espagne, pays de migrations
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ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS 1 MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS 2 Migrance 34, rue de Citeaux 75012 Paris Téléphone : 01 49 28 57 75 5 Télécopie : 01 49 28 09 30 Courrier électronique : Immigration et présence espagnoles en Afrique du Nord (XIXe et XXe siècles) Juan Bautista Vilar generiques2@wanadoo.fr http://www.generiques.org 10 Numéro de commission paritaire : 73784 L’émigration espagnole en Amérique latine (1880-1975) Salvador Palazón Ferrando Les Andalous en Europe : de la survie à l’insertion sociale Emma Martín et Fernando C. Ruiz Morales Directeur de la publication : 28 Saïd Bouziri Comité de rédaction : Mustapha Belbah, Marc Bernardot, Hassan Bousetta, André Costes, 44 Yvan Gastaut, Alec Hargreaves, Smaïn Laacher, Anne Morelli, L’émigration espagnole durant la période franquiste Geneviève Dreyfus-Armand Nouria Ouali, Benjamin Stora, Jalila Sbaï, Patrick Veglia, Djamal Oubechou 60 Coordination éditoriale : L’âge de la retraite : les émigrés espagnols en France face au risque d’exclusion sociale Marie-Claude Muñoz Driss El Yazami Secrétariat de rédaction : 70 Les émigrants espagnols en France : “associationnisme” et identité culturelle José Babiano Laurence Canal, Delphine Folliet Ont participé à ce numéro : José Babiano, Juan Bautista Vilar, Collectif IOE, Rafael Crespo, 80 Geneviève Dreyfus-Armand, Ana Fernández-Asperilla, Émigration et retour : la première génération d’émigrants espagnols en Europe Ana Fernández Asperilla Ana-Maria García-Cano, Javier García-Castaño, Antolín Granados-Martinez, Mohamed Khachani, 92 Ana López Sala, Javier de Lucas, Emma Martín, L’immigration étrangère en Espagne Collectif IOE Gema Martín-Muñoz, 106 3 Marie-Claude Muñoz, ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS SOMMAIRE Avant-propos : L’importance des migrations dans l’histoire de l’Espagne contemporaine par Gema Martín-Muñoz SOMMAIRE L’immigration non communautaire féminine vers l’Espagne Ana María García-Cano Salvador Palazón Ferrando, Fernando C. Ruiz Morales. 116 Coordination du numéro : Gema Martín-Muñoz La transition migratoire espagnole et sa politique Ana López Sala Traduction : Marie-Anne Dubosc, 132 Estelle Cartier-Guitz, Andrès Ros, Sara Barceló, Une réponse juridique virtuelle : le cadre légal de l’immigration en Espagne Javier de Lucas Marie-Pierre Dégéa, Edgardo Honores Crédits photos : 140 AIDDA, Gamma, AFP, FACEEF, La question migratoire dans les relations entre le Maroc et l’Espagne Mohammed Khachani Les Espagnols, l’islam et les immigrés : perceptions et imaginaires Gema Martín-Muñoz Fundación 1° de Mayo/CDEE, D.R.. 156 Maquette : Antonio Bellavita Imprimerie : 174 Ce numéro a été réalisé avec la contribution de la FACEEF. Immigration, éducation et interculturalité Javier García Castaño et Antolín Granados-Martínez Migrance est publié avec le concours du Fonds d’Action 182 Sociale et du ministère de l’Emploi et de la Solidarité. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Émigrants et nouveaux immigrants. De l’éloignement au dialogue Rafael Crespo 200 4 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Dans l’histoire de l’Espagne des XIXe et XXe siècles, les migrations ont joué un rôle capital dans la vie sociale, économique mais aussi politique du pays. Qui plus est, le phénomène migratoire a été le témoin du destin historique d’une Espagne que l’on pouvait qualifier jusqu’en 1950, d’agraire et de pays d’émigrants et qui, tel un symbole des transformations socio-économiques expérimentées au fil du temps, est devenue une terre d’accueil pour les immigrés après avoir été un pays d’émigration. Cette première route migratoire est passée complètement inaperçue, la meilleure preuve en étant le fait qu’elle n’ait laissé aucune trace dans la littérature nationale, contrairement aux personnages plus tardifs du “Galicien” et de “l’Indien” de l’émigration vers l’Amérique. Pourtant, ce cycle espagnol vers l’Afrique du Nord, associé au processus de colonisation français, constitue le point de départ et, en grande partie, l’explication de l’orientation future des Espagnols du sud-est de la péninsule vers l’Europe (surtout la France) et qui atteindra son apogée entre 1943 et 1973, période qui verra plus de 2,5 millions d’Espagnols se répartir entre la France, l’Allemagne et la Suisse. En 1890, il y avait 160 000 Espagnols en Algérie, provenant essentiellement de l’Est de l’Espagne et des Baléares et il ne fait aucun doute que leur influence sur le paysage social et le mode de vie de l’Oranais (région historiquement liée à l’Espagne) se soit avérée déterminante. À la suite de l’indépendance algérienne, quelque 30 000 pieds-noirs s’installèrent dans la région d’Alicante, laissant une empreinte durable dans cette partie de l’est du pays. L’accroissement démographique espagnol, ainsi qu’une infrastructure impuissante à absorber la population active, a poussé de nombreux Espagnols à prendre le chemin de l’émigration dès 1830 et les responsables politiques du pays à trouver dans cette émigration une échappatoire à l’instabilité sociale et économique. C’est sans doute l’émigration vers l’Amérique Latine et l’Europe qui a été la plus représentative, la plus reconnue et la plus étudiée ; mais, bien avant 1830, un important flux migratoire avait commencé à se développer en direction de l’Afrique du Nord (et plus particulièrement, l’Algérie) précédant ainsi les grandes vagues vers l’Amérique et ce, jusqu’en 1962, année de l’indépendance algérienne. Autour de 1850, commencèrent les grands flux migratoires vers l’Amérique Latine et, en 1950, on comptait 3,5 millions d’Espagnols ayant émigré vers 5 L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ... AVANT-PROPOS L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS DANS L’HISTOIRE DE L’ESPAGNE CONTEMPORAINE Le sud profond de l’Europe : comment les Africains sont rejetés sur la côte, vivant dans des conditions sordides dans des fermes espagnoles. 1992. Photo Gamma. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Picone Jack/Sponer. cette fois. Pour des raisons de sympathie envers la République espagnole, les deux principales terres d’accueil des exilés et réfugiés espagnols seront le Mexique et le Chili. le continent américain. Le déclencheur de la première grande vague d’émigration fut clairement économique, fruit d’une économie espagnole très en retard, incapable d’absorber une population active aussi nombreuse, ainsi que du besoin impérieux qu’avaient les pays américains de se peupler et de moderniser leur grand potentiel économique. L’Argentine et Cuba allaient être les deux grands pays d’accueil, de même que Galiciens et Andalous allaient représenter la moitié de l’émigration à destination de l’Amérique. Après la fin de la guerre civile espagnole, alors que l’émigration économique vers l’Amérique s’était déjà ralentie (pour ne cesser cependant que dans les années 1970) – conséquences des obstacles grandissants imposés par la politique d’immigration des pays latino-américains après le krach économique de 1929 – il y eut une nouvelle arrivée d’Espagnols, émigrés politiques Depuis 1956, l’émigration espagnole à destination de l’Europe a énormément augmenté, jusqu’à dépasser les deux millions de personnes, leurs envois d’argent au pays représentant 3% du PIB et 15% de la formation brute de capital au début des années 1970, à tel point que pour certaines régions, comme l’Andalousie, l’émigration a influé de manière déterminante sur les réalités sociales et économiques. Dans le même temps, l’Espagne expérimentait, depuis la fin des années 1950, un intense processus de transformation qui mettait un point final à son autarcie économique. Les accords signés avec les États-Unis, les remises des émigrants, l’augmenta- 6 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS La transition vers la démocratie s’est accompagnée d’une profonde reconversion de l’infrastructure de production – avec l’obtention d’importants indices de développement – ainsi que d’une progression significative de l’État-Providence. L’entrée de l’Espagne, en 1986, dans ce qui était encore la Communauté Économique Européenne, a définitivement signé le passage d’une Espagne, terre d’émigrants, à une Espagne développée, accueillant de plus en plus d’immigrés, et ce, alors que son taux de natalité baissait de manière alarmante au point de figurer parmi les plus bas du monde. On peut donc dire que l’immigration s’est consolidée en Espagne en tant que moteur de développement économique tout en faisant partie intégrante de l’Espagne démocratique et moderne mais qu’elle suscite parallèlement de multiples interrogations à caractère social, religieux ou culturel, ou même tout simplement des peurs et des préjugés, accompagnés parfois, selon les circonstances, de comportements xénophobes. C’est la raison pour laquelle cette question figure au centre de l’agenda national et qu’elle constitue, dans toutes les enquêtes d’opinion, un des thèmes qui suscitent le plus de préoccupations chez les Espagnols. Dans la moitié des années 1980, l’immigration augmente de façon continue et présente en outre – du fait de son décalage historique, de sa composition et de son type d’insertion économique – de grandes différences avec l’expérience des autres pays européens en la matière. Parallèlement, le brusque passage d’un statut de pays pourvoyeur d’émigrés à celui de pays d’accueil ne s’est pas fait, bien entendu, sans soubresauts. Que ce soit du fait de la nouveauté du phénomène ou du fait de l’émergence d’une société multiculturelle extrêmement diversifiée (Marocains, Equatoriens, Dominicains, Sénégalais, Gambiens, Roumains, Bulgares, Algériens, Pakistanais, Chinois…), sans expérience historique préalable, et s’étant constituée en très peu de temps ou encore du fait de l’improvisation institutionnelle face à ce nouveau phénomène, on a assisté à l’apparition de toutes sortes de peurs au sein de l’opinion publique mais aussi à celle d’un débat social et politique fortement polémique. À ceci s’ajoute le fait que la question migratoire s’est internationalisée à partir des années 1980, prenant place dans l’agenda de la politique extérieure ou intérieure des États de l’Union européenne qui souhaitent “harmoniser” la politique européenne en la matière. Les immigrants “sans papiers” (les “illégaux” comme on les appelle fréquemment) ont alors acquis une sur-représentation médiatique et politique alors que l’émigration irrégulière a toujours existé, même si elle était sous-estimée. Le fait est que la contention des flux génère “un commerce de l’immigration” avec des réseaux de trafic illégal tirant profit des difficultés qu’impliquent aujourd’hui l’entrée dans les pays récepteurs et la situation désespérée d’appauvrissement des En l’espace de deux décennies, la société espagnole a vu se modifier son paysage urbain ainsi que 7 L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ... la composition de ses établissements scolaires, s’effondrer son homogénéité religieuse catholique et doit, à présent, partager son État-Providence imparfait avec de nouveaux groupes… La peur et les différentes réactions face à tous ces changements tendent à l’emporter au sein d’une opinion publique espagnole influencée par la grande résonance médiatique qu’ont eu ces questions et par l’ampleur disproportionnée des mesures policières et sécuritaires face à une bonne partie de la représentation politique et médiatique de l’immigration, de sorte qu’il en découle une forte perception de l’immigration comme source de conflit et de déstabilisation. tion du tourisme et tout un processus d’urbanisation et d’industrialisation (favorable aux régions de non-émigration : la Catalogne, le Pays Basque et Madrid) ont favorisé la mise en place d’un processus de changements sociaux et économiques qui atteindra son apogée en 1975 avec le lancement d’un nouveau cycle politique et socio-économique. deux catégories, les étrangers et les immigrés dans les statistiques de la délinquance est une tromperie de l’opinion publique. Beaucoup d’étrangers détenus ne sont pas des migrants mais des mafieux qui arrivent dans notre pays pour commettre des délits, ce qui est particulièrement général dans les grands pays touristiques, comme l’Espagne. De même, beaucoup de détenus ne le sont pas pour délits mais simplement pour ne pas avoir de papiers en règle. Enfin, il faut prendre en compte le fait que les situations d’exclusion sociale et d’exploitation que subissent beaucoup d’émigrants dans les différentes régions espagnoles sont un ferment du recours au vol comme moyen de subsistance. Bien entendu, s’ajoutent à tout ceci les immigrants ayant des intentions délictueuses étrangères à ces circonstances ; mais en aucun cas ils ne sont les acteurs et la cause principale de l’augmentation des indices d’insécurité urbaine, comme le présente souvent le discours officiel. Qui plus est, si nous considérons les pourcentages d’augmentation de la délinquance par région autonome entre 2001 et 2002, on observe qu’elle n’a pas augmenté, voire même dans certains cas s’est réduite, dans nombre des régions de grande concentration d’émigrants (Catalogne, Andalousie, Murcie, Canaries, Ceuta, Melilla), tandis qu’elle a augmenté de 49,6 %2 aux Baléares, par exemple, région touristique par excellence. pays sous-développés. Et que les États essaient de réduire les flux en établissant des contrôles sévères aux frontières, ce qui est légitime, mais ne peut nullement répondre à une dynamique migratoire qui dépend d’autres facteurs internationaux, qui engagent en bonne partie la responsabilité des pays du Nord eux-mêmes. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 L’actuelle accélération des mouvements migratoires est en étroite relation avec l’ordre économique et politique promu par un processus de globalisation caractérisé par l’inégalité économique croissante des différentes régions économiques de la planète1, et par l’abandon progressif du respect des droits humains (les intérêts économiques et stratégiques prédominent ouvertement sur la réforme politique démocratique). À ceci s’ajoute le fait que l’extension des conflits, entraîné par les bouleversements de l’ordre mondial, est en train de générer beaucoup de migrations forcées de populations qui fuient la situation tragique de leurs pays (épurations ethniques, persécutions, bombardements, embargos et sanctions internationales…). Par conséquent, la question des émigrants ne se réduit pas seulement à cette réalité qui apparaît une fois qu’ils approchent ou entrent dans nos pays, mais est aussi liée à ces stratégies politiques et économiques globales commandées par les plus puissants. Tant que ceci ne sera pas modifié, la solution aux flux migratoires non désirés ne sera pas obtenue en se limitant aux contrôles des frontières. En réalité, le climat hostile qui s’est créé un envers l’immigration contredit les besoins démographiques et économiques de l’Espagne. Les peurs sociales dont tendent à profiter aujourd’hui les mouvements d’extrême droite n’ont pas surgi spontanément, mais ont été alimentées pendant des années par la présentation à notre société de l’immigration en tant que problème. Se lever aujourd’hui contre l’émigration rapporte des voix parce qu’on a préparé nos sociétés pour qu’elles la perçoivent comme une menace à sa sécurité et à son identité nationale. Ce second aspect a lui aussi eu une importance clé : au lieu de sensibiliser les populations autochtones à la compréhension du fait que le besoin de main-d’œuvre s’accompagne de l’arrivée de per- Il ne faut pas non plus oublier que l’offre réelle de travail qui existe dans les pays européens se dirige assez facilement vers l’emploi irrégulier, et par conséquent les politiques officielles contre les “illégaux” sont en réalité quelque peu hypocrites. Quelque chose de semblable se passe avec la tendance récurrente des responsables gouvernementaux à présenter l’immigration comme un thème crucial de sécurité, liant immigration et délinquance. Les chiffres servent parfois à faire des lectures biaisées qui permettent de culpabiliser l’étranger et d’exonérer les échecs des politiques nationales. La confusion entre 8 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Les principaux flux de l’immigration vers l’Espagne viennent d’Afrique du Nord (pays musulmans), d’Amérique Latine et d’Europe de l’Est. Mais la question de leur intégration est essentiellement focalisée sur les premiers. Les Latino-Américains et les Européens de l’Est sont considérés comme culturellement plus proches (les deux sont catholiques ; les Latino-Américains partagent la même langue et les Européens de l’Est le même espace européen). En conséquence, le discours espagnol majoritaire s’est articulé autour de la conception que “les musulmans ne sont pas capables de s’intégrer” et qu’ils représentent donc un conflit potentiel pour notre société, ses valeurs et son identité. Sans doute, les événements du 11 septembre ont renforcé cette considération et le sentiment de rejet envers les immigrants musulmans. Depuis, on observe une dynamique sociale et institutionnelle en faveur de l’immigration latino-américaine et de l’Europe de l’Est au détriment de l’immigration nord-africaine. De fait, si pendant des années l’immigration marocaine a été majoritaire dans toute l’Espagne, les Latino-Américains (Equatoriens et Colombiens principalement) dépassent actuellement en nombre cette immigration dans toutes les Communautés Autonomes. En raison du manque de perspectives dans leur pays d’origine, où les crises socioéconomiques et politiques ne se sont pas seulement intensifiées mais où rien ne fait penser qu’elles puissent se redresser à moyen terme, l’idée du “retour” ne fait plus partie aujourd’hui de l’univers mental de l’immense majorité des immigrants comme cela arrivait autrefois. En conséquence, cette situation exige de notre société qu’elle assume le fait qu’il ne s’agit pas d’une main-d’œuvre temporaire qui pratique une culture de la discrétion, propre à ceux qui se voyaient dans une situation provisoire et de transit en pays étranger, mais bien d’individus qui vont faire partie intégrante de notre société comme nouveaux citoyens. Mais ceci a fait émerger dans la société d’accueil de grandes contradictions entre les exigences sociales et économiques, les principes éthiques et la pratique politique. À toutes ces altérations s’ajoute un facteur à forte connotation idéologique, la diversité culturelle, qui monopolise en Espagne l’attention sur “l’intégration”, si bien que l’intégration juridico-légale, de travail, scolaire, sanitaire… sont aussi des facteurs déterminants de celle-ci. Le concept d’intégration, Gema Martin-Muñoz Professeur de Sociologie du Monde Arabe et Islamique. Université Autonome de Madrid. 9 L’IMPORTANCE DES MIGRATIONS ... complexe et pas toujours utilisé en fonction d’une réflexion et de fondements clairs, n’a pas été compris, et par conséquent n’a pas été transmis à notre société comme un “processus d’adaptation réciproque entre les immigrants et la majorité”3. Il existe une tendance manifeste à croire que l’effort d’intégration est unilatéral, seulement de la part de l’immigrant, confondant de fait celle-ci avec l’assimilation, quand il s’agit en réalité d’un processus d’adéquation mutuelle dans laquelle la majorité ou la population autochtone doit aussi mener à bien certains changements (en termes normatifs, institutionnels et idéologiques). C’est un processus dynamique et bilatéral. sonnes qui ont des droits sociaux et culturels, et que tout ceci exige un effort mutuel d’adaptation, on les a présentées comme une menace à notre prétendue homogénéité culturelle. Dans le processus migratoire, de nombreux facteurs entrent en compte et nous ne pouvons pas considérer uniquement la partie qui nous intéresse, l’économique, et ignorer les autres dimensions qui composent l’être humain sous prétexte que celles-ci nous demandent un effort d’accommodation, de modification de notre paysage habituel et même parfois de discrimination positive. Non seulement nous acceptons une maind’œuvre mais nous devons aussi assumer la responsabilité des autres facteurs qui modifient notre réalité. Ceci est particulièrement important puisque l’on voit que le phénomène migratoire actuel se caractérise en grande partie par l’installation permanente sur notre sol des populations immigrées. IMMIGRATION ET PRÉSENCE ESPAGNOLES EN AFRIQUE DU NORD (XIXe ET XXe SIÈCLES) a été, jusqu’à sa tardive décolonisation en 1962, le siège d’une des communautés espagnoles à l’étranger les plus nombreuses et les plus dynamiques (tableaux I-a et I-b). MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 De toutes les migrations espagnoles, les flux en direction de l’Afrique du Nord sont, sans aucun doute, les moins connus. Alors que les mouvements migratoires vers l’Amérique et l’Europe ont été l’objet (et le sont encore) de nombreuses études, générant ainsi une imposante bibliographie, il n’en a pas été de même pour ceux tournés vers les pays de l’autre côté de la Méditerranée. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que se manifeste un certain intérêt pour les émigrations française, espagnole, italienne et maltaise (dans cet ordre d’importance) vers le Maroc et l’Algérie, et dans une moindre mesure, vers la Tunisie et la Libye. On commence alors à percevoir l’ampleur des effets démographiques, sociaux et économiques de ces flux sur les régions d’émigration (Valence, Murcie, l’Andalousie et les Baléares en Espagne) et, d’autre part, leur importante contribution au processus de modernisation dans les pays de destination. Il convient d’attribuer le silence qui les entoure à leur singularité même. Ils puisent leur origine, en milieu de siècle, dans les grands flux qui se sont mis en marche dans l’hémisphère occidental, et plus précisément à partir de 1830, quand commence la conquête française de l’Algérie ; les moments d’intensité maximale se situent entre cette année et 1882, avant même les premiers recensements effectués en Espagne (la période la plus floue). Courant migratoire fondamentalement périodique, et dans tous les cas, temporaire, il n’a pas généré une grande attention de la part des pouvoirs publics, qui le considéraient, à tort, comme un mouvement n’impliquant pas une perte définitive de population. Et pourtant, les chiffres officiels eux-mêmes prouvent le contraire, étant donné que dans les années 1870, l’Afrique du Nord, et plus exactement l’Algérie sous domination française, était la principale destination de l’émigration espagnole, et que jusqu’en 1914, elle reste un des principaux lieux de réception. Ce pays Connaître le cycle migratoire espagnol vers l’Afrique du Nord est nécessaire pour comprendre correctement les origines et le décollage des migrations vers l’Europe, et plus précisément vers la France, puissance dominante dans le cadre nordafricain. Le remarquable courant migratoire qui, au XXe siècle, part de l’Espagne vers d’autre pays européens, commence en 1914 ; conséquence de la forte demande de main-d’œuvre venant de pays neutres pour compenser le déficit provoqué par la mobilisation, la France se substitue à l’Algérie dans 10 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS À partir de ce moment, la réalité algérienne a commencé à être perçue en elle-même, distincte de la France. Ce n’est qu’alors que l’on a pu mesurer l’ampleur de la contribution espagnole au processus général de modernisation du pays dans sa période coloniale, même si celui-ci s’est fondé sur l’exploitation, pas toujours rationnelle, des ressources algériennes, et, en général, au profit d’une minorité d’origine étrangère. Pépinière de main-d’œuvre remplaçant les autochtones, les immigrants espagnols ont été à la fois les victimes et les instruments de la colonisation française. Leur présence est perçue aujourd’hui encore négativement par les Algériens et en général par l’historiographie récente, même si elle est ressentie moins durement que d’autres manifestations du colonialisme européen. L’importance de l’Algérie Les émigrations espagnoles contemporaines en Afrique du Nord peuvent pratiquement se résumer à celles vers l’Algérie coloniale et ceci pour deux raisons : a) Les départs vers ce pays sont démographiquement les plus importants et les plus continus. Ils s’étendent de 1830 à 1962, soit toute la période de l’occupation française de ce pays. b) Ce sont les émigrations plus importantes numériquement : en 1900, il y a 160 000 Espagnols en Algérie. Le Maroc, deuxième pays récepteur de l’immigration espagnole, représente un poids bien moindre : 1 000 immigrants annuels entre 1861 et 1900 ; 2 000 entre 1901 et 1912, et moins de 3 000 jusqu’à la décolonisation en 1956, avec des soldes négatifs en raison de l’importance des retours, et sans que la communauté espagnole ne dépasse jamais les 50 000 personnes au XIX e siècle et les 138 000 au moment de l’indépendance. Quand elle les atteint, c’est pour diminuer aussitôt. Les flux migratoires espagnols vers les autres pays nord-africains sont insignifiants. Certaines réalités de l’Algérie sous occupation française ont été peu étudiées par l’historiographie européenne avant la décolonisation. La dynamique proprement algérienne a été invariablement considérée comme un prolongement plus ou moins lointain de la France métropolitaine, faisant des trois Jusqu’en 1975 (J. B. Vilar), le mouvement migratoire hispano-algérien n’a pas été abordé dans son ensemble et dans sa durée, alors qu’il se passait à nos portes, et malgré son rôle central dans la colonisation d’un pays africain voisin et en dépit de ses répercussions démographiques et économiques dans les régions d’émigration, perceptibles encore aujourd’hui sur un secteur étendu de la région méditerranéenne espagnole. L’occultation de ce courant migratoire doit être attribuée à sa singularité même dans le cadre des migrations espagnoles contemporaines. Il précède non seulement de deux décennies les plus anciennes migrations vers les nouveaux États américains, mais il renoue, à partir de l’occupation française d’Alger en 1830, avec une présence hispanique en Algérie qui ne s’était pas interrompue en 1791 avec l’abandon de l’Espagne, de ses enclaves séculaires d’Oran et Mazalquivir, espa- 11 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD départements (Alger, Oran et Constantine) un sujet que l’on pouvait traiter de façon secondaire, un domaine marginal réservé à quelques spécialistes. Cette perspective a fort heureusement changé dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, et encore plus radicalement à l’indépendance en 1962. les préférences de l’émigrant du sud-est péninsulaire. Ce courant culmine entre 1946 et 1973, période où 2 600 000 travailleurs espagnols se dispersent en Europe (France, République Fédérale d’Allemagne et Suisse en priorité), les quatre cinquièmes (soit deux millions de personnes), à partir de 1960. Ce courant migratoire se profile comme une alternative au cycle migratoire américain, alors en baisse, et permet aux migrations espagnoles, auparavant dirigées vers les pays du Maghreb sous contrôle français, de se poursuivre, cette fois vers la France. l’Andalousie et de l’Estrémadure au XIXe siècle ont rarement dépassé les flancs occidentaux d’Almeria et de Murcie, et n’ont pas concerné non plus les provinces d’Alicante, de Valence et les Baléares. Même si l’on relativise de plus en plus les effets socio-économiques des flux migratoires sur les régions de départ, il ne fait cependant pas de doute que le départ vers l’Algérie de l’excédent de main d’œuvre des régions de Valence, du sud-est et des Baléares et le réinvestissement de leur épargne dans les régions d’origine, impliquaient un double effet bénéfique : d’une part, la promotion des secteurs prolétaires urbains plus ou moins importants, et de l’autre, la domination croissante dans les campagnes de la petite et moyenne propriété. gnoles depuis 1504 et 1509. L’administration ottomane avait en effet autorisé les communautés hispaniques à rester pendant les quarante ans qui séparent le départ des Espagnols et l’arrivée des Français (Vilar, 1989, 33-38; Vilar y Lourido, 1994, 156-180). Cependant, l’émigration espagnole dans l’Algérie coloniale n’est pas la simple survie d’une tradition migratoire antérieure. Il n’est même pas juste d’affirmer que ce phénomène a obéi en priorité à des réminiscences du passé, aussi présent soit-il dans la mémoire historique des populations du sudest et de l’archipel des Baléares. Il ne faut pas oublier que l’Oranie n’a jamais été colonisée par l’Espagne (excepté, bien entendu, Oran et son hinterland immédiat), ce qui relativise la portée de cette tradition historique, si toutefois elle existe. Conquise par les Turcs et récupérée par les Français, elle ne peut même pas être considérée au XIXe siècle comme une ancienne région espagnole. En réalité, cette idée a été forgée a posteriori pendant le premier franquisme (1936-1953) pour légitimer les illusions impériales du régime au Maghreb. Les cercles gouvernementaux n’ont pas été les seuls à être indifférents à cette émigration. Dans la littérature, qui reflète d’habitude les inquiétudes sociales, l’émigrant en Algérie brille par son absence bien après le début du XXe siècle, tandis qu’elle s’empare, dès 1880, de la figure de l’Espagnol qui part en Amérique latine. Le personnage de l’indiano1, 1)- L’indiano est l’Espagnol qui revient en-dehors du fait qu’il est enrichi d’Amérique (N.d.T.). chanté dans la poésie et qu’il est bien souvent un thème de théâtre, a inspiré beaucoup de romanciers (“Clarín”, Pereda, Palacio Valdés, Pardo Bazán, ...), alors que l’émigrant en Algérie passe inaperçu dans la littérature du sud-est espagnol, des régions de Valence et des Baléares, pourtant si prolifiques quand il s’agit du problème social (“Azorín”, Vicente Medina ou Gabriel Miró). Il n’a même pas intéressé l’auteur de romans de mœurs Antonio Flores ; Blasco Ibáñez s’y réfère de façon allusive et il n’apparaît même pas une fois dans les récits de mœurs des levantins2 Arniches et Cantó. 2)- On appelle ainsi les habitants des MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 L’émigration en Algérie s’étant établie dans des temps où la problématique migratoire n’était pas encore une préoccupation, elle passera plus tard inaperçue ou, plus précisément, elle n’attirera l’attention ni des pouvoirs publics ni des médias, ni même des cercles africanistes naissants en Espagne. Ceuxci se sont exclusivement penchés sur l’émigration définitive du XIXe siècle. Par conséquent, le départ d’une population éparpillée, qui n’était pas considérée comme perdue, ne les intéressait pas. L’éloignement périodique de cette population était un soulagement dans les moments de famine et de crise de l’emploi, et constituait, grâce aux remises des émigrants, un renfort économique. quatres provinces côtières de Castellón Le manijero* du sud-est et le franceso* de Valence et des Baléares, personnages qui en rien ne déméritent de l’indiano du nord et du ján- Cette émigration a-t-elle évité au sud-est et au Levant de la Péninsule les redoutables explosions sociales qui ont caractérisé le secteur agricole andalou ? Les agitations et l’instabilité endémique de 12 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS de la Plana, de valence, d’Alicante et de Murcie. (Ndlr) * Appellations familières des habitants de ces deux régions respectives (N.d.T.) habitants d’Andalousie (N.d.T.). L’émigration espagnole en Algérie était pour l’essentiel saisonnière. Une fois les semailles d’automne effectuées, le journalier méditerranéen partait dans le pays africain voisin pour échapper au chômage saisonner. Il revenait dans la Péninsule en juin, au moment de la moisson. Dans les années de sécheresse, d’épidémies ou d’inondations, la paralysie des travaux agricoles conférait à l’exode des proportions énormes. La proximité de l’Algérie, ses similitudes de climat et de paysage avec les régions d’émigration, la rapidité et le bas prix du voyage, la facilité du retour, la certitude de rencontrer des compatriotes et des amis, l’assurance de trouver une occupation et le souvenir de bénéfiques expériences antérieures constituaient des attraits irrésistibles pour le travailleur miséreux. En deux mois, les travailleurs économisaient entre 100 et 130 francs, somme qui, convertie en pesetas était 30 à 50% supérieure, et représentait à peu près la moitié de leur salaire annuel dans la Péninsule, une fois déduits les mois de chômage. En 1841, l’émigration espagnole spontanée a fait monter à 9 748 le nombre de ces colons en Algérie, contre 11 322 Français, attirés par tous les moyens possibles et imaginables. Deux ans plus tard, toujours selon les statistiques coloniales, 6 025 Espagnols et 1 741 citoyens français vivaient à Oran. La pénétration hispanique s’est poursuivie à un rythme accéléré. Sur les 181 000 résidents étrangers d’Algérie en 1881, 114 320 étaient espagnols, nombre qui s’est accru de 30 000 les cinq années suivantes. Malgré l’assimilation officiellement établie par la législation franco-algérienne, en particulier depuis la Loi de naturalisation automatique de 1889, la colonie espagnole a atteint en 1900 les 160 000 personnes. Les progrès de l’assimilation française et le déclin migratoire au siècle suivant ont drastiquement réduit ces effectifs (Vilar, 1975, 1989, 1999b). C’est ainsi qu’a pris fin ce qui avait été appelé, dans certains milieux coloniaux, “la menace espagnole” de l’avenir français du territoire. En revanche, ils ne revenaient pas tous. Une fois finis les travaux des champs, ceux qui avaient été engagés et qui réussissaient à s’assurer une garantie d’emploi durable restaient dans le pays. Ils appelaient alors leurs familles pour le leur dire, et l’émigration saisonnière devenait temporaire, premier pas vers une installation définitive. C’est ainsi que cette population fluctuante n’a pas tardé à se stabiliser puis s’enraciner, de sorte que la collectivité espagnole a fini par être la communauté étrangère la plus nombreuse de la colonie, allant même jusqu’à dépasser les Français en Algérie occidentale, l’Oranie ou Oranesado (tableau II). Comme nous pouvons l’observer dans le tableau II, dès les années 1920, les résidents espagnols en Algérie dépassaient largement 100 000, mais en chiffres absolus, ils étaient déjà entrés dans un processus de récession irrépressible, du fait de l’amélioration des conditions de vie et d’emploi dans le pays d’origine, de la compétitivité croissante dans le pays de destination (crises agricoles cycliques, intégration de la population autochtone dans le marché du travail, immigration marocaine et tunisienne) et de l’attraction de la France métropolitaine sur les émigrants potentiels. Entre 1926 et Pour montrer l’importance de l’apport ibérique, il suffit de rappeler que, tandis que la France hési- 13 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD tait quant au régime à appliquer en Algérie, les immigrants espagnols, arrivant du Levant, des Baléares et, en particulier des trois régions du sudest (Alicante, Almeria et Murcie) colonisaient, de leur propre initiative et sans aucune aide officielle, de grands secteurs algériens. Quand, sous l’impulsion de l’État, l’émigration française s’est accélérée, nos compatriotes méditerranéens, et, dans une moindre mesure, des Italiens et des Maltais, étaient déjà fermement installés en Algérie. dalo** andalou, et qui ont eu une si forte résonance dans la littérature française – L. Bertrand, A. Camus, G. Franco – sont encore en Espagne des personnages en quête d’auteur. ** Ce terme désigne communément les Au commencement de la révolution nationaliste algérienne en 1954, et au cours des années sanglantes de la guerre d’indépendance qui a suivi, les résidents espagnols (quelque 54 000 personnes) ont, en général, soutenu les Français, parce qu’ils assimilaient leurs intérêts propres à ceux de la puissance colonisatrice. Seuls quelques-uns ont soutenu le Front de Libération Nationale (FLN). Ils feront partie des 50 000 Européens qui resteront en Algérie après l’indépendance de 1962, soit qu’ils aient été des pro-nationalistes actifs, soit qu’ils ne se soient pas impliqués politiquement dans la situation coloniale. Les autres, 1 050 000 personnes, ont dû abandonner précipitamment le pays, laissant derrière eux tout ce qu’ils possédaient (souvent le fruit des efforts de plusieurs générations), et un paysage de mort (pas moins de 500 000 Algériens musulmans tués sur une population totale de 9 millions) et de désolation (stratégie de la terre brûlée de l’“Organisation de 3)- En français dans le texte (N.d.T.) l’Armée Secrète”3, l’O.A.S.). Certains trouvèrent refuge 4)- En français dans le texte (N.d.T.) en Espagne, directement ou via la France. Des quelques 60 000 pieds-noirs4, la moitié s’est installée à Alicante et dans sa région, en général patrie de leurs ancêtres (Palacio, 1968 ; Seva Llinares, 1968 ; Jordi, 1993 ; Sempere Souvannavong, 1997), la majorité travaillant dans le secteur hôtelier. 1931, la communauté espagnole en Algérie a reculé de 18,67%, cette diminution atteignant son maximum dans le département d’Oran (20,16%) et son minimum dans celui d’Alger (16,05%). Constantine a connu une augmentation de 17,02% de sa population espagnole, bien que dans une proportion peu significative (232 individus supplémentaires). Les autres chiffres, correspondant aux Territoires algériens du Sud, ne sont guère significatifs. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Le recul notable du contingent espagnol dans la possession française est le fait du déclin irrépressible de l’émigration en Algérie dans les dernières années (soldes toujours négatifs), mais surtout du changement de nationalité. Il suffit de dire que sur 549 146 résidents français en Algérie en 1926, 108 495 avaient été naturalisés (60% d’origine espagnole et 40% d’Italiens, de Maltais ou autres), naturalisations qui n’ont cessé d’augmenter dans les années suivantes. Bien que l’on note une forte propension italienne et maltaise à acquérir la nationalité française en Afrique du Nord, relativement plus intense que dans la communauté espagnole, le changement de nationalité reste plus important en Amérique latine chez les émigrants espagnols que chez les Italiens. En 1931, l’élément hispanique domine le panorama de la communauté européenne en Algérie. Parmi les résidents nés en Europe, on comptait 137 759 Espagnols contre 133 128 Français, 53 608 Italiens et 14 393 Maltais (Vilar, 1993, 100). Quant aux 524 248 Européens nés sur le territoire algérien, on estimait que 40% étaient, complètement ou en partie, d’origine espagnole. Ces chiffres, renforcés par une immigration politique nourrie, pendant et après la Guerre Civile de 1936-1939 (dans les dernières semaines du conflit, l’Algérie a reçu 25 000 Espagnols, Rubio, 1974, 1977), donnent une idée du poids de la communauté espagnole dans le pays, poids qu’elle partage, presque jusqu’au moment de l’indépendance du pays en 1962, avec les Français originaires de la métropole dans la composition de la communauté européenne d’Algérie. Le rapatriement de l’Algérie est certainement le plus important de tous ceux issus du processus de décolonisation en Afrique et en Asie. Il est quantitativement beaucoup plus notable que celui des Italiens de Libye, d’Erythrée et de Somalie, ou des Belges du Congo. Le rapatriement des Portugais quittant l’Angola, le Mozambique est aussi bien moindre, de même que celui des Français au départ de leurs autres colonies. Il peut seulement être comparé, bien qu’il soit supérieur en chiffres absolus, à celui des Britanniques rapatriés des possessions afro-asiatiques. Cet exode a été le plus intense par sa concentration dans le temps et par 14 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS 25% des mariages des Français entre 1838 et 1870, et 23% entre 1871 et 1889. Insertion des Espagnols dans l’Algérie coloniale Parmi les Européens d’Algérie, l’Espagnol est le colon rural par excellence. Sobre, résistant, et laborieux, il est le vecteur et le symbole de la colonisation dans la région d’Oran. Habitué dans la Péninsule à un travail dur pour un salaire journalier de misère sous un soleil implacable, il s’est facilement adapté aux conditions rigoureuses de la campagne algérienne. Accoutumé à un habitat fait de terre, de claie et de branchages comme le sont les barracas (baraques) de Valence et de Murcie, et les cabañas (cabanes) du charbonnier et du berger d’Almería, il se construit en Algérie un gurbi, une cabane provisoire. Il porte les mêmes vêtements que dans son pays d’origine : chemise, zaragüelles5, ceinture, espadrilles, foulard sur la tête, grand chapeau de feutre et couverture en bandoulière. Il économisait jusqu’au dernier franc et, après plusieurs années de privations, il réussissait à réunir la somme nécessaire pour s’assurer une situation, bien que modeste, dans sa patrie adoptive, ou pour s’acheter, dans son village d’origine, une maison et suffisamment de terres pour subvenir aux besoins de sa famille. Pendant la conquête et jusqu’au début du XIXe siècle, la réticence massive de la population autochtone à collaborer avec l’occupant européen a rendu indispensable le recours à une main d’œuvre importée. C’est en ce sens que l’intervention espagnole dans la genèse et le développement de la vie algérienne, urbaine et rurale, à l’aube de la colonisation de 1830, a été déterminante. Les ressortissants des Baléares, appelés communément les mahoneses car ils partaient principalement du port de Mahón, les cultivateurs de Valence dans l’Algérois et particulièrement les émigrants d’Alicante, d’Almería et de Murcie en Oranie, ont assumé l’essentiel des activités du secteur productif européen dès le débarquement français. Leur influence sur les modes de vie en Oranie a été décisive. “Sobres et laborieux ces pauvres Andalous travaillent toute la semaine”, rapporte à la fin du XIXe siècle un observateur français à propos de ces émigrants d’Alger et de leur entourage (Cf. Vilar, 1993, 107), “mais, quand arrive le dimanche, ils se livrent aux manifestations les plus bruyantes, avec une joie pleinement méridionale. Au milieu des cris, des chants et des disputes, les carrioles désarticulées amènent les familles en habits des jours de fête à la plage ; et au bord de la mer, ils mangent, chantent et dansent jusqu’à l’épuisement”. IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD sa charge dramatique exceptionnelle, due au déracinement multi-générationnel qu’il a entraîné. “Le paysan espagnol, auquel est accordée une pension”, relate F. Zavala, (cf. Vilar, 1993, 111), “commence par se faire un gurbi pour se mettre à l’abri, 5)- Les zaragüelles sont des culottes boufavec sa famille et ses ani- fantes et plissées typiques de l’habillemaux de travail. Puis il ment paysan du sud de l’Espagne (N.d.T.). nettoie le terrain et, de ces broussailles fait du bois de chauffage, du charbon, de l’écorce, et il vit du produit de cette terre. Quand la famille est nombreuse et que la terre ne produit pas suffisamment pour tous, il travaille comme journalier pour le grand propriétaire voisin, dont il laboure le champ ou cultive un autre terrain. Quand il a recueilli quelques économies, il ne pense plus qu’à construire sa maison ; il vit de pain, de riz, de légumes, de bacalao (morue), de peu ou pas de vin, et le seul luxe qu’il se per- Même si les Français ne voyaient pas toujours ces Espagnols certes travailleurs, mais un peu trop indisciplinés, et incontestablement bruyants et tapageurs, d’un très bon œil, ils préféraient les femmes espagnoles, défendues par leur père et leurs frères à la pointe du couteau, aux autres Européennes, pourtant réputées plus libérales. C’est particulièrement visible en Oranie, où, selon R. Huertas (1951, 50), haut dignitaire de la région, les unions avec les femmes espagnoles représentaient 15 met est le café. Plus tard, quand le produit de son terrain le lui permet, il accède à plus de commodités. La majorité des propriétaires de Bel-Abbés, et ils sont nombreux, ont débuté ainsi, car nous tous, ou presque, n’avions à notre arrivée d’autre capital que le travail.” toujours avec des cartes espa- 7)- Le mus, le tute et la brisca sont trois gnoles. Le loisir préféré des jeux de cartes très populaires en Espagne émigrants d’Almería était de (N.d.T.). jouer de la guitare, tandis que ceux d’Alicante et de Murcie, joyeux, ingénieux et très amateurs de musique, préféraient danser. Où que l’on aille, on rencontre ces familles d’immigrants entassées dans des baraques d’une seule pièce, dont le ménage n’est ni plus compliqué ni plus luxueux que celui des classes musulmanes les plus pauvres. Le meuble principal est le grand lit métallique situé au centre de la pièce, où le chef de famille se repose et procrée. Autour, dort l’abondante progéniture, les parents et le reste de la famille. Ils travaillent tous, et avec tellement de ténacité qu’ils finissent par prospérer ; “ce sont indubitablement”, reconnaîtra vers 1856 un voyageur français, “les meilleurs ouvriers agricoles de notre colonie”. Favrod, un siècle plus tard, verra dans ces immigrants résistants et rigoureux l’âme et le nerf de l’entité européenne en Algérie. Ils célébraient les saints en famille, ainsi que les baptêmes, les communions, et surtout les noces, pour lesquelles, selon l’expression populaire, “ils jetaient l’argent par les fenêtres”. Les funérailles aussi étaient très animées, particulièrement si le défunt était un enfant, avec un repas, des chants et des danses, qui s’apparentaient à la tradition levantine des “mortichuelos”. Pendant les fiançailles, les vieilles coutumes d’Espagne étaient conservées : faire la cour (“mocear”), discuter (“hablar”), entrer dans la maison de la fiancée et se concerter avec les parents sur le déroulement des noces. C’est à cette occasion que sont choisis les témoins qui amèneront les mariés jusqu’à l’autel. Cet Espagnol frugal et travailleur, considéré à juste titre comme un des piliers de la colonisation, n’en était pas moins un individu un peu primitif et presque toujours inculte. Le niveau d’éducation de la population espagnole figurait parmi les plus bas de la collectivité européenne. Deux raisons expliquent cette caractéristique : d’une part, ces émigrants étaient issus de milieux sociaux très modestes et, d’autre part, ils provenaient des régions les plus défavorisées, retardées et illettrées d’Espagne : les provinces du sud-est de la Péninsule et les îles Baléares. On compte, par exemple (Bonmatí, 1992, 210-11), qu’au milieu du XIXe siècle, dans la province d’Alicante, seuls 29,2% des garçons entre six et quinze ans et 28,6% des filles du même âge étaient scolarisés. Quant aux adultes, leur niveau d’analphabétisme était atterrant, toujours supérieur aux moyennes espagnoles : moins de 31% des hommes et moins de 60% des femmes savaient lire et écrire. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Ils conservaient avec amour les traditions et coutumes d’Espagne. Leurs plats préférés étaient le potage, la paella et le gazpacho. Le poisson frit, les 6)- Le pimentón est un piment rouge salaisons, le pimentón 6 moulu (N.d.T.) occupaient une place d’honneur dans leur cuisine. Ils se montraient courtois, hospitaliers et très ouverts avec les étrangers. Ils étaient très sensibles à la présentation des repas, n’hésitant pas à gaspiller leur argent à cette fin, car leur réputation en dépendait. Ils étaient orgueilleux, et en certaines occasions, susceptibles, vindicatifs et brutaux. Leurs passe-temps étaient simples. Ils aimaient parler de leur terre d’origine, des femmes et du travail ; ils accompagnaient leurs conversations, sur le pas de la porte ou au bistrot, de café et de cigares, et parfois même de tournées de vin et d’eau-de-vie. Les jours fériés, après le repas, ils faisaient une partie de cartes avec les amis, de mus, brisca et tute7, Ces chiffres sont le fidèle reflet de la réalité 16 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS L’intérêt croissant des colons hispaniques pour leur langue et leur culture d’origine a été renforcé, d’une part, par leur accès aux droits politiques (en particulier à travers la naturalisation automatique de 1889 et leur conquête du pouvoir municipal dans d’assez nombreuses localités) et, d’autre part, par leur promotion sociale et culturelle. Ces facteurs ont naturellement favorisé l’apparition d’un nombre important de lecteurs potentiels, auxquels viennent s’ajouter les élites immigrées qui ne cessent d’arriver de la Péninsule et les juifs séfarades hispanophones de la région côtière, en majorité originaires du Nord du Maroc (Vilar, 1985). C’est face à cette nouvelle demande qu’est née toute une presse en espagnol et parfois également en langue valencienne. “Les rares émigrants qui restent encore de ce que l’on pourrait appeler la première époque”, note le consul d’Espagne à Oran dans un discours de 1925, “ont réussi, en grande majorité, à s’assurer une situation plus sûre, et bien souvent, à réunir une fortune conséquente. Toutefois, étant exclusivement soucieux de leur travail, peu d’entre eux sont parvenus à se défaire de leur ignorance, et à s’instruire suffisamment pour conseiller leurs compatriotes et leur permettre de progresser socialement. Les émigrants, pauvres et analphabètes, ont formé une masse ouvrière à l’instruction quasiment nulle... Leurs enfants, en général restés à l’écart des écoles publiques, élèves dans de très rares cas, grandissent et s’épanouissent sous l’influence exclusive de l’atmosphère dans laquelle se déroule leur vie, ou de la seule instruction française qui, logiquement, leur apprend à estimer la nation dans laquelle ils habitent…, mais qui infiltre dans leurs jeunes cerveaux une idée très mesquine de leur véritable patrie d’origine....”. Il est difficile de quantifier précisément cette presse : même si nous disposons d’informations indirectes sur ces publications par quelques sources contemporaines, plusieurs d’entre elles ne sont pas arrivées jusqu’à nous. En revanche, d’autres journaux sont mieux connus, bien que l’on ne conserve de séries complètes que pour très peu d’entre eux. Dans la période fondamentale de 1880 à 1931, vingt-neuf publications différentes ont pu être localisées (journaux, quotidiens et magazines), presque toutes en espagnol et, exceptionnellement, en langue valencienne. La presse espagnole connaît sa première éclosion dans les années 1880. Elle décline légèrement dans la phase suivante puis réapparaît avec force dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Plus tard, elle connaîtra à Les émigrants étaient, par conséquent, très peu perméables à des influences extérieures, non seulement à cause de leur faible niveau d’éducation, mais aussi du fait de leur concentration spatiale dans des zones bien délimitées, de leur nombre, de leur renouvellement permanent, de l’homogénéité interne de leur communauté, et des liens étroits qu’ils maintenaient avec le pays d’origine. Seule la scolarisation massive des enfants d’immigrants à partir des années 1880, dans le cadre de 17 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD la politique “assimilationniste” de la III e République, a nuancé cette réalité : la langue française a gagné du terrain et le bilinguisme s’est généralisé chez les colons d’ascendance espagnole. Ce bilinguisme est même devenu trilinguisme chez les émigrants originaires des Baléares, d’Alicante et de Valence, qui employaient déjà, au quotidien, différentes variantes du catalan. Le patuet, mélange de toutes les langues et dialectes concentrés dans le littoral algérien, était aussi utilisé. migratoire. On comprend alors pourquoi, entre 1877 et 1889, le taux d’analphabétisme des effectifs militaires en Algérie était d’à peine 12 % chez les Français, et oscillait chez les Espagnols entre 38% et 50%, stagnant autour de 2 % jusqu’en 1900 (Jordi, 1986). C’est pourquoi J. Rubio estime (1976), à juste titre, que la présence d’un important contingent espagnol n’est pas étrangère au fait que le département d’Oran comprenne dans les années trente le taux d’analphabétisme le plus élevé de tous les Européens d’Algérie. La presse espagnole en Algérie (1880-1931) MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 nouveau un affaiblissement, avant de montrer quelques signes de réactivation jusqu’à la dernière décennie de la colonisation (à partir de 1952). Ces évolutions sont le fruit d’un cumul de facteurs algériens, espagnols et internationaux difficiles à résumer brièvement, dans le cadre de cet article. Nature Presse d’information Presse culturelle Presse politique Presse politico-satirique Presse professionnelle Presse sportive Total Nombre de publications 11 6 5 5 1 1 29 La presse d’information, pas toujours indépendante, prédomine. Parallèlement, une presse proprement politique (journaux de combat), parfois expressément satirique, s’affirme, ainsi qu’une presse culturelle, professionnelle et sportive, chaque publication ayant, presque systématiquement, une durée de vie éphémère. Exception notable, el Correo de Orán [Le Courrier d’Oran], journal de cette localité, est sorti sans interruption pendant quarante-cinq ans, de 1880 à 1925, année où il cède sa place à El Correo de España [Le Courrier d’Espagne], qui disparaît lui-même en 1931. Ces journaux et tout le reste de la presse espagnole, publiés dans leur majorité à Oran, Sidi Bel-Abbès et Alger, sont une source inestimable pour reconstituer la société franco-algérienne de l’époque. Rival de Don Juan, Pépète et Balthasar, La Concession de madame Petitgrand, etc., parmi lesquels il faut distinguer particulièrement deux romans, La Cina et Pépète le bien-aimé. Tous ces ouvrages font l’objet d’innombrables rééditions. Quant à leur qualité littéraire, il suffit de dire qu’ils ont valu à leur auteur d’entrer à l’Académie française. Il en va de même de la littérature qui reflète généralement la société où elle se développe. Il semble donc logique que les romanciers nous aient transmis une image représentative des ambiances algériennes à forte imprégnation hispanique. Ainsi El jardín de Juan [Le Jardin de Juan], roman de Guy Franco, est un hymne à l’agriculteur péninsulaire en Algérie. Son auteur y décrit les mille tribulations et travaux d’une famille jusqu’à ce qu’elle réussisse à disposer de son propre jardin. Pour sa part, Albert Camus, descendant de mahoneses du côté maternel, maîtrisant parfaitement l’espagnol et le catalan, créateur dans ses œuvres de personnages espagnols notables et traducteur d’auteurs espagnols, se remémore son Oran natal du début du siècle dans des œuvres aussi universelles que La Peste ou Le Minotaure. Mais ce sera Louis Bertrand qui restituera le plus exactement la société espagnole de la colonie. Le Sang des races est le plus réussi de toute une série de récits romancés : Le En résumé, jusqu’à très en avant dans la période coloniale, ce sont les problèmes de survie qui priment parmi les immigrés espagnols en Algérie. Les préoccupations culturelles, politiques et même d’identité ne sont apparues qu’une fois le XXe siècle bien entamé. Jusqu’à ce moment subsistera chez l’Espagnol d’Algérie sa mentalité originelle, son échelle de valeurs, ses croyances religieuses…, sans cesse renouvelées par les nouveaux émigrants arrivés d’Espagne et par les fréquents contacts avec la Péninsule. Mais cette évolution sera de plus en plus nuancée par le passage par l’école française, l’influence du milieu, l’enracinement dans le pays et la promotion sociale. Cependant, des valeurs éthiques, sociales et culturelles persistent, qui laisseront dans la société européenne de l’Algérie une empreinte espagnole, et contribueront clairement à la constitution d’un nouveau peuple aux racines méditerranéennes, le piednoir8, l’Européen d’Algérie, 8)- En français dans le texte (N.d.T.) Source : J. B. Vilar : “La presse Espagnole en Algérie (1880-1931)”, in J. Déjeux et D. Pegeaux (sous la dir.), L’Espagne et l’Algérie au XXe siècle. Contacts culturels et création littéraire, Paris, 1985, pp. 53-65. 18 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Durant le Protectorat, le courant migratoire s’intensifie clairement, dans les premières années, entre 1912 et 1916, puis, dans les années vingt et le début des années trente, mais cela ne s’est pas traduit par une croissance importante de la colonie espagnole, étant donné que les retours ont continué à être nombreux. En 1927, la soumission du chef nationaliste Abd el Krim El Khattabi et de sa République du Rif est suivie de la “pacification” de la totalité du territoire de la zone nord du Maroc confiée à la protection de l’Espagne par les traités internationaux. Un an après, les sources disponibles parlent de 70 000 Espagnols établis dans cette zone, parmi lesquels 65% dans la capitale (Tétouan) et sa région, 15% dans l’axe atlantique (Larache, Ksar El Kébir-Assilah), les 20% restants étant disséminés dans le reste du territoire. Le Maroc et les autres pays d’immigration d’Afrique du Nord À l’exception de l’Algérie, les autres pays du Maghreb et par extension du continent africain, ont rarement attiré l’émigrant espagnol. Bien que le Maroc ait été à un moment le point de mire de ces émigrants, tant par sa proximité géographique que par la présence politique de l’Espagne dans ce pays, en aucun cas ces flux n’ont réussi à remplacer ceux dirigés vers l’Algérie dans le panorama des migrations espagnoles à l’étranger. Avant 1940, la présence espagnole était faible. Le fait que la plus grande partie du territoire, la plus riche, ait été administrée par une autre puissance européenne, la disparité de langue et de culture et la forte concurrence de la main-d’œuvre autochtone pour le travailleur espagnol non-qualifié, ont découragé l’émigration depuis l’Espagne. Bien que les professionnels spécialisés et les entrepreneurs y avaient des chances de réussir, le gros des immigrants espagnols, à l’époque, était formé de travailleurs agricoles et de journaliers urbains. Le déséquilibre entre le poids démographique du Maroc, dès le XIXe siècle (quelque 3 500 000 habitants en 1900) et ses ressources économiques limitées n’est pas étranger à cette situation. Ce pays aurait pu, en un sens, devenir un territoire au peuplement européen, malgré sa faible population relative (8 hab/km2 en 1917). Il n’y a que le mensonge pittoresque des africanistes de Madrid, aussi tenace qu’infondé, qui s’est évertué à présenter le Maroc comme une terre promise. Entre 1860, année où l’Espagne acquiert une situation préférentielle dans le pays (Traité de Tétouan), et 1900, les flux migratoires entre l’Espagne et le Maroc s’élèvent à un millier de personnes par an dans les deux directions, et enregistrent des soldes variant entre 150 et 437 (maximum atteint en 1887) personnes restant au Maroc. Entre 1900 et 1912, époque pendant laquelle les flux migratoires s’intensifient dans toutes les directions, le mouvement dans les deux sens entre la Péninsule et son voisin méridional a oscillé entre mille et quatre mille émigrants annuels, mais les Les entrées depuis l’Espagne pendant la Seconde Guerre mondiale furent plus celles d’Européens déplacés par le conflit, qui ont cherché refuge à Tanger ou dans d’autres villes, que celles de travailleurs espagnols. La première moitié des années cinquante a, à l’inverse, connu une intensification des retours dans le cadre des rapatriements qui ont précédé et accompagné l’indépendance du pays en 1956. Ces chiffres n’incluent cependant pas moins de 5 000 juifs séfarades aux passeports espagnols, ou en droit de l’acquérir (Vilar, 1978, 120), 19 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD soldes nets d’émigration ont continué à être bas, les retours étant relativement intenses. évoluant à la fois en parallèle et indépendamment de l’Européen de la métropole. Ses similitudes avec celui-ci ont été la base de son identité, et son idiosyncrasie et ses intérêts spécifiques (différents pendant un temps de ceux de la France et des musulmans algériens), l’origine de sa tragédie au moment de la décolonisation. tectorat espagnol, et le reste dans l’ancienne zone française, à commencer par Casablanca (29,6%), principal centre industriel et commercial du pays (Bonmatí, 1992). Dans les années qui ont suivi, la colonie espagnole s’est maintenue, bien qu’avec une tendance à la baisse, lente mais soutenue : 7 281 résidents en 1995, 6 257 en 1998 et 5 924 en 1999 (Vilar, 1999b ; Anuario, 2000). qui ont choisi l’Espagne comme lieu de résidence. À la veille de l’indépendance, les Européens du Maroc dépassaient le demi-million, dont 90 000 dans le Protectorat espagnol, 50 000 dans la zone internationale de Tanger, et le reste dans le secteur français. Les neuf dixièmes des Européens de la zone nord étaient espagnols, tout comme 40 % de ceux de Tanger, alors que dans la zone française, ils étaient seulement 26 000. Le nombre total de résidents espagnols au Maroc s’élevait à 138 000 (Gozálvez Pérez, 1994). En ce qui concerne les autres pays d’Afrique du Nord, l’immigration espagnole n’est pas significative dans le cas de la Tunisie et presque inexistante pour les autres. En général, les recensements officiels ne prennent même pas en compte ces flux, qui sont automatiquement classés sous la rubrique “Autres”. Ceux de 1921 et de 1926 apportent quelques informations précises : 664 Espagnols en Tunisie pour la première année mentionnée et 517 pour la seconde, pour un total respectivement de 156 115 et 173 281 Européens. C’est-à-dire 0,6% et 0,3% du total, groupe symbolique, décroissant, et constitué en majorité d’enfants d’Espagnols nés dans le pays d’adoption, et qui se consacrent, dans l’ordre au commerce, à l’industrie, aux transports et à l’agriculture, comme entrepreneurs ou travailleurs indépendants. La communauté européenne du pays est dominée par les émigrants originaires d’Italie, de France et de Malte, alors qu’en Libye, ce sont les Italiens et en Égypte les Grecs, les Italiens et les Britanniques qui sont majoritaires. Les Espagnols y étaient majoritairement d’origine andalouse (provinces de Cadix et de Malaga en particulier), suivis de ceux en provenance des Canaries. La plupart étaient installés à Tanger (au statut international mais d’aspect et de caractère très hispaniques), dans les villes de la zone espagnole (à commencer par Tétouan, la capitale), et dans les villes et les campagnes de la région française sur le littoral atlantique (Casablanca et sa province surtout). Dans la région d’Oujda, frontalière de l’Algérie, il existait également une communauté espagnole d’une certaine importance, émigrée d’Oranie. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Si, parmi les immigrants espagnols en territoire algérien, les actifs du secteur primaire ont toujours prédominé, au Maroc, la majorité était liée au secteur tertiaire (commerçants, transporteurs, hôteliers, etc.). Les agriculteurs (journaliers, fermiers et propriétaires) ont seulement représenté une certaine quantité dans les plaines fertiles entre l’embouchure du Sebou et le port d’El Jadida, dans la zone française. En 1999, 12 937 Espagnols résidaient en Afrique, soit un recul de 2 205 personnes par rapport à l’année précédente, dont la moitié au Maroc (5 924 soit 333 personnes de moins qu’en 1998). Loin derrière se trouve la République Sud-Africaine (1 530) et la Guinée équatoriale (758), dans les deux cas aussi avec une tendance à la baisse (perte respectivement de 53 et de 41 résidents espagnols cette même année). Les autres pays ne comportent pas de chiffres significatifs : toujours moins de 500 personnes, avec un maximum pour les pays avec lesquels des relations économiques d’une certaine Après l’indépendance, la présence espagnole a considérablement décliné. En 1983, elle s’élevait à 8 460 personnes sur un total de 61 935 étrangers non-africains, soit 13,6%. Bien qu’elle constitue la deuxième communauté du pays, elle reste loin derrière la communauté française (40 000 soit 64,6%). 31,7% des Espagnols résident dans la province de Tanger, 22,6% dans l’ancienne zone nord du pro- 20 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS De l’exode à l’exil: Rapatriés et Pieds-noirs en France, Paris, L’Harmattan, 1993. P. Mannoni, Les Français d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1993. V. 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EN AFRIQUE DU NORD intensité sont maintenues (à commencer par la Tunisie et l’Égypte avec 462 et 409 personnes, la Libye, avec 150 et une perte de 97 personnes par rapport à l’année précédente) ou qui bénéficient des activités de l’Agence Espagnole de Coopération Internationale (Mozambique, Cameroun, Angola, Namibie, Zaïre) –Anuario, 2000–. L’Algérie, en d’autres temps le principal pays d’immigration espagnole en Afrique méditerranéenne, comptait à peine dans l’année de référence une communauté de 273 Espagnols, 64 de plus que l’année précédente, presque sans exception des techniciens, des conseillers ou des religieux arrivés depuis l’indépendance. Juan Bautista VILAR Université de Murcie (Espagne) TABLEAUX MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Tableau I-a. MIGRATIONS ESPAGNOLES EN AFRIQUE (COMPARÉES AVEC CELLES VERS L’EUROPE ET L’AMÉRIQUE). ANNÉES 1882-1959 ANNÉES 1882 1883 1884 1885 1886 1887 1888 1889 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913 1914 1915 1916 1917 1918 1919 1920 Émigr. .. .. .. .. .. 1.389 1.174 1.179 871 676 892 1.309 13.161 612 1.136 1.285 964 1.372 2.500 1.856 1.453 1.273 1.896 2.124 2.120 2.488 1.793 2.238 3.299 2.731 9.217 8.140 6.449 6.912 6.852 166 153 2.463 1.865 EUROPE Retours .. .. .. .. .. 4.016 3.944 3.668 3.297 4.137 2.300 3.192 10.078 3.024 4.304 4.045 3.869 3.393 4.007 3.274 3.365 2.924 2.635 3.637 3.286 3.138 3.510 4.493 4.108 3.757 5.869 9.460 14.873 5.086 3.777 1.977 976 2.515 3.127 Solde .. .. .. .. -2.627 -2.770 -2.489 -2.426 -3.461 -1.408 -1.883 3.083 -2.412 -3.168 -2.760 -2.905 -2.021 -1.507 -1.418 -1.912 -1.651 -739 -1.513 -1.166 -650 -1.717 -2.255 -809 -1.026 3.348 -1.320 -8.424 1.826 3.075 -1.811 -823 -52 -1.262 Émigr. 32.780 30.576 24.777 18.680 31.580 40.943 48.962 97.567 43.368 43.517 41.992 51.994 44.546 100.702 118.637 47.325 41.648 31.226 38.003 33.622 23.211 32.218 57.167 90.692 95.533 98.697 124.901 114.007 153.796 138.773 203.542 165.010 81.094 61.284 73.369 53.632 26.994 83.609 16.346 22 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS AMÉRIQUE Retours 14.963 21.714 14.958 15.383 19.243 20.429 16.998 18.710 25.759 31.745 25.705 24.194 26.919 29.144 37.233 48.434 10.572 77.838 22.398 22.759 24.322 22.065 22.292 24.200 34.880 42.583 50.397 52.242 60.440 65.869 70.189 85.395 111.508 75.578 63.663 51.866 37.945 61.337 68.692 Solde 17.817 8.862 9.819 3.297 12.337 20.514 31.964 78.857 17.609 11.772 16.287 27.800 17.627 71.558 81.404 -1.109 31.076 -46.612 15.605 10.863 -1.111 10.153 34.875 66.492 60.653 56.114 74.504 61.765 93.356 72.904 133.353 79.615 -30.414 -14.294 9.706 1.766 -10.951 22.272 -52.346 Émigr. 13.178 12.826 10.110 15.843 23.351 19.265 19.001 20.661 15.742 19.485 17.608 16.589 18.852 14.728 18.141 17.011 13.048 15.755 17.345 15.085 20.712 16.520 21.032 26.778 22.330 19.342 24.700 18.055 25.632 24.563 32.111 32.783 25.167 18.426 11.017 4.752 4.293 8.191 11.758 AFRIQUE Retours 10.981 12.991 6.083 13.682 23.550 18.328 19.234 19.554 16.048 18.296 18.564 21.075 21.119 15.994 17.170 16.110 15.461 15.490 16.627 17.568 20.893 19.253 21.712 23.069 25.021 20.696 22.331 22.421 22.492 22.688 29.437 35.766 44.936 23.627 15.436 7.758 5.431 8.702 12.780 Solde 2.197 -165 4.027 2.161 -199 937 -233 1.107 -306 1.189 -956 -4.486 -2.267 -1.266 971 901 -2.413 265 718 -2.483 -181 -2.733 -680 3.709 -2.691 -1.354 2.369 -4.366 3.140 1.875 2.674 -2.983 -19.769 -5.201 -4.419 -3.006 -1.138 -511 -1.022 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939 1940 1941 1942 1943 1944 1945 1946 1947 1948 1949 1950 1951 1952 1953 1954 1955 1956 1957 1958 1959 Émigr. 1.322 1.065 1.726 1.515 2.538 1.340 1.538 1.793 1.918 1.739 1.450 2.067 2.883 2.468 2.388 2.460 1.072 778 567 333 4 6 632 18 684 2.571 429 590 3.183 651 887 1.236 1.915 2.205 2.263 2.314 2.685 3.260 EUROPE Retours 3.380 2.192 2.465 2.575 2.915 2.935 2.947 2.048 1.913 1.613 1.996 2.458 2.675 2.491 2.607 1.788 1.850 679 2.400 686 23 32 8 26 22 1.106 2.587 706 398 2.820 626 761 1.027 1.407 2.237 2.315 2.239 1.904 2.454 Solde -2.058 -1.127 -739 -1.060 -377 -1.595 -1.409 -255 5 126 -546 -391 208 -23 -219 672 -778 99 -1.833 -353 -19 -26 -8 606 -4 -422 -16 -277 192 363 25 126 209 508 -32 -52 75 781 806 Émigr. 74.639 72.697 102.350 97.901 68.921 58.138 58.610 62.506 67.118 56.353 27.616 22.730 18.064 19.208 20.946 13.240 265 44 891 4.076 5.941 2.359 1.961 2.401 3.378 5.575 13.532 19.156 41.910 55.314 56.907 56.648 44.572 52.418 62.237 53.082 57.900 47.179 34.648 AMÉRIQUE Retours 98.878 59.174 40.840 45.694 67.237 51.460 52.489 48.278 45.656 50.184 61.939 52.872 35.382 23.650 18.652 11.607 17 64 1.979 2.578 1.804 698 1.146 1.854 2.537 4.076 4.696 4.690 5.394 6.911 8.937 13.964 15.299 14.633 14.868 14.863 18.613 22.888 19.100 Solde -24.239 13.523 61.510 52.207 1.684 6.678 6.121 14.228 21.462 6.169 -34.323 -30.142 -17.318 -4.442 2.294 1.633 248 -20 -1.088 1.498 4.137 1.661 815 547 841 1.499 8.836 14.466 36.516 48.403 47.970 42.684 29.273 37.785 47.369 38.219 39.287 24.291 15.548 Émigr. 10.378 12.290 11.705 11.916 11.759 10.842 10.585 10.229 14.543 18.054 20.234 18.166 19.499 18.594 15.417 7.856 242 55 145 940 5.254 7.466 11.115 9.069 16.638 7.090 11.023 9.005 10.918 9.866 12.748 21.241 22.557 35.396 7.274 3.143 3.542 201 258 AFRIQUE Retours 12.968 13.827 13.104 12.230 11.286 10.225 9.395 8.774 11.911 16.717 19.863 20.774 19.477 19.294 18.932 12.755 158 139 471 1.030 6.239 7.912 22.851 9.360 8.803 4.363 5.454 6.043 7.322 6.404 8.653 15.094 18.981 22.565 5.728 4.297 3.999 300 286 Solde -2.590 -1.537 -1.399 -314 473 617 1.190 1.455 2.632 1.337 371 -2.608 22 -700 -3.515 -4.899 84 -84 -326 -90 -985 -446 -11.736 -291 7.835 2.727 5.569 2.962 3.596 3.462 4.095 6.147 3.576 12.831 1.546 -1.154 -457 -99 -28 Source : Memorias Anuales. Datos sobre Migraciones. 1979-1989, Madrid : Ministère du Travail, Direction Générale de l’I.E.E., 1980-1990 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid, Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999. 23 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD ANNÉES TABLEAUX MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Tableau I-b MIGRATIONS ESPAGNOLES ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE (COMPARÉES AVEC CELLES EN DIRECTION DES AUTRES CONTINENTS). ANNÉES 1960-1999 ANNÉES 1960 * 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 Émigration 19.610 59.243 65.335 83.449 102.098 74.507 56.373 25.907 66.699 100.821 97.655 113.696 104.134 96.077 50.695 20.618 12.124 11.336 11.993 13.019 14.065 15.063 16.144 19.282 17.603 17.089 15.996 15.343 14.603 13.959 11.255 8.368 4.071 2.297 1.874 1.795 1.219 810 EUROPE Retours 12.200 8.300 46.300 52.700 99.000 120.700 131.700 99.900 106.000 95.600 66.200 88.100 80.200 73.900 88.000 110.200 73.900 64.500 52.000 35.900 19.242 14.299 15.067 14.715 14.263 13.420 14.265 13.953 14.484 14.751 14.363 15.328 22.467 13.418 13.487 12.918 16.613 16.297 Solde 7.410 50.943 19.035 30.749 3.098 -46.193 -75.327 -73.993 -39.301 5.221 31.455 25.596 23.934 22.177 -37.305 -89.582 -61.776 -53.164 -40.007 -22.881 -5.177 764 1.077 4.567 3.340 3.669 1.731 1.390 119 -792 -3.108 -6.960 -18.396 -11.158 -11.663 -11.181 -15.502 -15.487 24 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS AFRIQUE Émigration 4.609 928 1 229 48 32 38 22 4 34 4 14 — 11 42 — — — — — 1.525 2.572 4.263 4.052 5.111 2.153 1.011 690 386 373 -408 -467 -363 -437 -575 -443 -593 -1.011 AMÉRIQUE Émigration 33.529 35.658 31.951 24.416 23.915 9.505 10.832 10.108 10.467 10.129 6.921 6.042 5.213 3.759 3.151 3.332 3.014 2.841 2.152 1.985 1.372 1.716 1.524 1.220 1.097 979 884 865 927 697 -13.071 -7.844 -6.655 -5.466 -5.444 -6.189 -8.302 -8.777 ASIE-OCÉ. Émigration 799 837 4.230 1.436 342 557 660 367 880 1.165 886 1.127 687 1.059 1.122 177 146 116 33 23 451 1.449 1.538 1.294 1.256 590 464 363 220 116 -493 -864 -727 -489 -521 -638 -711 -1.036 AUTRES Émigration — — — — — 159 60 48 72 56 72 105 109 238 271 360 212 229 1.443 2.172 — — — — — — — — — — — — — — — — — — 1998 1999 Émigration 660 645 EUROPE Retours 17.615 20.201 AFRIQUE Émigration -1.228 -1.308 Solde -16.995 -19.556 AMÉRIQUE Émigration -9.818 -12.327 ASIE-OCÉ. Émigration -1.200 -1.379 AUTRES Émigration — — Source : Memoria Anual. 1989. Datos sobre Migraciones, Madrid : Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale, 1990; Anuario de Migraciones. 2000, Madrid : Ministère du Travail et des Affaires Sociales, 2001 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999. * Depuis 1960, il n’existe plus de données distinctes entre les retours d’Afrique, d’Amérique et d’Asie-Océanie. Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931) ANNÉE 1833 1834 1835 1836 1837 1838 1839 1840 1841 1842 1843 1844 1845 1846 1847 1848 1849 1850 1851 1852 1853 1854 1855 1856 1857 ....... ALGER Français Espagnols 2.731 3.185 3.205 3.625 4.262 5.392 6.861 7.548 9.963 12.287 13.260 20.676 34.553 34.234 32.986 33.846 30.897 27.880 28.548 ..... ..... 38.546 41.444 45.228 51.231 ..... 981 1.164 1.418 3.255 3.346 4.311 4.735 5.076 7.027 8.845 8.164 11.004 17.052 20.930 16.702 16.826 17.456 19.995 19.816 ..... ..... 19.842 20.552 20.916 23.365 ..... ORAN Français Espagnols 340 477 729 980 1.211 1.396 1.432 1.602 1.865 ..... ..... ..... 5.695 8.260 11.297 16.974 15.959 19.757 21.535 ..... ..... 22.894 26.150 26.821 29.277 ..... CONSTANTINE Français Espagnols 266 455 743 1.148 1.602 2.139 2.446 2.316 3.347 ..... ..... ..... 7.795 10.218 11.737 13.585 15.562 20.164 20.412 ..... ..... 17.802 20.346 19.841 21.342 ..... 412 687 954 880 1.119 1.246 1.238 3.043 3.669 ..... ..... ..... 6.091 4.690 9.413 13.196 11.149 14.407 20.967 ..... ..... 18.137 19.375 20.641 26.422 ..... 25 44 190 233 189 241 244 212 373 422 ..... ..... ..... 488 385 611 613 641 1.366 1.522 ..... ..... 1.695 1.671 1.461 1.558 ..... TOTAL des trois départements Français Espagnols Total Européens 3.483 4.349 4.888 5.485 6.592 8.034 9.526 12.193 15.597 ..... 28.163 37.701 46.339 47.274 53.696 54.006 58.005 62.044 66.050 ..... 77.558 79.577 86.969 92.738 106.930 ..... 1.291 1.809 2.394 4.592 5.189 6.694 7.393 7.765 10.796 ..... ..... ..... 25.335 31.528 29.050 31.024 33.659 41.525 41.750 ..... 36.615 39.339 42.569 41.237 46.245 ..... 7.812 9.750 11.221 14.561 16.770 20.078 25.000 27.865 37.374 ..... 59.186 75.420 96.119 109.400 103.863 115.101 112.607 125.963 131.283 ..... 136.194 151.172 163.950 159.282 180.472 ..... IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD ANNÉES TABLEAUX Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931) ANNÉE ALGER Français Espagnols 1861 ....... 1866 ....... 1872 ....... 1876 ....... 1882 ....... 1886 ....... 1891 ....... 1896 ....... 1901 1906 1911 1926 1931 49.731 ..... 51.840 ..... 55.831 ..... 82.973 ..... 98.807 ..... 23.105 ..... 27.205 ..... 30.605 ..... 34.660 ..... 42.043 ..... ..... ORAN Français Espagnols CONSTANTINE Français Espagnols 24.835 ..... 28.455 ..... 37.658 ..... 55.877 ..... 68.383 ..... 93.262 ..... 30.443 ..... 34.582 ..... 36.659 ..... 59.333 ..... 64.555 ..... 2.081 ..... 2.850 ..... 3.103 ..... 3.501 ..... 3.894 ..... ..... 32.055 ..... 35.697 ..... 37.111 ..... 56.486 ..... 70.575 ..... 64.715 ..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... ..... 152.568 ..... ..... ..... ..... ..... 50.017 ..... ..... 36.294 30.710 ..... 131.343 ..... ..... ..... ..... ..... 102.689 ..... ..... 96.869 77.333 ..... 90.346 ..... ..... ..... ..... ..... 2.559 ..... ..... 1.363 1.595 TOTAL des trois départements Français Espagnols Total Européens 112.229 ..... 122.119 ..... 129.601 ..... 156.365 ..... 195.418 ..... 219.071 ..... 267.672 ..... 318.137 ..... 364.257 449.420 492.660 657.641 733.242 48.145 ..... 58.510 ..... 71.366 ..... 92.510 ..... 114.320 ..... 144.530 ..... 151.859 ..... 157.560 ..... 155.265 117.475 135.150 135.032 109.821 220.843 ..... 251.942 ..... 279.691 ..... 344.749 ..... 412.435 ..... 487.715 ..... 548.300 ..... 595.929 ..... 667.242 710.902 781.293 870.370 920.788 Sources : J. RUBIO, Emigración española a Francia, Barcelona, Ariel, 1974 ; J.B. VILAR, Los españoles en la Argelia francesa (1830-1914), Madrid, MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 C.S.I.C. 1989 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África, 1830-1999, Madrid, Arco-Libros, 1999. 26 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS 1991 33.608 333 8.035 25.240 1992 14.478 57 4.014 10.407 1993 7.384 2.297 5.087 1994 6.232 24 1.850 4.358 1995 7.813 11 1.784 6.018 1996 7.837 10 1.209 6.618 1997 8.440 7 803 7.630 1998 5.614 3 657 4.954 1999 6.286 1 644 5.641 VERS D’AUTRES CONTINENTS AFRIQUE 781 AMÉRIQUE 572 ASIE 39 OCEANIE 1 297 1.581 71 11 173 875 64 26 59 263 26 2 122 194 25 - 93 131 55 - 49 207 70 - 11 163 130 6 18 143 43 3 3.975 20.413 4.418 12.940 5.528 12.110 6.273 14.427 6.353 14.469 7.530 16.296 8.021 13.945 8.655 15.148 VERS L’EUROPE Permanente Temporaire Saisonnière MARINS TOTAL..... 4.671 39.672 Source : Estadística de Emigración Asistida. Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 1998; Anuario de Migraciones, 2000, Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 2001. 27 IMMIGRATION ET PRÉSENCE ... EN AFRIQUE DU NORD Tableau III. ÉMIGRATION ESPAGNOLE (1991-1999) L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE (1880-1975) L’émigration de masse : 1880-1930 Entre 1880 et 1975, deux millions d’habitants ont quitté l’Espagne pour émigrer de l’autre côté de l’Atlantique. Une telle saignée démographique doit être expliquée et caractérisée : il est nécessaire de comprendre quelles ont été les causes de cet exode, comment cette émigration a évolué au cours d’une si longue période, quelles sont les origines régionales des émigrants, leurs caractéristiques démographiques et leurs destinations principales en Amérique latine. L’ESPAGNE COMME PAYS D’ÉMIGRATION Pendant cette première étape, le principal déterminant de l’émigration des Espagnols à l’étranger est l’énorme déséquilibre entre la forte croissance démographique de l’Espagne et une structure économique incapable d’absorber l’excédent démographique. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Selon les chiffres fournis par les organismes officiels espagnols chargés du contrôle de l’émigration, deux étapes peuvent être distinguées : la première, entre 1880 et 1930, et la deuxième, entre la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années soixante. Entre les deux, une période de quinze ans, durant laquelle l’émigration espagnole connaît une brusque interruption et change de nature : d’économique, elle devient politique. La transition démographique ayant permis de démultiplier le taux naturel de croissance, la population recensée en Espagne a augmenté de 5 millions d’habitants entre 1900 et 1930, croissance qui, sans l’émigration à l’étranger, aurait été encore plus importante. Cette augmentation est, en seulement 30 ans, deux fois supérieure à celle de toute la deuxième moitié du XXe siècle, alors qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une structure économique à peine modernisée, à bien des égards similaire à celle de l’Ancien Régime. Ainsi, en 1900, presque la moitié du PIB national et 70% de la population 28 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Cette importante dépendance de l’économie agraire souligne que, si l’on veut comprendre les raisons de l’émigration, on ne peut manquer d’évoquer une série de facteurs qui incitent, à l’époque, à quitter le milieu rural. Ces facteurs ont freiné la modernisation des campagnes et ont contribué, indépendamment ou en chaîne, à créer un fort exode démographique. c) Le manque d’entités financières. Devant l’absence d’organismes de crédit, notamment agricoles, le petit ou moyen paysan devait supporter, pour réaliser quelque amélioration et payer la location et/ou les impôts dans les périodes de mauvaises récoltes, des prêts très défavorables concédés par des usuriers locaux qui s’enrichissaient aux dépens de ces petits propriétaires. a) Les formes d’héritage de la terre. Le système de majorat et la division de la propriété entre tous les enfants a provoqué l’émigration d’une partie de la population : dans le premier cas, l’émigration des enfants qui n’héritaient pas, et dans le deuxième, celle de presque tous les héritiers quand l’exploitation familiale, à la suite de subdivisions successives, finissait par ne plus être viable économiquement. d) La pression fiscale. L’imposition rurale se fondait de façon excessive sur le produit agricole net : les agriculteurs les plus défavorisés étaient, d’une part, les petits paysans qui produisaient toujours quelque chose même si cela leur suffisait à peine pour subsister et, d’autre part, les journaliers qui vivaient dans des zones de grandes propriétés foncières, les propriétaires sous-exploitant leurs terres et réduisant ainsi la capacité d’emploi dans ces régions pour éviter de payer trop d’impôts. b) Les régimes d’exploitation et la taille des exploitations agricoles. Les plus défavorisés en cas de perte de la récolte ou de destruction des cultures, étaient les exploitations de petite taille cultivées directement par le propriétaire ou en régimes de fermage ou de métayage ; les premières parce que l’agriculteur était ruiné, les deuxièmes parce que l’agriculteur ne pouvait pas assurer le paiement de la part qui revenait au propriétaire dans Conjointement à l’importance du secteur pri- 29 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE le cas d’une location, et devait, par conséquent, abandonner les terres qu’il avait travaillées jusquelà. De plus, dans certaines zones du pays, l’existence d’un système d’exploitation en petites propriétés était peu propice à l’emploi d’une abondante maind’œuvre pendant toute l’année. Dans d’autres, le système de grandes propriétés prédominant générait un chômage agricole pendant de longues périodes, en raison des cultures mêmes ; au début du siècle, en effet, à l’exception de la Cantabrie, la Catalogne et la région de Valence, plus des deux tiers des superficies agricoles régionales étaient destinées à la culture des céréales. Même les systèmes de petites et grandes propriétés en général n’ont pas effectué la modernisation nécessaire quand le capitalisme a pénétré dans l’agriculture. Dans certains cas parce que les petits propriétaires manquaient de ressources, et dans d’autres, parce que les propriétaires fonciers n’investissaient pas dans la mécanisation de leurs propriétés, puisqu’ils disposaient d’une main-d’œuvre journalière abondante et bon marché. active dépendaient du secteur primaire. Il est évident que dans les premières décennies de ce siècle, le pays a connu une modernisation économique qui a amoindri le poids du secteur primaire dans le PIB (35% seulement en 1930) ; cependant, la proportion de la population active employée dans ce secteur (47%) a largement empêché que le processus d’industrialisation et d’urbanisation espagnol ne s’apparente à celui de pays plus avancés d’Europe occidentale. Pire, si l’on analyse la situation au niveau régional, force est de constater qu’en 1900, le secteur primaire représentait la moitié ou plus du PIB dans treize régions espagnoles. En 1930, le secteur primaire se maintient à ce niveau dans huit régions, et reste majoritaire dans onze. qu’on leur racontait. Comme ces agents percevaient en général une prime par émigrant, ils exagéraient souvent les chances de trouver un emploi et la facilité de s’enrichir dans le pays récepteur, essayant par-là d’augmenter, dans la mesure du possible, le nombre de leurs “victimes”. De plus, dans la plupart des cas, les recruteurs fournissaient également à l’émigrant les papiers nécessaires à l’embarquement, au voyage et même un contrat de travail, favorisant ainsi dans bien des cas, l’émigration clandestine par un embarquement au long cours ou dans des ports étrangers (Gibraltar, Bordeaux, Marseille, Lisbonne, etc.) ou par la falsification des papiers d’identité. maire dans l’économie espagnole, la faible industrialisation du pays est un aspect notable. En effet, les zones industrielles se limitaient pratiquement aux régions de Barcelone, Madrid et Biscaye ou à des localités très précises dans d’autres régions. Dans les deux cas, la demande de main-d’œuvre, tant pour l’industrie que pour la construction ou les services qui nécessitaient préalablement un processus d’urbanisation, a été incapable d’absorber l’exode provenant des régions rurales. En plus de ces causes à caractère économique, il faut en considérer trois autres, de nature sociale, qui sont : la chaîne migratoire, l’action des agents recruteurs d’émigrants et la volonté d’échapper au service militaire. La troisième cause (échapper au service militaire), s’explique par les difficultés rencontrées pour se faire exempter du service, la longue période d’incorporation sous les drapeaux, et le danger de ne pas revenir ou de revenir handicapé des guerres coloniales (Maroc et Cuba). Ce désir de fuir les obligations militaires de la part de certains jeunes gens et, comme nous le verrons plus loin, les restrictions légales à leur émigration, expliquent que ce fut particulièrement ce groupe qui a grossi les rangs de l’émigration clandestine et qui a été le plus enclin à tomber dans les réseaux des recruteurs ou des agences qui fournissaient les faux papiers et le billet nécessaire pour quitter le pays. C’est pour les mêmes raisons que certaines familles ont avancé l’âge de départ de leurs fils : la proportion de garçons dans l’ensemble de l’émigration a été, par conséquent, plus élevée que la normale dans un courant de type individuel comme celui qui nous intéresse. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 La chaîne migratoire trouve son origine dans les lettres des émigrants qui, depuis l’étranger, incitaient d’autres personnes (familles, amis...) à les rejoindre, en enjolivant souvent leurs conditions de vie dans leur nouveau pays et en promettant de fournir un logement, un travail, voire même le billet. Cette chaîne pouvait provenir également de l’effet psychologique du retour de l’émigrant enrichi (appelé “indiano”) sur des habitants aux faibles ressources, tentés d’imiter cette destinée. Il est difficile de quantifier le nombre d’Espagnols qui ont émigré pour cette raison, mais on peut par contre affirmer que la chaîne migratoire a eu plus de répercussions dans les zones d’émigration importante (plus grand nombre d’habitants donc plus grand nombre de “lettres d’appel”), ce qui explique le dépeuplement de lieux précis ou l’émigration d’habitants d’un même village ou d’une même région vers une destination identique. Nous ne pouvons pas ne pas mentionner ici deux autres facteurs qui sont également déterminants pour expliquer l’émigration significative des Espagnols à l’étranger pendant cette période : d’un côté une législation permissive avec l’émigration et, de l’autre, les progrès dans les transports maritimes de passagers. L’action des agents recruteurs d’émigrants (appelés aussi “ganchos”), a également eu beaucoup d’effets. En effet, les informations et les conditions de vie et de travail qu’ils promettaient, bien souvent verbalement, ont convaincu quelques émigrants potentiels au faible niveau d’instruction qui ne remettaient pas en question la véracité de ce 30 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS En revanche, malgré l’importance de l’exode espagnol, toutes les régions n’ont pas contribué au courant migratoire dans les mêmes proportions. Bien au contraire, la répartition géographique a été hautement inégale puisque selon les chiffres officiels, ce n’est que de sept régions (Galice, Andalousie, Catalogne, région de Valence, Asturies, Canaries et Castille-Léon) qu’est partie l’immense majorité de l’émigration et, entre ces régions, la Galice et l’Andalousie ont fourni la moitié des flux. L’AMÉRIQUE LATINE COMME DESTINATION Des 3,5 millions de départs enregistrés dans les ports d’embarquement espagnols pendant cette période, le gros de l’émigration s’est dirigé vers deux pays, l’Argentine (46 %) et Cuba (39 %), tandis que le reste s’est réparti entre le Brésil, l’Uruguay et, dans une moindre mesure, les autres républiques latino-américaines. Quant aux progrès des transports maritimes, qui ont un rôle dans la (re)configuration des flux migratoires, il faut signaler : a) l’augmentation de la rapidité et de la capacité des navires transatlantiques de voyageurs ; b) les prix tout à fait accessibles de certains billets ; c) l’abondance de compagnies de navigation et de ports d’embarquement ; d) un calendrier régulier de départs tout au long de l’année. C’est dire qu’il était relativement facile de partir et, qu’en plus, un navire pouvait transporter à chaque voyage plus de passagers et faire plus de voyages chaque année. Cependant, et bien que les prix des billets aient à peine augmenté, si l’on considère la faible capacité d’épargne de l’agriculteur espagnol, on peut en déduire que la plus grande partie des émigrants était composée de trois groupes. Tout d’abord, les petits agriculteurs qui étaient obligés d’hypothéquer ou de vendre leurs terres pour payer leur billet ; ensuite, les journaliers auxquels les autorités du pays récepteur payaient une partie ou la totalité du billet aller ; enfin, les émigrants saisonniers qui, grâce à En général, la demande latino-américaine d’immigrants espagnols visait à obtenir l’apport démographique nécessaire pour peupler et moderniser économiquement les pays de cette zone. La plupart de ces pays ont donc adopté plusieurs mesures législatives afin d’encourager l’immigration, et certains États ont recouru à l’installation de Bureaux d’Immigration en Espagne, à la publication de guides ou de feuillets vantant les avantages que l’immigrant rencontrerait dans son nouveau foyer, et à l’envoi d’agents de recrutement. Les résultats de toutes ces mesures ont plus dépendu des possibilités de réussite de l’émigrant dans le pays de destination que des conditions climatiques et/ou sanitaires existantes. De plus, dans tous les cas, les oligarchies dirigeantes ont dû 31 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE l’articulation des marchés du travail espagnol et latino-américains, et à ce qu’ils gagnaient d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, pouvaient financer leurs allers et retours et conserver en plus quelques économies. Depuis la promulgation en 1853 de la première loi de régulation de l’émigration, la législation espagnole se caractérise par sa permissivité : elle ne limite que les départs des jeunes en âge de faire leur service militaire, des accusés et des condamnés par la justice, des femmes sans permis paternel ou conjugal et des personnes n’ayant pas les papiers adéquats pour quitter le pays. La raison en est simple : le gouvernement espagnol avait peur que l’émigration ne provoque un déficit dans les troupes, qu’elle permette d’échapper à l’action de la justice ou qu’elle ne favorise la traite des blanches. Une législation aussi permissive s’explique par l’intérêt du gouvernement espagnol à éliminer les causes de mécontentement social et à obtenir des bénéfices aussi bien économiques (croissance des exportations et injection de capitaux provenant de l’étranger, les envois de fonds) que politiques (augmentation de l’influence de l’Espagne en Amérique latine à travers les émigrants). latino-américain et espagnol, de telle sorte qu’une fois terminées les récoltes en Amérique latine, l’émigrant rentrait en Espagne pour exécuter des travaux agricoles similaires, initiant ensuite un nouveau cycle migratoire une fois les récoltes espagnoles terminées. Tant l’émigration saisonnière que l’émigration temporaire aboutissaient souvent à une émigration permanente, certains Espagnols s’installant définitivement dans les pays récepteurs. accepter l’arrivée d’une immigration espagnole, portugaise et italienne nombreuse, alors qu’ils avaient exprimé leur prédilection pour des immigrants provenant d’Europe occidentale et septentrionale : l’Europe méridionale était la seule zone capable de générer une abondante maind’œuvre bon marché et disposée à émigrer en Amérique latine. L’utilisation de l’excédent démographique espagnol par les États latino-américains, selon leurs besoins précis, a donné lieu à trois types temporels de courants migratoires. Le premier est un courant de type permanent, composé de colons agricoles désirant mettre en culture les terres vierges ou exploiter celles déjà occupées, et d’ouvriers pour réaliser le processus d’industrialisation et pour compenser le manque de main-d’œuvre dans les secteurs qui allaient connaître un décollage, suite de la croissance démographique issue de l’immigration massive (construction, commerces, transport, services financiers et à caractère privé, etc.) Conformément à la demande transocéanique, l’émigration espagnole à l’étranger s’est caractérisée durant cette étape par la prédominance d’émigrants adultes (plus des trois quarts des émigrants ont plus de 14 ans), de sexe masculin (la sex ratio dépassait toujours l’indice 200), actifs (plus de 60% des émigrants déclaraient une profession à l’embarquement), et d’origine rurale (plus des deux tiers des émigrants actifs se déclaraient agriculteurs ou journaliers). L’évolution suivie par la population espagnole recensée en Amérique peut également servir d’indicateur des destinations prioritaires de cette émigration et de la durée du séjour. On peut ainsi constater que de 170 000 Espagnols résidant de l’autre côté de l’Atlantique, on passe à un demi million jusqu’en 1900, et à un million et demi jusqu’en 1920. Les destinations préférées des émigrants espagnols sont à l’époque l’Argentine et Cuba, suivies du Brésil et, dans une moindre mesure, de l’Uruguay, du Mexique et du Chili. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 La deuxième est un courant de type temporaire, composé d’émigrants qui se destinaient uniquement à la réalisation des infrastructures nécessaires à l’augmentation des exportations et qui s’en allaient une fois celles-ci achevées, comme cela a été le cas pour le canal de Panama, les lignes ferroviaires et les réseaux de circulation d’Argentine, du Brésil, de la Colombie, de Cuba, ou de l’Uruguay, et l’agrandissement des principaux ports d’Amérique latine (Buenos Aires, Monte-video, La Havane, Santos ou Rio de Janeiro). L’affermissement de l’Argentine comme un des principaux fournisseurs mondiaux de céréales dans les dernières décennies du XIXe siècle a impliqué une forte extension des superficies cultivées et la modernisation de l’économie nationale. Ces développements, encouragés par les investissements étrangers, exigeaient une abondante force de travail pour réaliser le défrichement et l’exploitation des nouvelles terres, ramasser les récoltes, construire les nouveaux embranchements ferroviaires et les infrastructures urbaines, et pour répondre aux Le troisième est un courant de type saisonnier, lié à l’agriculture d’exportation de certains pays d’Amérique latine qui ne nécessitait une abondante force de travail journalier que durant les mois de récoltes, comme à Cuba pour la récolte de la canne à sucre ou en Argentine pour la moisson des céréales. Ce type d’émigration était facilité par les dates de germination différentes d’une zone à l’autre, et donc par une articulation des marchés 32 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS C’est en Argentine que se trouve la colonie espagnole la plus importante numériquement : en 1914, un peu plus de 840 000 Espagnols résident dans ce pays. La colonie espagnole est alors la première colonie étrangère en Argentine après l’italienne. Elle concerne un habitant sur dix et un tiers des étrangers. Ce sont les possibilités d’emploi, plus nombreuses, dans l’industrie et dans les services, et la présence de services sociaux essentiels comme le logement, la santé publique et l’éducation qui ont déterminé l’installation de la grande majorité des émigrants espagnols dans les villes du littoral septentrional et particulièrement à Buenos Aires. De facto, plus des deux tiers de la colonie espagnole résidant en Argentine se trouvent à l’époque dans la capitale fédérale et dans sa province. Le besoin de force de travail immigrée se fait donc sentir de façon impérieuse, prenant différentes formes dans les campagnes et dans les villes. En milieu rural, les besoins étaient essentiellement orientés vers le recrutement de fermiers d’une part, et de journaliers pour la récolte des céréales, d’autre part. Dans le premier cas, parce que les propriétaires fonciers argentins avaient besoin de louer leurs terres afin d’augmenter leur productivité et leur valeur ; dans le deuxième cas, parce que l’extension de la superficie cultivée, le manque de mécanisation, et la nécessité d’approvisionner les marchés internationaux avant l’Amérique du Nord, obligeaient les propriétaires à offrir des salaires journaliers susceptibles d’attirer périodiquement des manœuvres européens. Dans le cas de Cuba, l’immigration espagnole est favorisée même avant l’indépendance, les propriétaires fonciers devant impérativement rentabiliser leurs terres. L’ouverture du processus d’abolition de l’esclavage, décrété en novembre 1879, et la nécessité de réduire les coûts de production et d’augmenter les bénéfices, ont amené les propriétaires des grandes haciendas à préférer la main-d’œuvre libre aux esclaves affranchis, pour des raisons économiques. En principe, tout laisse à penser que la main-d’œuvre libre venant de l’étranger serait revenue plus chère aux propriétaires que les esclaves affranchis, mais en réalité, le recours à l’immigration des travailleurs d’Espagne et des Canaries par la classe dirigeante lui a permis, sous prétexte d’un (faux) manque de force de travail dans l’île, de geler les salaires des affranchis et des nouveaux venus. C’est dans les planta- En milieu urbain, cette force de travail était également nécessaire, pour compenser le manque d’autochtones et maintenir les indices de croissance. C’est ainsi que les transports, la construction et surtout le commerce et l’industrialisation croissante ont accaparé une grande partie de 33 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE l’immigration. De plus, si l’Argentine dépendait de l’immigration pour consolider son modèle économique, elle en avait aussi besoin pour diminuer le pouvoir du mouvement ouvrier qui, prenait depuis 1900 de plus en plus d’ampleur, par l’arrivée d’une main-d’œuvre étrangère docile et adaptable aux besoins du marché du travail. demandes des secteurs industriel, commercial et des services naissants. C’est de là qu’est venu le fort intérêt des autorités argentines à stimuler l’immigration, spécialement lorsqu’elle a eu à faire face à l’énorme besoin de force de travail généré par l’expansion économique du début du XXe siècle, principalement fondée sur quatre piliers : 1º) la croissance de la superficie agricole cultivée, conséquence de l’augmentation en valeur des exportations, surtout les céréales ; 2º) la croissance de l’industrie liée à la demande interne d’articles de consommation peu sophistiqués ou à la proximité du marché et des matières premières ; 3°) l’essor de la construction du fait de la demande de logement issue de la croissance démographique et la nécessité d’améliorer les infrastructures urbaines ; et 4°) l’augmentation et la diversification du secteur des services, dont le commerce, selon la croissance de la population du pays et des besoins qui en découlent. la plaçait au premier rang des colonies étrangères, de telle sorte qu’1% des habitants de l’île et 70% des résidents étrangers étaient espagnols. La répartition de la colonie espagnole dans le pays est corollaire au processus d’expansion économique lié à la canne à sucre : quatre Espagnols sur dix sont installés dans la florissante province de La Havane et la même proportion se répartit entre les provinces sucrières des villes d’Oriente et de Camagüey. Alors que l’Argentine et Cuba accueillent le même nombre d’immigrants, la seule différence qui existe entre leurs communautés espagnoles respectives réside dans le fait que, dans le cas de Cuba, le courant saisonnier est bien plus important. tions de sucre que l’emploi de main-d’œuvre étrangère a été le plus nécessaire lors de l’abolition de l’esclavage, car c’est là que travaillait la majorité de la population esclave de l’île. Après l’indépendance, la demande cubaine de main-d’œuvre extérieure a augmenté du fait de la conjonction de plusieurs évolutions : premièrement, Cuba entame le siècle avec d’importantes pertes démographiques, conséquences de la guerre d’indépendance ; deuxièmement, la politique de concentration menée par le général Weyler pendant la guerre a abouti au refus d’une partie de la population rurale regroupée de retourner à la campagne, laissant celle-ci dépourvue d’une partie de la force de travail nécessaire à la reconstruction des plantations détruites durant le conflit ; troisièmement, des travaux de construction de lignes ferroviaires sont menés afin de relier les zones occidentale et orientale de l’île. Enfin, l’expansion sucrière commence dans des zones pratiquement désertes, dans les provinces de Camagüey et Oriente. Au Brésil, c’est l’État de Sao Paulo qui a attiré la majorité de l’immigration. Déjà au milieu des années 1880, la nécessité d’étendre la superficie cultivée de champs de café et de remplacer les esclaves quand le système de production esclavagiste est entré en crise, a accru le besoin de force de travail immigrée dans la région de Sao Paulo. Les fazendeiros (grands propriétaires terriens de cultures extensives du café) ont appliqué une discrimination au niveau de la demande de maind’œuvre, car, malgré une offre interne plus ou moins importante, ils ont préféré recourir à la main-d’œuvre européenne. Nous pouvons pensons que, comme dans le cas de Cuba, les fazeideiros et l’oligarchie brésilienne ont privilégié l’immigration blanche, convaincus que celle-ci était essentielle à “l’amélioration de la race”, qu’elle avait une capacité de travail bien supérieure à la main-d’œuvre noire et surtout qu’elle permettait de maintenir à la baisse les salaires agricoles. Ainsi, l’émigration espagnole au Brésil pendant les vingt premières années du XXe siècle a été fortement liée à la demande de la région de Sao Paulo et à l’immigration subventionnée. De plus, il ne faut pas oublier que la force de travail espagnole s’est substituée à l’immigration italienne qui se tarit exactement à cette époque, à cause des mauvaises conditions de vie imposées par les fazendeiros. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Néanmoins, si toutes ces raisons sont importantes, elles n’excluent pas pour autant les effets majeurs de la législation cubaine qui, en interdisant l’immigration des non-blancs et l’immigration subventionnée ou employée depuis l’étranger, favorise clairement l’immigration espagnole : en plus de réduire la concurrence possible d’immigrants d’autres nationalités, elle permet aux Espagnols d’entrer librement à Cuba. Si pendant les deux premières décennies du XXe siècle l’immigration espagnole, surtout celle de type saisonnier, a été très importante, à partir de 1920, la crise économique généralisée, qui touche le pays du fait de la baisse du prix du sucre sur les marchés internationaux, a entraîné une chute irréversible du nombre d’immigrants espagnols. En 1919, la colonie espagnole recensée à Cuba représentait à peu près 250 000 personnes, ce qui 34 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS TARISSEMENT DES MIGRATIONS ÉCONOMIQUES ET EXIL POLITIQUE (1931-1945) Pendant cette période, l’émigration espagnole à caractère économique vers l’Amérique latine a connu une brusque interruption, pour deux raisons principales : le durcissement de la politique d’immigration en Amérique et les changements survenus dans la situation politique espagnole. L’Uruguay, avec presque 55 000 Espagnols recensés en 1908, est le quatrième pays d’accueil de l’émigration espagnole. Les Espagnols représentent alors la deuxième colonie étrangère du pays, après les Italiens, un tiers des étrangers et 5% de la population totale. Tout comme dans les cas vus précédemment, la colonie espagnole a tendance à se concentrer, à Montevideo en l’occurrence, où vivent les deux tiers de cette colonie. À l’image de Buenos Aires, la capitale offrait de bonnes possibilités d’emplois urbains et, par voie de fait, d’ascension sociale. En Espagne, trois périodes peuvent être distinguées durant cette étape. Dans la première, qui correspond au quinquennat républicain, 1931-1935, l’émigration espagnole garde les caractéristiques de la période antérieure au crack boursier de 1929, bien que dans une mesure tout à fait moindre : la forte crise économique a réduit la capacité d’attraction américaine. Durant la deuxième période, soit les années de la guerre civile, 1936-1939, l’émigration est quasiment nulle et se limite à quelques convois de réfugiés, principalement des enfants. Pendant la troisième période, 1940-1945, soit les premières années du régime dictatorial du général Franco, les difficultés imposées à l’émigration vont maintenir un flux migratoire à la baisse, d’une part, et l’exil de milliers de républicains, depuis la France essentiellement, va transformer un courant migratoire typiquement économique en un autre strictement politique, d’autre part. Au Mexique, les Espagnols recensés en 1921 étaient 26 000, représentant ainsi la première colonie étrangère du pays, un quart des étrangers et deux habitants sur 1 000. La communauté espagnole se concentre durant cette période dans le District Fédéral, où se trouve plus de la moitié des Espagnols, pour des raisons similaires à Buenos Aires, la Havane et Montevideo. Lors du recensement de 1920, la colonie espagnole du Chili atteignait également les 27 000. Première colonie européenne, elle concerne un étranger sur cinq et sept habitants sur 1 000. Comme dans les autres cas, et pour des raisons iden- En outre, on ne peut occulter le fait que la Deuxième Guerre mondiale a également rendu difficiles les déplacements de l’autre côté de l’Atlantique, une bonne partie des bateaux des pays bel- 35 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE tiques, les Espagnols s’installent de préférence dans la région métropolitaine : de fait, c’est à Santiago du Chili et dans ses alentours que réside la moitié de la colonie espagnole du pays. En 1920, les Espagnols recensés au Brésil étaient plus de 200 000, ce qui place cette colonie en troisième position, après l’italienne et la portugaise. Pourtant, bien qu’un peu plus d’un étranger sur 100 soit espagnol, l’imposante ampleur numérique de la population du pays, empêche ces immigrants de représenter au Brésil un poids aussi important qu’à Cuba ou en Argentine : seulement 0,7% des habitants sont espagnols. Même si des Espagnols sont recensés dans presque tous les États brésiliens, ils se concentrent pour les trois quarts dans l’État de Sao Paulo. Cela est dû au fait que, comme nous l’avons vu précédemment, Sao Paulo a été le seul État à pouvoir réellement financer, recevoir et maintenir une immigration massive d’Espagnols. Déjà, bien avant la guerre, les relations entre le gouvernement républicain espagnol et le gouvernement mexicain étaient bonnes : c’est pourquoi le président mexicain Lázaro Cárdenas a offert son pays comme refuge aux républicains espagnols si la lutte armée s’avérait être défavorable à leur camp. Au total, leur nombre au Mexique a été de 21 750 : c’est donc le pays d’Amérique latine qui a accueilli le plus important contingent d’émigration espagnole forcée. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 ligérants qui étaient auparavant destinés au transport de passagers servant désormais à l’envoi de troupes. Parallèlement, l’extension de la guerre sous-marine aux deux hémisphères a rendu les traversées maritimes dangereuses, même si celles-ci avaient comme points de départ et d’arrivée des pays non-belligérants. Quant à l’Amérique latine, l’accroissement du chômage ouvrier ajouté au ralentissement de la croissance économique après le crack boursier de 1929 a imposé une restriction légale de l’entrée d’immigrants étrangers, variables selon les différents intérêts nationaux. Dans cette atmosphère générale de méfiance, l’exil espagnol en Amérique s’est heurté à deux difficultés majeures. La première provient directement des réticences des pays traditionnels de destination traditionnels de l’émigration espagnole –comme l’Argentine, Cuba, le Brésil ou l’Uruguay–, à accepter l’arrivée de réfugiés, en prenant comme alibi les problèmes d’emploi que celle-ci pouvait générer, alors qu’il s’agissait en réalité de la peur que ces immigrants, considérés comme “dangereux” politiquement, n’altèrent la “paix sociale” ambiante. La deuxième difficulté découle directement de la limitation des fonds destinés aux organismes d’aide aux réfugiés créés en France par le Gouvernement républicain en exil (le SERE et la JARE), le transfert et l’installation de ces réfugiés en Amérique latine s’effectuant presque exclusivement grâce à ce mode de financement. Ainsi, une fois ceux-ci épuisés, il n’y eut quasiment plus d’émigration politique, au moment même où les troupes nazies envahissent la France et persécutent les réfugiés restés dans ce pays. Les réfugiés espagnols qui ont pu se rendre de l’autre côté de l’Atlantique entre 1936 et 1945, estimés à environ 24 000, ont eu à choisir entre des pays aux gouvernements proches de la cause républicaine, entre autres le Chili et le Mexique, qui ont accueilli la majorité d’entre eux, et des pays ayant un intérêt certain à recevoir des exilés espagnols, comme la République dominicaine et l’Équateur. Il en a été de même au Chili, où la connivence politique avec la République espagnole a amené le gouvernement à accepter d’accueillir des réfugiés après la déroute finale de 1939, bien que sous certaines conditions restrictives et sélectives. Au total, les réfugiés admis n’ont pas dépassé les 3 000, nombre égal à celui des contingents accueillis respectivement en République dominicaine et en Équateur. La chute de l’émigration espagnole à partir de 1930, tout comme la mortalité due au vieillissement des Espagnols arrivés pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, a eu pour conséquence directe la baisse de la population espagnole installée en Amérique latine : en 1950, on recense 1 125 000 Espagnols dans ce continent, soit 300 000 de moins qu’en à 1920. Parmi les pays à la plus forte présence espagnole, l’Argentine, Cuba et le Brésil ont connu la plus grande perte : l’Argentine compte environ 750 000 Espagnols en 1947, Cuba 75 000 en 1953, et le Brésil 132 000 en 1950. Seuls le Mexique et le Chili ont respectivement connu une augmentation et une stagnation de leur nombre de résidents espagnols, grâce à l’arrivée et l’installation de réfugiés républicains. 36 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS suffisantes pour absorber la force de travail excédentaire de la campagne sont restées quasiment les mêmes qu’au début du siècle (la Catalogne, le Pays basque et Madrid), et même quand la croissance de l’appareil industriel a permis d’accroître la capacité d’emploi, celle-ci n’a pas été suffisante pour absorber la totalité des transferts démographiques venus du milieu rural. De même que dans l’étape antérieure à 1930, le déséquilibre entre une population qui augmente trop rapidement et une structure économique à peine modernisée a été à nouveau le principal motif qui a poussé les Espagnols à émigrer et à essayer de trouver à l’étranger ce que leur propre pays ne pouvait leur offrir. Cette situation intérieure défavorable a amené le régime franquiste à encourager promptement l’émigration extérieure, particulièrement à partir du moment où celui-ci reconnaît officiellement que le pays souffre d’une forte pression démographique et que l’émigration ne représente aucun danger quant à de possibles “infiltrations idéologiques”, mais qu’au contraire, elle permet de réduire le mécontentement social et, par conséquent, les mouvements potentiels qui menaceraient la stabilité du régime dictatorial. Une politique migratoire libérale est donc mise en place, favorisée par la consolidation du régime franquiste sur la scène internationale. Cette politique s’est concrétisée par plusieurs mesures destinées à faciliter l’émigration. Entre ces différentes décisions, on peut distinguer : des facilités concédées pour obtenir un passeport et la libre-sortie de devises du pays à partir de 1948 ; la signature de plusieurs conventions bilatérales avec des pays latino-américains et européens ; la création en 1956 de l’Institut Espagnol d’Émigration, institution destinée à planifier, orienter et contrôler l’émigration espagnole ; et enfin, l’adhésion cette même année au Comité Intergouvernemental des Migrations Européennes (CIME), qui assure aux émigrants le transport, l’accueil, le logement initial et l’installation dans les pays américains membres de ce comité. Malgré les effets négatifs de la guerre civile (augmentation du nombre de morts et d’exilés), la population espagnole a continué à croître à un rythme très soutenu, corollaire au processus de transition démographique. En 1950, il y avait en Espagne quatre millions d’habitants de plus qu’en 1930, entre 1950-1960, deux millions et demi d’habitants supplémentaires et en 1970, la population espagnole atteignait les 33,5 millions. Ainsi en quatre décennies, l’Espagne a vu sa population augmenter de dix millions, sans compter que l’émigration a représenté à cette époque une perte estimée à plus d’un million et demi de personnes. Pour bien rendre compte du manque de modernisation de l’économie espagnole il suffit de considérer qu’en 1960, 46% du PIB national dépend encore du secteur primaire et 42% de la population active travaille dans ce secteur. La place du secteur primaire est également significative au niveau régional : il représente, dans neuf régions, un tiers du PIB et, dans la majorité des régions espagnoles, le principal secteur d’occupation. On comprend alors que ce soit la campagne qui reste le principal foyer d’émigration. Aux facteurs qui auparavant faisaient fuir le monde rural, il faut alors ajouter d’autres éléments qui favorisent l’exode : le processus de mécanisation agricole, l’attrait des salaires plus élevés de l’industrie et l’échec de la politique de colonisation entreprise par l’Etat. De plus, les régions industrialisées aux capacités De plus, à partir de 1960, le gouvernement espagnol s’est vu obligé de favoriser encore plus l’émigration afin d’éviter les conséquences négatives du plan de stabilisation de 1959 et de l’accroissement de l’exode rural, et d’utiliser les envois de fonds des émigrants pour contrebalancer le déficit de la 37 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE APRÈS LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE (1946-1975) 700 000 Espagnols étaient recensés dans ce pays. balance commerciale. Le plan de stabilisation a provoqué une augmentation du chômage et une importante diminution des ressources de la population ouvrière, les heures supplémentaires, les primes et le pluri-emploi étant interdits. Le fort exode est non seulement dû à l’attrait des salaires de l’industrie, bien plus élevés que les soldes agricoles, et du mode de vie urbain, mais aussi à la suppression d’emplois ruraux du fait de la mécanisation de l’agriculture. Enfin, les envois et transferts de fonds des émigrants pouvaient représenter une entrée massive de devises compensant les pertes générées dans la balance commerciale par les importations. La prospérité économique argentine, principal moteur de l’immigration étrangère, s’est fondée sur l’augmentation des exportations agricoles pendant les années quarante et le début des années cinquante. Les devises obtenues ont permis au gouvernement péroniste d’accentuer son contrôle de l’économie, de nationaliser les services de base (trains, téléphone, gaz et transports urbains), et d’investir dans l’expansion de l’industrie légère. Le pays a ainsi réussi à atteindre le plein emploi, et l’exode rural a été absorbé par l’industrie en développement. Cette conjoncture a attiré des ouvriers pour l’industrie, des techniciens spécialisés pour diriger les entreprises et réaliser les infrastructures nécessaires, et des colons agricoles afin de peupler les zones les moins habitées du pays et celles où l’exode rural rendait difficile le maintien de la production agricole. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Au cours de cette étape, la chaîne migratoire a de nouveau joué un rôle important pour faciliter le départ de certains Espagnols, spécialement dans les pays où une lettre d’appel d’un émigrant déjà installé était exigée pour pouvoir entrer comme immigrant. L’exil politique pour fuir la répression du régime dictatorial a aussi été un des facteurs d’émigration, même si la majorité de ce courant se dirige vers la France. À partir de 1946, la demande latino-américaine de force de travail extérieur fait rapidement augmenter les chiffres de l’émigration espagnole de l’autre côté de l’Atlantique. Au total, entre 1946 et 1970, un peu plus d’un million d’Espagnols ont émigré dans cette région, mais avec une répartition régionale très inégale, presque la moitié de ces émigrants provenant de Galice (43%), les Canaries, deuxième région en volume, ne représentant qu’un septième de la totalité. Pourtant, la splendeur économique argentine allait bientôt connaître une crise grave. Trois causes expliquent ce déclin, qui a provoqué un déficit de la balance des paiements, une dévaluation du peso et une augmentation progressive du coût de la vie à partir de 1952 : 1) la chute des exportations destinées à la reconstruction de l’Europe, qui peut désormais se passer de l’Argentine comme fournisseur ; 2) l’échec de la politique péroniste d’industrialisation, fondée sur l’industrie légère, l’industrie lourde dont elle dépend n’ayant pas été développée en même temps ; 3) la diminution de la superficie cultivée à cause de la baisse des prix agricoles par le gouvernement, qui détient le monopole des achats. Dans les lieux de destination aussi les émigrants sont concentrés géographiquement : l’Argentine et le Venezuela sont devenus, dans une même proportion, les principaux pays récepteurs, absorbant à eux deux 60%, du fait de leur expansion économique et de leur besoin croissant de travailleurs. Dans le cas argentin, la chaîne migratoire a également joué un rôle significatif : en 1946, plus de En plus de la détérioration de la situation économique, deux autres facteurs peuvent servir à comprendre la baisse de l’émigration en Argentine à partir de 1953 : a) la déviation du courant vers le Venezuela qui intensifie à ce moment sa demande de main-d’œuvre immigrée et qui donne l’impression à l’émigrant d’offrir d’excellentes perspectives, du moins meilleures qu’en Argentine ; b) la mise 38 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Ces modifications ont amené une nouvelle croissance du nombre d’Espagnols présents en Amérique latine, de telle sorte que jusqu’en 1960, ils étaient approximativement 1 270 000. En Argentine, l’importante émigration espagnole n’a pas suffi à compenser la mortalité due au vieillissement des Espagnols arrivés avant 1914 : en 1960, on en recense 35 000 de moins qu’en 1947. Au Venezuela, la croissance économique rapide due à l’augmentation de la production de pétrole (accroissement de la demande extérieure) a nécessité le recours à l’immigration. Cela n’a pas seulement permis d’augmenter les ressources fiscales aux mains de l’Etat, mais également d’accroître les investissements dans l’industrie pétrolière et dans la construction de nouvelles raffineries (le traitement du pétrole brut s’effectuant directement dans le pays), tout en stimulant l’expansion de l’industrie et d’activités parallèles, comme les industries légères dont la production était destinée au marché intérieur ou de la construction. Au Venezuela au contraire, le très fort afflux d’immigrés pendant les années cinquante a fait quadrupler la population espagnole en l’espace de onze ans (1950-1961). La colonie espagnole représente alors 166 000 personnes, ce qui la place au premier rang des colonies étrangères, devant l’italienne et la colombienne. Dans les autres pays, la situation générale tend vers une croissance du nombre des résidents espagnols grâce à l’émigration. Ainsi, au Brésil, cette immigration a légèrement compensé les effets de la mortalité d’un groupe toujours vieillissant : en 1960, il y a 130 000 Espagnols de plus qu’en 1950 qui vivent dans ce pays. En Uruguay, l’apport migratoire est tel qu’en 1963, la population espagnole atteint les 72 000. Et au Mexique, l’émigration, venant d’Espagne ou d’autres pays d’Amérique latine où la situation socio-économique se détériore (comme Cuba), a représenté, en 1960, une augmentation de 13 000 Espagnols par rapport à 1950. À l’inverse, le Chili et Cuba sont les seuls pays où le nombre des résidents espagnols stagne, l’immigration restant faible. Toutefois, à la fin des années cinquante, la détérioration de la situation économique du pays et la croissance du chômage ont obligé le gouvernement vénézuélien à fermer temporairement ses portes à l’immigration, sauf pour les familles proches des immigrants déjà établis. Ces restrictions expliquent le déclin de l’émigration espagnole à partir de cette époque. Le Brésil et l’Uruguay sont les deuxièmes destinations, ce qui s’explique autant par la chaîne migratoire que par l’attrait de ces pays pour l’émigrant espagnol : leurs économies sont florissantes depuis la Deuxième Guerre mondiale. La perte d’importance de pays comme Cuba, le Mexique ou le Chili en tant que pays de destination du courant Conséquence des besoins de main-d’œuvre des pays d’Amérique latine, le mouvement migratoire espagnol se caractérise à cette époque par la prédominance d’adultes, ou du moins de jeunes en âge 39 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE migratoire espagnol a été provoquée par la présence d’une force de travail local suffisante pour répondre à la demande, par une croissance économique plus faible, ainsi que par de moindres chances de succès pour l’émigrant. en marche du deuxième plan quinquennal péroniste (1953-1957), avec un intérêt certain pour la colonisation agricole, élément indispensable pour permettre d’une part d’accroître la production agricole d’élevage destinée à la population urbaine et, d’autre part, d’étendre la base de consommation de produits manufacturés, ce qui nécessite une augmentation du contrôle et de l’orientation des contingents d’immigrants, en restreignant au maximum l’immigration vers Buenos Aires et en l’orientant vers le milieu rural ou vers les villes de Rosario et Bahía Blanca. deuxièmement, la crise économique qu’a connue la majorité des pays latino-américains à la fin de la période faste, du fait de la chute de valeur de leurs exportations, essentiellement agricoles, et de politiques erronées d’investissement industriel ; troisièmement, une politique migratoire qui favorise toujours une immigration sélective de personnel qualifié (ouvriers industriels, techniciens, colons agricoles, etc.) et/ou le “regroupement familial”, deux aspects qui apparaissent dans les Conventions d’Emigration que l’Espagne signe avec l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay. La conjonction de tous ces facteurs a abouti à un déclin progressif de l’émigration vers l’Amérique latine, jusqu’à ce qu’elle devienne un courant résiduel à partir de 1970. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 d’être incorporés dans le marché du travail (les émigrants entre 15 et 55 ans représentent plus des deux tiers du total de l’immigration), et de sexe masculin, bien que l’augmentation de l’émigration féminine, résultat du regroupement familial, ait atténué les différences entre les deux sexes jusqu’à ce qu’ils soient pratiquement à nombre égal en 1975. De même, la répartition des émigrants par secteurs d’activité montre que ceux-ci sont majoritairement ouvriers industriels et agriculteurs, répercussion de l’exode rural espagnol vers l’étranger et de l’important besoin d’ouvriers et de techniciens des pays latino-américains pour fortifier leurs processus d’industrialisation. À partir de la fin des années cinquante, la destination de l’émigration espagnole à l’étranger change, la majorité se dirigeant désormais vers l’Europe occidentale. Cette évolution est déterminée, d’une part, par des atouts internes à la nouvelle destination : la possibilité d’obtenir un emploi sûr, bien rétribué, un coût de déplacement bien moindre et un marché du travail moins sélectif qu’en Amérique latine. En outre, ceux qui émigrent en Europe envoient une partie de leurs économies en Espagne, ce qui permet à leurs familles de survivre dans leurs lieux d’origine, évitant ainsi un exode encore plus important. C’est ce qui se passe avec l’émigration temporaire en France pour les vendanges, l’argent amassé par les émigrants en un mois de travail, ajouté aux quelques revenus de sous-emplois agricoles en Espagne, leur permettant de continuer à vivre dans leurs provinces d’origine sans avoir à émigrer définitivement. D’autre part, en Amérique latine, trois facteurs endogènes ont favorisé son remplacement par l’Europe occidentale : premièrement, la forte croissance démographique dans les pays latino-américains depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale les a dotés d’une abondante main-d’œuvre pas ou peu qualifiée qui, en accédant au marché du travail, a empêché, entre autres, l’immigration d’Espagnols venant de milieux ruraux pour occuper des emplois urbains ou agricoles à très bas niveau de spécialisation ; La chute de l’émigration, l’augmentation des retours, les conséquences de la mortalité sur une colonie toujours plus vieille, provoquent une diminution de la population espagnole résidant de l’autre côté de l’Atlantique. Au total, cette population estimée à 1 125 000 en 1960 passe à 650 000 en 1980. La diminution diffère d’un pays à l’autre selon l’ampleur qu’ont pris les différentes causes exposées précédemment ; ainsi, si le nombre de résidents espagnols en Argentine, en Uruguay et au Chili avait diminué de moitié en 1980 par rapport à 1960, le Brésil et le Mexique comptaient eux, une perte d’un tiers de cette colonie alors que Cuba et le Venezuela connaissaient une perte inférieure à 20%. Le déclin de la colonie espagnole a eu pour conséquence la diminution de son poids relatif dans l’ensemble de la population étrangère ; de fait, si en 1960 les Espagnols représentaient trois dixièmes des étrangers installés au Venezuela et en Argentine, vingt ans plus tard ils ne concernaient plus qu’un étranger sur cinq en Argentine et un sur huit au Venezuela. Entre les colonies étrangères et par rapport à 1960, la population espagnole maintient sa deuxième position en Argentine (après l’italienne), passe de la première à la deuxième au 40 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Une des caractéristiques communes des Espagnols qui ont émigré en Amérique latine après la Deuxième Guerre mondiale a été à nouveau, comme dans l’étape antérieure à 1930, son fort degré de concentration spatiale : la majorité de ceux-ci s’installent dans des régions très précises qui coïncident avec celles au plus fort développement socioéconomique et à une forte présence espagnole déjà ancienne. Ainsi, la colonie espagnole s’est concentrée en Argentine dans la capitale fédérale, sa périphérie (le “Gran Buenos Aires”) et le reste de la province de Buenos Aires ; au Brésil, dans l’État de Sao Paulo ; au Venezuela dans le District Fédéral et à Miranda ; au Chili, dans la région Métropolitaine ; et au Mexique, dans le District Fédéral. Salvador Palazón Ferrando Département de Géographie Humaine Université d’Alicante CONCLUSION En résumé, si l’émigration espagnole en Amérique latine entre 1880 et 1975 a été d’une très grande importance, tant par son volume que par ses conséquences démographiques et économiques en Espagne et dans les pays récepteurs, nous ne pouvons pas manquer de remarquer que, d’une part, toutes les régions espagnoles n’ont pas également contribué au courant migratoire et que, d’autre part, tous les pays latino-américains n’ont pas bénéficié similairement de cet apport. Ainsi, avant 1930, la Galice et l’Andalousie ont été les régions qui ont fourni le plus grand nombre d’émigrants, et l’Argentine, Cuba et le Brésil, les pays qui ont reçu le plus d’Espagnols. Après la Deuxième Guerre mondiale, la Galice et les Canaries allaient être les régions dont partiraient la majorité des émigrants, et l’Argentine et le Venezuela, les pays en accueillant le plus. Il est également important de comprendre que les pays d’Amérique latine n’ont jamais appliqué de politiques de portes ouvertes sans aucune discrimination à leurs frontières : ils ont toujours sélectionné l’immigration espagnole en fonction 41 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE de leurs besoins précis et ils ont même restreint les entrées d’immigrants aux moments les plus critiques. En outre, à l’exception de la période d’entredeux-guerres, l’émigration espagnole en Amérique latine a revêtu un caractère essentiellement économique, à cause de déterminants internes à l’Espagne et des besoins extérieurs ; cela n’implique pas que les réseaux sociaux établis entre les immigrants espagnols installés en Amérique et leurs familles et amis qui étaient restés en Espagne, n’aient pas joué un rôle décisif : dans bien des cas, ces réseaux ont été déterminants au moment de prendre la décision d’émigrer de l’autre côté de l’Atlantique. Venezuela (après la colombienne) et reste la quatrième au Brésil (après la portugaise, la japonaise et l’italienne). POPULATION NÉE EN ESPAGNE ET RECENSÉE EN AMÉRIQUE LATINE (1870-1980) Argentine Bolivie Brésil Chili Colombie Costa Rica Cuba Equateur El Salvador Guatemala Mexique Nicaragua Panama Paraguay Pérou Porto Rico R. Dominicaine Uruguay Venezuela Total approx. 1870 34.080 * 620 * * * 117.114 * * * * * * * * * * 19.064 * 175.000 1900 198.685 420 60.000 8.489 831 129.240 * * * 16.302 756 * * 7.690 * 57.865 11.544 500.000 1920 841.149 219.142 25.962 2.549 245.644 * * * 26.675 * * * * 4.794 3.000 54.885 5.796 1.450.000 1940 749.392 1.250 160.557 23.323 900 2.000 157.527 700 500 1.000 29.544 * 1.618 1.000 2.478 2.532 * 50.000 6.959 1.200.000 1960 715.685 1.000 144.080 21.777 7.424 1.334 74.000 750 489 1.000 49.637 473 2.292 * 5.406 2.424 4.060 72.754 166.660 1.275.000 1980 373.984 1.394 98.515 12.290 3.000 1.546 60.000 2.591 500 1.407 32.240 475 2.706 1.160 4.723 4.500 2.000 31.546 144.505 780.000 Source : Recensements nationaux de population. Élaboration personnelle. * Pas de données. Il s’agit des chiffres officiels du recensement le plus proche de chaque date. Les chiffres arrondis sont, par manque de don- MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 nées, des estimations. 42 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS LES ÉTRANGERS EN FRANCE Guide des sources d’archives publiques et privées XIX-XXèmes siècles 3 tomes, 2408 pages. Une co-édition : Génériques-Direction des Archives de France Prix : 225 F - 34, 30 € le volume, 600 FF - 91, 47 € les trois volumes. Cette somme est avant tout un guide scientifique et, en tant que tel, un outil précieux pour les chercheurs. On ne peut cependant réduire à ce seul aspect, si essentiel soit-il, la démarche de Génériques. [...]. Nous sommes en effet persuadées qu’au-delà de l’intérêt proprement scientifique de ces connaissances historiques, ces dernières serviront de matériau et de support à de nombreuses démarches de culture vivante et d’appropriation ou de réappropriation des origines. Mme Martine Aubry Ministre de l’emploi et de la solidarité Mme Catherine Trautmann Ministre de la culture et de la communication La publication de ce Guide constitue un véritable événement, appelé donner une impulsion décisive à l’histoire de l’immigration. Cet ouvrage sanctionne de façon irréversible la reconnaissance de cette discipline récente qu’est l’histoire de l’immigration. Michel Dreyfus Ce Guide fonctionne comme un immense jeu de clés, le nom des dossiers ouvrant la porte d’accès aux histoires dont les historiens font l’histoire. Mais tout le monde peut avoir l’envie de franchir ce seuil, pour voyager dans le temps et peut-être en revenir, avec son journal de bord, l’intitulé d’un dossier se transformant alors en titre de roman. Jean-Baptiste Marongiu Libération Ouvrage d’archives, avec ses cotations, son aspect quelque peu austère, qu’on croirait plutôt réservé aux chercheurs ou aux bibliothèques [...], ce guide peut se lire comme un roman [...] tant il foisonne d’anecdotes et à des faits divers qui lient la petite histoire la grande. Pour tous les amateurs d’histoires et d’Histoire Françoise Galland Politis En vente à la Documentation Française ou à l’Association Génériques : 34, rue de Citeaux 75012 PARIS Téléphone : 01 49 28 57 75 Télécopie : 01 49 28 09 30 e-mail : generiques2@generiques.org Les centaines de milliers de liasses répertoriées, les fonds d’archives privées prospectés sont riches de promesses pour que soient menées de nouvelles études pluridisciplinaires. [...] On comprend aussi mieux, à la lecture des dossiers de police et de sûreté, le traitement au long cours réservé aux étrangers, population dangereuse parce que laborieuse et mobile, source d’anarchisme ou ferment d’indépendantisme. Laurent Canat Différences LES ANDALOUS EN EUROPE : DE LA SURVIE À L’INSERTION SOCIALE Introduction : l’émigration andalouse en chiffres Au cours de ces trois décennies, près de 370 000 Andalous émigrent vers l’Europe, avec des variantes selon les différents points de destination. Ainsi, dès les années soixante, plus de la moitié d’entre eux se rend en Allemagne ; dans les années soixante-dix, alors que la politique migratoire allemande se durcit, limitant le nombre et imposant des restrictions quant au type de permis, la destination principale devient la Suisse, qui concentre à elle seule environ la moitié des nouveaux arrivés. Au cours des années quatre-vingt, l’émigration se tourne quasi exclusivement vers la Suisse et la France. L’émigration est un des phénomènes contemporains qui ont défini et façonné le plus radicalement la réalité andalouse dans la deuxième moitié du siècle qui vient de s’écouler. Bien que la majorité des émigrants ait comme destination d’autres régions de l’État espagnol et, plus particulièrement, la Catalogne (Martin, 1992 ; Jimenez et Martin, 2001), il ne faut pas négliger le nombre d’Andalous ayant entrepris d’émigrer à l’étranger, principalement au cours des années soixante. Concrètement, l’émigration andalouse a évolué comme suit de 1960 à 1990 : MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 PAYS Allemagne Suisse France Hollande Belgique Royaume-Uni Autres TOTAL 1960-1970 108.013 30.210 60.190 7.498 2.100 763 474 209.248 D’après l’Institut Espagnol de Statistiques qui met en relief le manque de données fiables, il y avait, vers la moitié des années quatre-vingt, 407 000 NOMBRE D’ÉMIGRANTS PAR PÉRIODE 1971-1980 1981-1990 27.967 27 62.777 17.291 15.905 31.289 3.843 9 9 2 133 62 117 51 126.135 33.347 Source : Annuaire des Migrations, 1997. Tableau élaboré par l’auteur. 44 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS TOTAL 136.007 110.278 107.384 11.350 2.111 958 642 368.730 Ces dernières années, le nombre des retours dépasse celui des départs. D’un autre côté, ces nouveaux émigrants répondent à un profil social et de travail bien distinct de celui qui caractérisait le gros de l’émigration andalouse, tant en Espagne que vers l’étranger. Ces données indiquent sans équivoque que l’émigration andalouse, en tant que processus spécifique et différencié, est terminée. Cependant, les conséquences de ce processus –en Andalousie comme au-dehors– sont toujours bien là : conséquences démographiques, économiques, culturelles et politiques. En dépit de la difficulté de fournir un nombre exact d’émigrants résidant en Europe, nous l’estimons à près de 200 000 personnes, réparties de la manière suivante : 88 000 en France, 35 000 en Allemagne, 18 000 en Suisse, 13 000 au Royaume-Uni, 9 000 en Hollande, 6 000 en Belgique et le reste dans différents autres pays. Les causes de l’émigration andalouse Derrière l’exode massif qui, de 1956 à 1973, a provoqué le départ d’environ deux millions d’Andalous, figurent les transformations subies par l’économie andalouse des années soixante à nos jours. Comme le souligne M. Delgado (1981), l’Andalou- 45 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE sie du début des années soixante a fait l’objet d’un changement important d’orientation économique, conséquence de la politique de développement mise en place par l’État. Si, jusqu’à cette période, la région avait joué un rôle de fournisseur de matières premières et de financement du développement industriel d’autres endroits du pays, elle commence, à partir de ces années-là, à bénéficier d’injections de capitaux visant à développer, sur son territoire, un marché de consommateurs, à accueillir les industries les plus polluantes et dangereuses ainsi qu’à mécaniser son agriculture. Ce processus de modernisation, tout en impliquant la mécanisation du travail agricole –source principale d’emploi jusqu’alors dans le milieu rural andalou– entraîne la mise en chômage technique d’une grande quantité de journaliers, qui se retrouvent dans l’impossibilité de trouver du travail en Andalousie. De plus, la mécanisation suppose la baisse des coûts de production, favorisant l’apparition sur le marché de produits moins coûteux que les petites propriétés ne peuvent pas concurrencer, ce qui aboutit à la crise des petites exploitations. Dans cette conjoncture, l’émigration, encouragée par l’Etat espagnol lui-même, devient alors l’alternative la plus viable pour les journaliers, désormais “en trop”, ainsi que pour les paysans ruinés. Dans les années soixante, et jusqu’au milieu des années soixante-dix, les Andalous s’intègrent, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, dans ce que Portes (1985) appelle le “marché du travail secondaire”. Cette émigration, bien qu’ayant entraîné le dépeuplement des zones les plus marginalisées de l’Andalousie –surtout les zones montagneuses–, n’a pas eu de grandes répercussions sur la démographie des zones de plaine. Elle a cependant bien contribué –au moins par le biais de moyens aussi efficaces que la répression– à éviter les tensions sociales que n’auraient pas manqué d’entraîner de telles transformations. Par ailleurs, les dépôts bancaires des immigrés, d’une importance capitale pour l’équilibre de la balance des paiements de l’État espagnol, ont été consacrés principalement au développement des régions les plus industrialisées (la Catalogne, le Pays Andalous vivant à l’étranger. Ce chiffre représente plus de 27% du nombre total d’Espagnols émigrés à l’étranger, ce qui est très significatif, si l’on prend en compte le fait que les Andalous représentaient à l’époque 17% de la population espagnole. Cependant, bien que les migrations calquées sur le “modèle fordiste” se caractérisent par leur régularisation, il ne faut pas négliger le nombre d’immigrés “sans papiers”, même s’il est certain que beaucoup d’entre eux ont pu accéder à la régularisation plus rapidement et dans de bien meilleures conditions qu’actuellement. D’un autre côté, il nous faut relever la discordance des chiffres entre différentes sources statistiques et d’autres travaux consultés. habitués à vivre seuls et des femmes ayant totalement assumé leur rôle de chefs de famille. Nous devons prendre en compte le fait que la ségrégation envers les femmes dans les lieux publics, très présente dans le milieu rural andalou, reste soulignée lors du retour du mari avec, comme conséquence pour les femmes, le retour à un état de dépendance et de minorisation dont elles s’étaient libérées en prenant en charge des fonctions traditionnellement réservées aux hommes. Basque, Madrid), contribuant ainsi à la reproduction du sous-développement andalou. L’émigration andalouse est donc une émigration essentiellement économique. Ainsi, la plupart des émigrants ont centré leur intérêt sur le travail dur et les économies extrêmes destinées à l’achat d’un logement dans leur lieu d’origine. Il en a découlé un style de vie frugal, frisant la simple subsistance. L’objectif prioritaire, à part le logement, était de rentrer avec un capital qui leur apporterait l’assurance d’un équilibre familial, afin de s’établir, si possible, de façon indépendante, en investissant dans leur propre commerce. L’intégration est ainsi à peine perçue comme une possibilité : le lieu de destination est celui qui offre les conditions d’un travail inexistant dans le lieu d’origine, et non point celui d’un nouveau projet de vie. Mais pour pouvoir accepter ces conditions de vie extrêmement dures, en en atténuant le coût psychologique, les réseaux ethniques prennent une importance capitale : regroupant des familles et des compatriotes en premier lieu, ils s’étendent à ceux qui partagent les mêmes signes d’identité, parmi lesquels se détache la langue comme élément central de l’intercommunication. D’autre part, on assiste également à un retour significatif de femmes revenant avec leurs enfants, en laissant leur mari dans le pays d’immigration. La cause en est, dans ce cas, le désir de voir leurs enfants grandir dans le lieu d’origine, de peur qu’un enracinement culturel dans les sociétés d’accueil ne finisse par transformer le retour en une situation de conflit entre la première et la deuxième génération. Très peu allèguent que le retour ait un lien avec la crise économique, même si nous pensons que le fait que les inconvénients de devoir rester sur le lieu de destination soient aujourd’hui de plus en plus réels, se trouve en lien direct avec un endurcissement des politiques migratoires des pays d’accueil. Cependant, il ne faut pas négliger le nombre de personnes qui rentrent, considérant avoir atteint leurs objectifs initiaux (disposer d’économies leur permettant de mener une vie digne de ce nom dans leurs localités d’origine), ni celui de ceux qui reviennent afin de pouvoir profiter des prestations sociales, fruit de leurs efforts dans les lieux de destination. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Le retour Bien que le retour vers les localités d’origine commence à se dérouler à des dates aussi précoces que 1965, le point culminant de celui-ci a lieu sur la période 1975-1979, qui coïncide avec la crise économique de 1973, qui a entraîné la fermeture des frontières et le déclin du modèle migratoire fordiste. Parmi les raisons motivant le retour, on trouve une différence importante entre ceux qui ont émigré seuls et ceux qui l’ont fait accompagnés de leurs familles. Dans le premier cas, la cause principale avancée est le désir de revenir vivre auprès des êtres chers, bien qu’il faille préciser que, parfois, l’adaptation à la vie familiale s’est avérée être un processus plein de décalages entre des hommes Pour nombre de ceux qui sont revenus au pays tout en étant encore à l’âge actif, le retour au travail a supposé leur réinsertion dans le cadre des réseaux d’assistance présents dans le milieu rural andalou et ce, afin de pallier le chômage existant dans ce dernier. Le fait de passer d’une activité professionnelle industrielle à l’exécution de tâches ponctuelles dans le domaine de l’agriculture ou de la construction –tâches facilitant l’accès aux allocations chômage– n’a pas été facile pour beaucoup 46 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS j En accédant clandestinement et par leurs propres moyens aux pays d’immigration. Contrairement à ce qui se passe de nos jours, cette méthode était assez peu fréquente dans les processus migratoires du modèle fordiste. L’insertion dans les pays de résidence Compte tenu du type d’émigration, nous pouvons établir trois modèles différents : j Les mécanismes utilisés pour l’émigration peuvent être classifiés de cinq manières différentes : Émigration temporaire, c’est-à-dire celle de ceux qui, tout en vivant au village, demeuraient, sur une période oscillant généralement entre six et neuf mois, dans d’autres pays, y effectuant du travail temporaire : travaux agricoles en France, bâtiment en Allemagne et hôtellerie en Suisse et en Angleterre. Les protagonistes de ce modèle considèrent leur lieu d’origine comme leur lieu de vie, et leur lieu de destination comme celui de leur travail, ce qui entraîne une dissociation entre les différents domaines de la vie sociale, rendant ainsi impossible la pleine intégration dans les deux endroits. j Par le biais de l’Institut Espagnol de l’Émi- gration, organisme d’État, chargé de canaliser et de régulariser les flux migratoires vers les pays européens demandeurs d’une main-d’œuvre bon marché et sans qualification. j Par le biais de techniciens étrangers, présents physiquement sur les lieux, leur fonction étant de recruter la main-d’œuvre indispensable aux entreprises. Ce mécanisme s’est avéré être le plus fréquent dans le cas des entreprises françaises. j j Au travers du recrutement basé sur les connaissances personnelles, effectué sur place par un émigré et qui rentrait au pays avec pour mission, de la part des entreprises, de revenir avec de la main-d’œuvre. C’était le mécanisme de prédilection des entreprises allemandes du bâtiment, mécanisme basé sur des contrats temporaires. L’émigration “du retour”, définitif ou périodique, qui serait le modèle de ceux qui, tout en résidant de manière stable à l’étranger, ne perdent pas contact avec leur lieu d’origine, revenant au moment des vacances et s’attachant, pour beaucoup, à maintenir sur place leur famille. Certains rentrent de manière définitive au bout de quelques années et essaient de refaire leur vie sur place. Mais, à partir du milieu des années soixante-dix, devant l’impossibilité de trouver un emploi dans leurs villes ou villages d’origine, ils s’installent de plus en plus nombreux dans les zones industrialisées, tentant ainsi de rentabiliser l’expérience professionnelle acquise à l’étranger, ce qui entraîne un changement du modèle migratoire : de l’émigration extérieure vers l’émigration intérieure j Au travers des réseaux familiaux et de com- patriotes déjà installés à l’étranger (émigration à effet d’entraînement), qui ont donné lieu à la constitution de chaînes migratoires basées sur ces réseaux qui fournissaient hospitalité et soutien aux immigrés récents et ce jusqu’à ce qu’ils puissent trouver du travail. Ce modèle, majoritaire au sein de l’émigration intérieure, se retrou- 47 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE ve également au niveau de l’émigration vers l’étranger au fur et à mesure du raffermissement des réseaux ethniques des émigrants andalous dans les lieux de destination. d’hommes habitués, certes, à travailler durement mais aussi à percevoir des salaires dignes de ce nom pour le travail fourni. D’un autre côté, aucun d’entre eux n’a ressenti comme une charge la réinsertion au milieu socio-culturel d’origine du fait – entre autres facteurs – de l’inexistence d’une intégration réelle dans le milieu socio-culturel des sociétés d’accueil. aussi où ils commencent à développer une conscience politique et de classe clairement définie, c’est à ce moment précis que cette immigration est freinée et repoussée (cf. Cazorla, 1990). (Pascuals, 1969). D’autres, cependant, prennent leur mal en patience dans les lieux de destination, dans l’attente de la retraite. Leur localité devient ainsi le lieu où ils profiteront des dernières années de leur existence après avoir été un lieu symbole de lutte pour la vie. j L’émigration définitive, c’est-à-dire celle de Le mouvement associatif andalou dans l’émigration MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 ceux qui abandonnent définitivement leur lieu d’origine, quitte à y retourner sporadiquement. Ce modèle est beaucoup plus fréquent au niveau de l’émigration intérieure qu’au niveau de celle à destination de l’étranger, bien que, comme nous l’avons vu, il existe un nombre non négligeable d’Andalous ayant transformé leur lieu de destination en cadre permanent de développement de leurs projets de vie. Depuis le début des années soixante, les Missions catholiques ont joué un rôle essentiel, celui de “premiers secours” sociaux, regroupant les émigrants espagnols et les aidant à résoudre leurs problèmes. C’est ainsi qu’est né un premier projet de vie associative, sous l’égide de l’Église catholique mais aussi grâce à l’État espagnol. Les “foyers espagnols” ont ainsi été créés. En ce qui concerne l’insertion professionnelle, l’industrie est le secteur économique d’insertion prédominant, suivi de près par le bâtiment. L’agriculture et l’hôtellerie occupent la deuxième place, suivies par le service domestique et, dans une moindre mesure, le commerce. Le secteur minier fut également important. Plus la durée du séjour se prolonge et plus l’instabilité professionnelle diminue ainsi que le nombre de femmes se consacrant au service domestique, tandis qu’augmente le nombre de ceux qui travaillent dans le commerce, ce qui semble indiquer une certaine promotion. De toute façon, les émigrants andalous occupent généralement les dernières positions dans les activités professionnelles exercées, surtout au cours des premières années de leur séjour. Cette situation est la conséquence de la demande d’une main-d’œuvre soumise et flexible devant s’adapter de la manière la plus fonctionnelle possible aux urgentes nécessités économiques de la reconstruction européenne, et pouvant être remplacée. Ainsi, une fois atteint un haut niveau de bien-être, et au moment où beaucoup d’émigrants commencent à avoir besoin de cet État providence (qu’ils ont pourtant contribué à construire), au moment également où leur rentabilité baisse mais À partir de ce moment, une série de facteurs politiques et sociologiques favoriseront l’important développement du mouvement associatif des émigrants. La présence des enfants. Une fois le regroupement familial autorisé, un second noyau allait constituer la colonne vertébrale des associations, supplantant les “foyers espagnols” ou constituant, parfois, une solution alternative à ces derniers : les associations de parents, explicitement concernés par l’attention portée à leurs enfants dans les classes de “langue et culture espagnoles”, bien que leurs fonctions réelles soient plus larges. De fait (et ceci peut être généralisé à toutes les associations), on souhaitait également, entre autres, y trouver des espaces, à titre individuel ou familial, qui offriraient prestige et gestion de ressources. Ces associations allaient s’implanter partout. Au travers de cet exemple ainsi que du précédent, nous retrouvons l’absence d’intérêt déjà mentionnée envers l’intégration et ce, de la part de tous (émigrants, chefs d’entreprises et travailleurs locaux, État espagnol et pays d’accueil). Il s’agit d’une vie associative s’appuyant sur une inégalité de fait mais surtout, de droit, étant donné le statut juridique 48 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Dans les années soixante-dix, le changement de régime politique en Espagne, de même que le mouvement ouvrier dans les pays de résidence, deviennent des centres d’intérêt pour les émigrants. Se créent alors des associations et des groupes à forte teneur politique, souvent avec des membres de partis politiques de gauche ou de syndicats. De plus, la vie associative andalouse répond également au besoin d’affirmation de sa propre identité culturelle. Le type de sociabilité, l’organisation des associations ainsi que le modèle d’activités réalisées tendent à satisfaire cette exigence. La présence des enfants allait avoir plus de conséquences. Au fur et à mesure qu’ils atteignent leur majorité, à 18 ans, et qu’ils cessent de suivre les cours sus-mentionnés, faire partie des associations de parents n’a plus beaucoup de sens à leurs yeux, et ils se mettent alors à la recherche d’autres voies associatives. Par ailleurs, les représentants de la nouvelle génération vivent de façon particulièrement dramatique leur identité, recherchant leur développement personnel dans l’intégration au pays de résidence mais subissant également leur condition d’étrangers, d’“autres”, dans la mesure où leurs projets, contrairement à ceux de leurs aînés, n’incluent pas nécessairement le retour au pays. En 1999, il y avait 30 associations reconnues par le gouvernement autonome d’Andalousie : 10 en France, 7 en Suisse (dont 4 dans la partie germanophone), 7 en Belgique (dont 3 dans la partie flamande), incluant une fédération, 3 en Hollande, et une en Allemagne, au Royaume-Uni et en Andorre. À ces dernières, il conviendrait d’ajouter les 13 associations déjà dissoutes ou en passe de l’être : 4 en France, 4 en Suisse (dont une fédération déjà éteinte), 2 au Royaume-Uni et une en Allemagne, en Belgique et au Danemark. D’autres, situées dans des endroits différents, n’ont pas obtenu d’être reconnues par le gouvernement autonome ou, plus généralement, n’ont pas cherché à le demander. Finalement, aucune autre association n’a été reconnue depuis lors. Les mouvements et revendications ethno-nationalistes en Espagne jouent aussi un rôle important. Si, auparavant, la situation de classe était, avec le fait d’être espagnol, ce qui caractérisait le monde associatif des émigrants, se créent, en dehors de ces mouvements, des associations avec des critères basés sur l’attribution ethnique. Elles sont lancées, la plupart du temps, par les Galiciens, suivis par les Asturiens, puis par les Andalous, etc. La construction de l’État des autonomies sera fondamentale dans ce sens puisque la majorité des associations andalouses en Europe apparaissent sous cette forme au début et au milieu des années quatre-vingt. 49 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE Parallèlement à ces facteurs, l”hypothèse du retour disparaît progressivement à mesure que passent les années et ce en raison du manque de perspectives de travail suffisamment attractives en Andalousie. Ce phénomène s’accentue en ce qui concerne les familles vivant ensemble dans le pays où elles ont émigré. On recherche alors des voies de médiation avec la société d’origine ainsi qu’avec les institutions andalouses et ce, afin de réussir à être accepté en tant que groupe. L’intégration devient alors un élément prioritaire, face à l’assimilation et face à l’exclusion. des émigrants, autrement dit des étrangers ayant moins de droits que les “nationaux”. C’est donc une forme de vie associative défensive qui, de plus, place quasiment tous ses efforts dans le but d’établir les bases nécessaires au retour de la famille. Fête culturelle organisée par la FACEEF. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Caractérisation des pratiques associatives des émigrants andalous en Europe toute une gamme d’activités différentes, qui va de celles qu’on pourrait qualifier d’“internes”, destinées exclusivement aux membres et pratiquées normalement dans les propres locaux de l’association, aux activités “externes” qui supposent l’occupation de plusieurs espaces urbains ou périurbains ainsi que la participation de personnes extérieures à l’association. Plusieurs facteurs – sur lesquels nous ne nous attarderons pas – déterminent le caractère de chaque association ainsi que la prédominance de l’orientation interne ou externe donnée aux activités réalisées1. Les activités plus “internes” définissent le cap quotidien, réactualisent les liens entre adhérents, contribuent au renou- 1)- Le travail de Ruiz Morales (2001) vellement des grandes lignes rend compte, entre autres thèmes, de culturelles et de l’auto-iden- chaque association, de manière assez tification qu’elles entraî- détaillée. Bien qu’elles aient des bases communes, les associations varient selon leur composition, le taux de participation, le type d’activités privilégiées, etc. Dans certaines d’entre elles, les membres le sont à titre individuel, tandis que dans d’autres, cela se passe à titre familial. Les membres sont, généralement, des Andalous plutôt ouvriers, même si dans certaines de ces associations, il y a une forte présence de natifs (particulièrement en France) ou d’autres Espagnols (cas de la Suisse), mais aussi de gens issus de secteurs des classes moyennes et aisées (cas de certaines associations en France ou en Belgique). Ils développent en permanence 50 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS organisée par la FACEEF. Bruxelles) et, surtout, pèlerinages (l’un des plus importants étant celui de Vilvoorde). nent, et précisent les différents “nous” cohabitant au sein de l’association en fonction de l’âge, du sexe, de l’activité professionnelle, du lieu d’origine… De leur côté, les activités plus “externes” sont fondamentales dans la mesure où elles permettent d’établir des traits d’union avec la société, tout en constituant, en même temps, des emblèmes de l’identité de chacun, ceci représentant des moments “forts” d’affirmation identitaire. j Activités “purement culturelles” : musique (folklore andalou et flamenco, essentiellement) et, parfois, débats, expositions, etc. j Festivals, journées et cycles culturels, avec une ambition et une portée plus importantes que par le passé (surtout en France). j On trouve, principalement, les types d’activités suivants : j Classes, cours et ateliers… de danse, avant tout (folklore et flamenco), au programme de toutes les associations, mais aussi de plusieurs matières (travaux manuels, informatique, etc.). j Fêtes des membres de l’association (incluant les célébrations à l’occasion de départs et de rencontres, d’hommages – aux mères, par exemple –, les excursions, les concours, les compétitions sportives – avec, par le passé, la constitution d’équipes de football –, ainsi que d’autres activités de divertissement). Commémorations : la Journée de l’Andalousie, surtout, et le jour anniversaire de l’association. Certaines associations fêtent la Journée hispanique et se joignent parfois à des commémorations de la localité ou du pays de résidence. j Célébrations festives annuelles : fêtes de Noël (organisées par toutes les associations), carnavals (parfois avec les gens du pays), croix de Mai, foires (la plus connue étant celle de Koekelberg, à 51 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE Fête culturelle j Une autre valeur essentielle est l’indépendance de l’association par rapport aux différentes institutions, ainsi que son caractère particulier par rapport à d’autres associations. Ces deux éléments sont plus idéaux que réels mais constituent des représentations qui fonctionnent et sur la base desquelles s’articule la vie associative. Cette particularité n’est en rien contradictoire avec l’importance accordée aux relations avec les différentes autorités politiques. À l’inverse, l’association y voit non seulement des avantages possibles mais également quelque chose de plus significatif : la reconnaissance, l’affirmation de son existence et de son importance. Participation à diverses structures et à des cérémonies. Parmi les caractéristiques principales nous permettant d’identifier ces associations d’un point de vue culturel, le rôle de la famille s’avère déterminant, central au point qu’il s’entremêle de manière décisive avec la vie associative. La famille constitue la référence principale de la vie de l’individu ; c’est en termes de parenté que les relations sociales les plus importantes se tissent et prennent toute leur valeur de même que l’ensemble de droits et de devoirs. L’association occupe une grande partie des moments de loisir et, au sein de ce cercle familial élargi, se développe une multitude de relations sociales et de fonctions culturelles et économiques. La famille s’intègre à la vie de l’association, au point de la transformer en un prolongement des relations considérées comme familiales. Elle devient alors un condensé des relations existant au sein de l’association, et détermine ainsi les stratégies de participation et ses centres d’intérêt. Bien que l’exclusion d’activités à caractère religieux ou politique figure au niveau des statuts, la réalité est toute autre, sans que cela n’entraîne aucun type de contradiction aux yeux des adhérents. Plusieurs éléments du patrimoine culturel andalou se trouvent être en relation directe avec le domaine de la religion, même s’ils le dépassent et, dans cette mesure, occupent une place centrale dans les associations, se manifestant au travers d’activités (messes, par exemple) et dans d’autres aspects comme la décoration des locaux. D’un autre côté, les associations constituent une véritable arène favorable à la confrontation et à l’investissement de l’espace politique, incluant, à ce sujet, l’intervention partisane du gouvernement autonome d’Andalousie lui-même. Ceci ne doit cependant pas remettre en cause les principes de convivialité et d’égalitarisme. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Trois autres modèles culturels se sont avérés décisifs pour les associations andalouses : le poids des références locales ; la centralité des fêtes et des célébrations telles que les pèlerinages, les fêtes de Noël, les fêtes patronales ou les foires des localités d’origine, en plus de certains rites de passage (baptêmes et mariages, surtout) ; et, enfin, une répartition très nette des fonctions entre les hommes et les femmes. Ces modèles se sont transmis aux associations, leur offrant certaines de leurs caractéristiques les plus notables. Associations et identité ethnique Il existe, par ailleurs, toute une série de valeurs qui, d’après les membres des associations, ne peuvent être remises en question et qui se convertissent ainsi en principes idéaux pour l’organisation de la vie associative. Le plus important d’entre eux est le “respect”, qui consiste à maintenir un comportement qui ne soit humiliant pour personne, basé sur un principe d’égalitarisme sur lequel repose la légitimité de toute action au sein de l’association. L’élément principal, en ce qui concerne l’identité, consiste dans l’établissement de contrastes avec les “autres”. Dans le cadre de cette relation, toute une série de facteurs indiquant la spécificité propre sont utilisés, jouant ainsi le rôle de marqueurs identitaires du “nous”. Les associations jouent un rôle capital tout au long de ce processus. 52 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Les relations humaines constituent également une différence fondamentale. Dans ce domaine, les associations permettent de vérifier le contraste existant avec les autochtones, comme le résume cette affirmation d’un émigrant : “l’important pour nous, c’est la famille ; les Suisses mettent d’autres valeurs au-dessus de la famille, sur ce point, ils sont moins unis que nous”. Certains rites de passage, mentionnés précédemment et souvent célébrés au sein des associations, de même que certains aspects comme celui des horaires, qui changent les jours de fête en liaison directe avec la vie associative (“ici, nous avons les horaires espagnols”) font également partie intégrante des modes de relation sociale dont le développement est favorisé par l’existence des associations. À ces indications principales par rapport aux autochtones, il faudrait en ajouter une autre, pour laquelle les associations jouent également un rôle important : les normes légales concernant les espaces et leurs capacités d’accueil, le bruit, les horaires, etc., ainsi que les réactions des autochtones face à tout cela, ce qui constitue un autre grand élément de contraste. Un autre signe identitaire face aux autochtones est représenté par le “goût”, qui implique toute une trame à très forte teneur symbolique, qui caractérise de manière consciente l’ensemble du collectif : la nourriture, les couleurs, la décoration, les styles, etc., marquant une distinction, sont préférés par “nous”. Parallèlement, les formes d’expression artistique, particulièrement la musique, constituent des signes d’identité au sein de la société d’origine. Ainsi, le flamenco et les sévillanes se transforment en symboles de tout ce qui est espagnol et ce, même s’il est généralement clair dans l’esprit des émigrants qu’il s’agit là de complexes culturels andalous. Actuellement, ces formes d’expression représentent un des moyens principaux d’intégration dans la société d’accueil, étant donné qu’elles y sont très appréciées ; les autochtones les identifient à l’Espagne, conformément au stéréotype susmentionné. En ce sens, elles représentent une forme d’adaptation aux expectatives locales tout en renforçant leurs propres caractéristiques diacritiques. En ce qui concerne ces En dehors des contrastes susmentionnés, il en est un, essentiel, constitué par les émigrants noncommunautaires, c’est-à-dire, principalement, les Maghrébins. Face à ce groupe, s’établissent des frontières qui légitiment un “nous” dans les deux sens du terme : en tant qu’Espagnols, à l’instar de ce qui s’est produit en Espagne (cf. Stallaert, 1998) mais également, et avec un impact croissant, en tant que citoyens communautaires, cherchant à se rapprocher des autochtones du fait qu’ils partagent avec ces derniers le même rejet symbolique envers les “Maures”, ceux-ci étant considérés comme des contre-exemples. Cette attitude marque à nouveau les limites de l’insertion sociale et de tra- 53 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE aspects (“goût” et formes d’expression), le rôle des associations est décisif, puisqu’elles jouent généralement un rôle moteur dans leur mise en valeur. Le premier facteur identitaire utilisé est la langue (l’espagnol) à partir de laquelle se distinguent les premières frontières symboliques. Ces dernières s’établissent pourtant avec les natifs, entraînant ainsi une première ligne de démarcation : Allemands-Espagnols, Hollandais-Espagnols, etc. Au travers de la langue, d’autres éléments sont utilisés et remarqués, poursuivant leur contribution à la construction d’un “nous” espagnol face aux autochtones. On peut mentionner, parmi ces éléments, les célébrations festives, qui rendent visibles et compréhensibles les relations interethniques, puisque les “autres” ne les célèbrent pas ou alors, d’une autre façon. Si, dans le premier aspect, les associations jouent un rôle évident –bien qu’assez peu actif– (dans la plupart d’entre elles, on a l’habitude de parler en principe et, parfois, par principe, l’espagnol), elles remplissent, dans le second cas, un rôle fondamental, puisqu’elles offrent la base sans laquelle la plupart de ces célébrations ne pourraient probablement pas avoir lieu. leurs contacts avec les Espagnols. Les nuances s’accentuent dans ce cas, de sorte que, par exemple, les détails décoratifs, le vocabulaire, la façon de parler, les goûts, les différentes façons de se divertir ou la gastronomie acquièrent des dimensions fondamentales. Le rôle des associations s’avère dans ce cas à nouveau capital, y compris en ce qui concerne le contraste par rapport aux autochtones. vail et des perspectives dans un contexte de concurrence, ainsi que les limites culturelles et ethniques, en plus des limites politiques. Les schémas utilisés ici sont différents de ceux mis en jeu devant les autochtones. Ils concernent le statut social et le comportement public, et sont perçus au travers du type de travail, de la catégorie dans laquelle se range ce dernier, au travers de la concentration démographique dans les quartiers défavorisés (problème soi-disant “historiquement” dépassé), au travers de l’apparence physique (tenues vestimentaires et modes d’habillement) mais aussi de l’attribution de problèmes afin de se comporter “comme il se doit”. On a principalement recours, ainsi, à l’apparence physique, à la manière de se tenir et à des valeurs idéologiques sur l’Histoire, la morale et le développement. Tout ceci les rapproche davantage, au moins dans l’idéal, des autochtones mais avant tout, dans la pratique, des autres émigrants communautaires, les Italiens, surtout, mais aussi les Grecs et les Portugais. La conjoncture actuelle Le nombre et la densité d’émigrants, leur situation sociale et professionnelle, les conditions de l’endroit où ils se trouvent, etc., sont des variables qui ont une influence décisive sur les associations, donnant lieu à une certaine diversité, même dans le cadre de leur similitude structurelle. Une de ces variables est le cadre politique dans lequel elles s’insèrent. Tout d’abord, il existe pour toutes ces associations un cadre politique de référence agissant comme un important catalyseur et un élément d’unification : la communauté autonome andalouse, avec laquelle elles maintiennent des relations régulières, relations qui consistent en des subventions, envoi de matériel, présence éventuelle de représentants du gouvernement autonome dans le cadre de certains actes officiels, et communication en général, bien que celle-ci s’avère très peu fluide dans la plupart des cas. Mais, en dehors de l’importance de ces éléments, c’est l’existence même de la communauté autonome qui constitue un des éléments déclencheurs de la vie associative andalouse en Europe, exception faite de certains cas d’associations créées antérieurement. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Sur ce point, le rôle des associations est beaucoup moins évident, du fait qu’elles n’opèrent généralement pas en interaction avec les émigrants maghrébins. Elles peuvent, par contre, apporter une nuance, dans un certain sens, aux schémas signalés. Enfin, le troisième ensemble principal formé par “les autres” est constitué par le reste des émigrants espagnols, qui sont considérés comme communs en vertu des frontières qui s’établissent entre les autochtones et les autres émigrants Mais ils constituent également des groupes de contraste, au contact desquels divers schémas sont utilisés, signalant le “nous”, cette fois en tant qu’Andalous. Ce que nous avons mentionné au sujet des formes de relations et de sociabilité, des fêtes, de la musique et du goût, peut s’appliquer ici également. Nous voyons donc le caractère polysémique et situationnel de ces schémas : schémas qui définissent ce qui est espagnol par rapport aux autochtones, mais également les signes distinctifs andalous dans De plus, les conditions et le contexte politique des pays de résidence s’avèrent décisifs (cf. Bolzman, 1999). En un pôle, nous avons la Suisse et l’Allemagne, avec une émigration dont l’objectif était (comme de la part du pays d’accueil) le retour au pays, ce qui a entraîné des limitations ainsi qu’un plus faible degré d’intégration, renforcé par la seule reconnaissance d’un statut de travailleurs mais 54 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Dans le pôle opposé, on trouve les cas du Royaume-Uni, de la Hollande et de la Belgique qui accordent une plus grande attention aux droits culturels collectifs bien qu’étant souvent situés dans un contexte d’“inter-culturalité” qui, de fait, occulte les inégalités réelles en ce qui concerne l’accès aux différents recours possibles. La France, de son côté, applique traditionnellement une politique d’assimilation et de négation des identités culturelles collectives, d’où l’importance de l’accès à la citoyenneté comme droit individuel. Ainsi, les cultures non-dominantes ne peuvent se manifester que sur la base de leur folklore. D’une part, le maintien et l’accent mis sur les éléments de la culture andalouse présents dans les associations, ainsi que leur caractère central. Il s’agit là du noyau constituant l’ossature même des associations. Ceci n’est aucunement en contradiction avec la recherche de nouvelles orientations comme, par exemple, les stages, les échanges universitaires ou autres initiatives professionnelles, etc. Si l’on observe enfin la problématique actuelle ainsi que les perspectives concernant l’avenir des associations, nous pouvons rendre compte d’autres clés de compréhension des associations et de l’identité ethnique. L’avenir des associations constitue justement un des plus grands thèmes de préoccupation de leurs membres. Beaucoup d’entre eux se posent la question du retour, une fois la retraite obtenue ; en attendant, les associations maintiennent les liens entre les émigrants et leur fournissent des repères culturels visant à les aider à l’heure du retour. Leur situation est, en effet, complexe : ils sont “d’ailleurs” à l’étranger, mais le sont également, dans une large mesure, quand ils rentrent au pays. La possibilité, donnée par les associations, de se familiariser avec les manifestations culturelles de leur propre pays offre des arguments favorables à une meilleure adaptation dans le cas d’un retour éventuel. D’autre part, le processus actuel de globalisation-localisation, qui entraîne l’accentuation des traits diacritiques de l’identité des peuples. Au fur et à mesure que la facette de ce processus prend de l’ampleur (l’affirmation, dans un contexte pluriel, de sa propre identité face à l’uniformisation), les associations peuvent atteindre des dimensions extraordinaires, surtout si elles parviennent à se renforcer en tant que plates-formes de participation du groupe dans la vie locale. Mais ce dernier est freiné par le fait que leurs descendants conçoivent généralement leur vie dans le pays de résidence ; ils y sont souvent nés, se sont formés dans ses écoles et y inscrivent dans la foulée leur vie sociale et familiale. En ce qui concerne ces générations (qui, souvent, ne sont déjà plus Les associations représentent un recours pour la mise en scène, la reproduction et le développement de l’identité ethnique des groupes qui les composent. Mais elles sont aussi un instrument d’intégration dans la société d’accueil. En ce sens, l’identité ethnique devient un recours et l’asso- 55 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE issues de la “seconde génération” mais des suivantes), les associations jouent un rôle essentiel en tant que complément de la famille, celui de l’appartenance culturelle en tant qu’Andalous ou descendants d’Andalous. Enfants, ils fréquentent les associations, pour s’en éloigner à l’adolescence, précisément au moment où se façonne leur espace personnel au sein du milieu local. Au bout de quelques années, ils reviennent vers les associations, parfois après avoir fondé leur propre famille. Ce processus explique le fait qu’il y ait peu de jeunes dans les associations. Certains considèrent ce phénomène comme dramatique puisque, pour eux, l’avenir des associations est en danger. Pourtant, nous considérons qu’il n’en est rien, au moins à moyen terme, surtout dans la mesure où se produisent deux conditions et processus de première importance. accompagné de limitations en ce qui concerne leur participation à la vie culturelle comme à celui d’autres domaines de la vie sociale. communs de citoyenneté – dont la libre circulation et, bien que comportant d’importantes restrictions dans la pratique, celui au travail dans n’importe quel pays de l’Union –, s’est répercutée de manière positive sur l’intégration des immigrés originaires de l’Europe méditerranéenne. Le problème est que, parallèlement à cette intégration, on a assisté à la fermeture progressive des frontières ainsi qu’au durcissement des politiques migratoires en une ligne allant des accords de Schengen à ceux de Tampere, et renforçant ainsi les nouvelles frontières entre le “nous” communautaire et le “ils” extra-communautaire. Dans le paragraphe consacré à la vie associative, nous avons vu comment, tout en misant sur la reproduction de l’identité ethnique, les Andalous renforcent également leurs liens avec le reste des émigrants espagnols, certes, mais aussi avec les “Européens”, ce qui se traduit par une mise à l’écart de l’immigration d’origine non-européenne, en dépit du fait que beaucoup de ces immigrés vivent depuis très longtemps dans les pays de destination et soient passés par des situations très proches de celles expérimentées par les immigrés espagnols ou italiens et ce, alors que tous avaient en commun la difficulté d’accès à la citoyenneté, du fait de l’identification existant entre cette dernière et la nationalité. ciation constitue sa voie de canalisation, dans la mesure où elle permet et favorise son expression et où elle fournit des espaces favorables à sa projection dans le tissu social local. Les associations peuvent, et sont parfois, des espaces de médiation avec les représentants de la société locale et peuvent aussi finalement être des espaces permettant de réclamer et d’exercer des droits collectifs. En guise de conclusion : l’émigration andalouse dans l’Europe communautaire MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Comme le précise Claudio Bolzman : “La production identitaire n’est pas étrangère aux objectifs pratiques poursuivis, dans ce cas précis, l’acceptation des immigrés en tant que groupe et non plus seulement en tant qu’individus. Au travers de la nouvelle identité élaborée, les immigrés cherchent à être reconnus comme des acteurs légitimes du contexte de résidence, en premier lieu l’espace local de la cité. Il s’agit en dernière instance de la revendication de la pleine citoyenneté, indépendamment de l’appartenance nationale” (1997: 93). Cette stratégie est tout à fait cohérente avec le processus actuel de globalisation (cf.Beck, 1998). Il serait donc question d’articuler une identité culturelle particulariste autour de la revendication universaliste de l’égalité des droits. Il est évident que tous les droits se concrétisent dans un cadre territorial spécifique et que, de ce fait, toutes les réponses doivent passer par une définition de la question de l’intégration : c’est-à-dire le passage de l’assimilation à la citoyenneté culturelle différenciée. Davantage qu’une fissure dans le milieu de l’immigration, ce qui se produit actuellement est la sanction légale de l’inégalité hiérarchique existant entre les différents groupes d’immigrés. Les facteurs contribuant à ce contexte sont divers et variés. Il ne faut tout d’abord pas négliger le fait que l’émigration communautaire est un phénomène quantitativement peu significatif à l’heure actuelle et que, de plus, les tendances ont changé. De l’émigration économique, on est passé à une émigration “à la recherche du soleil” qui est en train de transformer certains espaces européens en refuges d’importantes colonies de “touristes” qui y passent une bonne partie de l’année, avec de gigantesques répercussions sur la vie sociale ainsi que sur les politiques dynamiques des localités respectives. Il faut ajouter à ce fait que les anciens Dans cet éventail de réponses, beaucoup plus large dans la pratique que dans la théorie, les sujets sociaux définissent leurs règles du jeu au fur et à mesure que se dessinent les cadres de la négociation. En ce sens, il est évident que la constitution d’un espace social européen qui octroie à ses membres communautaires toute une série de droits 56 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Stallaert (1999) nous démontre clairement comment, à Bruxelles, les immigrés d’origine européenne sont victimes d’une discrimination “positive” de la part des écoles flamandes dans le cadre de leur stratégie visant à augmenter le nombre d’élèves parlant cette langue. En général, toute une série de données nous indique que les anciens immigrés du nord de la Méditerranée, considérés dans les années soixante comme étant non-assimilables, expérimentent un processus d’ascension sociale dans les pays de résidence auquel ne sont pas étrangères, dans l’absolu, les politiques migratoires actuelles au sein de la Communauté. Autre facteur ayant une influence positive sur une meilleure intégration des immigrés espagnols et andalous, le travail des femmes : dans un contexte de vieillissement de la population, les soins apportés aux personnes âgées ont connu une hausse du prestige social parallèlement à la forte augmentation de la demande portant sur ces activités. En ce sens, le facteur ethnique est un élément décisif dans le degré de confiance s’établissant dans les relations employées/employeurs. Cela ne veut pas dire qu’un travail aussi important pour nos sociétés soit apprécié à sa juste valeur ; ici, le facteur du sexe reste déterminant au moment de valoriser le prestige social de ce travail. D’autre part, la hiérarchisation ethnique qui accompagne la segmentation du marché du travail demeure une arme à double tranchant : si, d’un côté, elle bénéficie à certains groupes, ce bénéfice ne s’effectue pas en termes de comparaison au niveau social mais s’avère, à l’inverse, préjudiciable aux autres groupes ethniques. Il convient d’ajouter à tout cela les difficultés rencontrées en vue de la construction d’une identité culturelle européenne provenant d’éléments communs d’identification pour des pays dont l’Histoire foisonne de rivalités conflictuelles. Si, comme le dit Renan (réed. 1987), la nation se compose d’oublis partagés, il est indubitable que pour pouvoir partager ces oublis, une série d’indicateurs sont nécessaires, leur rôle étant de souligner l’appartenance à la communauté. Comme l’a préalablement souligné Barth en 1969, il est plus facile de définir le groupe en ce qu’il a de différent qu’en ce qu’il a 57 LES ANDALOUS EN EUROPE : ... À L’INSERTION SOCIALE en commun, puisque seule importe l’utilisation des diacritiques culturels dans la construction des frontières. En ce sens, comme le signale Shore (1994), se mettent actuellement en place les bases pour la construction d’une Europe blanche et chrétienne agissant à la fois comme indicateur identitaire et comme obstacle face à la “nouvelle immigration” d’origine non-européenne. pays d’émigration sont eux-mêmes devenus des pays accueillant une “nouvelle immigration” (Pugliese, 1992). D’un autre côté, la peur d’une invasion massive d’émigrants en provenance de pays du Tiers-Monde a amené les États de l’Union européenne à serrer les rangs autour de politiques migratoires qui tiennent davantage de mesures policières que sociales. La difficulté de reproduire un certain niveau de bien-être social compte tenu des tendances démographiques qui caractérisent la population européenne déterminera un haut niveau de dépendance de l’apport humain extérieur, qu’il faudra réguler dans les années à venir, sans que la stigmatisation subie par certains groupes de personnes apparaisse comme étant la voie la plus favorable au succès de l’intégration. Dernier point, mais d’une égale importance, l’élargissement progressif de l’UE aux pays de l’Est constitue un point de conflit important aussi bien dans le cadre de la redéfinition des politiques d’équilibre économique entre les différents pays qu’en ce qui concerne le domaine culturel. Tous ces facteurs contribuent à créer des cadres de négociation s’avérant, au final, clairement défavorables à certains groupes de personnes. Même dans les pays européens non-communautaires comme la Suisse, ce qu’on appelle la “politique des trois cercles” –qui sélectionne les candidats à l’émigration en fonction de leurs origines– établit une nette différence en ce qui concerne l’accès des immigrés au permis de travail. Des facteurs comme la religion, ou certains traits phénotypiques, sont utilisés dans cette hiérarchisation. Bien que le phénomène soit loin d’être nouveau, il atteint par contre des proportions alarmantes dans un contexte d’augmentation de la segmentation et de la dérégulation du marché du travail, qui caractérise les sociétés globalisées. C’est aux immigrés andalous, comme en général à l’ensemble des immigrés originaires de l’Europe méditerranéenne et aux citoyens des pays de destination, que revient la responsabilité de tirer profit de cette nouvelle situation privilégiée ou, au contraire, de dénoncer les intérêts économiques et politiques qui se dissimulent derrière la vision d’une différence inégalement construite. L’avenir d’une Europe réellement plurielle doit être l’œuvre de tous et l’expérience de la discrimination doit désormais appartenir à une mémoire historique permettant d’éloigner les fantasmes de la xénophobie et de dénoncer les cas de racisme qui font, malheureusement, partie intégrante de la vie quotidienne de tant de localités en Europe. José Cazorla, “España, de la emigración a la inmigración”, in VV.AA. : Symposium Internacional Emigración y Retornor, Cadix, Conseil de la Présidence de l’Assemblée d’Andalousie-O.C.E.R., pp.15-25, 1990. 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Ruiz Morales Université de Séville MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Bibliographie Frederik Barth, (Comp.), Los grupos étnicos y sus fronteras, Mexico, Fonds de Culture Economique, 1976. Ulrich Beck, ¿Qué es la globalización? Falacias del globalismo, respuestas a la globalización, Barcelone, Paidos, 1998. Claudio Bolzman, “Identidad colectiva, dinámica asociativa y participación social de las comunidades migrantes en Suiza: la búsqueda de una ciudadanía local”, in Migraciones, n°2, pp.75-98, UPCO, Madrid, 1997. Claudio Bolzman, “Políticas de inmigración, derechos humanos y ciudadanía a la hora de la globalización: una tipología”, in E. Martin Diaz et S. de la Obra (eds.), Repensando la ciudadanía, Séville, Fondation El Monte, pp. 201-231, 1999. 58 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS 272 hiver 2002/2003 Migrations et frontières En France, 1974 marque la "fermeture des frontières". Depuis, les migrations se cherchent de nouveaux territoires. L’Europe des quinze, bientôt des vingt-cinq, sera-t-elle une citadelle redoutée autant qu’enviée ? Peut-être pas, car les itinéraires de migrations internationales, sans les ignorer, se jouent finalement des frontières. Penser globalement les migrations Motivations et attentes des migrants Diasporas au pluriel : GILDAS SIMON CATHERINE WIHTOL DE WENDEN Les Turcs entre Méditerranée et Europe Les Marocains dans le monde Les Soninké venus du fleuve STÉPHANE DE TAPIA DRISS EL YAZAMI PHILIPPE DEWITTE Retours imposés, retours rêvés des Mexicains Le va et vient des Portugais en Europe Migrations internationales et développement L’épreuve du temps Sangatte et les zones de transit Dans l’espace européen ACTUALITÉ EMMANUELLE LE TEXIER ALBANO CORDEIRO JEAN-PIERRE GUENGANT CHRISTOPHE DAADOUCH VIOLAINE CARRERE RÉMY LEVEAU JEAN-CHRISTOPHE RUFIN EN VENTE DANS TOUTES LES LIBRAIRIES 144 P., 11,50 € - étr. 12,50 € BULLETIN DE COMMANDE ❏ Je souhaite commander le n° 272 de Projet au tarif de 11,50 € Nom & prénom : ........................................................................................................................ Adresse : ..................................................................................................................................... Code postal : .....................Ville : ................................................................ Date : .................... Renvoyer à PROJET - 14 rue d’Assas - 75006 PARIS Tel : 01 44 39 48 48 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE DURANT LA PÉRIODE FRANQUISTE l’Espagne depuis le début du XIXe siècle, le changement notable des flux migratoires espagnols de la période franquiste réside dans les nouvelles directions empruntées par les migrants : l’émigration vers les pays européens supplante définitivement l’émigration vers les pays latino-américains. Pays d’ancienne tradition migratoire, l’Espagne connaît au XXe siècle des phases contrastées d’émigration de ses ressortissants. Phases différenciées tant par l’importance des flux migratoires que par les pays de destination privilégiés par les émigrants. Les temps forts de l’émigration espagnole à l’époque contemporaine se situent entre les deux dernières décennies du XIXe siècle et les deux premières du XXe siècle puis, ultérieurement, sous le régime franquiste. L’exil républicain L’installation du franquisme coïncide avec l’exode le plus considérable que l’Espagne ait connu. Pourtant, depuis le début du XIXe siècle, de nombreux Espagnols ont quitté leur pays pour des raisons politiques, cherchant bien souvent refuge sur le territoire français. Soit de manière groupée à l’occasion d’événements politiques précis –quelques milliers chaque fois– comme les partisans de Joseph Bonaparte, les libéraux, les carlistes, les républicains ou les anarchistes. Soit individuellement, pour des raisons où le “politique” et l’“économique” se mêlent bien souvent, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la part de l’un et de l’autre, MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Après ce que des historiens nomment, non sans ironie, “l’âge d’or” de l’émigration espagnole, situé au tournant du XIXe et du XXe 1)- Jacques Maurice, Carlos Serrano, siècle, la période de la dicL’Espagne au XX e siècle, Hachette, tature franquiste pourrait 1992, pp. 115-116. représenter “l’âge d’argent” des phénomènes migratoires espagnols1. Comme précédemment, mais avec des caractéristiques propres, s’y mêlent émigrations politiques et émigrations économiques. Si l’exil politique consécutif à la Guerre civile est le plus massif de tous ceux, multiples et divers, qu’a connus 60 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE Janvier 1939, dans les Pyrénées, des réfugiés espagnols passent la frontière. Photo D.R. 61 Si les exodes provoqués au cours de la Guerre civile sont une succession de flux et de reflux de réfugiés, la fin des combats provoque un raz-demarée d’ampleur exceptionnelle. La France est encore le principal lieu de destination. En janvier et février 1939, lors de la conquête de la Catalogne par les troupes franquistes, près d’un demi million de réfugiés se pressent à la frontière pyrénéenne. Ce grand exode, la Retirada, se produit dans le contexte particulier d’une terre d’asile qui se referme sur elle-même et développe depuis avril 1938 une législation restrictive par rapport aux étrangers. Certes, la France est prise au dépourvu par le nombre colossal de réfugiés que même les prévisions les plus élevées du gouvernement républicain étaient bien loin d’atteindre, mais rien n’est prévu pour l’accueil, hormis des mesures destinées à garantir l’ordre et la sécurité. Des camps d’internement –appelés alors camps de concentration pour les distinguer, dit-on, de lieux pénitentiaires2– s’improvi- 2)- Voir la déclaration du ministre de sent pour les militaires sur l’Intérieur Albert Sarraut début février les plages du Roussillon, à 1939 : “Le camp d’Argelès-sur-Mer ne Argelès-sur-Mer et à Saint- sera pas un lieu pénitentiaire mais un Cyprien, tandis que la majo- camp de concentration. Ce n’est pas la rité des civils et des familles même chose”. sont dirigés vers des centres d’hébergement répartis dans de nombreux départements. Passé le chaos des premières semaines où des centaines de milliers de réfugiés sont rassemblés dans des conditions extrêmement précaires dans des espaces délimités par des barbelés, d’autres camps sont ouverts : au Barcarès, non loin des deux premiers, puis à Bram, dans l’Aude, à Agde, dans l’Hérault, à Rivesaltes, dans les PyrénéesOrientales, à Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne et à Gurs, dans les Basses-Pyrénées. Ce dernier camp est particulièrement destiné aux anciens volontaires des Brigades internationales, tandis que celui du Vernet d’Ariège est rapidement conçu comme un camp disciplinaire. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 comme pour se soustraire aux mobilisations décrétées lors de la guerre du Maroc ou pour échapper à la fois à la pauvreté et à un régime honni. Avant la Guerre civile, les derniers exodes politiques sont provoqués en 1923 par le coup d’État du général Primo de Rivera et, en 1934, par la dure répression qui suit l’insurrection des Asturies. Jamais, cependant, un nombre aussi important de réfugiés n’a quitté l’Espagne qu’à la fin de la Guerre civile. En comparaison des départs collectifs qui se sont succédé tout au long du XIXe siècle et dans le premier tiers du XXe siècle, le caractère sans précédent de l’exil consécutif à la fin de la Guerre civile tient à la fois à son ampleur et à sa durée. L’exil dû à la guerre d’Espagne initie le changement d’orientation géographique des expatriations : ce sont vers les pays voisins de l’Espagne, et au tout premier chef la France, que les exilés se dirigent. Au cours de la Guerre civile, la violence des combats militaires, l’évolution des fronts et la peur des représailles exercées par les vainqueurs provoquent différentes vagues d’exode de réfugiés. Près de 200 000 personnes quittent l’Espagne pour chercher refuge dans d’autres pays, principalement en France. Parfois organisés par les autorités républicaines soucieuses de mettre les populations civiles à l’abri des hostilités, souvent spontanés, causés par une peur panique de cette guerre sans merci, ces exodes voient arriver en France des femmes, des enfants, des vieillards mais aussi des militaires vaincus sur le dernier front enfoncé par les rebelles. Exodes souvent de courte durée –notamment pour les hommes en âge de porter les armes– car les réfugiés regagnent plus ou moins rapidement la zone de leur choix, du côté républicain ou du côté nationaliste. Les pouvoirs publics français tentent d’organiser rationnellement la répartition géographique des réfugiés, avec des conditions d’hébergement très disparates, tout en s’employant à inciter au rapatriement ceux qui demeurent à leur charge, à l’exception des enfants, des malades et des blessés. Une dernière vague de réfugiés de la Guerre civile correspond à l’évacuation par les républi- 62 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE tée rétroactive permet en effet de poursuivre devant des tribunaux d’exception ceux qui, depuis octobre 1934, ont participé à la vie politique républicaine ou qui, depuis février 1936, se sont opposés au “Mouvement national”, c’est-à-dire au camp franquiste, “par actes concrets ou passivité grave”. cains de la zone Sud-Est, en mars et avril 1939 ; cet exode est dirigé quasi exclusivement vers les territoires français d’Afrique du Nord, où vit depuis le début du siècle une importante colonie d’origine espagnole. De Carthagène, Valence, Almería, et Alicante, de dix à douze mille réfugiés peuvent s’embarquer à temps avant l’arrivée des troupes italiennes dans cette dernière ville. L’absence de préparatifs, mais surtout les fortes réticences des autorités déléguées d’Algérie à les accueillir, contraignent les passagers des cargos à demeurer à bord pendant près d’un mois, dans des conditions sanitaires extrêmement précaires. En Afrique du Nord, des centres d’hébergement pour les familles sont également aménagés à la hâte : Molière et Carnot, près d’Orléansville, et le centre de Cherchell ; des camps d’internement aux installations très déficientes sont prévus pour les combattants, notamment à Boghari (camp Morand) et Boghar (camp Suzzoni), près d’Alger. À l’été 1939, la plupart des réfugiés susceptibles de rentrer en Espagne l’ont déjà fait. Le nombre des rapatriements diminue significativement durant les derniers mois de 1939 ; mais cela préoccupe moins la France car, avec la déclaration de guerre, le gouvernement ne souhaite plus à présent que le départ des seuls réfugiés “non susceptibles d’apporter un travail utile à l’économie française”3. La France sert aussi de lieu de transit pour d’autres émigrations, à destination essentiellement de l’Amérique latine. Mais cette réémigration ne touche vraisemblablement qu’un peu plus de 15 000 personnes en 1939 et en 1940, avec une prédominance de réfugiés provenant du secteur tertiaire et, plus généralement, d’intellectuels ; réémigration sélective aussi d’un point de vue politique, du fait du contrôle important exercé par le Servicio de evacuación de los republicanos españoles, le SERE. Le Mexique de Lazaro Cárdenas, qui offre dès 3)- Circulaire du ministère de l’Intérieur, février 1939 une hospitalité 19 septembre 1939, reproduite par Javier généreuse aux républicains Rubio, La Emigración de la guerra civil espagnols, accueille le plus de 1936-1939. Historia del éxodo que se important contingent de produce con el fin de la República réfugiés, environ 7 500 au española, Madrid, editorial San Martín, cours de l’année 1939. 1977, p. 886. Lorsque Franco proclame, le 1er avril 1939, que “la guerre est finie”, la situation des réfugiés espagnols en France est extrêmement compliquée et promise à de nombreuses évolutions. Elle se caractérise par une extrême dispersion sur le territoire français, par la séparation des familles –souvent destinée à se prolonger pendant des années– et par une multiplicité de mouvements divers, à l’intérieur de l’Hexagone, vers l’Espagne ou d’autres terres de réémigration. Parmi ces mouvements, les plus importants sont sans nul doute les rapatriements. Depuis 1936, et plus encore en 1939 avec la grande vague déferlante de la Retirada, la préoccupation première du gouvernement français, désireux de se dégager de la charge financière qui lui échoit aussi brusquement, est d’encourager les réfugiés à rentrer en Espagne. Ces rapatriements sont le fait de réfugiés amenés à fuir leur pays à cause des combats et pour qui le retour semble possible, ceux en tout état de cause qui ne pensent pas être concernés –lorsqu’ils en connaissent l’existence– par la loi des “Responsabilités politiques” promulguée par Franco le 9 février. Cette loi à por- Pendant la Seconde Guerre mondiale, à la suite de l’accord franco-mexicain du 23 août 1940 et jusqu’à la rupture des relations entre l’État français et le Mexique en décembre 1942, de nouveaux départs s’effectueront, tant le gouvernement de Vichy est désireux de voir partir les Espagnols qu’il juge “indésirables” : 2 000 en 1940, 1 900 en 1941 et 3 000 en 1942. Le Chili et la République dominicaine recevront respectivement 2 300 et 3 100 réfugiés ; d’autres pays latino-américains (Argen- 63 à un peu plus de 260 000 personnes adultes. Dans de nombreux départements de l’Ouest ou du Centre, qui ne sont pas les zones traditionnelles de l’immigration hispanique, les Espagnols constituent la nationalité étrangère prépondérante. Le grand SudOuest voit aussi sa population espagnole s’accroître d’un tiers et l’aire d’implantation y est plus vaste qu’auparavant. tine, Venezuela, Colombie et Cuba) accueilleront un total d’environ 2 000 Espagnols. Les autres pays européens n’en admettront que quelques milliers ; quant à l’URSS, si l’on excepte les Espagnols qui se trouvaient déjà dans ce pays pour des motifs divers avant la fin de la Guerre civile, elle en accueillera moins d’un millier. Avec les rapatriements et les réémigrations, on peut estimer en définitive qu’à la fin de l’année 1939 près des deux tiers des réfugiés de la Retirada ont quitté la France, soit plus de 300 000. Ces départs permettent au ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, de déclarer à la Chambre des députés, le 14 décembre 1939, qu’il ne reste plus que 140 000 réfugiés espagnols, dont 40 000 femmes et enfants ; estimation sans doute minorée de quelques dizaines de milliers de personnes dans le but évident de montrer l’efficacité de la politique gouvernementale et d’éviter les reproches des parlementaires peu favorables aux républicains espagnols. L’exil politique espagnol se constitue alors véritablement. Il est formé des hommes et des femmes qui n’ont d’autre choix que celui de rester hors d’Espagne. A la fin de l’année 1939, ces nouveaux arrivés représentent dès lors autour de 40 % de la colonie espagnole de France, estimée à plus de 400 000 personnes si l’on tient compte des immigrés 4)- Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil venus au cours des décendes républicains espagnols en France. nies précédentes pour des De la Guerre civile à la mort de Franraisons économiques4. co, Paris, Albin Michel, 1999. L’attribution du statut de réfugiés politiques, en mars 1945, permet enfin aux Espagnols venus en France à la suite de la victoire franquiste de “normaliser” leur situation ; leur garantie juridique assurée, ils peuvent trouver librement du travail et s’installer dans la région de leur choix. Une “normalité” s’instaure ainsi dans le déracinement de l’exil ; les premières années d’après-guerre, cette situation est cependant vécue comme provisoire, tant l’espoir est grand de repartir vite en Espagne et beaucoup refusent de s’“installer”, persuadés d’être l’année suivante de retour à Madrid ou Barcelone. Lors du recensement de population de 1946, la nouvelle colonie espagnole apparaît encore assez dispersée dans l’Hexagone ; la tendance au regroupement dans les zones traditionnelles d’implantation hispanique a cependant commencé, même si de nombreux réfugiés finissent par s’installer dans les régions où le hasard de la géographie imposée par les autorités françaises les a placés. Bien que ce recensement ne différencie pas les réfugiés de la Guerre civile des immigrants plus anciens, l’on peut constater que cinq départements rassemblent alors chacun plus de 20 000 Espagnols : l’Hérault, les Pyrénées-Orientales, l’Aude, la Gironde et la région parisienne. Et trois départements ont entre 14 000 et 19 000 Espagnols : la Haute-Garonne, les Bouches-du-Rhône et les Basses-Pyrénées. En dépit d’une plus grande dispersion des Espagnols sur le territoire français qu’avant la guerre mondiale, la tendance affirmée à l’afflux des réfugiés dans les régions habituelles de l’immigration espagnole se poursuivra dans les années suivantes et s’explique par la recherche de réseaux de solidarité, familiaux, régionaux ou idéologiques ; elle s’explique MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale La présence des réfugiés de la Guerre civile reste considérable au lendemain de la guerre mondiale. Selon le recensement effectué en 1945 auprès des étrangers de plus de quinze ans (et de ceux de moins de quinze ans exerçant une profession), plus de 103 000 Espagnols déclarent être arrivés entre 1936 et 1945, soit toujours autour de 40% de l’ensemble de la colonie espagnole, estimée alors 64 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE En haut : Janvier 1939, l’exode des réfugiés espagnols vers la France. Photo : D.R. Camp d’internement pour les Espagnols dans le sud-ouest de la France. Photo : D.R. 65 l’afflux d’immigrés. De 1950 à 1952, bien que les entrées clandestines aient beaucoup diminué, les refoulements en concernent plus de la moitié 5 . 5)- David Wingeate Pike, “L’immigraC’est en 1949 et en 1950 tion espagnole en France (1945-1952)”, que l’émigration politique in Revue d’histoire moderne et contemespagnole en France atteint poraine, avril-juin 1977, pp. 286-300. très probablement son chiffre le plus élevé de l’après-guerre, soit 125 000 personnes environ selon l’INSEE pour cette première date 6 . Les réfugiés espagnols constituent le 6)- En 1950, selon le ministère de l’Intéplus important contingent rieur qui pratique d’autres modes de calde réfugiés politiques pré- cul, les exilés représentent environ 34% sents sur le sol français, de la colonie espagnole. bien avant les réfugiés en provenance d’Europe centrale et orientale ; et ils le resteront jusqu’au début des années 1960. aussi par le désir de se rapprocher de l’Espagne afin d’être prêts à y repartir et, pour les anciens guérilleros, prêts à y intervenir. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 L’exode lié à la Guerre civile espagnole ne se borne pas aux flux migratoires déclenchés au cours des événements eux-mêmes et dans les dernières semaines du conflit ; il reprend au contraire après la Seconde Guerre mondiale, dans des proportions certes moins massives mais toutefois importantes qu’il convient de ne pas négliger. Les relations entre le pouvoir franquiste et les gouvernements français issus de la Résistance sont très tendues et la frontière est fermée pendant une période de deux ans, entre le 1 er mars 1946 et le 10 février 1948, à la suite de l’exécution en Espagne de Cristino García et de onze autres antifranquistes, pour la plupart anciens résistants en France. Mais cela n’empêche pas nombre de clandestins espagnols de passer la frontière : les fugitifs sont souvent des prisonniers politiques en fuite, des opposants au nouveau régime ou des proches parents de réfugiés déjà présents en France ; il est certain aussi que, devant la situation de précarité économique que connaît l’Espagne, la proportion de réfugiés économiquement faibles augmente notablement, ce qui place les autorités françaises devant la question, souvent insoluble, de différencier les authentiques réfugiés politiques des autres. Le gouvernement républicain en exil, alors reconstitué, reconnaît tous les clandestins comme siens car il les estime poussés hors d’Espagne par la répression ou la misère, engendrées pareillement par le franquisme. A l’aube des années cinquante, le centre de gravité de la colonie espagnole est à nouveau situé nettement dans le Sud-Ouest. Près de la moitié des Espagnols y résident et ils constituent plus de la moitié de la population étrangère de la région. Il est cependant à remarquer que, dès la libération de Paris, à laquelle des Espagnols participent activement, des réfugiés espagnols se dirigent vers la capitale qui leur était interdite jusque-là7. Une enquê- 7)- Andrée Bachoud, Geneviève Dreyte officielle effectuée en fus-Armand, “Des Espagnols aussi divers 1950 met en évidence à la que nombreux”, Paris 1945-1975 ”, in Le fois la prépondérance du Paris des étrangers depuis 1945, sous Sud-Ouest et l’importance la direction de Antoine Marès et Pierre de la région parisienne dans Milza, Paris, Publications de la Sorbonl’implantation des exilés ne, 1994, pp. 55-76. espagnols 8. On constate que la population espagnole, 8)- “Les Espagnols en France”, rapport toutes catégories confon- de la direction des Renseignements dues, est implantée de façon généraux, août 1952 (AMI, 89/31 Mi 6, majoritaire dans la Seine, les liasse 4). départements du Sud-Ouest et la région marseillaise. Les huit départements où les Espagnols sont les plus nombreux sont, par ordre décroissant : la Seine, la Gironde, l’Hérault, les Pyré- On assiste à une entrée massive de clandestins espagnols, environ 10 000 par an de 1947 à 1949. Les pouvoirs publics français sont alors généralement favorables à ce que l’Office international pour les réfugiés (OIR) accorde assez libéralement à ces fugitifs le statut de réfugiés politiques. Aussi les refoulements n’excèdent-ils pas 25% dans les années 1946-1949. Dès 1948 cependant, le ministère de l’Intérieur prend des dispositions pour limiter 66 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS La nouvelle émigration Si l’émigration politique conserve une place notable au sein de la colonie espagnole pendant les années 1950, la tendance se modifie progressivement par la suite. Avec le début des années 1960 et l’afflux considérable d’immigrés économiques, la place de l’exil s’amenuise pour ne représenter à peine qu’un cinquième de la colonie espagnole en 1962, puis chuter en dessous de 10% et diminuer ensuite régulièrement. Pourtant, les réémigrations vers l’Amérique latine, facilitées par l’OIR entre 1947 et 1951, ne sont pas vraiment en cause, car elles ne concernent guère que 9 000 réfugiés environ entre ces deux dates. Pas plus que les naturalisations, longtemps peu nombreuses chez les républicains espagnols, n’expliquent fondamentalement cette moindre place. C’est qu’une autre immigration espagnole arrive alors en France. L’émigration espagnole de cette deuxième moitié du XXe siècle présente des caractères nouveaux. Les émigrés ne se dirigent plus vers l’Amérique latine mais vers l’Europe, non plus vers les régions agricoles mais vers les zones industrielles en pleine extension et demandeuses de main-d’œuvre. Les restrictions apportées à l’immigration par les pays latino-américains se conjuguent ainsi à l’attrait exercé par l’économie florissante des pays d’Europe occidentale. Dans les années 1949-1959 il y a encore un courant migratoire américain, mais son point culminant se situe en 1955 avec 62 000 sor- A partir du milieu des années 1950, du fait de la réorientation de la politique française en matière 67 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE d’immigration et des difficultés économiques propres à l’Espagne qui conduisent celle-ci à développer une émigration après l’avoir longtemps limitée, une énorme vague de travailleurs espagnols commence à arriver en France. La nécessité pour la France de recruter de la main-d’œuvre pour assurer la reconstruction du pays puis pour répondre aux besoins générés par la prospérité des “Trente glorieuses” l’amène à se tourner vers l’Espagne ; l’immigration italienne s’est en effet pratiquement tarie du fait du développement économique des provinces du nord de l’Italie qui attire à présent les paysans pauvres du Sud. Quant à l’Espagne, l’échec de la politique d’autarcie menée pendant les premières années du franquisme, le sous-emploi endémique dans les villes comme dans les campagnes, la précarité sociale dans le sud de la péninsule et les tensions nées de l’application d’un “plan de stabilisation” très sévère, la contraignent à encourager l’émigration. D’autant que les envois de fonds effectués par les émigrés constituent des rentrées de devises dont leur pays d’origine a un besoin vital. En 1956, le gouvernement espagnol autorise l’Office national d’immigration à installer une mission à Barcelone puis à Irún. En 1961, un accord est signé entre la France et l’Espagne sur les transferts de maind’œuvre. Les émigrants qui, dans les périodes précédentes, provenaient essentiellement des provinces du Levant (Castellón, Murcie, Valence et Alicante), viennent de régions plus diverses où l’Andalousie et la Galice sont fortement représentées. nées-Orientales, les Bouches-du-Rhône, la HauteGaronne, l’Aude et le Rhône ; la Seine a définitivement supplanté l’Hérault dans sa place de premier département espagnol de France, encore occupée par lui dans l’immédiat après-guerre. Les réfugiés statutaires sont alors les plus nombreux dans quasiment les mêmes départements, dont la HauteGaronne, les Pyrénées-Orientales, la Seine, la Gironde et l’Ariège. Géographiquement, les réfugiés se sont ainsi regroupés prioritairement –région parisienne mise à part– dans les départements à dominante espagnole. Socialement, nombre de réfugiés mènent également une vie souvent semblable à celle de leurs compatriotes ; 95% d’entre eux sont salariés, et nombreux sont ceux qui occupent des métiers manuels parfois pénibles dans l’agriculture (18 à 20%), la métallurgie (12%), les mines (8%), les 9)- Jacques Vernant, Les Réfugiés dans travaux publics ou les l’après-guerre, Monaco, éditions du constructions de barrages9. Rocher, 1953, p. 301. sement de 1975 indique déjà une diminution des effectifs, due à des retours et à l’orientation des flux migratoires espagnols vers des pays à monnaie forte comme l’Allemagne et la Suisse. Issus d’une autre génération que les réfugiés de la Guerre civile ou ceux des années d’après-guerre, provenant en grand nombre des provinces du sud de l’Espagne pour travailler dans la construction, les services domestiques ties pour décliner irrémédiablement ensuite10. La France n’attire plus à elle seule tous les migrants espagnols. Dès 1960, l’Allemagne attire davantage d’émigrés espagnols que la France, respectivement 26 700 et 21 400. En 1965, 65 100 Espagnols se rendent dans la République fédérale et 49 800 dans l’Hexagone. En 1970, les émigrés préfèrent aussi la Suisse à la France. En dépit de cette diversification des destinations, la France demeure pourtant un pivot des flux migratoires espagnols, compte tenu de l’ancienneté de la colonie espagnole de France, de la présence des exilés républicains et de la venue régulière, traditionnelle depuis des décennies, de travailleurs saisonniers pour aider aux vendanges dans les départements viticoles du Sud-Ouest. Alors que la famille n’accompagne guère l’émigrant en Allemagne, elle le rejoint lorsque celui-ci s’installe en France, signe d’une installation plus durable. 10)- Jacques Maurice, Carlos Serrano, MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 L’Espagne au XXe siècle, Op. cit., p. 116. En France, les réfugiés se trouvent noyés par la nouvelle migration. La vague migratoire espagnole ne cesse d’augmenter à partir de 1956 et connaît une accélération de 1961 à 1964, avec des entrées qui dépassent les 60 000 travailleurs permanents en 1962 et en 1964. Cette nouvelle immigration se dirige vers les régions industrielles et l’Ilede-France. Aussi, en 1962, cette dernière rassemble-t-elle près de 90 000 Espagnols, dont la moitié résident à Paris même. La colonie espagnole de la région parisienne ne cesse de s’amplifier pour dépasser en 1968 les 130 000 personnes, sommet de cet accroissement. De 1965 à 1971, l’émigration espagnole vers la France diminue progressivement ; les naturalisations, qui connaissent une forte hausse avec les émigrés économiques, ainsi que le vieillissement de la population et les retours ne sont pas compensés par des apports nouveaux. Le recen- 68 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Si la place des réfugiés politiques espagnols diminue en France, cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus d’arrivées d’exilés politiques en provenance d’Espagne dans les années soixante, mais un cer- La fin de la période franquiste coïncide avec le tarissement de l’émigration espagnole, dû à la fois à l’irruption de la crise économique dans les pays européens et aux transformations politiques qui suivent en Espagne la mort de Franco. C’est ainsi le terme d’un siècle de flux migratoires motivés par des considérations diverses, où le “politique” et l’“économique” se mêlent bien souvent. C’est sous la dictature franquiste que l’exil politique le plus considérable a quitté l’Espagne et s’est implanté durablement dans d’autres pays, tout particulièrement en France. C’est au cours de la même période que les autres migrants ont abandonné les routes classiques de l’exil américain pour aller travailler dans des pays européens, préparant ainsi à leur insu l’émergence d’une conscience européenne contemporaine. Geneviève Dreyfus-Armand Directrice de la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC) et du Musée d’histoire contemporaine Conservateur général des bibliothèques PAGES 68 ET 69 : Janvier 1939, l’exode des réfugiés espagnols vers la France. Photos : D.R. 69 L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE ... FRANQUISTE tain nombre d’opposants profitent du flot d’émigration économique vers la France pour s’y fondre sans demander ensuite le statut de réfugié politique. Par ailleurs, la seconde génération issue de l’exil de la Guerre civile, née en France, acquiert tout naturellement la nationalité française selon les modalités du Code de la nationalité de 1945 et ne se distingue plus des Français du même âge. Au moment où la démocratie se rétablit au-delà des Pyrénées, environ 49 000 Espagnols ont encore, selon l’OFPRA, le statut de réfugiés politiques. Lorsque le statut de réfugiés sera supprimé pour les Espagnols en 1981, certains demanderont leur naturalisation. ou la sidérurgie, ces migrants économiques font en 1968 de la colonie espagnole le groupe étranger le plus nombreux en France. L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE FACE AUX RISQUES D’EXCLUSION SOCIALE fin à l’autarcie économique imposée de l’intérieur par les idéologies dominantes des années 1940 en Espagne et de l’extérieur par l’isolement du régime franquiste à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les années 1950 marquent l’ouverture de l’Espagne aux relations internationales et parallèlement aux relations économiques internationales – politique économique capitaliste, industrialisation et développement des services, intervention du capital étranger (aide économique américaine). On passe du dirigisme et de l’autarcie des années d’après-guerre au libéralisme. L’exode rural massif des années 1950 vers les zones urbaines industrialisées – Barcelone, Bilbao, Madrid – s’intensifie. Une partie de la main-d’œuvre agricole est absorbée par l’industrie et les services, l’autre par l’économie des pays européens industrialisés, en pleine croissance dans les années 1960 (Martinez 1)- L. A. Martinez Cachero, La emiCachero)1. L’émigration est gración española ante el desarollo réglementée et assistée : economico y social, Madrid, 1965, Nuel’Institut Espagnol d’Émi- vo horizonte. gration est créé en 1956, la loi sur l’émigration promulguée en 1962. Ces mouvements de population s’accompagnent d’une aggravation des différences régionales : le Sud-Ouest et Une émigration à la fois politique et économique MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Depuis le XIXe siècle, l’émigration espagnole vers la France, liée aux histoires nationales des deux pays, est une émigration à la fois politique et économique : émigration politique des guerres civiles et des guerres carlistes au XIXe, émigration politique sous la dictature de Primo de Rivera et de la Guerre civile de 1936-1939 au XXe siècle ; émigration économique pendant la Première Guerre mondiale pour assurer la production agricole de la France, suivie d’une émigration saisonnière qui se poursuit jusqu’à la guerre civile. Pendant la période d’autarcie économique de l’après-guerre l’émigration est pratiquement interdite : l’émigration clandestine à dominante politique se développe vers la France. Dans l’histoire de l’émigration espagnole contemporaine, l’année 1959 est une année charnière : elle ouvre le courant massif d’émigration vers les pays européens et ferme celui à destination de l’Amérique latine. C’est l’année du “plan de stabilisation” de Ullastre, plan destiné à mettre 70 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE Les émigrants espagnols participent à Marseille à la manifestation du 1er mai en portant des pancartes de soutien au mouvement ouvrier et contre la repression en Espagne. 1967. CDEE. Fondo General. 71 En 1956, une mission de recrutement de l’Office National d’Immigration français (ONI) s’installe en Espagne. Dans les années 1961-1970 on enregistre une montée en flèche de l’immigration espagnole entre 1961 et 1963, en remplacement de l’immigration italienne. À partir de 1963, près de 90% des travailleurs saisonniers sont des Espagnols ; cette émigration temporaire est encadrée par les syndicats verticaux espagnols. À partir de 1965, l’immigration espagnole est à son tour dépassée par l’immigration portugaise. L’immigration familiale s’accélère. Au recensement de 1968 on dénombre 607 000 Espagnols, soit près du quart de la population étrangère. le Nord-Ouest se dépeuplent ; à partir de 1961 le Levant devient un pôle d’attraction. Avec l’instauration, après la mort de Franco en l975, d’une démocratie dont le régime est une monarchie parlementaire qui s’articule sur l’“État des Autono2)- J. Bonnels, L’Espagne, Paris, Flammies” (Bonnels)2, l’Espagne marion, 1998, p.134. a accompli une véritable révolution politique et socioculturelle. L’entrée dans le marché commun en 1986, et la libre circulation des personnes au 1er janvier 1993 marquent son intégration dans l’espace économique et politique européen. La croissance et le développement économique des trente dernières années, ont fait de l’Espagne, pays d’émigration, une terre d’immigration. Les Espagnols ont une place prépondérante dans le bâtiment et les travaux publics (BTP), puis dans l’industrie, les services domestiques et l’agriculture. On enregistre un déplacement des courants migratoires du Sud-Ouest vers le Sud-Est de la France où ils remplacent les Italiens dans le bâtiment et l’agriculture. L’Ile-de-France et la région Rhône-Alpes demeurent des pôles d’attraction. Les secteurs d’emploi des Espagnols y sont ceux de l’industrie (industrie automobile dans la région parisienne) et du bâtiment. Les régions industrielles du Nord et de l’Est où les Espagnols étaient absents, reçoivent les immigrés recrutés par l’ONI. On observe avec la vague d’émigration économique des années 1960, un glissement des emplois de la France agricole vers la France industrielle et une implantation régionale plus large. Les immigrés écono- 3)- G. Hermet, Les Espagnols en France, miques constituent l’élé- Paris, Ed. Ouvrières, 1967, p.91-101. ment principal de la population espagnole en France (Hermet)3. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Répondre aux besoins économiques et démographiques de la France Pendant la guerre de 1914-1918, une majorité d’ouvriers agricoles viennent pallier les besoins de main-d’œuvre en Provence et dans la vallée du Rhône. Au recensement de 1921, la colonie espagnole compte 255 000 personnes soit 16% de la population étrangère. La crise économique de l’entre-deuxguerres amène une diminution de l’immigration espagnole qui tombe à 12% de la population étrangère. La Guerre civile espagnole (1936-1939) provoque un afflux de réfugiés (fin 1938-début 1939). En février 1939, on compte plus de 500 000 réfugiés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les réfugiés participent activement à la Résistance française : 12 000 meurent dans les camps de concentration allemands. Beaucoup sont rapatriés de force après l’occupation de la zone libre. En 1951, on dénombre seulement 165 000 réfugiés du fait des départs pour le Mexique, des retours forcés en Espagne, des décès et des naturalisations. Dans l’immédiat après-guerre l’émigration clandestine à caractère politique se développe vers la France : la majorité des clandestins proviennent des villes, la migration interne ayant précédé l’expatriation. Des années 1971 à la fin des années 1980, on enregistre une diminution continue de la population espagnole avec 497 480 personnes au recensement de 1975, soit 14,5% de la population étrangère, et 327 156 personnes au recensement de 1982, soit 8,8% des étrangers résidant en France. Cette diminution résulte d’une conjonction de facteurs : l’arrêt par la France 72 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS D’après les résultats du sondage de l’INSEE5, les étrangers de nationalité espagnole et les Espagnols naturalisés français sont 518 223. Les Espagnols –étrangers au sens juridique, nés hors de France ou nés en France, de nationalité espagnole– sont 216 047 et représentent 6% de la population étrangère. Ils se répartissent comme suit par âge : Immigration de travail temporaire au début des années 1960, l’immigration espagnole est devenue une immigration de peuplement fixée en France. La dimiÉtrangers : Espagnols, par âge et sexe nution des envois de devises en Espagne, l’amélioration des Âge Ensemble % Sexe masculin Sexe féminin conditions matérielles en 0-19 ans 23 528 11% 12 144 11 384 France, le taux élevé d’acqui20-64 ans 136 463 63% 73 247 63 216 sition de la nationalité fran65 ans ou plus 56 056 26% 26 948 29 108 çaise et les mariages francoTotal 216 047 100% 112 339 103 708 espagnols sont autant d’indiSource : INSEE, recensement de la population, 1990 cateurs de ce processus. L’évolution de l’immigration –caractère familial, qualifiLes personnes de 65 ans ou plus sont 56 056 cation professionnelle, vieillissement etc– s’accom(26 948 hommes et 29 108 femmes) et représenpagne d’une évolution des besoins et d’un réajustetent 26% de la population. Soit 11 points de plus ment des attentes et des aspirations. que la moyenne nationale : les 65 ans ou plus représentaient 15% de l’ensemble de la populaDans les années 1990, les effectifs des Espagnols tion française au recensement de 1990. Compte continuent à diminuer : les tranches d’âge les plus tenu de l’ancienneté du courant migratoire espajeunes s’affaiblissent tandis que celles des plus âgés gnol, la pyramide des âges est inversée par rapaugmentent, phénomènes qui traduisent le nonport à celle de l’ensemble des nationalités des renouvellement de l’immigration espagnole et son immigrés. Le courant migratoire s’est tari et touvieillissement. te la population est appelée à vieillir. Entre 60 et 90 ans ou plus, on observe une distribution par Le vieillissement genre comme suit : de la population Au recensement de 1999, les Espagnols sont 161 762 et représentent 5 % des étrangers. Les Espagnols naturalisés français sont 274 0664. Les données détaillées par nationalité du recensement de 1999 n’étant pas encore disponibles, ce sont celles du précédent recensement –de 1990– auxquelles 4)- A. Lebon, Immigration et présence étrangère en France en 1999, Premiers enseignements du recensement, Paris, la Documentation française, 2001. 5)- INSEE, Résultats du recensement de la population de 1990. Nationalités, résultats du sondage au quart, 1992 73 L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE nous avons eu recours. Pour l’ensemble des étrangers, on dénombre 282 000 personnes de plus de 65 ans sur un total de 3 600 000 personnes. Les originaires des pays de la Communauté européenne représentent 64% de l’ensemble des étrangers de plus de 65 ans. de l’immigration de travailleurs en 1974 ; la mise en place du dispositif d’aide au retour entre 1977 et 1981, que les Espagnols ont largement utilisé ; la mort de Franco en 1975, suivie d’une amnistie générale en 1977 qui permet le retour des exilés ; le développement économique espagnol qui favorise les retours spontanés (d’après les données consulaires, les retours spontanés ont été très nombreux dans la décennie 1980) ; le faible taux de fécondité des femmes espagnoles résidant en France ; les acquisitions de la nationalité française ; les décès. Espagnols âgés de 60 à 90 ans ou plus Espagnols naturalisés Français âgés de 60 à 90 ans ou plus en 1990 Âge Ensemble Sexe masculin Sexe féminin 20 276 10 840 9 436 60-64 65-69 15 336 7 968 7 368 70-74 11 988 6 256 5 732 75-79 11 956 5 824 6 132 80-84 9 264 4 128 5 136 85-89 5 184 2 056 3 128 90 o más 2 328 716 1 612 Source : INSEE, recensement de la population, 1990 Âge Sexe Sexe féminin masculin 60-64 30 128 13 276 16 852 65-69 26 604 11 976 14 628 70-74 22 468 10 404 12 064 75-79 18 264 8 092 10 172 80-84 10 492 4 328 6 164 85-89 4 772 1 544 3 228 90 o más 1 564 433 1 132 Source : INSEE, recensement de la population, 1990 Au-delà de 75 ans, les effectifs féminins sont plus élevés que les effectifs masculins. Rappelons qu’au niveau national l’espérance de vie est de 74 ans pour les hommes et de 82 ans pour les femmes, et qu’il existe des inégalités persistantes en fonction de la catégorie socioprofessionnelle et de la zone de résidence. ralement observée d’un taux de naturalisation plus fort chez les femmes. Nous avons affaire à des populations vieillissantes (étrangers ou naturalisés français) où les femmes sont majoritaires et la pyramide des âges est inversée par rapport à celle de l’ensemble des nationalités des immigrés compte tenu du fait que les Espagnols appartiennent à l’un des courants migratoires les plus anciens. La structure par âge des immigrés découle d’abord de l’ancienneté du courant migratoire : lorsque le courant migratoire se tarit, toute la population est appelée à vieillir. D’après l’indicateur de vieillissement de la population de l’INSEE (nombre des personnes de 60 ans ou plus, rapporté à celui des 25 à 59 ans en pourcentage), les Espagnols arrivent en troisième position derrière les Italiens et les Polonais, avec 76,2% pour les hommes et 78,3% pour les femmes. D’après les résultats du sondage de l’INSEE, les Espagnols naturalisés français se répartissent comme suit : Français par acquisition dont la nationalité antérieure était espagnole Âge Ensemble % Sexe masculin Sexe féminin 0-19 ans 9 210 3% 4 722 4 488 20-64 ans 208 802 69% 91 104 117 698 65 ans ou plus 84 164 28% 36 776 47 388 Total 302 176 100% 132 602 169 574 Source : INSEE, recensement de la population, 1990 Les étrangers originaires des pays de la Communauté européenne –majoritairement d’Europe du Sud– qui représentent en 1990, 64% des plus de 65 ans sont pratiquement absents des rares études, articles, publications et colloques consacrés au vieillissement des immigrés. Le compte rendu dans le journal Le Monde du 3 juin 1999, du colloque organisé à Aix-en-Provence par la “Flamboyance” avec le soutien du Fonds d’Action MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Dans la population française d’origine espagnole, les personnes de 65 ans et plus représentent 28% des effectifs, soit 13 points de plus que la moyenne nationale. Ils se distribuent comme suit par genre entre 60 et 90 ans ou plus : On observe une sur-représentation des femmes dans toutes les tranches d’âge à partir de 20 ans et plus. Ce qui va dans le sens de la tendance géné- 74 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Ensemble 8)- L’étude comparative intitulée : “les situations d’exclusion des immigrés espagnols âgés en Europe” (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Hollande, Luxembourg), coordonnée par la Fédération d’Associations et Centres d’Espagnols émigrés en France (FACEEF) a été réalisée dans le cadre du Programme “Situations de marginalisation et d’exclusion sociale dans la Communauté Européenne” de la DG.V de la Commission Européenne. Elle a fait l’objet d’une publication en espagnol : U. Martínez Veiga, (dir.) “Situaciones de exclusión de los emigrantes españoles ancianos en Europa”. Paris, FACEEF, Fondation du 1er mai, (colab. de la DGV de la Comisión Europea y de la Dirección General de Ordenación de las Migraciones del Ministerio de Trabajo y Asun- Trajectoires migratoires tos Sociales de España), 2000. Le mouvement associatif espagnol, au plus près des besoins de ses membres, prend la mesure des difficultés auxquelles se trouvent confrontés aujourd’hui les émigrés âgés. La Fédération d’associations et centres d’Espagnols émigrés en France 9)- M-C. Muñoz, “Les immigrés espagnols retraités en France : entre intégration et vulnérabilité sociale”, Ch.II, p. 33-81, in U. Martinez Viega, M-C. Muñoz, A-I Fernandez Asperilla, “Situations d’exclusion des immigrés espagnols âgés en Europe”, Paris, FACEEF, 2001. 75 L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE (FACEEF) est à l’origine d’une étude comparative européenne8 dont nous présentons ici les grandes lignes de la contribution française : “les immigrés espagnols retraités en France : entre intégration et vulnérabilité sociale”9. Celle-ci a pour objet l’étude des facteurs qui peuvent conduire à la désaffiliation, du fait de la cessation de l’activité professionnelle et de l’isolement social qui en résulte. Elle comporte deux volets : le premier, relatif à la baisse des revenus suite à la cessation d’activité, aggravée par les difficultés des travailleurs immigrés à reconstituer leur carrière en raison de leur instabilité professionnelle et géographique dans certains secteurs d’activité, de l’impossibilité de valider les années travaillées au pays d’origine et de la méconnaissance de leurs droits en matière d’aide sociale ; le second, relatif aux risques de marginalisation sociale, du fait que ces retraités, qui ont connu les conditions de travail les plus pénibles et les emplois les moins biens rémunérés, ne disposent pas des ressources physiques, financières et culturelles suffisantes pour bien vivre leur retraite. Risques accrus quand les supports sociaux (famille, amis, voisinage, réseau associatif, syndicats, partis politiques ...) font ou viennent à faire défaut. Sociale sur “Vieillesse et Immigration” est tout à fait symptomatique de cet état de fait. Philippe Bernard écrit : “les Espagnols et les Italiens se sont fondus dans le paysage français et nombre de Portugais choisissent de passer leurs vieux jours au pays...”. En effet, ces populations, aujourd’hui non problématiques qui appartiennent à des vagues migratoires anciennes, sont considérées comme intégrées par les pouvoirs publics. L’entrée en 1986 de l’Espagne et du Portugal dans la Communauté européenne a modifié leur statut juridique et pour le FAS les ressortissants des pays membres “ne pourront plus être considérés comme de véritables immigrés” (Noiriel, 1992 : 5) 6 . Or, le 6)- G. Noiriel (Resp. scientifique), Le vieillissement de la population s’accompagne de vieillissement des immigrés en région parisienne, Rapport final, Etude pour le risques d’exclusion d’une partie des personnes Fonds d’Action Sociale, 1992. âgées, du fait de leurs faibles revenus, de leur non participation sociale et de leur situation d’isolement et ce a fortiori pour les immigrés qui vieillissent en France. Ces retraités du “troisième âge” et bientôt du “grand âge”, du fait de leur histoire migratoire peuvent 7)- A. Sayad, “La vacance comme pathoavoir des besoins spécilogie de la condition d’immigré : le cas fiques, et sont en droit de la retraite et de la préretraite”, in d’attendre une reconnaisGérontologie, “La vieillesse des immisance de leur présence, grés en France”, n°60, oct. 1986, pp. 37même si comme l’a si sou55. vent répété Abdelmalek A. Sayad, La double absence, Des illuSayad7, seul le travail pousions de l’émigré aux souffrances de vait donner une légitimité l’immigré, Paris, Seuil, 1999. à la présence des immigrés dans le pays de résidence ou à son absence dans le pays de départ. années 1960. Ils ont quitté l’Espagne pour des motifs d’ordre économique ou familial (réalisation du regroupement familial) et une minorité, 10%, pour fuir la répression franquiste. Pratiquement tous ont souffert de la Guerre civile et des difficultés de l’après-guerre. Près de la moitié avait migré vers les centres industriels des régions développées d’Espagne avant de s’expatrier. L’enquête comprend une approche qualitative avec des entretiens en profondeur réalisés auprès de retraités espagnols de la région parisienne et de la région lyonnaise et auprès d’informateurs privilégiés du mouvement syndical, des services sociaux français et espagnols et du mouvement caritatif espagnol ; elle comprend aussi une approche quantitative à l’aide d’un questionnaire auprès de 124 personnes retraitées, espagnoles et d’origine espagnole. Les personnes enquêtées ont été sélectionnées à partir des fichiers de l’IMSERSO10 et du réseau 10)- L’IMSERSO (Institut des Migraassociatif national de la tions et des Services Sociaux) est un FACEEF. Un petit nombre organisme qui dépend du ministère des d’enquêtés sont des utilisaAffaires Sociales. teurs des services sociaux de l’Ambassade et du dispen11)- Œuvre de l’Ordre des filles de la saire San Fernando 11 de Charité de Saint-Vincent-de-Paul, fondée en 1892. Neuilly. Les enquêtes par questionnaire ont été réalisées en Ile-de-France, en région Rhône-Alpes et dans l’Est de la France, en Lorraine. Dans ces trois zones géographiques, l’implantation des Espagnols est forte et correspond à l’émigration économique des années 1960. Leur niveau d’études est faible : les trois quarts déclarent un niveau inférieur ou égal au cycle complet des études primaires et 5% sont analphabètes. La non-scolarisation ou l’interruption des études primaires sont à mettre en relation avec l’origine rurale des migrants : les infrastructures scolaires étaient peu développées et parfois difficilement accessibles, les enfants travaillaient très tôt. La Guerre civile est venue perturber la scolarité des enquêtés qui avaient en moyenne 6 ans en 1936. Ce faible niveau de scolarisation ou son absence ont constitué un obstacle à l’apprentissage du français. Après 30 à 40 ans de vie en France, plus de la moitié déclare une connaissance moyenne ou mauvaise du français. Or, nous savons combien la maîtrise de la langue du pays de résidence est un élément clef de la participation et de l’intégration sociale des immigrés. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 La population de l’enquête est composée de 48 femmes et de 76 hommes. Les trois quarts des enquêtés se déclarent de nationalité espagnole. L’âge moyen des enquêtés est de 70 ans. 70% sont mariés, 17% sont veufs, les autres sont célibataires ou vivent en couple. 71% déclarent un conjoint espagnol. Quant aux mariages avec un conjoint français, ils sont plus élevés chez les hommes que chez les femmes. 92% ont des enfants et le nombre moyen d’enfants est de 3. On enregistre une très forte proximité résidentielle entre parents et enfants : 76% ont des enfants qui résident dans la même localité. 96% des enquêtés vivent chez eux et 3% au domicile d’un enfant. L’insertion sur le marché du travail dans des emplois peu qualifiés est en relation avec le niveau de formation. Dans le dernier emploi occupé, 82% des hommes travaillaient dans le secteur secondaire, à égalité dans l’industrie et dans le bâtiment. Tandis que 80% des femmes étaient employées dans le tertiaire : dans les services domestiques aux particuliers, les services hôteliers et les services administratifs. La situation professionnelle des femmes était plus défavorable, elles occupaient des emplois non qualifiés tandis que les hommes se trouvaient à des postes semiqualifiés ou qualifiés. Plus des trois quarts de la population étaient salariés. 38% des enquêtés ont connu, au cours de leur vie active, des périodes Seuls 7% des enquêtés sont des combattants et réfugiés de la Guerre civile. La majorité fait partie de la vague d’émigration économique des 76 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Les périodes de chômage, les accidents, les années non cotisées, le travail non déclaré (le travail des femmes dans les services aux particuliers notamment), la mise à la retraite anticipée auront bien sûr une incidence sur le montant des pensions et le niveau de vie des retraités. Si l’on considère que 75% des ménages comptent deux personnes ou plus, les revenus mensuels des enquêtés sont relativement faibles : 61% des foyers ont des revenus mensuels inférieurs à 1 220 euros, 21% ont entre 610 et 915 euros, 8% de l’échantillon a moins de 610 euros de revenus mensuels. Le passage à la condition de retraité signifie une diminution des revenus et du niveau de vie qui les conduisent à réduire leurs dépenses pour l’alimentation, l’habillement et les loisirs. La capacité d’épargne est très faible seulement 4% des enquêtés déclarent de l’épargne. Un quart emprunte de l’argent et 10% travaillent ou cherchent du travail. L’accès à la propriété, au prix de lourds sacrifices et d’économies forcées, en France pour la moitié d’entre eux mais également en Espagne pour un certain nombre, contribue à leur sécurité matérielle et à leur qualité de vie. Dans leur majorité, ils se déclarent satisfaits de leur situation matérielle. Retraite et paupérisation Leur vie active a été très longue puisqu’elle a commencé précocement en Espagne, mais elle ne leur assure pas pour autant une retraite confortable. L’âge moyen d’entrée sur le marché du travail est de 14 ans et celui de l’émigration de 28 ans. Seulement la moitié d’entre eux touche une pension en provenance d’Espagne. Pour l’autre moitié, les années travaillées en Espagne n’ont pas été reconnues. Ces retraités, nés autour des années 1930, ont travaillé à la fin des années 1940 et dans les années 1950 en Espagne, dans des secteurs de l’économie où les travailleurs n’étaient pour la plupart pas déclarés : dans l’agriculture, les petites entreprises, le bâtiment ou les services domestiques. En Espagne, les droits sociaux associés au travail étaient quasi inexistants dans ces secteurs jusque dans les années 1960. Ce n’est qu’en 1967 que l’assurance sociale obligatoire et universelle a été instaurée. Seuls ceux qui ont un minimum de 1 800 jours travaillés déclarés sur la période 1940-1967 ont droit à une pension du S.O.V.I. (Seguro Obligatorio de Vejez e Invalidez : Assurance obligatoire de vieillesse et d’invalidité) qui est un forfait de 40 000 pesetas équivalant à 244 euros, Des retraités entre intégration et vulnérabilité sociale La variable relationnelle est une des composantes de l’intégration des individus. Concernant la sociabilité des enquêtés, soulignons l’intensité des liens familiaux –avec la famille de création 77 L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE tandis que ceux qui sont en dessous des 1 800 jours n’ont droit qu’à 5 000 pesetas soit 30 euros mensuels. La non-reconnaissance des années travaillées en Espagne fait l’objet de revendications et s’accompagne d’un fort ressentiment envers les autorités espagnoles et envers les politiques. Cette demande de reconnaissance est relayée par le mouvement associatif. de chômage d’une durée moyenne de 6 ans. Ces travailleurs appartiennent aux catégories sociales les plus affectées par le chômage dans l’ensemble de la population active : les ouvriers et les employés. Dans les années 1980, les entreprises sidérurgiques de Lorraine et l’industrie textile de la région lyonnaise ont été très touchées par les restructurations industrielles. 37% ont été victimes d’un accident du travail, les hommes représentant 61% des accidentés. Ils occupaient des emplois dans les secteurs d’activité les plus à risques : le bâtiment et l’industrie. Au moment de prendre leur retraite un tiers des enquêtés ne travaillait pas : ils étaient soit au chômage, soit en arrêt maladie ou d’accident du travail, soit en préretraite. Castel 12 appelle la zone 12)- R. Castel, Les métamorphoses de d’intégration : ils disposent la question sociale, Paris, Fayard, 1995. de ressources matérielles suffisantes et des relations (familiales, amicales, associatives ou locales) fortes. Près des trois quarts vivent en couple, et les revenus du foyer proviennent de la pension propre à laquelle s’ajoute dans près de la moitié des cas la pension ou le salaire du conjoint. La moitié s’est constitué un patrimoine immobilier en France et/ou en Espagne. Les liens familiaux sont étroits, la solidarité inter générations est effective ; le rôle de grands-parents est fortement investi : il constitue, tant pour les femmes que pour les hommes, une nouvelle dimension positive de leur identité. Parmi les pratiques sociales, l’affiliation syndicale témoigne de leur engagement passé au cours de leur vie active, et leur participation à la vie associative tournée vers les associations espagnoles atteste de leur intégration sociale dans un collectif protecteur. en France et avec la famille d’origine en Espagne. Le non-retour en Espagne est lié à des motifs essentiellement familiaux : la majorité a ses enfants installés en France et seulement 10% a ses propres parents encore vivant en Espagne. Il existe une forte solidarité intergénérationnelle. Il y a eu maintien des valeurs centrales que sont la famille et les formes de solidarité traditionnelles de la société d’origine à dominante rurale qu’ils ont quittée dans les années 1960. C’est à elles qu’ils ont recours et ils répugnent à faire appel à celles des organismes spécialisés de l’État. Le non-recours à des aides publiques, auxquelles certains pourraient prétendre, traduit ce refus de l’assujettissement que constitue l’assistance et de l’humiliation que représentent, au terme d’une vie de travail, les démarches à faire pour en bénéficier. La quasi-totalité maintient des liens avec l’Espagne. La propriété d’une maison ou d’un appartement en Espagne et la présence de la parenté favorisent le va-et-vient entre la France et l’Espagne même si aujourd’hui ils sont amenés à en réduire la fréquence. On peut néanmoins estimer qu’environ un quart de la population se situe dans les zones de vulnérabilité et de désaffilation : dans la première, ils disposent de faibles revenus et sont dans une situation de fragilité relationnelle ; dans la seconde ils ont de très faibles revenus et sont dans une situation d’isolement social. Ces retraités vivent seuls, ils sont célibataires, veufs, séparés ou divorcés, ils ont une petite retraite ou une pension de réversion (veuvage, etc.) insuffisante, proches du seuil de pauvreté. Le manque de moyens matériels place les individus dans une situation de survie, limite leur vie sociale et menace leur intégrité physique. Ils sont dans une position critique. Leur santé est précaire et s’accompagne d’un état de dépendance dans les gestes quotidiens. Leur couverture sociale est insuffisante, ils n’ont pas d’assurance complémentaire. La faiblesse des revenus limite leur accès à des prestations médicales, peu prises en charge par la Sécurité sociale, telles que l’appareillage auditif, dentaire ou oculaire, ce qui aura pour effet MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 La sociabilité des enquêtés ne se limite pas à la sphère familiale ou amicale. Ils sont, dans des proportions importantes, affiliés à des collectifs (association culturelle ou sportive, paroissiale, club du 3e âge, syndicat) au sein desquels ils exercent des responsabilités ou participent à des activités. En retour, ils en reçoivent une reconnaissance sociale. Parmi ceux qui sont affiliés au mouvement associatif, 90% le sont à une association espagnole. Le faible niveau de compétence en français est un obstacle à la participation aux organisations de la société civile, à l’exception des syndicats. Globalement, la population de l’enquête, dont l’âge moyen est de 70 ans, jouit d’un état de santé et de conditions matérielles qui assurent son autonomie. Elle se caractérise par un réseau de relations dense et une forte participation sociale. Ces indicateurs la situent dans ce que Robert 78 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Marie-Claude Muñoz École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris Les associations espagnoles constituent un pôle de sociabilité et de référence pour les immigrés à la retraite autour d’espaces qui s’ouvrent dans les associations pour les accueillir ou dans les associations de retraités qui se créent. L’émergence de ces dernières est symptomatique des besoins existants. Les associations jouent un rôle social considérable d’information et de service. Elles sont à l’interface de la société française et des services consulaires. Elles informent les émigrés sur leurs droits, sur les évolutions de la législation, elles les aident ou les orientent dans leurs démarches administratives, et viennent relayer leurs revendications auprès des instances concernées. Du côté de la société de résidence, on peut déplorer le manque d’ouverture, que ce soit au niveau des relations de voisinage ou de l’accueil dans les services administratifs. Il est fait état notamment des réticences de ces derniers à informer les étrangers sur leurs droits et à les appli- 79 L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE quer, comme du caractère vexatoire de quelques enquêtes de l’aide sociale. Quant aux offres en direction des personnes âgées, elles ne sont pas forcément adaptées aux attentes et aux moyens des retraités immigrés. C’est donc, en partie, grâce aux ressources identitaires qu’ils trouvent dans leur environnement que les retraités espagnols et d’origine espagnole que nous avons rencontrés se situent dans la zone d’intégration de la société française. secondaire de réduire leur sociabilité. D’ores et déjà, on peut faire l’hypothèse que, lorsque les états de dépendance liés au grand âge vont s’amplifier, les situations d’exclusion vont s’aggraver. La désintégration progressive des liens sociaux (relations familiales et relations sociales) est une des causes majeures de l’exclusion sociale chez les personnes âgées. Les personnes les plus exposées sont celles qui n’ont plus de protection de la famille en l’absence de parents en France, ou de protection du voisinage du fait de l’anonymat des grandes métropoles, ou encore des collectifs que sont les associations, les syndicats ou les partis politiques, du fait qu’ils n’y sont pas affiliés. Le retrait de la vie sociale peut conduire à une situation génératrice d’ennui, de perte de sens de l’existence et d’estime de soi en raison d’un sentiment d’inutilité sociale. Nous avons alors des individus désaffiliés en grande souffrance. Ils sont dans un isolement social dramatique et le seul lien qui subsiste est celui de l’assistance qu’ils reçoivent des services sociaux municipaux ou des œuvres caritatives espagnoles. LES ÉMIGRANTS ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ET IDENTITÉ CULTURELLE chaque pays. Ainsi, l’accord hispano-français d’émigration de 1961 stipulait à l’article 12, que “le gouvernement français favorisera l’admission en France du conjoint et des enfants mineurs (…) des travailleurs espagnols en France”, et poursuivait plus loin : “Les frais de visite médicale dans l’un des bureaux de la Mission de l’Office Français d’Immigration en Espagne, les frais de transports, d’hébergement, de subsistance et d’accueil à partir de la frontière franco-espagnole jusqu’au lieu de la résidence en France, seront pris en charge par l’Office Français d’Immigration. Les frais de transports des bagages pourront être acquittés aux familles espagnoles dans les limites fixées par les autori- 2)- Cf. ministère des Affaires étrantés françaises compétentes”2. gères, “Francia. Acuerdos relativos a Quand les Espagnols émigrent en masse à partir de la deuxième moitié des années 1950 vers diverses destinations européennes –essentiellement l’Allemagne, la Suisse et la France, qui est le cas qui nous intéresse ici– le projet migratoire le plus courant consiste en un bref séjour de quelques années, pendant lequel on économise la plus grande quantité d’argent possible dans l’idée de rentrer en Espagne et d’investir ces économies dans une maison ou un petit commerce de type familial, tel un bar ou un taxi. Il ne s’agissait donc pas, du moins à l’origine, d’une émigration définitive. Le problème a résidé dans le fait que ce projet migratoire s’est modifié au cours du temps car les éco1)- À propos des projets migratoires et nomies accumulées étaient de leur modification, voir Ana Fernánplus faibles que prévu. dez Asperilla, “Estrategias migratorias. trabajadores permanentes y de tem- Ainsi, tant la modification porada”, Annexe II, art. 6, BOE, 28 du projet migratoire initial février 1961. que les politiques migratoires elles-mêmes –de la France comme pays d’accueil et de l’État franquiste comme pays de départ– seront fondamentales pour comprendre la configuration de l’identité culturelle (entendue au sens anthropologique) des Espagnols qui s’installèrent en France à partir de la deuxième moitié des années 1950. Nous allons donc tenter d’analyser ces deux dimensions que nous pensons fondamentales dans la formation de l’identité des émigrants. Notas a partir del proceso de la emi- De ce fait, le séjour s’est prolongé au-delà du temps souhaité et devait produire le regroupement familial dans le pays de résidence, ce qui, du fait de l’accès des enfants à l’école dudit pays, allongeait encore le temps de séjour1. Et ce d’autant plus qu’en France, ce regroupement fût beaucoup plus facile qu’en Allemagne, en raison des différentes politiques d’immigration existant dans gración española a Europa 1959-2000”, MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Migraciones & Exilios, 1, 2000, 67-94. 80 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS cela se produisit-il avec les Valenciens et non avec les travailleurs saisonniers andalous ou castillans qui se déplacent aussi ? Simplement parce que dans la zone agricole du Midi français existe une colonie ayant émigré de la région du Levant au premier tiers du siècle5. Cela permet aux nouveaux émigrants de voyager en marge du système officiel, puisque leurs parents ou compatriotes établis antérieurement sont capables de leur trouver des contrats. ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... Une stratégie migratoire orientée vers un retour rapide avec un maximum d’économies suppose de prolonger le plus possible la journée de travail, ce qui induit, à son tour, plusieurs conséquences. La plus élémentaire est que le temps libre étant très réduit, les possibilités de socialisation le sont aussi. Dans ce contexte, le lieu de travail est le principal espace de cohabitation entre les Espagnols et les Français. De plus, pensant rentrer dans un délai plus ou moins bref, il n’y a pas de stimulation à s’intégrer dans la société française. Ainsi l’apprentissage de la langue, au-delà de la simple compréhension dans les relations de travail ou les tâches les plus élémentaires, comme les courses ou à l’accès aux services essentiels, ne sera pas une priorité. De surcroît, les longues journées de travail ne laissaient guère de temps pour cela et il y avait toujours la possibilité de “s’arranger” (pour reprendre le terme de Burawoy3), étant donné qu’en France, au contraire de l’Allemagne et de la Suisse, une importante communauté espagnole s’était installée avant que ne commence l’émigration massive de la deuxième moitié des années 3)- Voir Michael Burawoy, El consen1950. Naturellement, cette timiento en la producción, Madrid, colonie a permis l’existence ministère du Travail et de la Sécurité d’un réseau migratoire qui sociale, 1989. facilitait les problèmes d’accueil, entre autres celui de la communication orale. Cette question de réseau migratoire et de son rôle d’accueil peut être observé très clairement dans le cas des Valenciens. En effet, lorsque durant la deuxième moitié des années 1950, commencent à s’établir de manière régulée par les deux administrations, les flux de travailleurs temporaires espagnols pour les vendanges ou d’autres campagnes agricoles (le riz et la betterave surtout), les autorités espagnoles se rendent compte que la majorité des Valenciens qui participent à ces campagnes le font de 4)- Voir Despacho Especial. Sobre manière irrégulière ; c’est-àcontratación clandestina de trabajodire qu’ils se déplacent sans dores españoles para la vendimia en avoir de contrat de travail au Francia, Paris, 4 décembre 1957, p. 1, préalable et en dehors des Archive Générale de l’Administration, contrôles officiels4. Pourquoi Section Syndicats (AGA, SS), R 17.202. Un autre exemple nous montre le rôle que peut jouer le réseau migratoire dans la résolution des problèmes d’accueil dans un pays dont on ne connaît ni la langue ni les mécanismes d’accès à l’emploi : il s’agit du terminus des autobus à la Porte Maillot, à Paris. En effet, durant les années 1960 et au début de la décennie suivante, il existe une ligne d’autobus qui part de la ville de Valence et arrive à Paris, Porte Maillot. Le dimanche, ce lieu se transforme en un espace de rencontre où viennent d’autres Espagnols que les seuls Valenciens attendant un parent ou une connaissance. Cet espace remplit plusieurs fonctions. En premier lieu, il facilite l’accueil des nouveaux arrivants, puisqu’à cet endroit même ils établissent des contacts qui leur permettent de trouver un premier logement et parfois un emploi, éludant dès le départ la pratique du français. En plus de faciliter l’accueil, cet espace de socialisation en pleine rue rend possible la transmission de nouvelles depuis Valence et l’échange d’informations entre les Valenciens résidant à Paris sur les nouvelles possibilités 5)- Pour la présence espagnole dans la de travail ou de résidence6. zone viticole du sud de la France, nous nous en remettons au numéro spécial L’idée d’un retour plus ou moins proche en Espagne ne motivait pas non plus la participation aux organisations de la société civile majoritairement françaises ou qui étaient perçues comme 81 sur “ Itinéraires migratoires en Languedoc et ailleurs ”, in Hommes et Migrations, n°1184, 1995. 6)- Selon les témoignages de Gabriel Gasó, Entretien, Paris, 24 novembre 1997, et J. Antonio Navarro, Entretien, Paris, 25 novembre 1997. le terrain, en raison de la répartition très inégale tant sur le plan sectoriel que territorial, nous ne pensons pas que le taux d’affiliation parmi la maind’œuvre espagnole dépasse 5 à 10%. telles par les Espagnols. Le cas le plus significatif est celui des syndicats. En France, comme dans n’importe quel pays démocratique, les syndicats sont un instrument central de médiation dans les relations de travail. En outre, les syndicats français avaient pris position en faveur de l’égalité des droits et des conditions salariales et de travail entre travailleurs étrangers et autochtones, à la fois pour des raisons de solidarité et pour essayer d’éviter la concurrence d’une main-d’œuvre moins chère7. De ce point de vue, les Espagnols, en tant que travailleurs, auraient pu 7)- Voir “XXVI Congrès de la CGT. Docuêtre intéressés par l’affiliation à un syndicat, étant ment préparatoire” et “Résolution”, donné que leur accueil et Paris, 1946 (reproduit dans CGT, La leur intégration dans la main-d’œuvre immigrée dans les société française ne se faicongrès, 1946-1985, Montreuil, pp. 3-6). sait pas de manière abstraite, mais en tant que 8)- Comme l’a souligné Maryse Tripier, figures sociales spécifiques L’immigration dans la classe ouvrière dans les milieux ouvriers8. en France, Paris, L’Harmattan, 1990. Parallèlement, la participation des Espagnols aux protestations ouvrières s’est avérée dispersée et minoritaire, du moins jusqu’à la grève générale de 196810. Il est vrai que, très fréquemment, les syndica- 10)- Voir J. Babiano, “El vinculo del tralistes espagnols orientaient bajo : los emigrantes españoles en la Franplutôt leur énergie vers la cia de los treinta gloriosos”, in Migrasolidarité avec la lutte anti- ciones &Exilios, n°2, (sous presse). franquiste clandestine, que vers l’action et l’organisation 11)- Voir à ce sujet “Jornada nacional strictement syndicale de de estudio sobre los problemas de la leurs compatriotes résidant enmigración española”, Unidad, n°34, en France11. Ce phénomène janvier 1971. n’était rien de plus qu’une projection, sur le plan politique, d’un projet migratoire basé sur un retour plus ou moins rapide. Au-delà des projets des migrants eux-mêmes, les politiques migratoires des gouvernements français et espagnol eurent pour conséquence décisive de rendre ces projets plus adéquats et de tracer des stratégies d’adaptation capables de répondre à la réalité d’une présence dans l’Hexagone qui se prolongeait souvent plus que prévu initialement. Voyons cela en détail. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 De surcroît, les syndicats français offraient un ensemble de services spécialement destinés aux travailleurs espagnols. Ainsi, par exemple, ils éditaient des journaux en espagnol dans lesquels, en plus d’exprimer un ensemble de revendications de la maind’œuvre immigrée, ils donnaient des informations utiles sur les conventions collectives et le droit du travail dans les secteurs d’activité connaissant une présence espagnole importante, comme l’agriculture, la construction, les services domestiques ou le métier de concierge. De même, ils disposaient de permanences pour le conseil juridique et social dans les 9)- Nous nous en remettons aux colleclocaux syndicaux, ou dans tions des bulletins édités par la CGT, les Bourses du Travail des Defensa Obrera et Unidad, tous deux disdépartements où l’implanponibles dans les archives de l’Institut tation des travailleurs espaCGT d’histoire sociale (Montreuil, France). gnols était importante9. L’État franquiste a ouvert les portes à l’émigration durant les années 1950 ; c’est-à-dire juste au moment où il abandonnait la politique d’autarcie et commençait à s’insérer dans un circuit international de 12)- L’insertion des migrations dans un relations économiques et flux de relations économiques et polipolitiques. L’émigration fai- tiques plus large a été argumentée par sait partie de ce circuit12. Saskia SASSEN, La movilidad del traDans le cas de la France, dès bajo y del capital, Madrid, ministère du que furent rétablies les rela- Travail, 1993. tions diplomatiques, les flux de travailleurs temporaires commencèrent à s’organiser de manière bilatérale, et les accords de sécu- Malgré tout cela, l’affiliation syndicale des Espagnols reste très faible durant les années 1960. Bien qu’il soit très difficile d’effectuer des calculs sur 82 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS devaient entretenir la stratégie du retour, aussi lointain fut-il, parce que dans le cas contraire, les économies seraient investies en France ou dans n’importe quel autre pays d’accueil. Et c’est sur ce point que l’administration franquiste a insisté au travers de la propagande et d’un ensemble de mesures concrètes, dans l’objectif de voir les émigrants maintenir une relation vivante avec leur patrie d’origine15. Nous devons souligner qu’il ne s’agissait pas de faciliter les retours le plus tôt possible, retours qui auraient fait décroître les flux de devises. Cet accord a lieu dans un contexte plus large de protocoles bilatéraux établis dans ce domaine au début des années 1960 et qui permet au gouvernement franquiste de fournir aussi de la main-d’œuvre espagnole à l’Allemagne, la Suisse, la Belgique et la Hollande13. Il est évident que la signature de tels accords manifeste l’intérêt du régime de Franco à encourager l’émigration. Il avait deux raisons principales pour cela. Tout d’abord, cela permettait de soulager les tensions d’un marché du travail incapable d’absorber tout l’excédent de main-d’œuvre agricole14. Ensuite, l’émigration constituait une source fondamentale de captation des devises grâce aux remises des émigrants. Ainsi, pour que ces derniers continuent à faire de tels transferts, ils De fait, aucune mesure de réinsertion nécessaire au marché du travail espagnol ne fut prise, aucune politique active d’emploi ne fut organisée. Il s’agissait plutôt d’insister sur le retour comme un horizon, presque comme un mythe. À cet effet, pour prendre un exemple, l’Institut Espagnol d’Emigration organisait, de manière très symbolique des vacances en Espagne pour les enfants d’émigrés résidant en France. De la même manière, les dotations budgétaires pour les bourses d’études ont toujours été plus importantes lorsque les études étaient suivies en Espagne et non en France16. 13)- L’accord bilatéral avec la Belgique, un peu antérieur, date de 1956. Celui concernant l’Allemagne date de 1960 et ceux avec la Suisse et avec la Hollande, comme avec la France, de 1961 (voir A. Fernández Asperilla, “La La politique française d’immigration, de son côté, avait un autre sens. Au départ, il s’agissait, comme dans les autres pays européens importateurs de main-d’œuvre, d’ajuster l’immigration aux nécessités du marché du travail. emigración como exportación de mano de obra : el fenómeno migratorio a Europa durante el franquismo”, Historia social, n°30, 1998, pp. 70 et suiv. 14)- Pour autant que Ródenas (Carmen Ródenas, Emigración y economía en España, Madrid, Cívitas, 1994) et plus récemment Vilar (Juan Bautista ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... rité sociale furent réactualisés pendant la deuxième moitié des années 1950. Ensuite, comme nous l’avons déjà indiqué, l’accord hispano-français de main-d’oeuvre fut signé en 1961. Vilar, “Las emigraciones españolas a Europa en el siglo XX : algunas cues- Cependant, l’administration française conciliera cet objectif avec des préoccupations d’ordre démographique qui la rendra très différente du cas suisse et surtout du cas allemand. En effet, le gouvernement allemand ne considèrera pas les immigrés comme tels, mais comme tiones a debatir”, Migraciones & Exilios, n°1, 2000, pp. 150-151) aient tenté de contredire cet argument, leurs preuves empiriques ont été très faibles. En prenant les données de main-d’œuvre étrangère en France, Allemagne et Suisse, le taux de chômage en 1968 en Espagne, sans l’émigration, aurait été supérieur à 5,3%, c’est-à-dire un taux qui n’est pas apparu avant 1976, alors en pleine crise économique, et qui est trois fois supérieur à celui calculé par Ródenas pour cette même année 1968 (voir José Babiano “El Mundo que quedó atrás : el contexto de la sociedad de partida en el proceso de la inmigración española a Australia”, I. García et A. Maraver, eds., Memories of Migration. Seminar Procedings, ACT Australie, The Spanish Heritage Foundation, 1999, pp. 80-81. 83 15)- Voir “Ley de Ordenación de la emigración”, BOE, 15 mai 1962, et Carta de España, n°148, avril 1972. 16)- Cela peut être vérifié dans, Institut espagnol d’émigration, Datos básicos de la emigración española, 1975, Madrid, pp. 60. Pour ce qui concerne les vacances en Espagne, nous nous en remettons à Carta de España, n°152, août 1972. tique différente de l’attitude allemande ? Nous avons dit plus haut que cela répond à une idéologie nataliste. Avant d’en donner l’explication, nous devons signaler une autre raison non moins importante. La permissivité aux frontières et la facilité de prolonger le séjour des immigrés est un moyen d’attirer une main-d’œuvre étrangère face à la concurrence que représentent les offres allemandes ou suisses où les salaires sont plus élevés. “travailleurs invités” (en allemand gastarbeiter). Ces travailleurs invités seront temporairement sur le sol allemand, limitant leur présence aux seuls moments où l’exige la demande de force de travail sur le marché du travail. Jamais n’est conçue l’idée de résidence permanente, et l’on stimule la rotation comme mécanisme d’ajustement à ce marché. Ainsi, on décourage le regroupement familial et 17)- La politique allemande d’immil’on privilégie l’éducation gration et étrangère peut être suivie des enfants d’immigrés dans dans W. R. Brubaker, Citizenship and la langue maternelle plutôt Nationhood in France and Germany, que l’éducation dans le sysHarvard, University Press, 1993. tème allemand, étant donné qu’il est prévu qu’ils retournent dans les sociétés d’origine de leurs parents17. D’autant plus que, les dévaluations du franc dans cette période de l’après guerre en ont fait une devise moins attractive que le mark allemand ou le franc suisse. L’idéologie nataliste, que nous avons déjà mentionnée procède d’une volonté d’endiguer le déficit de population dû au conflit entre 1939 et 1945. Mais par ailleurs, elle prend sa source dans un ensemble de phénomènes historiques qui remontent à l’époque de la révolution de 1789. Ainsi, il convient de mentionner les pratiques malthusiennes précoces des paysans français en réaction aux lois égalitaires successorales perçues comme un facteur de morcellement de la propriété foncière. De plus, cette idéologie avait tenté de donner une réponse au déficit démographique visà-vis de l’Allemagne, pays représenté comme menaçant depuis la guerre franco-prussienne. Face à cette menace, il était nécessaire d’organiser une armée nombreuse qui, si elle ne provenait pas des paysans et des couches urbaines populaires françaises, devait compter sur les enfants des immigrés. Cette volonté de l’administration française exigeait également, dans la période qui nous intéresse ici, le type d’immigration le plus assimilable possible. La pratique de l’Office National de l’Immigration (ONI), l’agence étatique chargée, à partir de 1945, de recruter la main-d’œuvre à l’étranger indique qu’il existe bien des préférences ethniques, même si ce n’est pas formulé de manière explicite. Au contraire, la politique française en matière d’immigration et de statut des étrangers, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, prévoit un 18)- Il est très difficile de calculer le séjour durable et facilite à nombre d’espagnols qui sont rentrés la fois le regroupement famiillégalement dans l’Hexagone. L’offilial et les naturalisations. ce du travail à Paris a estimé qu’en Plus encore, à partir des 1966, 76% de ceux qui passèrent la années 1950, elle permettra frontière, le firent sans contrat de tral’entrée irrégulière d’étranvail, sans compter les travailleurs temgers, qui seront régularisés poraires des vendanges et d’autres ultérieurement, une fois inscampagnes agricoles (selon La importallés dans l’Hexagone, à la tancia y caracteristicas del moviseule condition d’avoir un miento de mano de obra en Francia contrat de travail. La majoen el año 1967, Paris, 10 février 1967, rité des Espagnols et de p. 4, AGA, SS R 17202). La donnée, leurs familles qui ont trabien qu’isolée, est cohérente avec les versé la frontière depuis la calculs effectués pour l’ensemble des fin des années 1950 jusqu’au étrangers (voir R. Schor, Histoire de début des années 1970, le l’immigration en France. De la fin du e firent de cette façon18. XIX siècle à nos jours, Paris, Armand MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Colin, 1996, p. 210). En même temps, on favorise l’accès des enfants d’immigrés au système éducatif français privilégiant la formation professionnelle et l’assimilation de la langue, des valeurs et des programmes français. À quoi tient cette poli- Comme dans les années 1950 et 1960, les 84 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS La création d’associations propres n’était pas une invention des émigrés espagnols en France durant les années 1960. Dans l’Hexagone, aujourd’hui encore, perdurent des centres espagnols qui datent de la fin du XIXe siècle, et du premier tiers du XXe siècle comme la colonie espagnole de Béziers ou le Foyer des Espagnols de Saint-Denis21. En Amérique latine aussi (Argentine, Uruguay et Brésil par exemple), nous pouvons rencontrer des associations espagnoles, tant à la fin du XIXe siècle que durant le premier tiers du XXe siècle. Or, “l’associationnisme” des années 1960 aura une nature un peu différente des précédents français et latino-américains. En effet, dans la mesure où la convention bilatérale d’immigration de 1961 prévoyait l’accès des Espagnols au système de sécurité sociale français, la fonction de secours et d’assistance, du type des sociétés de secours mutuels qu’eurent les premières associations d’Espagnols en France et dans les pays latino-américains perdait toute sa pertinence22. De fait, les vieux centres espagnols comme la colonie espagnole de Béziers déjà citée ou le Foyer des Espagnols de Saint-Denis, aux alentours en termes patriotiques, tellement au Ainsi, le scénario dans lequel évoluent les Espagnols en France à la fin des me del viaje ficial a Francia realizaannées 1950 et 1960 est do por una delegación del servicio, partagé entre la pression Madrid, août 1961, pp. 11 et 17, AGA. de l’État franquiste pour SS. R. 17.202). qu’ils maintiennent leurs liens avec l’Espagne, et 20)- Sur la politique de l’immigration l’incitation de la part de et étrangère en France, on peut voir l’administration française W. R. Brubaker, op. cit. et P. Weil, La pour qu’ils prolongent leur France et ses étrangers, Paris, Calséjour, du moins jusqu’en mann-Levy, 1991, entre autres. 1973, année où commencera la fermeture des frontières aux nouvelles immigrations et l’encouragement au retour. Comme nous avons déjà dit que le projet migratoire initial des Espagnols se résume en un espoir de retour prochain qui les pousse à refuser de participer aux organisations de la société civile perçues comme françaises, il suffirait d’imaginer que la vie de ces émigrés se réduisait à travailler de longues journées et à accumuler l’argent économisé. Dès lors, cet article devrait se terminer ici. goût du régime franquiste (voir Délégation nationale de syndicats, Infor- 21)- La Colonie espagnole de Béziers a été fondée est 1889 (voir La colonía española de Béziers en son centenaire (1889-1989), Mémoire, Centre de documentation de l’émigration espagnole –CDEE–, Fondation du 1er Mai). Le foyer des Espagnols de Saint-Denis date de 1922, selon Memoria de la Comisión Episcopal de Emigración, Madrid, 31 Cependant, cette situation d’anomie sociale ne s’est pas produite. Même si c’était de manière limitée, en tant qu’acteurs sociaux, les émigrés avaient des possibilités de choix quant à la stratégie personnelle et à l’action collective. Ainsi que nous l’avons déjà suggéré, le projet migratoi- mars 1962, CDEE, Fondation du 1er mai. 22)- Il est certain que dans les pays du sous-continent américain, en raison de l’inexistence d’un système d’Etat providence similaire au système européen, ces fonctions se sont prolongées au-delà du premier tiers du XXe siècle dans bien des cas. 85 ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... re initial s’est modifié dans la mesure où il fallut retarder le retour pour réunir les économies recherchées. À partir de cette évolution, ils mirent en marche des stratégies pour essayer de s’adapter à une nouvelle situation. Un élément central de cette stratégie a été la création d’associations et de centres d’émigrés. Belges, Allemands ou Hollandais, qui sont considérés culturellement plus proches, n’émigrent pas, on préfère les Slaves, Italiens, Espagnols ou Por19)- De plus, les Espagnols et les Portugais (les trois derniers tugais en âge de travailler qui émigrent blancs et catholiques), durant les années 1960, se sont sociadans cet ordre 19 . Au lisés dans un contexte de dictatures, contraire, on évitera les ce qui supposait une main-d’œuvre Asiatiques et les Maghréplus docile que les Italiens, auxquels bins, considérés comme ils se sont progressivement substitués. non assimilables, du point Les autorités espagnoles se sont rende vue ethnique, culturel dues compte rapidement de cette subet religieux20. stitution, mais elles l’ont interprétée 23)- Ainsi, à la fin des années 1950 et au début des années 1970, le Foyer des Espa- s’agit d’une re-création. Pour deux raisons. En premier lieu, parce qu’il est assez difficile de déterminer de manière exacte quels éléments configurent cette culture, puisque pour commencer nous nous référons à la culture d’un pays plurilingue. En deuxième lieu, parce que l’Espagne des années 1960 connaissait un changement social et culturel rapide auquel les émigrés restaient étrangers dans la mesure où ils étaient établis en France. En tout cas, cette re-création culturelle se réalisait à travers une large gamme d’activités que l’on retrouve systématiquement dans les programmes des associations et des centres espagnols. Ces activités incluent des danses sur de la musique espagnole (qui représentait également une occasion pour établir des relations visant au mariage entre Espagnols) ; l’organisation de concours de poésie ; le montage d’œuvres de théâtre amateur ; les projections de cinéma (grâce aux films cédés par l’Institut espagnol d’émigration, IEE) ou les concours de “Miss Espagne” dans les différentes villes. Ne manquaient pas non plus les rendez-vous gastronomiques à base de plats et de produits espagnols. L’organisation d’équipes et de tournois de sports collectifs, principa- 26)- Ces activités sont très bien doculement le football, peut mentées dans El Archivo de la Federaêtre citée comme une autre ción des Asociaciones de Emigrantes de ces pratiques26. Españoles en Francia – Archives de la de Paris, durent s’adapter aux nouveaux temps23. gnols a programmé un plan de développement qui incluait l’organisation d’activités culturelles et récréatives, en plus de l’ouverture d’un bar et d’un service d’orientation aux adhérents. Voir à ce sujet, Junta directiva del Hogar de los españoles, Acta de la reunión celebrada…, 9 novembre 1958 au 20 novembre 1961, CDEE, Fondation du 1er mai. 24)- Entretien avec Juan Sampedro, Paris 22 novembre 1997. Les associations étaient fréquemment une création des réseaux migratoires eux-mêmes, autour des liens familiaux, d’amitié ou d’appartenance au même lieu d’origine. C’était clairement le cas de la Casa de Valencia à Paris, constituée à partir de liens de voisinage24. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Cependant, il ne s’agissait pas exactement des mêmes réseaux, mais d’organismes nouveaux vu que le rôle qu’ils jouaient était distinct de celui qu’ils avaient dans le lieu d’origine. Ainsi, comme nous le verrons plus loin, les associations qui avaient des orientations idéologiques très différentes ont toujours servi de lieu de rencontre pour les jours de fêtes, où l’on conversait, buvait un verre de vin et jouait aux cartes. Naturellement, en Espagne, une association n’était pas nécessaire puisqu’il existait la taverne. Cependant, en France l’association d’émigrés était de plus en plus le lieu où ils pouvaient discuter dans leur propre langue en dehors du milieu familial et où s’échangeaient des informations utiles liées à l’emploi, le logement, ou d’autres problèmes quotidiens auxquels il fallait faire face. Ce rôle d’espace de socialisation élémentaire était indispensable pour que n’importe quelle association d’émigrés prospère et de 25)- Selon les données sur divers centres fait, la majorité d’entre elles en France qui apparaissent dans Memocomptaient aussi un salon rias de la Comisión Episcopal de Emirécréatif ou un bar25. gración, loc.cit. FAEEF, CDEE, Fondation du 1er mai. A Un autre aspect fonda- titre d’exemple, nous citerons les dosmental pour les émigrés siers 3/1, 3/2, 54/2 et 54/3. espagnols très attachés au maintien de leur identité culturelle a été l’enseignement de la “langue et de la culture espagnoles” pour leurs enfants résidant en France. La question a été mise en relief, non pas à l’amorce du processus migratoire mais bien au début des années 1970, à mesure que se produisaient les regroupements familiaux et que les enfants d’émigrants atteignaient l’âge scolaire. Les classes de langue et de culture espagnoles étaient complémentaires du système éducatif français et dispensées par des professeurs recrutés par l’admi- Un deuxième ingrédient commun à toutes les associations était l’organisation d’activités dans lesquelles était “recréée” la culture espagnole et de manière plus précise la culture populaire. Nous devons insister sur le fait que, effectivement, il 86 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS En plus de constituer des espaces de sociabilité et de préservation de “l’identité espagnole”, les centres assuraient, selon leurs possibilités, une fonction de conseil social. Dans les cas où ils dépendaient de l’Eglise catholique, cette dernière comptait généralement des assistantes sociales. La délégation au Travail fournissait, dans la mesure où elle disposait de professionnels, des heures de consultation dans les locaux des centres. D’autres fois, c’était parmi les adhérents les plus impliqués, et ayant des compétences, que se recrutait celui qui avait la meilleure connaissance de la langue française pour assurer des permanences bénévoles dans les locaux, afin d’aider et d’informer ses compatriotes sur les démarches à effectuer face à l’administration française ou aux entreprises30. Ainsi, pour les émigrés, les associations se présentaient, tout autant, comme un instrument, étant donné qu’elles pouvaient les aider à résoudre des questions comme les cartes de séjour, les indemnisations pour accident, les retards dans le paiement des salaires et toutes sortes de vicissitudes qu’ils affrontaient en tant que travailleurs étrangers. Un grand nombre de ces activités de conseil étaient similaires à celles que fournissaient les syndicats français eux-mêmes. seurs en France, selon G. Díaz-Plaja, La Bien sûr, ces activités culturelles, récréatives et sportives servaient à renforcer l’identité d’origine des Espagnols et à homogénéiser “l’entre-soi”, tant face à la société française que face à d’autres minorités ethniques. De fait, il est difficile de rencontrer durant ces années des activités organisées par les associations et centres espagnols qui soient dirigées ou auxquelles participe un public non espagnol. L’administration franquiste était très intéressée par la promotion de ce type d’activité et a soutenu financièrement ces centres qui les organisaient dès qu’ils ne les considéraient pas comme des ennemis politiques. Dans ce sens, la délégation au Travail de l’ambassa29)- Dans le Memoria anual de la de d’Espagne à Paris ne Consejería Laboral 1967, p. 21, Archis’occupait pas seulement de ve de la délégation du travail de résoudre des problèmes l’ambassade d’Espagne à Paris, on d’accueil ou des difficultés signale : Actuellement, ils existent d’ordre social et de travail, (les centres de réunion, foyers et mais, suivant les indications clubs), en lien et contact direct avec de la loi de Bases de l’Émicette délégation ou avec messieurs gration déjà citée, patronnait les consuls des circonscriptions resles activités culturelles des pectives. Il existe de plus d’autres centres qu’elle considérait foyers et clubs politisés, ou qui vivent comme n’étant pas politiquegrâce aux organisations syndicales ment hostiles29. françaises. D’un autre côté, la diversité des prestations de conseil social fournies par les centres et associations à leurs adhérents, nous indique aussi une pluralité quant à leur inspiration idéologique. 30)- Les assistantes sociales des centres liés à l’Eglise catholique sont citées dans Memorias de la Comisión Episcopal de Emigración, Op. cit. À propos des tâches d’assistance dispensées dans les centres par les adhérents eux-mêmes ou par les assistantes mises à disposition par les autorités espagnoles, il suffit de signaler que la FAEEF a transmis un total de 800 dossiers de conseil gratuit à ses adhérents durant ses deux premières années d’existence. Les dossiers ont été transmis tant par l’assistante sociale envoyée par la délégation au travail, que par les dirigeants mêmes de la Fédération (voir “Historial-Estudio-Manifiesto de la FAEEF”, Paris, 1 er novembre 1970, Archivo de la FAEEF, 3/2, CDEE, Fondation du 1 er mai). 87 ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... nistration espagnole à partir de 197127. Lorsque la condición emigrante. Los trabajadores demande a commencé à croître et que les ressources españoles en Europa, Madrid, Cadres destinées à la satisfaire se pour le dialogue, 1974, pp. 303-304. sont montrées insuffisantes, des associations espagnoles ont commencé à surgir avec l’intention de revendiquer précisément l’éducation de leurs enfants en langue maternelle. Ces centres se dénommaient, de manière significative, Association des Pères de Familles d’Emigrants Espagnols en France (APFEFF), instaurant une 28)- La première de ces associations s’est fédération à l’échelle du terconstituée à Paris en 1974, selon le témoiritoire français28. gnage de G. Gasó, Entretien, Op. cit. 27)- En 1972, il y avait 90 de ces profes- sa part, la FAEEF diffusait parmi ses centres associés les informations et la propagande de l’administration espagnole, comme les offres de places pour des vacances en Espagne destinées aux enfants, les demandes de bourses d’étude, etc. De ce point de vue, nous pouvons dire qu’il y a eu trois catégories d’organismes, bien que cette classification, comme nous le verrons, ne soit pas aussi simple qu’elle le semble à première vue. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 En premier lieu, il existait les centres et les clubs dépendant de l’Église catholique. L’Église espagnole avait conçu son rôle au sein de l’émigration comme un travail “missionnaire”, pour reprendre son propre langage. Mais devant la problématique que représentait l’accueil sur le sol français, elle a toujours combiné le prosélytisme religieux avec des devoirs d’assistance et de fonctions socioculturelles. Cette stratégie avait été mise en marche avant la Guerre civile, mais à partir des années 1950 et 1960, elle a renforcé l’infrastructure –en termes de locaux et d’installations annexes aux paroisses– et a augmenté la présence de personnel religieux en France. De toute manière, nous ne pouvons entendre la FAEEF comme un simple bras exécutif de la politique franquiste d’émigration. Les relations avec la délégation au Travail étaient plus un échange et ne furent pas exemptes de frictions. Ainsi, à partir de 1973, une série de centres fédérés ont dénoncé l’inefficacité de l’Institut Espagnol d’Émigration pour résoudre les demandes exprimées par euxmêmes, ou répondre aux nécessités de la commu- 31)- Selon la FAEEF (“Carta a F. Carrinauté31. En outre, dans de lero”, Paris, 25 avril 1973, Archivo de la nombreux clubs fédérés, les FAEEF, cit. 16/1. Voir, de plus, “Expomilitants anti-franquistes sición y peticiones de los centros de la ont commencé à agir en región parisina al IEE”, Paris, 8 février prenant des responsabili- 1975, Archivo de la FAEEF, cit. 38/5. tés dans les équipes de direction. Ceci fit qu’une fois Franco mort, le type de relations qu’avait entretenues la FAEEF avec l’administration espagnole prend un tournant définitif, la FAEEF devenant la fédération la plus revendicative. En second lieu, comme nous l’avons noté plus haut, l’administration franquiste elle-même, a appuyé le mouvement associatif à travers la délégation au Travail à Paris et les consulats. Jusqu’en 1973, quand les autorités espagnoles ont prétendu centraliser tous les centres et clubs de la région de Paris dans un seul lieu, l’action de la délégation au Travail dans ce domaine a consisté plutôt à fournir les ressources aux associations et fédérations d’associations qui n’étaient pas hostiles au régime, en échange d’un contrôle politique. C’est ce qu’il s’est produit avec la Fédération d’Associations d’Emigrants Espagnols en France (FAEEF), constituée en 1968. La délégation au Travail leur fournissait les financements (bien qu’insuffisants, d’après la Fédération elle-même) et quelques ressources pour ses activités (prêt de films, recrutement de groupes folkloriques, prix pour l’organisation de concours ou, comme nous l’avons déjà dit, recrutement d’assistantes sociales pour assurer des permanences dans les locaux de la Fédération). L’attaché au Travail ou d’autres représentants de l’Ambassade, assuraient la présidence de nombreuses activités organisées par la FAEEF. Pour Les frictions entre la FAEEF et la délégation au Travail, tout comme son revirement ultérieur, illustrent le fait que les lignes de démarcation entre un type d’association et un autre, ne sont pas délimitées par des frontières nettes. En fait, quelque chose de similaire se passe avec la gauche. Bien que quelques-uns de ses militants entrèrent dans des centres gravitant autour de la FAEEF, d’autres créèrent des associations indépendantes de l’Eglise et en marge de l’influence de l’administration espagnole. Ces associations, en plus d’organiser des activités dont le but principal était de maintenir les liens culturels avec l’Espagne, d’effectuer des démarches et de conseiller leurs membres, furent beaucoup plus revendicatives. Elles exigèrent des droits pour les émigrés sur le sol français et déve- 88 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Le poids fondamental de cet activisme de gauche dans l’émigration échut au Parti Communiste. Le PCE était pratiquement l’unique groupe de l’exil qui entreprit de nouvelles formes d’action et d’organisation collective, autant dans le pays qu’à l’extérieur. De même qu’en Espagne, les communistes ne firent pas d’objections pour entrer dans l’Organisation Syndicale, dans l’émigration ils manquèrent de jugement lorsqu’ils essayèrent d’organiser des émigrés, comme ceux qui se dirigeaient vers la France dans les années soixante qui manquaient de tradition politique. Au-delà des communistes, il est difficile d’élucider le rôle joué par les groupes de l’exil de 1939 établis dans l’Hexagone, tant dans l’accueil des émigrés économiques que dans leur 32) Ce préjugé est assez documenté. Guy implication dans des formes Hermet fait écho au témoignage d’un de sociabilité et d’auto-orgaexilé qui se référait aux émigrés écononisation. Il s’agit d’une quesmiques des années 1960 disant que : “ils tion toujours non étudiée. nous ont tant trompé que nous avons Nonobstant, je crois, encore abandonné” (cf. G. Hermet, Los dans le domaine des hypoespañoles en Francia, Madrid, Guadiathèses, que nous ne pouvons na, 1969, p. 197). Les témoignages oraux penser à une attitude homoque nous avons recueillis posent aussi gène. D’un côté, quand il la question de façon similaire (Gabriel existait des liens régionaux Gasó, Entretien, op. cit., et Francisca ou familiaux entre exilés et Merchán, Entretien, Paris, le 21 émigrés, les réseaux migranovembre 1997). Dans la même lignée, toires se réactivaient. Mais bien que dans ce cas, il ne s’agisse pas quand cela ne se passait pas, d’un exilé résident en France mais au nos informations nous indiMexique, on peut voir dans le texte quent que les vieux républiinédit, datant de 1948, de Carlos Esplá, cains rejetaient l’action mili“Sur l’appellation immigration politique tante auprès des émigrés, espagnole”, reproduit dans Migraciones qu’ils considéraient comme & Exilios, 1, 2000, 211-214. dépourvus d’idéaux démocratiques et intéressés seulement par le travail32. Cette participation à la vie associative faisait partie des stratégies des émigrés pour s’adapter à un environnement qui leur était hostile. Le résultat de cette participation fut la formation d’une identité culturelle spécifique forgée à travers une série d’activités et de rituels qui recréaient la culture populaire d’origine. La vie associative donna lieu aussi à une identité en tant que travailleurs, de telle manière que cette expérience se traduisît par un caractère chaque fois plus revendicatif des associations, indépendamment du fait qu’elles aient été initialement influencées par la gauche, l’Eglise ou l’administration franquiste. En fait, une fois Franco mort, le gouvernement de Adolfo Suárez retarda la célébration du Premier Congrès Démocratique de l’Emigration jusqu’en juin 1982, parce qu’il pensait que l’émigration en France et plus généralement en Europe était de gauche.34 Depuis, le mouvement associatif a été l’acteur d’un processus unitaire qui culmina dans la fusion de la FAEEF avec l’APFEEF au début du mois de novembre 1991, donnant naissance à la FACEEF (Fédération des Ce point de vue a perduré au-delà de l’exil de 1939 et a même été présent dans notre historio- 89 ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... graphie, qui a mis beaucoup de temps à avancer dans l’investigation au-delà de la recherche démographique et économique. Cependant, il est certain que la participation des émigrés espagnols en France à la vie associative, bien qu’à des degrés d’implication différents, a été très soutenue. Dans son travail sur les Espagnols en France, environ 47% des personnes interrogées par Guy Hermet au milieu des années 1970 faisaient partie d’un centre ou d’une association espagnole. En 1978, l’attaché culturel de l’ambassade espagnole à Paris faisait référence à la prospérité des associations d’émigrés et ajoutait que “les Espagnols continuent à se réunir entre eux pour discuter de leurs problèmes, pour des actions culturelles que l’on retrouve dans pratiquement tous les centres”33. loppèrent des activités de solidarité avec la lutte antifranquiste en Espagne (protestations, recueil de fonds, etc). 33) Cf. F. Parra Luna, La emigración española a Francia en el período 19601977, Madrid, Institut Espagnol de l’Emigration, 1981, p. 210. Tiré de G. Hermet, Op. cit., p. 141. 34) Selon la propre revue de l’IEE, Carta de España, 272, juin 1982. Associations et des Centres d’Emigrés Espagnols en 35 France) . La FACEEF développe toujours une intense activité, regroupant un total de 174 centres et associations socioculturelles espagnols sur le territoire français. Bien que le contexte historique ait évolué depuis la période d’affluence massive de l’immigration espagnole en France, le nombre d’Espagnols dans l’Hexagone s’élève à 161 762, auxquels il faut ajouter 274 066 autres qui ont pris la nationalité française (INSEE, 1999).36 La FACEEF garde ses objectifs de préservation de l’identité des Espagnols en France, promouvant la culture et la langue d’origine et réclamant une intégration dans la société française qui soit respectueuse du patrimoine culturel et linguistique de la communauté espagnole. Étant donné que, au-delà des aspects culturels et identitaires, l’associationnisme a acquis rapidement une conscience sociale de la condition émigrée, la FACEEF essaye de défendre les droits des Espagnols en tant qu’émigrés et préconise, en même temps, le rejet du racisme et la nécessité d’une citoyenneté européenne donnant une égalité de droits à la population communautaire et MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 35) Renseignements fournis par la FACEEF. 36) Les renseignements consulaires de l’Administration espagnole augmentent sensiblement ces chiffres. 90 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS La FACEEF affronte de nouveaux défis, comme le fait que les individus de toute une génération ayant émigré depuis plus de trente ans et n’ayant pas vu se réaliser leur projet de retour doivent faire face aux problèmes de vieillissement, du point de vue de leur double statut de personnes du troisième âge et d’émigrés, ce qui augmente les risques de vulnérabilité sociale. Au début du nouveau siècle, l’activité des centres et des associations d’Espagnols, comme celle de leur Fédération, représente dans son ensemble une lutte contre “l’invisibilité” de la colonie. Cette invisibilité est le fruit d’un assimilationnisme qui rend compte en effet qu’une intégration complète, contournant les anciennes et les nouvelles questions dérivées d’un processus migratoire, s’est réalisée. José Babiano Centre de documentation de l’émigration espagnole, Fondation du 1er Mai Vie associative. FAEEF. Francès Dal Chèle/AIDDA. 37) Selon la FACEEF, Estatutos, Paris, 1998. 91 ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ... aux immigrés indépendamment de leur origine.37 ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION D’ÉMIGRANTS ESPAGNOLS EN EUROPE Les émigrants espagnols de la première génération en Europe sont aujourd’hui des personnes du troisième âge. Dans les années cinquante et soixante, ils sont partis travailler dans des pays d’Europe occidentale. Certains allaient s’installer définitivement dans les pays de travail et d’autres allaient rentrer en Espagne. Ces derniers ont réussi à réaliser un projet commun à tous, qui ne se fondait pas sur une installation permanente à l’étranger, mais bien sur un retour en Espagne avec les économies suffisantes pour s’acheter un logement. Le projet migratoire : épargne, achat d’un logement et retour rapide en Espagne MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Le point de départ de cet article est d’envisager le retour dans leur pays des Espagnols ayant émigré 1)- Une partie des données statistiques en Europe comme l’abouauxquelles nous nous référons dans cet tissement d’un projet de vie, article provient de la recherche sur sans cesse modifié pour l’exclusion sociale des émigrants espas’adapter aux circonstances gnols du troisième âge, dirigée par Ubalet régulièrement reporté do Martínez Veiga, ainsi que du travail dans le temps afin de terrain que nous avons effectué en d’attendre que les condi1999 et qui fait partie de cette étude. tions soient favorables. CetCes données peuvent être consultées te hypothèse de travail nous dans Situaciones de exclusión social permettra d’éclairer, entre de los emigrantes españoles ancianos autres, le niveau d’intégraen Europa (2000), Paris, FACEEF, Foner tion des émigrants dans les dation du 1 Mai, FAEEH, CFMA, pays de travail et leurs MAEEB, FAEEL et AGER. conditions de vie. Nous traiterons donc ici des émigrés espagnols de la première génération, revenus en Espagne pour prendre leur retraite. Mais il n’est pas possible de parler de retour sans parler d’émigration et vice versa1. Pour ces derniers, la stratégie migratoire s’est conclue de façon positive : ils sont devenus propriétaires d’un logement et sont revenus dans leur pays d’origine, mais différents facteurs ont retardé leur retour, modifiant substantiellement leur plan initial. Certains de ces facteurs provenaient directement des pays de travail : la capacité d’épargne inférieure à celle prévue initialement ou la naissance d’enfants et leur scolarisation dans le pays d’accueil, par exemple. Certains autres faits ayant retardé le retour étaient liés au pays d’origine, comme les difficultés pour se réinsérer dans le marché 92 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Ces motifs ont empêché le retour de beaucoup d’émigrants avant leur retraite, mais le contact régulier avec l’Espagne, au moins pendant les vacances d’été, alimentait le rêve de retour. Par contre, les longues distances, ont réduit les contacts des Espagnols (comme en Australie et en Amérique) avec leur pays d’origine, ce qui a bien souvent dissuadé ces émigrants de revenir. Le contact avec l’Espagne ravivait le désir de revenir et a, d’une certaine façon, empêché une participation massive des Espagnols dans les sociétés européennes d’accueil. ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... A. López Blasco, 1982). La vague de retours des années soixante-dix s’est déroulée en trois périodes : la première de 1960 à 1969, avec 2% des retours ; la deuxième, de 1970 à 1974, avec 35% des retours, et la troisième, de 1975 à 1978, avec 33% des retours. (Castillo Castillo, 1980 : 69). du travail (J. Castillo Castillo, 1980, pp. 69-93 ; A. Fernández Asperilla et C. Lomas Lara, 2001). Selon le ministère du Travail et des Affaires Sociales, et d’après les données de 1996, la catégorie la plus nombreuse à la fin des années quatrevingt et dans les années quatre-vingt-dix est celle des émigrés revenus ayant entre 25 et 64 ans ; viennent ensuite ceux de moins de seize ans, puis ceux qui ont entre 25 et 34 ans et enfin ceux de plus de 65 ans (ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales, 1999, p. 94). Quant aux zones géographiques, entre 1992 et 1996, sept Communautés Autonomes (Galice, Andalousie, Catalogne, Valence, Madrid, les Asturies et la Castilla-León) concentraient jusqu’à 80 % des retours du groupe d’âge qui nous intéresse. Des territoires desquels est partie une immigration massive dans les années cinquante et soixante, seules la Galice, l’Andalousie et la Castilla-León sont des zones de retour. Il n’en va pas de même pour l’Estrémadure ou la Castilla-la-Mancha (R. Nicolau, 1989). En même temps, la Catalogne, Madrid et Valence qui ont été des territoires à soldes migratoires positifs entre 1950 et 1970 (R. Nicolau, 1989) sont choisies comme zones de retour par les émigrants du troisième âge. Dans la décennie des années quatre-vingt-dix, près de 64% des émigrés de retour venaient d’Europe, spécialement de Suisse, d’Alle- 2)- Les tableaux statistiques sur le retour magne, de France et de peuvent être consultés dans U. Martínez Grande-Bretagne2. Veiga, 2000, pp. 224-227 Leur désir incessant de retourner le plus rapidement possible en Espagne a inhibé toutes relation sociale entre les Espagnols émigrés et les populations autochtones, en dehors du contexte professionnel. Le temps des loisirs était sacrifié au travail, afin de gagner plus d’argent et, ainsi, d’avancer le retour, ce qui a favorisé la non-communication ou la claustration sociale des émigrés dans les pays d’accueil. (J.A. Garmendia, 1981 ; U. Martínez Veiga, 2000). Dans les années soixante-dix, beaucoup d’émigrants espagnols en Europe sont rentrés. La fermeture des frontières, les entraves imposées au regroupement familial et l’encouragement au retour de la part des pays d’accueil, ajoutés aux espoirs face au changement politique en Espagne à partir de 1975, expliquent le retour massif des émigrants. Le profil moyen de ceux qui sont revenus, selon une enquête réalisée sur 1500 personnes, était le suivant : 70% avaient entre 30 et 50 ans. Ils revenaient en majorité d’Allemagne (37%), de France (29%) et de Suisse (19%). Ils travaillaient dans les services (52%), dans l’industrie (41%) et dans le secteur primaire (4%). Les principaux problèmes rencontrés ont été leur réinsertion dans le marché du travail, car, à leur retour, ils étaient encore en âge de travailler, et l’adaptation de leurs enfants au système scolaire espagnol (A. López López et Les caractéristiques sociologiques de la première génération Les retraités revenus d’Europe appartiennent à une génération sur laquelle des évènements comme la Guerre Civile et la dictature du général Franco ont eu beaucoup d’influence (G. Rodríguez 93 taine organisation sociale. De plus, les émigrants vivaient dans des sociétés démocratiques, mais euxmêmes étaient exclus de la citoyenneté. Ils se sont donc regroupés, en réaction à cette exclusion, pour maintenir vivace leur projet de retour. Afin de s’adapter à un monde qui leur était hostile et pour canaliser leurs intérêts, ils se sont organisés en associations (J. Babiano et A. Fernández, 1998). MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Cabrero, 1997). Les privations matérielles, l’absence d’un système éducatif obligatoire et universel et la suppression de droits politiques et sociaux, après la Deuxième Guerre mondiale, ont laissé des traces chez les membres de cette génération. Pour toutes ces raisons, ils ont des bas niveaux de formation et de qualification, puisqu’ils ont commencé à travailler très jeunes (la moyenne d’âge est de 13,1 ans). Plus des trois quarts ont débuté à 14 ans ou avant, sans terminer le collège et 37,8% dans leur plus tendre enfance (avant leurs dix ans). Le temps dédié au travail a été un temps volé à l’étude, à la formation et au jeu. Résultat de ces facteurs : 11,6% de ceux qui reviennent sont complètement analphabètes ; 25,6% n’ont pas été à l’école, mais ont appris à écrire et à lire, et sont, en majorité, des analphabètes fonctionnels ; 62,8% ont ponctuellement été à l’école. Parmi ces derniers, 60,5% n’ont pas fini le collège, 30,3% ont uniquement terminé le collège, soit l’éducation élémentaire ; 2,6% ont effectué une formation professionnelle d’un an et 2,6% de deux ans. 1,3% ont le baccalauréat. Il s’agit d’une génération peu formée, et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les émigrants ont un niveau supérieur à ceux qui n’émigrent pas. C’està-dire que ce ne sont pas les plus pauvres de la société qui ont émigré, mais ceux qui, pouvant compter sur certaines ressources sociales et économiques, avaient des espoirs d’amélioration. D’autre part, le fait d’avoir connu des sociétés plus développées, où les administrations sont plus efficaces, a aiguisé leur esprit critique quant au fonctionnement des institutions espagnoles. À tout ceci s’ajoute le fait qu’ils ont idéalisé l’Espagne qu’ils ont abandonnée et qui a peu à voir avec le pays dans lequel ils reviennent. Au moment du retour, leur confusion est telle que l’on peut alors parler d’une deuxième émigration, puisqu’ils souffrent réellement de problèmes d’identité. Leurs voisins, leurs amis, leurs connaissances les appellent “les Français”, “les Allemands”, “les Belges”, “les Suisses”, etc., ce qui provoque chez eux un profond mal-être car ils se sentent à nouveau étiquetés “étrangers”, cette fois dans leur propre pays. Dans certains cas, ils essaient d’équilibrer cette situation en participant très activement à la société espagnole, mais dans d’autres cas, surtout ceux des femmes seules et citadines, ils vivent de façon très traumatisante le processus de réadaptation. Ils traversent des situations graves d’isolement et, à l’inverse, se mettent à idéaliser le pays de travail, ses modes de vie, ses services sociaux, etc. Mais indubitablement, et cela n’aurait pas pu en être autrement, l’expérience migratoire les a influencés. Par rapport à la démobilisation politique et au manque de participation sociale auxquels leur génération a été soumise en Espagne, les émigrants ont acquis à l’étranger une culture politique où, traditionnellement, la participation est bien plus importante. Même si l’émigration économique était très dépolitisée, l’échange avec des exilés républicains a eu un certain impact sur celleci, et l’a imprégné de culture démocratique. De ce fait, lorsque les émigrants rentrent en Espagne à la retraite, beaucoup gardent des habitudes de participation à la vie politique qui sont liées à une cer- Conditions de vie et de travail de la première génération Les émigrants de la première génération ont eu, tout au long de leur vie professionnelle, des emplois peu qualifiés, principalement dans l’industrie (39,6%), la construction (14,4%) et les services (17,1%). La condition d’immigrant limitait leurs espoirs non seulement de promotion de travail, mais aussi 94 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Les emplois exercés par la première génération d’émigrants étaient dangereux, insalubres et pénibles. Ils consistaient en des tâches répétitives et forfaitaires, en équipes tournantes, et qui les mettaient en contact avec des substances très toxiques. Il est facile de s’imaginer tous les dommages sanitaires que cette combinaison engendre. Les tâches réalisées les exposaient à être fréquemment victimes d’accidents du travail. De fait, 49,1% de ces émigrants ont eu un accident du travail au cours de leur vie active. Après une longue période en usine, certains émigrants changèrent de secteur d’activité, ce qui a représenté une petite amélioration dans leur trajectoire professionnelle. Ils passèrent, par exemple, de l’industrie aux services (transports, administration publique), où ils continuaient à réaliser des tâches subalternes comme conduire des autobus ou des tramways en ville, effectuer des travaux de maintenance, etc. Cela se traduisit par une amélioration de leurs conditions de travail et de leurs pensions de retraite. Le stress lié à l’immigration (à cause de l’insécurité, de la précarité, de l’isolement et de la méconnaissance de la langue4), associé aux mauvaises conditions de travail, a détérioré la santé des émigrants, faisant proliférer les déclarations d’incapacité et, par conséquent, réduire leurs pensions de retraite. Ces changements d’activité, après de longues périodes dans l’industrie, ont été possibles grâce à la création de réseaux dans la société d’accueil. Cela a été particulièrement vrai dans les processus migratoires longs, dans lesquels presque toute la vie active s’effectuait à l’étranger, mais pratiquement pas dans les migrations courtes ou intermédiaires. ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... les heures supplémentaires, effectuées soit dans l’emploi principal soit dans d’autres emplois dans l’économie informelle (ménage, service domestique, jardinage, bâtiment, récolte des tomates, etc.). Cet effort supplémentaire a empêché l’intégration sociale et altéré la santé de ces émigrants espagnols, sans pour autant améliorer leur pension de retraite : travaillant au noir, ils ne cotisaient pas à la Sécurité sociale, ce qui a eu des effets très pervers, notamment pour les femmes. d’augmentation des salaires et des droits dont ils disposaient par rapport aux travailleurs autochtones (quelque 40% des émigrants considéraient que leur situation économique dans le pays d’accueil était moins bonne que dans le pays d’origine). La situation était encore plus grave pour les femmes 3) La méconnaissance de la langue, qui souffraient d’une double l’absence de formation professiondiscrimination, en tant nelle et de réseaux dans la société qu’émigrantes et en tant que d’accueil leur ôtaient toute possibilifemmes3. té de promotion. Beaucoup d’émigrants 4)- 78,1% des émigrants ne connaissaient de la première génération pas bien la langue du pays d’accueil. se sont vus mettre en préretraite et ont été victimes de processus de reconversion industrielle. De fait, au moment de la retraite, 62,8% de ces personnes ne travaillaient déjà plus. Parmi eux, 10,5% étaient en préretraite, 31,6% étaient sans emploi, probablement à cause de quelque plan de reconversion industrielle, et 25% étaient en arrêt de travail. Il existe des différences entre les professions exercées par les hommes et par les femmes. Les premiers travaillaient dans l’industrie, la construction et l’agriculture. Les femmes se trouvaient plutôt dans le service domestique, suivi de l’industrie, l’agriculture et l’hôtellerie. Ces différences ont eu des conséquences sur la retraite, le travail féminin faisant plus souvent partie de l’économie informelle que le travail masculin. Les États importateurs de main-d’œuvre n’ont pas facilité l’intégration des immigrants, bien au Les journées de travail étaient prolongées par 95 Les périodes de cotisations nulles peuvent aller jusqu’à 18 ou 20 ans, et incluent des travaux publics de forestage et de maintenance des voies ferrées ou d’exploitation minière, c’est-à-dire des secteurs d’activité très liés au développement économique de l’État franquiste. Au moment de la retraite, ils ne peuvent alors toucher le SOVI (Seguro Obrero de Vejez e Invalidez : Assurance Ouvrière de Vieillesse et d’Invalidité) pour lequel il est exigé d’avoir cotisé 1800 jours entre 1940 et 1966. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 contraire. Quelques pays ont considéré l’immigration comme le moyen de compter sur une maind’œuvre jeune, se substituant à la main-d’œuvre nationale dans certains secteurs d’emploi, et moins chère, puisqu’elle ne requérait pas de dépenses préalables d’éducation ou de formation. La maind’œuvre immigrée était plus compétitive parce qu’elle ne consommait pas de ressources sociales –santé, pensions de retraite, éducation pour les enfants. En effet, on prévoyait que cette population ne vieillirait pas dans le pays d’accueil, et si cela se produisait, on leur payerait les pensions correspondantes : quoiqu’il arrive, les gouvernements ne s’inquiétaient pas puisque les émigrants rentreraient de toutes façons dans leur pays d’origine lorsqu’ils seraient vieux (N. Fuch et M.A. Millan, 1998). Ce phénomène a des incidences plus importantes sur le cas des femmes. Cela est dû au fait que leur vie active s’est plus fréquemment déroulée dans l’économie informelle que pour les hommes. Tout d’abord parce que, dans les stratégies migratoires familiales, le travail masculin était l’élément central et le travail de la femme était relégué au deuxième plan, économique et domestique. Cette dévalorisation du travail féminin a eu pour conséquence que, même quand la femme pouvait sortir de l’économie souterraine, c’était les intérêts familiaux généraux qui prévalaient sur ceux de la femme, c’est-à-dire revenir le plus rapidement possible, et pour cela épargner le plus d’argent possible. Cela a été le cas, par exemple, d’émigrantes employées dans le service domestique en Belgique (elles faisaient le ménage dans les bureaux). Quand on leur a offert d’être déclarées, il a été choisi de rester dans l’économie informelle, à cause de l’augmentation de la pression fiscale que cela impliquait pour la famille et parce que, par conséquent, cela diminuerait l’épargne et retarderait donc le retour en Espagne. En France, beaucoup d’Espagnoles ne se sont pas inscrites à la Sécurité sociale par manque d’information, parce qu’elles pensaient que, si elles le faisaient, elles perdraient leurs prestations familiales ou parce que, simplement, travaillant comme domestiques elles n’étaient pas déclarées par leurs patrons. L’incorporation très précoce des émigrants au marché du travail a donné lieu à une vie active longue, avec en moyenne 43 ans travaillés. 40,5% de ceux qui sont revenus ont entre 41 et 50 ans effectifs de vie active. Mais, dans la majorité des cas il n’y a pas de trace officielle de toutes ces années travaillées. Les déficiences dans le fonctionnement de l’administration ont eu des répercussions très négatives pour les émigrants de la première génération. En effet, l’administration ne gardait pas les documents de la vie active des citoyens et du paiement par les employeurs des cotisations aux assurances sociales, du fait de la faible coercition que l’administration franquiste exerçait sur les chefs d’entreprise espagnols sur ce point en particulier (B. Gonzalo González, 1999, p. 37 ; Justicia Democrática, 1978, p. 140). Par exemple l’idée que la pension de retraite servirait à compléter les revenus pendant la retraite, s’est révélée être une illusion, du fait des motifs exposés ci-dessus, ce qui a généré une grande frustration chez les personnes qui avaient compté dessus. À Murcie, Alicante ou dans les Asturies, les émigrants cotisaient simultanément à la Sécurité sociale du pays de résidence et au régime agraire ou d’employés de maison d’Espagne (T. López González, 1999, p. 58). En général, le manque d’information, du fait de la méconnaissance de la langue, de l’absence d’une 96 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS D’autre part, dans certains cas, l’émigration s’est présentée comme la seule solution pour échapper au cycle infernal de l’économie souterraine et aux conditions d’exploitation que les futurs émigrants subissaient dans leur travail en Espagne. Les femmes, en particulier, avaient beaucoup de difficultés à faire assumer les coûts sociaux par leurs employeurs espagnols. De plus, en milieu rural, les abus dont elles étaient l’objet au travail, pendant des périodes allant jusqu’à vingt ans, démontrent bien la dureté extrême des relations de travail. Le travail continu dans l’entreprise privée (secteur bancaire) ou même dans l’administration centrale (écoles publiques) ou locale (mairie) n’a pas non plus garanti une cotisation aux assurances sociales. Pour beaucoup de femmes, le moment de prendre leur retraite a été néfaste car elles se sont vues déposséder des quelques revenus qui leur auraient permis, sur le moment, de profiter d’une situation économique plus favorable et de se protéger de la pauvreté relative dont elles souffraient. Si l’on compare les pensions de retraite espagnoles du tableau 1 au 1er juillet 1999 avec celles des retraités émigrants du tableau 2, on observe que dans les catégories qui ont des revenus très modestes (jusqu’à 100 000 pesetas, soit 609,8 €), la deuxième catégorie de personnes est légèrement favorisée. Les non-émigrants qui ont une pension allant jusqu’à 100 000 pesetas représentent 73,61% de la population totale, tandis que chez les émigrants rentrés en Espagne, ils représentent 72,9% ; la différence est d’à peine un point au-dessous, mais elle indique néanmoins qu’un grand pourcentage bénéficie de revenus plus importants. Ce petit avantage se répète pour le groupe de personnes qui disposent d’une pension inférieure à 45 000 pesetas (274,4 €). Là, les différences sont plus conséquentes. Le nombre d’émigrés retournés en Espagne qui touchent une pension aussi Tableau 1. Pensions de retraite en Espagne (en vigueur 1er juillet 1999) Catégorie de revenus Tableau 2. Revenus par pension principale des émigrés rentrés en Espagne (juillet 1999) % Catégorie de revenus % Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €) 14,24 Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €) de 45 001 à 75 000 pesetas (457,3 €) 50,26 de 45 001 à 75 000 pesetas (457,35 €) 39,8 9,1 de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €) 28 de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €) 97 5,1 ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... L’insertion des émigrantes au monde du travail à l’étranger, plus massive qu’en Espagne, peut expliquer que, parmi les retraités revenus au pays, le pourcentage de ceux qui touchaient une pension de retraite était de 18,7 points supérieur à celui de ceux qui n’avaient pas émigré. Ce même fait explique que le pourcentage de pensions de veuvage soit supérieur chez les non-émigrants que chez ceux qui sont revenus (quasiment le double, 12,8 points). formation de départ, de l’émigration clandestine (car beaucoup d’émigrants se sont retrouvés en marge de la légalité), l’objectif de retour rapide et, surtout, la sous-valorisation du travail et de la vie des femmes, ont créé un mal-être économique, après une longue trajectoire de travail en Espagne et dans le pays d’accueil. Les paramètres subjectifs pour apprécier la pauvreté et l’exclusion sociale viennent confirmer les données objectives, avec toutefois des petites variations à la hausse. Un peu moins de la moitié des personnes rencontrées (48,4%) considèrent qu’elles vivent dans l’embarras ou ont besoin d’une aide économique pour “terminer le mois”, ce qui atteste d’une proportion très élevée de pauvreté relative. Les difficultés économiques sont confirmées lorsque 43,1% des personnes interrogées affirment que depuis qu’elles sont retraitées elles ont diminué leurs dépenses de base, alimentaires et vestimentaires par exemple ; 22,4% ont eu à renoncer à quelque chose de nécessaire et 12,1% ont dû demander de l’argent. Quant à la perception subjective de leur situation économique, les résultats semblent plus optimistes : 24,5% de ces émigrés considèrent qu’ils sont dans une situation économique plus favorable que les non-émigrants, 62% dans une situation comparable à celle du reste des retraités et 13,3% dans une situation pire que celle des retraités non-émigrants. réduite est de 9,14 points en moins que chez les retraités non-émigrants. L’avantage relatif se répète si l’on compare les pourcentages correspondant à des revenus quelque peu supérieurs (entre 75 001 et 100 001 pesetas, soit entre 457,3 et 609,8 €) : les retraités rentrés en Espagne qui disposent de ces revenus supérieurs sont plus nombreux (presque 19 points) que les non-émigrants. C’està-dire que les revenus dont disposent les retraités qui sont de retour les placent dans une position légèrement plus avantageuse que celle des nonémigrants. Malgré cela, presque 40% des retraités revenus vivent en situation de précarité matérielle et de risque d’exclusion sociale. Ainsi, lors de l’enquête de terrain, la santé de cette population n’était pas excessivement détériorée, mais bientôt, dans un futur assez proche, elle risque de devenir une source de dépenses à laquelle ils ne pourront faire face avec leurs seules ressources. Dans ce groupe, 14,2 % vivent avec des revenus entre 45 000 et 75 000 pese- Ce sont les émigrées revenues, divorcées, célibataires ou veuves, qui connaissent la plus grande précarité sociale : en général, elles ne disposent pas de ressources suffisantes et sont souvent obligées de continuer à travailler, même après leurs 65 ans, comme employées de maison ou de soin aux personnes âgées, ce qui montre bien les relations entre migrations et troisième âge, assez liées en Europe occidentale. Dans certains cas, elles sont le chef d’une famille où cohabitent jusqu’à trois générations de femmes et leurs apports économiques sont fondamentaux pour entretenir le foyer, puisqu’ils constituent la seule rentrée régulière d’argent. Parfois c’est lorsque leur mari meurt ou qu’elles ont été maltraitées qu’elles décident de rentrer en Espagne ; le retour est alors la seule possibilité d’échapper à la solitude à laquelle elles doivent faire face. En Espagne, elles élèvent leurs enfants toutes seules, se trouvant alors à nouveau en situation d’auto-exploitation, alors même qu’elles souffrent déjà des très mauvaises condi- tas (entre 274,4 et 457,3 € ). Ces chiffres comprennent également les personnes qui ne reçoivent pas de revenus de l’État car il n’y a pas de trace officielle de leur vie active. Les 25,8% de personnes qui disposent d’entre 75 001 et 100 000 pesetas MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 (457,35 € et 609,8 €) se trouvent dans une situation un peu plus aisée mais présentant aussi des cas de grande fragilité. Ces données montrent que 40% des émigrants revenus vivent en situation de pauvreté, la catégorie des 14,2% étant spécialement dans la détresse. Très peu reçoivent une pension non contributive. Les émigrants les plus pauvres sont pénalisés, puisque ce type de prestations n’est pas exportable, ce qui les oblige à renoncer à retourner en Espagne où les pré-requis exigés les empêchent aussi d’accéder à des prestations de cette nature. 98 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS gné suffisamment d’argent pour acheter une maison. La vie à l’étranger étant systématiquement considérée comme provisoire, les mauvaises conditions de logement étaient de rigueur, dans certains cas, jusqu’à la retraite. Autres conséquences sociales de l’émigration et du retour Toutefois, certains émigrés revenus ne sont pas propriétaires de leur logement, mais habitent dans des maisons fournies par la famille, vivent en régime de location dépendant d’organismes d’État, ont besoin de l’aide des enfants pour payer les loyers ou vivent avec leurs enfants (5,8%). Dans ces caslà, les logements présentent des déficiences importantes quant à l’espace disponible, leur équipement et leur état en général. Il en va ainsi, par exemple, pour un couple d’émigrés en Hollande, rentré à Madrid et qui est en conflit permanent pour la propriété de la maison dans laquelle il réside, son existence se déroulant alors dans une atmosphère d’insécurité et de stress permanent. Leur situation est très compliquée car leurs ressources ne leur permettent ni d’acquérir un logement ni de payer un loyer, mais on ne leur fournit pas non plus un appartement de l’IVIMA5. On a également observé de tels problèmes en Galice. Dans tous les cas, il s’agit de couples dans lesquels au moins un des deux membres, si ce n’est les deux, a de sérieux problèmes de santé. La maladie leur enlève des ressources matérielles et il ne reste pas d’autres alternatives que de faire appel à une aide externe. Les tâches d’entretien des logements sont donc reléguées au deuxième plan autant par manque de 5)- Instituto de la Vivienda de Madrid, moyens que de conditions l’Institut de Logement de Madrid, plus physiques. ou moins équivalent à l’Office des HLM Au début de cet article, nous affirmions que l’acquisition d’un logement en Espagne représentait en partie l’aboutissement du projet migratoire de beaucoup d’émigrants. Nous allons ici analyser d’autres aspects concernant ce point. 87,6% des émigrants rentrés d’Europe sont propriétaires d’un logement en Espagne. Vu sous cet angle, le processus migratoire doit être considéré comme un succès, puisqu’il a permis d’acquérir un patrimoine immobilier auquel ils n’auraient certainement pas pu accéder autrement. Mais si l’on analyse la situation des retraités espagnols nonémigrants, l’émigration n’a en réalité présenté aucun avantage : l’immense majorité de cette population retraitée est propriétaire de son logement, l’État espagnol n’ayant jamais encouragé la location. L’acquisition d’un patrimoine en Espagne s’est faite au prix de lourds sacrifices matériels, allant jusqu’à renoncer à de meilleures conditions d’habitat dans le pays d’émigration, pour acquérir un logement dans leur pays d’origine. À Paris, par exemple, les Espagnols s’engageaient comme concierges parce que cet emploi leur garantissait un logement. Les dépendances réservées aux concierges n’avaient pas toujours de baignoire ou étaient très petits, souvent un deux pièces, où vivait la famille pendant de nombreuses années. L’apparente irrationalité d’une telle stratégie (ils auraient pu acheter un logement à l’étranger et le vendre ensuite pour en acheter un en Espagne) acquiert une certaine logique si on la considère dans la perspective du projet migratoire originel : le but était de revenir en Espagne le plus rapidement possible, une fois que l’on aurait épar- de Paris. (N.d.T.) Dans des villes comme Madrid, même si les émigrants qui sont rentrés sont propriétaires de leur logement, leurs nouvelles habitations sont loin d’être idéales, notamment du fait de l’entassement et du manque d’espace (jusqu’à trois générations peuvent y cohabiter). Elles ne sont pas non plus adaptées aux problèmes de santé des retraités : elles se trouvent souvent au cinquième ou au quatrième étage sans ascenseur, 99 ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... tions de travail du service domestique et de l’économie informelle. De ces cas de figure, on peut aisément déduire l’ampleur qu’a prise, chez les émigrants à la retraite revenus en Espagne, le phénomène de la féminisation de la pauvreté. du Nord de l’Europe, le soin à domicile ou le “soin communautaire” est bien plus courant que dans les pays du Sud, entre autres l’Espagne, où la famille est le principal fournisseur de ces soins, principalement les femmes en activité. les personnes âgées ayant généralement des difficultés à marcher, cela limite grandement leurs sorties et leurs contacts sociaux. MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 Par rapport au manque d’espace et à l’entassement de plusieurs générations dans de petits logements (22,2% des maisons font 80 m2 ou moins), que connaissent les émigrants qui retournent en milieu urbain, les conditions générales de logement des émigrés revenus dans les zones rurales sont meilleures. Ce sont de grandes maisons, avec beaucoup d’espace, car dans les villages le prix du foncier est moins élevé ; parfois même, les nouveaux “revenus” ont construit sur des terrains dont ils ont hérité, ce qui représente pour eux une économie substantielle. Certains logements conservent les structures des anciennes maisons rurales, avec des murs épais, construits dans les années soixante-dix ou quatrevingts, avec l’argent de l’émigration, parfois par les émigrants eux-mêmes, car beaucoup ont travaillé comme ouvriers saisonniers dans le bâtiment en Suisse et en France. Les maisons rurales ont plusieurs étages, où habitent le couple des émigrants retraités revenus et la famille des enfants. Au rez-de-chaussée vit le couple de retraités et aux étages supérieurs, l(es)’ 6)- Il faut prendre en compte le fait enfant(s) et leur(s) famille(s). qu’en Espagne le problème de la L’épargne accumulée dans rareté et de la cherté des logements l’émigration a servi à résoudre est pratiquement chronique pendant les problèmes de logement de la deuxième moitié du siècle. la première génération d’émigrants et à garantir des conditions de logement décentes à leurs descendants6. Cette organisation permet de pallier l’insuffisance des services sociaux sur deux aspects : l’absence d’une politique d’accès au logement pour les jeunes et les populations aux ressources les plus faibles et le manque de protection sociale pour le troisième âge. Diverses fonctions sociales sont ainsi remplies : les revenus sont transmis d’une génération à une autre, en facilitant, pour les enfants, l’accès à des logements que l’État ne fournit pas. D’autre part, le contact et la proximité des enfants garantissent des soins aux personnes âgées que les services sociaux n’assurent pas. Dans les pays En analysant la structuration des maisons de ceux qui sont revenus en zone rurale, on peut donc constater que c’est d’elle que dérive une série de facteurs qui permettent de limiter la pauvreté et l’exclusion sociale. La cohabitation de plusieurs générations dans le même bâtiment est très importante dans des localités sans infrastructures spécialisées dans le soin des personnes âgées (maisons de retraite) et aux routes en mauvais état qui font obstacle à l’accès aux services et au transfert rapide des retraités malades, surtout dans les Communautés Autonomes les plus pauvres comme la Galice, la Castilla-la-Mancha ou l’Andalousie. En ce qui concerne les équipements des logements ruraux où vit une seule famille, le fait que ce soient de grandes maisons ne les dote pas pour autant systématiquement des commodités optimales. Dans la plupart de ces habitations, il n’y a pas le chauffage dans toutes les chambres, mais d’autres systèmes plus traditionnels comme des radiateurs individuels, des braseros, des cheminées. La chaleur est concentrée dans une seule pièce de la maison, le salon ou la salle à manger, où se passe une grande partie des activités quotidiennes. Les espaces personnels sont donc grandement limités, ce qui devient vite une source de conflit. Seuls 10,5% des maisons ont le chauffage central. Elles ne disposent pas non plus de lavevaisselle dans 98,3% des cas, même si elles disposent presque toujours d’un téléviseur (98,3%), élément fondamental autour duquel s’organise le temps des loisirs. Les foyers des émigrés revenus semblent bien équipés en lave-linge (96,7%) ou en frigidaires (99,2%). Le téléphone est un service habituel (93,2%), mais uniquement parce qu’il est lié aux besoins d’assistance sanitaire d’urgence : dans les localités rurales, le téléphone n’est pas utilisé, comme dans les grandes villes, pour faciliter les contacts 100 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... sociaux, même avec la famille, puisque la proximité permet des contacts directs. Les émigrants retraités restreignent son usage car ils trouvent les tarifs bien trop élevés pour leurs économies, où le budget est limité. Le téléphone est un élément qui rassure pour les cas d’urgence, mais il n’est jamais l’objet d’un usage quotidien. Les restrictions ne se limitent pas à l’usage du téléphone : elles sont présentes de façon permanente dans les aspects les plus divers de la vie quotidienne. Les expériences Emigrants espagnols travaillant dans la vigne. 1972. CDEE. Fondo Secretaría de Migraciones de CCOO. vécues de la Guerre civile et de l’après-guerre, ainsi que de l’émigration rendue nécessaire par les restrictions, ont généré des habitudes de consommation d’une extrême austérité, qui touchent surtout l’habillement, les activités ludiques et récréatives et tout ce qui n’est pas étroitement lié à la survie, au sens le plus matériel du terme. 101 MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 revenus. En plus de la configuration de la maison, il est nécessaire de se pencher sur l’existence de services et d’infrastructures générales dans les localités où résident la majorité des émigrants revenus. Beaucoup de ces localités sont de petits centres ruraux situés en Castilla-la-Mancha et en Galice. Ce sont des zones dont l’accès est difficile et où les communications sont très mauvaises. Les routes, comme dans le cas de quelques villages de la Sierra del Segura, sont mauvaises, étroites, avec beaucoup de virages dangereux. Ces caractéristiques physiques déterminent l’isolement et l’exclusion sociale de ces lieux. Ainsi, l’accès à des biens et des services comme la santé, l’éducation, la culture, et les loisirs est rendu difficile. Plus d’un tiers des émigrants retraités vivent loin d’un Centre du Troisième Age et presque un quart ne résident pas à proximité d’un dispensaire, fait particulièrement grave dans la mesure où ce sont les services sanitaires les plus utilisés par les personnes âgées. À ce sujet, il faut signaler une certaine inégalité dans la distribution de services non seulement entre les localités, mais également entre les Communautés Autonomes (CES, 1999, pp. 553). Les quartiers d’émigrants revenus dans des grandes villes comme Barcelone ou Madrid ont des caractéristiques bien précises : ce sont des quartiers périphériques, où le prix au mètre carré est moins cher, et qui sont, par rapport à d’autres zones, relativement dépourvus de services (c’est le cas de Las Musas, Villaverde ou San Blas à Madrid). Dans ces quartiers, les niveaux de chômage, d’échec scolaire, de population marginale et autres indicateurs similaires sont supérieurs au reste de la ville, ce qui dessine à nouveau un contexte géographique excluant (U. Martínez Veiga, 1999). Il ne faut pas pour autant en conclure que le fait de vivre dans ces quartiers conduit nécessairement à l’exclusion, même si c’est un facteur qui permet de mieux relativiser le succès de la population étudiée. Ceci nous place, de plus, devant un phénomène urbain curieux : la cohabitation dans les mêmes quartiers des immigrants et des émigrants Indépendamment de la dotation de services dont bénéficie la Communauté Autonome ou la localité dans laquelle résident les émigrés revenus, le mode de vie urbain ou rural peut en grande partie déterminer l’exclusion sociale. Ainsi, si l’on revient à une grande ville comme Madrid ou Barcelone, la méconnaissance des voisins, l’anonymat ou la difficulté à établir de nouvelles amitiés et à créer des réseaux sociaux, sont des obstacles à l’insertion que l’on ne rencontre pas si l’on retourne dans une ville plus petite comme Albacète ou Grenade, ou si l’on rentre vivre dans un village. Dans ces cas-là, en général, les contacts personnels semblent bien plus fluides, moins compliqués ; il est plus facile alors de reconstruire des réseaux de relations, comme autant d’ancrages dans la société permettant de participer et d’accéder à des ressources comme l’information, l’affection, un soutien économique, etc. Le milieu rural protège les personnes tandis que l’urbain les isole plus (García Sanz, 1997, pp. 128-130). En général, les émigrés qui reviennent dans une grande ville connaissent plus de difficultés à s’insérer et à participer à la vie sociale. Comme nous allons le voir, les processus migratoires ont des répercussions sur la vie et les relations familiales. Une grande partie des retraités revenus connaissent des problèmes familiaux aigus. Ils n’ont pas, en général, de relations très étroites avec leur famille. Cela peut sembler paradoxal eu égard à leur envoi régulier d’argent pour couvrir les besoins de leurs parents qui sont restés. L’éloignement, pendant de nombreuses années, a refroidi les affections et a créé, chez les émigrants, une indépendance plus conforme aux modèles relationnels des pays d’immigration qu’aux modèles familiaux des pays méditerranéens. Même lorsque les relations ne sont pas conflictuelles, les émigrés revenus ne manifestent pas leur affection à leurs parents avec 102 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS toire ne s’est pas accompagné, et a même empêché, les échanges avec la société de travail. À leur retour, baucoup d’émigrés revenus sont déçus par leurs relations familiales. Ils voient moins leur famille que lorsqu’ils étaient loin, ils leur reprochent leur manque de soutien, surtout dans les démarches administratives, et, plus généralement, dans le processus d’adaptation. La société leur apparaît complètement changée, ils découvrent que les modèles relationnels se sont transformés. Les habitudes se sont modifiées du fait des changements qu’a connu la société espagnole. Quand ils sont partis à l’étranger, ils étaient jeunes (en moyenne 33 ans) et leurs intérêts étaient, d’une certaine manière, liés à ceux de la cellule familiale. En pleine retraite, les intérêts sont soudain dispersés et diversifiés : ils sont passés d’une à plusieurs cellules familiales. De plus, des épisodes conflictuels de leurs vies ont parfois altéré les relations fraternelles, comme par exemple la répartition d’un héritage ou la gestion partagée des soins aux parents. La plupart ont des enfants (87,6%). Quand ils sont petits, les enfants constituent une source de dépenses et un obstacle à l’intégration des femmes au marché du travail. En revanche, pendant la retraite, soit ils représentent une charge économique pour les parents soit, au contraire, ils sont un élément d’insertion dans la société et une ressource face à l’exclusion. Beaucoup de stratégies migratoires sont planifiées de telle façon à répartir le travail entre les différents membres de la famille. Ainsi, le retour de beaucoup d’émigrants est provoqué par la nécessité de s’occuper des personnes âgées de leur famille. Cet élément constitue une caractéristique de la culture des pays méditerranéens : les services sociaux manquant, c’est la famille qui doit pallier leur absence. Ces stratégies supposent une répartition des responsabilités dans la famille. La femme prenait soin des enfants, et des parents ou beaux-parents, tandis que le mari partait (67,5% de ceux qui reviennent ont émigré seuls, sans aucun membre de la famille). Dans quelques cas, les relations se détériorent au plus haut point, transformant la famille en une source de conflit plus qu’en une ressource en cas d’exclusion. C’est particulièrement vrai quand il s’agit de personnes seules (hommes ou femmes célibataires et sans enfants). L’affaiblissement des relations familiales les met en danger d’exclusion sociale. Si l’on compare avec les retraités non-émigrants, la proximité leur a permis de ne pas rompre les liens familiaux de façon aussi brutale, et n’a pas généré comme dans le cas des premiers, des situations aussi conflictuelles entre les individus. ÉMIGRATION ET RETOUR : LA PREMIÈRE GÉNÉRATION ... une grande intensité, bien que le retour en Espagne ait été incité par les référents familiaux. En Espagne, le risque d’impotence des personnes âgées n’est pas couvert. Le seul recours possible est donc la famille : les enfants sont ceux qui doivent garantir le futur bien-être de leurs parents. À ce sujet, les émigrants revenus sont clairement 7)- 28,9% des personnes interrogées au désavantagés par rapport au cours de l’enquête ne peuvent pas compreste des retraités émi- ter sur des enfants qui résideraient dans grants, du fait de nombreux la même localité qu’eux. facteurs : tout d’abord, parce que les enfants ne sont pas toujours en Espagne, mais restent parfois dans le pays dans lequel leurs parents ont émigré7. Quand les enfants résident en Espagne, la précarité du marché du travail est telle que les parents sont indispensables pour faire vivre la deuxième et la troisième génération. Ainsi, deux personnes revenues de Suisse assurent les En ce qui concerne les caractéristiques familiales des émigrés revenus, il faut signaler que les personnes mariées prédominent (75,2%), suivies des veuves (16,5%) et des célibataires (5,8%). La proportion de séparés et divorcés (1,6%) est pratiquement insignifiante. Les couples mixtes sont rares, ce qui démontre bien que le projet migra- 103 années d’émigration, non seulement parce qu’ils manquaient d’argent, mais également parce qu’ils envoyaient une partie de cet argent à leur famille en Espagne pour pallier les conditions de vie extrêmement dures du pays8. Leurs enfants aussi ont souffert de maladies comme la tuberculose, étroitement liée à la mauvaise situation matérielle, très commune en Espagne dans la période d’après-guerre, et que les émigrants rencontrèrent également dans l’émigration, du fait des mauvaises conditions de logement et de la misère des premières années. Beaucoup de femmes, spécialement dans des petits hameaux espagnols, présentent des symptômes de dépression, liés à la vie qu’elles ont menée. À la charge de travail qu’elles ont assumée en solitaire, entretenant la maison, s’occupant des enfants, cultivant les parcelles familiales, prenant en charge les animaux, s’ajoutent la solitude et l’isolement des zones dans lesquelles elles vivent et, en particulier, les relations qu’elles entretiennent avec leur conjoint : elles ont été séparées de celui-ci la plus grande partie de leur vie et ne commencent avec lui une vie de couple normale qu’à l’âge de la retraite, quand il revient de l’émigration, parfois après trente ans. Leurs relations sont froides et distantes, car ils n’ont pratiquement jamais vécu ensemble et doivent soudain cohabiter. L’émigration laisse des traces dans le corps et dans les âmes. Elle met en marche un processus qui parfois aboutit à des troubles psychologiques importants. En plus des profondes dépressions dont souffre une partie des femmes, des traces de déséquilibres mentaux sont aussi visibles chez certains hommes. frais d’entretien, d’éducation, etc. de leur petitefille dont ils s’occupent, pendant que la mère vit en Suisse. Il en va de même pour la situation d’un émigrant revenu de Hollande : il a à charge une partie de ses petits-enfants, qui ne vivent pas avec leurs parents séparés. À l’inverse, certaines personnes âgées vivent grâce à l’aide de leurs enfants, soit que ceux-ci leur procurent la maison dans laquelle ils résident soit qu’ils les aident à payer le loyer ou des frais comme le téléphone, dont ils devraient se séparer s’ils ne pouvaient compter sur cet apport financier. En cas de problèmes de santé, les émigrants revenus sont directement menacés d’exclusion sociale. En effet, si aujourd’hui leur état sanitaire n’est pas mauvais, ils peuvent avoir des problèmes très graves dans un futur proche. Or, l’Espagne manque de services sociaux qui pourraient garantir les soins lorsque les ressources familiales ne peuvent assumer la situation de dépendance des personnes âgées. L’Espagne est à 5,7 points en dessous de la moyenne européenne pour les frais de protection sociale. Quant à la dépense par habitant, au sein de l’Union européenne, seuls le Portugal et la Grèce ont un montant inférieur à celui de l’Espagne (CES, 1999, p. 526). MIGRANCE 21, deuxième trimestre 2002 La santé de ceux qui sont revenus est étroitement liée au processus de vieillissement qui touche de manière générale toute la population, mais elle est également déterminée par l’expérience migratoire. Des emplois très physiques, comme par exemple les travaux de chargement et de déchar8)- Une magnifique source pour connaître gement, leur ont causé des la réalité de cet aspect est la littérature lésions dorsales, à la suite même, à laquelle le professeur Rodríguez desquelles, dans certains Richart (1998) fait référence. cas, ils ont été déclarés inaptes au travail. Plus d’un tiers des émigrants revenus sont dans cette situation. Aux facteurs qui tiennent à la nature des emplois exercés s’ajoutent les privations alimentaires et les carences dues aux jeûnes qu’ils ont connus, surtout dans les premières Ana Fernández Asperilla. CDEE. Fondation du 1er Mai. 104 ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS Bibliographie J. Babiano Mora et A. Fernández Asperilla, El asociacionismo como estrategia cultural. Los emigrantes españoles en Francia (1956-1974), Madrid, Fondation du 1er Mai, Document de travail, mars 1998. J. 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