et surtout durant la Première Guerre
mondiale, pour se durcir à nouveau à partir de l’époque fasciste, en 1923. La Corse
accueillera de nouveau de nombreux Italiens fuyant le gouvernement en place
(difficile ici de discerner l’immigré proprement dit du réfugié politique). Des ressortissants italiens présents en Corse lors de l’entrée en guerre et durant
l’Occupation participeront à la libération de l’île. Leur importance numérique
ainsi que leur implication dans la Résistance se concrétiseront par une forte présence du parti communiste dans certaines régions : Sartène, Alta Rocca, Bastia.
Cette importante présence d’immigrés italiens engendra plus d’une fois des commentaires alarmistes qui pouvaient utiliser les tensions internationales pour stigmatiser l’étranger. Le rappel incessant de la dure domination génoise fait même
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
naître le terme “d’ennemi héréditaire” que l’on étend aux ressortissants italiens
d’après l’unité. Le même procédé est alimenté par l’histoire récente ou l’actualité :
les déboires italiens lors de la conquête de l’Éthiopie (défaite de Dogali en 1887),
la très problématique réussite en Lybie, les hésitations d’alliance entre France et
Allemagne, le comportement des troupes lors de la bataille de Caporetto (octobre
1917) font l’objet de commentaires ironiques et dépréciateurs dans une île à longue tradition militaire. Ces procédés visent à se distancier d’un voisin dont on a
longtemps partagé l’histoire et la culture et à marquer son appartenance, désormais clairement affichée, à la nation française.
Un traitement discriminant à l’égard
des immigrés italiens pauvres
En dehors des cercles érudits, l’attitude à l’encontre des immigrés pauvres varie au
gré des vicissitudes de la politique internationale, de leur nombre supposé et des
rumeurs véhiculées localement. La constante demeurera un sentiment global de
mépris qui se concrétisera par un traitement discriminant(3). Les surnoms, proverbes et dictons illustrent ce rapport à l’altérité qui prit longtemps les péninsulaires
pour cible. Ceux-ci sont génériquement dénommés i Lucchesi, le particulier valant
pour le général, allusion à l’important contingent au début du flux migratoire des
travailleurs originaires de la province de Lucques, en Toscane. L’interjection
o Lucchisò vaut comme un rappel des origines non autochtones de l’interlocuteur ;
sa variante o Sardò constitue son équivalent plus usité pour la Corse-du-Sud, où la
présence des Sardes domine. Raillés pour leurs pratiques gastronomiques (manghjalupini(4)), ils sont aussi accusés de véhiculer des maladies(5). Le mariage avec un
Italien équivalait à une déchéance, recours ultime pour celle qui, n’ayant pu trouver mieux ou s’étant montrée trop difficile, devait se contenter d’un Lucquois. À
titre d’exemple, citons le proverbe encore usité : A la fine di tantu guai, un Lucchese
un mancò mai(6). Dans un autre registre, l’expression fà u Lucchese signifie s’abstenir
durant les élections : l’engouement pour la politique communale et les enjeux
locaux sont tels que le manquement à prendre parti ne peut être que l’attitude
réservée à un étranger qui, par définition, ne vote pas.
Une main-d’œuvre pourtant précieuse qui assure
le maintien de certains secteurs d’activité
On ne peut évoquer l’apport de l’immigration sans rappeler que la Corse est aussi
une terre d’émigration : l’île connaît son sommet démographique en 1881, avec
273 000 habitants, pour régresser régulièrement jusqu’à 160 000 en 1960. La
pauvreté en main-d’œuvre locale a été compensée par la force de travail d’une
I hommes & migrations n° 1278
Scieurs de long débitant des planches, carte postale, vers 1900
© Musée de la Corse – clichés Jean Harixalde
péninsule dont l’économie ne parvient pas à retenir tous ses ressortissants.
L’essaimage continu et touchant l’ensemble du territoire n’a pas produit de phénomène de concentration ni de ghetto. Les capacités pour le travail en montagne souvent acquises dans la région d’origine prédisposaient à l’accomplissement des
tâches les plus rudes (muletiers, bûcherons, scieurs, bergers…). Cette compétence a
permis de reconduire des activités qui se seraient éteintes dans les villages sans leur
reprise par des familles immigrées qui y ont fait souche. Il en est de même pour les
activités maritimes dont on sait le peu d’engouement qu’elles rencontraient en
Corse, à l’exception du Cap : la pêche est souvent pratiquée par des familles d’origine napolitaine ou sarde. En ville, elles fournissent nombre de petits commerçants, artisans en particulier dans les métiers du bâtiment et des finitions.
L’anecdote de l’Italien débarqué avec pour tout bien une truelle et qui possède
désormais une entreprise BTP ayant pignon est devenue une réalité.
Un long cheminement vers l’intégration sociale
De nombreuses familles corses ont désormais lié des alliances avec au moins un
descendant d’immigré italien(7). Des liens familiaux ont été fréquemment maintenus avec la parentèle restée en Toscane ou en Sardaigne qui s’intègrent dans une
nouvelle façon de vivre ses origines étrangères. Des voyages réguliers permettent
aux enfants d’entretenir une familiarité avec la culture des ascendants et d’appré-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
hender des modes de fonctionnements sociaux différents. Des échanges de tous
ordres (alimentaires, informationnels, matériels…) perpétuent une spécificité qui
individualise l’identité dans le panorama local. Enfin la carte du culturel, parfois
porté par les associations et les manifestations qu’elles réalisent (Semaine du
cinéma italien à Bastia, jumelages…), permet d’établir un lien entre une communauté, son héritage culturel populaire ou savant et la société corse.
Cette donne ne met pas à l’abri des rappels à destination vexatoire. Une expression
de la région de Sartène ne dit-elle pas sò di a carrittata(8) pour désigner des familles
d’origine italienne ? Le patronyme suffit pour les initiés à signaler l’ascendance toscane ou sarde. Personne n’est à l’abri de ce phénomène qui peut s’abattre aussi bien
sur ceux ayant gravi l’échelle sociale que sur ceux issus d’une déjà lointaine immigration. Il s’agit d’une tendance très répandue qui peut surgir à la moindre tension
dans un échange ou comme argumentaire ad hoc pour discréditer la légitimité d’une
prise de parole. On est ici dans le parfait exemple d’un état provisoire caractérisant
une génération, éternisé en stigmate transmissible. Le phénomène tend à s’atténuer
en raison d’un partiel renversement des stigmates qui favorise la diversité des origines et valorise les identités composites, surtout quand elles sont latines. En outre, la
question italienne est passée d’actualité ; l’immigration régresse et n’est plus alimentée par un flux continu, et la population n’ayant pas acquis la nationalité française est la plus âgée parmi l’ensemble des ressortissants étrangers (58 ans, pour
42 ans en moyenne). L’attention s’est reportée sur la communauté marocaine.
Des flux diversifiés caractéristiques
de l’économie moderne
C’est dans les années 1960 que la Corse bascule vers une économie fondée sur
l’agriculture littorale et le tourisme, tout en confortant une prépondérance marquée
du secteur tertiaire. Il s’agit d’un bouleversement profond qui voit l’accélération de
l’urbanisation et le dépeuplement de l’intérieur. La viticulture et les agrumes
exploités en plaine ainsi que la politique d’équipements destinée à rattraper les
retards de développement vont justifier le recours à une main-d’œuvre immigrée.
L’arrivée massive des pieds-noirs à la suite
de l’indépendance algérienne
Si certains Français du Maroc firent l’acquisition de terres en Corse dès 1957, ce
fut l’indépendance de l’Algérie et l’exode des pieds-noirs qui bouleversa la donne.
En 1966, on dénombrait environ 15 000 rapatriés arrivés dans l’île, dont 4 500
I hommes & migrations n° 1278
pour la seule année 1962. Plus de la moitié étaient originaires d’Algérie et une partie avait une ascendance insulaire. Près de 40 % d’entre eux s’installèrent en ville
(Ajaccio, Bastia, Bonifacio, Porto-Vecchio…), investissant le secteur commercial
(hôtellerie, garages automobiles, entreprises du bâtiment…), y apportant un dynamisme certain et de nouvelles pratiques commerciales, en particulier le recours au
crédit. La plupart, néanmoins, choisirent l’agriculture et plus particulièrement la
viticulture dans la plaine orientale. Leur maîtrise des techniques modernes révolutionna une agriculture insulaire en état de déliquescence avancée. Ce sont eux
qui feront appel à la main-d’œuvre nord-africaine. Le secteur Aléria/Ghisonaccia
voit alors se concentrer les efforts de développement ainsi que les nouvelles populations immigrées venues travailler en qualité d’ouvriers agricoles.
Une dominante maghrébine marocaine
La forte présence des Marocains en Corse est un des facteurs les plus caractéristiques
de l’immigration insulaire dans l’ensemble national. Avec environ 11 000 ressortissants, ils représentent 42 % des étrangers (12 % au niveau national)(9). Il s’agit d’une
communauté à fort taux de rotation car si les effectifs restent stables les arrivées
n’ont pas baissé. Il s’agissait au départ de répondre à des besoins saisonniers correspondant aux récoltes viticoles et agrumicoles (clémentines) ; l’offre de travail s’est
à présent stabilisée et s’étale sur toute l’année, malgré les difficultés à obtenir un permis de séjour et à pérenniser un emploi qui tend à se raréfier. Le taux de chômage
des Marocains est élevé et se situe à un quart des actifs. L’absence fréquente de
diplôme entrave la recherche d’un emploi, phénomène patent en ce qui concerne les
femmes. Seulement 15 % des Marocaines entre 20 et 59 ans ont un emploi, souvent
peu qualifié (employée de maison, personnel de nettoyage, assistante maternelle). Il
s’agit d’une population jeune : 36 % des natifs marocains ont moins de 30 ans, ce qui
explique le faible taux d’acquisition de la nationalité française – 7 %, contre 25 %
pour l’ensemble national. Essentiellement employée dans l’agriculture et le bâtiment, cette population se concentre sur les bassins d’emploi concernés par ces activités : Aléria/Ghisonaccia, Porto-Vecchio, Bastia, Ajaccio, Calvi. Si les Marocains
sont nombreux dans la capitale de la Haute-Corse, ils sont en moindre proportion
en Corse-du-Sud, où les Tunisiens et les Italiens sont mieux représentés.
La difficile intégration de l’immigration marocaine
Outre la forte densité marocaine sur certains quartiers (Citadelle de Bastia) ou portions du territoire, le mode de résidence traduit une certaine promiscuité. Entre 20
et 40 ans, 1 immigré sur 6 vit en communauté pour une proportion régionale de 1
sur 25. Ce comportement est adopté souvent par les hommes seuls, soit célibataires
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
soit ayant laissé la famille au Maroc ; c’est le cas de 20 % des hommes de plus de
15 ans. Les femmes, quant à elles, sont en couple à 80 % (57 % seulement pour les
hommes), souvent venues rejoindre leur conjoint déjà sur place. Elles sont mariées
à 93 % avec un ressortissant de la même nationalité ; seules les Tunisiennes présentent un taux d’endogamie supérieur, avec 97 %. En outre, dans un autre registre,
des travaux en linguistique ont explicité
l’usage de l’arabe comme élément difféRégulièrement, des attentats
renciateur, affirmation de la séparation et
non revendiqués sont commis
de la différence. La distinction est très nette
à l’encontre de véhicules,
chez les Marocains entre la langue francommerces, appartements,
çaise, assimilée à la réussite et la modernité
mosquées ; le consulat
et possédant une meilleure valeur foncdu Maroc a plusieurs fois été
visé, ainsi que l’association
tionnelle, et la langue corse, tenue comme
antiraciste Ava Basta.
vernaculaire, traditionnelle et rurale.
Cette tendance en matière d’utilisation de
sa langue d’origine et d’acquisition de la
locale ne se retrouve pas par exemple chez les Portugais, peu portés à construire
leurs frontières de groupe sur la clôture étanche des autres identités(10).
L’importance numérique, renforcée par cette tendance au regroupement, est stigmatisée par une partie de la population corse qui y voit un risque d’invasion et,
pour quelques-uns, justifie des actes d’intimidation.
Les Maghrébins, une population stigmatisée,
victime d’actes racistes
En 2001 et 2002, des incidents éclatent entre jeunes, et des actions ponctuelles sont
perpétrées à l’encontre des ressortissants marocains. Un groupuscule clandestin se
constitue et commet des plasticages signés : “I Clandestini Corsi” ; il sera rapidement
démantelé et ses membres, jugés. D’autres groupes (OSC, Corsica Cristiana) se sont
également signalés par des actes de propagande (distribution de tracts).
Régulièrement, des attentats non revendiqués sont commis à l’encontre de véhicules, commerces, appartements, mosquées ; le consulat du Maroc a plusieurs fois été
visé, ainsi que l’association antiraciste Ava Basta. Les Marocains, et les Maghrébins
de façon générale, sont accusés de trafic de drogue et plus globalement de perpétrer
toute sorte de délits et actes d’incivilité. Les murs de Corse sont régulièrement bombés ou tagués d’inscriptions xénophobes ciblant cette communauté(11) : IAF(12) est le
slogan le plus courant qui apparaît dès 1976 et se répand à partir de 1982. Si de réelles tensions existent, des entretiens réalisés auprès de ressortissants marocains à
Ghisonaccia révèlent aussi une certaine satisfaction d’être et de vivre en Corse(13).
I hommes & migrations n° 1278
Même s’il faut tenir compte d’une évidente réserve à se confier, il apparaît que l’île
est appréciée pour son climat, sa nature, sa tranquillité(14) par rapport au continent,
perçu comme un territoire d’insécurité. De façon générale, les Corses sont décrits
comme accueillants, la vie sur place est agréable. Parmi les inconvénients, la difficulté à se loger, la cherté des prix sont fréquemment cités. Les conditions de travail
sont peu évoquées. Les jeunes générations, cependant, plus sensibles au contexte ou
plus concernées, avancent le manque d’infrastructures ludiques, les tensions entre
communautés, le chômage. Cette dernière difficulté s’atténue en partie avec l’obtention de la nationalité française.
Une présence originale : les Allemands de Corse
Cependant, l’immigration en Corse ne peut se réduire à des nationalités venues fuir
la misère et s’employer dans le bâtiment et le salariat agricole. Le cadre de vie a
aussi attiré une population européenne en mal de nature préservée et à la recherche
d’un rythme de vie moins soutenu que dans les territoires industrialisés.
En matière d’immigration, on pense rarement à évoquer les ressortissants allemands,
désormais troisième nationalité européenne in situ et dont les effectifs (2,5 %) demeurent stables, venus s’installer sur l’île à la recherche d’une qualité de vie autre. On a
peu de données précises sur cette communauté qui se caractérise par sa discrétion,
mais que l’on retrouve très active dans des domaines liés à la nouvelle économie.
Très peu nombreux dans les années 1950, les Allemands arrivent individuellement
ou en petits groupes, attirés par une destination méditerranéenne où ils découvrent
une nature aux multiples aspects : mer, montagne, plage, forêts, climat tempéré…
Leur venue coïncide, à partir des années 1970, avec ce qu’on a appelé la “vague hippie” et correspond localement à l’ouverture vers une économie du tourisme. La mise
en service d’une ligne régulière Gênes-Bastia à partir de 1968 va contribuer à attirer
vers la Corse de nombreux touristes allemands, dont certains, séduits par la beauté du
pays et les perspectives de réaliser un rêve bucolique, demeureront sur place. Ils s’éparpillent alors sur le territoire, et en particulier le long de l’axe Bastia/Porto-Vecchio
sur la plaine orientale. Ils recherchent souvent les habitats isolés entre village et littoral pour mettre en pratique des principes de vie proches de la nature. Leur concentration est particulière sur les communes allant de Folelli à Ghisonaccia, en passant
par Linguizetta. Ceux tentés par l’expérience villageoise embrasseront la vie de berger, avec des fortunes diverses. Selon les individus, le rêve arcadien pourra lentement
se concrétiser dans un austère dénuement doublé d’isolement. Les puristes perpétuent volontairement une existence faite de petits travaux et de succession de récoltes
(clémentines, châtaignes). D’autres, bénéficiant d’une réussite devenue référentielle
en matière agricole, exportent leur production à l’international.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Tourisme : secteur d’activité privilégié des Allemands
Beaucoup s’investissent également dans le tourisme comme activité d’appoint en
travaillant comme salariés dans les structures de vacances. On les trouve ainsi
employés saisonniers dans les six camps de naturistes qui s’égrainent de Moriani
à Porto-Vecchio. Leur compétence linguistique, peu partagée en Corse, y compris
en anglais, leur assure des embauches qui répondent aux besoins de la clientèle.
Certains mettent aussi en place des formules B and B, type d’hébergement convivial chez l’habitant qui a tardé à se mettre en place sur l’île.
Les Allemands, précurseurs du tourisme naturiste en Corse
Devenue une destination touristique prisée, la Corse va inciter des investisseurs
d’outre-Rhin à répondre à une demande particulière en matière de structures
d’accueil. Ainsi, les initiateurs du nudisme se rendront acquéreurs de vastes surfaces pour y installer leur structure, ce qui n’enthousiasma pas la totalité des habitants des communes concernées. Dans un premier temps, ce tourisme sera considéré comme économiquement sans impact sur la société locale, voire moralement
dangereux, et sera l’objet de nombreuses critiques. Par la suite, un modus vivendi
semble avoir été trouvé et l’offre s’est intégrée dans le panel constitutif du tourisme insulaire. Avec le recul, on réalise même que les espaces devenus camps de
naturistes ont été ceux qui ont le mieux résisté au développement de la construction accélérée du littoral et au bouleversement des écosystèmes. On retrouve ce
souci de la préservation naturelle dans les activités de production, et la volonté de
bâtir une économie agricole non intensive et basée sur le respect de l’environnement caractérise la démarche entreprise. Cette sensibilité écologique de la première heure a accéléré une prise de conscience sur la fragilité de l’environnement
et l’intérêt de sa préservation.
L’immigration allemande aujourd’hui
On assiste à présent à l’arrivée d’un nouveau public plus fortuné, moins porté au
renoncement. Désireux d’acquérir une résidence secondaire pour une retraite
ensoleillée ou pour disposer d’un habitat de vacances qui soit aussi un investissement, ces nouveaux arrivants allemands couvrent l’ensemble du territoire sans
exclusive. Soucieux de tranquillité et de nature, ils n’hésitent pas à investir dans
une maison de village, contribuant à maintenir les maigres effectifs du rural.
Majoritairement plus âgés que leurs prédécesseurs des années 1970, ils ne rompent pas les liens avec leur pays d’origine avec lequel ils partagent leur temps.
Malgré des itinéraires non concertés, des habitats disséminés, l’absence apparente
de désir de s’instaurer en communauté, les ressortissants allemands ont constitué
I hommes & migrations n° 1278
un réseau d’interconnaissance et d’entraide discret mais efficace. Les liens conservés avec l’Allemagne sont un soutien logistique parfois précieux ; le bouche-àoreille permet d’attirer de nouveaux venus désireux de découvrir une île si prisée
par les touristes de ce pays.
La population corse est longtemps restée réservée à l’égard de cette présence insolite et pittoresque. Entre indifférence, amusement et agacement, les attitudes
varient en fonction des individus et des rapports entretenus avec ces ressortissants.
Leur réputation bohème, l’inattention à des paramètres esthétiques et différenciateurs locaux (vêtements, voitures), des pratiques marginales supposées ou affichées
(consommation de haschich), les identifient parmi les autres communautés.
L’immigration en Corse de nos jours :
un sujet toujours sensible
La question de l’immigration demeure un sujet sensible dans une île où une partie
des habitants considère que l’État instrumentalise les mouvements de population
pour noyer la population endogène sous la masse des nouveaux arrivants. La
situation démographique de la Corse ne vient pas calmer ces craintes qui se
développent dans un contexte de crise identitaire, de marasme économique et de
précarité sociale. La quête identitaire et mémorielle, le souci de reconnaissance
politique et/ou culturelle d’une partie de la population corse peuvent être
interprétés à travers un sentiment de concurrente dû à la présence d’autres minorités
sur le territoire. On ne peut pourtant occulter un passé d’accueil et d’aide aux plus
démunis qui ont accosté sur ces rives en quête d’un travail ou fuyant les conflits.
Serbes et juifs de Syrie pendant la Première Guerre mondiale, Russes blancs,
républicains espagnols figurent parmi les groupes qui ont trouvé un refuge
provisoire ou définitif sur l’île, venant rejoindre Italiens, puis Maghrébins et
Portugais aspirant à de meilleures conditions de vie. De nombreuses familles ont
ainsi pu réaliser sur place une ascension sociale qui leur paraissait irréalisable chez
elles. La somme de travail investie par les vagues d’immigrés dans les réalisations et
les productions de toutes sortes a contribué également à relativiser l’impact de
l’émigration et de l’effondrement de l’agro-pastoralisme sur la société. Il apparaît
très clairement que les apports successifs dépendent de la position géostratégique de
la Corse dans l’ensemble euro-méditerranéen et qu’elles contribuent à la mise en
place et à l’adaptation locale d’une économie mondialisée. La fragilité du tissu local
très soumis aux variations saisonnières et conjoncturelles (tourisme, agriculture,
construction) agit aussi sur les conditions de vie des étrangers et les possibilités de
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
choisir des stratégies d’intégration. D’autres nationalités arrivent à présent qui
reflètent les évolutions des flux migratoires européens. Les natifs d’Europe de l’Est,
les Asiatiques, les ressortissants de l’Afrique subsaharienne, encore peu nombreux
récemment, se signalent dans les zones urbaines. Il est difficile de dire si la société
corse sera en état de les accueillir et quelle sera la qualité de la réception. Pourrontils comme leurs prédécesseurs italiens et malgré les attitudes parfois hostiles
■
s’adapter à une société au fonctionnement complexe ?
Notes
1. Ettori, Fernand, “Entre la France et l’Italie”, in Le Mémorial des Corses, t. 3, Albiana, Ajaccio, 1982, p. 134-165.
2. Guichonnet, Paul, L’Italie. La monarchie libérale. 1870-1922, Hatier, Paris, 1969.
3. Rey, Didier, “Italie. La question italienne en Corse (de 1882 à 1915)”, in Dictionnaire historique de la Corse, Albiana,
Ajaccio, 2006, p. 522.
4. Mangeurs de lupins.
5. Rovere, Ange, “Italophobie”, in Le Mémorial des Corses, t. 3, op. cit., p. 340-344.
6. “À la fin de tant de malheurs, un Lucquois ne manqua jamais.”
7. Il est à noter que de nombreux citoyens français bénéficient de la double nationalité et continuent par exemple
à voter en Italie.
8. Littéralement : “ils sont de la charretée”. Allusion aux temps où les travailleurs italiens employés à la journée étaient
chargés sur un véhicule à cheval par le patron qui les emmenait sur le lieu de travail. La région de Sartène représente
un territoire où les clivages ont longtemps été parmi les plus accusés de Corse. Avoir un ancêtre qui a été vu sur
la charrette continue de suivre les familles d’origine étrangère.
9. Les données statistiques qui suivent sont extraites de l’Atlas des populations immigrées en Corse, Insee/Fasild, 2005.
10. Géa, J.-M., “Pratiques, représentations et intégration linguistiques chez les migrants en Corse”, in Histoire
et mémoire des immigrations en région Corse, Acsé, avril 2008, p. 45-56.
11. Bertoncini, Pierre, “Graffiti bombé et territoire corse (1973-2003)”, thèse en anthropologie soutenue à l’université
de Corse, (sous la dir. de Philippe Pesteil), juin 2005.
12. I arabi fora : les arabes dehors.
13. Cf. Pesteil, Philippe, Histoire et mémoire des immigrations en région Corse, op. cit., p. 26-33.
14. Le terme de “tranquillité” revient constamment chez les enquêtés pour qualifier le contexte local.
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Deux siècles d’immigration
Languedoc-Roussillon
Par Suzana Dukic,
chargée d’études, Institut social et coopératif de recherche appliquée,
Iscra-Méditerranée.
Travailleurs marocains et espagnols dans le verger du mas des Tuileries, Environs de Nîmes
© Jacques Widenberger
Traversé par des courants migratoires de faible ampleur du Moyen Âge
à l’Ancien Régime, le Languedoc-Roussillon est devenu, à l’ère
des grandes migrations politiques et de travail, un des plus importants
pôles nationaux d’immigration, aux XIXe et XXe siècles.
Longtemps de voisinage, l’immigration a joué un rôle majeur dans
le développement de la viticulture dans la région.
Aux côtés de ces formes migratoires désormais anciennes, la région
accueille aujourd’hui une immigration inédite.
I hommes & migrations n° 1278
Une région singulière en termes
d’immigration
La région Languedoc-Roussillon présente des singularités fortes en matière d’immigration : une proportion d’étrangers supérieure à la moyenne nationale durant
tout le XXe siècle ; le poids décisif de l’agriculture, notamment la viticulture, dans
l’immigration de travail ; le phénomène simultané et croisé des immigrations
étrangères et des émigrations régionales liées à l’exode rural ; la prépondérance des
migrations de voisinage, notamment espagnoles, durant près de cent cinquante
ans ; l’importance des vagues migratoires en provenance d’Algérie puis du Maroc ;
enfin, des formes récentes de migrations nord-européennes liées à l’héliotropisme
qui côtoient d’autres mouvements migratoires liés à la pauvreté, à l’asile et à la
famille. Bien entendu, ces tendances sont modérées par l’observation à plus petite
échelle, car l’histoire de l’immigration en Languedoc-Roussillon est, comme
ailleurs, très différenciée selon les territoires(1).
Du Moyen Âge à l’Ancien Régime : une présence étrangère réelle
mais de faible ampleur
Dès le Moyen Âge et durant l’Ancien Régime, des étrangers – étudiants, ingénieurs ou savants – viennent en petit nombre en Languedoc-Roussillon se former
ou proposer des savoir-faire rares. Des armateurs, marchands, épiciers, drapiers ou
orfèvres lombards, marocains du Gharb ou égyptiens s’affairent dans les foires et
les places de village, à Montpellier et Saint-Gilles notamment. Une petite bourgeoisie suisse et allemande liée à la banque et au négoce des vins et des soieries est
présente dans le port de Sète dès le XVIIIe siècle. Aux côtés de ces migrants hautement qualifiés, des étrangers, peu formés, poussés par le dénuement, viennent
chercher du travail dans la région, essentiellement dans les secteurs de l’agriculture, de la pêche et de la domesticité. Cette présence étrangère, bien que réelle, est
marginale d’un point de vue numérique et ne représente que quelques centaines
d’individus tout au plus.
Le XIXe siècle : premiers afflux de population immigrée
Au début du XIXe siècle, le territoire contenu dans les frontières actuelles de la
région Languedoc-Roussillon est essentiellement agricole et les campagnes de l’arrière-pays languedocien vivent “repliées sur elles-mêmes(2)”. En 1851, la région
compte 8 664 étrangers, soit 0,6 % de la population régionale, contre 1 % au niveau
national. Entre 1851 et 1886, la progression de la population régionale est forte,
soutenue à la fois par l’arrivée des populations montagnardes françaises et l’afflux
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d’immigrants venus travailler dans la viticulture en bas pays languedocien, dans
les industries naissantes sur le piémont ou les activités portuaires ou salines sur le
littoral. (La Lozère se tient toutefois à l’écart de la dynamique régionale, murée
dans un lent et séculaire déclin démographique.) Au tournant du siècle, le
Languedoc-Roussillon compte proportionnellement plus d’étrangers que la
moyenne nationale(3).
Le XXe siècle : la région devient un des principaux
pôles nationaux d’immigration
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France est “le point de mire des
Européens à la recherche de travail et/ou fuyant les persécutions(4)”. Dans ce
contexte, et face à la grave crise démographique qui secoue le Languedoc-Roussillon,
la région devient rapidement un des principaux pôles nationaux d’immigration.
Ainsi, entre 1911 et 1921, la part de la population étrangère en LanguedocRoussillon double, passant de 3 à 7,6 % de la population régionale totale, et se situe
largement au-dessus de la moyenne nationale (3,9 %). Dans les années 1920 et 1930,
la proportion d’étrangers en Languedoc-Roussillon est supérieure de 3 points à celle de
l’échelon national. Un pic est atteint en 1931 où l’on compte jusqu’à 10 % d’étrangers
dans la population régionale.
À partir des années 1930 néanmoins, la crise économique, sociale et politique mais
aussi morale qui secoue le pays prend les étrangers pour cible, et l’on constate un
reflux de leur nombre dans la région, à l’instar de ce qui se passe au niveau national.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le nombre d’étrangers présents dans
la région a baissé, même si la part de la population étrangère s’élève à 8,1 % en
Languedoc-Roussillon, contre 4,3 % au niveau national. Dans les années 1960 et
1970, leur nombre progresse à nouveau (19 763 étrangers de plus entre 1962 et 1975,
soit 16 % d’augmentation), mais la part de la population étrangère en LanguedocRoussillon demeure stable (autour de 8 %). Les étrangers en Languedoc-Roussillon
continuent à être proportionnellement plus nombreux qu’au niveau national, même
si l’écart se réduit (1,5 point entre l’échelon régional et national en 1975).
À partir des années 1970, l’immigration de travail est officiellement suspendue,
mais les arrivées d’immigrants se poursuivent, notamment au travers du regroupement familial. L’apparente stabilité des chiffres de l’immigration régionale cache de
nouvelles évolutions dans la composition de la population immigrée (importance de
l’immigration maghrébine et étiolement de la colonie espagnole, nouvelles vagues
d’immigration européenne et extra-européenne liées à la signature des accords de
main-d’œuvre, naturalisations, féminisation, vieillissement). La part de la population étrangère s’établit à 7 % de la population régionale en 1982, légèrement en des-
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sous de la moyenne nationale (8 %). Le nombre d’étrangers se stabilise à partir de
1982 : la région compte 134 832 étrangers en 1982, 132 854 en 1990 et 131 493 en
1999, mais leur part dans la population totale passe de 7 % en 1982 à 5,7 % en 1999(5).
En 2004, le Languedoc-Roussillon est la quatrième région d’immigration en
France, après les régions Île-de-France, PACA et Rhône-Alpes.
Le rôle des immigrants
dans la naissance et le développement
de l’“usine à vin” régionale
Les grandes étapes du développement de la viticulture languedocienne et roussillonnaise sont indissociablement liées à l’apport de population étrangère.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, la culture de la vigne progresse, dans
le Roussillon notamment, au détriment de celle du blé, de l’olive et de l’élevage,
jusqu’à une conversion totale à la monoculture viticole(6). L’arrivée du chemin de
fer précipite la vocation viticole de la région et son intégration dans l’ensemble
économique français(7). À partir des années 1850, la viticulture s’oriente vers la
production de masse, dont le développement nécessite le renfort d’une maind’œuvre extérieure, non qualifiée et bon marché en provenance des régions montagnardes françaises(8) et de l’étranger, essentiellement d’Espagne.
Une deuxième étape dans l’emploi de la main-d’œuvre étrangère est franchie
après 1876. À la crise de l’oïdium(9), qui secoue le monde viticole languedocien en
1851, succède celle du phylloxéra(10), à la fin des années 1860 dans le Gard et
l’Hérault, puis à compter des années 1870 dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales.
Le renouvellement du vignoble est, en partie, assuré par des étrangers car les
modifications techniques imposées par la lutte contre le phylloxéra ont entraîné
des changements radicaux dans la culture (labour, arrachage et replantage de
plants américains) demandent des besoins de main-d’œuvre importants. Ainsi,
dans l’Aude par exemple, la population étrangère recensée passe de 2 937 à 9 240
entre 1876 et 1881. Malgré la crise de mévente entre 1892-1914, la région est
une “usine à vin” qui emploie une main-d’œuvre étrangère importante de travailleurs installés à demeure mais aussi de saisonniers venus se constituer un
pécule avant de repartir au pays. Ainsi, dans le secteur viticole, on estime à
20 000 le nombre de saisonniers ibériques au début du XXe siècle. D’abord logés
dans le domaine, nombre d’ouvriers agricoles permanents accèdent, au bout de
quelques années, au statut de métayer ou de fermier, et deviennent propriétaires
de leur logement.
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La dépendance du secteur viticole à la main-d’œuvre étrangère ne se dément pas
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : plus de la moitié des étrangers de
la région travaillent dans le secteur “forêts et agriculture” en 1954. D’après les
directions départementales de l’emploi et du travail, plus de 55 400 contrats de
travail saisonnier, représentant approximativement un million de journées de travail, ont été conclus en 1966 dans les quatre départements viticoles de la région
(Aude, Gard, Hérault et Pyrénées-Orientales), soit une progression de 650 % par
rapport à 1956. Progressivement, les actifs étrangers, essentiellement espagnols, se
détournent de ce secteur d’activités, qui représente le plus bas degré de réussite
sociale, au profit du BTP puis du tertiaire. À partir des années 1970, les Marocains
remplacent les Espagnols dans l’agriculture où les conditions observées sont plus
précaires (pauses et buvettes réduites voire supprimées) et les cadences soutenues
(de 400 souches taillées par jour on passe à 500, voire à 800 dans certains domaines). Plus tard, la gestion de la main-d’œuvre agricole se structure autour du travail au noir et de l’embauche de travailleurs migrants sous contrat Omi, véritable
“contrat d’esclavage” légal.
Des renforts de main-d’œuvre étrangère
dans un tissu industriel pourtant ténu
De sources statistiques, nous savons que, en 1934, les industries de transformation
constituent le deuxième secteur d’activités des étrangers après l’agriculture dans
l’Aude, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales, et après les industries extractives dans
le Gard. Dans les Pyrénées-Orientales, par exemple, l’emploi étranger concerne
essentiellement les petites industries traditionnelles (bouchons de liège au Boulou
ou à Port-Vendres, d’espadrilles, ainsi que les fabriques dans les secteurs de “bois et
meubles” ou de “textile et vêtements”). Toujours dans les Pyrénées-Orientales, 8 %
des actifs étrangers travaillent dans les industries d’extraction (essentiellement dans
la mine de plomb argentifère de Lamanère). Dans le Gard, ce taux s’élève à 37 %.
L’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans la vallée du Gardon est ancienne et
date du début de l’exploitation de la houille cévenole. Dès la fin de l’Ancien
Régime en effet, à l’instar des mineurs belges et néerlandais, des mineurs anglais
et des “spécialistes piémontais” arrivent à La Grand-Combe pour enseigner aux
ouvriers nationaux les méthodes de travail, notamment d’abattage(11). À l’orée du
passage à la production industrielle, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la politique de main-d’œuvre est dictée par un patronat d’inspiration paternaliste qui
recrute des travailleurs exclusivement catholiques qu’il fait venir de Lozère,
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d’Ardèche, du Massif central, mais aussi d’Italie et d’Espagne(12). Plus tard, en
1916, la création des services de travailleurs coloniaux et la signature par le gouvernement français de conventions avec la Pologne et la Tchécoslovaquie(13) diversifient l’origine nationale des mineurs étrangers. La reprise en main progressive par le
comité central des houillères du recrutement
Dans la seconde moitié
des étrangers (sélection dans le pays d’oridu XIXe siècle, la politique
de main-d’œuvre est
gine, répartition sur les sites d’exploitation)
dictée par un patronat
traduit une stratégie de contrôle social fort.
d’inspiration paternaliste
Dans les années 1920 et 1930, la population
qui recrute des travailleurs
étrangère employée dans les mines cévenoles,
exclusivement catholiques
majoritairement originaire du Maghreb (des
qu’il fait venir de Lozère.
Berbères de Kabylie pour l’essentiel), de la
rive nord de la Méditerranée et de l’Europe
de l’Est, croît rapidement. L’embauche et le renvoi des mineurs étrangers, particulièrement des Nord-Africains, constituent une variable d’ajustement durant les
crises conjoncturelles du secteur minier (1927-1928, 1931-1935), favorisée par le
cadre juridique de l’emploi de la main-d’œuvre indigène.
Après la Seconde Guerre mondiale, la multiplication des grands travaux, des opérations d’urbanisme et l’explosion du périurbain créent de nouvelles opportunités
d’emploi pour les immigrés à des postes de manœuvres ou de maçons dans le BTP,
au détriment des secteurs d’activités où ils sont traditionnellement embauchés. En
recul dans l’agriculture, on constate également un net repli de la main-d’œuvre
étrangère dans le bassin minier et industriel d’Alès-La Grand-Combe : 22 % (soit
1 741 personnes) des actifs gardois employés dans les mines en 1954 étaient étrangers contre 3,8 % en 1975 (soit 480). Plus tard, la destruction de l’emploi industriel
n’est que partiellement compensé par l’emploi créé dans le secteur tertiaire.
Les vagues migratoires espagnoles :
entre immigrations économiques et exils
Durant près de cent cinquante ans, entre le milieu du XIXe siècle et 1990, l’immigration espagnole est prépondérante en Languedoc-Roussillon. Le voisinage
avec la péninsule Ibérique joue à plein. Tout au long des XIXe et XXe siècles, la
région constitue une destination privilégiée des Espagnols aspirant à de meilleures conditions économiques ou fuyant les persécutions politiques. En 1851, ils
représentent 57,2 % des étrangers en Languedoc-Roussillon, contre 7,8 % au
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niveau national. À la main-d’œuvre espagnole s’ajoutent les ressortissants ibériques réfugiés dans la région pour des raisons politiques (guerres carlistes, fin de
l’Empire colonial espagnol en 1898). Les effectifs sont, au milieu du XIXe siècle,
modestes : la région compte alors moins de 5 000 Espagnols (dont 3 600 uniquement dans les Pyrénées-Orientales). Entre 1851 et 1911, la progression des effectifs espagnols suit celle de la production viticole et la région en compte près de
35 000 en 1911, soit un tiers des ressortissants espagnols de France(14). Ceux-ci se
Pendant l’Occupation,
répartissent essentiellement dans l’Aude
une loi sur le “travail
(8 610 soit 91,1 % des étrangers du départeobligatoire des réfugiés”
ment),
l’Hérault (12 501, soit 69,1 %) et les
est édictée et les exilés
Pyrénées-Orientales (12 575, soit 94,3 %).
sont employés
L’Espagne, neutre pendant le premier conflit
dans la région dans
l’agriculture et les activités
mondial, fournit par ailleurs d’importants
paramilitaires.
contingents de main-d’œuvre durant cette
période(15) (d’autant que les migrants du
Massif central et des Cévennes, moins nombreux du fait de la guerre, se dirigent
vers les centres urbains plutôt que vers le midi viticole).
Plus tard, les revers militaires des républicains durant la guerre civile espagnole
entraînent des afflux massifs de réfugiés en France, particulièrement dans les départements de la région Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon. La Retirada
(“retraite” en espagnol) débute après la chute de la Catalogne. Entre la fin du mois de
janvier et le 9 février 1939, date à laquelle la frontière est fermée par les franquistes,
ce sont près d’un demi-million d’Espagnols, civils et militaires, le plus souvent dans
le dénuement le plus complet, qui franchissent la frontière à pied, escortés par des
troupes coloniales, tirailleurs sénégalais ou soldats marocains. En l’absence totale de
dispositif d’accueil, les réfugiés sont regroupés et internés, dans des conditions matérielles déplorables, dans des camps de fortune, dont certains au bord des plages du
Roussillon (Argelès, Saint-Cyprien, Le Barcarès). Le nombre exact de décès est
impossible à chiffrer, mais on estime à plusieurs milliers le nombre de morts dûes au
froid, au manque d’eau et d’hygiène. Parmi eux, le poète d’origine sévillane Antonio
Machado, engagé aux côtés des Républicains, succombe à la dysenterie le 2 février
1939. Les associations d’immigrés espagnols de la région organisent la solidarité, et
le Centro Español de Perpignan, par exemple, accueille plusieurs centaines d’enfants
réfugiés et leur propose nourriture, éducation et assistance médicale.
Pendant l’Occupation, une loi sur le “travail obligatoire des réfugiés” est édictée
et les exilés sont employés dans la région dans l’agriculture et les activités paramilitaires. Dès 1940, les étrangers jouent un rôle actif dans la Résistance, notam-
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ment depuis les maquis des Cévennes. Des guérilleros espagnols (ainsi que des
résistants allemands impliqués dans le Travail allemand) prennent une part active
dans la libération de plusieurs communes du Languedoc-Roussillon, dont Prades,
Céret et Perpignan dans les Pyrénées-Orientales, mais aussi dans les villes de
Montpellier et Nîmes.
La prépondérance de l’immigration espagnole sur les autres nationalités se vérifie
encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, malgré une baisse notable
des effectifs. Ainsi, 72,3 % des étrangers sont de nationalité espagnole en
Languedoc-Roussillon en 1946. Aux exilés de la guerre civile espagnole succède,
à partir de 1956, par le truchement de l’Office national d’immigration, une immigration espagnole communément qualifiée d’immigration économique. Les effectifs espagnols atteignent un pic en 1968 avec plus de 108 000 ressortissants en
Languedoc-Roussillon (ils constituent également, à cette date, la première colonie
étrangère au niveau national). Après 1975, on assiste au passage d’une immigration majoritairement ibérique à une immigration algérienne puis marocaine. En
1975, les Espagnols représentent tout de même 57 % de la population étrangère en
Languedoc-Roussillon. Entre 1975 et 1982, les recensements de population
comptent 28 780 ressortissants espagnols de moins. La baisse se poursuit en 1990
et 1999, les Espagnols ne représentant alors plus que 17,9 % de la population
étrangère. Depuis 1990, ils ne sont plus au premier rang des étrangers en
Languedoc-Roussillon. Aujourd’hui, cette immigration semble avoir fait souche
du fait de son ancienneté et de son “invisibilisation(16)” (mariages mixtes et naturalisations). Pour autant, les politiques d’asile au moment de la Retirada, les jugements dépréciatifs portés sur les travailleurs ibériques et leurs familles par la
société dite d’accueil, les difficultés d’apprentissage de la langue française rencontrées par certains immigrés ibériques traduisent la violence occultée d’une intégration longtemps qualifiée d’“exemplaire” ou “sans douleur”(17).
Une présence italienne ancienne
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la deuxième colonie étrangère au niveau
régional est italienne, avec une présence marquée dans le Gard et l’Hérault. À Sète,
par exemple, la présence italienne remonte à la fondation de la ville au XVIIe siècle, mais “l’année 1873 marque un tournant dans l’histoire des migrations sétoises(18)”, où l’on constate, du fait de réseaux migratoires efficaces, d’importantes
arrivées d’Italiens de Gaète et du Mezzogiorno. L’hostilité du monde ouvrier à
l’encontre des étrangers, conséquence d’une montée du sentiment national et
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xénophobe dans la seconde moitié du XIXe siècle, trouve sa plus violente illustration lors de la récolte du sel à Aigues-Mortes en août 1893 avec le massacre de huit
ouvriers italiens et de plusieurs disparus. Autre fait notable, l’afflux d’Italiens
dans les années 1920 dans tout le Sud-Ouest, notamment dans le Lauragais
audois. Encouragée par les autorités locales, l’immigration italienne apparaît
comme la dernière planche de salut avant l’abandon définitif de terres agricoles
(du fait du déficit démographique et de l’exode rural). Au recrutement organisé et
planifié par les offices et comités locaux et régionaux de main-d’œuvre s’ajoutent
nombre de travailleurs clandestins. L’étiolement de la colonie italienne est progressif à partir des années 1950, tandis qu’apparaît une timide communauté portugaise dans la région.
L’immigration algérienne dans le sillage
du processus de décolonisation
À partir de 1947, la loi Lamine-Gueye (1946), qui accorde la nationalité française
(et donc la citoyenneté) à tous les sujets de l’Empire, est appliquée en Algérie.
Cependant, l’octroi de la nationalité française n’est pas accompagné de la citoyenneté politique et juridique. Le statut de “Français musulmans d’Algérie” prévoit
néanmoins la libre circulation en métropole. Le département des PyrénéesOrientales constitue alors “un lieu de passage et de courte durée pour la plupart
des Algériens débarquant à Port-Vendres ou atterrissant à l’aérodrome de
Perpignan-Llabanère(19)” dans les années 1950. Au recensement de 1954, 5 980
“musulmans originaires d’Algérie” ont été dénombrés en Languedoc-Roussillon,
dont 3 960 dans le Gard, soit 66 % des effectifs régionaux. Après les accords
d’Evian de 1962, l’immigration algérienne se poursuit et s’intensifie. Le nombre
d’Algériens double entre 1962 et 1975 au niveau régional, suivant en cela la tendance nationale.
Avec le processus de décolonisation et la fin de la guerre d’Algérie, la composition
sociologique de la population régionale est modifiée par l’arrivée nombreuse de
pieds-noirs et harkis. Le Languedoc-Roussillon va ainsi “accueillir”, dans des conditions le plus souvent indignes, bon nombre des milliers de “Français musulmans”
ou harkis. Ces derniers arrivent dans la région à l’issue d’un voyage sans retour. Les
conditions de rapatriement déterminent leurs trajectoires individuelles et familiales
alors qu’ils sont installés, provisoirement ou durablement, dans trois anciens camps
de la région : à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), sur le causse du Larzac ou au camp
de Saint-Maurice l’Ardoise (Gard) jusqu’à la fin des années 1970.
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L’immigration marocaine :
de l’essor à la relégation urbaine
Aux côtés des Algériens apparaissent, durant ces années, deux nouvelles vagues
migratoires. La première, tunisienne, reste modeste. On compte en effet
640 Tunisiens en Languedoc-Roussillon en 1962, 720 en 1968, 1 708 en 1975,
2 284 en 1982, 2 752 en 1990. La seconde, de plus grande ampleur, résulte de la
signature d’accords de main-d’œuvre avec le Maroc en 1963. Entre 1962 et 1975,
la colonie marocaine passe de 400 à 13 713 personnes. Elle est ainsi multipliée par
35 en moins de quinze ans, pour représenter 9,5 % des étrangers de la région en
1975. Les Marocains constituent alors la première communauté étrangère en 1990
avec 40 547 ressortissants, soit 30,5 % de la population régionale. Au recensement
de 1999, ils sont 43 437, soit 33 % de la population étrangère.
Il s’agit d’une population majoritairement urbaine, présente à Montpellier, Béziers ou
Perpignan, mais également “dans le chapelet de villes qui s’étire tout au long du couloir languedocien de Pont-Saint-Esprit à Castelnaudary, sans pour autant respecter la
hiérarchie urbaine : Nîmes et Narbonne ont moins attiré que Sète, Lunel et Beaucaire
sont mieux représentées(20)”, ainsi que la vallée de l’Hérault et Lodève, et la haute
vallée de l’Aude. La population immigrée marocaine n’est pas répartie également au
sein des villes. Elle habite majoritairement en immeuble collectif, dans la partie la plus
vétuste du parc immobilier. À Montpellier, la Zup de la Paillade et le Petit-BardPergola, à l’ouest de la ville, concentrent de
fortes proportions de populations immigrées,
Les deux tiers
d’origine maghrébine, qui n’ont pas pu avoir
des chômeurs étrangers
accès à la propriété dans le périurbain ou à la
de la région sont
marocains, les immigrés
location dans d’autres quartiers de la ville.
natifs d’un pays européen
Le quartier du Plan Cabanes, situé en bordure
étant proportionnellement
sud du centre-ville devient, à partir des années
moins touchés.
1980, malgré une faible implantation résidentielle, “le quartier arabe dans l’imaginaire de la
population montpelliéraine(21)”, du fait de l’implantation de commerces de produits
orientaux, de lieux de culte musulman et d’un marché très animé. Les taux de chômage dans ces quartiers sont très nettement supérieurs à la moyenne de la ville. Une
étude de l’ANPE de mars 1997 montre d’ailleurs que les deux tiers des chômeurs
étrangers de la région sont marocains, les immigrés natifs d’un pays européen étant
proportionnellement moins touchés. Les risques de relégation sociale pèsent fortement, en raison notamment de pratiques discriminatoires avérées dans différentes
sphères de la vie sociale au niveau de l’emploi(22), mais également du logement(23).
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Des phénomènes migratoires nouveaux
Aujourd’hui, les formes classiques de l’immigration de travail, de refuge et de
regroupement familial cohabitent avec des migrations jusqu’ici inédites. Tout
d’abord, l’installation dans la vallée du Rhône, le Lauragais, les Hautes-Corbières,
les Cévennes gardoises et héraultaises de ressortissants d’Europe du Nord, retraités
ou actifs en reconversion professionnelle, attirés dans la région par le climat, les
paysages et les possibilités d’acquisition de foncier à bas prix est, depuis les années
1960, en constante augmentation. À l’inverse, une population très précarisée de
mineurs étrangers isolés, difficilement quantifiable, en situation d’errance, pour
l’essentiel originaires du Maroc, renouvelle la figure de l’immigré économique ou
du réfugié tant leur situation semble déterminée par ces deux dimensions, en
même temps qu’elle interpelle les acteurs associatifs et professionnels du secteur
social. Autres figures inédites du migrant, celles incarnées par les demandeurs
d’asile déboutés à Montpellier (Kurdes), soutenus dans leur bras de fer avec
l’administration par des collectifs de sans-papiers et par la Cimade, ou plus
récemment celles d’étrangers sans-papiers conjoints de citoyens français réunis au
sein du Collectif des amoureux au ban public pour le droit des couples mixtes à
vivre en famille qui s’est créé à Montpellier… Autant de phénomènes migratoires
■
spécifiques dont l’histoire reste à écrire…
Notes
1. Voir le rapport final de l’étude de l’Acsé, Dukic, Suzana (coord.), Histoire et mémoire des immigrations
en Languedoc-Roussillon, XIXe-XXe siècles, mai 2008, 2 tomes.
2. Maurin, Jules, “Les migrations en Languedoc méditerranéen, fin XIXe-début XXe siècle”, Recherches régionales,
n° 4, octobre-décembre 1981.
3. Calvo, Michel, “Démographie et données sociales sur l’immigration en Languedoc-Roussillon.
Le Languedoc-Roussillon”, in Hommes et migrations, vol. 1169, 1993.
4. Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Histoire de l’immigration, La Découverte, “Repères”, Paris, 2001, 121 p.
5. Dans le même temps, le Languedoc-Roussillon connaît une des plus fortes croissances démographiques régionales
(+ 9,8 % entre 1982 et 1990, par exemple).
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6. Gavignaud, Geneviève, Propriétaires et viticulteurs en Roussillon. Structures, conjonctures, société, XIIIe-XXe siècles,
Publications de la Sorbonne, Paris, 1983.
7. Fornairon, José-Dominique, “Les étrangers d’origine méridionale en Languedoc-Roussillon de 1850 à nos jours”,
in Revue de l’économie méridionale, n° 76, 1972.
8. On parle de “Gavaches pour désigner les migrants venant principalement du Narbonnais, Biterrois,
de l’Ariège, du Tarn et de l’Aveyron”. Voir Cholvy, Gérard, “Biterrois et Narbonnais, mutations économiques
et évolution des mentalités à l’époque contemporaine”, in Economie et société en Languedoc-Roussillon
de 1789 à nos jours, Centre d’histoire contemporaine du Languedoc-Méditerranéen et du Roussillon, actes
du colloque, Montpellier, 1978.
9. Il s’agit d’un champignon qui couvre la vigne d’une poussière grisâtre. L’emploi de la fleur de soufre permet
d’enrayer la maladie.
10. Le phylloxéra est une maladie de la vigne dûe à l’insecte du même nom qui provoque la galle sur les feuilles
et des nodosités sur les racines, conduisant à la mort du cep en quelques années.
11. Santucci, Marie-Renée, “La main-d’œuvre étrangère dans les mines de La Grand-Combe jusqu’en 1940”,
in Mines et mineurs en Languedoc-Roussillon de l’Antiquité à nos jours, actes du colloque de la Fédération historique
du Languedoc méditerranéen, Montpellier, 1977.
12. Cabanel, Patrick, Histoire des Cévennes, PUF, “Que sais-je ?”, n° 3342, Paris, 2004.
13. Sugier, Fabrice, “L’immigration européenne dans le bassin houiller de La Grand-Combe”, in Causse et Cévennes,
n° 4, tome 17, octobre-décembre 1992.
14. En 1911, la part des Espagnols dans la population étrangère régionale s’accroît, se situant autour de 76 %,
en même temps qu’augmente la part des étrangers dans la population totale (elle est multipliée par 5).
15. Lillo, Natacha, “L’immigration espagnole en France dans l’entre-deux-guerres à travers l’exemple du Languedoc-
Roussillon”, in Exils et migrations ibériques, n° 2, nouvelles séries, printemps 2007.
16. Dreyfus-Armand, Geneviève, “La constitution de la colonie espagnole en France”, in L’Intégration
des Espagnols et l’identité hispanique en Languedoc-Roussillon, Observatoire de l’intégration en Languedoc-Roussillon,
actes du colloque, Montpellier, 1995.
17. Dukic, Suzana, “Les immigrants espagnols à l’épreuve de l’hospitalité conditionnelle en Languedoc-Roussillon
(XIXe-XXe siècles). Le principe d’hospitalité”, in VEI-diversité, juin 2008.
18. Llopis, Magali, “Histoire d’une immigration : la colonie italienne de Sète”, in Bulletin de la société d’études
historiques et scientifiques de Sète et de sa région, tomes XXVI, XVII et XVIII, 2003.
19. Beaucarne, Anthime, “Situation de la main-d’œuvre nord-africaine dans les Pyrénées-Orientales”,
mémoire de stage, ENA, 1952.
20. Boumad, Miossec, “Espaces maghrébins en Languedoc-Roussillon”, in Bulletin de la Société languedocienne
de géographie, vol. 3-4, juillet-décembre 1988.
21. Chevalier, Dominique, “Pratiques et images d’un lieu d’immigration : le Plan Cabanes à Montpellier”,
in Les Cahiers du CREHU, n° 8, 1998.
22. Bataille, Philippe, Schiff, Claire, “La discrimination à l’embauche : le cas du bassin d’emploi d’Alès”,
in Les Annales de la recherche urbaine, n° 76, 1997 ; Noël, Olivier, “Jeunes issus de familles immigrées,
accès à l’entreprise et processus de discrimination : le bassin d’emploi de Nîmes”, in Notes et études de l’ISCRA,
n° 1, 1996, et “Jeunes issus de familles immigrées, accès à l’entreprise et processus de discrimination :
le bassin d’emploi de Narbonne”, in Notes et études de l’ISCRA, n° 2, 1998.
23. Voir le film Leila l’inlogeable, réalisé par le Collectif Urgence familles mal-logées, l’association de lutte contre
les discriminations au logement Habiter Enfin ! et l’association d’éducation à l’image Les Ziconofages, 2009.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
De l’assimilation à l’intégration :
les immigrés en Champagne-Ardenne
aux XIXe et XXe siècles
Par Monique Lakroum,
professeure d’histoire contemporaine, université de Reims Champagne-Ardenne.
Les Artistes du théâtre aux armées. Les Tirailleurs et leurs marraines, photographie anonyme, 1917
© Musée d'histoire contemporaine - BDIC
Région frontalière au cœur de l’Europe, la Champagne-Ardenne
a vu se succéder différentes vagues migratoires, liées principalement
au négoce mais aussi à la guerre. À travers trois grandes périodes,
cette étude retrace l’histoire migratoire d’une région fortement marquée
par les différentes campagnes militaires européennes menées
à proximité et par les deux conflits mondiaux.
I hommes & migrations n° 1278
La région Champagne-Ardenne, comme nombre d’espaces frontaliers, est marquée par une histoire mouvementée et un peuplement contrasté. Dernier glacis
protecteur du cœur de l’Île-de-France, donc de la capitale, tout autant que carrefour de migrations et d’échanges européens, elle fut constamment partagée entre
deux vocations contradictoires : la guerre ou le négoce. Dans le cadre de la construction nationale nouvelle qui s’ouvre, au moment de la Révolution française,
cette “terre d’accueil” bien malgré elle fut peu à peu investie d’une identité et
d’une vocation “naturelle” que ses populations durent incarner. Ainsi s’établirent
les fondements principaux d’un discours scientifique et idéologique qui ignorait
la mobilité des peuples et ne laissait d’autres issues aux populations étrangères que
de s’enraciner en assimilant les caractères du territoire où elles s’installaient. On
ne s’étonnera pas dès lors que, en dépit des nombreuses occupations militaires et
du commerce permanent que la région entretint avec les contrées limitrophes, la
silhouette de l’immigré n’apparaisse ni dans les inventaires des ressources
matérielles et humaines du territoire ni dans les travaux des sociétés savantes
locales. Elle est pourtant perceptible à travers ces Allemands qui, depuis bien
longtemps, s’installaient à proximité des coteaux d’Ay et de Reims pour fonder
leur négoce de vins de Champagne et le diffuser dans toute l’Europe rhénane ; elle
se perçoit également dans ces multiples déplacements de voisinage qui parcouraient l’espace ardennais et aboutissaient parfois à des installations définitives ;
elle s’impose enfin comme une réalité locale massive lors des brassages de peuples
que les guerres vont provoquer aux XIXe et XXe siècles.
Invasions et infiltration :
un lent amalgame régional (1789-1889)
Au début du XIXe siècle, les progrès du repeuplement de la région sont sensibles et
témoignent d’un phénomène de colonisation agricole, particulièrement dans les
zones forestières. Un mécanisme de glissement progressif de population s’amorce de
part et d’autre des frontières. Le processus est lent, discret et statistiquement peu
marqué, mais témoigne bien de ces “sentiers invisibles” qui alimentèrent ce qui, tardivement et rétrospectivement, apparu comme un mouvement massif d’exode.
Mobilité et perméabilité des frontières
La localisation des activités industrielles et l’aptitude des divers terroirs plus
tournés vers l’agriculture ou l’exploitation forestière ont déterminé les mouvements migratoires. Ceux-ci ont revêtu des formes différentes et transitoires qui per-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
dureront jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale. Le déplacement, qui est
d’abord temporaire ou saisonnier à la recherche d’un supplément de ressources,
devient peu à peu définitif et provoque l’installation de nouveaux habitants. Après
1850, beaucoup de jeunes gens venus de Belgique ou du grand-duché de
Luxembourg vont s’engager à Reims ou au-delà comme domestiques d’écurie puis
s’emploient au chauffage des trains sur les grandes lignes voisines. À Charleville,
Sedan, Reims, Épernay ou Châlons, les Wallons du Sud et les Allemands du grandduché constituèrent peu à peu des communautés de migrants, certes de petite taille,
mais fortement structurées, toujours reliées à leur village d’origine ; ils étaient traditionnellement cochers, palefreniers, domestiques.
Mais le flux ancien et le plus constant de travailleurs immigrés est lié au travail
agricole et à l’affouage. Profitant des différences climatiques, les cultivateurs de la
vallée de la Semoy partaient couramment moissonner en France dans la région de
Sedan en attendant que leurs propres récoltes soient mûres. Ces mouvements
saisonniers, sans cesse répétés, creusèrent les sillons des migrations définitives
lorsque le développement des activités manufacturières attira une main-d’œuvre
croissante, autant masculine que féminine. Plus spécifique encore fut le mouvement des bûcherons venus, avec leurs familles, des cantons belges de Gedinne et
de Bouillon. D’abord saisonnières, ces migrations s’étendirent peu à peu aux forêts
champenoises, picardes et lorraines, et constituèrent une véritable spécialisation.
Dans le sillage des guerres
Les occupations militaires successives ont également déversé, au cours de cette
période, un flot incessant de troupes prussiennes, allemandes, autrichiennes,
espagnoles et russes. Ces soldats étaient accompagnés de toute une population de
marchands, fournisseurs, cuisiniers ou cantinières qui assuraient l’intendance et,
au gré des flux et reflux des campagnes, s’installaient dans la région. Après l’insurrection de 1830, s’y ajoute un nombre significatif de réfugiés polonais, puis
espagnols à la fin de la première guerre carliste (1833-1840). On voit ainsi se
dessiner des réseaux souterrains qui ne s’expliquent pas seulement par la proximité géographique ou des infiltrations de voisinage, mais traduisent aussi l’existence
de contacts plus anciens avec les soldats perdus de la fin de l’empire.
Un accueil distinct selon le statut social du migrant
Cependant, les mondes clos des villes anciennes se défendaient de ces “invasions”
de forains, quelles que fussent leurs origines ; les municipalités assimilaient ainsi
volontiers dans leurs comptages les migrants et les “pauvres” ou “indigents” ayant
tous en commun le déracinement.
I hommes & migrations n° 1278
Mais cette sélection est plus sociale que “nationale”, comme en témoigne l’accueil
favorable fait par certaines cités aux officiers ou négociants étrangers, alors que les
ruraux, venus des campagnes voisines pour chercher fortune, y sont, dans tous les sens
du terme, “étrangers”. Il ne s’agit pas simplement de niveau de richesse – même si,
au cours de cette période, pauvreté et misère
commencent à se confondre dans les esprits –,
Ces mouvements
mais bien plus de confrontation identitaire
saisonniers, sans cesse
répétés, creusèrent les
entre des masses indifférenciées de population,
sillons
des migrations
sans nom et sans passé, que la guerre ou les crises
définitives lorsque le
de subsistance ont jeté sur les routes et des comdéveloppement des
munautés organiques urbaines ou villageoises.
activités manufacturières
Ces dernières craignaient l’arrivée de troupes
attira une main-d’œuvre
trop nombreuses et sans ressources qui
croissante, autant
risquaient d’aggraver la criminalité, mais voymasculine que féminine.
aient d’un œil favorable l’implantation d’illustres voyageurs de passage bénéficiant de relations extérieures toujours utiles au commerce. Elles s’opposent en cela aux autorités nationales et à leurs représentants
préfectoraux, plus soucieux de sécurité et de contrôle des déplacements. Dans ce cadre,
la silhouette de l’étranger va peu à peu émerger de l’évolution des nomenclatures.
Une forte capacité d’absorption régionale
Le recensement de 1851 intègre pour la première fois la catégorie des étrangers à sa
nomenclature ; ils sont estimés à environ 1 % de la population totale. Leur proportion
ne cessera de s’accroître au fur et à mesure des recensements suivants et la démarche
s’accompagne des premières inquiétudes concernant la vitalité démographique de la
population française : la baisse de la natalité est déjà perceptible et d’autant plus sensible que les pays voisins et rivaux voient s’accroître la leur. Entre 1851 et 1881,
37 départements, dont la Marne et l’Aube, enregistrent une baisse de leur population.
Les Ardennes tranchent avec le double apport d’un excédent naturel et d’une immigration forte mais l’équilibre, là aussi, paraît fragile, car le département est également
touché par une forte émigration, et le solde migratoire est en équilibre instable.
Les relations de voisinage se trouvent confirmées, dès 1851, par l’analyse des nationalités représentées : les Belges fournissent les plus gros contingents et s’étendent
précocement jusqu’au département de l’Aube ; les Allemands viennent tout de
suite après et se répartissent dans l’ensemble de la région ; Italiens et Slaves complètent les principaux effectifs locaux. Les recensements suivants confirment un
mouvement général de dispersion et d’absorption locale, dont il reste à comprendre les modalités et les mécanismes.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les sources officielles ne permettent pas d’isoler les facteurs déterminants de l’intégration des migrants aux sociétés locales. Il faut opérer une lecture en creux des
phénomènes en distinguant deux modalités différentes et parfois cumulées : celle qui
se concrétise dans les alliances matrimoniales et celle qui s’opère par l’embauche et le
travail. Les fortes variations d’une période à l’autre des taux de nuptialité des populations suggèrent en effet l’existence de vagues d’assimilation périodiques régulières
alors que, dans le même temps, le développement des activités industrielles, et plus
particulièrement du textile et de la métallurgie, accroît les besoins en travailleurs.
Nouvelle géographie de l’emploi
Une nouvelle géographie de l’emploi se dessine peu à peu, entre 1860 et 1865, avec
l’ouverture du marché français à la concurrence britannique. La spécialisation de
Troyes autour de l’activité textile se trouve confirmée, la métallurgie et les ardoisières
ardennaises continuent de drainer une part importante de population active où se
mêlent indistinctement les ouvriers locaux et frontaliers. Mais le cas le plus intéressant pour notre propos est celui de la Marne où la crise de l’industrie textile a entraîné
des reconversions majeures. Le négoce de vin de Champagne est devenu l’activité la
plus lucrative, entraînant dans son
sillage une série d’industries complémentaires : verreries, production de bouchons, etc. Les
étrangers, et en particulier les
Allemands, jouèrent un rôle déterminant dans cette transformation.
Les modalités de ces réseaux d’affaires sont complexes et ne peuvent se réduire à quelques sagas
familiales réussies. On peut cependant, à travers quelques exemples,
en esquisser les contours. Les
immigrés allemands sont d’origine sociale très diverse : certains,
comme les frères Mumm, sont les
héritiers de riches familles de
négociants en vin déjà propriétaires de vignobles dans la vallée
Arrivée des travailleurs chinois. Déchargement
du
Rhin, d’autres, comme Jacques
de leurs effets personnels, photographie anonyme, 1917
© Musée d'histoire contemporaine - BDIC
Bollinger, né dans le Wurtemberg,
I hommes & migrations n° 1278
viennent seuls en Champagne pour s’initier à cette production, d’autres encore sont
d’origine plus modeste. Ils ont cependant en commun leur connaissance des réseaux
de négoce et des goûts des marchés continentaux qui constituent encore le débouché
principal de ce produit avant que les pinardiers britanniques ne l’orientent vers
l’outre-mer à la fin du siècle. Ils fondèrent ainsi des entreprises nouvelles, à la fois
ouvertes sur l’étranger et fortement enracinées dans leur terroir, sans pour autant
renoncer à leur identité d’origine. Ces exemples sont loin d’être anecdotiques : ils
illustrent un processus discret mais récurrent d’assimilation des populations
étrangères dans la région. Celui-ci fut cependant remis en cause, à la fin du XIXe siècle, par les mutations socio-économiques locales et le développement du nationalisme français.
Entre “pays” et nation : l’exacerbation
des tensions (1889-1945)
L’évolution démographique en France, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
accéléra les évolutions précédentes. La baisse de l’accroissement naturel dans un
contexte de rivalité économique et territoriale accrue avec des pays à fort taux d’émigration, comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, alarma les autorités et suscita
un débat politique et scientifique intense sur la “dépopulation” du pays. Dans ce
contexte, l’apport des immigrés fut diversement perçu : considéré par les uns comme
un moyen d’enrayer le déclin démographique, il fit craindre à d’autres la perte de
l’identité nationale. La défaite de 1870 et les bouleversements politiques qu’elle
entraîna remirent en cause les principes d’assimilation qui avaient prévalu dans la
période d’expansion idéologique et territoriale précédente ; l’universalisme, hérité
de la Révolution française, en sortait fortement ébranlé, même chez les républicains
qui présidaient désormais aux destinées du pays. La politique de recueillement
national s’accompagnait également d’un repli identitaire.
1889-1914 : la perte des repères
La loi du 26 juin 1889, tout en simplifiant les formalités de naturalisation, établit
les principes de la nationalité en attribuant de plein droit la qualité de Français aux
personnes nées en France de parents étrangers et résidant sur le territoire national au
moment de leur majorité. Ces dispositions furent complétées par la loi militaire du
15 juillet 1889 qui inscrit sur les listes du recrutement les individus nés en France
de parents étrangers et leur attribue de fait la nationalité française s’ils ne réclament
pas leur radiation (article 11). Enfin, un décret du 2 octobre 1889 obligeait les
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
étrangers domiciliés en France à faire, en mairie, une déclaration de résidence qui
devait servir de base à leur recensement et à leur assimilation ultérieure.
Ce train de mesures modifia les dénombrements de population et suscita, dans les
régions, de nombreuses contestations. Il fallut dès lors compter à part les étrangers
résidants ayant refusé l’enrôlement et la naturalisation automatique : ainsi pris
forme peu à peu, dans les documents officiels et les statistiques, la catégorie d’immigrés. La procédure instituée suscita également de nombreuses réactions parmi la
population française et créa un malentendu durable entre les communautés locales
et les populations étrangères, accusées de ne pas participer à la défense nationale, ou
d’être des ennemis infiltrés.
La Première Guerre mondiale entraîne une réorganisation
économique et sociale
La Première Guerre mondiale marqua une rupture décisive dans l’organisation
économique et sociale de la région, pas seulement par les dévastations matérielles qu’elle
provoqua mais aussi par les changements de représentations qu’elle entraîna. L’invasion
et l’occupation d’une partie du territoire se déroulèrent dans un espace qui, depuis la
défaite de 1870, avait été chargé de repères symboliques évocateurs d’un passé glorieux.
Ainsi s’était constituée une “culture de guerre” caractérisée par la fusion entre identité
communautaire et appartenance territoriale : dans ce schéma mental, le culte du sol et
l’exaltation de la patrie transformaient tout étranger en envahisseur. Le décret du 2 avril
1917, en instaurant une carte de séjour pour les étrangers de plus de 15 ans résidant sur
le territoire national, confirme le statut particulier attribué désormais à ces personnes et
se traduit, au niveau local, par une surveillance accrue et une suspicion durable.
Les contemporains eurent tôt fait de le noter dès le recensement de 1921 : “Sur la
frontière continentale, l’afflux des étrangers tend presque partout à atténuer le dépeuplement.” Ce ne fut sans doute pas le seul facteur, mais sans doute un des premiers
à participer à cet effort de reconstruction. Alors que les populations de chacun des
départements enregistraient des diminutions de 5,5 à 16 % par rapport à leur effectif de 1911, le nombre d’immigrés avait considérablement augmenté et, fait nouveau, c’est dans l’Aube et la Haute-Marne que le mouvement était le plus marqué.
Le flux migratoire amena, au lendemain de la guerre, une population active importante concentrée majoritairement dans les Ardennes et la Marne, mais l’Aube et la
Haute-Marne bénéficièrent, entre 1921 et 1926, d’un très fort accroissement de ses
effectifs (+ 195 % et + 78 %).
L’origine de ces populations se modifie également progressivement : si les frontaliers belges constituent encore les plus gros contingents d’actifs pour les Ardennes,
ils sont peu à peu supplantés par les Italiens dans le reste de la région et par les
I hommes & migrations n° 1278
Polonais dans l’Aube. Une esquisse de spécialisation professionnelle apparaît
également : les Italiens et les Espagnols dans les métiers du bâtiment et dans la
métallurgie, les Belges et les Polonais dans le secteur primaire ; mais il n’y a rien
de figé et d’un département à l’autre la répartition se modifie. Il faut noter cependant la prédominance des emplois manuels pénibles et peu rémunérés bien
qu’essentiels à la reconstruction de la région.
Crises et tensions communautaires
Au lendemain du conflit, les besoins liés à la reconstruction et à la remise en culture
des régions dévastées étaient tels que les pouvoirs publics reprirent à leur compte les
pratiques déjà utilisées antérieurement par les maîtres de forges et les industriels :
recrutements collectifs et déplacement de la main-d’œuvre en fonction des besoins,
contrats à terme et installation sur les lieux même d’activités dans des camps ou des
villages désaffectés. Les étrangers constituaient ainsi des îlots de peuplement compacts séparés des populations locales. Les conventions d’émigration de main-d’œuvre,
passées avec les pays alliés (Pologne, Italie, Belgique notamment), donnèrent bientôt
un caractère de masse aux opérations de recrutement.
L’aspect collectif et dirigé de cette immigration dessina durablement la perception des phénomènes migratoires tout en les rendant désormais très dépendants
des tensions internationales et des variations de conjonctures. Chaque crise
économique (1921, 1927, 1932-1934) provoqua une restriction drastique des
entrées de cette main-d’œuvre. L’afflux de réfugiés politiques – Arméniens, Juifs
allemands puis républicains espagnols – ajouta également à ce tableau une catégorie nouvelle : celle des apatrides plus particulièrement surveillés.
À partir de 1931, la crise économique aggrava la situation et amena les députés
socialistes à proposer des mesures de limitation du nombre des étrangers afin de
lutter contre le chômage. Une loi fut votée, le 10 août 1932, permettant la fixation
de quotas d’étrangers dans les entreprises mais, en dépit de fortes pressions
régionales, elles furent peu utilisées dans les entreprises métallurgiques ardennaises. En 1936, la mobilisation parut un temps réunir les ouvriers dans un même
élan, comme en témoigne l’accroissement de l’engagement syndical chez les
étrangers, mais la susceptibilité des populations locales fut cependant de nouveau
exacerbée à la suite de la remilitarisation de la Rhénanie.
Stigmatisation des populations étrangères
Dans ce climat de guerre, tous les étrangers furent assimilés à des ennemis de l’intérieur, certains étant plus particulièrement stigmatisés, comme les Polonais, traités
de “Boches”. Les modalités particulières de leur immigration ainsi que la condition
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
sociale que leur travail leur offrait n’avaient pas favorisé leur insertion. Eux-mêmes
n’imaginaient pas une installation définitive et une première vague de rapatriements
volontaires ou forcés s’était déroulée au début des années 1930. Certains étaient
revenus. Cependant, les demandes de naturalisation étaient rares, les mariages mixtes
aussi. Comme dans les départements du Nord, ils avaient constitué localement des
“petites Polognes” avec leurs sokols (associations sportives), leurs aumôniers et leurs
instituteurs. Mais ceux qui avaient échappé à la vague de départs de 1935 n’espéraient
plus pouvoir rentrer en Pologne à cause des menaces internationales.
L’autre population désignée à la vindicte publique ordinaire à cette époque était,
dans la région comme ailleurs, la communauté italienne. Bien qu’elle fût plus
engagée que les Polonais sur la voie de l’intégration avec un nombre important de
naturalisations et de mariages mixtes ainsi qu’un certain nombre de réussites
économiques comme patrons d’entreprises du bâtiment ou des travaux publics, les
liens de certains d’entre eux avec le fascisme les rendirent suspects. Leurs associations étaient étroitement surveillées localement. La Seconde Guerre mondiale
marqua la fin du lent processus d’incorporation des étrangers. Les modalités d’absorption des populations immigrées propres à la région ne fonctionnaient plus.
Ici, comme dans le reste du pays, la question de la nationalité était devenue la
pierre d’achoppement de toute recomposition sociale.
Assimilation et intégration
depuis 1945
À la Libération, l’apport de main-d’œuvre extérieure était indispensable pour
compenser le vieillissement démographique de la population française lié aux
classes creuses de la génération précédente et assurer la reconstruction
économique du pays. Les pouvoirs publics reprirent alors, en l’amplifiant, le système de recrutement et de contrôle inauguré avant guerre. L’ordonnance du
2 novembre 1945, réglementant l’entrée et le séjour des étrangers en France, donnait à l’État le monopole de l’introduction de la main-d’œuvre étrangère dans le
pays et faisait de l’Office national d’immigration (Oni), nouvellement constitué,
l’instrument unique de la politique d’immigration.
Survie et intégration
En Champagne-Ardenne, le déclin démographique de la période antérieure semble, dans un premier temps, enrayé. Mais alors que l’immigration connut, en
France, des proportions sans précédent (+ 16,87 %), son niveau marquait l’étiage à
I hommes & migrations n° 1278
l’échelle régionale (- 8,65 %). Lors du sondage au 1/20 réalisé en 1962, le nombre
des étrangers était en diminution dans les quatre départements, avec cependant
une dépression plus nette pour les Ardennes et l’Aube. Comme dans les autres
régions industrielles voisines, l’organisation de l’immigration s’était entièrement
structurée autour de l’emploi et du travail. L’immigré était perçu exclusivement
comme un producteur et seule cette fonction légitimait désormais sa présence
dans la société d’accueil. Aussi, rien ne fut fait pour le sédentariser ou l’intégrer.
Les immigrés eux-mêmes associaient ce fonctionnement à leur destin tout en luttant de toutes leurs forces pour en arrêter l’implacable mécanique.
Résumé d’une vie d’immigrés sardes
Ignacio et Antonina, tous deux originaires de Sardaigne, racontent : lui est arrivé en
France en 1956, incité par une “commission de Français” venue chercher des ouvriers
qualifiés. Le travail est son leitmotiv et sa fierté : après avoir été embauché à l’usine
Citroën à Paris puis être allé travailler en Allemagne dans les mines, il reprend son
métier de maçon à Reims en 1963. “Nous les Italiens on était bien intégrés.” Il ne se
fait pas d’illusions sur les fonctions que la société
d’accueil lui attribue dans les secteurs délaissés par
les nationaux : “On gagnait plus dans le bâtiment,
“Mon cœur il est
et le Français, le froid, il aime pas tellement.”
toujours italien,
mais on se sent plus
En fait, sa principale victoire est d’avoir pu faire
en sécurité maintenant
venir sa femme, Antonina : “Après, j’ai trouvé une
qu’on est français”,
chambre pour nous… pour qu’on soit tout le
Antonina.
temps ensemble.” Elle fait immédiatement écho à
son récit et énumère la suite de lieux, d’hôtels
familiaux et de HLM qui les ont abrités avant “d’acheter la maison” en 1973, à
Cormontreuil. “Toute notre vie elle est ici”, dit Antonina. “On s’est bien intégré, on
a eu quatre enfants, on vit dans notre petite maison.” Voilà une vie résumée. Ils sont
loin d’être les seuls à avoir infléchi le pendule migratoire qui devait les ramener au
“pays” après une vie de labeur. Cependant, ce qui les retint définitivement, comme
bien d’autres, fut moins un projet ou une volonté d’implantation que l’entropie propre à l’immigration au cours de cette période. Car à côté du travail qui absorbait
toute leur énergie, les normes et les cadres sociaux des communautés au sein
desquelles ils vivaient s’imposaient à eux à travers l’école, les médias et les modes de
consommation.
“Il est venu une dame de l’assistance sociale et elle m’a dit : ‘Il faudra parler français
à votre enfant…’ quand j’étais enceinte de mon premier enfant, en 1958-1959.” La
faille est soudainement mise à jour trop directement pour ne pas susciter l’interven-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
tion d’Ignacio : “On parlait français aux enfants, pour nous, pour apprendre.” Tout
en s’excusant ainsi, il le regrette aussitôt : “On nous a conseillés mal… On aurait dû
leur parler en premier en italien, parce que le français, ils l’auraient appris à l’école.”
C’est ainsi que les enfants naturalisèrent leurs parents. “La nationalité, on l’a
demandée quand mon fils aîné il allait avoir 18 ans. Du fait que les enfants étaient
déjà français, on est ensemble avec les enfants, on veut pas être expulsés.” Cette
expression reprend à elle seule toute l’évolution de la nationalité conçue comme
appartenance à un territoire (une patrie) plus que comme référence identitaire :
“Mon cœur il est toujours italien, mais on se sent plus en sécurité maintenant qu’on
est français”, résume Antonina.
Le scénario dut se reproduire plus d’une fois au sein de ces vagues d’immigrants
qui s’implantèrent dans la région au cours de cette période. Les Italiens furent en
effet suivis par les Algériens, puis par les Portugais au début des années 1970.
Reflux de l’immigration et changement
de nature
Les mécanismes migratoires, instaurés avant-guerre et recomposés à la Libération,
allaient atteindre, dans les années 1970, leurs limites. Les crises économiques successives entraînèrent une désorganisation durable des secteurs industriels en
Champagne-Ardenne, touchant plus particulièrement les activités anciennes
comme la sidérurgie, la fonderie, la métallurgie ou le textile-habillement. Entre
1975 et 1982, les Ardennes perdirent ainsi 21 % d’emplois industriels, l’Aube et la
Marne respectivement 10 et 12 %. Il en résulta une redistribution progressive des
bassins d’emplois et, par voie de conséquence, du peuplement régional : les contrastes de densités et de dynamisme démographique s’accentuèrent. Apparut alors une
tendance forte et durable à l’émigration de la population active, en particulier des
plus jeunes vers l’agglomération parisienne.
Cependant, le déclin démographique local fut en partie compensé par les communautés immigrées, non par augmentation des flux mais par insertion et
regroupement familial des populations étrangères résidantes. Les étrangers sont
désormais faiblement implantés dans la région : alors qu’ils représentaient 7,12 %
de la population totale dans les années 1980, ils ne constituent plus que 5,57 % des
effectifs au recensement de 1999. Ils sont essentiellement regroupés dans l’Aube
(6,1 % de la population) et les Ardennes.
La diminution est encore plus marquée si on prend en compte exclusivement la
population définie comme immigrée. Car, dans le même temps, les transformations des politiques migratoires avaient recomposé les définitions et les nomenclatures caractérisant cet état. Les mesures prises en 1974 pour contrôler les flux
I hommes & migrations n° 1278
migratoires mirent fin à la régularisation a posteriori des entrées qui avaient prévalu
depuis la guerre. Il s’agit d’un véritable tournant qui, en suspendant l’immigration,
consolide la situation des immigrés déjà installés dans la région et banalise leur
situation sociale et professionnelle. Les mesures de rapprochement familial prises
en complément et concernant majoritairement les familles maghrébines modifièrent
totalement la structure par âge et par sexe de ces populations.
Car, dans cet ensemble, les “Nord-Africains”, pour reprendre le vocable administratif de l’époque, constituaient une catégorie à part. Dès le départ, l’immigration
de travailleurs algériens avait été organisée sur la base de l’exception au droit commun relatif aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France (loi du
20 septembre 1947). Ces principes orientaient la gestion de cette immigration
vers une politique d’assimilation. Mais la guerre d’Algérie avait aggravé les conditions d’emploi et de résidence de ces travailleurs en généralisant la suspicion qui
les entourait. Dès lors se pose le problème de l’insertion et du rôle dans la société
française.
Les nouvelles modalités d’acquisition
de la nationalité française
L’évolution des modalités d’acquisition de la nationalité accompagna avec
quelque retard ces mutations sociales et culturelles. Dès 1973, au moment même
où l’immigration d’Afrique du Nord et d’Afrique occidentale fut considérablement restreinte, une loi accordait des droits spécifiques aux personnes originaires
de l’ancienne Union française : la nationalité française fut automatiquement
attribuée à leurs enfants nés en France. Le principe d’acquisition de la nationalité
en fonction du jus soli devait s’étendre à l’ensemble des populations immigrées
dans les années 1990. Entre 1993 et 1998, les principes d’acquisition par filiation
(au moins un des parents français) et par résidence (au moins un des parents nés en
France) furent recomposés dans la loi du 16 mars 1998 relative à la nationalité qui
entérine la distinction entre étrangers et immigrés.
Immigré un jour, immigré toujours
Il en résulte une situation ambiguë que les intéressés eux-mêmes perçoivent : un
immigré peut désormais devenir français par acquisition en vertu du principe de
résidence, ses enfants nés en France sont français ; cependant il fait partie, sa vie
durant, des immigrés ; or cette population n’est pas seulement une catégorie statistique mais elle constitue une représentation sociale chargée de tout un passé
d’exclusion et de marginalisation. Dans ce contexte, les enjeux identitaires sont au
centre des processus d’intégration régionaux.
■
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La Franche-Comté
Carrefour de multiples influences
Par Janine Ponty,
historienne, professeure honoraire, université de Franche-Comté
et Laure Hin,
sociologue, association Les Médianautes.
L’Abbaye Chays “Le Marabout” au milieu des Algériens dans le Tour Carrée, 1952
© Jean Bévalot, ville de Besançon
De par la proportion d’étrangers et leurs origines géographiques,
l’immigration en Franche-Comté a suivi la tendance nationale, avec quelques
particularités locales. Il s’agit néanmoins d’une immigration principalement
économique – les réfugiés espagnols y ont d’ailleurs été très mal
accueillis –, la région ayant fait largement appel à la main-d’œuvre étrangère,
et lui étant d’ailleurs tributaire dans de nombreux secteurs d’activité.
I hommes & migrations n° 1278
La Franche-Comté est une région frontalière. Et un espace devenu français par étapes. L’opération principale se déroula sous Louis XIV, la dernière, le rattachement
de Montbéliard, survint en 1793. En outre, le Territoire de Belfort lui fut adjoint
après la défaite de 1871 et la perte de l’Alsace devenue allemande, à l’exception toutefois d’une partie de l’arrondissement d’Altkirch laissée à la France, celle située
autour de la ville de Belfort où les soldats de Denfert-Rochereau avaient offert une
forte résistance à l’envahisseur. D’abord simple “territoire”, ce bout d’Alsace obtint
en 1922 le statut de département. Ainsi, la région de Franche-Comté comprendelle quatre départements : le Doubs, qui jouxte la frontière suisse, le Jura, la HauteSaône et le Territoire de Belfort.
Il s’agit d’une région de petite taille, ne couvrant que 3,4 % de la surface du pays. Peu
peuplée – y vit à peine 2 % de la population française et étrangère – avec une tendance
à la décrue : 2,36 % au recensement de 1901, 1,91 % à celui de 1999. Moyennes trompeuses, car la répartition est particulièrement déséquilibrée : en 1999, le Doubs, qui
comptait 95 habitants par kilomètre carré, et le Territoire de Belfort, 225, possèdent des
zones industrielles avides de main-d’œuvre, tandis que le Jura (50 hab. par km2 en 1999)
et la Haute-Saône (43 à la même date) restent
globalement moins attractifs, malgré quelques
La consultation
isolats industriels rassemblant de plus fortes
des listes nominatives
densités humaines sur un étroit périmètre.
des recensements
Si nous consultons la littérature régionale, si
montre une présence
nous interrogeons l’homme de la rue, l’immassive de patronymes
pression prévaut de Comtois vivant sur place
italiens, polonais,
depuis la nuit des temps. La population
espagnols et
de noms à consonance
actuelle descendrait des héroïques combatgermanique.
tants décrits dans les romans de Bernard
Clavel et l’immigration ne serait qu’un phénomène récent. Or ce discours ne résiste pas à l’examen. La guerre de Dix Ans, particulièrement meurtrière, causa la mort de plus de la moitié des habitants. Il fallut
bien repeupler. Pour 215 000 âmes en 1657, on comptait déjà 50 000 étrangers,
Suisses, Savoyards, Français venus des provinces voisines et étrangers dans la mesure
où la Franche-Comté n’était pas encore incluse dans le royaume. La consultation des
listes nominatives des recensements montre une présence massive de patronymes
italiens, polonais, espagnols et de noms à consonance germanique. Finalement, les
tendances régionales se rapprochent des tendances nationales : même lointain passé,
même proportion d’étrangers par rapport à la population totale et même diversité
des nationalités. Par conséquent, une région typique et non pas en marge(1). Cette
observation est toutefois à affiner par l’analyse des conditions locales.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Des pôles anciens d’activité
attirèrent une main-d’œuvre étrangère
de voisinage
Le rôle des migrants suisses dans le développement
de l’industrie horlogère
C’est à quelques précurseurs suisses que la région doit la naissance de l’industrie
horlogère. En 1793 et 1794, des réfugiés genevois, sous l’impulsion de l’un d’entre eux, Laurent Mégevand, introduisirent cette activité à Besançon, devenue
depuis la capitale française de l’horlogerie, pour une bonne part grâce à l’afflux de
la main-d’œuvre helvétique originaire du Locle, juste de l’autre côté de la frontière. Sous la Révolution, les Suisses représentaient 6 % de la population bisontine
et, en 1846, près de 9 %(2).
La métallurgie, elle aussi redevable aux étrangers
La forge de Fraisans, par exemple, attira des immigrés dès le milieu du XIXe siècle. Le
registre d’immatriculation des étrangers de la commune, déposé aux Archives départementales du Jura, donne une liste précise de ceux-ci de 1893 à 1921, avec leur état
civil, nationalité, situation de famille, date d’arrivée et la profession qu’ils entendaient exercer. Après les Italiens (près de 40 en 1905), venaient les Suisses, puis les
Allemands, une dizaine de Belges, quelques Autrichiens, Espagnols et
Luxembourgeois. Les Suisses pratiquaient les métiers d’ajusteur, de forgeron, de
chauffeur mécanicien ou de menuisier, les Allemands étaient ferblantiers, monteurs… Pour loger les arrivants, la Société des Forges fit construire des bâtiments de
65 mètres de long, alignés trois par trois, considérés par les contemporains comme des
modèles de cités ouvrières. Plus de 200 familles disposaient d’appartements de deux
pièces avec une entrée ouvrant sur la rue et une autre sur les jardins individuels. Louis
Reybaud, chargé par l’Académie des Sciences morales et politiques de visiter les principales usines de France, fit sur Fraisans un rapport élogieux, non dénué de considérations paternalistes : “Une population d’ouvriers bien administrée, un bourg soumis
à un régime qui aide aux bons instincts et contient les mauvais…(3)
L’exploitation forestière, un secteur demandeur
de main-d’œuvre étrangère
La Franche-Comté est une des principales régions forestières françaises avec une
production centrée sur le bois d’œuvre utilisé pour la construction, l’ameublement,
la fabrication d’instruments de musique et de pipes à Saint-Claude. Or, en 1901, le
Syndicat des marchands de bois du Jura alerta le Conseil général des difficultés de
I hommes & migrations n° 1278
recrutement de la main-d’œuvre : “Les ouvriers, bûcherons ou charbonniers, se
font de plus en plus rares ; ils se dirigent vers d’autres professions […]. Il faut obligatoirement faire venir des Piémontais, gens généralement tranquilles, mais qui
emportent chaque automne en Italie des sommes importantes qu’il serait bien préférable de voir rester en France. Dans les coupes difficiles (versants rocheux …), le
Piémontais est indispensable : lui seul, grâce à la modicité de ses exigences, permet
d’exploiter ces coupes. Sans lui, les frais d’exploitation dépasseraient la valeur des
bois et ils ne trouveraient pas d’acquéreurs(4)”. Même son de cloche de la part des
exploitants du Doubs qui écrivirent en 1903 au Conseil général de leur département afin de lever les limitations d’embauche de bûcherons étrangers(5).
Des usines suisses s’installèrent à Pontarlier avec
leur main-d’œuvre helvétique qualifiée
En réponse à des mesures protectionnistes prises entre 1873 et 1895 par les États
européens, des industriels suisses ont déplacé leurs usines vers Pontarlier afin d’atteindre le marché français. Ainsi, la fabrique de tricots Husi, en 1875, la firme de
moteurs Zedel, en 1915, la fromagerie Gerber qui produisait de la crème de
gruyère et, en 1918, la société Peter-Cailler-Kohler avec sa chocolaterie. L’absence
de tradition industrielle sur place, donc de main-d’œuvre qualifiée, amena les
entrepreneurs suisses à faire venir des compatriotes qui assurèrent la production.
En outre, la prohibition de l’absinthe, décrétée dans la Confédération helvétique
en 1910, fit de Pontarlier la “capitale mondiale de l’absinthe” ; c’était l’aboutissement d’un mouvement amorcé au tout début du XIXe siècle : en 1805, la distillerie
Pernod Fils était venue s’installer à Pontarlier. De 1871 à 1906, le nombre de distilleries établies en ville passa de cinq à vingt-cinq(6).
Une immigration de voisinage
Au recensement de 1901, sur près d’un million d’habitants la Franche-Comté totalisait 27 248 étrangers, dont 11 779 femmes. Cela ne correspond donc pas à l’image
convenue d’hommes venus seuls. Déjà, des familles pourvues d’enfants vivaient et
travaillaient dans la région. Par nationalité, les Suisses venaient en tête (43 %), suivis des Allemands (33 %), puis des Italiens (près de 20 %). Une répartition cohérente,
étant donné la position géographique de la région. Il s’agissait pour l’essentiel d’une
immigration de voisinage. Les Italiens arrivaient surtout du Piémont et ceux
comptés comme Allemands étaient souvent des Alsaciens n’ayant pas exercé leur
droit d’option dans les délais imposés par le traité de paix de 1871. La FrancheComté, parce qu’elle n’est pas éloignée de leur région d’origine, accueillit beaucoup
d’Alsaciens, de nationalité française ou non.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
C’est le Territoire de Belfort qui bénéficia le plus de la venue des natifs d’Alsace.
On peut dater du traité de Francfort l’essor de la ville de Belfort. Elle passa de
8 030 à 39 400 habitants entre 1871 et 1911. Cette année-là, les étrangers représentaient 10,63 % de la population du département, une proportion inouïe,
atteinte seulement à la même date par six départements français(7). L’urbanisme se
transforma avec des immeubles neufs, des rues nouvelles, des activités nouvelles
(textiles en particulier). Ce qui n’alla pas sans heurts avec les anciens habitants qui
traitaient souvent de “Boches” les Alsaciens, même ceux qui n’étaient pas des ressortissants allemands. La lecture des journaux belfortains, surtout avant les
échéances électorales, tend à prouver que l’intégration ne fut pas chose aisée. Les
Alsaciens de confession juive furent particulièrement stigmatisés.
L’essor numérique
de l’entre-deux-guerres
Conventions d’immigration et recrutement collectif
Le particularisme comtois en matière d’appel à la main-d’œuvre étrangère tendit
alors à s’effacer au profit d’un système migratoire identique à celui pratiqué sur
l’ensemble du territoire français. Au lendemain de la Grande Guerre, conscient
des déficits que les pertes humaines sur les champs de bataille n’avaient fait qu’aggraver, l’État signa des conventions d’immigration avec des pays européens qui
venaient de retrouver leur souveraineté, comme la Pologne, la Tchécoslovaquie
ou des puissances alliées comme l’Italie. Principe commun à tous ces accords : un
contrat de travail initial d’un an et la garantie de l’égalité des salaires avec les
Français. S’ensuivit un système de recrutement collectif avec sélection médicale
sur les lieux de départ (sauf pour l’Italie, qui refusa cette clause) et une destination
finale tributaire des besoins exprimés par les employeurs. C’est donc le hasard de
la demande de main-d’œuvre qui dirigea des Polonais vers la Franche-Comté, aux
usines Solvay de Dole-Tavaux, aux forges d’Audincourt, aux houillères de
Ronchamp et dans quantité de petites exploitations agricoles qui recherchaient
un “homme à toute main” ou une bonne de ferme.
Les Polonais dans les houillères de Ronchamp
En avril 1919, pour pallier le manque de bras, l’entreprise commença par accepter
200 manœuvres chinois, récemment démobilisés. Leur inaptitude à la besogne et,
par là même, leur très faible rendement étaient si manifestes que le syndicat des
mineurs lança une grève de quatre jours. Au terme de négociations avec la direc-
I hommes & migrations n° 1278
tion, il fut entendu que l’on allait tenter un nouvel essai, à la condition “que les
coloniaux ne [soient] rétribués qu’autant qu’ils produisent, qu’ils [soient] munis
d’un quart individuel, qu’il [soit] veillé à ce qu’ils prennent tous soins utiles de propreté corporelle” : les Chinois assimilés à des “coloniaux”, voilà qui mérite d’être
relevé ! Environ 130 d’entre eux demeurèrent, mais la direction sollicita du
Comité central des houillères de France, puissant syndicat patronal, l’envoi d’ouvriers plus performants. C’est ainsi qu’arrivèrent, début 1920, les premiers
Polonais. Sélectionnés, certes, sur le plan médical, la plupart venaient de la campagne et eux non plus ne connaissaient rien au métier. Ronchamp fit alors appel
à d’autres Polonais formés dans les mines
allemandes de la Ruhr, donc déjà mineurs
Ronchamp fit alors
expérimentés. Fin 1924, sur 972 travailleurs
appel à d’autres Polonais
du fond, 403 étaient polonais. En janvier
formés dans les mines
1931, leur chiffre atteignit 450. Une “petite
allemandes de la Ruhr,
Pologne” était née(8).
donc déjà mineurs
Ronchamp ne constitue pas une exception. Il
expérimentés.
en fut de même dans tous les sites miniers
français, en particulier les mines de charbon
et de potasse, à un moindre degré dans celles de fer plus majoritairement italiennes. Car le Comité central des houillères de France veilla d’abord à combler les
vides dans sa profession. En outre, la bonne réputation des mineurs polonais de la
Ruhr joua en faveur de leurs compatriotes(9).
Les listes nominatives des recensements conservées aux Archives départementales
de Haute-Saône, les registres d’état civil, ainsi que les dossiers des écoles de la commune permettent de reconstituer des itinéraires individuels. La mobilité était très
forte au cours des années 1920 où régnait le plein-emploi. Nombreux furent les
Polonais qui, une fois leur année de contrat honorée, quittèrent Ronchamp soit
pour aller travailler ailleurs en Franche-Comté, soit pour rejoindre le Nord-Pasde-Calais où ils savaient leurs compatriotes encore plus nombreux. Tel Polonais,
entré en France en 1923 muni d’un contrat de travail de mineur de fond et affecté
à Ronchamp gagna ensuite Quiévrechain (Nord), puis l’Alsace à Ensisheim dans
les mines de potasse, fit étape à Colmar et revint en Franche-Comté en 1932, cette
fois dans le Doubs, à Audincourt, où il s’installa définitivement(10). D’autres, au
contraire, se sont enracinés et ont fait souche à Ronchamp. Isolés dans un environnement rural, ils n’en ont pas moins développé un réseau associatif, à l’instar
des Polonais d’autres cités minières. Cette vitalité a survécu à la fermeture de la
mine en 1958. Ronchamp porte encore de nos jours la marque de cette immigration : jumelage, échanges d’équipes sportives, fêtes franco-polonaises.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
L’agriculture, autre secteur demandeur de main-d’œuvre étrangère
L’abondance des herbages, notamment sur les plateaux du Jura, prédisposait la région
à l’élevage bovin. La spécialité laitière et fromagère l’emporte en Franche-Comté. En
1929, rien que dans le département du Doubs, on comptait 23 891 exploitations agricoles, lesquelles employaient 5 909 salariés, dont 1 169 étrangers, surtout de nationalité polonaise ou tchécoslovaque. À la différence de l’industrie qui stoppa le recrutement d’étrangers pendant la crise des années 1930, l’agriculture continua d’y recourir.
Un rapport du Conseil général du Doubs daté de 1934 mettait l’accent sur le fait que
“les cultivateurs [du] département ont besoin, surtout pour la traite et les travaux d’intérieur de la ferme, de main-d’œuvre étrangère”. Nombre de ces ouvriers agricoles
étaient des ouvrières, souvent de très jeunes filles qui supportaient mal leur isolement
matériel et moral. Depuis 1928, le gouvernement de Varsovie avait obtenu que dans
chaque département français fût créé un Comité d’aide et d’assistance aux femmes
étrangères(11). Celui du Doubs existait bien, mais son fonctionnement laissait à désirer.
Les Italiens, une immigration bien intégrée
Les étrangers de nationalité italienne étaient largement majoritaires avec, en 1931,
20 560 personnes recensées, soit plus de 40 % du total : 9 250 dans le Doubs, 5 270
dans le Jura, 3 700 dans le Territoire de Belfort, 2 340 en Haute-Saône. Comme
avant 1914, ils venaient essentiellement du nord du pays, traversant souvent les
Alpes à pied. Ils pratiquaient des métiers variés : bûcherons dans la forêt de
Mouthe(12), ouvriers dans le Territoire de Belfort ou le Pays de Montbéliard (usines
automobiles Peugeot à Sochaux, forges d’Audincourt, entreprise Japy), maçons
dans le Haut-Doubs(13), artisans chez les fabricants de pipes à Saint-Claude, commerçants à Pontarlier. Certains entrés aux houillères de Ronchamp, forts de leurs
compétences de maçons, aspiraient à monter un jour leur entreprise. Même s’ils
aimaient se retrouver entre eux, les épousailles avec une jeune Française étaient
moins rares que chez les Polonais. Et si certains rentrèrent en Italie mussolinienne,
ce qui relativise l’idée selon laquelle ils avaient fui le fascisme, d’autres déclarèrent
français leurs enfants à la naissance et se firent naturaliser dès que possible.
Les réfugiés espagnols : “Pas de ça chez nous !”
Fort peu nombreux en Franche-Comté avant le coup d’État franquiste et la guerre
civile, les réfugiés espagnols commencèrent à arriver en 1937. Conformément à une
circulaire ministérielle du 7 mai, il fallait les répartir dans 45 départements situés
au nord de la Garonne, le plus loin possible des Pyrénées. Cette première vague comprenait exclusivement des femmes et des enfants, originaires du Pays basque où les
combats faisaient rage. Pour les loger, le préfet du Jura fit appel aux maires des villa-
I hommes & migrations n° 1278
ges de son département afin qu’ils lui indiquent les logements libres. Les réponses
négatives l’emportèrent très largement et le ton des réponses révélait la peur
qu’inspiraient ces étrangers(14). La presse régionale de l’époque contient quelques
morceaux d’anthologie. La Croix franc-comtoise du 6 septembre 1936 déclara : “La
France va encore accueillir tous les voyous d’Espagne, comme elle a déjà recueilli la
racaille allemande et italienne.” Lors de la défaite finale du camp républicain et de
l’arrivée de 500 000 Espagnols à la frontière pyrénéenne, La République de l’Est du
4 février 1939 écrivit : “Pas de ça chez nous !” Précisons que la région votait fortement à droite, avec un record dans le Doubs où, sur cinq sièges à pourvoir, aucun
candidat se recommandant du Front populaire ne fut élu à la Chambre des députés
en 1936. Les syndicats et les partis de gauche, minoritaires mais non pas inexistants,
tentèrent d’aider les réfugiés. À Besançon, ils les secoururent dans les locaux de la
Maison du Peuple, rue Battant, avant qu’ils ne soient parqués avec leurs familles
dans des camps d’internement, à Salins et à Pontarlier.
L’immigration en Franche-Comté,
reflet de l’immigration au niveau national
Des immigrants se réclamant de nationalités très variées passèrent par la FrancheComté ou y demeurèrent. En 1931 à Audincourt, on recensa 44 Géorgiens (apatrides ex-ressortissants soviétiques), 28 Russes, 22 Tchèques et Slovaques, 21 Hongrois,
20 Yougoslaves, une Lituanienne et un Roumain. À Besançon, des Juifs issus de
toute l’Europe centrale (141 en 1931, 195 en 1936), marchands ambulants à leurs
débuts puis petits commerçants, ouvriers dans l’horlogerie ou travailleurs de l’habillement, sauvèrent leur vie en passant en zone libre dès le début de l’Occupation,
quitte à revenir après 1945 et à faire souche sur place(15). Tant le pourcentage
d’étrangers dans la population totale (autour de 6 %) que la position dominante des
Italiens et la diversité accrue des origines géographiques correspondent aux données
françaises globales. Seule originalité persistante, le grand nombre de Suisses (deuxièmes au classement par nationalités) rappelle la situation frontalière de la région.
Les Trente Glorieuses
La Franche-Comté connut en trente ans un développement démographique
exceptionnel, avec le baby-boom et l’apport migratoire dû au besoin de maind’œuvre. Comme auparavant, l’accroissement bénéficia surtout aux zones urbaines
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et industrielles, tandis que l’espace rural fut délaissé. Les immigrants venus du
monde méditerranéen l’emportèrent sur tous les autres et contribuèrent, au fil des
années, à modifier profondément le profil de l’étranger. En 1975, les Portugais
arrivaient en tête (23 % du total), suivis de près par les Algériens (22 %). Les Italiens
reculaient à la troisième place (14 %) et les Suisses n’occupaient plus que la
septième (3,5 %), devancés par les Marocains (10%), les Yougoslaves et les
Espagnols. Le dernier trait spécifique de la région s’était effacé, la proximité de la
frontière ne jouant plus guère de rôle.
L’immigration algérienne :
un accueil plutôt froid
Quelques Algériens arrivèrent en Franche-Comté dès la Libération.
Ressortissants français, la statistique des étrangers ne les comptabilisait pas ; nous
apprenons leur présence par d’autres sources. Il s’agissait de soldats de la 1re Armée,
démobilisés en Alsace et repliés vers le sud. Certains trouvèrent du travail dans le
Pays de Montbéliard, d’autres atteignirent Besançon. La grande détresse de ces
derniers attira en 1952 l’attention de Jean Carbonare, de confession protestante,
de Henri Huot, conseiller municipal socialiste, et de l’abbé André Chays. Un trio
improbable, soudé par le même idéal humaniste. À eux trois, ils fondèrent
l’Association d’accueil aux travailleurs algériens, nommée plus tard Association d’acEn 1954, les Algériens,
cueil aux travailleurs étrangers et migrants
répertoriés pour
(AATEM). En effet, les premiers Algériens
la première fois en tant
arrivés à Besançon, sans logement, se réfuque tels, étaient déjà
giaient pour dormir dans les casemates des
presque 300 à Besançon,
anciennes fortifications de la ville. Jean
tous originaires de
Carbonare
les découvrit, en plein hiver, faiKenchela, dans les Aurès.
sant fondre de la neige pour s’abreuver.
Quand ils trouvaient à s’employer, c’était
pour enterrer les lignes téléphoniques de la ville ou pour travailler à la réfection des
voies ferrées : ceux-là vivaient dans des wagons désaffectés, sans aucune hygiène.
L’AATEM s’attela aux tâches les plus urgentes et persuada l’administration des
Ponts et Chaussées d’édifier au moins des hangars et d’aménager la Tour Carrée,
dans le quartier Battant. À défaut de confort, c’était déjà mieux que les casemates
dans lesquelles ils pouvaient à peine se tenir debout. En 1954, les Algériens, répertoriés pour la première fois en tant que tels, étaient déjà presque 300 à Besançon,
tous originaires de Kenchela, dans les Aurès. Quelques-uns vivaient avec femme et
enfants ; une dizaine avaient choisi pour épouse une franc-comtoise. La ville
I hommes & migrations n° 1278
recensa 1 320 Algériens en 1968, 2 100 en 1975 avec une proportion de femmes
en progression constante. Pour les loger, le rôle de l’AATEM fut fondamental. Sur
l’initiative de l’association, un dispositif d’hébergement fut mis en place, soit dans
des bâtiments dont elle était propriétaire ou gestionnaire, soit dans des cités de
transit constituées de baraquements. Puis elle conclut des conventions avec les
offices HLM pour réserver aux Algériens un certain nombre d’appartements.
Ainsi les familles commencèrent-elles à se disperser à travers la ville(16). L’accueil
fut plutôt froid de la part des populations et, parfois, des élus. Signalons le cas du
maire MRP de Saint-Claude (Jura) qui, en 1964, tenta de limiter l’accès des
Algériens à son nouveau centre nautique en exigeant d’eux la “présentation préalable […] d’un certificat médical, garant de leur bonne santé […]”. Devant les protestations de l’archiprêtre de la cathédrale, des syndicats, des militants politiques,
des associations, de la Ligue des droits de l’homme et de l’ambassade d’Algérie à
Paris, la mesure fut annulée(17).
Les Portugais, entre immigration politique
et économique
Les Portugais arrivèrent surtout entre 1962 et 1977. Les premiers temps, gagner
la France supposait franchir deux frontières clandestinement, le régime de
Salazar leur interdisant de partir et Franco ne les laissant pas non plus traverser
l’Espagne. Les passeurs s’enrichirent sur leur dos quand ils ne les abandonnaient
pas en chemin. Ils rejoignaient un frère, un cousin, un voisin. Il fallait que le
Doubs comptât déjà quelques compatriotes pour qu’ils s’aventurent jusque-là.
Le pôle industriel de Belfort-Montbéliard leur offrit à la fois un emploi et un cadre
de vie. Puis ils se dispersèrent dans la région. En 1975, la Franche-Comté totalisait 16 600 Portugais, dont 3 730 dans le District urbain du Pays de Montbéliard
(DUPM). De plus en plus d’épouses lusophones rejoignaient leurs maris. Aussi
attachés à leur catholicité que les Polonais, ils se regroupaient le dimanche autour
d’une messe portugaise quand elle pouvait avoir lieu et, sur les registres de baptême des paroisses, la proportion d’enfants de Portugais allait croissant. Les fêtes
folkloriques organisées par l’Association des Portugais de la région de
Montbéliard (APRM) réunissaient les familles des alentours ; l’association
œuvrait aussi à l’accueil des nouveaux arrivants, à la sauvegarde de leur culture, à
l’apprentissage de la langue française(18). Car sur ce plan, l’immigré portugais était
plus désorienté que l’Algérien, à une époque où Alger n’avait pas encore imposé
l’enseignement en arabe. Comme la plupart des migrants, les Portugais imaginaient rentrer un jour au pays. Ce rêve les aida à supporter leur nouvelle existence,
la dureté du travail et les bas salaires.
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Un document unique
En 1975, le Centre d’animation culturelle de Montbéliard invita Armand Gatti à
réaliser un film tourné avec les populations étrangères de la ville, particulièrement nombreuses et variées. Le Lion, sa cage et ses ailes comportait six séquences,
chacune axée sur une nationalité : “Le 1er mai” (polonaise), “Arakha” (maghrébine), “Oncle Salvador” (espagnole), “La difficulté d’être géorgien” (géorgienne),
“La bataille des trois P” (yougoslave), “Montbéliard est un verre” (italienne)(19).
La fin du siècle
La Franche-Comté continua d’afficher un profil comparable à celui de la France
en général : diminution du pourcentage d’étrangers, passé de 6,8 % en 1975 à 4,8 %
en 1999 (moyenne nationale : 5,6 %) et arrivée d’immigrants du monde entier. À
une différence toutefois : ici, les Marocains finirent par l’emporter en nombre sur
les Algériens (deuxièmes) et les Portugais (troisièmes), alors que, dans l’ensemble
du pays, les Portugais retrouvaient la position de tête.
L’immigration marocaine investit quelques grands pôles
à partir de 1975
Le recrutement d’ouvriers marocains avait commencé avant 1975 : rassemblés à
Casablanca, ayant subi plusieurs examens médicaux et signé un contrat de travail
sans connaître leur lieu de destination, ils avaient voyagé en train et en bateau.
Dispersés dans toute la France, certains avaient été affectés à Sochaux, chez
Peugeot(20). Puis l’avion s’imposa comme moyen de transport et l’effectif marocain
ne cessa de croître en vertu du regroupement familial : 7 000 en 1975, 11 000 en
1999. Avec quelques grands pôles : le Pays de Montbéliard, Belfort, Besançon et la
montagne jurassienne (cantons de Saint-Claude, de Morez, de Champagnole, de
Moirans-en-Montagne). Venus essentiellement comme manœuvres, leur progression professionnelle semble plus lente que celle des Algériens et leur intégration
moins avancée.
L’immigration turque bien répartie
dans la région
Les Turcs ont fait une percée rapide et ils ont investi des territoires inhabituels,
cassant le schéma relevé précédemment d’une immigration cantonnée massivement au Doubs et au Territoire de Belfort. L’immigration turque s’établit aussi
en Haute-Saône et dans le Jura. Une fois encore, une polémique naquit à Saint-
I hommes & migrations n° 1278
Claude : en octobre 2003, le maire envoya à Nicolas Sarkozy, alors ministre de
l’Intérieur, un courrier évoquant une menace turque : “L’immigration officielle
est donnée pour 18 % de la population, mais sur le terrain, les ressortissants
d’origine étrangère représentent entre 35 et 40 % de la population totale de la
ville, dont les trois quarts sont de confession musulmane […]. La ville ne peut
plus absorber davantage de populations étrangères sans risquer une explosion
sociale à court terme […]. Par ailleurs, la non-volonté de s’intégrer mais au
contraire d’imposer leur culture crée des crispations très fortes de la part des
populations de souche européenne et de culture judéo-chrétienne. Cet afflux
incessant concerne essentiellement la communauté turque, dont l’économie souterraine criminelle, reposant sur le trafic de drogue stimulé par la proximité de
la Suisse, est en train de faire des ravages.” Les Turcs achèteraient tous les appartements libres, maisons, commerces, parcelles à lotir, bref une colonisation de
l’espace urbain. Le maire ne reçut aucune réponse à sa missive, mais déclencha
l’ire des associations luttant contre les discriminations(21).
Immigrants du Sud-Est asiatique :
discrétion ou intégration plus facile ?
Cambodgiens fuyant les Khmers rouges, boat people, Vietnamiens, Laotiens,
Mongs, ils furent presque tous accueillis après 1975. Pour limiter leur afflux
dans la région parisienne, l’Ofpra favorisa l’ouverture de centres d’hébergement
en province. Fonctionnèrent en Franche-Comté plusieurs centres d’accueil, à
Villers-le-Lac, à Lure, à Besançon (Le Forum) et au Valdahon. Les réfugiés y restaient six mois, le temps d’apprendre quelques rudiments de la langue et de la vie
françaises. Puis ils se dispersaient en fonction des offres d’emploi et de la présence
de compatriotes à rejoindre. Ainsi, le quartier de Planoise, à Besançon, est-il
devenu un centre actif, avec fêtes, cérémonies religieuses bouddhistes, célébrations de mariages traditionnels(22). Le père Claude Gilles, prêtre bisontin, s’est
impliqué personnellement auprès d’eux au sein de la Pastorale des Migrants(23).
En 2003, la région comptait 2 273 individus, soit 638 familles originaires du
sud-est asiatique. Point de sans-papiers parmi eux. Ils passèrent directement du
statut de réfugiés de l’Ofpra à celui de naturalisés.
Les immigrants asiatiques furent les derniers à bénéficier de la bienveillance
de l’administration française, avant que la suspicion ne plane sur les nouveaux
venus, Africains, Afghans, Kurdes ou autres, dits “clandestins”, “sans-papiers”,
“déboutés du droit d’asile”, “reconduits à la frontière” par les services du
ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale institué
au printemps 2007.
■
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Notes
1. Ponty, Janine, “La Franche-Comté, terre d’immigrations au XXe siècle”, in Mémoires de la Société d’émulation
du Doubs, n° 38, 1996, p. 83-95.
2. Beuchot, Maryline, “Les horlogers suisses à Besançon. Recherche de l’identité d’un groupe social
et de son intégration dans la ville, 1793-1890”, mémoire de maîtrise (dir. Claude-Isabelle Brelot), université
de Franche-Comté, 1990.
3. Sinibaldi, Pierre, “Les étrangers à Fraisans de 1893 à 1921”, in Bulletin du Centre d’Entraide généalogique
de Franche-Comté, 2004, p. 61-64 ; Id., “Les Italiens à Fraisans (Jura) avant la Première Guerre mondiale”,
Trame de vies, Bulletin de la Maison du Patrimoine d’Orchamps, 2005, n°10, p. 7-9.
4. Id., “Les bûcherons italiens en forêt de Chaux au début du XXe siècle”, in Trame de vies, Bulletin n°12, 2006, p. 2-5.
5. Pinard, Joseph, Du Noir au Rouge, Besançon, Éd. Cêtre, 2002, p. 27.
6. Nicolas Abraham, “L’immigration à Pontarlier dans l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty),
université de Franche-Comté, 1994 ; Id., “Deux immigrations en région frontalière : Italiens et Suisses à Pontarlier”,
in La Trace, n° 8, 1995, p. 6-14.
7. D’ici et d’ailleurs. Une histoire de l’immigration dans le Territoire de Belfort, catalogue de l’exposition présentée
à Belfort, avril 2008, p. 7.
8. Thiriet, Jean-Philippe, “Les Polonais dans les houillères de Ronchamp pendant l’entre-deux-guerres”,
mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. Travail publié sous le même titre
en 2001 par le Musée des techniques et cultures comtoises.
9. Ponty, Janine, Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux-guerres, Paris,
Publications de la Sorbonne, 1988 (réédition, 2005).
10. Itinéraire reconstitué par un étudiant d’histoire : cf. Simon, Rodrigue, “L’apport étranger
à la population d’Audincourt pendant l’entre-deux-guerres”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université
de Franche-Comté, 1995.
11. Pinard, Joseph, “Un aspect révélateur des problèmes d’immigration : la main-d’œuvre agricole étrangère
dans le Doubs, 1919-1939”, in Besançon Votre Ville, 1990.
12. Raba, Jean-Michel, “Les étrangers de la commune de Mouthe, 1921-1962”, mémoire de maîtrise
(dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1991.
13. Bisoffi, Marina, “Les Suisses et les Italiens du Haut-Doubs : Morteau, Maîche et Charquemont, 1906-1939”,
mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1996.
14. AD Jura, M 668 à 676.
15. Rumeau, Anne, “Les immigrés juifs d’Europe centre-orientale à Besançon dans l’entre-deux-guerres”,
mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995. Article publié par le même auteur
et sous le même titre dans Archives juives, n° 30/1, 1er semestre 1997, p. 57-70.
16. Les Nord-Africains à Besançon de la Libération aux années 60, Ville de Besançon, 2007 ; Hakkar, Amor,
La Cité des fausses notes, Paris, Petrelle, 2000 ; Rouvet, Catherine, “De Kenchela à Besançon, itinéraires urbains
de quelques familles Hakkar”, mémoire de maîtrise (dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1994.
17. Marques, Charles, “Piscine interdite aux Algériens sans certificat médical”, Le Bien Public, 19 janvier 2004.
18. Dos Santos, Carlos, “Les Portugais dans le Pays de Montbéliard, 1965-1995”, mémoire de maîtrise
(dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995.
19. Fargier, Jean-Paul, “Entretien avec Armand Gatti : Le Lion, sa cage et ses ailes”, in Cahiers du Cinéma, n° 285,
février 1979.
20. Goux, Jean-Paul, Mémoires de l’Enclave, Mazarine, 1986, p. 320-328.
21. La Voix du Jura, 22 avril 2004 ; Libération, 11 juin 2004.
22. Friedmann, Arnaud, “Les réfugiés cambodgiens dans le Doubs, 1975-1995”, mémoire de maîtrise
(dir. Janine Ponty), université de Franche-Comté, 1995.
23. Gilles, Claude, Cambodgiens, Laotiens, Vietnamiens de France. Regard sur leur intégration, Paris,
L’Harmattan, 2000.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Histoire et mémoire
des étrangers en Bourgogne
aux XIXe et XXe siècles
Par Pierre-Jacques Derainne,
historien, Maison des sciences de l’homme de Dijon.
Personnel chinois de la société Schneider et Cie devant leur logement dans un cantonnement du Creusot en 1916
© Coll. Académie François Bourdon-Le Creusot
Une présentation des traits saillants de l’étude historique
du phénomène migratoire en Bourgogne, suivie d’un état des lieux détaillé
des différentes – bien qu’assez disparates et lacunaires – productions
de savoirs historiques et d’une réflexion sur leur nécessaire confrontation
donnent un aperçu de l’avancée de la recherche sur l’histoire des étrangers
dans cette région où l’immigration, relativement importante,
essentiellement économique et de voisinage, ne fait pas encore
partie de l’imagerie régionale.
I hommes & migrations n° 1278
Si des étrangers parcourent déjà la Bourgogne sous l’Ancien Régime, c’est bien le
XIXe siècle qui marque le développement de l’immigration dans la région. Le nombre d’étrangers y croît globalement pendant deux siècles, avec de fortes hausses
durant les périodes 1876-1881, 1916-1918, 1920-1930 et 1950-1980. Ils sont
moins de 5 000 en 1851, environ 10 000 en 1881, 53 000 en 1931 et ils culminent
à près de 90 000 en 1975.
Mais ces migrations ne couvrent pas de la même façon l’ensemble du territoire
bourguignon. Pendant le XIXe siècle, la Côte-d’Or est le département le plus
captif, devant la Saône-et-Loire et l’Yonne. Mais à partir de la guerre de 19141918, c’est la Saône-et-Loire, plus industrialisée, qui accueille le plus
d’étrangers devant la Côte-d’Or et l’Yonne. La Nièvre, très rurale, arrive quasi
constamment en dernière position, malgré quelques fortes concentrations
d’étrangers sur certains sites industriels, notamment à La Machine (Nièvre)
durant l’entre-deux-guerres, du fait des besoins des houillères. Globalement, la
Bourgogne est une région moyenne en métropole en terme de présence
étrangère : en 1891, la Côte-d’Or et la Saône-et-Loire se placent respectivement
par leur nombre d’étrangers en 35e et 45e position au sein des départements
français. En 1926 et 1931, les quatre départements de la région ne sont présents
ni dans les dix qui comptent le plus d’étrangers pour 10 000 habitants ni dans
les dix qui en comptent le moins.
Les grands courants
migratoires
Au XIXe siècle, l’immigration est quasi exclusivement européenne, composée
surtout d’Allemands, d’Italiens et de Suisses et dans une moindre mesure de Belges.
L’intervention de l’État dans le recrutement de la main-d’œuvre pendant la guerre
de 1914-1918 provoque une extension des zones de provenance avec l’arrivée de
Chinois, Maghrébins, Espagnols et Portugais. Durant l’entre-deux-guerres, la
Bourgogne connaît une nouvelle poussée de l’immigration d’Europe du Sud
(Italiens, surtout, ainsi qu’Espagnols et Portugais) et d’Europe de l’Est (Polonais en
majorité, Tchécoslovaques, Russes et Yougoslaves). L’immédiate après-guerre est
marquée par une nouvelle vague de migrants italiens, espagnols et algériens, suivie,
dans les années 1970, par une arrivée massive de Portugais et de Marocains qui
représentent, depuis le début des années 1980, les deux plus grosses composantes
étrangères de la région. Le dernier courant notable est l’immigration turque qui
s’accroît progressivement après 1970.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Une répartition inégale sur le territoire
bourguignon
Le déploiement de chacune de ces migrations n’est pas uniforme, la Bourgogne,
région administrative, n’ayant pas d’unité économique. Au XIXe siècle, les Suisses,
par exemple, se dirigent surtout vers la Côte-d’Or et les Belges vers l’Yonne.
Durant l’entre-deux-guerres, Russes et Chinois se concentrent en Saône-et-Loire
du fait de l’emploi procuré par les usines Schneider. Au début des années 1920, ce
département est ainsi le premier en France en terme de présence chinoise. Durant
les deux dernières décennies du XXe siècle, les Marocains résident surtout en Côted’Or et dans l’Yonne, moins en Saône-et-Loire, alors que les Algériens demeurent
au contraire relativement nombreux dans ce dernier département. Citons encore
durant cette période l’exemple des Tunisiens qui s’établissent en grande majorité
en Saône-et-Loire et plus précisément à Chalon-sur-Saône.
Une immigration de travail
C’est pour travailler et compenser le manque de bras dans l’agriculture et l’industrie que, pendant tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle, des étrangers
arrivent dans la région. L’histoire de l’immigration ne peut donc se détourner de
l’étude des mondes agricole et industriel et vice versa. En matière industrielle, il
faudrait pouvoir comparer les stratégies de recrutement des entreprises, à l’instar
de la recherche de David Peyceré sur les houillères de La Machine(1), et étudier les
rapports qu’elles entretiennent avec les autorités et notamment leurs réactions
quand les politiques de restriction du marché du travail sont trop fortes (années
1930, par exemple). Aussi bien d’ailleurs les gros établissements industriels comme
Schneider au Creusot (devenus SFAC après 1945 puis Creusot Loire), les houillères de Blanzy, l’usine Montbard-Aulnoye (devenue Vallourec en 1957), que les
entreprises plus modestes, briqueteries, tuileries, verreries, sucreries, scieries, carrières de pierre et autres qui parsèment le territoire bourguignon et dont beaucoup
disparaissent après 1945. C’est pourquoi nous avons voulu citer dans l’étude un
grand nombre d’entreprises ayant eu recours à la main-d’œuvre étrangère(2).
En comparant le recrutement de quelques-unes, nous n’avons pas décelé de stratégie
d’ensemble du patronat local, d’où des effectifs étrangers qui peuvent varier fortement d’une entreprise à une autre en fonction des contextes socioprofessionnels
locaux. Dans les années 1870, les houillères de Blanzy se ferment par exemple aux
ouvriers étrangers à la suite des protestations anti-italiennes de 1867, tandis que, à
I hommes & migrations n° 1278
quelques kilomètres, au Creusot, les établissements Schneider se tournent massivement vers la main-d’œuvre transalpine avant d’interrompre à leur tour, provisoirement, ce recrutement avec la crise du début des années 1880. Ces stratégies de recrutement distinctes – qui expliquent aussi les différences de composition interne de la
main-d’œuvre étrangère – peuvent concerner une même branche industrielle. Dans
la métallurgie côte-d’orienne au début des années 1920, Montbard-Aulnoye utilise,
notamment, une filière algérienne, ce qui ne semble pas être le cas de la Somua à
Montzeron ni même de Pétolat à Dijon. En revanche, Montbard-Aulnoye et Pétolat
se tournent conjointement vers les travailleurs russes.
Les statuts des migrants
Progressivement, la main-d’œuvre étrangère se prolétarise : vers le milieu du
e
XIX siècle, les ouvriers étrangers, allemands, suisses et même italiens sont pour
une bonne part artisans ou travailleurs d’usine qualifiés (dans la métallurgie
notamment) ; mais ils seront progressivement supplantés par une masse d’ouvriers
et d’ouvrières peu ou pas qualifiés, arrivant par vagues, notamment durant les
années 1920 et la période 1950-1970.
Ceci ne doit pas occulter le fait qu’une frange de l’immigration est composée d’entrepreneurs, souvent anciens ouvriers : Allemands, Suisses et Italiens au XIXe siècle, notamment en Côte-d’Or, Italiens encore durant l’entre-deux-guerres,
œuvrant surtout dans le bâtiment et l’exploitation du bois, Portugais et Turcs à la
fin du XXe siècle, dans le bâtiment. Le commerce attire également quelques étrangers, comme l’illustrent ces Espagnols de Côte-d’Or tenanciers d’épiceries et de
cafés durant l’entre-deux-guerres. Ces patrons, dont une grande part demande
rapidement la naturalisation, jouent souvent un rôle dans la présence locale des
ouvriers étrangers. Soit parce qu’ils recrutent directement des travailleurs dans
leur région de naissance soit parce qu’ils accueillent des ouvriers compatriotes au
cours de leur périple professionnel en France.
La question du déplacement
Au XIXe siècle et même durant l’entre-deux-guerres, une partie seulement de la masse
d’étrangers qui vient travailler dans la région choisit d’y demeurer. Les autres la
quittent après un séjour plus ou moins long pour se diriger vers les pôles parisien
et lyonnais, vers d’autres aires urbanisées comme l’agglomération grenobloise ou
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
encore vers des sites industriels, des carrières ou des chantiers éloignés des villes,
attirés par les “lumières” des grandes villes, les salaires plus élevés et les concentrations de compatriotes. À cela, il faut ajouter les retours vers les pays de provenance, accentués par les grandes crises économiques et sociales, les conflits internationaux et l’intervention de l’État dans la protection du travail national. On
peut à ce sujet distinguer quatre moments de reflux ou de stabilisation : les années
1848-1850, 1890-1915, 1930-1940 et le tournant du XXe siècle, après 1975. Ces
crises provoquent des départs mais elles entraînent aussi, dès 1848, un besoin de
protection qui se traduit par une hausse des demandes de naturalisation.
Les ouvriers étrangers, notamment les célibataires, sont particulièrement mobiles,
surtout en période de manque de main-d’œuvre. Il faudrait mieux connaître, en
s’aidant par exemple des diverses pièces d’identité qui indiquent les lieux de
destination ou en comparant des registres du personnel, les pratiques et les logiques
circulatoires des travailleurs étrangers, les circuits qu’ils empruntent, les relais dont
ils disposent. Nous avons mis en lumière durant l’entre-deux-guerres des fractions
de circuits concernant des manœuvres de l’industrie ou des bûcherons : par exemple
entre des entreprises de Montbard, Venarey-Les Laumes (Côte-d’Or) et les carrières
de l’Yonne (manœuvres italiens). Mais ces circuits s’effectuent souvent à l’échelle de
la France entière : par exemple, durant l’entre-deux-guerres, entre Montbard et
Vénissieux dans le Rhône (manœuvres espagnols ou algériens) ou bien entre les
mines de La Machine et les mines de la Loire (manœuvres marocains) ou celles de
Faymoreau en Vendée (mineurs polonais). Il semble à ce sujet que certains gros sites
industriels qui connaissent un fort taux de rotation de main-d’œuvre étrangère
jouent un rôle de plaque tournante : des travailleurs étrangers s’y rendent dans
l’objectif d’y trouver un emploi provisoire ou de régulariser leur situation… C’est le
cas des mines de La Machine ou de Montbard-Aulnoye, pour les Maghrébins
notamment. Cette mobilité ouvrière est souvent un handicap pour les entreprises.
Durant l’entre-deux-guerres, pour essayer de fixer les travailleurs, en tout cas ceux
considérés comme les plus fiables, et créer une émulation au sein du personnel, des
entreprises interviennent auprès des autorités en faveur de l’introduction de
certaines familles d’ouvriers étrangers (Polonais, Russes…).
L’habitat des populations étrangères
La grande diversité des formes de logements fait apparaître soit une concentration soit une dispersion des migrants étrangers dans l’espace. Les hôtels et cafés
dans les villes et les communes industrielles sont utilisés durant les XIXe et XXe siè-
I hommes & migrations n° 1278
Bidonville de la Charmette, 1971, Archives de la ville de Dijon, fonds Guy Geoffroy
© Archives municipales de Dijon
cles par nombre d’ouvriers célibataires. À partir de la guerre de 1914-1918, au
Creusot, à Vonges, à Montbard…, des entreprises privées ainsi que l’État érigent
des “cantonnements” et de vastes dortoirs d’usine à destination des ouvriers célibataires. Ce système d’hébergement perdure jusqu’aux années 1950. Au sortir de
la Seconde Guerre mondiale, des foyers, de divers statuts, logent les étrangers,
notamment la main-d’œuvre maghrébine. En ville ou près des sites industriels,
les familles migrantes se tournent depuis le XIXe siècle vers les maisons qu’elles
louent à des propriétaires locaux. Mais de véritables cités pour familles étrangères, surtout polonaises, voient aussi le jour durant l’entre-deux-guerres dans la
région du Creusot et de Montceau-les-Mines. Sur d’autres sites industriels,
comme Selongey (Côte-d’Or) dans les années 1950, les familles de travailleurs
immigrés sont plus dispersées au sein des logements patronaux. Dans les années
1960, certaines vieilles bâtisses délabrées sont achetées et restaurées par des
familles d’immigrés d’Europe du Sud à la lisière des villes ou dans des quartiers
déshérités. Les plus pauvres se contentent de baraques, notamment dans la périphérie de Dijon (bidonville de La Charmette) ou à la campagne. À partir des
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
années 1960, ce sont les grands ensembles qui vont progressivement accueillir
une partie des familles étrangères, notamment maghrébines : cités des Grésilles à
Dijon, du Stade à Chalon-sur-Saône, de la Grande Pâture à Nevers, de la
Résidence à Mâcon…
Vers une intégration des populations
étrangères
Les hommes arrivent d’abord, faisant ensuite venir leur compagne et leurs
enfants. Mais certaines migrations sont plus féminines que d’autres : les Suisses
et les Allemands sous le second Empire ou encore les Polonais durant l’entredeux-guerres. Si de nombreux départs ont lieu, une partie de ces migrants se fixe
durablement en Bourgogne. Sur le long terme, c’est un processus d’intégration,
au-delà des différences de provenance, d’emploi ou de logement, qui se dégage
de l’histoire des étrangers en Bourgogne. Mais cette intégration ne doit pas masquer que des protestations épisodiques contre les étrangers s’y déroulent depuis
cent cinquante ans(3) et que des formes de ségrégation et de discrimination s’y
maintiennent.
Les producteurs de savoir sur l’immigration régionale
La thématique de l’immigration manque de visibilité en Bourgogne et n’est pas
relayée par la plupart des ouvrages historiques destinés au grand public, y compris
ceux qui évoquent le travail et la diversité de la population(4). L’immigration ne fait
pas partie de l’imagerie régionale dominante comme si elle n’avait joué aucun rôle
sur le développement économique et industriel de cette région. Et pourtant, des
savoirs existent que cette mission nous a permis de mieux cerner.
Le monde universitaire et la recherche
De 1945 à 2006, une trentaine de thèses, diplômes d’études supérieurs, maîtrises,
masters, articles de revues scientifiques est consacrée à l’immigration ou à un
aspect de l’immigration. Mais l’accroissement de cette production n’est pas
linéaire. De l’après-guerre à 1979, les mémoires universitaires sur le sujet sont très
rares (cinq au total), et les revues de recherche en sciences humaines de l’université de Bourgogne (économie et géographie) abordent peu cette question. Un
accroissement sensible se fait jour entre 1979 et 1994, ces travaux étant menés
principalement par des étudiants inscrits hors de Bourgogne (Paris et Lyon). Cet
essor relatif, qui s’inscrit dans une croissance nationale des travaux scientifiques
I hommes & migrations n° 1278
sur l’immigration, marque un élargissement des champs disciplinaires traitant
des étrangers avec l’irruption de l’ethnologie, de la sociologie, de l’urbanisme et le
renforcement de l’histoire au détriment de la géographie. Les années 1995-1999
voient un nouvel accroissement des productions universitaires, mais celles-ci sont
cette fois majoritairement impulsées par des étudiants de l’université de
Bourgogne. En l’espace de quatre ans, sept maîtrises y sont soutenues, en histoire
principalement mais aussi en sociologie, sciences de l’éducation et psychologie, ce
qui dénote une sensibilité croissante des enseignants et des étudiants à la thématique migratoire(5) qui se manifeste également par l’organisation de séminaires et
journées d’études liées plus ou moins directement à ce sujet(6). Toutefois, l’immigration demeure peu présente dans les jeunes revues de recherche historique de
l’université de Bourgogne. La période la plus récente enfin, les années 2000-2006,
se traduit par une certaine stabilisation quantitative des travaux universitaires
avec trois maîtrises et masters soutenus à l’université de Dijon, en histoire, LEA et
sociologie, et un master à l’université Sorbonne-Nouvelle à Paris.
L’Insee
La première revue de la direction régionale de l’Insee, fondée en 1953 sous le titre
Bulletin régional de statistiques, comprend des données quantitatives qui prennent
très tôt en compte les étrangers. À partir de la fin de l’année 1970, la revue
Dimensions économiques de la Bourgogne s’ouvre encore plus nettement à la thématique de l’immigration : au moins dix articles sont publiés entre 1972 et 1981.
Significatif de cette préoccupation nouvelle, l’article de septembre 1977 intitulé
“Bourguignons, qui êtes-vous ?” qui prend en compte l’immigration dans les
caractéristiques fondant l’identité de la population régionale. On observe toutefois à partir des années 1980 un recul de la place accordée aux étrangers dans les
publications de l’Insee Bourgogne, même si paraît en 2004, en partenariat avec le
Fasild, un “Atlas des populations immigrées en Bourgogne”(7).
Les écoles professionnelles
Nous pensons ici surtout à l’Irtess Bourgogne (Institut régional supérieur du travail
éducatif et social) établi à Dijon, dont les étudiants soutiennent souvent des mémoires en lien avec l’immigration, notamment sur la vie en foyer (structures municipales d’hébergement, CADA, CHRS…). Ces travaux ne sont certes pas des recherches sociologiques, mais ils peuvent contenir quelques éléments précieux sur
l’histoire d’un foyer, des données chiffrées sur la population hébergée (nombre,
ventilation par nationalités…), des extraits de témoignages oraux ou des reproductions d’articles de presse.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La presse
Au XIXe siècle, les articles consacrés aux étrangers en Bourgogne sont assez rares
et sont publiés souvent à l’occasion d’événements particuliers, rixes, grèves, assassinats… La main-d’œuvre étrangère est également évoquée durant la Première
Guerre mondiale, sous l’angle là encore de faits divers ou bien de l’exotisme
(Chinois). Durant l’entre-deux-guerres, l’arrivée des réfugiés espagnols et les
conditions de leur accueil donnent lieu à plusieurs articles sur fond d’opposition
politique entre journaux de gauche et de droite. Après 1945, les étrangers sont de
nouveau régulièrement évoqués soit sous l’angle statistique, à partir de données
recueillies auprès des préfectures ou de l’Insee, soit à travers diverses enquêtes,
relatives par exemple aux conditions de logement. En 1970, la presse locale et ses
liens avec la presse nationale jouent un grand rôle dans la forte médiatisation de
la mobilisation du curé de Trouhans (Côte-d’Or) en faveur des ouvriers turcs
d’une filature textile. Au tournant du XXe siècle, les articles vantent souvent l’intégration des immigrés en Bourgogne à travers des portraits symbolisant la réussite professionnelle ou sociale ou des enquêtes comme celle proposée en mars et
avril 2007 par Le Bien public à propos notamment des Portugais, Espagnols,
Suédois et Marocains dans la région.
Les associations
Les savoirs historiques et mémoriels sur l’immigration produits par les associations
sont quantitativement faibles et émanent de plusieurs types de structures. D’abord,
les associations que l’on peut qualifier “d’étude locale”. Leur apport est ancien. Dès
1930, les éditions de la Physiophile, à Montceau-les-Mines, publient la recherche
d’un érudit local sur les Polonais du bassin de Blanzy, le docteur Léon Laroche. Mais
cette étude n’est pas suivie d’effet : durant tout le XXe siècle, on peut évaluer à moins
d’une dizaine les articles consacrés aux étrangers publiés par les associations de ce
type en Bourgogne. Ces rares travaux concernent en majorité les migrants européens
et plus précisément les Polonais, réfugiés du XIXe siècle notamment. Depuis peu,
toutefois, quelques autres structures se penchent sur les étrangers durant la Seconde
Guerre mondiale. C’est le cas notamment de l’Arory (Association pour la recherche
sur l’Occupation et la Résistance dans l’Yonne) qui a collecté quelques témoignages
de résistants étrangers ou fils d’étrangers et qui a consacré une partie de son récent CdRom sur l’histoire de la Résistance aux camps d’internement de Saint-Maurice-auxRiches-Hommes et Saint-Denis-lès-Sens. Les Amis du Châtillonnais ont recueilli,
quant à eux, en relation avec l’association Le Souvenir français, quelques témoignages
et photos sur les tirailleurs sénégalais prisonniers des Allemands, travaillant dans les
fermes locales durant la Seconde Guerre mondiale.
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On trouve ensuite des associations que l’on peut qualifier de socio-culturelles proposant des initiatives qui s’inscrivent davantage dans le champ mémoriel qu’historique.
La démarche en effet laisse de côté le travail critique et la confrontation des sources et
met l’accent sur la parole des immigrés dans une optique de renforcement local du lien
social et du vivre ensemble. La Mère en Gueule, à Montceau-les-Mines, qui a pour
objectif de valoriser l’histoire sociale du bassin minier par le théâtre, consacre ainsi en
2005 et 2006 deux numéros consécutifs de sa Gazette aux étrangers, à partir d’ouvrages historiques et d’extraits de témoignages d’habitants qu’elle a recueillis. Le Centre
francophonie de Bourgogne, au Breuil, qui
vise à faire connaître les hommes et les culLe Souvenir français, a engagé
tures de l’espace francophone, effectue égaune action mémorielle d’ampleur
lement une collecte de témoignages oraux
concernant les étrangers en
qui donne lieu à la publication d’un
Bourgogne : raviver la mémoire
ouvrage. La Maison de la Méditerranée, à
des 12 soldats coloniaux
Dijon, qui met en valeur l’espace méditerfusillés en juin 1940
à Châtillon-sur-Seine par
ranéen et favorise le dialogue entre habiles soldats allemands.
tants des deux rives, propose depuis 2007
de recueillir des témoignages et archives
sur les habitants du bidonville des Charmettes à Dijon et les réseaux qui les ont soutenus. L’association Au jardin du savoir, à Sens, qui travaille au service des habitants du
quartier HLM des Chaillots, recueille archives et témoignages sur le passé du quartier
et tente de les restituer sous forme de Cd-Rom, opération inachevée à ce jour.
Troisième groupe, les associations d’anciens combattants. Une seule pour le
moment, Le Souvenir français, a engagé une action mémorielle d’ampleur concernant les étrangers en Bourgogne : il s’agissait de raviver la mémoire des 12 soldats
coloniaux fusillés en juin 1940 à Châtillon-sur-Seine par les soldats allemands.
Son action a permis l’érection d’un monument commémoratif sur la nécropole du
cimetière de la ville en octobre 2006 et la pose d’une plaque sur l’église locale
inaugurée le dimanche 22 juillet 2007.
Quatrième groupe, les associations composées d’étrangers ou de personnes issues
de l’immigration. À notre connaissance, celles-ci n’ont pas encore engagé de travail historique ou mémoriel sur la thématique des étrangers. Une exception toutefois, l’association de folklore polonais Warszawa à Dijon fondée en 1959. Un de
ses membres, Jacques Miroz, publie en 1979, en relation avec l’Insee, une brochure sur l’histoire de l’immigration polonaise en Bourgogne. En 2004, le fondateur de l’association, Joseph-André Parczynski, publie à son tour deux ouvrages :
un à caractère autobiographique sur son enfance de “petit Polak” à Dijon et un
autre qui retrace l’histoire de son association(8).
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Citons enfin les associations d’aide aux étrangers comme l’ex-SSAE, dont la revue
Accueillir a consacré en 1993 un précieux numéro aux étrangers en Bourgogne.
Les initiatives individuelles
Il s’agit d’initiatives extrêmement diverses, décidées et conduites au départ par
une seule personne en dehors de toute structure – ce qui ne les empêche pas d’être
parfois officiellement reconnues.
Certaines combinent travail historique et volonté commémorative, comme cette
recherche menée au début des années 2000 par un enseignant à la retraite d’Is-surTille sur le camp d’internement de Moloy en Côte-d’Or durant la Seconde Guerre
mondiale, où ont été enfermés des Tziganes et quelques étrangers. Effectuée non
sans mal selon son auteur en raison du mutisme de certains témoins et non encore
publiée, elle a débouché sur la pose d’une plaque commémorative en 2005.
D’autres s’inscrivent uniquement dans le domaine de la mémoire et de la volonté
commémorative, comme l’action de M. Dillenseger, ancien militaire ayant participé à la Libération de Dijon, qui a proposé en 2004 d’inclure dans les cérémonies
de commémoration du 60e anniversaire de la Libération de Dijon la pose d’une
gerbe au “carré musulman” du cimetière de la ville devant les tombes de trois
résistants musulmans fusillés le 31 juillet 1944.
Citons encore les récits autobiographiques ou de biographie familiale effectués
par des étrangers ou des enfants d’étrangers. Ignacio Catalan rend ainsi hommage
dans son roman Luna Lunera aux habitants d’Arnay-le-Duc qui ont accueilli sa
famille réfugiée d’Espagne en 1937-1938. Le développement d’Internet favorise également la diffusion biographique. Il peut s’agir de quelques éléments très limités
comme ceux que Daniel Auduc, responsable politique du Parti socialiste à
Montchanin, livre sur son blog à propos de son grand-père immigré portugais qui
travailla en France comme bûcheron. Parfois, il s’agit de textes plus longs, comme
celui de Pierre Ferrua, fils d’immigrés italiens et ancien chef d’entreprise qui
évoque le milieu familial de ses parents en Italie, le départ, les conditions d’installation, le logement dans la région d’Épinac en Saône-et-Loire…
La nécessaire confrontation des savoirs
Les savoirs publics sur l’immigration en Bourgogne sont disparates et lacunaires.
Les travaux universitaires et de recherche portent par exemple majoritairement
sur les migrants européens : les Néerlandais sont ainsi étudiés à plusieurs reprises
dans les années 1950, perçus comme modèle “d’immigration de valeur”, les
I hommes & migrations n° 1278
Polonais de Saône-et-Loire maintes fois après 1980, les Italiens et Espagnols après
1994. En revanche, seules deux maîtrises sont consacrées aux Maghrébins, en
1985 et 1999, et aucune aux Chinois et aux Turcs. Cela ne signifie pas que toutes
les migrations européennes sont observées : l’immigration portugaise notamment,
la plus massive depuis les années 1970 dans la région, n’a encore donné lieu à
aucune étude universitaire.
La difficulté pour les chercheurs et étudiants réside d’abord dans le retard pris par
l’histoire de l’immigration, dû à une certaine cécité des sciences sociales qui perdure en Bourgogne jusque dans les années 1980. Cela a occasionné une relative
opacité de l’étude de l’immigration quant aux groupes, aux lieux de travail et de
résidence, aux formes d’emploi, aux itinéraires, aux modes de logements… D’où
des objets d’étude assez larges dans l’ensemble. Pour ne prendre que quelques
exemples choisis au cours du XXe siècle, l’emploi massif des Espagnols et des
Portugais dans le bûcheronnage depuis la guerre de 1914-1918 jusqu’aux années
1960 ou bien le recrutement de Marocains dans certains vignobles en Côte-d’Or
ou dans la métallurgie à Saint-Florentin après 1970 ne sautent pas aux yeux. Pas
plus que la reconversion professionnelle des Turcs dans le bâtiment dans la région
de Saint-Jean-de-Losne dans les années 1980, la concentration des Tunisiens dans
les cités HLM de Chalon-sur-Saône…
Ajoutons à cela une certaine forme de distance sociale et culturelle de l’étudiant
qui, en matière d’histoire contemporaine de l’immigration, peut accentuer les difficultés de recherche pour rencontrer par exemple des témoins ou pour communiquer avec eux. Notons toutefois que cette distance arrive à être partiellement
réduite par le fait que les étudiants de Bourgogne qui travaillent sur l’immigration depuis les années 1980 sont souvent eux-mêmes enfants ou petits-enfants de
Polonais, Italiens, Espagnols et Maghrébins(9).
Ces savoirs produits sur l’immigration à l’université sont incontournables mais ils
ne se suffisent pas à eux-mêmes et doivent être confrontés à d’autres pôles de
connaissances. L’immigration à Mâcon n’est par exemple abordée que dans une
étude de 1979 publiée par l’Insee sur l’économie de la ville(10). La population étrangère des foyers est étudiée surtout par les éducateurs spécialisés qui y travaillent
ou y effectuent des stages. Les Turcs à Mâcon n’ont donné lieu qu’à une seule
recherche, émanant d’une association parisienne…
Cette confrontation concerne également les démarches : la recherche historique à
finalité scientifique et l’action mémorielle à finalité commémorative ou sociale
peuvent être complémentaires même si, répétons-le, elles se situent dans des
champs différents. Si l’histoire peut engendrer une action mémorielle, elle peut
tout aussi bien être stimulée par elle. La commémoration depuis peu des
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Maghrébins exécutés par les Allemands en juillet 1944 à Dijon met par exemple
en lumière le besoin de recherche historique sur ce sujet.
Or, il manque en Bourgogne une structure de recherche qui puisse, tout en travaillant sur ses propres axes scientifiques, se situer à l’interface des producteurs de
connaissances. Cette structure serait à même de stimuler de nouvelles études, de
confronter et relayer les savoirs produits, d’offrir des éléments de méthodologie,
de faciliter l’accès aux données… À l’issue de la mission commanditée par l’Acsé,
un petit groupe de chercheurs et d’étudiants de l’université de Bourgogne s’est
organisé en ce sens au début de l’année 2008 et a fondé le Gremib (Groupe de
recherche sur les migrations en Bourgogne) avec, comme premier objectif, la mise
■
en place d’une plate-forme multimédia documentaire en ligne.
Notes
1. David Peyceré, “Les mineurs étrangers en France entre les deux guerres : l’exemple de La Machine (Nièvre)
de 1913 à 1940”, thèse, École nationale des chartes, 1988.
2. Malheureusement, il faut reconnaître que les archives d’entreprise de la région ont pour une grande part disparu.
3. Protestations qui vont des manifestations et grèves sur les chantiers de travaux publics et les carrières de pierre
au XIXe siècle au vote d’extrême droite à la fin du XXe siècle.
4. Voir par exemple, Côte-d’Or. Lumière de Bourgogne, Bonneton, Paris, 1997.
5. Ces travaux ont été facilités, en matière de repérage archivistique, par un guide des sources réalisé par l’auteur de
ces lignes et publié en 1996 par l’association Génériques sous forme de numéro spécial de la revue Migrance.
6. Citons notamment la journée d’étude “L’accueil des étrangers, l’hospitalité en question” organisée par
Serge Wolikow au cours de l’année universitaire 1993-1994 ; le séminaire de DEA organisé en 1998-1999 par Francis
Ronsin intitulé “Étrangers, nationaux, intégration”.
7. Notons en outre que l’Insee aborde souvent la question migratoire à partir de la notion d’“immigré”, ce qui pose
un problème dans la comparaison des données statistiques du point de vue historique.
8. Parczynski Joseph-André, Warszawa en Bourgogne, Dijon, Association culturelle franco-polonaise, Clea, 2004
9. Ils ne motivent pas tous de la même façon leur choix. Remarquons également que le fait pour un étudiant
d’être “issu de l’immigration” n’atténue pas forcément les incompréhensions lors d’entretiens. Voir les commentaires
de Gérald Contini sur sa propre expérience, “Contribution à l’histoire de l’immigration. Les Italiens en Bourgogne
(1870-1945)”, maîtrise, université de Bourgogne, 1999, p. 120. Il faudrait en outre se demander si, dans la région,
l’absence de travaux universitaires sur les immigrés portugais n’est pas liée à la moindre représentation universitaire
des jeunes issus de cette immigration.
10. Pierre Audibert, “Mâcon. La croissance menacée”, in Dimensions économiques de la Bourgogne, n° 10, juillet-août 1979.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Faire l’histoire
de l’immigration en région
Centre : un début
Par Sylvie Aprile,
professeure d’histoire contemporaine, université Lille-III et Odris.
Et l’équipe : Pierre Billion et Hélène Bertheleu.
Groupe de trois Polonaises chez Pierre Laurentie, 1928, fonds Louis Clergeau
© Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy - Archives départementales de Loire-et-Cher
De par sa faiblesse numérique, sa dilution géographique,
son caractère rural – où l’importance des femmes est à souligner –,
la diversité de ses flux, l’immigration en région Centre
est, somme toute, assez atypique et son histoire reste à faire.
I hommes & migrations n° 1278
Au recensement de 1999, la région Centre se plaçait, avec 121 000 immigrés, au
10e rang de l’ensemble des régions françaises, loin certes derrière l’Île-de-France,
Rhône-Alpes ou la région PACA, mais néanmoins parmi les régions accueillant
un nombre croissant d’immigrés. Cette situation diffère de celle des régions qui
entourent le Centre et qui présentent un pourcentage d’immigrés beaucoup moins
important. Peu visible et méconnue, l’immigration des années 1960 à 1980 a
cependant contribué fortement, en région Centre, à la progression de la population régionale totale (croissance de 31 % entre 1962 et 1999). Les caractéristiques
récentes recoupent les caractéristiques nationales : une immigration de maind’œuvre, mixte en raison du regroupement familial, surtout installée en ville, où
le poids des populations venues du Maghreb et de Turquie progresse. La région est
touchée également par les problèmes actuels des banlieues et du racisme, Dreux
ayant même, pendant la décennie 1980, fait figure de ville emblématique du
“malaise français”.
Spécificités socio-économiques de la région
et pluralité des situations locales
Ni région frontalière ni région polarisée par une grosse métropole régionale, la
région Centre, sans réelle unité culturelle et économique, présente une diversité
de bassins de vie et d’emploi qui laissent présager d’une diversité des trajectoires
socioprofessionnelles : l’immigré n’y est pas systématiquement un ouvrier de l’industrie, même s’il réside aujourd’hui en ville, mais un salarié agricole, et souvent
une femme. Certaines nationalités sont aujourd’hui fortement représentées en
région Centre, comme les Portugais, les Marocains et les Turcs, sensiblement plus
nombreux parmi les immigrés en région Centre que dans les autres régions. Cette
présence témoigne à la fois des structures classiques de l’emploi et du logement des
immigrés mais aussi de migrations organisées et d’une industrialisation plus
récente. Ces fortes concentrations dans un ensemble migratoire numériquement
modeste donnent une dimension particulière à l’habitat et à la mémoire de l’immigration dans la région. Comme on le voit, une approche purement comptable
ne permet pas de saisir la diversité et l’impact de l’immigration.
Ces quelques données permettent de comprendre que l’immigration, qui ne constituait pas un élément clé de l’histoire d’une région plutôt perçue comme le “berceau de la France”, soit une histoire en chantier. Au fil d’une approche chronologique des quatre vagues migratoires qu’a connues la région au cours des deux
derniers siècles, ce sont les contextes locaux et leurs différentes dimensions éco-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
nomiques et professionnelles, urbaines et résidentielles, politiques et sociales qui
permettent d’aborder l’analyse des représentations sociales de l’étranger et des
relations interethniques entre les différentes collectivités immigrées ou minorités
d’une part, et les nationaux, le groupe majoritaire, les “établis” constitutifs de la
société dite d’accueil ou d’installation, d’autre part. La demande mémorielle croissante au cours des deux dernières décennies, basée sur un secteur associatif actif,
est largement nourrie par ces spécificités régionales : caractère tardif des migrations, longue invisibilité des migrants et des migrantes, volonté de patrimonialisation au moment où les hommes comme leurs lieux de vie et de travail se transforment ou disparaissent.
Diversité des flux migratoires
Dès le XIXe siècle, la région est caractérisée par la diversité des flux migratoires qui
n’ont jamais connu une origine unique. Russes, Arméniens, Chinois, Polonais,
Espagnols, Portugais, Italiens, Américains, Maghrébins, Turcs, ces courants migratoires, envisagés sur le temps long de 1789 à aujourd’hui, présentent deux caractéristiques originales qui peuvent être d’emblée relevées : une tradition de migrations
forcées (carlistes et émigration polonaise au XIXe siècle, réfugiés espagnols pendant
et après la guerre civile durant les années 1930, présence de camps d’internement),
une immigration rurale peu visible à double titre car agricole et féminine (surtout
durant l’entre-deux-guerres avec l’arrivée de jeunes femmes polonaises, mais aussi,
plus récemment, avec l’emploi de Turcs dans la sylviculture et le maraîchage). Le
contexte urbain est lui-même divers, et ne concerne pas seulement les grandes
villes et leur périphérie mais aussi la rurbanisation et les petites villes.
1850-1918 : de l’immigration politique
à une immigration de travail encore modeste
Dès le début XIXe siècle, émergent un certain nombre de réalités et de représentations pérennes de l’immigration dans la région. Cette implantation est liée à la
situation régionale : éloignée des frontières et distante de la capitale. Trois caractéristiques migratoires sont ainsi déjà identifiables : une origine variée (carlistes
espagnols et réfugiés polonais), une migration socialement clivée (des élites souvent aisées, parfois célèbres, et des travailleurs et travailleuses anonymes), une
organisation et une gestion de l’immigration contrainte qui posent, dès ses origines, les questions qui sont au cœur des processus migratoires, celles de l’accueil, de
l’assistance et de l’emploi.
I hommes & migrations n° 1278
L’accueil des réfugiés espagnols et polonais
L’accueil fut à la fois chaleureux et prudent. L’Indre est un des départements
récepteurs des carlistes qui affluent à partir de novembre 1833, à Châteauroux.
Mais c’est surtout l’émigration polonaise qui retient plus durablement l’attention,
car elle a laissé plus de traces. L’arrivée des réfugiés polonais se situe, pour l’essentiel, à partir de 1832 – au lendemain de l’insurrection manquée de 1830 et de sa
répression par l’armée russe. Elle est suivie par des vagues successives en 1840 et
en 1863. Ces réfugiés – opposants au régime tsariste – appartiennent pour l’essentiel à la noblesse et à la bourgeoisie intellectuelle polonaises. L’administration
française institue des dépôts pour ces émigrés qui reçoivent une subvention pour
leur permettre de vivre en attendant de trouver un travail. Quelques personnalités célèbres ont permis de garder la trace de cette première émigration polonaise,
comme le comte Branicki qui devient le propriétaire du château de Montrésor
(Indre-et-Loire) et des terres situées dans les environs, incarnant à la fois la figure
du propriétaire local, du généreux châtelain et de l’exilé fidèle à son pays.
Un nombre pourtant très faible d’immigrés
L’apport numérique est toutefois très faible et les chiffres continuent à être modestes jusqu’à la Première Guerre mondiale : la région compte en 1886 seulement
6 625 étrangers. À titre de comparaison, les seuls départements des Bouches-duRhône et du Nord comptent à l’époque, respectivement, 45 609 et 153 524 étrangers, le département frontalier des Ardennes 19 868. Loin des frontières et souvent
éloignés des grands centres industriels, les départements qui constitueront la région
Centre sont peu touchés par l’arrivée des vagues migratoires liées à l’industrialisation. Au regard d’autres régions françaises plus attractives, les créations industrielles – souvent situées en milieu rural – et la construction urbaine sont ici alimentées par la seule main-d’œuvre locale et l’exode des bassins ruraux avoisinants.
Les secteurs d’activité privilégiés
Les analyses statistiques et la cartographie mettent en évidence un fort clivage
ville/campagne par le développement d’une forme d’immigration de services
(domesticité urbaine féminine de nurses et gouvernantes, masculine de cochers
puis de chauffeurs). La présence dans des villes moyennes – comme Chartres,
Dreux, Bourges – de nombreuses et anciennes communautés religieuses accentue
encore cette présence urbaine et féminine.
Les chantiers des chemins de fer ont été l’une des premières formes d’encadrement
et d’organisation de la main-d’œuvre étrangère par des entrepreneurs, parfois euxmêmes étrangers. On peut relier à ces chantiers ferroviaires de la fin du XIXe siècle
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
les entreprises du bâtiment italien comme celle des Novello, dont les nombreuses
ramifications témoignent du dynamisme. L’analyse réalisée à partir des recensements et des dossiers individuels de naturalisation permet, également à une échelle
numériquement négligeable, de souligner l’importance du chantier comme lieu de
construction de l’identité des immigrés. D’autres types de chantiers comme celui
du barrage d’Éguzon, projet d’électrification d’intérêt national, ont nécessité la
venue d’une main-d’œuvre étrangère nombreuse entre 1916 et 1926. La cité créée
alors pour loger les ouvriers rassemble jusqu’à 1 500 étrangers originaires d’Europe,
d’Afrique et d’Asie, soit l’équivalent de la population d’Éguzon même.
Une certaine hostilité envers les populations étrangères
La période de la guerre entraîne une présence et une gestion spécifiques des
migrants. On note, en région Centre comme dans tout le territoire français, le
développement de la méfiance et de la surveillance vis-à-vis des étrangers, surtout
des Allemands et des nomades. Les zones rurales, déjà largement tributaires avant
la guerre de main-d’œuvre saisonnière, étrangère au département, souffrent d’un
fort déficit. C’est surtout le cas du département de l’Eure-et-Loir, étudié par JeanClaude Farcy, où la grande exploitation qui fait traditionnellement appel à une
main-d’œuvre saisonnière se tourne vers des travailleurs étrangers venus essentiellement et de façon provisoire de Tunisie. La position centrale du Cher
explique par ailleurs la présence de nombreuses usines dont la production augmente durant la guerre et qui nécessite un apport de main-d’œuvre. En 1916,
Vierzon accueille environ 400 coloniaux et 100 Chinois sont à Mehun-sur-Yèvre
en 1918. Cette présence étrangère est largement commentée dans la presse locale.
Elle provoque quelques réactions d’hostilité et, surtout, une surveillance policière
accrue dans un cadre réglementaire qui s’intensifie.
1918-1945 : une présence plus forte,
des empreintes mémorielles plus vives
C’est dans l’entre-deux-guerres que la présence historique et la mémoire de l’immigration sont les mieux connues. On note, en effet, en premier lieu une croissance très
forte dès la fin de la Première Guerre mondiale et qui atteint son apogée en 1936.
Plus importante, l’immigration a bénéficié de l’intérêt des chercheurs, non sans une
certaine fragmentation et un émiettement. On doit néanmoins souligner l’apport, à
la fois à l’histoire régionale et à la méthodologie concernant l’étude des trajectoires
sociales et géographiques de lignées d’immigrés entrées dans le département du
I hommes & migrations n° 1278
Groupe de noce de Tchécos chez Mr P. Laurentie, 1933, fonds Louis Clergeau
© Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales de Loire-et-Cher
Cher, de la thèse de Philippe Rygiel. Le développement d‘un centre de recherche et
d’associations mémorielles sur les camps permet aussi une connaissance et une diffusion plus large des sources et des témoignages.
Développement de l’industrie et afflux de main-d’œuvre :
l’exemple des usines de Rosières et Hutchinson
Si elle reste marquée par le maintien d’une activité rurale prédominante, l’immigration est aussi étroitement liée au développement des entreprises, lieu de travail et de
résidence, qui vont faire appel aux migrants : Hutchinson et Rosières, pour ne citer que
les plus célèbres… Spécialisée au début du siècle dans l’émaillage et la fonte, puis la
fabrication des cuisinières, l’usine de Rosières voit le nombre de ses ouvriers s’accroître dans les années 1920. Ce sont près de 3 000 Polonais qui sont recrutés en l’espace
de dix ans. L’entreprise dispose d’un réseau d’embauche directement implanté dans le
pays d’origine. La démographie locale s’en trouve bouleversée : en 1929, plus de la
moitié de la population du village de Rosières est polonaise. À l’usine, les consignes
sont affichées dans les deux langues. Un tel changement requiert de nouveaux logements, ce qui sera fait avec la construction de 190 logements supplémentaires.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
L’histoire de Châlette-sur-Loing est similaire car l’origine en est l’implantation
d’une entreprise industrielle, une usine de caoutchouc, fondée en 1851, ellemême d’origine étrangère puisque son fondateur est l’Américain Hiram
Hutchinson. Les besoins de main-d’œuvre créent un pôle migratoire atypique, la
principale population ouvrière étant inattendue : des Russes, des Ukrainiens et des
Chinois. L’arrivée des Russes et des
le dirigeant chinois
Deng Xiaoping vint travailler
Ukrainiens résulte des relations entretequelques mois avec d’autres
nues par la femme du directeur de l’usine
étudiants travailleurs
Hutchinson avec les milieux tsaristes. La
dans cette même usine
présence ukrainienne s’est maintenue jusHutchinson, Montargis
qu’à aujourd’hui, notamment à travers les
devenant au début
églises (Saint-André et Sainte-Olga) et la
des années 1920 une sorte
création des compagnies de danse (les balde berceau politique de la
Chine nouvelle.
lets Zaporogues et les ballets Hopak). À ces
deux groupes s’est ajoutée une communauté arménienne, conservant elle aussi une forte identité à travers un véritable
quartier à la Folie, dénommé la “Petite Arménie”. Il se trouve, par ailleurs, que le
dirigeant chinois Deng Xiaoping vint travailler quelques mois avec d’autres étudiants travailleurs dans cette même usine Hutchinson, Montargis devenant au
début des années 1920 une sorte de berceau politique de la Chine nouvelle.
Une répartition territoriale diffuse et contrastée
La présence des immigrés reste diffuse et contrastée : à ces quelques pôles industriels s’ajoute la migration dans le monde rural pour les travaux agricoles et deux
autres domaines, souvent négligés : l’exploitation forestière et “l’usine aux
champs”, c’est-à-dire la constellation de petites entreprises en milieu rural comme
les usines de chaux. À Issoudun, par exemple, la fonderie du Pied-Selle emploie et
loge des travailleurs étrangers. Ses besoins la conduisent en 1931 à créer une petite
cité ouvrière (29 Français sur 215 personnes logées).
Une spécificité régionale : l’important nombre de femmes parmi
les migrants agricoles
Récemment analysée par l’historien Ronald Hubscher comme un des éléments
majeurs de l’histoire de l’immigration française et de la vie des campagnes dans l’entre-deux-guerres, la situation des migrants agricoles est une des spécificités longtemps oubliée et encore méconnue de l’histoire régionale. Puisque la main-d’œuvre
est toujours nécessaire, mais les rémunérations restreintes, on recrute de plus en plus
I hommes & migrations n° 1278
de femmes qui “accomplissent un travail d’homme pour un salaire de femme”. Leur
venue est souvent de courte durée, un contrat d’un an renouvelable. Contrairement
à ce qui se passe dans d’autres arrivées féminines (femmes mariées qui rejoignent
leurs époux), ici, l’arrivée massive des femmes n’est pas le signe d’une stabilisation et
d’un enracinement de l’immigration. En décembre 1928, est créé le comité d’aide et
de protection de ces femmes immigrantes. Son inspectrice, Mme Duval, très zélée en
Indre-et-Loire, a laissé un volumineux ensemble de comptes rendus sur son activité
dès 1930 et une correspondance fort précieuse où elle juge sans aménité le rapport
entre patrons et ouvrières jusqu’en 1938 ; 1 592 lettres ont ainsi été reçues par
Jeanne Duval et 1 601 envoyées. Elle délaisse souvent le ton purement administratif pour dénoncer les formes d’exploitation spécifiques de ces femmes vulnérables et
isolées qui défendent leur corps et prennent parfois aussi en main leur destin.
Des élites étrangères attirées par la douceur des bords de Loire
La région reste aussi une zone d’attraction pour les élites étrangères attirées par la
“douceur des bords de Loire”. Cette image d’un certain cosmopolitisme des bords
de Loire donne un éclairage, certes très minoritaire, mais pas aussi anecdotique
qu’on pourrait le croire : il correspond à une image traditionnelle et pérenne de
l’attraction exercée par la région sur les élites étrangères.
Ceci explique que la politique gouvernementale de contingentement soit un semiéchec ou reste en deçà des espérances de ses promoteurs et des agents. Ceci ne tient
pas à une plus ou moins grande mansuétude des autorités mais aux particularités
économiques de la région.
Le retour d’une immigration politique : les modalités d’accueil
Avec l’arrivée des réfugiés espagnols, la région renoue avec l’immigration politique. L’accueil de ces réfugiés, et surtout des civils, obéit à des nécessités quelque
peu contradictoires : aux préoccupations prioritaires du maintien de l’ordre se
mêlent les difficultés liées aux frais de transport et d’hébergement loin de la frontière. Dès le début du mois de novembre 1934, les premiers réfugiés catalans arrivent à Orléans. Les modalités d’hébergement et d’aide varient de l’atomisation à
la concentration. En février 1939, le Loiret devient une véritable terre d’accueil.
Réunis tout d’abord dans la salle du Campo Santo, ils sont ensuite transférés dans
l’usine désaffectée de la verrerie des Aydes. Montargis accueille aussi des réfugiés
espagnols. En 1940, le gouvernement de Vichy supprime les centres d’accueil de
réfugiés. De nombreux Espagnols réussissent néanmoins à se maintenir dans les
zones rurales qui manquent de main-d’œuvre. Plusieurs familles d’agriculteurs les
ont ainsi sauvés de l’expulsion et par là même d’un destin tragique. L’histoire de
135
136
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Polonaise et deux Ukrainiens de la Pastourellerie, 1925, fonds Louis Clergeau
© Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy / Archives départementales de Loire-et-Cher
la région est aussi marquée par la création d’autres camps d’internement de populations juives étrangères (Beaune-la-Rolande, Pithiviers). S’y ajoutent les trois centres de rassemblement pour étrangers du Loiret (les Aydes, à Orléans, à Saint-Jeande-la-Ruelle et Cepoy) et le camp de Jargeau où ont été internés les Tziganes. Le
Cercil (Centre de recherche et de documentation sur les camps d’internement et
la déportation juive dans le Loiret) a depuis une vingtaine d’années établi et transmis la mémoire de ce lieu. Tout cela constitue un passé qui n’appartient pas à la
seule région Centre et l’intègre aux grands lieux de mémoire de la Seconde Guerre
mondiale et de la Shoah.
1946 - 1973 : une présence limitée
et encore méconnue
La région rejoint, durant cette période, la situation nationale avec ses vagues
migratoires – portugaise et maghrébine – et leur installation durable dans les centres industriels et urbains. Deux caractéristiques distinguent cependant la région :
la présence et la demande demeurent fortes dans le monde rural et l’industriali-
I hommes & migrations n° 1278
sation n’entraîne pas, dès l’après-guerre, les bouleversements urbanistiques et
sociaux que l’on peut constater ailleurs. Ainsi, au recensement de 1954, les deux
principales nationalités que sont encore les Polonais et les Espagnols ne travaillent
pas, loin s’en faut, dans le seul secteur du bâtiment, en pleine expansion dans cette
période de reconstruction. Les migrants urbains continuent à investir comme à la
période précédente les centres-villes dégradés. Le vieux Tours comme le cœur
d’Orléans restent les lieux majeurs de chaînes migratoires et de situations de
transit. La venue d’une partie des Algériens se fait par l’intermédiaire de la section
tourangelle de l’Association des musulmans nord-africains (AMNA), dissoute
pendant la guerre et qui renaît en 1945, installée dans un café du centre-ville. Ils
constituent une main-d’œuvre flottante et leurs perspectives d’emploi dans la
grande industrie sont faibles. Compte tenu de cette configuration de l’emploi, les
séjours des Algériens en Touraine sont assez courts, quelques mois en moyenne.
En situation précaire, ils s’installent dès 1945 pour l’essentiel dans le centre de la
ville en ruine, et vont y conserver longtemps des lieux d’hébergement et de sociabilité, notamment dans le quartier des Halles.
La présence américaine : entre fascination et exaspération
L’originalité de l’après-guerre tient à la présence américaine et à ses bases militaires. S’ils sont restés assez repliés sur eux-mêmes, les Américains ont cependant
marqué l’histoire de Châteauroux et d’Orléans dans les années 1950 et au début
des années 1960. Les résultats du recensement de 1962 montrent bien, d’ailleurs,
l’impact numérique de leurs bases, les Américains représentant plus de 58 % des
étrangers du département de l’Indre (4 524 ressortissants sur 7 757 étrangers au
total). Dans le Loiret, les 7 592 Américains atteignent 41,2 % de la population
étrangère du département. Les cités américaines constituent alors un monde à part
qui fascine certains et exaspère les mal-logés de l’après-guerre.
Nouvelle répartition des nationalités
Entre 1962 et 1975, la région enregistre peu à peu des arrivées venant compenser la
pénurie de main-d’œuvre liée à un exode rural tardif. En 1962, un peu plus de 64 000
immigrés résident dans la région, ce qui reste limité comparativement à d’autres
contrées plus industrielles : les immigrés représentent 3,3 % de la population régionale. La répartition par origine géographique s’est profondément modifiée : les vagues
d’immigration en provenance du Maghreb succèdent à celles qui sont venues du sud
de l’Europe. Depuis 1968, la part des immigrés d’origine européenne n’a cessé de
diminuer, avec quelques nuances : les flux en provenance de l’Italie décroissent dès
1962, alors que les Espagnols ont continué à venir s’installer dans la région jusqu’en
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
1968. À cette date, les Portugais constituent la colonie étrangère la plus importante
d’Indre-et-Loire, devant les Espagnols et les Algériens.
Grâce aux travaux de la sociologue Françoise Bourdarias, on connaît les conditions de
vie des migrants à Tours au début des années 1970, et l’on entrevoit la manière dont
la société tourangelle les a accueillis pendant les décennies 1960 et 1970. Bien que
derniers arrivés et confrontés à des conditions de vie précaires eux aussi, les migrants
portugais échappent néanmoins aux préjugés coloniaux et postcoloniaux que l’actualité de l’époque nourrit abondamment à l’égard des ressortissants algériens.
L’attention portée aux immigrés passe désormais aussi par le logement pour
dénoncer l’insalubrité et la précarité de l’habitat qui leur est dévolu. L’habitat
“clandestin” se concentre ici dans les maisons vétustes et abandonnées des
hameaux. Les migrations portugaises et marocaines continuent également à fournir une main-d’œuvre agricole notamment pour la récolte et le binage des betteraves à sucre qui alimentent les sucreries d’Artenay et de Sandillon. Le travail est
saisonnier : en 1969, sur 203 étrangers employés entre mai et novembre dans le
Loiret, 45 sont marocains et 157, portugais.
Depuis 1970 : l’immigration fait partie
de l’histoire régionale
La politique d’aménagement du territoire des années 1950 visant à corriger le déséquilibre entre la région parisienne et son environnement s’est résumée à une politique de déconcentration des activités industrielles qui a transformé les villes
environnantes en “ateliers de la région parisienne”, notamment dans l’Eure-etLoir et le Loiret. Les années 1970 sont ainsi des années fastes pour l’économie
orléanaise. La décentralisation proposée par le gouvernement et le patronat trouve
un terrain propice dans cette ville de 110 000 habitants au carrefour de la Beauce,
de la Sologne et du Berry, à une heure de train de Paris et dont l’industrialisation
n’avait pas connu l’essor d’autres villes de la grande couronne. La main-d’œuvre
va donc s’installer à la périphérie, près de la zone industrielle. La situation est
similaire pour toutes les villes de la région situées à une centaine de kilomètres et
a entraîné une concentration élevée d’habitants d’origine étrangère dans les
mêmes quartiers. En 1982, un Drouais sur cinq est étranger (Dreux compte alors
33 000 habitants) ; 50 % des jeunes ont au moins un parent immigré, issu du
Maghreb et pour la majorité du Maroc. S’y ajoutent une forte ségrégation spatiale
et une image dégradée aggravée par la fin des Trente Glorieuses qui touche de
plein fouet un tissu industriel sans autonomie.
I hommes & migrations n° 1278
Groupe polonais, 1934, fonds Louis Clergeau
© Société des Amis du Musée et du Patrimoine de Pontlevoy - Archives départementales de Loire-et-Cher
Nouvelles politiques d’immigration et d’accueil
La période est marquée, ici comme pour le reste du territoire national, par la fermeture des frontières, les politiques de retour et de regroupement familial, les
demandes d’asile d’exilés du Chili, d’Asie du Sud-Est, du Rwanda, du Kosovo, etc.
Les migrations de demandeurs d’asile (comme les réfugiés cambodgiens, laotiens
et vietnamiens, les Rwandais, les Kosovars) sont également présentes dans la
région, même si l’appareil statistique ne permet pas d’évaluer leur présence dans
le détail. Comme dans beaucoup d’autres villes moyennes françaises, les villes de
la région Centre ont vu l’implantation de foyers, d’abord CPH (Centres provisoires d’hébergement) puis Cada (Centres d’accueil de demandeurs d’asile).
L’association Aftam, par exemple, gère plusieurs foyers à Châteauroux et à Tours,
y compris sous forme d’hébergement dit “éclaté” en appartement au sein des cités de
logement social. La mobilité des familles obtenant le statut de “réfugié” est grande
à la sortie de ces dispositifs spécifiques d’accueil, compte tenu des opportunités
d’embauche et de logement, de la proximité de la région parisienne, mobilité accrue
par les difficultés d’insertion économique en période de crise.
Émergence des “politiques de la ville”
Cette période est aussi celle de l’émergence – à partir de 1977 et surtout de 1981 –
des politiques de la ville centrées sur l’amélioration des conditions de vie de ce qu’on
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
appelle désormais les “quartiers sensibles” ou prioritaires. Les immigrés se répartissent toujours inégalement, trois départements regroupent à eux seuls les 70 % des
immigrés vivant dans la région : le Loiret, l’Indre-et-Loire et l’Eure-et-Loir, soit les
départements les plus urbanisés. On assiste à un vieillissement de la population
immigrée, et à une diminution de la part des jeunes. Il s’agit en réalité d’un chiffre à
nuancer : par définition, les enfants nés en France ne sont pas des immigrés. Les
immigrés sont aussi plus affectés par le chômage que les autres actifs : dix points de
plus que le taux de chômage national.
Dreux : ville-dortoir emblème du “malaise français”
De façon quelque peu paradoxale, si l’on songe à la place modeste de l’immigration
dans les approches démographiques et économiques mais aussi dans l’image que la
région se fait d’elle-même, elle devient pourtant emblématique, au cours des années
1980, à travers la situation sociale et surtout politique de Dreux. Les années 1970
sont celles d’un véritable tournant et d’une forte croissance : Dreux est devenue une
ville-dortoir de la région parisienne. Ce qui a frappé surtout à Dreux, c’est la forte
ségrégation spatiale entre le cœur ancien et les quartiers des “plateaux”, séparés du
reste de la ville par la route nationale 12, la voie ferrée et la rocade. Dans la plupart
des esprits, cette concentration et cette ségrégation sont directement associées à un
fort taux de délinquance, devenu un enjeu politique majeur.
La collectivité turque
L’arrivée de nouvelles vagues migratoires a été marquée notamment par le
développement d’une forte collectivité turque, constituée aussi de Kurdes. Au
recensement de 1990, 10 668 personnes de nationalité turque résident dans la région,
soit 9,15 % de la population étrangère. Elles atteindront 12,2 % des étrangers en 1999.
Les Turcs sont désormais la troisième nationalité la plus représentée, derrière les
Portugais et les Marocains. Ils s’implantent surtout dans le Loiret, puis l’Eure-et-Loir
et le Loir-et-Cher. Dans ce dernier département, ils représentent près de 18 % de la
population étrangère et sont aussi nombreux que les Marocains. La collectivité turque
s’est implantée dans les bastions industriels anciens (Châlette) ou nouveaux, comme
Dreux. Derniers arrivés, ils font l’objet d’une “question turque” dans plusieurs petites
villes industrielles touchées par la crise : les représentations sociales négatives et les
débats vont alors bon train sur l’immigration et son histoire récente. Le bûcheronnage
et le maraîchage (asperges et fraises, notamment) sont les activités dominantes de la
population turque et il est étonnant que cet aspect de leur vie, à Romorantin par
exemple, soit aussi occulté dans les nombreux débats et écrits officiels cherchant
pourtant à décrire leur spécificité. On retrouve ces caractéristiques dans le quartier de
I hommes & migrations n° 1278
logements sociaux de Saint-Marc où le secteur du bâtiment et celui de l’agriculture
sont les plus fortement représentés au sein de la population active. La présence turque
occulte la réalité marocaine de l’immigration en région Centre, marquée par la
création d’un consulat marocain au sein du quartier de la Source, à Orléans, en 2006.
Une recherche à poursuivre
Plusieurs spécificités régionales sont apparues au fil de cette présentation. De ces traits
particuliers sont nées également les empreintes mémorielles. Faiblesse numérique,
dilution et décalage temporel permettent d’entretenir une relation plurielle avec les
territoires et lieux de l’immigration. L’usine, longtemps indissociable du quotidien
de la migration, est ici fortement concurrencée comme lieu d’attraction par le chantier, la forêt, le champ de légumes : elle devient alors emblématique, comme à
Châlette ou à Rosières. La visibilité de l’immigration par-delà l’usine passe par
l’aménagement urbain et la réflexion qui émerge autour de “l’avènement d’une ville
moderne”, où la dissociation entre lieu de travail et de résidence est de plus en plus
forte. Cette attention portée au logement et à l’habitat se retrouve à toutes les périodes : des centres-villes dégradés aux rues italiennes et espagnoles et aux cafés arabes,
aux foyers Sonacotra en passant par les bidonvilles de la périphérie urbaine. Et plus
encore, c’est le réinvestissement de ces espaces qui en fait aujourd’hui le cœur des
enjeux patrimoniaux et favorise une demande croissante de mémoire.
Autre fil conducteur, le monde rural est pleinement présent dans l’histoire des
migrants. La présence étrangère dans les zones rurales analysées pour les années
1920-1930 surprend plus encore parce qu’elle n’a pas disparu : aux côtés des ouvriers
et saisonniers agricoles, les années 1980 montrent une installation régulière et stable
d’étrangers venus de la communauté européenne. Leurs motivations sont économiques mais aussi sociales et “environnementales”. Elles rappellent plus largement
que la région Centre présente, au travers de la variété des origines de ces migrants,
toute une palette de migrations a priori non économiques, politiques pour les réfugiés
et contraintes dans des lieux d’internement. Moins tournée vers les formes traditionnelles de la mobilité ouvrière et masculine, l’immigration en région Centre permet
aussi de saisir la féminisation des phénomènes migratoires non comme une réalité
récente mais un processus lent et parfois discontinu, où les formes discriminées du
travail féminin sont paradoxalement valorisées.
Faire l’histoire de l’immigration, c’est révéler une nouvelle “représentation” de la
région et l’attention accrue portée aux questions d’histoire et de mémoire fait de
l’immigration non un problème mais une actualité riche et bien vivante.
■
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Poitou-Charentes
Histoire et mémoires des immigrations
Par Pierre Billion,
maître de conférences en sociologie, Citeres université de Tours et Odris,
et Antoine Dumont et Julie Garnier,
Odris.
Maisons ouvrières de Roumazières, 2009
© Stéphane Lévèque
L’invisibilité de façade des immigrés et le silence qui entoure leur mémoire
en Poitou-Charentes pourrait laisser croire que la région n’a pas été
concernée – ou très peu – par le fait migratoire. Or, certes moins importants
que dans d’autres régions plus industrialisées de France, des flux
migratoires ont bien été observés en région, comme l’attestent, notamment,
l’importante présence portugaise à Cerizay ou encore, aujourd’hui,
l’installation bienvenue, du fait de la chute démographique rurale,
des Britanniques dans les cantons du sud de la Vienne, où ils constituent
jusqu’à 10 % de la population cantonale.
I hommes & migrations n° 1278
Retracer l’histoire des immigrations en région Poitou-Charentes semble, au premier
abord, consister à dire l’absence ou presque des immigrés dans la région, souligner,
pour le moins, leur invisibilité et le silence de leur mémoire. Les sources s’avèrent en
effet assez rares lorsqu’on regarde les ouvrages et articles publiés, un peu plus nombreuses quand on se tourne vers les études locales non publiées, les archives publiques
ou associatives. La région ne figure pas parmi les grands pôles tôt industrialisés qui attirèrent de nombreux migrants de l’intérieur comme de l’extérieur, en Île-de-France,
dans le Sud-Est ou dans le Nord. Elle ne présente pas non plus de grandes métropoles
denses et propices aux mouvements de populations. Avec près de 2 % d’immigrés dans
sa population totale au recensement de 1999, seulement 1,2 % en 1946, la région semble ainsi fortement ancrée dans l’image qui lui est souvent attribuée : douceur de vivre,
attrait historique et touristique, poids d’un patrimoine séculaire et d’une histoire surtout rurale jugée à tort et trop rapidement homogène culturellement.
En y regardant d’un peu plus près, toutefois, on s’aperçoit que la région a connu,
comme partout en France même si c’est ici dans une moindre mesure statistique, de
constantes arrivées ou passages de migrants, depuis le milieu du XIXe siècle et jusqu’à
aujourd’hui. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que le nombre de
migrants venus s’installer en Poitou-Charentes croît considérablement, comme partout, avec la venue de Portugais et de Marocains notamment, occupant les emplois
créés par la décentralisation industrielle. Mais au cours des deux siècles qui précédèrent cette période dite des “Trente Glorieuses”, soit de 1830 aux années 1940, une
diversité de migrants s’étaient installés ou avaient séjourné déjà en Charente, dans la
Vienne, les Deux-Sèvres et, bien sûr, en Charente-Inférieure(1), plus largement ouverte
vers l’extérieur par ses ports et sa façade maritime.
Ce qui se dessinait d’abord comme une absence aboutit, après examen, à une longue
liste de nationalités, de situations et de contextes particuliers. C’est donc plutôt une
amnésie (dans les représentations comme dans l’histoire locale) que l’on finit par
pointer quant à cette présence disséminée mais souvent continue et non négligeable
des étrangers.
Amnésie, silence, invisibilité, une telle histoire en creux est-elle synonyme de tolérance, d’accommodements réciproques voire de certaines formes d’assimilation ou,
au contraire, de clivages et de discriminations cachées, d’absence de reconnaissance ?
Sur quelles traces peut se construire la mémoire des immigrés et de leurs descendants ? La réponse à ces questions n’est pas tranchée et invite – qui plus est à l’échelle
d’une région dont l’homogénéité n’est pas acquise – à comparer de multiples situations locales. Elle oblige surtout à faire l’histoire des immigrés tout autant que celle
de la société d’installation et donc l’histoire des relations interethniques, l’histoire de
la réception et de l’autochtonie.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les ports et l’héritage colonial
L’histoire des côtes charentaises tranche avec celle de l’arrière-pays plus rural. Le
port de La Rochelle (La Pallice) s’est ainsi bâti de solides relations commerciales
avec l’outre-mer dès le XVIe siècle avec comme point d’ancrage les Antilles, et particulièrement Saint-Domingue. Armateurs et commerçants se lancent alors dans la
traite des esclaves et le commerce triangulaire faisant de La Rochelle le deuxième
port négrier après Nantes, essentiellement entre 1643 et 1740. Cette économie coloniale et négrière prospère irriguait le commerce local et la circulation monétaire
jusque dans l’arrière-pays. Elle est littéralement anéantie peu après la Révolution,
mais plusieurs auteurs(2) estiment qu’une profonde adhésion des Rochelais à l’idéologie coloniale va perdurer au cours du XIXe siècle, et même jusqu’au milieu du XXe.
Diverses mises en scène de populations “pittoresques” non seulement à des fins d’exotisme romantique(3) mais en tant que support de diffusion de l’idéologie coloniale et
de stéréotypes xénophobes et racistes en attestent, même si elles restent moins nombreuses que dans l’Aquitaine voisine : les expositions coloniales de Rochefort-surMer en 1898 et de La Rochelle en 1925 attirent un grand nombre de visiteurs.
L’histoire de la traite esclavagiste n’a fait que tardivement l’objet de travaux historiques et sa mémoire n’est encore qu’en voie d’exhumation. Ce long silence tranche
considérablement avec la mémoire richement entretenue des relations avec la
Nouvelle-France, car l’histoire rochelaise illustre aussi celle de l’émigration de
nombreux habitants de la Saintonge, de l’Aunis et de l’Angoumois vers ce qui
deviendra le Québec. Les lieux de mémoire acadiens et les valorisations des relations transatlantiques font l’objet d’un fort investissement associatif et officiel(4) où
la recherche de racines des Québécois rejoint l’intérêt rochelais et rochefortais de
développer le tourisme culturel ainsi qu’un rayonnement international. En une
inversion assez inattendue de l’immigration vers l’émigration destinée à affermir
l’“identité rochelaise”, la municipalité a lancé en 1999 une opération intitulée
“diaspora rochelaise” destinée à rassembler les Rochelais vivant à l’étranger alors
que, hormis un cahier d’histoires de vies largement centré sur l’évocation des pays
d’origine mais très peu sur le contexte d’installation(5), elle peine encore à valoriser
l’histoire locale des immigrations et à agir efficacement sur les discriminations.
L’influence coloniale perdure encore au XXe siècle avec la venue de nombreux
tirailleurs et travailleurs d’Afrique occidentale, du Maghreb ou encore d’Indochine
au moment de la guerre de 1914-1918. Le grand Sud-Ouest est en effet devenu alors
une base arrière où les troupes coloniales restent en hivernage ou bien participent à
l’activité des docks, des arsenaux ou même de l’agriculture. L’espace picto-charentais
n’échappe pas à cette réalité, même si les flux sont moindres qu’en Aquitaine. Ainsi,
I hommes & migrations n° 1278
un camp pour les tirailleurs indochinois mais aussi kabyles est ouvert à Angoulême
près de la poudrerie nationale. On retrouvera des Indochinois dans ce camp en 1939
et 1940 mais aussi dans l’arrière-pays charentais en tant que main-d’œuvre requise
sous l’Occupation comme, par exemple, aux grandes tuileries de Roumazières en
1943 et 1944. Ces migrations de travailleurs et de troupes coloniales existent aussi en
dehors des conflits, dans l’entre-deux-guerres. Au recensement de 1931, les 1 389
“Africains sujets français” des “possessions” de l’Afrique occidentale présents dans le
département de Charente-Inférieure forment la deuxième “colonie” d’Afrique noire
en métropole après le Var et avant celle des ports des Bouches-du-Rhône.
Migrations forcées et contrôle des étrangers
Mais l’entre-deux-guerres va être marqué par d’autres migrations forcées, celle des
réfugiés républicains espagnols de la guerre civile de 1936-1939 notamment. Ils
arrivent par les Pyrénées mais aussi par bateaux au port de La Pallice. Comme
ailleurs dans le Sud-Ouest, divers camps destinés plus largement à la surveillance
des étrangers “indésirables” ouvriront à Montguyon, Montendre, Angoulême, la
Ruelle-sur-Touvre, Poitiers, Cognac. Certains Espagnols intégreront les
Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) participant aux travaux agricoles ou
iront rejoindre des unités industrielles de la région, mais le Poitou-Charentes
détient aussi le triste privilège de s’illustrer par le premier convoi de civils déportés
(927 hommes, femmes, enfants et vieillards réfugiés d’Espagne) parti d’Angoulême
vers le camp d’extermination de Mauthausen dès le 20 août 1940(6). Les mêmes
camps serviront à l’internement de populations tziganes et nomades mais aussi de
Juifs français ou étrangers au cours de la Seconde Guerre mondiale (le camp de la
route de Limoges à Poitiers par exemple)(7).
Les juifs de la région font partie, pour la plupart, d’un autre flux de migrants, celui
des réfugiés mosellans arrivés dès 1939, dont la zone de repli était le département de
la Charente. S’ils sont, quant à eux, dirigés en diverses communes du département et
hébergés par la population, la venue massive de ces réfugiés provoquera des réactions
de solidarité mais aussi des conflits et des manifestations de xénophobie. Leur langue,
proche de l’allemand, cristallise leur altérité aux yeux des Charentais. Mais c’est aussi
leur expérience citadine et du milieu ouvrier mosellan plus revendicatif et syndicalisé, leur diversité ethnique (il y a beaucoup d’immigrants italiens en Moselle) qui les
rendront suspects aux yeux de leurs hôtes. Seules les communes de milieu rural garderont des relations, sous la forme de jumelages, avec des Mosellans plutôt ruraux
aussi (des Bitcheländer), alors que les relations avec les citadins de Sarreguemines ou
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Thionville resteront plus distantes, voire conflictuelles. Ainsi le rapport à l’altérité
est-il étroitement influencé par le caractère rural de la société picto-charentaise y
compris dans les “usines aux champs” qui existent en diverses bourgades, un antagonisme rural-urbain qui recoupe plus ou moins les différences de classe.
Le caractère forcé des migrations, le contrôle officiel dont font l’objet les étrangers
constituent un des aspects remarquables de l’histoire des immigrations dans la
région dans les années 1930 et 1940 mais aussi au-delà. Le Centre-Ouest fit partie,
au fil des époques, de ces régions suffisamment éloignées des métropoles et des foyers
d’activisme politique, suffisamment à l’écart des frontières, pour y cantonner, surveiller, mettre à l’écart réfugiés, exilés et autres minoritaires membres des troupes ou
de la main-d’œuvre coloniales. Cette originalité au regard des régions industrielles à
plus forte immigration court comme un fil directeur, des internés carlistes ou réfugiés polonais des années 1830 déjà jusqu’aux sans-papiers et nombreux déboutés du
droit d’asile d’aujourd’hui en passant par les rapatriés d’Algérie, les républicains
espagnols ou d’autres réfugiés d’Amérique latine, d’Asie du Sud-Est, d’Afrique, de
Tchétchénie accueillis après 1970 et pris en charge dans divers centres d’hébergement à Cerizay, Angoulême, Poitiers et accompagnés par diverses initiatives militantes. À remonter le fil de ces migrations, on s’aperçoit que les discriminations sont
loin d’être une réalité seulement contemporaine.
Migrations rurales et petites villes industrielles
L’immigration de main-d’œuvre croît dès les années 1920, mais surtout dans les
années 1930, non seulement près des côtes mais aussi en milieu rural. Entre 1921 et
1936, le nombre d’étrangers augmente globalement dans la région mais particulièrement dans la Charente et la Vienne, alors qu’il baisse en Charente-Inférieure et dans
les Deux-Sèvres entre 1931 et 1936. Cette augmentation se fait particulièrement au
profit de nouveaux venus polonais et italiens(8) alors que l’immigration espagnole et
portugaise, un peu plus ancienne, stagne ou même régresse. Les Polonais sont ouvriers
agricoles alors que les Italiens occupent plus souvent les métiers du bâtiment mais
surtout le secteur des industries d’extraction, dans les très nombreuses et réputées carrières disséminées dans la région où les conditions de travail sont rudes. Cette immigration s’établira ensuite dans les villes de Poitou-Charentes mais, pour un certain
nombre, la région ne sera qu’un lieu de passage. Pour les Polonais comme pour les
Italiens, la relative faiblesse de l’immigration picto-charentaise ne donne pas lieu à
des filières de recrutement et leur venue privilégie les réseaux familiaux et liés à un
même village ou région d’origine. La forte spécialisation professionnelle des ouvriers
I hommes & migrations n° 1278
italiens et leur relative ségrégation dans l’espace local a pu laisser quelques traces dans
la mémoire locale, notamment dans le nom des lieux (le “village des Italiens”, village
d’Artiges à Chauvigny, ou encore la “Carrière des Italiens” à Crazannes).
Roumazières : carrefour improbable
des migrations picto-charentaises
Parmi les nombreux contextes locaux qui connaissent une immigration régulière, on
peut évoquer certaines petites communes présentant des “usines aux champs”,
comme les tuileries de Roumazières au cœur de la Charente limousine ou bien encore
la râperie et distillerie de betteraves à sucre de Celles-sur-Belle (Deux-Sèvres) qui a
employé du personnel étranger saisonnier (Tchèques, Polonais, Marocains) des
années 1930 à 1960. À Roumazières, dès la Grande Guerre, les travailleurs immigrés
viennent pallier le manque de main-d’œuvre locale et sont occupés à des emplois particulièrement difficiles (les tuiliers employés aux fours) dans des unités qui ne se
modernisent que très lentement. Roumazières figure ainsi, de 1914 jusque dans les
années 1960 et 1970, comme un carrefour improbable mais bien réel des migrations
qu’a connues la région : travailleurs coloniaux indochinois et d’Afrique du Nord,
Italiens, Polonais, Espagnols, réfugiés mosellans, Algériens et Portugais se succèdent
dans les usines, permettant aux dirigeants de maintenir un statu quo des conditions de
travail et de rémunération, la main-d’œuvre étrangère s’avérant particulièrement
malléable au travail, peu revendicative face à la gestion longtemps paternaliste et
autoritaire des tuileries et briqueteries. Parallèlement à l’industrie, la commune a vu
l’installation d’éleveurs des Pays-Bas dans les années 1950 venus reprendre les exploitations laissées vacantes par l’important exode rural. Aujourd’hui baptisée “cité de
l’argile” à des fins de valorisation du sous-sol local et de patrimonialisation des lieux
et techniques qui ont fait sa réputation, Roumazières ne parvient pas réellement à se
souvenir, comme beaucoup d’autres communes, qu’elle fut ce carrefour des migrations, résumant à elle seule une page importante de l’histoire de l’immigration en
Poitou-Charentes et de son caractère à la fois rural et industriel(9).
Cognac : entre xénophilie et xénophobie
Les immigrants et leurs descendants ont pu lentement s’assimiler dans ces contextes
tant que, il est vrai, ils restaient à la place subalterne qui leur était assignée dans la
hiérarchie sociale locale. Dans d’autres contextes, xénophilies et xénophobies coha-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
bitent, comme dans le vignoble de Cognac mondialement connu pour ses eaux-devie. Marqué de longue date par une présence scandinave mais surtout britannique,
symbolisée par l’élite des négociants comme Hennessy et Martell, Cognac a surtout
dû faire appel à la main-d’œuvre étrangère au sortir de la Grande Guerre dans les
industries dérivées. Ainsi, à la verrerie Boucher, dès 1914, sont embauchés des
Espagnols mais aussi des ouvriers venus d’Amérique latine. Lorsque ceux-ci se mettent en grève en 1916, les réactions xénophobes et le zèle du commissaire spécialement affecté à leur surveillance permettent de raffermir l’identité majoritaire d’une
ville centrée sur ses intérêts économiques et qui espérait des étrangers une attitude
malléable et peu revendicative. Dans le même temps, en 1917, s’installe un important camp d’entraînement de l’armée autonome tchécoslovaque où des milliers de
soldats et officiers se succéderont jusqu’en 1920. L’attitude des Cognaçais, d’abord
méfiante, fut ensuite accueillante dans la mesure où cette implantation fut demandée par la ville et la chambre de commerce elles-mêmes afin de dynamiser le commerce local et élever Cognac au rang d’autres villes de garnison de la région(10).
Cognac figure aujourd’hui parmi les lieux de mémoire tchèques de France et continue à être associée régulièrement à des cérémonies et des échanges. Ce contraste dans
l’accueil des allogènes suivant leur statut de classe et leur rôle économique illustre la
lourde influence des intérêts économiques et entrepreneuriaux dans le cognaçais.
Dans l’entre-deux-guerres, le secteur agricole et viticole y emploie aussi des saisonniers espagnols et polonais, notamment au moment des vendanges. Jusqu’à aujourd’hui, avec désormais les Marocains mais aussi, de nouveau, des Polonais, le manque
de sources ou de diagnostics sur les conditions de vie de ces saisonniers étrangers
reste, comme hier, criant et contribue à leur invisibilisation.
Châtellerault : mémoires des immigrés
et rapatriés d’Algérie
La ville de Châtellerault illustre la croissance de l’immigration dans la région au cours
des années 1960, mais aussi une autre forme de migration forcée, celle des rapatriés. Il
s’agit en fait des originaires d’Algérie quelle que soit leur nationalité. Des centaines de
rapatriés pieds-noirs et surtout harkis arrivent dans l’urgence en 1962. À partir des
années 1970, ils sont rejoints par des immigrés économiques et leurs familles. En
1999, la ville concentre près de la moitié du millier d’immigrés algériens présents dans
la Vienne et une centaine de familles de rapatriés, pour l’essentiel harkis, la plupart des
pieds-noirs étant partis. Cette concentration spatiale est d’autant plus remarquable que
les originaires d’Algérie sont en moyenne moins nombreux parmi les immigrés du
I hommes & migrations n° 1278
département et de la région que dans le reste de la France. Châtellerault est donc
inscrite dans un vaste réseau migratoire, au départ polarisé par la région de Tlemcen
(Oranais). L’attractivité migratoire de la ville est renforcée par le rôle prégnant d’officiers ayant facilité la venue de harkis et par celui de Pierre Abelin, maire de 1959 à
1977, qui favorise l’implantation d’industries aéronautiques, automobiles et métallurgiques. Parallèlement, l’offre de logement se développe avec la création de la Zup
d’Ozon dès 1960, que des harkis ont participé à construire. Ce nouveau quartier va
concentrer l’essentiel des familles au point de devenir un “quartier algérien” dans les
représentations locales. Si cette image est à nuancer d’un point de vue statistique, rapatriés et immigrés ont su s’approprier cet espace de vie, en y développant leurs propres
pratiques culturelles, religieuses, sportives, voire commerciales(11). C’est ainsi à Ozon
qu’Abderrahman Henni, figure historique de cette communauté, crée en 1964 la première mosquée de la région. Une rue devrait bientôt porter son nom. Ces pratiques territorialisées peuvent servir de supports à des initiatives mémorielles impulsées par les
institutions et les services sociaux, en particulier le Centre social et culturel. Si la
mémoire rapatriée, liée à la guerre, est largement refoulée, la mémoire immigrée, liée
au pays d’origine, est valorisée au travers d’expositions (Année de l’Algérie en 2003),
d’échanges culturels avec Oran ou de projets pédagogiques autour de l’émir Abd
el-Kader et des traces de son séjour, non loin, à Amboise, projet relayé par un adjoint
municipal dont la mère est rapatriée et le père immigré.
Angoulême : mémoires de quartiers
et politiques urbaines
Avec la plaine d’Ozon à Châtellerault, nous abordons une réalité plus contemporaine qui renvoie aux quartiers dits parfois “d’exil” que constituent les zones
urbaines sensibles. Parmi ces quartiers, celui de Basseau et de la Grande-Garenne,
à l’ouest d’Angoulême, mérite d’être évoqué à plus d’un titre : symbole du quartier de relégation et des représentations négatives associées localement aux quartiers populaires périphériques, il est saisi de l’extérieur par l’opinion publique
comme par les médias sous un stéréotype globalisant et imprécis du ghetto. Ce
quartier de 5 300 habitants (avec seulement 10 % d’immigrés aujourd’hui)
résume pourtant une soixantaine d’années d’histoire locale de l’immigration.
D’abord constitué du camp des travailleurs indochinois en 1940 puis abritant
des prisonniers allemands, le camp de Basseau se transforme en quartier populaire avec l’installation, au cours des années 1950, de nombreux “squatters” dans
les baraques. Parmi ceux-ci, populations nomades sédentarisées, réfugiés espa-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
gnols, premiers immigrés algériens mais aussi de nombreuses autres personnes
venues des campagnes proches, travaillant aux papeteries ou à la poudrerie. Les
pouvoirs publics vont intervenir progressivement en construisant des cités remplaçant l’habitat spontané. Des populations ethniquement de plus en plus diversifiées vont s’y installer et y expérimenter de multiples opérations architecturales, les politiques successives de
logement ou de développement social
Basseau constitue un analyseur
des quartiers étant parfois vécues
de la société dite “d’accueil”
comme des ruptures. Avec les délocaliet de ses politiques publiques,
sations industrielles et la montée du
n’échappant ni à la mise
chômage,
ce quartier symbolise aujourà distance des populations
d’hui l’anomie et la crise. Pourtant, une
stigmatisées, ni au déni
riche
vie sociale et culturelle et les
des discriminations ordinaires
initiatives d’habitants et de militants
qu’elles y connaissent
depuis plusieurs décennies.
de l’action sociale ont donné lieu par
deux fois, au cours des années 1980 et
très récemment, à la publication d’ouvrages qui rendent justice à la mémoire de l’immigration, intimement liée ici à
une mémoire ouvrière(12). Pour certains, cet ancrage dans l’histoire et la solidarité
interethnique en devenir qui s’y exprime constituent un fort potentiel pour le
quartier, gâché par la surenchère publique autour du communautarisme(13).
Basseau constitue un analyseur de la société dite “d’accueil” et de ses politiques
publiques, n’échappant ni à la mise à distance des populations stigmatisées, ni au
déni des discriminations ordinaires qu’elles y connaissent depuis plusieurs
décennies. La mémoire locale des immigrations, riche mais largement méconnue, se présente ainsi comme une occasion ratée ou un outil négligé de développement social et de valorisation des populations.
Cerizay : mémoires de l’immigration
et place des femmes
Dans le Poitou-Charentes, la migration portugaise devient significative au milieu
des années 1960, avant de devenir massive dans les années 1970-1980. En léger
décalage par rapport au niveau national, cette migration occupe une place proportionnellement plus importante au niveau local. La petite commune de Cerizay
(Deux-Sèvres) concentre une forte population portugaise, de l’ordre de 15 à 20 %,
née de la politique d’embauche de l’important carrossier Heuliez.
I hommes & migrations n° 1278
L’histoire locale de cette migration est bien connue. Les réalisations dans les
années 1990 d’une recherche universitaire, de films, d’un cahier de mémoire,
contribuent à diffuser l’histoire-mémoire de cette migration auprès d’un large
public. Pourtant, une méconnaissance historique et sociologique subsiste qui
tient à la diversité des courants migratoires et à la place des femmes. Il convient
en effet de souligner la diversité interne de l’émigration portugaise souvent issue
du milieu rural mais aux réseaux d’originaires variés (île de Madère, nord et centre du Portugal). Par ailleurs, le Centre provisoire d’hébergement de la ville
accueille, de 1975 à 1988, des réfugiés statutaires originaires du Chili puis des
pays d’Asie du Sud-Est continentale et contribue à diversifier les origines nationales des immigrés.
La place et le rôle des femmes portugaises dans le développement économique de
la commune sont à souligner. Ces jeunes femmes sont arrivées massivement peu
de temps après les hommes et ont rapidement travaillé comme ouvrières dans les
usines de confection textile de la ville. Dans ce secteur d’activité, elles représentaient 9 % de la population active féminine en 1975(14). L’absence de sources statistiques plus précises couvre cette singularité locale. Outre des conditions de travail difficiles (rendement et esprit de compétition), ces femmes ont été
durablement marquées par les rapports conflictuels entre ouvrières françaises et
portugaises. Les grèves de 1972 et les licenciements des années 1990 en témoignent. Ces conflits rendent saillants les processus de stigmatisation à l’œuvre
dans le temps long. Leurs enfants, pourtant français, subiront à leur tour le poids
du stigmate. Dans le cadre de l’école notamment, ils resteront des individus “discréditables(15)”.
L’insertion socioprofessionnelle des étrangers en milieu rural ne se fait pas sans
conflit. Derrière le stéréotype positif de l’ouvrier(ère) docile, se cache en réalité
une image négative de l’étranger qui le discrédite et l’infériorise. Bien sûr, les
“Portugais de Cerizay” symbolisent tout à la fois une part de la réussite économique du “bocage industriel” et l’expérience démocratique précurseur du conseil
municipal où plusieurs Portugais furent associés. À la fin des années 1980, le
maire mit en place un système de bourses soutenant la poursuite des études des
enfants de milieux modestes : on découvrit alors les problèmes d’échec scolaire des
enfants d’immigrés. Il semble en effet important de ne pas négliger, dans tout travail de mémoire, les processus de stigmatisation qui touchent les immigrés et
leurs descendants, c’est-à-dire de reconsidérer les regards des accueillis sur les
accueillants et vice versa. Si la mémoire des femmes et des jeunes reste encore
méconnue, les différentes actions politiques cerizéennes marqueront une réelle
prise de conscience de la place des uns et des autres dans la cité.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les étudiants africains :
parcours et projets migratoires
Lorsqu’on parle d’immigrations africaines dans la région Poitou-Charentes, trois
ambiguïtés doivent être levées. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une migration de
travail mais d’une migration hors travail. Les premiers migrants qui arrivent à
Poitiers dans les années 1960 sont des élèves et des étudiants, diplômés. Cette
migration pour études se développera après les indépendances et jusqu’à aujourd’hui. Elle semble liée à l’activité pastorale du séminaire, aux réseaux d’interconnaissance, à la valorisation des études en France, aux échanges interuniversitaires.
Cette dimension singularise la ville de Poitiers.
Deuxièmement, les immigrés africains en Poitou-Charentes ne constituent pas un
groupe homogène. À compter des années 1980, alors que les premières générations d’étudiants repartent dans leurs pays d’origine, d’autres migrants arrivent à
Poitiers. Ils sont originaires de plusieurs pays d’Afrique majoritairement francophones (Cameroun, Congo, Sénégal, Gabon, Côte d’Ivoire, Togo, Guinée,
Madagascar, Bénin, Tchad, Burkina Faso), habituellement peu représentés en
France, du moins jusque dans les années 1990. Ces migrants ont des parcours et
des projets migratoires différents : ils fuient l’instabilité politique et économique
de leurs pays, ils viennent rejoindre un conjoint, un ami, un membre de la famille,
poursuivre des études. Leur nombre et leur situation sociale restent mal connus.
Troisièmement, les migrants installés n’accèdent que partiellement à des métiers
qualifiés en raison d’une discrimination raciale indirecte et d’un bassin d’emploi
régional limité. Dans ce contexte, la petite entreprise est un moyen pour les étudiants de rallonger leur temps de séjour et de lutter contre la discrimination sur
le marché du travail. Elle ne concerne toutefois qu’un petit nombre de migrants
installés, qui ont bien souvent acquis la nationalité française.
Les Britanniques : dynamiques et bien accueillis
Avec les Britanniques (les plus nombreux parmi les immigrés arrivés depuis 1990),
on assiste au contraire à une véritable politique d’accompagnement de la part des
collectivités locales. Nombreux sont ceux qui, devant la montée des prix de l’immobilier dans le Périgord, se tournent désormais vers les campagnes du PoitouCharentes, particulièrement dans les cantons ruraux du sud de la Vienne
(Civraisien et Montmorillonnais) où les Britanniques comptent parfois jusqu’à 10 %
de la population cantonale. Planche de salut pour la démographie rurale en forte
I hommes & migrations n° 1278
chute, investisseurs créant des activités ou réhabilitant des logements, les
Britanniques ont de nombreux atouts qui les valorisent auprès des autochtones
même si la question du bilinguisme ou la précarité relative de certains jeunes installés aujourd’hui dans les villes posent question. Le dynamisme associatif de ces “néoruraux” d’outre-Manche, leur grande visibilité et la perception autochtone, à leur
propos, de l’immigration comme une nouveauté contemporaine, confirment para■
doxalement l’invisibilité des autres courants migratoires.
Notes
1. L’actuel département de Charente-Maritime fut nommé Charente-Inférieure jusqu’en 1941.
2. Blanchard, Pascal (dir.), Sud-Ouest, porte des outre-mers, Milan, Toulouse, 2006, et Delafosse, Marcel (dir.),
Histoire de La Rochelle, Privat, Toulouse, 2002.
3. L’officier et écrivain Pierre Loti (1850-1923), né à Rochefort, reste l’exemple archétypique de cette construction
d’une altérité exotique dont l’influence dépassa largement la seule littérature.
4. Ministère de la Culture, mission Inventaire général du patrimoine culturel, “Sur les traces de la Nouvelle-France en
Poitou-Charentes et au Québec”, Cahiers du Patrimoine, n° 90, Geste éditions, 2008. Un livre épais, très richement illustré,
accompagné d’un CD-Rom et édité à l’occasion du quatrième centenaire de l’établissement de l’Acadie, des villes
de Québec et Tadoussac. Il est le fruit d’un inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France commencé en 2001.
5. “Ces Rochelais venus d’ailleurs”, in Paroles de Rochelais, cahier n° 12, févr. 2003.
6. L’attitude des autorités comme de la population picto-charentaise à l’égard des réfugiés n’échappa donc pas
à la xénophobie de l’époque, contrairement à certaines interprétations hâtives : Cf. Sivasli, Nermin, “La situation
des réfugiés espagnols en Poitou-Charentes”, in Hommes & Migrations, n° 1249, mai-juin 2004, p. 127-133.
7. Lévy, Paul, Becker, Jean-Jacques, Les Réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, CERHIM, Confolens, 1999.
8. Encore peu nombreux dans les années 1920, les Polonais représentent en 1936 28 à 30 % des étrangers
dans la Vienne et la Charente.
9. Langlais, Monique, Berland, André, Roumazières-Loubert : 2 000 ans d’histoire, édition A. Berland et M. Langlais,
2001 ; Da Silva, Manuel, O Gaiteiro, éditions Mers du Sud, Angoulême, 2008.
10. Pallaro, Aline, “Les étrangers à Cognac entre 1914 et 1939 : de l’installation à l’intégration”, maîtrise d’histoire,
université de Poitiers, 1998.
11. Joyeux, Ludovic, “Habiter la plaine d’Ozon : territoires, communautés et ‘générations suivantes’”,
DEA de géographie, université de Poitiers, 1999 ; Peltier, Marie-Laure, “L’insertion spatiale des familles d’origine
maghrébine à Châtellerault”, maîtrise de géographie, université de Poitiers, 1992.
12. Basseau : hier, aujourd’hui : mémoire collective d’un quartier d’Angoulême, Association de coordination des assemblées
d’intérêts du quartier de Basseau, Angoulême, 1985, et Cherif, Nouar Mohamed, Témoins d’hier et d’aujourd’hui.
Basseau : évolution d’un quartier sur un demi-siècle, édition Centre social culturel et sportif de Basseau, ca. 2006.
13. Le récent ouvrage d’un sociologue (Lapeyronnie, Didier, Ghetto urbain, Robert Laffont, Paris, 2008), consacré
en grande partie aux habitants de ce quartier (considéré comme ghetto à l’américaine) mais n’en présentant que fort
peu le contexte et l’histoire, n’est pas sans conforter les stéréotypes au sujet de Basseau.
14. Kotlok-Piot, Nathalie, “La communauté portugaise en France, espace et devenir”, thèse de doctorat, université
de Toulouse, 1994.
15. Goffman, Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Minuit, Paris, 1975.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Limousin
Histoire de l’immigration aux XIXe et XXe siècles
Par Jean-Philippe Heurtin,
professeur de science politique, Centre d’analyse des régulations politiques,
université de Versailles Saint-Quentin.
Do Thon, acupuncteur au Cambodge et Chan Hon Tran, restaurateurs, Tulle.
“Ils sont venus d’ailleurs, figures d’immigrés en Limousin”, 2004 © Gilles Perrin
Avec une arrivée relativement tardive de l’immigration
de main-d’œuvre, une immigration pour raisons politiques plus
qu’économiques et, corrélativement, un faible flux migratoire
comparé au niveau national, le Limousin est, à l’instar des régions
de l’ouest de la France, une terre atypique d’immigration.
I hommes & migrations n° 1278
1800-1870 : une immigration de faible ampleur
Avant le milieu du XIXe siècle, la région connaît une immigration de faible ampleur(1).
En 1809, arrivent à Limoges 1 480 prisonniers de guerre espagnols, la plupart en
transit vers Moulins ou Châteauroux. Peu, hors d’état de voyager, resteront. En 1832,
on note de rares passages de Polonais – l’échec de l’insurrection polonaise de novembre 1830, matée par l’armée du tsar Nicolas Ier, en poussa de nombreux à l’exil. À partir de 1833 et jusqu’en 1839, ce sont des Italiens et encore des Polonais qui forment
l’essentiel des arrivées en Haute-Vienne. En 1851, on recense 1 027 étrangers en
Limousin, représentant seulement 0,12 % de la population limousine totale.
Le Limousin étant, à l’époque, une région essentiellement rurale, elle est moins
concernée que d’autres par l’immigration de main-d’œuvre – si l’on excepte un prolétariat agricole, alors largement disséminé spatialement. Cette immigration de
main-d’œuvre est d’arrivée tardive – elle date de la fin du XIXe siècle et surtout de
l’après-Première Guerre mondiale –, et est restée limitée à certains métiers et à
quelques pôles industriels locaux. À côté des étrangers résidents, la Haute-Vienne
connaît quelques passages d’étrangers. Ainsi, entre 1854 et 1861, 664 passages sont
comptabilisés. Le nombre des étrangers de passage n’est pas considérable, oscillant
entre 80 et 160 par an. L’on a affaire à des artisans et des ouvriers, des voyageurs de
commerce ou des négociants, des colporteurs ou marchands ambulants, mais aussi,
pour les deux tiers, des “gens du spectacle(2)”.
1870-1914 : une immigration de travail instable,
l’exemple de la Haute-Vienne
À partir de 1872, le nombre d’étrangers habitant en Haute-Vienne ne représente toujours qu’une infime proportion de la population générale (0,13 %) – il a tout de même
quadruplé en quatre décennies. De 1872 à 1876, ce nombre croît de façon importante
puis se stabilise au recensement de 1886, pour augmenter à nouveau en 1891. La
répartition spatiale des étrangers, depuis la Restauration, s’est concentrée : l’arrondissement de Limoges, qui en abritait un peu moins de la moitié, en compte désormais
70 %, ne laissant que des miettes aux autres arrondissements. Il s’agit d’une population largement masculine : en 1911, 60 % des étrangers sont des hommes. Les femmes
qui exercent une profession sont très majoritairement domestiques, bonnes d’enfants
ou gouvernantes, parfois enseignantes. Quant aux métiers des hommes, en 1886, ils
se situent surtout dans la sphère de l’artisanat ; viennent ensuite les métiers du bâtiment, puis le commerce et la boutique, et enfin l’agriculture(3).
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Ces caractéristiques s’expliquent sans doute, en début de période, par la rareté de
la demande de main-d’œuvre agricole ou industrielle. Cette rareté est liée autant
au faible développement économique du Limousin qu’à une forte natalité qui permet de ne pas recourir à une immigration étrangère : le Limousin reste jusqu’aux
années 1930 une terre d’émigration. Une partie non négligeable des étrangers en
Limousin a des pratiques d’immigration pendulaire, largement saisonnière et
donc largement instable.
Les nationalités les plus présentes
Dans les années 1830, on l’a vu, la Haute-Vienne accueille des immigrés espagnols. En 1886, c’est de loin la nationalité la plus implantée dans le département.
En 1886, le recensement décompte 71 Belges. En 1897, ils sont 128, mais également 114 Suisses. Les Italiens arrivent à partir de 1886. Bien moins nombreux
que les Espagnols, c’est à partir de la fin des années 1890 qu’ils se placeront
comme la deuxième communauté étrangère puis, à terme, la première, à partir de
1901. En 1897, à l’image des Belges, la population italienne double, mais elle reste
une population très instable, itinérante.
La nature des immigrations germano-britanniques apparaît motivée par des raisons spécifiques, autres qu’économiques ou politiques. L’analyse de la répartition
par sexe permet de préciser cette spécificité pour ce qui est des étrangers allemands, où l’on remarque un nombre important de femmes, occupant un emploi
de domestique ou d’enseignante. Pour les étrangers anglais, on note l’importance
de leur emploi dans les haras de la Haute-Vienne, notamment ceux de Nexon et
Couzeix : la présence des Britanniques y est recherchée du fait de leur expérience
et de leurs compétences en matière équine.
La Haute-Vienne connaît son lot de surprises en matière de nationalités. Certains
ressortissants de l’Empire ottoman arrivent en Haute-Vienne à la fin du XIXe siècle, tout comme un petit nombre de Néerlandais, de Luxembourgeois, et aussi,
dans une moindre mesure, d’Asiatiques. Notons également le cas particulier des
Américains du Nord : pour l’essentiel, ils correspondent à la maisonnée des
Haviland, la dynastie des industriels de la porcelaine, dont la famille constitue à
elle seule la quasi-totalité de la colonie américaine en Haute-Vienne.
Une population généralement bien acceptée
Flavien Célérier s’est attaché à étudier les rapports entre les populations étrangères
et les autochtones. De manière générale, ces populations, peu nombreuses et peu
regroupées – et donc peu visibles – ont une image positive : les étrangers sont jugés
utiles par la population, mais aussi par les administrations locales qui ne manquent
I hommes & migrations n° 1278
pas de soutenir leur dossier dans des cas divers (pénaux, naturalisations, admissions).
Les demandes de naturalisations reçoivent ainsi presque toutes l’avis favorable du
préfet. Pour autant, le nombre de naturalisations reste faible : de 1870 à 1889, on en
recense, en Haute-Vienne, seulement deux par décret et, de 1889 à 1914, seize.
L’entre-deux-guerres et le premier départ
de l’immigration de main-d’œuvre
L’entre-deux-guerres est marquée par une immigration d’une autre nature et
d’une autre ampleur qu’avant guerre. Alors que, en 1911, la population immigrée
représentait seulement 0,14 % de la population limousine totale, elle augmente
sensiblement à partir des années 1920 et 1930, pour atteindre 1,19 % en 1936. Ce
phénomène s’accompagne également d’un changement notable des nationalités
concernées. Les Anglais disparaissent presque complètement. De même, la part
des Belges, Luxembourgeois et Néerlandais chute de manière forte. Les Espagnols,
majoritaires avant guerre, sont désormais dépassés par les Polonais et, surtout, les
Italiens. Enfin, on voit certaines nationalités apparaître, comme les Portugais qui,
en 1936, représentent 5,7 % de l’ensemble des étrangers.
En 1931, un quart des étrangers en Limousin travaillent dans le secteur forêtagriculture ; en 1936, ils sont presque la moitié. Toutefois, malgré cette importance
du secteur agricole, la très grande majorité des étrangers travaille dans l’industrie :
61 %, dont 17,9 % dans les mines, ardoisières et carrières, et 43,1 % dans l’industrie
de transformation. Ainsi, à partir de 1920, les carrières de granit de Maupuy, en
Creuse, utilisent-elles une main-d’œuvre étrangère (la direction des carrières était
déjà anglaise(4)). Les premiers immigrés ont été Italiens. Ils sont suivis par des Turcs
et des Portugais, dès 1928, des Belges, à partir de 1925, et des Espagnols, à partir de
1936. L’importance de l’emploi industriel auquel sont attachés les immigrés
explique aussi la prépondérance des hommes – prépondérance encore plus marquée que dans la période précédente : ils représentent 70,8 % en 1931.
Les réfugiés de la guerre d’Espagne
Les premiers réfugiés de la guerre d’Espagne, en avril 1937, sont des enfants,
accueillis par le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne(5). La population fait
preuve d’une large sollicitude, marquée par des souscriptions abondantes, tout au
long de la guerre. L’essentiel des réfugiés arrive toutefois à partir de juin 1937,
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
après la chute de Bilbao, et d’août 1937, après la prise de Santander. Au total, selon
Frédéric Chignac, ce sont 500 réfugiés qui sont venus en Haute-Vienne au cours de
cette seconde période de l’année 1937. Une deuxième vague de réfugiés arrive dans
le département en janvier 1939, à la suite de la prise de Barcelone. Après le 29 janvier 1939, on recense 1 400 réfugiés ; le 7 février, c’est un nouveau contingent de
1 200 réfugiés qui arrive à Limoges ; et le 25 février, un troisième groupe d’une centaine de vieillards. Au total, ce sont 2 700 personnes qui se seront réfugiées en
Haute-Vienne. Pour l’essentiel, les réfugiés ont été accueillis dans des communes de
sensibilité de gauche. La grande majorité de la population de la Haute-Vienne,
favorable à la cause républicaine, a manifesté sa sympathie aux réfugiés.
L’immigration durant
la Seconde Guerre mondiale
Jusqu’à une date récente, on ne disposait que de peu d’études et de renseignements
sur la situation des étrangers en Limousin durant le second conflit mondial, si ce
n’est quelques recherches pionnières, mais partielles, comme celle de Paul Estrade
sur les Espagnols des Groupes de travailleurs étrangers (GTE) de Corrèze ou sur le
camp de Soudeilles(6). Fort heureusement, la thèse récente de Guy Perlier sur les
camps d’internement de la Haute-Vienne(7) constitue une base extrêmement riche
sur certains GTE.
En 1940, les étrangers sont nombreux en Haute-Vienne : 8 188, et encore 8 131 en
1941. Les directives vichystes tentent d’organiser le flux tout en contrôlant les individus. Elles chargent le préfet de désigner un certain nombre de communes destinées
à recevoir “les réfugiés français et étrangers dont l’éloignement de leur résidence
[doit] être poursuivi pour divers motifs”. Au mois d’août 1940, deux centres de séjour
sont ouverts à l’intention des personnes se révélant indésirables ou suspectes : l’un
à Limoges, qui deviendra en septembre un centre de triage des étrangers devant
être affectés à un GTE, libérés ou dirigés vers le camp de Saint-Germain-les-Belles ;
l’autre camp est créé à Bellac. Le 1er décembre 1940, un troisième camp est ouvert à
Nexon : il porte les titres de centre de séjour surveillé, camp de surveillance et camp
de sûreté nationale. D’une capacité de 700 personnes, il abrite en grande partie des
Juifs et des Français. Dès le 24 décembre 1941, le préfet retient Saint-Yriex en tant
que centre régional pour ses capacités d’accueil dans les hôtels. D’autres suivent
comme simples centres départementaux. À la suite d’une nouvelle circulaire
du 2 janvier 1942, le préfet propose, en avril, deux nouveaux centres destinés aux
Juifs étrangers : Eymoutiers et Oradour-sur-Vayres. Le 29 août 1942, 450 Juifs, dont
I hommes & migrations n° 1278
68 enfants de la région de Limoges, sont arrêtés et rassemblés à Nexon. Ils seront
livrés aux nazis et déportés à Auschwitz. Après la dissolution, en novembre 1943, du
camp de Gurs, ses internés seront transférés à Nexon.
Les structures d’accueil pour les enfants juifs
Les Juifs immigrés vont être regroupés dans les camps de Nexon et de SaintGermain-les-Belles, en Haute-Vienne. Les victimes les plus exposées sont les
enfants juifs, séparés de leurs parents, orphelins ou fraîchement nés dans un camp
d’internement. L’Organisation de secours à l’enfance (OSE), organisation juive
installée à Paris et à Genève dès 1933, va s’implanter à Limoges. En février 1943,
en Haute-Vienne, les sources permettent de répertorier six centres d’enfants juifs,
s’occupant d’environ 300 enfants. En Creuse, en 1941, l’OSE s’installe principalement au château du Masgelier, près de Grand-Bourg, à Chabannes, dans la commune de Saint-Pierre-de-Fursac, au château de Chaumont, près de Mainsat, et à la
maison des Granges, près de Crocq. Les
homes hébergent 647 enfants en juin
Les associations juives, grâce
1941, 698 en septembre 1941, 873 en
(8)
à de multiples connivences,
août 1942 et 1 080 en décembre 1942 .
ont pu organiser le sauvetage
Mais à partir de la fin 1942, les possibiliet le camouflage des enfants
tés légales d’émigration n’existent plus et
en danger dans des institutions
les menaces de rafles et de déportations
ou des familles non juives.
orientent les priorités de l’OSE vers d’autres directions. À l’occasion des rafles de
la région, fin août 1942, d’après Serge Klarsfeld, les homes de Montintin et du Couret
sont investis par les gendarmes qui emmènent la plupart des adolescents de 16 à
18 ans de nationalité allemande, autrichienne, tchèque et polonaise. Par la suite, les
associations juives, grâce à de multiples connivences, ont pu organiser le sauvetage
et le camouflage des enfants en danger dans des institutions ou des familles non juives. La mobilisation a été forte, efficace et multiple, si bien qu’un rapport de l’OSE
du 30 mars 1944 peut rassurer ses correspondants suisses en ces termes : “La liquidation des homes d’enfants est terminée. Tous les enfants ont pu être mis en lieu sûr.
Depuis octobre, plus de 1 000 enfants de cette catégorie ont été transférés en placements familiaux. Pour le moment, on a laissé ouverte la pouponnière de Limoges
qui sera remise à la Croix-Rouge, l’identité de tous les enfants a pu être changée…”
Les Groupes de travailleurs étrangers
À partir d’avril 1939, l’appel à la main-d’œuvre étrangère se traduit en une embauche des étrangers par des particuliers (exploitants agricoles, notamment) ou, pour les
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160
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
étrangers sans ressources susceptibles d’exercer une activité, en leur incorporation
dans des structures d’encadrement de plus en plus contraignantes : les Compagnies
de travailleurs étrangers puis les Groupements de travailleurs étrangers (Paul
Estrade a recensé 24 GTE dans la région). Le Limousin va constituer le Groupement
n° 6, implanté au château de la Roche, à Aixe-sur-Vienne, près de Limoges.
En Corrèze, dans le 665e GTE de Soudeilles, composé exclusivement de Juifs, appelés les “Palestiniens”, on a recensé de 95 hommes (en juin 1941) à 269 (en juillet
1942). Ils viennent souvent du camp de rassemblement de Mauzac, en Dordogne, où
étaient dirigés les Juifs étrangers en situation illégale dans la zone non occupée. Un
tiers des hommes du 66e GTE, soit 161 personnes, ont été raflés en août 1942, février
1943 et avril 1944, puis conduits à Drancy ; un autre tiers a pu s’échapper(9). Mis à
part ce GTE, en Corrèze, les Espagnols fournissent les premiers contingents de travailleurs étrangers (TE). À l’origine, les attributions des GTE en Corrèze ont été
essentiellement agricoles. En 1942, au 405e GTE de Meyssac, composé majoritairement de soldats républicains espagnols, les deux noyaux les plus importants sont
constitués par les agriculteurs, mais également par les ouvriers, employés à la construction du barrage de la Maronne. Le 641e GTE, formé de 130 Espagnols, était
affecté uniquement à l’agriculture ; le 651e GTE à Ussac, avec 220 Espagnols, à
l’agriculture ou à l’artisanat rural. Le 653e GTE à Égletons s’occupe de bûcheronnages, de carbonisation et d’exploitations de tourbières (mais on trouve également des
TE sur les chantiers de travaux publics). Même chose pour le 543e GTE d’Ussel ou
celui de Neuvic. Enfin, on distingue un groupe, le n° 101, disciplinaire.
La Haute-Vienne accueillera cinq GTE : le 642e groupe stationné à Nergout ; le
643e à Oradour-sur-Glane ; le 644e à Saillat ; le 931e à Saint-Cyr, conçu pour
accueillir essentiellement des Polonais ; et le 313e à Saint-Sauveur, composé
d’Allemands. Ces groupes sont destinés à des tâches de carrière, défrichement,
bûcheronnage, entretien de culture, travaux routiers, etc. Le 644e GTE, fort de
500 hommes, initialement stationné près d’Évreux, est arrivé en Haute-Vienne
après la débâcle, encadré par des militaires français. Les contacts avec la population ont été cordiaux. En mai 1941, deux GTE d’Espagnols existent encore : le
643e (220 hommes) et le 644e (283 hommes). Ils ne fermeront qu’en 1944(10).
Les immigrés dans la Résistance : l’exemple de la Creuse
Une part des étrangers des GTE rejoint la Résistance ; ils ont même joué un rôle souvent pionnier dans la constitution des maquis (beaucoup étaient des anciens combattants de la guerre d’Espagne et certains des militaires professionnels). On retrouve les Espagnols dans l’ensemble des mouvements de Résistance, mais surtout dans
les organisations FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main-d’œuvre immigrée) :
I hommes & migrations n° 1278
sur 321 FTP recensés, 249
étaient MOI (mais c’est également le cas des réfugiés allemands et italiens)(11). En Creuse,
c’est le camp du Clocher, dans
la commune de Saint-Sulpicele-Guérétois, qui regroupe le
420e GTE, composé notamment de réfugiés venant d’Espagne. Les brigadistes venant
d’Espagne ont été les premiers à
s’intégrer dans les FTP. Les
étrangers se retrouvent dans les
maquis de Montautre et du bois
du Thouraud. C’est un républicain espagnol, Conrado MiretMust, qui a dirigé l’Organisation
spéciale du Parti communiste
français, embryon des FTP.
Aziz Essaadi, épicier, Tulle. “Ils sont venus d’ailleurs,
En octobre 1943, on assiste à
figures d’immigrés en Limousin”, 2004 © Gilles Perrin
d’importantes réquisitions de
travailleurs italiens, mais également des Juifs d’Alsace-Lorraine pour le Service du
travail obligatoire (STO). En Creuse, plusieurs maquis sont organisés. Les FTP
s’installent en trois groupes au camp de Lavaud (La Souterraine), du Bosquenard
(Noth) et de Mazeirat (Saint-Priest-la-Feuille). Un autre groupe, exclusivement
composé d’Espagnols, s’installe dans les hameaux de Nouvelours et de la Pouyade,
près de Grand-Bourg. La décision en avait été prise pour regrouper les volontaires
étrangers dans un groupe de FTP-MOI. Le camp de Nouvelours sera attaqué, suite
à une dénonciation, le 20 mars 1944 (quatre arrestations, dont Vidal, le chef du
maquis, ancien lieutenant de l’armée républicaine espagnole). Au total, Marc
Parrotin a recensé 54 noms d’immigrés morts pour fait de Résistance.
Les vagues d’immigration de l’après-guerre
Si, dans les années 1930, une première immigration ouvrière apparaît en Limousin, ce
mouvement est beaucoup plus marqué après la Seconde Guerre mondiale, l’essor économique suscitant un afflux important de main-d’œuvre dans la région. Le Limousin
161
162
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
des Trente Glorieuses a eu ainsi recours à une main-d’œuvre immigrée : bûcherons
espagnols, marocains puis turcs dans la forêt limousine à partir des années 1950 ;
ouvriers italiens, espagnols, algériens sur les barrages en Corrèze dès les années 1940 ;
travailleurs du bâtiment originaires du Portugal et des pays du Maghreb construisant
les grands ensembles des années 1970. Entre 1968 et 1975, le nombre d’immigrés s’accroît alors de 39 % en Limousin. La part des immigrés dans la population limousine
reste cependant modeste, même si elle croît de manière importante : de 1,69 % en 1946,
on passe à presque 2 % en 1962, 2,5 % en 1968 et presque 3,5 % en 1975.
Bouleversement des hiérarchies
entre les nationalités
Les Espagnols voient leur part diminuer de manière très importante (31,6 % en
1946 et 11,5 % en 1975) ; de même les Italiens, qui passent de 15,8 % à seulement
4,5 %. La part des Polonais devient négligeable, et plus encore celle des populations
belge, luxembourgeoise ou néerlandaise. En revanche, les Portugais deviennent la
population étrangère prépondérante, et ce de manière très rapide : en 1946, ils ne
représentaient que 3,9 % ; ils pèsent, en 1975, plus de la moitié des populations
étrangères (56,5 %). Les premières immigrations maghrébines se font jour également : les Algériens arrivent dès 1962 pour représenter 8 % des populations étrangères en 1975, suivis un peu plus tard par les Marocains (6 % en 1975).
Vers une ouvriérisation des immigrés
et un rééquilibrage des sexes
En 1946, 37 % des étrangers travaillent dans le secteur agriculture-forêt (ils étaient
48 % en 1936). La moitié travaille dans l’industrie, mais l’industrie de transformation a définitivement pris le pas sur les mines et carrières. Pour autant, cette répartition va rapidement se modifier : en 1968, ils ne sont plus que 19 % à être salariés
agricoles ou agriculteurs exploitants, et 9,3 % en 1975. L’ouvriérisation des immigrés en Limousin se poursuit. Ainsi, en 1975, 53 % des immigrés sont ouvriers spécialisés ou manœuvres, et 22,8 % ouvriers qualifiés ou contremaîtres. On assiste, en
même temps, à une relative démasculinisation des populations immigrées. Si, en
1946, il y avait 63 % d’hommes pour 37 % de femmes, cette dernière proportion
atteindra 40 % en 1974. Il faudra attendre toutefois 1975 et la politique de regroupement familial pour assister à un rééquilibrage plus net des sexes.
Les immigrés turcs
Les immigrés turcs arrivent en Limousin à la fin des années 1960 et surtout
au début des années 1970(12). Ils sont d’abord employés dans le bâtiment, dans
I hommes & migrations n° 1278
l’industrie, mais aussi dans la filière bois, un secteur en développement. Nombre
d’entre eux s’installent à leur compte, et vont, à leur tour, employer des compatriotes. L’année 1974 marque l’arrêt de l’immigration de main-d’œuvre, et celle
des travailleurs turcs en particulier. Leurs familles les rejoignent alors, du début
des années 1970 jusqu’en 1984.
L’immigration turque provient généralement des mêmes régions, voire des
mêmes villages, surtout d’Anatolie, région caractérisée par une forte endogamie.
Les groupes d’immigrés restent très fortement structurés par des systèmes de
parenté et d’alliances denses, demeurés vivaces, notamment du fait de leur proximité résidentielle. Ces aspects expliquent sans doute le maintien d’une identité
nationale forte, se marquant dans l’usage de la langue ou dans le port de vêtements
(notamment chez les femmes, avec le foulard). Les plus jeunes générations sont
sans doute plus sujettes à une identité clivée, mi-turque, mi-française. Les demandes de naturalisation restent toutefois faibles.
L’immigration portugaise dans la Creuse
Dans les années 1960, on assiste, en Limousin comme dans toute la France, à un véritable boom de l’immigration portugaise(13). Encore faible dans les années 1950, la présence lusitanienne en Creuse ne cesse ensuite d’augmenter pour connaître son apogée
à la fin des années 1960 : de 1963 à 1968, les Portugais y forment la plus grande communauté étrangère. Il s’agit d’une immigration très sensible aux variations conjoncturelles du pays d’accueil. Ainsi, malgré une phase de croissance exceptionnelle, entre
1963 et 1966, l’immigration portugaise en Creuse connaît ensuite une brève interruption pendant les années 1967-1968 (en raison des mesures du plan Debré qui ont
particulièrement freiné l’embauche des étrangers, des événements de mai 1968, et de
la crise du BTP). À partir de 1974, la fermeture des frontières entraîne une chute spectaculaire des travailleurs et, en parallèle, une poursuite et une accélération de l’immigration familiale entamée depuis le début des années 1960.
Au lendemain de la guerre, les industries extractives, principales industries du
département qui avaient attiré des populations étrangères, sont alors en plein déclin.
Dès les années 1950, ce déclin s’est naturellement répercuté sur l’emploi des
Portugais : s’opère ainsi un glissement progressif des Portugais vers l’agriculture. Dès
1954, la plupart se concentrent déjà dans ce secteur. Parallèlement à l’investissement
dans l’agriculture, le nombre de Portugais employés dans le BTP ne cesse d’augmenter, passant de la simple dizaine en 1954 à 180 en 1975. À la fin des années
1960, un transfert semble donc s’opérer : l’agriculture, principal employeur des
Portugais au début de la décennie, est de plus en plus délaissée au profit du BTP.
Une fois implantée sur le sol français, et creusois en l’occurrence, la communauté
163
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
portugaise a subi des changements notables dans sa structure. Si l’immigration est
avant tout le fait d’hommes jeunes et adultes, celle-ci a ensuite connu une féminisation et un rajeunissement de sa composante, principales conséquences du développement du regroupement familial.
Vers une stabilisation des populations
étrangères
Parmi les caractères de l’immigration en Limousin, il faut tenir compte au premier
chef de sa relative instabilité dans une région par ailleurs caractérisée par des flux de
population longtemps importants, tant internes à la région que vers son extérieur
et surtout vers la région parisienne. Cette instabilité est consubstantielle de l’exil
politique des nombreux Italiens, Espagnols, Polonais que la région a vu arriver au
e
e
XIX et au XX siècle. L’immigration économique a été également, jusqu’à une date
récente, instable. C’est, on l’a vu, particulièrement le cas de la période 1870-1914,
où les étrangers venaient occuper souvent des emplois d’artisans et de commerçants
laissés vacants par l’émigration de la population limousine autochtone. Mais cette
instabilité est aussi, et pour les périodes ultérieures, liée à la demande de maind’œuvre qui a été, elle aussi, fluctuante.
À ce titre, plusieurs facteurs sont apparus essentiels à la stabilisation de ces populations immigrées. Le premier facteur est celui du vieillissement de ces populations (à la baisse du poids des moins de 25 ans – ils étaient 15 % en 1999, contre
21 % en 1962 – il faut ajouter l’importante progression de la part des plus de
60 ans, passée de 16 % en 1962 à 24 % en 1999). Reste que “les personnes issues de
courants migratoires anciens sont plus âgées que celles de pays d’immigration plus
récente. L’âge moyen des immigrés originaires d’Espagne ou d’Italie est respectivement de 62 et 65 ans. Six immigrés sur dix originaires de ces pays ont 60 ans et
plus. La moyenne d’âge des originaires du Portugal, correspondant à une vague
d’immigration plus récente, est de 47,5 ans(14)”. En revanche, les populations issues
du continent africain apportent à la population immigrée le plus de jeunes de
moins de 25 ans (38 %), suivies par celles provenant d’Asie (33 %). C’est encore,
note Chantal Desbordes, la Turquie qui apporte le plus de jeunes.
Le deuxième facteur est celui de la féminisation des populations immigrées. Si la
population immigrée résidant en Limousin reste encore marquée par un déséquilibre entre les sexes – 95 femmes pour 100 hommes – plus accentué que dans l’ensemble de la population immigrée française, cet écart se réduit. Ceci marque la
transformation progressive d’une immigration de travailleurs masculins en une
I hommes & migrations n° 1278
immigration familiale. Mais là encore, cette féminisation varie en fonction des
pays d’origine. Cette répartition hommes-femmes “est à l’avantage des femmes
immigrées du Sud-Est asiatique. Les immigrés en provenance d’Europe et
d’Afrique sont à dominante masculine(15)”.
Le troisième facteur, qui n’est pas sans lien avec le précédent, tient à la législation
française relative aux étrangers. Il est clair que le tournant de la politique migratoire de 1974 a eu un impact certain sur “l’assimilation” des populations immigrées, expliquant en grande partie une importante vague de naturalisations en
■
Limousin.
Notes
1. Cf. Chastang, Isabelle, “Les étrangers en Haute-Vienne de 1815 à 1848”, mémoire de maîtrise, université
de Limoges, 1985.
2. Chanaud, Robert, “Les étrangers en Haute-Vienne au XIXe siècle”, Conférences au XVII e Congrès national
de généalogie, Limoges, 9-11 mai 2003.
3. Pour la plupart des éléments sur cette période voir Célérier, Flavien, “Les étrangers en Haute-Vienne. 1870-1914”,
mémoire de maîtrise d’histoire, université de Limoges, 2003-2004.
4. Marsac, Annette, Brousse, Vincent, “Les lieux de l’immigration en Limousin”, in Brousse, Vincent, Grandcoing,
Philippe (dir.), Un siècle militant. Engagement(s), résistance(s) et mémoire(s) au XX e siècle en Limousin, université
de Limoges, Pulim, 2005 ; Thévenot, Gabrielle, Les Hommes des carrières du Maupuy. Anglais, Belges, Espagnols,
Italiens, Polonais, Russes, Yougoslaves, Portugais, Guéret, Verso, 1988.
5. Chignac, Frédéric, “Les réfugiés de la guerre d’Espagne en Haute-Vienne. 1936-1940”, mémoire de maîtrise
d’histoire, université de Limoges, 1984. Les éléments de cette section sont tirés de son travail.
6. Estrade, Paul (dir.), Les Forçats espagnols des GTE de la Corrèze (1940-1944), Treignac, Les Monédières, 2004 ;
Estrade-Szwarckopf, Mouny, Estrade, Paul, Un camp de Juifs oublié. Soudeilles (1941-1942), Treignac,
Les Monédières, 1999.
7. Perlier, Guy, “Les camps d’internement de la Haute-Vienne durant la Seconde Guerre mondiale,
avril 1940-juin 1944”, thèse de doctorat, histoire contemporaine, Limoges, 2007. Le compte rendu que nous faisons
se fonde sur le premier chapitre de son livre tiré de sa thèse, à paraître aux éditions Les Monédières.
8. Cf. Parrotin, Marc, Immigrés dans la Résistance en Creuse, Ahun, Verso, 1998.
9. Estrade-Szwarckopf, Mouny, Estrade, Paul, op. cit.
10. Chignac, Frédéric, op. cit.
11. Parrotin, Marc, op. cit.
12. Les éléments concernant les Turcs du Limousin sont tirés de Marsac, Annette, “Les Turcs en Limousin,
bûcherons de père en fils”, mémoire de sociologie, université Paris-VII, 1997.
13. Les populations portugaises de la Creuse ont été particulièrement étudiées par Da Silva Costa, Toni,
“L’immigration portugaise en Creuse”, mémoire de maîtrise, Université de Limoges, 2003-2004. Les éléments
de cette section sont issus de son travail.
14. Desbordes, Chantal, Atlas des populations immigrées en Limousin, Les dossiers Insee Limousin, n° 3, 2004.
15. Ibid.
165
166
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Histoire de l’immigration
en Auvergne
Par Jacques Barou,
chercheur au CNRS, UMR PACTE, Grenoble
Et l’équipe : Annie Maguer, Fabrice Foroni, Aude Rémy.
Délivrance de récépissé de demande de carte d’identité d’un couple de réfugiés espagnols, 1939
© DR
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la main-d’œuvre locale
n’a pas manqué en Auvergne. L’immigration y a donc été plutôt tardive
et modérée, et très inégale suivant les départements.
L’immigration espagnole – d’exil – a joué un rôle prépondérant durant
la Résistance, mais c’est l’immigration portugaise qui a été la plus massive,
convoitée notamment par les industries du caoutchouc, dont Michelin.
I hommes & migrations n° 1278
Une immigration tardive
et relativement faible
L’immigration étrangère est en Auvergne un phénomène récent. Pourtant, l’industrialisation de la région n’est pas plus tardive que celle de l’ensemble du pays.
L’extraction de la houille, la fabrication du papier, la métallurgie y sont anciennes.
Le travail du bois et celui de la pierre ont connu un essor important au cours du
e
XIX siècle et l’industrie du caoutchouc apparaît dès les années 1830. Le recours tardif à une immigration de travail, en provenance de l’étranger, s’explique par la présence dans la région d’une main-d’œuvre assez nombreuse et présentant un assez
large éventail de qualifications pour soutenir l’essor industriel pendant plus d’un
siècle. La “montagne” pourvoyait largement en bras les diverses entreprises qui se
créaient dans les villes et les vallées. Ce n’est que lorsque cet excédent démographique a commencé à se réduire, c’est-à-dire après la Seconde Guerre mondiale, que
l’on a assisté à une forte immigration étrangère de caractère économique.
Parallèlement, l’émigration des Auvergnats, que ce soit vers la région parisienne,
l’Espagne ou l’Algérie, n’a pas été sans incidence sur l’appréhension de l’image de
l’étranger quelques décennies plus tard.
De la Révolution
à la Première Guerre mondiale
Les étrangers sont présents dans la région dès la fin du XVIIIe siècle, même s’ils sont
peu nombreux et inégalement répartis. Ils sont venus essentiellement pour des raisons politiques et militaires. Plusieurs centaines de soldats étrangers faits prisonniers
au cours des campagnes de 1792, 1793 et 1794 sont dirigés vers les départements
auvergnats, où ils passeront quelques années à séjourner en casernes et à travailler
tantôt pour les agriculteurs et artisans locaux, tantôt dans les mines ou sur des chantiers publics. Les armées d’Ancien Régime étant composées de mercenaires, tous les
peuples d’Europe sont représentés. Les Tchèques, les Moraves et les Polonais de
Galicie forment l’essentiel des prisonniers capturés dans les troupes autrichiennes.
Parmi les déserteurs et les prisonniers de l’armée piémontaise figurent des Suisses,
des Savoyards, des Italiens et des Allemands. On verra arriver plus tard des Croates,
des Hongrois, des Russes. Après leur libération, certains demandent à rester dans la
région, se font naturaliser et épousent des Auvergnates.
Au cours du XIXe siècle, plusieurs vagues de réfugiés politiques sont dirigées vers
l’Auvergne : Italiens, condamnés pour activités subversives dans les divers États
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
de la péninsule, libéraux espagnols, victimes de la répression menée par le roi
Ferdinand VII, puis carlistes, victimes des guerres de succession qui ont sévi dans
leur pays, de 1833 à 1875, et enfin Polonais, chassés par les diverses répressions
tsaristes contre les insurrections nationalistes de 1831 à 1868. Certains de ces
réfugiés restèrent assez longtemps pour s’intégrer à la société locale et bénéficièrent, surtout dans le cas des Polonais, de la solidarité de l’opinion auvergnate.
Parallèlement à ces migrations contraintes, on trouve une immigration économique semblable à celle existant sur l’ensemble de la France, mais dans des proportions très faibles : moins de 1 % en 1911. Italiens, Suisses, Allemands et Belges
constituent l’essentiel d’une main-d’œuvre surtout orientée vers l’hôtellerie et les
activités de service qui se développent dans les stations thermales.
L’immigration de l’entre-deux-guerres
La Première Guerre mondiale a provoqué une pénurie de main-d’œuvre qui a pu être
compensée par le recrutement de travailleurs coloniaux. Les industries du caoutchouc ont largement fait appel à eux. Après la guerre, les recrutements s’amplifient et
les pays de provenance sont alors surtout l’Espagne, l’Italie, la Pologne et le Portugal.
Comme le montre le schéma (voir page suivante), la population immigrée connaît
en Auvergne un taux de croissance beaucoup plus élevé qu’au niveau national.
Malgré cette croissance, elle ne représente, en 1931, que 1,54 % de la population
auvergnate, contre près de 7 % de la population totale de la France. Ensuite, alors
que, à partir de cette date, elle commence à décliner sensiblement au niveau national, en Auvergne, elle se maintient et connaît même une légère croissance.
Cette évolution reflète les transformations démographiques et économiques de la
région. Pendant l’entre-deux-guerres, l’Auvergne s’industrialise et s’urbanise de
façon intense. Clermont-Ferrand passe de 65 386 habitants en 1911 à 111 711 en
1926, devenant le premier lieu d’attraction des migrants de la région. L’industrie
du caoutchouc et la métallurgie y attirent l’essentiel de la main-d’œuvre française
venue des campagnes environnantes. Les secteurs moins attractifs connaissent
alors des pénuries de travailleurs. Alors que, au début du siècle, on ne comptait
pratiquement pas d’étrangers dans les bassins miniers auvergnats, dans les années
1930, c’est là que l’on trouve les taux les plus élevés d’immigrés. Malgré la crise
qui suit cette période et le chômage qu’elle génère, les emplois miniers continuent
d’être délaissés par les Français et attirent les étrangers licenciés de l’industrie. Ce
mouvement s’observe aussi dans le bâtiment et les travaux publics, qui continuent
de fonctionner avec un taux élevé de main-d’œuvre étrangère. L’industrie de
I hommes & migrations n° 1278
transformation a fait aussi appel à celle-ci, mais de manière complémentaire. Lors
des grandes vagues de licenciement qui s’opèrent à partir des années 1930, les
immigrés sont fortement touchés, mais ils peuvent alors se diriger vers des secteurs où ils ne rencontrent pas la concurrence des Français qui, quant à eux, ont
plutôt tendance à se replier sur les petites activités agricoles qu’ils gardaient en
parallèle à leur travail à l’usine.
Alors que la crise économique des années 1930 déclenche une vague de xénophobie très violente au niveau national, les images de l’étranger en Auvergne, telles
qu’elles sont reflétées par la presse régionale, ne sont pas négatives. Les journaux
parlent peu des immigrés et ne perçoivent pas leur présence comme source de problèmes. Ceci se retrouve aussi dans les rapports préfectoraux qui soulignent que
l’arrivée massive des étrangers n’est jamais associée à l’émergence du chômage
chez les Français.
L’Auvergne est devenue dans l’entre-deux-guerres une région de faible mais constante immigration, avec une répartition majoritaire dans les départements les plus
urbanisés et les plus industrialisés, ce qu’elle est encore aujourd’hui.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les étrangers pendant
la Seconde Guerre mondiale
L’année 1939, qui voit la déroute des républicains espagnols, est marquée par une
augmentation massive des flux de réfugiés en Auvergne. Environ 6 000 personnes, principalement des femmes et des enfants, y sont envoyées depuis les camps
du sud de la France. Treize Groupements de travailleurs étrangers (GTE), rassemblant les réfugiés républicains, ont été constitués en Auvergne et ils ont stationné
dans des villes et des villages avec les familles qui les accompagnaient. Ils étaient
utilisés comme main-d’œuvre mise à la disposition des commerçants et des agriculteurs des alentours. Les activités politiques ont pu se maintenir et les partis
politiques qui avaient porté la République espagnole – socialiste, communiste et
anarchiste principalement – ont pu se réorganiser et tenir des réunions. Du fait de
leur capacité d’organisation et de leur expérience de la guerre, les Espagnols intéressaient les responsables de la Résistance française. Considérant qu’ils avaient le
même ennemi et que, après la victoire sur le nazisme, les démocraties européennes
pourraient agir contre le franquisme, beaucoup de réfugiés ont participé à la
Résistance et leur présence est attestée dans de nombreux maquis auvergnats.
Dans le secteur du Chambon-sur-Lignon, c’est une véritable organisation de la résistance à la politique antisémite de Vichy qui s’est mise en place. Le particularisme historique et religieux de cette zone explique le mouvement de sympathie qui s’est
manifesté envers les juifs. Une solidarité active s’est exercée vis-à-vis des réfugiés juifs,
dont beaucoup d’Allemands appartenant à des milieux sociaux plutôt favorisés. Sur
les 544 élèves inscrits à l’école nouvelle cévenole pendant la guerre, au moins 25 % se
déclarent juifs, ce qui traduit l’existence d’un fort climat de confiance. Il a existé aussi
une résistance active des étrangers. Au Chambon-sur-Lignon se constitue en 1943 un
maquis juif qui agit en étroite relation avec la population protestante.
Les étrangers victimes de persécutions ont trouvé en Auvergne une protection
plus efficace que dans bien d’autres régions, et ils ont à leur tour contribué activement à la Résistance.
Le vrai démarrage de l’immigration
économique
Le graphique suivant révèle l’importance très inégale qu’a prise l’immigration
dans les différents départements de l’Auvergne. Il montre aussi la tendance générale à la diminution à partir de 1975.
I hommes & migrations n° 1278
Dans les années 1950 et 1960, les grandes industries recrutent peu d’immigrés en
provenance du Maghreb. La population algérienne, dominante dans la région jusqu’en 1968, occupe des emplois précaires dans le bâtiment et se concentre, jusqu’au début des années 1980, dans les quartiers dégradés des centres-villes
anciens, en particulier à Clermont-Ferrand, dans le secteur du Mazet. Devant la
baisse de la main-d’œuvre locale, les industriels du caoutchouc, et en particulier
Michelin, organisent des filières de recrutement, d’abord en Espagne, puis en
Yougoslavie et en Turquie, enfin au Maroc. L’essentiel des recrutements se fait
toutefois au Portugal.
La période portugaise
L’arrivée massive des Portugais s’explique surtout par une étroite corrélation
entre une forte pression au départ dans le pays d’origine et le démarrage d’une
période de forte activité dans la région d’accueil.
171
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Par ailleurs, la préfecture du
Puy-de-Dôme a été une des premières à pratiquer une régularisation massive des Portugais.
Jusqu’à la fin des années 1960,
ceux-ci travaillent surtout dans
le bâtiment et les travaux
publics. C’est à partir de 1968
que Michelin s’intéresse à eux.
En 1970, les Portugais représentent 50,6 % de son effectif étranger, soit 2 210 personnes, et
62,7 % d’entre eux ont été
embauchés au cours de l’année.
Beaucoup se sont interrogés sur
les raisons de l’alchimie qui s’est
établie entre Michelin et la
main-d’œuvre portugaise. Pierre
Mazataud, historien de cette
entreprise, apporte une réponse :
Chibanis, Olivier Daubard, 2002
“Le recrutement local était compro© Olivier Daubard, Bleu autour 2002
mis par le déclin des réserves de
main-d’œuvre masculine locale et par la concurrence des autres grandes entreprises industrielles régionales. Michelin a contribué à faire de Clermont une des grandes places de l’immigration portugaise. Dans cette période de surchauffe, les Portugais permettent de maintenir et de développer l’outil de production de Michelin sur son site historique. Par une curieuse
coïncidence culturelle, ces nouveaux venus peuvent raviver la culture des petits paysans
vignerons du début du siècle. Le temps des Portugais à l’accent auvergnat commence(1).”
En quête de logements bon marché, les premiers arrivants portugais découvrent
le patrimoine abandonné des anciens bourgs viticoles des collines de Limagne
qu’ils vont restaurer en s’entraidant. Ils ont aussi contribué à faire revivre les fêtes
traditionnelles locales, profanes ou religieuses, tombées en désuétude. Cette phase
de vie communautaire a laissé place à la recherche d’une intégration individuelle,
marquée par l’ascension sociale et la prise de distance vis-à-vis du groupe. Si les
Portugais ont emprunté beaucoup à l’identité locale, celle-ci a tendance à les intégrer comme une de ses composantes contemporaines. L’ouverture dans le centreville de Clermont d’un grand centre culturel portugais témoigne de ce processus
de reconnaissance.
I hommes & migrations n° 1278
Dernières vagues et stabilisation
Si la vie communautaire n’a duré que le temps d’une génération dans le cas des
Portugais, elle persiste chez les Turcs. Une communauté originaire d’Emirdag, en
Anatolie centrale, s’est installée en Haute-Loire autour de la ville de Sainte-Sigolène,
dont l’économie, autrefois spécialisée dans la passementerie, a pu se reconvertir
dans la plasturgie. Les Turcs représentent aujourd’hui environ 15 % des 5 432
habitants de cette commune où ils ont acheté des maisons et construit un centre
culturel autour d’une mosquée. À Volvic, c’est une population originaire de
Cappadoce qui a pu s’implanter autour de l’usine d’embouteillage. Dans les environs de Thiers, on trouve des originaires de Sivas. Ils connaissent aujourd’hui des
difficultés considérables en raison de la crise de la coutellerie.
Le temps de l’immigration de travail semble aujourd’hui révolu en Auvergne.
Après 1975, comme dans le reste de la France, les flux migratoires sont essentiellement composés de regroupements familiaux qui viennent renforcer et stabiliser
les populations déjà installées. Au fil des recensements, le nombre de Français par
acquisition augmente parallèlement à la diminution du nombre d’étrangers. Chez
ceux-ci, on observe un certain nombre de transformations, significatives d’un processus d’installation. La population active féminine a doublé en pourcentage entre
1975 et 1999 et les origines de la population immigrée n’ont guère varié. Les derniers flux sont constitués principalement de Britanniques et de Néerlandais, qui
s’implantent en milieu rural, attirés par le coût modeste de l’immobilier. Ces nouveaux venus, appartenant aux classes moyennes, contribuent ainsi à ralentir le
dépeuplement de zones qui ont constitué à l’origine le principal réservoir de
■
main-d’œuvre de l’économie régionale.
Notes
1. Mazataud, Pierre, “Les salariés des usines Michelin de Clermont-Ferrand en 1970. Radiographie d’une main-d’œuvre”,
in Gueslin, A. (dir.), Les Hommes du pneu : les ouvriers Michelin à Clermont-Ferrand (1940-1980), Les éditions ouvrières,
Paris, 1999, p. 264.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La Guadeloupe et
la Martinique
dans l’histoire française des migrations
en régions de 1848 à nos jours
Par Michel Giraud,
chercheur au CNRS, université des Antilles et de la Guyane, membre du Centre
de recherche sur les pouvoirs locaux dans la Caraïbe (CRPLC).
Et l’équipe : Isabelle Dubost, André Calmont, Justin Daniel, Didier Destouches,
Monique Milia Marie-Luce.
Siège d’une association haïtienne à Fort de France, 2008
© Isabelle Dubost
Entièrement constituées de populations immigrées,
la Martinique et la Guadeloupe, où le phénomène migratoire a longtemps
été une affaire d’État, ont été profondément marquées par l’esclavage.
Les discriminations sont encore aujourd’hui nombreuses à l’égard des
émigrants, tant dans les sociétés antillaises qu’en France métropolitaine.
Car si ces deux îles sont des terres d’immigration, elles sont aussi des terres
d’émigration, notamment vers la métropole, où différentes stratégies
et constructions identitaires sont mises en œuvre par ces populations en
vue d’une meilleure intégration.
I hommes & migrations n° 1278
L’histoire de la Guadeloupe et de la Martinique est constituée par et autour des
migrations. De l’époque coloniale jusqu’à nos jours, ce sont les mouvements
migratoires – immigration et émigration – qui ont puissamment contribué, d’une
part, à modeler la démographie de ces pays et, d’autre part, à y former des sociétés
originales, pluriethniques, qui se sont entièrement constituées il y a quatre siècles
– et c’est là un point fondamental – à partir de populations toutes venues ou
importées de lointains ailleurs. Un processus initial dont l’histoire ultérieure des
sociétés considérées portera profondément et durablement la marque.
Les quatre grandes vagues migratoires
Dans l’histoire longue qui est ici examinée – qui débute en 1848, date de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, et va jusqu’à nos jours – ont été distinguées quatre grandes phases, correspondant chacune à des vagues plus ou
moins importantes de migrations.
Au début de la première, les anciens esclaves désertent les plantations. Pour remédier
à ce manque de main-d’œuvre, le gouvernement adopte – à la satisfaction des grands
planteurs – les décrets du 13 février et du 27 mars 1852 portant sur les “engagements” dans les colonies antillaises de travailleurs sous contrat, venus principalement
d’Afrique noire, de Chine et surtout d’Inde.
À partir de la fin du XIXe siècle s’ouvre une deuxième phase : des travailleurs libres
en provenance de Chine et du Levant (Syrie, Liban, Palestine) s’installent dans les
îles antillaises.
La troisième phase, qui commence en 1946, est marquée par de profondes mutations. En effet, le 19 mars 1946, les colonies de la Guadeloupe, de la Guyane, de la
Martinique et de La Réunion sont érigées en départements français. D’un point de
vue administratif et juridique, ces territoires possèdent désormais une structure
identique à celle des départements de l’Hexagone, avec néanmoins des adaptations
dans l’application de la législation française (notamment sociale). Cette modification institutionnelle entraîne, à travers la crise définitive du système de plantation,
de profondes transformations de la structure économique des pays antillais et a
d’importantes conséquences sur les mouvements migratoires : des Antillais partent
en masse, surtout durant les années 1960-1970, s’installer en France métropolitaine où ils en viennent à constituer une “troisième île(1)” ; des Français et des
Européens s’installent en masse aux Antilles tandis que des Caribéens continuent
d’arriver dans ce qu’ils considèrent comme l’“Eldorado” français.
La dernière phase, où nous nous trouvons encore, se situe dans le droit fil de la
précédente : à côté des immigrations en provenance du Proche-Orient et de Chine
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
qui se poursuivent régulièrement mais faiblement, le mouvement, amorcé auparavant, de nombreuses populations d’origine caribéenne à la recherche de travail
ou fuyant des conditions sociales, politiques et de vie difficiles s’accélère, notamment sous la forme d’une immigration irrégulière de plus en plus importante, particulièrement en provenance d’Haïti. À l’inverse, cependant, on assiste à un net
ralentissement des départs d’Antillais pour la métropole et à l’amorce d’un mouvement de retour au “pays natal” des émigrants partis vers l’Hexagone.
Les Antilles françaises offrent ainsi une expérience extrêmement riche en matière
d’immigration et d’émigration. Au-delà de la mise en évidence des grandes périodes
historiques et des vagues migratoires qui leur sont associées, nous nous sommes surtout attachés à tirer de cette richesse des éléments qui permettent d’éclairer d’un jour
nouveau la question très générale et très débattue de “l’intégration” de “populations
issues d’une immigration”, et ce d’autant mieux qu’ils s’enracinent dans une particularité forte. Partant, nous avons porté en priorité notre attention sur quelquesunes des dimensions fondamentales de cette question, au premier chef desquelles les
discriminations auxquelles sont assez souvent confrontés les émigrants, tant dans les
sociétés antillaises qu’en France métropolitaine, et les stratégies qu’ils ont mises en
œuvre par le passé et celles qu’ils mettent en place aujourd’hui pour se faire la
meilleure place possible dans leur société d’installation face à ces discriminations.
Nous nous sommes ainsi particulièrement intéressés aux modalités des constructions qu’ils ont souvent opérées, ou qu’ils opèrent encore, d’identités qui leur
seraient propres, aux usages sociaux et politiques qu’ils ont fait et font de celles-ci et,
en particulier, de la mémoire qu’ils se sont constituée de leurs histoires.
Une affaire d’État
Une des grandes spécificités des migrations antillaises (et, plus largement, de toutes les immigrations coloniales françaises) réside dans la place centrale que la puissance publique a occupée dans leur mise en route, puis dans leur développement
et, enfin, dans leur ralentissement. Une telle centralité indique assurément à quel
point ces migrations s’inscrivent dans la continuité (mais aussi dans les discontinuités) d’une politique coloniale multiséculaire.
L’immigration vers les Antilles
Ainsi, presque la moitié des frais de “l’engagement” aux Antilles françaises de travailleurs sous contrat durant la seconde moitié du XIXe siècle a été supportée par le
Trésor public ou les finances des collectivités locales, et l’ensemble des tâches de la
I hommes & migrations n° 1278
Pharmacie dont la propriétaire est d’origine chinoise (Hakka), Fort de France, 2009
© Isabelle Dubost
gestion administrative de cette immigration a été placé sous l’entière responsabilité
de l’État et des institutions publiques, locales ou nationales. Par exemple, outre les
décrets présidentiels du 13 février et du 27 mars 1852 déjà cités, deux arrêtés sont
pris dans les années qui suivent par le Conseil privé de la Guadeloupe, qui constituent un véritable code de l’immigration : en cinquante articles sont régulés tous les
problèmes intérieurs inhérents à l’introduction de la main-d’œuvre étrangère. En
1854, le gouverneur de la même île crée un comité de l’immigration chargé de régler
tous les problèmes liés à ce vaste transfert de main-d’œuvre. C’est l’administration
de la colonie qui gère le recrutement des “engagés” : les planteurs lui adressent leurs
demandes en main-d’œuvre et elle leur attribue les travailleurs recrutés. Un peu plus
tard, c’est le Conseil général qui sera compétent pour tout ce qui concerne la gestion
locale de l’immigration. C’est donc lui qui, chaque année, fixera le nombre d’immigrants nécessaires pour la campagne suivante et votera le budget de l’immigration.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Plus significative encore, l’intervention de l’État concernant l’immigration des travailleurs indiens sous contrat est allée jusqu’à la sphère des relations internationales
puisqu’elle a comporté une laborieuse négociation de près d’une décennie avec la
couronne britannique, qui a fini par aboutir à la signature d’une convention internationale, le 1er juillet 1861, ouvrant l’Inde aux agents recruteurs français. Un recrutement qui, encore une fois, était un monopole d’État : il était en effet réservé à trois
agences officielles d’émigration, instituées par les autorités françaises à Calcutta,
Pondichéry et Karikal. Toujours dirigées par un Européen, elles avaient pour principale fonction, outre l’organisation des recrutements, d’héberger, de nourrir et de
soigner les engagés avant l’embarquement, de les empêcher de s’enfuir aussi, et elles
disposaient pour cela de bâtiments capables d’accueillir 800 à 1 000 personnes, ce
qui correspondait au contingent d’un convoi.
La politique française de l’émigration antillaise
Un siècle plus tard, une des principales caractéristiques de l’émigration antillaise en
France métropolitaine est que si elle s’est poursuivie, en partie, selon des mouvements
spontanés de population, elle s’est aussi fortement développée d’une manière administrée par l’État français, en accord avec une politique migratoire définie par celui-ci. En
effet, la puissance publique met en place, en 1961, à la fois pour encourager et organiser cette émigration, une société d’État, le Bureau pour les migrations intéressant les
départements d’outre-mer (Bumidom). Dans un contexte d’effondrement des économies de plantation antillaises, il s’agissait alors pour le pouvoir politique de tenter, en
jouant de l’émigration comme d’une soupape de sécurité, de faire baisser les fortes tensions qui s’exerçaient sur un marché local de l’emploi d’autant plus tendu que la croissance démographique restait forte aux Antilles et, par là peut-être, de contenir l’effervescence sociale qui s’en était suivie dans ces départements. Et ce d’autant que, au
même moment, le récent triomphe de la révolution castriste à Cuba, l’imminence de
l’indépendance de l’Algérie, l’aboutissement du procès de décolonisation dans l’empire africain de la France et, localement, l’émergence des premières organisations indépendantistes aux Antilles françaises (tandis que de violentes émeutes survenaient en
Martinique en décembre 1959) venaient menacer l’ordre postcolonial dans les départements français d’Amérique. Au point qu’un de nos collègues a pu écrire que “la politique française de l’immigration antillaise remplit bien une fonction de régulation
politique des sociétés de départ quand elle s’enferme, officiellement, dans la rhétorique
républicaine de la solidarité nationale et des grands équilibres économiques(2)”.
Cette politique migratoire obéissait aussi, bien sûr, mais secondairement, à des impératifs plus directement liés au souci du développement économique et social de la
seule métropole française, en des temps d’une forte croissance de celle-ci. Il s’agissait
I hommes & migrations n° 1278
alors, notamment, de satisfaire, grâce à l’émigration des originaires des DOM, la forte
demande en personnel peu qualifié qui se manifestait à l’époque en métropole dans
certains secteurs de la fonction publique à laquelle les Guadeloupéens, les Guyanais,
les Martiniquais et autres Réunionnais avaient, avec leur statut de citoyens français,
le bon profil pour répondre.
Esquisse d’une comparaison
entre deux “Îles-sœurs”
La Guadeloupe et la Martinique, qui ont grosso modo connu des processus historiques parallèles, ont été et le sont toujours tributaires des mêmes logiques d’État,
ont hérité de ce parallélisme historique et de cette communauté politique bien des
similitudes pour ce qui est des dynamiques migratoires les concernant. Cependant,
des dissemblances apparaissent, à bien des égards, entre elles.
Guadeloupe : un plus fort taux d’immigration
La principale des différences en question tient – pour le dire de manière ramassée –
à ce que la Guadeloupe apparaît plus marquée par l’immigration que la Martinique.
C’est ainsi que l’immigration de travailleurs engagés sous contrat dans la seconde
moitié du XIXe siècle (Africains et Indiens), à l’exception de celle des Chinois, a été
plus fournie à son arrivée et que la prégnance de son héritage, tant du point de vue
sociodémographique que culturel, est aujourd’hui nettement plus forte en
Guadeloupe qu’en Martinique. Il en va de même pour la principale immigration
contemporaine aux Antilles françaises, celle des Haïtiens.
Une répartition spatiale et un profil socioprofessionnel
des immigrants distincts dans les deux îles
Des différences plus fines se font également jour. Par exemple, la population d’origine
haïtienne en Martinique a une localisation préférentiellement urbaine, dans l’aire de
Fort-de-France, et compte dans ses rangs – à côté d’un nombre important de travailleurs indépendants du petit commerce et des services aux personnes (comme c’est
également le cas en Guadeloupe) et, dans une moindre mesure, de salariés agricoles et
d’ouvriers du bâtiment – un pourcentage non négligeable d’agriculteurs exploitants,
qui louent des terres pour développer des exploitations, notamment dans le maraîchage. En revanche, en Guadeloupe, cette population est plus dispersée dans l’île et les
exploitants agricoles n’y sont pas légion, par voie de conséquence les ouvriers agricoles y sont proportionnellement plus nombreux qu’en Martinique.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
L’immigration haïtienne : deux perceptions
Ces différences ne sont pas sans conséquence au plan des oppositions sociales et
des affirmations identitaires qui leur sont associées. Ainsi, l’immigration haïtienne
n’est pas perçue de la même manière dans les deux territoires. Alors qu’en
Martinique elle ne semble pas poser de problème majeur, en Guadeloupe elle fait
l’objet – avec l’immigration dominicaise – d’une représentation très négative, en
étant constituée comme un véritable problème que doit gérer l’ensemble du personnel politique ; ce qui donne lieu à d’importantes tensions et même à des violences entre autochtones et immigrants.
Abolition de l’esclavage : des parcours différents
L’ensemble de ces divergences, comme la plupart de celles que nous n’avons pas la
possibilité matérielle d’évoquer ici, renvoient aux brisures de ce que nous avons
dit être, en première approximation, le parallélisme des parcours historiques des
deux îles des Antilles françaises et aux profondes différences qui ont distingué la
marche vers et les conditions de l’abolition de l’esclavage dans chacune d’elles.
La Martinique ayant été livrée aux Anglais par les grands planteurs pour échapper aux effets destructeurs de la Révolution de 1789 sur le système esclavagiste,
l’île n’a pas connu la première abolition de la servitude qui a eu lieu en 1794 en
Guadeloupe avec la quasi-élimination des propriétaires esclavagistes. Il en est
résulté en Martinique une permanence du pouvoir de la plantocratie créole mais
aussi, quand le temps de l’abolition finale et totale est venu en 1848, le développement relatif d’une petite et moyenne paysannerie “de couleur” à l’écart de la
grande propriété blanche créole. Tandis qu’au même moment la Guadeloupe passait sous la domination, presque sans partage, d’un capitalisme agro-financier
“expatrié” et devenait alors une colonie classiquement structurée par l’opposition
farouche de ce capitalisme et d’un prolétariat agricole autochtone.
Le poids de l’histoire :
la marque du passé esclavagiste
La prise en compte de ces grandes structures changeantes du contexte historique
général est absolument nécessaire pour interpréter et comprendre les contraintes
matérielles qui, par le passé, ont lourdement pesé sur l’émergence et le développement, les caractéristiques essentielles et le vécu profond des migrations des périodes
postesclavagistes mais aussi les contraintes mentales qui, jusqu’à et y compris
aujourd’hui, façonnent l’ensemble du phénomène migratoire antillais. Car c’est ce
I hommes & migrations n° 1278
passé colonial et la société de plantation alors mise en place qui ont déterminé les
types de migrations et leur déroulement. Ainsi, comment, à seul titre d’exemple,
rendre compte des tensions qui longtemps ont opposé les descendants d’esclaves et
les immigrants indiens ainsi que la méfiance et le mépris dont ces derniers ont fait
jusqu’à peu l’objet de la part des populations créoles sans rappeler le fait que les
Il faut tout particulièrement
engagés ont été amenés de l’Inde pour
déceler dans les processus de
remplacer sur les plantations tous ceux
stigmatisation des populations
qui refusaient une forme déguisée d’esclamigrantes, et dans les figures
vage, pour faire baisser les salaires de ceux
de l’altérité qui modèlent
qui n’avaient pas la force de ce refus et
ces processus, la prégnance
éventuellement pour briser les grèves auxdes vieux schèmes
de l’idéologie raciste formée
quelles la misère de ces derniers les poussous
l’esclavage pour tenter
sait ? D’un autre côté, devant le slogan
de le justifier.
proféré par les militants nationalistes guadeloupéens ou martiniquais des années
1960 – “Bumidom = Négriers” –, comment expliquer, hors de la prise en compte de
la puissance évocatrice du passé esclavagiste, qu’une telle contamination de l’image
des mouvements migratoires antillais par celle, terrifiante, du transbordement
négrier ait pu être, pour discutable qu’elle soit, aussi pénétrante qu’elle l’a été et l’est
encore près de trente ans après la dissolution de cet organisme ?
Prégnance des schèmes de l’idéologie raciste datant de l’esclavage
À ce propos, il faut tout particulièrement déceler dans les processus de stigmatisation des populations migrantes, et dans les figures de l’altérité qui modèlent ces processus, la prégnance des vieux schèmes de l’idéologie raciste formée sous l’esclavage
pour tenter de le justifier. Comme, par exemple, les schèmes identifiant le nègre à la
sauvagerie et à la paresse ou, au contraire, à la docilité et à la puissance de travail, qui
font florès dans les débats sur l’immigration contractuelle au sein des assemblées
locales antillaises de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècles. Des schèmes qui mutent de plus en plus aujourd’hui en des réflexes xénophobes quand il s’agit de s’en prendre à des immigrants qui ont la même couleur que les autochtones,
comme c’est le cas des Haïtiens en Guadeloupe. Et des schèmes dont la mise en
œuvre peut être d’une plasticité paradoxale : les évaluations des caractéristiques –
présentées comme essentielles – des mêmes immigrants, qui servent à encourager
l’accueil ou, au contraire, à prôner le rejet de ceux-ci, peuvent passer, chez les mêmes
personnes ou au moins les représentants des mêmes forces sociales, du positif au
négatif ou vice versa selon la période ou le contexte d’action où ils sont mobilisés.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
L’engagement : des pratiques proches
de la traite négrière
Au plan des réalités matérielles des dynamiques migratoires examinées, et en ne
considérant que le cas des engagés sous contrat de la seconde moitié du XIXe siècle,
les références que l’on peut faire à l’esclavage sont nombreuses et variées. Nous
n’en listerons rapidement ici que quelques-unes parmi les plus saillantes.
Ainsi, les conditions du transbordement de ces engagés depuis leur pays d’origine
ou celles de leur existence une fois qu’ils étaient arrivés aux Antilles ne sont pas
très éloignées de celles de la traite négrière ou de l’enfermement servile. C’est en
effet – en dépit des réglementations édictées par les puissances organisant ce trafic, qui semblent n’avoir été le plus souvent prises que pour dissimuler sous un
vernis de déclarations précautionneuses le sordide des pratiques effectives – un
même entassement sur les bateaux et une même absence de soins, puis un hébergement dans les cases des anciens esclaves et une dénutrition poussée que l’on peut
assez souvent noter. On peut de même identifier nombre de brutalités physiques
et d’abus de toutes sortes de la part des engagistes à l’encontre des engagés, la surexploitation de ces derniers (ils sont soumis à des journées de travail atteignant
parfois douze heures) et leur privation de protection et de liberté (incapables que
certains d’entre eux sont d’obtenir le rapatriement qu’on leur avait promis à la fin
de leur contrat). Un taux de mortalité important atteste de la gravité de cette situation d’ensemble, aussi bien en ce qui concerne les traversées que sur place, aux
Antilles ; relativement aux premières, dans le cas de l’immigration africaine en
Guadeloupe, ce taux pouvait atteindre jusqu’à un cinquième des effectifs, et, pour
la mortalité in situ, on a compté en Martinique 2 607 décès pendant les cinq premières années de cette immigration. Pareillement, 45 % des Indiens immatriculés
dans la commune du Moule décèdent au cours des cinq premières années de leur
séjour en Guadeloupe.
D’un autre côté, les procédures de recrutement des engagés rappellent par certains
aspects celles employées dans la traque négrière. Ce qui diffère surtout dans ces
deux situations c’est qu’à la pratique systématique du rapt dans les secondes est
substituée dans les premières un usage régulier de la mystification : les recruteurs
abusent des promesses mensongères et vont parfois jusqu’à saouler les hésitants ou
à leur offrir les services de prostituées en échange de leur signature. De telles pratiques sont si générales dans le cas de l’engagisme français en Inde qu’un fonctionnaire britannique a pu dire qu’il n’est pas de “tromperie que la ruse des recruteurs n’ait conçue et mise en œuvre”. De ce fait, il est fréquent que les personnes
récemment engagées tentent de s’échapper des dépôts où elles sont enfermées en
attendant leur départ en bateau.
I hommes & migrations n° 1278
Une exploitation de l’homme par l’homme
On repère à l’œuvre dans ces deux situations – les immigrations postesclavagistes
et l’esclavage lui-même – une même logique d’exploitation de l’homme par
l’homme, basée sur trois points forts.
En premier lieu, il s’agit de placer les engagés dans une situation de dépendance
maximale à l’égard de leurs maîtres ou de leurs employeurs. C’est en particulier le
cas des immigrants sous contrat comme cela l’était a fortiori de l’esclave : “Ce qu’on
a voulu en 1852, ce qu’il faut encore aujourd’hui aux partisans de l’immigration,
précise un conseiller général guadeloupéen en 1887, ce ne sont point des travailleurs […], ce sont des engagés non libres, des individus qui ne sont pas aptes [c’est
lui qui souligne] à discuter les clauses de leur contrat…” ; faisant hommage du vice
à la vertu, le Conseil général de la Martinique prendra d’ailleurs argument de
cette non-liberté pour justifier sa décision d’arrêter l’immigration contractuelle
en 1884. L’hyperdépendance en question est la conséquence même du statut des
engagés, déterminé par les règles administratives d’une immigration “réglementée” et non par des contrats de droit privé. Ils sont littéralement attachés à la plantation, au point d’être vendus en même temps qu’elle et ramenés de force par les
gendarmes s’ils s’en enfuient. De ce fait – avantage non négligeable pour les planteurs –, leurs conditions de travail et de rémunération ne sont pas soumises au jeu
du marché local de l’emploi.
Deuxième point fort : la disponibilité totale de l’immigrant, à l’instar de celle de
l’esclave. Logé et, en principe, nourri sur la plantation, il peut être requis à tout
moment pour effectuer immédiatement un travail quelconque pour son engagiste :
“Il faut absolument ces immigrants sur les propriétés pour certains travaux réguliers auxquels les cultivateurs créoles ne veulent pas s’astreindre et qui ne peuvent
attendre”, justifie l’usinier guadeloupéen Souques.
Enfin, le travail immigrant est, tout comme le travail servile, flexible, au sens que
l’on donne à ce terme aujourd’hui. À la différence du “Noir” créole, l’immigrant ne
peut refuser les travaux qui lui sont ordonnés. Ainsi, par exemple, dans le contrat
d’engagement qu’il signe avant d’embarquer, il est expressément stipulé que l’Indien
sera affecté “à tous travaux d’exploitation agricole et industrielle auquel l’engagiste
jugera bon de l’affecter”, tandis que le rapporteur lors du grand débat sur la suppression de l’immigration réglementée au Conseil général de la Martinique note
qu’on peut le mettre “au four et au moulin, à la charrue et à l’étable”.
En résumé, si le sort de tous les prolétaires est rarement enviable, celui des engagés aux Antilles l’est encore moins, à hauteur de l’“extra-plus-value” qui est tirée
de leur travail. Et ce surcroît d’exploitation renvoie précisément ici à des habitus
sociaux qui s’enracinent dans les pratiques de l’esclavage.
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La permanence et la généralité
des discriminations aux Antilles
L’ensemble des immigrations et émigrations antillaises constitue un champ des
plus favorables à la compréhension des dynamiques sociales et politiques des discriminations auxquelles, de manière générale, les migrants sont confrontés. D’une
part, parce que ces migrations – dont certaines ont déjà cessé mais ont laissé aux
Antilles des communautés qui se sont reproduites de manière largement endogène
tandis que d’autres se poursuivent et se renouvellent jusqu’à aujourd’hui grâce à
des flux continués – se sont durablement développées dans des contextes sociaux
très variés mais tous fort pesants dès lors qu’ils portent la marque, ne serait-ce que
symbolique, du passé esclavagiste. Et, d’autre part, parce que la parfaite ambiguïté
de la situation des émigrants antillais en France métropolitaine, de leur côté,
représente un inappréciable banc d’essai pour la prise en compte de la complexité
des processus discriminatoires. Puisque, bien que n’y étant pas des étrangers (au
sens juridique du terme) mais des citoyens de longue date, ils y sont cependant –
du fait de leur “race” – des citoyens qui correspondent mal aux stéréotypes de
l’imaginaire national dominant, et sont ainsi fréquemment confrontés à diverses
discriminations, notamment en matière de logement ou d’emploi. Ils ont ainsi en
commun avec beaucoup d’immigrants qui ne sont pas des citoyens français, mais
aussi avec les enfants de ces derniers, devenus français par le “droit du sol”, le fait
d’être considérés avant tout comme des “gens de couleur”.
De plus, le fait que la Guadeloupe et la Martinique soient des terres à la fois d’immigration et d’émigration permet des rapprochements entre ces deux faces du
mouvement migratoire particulièrement éclairants pour la compréhension des
dynamiques des discriminations. En ce qu’il place les analystes dans la situation
de devoir lever le paradoxe qu’il y a à observer que les pays d’où proviennent les
émigrants antillais discriminés dans l’Hexagone sont, de leur côté, des lieux où
d’autres immigrants de la Caraïbe sont confrontés à une non moins forte discrimination(3). Et en leur permettant peut-être ainsi de mieux comprendre ce qui fait
finalement obstacle à la promotion des droits des immigrés et de leurs descendants, de quelque origine qu’ils soient et où qu’ils se trouvent.
À l’origine des discriminations : une mise en concurrence
organisée des différentes catégories de travailleurs
Au principe des dynamiques discriminatoires, l’on trouve le plus souvent la logique
déjà mentionnée qui organise la mise en concurrence de différentes catégories de travailleurs. Une mise en concurrence qui, dans un paradoxe apparent, discrimine dans
I hommes & migrations n° 1278
un même mouvement tous les groupes d’ouvriers qu’elle oppose. Ainsi, le système
de l’engagisme aux Antilles pénalisait les immigrants sous contrat en donnant aux
employeurs la possibilité de leur imposer de moins bonnes conditions de travail et
de rémunération que celles, déjà peu favorables, qui avaient cours sur le marché
libre de l’emploi local pour les travailleurs créoles : de ce seul fait, par le biais de la
pression à la baisse ainsi exercée sur les salaires de tous, il limitait l’accès de ces derniers travailleurs à l’emploi. À quoi il faut ajouter que c’était chacune des collectivités des Antilles qui faisait essentiellement les
frais d’une politique d’immigration contracAinsi, le système
tuelle qui ne bénéficiait qu’aux grands plande l’engagisme aux Antilles
teurs, les coûts de cette politique étant supporpénalisait les immigrants
tés, pour une part importante, par les finances
sous contrat en donnant
publiques de chaque île.
aux employeurs la
Tout cela a engendré de fortes tensions entre
possibilité de leur imposer
les anciens esclaves et les immigrants (en parde moins bonnes
ticulier la population la plus nombreuse
conditions de travail et
de rémunération que celles
parmi ces derniers : les engagés venus de
des travailleurs créoles.
l’Inde). Ces tensions nées des rancœurs des
premiers envers les seconds, d’autant plus
que ceux-ci étaient perçus – à la suite de manipulations de la part des planteurs –
non seulement comme des “casseurs” de salaires mais de plus comme des briseurs
de grève, ont enclenché un processus de stigmatisation des populations d’origine
indienne interdisant toute forme de solidarité entre les descendants d’esclaves et
ces nouveaux “parias”. En conséquence, ce processus avivait la concurrence qui
l’avait fait naître et ipso facto redoublait les effets discriminatoires de celle-ci.
Plus d’un siècle plus tard (durant les années 1970), concernant cette fois-ci les
immigrants haïtiens, on assistera à une situation d’affrontement semblable, avec
des ingrédients similaires mais à une échelle moindre car les économies de plantation antillaises ne sont déjà plus que l’ombre de ce qu’elles étaient.
La citoyenneté française refusée jusqu’en 1922
aux immigrés indiens
Le maintien des immigrants à l’écart de la citoyenneté française est un des éléments clés qu’il faut intégrer dans le tableau que nous venons de présenter si l’on
veut parvenir à une analyse satisfaisante des dynamiques discriminatoires que
nous ne faisons ici qu’esquisser. Il nous faut donc rappeler, par exemple, que, au
début de leur installation dans les colonies antillaises, à un moment où les discriminations auxquelles ils étaient confrontés étaient à leur maximum, les immi-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Commerçante martiniquaise d’origine chinoise (Hakka), Fort de France, 2009
© Isabelle Dubost
grants indiens et leurs descendants, nés ou non aux Antilles, n’étaient pas sous la
protection des lois françaises ; ils demeuraient sujets de la lointaine reine d’Angleterre
et restaient placés sous l’empire de la loi britannique. Il faudra attendre 1922 pour
qu’ils accèdent à la citoyenneté française, au terme d’une longue bataille politicojuridique qui a fortement marqué la mémoire collective de l’ensemble de la population de descendance indienne des Antilles.
Ressortissants haïtiens en Guadeloupe :
une exclusion discriminante
De même, le durcissement des conditions mises par les autorités françaises à l’entrée des ressortissants haïtiens sur le territoire des départements d’Amérique à
partir de 1980(4) ou de celles de leur naturalisation(5) et la multiplication des tracasseries administratives qui l’accompagnent ne sont pas étrangers au renforcement des difficultés d’insertion et des discriminations que connaissent encore
aujourd’hui ces personnes, surtout en Guadeloupe(6). L’effectivité d’une telle
exclusion discriminante est attestée par le fait que, selon des données de l’Insee
I hommes & migrations n° 1278
datant de 1999, ce ne sont que 30 % des Haïtiens ayant demandé la nationalité
française qui ont pu l’acquérir en Martinique (et seulement 10 % en Guadeloupe),
alors que dans d’autres groupes d’immigrants comme les Saint-Luciens ou les ressortissants de pays d’Afrique ce pourcentage est de l’ordre de 50 %. Même les
migrants haïtiens installés aux Antilles depuis plus de vingt ans n’arrivent pas
toujours à obtenir la nationalité française.
Situation des populations antillaises
dans l’Hexagone :
des “Français entièrement à part”
De son côté, l’examen de la situation ambiguë des Guadeloupéens et des Martiniquais
de l’Hexagone et, plus particulièrement, de la position spécifique que la majorité d’entre eux occupe dans le système d’emploi métropolitain confirme mais aussi amène à
relativiser l’impact du fait de posséder ou non la citoyenneté du pays d’immigration
sur les dynamiques discriminatoires que les immigrants affrontent.
Quand les secteurs public et parapublic recrutaient
massivement des Antillais
En effet, d’une part, il est évident qu’un des traits majeurs de cette situation, qui
découle directement du statut de citoyens français des Antillais (soient-ils ou non
installés en métropole), à savoir l’insertion professionnelle majoritaire de ces derniers
dans le secteur d’activité public ou parapublic (poste, RATP, hôpitaux, police…), leur
a longtemps donné un avantage relatif sur les immigrants étrangers venus des anciennes colonies de la France. Et ce essentiellement en termes de sécurité de l’emploi en
des temps où la France a connu une forte montée du chômage. Même si cette insertion professionnelle protégée avait pour corollaire une inscription massive dans les
postes les moins qualifiés et les moins bien rémunérés de la fonction publique et des
services assimilés, et n’ouvrant que peu de perspectives de promotion(7). Cependant,
d’autre part, les mutations économiques et sociales de la France contemporaine,
notamment le recul en importance du secteur public, avant même que ce recul ne
devienne l’objectif d’une politique de démantèlement, a fait fondre en grande partie
cet avantage. Elles ont en effet conduit les Antillais installés en France métropolitaine
dans une situation qui, bien que restant spécifique à certains égards, se rapproche de
plus en plus de celle des populations d’origine étrangère les plus dépréciées (notamment les populations issues des émigrations maghrébines et subsahariennes), auxquelles ils sont souvent assimilés par de larges secteurs de la société française.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Vers une prolétarisation et une marginalisation
de l’immigration antillaise
Actuellement, les immigrés antillais se concentrent de plus en plus dans des emplois
peu qualifiés et un nombre croissant d’entre eux se retrouvent au chômage ou
connaissent une insertion professionnelle précaire, notamment ceux récemment
arrivés en métropole ou parmi les plus jeunes. Cette dernière observation n’est pas
pour surprendre quand on sait que, compte tenu du déclin du secteur public déjà
évoqué, les “nouveaux venus” ou les jeunes sont beaucoup moins présents dans ce
secteur d’emploi que les personnes d’âge moyen installées en France métropolitaine
depuis longtemps et donc arrivées dans l’Hexagone à une époque où l’offre d’emplois publics était encore forte.
De plus, on assiste à un fort regroupement de ces populations dans des communes et
des logements collectifs de la région parisienne (73 % des migrants antillais résidaient
en 1990 dans cette région, en particulier dans le département de la Seine-Saint-Denis)
où se retrouvent, partageant les mêmes conditions de vie difficiles, les catégories
“défavorisées” de la société française (en particulier bien des familles issues des immigrations postcoloniales). Si la situation des populations antillaises de métropole en
matière d’habitat s’est sensiblement améliorée au fil des ans pour ce qui est du confort
et du taux d’occupation des logements, elle reste marquée par de profondes inégalités.
En effet, les ménages antillais(8) étaient encore en 1990 près de deux fois plus nombreux (42 %) à habiter les immeubles de qualité médiocre du logement social, les
HLM, que les ménages métropolitains (24 %) et n’étaient que rarement propriétaires
de leur logement (27 % contre 57 % pour la moyenne métropolitaine).
Montée de la xénophobie et du racisme
en France métropolitaine
Cette tendance d’ensemble met les migrants antillais en position d’être, eux aussi,
profondément affectés par l’inflexion actuelle des rapports de la société française
avec ses immigrés. Ils affrontent notamment – dans un contexte de crise et de
concurrence sociale accrue – la montée de la xénophobie et du racisme.
Par exemple, ils se heurtent régulièrement, dans les procédures d’attribution d’un
HLM, aux mêmes oppositions que celles que rencontrent les étrangers, et ce au titre
d’une politique discrète de quotas menée par certaines municipalités (y compris de
gauche) ou par des offices publics ; ces deux populations – antillaise et étrangère –
ayant été parfois regroupées, pour l’occasion, sous le même vocable de “populations
allogènes”. Ainsi, il n’est pas rare qu’une demande de logement public présentée
par un Antillais soit rejetée au prétexte qu’un nombre, jugé excessif, de ses congénères habitent déjà dans la cité.
I hommes & migrations n° 1278
D’un autre côté, les Antillais, notamment lorsqu’ils sont jeunes, essuient également,
comme les étrangers les plus stigmatisés, de fréquents refus d’embauche dont plusieurs études, y compris officielles, confirment qu’ils sont motivés par le phénotype
des candidats.
Ces discriminations vécues par les immigrants antillais dans l’Hexagone suscitent
chez nombre d’entre eux une forte indignation qui met en question l’appartenance à
la “communauté nationale”. Leur statut de nationaux et de citoyens français de longue date – plus d’un demi-siècle déjà de départementalisation de leurs pays d’origine
(c’est-à-dire d’intégration politique et d’“assimilation” culturelle accrues à la France)
et plusieurs décennies de présence en métropole – n’a pas suffi à les mettre à l’abri des
traitements inégaux et des pratiques d’exclusion. Alors qu’on ne cesse de leur proclamer qu’ils sont de droit des Français à part entière, les Guadeloupéens et les
Martiniquais découvrent en métropole, chaque jour davantage, qu’ils sont, de fait,
selon la formule d’Aimé Césaire, des “Français entièrement à part”.
Face aux discriminations, l’arme des constructions
et des stratégies identitaires
Un des enjeux majeurs de notre travail réside dans la compréhension des constructions identitaires qui mêlent étroitement le culturel et le politique et dont des
mémoires collectives associant les histoires locales et l’histoire nationale sont à la
fois le support et le produit. Ces phénomènes varient considérablement en intensité et leurs modalités d’expression sont nettement différenciées selon les périodes,
les groupes de population considérés et, surtout, selon les générations.
De la stratégie de l’invisibilité ethnique…
Ainsi, bien souvent, aux Antilles, les immigrants de la fin du XIXe et du début du
XXe siècle privilégiaient la stratégie de “l’invisibilité ethnique”, mais pas tous pour
les mêmes raisons : les Indiens parce qu’ils étaient fortement rejetés de par leur statut au sein de la société de plantation, d’autres groupes parce qu’ils faisaient le
choix d’une pleine participation à la société martiniquaise comme c’était, par
exemple, le cas des immigrants du Proche-Orient ou des Chinois.
…à la revendication d’une double appartenance culturelle
Depuis deux ou trois décennies, il en est quelque peu autrement pour leurs descendants. Bien installés aux Antilles, souvent reconnus dans un statut économique et
social relativement élevé (de riches commerçants dans le cas des Syro-Libanais et des
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Chinois ou, pour ce qui est des Indiens, d’importants agriculteurs ou éleveurs, de
membres des professions libérales, de cadres administratifs, d’hommes politiques ou
de responsables syndicaux), certains de ces descendants revendiquent tout à la fois
leur appartenance à la société civile martiniquaise ou guadeloupéenne et leurs liens
privilégiés avec une culture d’origine autre que les cultures antillaises. Il arrive que
des jeunes d’origine syrienne partant en vacances dans le village d’origine de leur
grand-père en reviennent avec une épouse. Tel commerçant chinois à l’âge de la cinquantaine part en voyage organisé en Chine où est né son père et devient un collectionneur d’art chinois, alors que les autres membres de sa famille ont opéré une véritable rupture avec leurs origines puisqu’ils n’ont conservé que peu de souvenirs de
l’histoire de la migration familiale, n’ont qu’une connaissance très médiocre de la
langue hakka (c’est le créole qui était initialement la langue utilisée dans la famille)
et du pays d’où provient leur famille, dans lequel ils ne se sont que rarement rendus.
De la démarche individuelle au travail collectif culturel et mémoriel
Un tel (ré)enracinement dans certaines traditions du pays d’où venaient les ancêtres a
donc d’abord été surtout une démarche strictement individuelle. Puis des descendants
d’immigrants se sont petit à petit organisés collectivement afin de développer une
bonne connaissance de la culture d’origine ; et ce dans le double but de resserrer des
liens communautaires qui leur seraient propres et d’obtenir des autres Martiniquais ou
Guadeloupéens, en faisant découvrir à ces derniers la valeur de cette culture, la reconnaissance d’une dignité qui leur est encore souvent déniée. Les Indiens sont probablement le groupe qui a le mieux pris la mesure de l’importance sociale de ce travail
culturel et mémoriel et dont les stratégies en cette matière sont les plus élaborées.
Ainsi, pour peu que les populations issues des grandes immigrations aux Antilles
cherchent aujourd’hui à gagner en visibilité dans leur société de résidence, elles le
font principalement à travers des associations qui, peu ou prou, ont trois types de
pratiques : des activités de convivialité et de service à la communauté ou de ressourcement dans les traditions du pays d’origine ; des actions d’aide au développement dans les pays d’origine ; et enfin, des manifestations visant à faire connaître ces pays aux autres Antillais, en ouvrant des espaces de rencontre avec ceux-ci.
Cependant, il ne semble pas globalement que les descendants des anciennes immigrations en Guadeloupe et en Martinique ni même les immigrants de la période
contemporaine dans ces territoires entretiennent des liens étroits avec le pays dont
leur famille ou eux-mêmes proviennent (à l’exception des très proches voisins de ces
îles que sont les Dominiquais et les Saint-Luciens ou même les Dominicains). Bien
souvent les envois d’argent aux membres de la famille restés dans ce pays sont
inexistants ou très irréguliers. Les “retours au pays” ne sont fréquents qu’au début
I hommes & migrations n° 1278
de l’expatriation, s’espaçant, par la suite, de plus en plus, surtout après le décès de la
mère. Si certains envisagent un retour définitif à terme plus ou moins lointain dans
leur pays d’origine, beaucoup n’en parlent que comme d’un vague souhait qui n’est
étayé par aucun projet concret. En fait, c’est plutôt des mouvements d’aller-retour,
notamment quand ils seront à la retraite, qu’ils prévoient de réaliser.
Différentes stratégies identitaires, mais pas de communautarisme
De la complexité dynamique de toutes les identifications susdites, il résulte que les
populations issues des immigrations considérées sont très loin de composer des entités homogènes et souvent développent des stratégies très différenciées, parmi lesquelles l’affirmation d’une identité “ethnique” particulière n’est pas nécessairement
dominante.
Par exemple, en Martinique, la population qui est plus ou moins lointainement et
directement originaire de Chine ne constitue pas un groupe cohérent et structuré,
replié sur lui-même et sur sa culture d’origine, contrairement à la perception
qu’en ont les autres Martiniquais. Bien loin d’abonder dans un quelconque communautarisme, les descendants des premiers immigrants chinois dans l’île se
revendiquent, en effet, souvent comme Martiniquais, tant dans le discours que
dans les pratiques sociales : ils ont souvent trouvé leur épouse dans la population
autochtone, ils réinvestissent une grande part de leurs capitaux aux Antilles et certains vont même jusqu’à sponsoriser des activités sportives locales. Tandis que les
Chinois venus plus récemment de la Guyane n’ont pas le même investissement
vis-à-vis de la Martinique que les précédents et font plus souvent appel à leurs ressources ethniques propres, en envoyant par exemple leurs enfants faire des études
à Hong Kong, et ont d’ailleurs mieux conservé la pratique d’une langue chinoise.
Les originaires du Proche-Orient ne témoignent pas dans leur ensemble, eux non
plus, d’une forte existence communautaire. Bien que la plupart d’entre eux aient
le même métier – commerce des tissus et des vêtements – et que, donc, ils se
connaissent tous et se côtoient souvent, ils ne se rencontrent que peu fréquemment
et ne partagent pas d’espaces particuliers ni n’ont de pratiques spécifiques à travers
lesquelles s’affirmerait une appartenance culturelle propre. C’est qu’ils sont de
confessions religieuses différentes (chrétiennes ou musulmanes), proviennent de
pays différents (Liban, Syrie et Palestine) et n’ont en commun que très peu d’éléments culturels qui leur permettraient de s’identifier à une collectivité forte.
De leur côté, nombre des immigrants africains ou haïtiens contemporains semblent tout autant réticents à mettre en avant une identité qui leur serait particulière et se tiennent ainsi résolument à l’écart des associations de type communautaire, d’ailleurs en général relativement peu actives.
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Stratégies identitaires de l’émigration antillaise
vers la métropole
Les Guadeloupéens et les Martiniquais qui ont émigré vers la France métropolitaine constituent, eux aussi, une population socialement hétérogène ; leurs attitudes idéologiques et politiques, ainsi que les comportements sociaux et culturels
qui leur sont associés sont, là encore, nettement contrastés. Cependant, le mouvement d’affirmation d’une identité propre apparaît comme plus marquée dans
cette population que ce n’est le cas chez les immigrants aux Antilles.
Première vague : de l’entre-deux-guerres
à la fin des années 1950
Les contrastes en question comme cette poussée identitaire se donnent à connaître
dès la première époque de l’immigration antillaise dans l’Hexagone, entre les deux
guerres mondiales et jusqu’à la fin des années 1950. L’histoire a retenu de ce
moment fondateur, avec l’effervescence musicale du “Paris noir”, la véhémence
du cri des écrivains de la négritude, habités de toute la dynamique du combat
anticolonial. Mais il ne s’agit là que de l’arbre qui cache la forêt d’une puissante
volonté de la part de la majorité des immigrants antillais d’être pleinement intégrés à la société métropolitaine. À cette époque, cette immigration comptait un
nombre important de personnes appartenant aux classes moyennes, dont la situation en métropole était relativement favorable ; en conséquence, la plupart d’entre elles avaient tendance à rendre leur présence la plus discrète possible et à privilégier l’atout de leur carte d’identité nationale comme instrument principal
d’une bonne intégration dans la société métropolitaine. Il en a été de même pour
beaucoup des migrants appartenant aux classes populaires qui, eux, n’avaient
guère d’autre choix que de rester à tout prix dans l’Hexagone. Au point que la
grande majorité des immigrants guadeloupéens et martiniquais ont pendant longtemps veillé et que nombre d’entre eux veillent encore farouchement à ne pas être
confondus avec les populations d’origine étrangère, refusant, pour cela, de se
considérer comme des immigrés.
Deuxième vague : la profonde transformation entamée
dans les années 1960
Le début des années 1960 constitue, avec le démarrage de la deuxième vague (massive)
de l’émigration antillaise, le point tournant de l’évolution qui, au plan de l’identité
revendiquée ou simplement vécue, va transformer profondément les réalités de la
présence des Antillais en France métropolitaine. La prolétarisation de cette popu-
I hommes & migrations n° 1278
lation, résultant à la fois d’un profond renouvellement de la sociologie de l’émigration en question et d’une sérieuse détérioration des conditions économiques et sociales de l’immigration correspondante, est le principal opérateur de cette transformation.
En réaction à d’importantes difficultés matérielles et face à de fréquents rejets
racistes – qui viennent brutalement contredire de forts espoirs de promotion
sociale –, les Antillais vivant dans
l’Hexagone sont de plus en plus nombDès lors, les Antillais en
reux à affirmer et à se mobiliser autour
métropole ne manquent pas,
d’une identité collective particulière et
dans leur grande majorité,
emblématique, selon la logique bien
de rappeler la spécificité
des problèmes qu’ils
connue de l’inversion du stigmate. Cellerencontrent et, surtout,
ci sert alors de support aux revendicade célébrer leur différence
tions spécifiques qu’ils adressent à la
culturelle ou historique.
société française, notamment à ses institutions d’État, en vue de se faire reconnaître
une place propre mais égale dans cette société. Une identité culturelle antillaise et
ses expressions patentées sont ainsi établies en ressources d’une stratégie sociopolitique et leur mise en valeur constitue alors “de nouvelles pratiques politiques
qui affirment ensemble l’identité collective et le droit de cité(9)”. À partir de 1998
et de la commémoration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les
colonies françaises, où pour la première fois des milliers d’originaires des DOM
ont défilé dans les rues de Paris pour demander la reconnaissance du crime esclavagiste, on a vu se mettre en place une nouvelle version de cette stratégie, dans
laquelle l’histoire tend simplement à prendre la place que la culture occupait précédemment et dont les animateurs, d’experts en choses culturelles qu’ils étaient
auparavant, se transforment – notamment chaque année en mai (le mois des célébrations de l’abolition) – en procureurs de l’histoire, quand ce n’est pas en porteparole de victimes. Dès lors, les Antillais en métropole ne manquent pas, dans leur
grande majorité, de rappeler la spécificité des problèmes qu’ils rencontrent et, surtout, de célébrer leur différence culturelle ou historique. C’est qu’en effet –
compte tenu du racisme qu’ils affrontent – l’une et l’autre sont les seuls référents
qui puissent légitimer les revendications particulières qu’ils mettent en avant.
La structure associative : cadre d’expression privilégié
des revendications
C’est aussi pourquoi ils tendent aujourd’hui à privilégier comme cadre d’expression de leurs aspirations et de leurs revendications la structure associative : celle-
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Centre culturel islamique de Fort de France, 2009
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ci permet, en effet, une mobilisation sur une base communautaire qu’en France ni
le syndicat ni le parti politique n’admettent, et ce face à un large éventail de problèmes de la vie quotidienne (travail, logement, cadre de vie, expression culturelle,
etc.). Le choix de ce type de structures est venu après que les fractions des populations antillaises les plus actives dans l’expression des revendications de ces populations eurent dans l’ensemble échoué à obtenir la satisfaction de ces revendications par le biais de l’action syndicale(10). Il en est principalement résulté que, à une
logique sociale, de classe dirions-nous, s’est substituée une logique de communauté, pour ne pas dire “communautaire”.
Et c’est également pourquoi la plupart de ces associations accordent une place prépondérante à l’animation et à la valorisation du patrimoine culturel de la communauté, et, désormais, de la mémoire de son passé, à travers de nombreuses fêtes,
carnavals, journées d’animation et autres manifestations publiques. Toutes activités au moyen desquelles elles espèrent devenir les relais et les interlocutrices privilégiés des pouvoirs publics des communes où elles sont implantées, voire des
instances politiques nationales, et obtenir ainsi d’avoir voix au chapitre dans la
I hommes & migrations n° 1278
définition des politiques concernant les populations antillaises en métropole(11).
Une meilleure intégration des membres
de l’ancienne vague migratoire
La puissance de la mobilisation identitaire et du rassemblement communautaire
qui semblent constituer aujourd’hui la tendance lourde de l’évolution de l’immigration antillaise en France métropolitaine n’implique cependant pas que cette
tendance emporte l’adhésion de l’ensemble des Antillais résidant dans
l’Hexagone. Stratifiée en groupes sociaux et en générations dont les stratégies peuvent diverger, voire s’opposer, cette immigration ne saurait être conçue comme un
tout homogène. Les évolutions sociodémographiques qui en ont modifié la structure n’ont pas altéré la totalité des traits de son état premier. Bien des membres de
l’ancienne vague migratoire – dans laquelle dominaient en nombre et jouaient un
rôle hégémonique les fonctionnaires de rang moyen ou supérieur et les diplômés
restés, après leurs études, travailler en métropole – sont encore présents dans
l’Hexagone avec leurs descendants. À travers eux, c’est un autre vécu objectif (des
conditions de vie relativement favorables et des possibilités réelles de promotion
sociale) et subjectif (une forte propension à valoriser les dispositions du droit commun de la citoyenneté française comme principal instrument d’une bonne intégration) de la migration qui perdure. L’ancienneté de leur présence en France
métropolitaine et leur position sociale, qui leur confère le statut d’une sorte
d’élite, leur assurent le contrôle de nombreuses associations au sein desquelles ils
défendent des stratégies sociopolitiques assimilationnistes dont l’audience va bien
au-delà de leur seul milieu social. Cette influence a d’autant moins de mal à s’étendre
que le statut de fonctionnaire (même s’il est souvent de faible qualification) de la
majorité des migrants antillais les rend particulièrement réceptifs au modèle de
promotion que cette élite incarne.
Les jeunes générations
Pour l’immigration antillaise dans l’Hexagone – comme pour toutes les autres
immigrations – c’est, avec les jeunes générations qui naissent ou grandissent dans
la société de réception, avec l’enracinement multiforme de leurs familles dans
cette société, “l’heure de vérité” qui advient, la perspective du retour au pays qui
s’estompe, la préoccupation de la situation actuelle et du devenir de ce dernier qui
se fait moins présente, supplantée qu’elle est par le souci de la meilleure insertion
possible dans la société de résidence. Et cela au moment même où, paradoxalement, la mobilisation du groupe autour du patrimoine culturel propre se renforce. En fait, tout laisse à penser que – sous une désignation identique – un décalage important est en train de se produire entre les identités mobilisées par les
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Antillais des deux bords de l’Atlantique. En effet, l’identité collective sur laquelle
prend appui la mobilisation des migrants n’est pas la reproduction, dans leur nouvel espace de vie, des traditions réifiées de leur culture d’origine. Car le brassage
de cultures dans lesquels ils sont pris ne laisse pas ces traditions identiques à ce
qu’elles étaient avant le contact, mais les transforme en la mêlant à d’autres.
L’immigration n’est donc pas une situation où se consomme de manière passive et
purement nostalgique un patrimoine qui serait resté miraculeusement “authentique”, mais constitue davantage un creuset de créativité dans lequel les traditions
des Antilles se renouvellent profondément.
C’est dire que les populations antillaises en métropole gagnent en autonomie visà-vis de leurs pays d’origine, autonomie par laquelle la célébration de l’identité
prend, dans la migration, des significations et, surtout, sert des stratégies différentes de celles que l’on connaît aux Antilles même. Ainsi, par exemple, les associations de l’immigration n’entretiennent pas, dans la grande majorité des cas, des
liaisons étroites avec les organisations et le tissu associatif du pays d’origine et, par
ailleurs, se définissent très rarement en termes nationaux, c’est-à-dire en référence
à la Guadeloupe ou à la Martinique, alors que, dans chacune de ces îles, le nationalisme a connu, au cours de la dernière période, un essor certain, mais se désignent le plus souvent comme “antillaises” (parfois comme “domiennes”). Ce faisant, elles tendent à mettre principalement l’accent sur la communauté de
problèmes que rencontrent en France les migrants guadeloupéens et martiniquais,
problèmes par rapport auxquels il conviendrait de mobiliser indifféremment toutes les ressources sociales et culturelles de l’un et de l’autre pays d’origine.
Ainsi l’accroissement considérable des “deuxièmes et troisièmes générations” de
l’immigration antillaise en France métropolitaine est d’une importance décisive
quant aux dynamiques culturelles mais aussi politiques de cette immigration. La
plupart des membres de ces générations sont ou ont été presque entièrement socialisés dans les milieux populaires de la société française, tout particulièrement dans
l’univers des banlieues parisiennes, avec les enfants des populations issues de l’immigration étrangère et aussi avec ceux des classes défavorisées autochtones.
S’opère alors tout un jeu d’emprunts réciproques, de mélanges de cultures, qui
produit des réalités syncrétiques, à travers des phénomènes d’acculturation reposant sur des réinterprétations croisées des formes culturelles traditionnelles des
différents groupes en interaction ou l’affiliation à des identités d’emprunt qui ont
peu de choses à voir avec l’origine de ceux qui s’en réclament. Ainsi, si une fraction importante des populations antillaises immigrées en France métropolitaine
continue d’affirmer son identité en proclamant une grande fidélité à sa culture
d’origine, de larges secteurs de ces populations, surtout chez les plus jeunes, opè-
I hommes & migrations n° 1278
rent cependant un important réaménagement de leur système de représentations
et de valeurs. Des groupes spécifiques émergent qui ne s’identifient plus entièrement aux pays d’émigration, alors qu’ils restent largement marginalisés, en tant
que minorités, dans la société d’immigration qu’ils perçoivent de plus en plus
comme la leur mais où ils veulent cependant s’insérer selon des modalités qui leur
soient propres. Alors, les jeunes Antillais de France deviennent de plus en plus,
■
pour eux-mêmes et pour les autres, des “Blacks”.
Notes
1. Expression du sociologue Alain Anselin (L’Émigration antillaise en France, la troisième île, Karthala, Paris, 1990)
pour signifier l’importance numérique des Antillais en France. Ils sont aussi nombreux que la population totale d’une
de ces îles. Le recensement de 1990 fait état de 337 000 originaires des Antilles en France, alors que la population totale
de la Martinique est au même moment de 359 579 habitants et celle de Guadeloupe de 387 034 habitants.
2. Constant, Fred, “La politique migratoire : essai d’explication”, in Constant, Fred, et Daniel, Justin (dir.), 1946-1996,
Cinquante ans de départementalisation outre-mer, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 101.
3. Ainsi une forte vague de xénophobie, principalement antihaïtienne, largement instrumentalisée par des hommes
politiques locaux et nationaux, se lève en Guadeloupe et en Guyane, tandis que des mouvements de protestation
tentent d’endiguer ces processus de rejet.
4. Un visa et le dépôt d’une caution à l’arrivée sont maintenant requis.
5. Désormais l’occupation d’un emploi à durée indéterminée est exigée et le concubinage avec une personne
de nationalité française n’est plus pris en compte, seul le mariage l’est, et encore – depuis 2006 – uniquement
si ce mariage date de quatre ans au moins (contre deux ans auparavant). La durée minimale de l’attente pour
recevoir une réponse à une demande de naturalisation est actuellement de deux à quatre ans.
6. Pour n’en retenir qu’un indicateur parmi d’autres, les mêmes données de l’Insee indiquent que 8 % des Haïtiens
en Martinique et 12 % en Guadeloupe vivent dans des conditions précaires, voire insalubres pour la moitié d’entre
eux, alors que toutes les autres populations immigrantes apparaissent sensiblement mieux loties.
7. La position des salariés antillais dans le système d’emploi métropolitain y a donc longtemps été à la fois analogue
et complémentaire de celle des travailleurs étrangers : les premiers occupant principalement dans le secteur public
les postes de basse qualification que les seconds détiennent majoritairement dans le secteur privé. C’est pourquoi on
n’a pas hésité parfois à les appeler alors – dans ce qui se voulait un trait d’humour – “les OS de la fonction publique” !
8. C’est-à-dire les ménages dont la personne de référence est née aux Antilles.
9. Anselin, Alain, op. cit., p. 220.
10. Sur ce passage, voir Giraud, Michel et Marie, Claude-Valentin, “Insertion et gestion sociopolitique de l’identité
culturelle : le cas des Antilles en France”, in Revue européenne des migrations internationales, Les Antillais en Europe, 1987,
vol. 3, n° 3, 4e trimestre, p. 31-48 et Les Stratégies sociopolitiques de la communauté antillaise dans son processus d’insertion
en France métropolitaine, 1990, Paris, ministère de la Recherche, document multicopié (en collab. avec Jacques Fredj,
René Hardy-Dessources et Pierre Pastel) ou Giraud, Michel, “Racisme colonial, réaction identitaire et égalité citoyenne :
les leçons des expériences migratoires antillaises et guyanaises”, in Hommes et migrations, Diasporas caribéennes, 2002,
n° 1237, mai-juin, p. 40-53.
11. De plus, cette reconnaissance donne souvent aux responsables associatifs des moyens de promotion
personnelle et des possibilités d’étendre leur influence dans la société d’accueil, et ainsi de consolider leur pouvoir
au sein de la “communauté” par la redistribution clientéliste d’avantages matériels ou symboliques.
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198
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La question migratoire
en Guyane française
Histoire, société et territoires
Par Frédéric Piantoni,
maître de conférences en géographie, CNRS, universités de Poitiers
et de Reims Champagne-Ardenne.
Brésilien de la Crique, à Cayenne, 2007
© Frédéric Piantioni
La Guyane a vu se succéder, dans un but notamment de conquête
spatiale, diverses politiques de peuplement. Ainsi, l’immigration
y est planifiée, dès 1763, dans le cadre de l’expédition de Kourou,
puis dans le cadre de la transportation de 1852 à 1954.
Parallèlement, la colonie tente de contrôler, lors des ruées aurifères
à la fin du XIXe siècle, les mouvements spontanés de marrons
du Surinam, d’Amérindiens du Brésil et des esclaves libres des Antilles
après l’abolition de 1848. Lui succède, après la départementalisation,
une immigration planifiée par l’État, s’inscrivant dans l’économie de plan
jusqu’en 1975, puis celle, spontanée, de voisinage. Depuis 1990,
une crise socio-identitaire touche l’ensemble de la société guyanaise.
I hommes & migrations n° 1278
En marge de son environnement sud-américain et caribéen, la Guyane française
se démarque de l’ensemble des départements ultramarins français par sa continentalité(1), mais surtout par des modes d’exploitation coloniaux associés à des
politiques successives de peuplement.
Depuis les années 1980, la région, monodépartementale, connaît de profonds bouleversements. Au premier chef, sa population n’a cessé de progresser, affichant un
taux de variation de 115,4 % entre 1982 et 1999, passant de 73 022 à 157 274 habitants(2), dont 27 % d’immigrés(3). La Guyane atteint, aujourd’hui, 200 000 habitants
mais reste globalement sous-peuplée au regard d’une superficie de 91 000 kilomètres carrés, bien que localement surdensitaire : 88 % du peuplement sont concentrés
sur une frange littorale d’une vingtaine de kilomètres. L’agglomération cayennaise(4) rassemble, à elle seule, 54 % de la population.
La disparité de l’accumulation de peuplement fait écho aux cloisonnements multiples et fractals des formes d’organisations spatiales. Ainsi, on peut souligner la
corrélation entre la diversité des lieux et celle des origines exogènes de la population, rappelant que l’immigration est non seulement fondatrice du peuplement,
mais aussi d’un rapport différencié au territoire caractérisé par des logiques divergentes d’appropriation.
Spatialement, les impressions de fragmentation s’affichent au sein des trois pôles de
concentration démographique que constituent Cayenne, Kourou et Saint-Laurentdu-Maroni. À une échelle fine, les cloisonnements s’observent dans l’emboîtement
des territoires nichés dans la trame orthogonale des villes : “villages” chinois de
Saint-Laurent, quartier brésilien de Cabassou ou de la Crique à Cayenne, village
Saramaka de Kourou, quartiers haïtiens de Bonhomme, Eau-Lisette et CogneauLamirande. Enfin, les ruptures s’affirment dans les méandres des fleuves, dans ces
“pays” – Djuka, Paramaka, Boni (Aluku), Galibi (Kaliña), Wayana – qui se hiérarchisent sur le gradient d’intégration aux centres urbains estuariens.
Si le peuplement de la Guyane forme une mosaïque socioculturelle, cette métaphore en reste à une juxtaposition d’éléments, sans dégager une unité métisse
chargée de sens. Crise des territoires et crise sociale restent les éléments d’une
même problématique dont l’histoire de l’immigration depuis le XVIIIe siècle permet de comprendre les paramètres explicatifs.
On abordera l’histoire de l’immigration par la problématique des jeux de pouvoir,
le couple espace-pouvoir constituant un champ d’analyse fécond par sa capacité
fédérative, à la fois des faits de colonisation et de l’évolution actuelle des acteurs
issus de l’immigration dans cet espace. La Guyane constitue un cas limite par la
permanence du lien exclusif à la métropole et par sa situation singulière, à la fois
durant la période coloniale et la période contemporaine. Les migrations, depuis le
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
e
siècle (expédition de Kourou en 1763) jusqu’à nos jours, sont à la fois objet
d’étude et révélatrices de l’identité régionale en recomposition interculturelle.
XVIII
Immigration et géopolitique (1763-1946)
Au début du XVIIIe siècle, la situation démographique en Guyane est faible. Vers
1713, on dénombre 1 836 individus, dont 1 454 esclaves(5). En 1737, les deux cantons de l’Approuague et de l’Oyapock ne comptent que 131 personnes, et celui de
Cayenne représente 4 805 personnes, dont 475 colons blancs, 4 297 esclaves noirs
et 33 affranchis(6).
Les migrations coloniales, dans le cas de la France et de son empire colonial, répondent à deux ambitions : l’exploitation économique par l’instauration d’un système
agro-exportateur et la légitimité politique de l’appropriation de l’espace, laquelle
reste contestée par les autres puissances présentes dans les Guyanes, notamment la
Hollande. Dans les deux cas, l’immigration constitue un enjeu(7). L’exploitation des
ressources détermine les conditions de l’action du pouvoir et impose le recours à
une politique migratoire planifiée, chargée de fonctions économiques et géopolitiques. Ainsi, l’expédition de Kourou (1763-1765) vise à l’établissement de colons
européens d’origine paysanne dans la frange
occidentale de la colonie. Puis, un siècle plus
tard, sera décidée la transportation massive de
À partir de 1880,
détenus
de droit commun. Dans ces deux cas, les
la découverte
de gisements aurifères
ambitions de conquête spatiale sont réelles mais
dans les rivières
seront des échecs.
de l’hinterland attire
En revanche, en 1848, l’abolition de l’esclavage et
les esclaves libres
la découverte d’or en Guyane ont des conséquendes Antilles.
ces directes sur la croissance d’une immigration
spontanée vers l’intérieur du territoire. Ces mouvements, inscrits dans l’idéologie du contre-esclavage, sont réfractaires à l’assignation coloniale agro-exportatrice. À partir de 1880, la découverte de gisements aurifères dans les rivières de l’hinterland attire les esclaves libres des Antilles.
À l’épuisement de la ressource aurifère, l’espace colonial, consolidé dans ses limites et dans sa démographie, s’affirme dans la matérialisation des frontières et du
maillage. Mais c’est aussi par une idéologie que le pouvoir capture les acteurs, celle
de l’assimilation socioculturelle : la francisation. Ce principe constituera un facteur majeur attaché au processus de décolonisation, celui d’une revendication
locale de l’intégration à la nation.
I hommes & migrations n° 1278
Les fronts aurifères (1855-1930) dans l’intérieur :
le contrôle des migrations antillaises
L’or est découvert dans les vallées fluviales de l’intérieur à partir de 1855 [cf. carte
I.1]. Le cycle aurifère, qui achève la désagrégation de l’économie de plantation, ne
peut être traité séparément des mouvements corrélatifs à l’abolition de l’esclavage.
Les affranchis de 1848 composent les contingents de mineurs immigrés des
Antilles françaises et anglaises, du Brésil et du Surinam(8), attirés par les perspectives rapides d’enrichissement qui leur permettent de se hisser, dans le cas de prospections fructueuses, au rang des notables blancs ou des mulâtres(9). L’agriculture
sur les habitations n’autorise pas un tel espoir d’ascension sociale.
Pour l’État, la conquête des vallées fluviales de l’espace intérieur constitue une
double opportunité d’intégration territoriale, à l’échelle de la colonie, d’une part,
et à l’échelle internationale sud-américaine, d’autre part, marquée par l’émergence
politique du Brésil et les velléités expansionnistes. En effet, au regard des objectifs
de la colonisation du XVIIe au milieu du XIXe siècle, l’intérieur est un espace
méconnu, dont la représentation nationale s’articule avec la répulsion produite
par la tragédie de Kourou, la transportation, et, localement, la constitution des
communautés de marrons dans le Maroni.
Pour les propriétaires-planteurs et la colonie, ruinés par l’abolition de 1848, l’or,
exploité de façon industrielle, est d’abord un moyen de redresser l’économie agricole d’exportation avant de devenir l’activité principale ; pour les affranchis
locaux ou immigrés, sans capitaux d’investissements, la quête artisanale du métal
précieux s’apparente à la recherche des moyens de leur liberté sociale.
On peut schématiquement distinguer deux phases majeures dans la construction
territoriale qu’engendre l’économie minière. La classification spatio-temporelle
que nous établissons se base sur les types de migrations et les espaces convoités. La
première phase (1855-1880) s’inscrit dans la crise de l’économie coloniale et la
pénurie de main-d’œuvre induite par l’abolition de l’esclavage. La seconde (18801930) correspond à des ruées vers les gisements de l’Ouest et ses fleuves principaux, Maroni et Mana. L’organisation spatiale s’apparente à la mise en valeur de
zones pionnières alimentées par les migrations spontanées d’affranchis antillais.
Les fronts aurifères orientaux (1855-1880) :
une dynamique intégrée à la société coloniale
L’État, en compensation de la perte financière engendrée par l’abolition de l’esclavage, octroie des concessions minières aux planteurs. Le décret impérial de
1858 soumet le droit d’exploitation minière à la possession d’un titre de concession et le droit à la recherche à un titre d’exploration.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La main-d’œuvre restée sur les plantations et les immigrés sous contrat(10) (Africains,
Indiens, Chinois) vont progressivement glisser de l’activité agricole à l’activité
minière sur les placers situés en amont des habitations sur le haut des rivières
Approuhague et Comté.
Considérée comme un moyen de restructurer l’économie de plantation exportatrice jusqu’au début des années 1860, l’activité aurifère devient en quelques
années la seule vocation des sociétés concessionnaires, contre l’assignation agroexportatrice de la métropole(11).
Carte I.1 : Migrations, ruées aurifères et litiges territoriaux
à la fin du XIXe siècle
En conséquence, les années 1870-1880 voient les premières ruées alimentées
essentiellement par les affranchis locaux, et dans une moindre mesure par une
migration intracontinentale surinamaise et brésilienne. Les mouvements de pénétration concernent d’abord le haut des vallées fluviales(12) de l’Approuhague, de la
Comté et de l’Orapu traditionnellement exploitées, puis dans une dynamique globale vers l’ouest, les bassins du fleuve Kourou (1862), Sinnamary (1873) et Mana
(1880). Le nombre de mineurs est d’environ 4 000(13), essentiellement composés
d’hommes seuls qui quittent la frange littorale occidentale et délaissent l’agriculture vivrière.
I hommes & migrations n° 1278
L’intérieur (1880-1930) :
un espace intégré par le contrôle de l’immigration
des esclaves libres des Antilles
À partir de 1880 et jusqu’en 1930, l’immigration, essentiellement à partir des
Petites Antilles (Sainte-Lucie, Dominique, Guadeloupe, Martinique), supplante
démographiquement la population locale sur les placers avec l’afflux de plusieurs
milliers d’immigrés martiniquais et saint-luciens(14). En 1890, la population des
mineurs dans l’intérieur est estimée à 10 000 personnes, si l’on inclut la zone comprise entre la rivière Lawa et Tapanahoni. Les immigrés sont originaires à 85 %
des Antilles anglaises(15). Lors de la découverte des mines du Carswène en 1894
(espace franco-brésilien contesté d’Amapá) et celles du Tapanahoni (espace francosurinamais contesté), l’ensemble de la population des mineurs atteint 25 000 personnes. Après les règlements frontaliers et la perte des zones territoriales convoitées, les orpailleurs sont estimés à 10 000 en Guyane(16). Ce chiffre reste stable
jusqu’en 1930, avant de décroître, du fait de l’épuisement des gisements alluvionnaires et de la fin du cycle aurifère.
L’immigration est majoritairement le fait d’hommes seuls. Jean Michotte montre
que le déséquilibre des sexes est particulièrement accusé : durant la période 1931Carte I.2 : Évolution du maillage administratif
(réformes de 1930, de 1952 et de 1969)
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
1936, le sex-ratio est de 160 hommes pour 100 femmes(17) ; en 1948, il est de 193
hommes pour 100 femmes(18). Les migrants appartiennent aux couches sociales les
plus défavorisées. Ce mouvement ne présente pas de caractère définitif, les
familles restant dans l’espace d’origine. Pourtant, bien qu’important à l’échelle de
la Guyane, il est relativement faible à l’échelle des zones de départ(19).
L’immigration atteint environ 20 000 individus sur une période de cinquante
ans(20), répartis entre la Martinique, la Guadeloupe, la Dominique et, surtout,
Sainte-Lucie. Les déterminants au départ sont économiques, démographiques et
sociaux : l’idéologie du contre-esclavage et la pression foncière ont d’abord
conduit les affranchis sur les terres infertiles des sommets insulaires, les “hauts”,
puis la pression démographique et les parcelles de plus en plus exiguës ont provoqué une paupérisation croissante, équivalente à celle des affranchis reconvertis
dans le travail salarié au sein des plantations sucrières.
L’immigration de la main-d’œuvre antillaise provoque la mutation de l’organisation économique et commerciale liée à l’orpaillage. Outre l’apport de peuplement
qu’elle introduit dans l’intérieur, la croissance de cette main-d’œuvre immigrée
provoque la mutation des sociétés d’extraction en sociétés commerciales concessionnaires dévolues à l’approvisionnement et à la gestion des placers. En contrôlant l’accès au foncier par l’octroi des concessions, d’une part, et la législation favorisant les
Au cours du siècle suivant
sociétés commerciales, d’autre part, l’État maîl’abolition (1848-1946),
trise le processus d’intégration du territoire
l’État développe une
colonial en canalisant l’immigration antillaise
politique d’assimilation
dans l’intérieur. Cette étape permettra la
socioculturelle
des esclaves libres,
matérialisation des frontières de la colonie, et
la francisation.
le premier maillage administratif du territoire : le territoire de l’Inini(21), en 1930.
Ce maillage administratif introduit une discontinuité sociospatiale entre la population établie sur le littoral et celle, d’origine exogène, implantée dans l’intérieur.
La création du territoire de l’Inini est donc un embryon de maillage qui, dans les
faits, entérine institutionnellement la fracture entre le littoral et l’intérieur. Ce
processus est en fait une mainmise directe du pouvoir national – et non colonial
local – sur le sud de la Guyane.
Si l’espace intérieur est intégré politiquement, l’échec des projets d’aménagement(22), associé à l’épuisement des gîtes aurifères, renforce davantage l’exode rural
des orpailleurs vers les villes du littoral et vers les Antilles. Par ailleurs, au cours du
siècle suivant l’abolition (1848-1946), l’État développe une politique d’assimilation socioculturelle des esclaves libres, la francisation. Ce facteur, associé à l’inté-
I hommes & migrations n° 1278
gration politique de l’espace, entre 1880 et 1930, et à la crise démo-économique(23)
majeure en 1945, aboutit au plébiscite de l’incorporation de la Guyane à la nation
par la départementalisation en 1946.
Migrations et développement :
de l’échec de l’équation aux migrations
contemporaines (1952-1985)
Après la départementalisation, la politique de peuplement intervient comme un
facteur de relance d’une économie productive, agro-exportatrice. Pourtant, la faible population, dont la part majoritaire est issue des descendants de créoles guyanais et d’esclaves libres antillais, est réfractaire à toute forme de participation dans
le secteur productif : la politique d’assimilation, rouleau compresseur social et
politique, se retourne contre l’assignation agro-exportatrice nationale. En effet, les
modèles des valeurs et de reconnaissance sociale que celle-ci véhicule suscitent
l’engouement pour le fonctionnariat tertiaire (perçu comme le symbole d’une
assimilation et de la conquête d’une égalité avec les anciens maîtres).
Parallèlement, la croissance des services marchands et non marchands, corrélative
à l’implantation des administrations départementale et communale, permet à
cette population de s’y insérer – en conformité avec ses aspirations – d’autant plus
facilement qu’elle est peu nombreuse. L’immigration planifiée apparaît comme
une donnée exogène et indispensable à la reconstruction de l’économie départementale orientée vers le développement du secteur productif. Pourtant, à partir de
1975, face à l’échec de la planification économique qui lui est associée, l’État, pour
justifier le statut de DOM dans un espace national indivisible, a recours à une législation sociale, concrétisée par l’économie de transferts publics(24). Cette situation
de progrès, sans lien avec un développement endogène, génère un appel migratoire
d’autant plus attractif que les crises économiques et politiques touchent l’environnement régional (Haïti et Surinam, notamment) et que les différentiels de
niveau de vie s’accroissent (Brésil).
Immigration et planification économique : le cas du secteur productif
Immigration et développement sont les deux axes sur lesquels repose l’ambition
nationale en 1946. C’est la promesse du développement qui légitime l’incorporation de la Guyane à l’État français. Ces deux paramètres seront systématiquement
pris en compte dans tous les plans de développement jusqu’aux lois de décentralisation en 1982.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
L’État se tourne, dès le IIe plan de 1952-1965(25), vers une économie productive
planifiée. L’exploitation des ressources agricoles, minières, forestières et piscicoles
s’inscrit dans un cadre industriel destiné à l’exportation. Cette ligne sera toujours
la référence au cours des plans suivants(26).
La branche d’activité agricole constitue l’exemple majeur d’une logique de développement associant l’immigration. L’objet n’est pas de relancer les cultures traditionnelles d’exportation (canne à sucre, rocou, coton), mais de chercher de nouvelles voies plus adaptées au marché international en privilégiant deux pôles :
l’élevage et l’agriculture sur la plaine alluviale (Terres Basses). La principale caractéristique de ces projets démo-économiques reste leur faible durabilité dans le
temps et leur incapacité à dépasser le stade expérimental en termes de production
économique et d’immigration planifiée. Parmi les expériences, le “plan vert(27)”,
présenté en 1975, est sans doute le plus ambitieux et le plus révélateur de leur
inadéquation au milieu et à la société guyanaise(28). Comme lors de l’expédition de
Kourou deux siècles plus tôt, la Guyane apparaissait alors comme une nouvelle
frontière dont les immenses ressources forestières et les étendues disponibles pouvaient être enfin mobilisées au service de la France… L’État envisageait la création
de 10 000 emplois et 15 milliards d’investissement en cinq ans. Ce projet économique considérable se doublait d’un projet d’immigration en dix ans composé de
30 000 personnes originaires d’Europe, de métropole et des autres DOM. Le
Bumidom était chargé du recrutement des migrants en métropole et en Europe(29).
Or, le projet migratoire suscita, en Guyane, un rejet général des élus locaux et de
la population en raison du bouleversement des structures sociopolitiques qu’il
serait susceptible d’engendrer (la population, au RGP de 1974, est de 57 348 habitants). Face aux résistances locales, le gouvernement français doit rabaisser ses
ambitions à quelques éleveurs et cultivateurs(30) et les résultats économiques et
humains furent en deçà des prévisions.
Le plan vert aboutit, néanmoins, bien que ce projet ne lui soit pas associé, à l’implantation de deux communautés de réfugiés hmong, en 1977 : 470 personnes (70
familles) sont installées au village de Cacao, créé de toutes pièces sur les rives alluviales de la rivière Comté, à 70 kilomètres de Cayenne. En 1979, une deuxième implantation est créée avec 430 personnes (65 familles) au village d’Accarouany (commune
de Mana). Ceci peut constituer un contre-exemple de développement réussi.
Fortement encadrées et bénéficiant de plusieurs aides publiques, ces communautés se
dotent d’une coopérative, défrichent et achètent du matériel agricole. Outre ces
mesures de financement très favorables –7,4 millions de francs(31) –, la viabilisation
(eau, électricité, piste d’accès et défrichement) fut rapidement réalisée. Des structures
coopératives et d’apprentissage de techniques agricoles leur permirent de développer
I hommes & migrations n° 1278
Le marché de Cayenne, lieu de visibilité et de cloisonnement communautaires, 2007
© Frédéric Piantioni
une agriculture maraîchère. Les prix sont garantis et les semences fournies par l’État
à tarifs préférentiels. Le but est de satisfaire le marché local en fruits et légumes frais.
Ces objectifs semblent aujourd’hui réalisés mais au prix d’importantes subventions
de l’État et d’organismes européens. Les tentatives de diversification des productions
(chevrettes) ont échoué. Par ailleurs, l’utilisation de la main-d’œuvre exclusivement
familiale au début et permettant de réduire des charges salariales s’amenuise aujourd’hui, et génère des surcoûts. Faut-il y voir un développement réussi et dans quelles
mesures prévoir sa pérennisation au regard de sa dépendance ?
Avec l’échec du plan vert en 1986, le développement économique guyanais, légitimant le statut politique départemental, est un échec qui remet en cause la dynamique induite de progrès social qui doit en découler. Pour conserver la légitimité
de sa tutelle politique en Guyane, l’État doit pallier la carence d’accès au progrès
par un interventionnisme social, réalisé par une économie de transfert et un alignement des mesures sociales sur le modèle métropolitain (charges salariales, prestations sociales…) dans les années 1960. Si la Guyane est désormais la zone au
niveau de vie le plus élevé du sous-continent américain, cette situation bloque les
relations avec son environnement régional. Parallèlement, ce processus renforce la
systématisation du paradoxe guyanais : celui d’un progrès (social, sanitaire…) sous
une complète dépendance tutélaire et sans capacités réelles de développement.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Le progrès comme vecteur des migrations économiques
spontanées (1975-1985)
La création du Centre spatial guyanais est la matérialisation concrète d’une
logique de progrès transplantée en Guyane et totalement coupée d’un processus de
développement interne(32). Globalement, avec un budget annuel de près de
400 millions d’euros, la branche spatiale représente 51 % de la production active
totale(33). Le secteur spatial génère près de 30 % des actifs occupés (soit environ
10 000 emplois) et distribue 30 % du montant des revenus totaux(34). En fait, l’ensemble du dispositif mis en place ne l’est justement que pour le Centre, qui
demeure une enclave économique, par ailleurs fortement dépendante de la
conjoncture mondiale du marché des télécommunications. L’entraînement économique est pratiquement inexistant. La Guyane devient – de manière flagrante
avec Kourou, mais aussi avec les aménagements liés à la décentralisation en 1982
– un lieu de représentation du progrès national au détriment de toutes fonctions
de développement productif.
L’esquisse d’une politique sociale intervient à partir du IVe plan (1962-1965), où
les allocations familiales sont triplées. Le VIe plan (1971-1975) accentue les politiques familiales avec l’alignement des allocations sur le régime métropolitain.
Les dispositifs d’aides publiques et d’incitations fiscales à l’investissement (prime
de “vie chère” de 40 % de la valeur du salaire non imposable), les créations d’emplois dans l’administration et la politique de soutien massif des revenus par le secteur public génèrent progressivement une économie artificielle(35). Le VIIe plan
(1976-1980) renforce davantage le dispositif social : instauration du complément
familial (décret du 5 septembre 1978), mensualisations des allocations familiales
(décret du 27 février 1980), salaire minimum interprofessionnel de croissance(36),
formation professionnelle, indemnisation du chômage, mesures en faveur de l’accès au logement et de l’insertion sociale(37).
La stratégie de l’État, s’appuyant sur une politique familiale, se révèle d’une efficacité redoutable en désamorçant la crise économique et sociale(38). Pourtant, en parachevant ainsi l’assimilation par la politique sociale, mais en accentuant le sousdéveloppement économique, il relance les questions relatives à la finalité et à la
révision du statut départemental. Finalement, la loi du 31 décembre 1982, calée
sur le modèle métropolitain, érige la Guyane en région monodépartementale.
Les capacités financières décentralisées – associées à un accès facilité aux crédits d’investissement(39) et aux possibilités des recours fiduciaires européens –, puis les compétences en matière d’aménagement du territoire génèrent une politique de grands
travaux orientée vers le rattrapage en matière d’infrastructures. Le fort endettement
régional qui s’ensuit accroît la dépendance. Par ailleurs, la politique régionale de
I hommes & migrations n° 1278
développement ne reste qu’incitative, alors que toute forme de coopération économique internationale reste paralysée en raison de la préservation de marchés protégés et, par ailleurs, soumise à la politique du commerce international de l’État.
Ce processus incrémente la systématisation du paradoxe dans lequel s’enfonce la
Guyane : celui d’un progrès (social, sanitaire, en infrastructures…) sous dépendance par le biais des transferts, et sans capacités réelles de développement productif. De fait, cette image de progrès a constitué, dans les années 1980-1995, un
appel migratoire dans l’environnement régional, massif en proportion des effectifs locaux. Les déterminants économiques concernent les immigrés originaires de
l’espace caribéen (Haïti principalement), du Brésil, et, dans une certaine mesure,
du Surinam(40). Ceux-ci représentaient 77,74 % des effectifs étrangers en 1990, soit
25,25 % de la population totale départementale(41). Au recensement de 1999, la
situation reste analogue : au niveau global, les effectifs de ces trois nationalités
représentent 24,85 % de la population départementale, soit le quart de la population guyanaise(42). Les Surinamais représentent la composante étrangère majoritaire (36,91 % et 37,89 % des effectifs étrangers en 1990 et 1999(43)).
Ségrégation sociospatiale et distribution des immigrés haïtiens,
brésiliens et surinamais
À la fin des années 1980, les projets d’aménagements réalisés ne nécessitant plus
de main-d’œuvre, ce processus génère l’accentuation des écarts entre ceux qui ont
accès au progrès et ceux qui n’en ressentent que les effets inflationnistes.
L’immigration économique spontanée, près de 33 % de la population totale en
1990(44), est évidemment touchée de plein fouet par ce processus ségrégationniste.
La perversion du système se révèle par des taux de chômage proches de 25 %(45) sur
le marché légal(46), des situations de sous-emploi généralisées, une économie informelle pratiquement institutionnalisée et une forte ségrégation sociospatiale à
l’échelle locale et régionale. Cette dernière est perceptible dans la localisation des
groupes au sein des quartiers d’immigrés, mais aussi par une distribution au sein
des communes.
En 1990, l’analyse statistique(47) montre la répartition des composantes migratoires au sein d’un espace d’immigration partagé. Les communes frontalières
accueillent globalement 76,7 % des effectifs surinamais totaux, lesquels représentent dans cet espace plus de 80 % de la population étrangère. Si la population de
référence est la population totale, les Surinamais en représentent près de 41 %(48).
L’île de Cayenne reste marquée par une présence majoritaire d’effectifs de nationalité haïtienne. Ils y représentent 43,6 % de la population étrangère, soit 11 % de
la population communale totale ; 74,7 % de la communauté haïtienne présente en
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La riziculture à Mana, usine appartenant à un Surinamais et où travaillent
un Haïtien et un Guyanais, 2007 © Frédéric Piantioni
Guyane y sont concentrés. Enfin, les Brésiliens sont majoritairement présents
dans l’île de Cayenne, qui regroupe 51,7 % d’entre eux, bien qu’ils ne représentent
que 19,4 % de la population étrangère, soit 4,9 % de la population totale.
Aussi, l’immigration spontanée devient-elle le cœur de la crise identitaire qui
secoue le groupe socioculturel créole à la fin des années 1990. Fortement stigmatisée, elle n’est, en fait, que la fonction miroir d’une crise de société multiforme,
économique, politique et identitaire, soit les trois éléments d’analyse qui permettent d’approcher la situation guyanaise, à partir du milieu des années 1990.
L’immigration révélatrice d’une crise structurelle
et identitaire depuis 1995
Alors que la Guyane a un PNB de 9 412 dollars par habitant par an et un PIB
ppa(49) de 6 000 dollars par habitant par an en 1997, parler d’une crise de développement relève apparemment du paradoxe au regard de la faiblesse de l’investissement productif.
Le ralentissement économique, à partir du milieu des années 1990, est révélateur
d’une mutation globale et structurelle, qui se déclenche alors que l’ensemble des
I hommes & migrations n° 1278
mesures institutionnelles d’alignement économique et social des départements
d’outre-mer est en voie d’achèvement. Cette crise “multiforme” (économique,
politique, socioculturelle) apparaît, sous les traits de facteurs conjoncturels (déficit financier des collectivités territoriales, croît démographique), après quinze ans
d’échec de la décentralisation, mettant en cause, aux yeux de la société guyanaise,
l’État autant que les élus qui réclamèrent ce statut(50). Aussi, la remise en cause du
processus d’assimilation à la nation, dans ses dimensions idéologique et économique, illustre une rupture dans l’histoire de cet espace.
La répartition des emplois guyanais par secteurs d’activité(51) illustre le profond déséquilibre du marché du travail. À la fin des années 1990, le secteur primaire regroupe
9,6 % des actifs ayant un emploi, le secteur secondaire (essentiellement BTP) 18,6 %, et
le tertiaire (services non marchands et marchands) 71,8 %. Le marché du travail est largement tributaire de la fonction publique (État et organismes déconcentrés, collectivités territoriales, fonction publique hospitalière) générant l’ensemble des activités de
services marchands. La saturation de la branche d’activité “publique” (40 % des
emplois(52)) se superpose à l’arrivée massive d’actifs jeunes (15-20 ans) issus de la dynamique démographique, à partir des années 1980. Elle résulte des effets conjoints du
phénomène de transition démographique et de l’immigration spontanée. Sur un marché restreint et restrictif – marqué par la marginalisation des activités traditionnelles
– le taux de chômage, croissant depuis vingt ans, atteint une moyenne de 30 % en 1999.
Cette situation s’aggrave en raison de la structure démographique de la population
guyanaise dont 43,28 % a moins de 20 ans(53). La corrélation entre population de
moins de 20 ans et taux de chômage apparaît nettement dans le cloisonnement de la
population et dans l’insertion spatiale différentielle des immigrés en Guyane. Cet
aspect est frappant dans les communes frontalières du Maroni où la population de
moins de 20 ans représente près de 53 % de la population et le taux de chômage
moyen 40,9 %(54). En revanche, dans l’agglomération de Cayenne et à Kourou, la proportion des moins de 20 ans est plus faible (respectivement 30,9 % et 42,5 %) et les
taux de chômage aussi (28,4 % et 24,7 %).
À la crise économique se juxtapose une crise identitaire qui touche la société guyanaise. Elle s’inscrit dans une rupture d’équilibre intercommunautaire interne,
construite initialement dans le rapport à l’État par le biais de l’assimilation. Or, la
décentralisation, qui en marque théoriquement l’achèvement, a montré un échec
économique qui la remet en cause aux yeux de la société guyanaise. Si, à la fin des
années 1970, les créoles représentaient environ 70 % de la population Guyanaise(55), en 1999(56) la croissance démographique a ramené ce pourcentage à 45 %.
De plus, l’émergence politique de communautés locales – marrons et
Amérindiens – depuis la fin des années 1970 provoque la mutation de la stratifi-
211
212
Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
cation des composantes communautaires, hiérarchisée sur le rapport à l’État et le
degré d’assimilation(57). L’immigration surinamaise dans le Maroni est largement
actrice de cette émergence.
Toutefois, considérée dans l’ensemble de ses composantes, l’immigration, massive(58) et diversifiée (dans ses déterminants, ses lieux d’origine, son intégration spatiale et économique), a introduit une dynamique de repositionnement global des
groupes sociaux. Elle s’exprime par une mutation des rapports de pouvoirs directs
entre les groupes, mais aussi par la médiation indirecte du lien à l’État qui s’y
superpose (l’émergence sur la scène politique régionale et internationale de la
question amérindienne en est l’exemple le plus significatif).
Le groupe créole qui assurait, jusqu’au début des années 1980, la fonction d’intégration sociale par son inertie numérique, la domination économique, la médiation politique avec l’État, la mainmise politique sur les collectivités territoriales
est aujourd’hui au cœur du bouleversement sociopolitique et de la mutation des
rapports de pouvoirs que traverse la société guyanaise. La radicalisation du discours sur l’immigration s’inscrit dans cette logique.
C’est par les soubresauts médiatiques que la Guyane se rappelle régulièrement à l’actualité depuis le milieu des années 1990. Ils témoignent d’émeutes et de revendications virulentes, qui s’expriment par le biais d’une violence urbaine telle qu’elle se
présente dans les villes moyennes de métropole, et de grèves touchant l’ensemble des
branches d’activités. Toutefois, les symboles détruits désignent l’État, les collectivités territoriales décentralisées et la société de consommation.
Ces événements révèlent une crise sociétale, économique, sociale et politique.
Complexe et multiforme, elle touche une société dans l’ensemble de ses dimensions, et transparaît au travers de signes qui semblent conjoncturels au milieu des
années 1990 : faillite financière des collectivités territoriales et croissance démographique augmentée par les vagues migratoires. La décentralisation (1983) montre ses limites, dix ans après son instauration. Or, cette étape politique a consacré
l’aboutissement d’une politique assimilationniste puisque, pour la première fois,
certaines compétences furent rétrocédées aux acteurs de l’exécutif local, leur permettant d’assurer partiellement une part de leur destin. Cette fonction fut essentiellement dévolue à la communauté créole, relais hégémonique de la médiation
nationale. L’échec de la décentralisation provoque donc une profonde remise en
question des fondations sociales guyanaises. Il marque un seuil de la politique
nationale d’alignement économique et social sur le modèle métropolitain, remis
en cause par l’État à la fin des années 1990 par la loi d’orientation pour l’outremer du 13 décembre 2000 et l’intégration de la Guyane dans les régions ultrapériphériques de l’Union européenne en 1999.
I hommes & migrations n° 1278
Cette évolution introduit un élargissement des relations dans le cadre supranational, sans pour autant définir de stratégies de développement. Alors que les débats
qui agitent la société guyanaise s’inscrivent autour des politiques sociales d’intégration, il est frappant de constater que les supports économiques structurels de ce
■
processus ne sont pas abordés, au risque d’explosion sociale.
Notes
1. Quoique la Guyane présente des caractéristiques d’une organisation spatiale insulaire : occupation centrifuge,
littoral survalorisé.
2. Insee, RGP 1982 et 1999.
3. Au sens de l’Insee, la définition statistique de l’immigré correspond à la somme des variables “étrangers nés
à l’étranger” et “Français par acquisition nés à l’étranger”.
4. Regroupant les communes de Cayenne, Rémire-Montjoly, Macouria, elle est aussi qualifiée d’île de Cayenne.
5. Jolivet, Marie-José, La Question créole, essai de sociologie sur la Guyane française, Orstom éditions, Paris, 1982,
503 p., p. 27.
6. Ibid., p. 80-81.
7. Population, territoire, ressources forment un triptyque ordonné où se focalisent les enjeux du pouvoir dans
la géographie politique de Claude Raffestin. La population, à travers le vecteur migratoire, représente les capacités
virtuelles et futures de transformation : elle est l’élément dynamique d’où procède l’action du pouvoir.
Or, dans le cas guyanais, l’espace colonial sous-peuplé est strictement porteur d’une fonction géopolitique. De fait,
sans apport de peuplement, il n’est qu’une potentialité préservée, une donnée statique à aménager et à intégrer dans
une stratégie. Cf. Raffestin, Claude, Pour une géographie du pouvoir, Litec, Paris, 1980, 249 p., p. 50.
8. Brasseur, Gérard, La Guyane française : un bilan de trente années, La Documentation française, Paris, 1978, 183 p.,
p. 41 ; Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 122 ; Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane française au temps de
l’esclavage, de l’or et de la francisation (1802-1946), Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, Guadeloupe, 1999, 388 p., p. 254.
9. Né ou descendant de l’union d’un “Blanc” (souvent propriétaire-habitant) avec une esclave noire à l’origine. Plus
globalement, le terme désigne les esclaves affranchis par leur maître ou s’étant eux-mêmes “rachetés” dans les dernières
décennies de l’esclavage. Certains avaient acquis par héritage ou par leur travail une aisance comparable à celle de
planteurs “blancs”.
10. Détournée de sa finalité première (remplacement de la main-d’œuvre servile), les migrations sous contrat, après
1848, participent directement à la dynamique d’expansion vers l’intérieur, dans le cadre de l’économie aurifère
jusqu’en 1880. Les migrants, engagés pour cinq ou sept ans, sont majoritairement originaires des comptoirs français
de Pondichéry et Karikal. Rapidement, les poches migratoires se tarissent, en raison de la concurrence internationale
que se livrent les colonies sucrières pour attirer les travailleurs. Les recruteurs sont contraints de recourir à
la main-d’œuvre des territoires sous domination anglaise. Entre juillet 1854 (date à laquelle les premiers convois
de migrants arrivent en Guyane) et février 1877 (date de la fin de l’immigration organisée), la Guyane accueillit
8 472 Indiens, 1 828 Africains, 540 Annamites et 156 Chinois. Cf. Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane française
au temps de l’esclavage…, op. cit., p. 223. La majorité fut affectée dans les quartiers de l’Est (Approuhague et île
de Cayenne). Pourtant, les conditions de travail difficiles et le non-respect des contrats vont conduire à l’arrêt des
mouvements. En effet, dans la période postesclavagiste, les conditions d’emplois sont assimilables, en termes social
et sanitaire, à celles de l’esclavage : 47 % des travailleurs indiens périssent au cours de la période 1856-1878.
Cf. ibid., p. 227. Le sort des Chinois et des Africains, sous contrat, est identique. Les gouvernements britannique
et chinois, conscients de l’hécatombe frappant leurs ressortissants, s’opposent, à partir de 1877, aux départs de convois
à destination de la Guyane. En 1881, il ne restait que 4 361 Indiens, 340 Africains, 54 Annamites, 91 Chinois.
Cette décision politique stoppe définitivement l’immigration organisée, accroissant la pénurie de main-d’œuvre dans
les concessions aurifères de l’Est, actrices du mouvement de progression de la colonie vers l’intérieur.
213
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
11. Les pénuries de main-d’œuvre génèrent alors une inflation des salaires, plus importante sur les sites d’extraction
que sur les habitations.
12. L’or extrait est essentiellement alluvionnaire.
13. Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 121.
14. Domenach, Hervé, Picouet, Michel, La Dimension migratoire des Antilles, coll. “Caraïbe-Amérique latine”,
Economica, Paris, 1992, 254 p., p. 27.
15. Lebedeff, Victor, “Une mission d’études géologiques et minières en Guyane Inini”, in Annales des Mines, 13 (9),
Paris, 1936, p. 1-22, 77-117 et 187-239.
16. Ibid.
17. Michotte, Jean, “Un pays sous-développé et sous-peuplé : l’exemple de la Guyane”, thèse de doctorat ès sciences
économiques, université de Bordeaux, 1965, p. 13.
18. Calcul propre à partir du recensement effectué par Abonnenc. Cf. Abonnenc, Émile, Aspects démographiques
de la Guyane française. Historique, publication de l’Institut Pasteur de la Guyane et du Territoire de l’Inini, n° 180,
Cayenne, 1948, 24 p., p. 12.
19. Jolivet, Marie-José, La Question créole, op. cit., p. 150.
20. Ibid.
21. Le territoire de l’Inini est créé par le décret-loi du 6 juin 1930. Le contexte est celui de la crise mondiale de 1929,
du déclin de l’économie aurifère et des produits forestiers de substitution (bois de rose, balata), de la disparition
prévisible à moyen terme du bagne et, enfin, d’une situation sociopolitique agitée. L’État décide d’assumer
directement le développement de la colonie en orientant sa politique vers la prise en charge de l’aménagement du
territoire dans les branches économiques valorisées sur le marché métropolitain. L’espace est défini comme une unité
administrative autonome, ayant personnalité de droit civil, placée sous l’autorité du gouverneur de la Guyane assisté
d’un conseil d’administration qui n’est pas élu. Autrement dit, la nouvelle circonscription échappe totalement au
pouvoir du conseil colonial. Elle regroupe près de 12 000 personnes, soit le tiers de la population coloniale en 1930,
sur un espace représentant 90 % du territoire colonial.
22. Ces échecs sont imputables à des études techniques et financières lacunaires et à une constatation tardive
de l’inopportunité des projets, puisque ne précédant aucun mouvement industriel ou démographique.
Les seuls points positifs furent la mise en place d’une assistance médicale dans les centres administratifs créés.
Par ailleurs, le vide en matière de droit civil ne fit qu’institutionnaliser, pour les groupes amérindiens
et marrons, un statut tacite qui existait depuis leur premier contact avec les Français, celui d’une “nation
indépendante sous protectorat”. Cf. Hurault, Jean-Marcel, Français et Indiens de Guyane, Guyane Presse Diffusion,
Cayenne, 1989, 223 p., p. 120-121.
23. En 1950, au plan démo-spatial, la situation est pratiquement identique à la période précédant le cycle aurifère,
soit 28 000 habitants (calculs propres, d’après statistiques coloniales recueillies par Mam Lam Fouck, Serge, La Guyane
française au temps de l’esclavage…, op. cit., p. 305).
24. Les transferts incluent strictement les dépenses des administrations. Selon Didier Benjamin et Henry Godard
(Les Outre-mers français : des espaces en mutation, Ophrys, Gap-Paris, 1999, 267 p., p. 127-128), il faut y ajouter
les versements effectués par le Trésor public afin de couvrir les déficits des organismes ultramarins de protection
sociale, et ceux des entreprises publiques opérant dans l’ensemble ultramarin.
25. Avec lequel est réellement appliqué le principe d’une planification.
26. À partir de 1952, des centres de recherche sont implantés dans le département avec la vocation de conduire
un inventaire précis des ressources de la Guyane aux fins d’une exploitation des potentialités du milieu.
Cf. Piantoni, Frédéric, “Migration et développement en Guyane française : une dialectique contrariée”, in Les Enjeux
du développement durable, Orcades, Poitiers, 2002, p. 53.
27. Le plan d’action prioritaire de développement économique de la Guyane, initié par Olivier Stirn, ministre
des DOM-TOM. Ce plan est initié, alors que la base de Kourou ne génère localement aucun développement induit.
28. Le contexte de la mise en place de ce plan puise son origine dans la hausse des prix de la pâte à papier qui permet
de relancer l’intérêt porté à l’exploitation de la forêt guyanaise. Ce qui est considéré comme un nouveau potentiel
économique est intégré dans un cadre plus global incluant la valorisation des parcelles de terre défrichées par
des familles d’agriculteurs. Des mesures fiscales incitatives sont renforcées, l’artisanat et la pisciculture également
favorisés. Les deux axes agricoles promus sont l’élevage bovin semi-intensif sur prairies installées et l’arboriculture
fruitière (limes). Ces productions sont destinées au marché local, alors tributaire des importations des pays
d’Amérique latine d’une part, et des exportations vers les Antilles et la métropole d’autre part (cf. Gachet, Jean-Paul,
“L’agriculture de défriche en Guyane. Mise en perspective historique”, in Le Courrier de l’environnement de l’INRA,
n° 26, Kourou, 1995, 3 p., p. 2).
29. Cf. Piantoni, Frédéric, “Migration et développement en Guyane française”, art. cit., p. 53.
30. Jolivet, Marie-José, “Migrations et histoire dans la ‘Caraïbe française’”, in Cahiers des sciences humaines, vol. 21,
n° 1, Orstom, Paris, 1985, p. 230.
I hommes & migrations n° 1278
31. Valeur pour l’époque, soit 1 126 332 euros. Cf. Ameganvi, Francis Kwami, “Le maraîchage au village de Javouhey
(Guyane) : systèmes de cultures et problèmes agronomiques”, mémoire pour l’obtention du diplôme d’agronomie
tropicale, université des Antilles-Guyane, Inra Antilles-Guyane, CNEARC, Esat, Cayenne, 1990, 96 p. + annexes.
32. Kourou est un symbole, mais à partir des indépendances politiques de l’Afrique et de l’Indochine la Guyane devient
un espace expérimental mettant en valeur les compétences scientifiques de la France en milieu tropical. La listes
des organismes de recherche est aussi impressionnante (Cirad, CNRS, Engref, Ifremer, Inra, IRD…) qu’unique en son
genre, alors que le niveau scientifique apparaît totalement coupé de la situation locale au regard du niveau d’études
moyen et de la création tardive (suite aux manifestations d’étudiants et lycéens) d’un rectorat en 1997.
33. Iedom.
34. Ibid.
35. Constant, Fred, “La régulation politico-institutionnelle de la migration antillaise”, in Domenach, Hervé, Picouet,
Michel, La Dimension migratoire des Antilles, op. cit., p. 85.
36. Entre janvier 1995 et janvier 1996, le Smic était aligné sur celui de la métropole jusqu’à un écart ramené
à 13,12 %. Cf. Grard, Loïc, “La situation des départements d’outre-mer dans la république française”, in Grard, Loïc,
Raulin, Arnaud (De) (dirs.), Le Développement des DOM et la Communauté européenne, coll. “Les études de La
Documentation française”, La Documentation française, Paris, p. 15.
37. Constant, Fred, art. cit., p. 85.
38. Le contexte international est celui de l’indépendance du Vietnam, de la révolution cubaine, des indépendances
tunisienne, marocaine puis algérienne, des émeutes de Fort-de-France en 1959, de l’autonomie du Surinam en 1954 et
de la loi-cadre Deferre (juin 1956) qui institue l’autonomie progressive des territoires de l’Afrique.
39. Les crédits d’investissement sont directement sous la tutelle de l’État. La Société de crédit des DOM (Socredom),
filiale de la Caisse française de développement (CFD) permettent des crédits à long terme à des taux privilégiés.
La Socredom et sa filiale locale, la Société de développement régional des Antilles-Guyane (Soderag), gèrent en outre
la Caisse d’investissement des DOM (Cidom) dont les concours sont accordés sur avis d’un groupe ministériel
d’experts. Cf. Bélorgey, Gérard, Bertrand, Geneviève, Les DOM-TOM, coll. “Repères”, La Découverte, Paris, 1994,
p. 48-49. Les instituts d’émission, dont l’Iedom, et la Caisse sont liés au Trésor public.
40. Dans ce cas, les déterminants politiques liés la guerre civile de 1986 à 1992, impliquant des flux massifs de réfugiés,
introduisent des différenciations sur les types des mouvements.
41. Insee, RGP 90.
42. Insee, RGP 99.
43. Insee, RGP 90 et 99.
44. La population étrangère recensée est de 37 286 effectifs pour une population totale de 114 678 en 1990
(Insee, RGP 1990).
45. Calculé selon la définition de l’Insee.
46. Iedom, La Guyane en 1998, op. cit., p. 14.
47. La diversité des flux migratoires spontanés qu’accueille le département à partir de la fin des années 1970
et surtout durant la décennie 1985-1995 s’inscrit de manière différentielle dans l’espace départemental. Nous l’avons
scindé en trois zones : les communes frontalières bordant le Maroni, l’île de Cayenne et le reste du département,
dans lequel la commune de Kourou est incluse. Ce choix se justifie par des raisons d’ordre de grandeur comparable en
termes de peuplement et par la continuité de peuplement sur ces espaces.
48. Calculs propres d’après Insee, RGP 90.
49. Produit intérieur brut en parité de pouvoir d’achat.
50. Cette situation n’est pas spécifiquement propre à la Guyane mais touche, sous des formes diverses – en raison
d’une histoire spécifique à chacun de ces espaces –, l’ensemble des départements d’outre-mer.
51. Sur la base d’estimations réalisées pour 1955-1997. Cf. Benjamin, Didier, Godard, Henry, Les Outre-mers français,
op. cit., p. 230.
52. Iedom, La Guyane en 1998, op. cit., p. 14.
53. Insee, RGP 99.
54. Pour le chômage des moins de 25 ans dans l’ensemble des départements d’outre-mer, se rapporter à Fragonard,
Bertrand, et alii, “Les départements d’outre-mer : un pacte pour l’emploi”, rapport remis à M. le secrétaire d’État
à l’Outre-mer, Paris, juillet 1999, 122 p., p. 14-22, et au Contrat de plan État-Région 2000-2006 pour la Région
Guyane, préfecture de la Région Guyane, Conseil régional, Conseil général, Cayenne, mai 2000, 222 p., p. 35-37.
55. Mam Lam Fouck, Serge, Histoire générale de la Guyane française. Les grands problèmes guyanais : permanence et évolution,
Ibis Rouge Éditions-Presse universitaire créole, Gerec, Kourou, 1996.
56. Doumenge, Jean-Pierre, L’Outre-mer français, Armand Colin, Paris, 2000, 224 p., p. 103.
57. Ce que nous entendons par “assimilation” revêt une étroite relation avec les valeurs sociales occidentales et
culturelles.
58. Au regard de la faiblesse de la population locale.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Bibliographie
• Abonnenc, Émile, Jolivet, Marie-José, “Histoire coloniale”, in La Guyane, Atlas des DOM, vol. 4, Orstom-Ceget,
Paris-Talence, 1979, planche 19 (5 pages + 4 cartes).
• Bellardie, Tristan, “Les relations entre Français et Boni en Guyane française : processus de colonisation
et dépendance à travers le problème frontalier du Maroni (1836-1983)”, maîtrise d’histoire, université de ToulouseLe Mirail, Toulouse, 1994, 148 p.
• Bilby, Kenneth, “Les Boni et les communes : un problème d’intégration”, in Équinoxe, n° 24, Ceger, Cayenne,
1987, 12 p.
• Bilby, Kenneth, “The Remaking of the Aluku : Culture, Politics and Maroon Ethnicity in French South America”,
Ph. D. dissertation, The Johns Hopkins University, Baltimore, 1990.
• Cardoso, Ciro-Flamarion, La Guyane française (1715-1817), Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, Guadeloupe,
1999, 424 p.
• Curtin, Philip, The Atlantic Slave Trade, University of Wisconsin Press, Madison, 1969.
• Devèze, Michel, Cayenne : déportés et bagnards, Julliard, Paris, 1964.
• Hoogbergen, Wim, The Boni Maroon Wars in Surinam, Leiden/New York, E.J. Brill, 1990, 254 p.
• Hurault, Jean-Marcel, “Étude sur la vie sociale et religieuse des Noirs réfugiés boni de la Guyane française”,
rapport de recherche inédit, IRD, 1958, 349 p.
• Lamur, Humphrey E., Mac Donald, John S. (eds), “Social consequences of population pressure in the Guianas”,
in Caribbean Culture Studies, n° 4, Amsterdam Center for Caribbean Studies, Amsterdam.
• Lezy, Emmanuel, “Guyanes-Guyane : perceptions et représentations de l’espace compris entre l’Orénoque
et l’Amazone”, thèse de doctorat de géographie (datée de 1997, soutenue en 1998), université de Paris-X, 3
vol. + annexes, Paris, 1998.
• Piantoni, Frédéric, “Immigration et société dans les DOM : récurrences et ruptures”, in Accueillir, n° 244, Paris,
2007, p. 3-6.
• Piantoni, Frédéric, “Pouvoir national et acteurs locaux : l’enjeu des mobilités dans un espace en marges.
Le cas de la Guyane française”, thèse de doctorat de géographie sous la dir. de G. Simon, université de Poitiers,
2002, 478 p.
• Piantoni, Frédéric, “Les recompositions territoriales dans le Maroni : la relation mobilité-environnement”,
in Revue européenne des migrations internationales, vol. 18, n° 2, 2002, p. 11-49 (publié en ligne le 9 juin 2006 :
http://remi.revues.org/document1630.html).
• Ripert, Jean, L’Égalité sociale et le développement économique dans les DOM, rapport au ministre des DOM-TOM,
La Documentation française, 1990, 159 p.
• Thamar, Maurice, Les Peines coloniales et l’expérience guyanaise, Ibis Rouge Éditions, Petit-Bourg, 1935,
rééd. 1999, 200 p.
I hommes & migrations n° 1278
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
La Réunion
Le traitement de l’étranger en situation
pluriculturelle : la catégorisation statistique
à l’épreuve des classifications populaires
Par Jacqueline Andoche, Laurent Hoarau,
Jean-François Rebeyrotte, Emmanuel Souffrin,
chercheurs associés, Centre d’études ethnosociologiques de l’océan Indien.
Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion (Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot
© musée Stella Matutina
La problématique migratoire réunionaise étant différente
de la situation nationale, le peuplement de l’île s’est fait exclusivement
grâce à l’immigration, cette analyse adopte un point de vue original
sur le sujet : on y suit, dans ce mouvement de créolisation,
l’évolution – de l’esclavagisme à aujourd’hui, en passant par l’engagisme
et la mise en place de la départementalisation – de la catégorisation
des populations, qui ne correspond pas, loin s’en faut, à celle établie
par les populations elles-mêmes. Ce procédé d’ethnicisation,
qui trouve une large partie de ses racines dans la politique coloniale
de gestion des migrants au XIXe siècle, se prolonge au XXe siècle.
I hommes & migrations n° 1278
La colonisation et l’esclavage à l’origine
de la question migratoire
Un classement en fonction des origines
L’un des premiers recensements de population, datant de 1704, classe déjà les
migrants en fonction de leurs origines. On y apprend ainsi que sur 311 esclaves, 209
sont “d’importation” : 110 viennent de Madagascar, 45 des Indes (Bengale, Balaçor,
Nagaland, Surat, Malabar), 36 sont “cafres”, 10 de Guinée, 6 du Mozambique, un est
dit “More”, et un autre de “Malaque” (Malaca)(1). Une fois les personnes installées
dans l’île, leur origine se perd peu à peu et l’organisation se fonde sur un autre type
de catégories. Dans un rapport rédigé en 1714, Antoine Boucher distingue dans la
population locale “cinq classes qui se jalousaient mutuellement : les anciens habitants, les créoles blancs nés dans l’île, les créoles mulâtres, les étrangers (Anglais et
Néerlandais naturalisés), les Noirs esclaves qui eux-mêmes se divisaient en plusieurs
catégories adverses – les Noirs nés dans l’île en terre française, les Noirs indiens nés
aux Indes de parents libres, les Noirs malgaches nouvellement importés(2)”.
Des activités réparties en fonction des “tempéraments ethniques”
Entre 1794-1848, les propriétaires vont procéder, compte tenu des représentations
qu’ils se font des “tempéraments ethniques”, à une spécialisation des activités selon
les “qualités et les défauts” qu’ils attribuent aux différentes “races”. Considérés
comme plus “soumis”, “passifs” et “dociles”, mais aussi plus robustes, et de ce fait
plus proches de la nature “bestiale” qui se domestique par le travail, les Cafres sont
choisis pour les tâches les plus grossières des usines et les travaux des champs. Les
Malgaches se voient affectés, quant à eux, aux tâches manutentionnaires. “Rusés” et
“entêtés”, réputés pour la fuite et le “marronnage”, les colons les craignent particulièrement et préfèrent les “Africains”. Quant aux Indiens, bénéficiant de préjugés et
de représentations moins défavorables, certainement dûs au fait de leur moindre
nombre à cette époque, ils sont affectés à des activités les rapprochant des maîtres,
telles la domesticité, la cuisine et le jardinage(3).
1848 : abolition de l’esclavage
En 1847, le nombre total d’engagés à Bourbon s’élève à 6 508. Ils sont catégorisés
comme : Indiens, Chinois, Africains et créoles noirs. La main-d’œuvre libre reste
cependant très faible par rapport à la population servile (65 915 esclaves). La fin de
l’esclavage, le 20 décembre 1848, obligera les propriétaires à organiser différemment la venue d’une main-d’œuvre destinée prioritairement aux travaux agricoles,
à l’aménagement des routes et à l’entretien des maisons.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Les immigrations de l’engagisme
Appelés à suppléer le manque de bras sur les plantations, du fait de l’abolition de
l’esclavage et de l’extension de l’industrie du sucre, les “étrangers” sont recherchés
par les propriétaires durant la seconde moitié du XIXe siècle. L’organisation de nouveaux circuits de migrations va permettre l’arrivée par masses successives d’hommes
et de femmes venant de Madagascar, des Comores, de Rodrigues, d’Afrique, d’Inde,
de Chine, d’Europe et d’autres régions souvent liées à la colonisation.
De 1888 à 1900 sont introduits des engagés agricoles dits Mozambiques
(Mozambicains), Somalis (Somaliens), et Yéménites ; puis, entre les deux guerres,
des Antandroy (Malgaches) et des Rodriguais. La plupart de ces travailleurs
retournent chez eux à la fin de leur contrat. La minorité restante se fond dans la
population locale. Leur présence renseigne particulièrement sur le processus d’activation du rapport historique à l’étranger, nouveau venu qui inquiète par ses
mœurs différentes, sa non-intégration, et, de surcroît, par la couleur de sa peau.
Dans les représentations que la société locale s’en fait, ils ont tôt fait de rejoindre
les images fabriquées alors pour les esclaves. Méprisés et craints, ils donnent périodiquement naissance aux rumeurs les plus invraisemblables d’actes d’anthropophagie ou de complots nocturnes. Tous ces nouveaux engagés, soient-ils
Malgaches, Comoriens ou Africains, sont qualifiés de “contr’nation”, de la même
manière que les Indiens venus du sud de l’Inde se sont réappropriés ce terme pour
désigner tous ceux qui se différencient d’eux par leurs origines et leurs coutumes.
Ainsi, si l’ancienne organisation ethnique du travail est maintenue sur les propriétés, qui réservent aux “créoles” les tâches les plus valorisées, l’attrait de certains Indiens pour cultiver personnellement des lopins de terre est exploité. Ceci
sert à enrayer le phénomène de répulsion du travail agricole dont fait preuve la
masse des esclaves affranchis ainsi que leurs descendants, en retenant les migrants
dans la colonie par le réaménagement de leurs contrats en “engagement à la part”
– sorte de métayage fonctionnant sur la base du partage de la moitié ou des deux
tiers des récoltes avec le propriétaire.
Les engagés indiens
Bon nombre d’engagés indiens venant de la province de Madras (Tamouls), de
l’Andra Pradesh (Télougous), et de Calcutta (Bengalis) rentreront chez eux à la fin
de leur contrat d’engagement. D’autres resteront à La Réunion et donneront naissance à la culture dite “Malbar” ou “Tamoul”, marquée par l’hindouisme de l’Inde
du Sud. Les Indiens sont alors décrits comme “incapables et paresseux”, “inutiles,
tant par la faiblesse de leur constitution que par la répugnance au travail”. La rencontre des engagés avec les populations déjà là reproduit les divisions ethniques à
I hommes & migrations n° 1278
partir desquelles s’est réalisée
leur intégration. Notamment
celles opposant les “créoles”,
nés dans la colonie, aux “noncréoles” nouveaux venus, qui
vont procéder à la stigmatisation et à la marginalisation
des Indiens. Les engagés euxmêmes, n’ayant pas d’autre
choix, vont transformer cette
marginalisation et ces contradictions pour survivre et
devenir réunionnais.
Un climat xénophobe
Certains leaders politiques
de l’époque entretiennent
alors ce climat xénophobe et
mènent des campagnes sur le
thème de “La Réunion aux
Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion
Réunionnais” en réclamant
(Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot
© musée Stella Matutina
l’attribution des terres aux
paysans. En 1911, lorsqu’un
engagé d’origine mozambicaine est guillotiné sur la place publique pour des
meurtres dans lesquels interviennent des rites de “magie noire”, un journal local
écrit : “Ces exotiques incivilisés entrent comme le virus d’une affection néfaste et
criminelle. Ils y ont fonction de microbe, de contamination et de désorganisation
sociale. Le Comorien est un danger public(4).”
Ce même thème se retrouvera plus tard, pour atteindre des cibles autres que les
travailleurs sud-indiens et promouvoir des mobiles ne portant plus spécifiquement sur la question de l’emploi agricole mais s’inscrivant bien dans cette logique
du rapport à l’Autre nouveau venu, non intégré, dont la présence et la différence
éveillent des inquiétudes de toute nature, exploitables par les pouvoirs de tous
bords. Un élu n’a d’ailleurs pas hésité à demander, anticipant la loi récente sur le
contrôle de l’immigration, que des tests génétiques soient passés pour vérifier que
les nouveaux arrivants sont effectivement des Mahorais et non des Comoriens et
que les naissances sur le sol français ne donnent pas droit systématiquement à la
nationalité française.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Le code de l’indigénat
Adopté le 28 juin 1881, le code de l’indigénat – censé régler les conditions de travail, les litiges, les questions de nationalité des enfants nés dans la colonie de parents
migrants – permet notamment d’éclairer l’apparition de la catégorie “indigène”
dans les statistiques du début du XIXe siècle(5). C’était un recueil de mesures destinées
à faire régner l’ordre colonial qui “distinguait deux catégories de citoyens : les
citoyens français (de souche métropolitaine) et les sujets français”, c’est-à-dire les
Africains noirs, les Malgaches, les Algériens, les Antillais, les Mélanésiens, etc., ainsi
que les travailleurs immigrés. Les sujets français soumis au code étaient privés de la
majeure partie de leur liberté et de leurs droits politiques ; ils ne conservaient au
plan civil que leur statut personnel, d’origine religieuse ou coutumière.
La fin de l’engagisme :
vers de nouvelles immigrations
Les recherches sur l’engagisme montrent que cette forme d’organisation des
migrations de la main-d’œuvre est continue jusque dans la première moitié du
XXe siècle. L’entre-deux-guerres verra une réforme fondamentale en termes d’attributions de compétences dans la gestion de l’immigration : le Service de l’immigration est transféré à l’inspection du Travail, marquant la fin de l’engagisme tel
que fondé au XIXe siècle. Cette réforme permet d’établir un état des lieux des nouvelles attributions et une approche quantitative des derniers migrants de l’engagisme. Sont ainsi arrivés à La Réunion : des immigrants malgaches “de race
Antandroy”, de 1922 à 1927 ; des immigrants soumis au décret de 1887, comprenant 35 Somalis et Arabes du Yémen et 146 Indiens, Comoriens et Cafres ; et des
immigrants rodriguais en très petit nombre – la majeure partie, décimés par le
paludisme et le béribéri, est retournée à Rodrigues.
Le Service de l’immigration, qui n’a, en principe, qu’à passer les contrats avec les
employeurs et à s’occuper des rapatriements, s’occupe en réalité activement d’arbitrer
et d’apaiser les conflits qui peuvent s’élever entre engagistes et engagés. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, qui coupe les relations entre La Réunion et les
autres pays de la zone, achève cet épisode majeur du peuplement.
L’immigration chinoise et indo-musulmane
Les Chinois et les Indo-musulmans, dont les descendants demeureront à La Réunion,
immigrent de façon plus spontanée dans le cadre d’un double mouvement de
diaspora qui les pousse à s’installer sur les pourtours de l’océan Indien à la fin du
I hommes & migrations n° 1278
XIXe siècle et au début du XXe siècle. Cette immigration est cependant moins
importante que les précédentes.
Pour les Chinois, elle fait suite à une ancienne tentative ratée d’introduction en
tant que travailleurs engagés, avant la suppression de l’esclavage. Venue de Foukien
entre 1830 et 1846, dans les mêmes conditions que la main-d’œuvre sud-indienne,
cette première vague de migration chinoise en avait subi les mêmes vexations, et
fait l’objet des mêmes stéréotypes – les Chinois étaient considérés comme “dangereux, enclins au vol, et résistants au travail des champs”, notamment lorsqu’ils préférèrent déserter les plantations pour s’installer comme boutiquiers ou colporteurs.
Ils ont tous été rapatriés par leur gouvernement, et n’ont pas pris part, de ce fait, à
la formation des premières strates de la société locale. Trente ans plus tard, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce sont des Cantonnais et des Hakkas qui s’installent sur le sol réunionnais. Suivant le mouvement des engagés, ils se spécialisent
dans le commerce, notamment dans la vente des produits alimentaires, occupant
les villes et bourgades de la côte, mais aussi les zones des “Hauts”(6).
L’insertion des Indo-musulmans, venus de la région de Surat, dans le Gujerat, est
différente. Ils s’installent d’abord comme cultivateurs, puis se promeuvent par l’intermédiaire du commerce des tissus et de l’habillement. Implantés dans les villes et
les bourgades de la côte, et aussi dans les zones rurales des “Hauts”, certains exercent des activités de colportage durant les années suivant la départementalisation.
À partir de cette période, ils se rassemblent davantage dans les zones urbaines et se
spécialisent dans le prêt-à-porter, l’ameublement, l’électroménager et la vente automobile, et forment, pour la plupart, “une bourgeoisie d’affaires”. Parmi les jeunes
générations, on trouve des membres des professions libérales (avocats, médecins…).
Pratiquant l’islam, ils ont été appelés dès le départ des “Zarabes” par les
Réunionnais. C’est sur cette dimension religieuse propre à marquer et à différencier leurs manières d’être que se construit leur identité locale.
L’accueil réservé aux immigrés musulmans
Malgré l’hostilité du clergé local, les musulmans construisent des mosquées et des
“medersas” où leurs enfants poursuivent l’apprentissage des valeurs de l’islam.
Pratiquant l’endogamie de groupe, qui n’est pas une claustration, mais tolérant le
mariage des hommes avec des femmes créoles qui se convertissent à l’islam, ils
font l’objet d’une incompréhension mêlée de jalousie et de crainte. Des commerçants créoles demandent même leur départ dès la fin du XIXe siècle et la bourgeoisie de la capitale refuse l’admission des riches commerçants musulmans dans
certains de ses clubs dans les années suivant la départementalisation(7). Ces incompréhensions ne signifient pas pourtant rejet systématique et, malgré leurs particu-
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
larités religieuses et culturelles, les musulmans font aujourd’hui partie intégrante
de la communauté réunionnaise. Des volontés de dialogue s’amorcent tant sur le
plan religieux que sur celui des relations sociales.
La situation au début du XXe siècle, avant la départementalisation
Ainsi, c’est durant les premières décennies du XXe siècle que la société réunionnaise se dote des composantes humaines fondamentales qui sont les siennes
aujourd’hui. Le démantèlement des grands domaines et la généralisation du colonat partiaire (“colonage”) met fin à la recherche d’une main-d’œuvre extérieure, et
l’attribution de la nationalité française aux migrants demeurés dans l’île et à leurs
enfants contribue à les y fixer.
Pourtant, à la pluralité des populations qui vivent ensemble sur l’île ne correspond nullement une diversité des classes sociales, qui se réduisent à deux grandes catégories : au
sommet, l’aristocratie des planteurs – les “Grands Blancs” ou “Gros Blancs” –, réduite
à quelques familles et sociétés financières,
concentre les capitaux et les moyens de
Dans les Bas,
production ; à la base, l’ensemble des trala majorité des descendants
vailleurs ou des laissés-pour-compte de
d’esclaves et d’engagés
toutes origines, reflétant l’histoire des
ainsi que les métis, forment
migrations qu’a connues la colonie.
un prolétariat rural ou usinier,
qui vit à proximité et dans la
La répartition géographique de cette
dépendance des riches familles
population aux origines et traditions
de “grands planteurs”.
culturelles diverses est fonction de leur
place dans le système productif. On distingue une zone rurale des “Hauts”, correspondant à l’intérieur montagneux de l’île,
et une zone côtière nommée “les Bas”, qui englobe l’espace rural de développement
intensif de la “plantation”, des bourgades, la zone portuaire et la capitale, Saint-Denis,
lieux du commerce, de l’industrie et de l’administration coloniale.
Dans les Hauts et sur les basses pentes, les petits colons vivent pour la plupart misérablement sur des petites propriétés, ou en tant qu’exploitants pour le compte de
plus fortunés qu’eux. Parmi eux se retrouvent des descendants d’esclaves ou d’affranchis ayant accédé à la terre. Dans les Bas, la majorité des descendants d’esclaves et d’engagés ainsi que les métis forment un prolétariat rural ou usinier, qui vit
à proximité et dans la dépendance des riches familles de “grands planteurs”.
Certains sombrent dans l’oisiveté et le vagabondage, à la périphérie des bourgades
et de la capitale, deviennent “bazardiers” ou occupent des petits métiers, alors que
d’autres travaillent dans le cadre de la généralisation des contrats de colonage sur
les terres des grands propriétaires.
I hommes & migrations n° 1278
Dans ce contexte prédépartementaliste, les descendants d’affranchis et les
“Blancs”, ou ceux qui se considèrent comme tels, forment un fond matriciel créole
qui plonge ses racines dans les origines du peuplement et de la mise en place du
système servile. Ils réitèrent la vieille opposition entre ceux qui sont nés dans la
colonie et les nouveaux venus, dont le degré d’intégration se lit à la maîtrise de la
langue et à l’intériorisation des valeurs et du mode de vie créoles (religion, alimentation, manières d’être…), alors idéalisés par cette fameuse “civilisation de la
varangue” qu’offrent comme modèle les propriétaires.
Conséquence de la départementalisation :
arrivée de nouveaux migrants
À partir de 1947, l’immigration se transforme. Chine et Inde restent deux pays
qui poursuivent une immigration vers La Réunion, mais de nouveaux groupes de
migrants arrivent dans l’île à la fin du XXe siècle. La départementalisation va complexifier ce socle sociologique, notamment avec l’arrivée des Français de métropole, mais aussi des ressortissants français de pays de la zone océan Indien et des
étrangers. Parmi les ressortissants français nés à l’étranger et venant s’installer à
La Réunion, il faut compter les individus ou les familles venant d’anciens comptoirs ou colonies françaises d’Afrique du Nord et de la zone océan Indien, comme
les Indo-musulmans de Madagascar (“Karanes”). Fuyant les conséquences sociopolitiques de l’indépendance de la Grande île après 1946, ces derniers s’installent,
comme les “Zarabes” de La Réunion, dans le commerce de tissus ou de prêt-à-porter.
C’est aussi le cas des Pondichériens migrés comme fonctionnaires après 1953.
S’introduisent également des Mahorais, notamment depuis que Mayotte a choisi
de demeurer française. Les Réunionnais les appellent des “Comoriens” ou
“Comores” sans distinguer les populations des îles sœurs de nationalité étrangère
qui viennent aussi à La Réunion. Tous vont contribuer aux composantes sociologiques de La Réunion d’aujourd’hui.
L’accueil réservé aux métropolitains
Dans ce cadre, les “Zoreils” (personne d’origine métropolitaine, en créole), représentants directs de la culture française, garants du nouveau genre de vie venu contrebalancer le modèle créole avec la départementalisation, ne font pas l’objet d’une
méfiance ni d’un rejet systématiques, si ce n’est dans cette part de crainte, d’admiration et d’envie qui, rappelant les relations paternalistes avec les anciens colons,
amène aussi bien à les copier qu’à les contester. Avec eux les relations peuvent être
de cordialité, mais aussi de rivalité, notamment pour tout ce qui touche à la question
de l’emploi, du rapport au travail, et aussi souvent de l’expression identitaire.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
En cette période d’intense chômage (plus de 30 %) mais aussi d’échanges et de
refonte sociétale, une telle opposition ne manque pas d’être exploitée par les extrémistes de tous bords. En témoignent ces graffitis qui sporadiquement affichent
sur les murs de certaines zones urbaines le slogan “Zoreils dehors”. Cependant, on
ne peut pas dire qu’ils fassent l’objet de stéréotypes qui, trouvant leur fondement
dans leurs croyances ou la couleur de leur peau, les désignent comme dangereux.
D’autant plus que leur statut économique et social les a protégés plus ou moins de
la marginalisation et de l’exclusion.
La condition difficile des autres nouveaux migrants
Tout autre s’avère la condition du second type de nouveaux migrants ; notamment en ce qui concerne les populations venant de Madagascar et surtout des îles
de l’archipel des Comores qui, formant le sous-prolétariat des zones urbaines,
occupent le bas de l’échelle sociale et prennent la place des “étrangers” des périodes historiques précédentes. Ils focalisent les anciennes peurs dont étaient la cible
les esclaves et les engagés. Si les autorités ne mettent pas aujourd’hui d’obstacles à
leur pratique religieuse, l’ensemble de la population les craint comme voleurs ou
délinquants. Il les soupçonne surtout d’être experts dans l’art et la manière de jeter
des sorts – cependant, certains Réunionnais n’hésiteront pas à faire appel à leurs
services dans les cas gravissimes d’envoûtement. Contrairement aux métropolitains ou à d’autres nouveaux migrants occupant une meilleure position sociale, les
“Comoriens” sont systématiquement maintenus à l’écart, et leur intégration se
fait difficilement à travers l’école et le mariage. Mais à retenir les leçons de l’histoire, l’on peut miser sur l’hypothèse que, dans l’avenir, leurs descendants ou euxmêmes (tant les processus s’accélèrent au présent) auront contribué, autant que les
métropolitains ayant choisi de demeurer dans l’île, au processus de créolisation.
L’évolution de la catégorisation
dans les recensements
Il existe un réel décalage entre le concept statistique d’étranger et les représentations relatives au vécu des populations. Ce décalage pourrait être un exemple permettant de soutenir une discussion critique des catégories de la statistique officielle, à condition de pouvoir comparer les diverses manières de considérer la
présence des métropolitains dans les autres DOM.
Déjà, au tout début du XXe siècle, le Bulletin de l’académie de La Réunion fait état
de l’inadaptation des tableaux statistiques concernant les mouvements de popula-
I hommes & migrations n° 1278
Engagés indiens sur la côte ouest de l’Île de La Réunion (Saint-Leu – Grande Ravine) vers 1906, fonds Viot
© musée Stella Matutina
tion dans les colonies françaises proposés par le ministère(8). Il s’agit alors de proposer un bilan démographique de la colonie dans la perspective de l’application
des premières lois sociales décidées dans la métropole, notamment de la loi sur les
retraites ouvrières et paysannes, ainsi que celle relative à l’assistance obligatoire
aux vieillards, aux infirmes et aux incurables : “Les tableaux statistiques de la
Population sont imparfaitement adaptés à la population d’une vieille colonie
comme La Réunion. Il a donc fallu élaborer […] des tableaux nouveaux. C’est ainsi
qu’à la distinction fondamentale entre la population européenne, indigène et
métis a été substituée nécessairement une classification comprenant, comme dans
la Métropole, deux catégories (population française et population étrangère), auxquelles nous nous sommes efforcés de joindre, chaque fois que cela nous a été possible, une troisième catégorie comprenant les travailleurs immigrants (sujets français ou sujets étrangers), qui ont un statut spécial.”
Les sociologues et démographes ont par ailleurs récemment montré que la façon
dont les États et les individus fabriquent des catégories de populations lors des
recensements permet à la fois de décrire des populations et des situations et de
prescrire des actions en tenant compte des catégorisations produites.
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
Jusqu’en 1881 : classification en fonction des origines
et de la condition sociale, voire du statut
Concernant l’île de La Réunion, et plus largement les DOM-TOM(9), les appellations “Blancs”, “libres de couleur”, “esclaves”, “affranchis” confirment que le
classement lié à la couleur ou aux origines est doublé d’un classement selon la
condition sociale. Par ailleurs, si la distinction par le statut apparaît dans les statistiques, la population “blanche” est ici synonyme de libre. L’engagé apparaît comme
catégorie sociale dès 1846. Après 1848 et jusqu’en 1881, les catégories d’immigrants
indiquent les lieux d’origine sans référence précise pour les pays. Ils sont “indiens”,
“chinois”, “africains”, ou “indigènes”. On trouve également des indices de statut
comme “domestiques”, “immigrants” et, en 1877, une étonnante catégorie mixte :
“engagés indigènes”, terme que l’on retrouvera en 1892, 1902 et 1907.
À partir de 1866, malgré la volonté de procéder à un recensement identique à
celui organisé en métropole, on continue à fabriquer une ethnicisation de la population immigrante à partir des origines et du statut occupé dans l’île.
1881-1936 : primauté des origines
À cette époque, les catégories renvoient davantage à l’origine, réelle ou supposée, des
individus : Indiens, Malgaches, Cafres, Chinois et Arabes. Pour ces trois dernières
catégories, elles sont souvent des exonymes résultant de combinatoires multifactorielles… Les “Cafres” désignent-ils ici la population d’origine africaine en lien direct
avec cet ethnonyme regroupant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les nations sauvages, ou
les Cafirs, mot arabe désignant les populations niant l’unité d’un dieu, ou les infidèles(10) ? Aujourd’hui, ce terme revêt une connotation identitaire forte, le rapprochant
plus du terme “négritude” qui rassemble la population noire, ou africaine, et malgache de l’île.
Quant au terme “Chinois”, il rassemble très largement dans le sens créole, “sinoi”, les
populations venant d’Asie, en dehors des Indiens, à majorité chinoises et vietnamiennes.
Dans le recensement de 1887 apparaît le terme “Arabes” pour désigner les populations indo-musulmanes venues du Gujerat comme engagés ou volontaires. Par
extension, ce terme désigne aujourd’hui la totalité des musulmans de l’île, quelle
que soit leur origine.
Depuis la départementalisation : une classification simplifiée
À partir de 1946, la départementalisation fait disparaître la plupart des spécificités administratives de l’époque coloniale ainsi que la catégorisation ethnique,
alors encore fréquemment utilisée dans les recensements. Les derniers recense-
I hommes & migrations n° 1278
ments, à partir de 1967, optent pour une classification simplifiée, regroupant la
population à partir du lieu de naissance : né dans le département, hors département, en métropole. Apparaissent aussi des sous-catégories : “immigrants installés
à La Réunion”, “né autre DOM-TOM”, sans doute pour tenter de chiffrer la montée de la population mahoraise et la catégorie “né à l’étranger”.
Considérations sur une catégorie récente :
les Zoreils
Les questions de l’intégration à La Réunion sont doubles pour ceux qui pensent être
ici comme sur n’importe quelle partie du territoire national : inscrits dans le territoire national du fait de la continuité territoriale, ils doivent aussi entrer dans le jeu
des relations sociales et donner plus que de leur temps pour participer au développement de l’île et dire “je suis chez moi ici”.
Le terme “Zoreil”, non usité dans les statistiques, regroupe, on l’a dit, assez largement les métropolitains et, de façon plus extensive, tout Européen récemment
arrivé dans l’île.
Si l’on s’en tient à la question des métropolitains, et si l’on considère qu’ils sont bien
dans la continuité territoriale en venant à La Réunion, ils ne peuvent effectivement
être considérés du point de vue statistique comme des étrangers. De même pour les
populations venant de l’île de Mayotte. Cependant, l’accueil fait aux métropolitains
ainsi que leurs conditions d’intégration font d’eux une communauté différente de
celles des locaux installés durablement dans l’île, tant du point de vue de leurs statuts, de leurs modes de vie, de l’image qu’ils ont et donnent d’eux-mêmes, que des
représentations que les autres se font d’eux.
Critères marqueurs d’intégration
L’approfondissement des catégories distinctives, voire discriminatoires – “ceux
qui restent par amour du pays” et “ceux qui sont de passage” –, qui reviennent à
plusieurs reprises chez des interlocuteurs différents, nous a permis d’identifier un
certain nombre de critères que nous retiendrons comme “marqueurs d’intégration”. À savoir : la naissance dans l’île de parents métropolitains ou mariés à des
métropolitains mais, surtout, le fait de “donner la vie” à La Réunion ; l’intention
de se faire inhumer “ici” ; la possession de la langue créole certes, mais surtout
celle de souvenirs d’enfance liés à son apprentissage, marquant la construction
identitaire d’un individu et sa fabrication culturelle ; le mimétisme ou l’emprunt
culturel qui permet d’adhérer à des facettes du mode de vie, des manières d’être
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Dossier I Histoires des immigrations : panorama régional. Volume II I
et de penser créoles ; un certain regard sur la société réunionnaise d’hier et d’aujourd’hui qui inclue une vision nostalgique et idéalisée, voire paternaliste de
“La Réunion longtemps”, celle d’avant les années 1980, dont les valeurs traditionnelles – solidarité, entraide, sens de l’accueil, respect de l’autorité… – sont
mises à mal ; l’image renvoyée de la société d’accueil qui stigmatise les Zoreils ou
ceux qui sont considérés comme tels en raison des péripéties se rapportant aux premiers temps de leur installation qui faisaient d’eux une “classe de nantis, coupés
de la société locale et affichant un net mépris pour tout ce qui était réunionnais”.
Les leçons de la catégorisation
vernaculaire
La catégorisation des populations par les populations elles-mêmes est contextuelle :
elle est faite, d’une certaine façon, pour déranger les statisticiens. Mais parce que
ces catégorisations sont très opérationnelles, utilisées à bon escient elles marquent
des territoires sociaux et parfois économiques, elles permettent de rentrer dans des
lieux privés, elles jouent parfaitement leur rôle d’“altérisation”.
Le discours créole possède un concept particulièrement heuristique pour illustrer
cela, celui de “nations/contr’nation”. Il permet de pointer des traditions et des héritages renvoyant à des origines et des distinctions identitaires particulières. Il amène
les acteurs sociaux qui les revendiquent à exprimer à la fois des liens de solidarité
et d’exclusion à l’égard des voisins. D’une part, il réitère l’opposition historique
“créole”/“étranger” qui apparaissait dans les premiers recensements et, d’autre
part, il exprime la délimitation “dedans/dehors” spécifique de l’identification collective réunionnaise.
Cependant, aucune de ces “nations” ne peut être considérée comme un véritable
groupe ethnique aux frontières nettement définies. Ceci du fait des métissages et
des interférences d’héritages qui créent des zones de frottement, ou instituent des
passerelles entre les matrices qu’elles peuvent constituer ; mais aussi en raison du
principe de “saillance(11)” qui fait de l’ethnicité “un mode d’identification parmi
d’autres possibles”, et non une essence.
Ainsi arrive-t-il, dans La Réunion d’aujourd’hui, qu’un même individu se présente, ou soit reconnu comme solidaire d’autres individus, avec lesquels il partage
la croyance dans une origine commune précise, alors que, dans le même temps,
il s’opposera ou se différenciera d’eux de par son niveau socioprofessionnel, son
style de vie, ses choix politiques ou religieux… L’expression de cette “saillance”,
tout comme celle d’héritages natifs différenciés, porte la marque de l’intersubjec-
I hommes & migrations n° 1278
tivité, c’est-à-dire des choix qu’opèrent les acteurs qui les mettent en scène, en
fonction des circonstances, mais aussi de l’image qu’ils désirent donner d’euxmêmes, dans la relation à l’Autre et à ce qu’ils supposent que cet Autre pense
d’eux. Pour les uns comme pour les autres, cibler leur matrice ethnique et culturelle de référence s’avère difficile. Certes des héritages demeurent vivaces qui,
renouvelés par des apports historiques plus récents, d’Afrique et surtout de
Madagascar, sous-tendus par les phénotypes, rendent plus explicite tel ou tel
choix d’appartenance : “Cafre” ou “Malgache”. Il arrive toutefois que ceux qui
s’étant d’avance spécifiés comme “Malbars” ou “Cafres” se trouvent des ascendances communes ou “créoles”. C’est à ce stade que font sens les expressions intermédiaires comme “Cafre malgache” ou “Cafre malbar” qui apparaissent de plus
en plus dans le langage des nouvelles générations en quête des origines, mais
■
reconnaissant aussi leur identité mélangée.
Notes
1. Barassin, Jean, “La vie quotidienne des colons de l’île Bourbon à la fin du règne de Louis XIV, 1700-1715”,
Bulletin de l’académie de La Réunion, Saint-Denis, 1989.
2. Boucher, Antoine, Mémoire pour servir à la connoissance particulière de chacun des habitans de l’isle de Bourbon,
suivi des Notes du Père Barassin, Graphica, Saint-André, 1989.
3. Benoist, Jean, Religion hindoue et dynamique de la société réunionnaise, annuaire des pays de l’océan Indien, vol. VI,
Presses universitaires d’Aix-Marseille,1979.
4. “La patrie créole”, in Prosper Eve, Île à peur. La peur redoutée ou récupérée à La Réunion des origines à nos jours,
Océan Editions, Saint-André, 1992, p. 394.
5. Voir, pour plus de détails sur le texte, le site de l’université de Laval :
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/afrique/indigenat_code.htm.
6. Wong Hee Kam, Edith, L’Engagisme chinois : révoltes contre un nouvel esclavagisme, Océan éd., Conseil général
de La Réunion, Saint-Denis, Saint-André, 1999 ; Mall, Zakaria, “Capacité d’adaptation des pionniers de l’immigration
libre et volontaire dans la société réunionnaise de la fin du XIXe siècle : Chinois et Indo-musulmans à travers
les minutes notariales : 1870-1905”, maîtrise d’histoire, université de La Réunion, 2006.
7. Nemo, Jacques, La Communauté gudjarati à La Réunion. Islam et poursuites commerciales, EHESS, Paris, 1980.
8. Palant, Jules, “Relevé démographique de l’île de La Réunion”, Bulletin de l’académie de l’île de La Réunion, vol. 1,
Annexe n° 4, 1914, p. 111-127.
9. Cf. Le texte de Pierre-Yves Cusset, consultable en ligne sur le site
http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/notecussetstatistiquesethniques.pdf, et celui de Rallu, Jean-Louis,
“Les catégories statistiques utilisées dans les DOM-TOM depuis le début de la présence française”,
in Population, n° 3, 1998.
10. Lanni, Dominique, “Des mots, des sauvages et des hommes : les Cafres, les Hottentots et les nations
sauvages dans les dictionnaires de langue, les dictionnaires historiques et les encyclopédies au siècle des Lumières”,
Africultures, http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=4033.
11. Poutignat, Philippe, Streiff-Fenart, Jocelyne, Théories de l’ethnicité, PUF, Paris, 1995.
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