PrussianBlue - GOBELINS, l`école de l`image

Transcription

PrussianBlue - GOBELINS, l`école de l`image
PrussianBlue
#6
.le monde de l’art.
hiver 2014
1
L'APPARTEMENT DE
PIERRE BERGÉ
NOTES SUR
TANGER
PAR LILIANE DELWASSE
PAR NICOLAS COMMENT
L 16334 - 6 - F: 10,00
GILLES BERQUET, OLIVIER DASSAULT, BERNARD FAUCON, OLA RINDAL, HENRY ROY
- RD
OÙ VA LA PHOTOGRAPHIE ?
3
BY PRUSSIAN BLUE
PHOTOGRAPHE GUILLAUME DE SARDES
sommaire
© Bernard Faucon, La Boule de feu (détail)
© Guillaume de Sardes
L'APPARTEMENT DE
PIERRE BERGÉ
conseil / direction artistique / production
P.10
OÙ VA LA
PHOTOGRAPHIE ?
P.22
© Nicolas Comment
Notes sur
Tanger
www.candidandyoung.com
P.118
d’art et écrivain. Elle collabore régulièrement à Art Press, et est notamment l’auteur de
Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Mauvais genre(s), Histoires d’ailleurs,
Visages aux éditions du Regard, et de Pour un nouvel art politique, L’effroi du présent
chez Flammarion. // Lucien Chardon, diplômé en physique des fluides, n’en est pas moins
collectionneur. Il se passionne tout particulièrement pour les cabinets de curiosités et les
objets insolites détournés de leur usage. // Christophe Chauville est critique de cinéma. Il
a été rédacteur en chef du magazine Repérages de 2000 à 2010. Il collabore aujourd’hui à
Arts, est devenu chanteur et photographe, représenté par la galerie VU’. Il a publié six livres
chez Filigranes. Le dernier en date est Mexico City Waltz. // Liliane Delwasse, titulaire d’un
doctorat de littérature comparée, est essayiste et journaliste. Elle a notamment collaboré au
Monde, au Point et à L’Express. // Pierre Eugène est né en 1985 et vit à Paris. Il est doctorant
en études cinématographiques à l’Université de Picardie Jules Verne et écrit ponctuellement
// Keroppy Maeda est un journaliste et photographe japonais. Il s’intéresse particulièrement aux
mouvements underground de son pays. // Élise Michel est née en 1981 d’un père vietnamien
et d’une mère française. Après avoir fait ses études à l’IESA Paris en mobilier français XVIIe
et XVIII siècles et objets d’art, elle se lance dans le courtage d'oeuvres d’art, l’organisation
e
d’expositions d’art contemporain et le soutien aux jeunes artistes. Elle collabore régulièrement
au magazine Soon. // Daria Regnier, née à Saint-Pétersbourg, est diplômée de Sciences
Po. Après avoir vécu à Milan et à Bruxelles, elle travaille aujourd’hui à Paris. Journaliste
ainsi que photographe à ses heures, elle intervient notamment dans les domaines de l’art
6
Image de couverture : © Olivier Dassault
pour les revues Art Press, Trafic et le site internet Critikat.com. // Maxime Lancien, après
Le Monde diplomatique. Il écrit notamment sur l’Asie du sud, l’Océanie et la photographie. P// 6
ÉDITORIAL
P// 9
COLLECTION PRIVÉE
Pierre Bergé : ce qu’il a gardé
P// 10
DOSSIER
Où va la photographie ?
P// 22
PAGES BLEUES : LE MARCHÉ ET SES ACTEURS P. 76 // EXPOSITION ET VERNISSAGE P. 84
// DÉCOUVERTE P. 85
la revue Bref, dédiée au court métrage. // Nicolas Comment, après des études aux Beaux-
avoir étudié à Paris, Genève et Delhi, collabore désormais avec Libération, The Good Life et
CONTRIBUTEURS
DESIGN
Sybille de Margerie, l’empathie du lieu
P // 94
CRÉATION
Les blondes platine attendent aussi
P // 97
CINÉMA
« Sleepless » ou les amants de la nuit
P // 104
PORTFOLIO
Workshop mode aux Gobelins, l’école de l’image
P //108
CRÉATION
P // 118
Notes sur Tanger
LIFESTYLE : BIJULES BY JULES KIM P. 124 // YOUR LOVEBOX, LES ÉMOIS EMBOÎTÉS
P. 127 // LES DOLLERS : POUR VIVRE HEUREUX, VIVONS MASQUÉS ! P. 128
et de la musique classique. // Florent Papin est diplômé de l’École Normale Supérieure de
Cachan et de Sciences Po. Quand il ne prête pas sa plume à une ministre, il écrit de la poésie.
// Raphaëlle Pireyre fait partie de la rédaction de la revue en ligne Critikat.com et collabore à
Images de la Culture, Bref, L’Avant-scène cinéma. // Alain Rauwel, agrégé et docteur en histoire,
enseigne l’histoire à l’université de Dijon. Ses travaux portent sur le régime de Chrétienté, ses
institutions, ses rites, ses discours, sa culture visuelle, entre Moyen Âge et Temps modernes.
Directeur de publication : Florent Papin
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Claude Jotrois. Il développe actuellement une nouvelle activité de designer.
Imprimé en Belgique par SNEL
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// Julie Terrasson est une journaliste et réalisatrice spécialisée dans les cultures alternatives,
notamment au Japon où elle vit six mois par an. Elle est réalisatrice pour l’émission « Tracks »
sur ARTE. Elle est également l’auteur de clips et de courts-métrages. // Jean Tillinac est un
dirigeant d’entreprise. De formation philosophique et épistémologique (spécialiste de l’analyse
ontologique des théories de la relativité et de la physique quantique), il a exercé dans les
domaines variés de la politique, la presse, l’intelligence économique et les affaires publiques.
// Sacha Walckhoff, diplômé de l’École des Arts et Techniques de la Mode de Barcelone, est
styliste. Il travaille pour la maison Christian Lacroix depuis 1992, dont il est actuellement
sommaire détailé
contributeurs
Dominique Baqué, ancienne élève de l’ENS, agrégée de philosophie, est universitaire, critique
éditorial
© Chill Okubo
Lire poétiquement
LES ÉDITIONS DERRIÈRE LA SALLE DE BAINS.
LITTÉRATURE, POÉSIE, LIVRES D’ARTISTES ET TIRAGES LIMITÉS.
Romantisme ?
PAR GUILLAUME DE SARDES
Au bar de l'hôtel Alba Opéra, Paris
DERRIERELASALLEDEBAINS.COM
© photographie gilles berquet
L
a vie de bohême : pas de cliché mieux ancré, et depuis plus longtemps, que celui de
l’artiste menant aux marges de la société bourgeoise, joyeusement ou tragiquement, une
existence d’un genre unique. Pour être un vrai créateur d’images, de poésie ou de musique,
un créateur de formes en un mot, il faudrait se distinguer au premier regard du commun des
hommes, par son apparence, ses rythmes de vie, ses fréquentations… C’est là un cliché un peu
éculé, sorti des fantasmes du romantisme, et prompt à tomber dans le pittoresque.
Mais n’y a-t-il que cela ? Ne faudrait-il pas aussi concevoir comme une incompatibilité essentielle
entre la vie de l’artiste et celle du plus grand nombre ? Dans nos sociétés marquées par ce que
l’on a coutume d’appeler le « processus de civilisation », la privatisation des sentiments, des
émotions, des « passions » de la pensée classique, s’impose rigoureusement. Or le créateur, bon
gré mal gré, fait son œuvre à partir de ce qu’il est, de ce qui le touche, le fascine, l’obsède… Il
exhibe ainsi, que ce soit à visage découvert ou sous le masque, ce qu’il ne faudrait pas dire, ce
qu’on ne saurait voir. Même les plus attachés à un formalisme contraignant ne se déprennent
jamais tout à fait d’eux-mêmes. Céline le disait : « si on ne met pas sa peau sur la table, on n'a rien ».
Être artiste, c’est donc nécessairement trahir les règles les plus sévères, parce que les plus
implicites, du jeu social. Et cela peut conduire loin : Hervé Guibert notait à propos de Pierre
Molinier qu’il avait vécu « comme mort, enfermé dans son œuvre, dans son atelier, comme dans un
caveau ». C’est pourquoi l’effacement partiel, si post-moderne, de l’œuvre au profit de l’artiste
n’est pas absurde. L’une procédant de l’autre, l’œuvre de Warhol ne pouvait pas être signée
par un quidam. Qu’importe que Warhol ait joué de son image, jusqu’à en faire un produit à
destination des mass-media, cela n’enlève rien à sa singularité. Les formes les plus radicales
de la séparation avec le commun viennent souligner cette évidence : on est artiste, on ne choisit
pas de l’être. Ce qui, selon qu’on est Molinier ou Warhol, tient de la grâce ou de la damnation.
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Pierre Bergé :
ce qu’il a gardé
Par LILIANE DELWASSE
photographie Guillaume de Sardes
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collection privée
collection privée
Pierre Bergé à la fenêtre du bureau de la Fondation.
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U
n vaste rez-de-chaussée au fond d’une
cour dans le VIe arrondissement de
Paris. Une galerie classique en guise
d’entrée, puis des salons en enfilade qui
donnent sur un jardin de rêve, exceptionnel au
cœur de la ville. C’est dans ce havre de paix
et de silence que Pierre Bergé s’est réfugié
il y a vingt-deux ans, alors que sa relation
avec Yves Saint Laurent devenait difficile.
« Ici tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme
et volupté »… Autour du jardin s’ordonnent
la salle à manger d’été ornée de barbotines
fin de siècle, le bureau du maître de maison
toujours garni de fleurs blanches où jacassent
deux gracieux perroquets d’Amazonie, et d’où
l’on aperçoit, dans une demi-pénombre, les
murs sombres de sa chambre. Une lumière
dorée, tamisée, baigne doucement les lieux.
Ce n’est certes pas ici qu’ont sévi les adeptes
du dépouillement, de la décoration par le vide
et des éclairages halogènes. Plafonds peints,
sièges capitonnés, tables en argent martelé,
bouts de canapés chargés d’objets rares,
toiles et sculptures composent le décor.
On se souvient de ce que les media ont appelé
« la vente du siècle ». Durant trois jours,
dans le Grand Palais spécialement aménagé
pour l’occasion, des milliers d’œuvres d’art
achetées par le couple Saint Laurent – Bergé
ont été vendues aux enchères. Le catalogue
était le plus lourd jamais publié. Tableaux,
meubles et objets sont partis aux quatre coins
du monde. Des regrets ? « Non, je n’ai pas le
temps d’avoir des regrets. Si, tout de même, je
regrette un petit paysage de Degas que je n’aurais
pas dû vendre. Il y a aussi des choses dont je
n’ai pas voulu me défaire, comme cet oiseau de
pierre qui était notre première acquisition, à Yves
d’un objet, nous l’achetions sans nous poser de
questions ni penser à l’endroit où il irait. Nous
l’achetions parce qu’il nous plaisait, un point
c’est tout. Après seulement, nous lui cherchions
une place. À présent, lorsque j’achète, c’est pour
et moi. Et d’autres, une dizaine environ, qui ne se
sont pas vendues, comme un petit Picasso que je
me réjouis d’ailleurs d’avoir conservé. La plupart
des œuvres étaient restées rue du Bac, mais
certaines étaient ici et j’ai dû les remplacer. »
Ainsi ce paravent asiatique doré a pris sur
un mur la place d’une toile d’Ensor, et ces
petites consoles celle de leurs grandes sœurs
vendues.
une destination précise ; si je n’en trouve pas,
je m’abstiens. » Ainsi ce bloc de cristal a été
acquis tout exprès pour orner la table basse
en verre au centre du grand salon. On voit
que, s’il s’est défait de la fabuleuse collection
rassemblée au fil des ans, Pierre Bergé n’a
pas cessé pour autant de collectionner.
Déjà dans sa jeunesse, il constituait des
séries personnelles, bien à lui, où Yves
Saint Laurent n’intervenait pas, par manque
d’intérêt pour ces spécialités. Le petit salon
d’hiver aux tentures brochées aubergine
Du coup, la façon d’acheter de Pierre Bergé
a évolué. « Quand Yves et moi étions amoureux
13
collection privée
atelier d’artiste
collection
privée
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collection privée
collection privée
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héberge ainsi, à côté d’un canapé douillet,
une collection de vanités commencée il y a
trois décennies. Plus de quatre-vingts vanités
de grande valeur, en cristal, en ivoire, en bois
précieux, s’offrent aux regards. Le maître des
lieux a également continué une collection
de masques. Égyptiens, africains, indiens,
indonésiens, ils sont plus de quarante à fixer
le visiteur de leurs yeux vides et inquiétants.
Un beau portrait de Gide par Theo van
Rysselberghe leur fait face et les contemple
– Theo, le frère d’Élisabeth à qui André Gide
avait fait un enfant… Un aigle en bois du
début du XIXe siècle déploie ses ailes audessus d'une porte. Tout près, un bel oiseau
de paradis multicolore s’accroche au mur.
Mais la passion de toujours de Pierre Bergé,
ce sont les livres. Il poursuit avec acharnement
sa collection de bibliophile, une collection qui
va des incunables à l’époque contemporaine.
Il a fait l’acquisition voici quelques années de
l’appartement du premier étage, situé juste audessus du sien, et de son propre aveu « s’est
toqué » d’un décorateur italien qui l’aménage
comme un palais transalpin. C’est là, face
à une grande salle à manger, que se trouve
la bibliothèque. « Je n’achète que des œuvres
que j’aime, vous ne trouverez ici ni Camus, ni
Malraux ! » Et de raconter : « j’ai beaucoup acheté
chez Pierre Bérès, le plus grand libraire du monde,
un personnage étonnant. Les trous que vous
verrez dans les rayons sont dus à des prêts que
j’ai consentis à la Bibliothèque de l’Arsenal. » Sur
les rayonnages voisinent en bonne intelligence
des romans russes en éditions originales,
Tolstoï, Tourgueniev, plusieurs exemplaires de
David Copperfield, dont l’exemplaire personnel
de Dickens, des œuvres de Nerval, Cocteau,
Éluard, Cendrars (une superbe Prose du
Transsibérien illustrée par Sonia Delaunay),
17
collection privée
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Céline, Yourcenar, Reverdy… Et encore Gide,
« un auteur capital », Sade, Casanova, Flaubert,
et tant d’autres.
Avec orgueil et amour, Pierre Bergé montre
la dédicace « Au maître des maîtres, c’est-àdire à Victor Hugo, j’offre avec tremblements
la Tentation de saint Antoine ». Avec une
signature : Gustave Flaubert. L’heureux
propriétaire commente : « quand on est génial,
on admire le génie ». Il s’attendrit en répétant
« j’offre avec tremblements »… Les pudeurs des
grands hommes émeuvent le collectionneur.
Il se souvient aussi d’aventures cocasses :
ce ravissant petit cerf en or aux cornes de
corail posé sur une commode du grand
salon ? Il avait complètement oublié qu’il
l’avait donné à réparer depuis des mois, une
corne s’étant fêlée. Il a eu grand plaisir à le
récupérer quand l’artisan le lui a rapporté.
Presque autant que si c’était une nouvelle
découverte.
20
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dossier
dossier
OÙ VA LA
PHOTOGRAPHIE ?
PAR DOMINIQUE BAQUÉ, PIERRE EUGÈNE,
MAXIME LANCIEN, Guillaume de Sardes, JEAN TILLINAC
23
© Yves Trémorin - ADAGP
22
Yves Trémorin, NM 8, Lapin, 1993.
dossier
dossier
DOMINIQUE BAQUÉ : APPROCHE CRITIQUE
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR GUILLAUME DE SARDES
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Quelle place la photographie vous paraît-elle
occuper aujourd’hui dans le monde de l’art,
notamment face aux autres media ?
Une place centrale, acquise difficilement.
Aujourd’hui, plus personne ne la remet en
question en se demandant si la photographie
est un art. Elle a même dépassé la peinture
en tant que medium de prédilection des
artistes qui l’utilisent davantage. Il a fallu un
siècle pour en arriver là. Désormais que la
question de sa légitimité ne se pose plus, voilà
qu’elle est concurrencée par les arts vidéos
et numériques ! Sans doute parce que depuis
cinq ou dix ans la photographie s’essouffle
en France et en Europe. Qui va prendre
la relève de Lewis Baltz, Nan Goldin, Jeff
Wall ou Cindy Sherman ? Il y a bien Antoine
D’Agata, dont l’œuvre est importante, mais il
a plus de cinquante ans. Chez les jeunes, je
ne vois pas. Dans l’ensemble, la production
française me paraît inférieure à la production
allemande ou américaine.
Comment la place de la photographie a-t-elle
évolué ? Selon vous, que sera-t-elle dans le futur ?
Elle a évolué très lentement et difficilement,
comme je le disais. Mais il est vrai qu’on
partait de loin. Au milieu du XIXe siècle,
favoriser l’émergence des avant-gardes des
années 20-30 qui se sont définies contre
lui : le Bauhaus en Allemagne, le Vhutemas
en Union soviétique, le dadaïsme, qui
font franchir une étape radicale à la
photographie, qui est pour la première
fois considérée pour elle-même. Puis
vient la photographie humaniste, si peu
intéressante. Il faut attendre les années
80 pour que la notion de « photographie
plasticienne » se mette en place, laquelle
intègre la photographie à l’histoire des arts
plastiques. L’émergence de la photographie
plasticienne se fait concomitamment à une
grande effervescence théorique, marquée
par la publication des livres de Susan Sontag
et de Roland Barthes, par l’ouverture des
premières galeries et des premières écoles
dédiées à la photographie, ainsi qu’à la
tenue de colloques universitaires sur ce
sujet.
Quant à savoir ce que la photographie
va devenir, on peut espérer que face à la
généralisation de son usage vernaculaire, via
les téléphones portables, et à sa diffusion
générale via Facebook, Twitter, etc., une
nouvelle photographie exigeante (ré)affirme
sa spécificité.
Baudelaire la qualifiait de pratique obscène
renvoyant à la bourgeoisie son propre reflet.
Les peintres y voyaient un ennemi à abattre.
Aussi la cantonnait-on au documentaire.
La première tentative pour la faire entrer
dans l’art a été le pictorialisme à la fin
du XIXe siècle : une sorte de métissage
destiné à rapprocher la photographie de la
peinture, qui demeurait le grand référent.
L’intérêt de ce courant a surtout été de
Quelles sont les principales tendances de la
photographie contemporaine ?
La photographie contemporaine vit encore
sur l’héritage de l’école de Düsseldorf, de la
photographie de l’intime et du renouvellement
formel induit par l’arrivée du numérique. Mais
tout ça manque de vitalité, et le nécessaire
renouvellement tarde à venir. Je constate
cependant un renouveau de la photographie
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Mathieu Pernot, Fanny, Barcelone, 2004.
dossier
dossier
Guillaume Herbaut, image de la série Oswiecim, 2004-2005.
Guillaume Herbaut, image de la série Oswiecim, 2004-2005.
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documentaire. Alors que le photojournalisme, le
reportage sont morts, de jeunes photographes
inventent des écritures nouvelles, circonscrivent
un univers personnel. C’est le cas de Guillaume
Herbaut qui se rend sur des lieux que l’histoire
a frappés : Tchernobyl, Hiroshima, Auschwitz,
etc. C’est un travail discret et sans effet, mais
qui vous happe.
Selon quels critères peut-on juger de la qualité
d’une photographie ?
C’est la question la plus difficile. Je me
la pose avant d’écrire chacune de mes
chroniques pour Artpress. Le problème a été
posé par Kant dans la Critique de la faculté de
juger : on ne peut passer outre la subjectivité,
mais on ne peut s’en contenter. Il y a donc au
mieux, dans tout jugement, une aspiration à
l’universalité. Comme critique, je me rends
compte que j’oscille : j’aime défendre les
œuvres auxquelles je crois, mais j’écris aussi
sur des artistes qui ne me touchent pas
pourvu que je sente qu’ils font une œuvre.
C’est le cas quand je suis en présence
d’une écriture photographique singulière,
d’une vision du monde personnelle, d’une
cohérence générale du propos, même si le
travail est amené à évoluer avec le temps,
et enfin que ce que je vois me « donne à
penser », pour reprendre les mots de Kant.
cher du monde, sans comprendre qu’ils n’en
seront au mieux que les imitateurs…
La valeur d’une œuvre se confond-elle avec la
valeur que lui attribue le marché de l’art ?
Certainement pas, et heureusement ! Des
photographes remarquables ont une très
petite cote. L’entrée de la photographie
dans le marché de l’art a pour conséquence
désastreuse l’uniformisation de la production.
Beaucoup de jeunes artistes travaillent à
la « manière de ». Ils sont nombreux, par
exemple, à appliquer les recettes d’Andreas
Gursky, parce qu’il est le photographe le plus
Quels sont les jeunes artistes qui vous paraissent
intéressants ?
Ma dernière découverte est Dorothée
Smith, qui repense le monde d’aujourd’hui
à travers une œuvre à la fois conceptuelle
et très sensuelle. Je citerai aussi volontiers
des artistes un peu plus âgés, comme
Mathieu Pernot – notamment son dernier
travail sur les prisons et Les Hurleurs –,
Cyprien Gaillard et son esthétique de la
ruine, Yves Trémorin et son approche
dossier
dossier
« bataillienne » des corps et des objets.
J’en oublie, bien sûr… Mais comme je vous
l’ai dit, j’ai le sentiment que la relève des
grands photographes des années 70 n’est
pas encore arrivée. Ou alors si discrètement
qu’elle n’est pas encore identifiée. Il faut un
peu de recul pour repérer les personnalités
intéressantes, les courants. Il est aussi
possible que ce soit une question de
génération, car je m’aperçois que je peine à
entrer dans l’univers des personnes de vingt
ans… Ceux que je connais ont une démarche
qui me choque : ils ont adhéré au cynisme
du marché de l’art. La photographie n’est
pour eux qu’un projet de carrière, non une
nécessité existentielle.
BERNARD FAUCON
OU LA PERSISTANCE DU MOUVANT
PAR PIERRE EUGÈNE
Il se passe toujours quelque chose dans
les photographies de Bernard Faucon. Il
s’y passe d’autant plus de choses que les
photographies nous passent peu, voire se
passeraient même un peu de nous : ces
instantanés qui ne semblent faits ni pour
témoigner, ni pour documenter, ni même
pour illustrer, on les comprend mieux si
l’on imagine que c’est à travers l’œilleton
d’une boîte à lumière, ou subrepticement
via un trou de serrure, que l’on en surprend
leurs scènes. C’est un peu comme si ces
images ne nous avaient pas attendus pour
commencer et qu’on arrivait en retard, sans
ménagement : on doit s’en accommoder.
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Dorothée
Smith, C19H28O2 (Agnès),
installation transdisciplinaire.
Production le Fresnoy, Studio National des
Arts Contemporains, 2011.
Courtesy Galerie Les filles du calvaire
La première série des « Grandes vacances »
(1976) montre des mannequins d’enfants
plongés dans les décors puissants du
Luberon, s’adonnant à tout un ensemble
de rituels festifs et obscurs. Les images
sont faussement simples, et ne semblent
douces qu’à la première vue qui unifie
tout l’ensemble : lorsqu’on se rapproche,
les scènes se décomposent, se disloquent
— le temps gît dans les détails. Faucon
réalise ici ses premières mises en scène
photographiques, et dans ces « naturesmortes-vivantes » le geste de disposition est
déjà moins purement spatial que temporel : il
vise moins une fin symbolique où percerait du
sens qu’une faim chronophage, dévoratrice de
temporalités. Les scènes sont trop concrètes,
leur rendu trop durement matériel pour être
Autoportrait, 1967 (série Le Temps d'avant).
rêveur ; elles n’en restent pas moins assez
puissamment rituelles pour s’apparenter
à des scènes primitives. Il y a comme une
sourde machination dans ces instantanés où
perce une foule de mouvements aberrants :
d’inertes mannequins aux gestes déjà arrêtés
avant la prise de vue côtoient des flammes
saisies abruptement, plaquées comme
des traînées de couleur. En superposant le
mobile et l’immobile, le souvenir intime à
sa recréation photographique, le paysage
éternel avec la mise en scène éphémère
(le décor était déconstruit dès la prise
de vue faite), le photographe accuse une
certaine cruauté dans la durée, qui s’oppose
à la part de sentimental de l’instantané. Les
nombreuses mises à mal ou mises à mort de
mannequins (ou ce qui revient au même, la
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dossier
dossier
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Les Images (série Évolution probable du temps, 1981-1984).
disposition de nourriture ne rendant que plus
manifeste, presque obscène, cette sujétion à
l’état d’objet), ont l’apparence de sacrifices
sur l’autel des Vanités de la photographie.
Graduellement, l’apparition de vrais garçons
au milieu des mannequins les achèveront,
leur seule présence suffisant d’emblée à
ramasser le sujet de l’image, comme aimanté
au vrai corps. La série suivante, « Évolution
probable du temps » (1981), visera à atténuer
quelque peu ce pouvoir d’inscription trop
prégnant, en le noyant dans des paysages, en
le morcelant ou n’en gardant que les ombres.
Les jeux de temporalités laissent place à de
véritables énigmes, des théorèmes fondus,
des diagrammes éclatés dans le décor. Les
« Chambres d’amour » (1984) parachèveront
Le Télescope (série Les Grandes vacances, 1977).
ce désir d’explorer la valeur d’évocation du lieu
pour lui-même, lorsque la présence est devenue
si évidente qu’il n’y a plus besoin de la montrer
pour la convoquer. Pures scènes encadrées,
les photographies de Faucon ont toujours été
closes sur elles-mêmes, n’admettant aucun
dehors, aucun hors-champ. Faire du lieu une
boîte à durée où les évènements possibles,
passés ou futurs, sont circonscrits aux strictes
combinaisons du décor, c’est signer l’amour
par un lieu, qui en est plus que le tombeau : le
moule. Confondre intérieur, intériorité et pure
surface sensible (pleine de signes) équivaut à
dire « le plus profond c’est la peau » (Valéry) ;
et les murs fissurés, tachés, délavés – vivants
en somme – deviennent la projection parfaite,
comme une peau retournée, d’un corps aimé.
Les « Chambres d’or » (1987) iront plus loin
dossier
dossier
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Feu d'artifice (série Évolution probable du temps, 1981-1984).
dans ce sens, la couleur de l’or insaisissable
devient suffisante pour exprimer la présence.
À elle seule, elle remplace et efface tous les
autres signes devenus superfétatoires : les
images s’évident de plus en plus, deviennent
plus mates.
À ce point limite, « Les Idoles et les sacrifices »
(1989), ne peuvent que divorcer en deux lieux
irréconciliables, ayant chacun leur destin
propre. Un paysage noyé par l’obscurité de
la couleur rouge, un corps devenu support
de la lumière : l’or s’est divisé, tel un
matériau radioactif, en ses composantes
(couleur et brillance). Les séries suivantes
(« Les Écritures », 1991, « La Fin de l’image,
1995) suivront chacune l’une des deux voies
à travers l’inscription de mots ou phrases :
Le Petit canif (série Évolution probable du temps, 1981-1984).
la première en lettres « grandeur nature » à
travers des paysages du monde, la seconde
en inscriptions sableuses au creux de peaux.
Manières de fermeture, confrontations tour à
tour au plus lointain et au plus proche.
Bernard Faucon clôt ici son travail
photographique, dont on perçoit bien qu’il
est une constante localisation du temps. Le
moment, la durée d’un affect (souvenir, amour,
saisissement) est le véritable sujet de la photo,
qui se fait le témoin de sa matérialisation
concrète. Plutôt que de jouer sur la
représentation, le figuratif, le vrai et le faux,
Bernard Faucon s’est résolu, via le médium
photographique, à construire à la main de
vrais moments imaginaires, pour faire la fête
(c’est-à-dire aussi la chasse) au temps.
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DE L'AIR DU TEMPS
ENTRETIEN PAR MAXIME LANCIEN
Grand voyageur et fin gourmet, Bernard
Faucon est un pionnier de la mise en scène
photographique. Son œuvre, cyclique et
poétique, fut réalisée entre 1976 et 1995, date
à laquelle il y met un terme volontairement. Il
se dégage de ses séries articulées autour de
sept grands thèmes, des « grandes vacances
» à « la fin de l’image », un Unheimlich
soigneusement orchestré. Exposé près de
250 fois depuis ses débuts, et notamment
chez Léo Castelli à New York, Yvon Lambert,
Agathe Gaillard et VU' à Paris, c’est en
décembre 2005 que la Maison Européenne
de la Photographie (MEP) lui consacre une
rétrospective. Parcourant les plus belles
routes du monde pour la suite d’« été 2550 »,
depuis sa Provence natale à l’Extrême-Orient
et l’Amérique du Sud, l’homme allie aussi
l’Image au Texte, insatiable de partager son
expérience du réel.
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Que vous inspire l’air du temps ?
L’air du temps ce n’est pas le temps, déjà !
(Rires). J’ai toujours été très sensible à l’air
du temps : éprouver, ressentir, précisément,
la palpitation du moment qu’on partage
avec les autres... être contemporain. C’est
subjectif, bien sûr, on peut se tromper, on a
toutes les chances de se tromper. Mais j’ai eu
besoin de croire que je sentais, que je savais.
À présent il est probable que l’air du temps
m’échappe complètement.
Ressentir l’air du temps, c’est épidermique ?
Pas vraiment, c’est ce qui remonte de l’être
profond d’une époque. Ce n’est pas juste la
mode. La mode ne colle qu’accessoirement à
l’air du temps, il y a beaucoup d’alternances
gratuites dans la mode. L’air du temps est
du côté de ce dont parlait Foucault : ce
qui est simultané et contemporain. Je l’ai
observé autrefois avec la photographie : des
tendances, des thèmes, des sensibilités, qui
surgissaient en même temps dans des lieux
et des cultures éloignés, en l’absence de
communication apparente.
Vous pouvez le qualifier aujourd’hui ?
Est-ce l’âge ou une spécificité de l’époque ? Il
me semble qu’il y a un relâchement, que cette
sensation s’est diluée. À l’heure du partage
global, qu’est-ce qu’on partage ? qu’en est-il
du présent ? Le monde recule et avance trop
vite en même temps, on ne sait plus. Peut-être
que cette question n’a plus de sens.
Qu’est ce que vous inspire la politique ? Je ne
sais pas si on vous pose ce genre de questions
d’habitude.
Non, pourtant j’aime ces questions bateau.
Mes amis qui font des études de marché ne
viennent jamais m’interroger, je le regrette !
J’aime bien donner mon avis sur des
questions futiles ou dont j’ignore tout. Je te
réponds donc ! Je n’ai aucune illusion sur le
politique, la marge d’action est devenue trop
faible, on ne réforme, on ne légifère que sur
des conneries. En revanche, contrairement à
l’air du temps qui se défoule sur eux, je trouve
les hommes politiques plutôt estimables ! Il
me semble, qu’au-delà de leurs ego risibles,
la plupart d’entre eux paient beaucoup de
leur personne. Les vrais salopards sont
ailleurs, invisibles. C’est une chance, en
démocratie, que certains acceptent de se
coltiner le sale boulot.
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Les Petits bâteaux (série Évolution probable du temps, 1981-1984).
Quid des réseaux sociaux ?
Je les fuis ! C’est de la folie de s’y livrer. Tout le
monde le sait et tout le monde y va. C’est sans
doute un lieu d’expérimentation fantastique,
mais il faudrait être très avisé pour en tirer
plus de liberté que d’asservissement. Je
suis fasciné par cette contradiction entre la
volubilité des échanges, l’omniprésence légère
et délicieuse du connecté, et l’autre face de
marbre de l’information gelée pour l’éternité.
Et l’ordinateur dans tout ça ?
L’ordinateur non connecté c’est un peu
différent. C’est le plus bel objet du monde,
le grimoire absolu, le rêve millénaire de
mémoire en tous sens navigable. Tout ce
qu’on sait, tout ce qu’on aime, tout ce qu’on
a expérimenté ressuscitable en un instant.
Aimeriez-vous avoir vingt ans aujourd’hui ?
Je rêverais d’avoir vingt ans pour voir ce que
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dossier
Trouvez-vous votre compte dans ces deux
temporalités ?
Oui, c’est un plaisir de passer entre les mondes.
Le Funambule (série Les Grandes vacances, 1977).
La Neige (série Les Idoles et les sacrifices, 1991).
va être le monde dans 20 ou 30 ans. J’ai une
curiosité folle de ce que sera le monde qui
vient.
Nous avons expérimenté une profondeur de
la subjectivité, une distance entre notre moi
et celui des autres. Le nouvel homme serat-il encore humain ? Qui sera cet individu de
plus en plus isolé dans son narcissisme, et
paradoxalement interchangeable ?
Pour reprendre le titre de votre livre, à quoi
ressemblera Paris en 2550 ?
C’est ça que j’aimerais savoir.
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Il n’y a pas d’images qui vous viennent à l’esprit ?
Non, je suis incapable de me projeter. Je rêve
le réel - c’est ce que j’ai fait avec mes mises
en scène - mais je l’aime trop pour anticiper
ce qu’il sera. Le futur, je voudrais y être, je
n’ai aucune envie de l’imaginer.
Selon vous, quelle est la catastrophe du monde ?
Le catastrophisme est tentant, il donne de la
saveur à la vie, j’ai toujours été catastrophiste
vis-à-vis de moi-même. L’inconnu qui vient,
après la mort de Dieu, après la mort de
l’homme, c’est peut-être ça la catastrophe...
ce qui ne veut pas dire la fin.
Quel genre d’humain ?
Nous avons connu un certain régime
d’humanité, donné un certain sens à l’individu.
Peut-on opposer le temps asiatique au temps
européen ?
Oui, je le crois. Il y a plusieurs « Asies », le
Japon n’est pas la Chine, qui n’est pas l’Asie
du sud-est, ni l’Inde. Mais un point commun
est justement ce temps différent. Notre temps
à nous est linéaire et tragique, c’est une
course désespérée vers un âge d’or toujours
repoussé. On piétine le passé, on avale le futur,
on est dans une dynamique aussi épuisante
que grisante. Cette ivresse-là n’existe pas en
régime asiatique, en régime bouddhiste pour
parler vite. La vitesse jouissive, l’idolâtrie de
l’instant, sont inconnues. On a l’impression
en « bouddhisterie » que le temps s’est
matérialisé, que rien n’a jamais eu lieu, ou
que tout a eu lieu déjà, c’est le contraire du
sablier, c’est une eau qui se répand, un truc
qui imbibe, qui imbibe tout à l’infini.
Qu’est-ce qu’il y a là-bas, la sérénité ?
Non, pas plus qu’ici ! La dramatisation en
moins, mais le drame reste entier. Un jour,
dans mon village au Laos, il y avait une fête,
un orchestre, des chanteuses, une soirée bon
enfant. Et tout d’un coup, j’ai vu des gens
fendre la foule en se tenant le ventre. Au
bout de quelques instants, j’ai vu le sang, j’ai
compris. Trois grenades avaient été jetées
près de la scène, il y a eu cinq morts. Deux
jours après on n’en parlait plus.
Mais qui a fait ça ?
On ne sait pas. Un possible règlement de
compte entre bandes. À la limite, un acte
gratuit, produit de la vacuité, de la non
importance de tout, de l’ennui...
Allez-vous retourner en Asie ?
J’en reviens. D’une magnifique rétrospective
en Corée, seul pays d’Asie où je m’étais
toujours ennuyé jusque-là. Mais la Corée
change à toute vitesse, elle devient un
modèle pour tous les jeunes du continent.
La présentation de l’expo, le soin du détail,
la générosité de l’accueil, étaient dignes de
ceux que j’ai connus au Japon. Ensuite, je suis
allé au festival photo de Christian Caujolle à
Phnom Penh. Mes « Chambres d’or » étaient
exposées en extérieur, devant le temple qui a
donné son nom à la ville. C’était très joli.
Et les photographes du futur ?
Pardon, pour moi la photographie est
terminée. On fait des photos, tout le monde
est photographe, j’en fais aussi. On continuera
indéfiniment à en faire pour documenter
la vie, le monde, mais l’art, l’esthétique
photographique, me semblent clos. C’est
pour cela que les purs photographes sont
rares, la vidéo, l’installation, ne sont jamais
loin. Évidemment l’oeil photographique n’a
pas disparu, celui qui sait voir, discerner,
choisir parmi les millions d’images.
La fin de la photographie est-elle irrévocable ?
Je dois t’avouer que j’ai été bluffé par une
expo au festival de Phnom Penh, celle
d’un jeune Français, Vincent Stoker. Il a
accompli, sublimé, un thème récurrent,
particulièrement goûté des photographes
et fort ennuyeux : la photo de ruines, de
lieux abandonnés, de friches industrielles.
Le résultat est époustouflant. Ce qui veut
dire qu’il ne faut jamais clore trop vite, qu’il
restera toujours quelques lignes à écrire !
La photographie n’était pas pérenne? Ou bien
circonscrite au XXe siècle ?
Son histoire a duré plus de 150 ans, mais
comme pour la fin du roman, annoncée par « le
nouveau roman » au siècle dernier, ça continue !
Quelle est la dernière image que vous ayez faite ?
C’est la dernière d’une série qui s’appelle
« La fin de l’image », c’est un mot écrit sur
un fragment de corps, je ne sais plus lequel :
le mot « fin » tout simplement. (Rires)
Fin (série La Fin de l'image, 1993-1995).
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La Douzième chambre d'amour, 1985 (série Les Chambres d'amour).
Chambre en hiver, 1986 (série Les Chambres d'amour).
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Pourquoi avez-vous à ce moment-là ressenti la
nécessité de mettre un terme à ce travail ?
Cela vient de loin, l’idée de clore, un jour,
était là dès le début, j’avais même imaginé
que la photo s’arrêterait à la fin de ma
série des mannequins. Dans l’évolution de
mon travail c’était un bon moment pour
finir. J’avais fait le tour de ce que j’avais à
dire en photographie, je voulais éviter la
répétition, l’affadissement. Mais il y a aussi
le changement de notre rapport à l’image. La
manière dont j’ai pratiqué la photographie
appartient au passé. On est entré dans un
nouvel âge de l’image où la référence au réel
objets. La goutte d’eau qui nous pousse
à bifurquer est toujours très banale, très
existentielle. On en a marre, on a envie de
dire assez !
n’a plus d’importance.
Quelles images vous stimulent aujoud’hui ?
Les images sources, les images de l’univers,
les paysages de Mars ! De préférence celles
qui n’ont n’a pas été vues par un oeil humain.
La mise en scène est une des caractéristiques
de vos photos. Comment en aviez-vous l’idée ?
Oui, j’ai été un de ceux qui ont inventé (si l’on
peut dire, elle était là dès le début) la mise en
scène photographique dans les années 70-80.
Mais j’ai surtout l’impression d’avoir trouvé la
pratique dont j’avais besoin. Ce juste équilibre
entre le décor naturel et l’intervention, ce que
j’ai appelé : fictions vraies. Les mises en scène
venaient de sensations complexes, mélange
de choses vécues, de souvenirs précis, et
d’extrapolation onirique ou métaphysique de
souvenirs d’enfance. C’était très abstrait au
début, j’avançais peu à peu vers le concret, le
contenu proprement dit de la scène, le choix
des éléments.
Était-ce de la nostalgie ?
Non, ce n’était pas de la nostalgie. J’ai plongé
dans mon passé, dans mon enfance, comme
dans un réservoir illimité de sensations, de
rêves, de vertiges. La nostalgie de l’enfance
était un carburant.
La pesanteur de l’organisation pour les mises en
scène a-t-elle contribué à cette fin de l’image ?
Oui, il y avait la lassitude de trimballer les
Vous souvenez-vous de la date de cette dernière
image, était-ce symbolique ?
Non, non. C’était en 1995, mais je ne me
rappelle pas la date exacte.
Toutes ces mises en scène étaient liées à des cycles ?
Oui, c’était très organique, des séries se
succédaient, s’engendraient les unes les autres.
Quid des images sacrées ? Des icônes ici ou en Asie ?
Je les ai usées, vidées, elles n’ont plus de
pouvoir sur moi depuis longtemps. C’est
aussi pour ça que j’ai arrêté de produire des
images.
Vous ne visitez plus les galeries photos ?
Je regarde de loin. Une énième galerie a
ouvert dans ma rue récemment, je suis allé
voir sa première expo, j’ai cru rêver, c’était
une expo photo de MJC d’il y a quarante ans !
L’art d’aujourd’hui il faut le chercher hors
des galeries.
Vous avez mêlé texte et image dans vos
précédents ouvrages, est-ce toujours le cas ?
Oui, j’ai toujours écrit, mais avec beaucoup
de difficultés, mes premiers jets sont
terribles. À force de remettre sur le métier,
je finis par y arriver, parfois même à être
content de moi. Nous préparons un livre
avec la galerie VU et les Éditions de l’Œil, sur
« Le temps d’avant ». Le temps d’avant, c’est
celui d’avant les mises en scène, un état
d’inconscience, d’innocence. Je braquais
mon objectif 6 x 6 sur des couchers de
soleil, des visages, des arbres, c’était très
primitif. J’écrivais aussi. C’est un livre avec
les textes et les images de l’époque, très
« vintage ».
Et quel est ce projet sur les routes ?
Quand cette idée des routes a été claire dans
ma tête, il y a trois ans, j’ai eu la sensation
merveilleuse, avec bien sûr le bémol des ans,
l’émoussement des capacités d’étonnement,
d’avoir trouvé mon moyen d’expression. Plus
de trois décennies après le déclic de la mise
jamais eu le sentiment de conduire une
œuvre.
Et là, peut-on parler de nostalgie ?
Oui, effectivement, mais en fait non. La
nostalgie, même aujourd’hui où j’aurais
toutes les raisons de l’éprouver, reste une
énergie, un carburant. Mon désespoir est de
plus en plus grand, mais je ne regrette pas,
je ne regrette rien. Il faudrait juste renaître !
Et pour terminer, qu’est-ce que signifie pour la
photographie cette idée de perte de la notion
d’auteur ?
en scène, un nouveau moyen d’expression.
C’est parti du jeu de filmer en voiture dans
l’axe de la route. Tous les appareils photo
incluant depuis longtemps une fonction
vidéo, c’est tentant. Concrètement, je
déroule, je lis le récit de ma vie sur
des routes que je filme un peu partout
dans le monde. Une « auto-biographie ».
Un voyage dans le temps que je superpose
à un voyage autour du monde. Ce déroulé
produit un effet hypnotique très particulier,
on se laisse emporter, à la fois somnolant et
éveillé. C’est un dispositif romanesque plus
qu’un film.
Cela fait partie de son changement de statut.
Il n’y a plus d’auteurs dans la mesure où le
monde est photographié à chaque instant
par des millions, des milliards d’objectifs. Il
y a toujours un regard photographique mais
il n’est plus derrière l’objectif, c’est celui qui
élit, qui choisit dans le magma des images.
Le photographe est devenu éditeur.
Quelles routes avez-vous sillonnées ?
Des routes qui me plaisent. En Asie, en
Amérique du Sud, au Maghreb. J’adore
celles de Provence, mais elles sont
difficiles à filmer à cause des véhicules de
tourisme particulièrement hideux qui les
empruntent.
Courtesy Galerie VU'
Comment ce travail s’intègre-t-il dans votre
œuvre ? En rupture, en continuité ?
Je ne sais pas ce qu’est l’œuvre, je pars
toujours de la vie. J’ai éprouvé au cours de
ma vie, à certains moments, la nécessité
de produire, d’extérioriser, mais je n’ai
La prise de vue vous paraît-elle moins importante
que l’édition qui la suit dorénavant ?
Oui, l’instant photographique de CartierBresson fut un moment sublime de l’histoire
de l’image, mais nous sommes passés à
autre chose.
É
É DITIONS DE L'OEIL, 2014
120 pages, 25€
41
dossier
dossier
GILLES BERQUET,
UN MAÎTRE SI DISCRET
ENTRETIEN ET PHOTOGRAPHIE
PAR GUILLAUME DE SARDES
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L’essentiel de votre œuvre photographique est
érotique, à moins que vous ne préfériez parler de
pornographie. Pourquoi avoir choisi cette voie ?
Je n’aime pas tellement le terme érotique
appliqué à mon travail. C’est le mot qu’on
emploie à propos des photos de charme
ou les romans un peu mièvres, qui visent
à éveiller les sens sans trop les bousculer.
Je pense que ce n’est pas le cas de
mes photographies qui sont davantage
dérangeantes qu’excitantes. On ne peut pas
non plus parler de pornographie, même si je
joue avec certains de ses codes, une forme
de concupiscence du regard ou la violence
des jeux sexuels. Au final, mes photographies
déçoivent le voyeur par la complexité du
message qu’elles délivrent.
Pour clore la polémique entre érotisme
et pornographie, disons que j’ai choisi de
parler du corps et de sexualité à une époque
(au début des années 80) où cela manquait
cruellement dans le domaine de l’art. J’ai
fait mes études aux Beaux-Arts où il n’était
pas encore question de photographie, dans
aucune des écoles en France (L’école Nationale
de Photographie d’Arles n’a été fondée qu’en
1982). J’ai obtenu mon diplôme Peinture
en 1980 à Aix-en-Provence, en présentant
un travail abstrait, dans la lignée de mes
professeurs issus du groupe Supports/
Surfaces, avec un goût particulier pour
l’expressionnisme abstrait américain. Une
voie toute tracée si ce n’est que j’avais le désir
de représenter le corps, qui m’a finalement
poussé vers la photographie. À l’évidence, il
me semblait plus crédible d’exprimer cela
en photographie, pour son aura de vérité et
sa valeur de témoignage (à cette époque elle
n’était encore qu’argentique). Il me paraissait
essentiel que les scènes que j’allais montrer
soient réelles et pas seulement imaginées
comme ce serait le cas en peinture. La lecture
de Roland Barthes (La Chambre claire) fut
déterminante dans le choix du médium pour
traiter le sujet qui m’occupait : ainsi savait-on
que « cela a été ».
Pour répondre à votre question, la voie que
j’ai choisie est plutôt celle de la Photographie
que celle d’un simple thème en photographie.
L’essentiel de mon œuvre est obsessionnel,
mais en regardant ce travail vous verrez
qu’il est nourri de bien d’autres choses qui
ont trait à la photographie en général et
en particulier à son histoire. Mes premiers
travaux sont avant tout des hommages à la
photographie primitive. Le fétichisme qui
s’en dégage est lié au support même de la
photographie, cette feuille de papier mince et
sensible qui transporte les émotions en plus
de l’image d’un corps exhibé.
Diriez-vous que vos images font signe vers le
fétichisme? Voilà un terme que je peux pleinement
revendiquer, car le fétichisme a porté mon
œuvre, du moins au début. Ma rencontre
avec les photographies de Pierre Molinier
a été prépondérante dans mes choix
esthétiques. Il fut peintre toute sa vie mais
c’est probablement avec la photographie qu’il
s’exprima le mieux et qu’il se fit remarquer.
Chez Molinier, ce n’est pas seulement le
corps photographié qui est le fétiche, c’est
la photographie elle-même, c’est-à-dire le
tirage. Il utilisait un papier très mat, d’une
grande sensualité, et n’agrandissait jamais
ses images de manière à préserver l’intimité
de la photographie avec celui qui la regarde
(la possède). C’est vraiment l’esprit du
fétichiste sexuel qui vit sa passion en secret
ou dans un cercle d’initiés. Cela pourrait
paraître un peu anachronique avec l’idée
que l’art doit communiquer au plus grand
nombre, mais peut-être faut-il être fétichiste
pour comprendre la passion d’un autre
fétichiste. D’un point de vue esthétique,
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le fétichisme est un moyen de modeler le
corps à la façon d’un sculpteur. Qu’il s’agisse
de corsets contraignants, d’escarpins
vertigineux ou de bas couturés, il n’y a pas
d’accessoires fétichistes qui ne préparent le
corps à une forme bien précise de cérémonie
amoureuse, où l’apparence tient un rôle
essentiel. Si le fétichiste souhaite arrêter le
monde sur l’image d’un corps ainsi paré,
alors la photographie est le moyen idéal pour
satisfaire sa folie.
Pour ma part, j’avais vraiment envie d’ouvrir
le cercle et montrer mes photographies
dans des galeries d’art contemporain. Je
me suis avant tout attaché à publier mon
travail afin qu’il soit vu par un large public,
mais également parce que le livre était
tout simplement le meilleur support pour
sa diffusion. Contrairement à la peinture
ou la sculpture, lorsqu’elle est reproduite
dans un livre, la photographie est toujours
une photographie : pas de changement
d’échelle ni de différence d’aspect ou de
matière, aucune perte ne vient contrarier le
plaisir de l’œil.
Si on distinguait deux catégories de
photographes, ceux qui font des clichés de
la vie (Robert Frank, Nan Goldin, Larry Clark,
etc.) et ceux qui la mettent en scène (Helmut
Newton, Duane Michals, Sarah Moon, etc.),
vous appartiendriez à la seconde. Comment
vous viennent vos idées ? Avez-vous des sources
d’inspiration? Comment choisissez-vous vos
modèles et les vêtements ? C’est curieux que vous citiez Nan Goldin
et Larry Clark en exemple de la première
catégorie d’artistes qui font des clichés de la
vie, car si je fais plutôt partie de la seconde,
à l’évidence, il faut noter que mon premier
galeriste à Paris fut Gilles Dusein (Galerie
Urbi et Orbi) qui montrait également Nan
Goldin et Larry Clark en France, à une époque
où ces deux-là n’étaient pas encore dans
nos musées puisqu’ils étaient considérés
comme infréquentables. Ce jeune galeriste
représentait également le travail de Pierre
Molinier et fut le premier à exposer les
Polaroïds d’Helmut Newton. Ainsi il faut
bien reconnaître que la frontière entre
ces deux catégories est (heureusement)
poreuse. En ce qui me concerne, j’ai un peu
de mal à choisir ma place car mon travail
repose sur ce que j’appellerais une « vérité
jouée ». Il ne s’agit certes pas de clichés
de la vie comme en témoignent les travaux
de Nan Goldin ou Larry Clark, mais mon
implication dans mes photographies est
différente de celle d’Helmut Newton, et n’a
rien à voir avec Sarah Moon qui a pourtant
un univers personnel très marqué. Je me
rapproche de Nan Goldin dans la mesure
où je participe aux expériences (sexuelles
en l’occurrence) abordées par mon travail
(voir en particulier les séries d’autoportraits
avec modèles dans les années 90). Ainsi je
ne suis pas un journaliste qui illustre avec
un certain recul les pratiques sexuelles
déviantes de ses contemporains, mais un
acteur à part entière de ces pratiques.
La notion de « vérité jouée » implique
cependant une mise en scène de la réalité
et sa représentation différée. La maîtrise
et le façonnage de la lumière contribuent
grandement à dissocier les faits de leur
représentation. Cette forme de distanciation
participe à faire que mon travail s’inscrit
dans le domaine de l’art, et non dans celui
de la pornographie, en créant un univers
fantasmatique qui est ma signature. Le choix des vêtements et autres accessoires
est dicté par le désir de représentation d’une
effigie féminine assez simple, qui présente
l’avantage de satisfaire la plupart des
spectateurs, masculins comme féminins,
en fournissant à chacun la matière pour
45
Marie, 2013.
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qu’autant de femmes acceptent de poser
pour moi ! Je n’ai pas vraiment de réponse à cette
question si ce n’est que je travaille avec la
plupart des personnes qui me font l’honneur
de me contacter, le plus souvent par mon
site internet. On peut donc penser que ce
n’est pas moi qui choisis mes modèles mais
l’inverse.
Gilles Berquet dans son atelier.
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imaginer son histoire selon ses fantasmes et
sa compréhension de la scène. L’originalité
de la démarche réside cependant dans le fait
que j’ai longtemps fabriqué de toutes pièces,
ou seulement modifié, mes accessoires tels
chaussures, gants ou corsets, afin qu’on n'ait
jamais l’impression d’être dans un monde
ordinaire et identifiable.
Depuis dix ans j’ai évacué la plupart de ces
oripeaux fétichistes avec le désir de simplifier
mon discours (de même pour le décor qui est
passé du baroque-drapé-rétro au cube blanc),
à l’exception des chaussures à talons dont je
ne parviens pas à déchausser mes modèles…
Concernant le choix de ces modèles, c’est la
question qui m’est le plus souvent posée, car
au vu des images on s’étonne probablement
De ce point de vue, Mïrka fait sans doute
exception. Elle est à la fois votre femme, votre
muse, en même temps qu’une artiste. Comment
travaillez-vous ensemble?
Lorsque nous nous sommes rencontrés en
1994, elle s’intéressait à des mouvements
artistiques que j’avais un peu délaissé
comme les futuristes italiens, et à des
artistes singuliers tel Stanislaw Ignacy
Witkiewicz, dont j’ignorais à peu près tout.
Nous avions surtout en commun une certaine
culture underground nourrie de la lecture
des auteurs de la Beat Generation, William
Burroughs en tête, et un intérêt particulier
pour l’univers fétichiste de John Willie, Irving
Klaw, Stanton… et les autres illustrateurs,
photographes, éditeurs clandestins de
l’Amérique puritaine de l’après-guerre.
Notre première collaboration fut cependant
photographique et Mïrka devint rapidement
un modèle exclusif. Elle s’investit dans le rôle
et en fit une activité artistique à part entière.
Elle n’était pas un simple modèle mais
Mïrka Lugosi jouant sa personne dans les
photographies de Gilles Berquet. À partir de là,
nous avons commencé à mettre en commun
nos idées et nos inspirations afin de les
développer au sein d’une œuvre protéiforme.
Elle s’est mise à peindre sur les tirages des
photographies dont elle était le modèle,
d’une certaine façon pour se réapproprier
son image. Elle dessinait d’après mes
photographies, tandis que je m’inspirais de
L'artiste Mïrka, épouse de Gilles Berquet.
ses propres dessins. Nous filmions également
notre vie qui tournait presque exclusivement
autour de notre activité artistique. C’est très
enrichissant de travailler ainsi, d’autant plus
sur ces univers captifs que sont les nôtres,
qui ne font pas l’unanimité parce qu’ils
sont marginaux et qu’ils bousculent les
convenances. Très vite nous sommes arrivés
à une sorte de fusion, au point que nous ne
savions plus lequel des deux était l’initiateur
des images que nous produisions ensemble,
ou chacun de notre côté. Aujourd’hui, nous
avons repris une certaine indépendance, car
nous travaillons l’un comme l’autre sur des
sujets plus universels comme le paysage,
qui ne nécessitent pas une telle fusion. C’est
une autre façon de confronter nos univers qui
continuent à évoluer côte à côte, jamais très loin. Dans une série récente qui s’appelle La
Photographe, je mets l’accent sur la confusion
qui existe à l’origine dans le rapport modèle/
photographe, qui pose l’éternelle question
de savoir qui du modèle ou du photographe
fait l’image. Dans le cadre de cette série, je
représente Mïrka en position d’opérateur
face à mon modèle. Je réalise la prise de
vue par-dessus, selon un angle suffisamment
large pour inclure dans le champ de l’image
mes deux protagonistes entourés des restes
du festin que fut la séance de travail qui a
précédé. C’est une photo que je prends
toujours à la fin, quand nous en avons
fini, comme un moment de récréation qui
devient alors moment de re-création. Le
point de vue zénithal donne l’impression que
la photographie est prise depuis un autre
lieu, en toute discrétion, depuis les cintres
d’un théâtre, et les objets épars donnent
le sentiment d’une image volée ou d’un
reportage. L’idée de cette série m’est venue en
51
dossier
dossier
Nora, 1981.
52
étudiant les photographies que Mïrka prend
de son côté (comme une petite souris selon
ses propres termes) pendant mes séances
avec modèles. Ainsi elle capte avec un autre
œil, et surtout sous un autre angle, les scènes
que je construis avec minutie pour être
photographiées selon un point de vue unique,
frontal, réfléchi, et par là même limité. C’est
la pratique la plus enrichissante, mais aussi
la plus frustrante qu’on puisse imaginer dans
un tel contexte, car je réalise souvent combien
je me suis trompé en découvrant les prises
de vue faites de l’envers du décor par mon
assistante Mïrka. Ses images m’apparaissent
parfois plus intéressantes que celles que
j’ai soigneusement préméditées, et c’est
tout l’intérêt de l’expérience qui me permet
Jessy & cat, 2013.
de nourrir mon travail d’autres choses que
la simple répétition de ce que je maîtrise
parfaitement pour l’avoir pratiqué de
nombreuses années. Je pense que le plus
grand danger pour un créateur est de
trouver son style et de s’en satisfaire. Ma
collaboration/confrontation avec Mïrka est
sans doute la meilleure épreuve pour m’éviter
ce triste écueil.
C’est dire que votre travail est appelé à évoluer
encore. Imaginez-vous déjà dans quelle
direction ?
Je suis vraiment curieux de tout ce que l’ère
numérique apporte à la photographie. Cela
change complètement la conception et le
développement du travail. Le numérique
53
Porteuse de nuage, 2002.
54
55
Mïrka photographe, 2013.
dossier
dossier
donne une grande liberté d’expression,
repoussant d’autant les limites de la
photographie argentique. Cependant, les
deux techniques cohabitent au sein de mon
œuvre, comme les membres d’une même
famille. Le dialogue s’enrichit du va-etvient entre la tradition et la modernité qui
sont en fait deux manières d’appréhender
le temps dans le processus de création :
gagner du temps et savoir en perdre résume
assez bien le cheminement de mon travail.
De fait, il m’est difficile de décider d’une
direction à prendre car je me pose comme
un observateur, mais depuis qu’elle est
devenue numérique la photographie est
aussi devenue plus facile. Pour cette raison
j’imagine assez bien reprendre le dessin
dans un futur proche, comme un exercice de
musculation.
56
On peut tenter de cantonner la photographie
contemporaine à la démarche réfléchie
d’un certain nombre de photographes
accrédités Artistes ou Photoreporters,
mais il devient difficile de les dissocier de
l’ensemble des preneurs d’images. L’accès
universel à internet met tout le monde sur
le même plan de visibilité en prenant de
vitesse les galeries et la presse, si bien
que nous sommes tous photographes et
potentiellement artistes, photoreporters.
Le contexte n’en est que plus dynamique
et la photographie contemporaine plus
critique. Si effectivement la photographie
est devenue plus facile, elle n’en reste pas
moins une arme pour provoquer, dénoncer
ou mettre en garde, aussi bien qu’un support
à l’enchantement. Je pense qu’elle n’a pas
fini de muter, elle est comme flottante sur
un magma en ébullition.
Plus largement encore, où vous paraît aller la
photographie contemporaine ?
À moins qu’elle ne décide de faire marche
arrière, ce qui me paraît peu probable,
l’avenir de la photographie semble porté par
les nouveaux gadgets technologiques qui,
à défaut de nous rendre plus intelligents,
créent
instantanément
de
nouvelles
pratiques addictives et compulsives. À ce
niveau, je constate que la photographie
souffre d’une sorte de boulimie qui l’enfle
comme une baudruche sans jamais l’apaiser.
Selon les statistiques, plus d’un milliard de
photographies sont prises chaque jour dans
le monde, pour une grande majorité avec des
smartphones dans le seul but d’alimenter les
réseaux sociaux. Un nouveau gadget porte
le nom évocateur de « narrative clip » : une
fois installé à la boutonnière, il prend une
photo toutes les trente secondes de notre
vie. Il suggère en attendant de le démontrer
que la photographie pourrait tout à fait se
passer du photographe.
OLIVIER DASSAULT,
DE LA LUMIÈRE À LA CLARTÉ
PAR JEAN TILLINAC
PORTRAIT GUILLAUME DE SARDES
57
Olivier Dassault dans son appartement parisien.
« La clarté, […] juste répartition d’ombres et de
lumières » (Goethe).
Un matin de 2013, sur la place de la Concorde
bondée, une voiture s’arrête brusquement
et se gare. Son occupant se précipite vers
le coffre, en sort nerveusement un vieux
Minolta, puis se jette au milieu des voitures,
pour trouver l’angle parfait. Un rayon de
lumière sur une poutrelle de la grande roue
des Tuileries a arrêté son regard, « comme
une révélation », et il s’agit de capter cet
Tessa, 2012.
instant, d’impressionner la pellicule comme
la rétine l’a été avant elle. Le chauffeur,
inquiet, a beau gesticuler, le photographe ne
remontera à bord qu’une fois obtenu ce qu’il
est venu chercher – ou plutôt ce qui est venu
le chercher : un rayon de lumière, une image,
une impression.
Lorsque l’on interroge Olivier Dassault sur
sa pratique de photographe d’art, un mot
lui vient immédiatement aux lèvres : la
« passion ». Un terme tellement galvaudé
qu’il faut patiemment retracer le parcours
dossier
dossier
artistique de celui qui est aussi homme
d’affaires et homme politique, pour lui
redonner son sens.
Il faut dire que la personnalité est complexe,
clivée pourrait-on dire de l’extérieur. De fait,
ils sont peu nombreux ceux qui peuvent,
à quelques minutes d’intervalle, évoquer
le travail (prémonitoire ?) de Ernst Haas,
disserter sur le statut anticonstitutionnel
de la rétroactivité de la loi fiscale, puis
d'enchaîner sur le retro-engineering en
matière aéronautique. Et encore moins
nombreux à pouvoir le faire, non pas de
manière théorique, mais comme praticien de
ces domaines…
Naître Dassault, être un Dassault. Voilà
l’équation existentielle qui se pose sans
détours. Bien sûr, la situation a ses avantages,
on le verra, mais pas forcément ceux auxquels
on pense. L’héritage peut être un fardeau
pour certains, il sera plutôt pour Olivier une
charge positive (presque au sens électrique
du terme), une exigence stimulante. Point de
jérémiade sur la difficulté à s’inscrire dans
une telle lignée, sur le désir paradoxalement
puéril de « se faire un prénom ». La famille
intervient au contraire comme une source
d’inspiration : « Faire bien et le faire beau ;
faire beau et le faire bien » aurait pu être la
devise des Dassault, elle sera le vade-mecum
d’Olivier. Un vade-mecum dénué de toute
nostalgie, pour celui qui aime citer Camus,
qui considérait que « la vraie générosité envers
l’avenir consiste à tout donner au présent. »
La photographie va alors s’imposer comme
un chemin de traverse entre diverses
activités, mais un chemin de traverse qui
s’avèrera évidemment la voie structurante.
58
Sillage, sans date.
Lors de visites soporifiques de temples
grecs, le jeune Olivier se met à l’écart et tente
quelques clichés sur un Instamatic, qu’il
abandonne vite pour un Minolta – dont il ne se
séparera plus – que lui ramène son père d’un
séjour japonais. « Tiens, au lieu de chahuter
avec ton frère, fais des portraits de ta sœur »,
aurait intimé Serge, sans ménagement, à
l’ado d’alors. Le portrait, première passion
artistique, immédiatement mise au service
d’une autre passion du jeune Dassault…
Invité dans les rallyes de la bonne société
parisienne, Olivier Dassault troque en
coulisse son smoking pour un blouson de
cuir, et écume les soirées en offrant aux
jeunes donzelles de réaliser leur portrait.
L’objectif avoué (« obtenir leur numéro de
téléphone ») est atteint le plus souvent. Mais
les clichés se révèlent vite ne pas être de
simples prétextes : les portraits de cette
époque que l’on peut voir aux murs de son
bureau de l’avenue Montaigne témoignent,
derrière leur candeur, d’un travail de la
lumière sophistiqué, d’une réelle maîtrise
technique, et surtout d’un regard en devenir.
Ce regard, la vie littéralement exceptionnelle
que mène Olivier Dassault va certainement
le nourrir, le former, le forger. Pilote
d’exception,
détenteur
de
plusieurs
records du monde de vitesse, il connaît
le mouvement comme peu de gens, et les
ciels comme personne. Le privilège familial,
c’est avant tout ici qu’il faut le chercher. De
ces rencontres offertes à peu, il produira un
recueil en 2005 (Ciels, aux Editions Cercle
d’Art) récapitulant des séries en quadruple
impression. On y retrouve sa maîtrise de
l’ouverture et son goût de la surimpression,
59
dossier
cinéma
dossier
cinéma
60
61
Londres, sans date.
dossier
dossier
Archinovo, 2010.
62
toujours en manuel, et toujours d’actualité.
Facétieux, l’artiste aime garder sa
part de mystère. À une collectionneuse
l’interrogeant sur sa technique pour les
quadruples surimpressions de Ciels, il
indique : « j’étais aux commandes, en palier
et j’ai pris la première impression ; puis j’ai
mis l’avion sur la tranche, puis sur le dos
et enfin sur l’autre tranche. Bref, j’ai fait un
tonneau à facettes. » La figure, extrêmement
complexe, est théoriquement possible en
Falcon, a fortiori pour un pilote expérimenté.
La réponse plonge l’admiratrice dans
la perplexité. Et Olivier Dassault de la
rassurer, goguenard : « ou peut-être, plus
simplement, suis-je resté en palier, et ai-je fait
faire le tonneau à mon appareil photo… »
Du pilote, de l’ingénieur, l’influence
se ressent dans toutes les œuvres,
pas seulement les célestes. Le souci
d’ordonnancement géométrique, s’il dessine
bien les contours d’une sorte de « tribalisme
du quotidien », manifeste par-dessus tout
le souci d’une construction maîtrisée
(n’interdisant cependant pas non plus les
« bonnes surprises » comme il le reconnaît
volontiers). Une construction qui, par sa
répétition, produit l’effet philosophique
de l’inquantum de Maître Eckhart : un
redoublement où le terme apparaît d’abord
dans son sens existentiel puis essentiel.
Dans cet authentique reduplicatio à la
manière scolastique, le prédicat se perd
alors dans l’opération logique, syllogistique,
de l’impression multiple, pour céder la
place à la pure révélation. « J’aime créer des
mutations entre la réalité et sa reproduction, et
dévoiler par mes choix d’angles et de cadrage
une nouvelle forme d’esthétisme. »
Nulle part, Olivier Dassault ne semble avoir
théorisé sa quête mystico-mathématique
du « nombre d’or » de la composition
photographique. Il ne propose pas d’arrièreplan conceptuel à son travail. Pour lever
– un peu – le voile sur son esthétique, il
faut donc retourner à la passion. A ses
passions. Car Olivier Dassault réfute
sans la moindre hésitation l’idée d’un
individu clivé entre ses activités politiques,
artistiques ou entrepreneuriales. Il parle
d’ailleurs spontanément d’une « belle » loi
à propos d’un projet de loi fiscale, ou d’un
« beau » discours adressé à ses managers.
Et c’est alors dans le souci formel de la
« simplicité » que l’on peut récapituler les
différentes facettes de cet artiste capable
d’effectuer un virage serré en plein vol
aux commandes de son jet, pour capter
la meilleure oblique d’un rayon de soleil
effleurant les nuages…
63
Winter, 2010.
dossier
dossier
LA DÉLICATE POÉSIE D’OLA RINDAL
ENTRETIEN ET PORTRAIT PAR GUILLAUME DE SARDES
artiste. Sa manière d’être m’a influencé
davantage que ses photographies, même s’il
y a chez lui une sensibilité aux détails qui
me touchent. De ce point de vue, je le trouve
vraiment très fort !
Et par la suite ?
Quand je suis arrivé à Paris, en 2001, j’ai
commencé de collaborer au magazine Purple,
qui était alors dirigé par Elein Fleiss et Olivier
Zahm. J’y ai acquis une grande liberté,
notamment sous l’influence d’Anders Edström,
qui renouvelait la photographie de mode en
faisant des images simples, presque minimales,
avec des modèles non maquillées. C’est sans
doute lui qui m’a le plus inspiré. Aujourd’hui
encore je suis et j’apprécie son travail. Il
photographie le quotidien, la banalité. Si bien
qu’on se demande parfois ce qui l’a poussé à
faire telle ou telle image. C’est passionnant !
plus effacé. Mes images sont empreintes de
mélancolie.
Quel rapport votre travail entretient-il avec les
autres arts ?
J’apprécie la peinture, les tableaux de Munch
par exemple, mais c’est sans conséquence
sur mes images. C’est la même chose pour le
cinéma, qui fait partie de mon univers, de ma
vie, sans qu’il influence directement mon travail.
Pour moi, il y a une autonomie du médium. Je
suis d’ailleurs davantage poète que narrateur,
c’est pourquoi la photographie, qui fixe une
émotion, un instant, me convient bien.
Le jeune photographe que vous étiez a pourtant
bien été influencé ?
Oui. Je dois beaucoup à Tom Sandberg,
dont j’ai été l’assistant à Oslo. Son style
photographique « moderniste » – il aimait
le nu académique, les infinies nuances de
gris, etc. – ne me plaisait pas tellement. Je le
jugeais old school. Mais il avait une présence,
une aura. Il était la première personne que
je rencontrais qui vivait la photographie en
La mode vous paraît-elle un bon support à la
création ?
Non, mais il faut nuancer. Il y a deux sortes de
photographes de mode : les mercenaires qui
réalisent des images très contrôlées, souvent
en direct par le directeur artistique, et une
poignée de photographes-auteurs dont une
marque « achète » l’univers et laisse libre de
travailler seul avec le mannequin. Il y a Juergen
Teller, Viviane Sassen, Mark Borthwick, Ellen
64
Ola Rindal au bar Le Mistral à Paris.
Vous travaillez régulièrement pour de grandes
marques, comme Louis Vuitton ou Maison
Martin Margiela, tout en menant un travail plus
personnel de photographe-auteur. Quel a été
votre itinéraire ?
J’ai fait des études de photographie à
Göteborg, en Suède, en même temps que JH
Engström. Mais à la différence de ce dernier,
je n’appartiens pas à l’école suédoise, dont
les maîtres sont Christer Strömholm et
Anders Petersen. Cette photographie très
proche du sujet, qui tient de la performance,
ne me correspond pas. Je suis plus à distance,
von Unwerth et Terry Richardson. Tous me
paraissent réussir à imposer leur personnalité
dans le cadre de commandes. Juergen Teller,
par exemple, est un vrai « personnage » qui
crée sur le plateau une ambiance unique.
Cela lui permet de réaliser des images
faussement simples, que personne d’autre
ne pourrait faire. Car elles sont très liées à
sa personnalité. J’aimerais être comme eux,
mais je n’y parviens pas : mes photographies
de mode ne font pas partie de mon œuvre,
et je ne voudrais pas qu’elles soient publiées
ailleurs que dans les magazines qui me les
ont commandées.
Parlons donc de votre travail personnel.
Comment le définiriez-vous ? Qu’est-ce qu’une
bonne image, selon vous ?
Mon travail est une collection d’images du
quotidien. D’abord disparates, elles prennent
un sens après que je les ai réunies en série.
Le travail d’édition est important. Toutes mes
photographies dénotent un intérêt pour la
lumière et l’émotion.
Une photographie est bonne quand elle est
personnelle. Quand elle rend compte de ma
manière de sentir et de regarder le monde. Je
cherche à faire des images qui séduisent et
déstabilisent, à travers lesquelles passe une
vibration, quelque chose de très subtil.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je prépare un livre sur Paris. Non pas sur ce
que la ville peut avoir d’iconique, mais sur le
Paris qui sent la pisse. Je fais chaque jour à
pied le trajet qui sépare mon appartement de
mon bureau, dans le 18e arrondissement. Il
me faut vingt minutes environ. J’ai toujours un
appareil avec moi, ce qui me permet de faire
une image quand quelque chose m’arrête. Je
photographie d’abord sans intention, puis je
commence à organiser les clichés dans une
série, et enfin je complète celle-ci en faisant
65
quelques images volontairement.
Night (into the woods), 2009.
Night (horse at night), 2009.
Road and van, 2013.
Ci-contre, Man running, 2007.
69
dossier
dossier
HENRY ROY,
UNE ÉCRITURE SI PERSONNELLE
ENTRETIEN ET PORTRAIT PAR GUILLAUME DE SARDES
comme objective. Mais il se trouve que j’étais
là pour réaliser une campagne de publicité et
qu’on m’avait logé dans un bel hôtel. J’ai donc
privilégié ma perception de cet hôtel.
Je suis toujours à la recherche d’un point
de vue singulier, une distorsion dans le
traitement du sujet.
Comment travaillez-vous ?
Je planifie peu. Je suis dans un état d’acuité
constante, de recherche perpétuelle. Et
soudain une image arrive, puis une autre. La
série s’élabore toute seule.
Vos images ne sont donc pas mises en scène ?
Certaines le sont, mais ces mises en scène sont
des situations vivantes. J’ai besoin d’entretenir
une relation intense à la vie : j’aime me laisser
submerger par la situation, envahir par les
images. Je crée des photographies et dans le
même temps cette création façonne ma vie.
Il y a des allers-retours entre les deux. J’aime
l’idée d’observer, de ressentir et de réagir.
70
Henry Roy à l'hôtel Alba Opéra, Paris.
Où en est la photographie ?
La photographie est un langage qui est
aujourd’hui en pleine mutation. De manière
imagée, on pourrait dire que l’intérêt
s’est déplacé du mot à la phrase. Une
photographie pouvait être un objet précieux,
unique, spectaculaire ; elle prend désormais
tout son sens dans une séquence. L’image
fonctionne, plus que jamais, en série. C’est
que la multiplication des clichés a dévalorisé
la photographie en tant qu’icône.
L’autre évolution est l’abandon de l’idéologie,
dont la photographie humaniste était
l’expression, au profit de la subjectivité. On ne
discourt plus sur le monde, on se raconte à
travers lui. On soumet consciemment le réel
à son désir.
Votre travail serait-il une manière de documenter
votre vie ?
Je n’aime pas cette idée de « documenter ».
Je dirais plutôt qu’il rend compte de mes
expériences. Par exemple, quand j’ai séjourné
à Yaoundé (au Cameroun),)s’il s’était agi de
documenter cette ville, j’aurais pu montrer la
pauvreté, l’incurie, la prostitution, etc., c’est-àdire aborder cet environnement d’une manière
considérée, d’un point de vue occidental,
dans la photographie. Une photographie est
un fragment de vie à partir duquel on rêve,
comme une phrase est une suite de mots à
partir desquels chacun se construit sa propre
idée des choses. Personne ne lit exactement
le même livre.
Vous réalisez beaucoup de portraits. Qu’est-ce
que c’est pour vous ?
Le portrait tel que je le conçois est une forme
de relation, une façon d’approcher quelqu’un.
Et pourtant presque tous mes portraits
sont, en quelque sorte, volés, au sens où je
cherche le moment où la conscience de poser
s’atténue. C’est une expérience toujours forte
pour la personne photographiée, car elle
met en jeu l’image de soi, avec ce que cela
comporte de fragilité.
Êtes-vous influencé par d’autres photographes ?
Je ne crois pas. Ce qui m’intéresse, c’est
justement de me dégager des influences, des
références que j’ai pu avoir, pour construire un
travail personnel. Néanmoins, et bien que je ne
sois pas dans la même énergie, ma démarche se
rapproche de celle des photographes qui traitent
de la questio n du journal, comme Nan Goldin
ou Wolfgang Tillmans. Au fond, c’est moins
de la photographie que je tire mon inspiration
que du cinéma, de la littérature, de la musique,
et de tout ce qui, dans la vie, sollicite mes
sens. C’est cette part d’altérité que l’on peut
trouver dans la photographie qui me retient.
Quel rapport voyez-vous entre la photographie
et la littérature ?
Il y a une dimension abstraite de la
littérature que je retrouve et que j’aime
71
Paris, 2012.
dossier
dossier
72
73
Bretagne, 2013.
Rome, 2012.
dossier
les pages bleues : le marché et l'actualité de l'art
SOMMAIRE
LE MARCHÉ ET SES ACTEURS
Suzanne Tarasieve, portrait
La percée de la photographie russe contemporaine
Entretien avec Jo Vickery
Le Prix Sciences Po pour l’art contemporain
P// 76
exposition et vernissage
Rencontre avec Romain Lena & Marzio Villa
Redécouvrir Vallotton
Les Minotaures de Sacha Walckhoff
P// 84
74
DÉCOUVERTE Golnar Adili, conjurer la perte
Et David devint Bacchus
Yaoundé, 2002.
P// 90
le marché et ses acteurs
le marché et ses acteurs
SUZANNE TARASIEVE, PORTRAIT
Suzanne Tarasieve dans sa galerie Loft 19.
76
Une peau pâle de poisson des abysses, une
chevelure rousse-dorée, de fines lèvres rouge
sang, les yeux gris-vert transparents, Vivienne
Westwood est assise nue sur une banquette
XVIIIe, les mains posées sur les cuisses de ses
jambes écartées. Plus grande que nature, la
styliste anglaise sourit au spectateur. L’image
est de Juergen Teller. On est à Paris Photo sur
le stand de la galeriste Suzanne Tarasieve.
Celle-ci a choisi de ne présenter cette année
que le photographe allemand, enfant terrible
et chéri de la mode, à travers un triptyque
de très grand format et une série réalisée
avec Charlotte Rampling. Un choix radical
qui fait paraître bien convenus et timorés les
stands des galeristes alentour. De l’avis des
amateurs, l’édition 2013 de Paris Photo aura
été celle de Suzanne Tarasieve. Du sien, ce
ne fut pas une mauvaise année, puisqu’elle
a vendu à un collectionneur l’un des tirages
monumentaux – 42 000€ tout de même.
On la retrouve quelques semaines plus tard
dans sa galerie du 19e arrondissement.
L’espace, le second qu’elle possède à
Paris, est vaste mais hospitalier avec sa
bibliothèque, ses grands canapés et sa
longue table autour de laquelle on peut dîner
après les vernissages. Avec Alain Gutharc ou
Philippe Jousse, Suzanne Tarasieve compte
parmi les rares galeristes parisiens qui
découvrent des talents, puis les soutiennent
en dépit de tout. Elle a ainsi fréquenté Berlin
dès après la chute du mur et y a rencontré
les membres de l’école de Düsseldorf. « C’est
également à Berlin – poursuit-elle – que j’ai
découvert, chez une artiste, le travail de Boris
Mikhaïlov. Il m’a fallu beaucoup de temps et de
patience pour le convaincre de me montrer ses
photographies. Et plus encore pour qu’il me les
confie en vue d’une exposition. Si j’ai persévéré,
c’est que je savais qu’il était un grand artiste. De
retour à Paris, j’ai rendu visite au collectionneur
Marcel Brient, qui a regardé la série et a dit : je
prends tout. Cela s’est souvent passé de cette
façon avec le travail de Boris. Lorsque je l’ai
exposé pour la première fois à la Fiac, en 2010,
tout a été vendu. »
Suzanne Tarasieve a toujours pris ce genre
de risque : à 29 ans déjà elle vendait son
appartement pour financer sa première
galerie à Barbizon. Sans doute la fortune
sourit-elle aux audacieux, mais il fallait tout
de même qu’elle ait un œil pour réussir où
tant d’autres ont échoué. Sans cela auraitelle pu représenter des artistes de réputation
mondiale, comme Georg Baselitz ou Juergen
Teller ?
Le plus plaisant est la manière avec laquelle
elle accueille ce succès : sans vanité. Sans
non plus s’obliger à lisser son personnage :
chevelure peroxydée, taille de guêpe, talons
hauts et manteau léopard, Suzanne Tarasieve
semble s’affirmer pour cacher une fêlure.
C’est sans doute ce qui la rend proche de la
complexité des autres, pleine de bienveillance
envers la rareté. « J’aime la provocation
intelligente. Je trouve ça drôle », confie-t-elle
en souriant. Et c’est sans doute pourquoi les
artistes l’aiment.
Juergen Teller, Vivienne Westwood No.6, >
London 2009, 2009, Digital C-type, 274,32 x
182,88 cm.
Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne
Tarasieve, Paris.
© Guillaume de Sardes
PAR GUILLAUME DE SARDES
77
le marché et ses acteurs
le marché et ses acteurs
LA PERCÉE DE LA PHOTOGRAPHIE RUSSE
CONTEMPORAINE
Présentation et entretien PAR Daria REGNIER
78
Alors que la cote des photographes
occidentaux les plus prisés les tient hors
d’atteinte du commun des collectionneurs,
le marché de la photographie russe
contemporaine rencontre un intérêt croissant.
En attestent les récentes ventes conclues
par de grandes maisons, ou lors de salons
prescripteurs. A l’Est, du nouveau ?
Sans doute est-il prématuré de parler
d’Eldorado : l’exemple de Boris Mikhaïlov,
né en 1938, est toutefois emblématique
de la nouvelle – et tardive – reconnaissance
dont jouit la photographie russe. Après une
première apparition à la FIAC en 2010,
l’artiste effectuait deux ans plus tard l’une
des meilleures ventes du salon avec son
triptyque de la série Sots Art (1982-83)
acquis par François Pinault pour un montant
demeuré confidentiel. Une consécration
qui fait écho à la redécouverte d’Alexandre
Grinberg (1885-1979), ramené à la lumière
par Olga Sviblova, fondatrice et directrice du
Multimedia Art Museum Moscow (MAMM),
à qui l’on doit la percée de la photographie
russe sur la scène internationale. « Nous
avions commencé à introduire Grinberg sur
le marché au milieu des années 1990, et je
suis ravie de voir qu’aujourd’hui à Londres
ses œuvres se vendent pour plus de 20 000
livres », indique-t-elle. Des dizaines d’autres
photographes, actifs notamment dans les
années 1960-1980, période très prolifique
en URSS, pourraient connaître une
trajectoire similaire, comme Igor Mukhin,
Guorgui Pinkhassov, Alexandre Slussarev et
Nikolay Bakharev.
La jeune photographie russe entend profiter
de l’appel d’air créé par les aînés. Qu’ils
exercent à Moscou (Petr Lovigin), Paris
(Alexeï Vassiliev), Munich (Julia Smirnova)
ou New-York (Evgenia Arbugaeva), les jeunes
photographes russes peuvent compter sur
un réseau de galeries occidentales défendant
et valorisant leur travail. Pour des tarifs
s’échelonnant de 3 000 à 7 000 euros, leurs
tirages s’acquièrent dans les galeries Nailya
Alexander Gallery (New York), Priska Pasquer
(Cologne), ou encore Galerie Sator et Russian
Tea Room (Paris), pour ne citer que les
acteurs les plus à la pointe du marché.
Favorisé
par
des
conditions
d’export
avantageuses, la photographie contemporaine
n’étant pas considérée comme « héritage
culturel des peuples de la Fédération de Russie
», le marché russe se maintient largement
grâce à ses clients étrangers. Pour les
photographes russes et leurs marchands,
l’enjeu des années à venir sera de bâtir un
marché domestique viable. Car si le grand
public russe apprécie la photographie,
il la considère encore comme un objet
d’art exclu de la sphère marchande. La
faiblesse du marché tient aussi à une
relative méconnaissance de l’histoire de
la photographie. « Les gens pensent qu’il y
a eu Rodtchenko et puis Helmut Newton ! »
s’exclame Mark Kobert, fondateur du Salon
Photographique de Moscou, contraint
de consacrer autant de temps à éduquer
le public qu’à promouvoir de nouveaux
artistes. Les marchands russes ont toutefois
des raisons d’espérer : bien que ce soient
les grands maîtres qui attirent les foules,
Mark Kobert constate que les jeunes
photographes sont ceux qui enregistrent le
plus de ventes. Les maisons de vente ne sont pas en reste
et se positionnent aussi sur ce marché
émergent, pour des prix parfois inférieurs
à ceux proposés en galerie. Phillips de
Pury ou Piasa mettent ainsi régulièrement
aux enchères des lots que les estimations
mettent à la portée de nombreuses bourses
– d’autant que le nombre d’invendus
demeure étonnamment élevé. Malgré leur
estimation basse, entre 1 000€ et 1 200€,
les photographies de la série « Alphabet of
gestures » d’Igor Savtchenko n’ont ainsi pas
trouvé preneur en 2011. Pas plus que celles
de Sergey Maximishin, lauréat du World
Press Photo, dont les tirages étaient estimés
entre 1 500€ et 2 000€. La vente « Changing
Focus » organisée par Sotheby’s en juin
dernier (lire l’interview de Johanna Vickery),
a quant à elle marqué un tournant sur le
marché secondaire de la photographie russe,
avec l’introduction d’une nouvelle génération
de photographes des années 1980-2000,
jusqu’ici peu représentée.
79
Les jeunes photographes russes misent donc
sur l’international pour percer. Une situation
largement imputable au caractère balbutiant
du marché de la photographie en Russie,
qui survit grâce aux achats des musées,
fondations et grandes entreprises. Grâce
aussi aux expatriés et aux étrangers achetant
sur place. Pour le galeriste moscovite Sergey
Popov, ces acheteurs contribuent fortement à
la découverte et à la diffusion internationale
des artistes russes ; à l’instar d’Olga
Chernysheva, dont plusieurs œuvres ont été
acquises par le MoMA.
Alexey Titarenko, image tirée de la série City of shadows.
le marché et ses acteurs
le marché et ses acteurs
Entretien avec Jo Vickery, directrice
du département d’art russe chez Sotheby’s
Avec Changing focus, c’est la première
fois que Sotheby’s organisait une vente
de photographie contemporaine russe.
Comment s’est-elle déroulée ?
Changing Focus a marqué une étape
importante pour le marché de la photographie
contemporaine russe et d’Europe de l’Est :
mettant aux prises collectionneurs russes
et acheteurs occidentaux, elle a révélé la
montée de l’intérêt international pour ce type
d’œuvres, et mis en lumière la réévaluation
du genre intervenue ces dernières années.
Il y a eu une concurrence fantastique pour
le Marin de Mikhaïlov. L’œuvre a déclenché
une vraie guerre d’enchères, et fait plusieurs
déçus : estimée entre 5 000 et 7 000 £, elle
a été adjugée à 20 000 £.
80
Antanas Sutkus, Jean-Paul Sartre en Lituanie, 1965.
Comment a évolué l’image de la photographie
russe sur le marché de l’art depuis les
années 2000 ?
La photographie russe du début du XXe siècle
est très connue des collectionneurs ; mais tout
ce qui s’est fait depuis 1960 l’est beaucoup
moins. En dehors de la Russie, cette période
est totalement inconnue. Beaucoup de
professionnels en Russie essaient de changer
les choses, notamment la fondation IRIS, qui a
récemment soutenu de nouvelles publications,
des projets photographiques et l’exposition
russe à la Biennale de Houston l’année
dernière. Enormément d’efforts doivent encore
être consentis, mais cela va venir.
Les collectionneurs sont-ils prêts à suivre le
mouvement ?
Oui. Tant les collectionneurs d’art contemporain russe que les amateurs de photographie
élargissent peu à peu leurs acquisitions, en
se décentrant des débuts de la photographie
russe pour s’intéresser également aux
œuvres plus récentes. Lors de notre vente,
la photographie d’art fut la plus prisée,
mais je pense que les œuvres réalistes
ont aussi un potentiel sur le marché.
Quels sont pour vous les plus importants
photographes aujourd’hui en Russie? Y a-til une corrélation avec les prix auxquels se
vendent leurs œuvres ? Pour un artiste comme Boris Mikhaïlov, sans
doute le photographe le plus important de
l’ex-URSS, la corrélation est évidente ; notre
vente l’a prouvé. Mais il y a aussi d’autres
artistes que je juge extrêmement importants
et talentueux, comme Vladimir Kupriyanov
et Antanas Sutkus, qui doivent encore
développer leur potentiel marchand. Je pense
aussi au photographe saint-pétersbourgeois
Alexey Titarenko, qui rencontre un intérêt
croissant et que je serais prête à présenter
lors d’autres ventes.
81
Boris Mikaïlov, sans titre (série Luriki).
le marché et ses acteurs
le marché et ses acteurs
LE PRIX SCIENCES PO POUR
L’ART CONTEMPORAIN
Pourquoi avoir créé un prix d’art
contemporain à Sciences Po ?
Depuis son lancement en 2010 par quatre
étudiants, le prix poursuit une double
ambition : promouvoir la jeune création
et sensibiliser à l’art contemporain. Il est
frappant de constater que de nombreux
étudiants de Sciences Po imaginent que l’art
contemporain est un milieu fermé, où les
jeunes n’ont pas leur place. Le but du prix
est de leur prouver le contraire.
© Guillaume de Sardes
par florent papin
82
Heryte Tefery Tequame, directrice artistique du prix au café La Fourmi, Paris.
Fondé en 2010, le Prix Sciences Po pour l’art
contemporain récompense chaque année
le travail d’un créateur de moins de 35 ans
établi en France. Les esprits bourdieusiens
décèleront sans doute une stratégie de
champ dans cette initiative, par laquelle
deux positions dominantes se renforcent
mutuellement : celle d’une institution
universitaire formant et reproduisant les
élites, et celle d’un univers volontiers perçu
comme un club sélect, réservé aux initiés
et aux puissants – qui, passée l’entrée, ne
font pas nécessairement un. À ce soupçon
de l’entre-soi, il est raisonnable d’opposer
deux observations. Premièrement, Sciences
Po a engagé un authentique compagnonnage
scientifique avec l’art contemporain. Sous
la houlette de l’éminent Bruno Latour,
l’institution a monté un passionnant
programme d’expérimentation en arts et
politique, au sein duquel chercheurs et
artistes travaillent de concert à représenter
autrement les enjeux du monde contemporain,
pour ouvrir de nouveaux espaces d’action
collective et dépasser une certaine crise du
politique. Deuxièmement, les motivations du
prix et celles des étudiants qui l’organisent
trahissent plus certainement une passion
généreuse qu’une arithmétique sociologique.
Heryte Tefery Tequame, étudiante en Master
communication et directrice artistique du
prix, nous en a en tout cas convaincu.
Par quels moyens ?
En soutenant de jeunes artistes tout d’abord :
il est important de montrer que les nouvelles
générations sont parties prenantes du monde
de l’art, et qu’à ce titre, l’art contemporain est
en mesure de parler un langage d’aujourd’hui,
disant quelque chose de notre temps.
Ensuite, le prix est conçu de telle sorte qu’il
puisse impliquer le plus grand nombre
d’élèves possible : l’équipe organisatrice,
composée exclusivement d’étudiants, est
renouvelée à chaque édition ; un élève participe
systématiquement au jury ; des événements
autour de l’art contemporain sont organisés
tout au long de l’année. Nous allons par exemple
lancer dans les prochaines semaines un projet
collaboratif, « Is this art ? », où les étudiants
seront amenés à questionner les modalités
du jugement artistique, à partir d’objets ou
de situations qu’ils auront photographiés et
partagés sur Instagram. Enfin, complémentaire
au prix principal, un prix du public a été créé :
durant l’exposition des œuvres, à Sciences Po,
dans un cadre moins intimidant qu’une galerie,
les visiteurs pourront voter pour leur œuvre
coup de cœur, via des tablettes numériques.
Comment s’opère la sélection des artistes,
et qui attribue le prix ?
Dans un premier temps, l’équipe organisatrice
constitue un comité de sélection, composé de
dix figures du monde de l’art – responsables
d’institution, curateurs, artistes... Il revient
à chacun des membres du comité de
proposer un artiste de son choix. Les
artistes sélectionnés soumettent une œuvre
originale ou préexistante à un jury, lui-même
composé de dix personnes faisant autorité
dans le monde de l’art et de la culture. A
titre d’exemple, Laurence Bertrand Dorléac,
Antoine de Galbert, Marie-Laure Bernadac,
Jean de Loisy, Xavier Veilhan ou Jérôme Poggi
ont été jurés. Dans le comité de sélection
comme dans le jury, nous veillons à ce qu’un
spectre large de profils et d’appétences
artistiques soit représenté, notamment pour
valoriser des pratiques très contemporaines
comme l’art numérique ou le street art.
Ces personnalités confèrent visibilité et
légitimité à votre initiative : doit-on en
déduire que vous nourrissez de grandes
ambitions pour le prix ?
Notre préoccupation première est d’ouvrir
l’art contemporain, de le rendre accessible et
désirable. Mais nous assumons et revendiquons
également l’ambition de devenir un prix de
référence, prescripteur, qui marque un avant
et un après pour les artistes sélectionnés, et
a fortiori le lauréat. La dotation y concourt,
puisque le vainqueur reçoit cinq mille euros et
bénéficie d’une résidence à la Vrije Academie.
Nous suivons d’ailleurs avec attention la
trajectoire des lauréats. La reconnaissance dont
jouit aujourd’hui un Guillaume Bresson, qui a
remporté le prix lors de sa première édition, ou
Simon Nicaise, lauréat 2011, est un grand motif
de satisfaction. Cela accroît notre détermination
à inscrire durablement le prix dans le paysage
de l’art contemporain français.
Le Prix Sciences Po pour l’art contemporain
2014 sera décerné le 24 avril. Les œuvres des
artistes sélectionnés seront exposées du 14 au
25 avril au 28, rue des Saints-Pères, Paris 7e.
Guillaume Bresson (lauréat 2010), sans titre.
Huile sur toile, 169 x 205 cm, 2007.
Courtesy Galerie Nathalie Obadia.
83
exposition et vernissage
exposition et vernissage
RENCONTRE AVEC ROMAIN LENA
& MARZIO VILLA
Romain & Marzio, pourquoi avez-vous choisi
de vous consacrer au corps masculin ?
En dépit des apparences, le nu masculin est
un genre plutôt sous-représenté. Certes, il
y a de nombreux photographes de jeunes
hommes, mais presque toujours dans la
veine du corps lisse, musclé, parfait, de
l’Adonis. Le nu plus réaliste, qui ne cherche
à flatter ni le modèle ni le spectateur, est
rare. C’est vers ce nu-là que nous avons
voulu nous tourner, avec un souci presque
anatomique, comparable à certaines œuvres
de Géricault.
PAR ALAIN RAUWEL
Vos modèles ne sont donc pas des éphèbes ?
C’est un choix. Nous avons voulu refuser
ce code, surtout dans un monde où l’on
retouche à outrance et où s’étale une
pseudo-perfection. Il était important d’avoir
des modèles divers, notamment par les âges.
C’était le seul moyen de montrer des corps
qui aient une histoire, des corps-livres, d’une
certaine façon, sur lesquels on puisse à la
fois lire et projeter sa propre histoire.
84
Marzio Villa par Romain Lena.
« Masculin »
Galerie Myriam Bouagal
20 rue du Pont aux Choux, Paris
3 octobre > 2 novembre 2013
Romain Lena par Marzio Villa.
Romain Lena et Marzio Villa ont derrière
eux, chacun de son côté, un riche itinéraire
photographique. Ils ont décidé de mener une
véritable recherche commune, bien au-delà
de la juxtaposition de leurs œuvres. Avec la
complicité de leur galeriste, Myriam Bouagal,
ils se sont donné pour objet le corps masculin
et, après une longue maturation, ils ont présenté
leur travail à l’automne dernier, sous un titre
que les hasards du calendrier ont fait consonner
avec une célèbre exposition d’Orsay… Nous
les avons interrogés sur le sens de ces choix.
Vous avez travaillé auparavant sur le nu
féminin. Avez-vous senti une différence pour
Masculin ?
Une grande différence ! Le corps masculin
ne prend pas du tout la lumière de la même
façon. Le rapport au modèle est différent
aussi. Et l’impression produite est d’un
autre ordre, plus marquée par la force. Cela
dit, l’un de nos modèles se reconnaît le
mieux dans la photo la plus androgyne de la
série ! Cela permet de jouer sur l’ambiguïté
de genre : il est parfois bien difficile de
décider si un gros plan de peau est masculin
ou féminin.
Diriez-vous que votre travail relève de
l’érotisme ?
Nous parlerions plutôt de sensualité. Nous
voulons à la fois être au plus près du corps,
et révéler quelque chose de son intériorité –
mais sans pathos, comme Morandi, lorsqu’il
peint de simples objets, parvient à dire
l’intériorité de ces objets. Un homme nu
est un corps, et bien d’autres choses aussi :
un paysage, par exemple. À regarder nos
photos, la végétalité est frappante ; le sexe
est noueux comme une branche d’arbre, la
peau ressemble à une écorce…
Marzio, on vous devine particulièrement
sensible à l'intensité du noir ?
J’aime que l’image ait du grain et du
contraste. Le noir me sert avant tout à effacer
ce qui ne m’intéresse pas, ce que je ne veux
pas montrer. Il permet de centrer le regard
sur ce qui compte et que je veux mettre en
valeur. Comme il y a chez moi une certaine
« peur du vide », je remplis au maximum le
cadre, quitte à ce que certains éprouvent
comme un manque d’air.
Romain, comment situer Masculin par
rapport à vos séries précédentes ?
Tout mon travail est traversé par une
obsession : celle de l’ombre et de la lumière.
Que je photographie des paysages, des
architectures, des corps, c’est elle que l’on
retrouve. Le nu n’est pas un domaine clos ; je
le traite avec la même passion de la matière,
la même tendance au picturalisme. On devrait
pouvoir reconnaître une de mes images quel
que soit son sujet…
Comment avez-vous travaillé en duo ?
Il nous a fallu trois mois, avec trois modèles.
En studio, nous avons vraiment photographié
ensemble, chacun avec sa technique. Marzio
travaille « à l’ancienne », en argentique.
Quant à moi, j'utilise le numérique, mais
en cherchant à retrouver l'aspect des
photographies réalisées à la chambre.
Plusieurs fois, nous avons pris le même détail
avec un cadrage identique, et exposé côte à
côte nos deux regards. Mais toutes les photos
de Masculin sont signées de nos deux noms et
sont vraiment notre œuvre commune. Nous y
avons fusionné nos univers.
85
exposition et vernissage
exposition et vernissage
Redécouvrir Vallotton
PAR ÉLISE MICHEL
Félix Vallotton est l’artiste inclassable par
excellence. Il avait une vision bien à lui des
choses et de la peinture et ne se laissa jamais
influencer, quitte à passer pour un rebelle au
caractère difficile, comme nous le raconte sa
petite-nièce, qui l’a recueilli de la tradition
familiale. Même quand il se joignit au groupe
des « Nabis », il garda toute son indépendance.
Apprécié à ses débuts pour ses caricatures
dans la Revue blanche, L’Assiette au beurre
et autres revues, il se fait connaître pour ses
bois gravés, dont il modernise la technique.
Il est également écrivain, critique d’art et
conseiller artistique, notamment pour le
couple suisse Hahnloser, qu’il rencontre en
1908. La qualité de leur collection lui doit
beaucoup, notamment avec l’acquisition
par ses soins d’oeuvres de Bonnard, Vuillard
ou Roussel : des amis, comme l’était aussi
Jules Renard. De nombreux tableaux ayant
appartenu aux Hahnloser sont exposés au
Grand Palais. Certains font partie des chefsd’oeuvre de Vallotton, tel Le Chapeau violet à
l’inspiration hollandaise.
86
Le Chapeau violet. Huile sur toile, 81 x 65,5 cm.
Le corps est l’un de ses grands sujets. Il le voit
comme un travail de lignes, de proportions,
dans la manière d’Ingres auquel il voue une
grande admiration. Vallotton est aussi un
exceptionnel coloriste, au point que souvent
les couleurs, les contrastes, deviennent
quasiment le sujet du tableau. Son appareil
Kodak Numéro 2, un modèle de 1898,
est le seul objet personnel présenté lors
de l’exposition. C’est bien légitime, car il
aura joué un rôle important dans l’œuvre,
comme ce fut aussi le cas pour Rodin,
permettant à Vallotton d’aborder des
cadrages très différents. Combiné avec
sa façon de peindre, en commençant le
tableau debout puis en s’asseyant pour le
deuxième plan et les dernières touches, ce
choix donne un aspect parfois surnaturel et
une approche unique, affranchie des règles
de la perspective.
L’artiste est encore un observateur-né. Rien
ne lui échappe, en quelques traits tout est
dit, les scènes sont généralement croquées
à leur paroxysme. Le peintre se moque du
qu’en-dira-t-on et sa mise en scène des
sujets mythologiques est particulièrement
réussie. Ainsi son Enlèvement d’Europe prend
de vraies libertés avec la représentation
classique du thème. Chez Vallotton, Europe
semble heureuse de partir, elle cache même
les yeux du taureau, comme si les rôles
étaient inversés, comme si elle n’avait qu’une
hâte : s’échapper. De même, le tableau
intimiste du provincial un peu rougeaud venu
s’encanailler à Paris avec une coquette, les
yeux baissés, regrettant peut-être son audace
du moment, est d’un pur humour caustique
très Vallotton. C’est la coquette qui domine le
jeu, et le provincial est pris au piège, comme
souvent dans cette oeuvre. La femme domine
au cœur d’un réseau de tensions, reflet d’une
vie personnelle et d’un mariage compliqué
avec Gabrielle, veuve et fille des célèbres
marchands Bernheim.
Enfin, les tableaux de la guerre, à laquelle
Vallotton ne pourra participer qu’en
observateur car il était trop âgé, sont une
nouvelle fois traités de manière surprenante,
tant par la représentation des armes en
faisceau de lumière que par les couleurs
utilisées. La manière dont il saisit ces scènes
de combat fait parfois penser à des ruines
romaines comme celles qu’il a peintes lors de
ses voyages en Italie. Ainsi, chaque tableau est
une histoire longuement réfléchie qu’il faut
prendre le temps de comprendre. Vallotton
possède son propre univers, et surtout ses
propres thèmes, approfondis tout au long
de sa vie. Les responsables de l’exposition
du Grand Palais ont bien compris cette
particularité en organisant la rétrospective
par thèmes et non chronologiquement :
c’est ainsi que l’on peut vraiment découvrir
Félix Vallotton. Même quand on a vécu
toute sa vie au milieu de ses toiles, comme
le confie la petite-nièce de l’artiste, un tel
rassemblement, si abondant et si cohérent,
demeure une découverte.
Ci-dessus, L'Enlèvement d'Europe. Huile sur toile,
130 x 162 cm, 1908.
87
Quatre torses.
Huile sur toile, 92 x 72,5 cm, 1916.
exposition et vernissage
exposition et vernissage
Les Minotaures de Sacha Walckhoff
PAR Guillaume de Sardes
Galerie Gosserez //3 rue Debelleyme, Paris
30 janvier > 22 février
Deux des vases de la série Minotaures
de Sacha Walckhoff.
89
© Guillaume de Sardes
© D.R.
Marie-Bérangère Gosserez et Sacha Walckhoff.
© Neil Bicknell
88
Le taureau est l’un des sujets les plus anciens
que l’Antiquité méditerranéenne nous ait
légué. Incarnation de la fertilité, il est l’une
des figures les plus érotisées de l’imaginaire
occidental. Pasiphaé, rendue folle d’amour
par les dieux, s’offre à la force pure. Et la
tauromachie multiplie sur le sable des arènes
des noces de sang rendues plus ambiguës
encore d’affronter la virilité de l’animal
entier et celle, toute brillante et saillante,
d’un homme vêtu de lumière. Quelque chose
d’originaire se joue ici, de primitif même, qui
a toujours fasciné les artistes.
Le styliste Sacha Walckhoff, visitant la célèbre
manufacture de porcelaines Vista Alegre,
au Portugal, est tombé en arrêt devant le
« Touro Domecq », spécialité de la maison.
Des images, des souvenirs de lecture s’en
sont trouvés revivifiés, à commencer par les
prestigieux numéros de la revue Minotaure,
publiée dans les années 1930. Il a alors
imaginé d’unir la statuette taurine bien
connue, d’un figuratif sans nuances, à de
grands vases de biscuit blanc, formant ainsi
une série de pièces uniques sous le titre
« Minotaures ». Le taureau disparaît, reparaît,
traversant le vase. Un dialogue de séduction
s’engage, dans le plein midi de l’Ibérie, entre
la rotondité enveloppante du vase et le désir
pressé de l’animal. On verrait volontiers
l’objet s’animer en ballet, musique sonore
et rythmée, décors de Picasso… Il n’y a plus
rien ici des couleurs chatoyantes qui avaient
marqué, l’an dernier, la collection placée par
Walckhoff sous le signe du papillon (Prussian
Blue #3). C’est que le directeur artistique de
la maison Christian Lacroix travaille cette fois
pour lui seul. Reste un noir et blanc tranché,
au service d’un récit mi-violent mi-ironique
qui séduira certainement les (nombreux)
nostalgiques de l’imaginaire surréaliste.
Marie-Bérangère Gosserez, comment avezvous rencontré Sacha Walckhoff ?
Assez naturellement, dans ma galerie, il y
a environ un an et demi. Il s’intéressait au
travail du designer Valentin Loellmann que
je représente. C’est aussi un connaisseur
des céramiques, dont j’ai longtemps fait le
commerce aux Puces de Saint-Ouen. Nous
avons commencé de discuter, et au fil des
discussions, de nous connaître.
Pourquoi avez-vous choisi de l’exposer ?
Sacha Walckhoff m’a parlé de l’idée qu’il
avait de réaliser des vases, et il m’en a montré
des dessins préparatoires. J’ai pu suivre le
processus créatif dès le début, ce qui est
important pour appréhender une œuvre. J’ai
rapidement vu que la proposition était de qualité
et parfaitement en ligne avec ma galerie : ce
sont bien des pièces de design, puisque ces
vases sont fonctionnels, dont l’aspect artistique
est évident et la réalisation artisanale. Trois
critères fondamentaux pour moi.
Quels rapports le design vous paraît-il
entretenir avec l’art contemporain ?
Il faut d’abord savoir de quel design on parle,
car il y a une distinction à faire entre le design
industriel et le design de galerie (ou le design
d’auteur). Ce dernier se rapproche de l’art
contemporain, d’une part parce qu’il propose
des pièces uniques ou en très petites séries,
et d’autre part parce qu’ils ont tous les
deux en commun une approche artistique,
intellectuelle. Ce qui maintient toutefois le
design de galerie du côté des arts décoratifs
est l’usage précis pour lequel la pièce a été
conçue.
découverte
découverte
Golnar Adili, conjurer la perte
90
L’an passé, la galerie parisienne Coullaud
& Koulinsky projetait d’exposer son travail
au salon Art on Paper de Bruxelles. Cette
même année 2013, la fondation de La
Napoule l’accueillait en résidence. Le travail
de Golnar Adili demeure néanmoins trop
méconnu en France.
L’artiste américano-iranienne, née en Virginie
en 1976, a passé sa jeunesse à Téhéran, avant
de retourner aux États-Unis étudier l’art et
l’architecture. Des précisions biographiques
qui ont leur importance. Car l’Iran, la Perse,
ses arts et par-dessus tout sa poésie sont la
matrice première de son travail.
Cette influence se manifeste d’abord par
la manière de l’artiste, dont chaque œuvre
est une prouesse de dextérité. Découpage,
collage, couture, poinçonnage, cirage : l’art
de Golnar Adili est d’abord l’expression
d’un stupéfiant savoir-faire. L’intéressée
se perçoit volontiers artisan, figure avec
laquelle elle partage l’amour du geste et
de la matière, le soin de la répétition, le
goût des finitions. C’est d’ailleurs ce génie
manuel que consacre le Craft & Folk Art
Museum de Los Angeles, où sont exposées
© Guillaume de Sardes
PAR Florent Papin
Golnar Adili devant le Schaulager, Bâle.
du 26 janvier au 27 avril 2014 les dernières
créations de l’artiste.
Un coup d’œil précipité conduirait
pourtant à mésestimer cette science du
geste. Les assemblages et réassemblages
de l’artiste superposent des couches par
dizaines, papiers imprimés le plus souvent,
dessinant des surfaces mâchées, lacérées,
sur lesquelles des images s’estompent,
prêtes à disparaître dans les interstices de
la matière.
Chest Study-Pink Detail, 2011.
Chest, 2013.
Il faut alors se rapprocher de l’œuvre pour
comprendre l’essence du travail de Golnar
Adili, et les contresens auxquels il expose.
Car ce qui apparaît à première vue comme
un travail de décomposition de l’image,
de destruction même, dont la main aurait
canalisé la rage, constitue en réalité un
méticuleux travail de reconstruction, de
reconstitution.
Entendons-nous : il ne s’agit pas pour
l’artiste de reproduire à l’identique des
situations vues, ni a fortiori des souvenirs.
Son expérience du déracinement et la
lecture des poètes persans l’ont trop
installée dans la certitude que la vie se
livre par fragments, et que seul un travail
sensible et rigoureux de la forme permet
d’en saisir partiellement la cohérence, de
la rendre plus intelligible.
Et c’est à cela que s’applique le travail délicat
de Golnar Adili, dont les constructions
infiniment fragiles disent la précarité des
identités et des présences. La répétition
à l’infini du geste, la variation autour d’un
thème ou d’un motif, tels l’œil et la poitrine,
tels ces vers puisés chez Hafez ou Rûmî,
sont dès lors autant de façons de dépasser
la difficulté de se situer dans le temps et
l’espace, pour se rattacher à quelques
éléments de fixité, pour conjurer la perte.
Un enjeu rendu plus pénétrant par le décès
du père de l’artiste, et par l’ouragan Sandy
qui, dévastant en 2012 les archives familiales
entreposées dans une cave de Brooklyn,
fragmenta un peu plus le souvenir filial.
Golnar Adili en a conçu le besoin de recentrer
son travail autour de cette figure aimée et
admirée, dont elle hérita le goût des mots.
Dans les dernières œuvres de la jeune femme,
les bras paternels imprimés en série et
cousus sur des coussins semblent dire qu’une
présence, qu’une signification est possible,
par la grâce de l’art et de l’esprit, même
si ces bras-là n’enlaceront plus jamais.
91
découverte
découverte
ET DAVID DEVINT
BACCHUS
PAR LUCIEN CHARDON
Miguel Angel Rojas, exposé aux Rencontres
d’Arles 2013, y présente une série de photos
furtives. Ces clichés, flous, ont été pris durant
les années 70 dans la salle obscure d’un cinéma
porno colombien. Ils font un étrange écho aux
photos des bordels de Valparaiso signées
Sergio Larrain présentées à quelques pas de
là. Le désir les effrite et les rend tremblantes.
Mais une autre œuvre, celle-là parfaitement
nette, attire le regard. Il s’agit d’un David
(entendez, dans la posture du David de MichelAnge) personnifié par un garçon de Bogotá
qui pourrait tout aussi bien être de Taormina.
Sa beauté est insolente, comme le modèle de
marbre qu’il imite, et son visage rendu solennel
par la mission qui lui incombe. Il faut quelques
instants de contemplation pour s’apercevoir du
problème. Car l’apollon colombien a un défaut
: sa jambe gauche est coupée au-dessous du
genou. On croit d’abord qu’il la plie et pose son
pied contre le mur auquel il est adossé, puis on
réalise que le mimétisme serait alors imparfait
et il faut se résoudre à admettre qu’il lui manque
une partie du corps. Ce David est amputé. C’est
alors vers une autre fameuse statue de MichelAnge – son Bacchus sculpté en 1496 – que la
photo de Rojas nous ramène. Cette œuvre de
jeunesse eut un destin extraordinaire : MichelAnge, s’inspirant d’une description donnée
par Callistrate, voulut la faire passer pour
antique. Un témoin raconte qu’il poussa la
tromperie jusqu’à en mutiler lui-même le sexe,
briser la main qui tenait la coupe et enterrer
celle-ci dans un jardin où il savait qu’on allait
creuser afin de faire croire à la découverte
d’un fragment, puis révéla la supercherie en
la remettant en place. Un dessin des années
1530 nous montre l’oeuvre mutilée exposée au
milieu de marbres antiques. Aussi belle qu’une
statue grecque mais animée d’un mouvement
provoquant et moderne, cette sculpture sert
de manifeste à l’art cérébral de la Renaissance
fondé sur les principes concurrents de l’imitatio
et de l’æmulatio. Car c’est bien l’amputation qui
fait sens. Tout comme dans la photo de Rojas.
92
Standing Single Pillow, 2013.
93
Miguel Angel Rojas, David, 2005.
Courtesy Sicardi Gallery
Ce n’est pas simplement un David imparfait,
un David des bidonvilles, c’est un Bacchus
qui a enterré quelque part son passé dans un
champ de mines et qui magnifie sa beauté par
son incomplétude. On aurait presque souhaité
que l’artiste laissât un crayon accroché à une
ficelle à côté du cadre pour nous permettre de
redessiner la jambe en grisé, comme le ferait
un restaurateur du patrimoine. C’est une œuvre
mathématique en somme, divine puisque
infinie. Ce jeune soldat colombien abîmé par
la guerre est tous les David, les Apollon et les
Bacchus, il éclate de sa beauté mais renvoie à
celle de tous les autres.
design
© Glenn Aitken
design
Sybille de Margerie,
l’empathie du lieu
Hôtel Sofitel Legend The Grand Amsterdam.
PAR Florent Papin
portrait GUILLAUME DE SARDES
94
I
ntroduire le portrait d’une architecte
d’intérieur renommée appelle plusieurs
formules convenues. Dire par exemple de
Sybille de Margerie qu’elle a « apposé sa griffe
» à de prestigieux hôtels à travers le monde,
que le Grand d’Amsterdam, le Old Cataract
d’Assouan ou le Mandarin Oriental de Paris
« portent sa signature ». Il convient pourtant
de se méfier d’une langue que contamine par
trop le marketing. Elle exprime partiellement
le vrai, et le trahit plus souvent.
D’une certaine manière, pénétrer dans un
hôtel et y déceler d’un coup d’œil l’empreinte
de l’architecte serait vécu comme un échec par
Sybille de Margerie. Son studio parisien, SM
Design, emploie vingt personnes, et l’intéressée
a une conception volontiers collaborative de
son travail. C’est en équipe que se prépare
un projet, par la visite du lieu et l’exploration
de son environnement, géographique mais
aussi
historique,
artistique,
sensoriel.
D’aucuns y verront une exigence élémentaire,
ils n’auront pas tort. Chose plus rare : là où
quantité d’architectes aiment à distiller les
propositions de leur entourage pour en tirer
l’essence d’une intention propre, et c’est un
talent en soi, Sybille de Margerie n’hésite pas
à accueillir en son domaine l’intervention libre
des autres. La rénovation de l’hôtel The Grand, à
Amsterdam, de 2008 à 2011, a ainsi donné lieu
à une collaboration fructueuse avec l’Académie
d’Eindhoven, peut-être la plus prestigieuse école
de design au monde. Avec un cahier des charges
extensible – imaginer des objets qui restituent
l’histoire de l’hôtel et de la ville de manière
artistique, moderne, et élégante – les fausses
routes étaient potentiellement nombreuses
pour les élèves associés au projet. Pourtant, de
l’aveu même de l’architecte, aucun rendu n’a
fait injure à l’esprit des lieux, que fût convoqué
le souvenir lointain de la peste, l’histoire de la
marine marchande, ou quelque figure illustre.
Plusieurs de ces réalisations parent
aujourd’hui l’hôtel, tels ces coussins brodés,
très graphiques, reprenant le contour des
95
création
design
frontons hollandais, et dont un fil échappé
atténue la sévérité. Amsterdam telle que
la perçoit et la ressent Sybille de Margerie
est tout entière dans cette création : une
ville à maints égards stricte, angulaire, mais
traversée d’une énergie, d’une créativité, d’une
modernité qui en redessinent en permanence la
physionomie, physique et imaginaire.
96
Cet attachement aux détails, à leur force
évocatrice, éclaire aussi la volonté de Sybille de
Margerie de ne pas livrer un travail identifiable
dès le seuil du lobby. Il en va d’une conception de
l’hôtellerie de luxe. Pour l’architecte, l’excellence
d’un établissement ne tient pas au niveau des
prestations, qui est un prérequis, comme l’est
la mise à disposition d’un lit, d’une penderie,
d’une salle de bain... Non, le luxe se joue
ailleurs, dans une dimension que l’intéressée
qualifie d’ « immatérielle », d’ « émotionnelle », et
par laquelle le client a le sentiment de « s’inscrire
dans un lieu ». C’est là que le travail de Sybille de
Margerie prend toute son ampleur, et fait face au
plus grand des défis : donner à sentir la vérité
d’un lieu, avec suffisamment d’humilité pour
ne pas la dénaturer, et suffisamment d’autorité
pour la rendre accessible aux sensibilités
contemporaines. Une tâche particulièrement
ardue dans un lieu chargé d’histoire, de grande
Histoire, comme le Grand.
Situé en bordure du canal Oudezijds
Voorburgwal, à deux pas du Paleis op de
Dam, le palais royal, The Grand fut tour à
tour logement des Princes d’Orange, Hôtel
de ville, Grande École des Arts. L’hôtel et
ses trois bâtiments de brique et de pierre
tiennent le registre des âges. Depuis le XVIe
siècle, la politique et les arts ont donné
son épaisseur au lieu, une atmosphère, des
couleurs aussi, vives comme la fresque
de Karel Appel, située aujourd’hui dans le
restaurant tenu par le chef français Aurélien
Poirot. Dans un séjour que les siècles rendent
aussi intimidant, revisiter la tradition par la
modernité soulève alternativement le risque
de la standardisation et de la reconstitution
historique, deux facettes d’une même
trahison aux yeux de Sybille de Margerie.
Dès lors, pour l’architecte, seule une « empathie »
profonde avec le lieu empêchait de le trahir. Il
fallut pour cela connaître son histoire, sentir ses
vibrations, se laisser pénétrer de sa lumière, de
ses couleurs, le plus souvent poudrées, dont
les accents foncés font écho aux chefs-d’œuvre
de l'École hollandaise. Il fallut également
percevoir les interactions de l’hôtel avec son
environnement, immédiat ou plus lointain. De
là, la précision légère des détails, tels ces
motifs récurrents de tulipe et de papillon. De
là, le confort des volumes, favorisant ici une
circulation aisée, offrant plus loin un recoin
secret, avec le concours subtil des lumières.
De là, la justesse des matières, chaudes et
chaleureuses au contact des corps – velours,
soie, laine –, altières et précieuses dans les
lieux de majesté – marbre, acajou, acier brut.
Ainsi s’éprouve au Grand et dans les lieux
réinventés par Sybille de Margerie une
conception du luxe, faite d’intemporalité,
de simplicité, d’authenticité. Des qualités
qui font pour l’architecte la grandeur d’une
maison comme Hermès, et qu’elle admire.
Les qualités, car peu importe la griffe.
LES BLONDES PLATINE
ATTENDENT AUSSI
PHOTOGRAPHE ET DIRECTEUR ARTISTIQUE : GUILLAUME DE SARDES
MODÈLES : REGINA DEMINA, DEILA VOGUR
LIEU : HÔTEL SOFITEL legend the grand AMSTERDAM
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création
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création
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cinéma
cinéma
D
« SLEEPLESS »
OU Les Amants
de la nuit
PAR Raphaëlle Pireyre
Portraits guillaume de sardes
104
ans un hôtel désert, Rose, une jeune
femme de chambre attend ses deux
complices avant le grand départ. « On
sait que c’est romantique uniquement dans les
films. On se prend pas pour Bonnie and Clyde »,
Troppmann – nom emprunté au Bleu du ciel
de Bataille – rassure les deux filles avant
l’équipée à laquelle ils se préparent dans
l’espoir de faire fortune.
Rose se masse une épaule endolorie, passe ses
mains sur son visage, se met du gloss, renoue
son chignon, allume une cigarette, passe
l’aspirateur : l’insistance et l’accumulation
des gestes donnent l’impression qu’ils
sont effectués pour la dernière fois tout en
constituant une forme de collection. Aux
gros plans sur les mouvements répondent les
bruits qu’ils produisent, opérant comme des
gros plans sonores : l’inspiration qui ouvre
le film et évoque la prise d’une bouffée de
cigarette autant qu’un soupir de plaisir, le
bruit d’un briquet qui s’allume, s’impriment
d’autant plus dans l’imaginaire du spectateur
qu’ils restent invisibles. La langueur des
mouvements, les temps de pause entre les
dialogues, les plans intercalaires de décors
vides créent une forme de respiration qui
s’insinue entre les plans, donne l’impression
que chaque instant est sursignifiant et suscite
et crée un effet d’appel du hors-champ.
Concentré sur les trois corps en attente de
translation, le récit examine leurs sensations,
notamment à travers l’utilisation du flou et
de l’anamorphose, et insiste sur ce qui les
parcourt (la fumée de cigarette, l’héroïne, les
mains qui cherchent à s’insinuer entre des
genoux serrés, les langues qui se mélangent).
Tout comme ils se caressent, enlacés sur le
lit dans le plan-séquence final, la caméra
tourne, effleure en passant leurs mains, leurs
visages, leurs pieds, tandis qu’ils égrènent la
wishlist des objets qu’ils s’offriront une fois
fortune faite.
« Une collection de rubans en soie, comme
dans Les Malheurs de Sophie » c’est sur ce
dernier item de la liste, référence à l’enfance
que se clôt le film, après avoir évoqué « une
paire de talons de luxe vernis, avec des talons
hauts qui donnent l’air fragile, des Carel ».
Ce trouble du décalage entre l’innocence
et la transgression, tout comme l’effet de
clignotement des plans de fleurs fanées
révèlent que le temps de l’innocence est bel
et bien perdu pour Bonnie, Clyde, and Co.
105
cinéma
cinéma
Régina Demina (Mila)
C’est peut-être parce qu’elle est née à
Kaliningrad mais venue très jeune en France que
Régina Demina cultive un style si personnel, à
mi-chemin de la jeune fille fragile et de la vamp.
Photographes et réalisateurs se la disputent,
mais cette jeune femme résolue fait passer au
premier plan son propre travail. Elle a déjà à
son actif six courts métrages, dont le triptyque
Die Frau, auquel Bertrand Bonello a participé
pour la musique et qui a été présenté dans
plusieurs festivals en France et à l’étranger.
Sleepless est son projet cinématographique le
plus ambitieux à ce jour.
Barbara Opsomer (Rose)
Paris, le cinéma et la chanson sont trois miroirs
dans lesquels, dès la sortie de l’adolescence,
Barbara Opsomer a rêvé de se mirer. Il lui a
fallu de la détermination pour résister aux
inévitables désillusions d’un métier faussement
aisé. L’école de théâtre des Ateliers de l’Ouest
lui a montré comment apprivoiser son jeu et
sa voix. Elle a pu alors, grâce à la rencontre
d’un mélodiste, se lancer dans l’aventure d’un
premier album (aux textes duquel a collaboré
l’écrivain David Foenkinos), tout en faisant ses
premières apparitions à l’écran.
106
Nicolas Ly (Troppmann)
S’il vient des arts plastiques, Nicolas Ly est
un artiste complet. Musicien et auteur de
chansons, il en est à son troisième album avec
le groupe de rock alternatif Applause. Acteur,
il a interprété plusieurs courts métrages
depuis 2006 et s’apprête à tenir le premier
rôle du film à venir de Christophe Nanga-Oly.
Son visage est connu de tous ceux qui ont
croisé les campagnes pour lesquelles il a
posé depuis 2002, pour Agnès B. ou Galliano.
Aurélie Mestre (une chanteuse)
Musicienne de formation classique, ayant étudié
le violon au Conservatoire, Aurélie Mestre a choisi
de marier cet horizon mélodique aux possibilités
des technologies nouvelles. Elle cherche
ainsi à construire un rêve sonore subtilement
contemporain, qui a par exemple accompagné
le Mefausti de Damien Odoul. Le même metteur
en scène l’a fait apparaître à l’écran aux côtés
de Mathieu Amalric et Charles Berling dans
Le Reste du monde (2010). Dans Sleepless,
elle interprète son propre rôle de musicienne.
LE REGARD DE CHRISTOPHE CHAUVILLE
ENTRETIEN PAR GUILLAUME DE SARDES
Régina Demina signe à vingt-cinq ans son
sixième court métrage. À quelle famille
cinématographique rattacheriez-vous le travail
de cette jeune réalisatrice, et Sleepless en
particulier ?
D’évidence, ce cinéma très personnel,
qui accorde beaucoup d’importance à
la facture formelle, semble sortir des
sentiers battus du naturalisme et assume
son décalage de la réalité quotidienne, ses
frontières se brouillant avec celles d’un
paysage mental individuel ou même d’un
rêve. On peut ainsi penser au surréalisme,
donc à Buñuel et à Cocteau, bien sûr, avec
ce côté « Enfants terribles » du trio mis
en scène. Plus récemment, des cinéastes
comme Yann Gonzalez dans ses Rencontres
d’après minuit revendiquaient un certain
artifice – des décors, des dialogues, des
situations – pour exprimer surtout une
poésie mélancolique des sentiments. Il y a
de cela dans Sleepless, dont la construction
m’évoque aussi certains créateurs à la
sensibilité « musicale », tel Bertrand Bonello
dans plusieurs de ses œuvres.
Vous faites partie des rares critiques à vous
intéresser aux courts métrages. Comment
jugez-vous la production française ? Quelle
place un court-métrage comme Sleepless vous
paraît occuper dans celle-ci ?
La production française de courts métrages
est l’une des plus importantes au monde
et s’appuie sur un tissu professionnel sans
équivalent, de la production à la diffusion.
C’est aussi l’une des plus soutenues des
structures publiques, mais, comme dans
un effet de boomerang, une sorte de
standardisation s’est peu à peu répandue.
Les véritables prises de risques artistiques
se sont sensiblement raréfiées, quoique
les marges de cette pléthorique production
demeurent dynamiques : la révolution
numérique a notamment amené une plus
grande perméabilité vis-à-vis d’autres
disciplines, qui tonifie incontestablement
la création – je pense aux arts graphiques,
à la photographie ou même aux arts
vivants. L’un des plus grands films de
2013 en matière de court métrage est la
première réalisation de Jean-Christophe
Meurisse, venu du théâtre et qui a fait de
stimulantes propositions de cinéma avec Il
est des nôtres, récemment récompensé du
Prix du Syndicat de la Critique. Sleepless,
entre fiction et film d’artiste contemporain,
semble assumer sa propre singularité
narrative et esthétique, ce qui constitue
une double vertu !
Quelles qualités trouvez-vous à ce film ?
Pour moi, tout se résume à la personnalité
du film et de son auteur : on sent combien
Régina Demina se situe près de son « sujet »
et du traitement qu’elle lui réserve. Son œuvre
est personnelle, et pas seulement parce
qu’elle y apparaît en tant que comédienne.
Il y a une nécessité éclatante dans son acte
de création, et c’est aujourd’hui l’essentiel :
combien voit-on en effet de films, longs ou
courts, signés d’untel et qui pourraient tout
aussi bien l’être par un autre ?
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portfolio
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WORKSHOP MODE
AUX GOBELINS,
L'ÉCOLE DE L'IMAGE
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25 > 29 Novembre 2013
coordonnÉ PAR DENIS REBORD ET JÉRÔME JEHEL
ANIMÉ PAR HENRY ROY, PEDRO PONS ET GUILLAUME DE SARDES
STYLISME : CHRISTIAN LACROIX, COLLECTION ÉTÉ 2014
Photographie Nicolas Simon // Retouche Clara Girbal
Modèle Claire Rousseau
Make-up et coiffure Sandie Rolland.
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Photographie Alice Jacquemin // Retouche Laure Fauvel
Modèles Mathilde C., Alban Tougard
Make-up Marion Charpentier // Coiffure Thibaut.
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Photographie et retouche Fiona Torre, Julie Vallon
Modèles Josué Comoé, Lia Catreux
Make-up et coiffure Marie Ferette.
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Double-page précédente :
Photographie et retouche Laura Bonnefous, Ophélie Bertand
Modèles Jean Christophe Gajewski, Ondine Demblocque
Make-up Mathilde Passeri // Coiffure Nina Olivet
Ci-contre :
Photographie et retouche Charlotte Navio // Assistante Marie Brisse
Modèles Darina Omurzakova, Florentin Glémarec
Make-up Virginie Hullaert // Coiffure Michèle Amsellem
Photographie et retouche Marine Billet, Hellena Burchard
Modèles Christian Garcia, Julie Vallon
Make-up Tiphaine Wioland // Coiffure Yiting Hu
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création
création
Notes sur Tanger
par Nicolas Comment
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5 juin 2012
« Toute cité est un état d’âme, et d’y séjourner à peine,
cet état d’âme se communique, se propage à nous
en un fluide qui s’inocule et qu’on incorpore
avec la nuance de l’air.»
Un paon en liberté a pertubé nos rêves dans la nuit. Il était sur le toit, juste au-dessus de nos têtes :
depuis hier, nous dormons au centre d’un jardin, dans un ancien atelier autrefois occupé par Francis Bacon.
Voilà pour la carte postale : le petit supplément d’âme. Mais cette nuit, j’ai senti l’oppression tout autour
en entendant les chiens hurler à la mort sur la colline. Et la maison qui brillait de tous ses feux sur
la montagne en face, j’ai bien cru qu’elle partait en flammes pour de bon. Était-ce à cause du paon ou bien
Georges Rodenbach
plutôt du fantôme de Peter Lacy (l’amant violent de Bacon) ? Je songeais : tandis que nous dormons, quelque
chose pourrait bien arriver... Quelque chose par exemple comme une révolution. Mais partout ce matin le
silence et l’odeur des arums... Dans ce jardin où Francis Bacon a peint et Tennessee Williams écrit, pour la
première fois de ma vie, je regarde vraiment les fleurs.
création
création
2 février 2013
6 avril 2013
Dans les artères de la médina (véritable circuit sanguin de Tanger), nous prenons le pouls de la ville
avant d’atteindre enfin son coeur : une boule à facettes qui se transforme bientôt en un simple prisme : le
Hier soir, je n’ai pas osé parler à Patti Smith à cause de mon anglais.
Petit Socco tout à trac.
Elle était là, juste à côté, quand on m’a présenté à Bacher El Attar, le leader des Master Musicians of
Assis dans l’arrière-salle du café Tingis, je ne suis pas très fier face à ces types à qui il manque deux
Jajouka.
dents là où le bec de leur pipe à eau repose en permanence. La flamme de leur briquet qui danse au fond de
J’ai baragouiné vite fait que j’écrivais des chansons en français : mais que dire de plus à quelqu’un qui
leurs yeux noirs – liquides – est comme le reflet pâle d’une vieille lune dans de toutes petites flaques.
collabore régulièrement avec Mick Jagger et Keith Richards ?
Ils n’arrêtent pas de me sourire avec ce trou béant aux maxillaires inférieurs, benoîtement – béatement –
tandis qu’un vieux monsieur aux cheveux gominés me demande si nous ne nous sommes pas déjà croisés ici,
Aujourd’hui rebelote : malgré son franc sourire, la poignée de main de John Giorno était si glaciale que j’ai
il y a longtemps :
fui. Et puis tous ces gars plus ou moins ex-amants de Burroughs qui ne cessaient de se photographier les
« À l’époque de la zone internationale ? »
uns les autres... Au fond, je suis venu ici pour me perdre – comme tout le monde – pas pour faire des monda-
Je ne prends pas même le temps de lui répondre qu’un ou deux spécimens rares de ma famille décimée ont
nités. À la petite différence près que je suis venu me perdre avec toi, qui es une fille.
effectivement croisé dans les eaux troubles du petit Socco autour des années 50 que déjà, nous passons de-
Car Tanger – on le sait – est une ville de garçons. Ici, pour ainsi dire, quasi pas de jolies femmes dans les
vant le Dean’s Bar, avant de pousser la porte cochère du Minzah – palace post-colonial –, où pour me décul-
rues.
pabiliser, j’en appelle à Jean Genet.
création
création
26 novembre 2013
Retour à la case départ : Casbah. Dans Désert dévorant, Gysin parle du muezzin je crois. Cette mélopée, qui
tout en haut de la Casbah est comme un envoûtement lorsqu’elle se répand peu à peu en nappes sonores
sur la cité. Burroughs en parle aussi dans quelques entretiens. Des rêves charriés par le muezzin : rebut
sonique et cérébral, sorte de pus mental dont il a fait son Festin.
Après l’amour, j’ai mieux compris ça : la tête à la renverse sur le matelas, tandis que les liquides séminaux
séchaient doucement sur les draps, sur ta peau. Cet enchantement particulier, cette puissance onirique de
Tanger.
J’avais d’abord cru que Tanger était une ville palimpseste et qu’on pouvait y circuler comme dans les pages
d’un livre. Que Tanger était « littéraire » avant tout. Mais je m’étais trompé : une fois sur place, ce n’est
pas le noir et blanc du texte et du passé qui s’est imposé, mais bien cette qualité de l’air qui porte la
lumière et les couleurs comme nulle part ailleurs... Et j’ai compris peu à peu que ce que j’avais à faire ici
avait très peu à voir avec la littérature – fût-elle beat – mais beaucoup plus avec la peinture, notamment
dite orientaliste.
Un peu plus tard, près de la place Amrah, en observant le charmeur de serpent, tu m’as demandé :
« Crois-tu que le cobra ait encore son venin ? »
Sans même me poser la question, je me suis entendu te répondre « oui ».
123
lifestyle
lifestyle
Bijules by Jules Kim
Entretien par Sacha Walckhoff
portrait GUILLAUME DE SARDES
C’est à Manhattan, au printemps dernier,
qu’une de mes amies m’a fait rencontrer Jules
Kim et ses bijoux. Séduit par cette jeune femme
au parcours atypique et à la beauté singulière,
je l’ai recroisée souvent depuis et nous nous
retrouvons aujourd’hui sur Skype pour reprendre
une conversation entamée lors d’un dîner
parisien au soir du vernissage de la rétrospective
Alaïa au musée Galliera.
Hey Jules, great to see you, comment vas-tu ?
En pleine forme ! Nous venons d’emménager
dans un bel appartement lumineux avec mon
fiancé… Regarde, on voit tout New York depuis
le bow-window ! (Son mac tourne à 360°.)
124
You are so lucky ! Dis-moi, je t’appelle pour
que tu me racontes un peu d’où tu viens,
quelles sont tes origines ?
Mon enfance m’a faite celle que je suis
aujourd’hui : mon père est coréen, ma mère,
une artiste irlando-écossaise, nous a donné
très tôt, à ma sœur jumelle et moi, beaucoup
d’indépendance. Avoir une jumelle t’apprend
à te conformer au fait d’avoir un double, ou
à te rebeller ! Tu développes une énergie
incroyable pour te construire, tu te poses
sans cesse la question « who are you ? » C’est assez fun !
Comment définir ce que tu fais ?
Je suis passionnée. Une idée est un peu
comme une étincelle qu’il faut transformer
en un objet de désir et d’amour. Je développe
des formes en matières précieuses avec l’idée
de redéfinir les standards de la joaillerie et de
la mode. Lorsque je lance un modèle, j’aime
que son design soit encore plus précieux aux
yeux de mes clients que l’or ou l’argent dont
il est fait. En 2003, j’ai créé la « Bar Ring »,
une fine tige d’or montée sur deux bagues
jumelles, une petite révolution à l’époque, et
puis ensuite la « Nail Ring », spécialement
conçue pour Beyoncé dans son clip Sweet
dreams, une bague qui s’enroule délicatement
au bout du doigt et vient recouvrir l’ongle d’or
et de diamants. C’est drôle, elle l’a portée
à nouveau le week-end dernier pour une
soirée à Atlanta, et j’ai eu instantanément
des milliers de connections sur mon compte
Instagram ! Bijules est l’endroit où toutes mes
idées peuvent s’épanouir et se développer en
douceur et sans contraintes.
Pourquoi as-tu choisi la joaillerie pour
t’exprimer ?
J’ai étudié aux États-Unis, et ensuite en
France. J’étais musicienne, flûtiste, mais
j’avais toujours cette impression que ma voix,
au sein de l’orchestre, n’était pas entendue…
et puis le monde de la mode et de la nuit
m’attirait déjà ! Je suis restée en France
un an, puis je suis rentrée aux États-Unis,
beaucoup plus sereine. La France m’a appris
la mesure, m’a aidée à définir ce à quoi
j’aspirais vraiment. Après quelques années à
New York où je me suis beaucoup amusée en
organisant de multiples soirées underground
où j’étais aussi DJ, j’ai eu envie, par réaction,
de quelque chose de plus tangible et
intemporel qu’une gueule de bois ! C’est ainsi
qu’est né Bijules. Dans mes bijoux, qui sont
une forme d’art pour moi, j’exprime tout ce
qui m’inspire, la vie, la beauté, l’humour, la
légèreté d’être, mes démons aussi. Pour moi,
c’est comme fêter la vie, c’est la vie même !
Quel parcours ! Tu nous racontais cet été, lors
d’un mémorable dîner avec Marcel Wanders
au Georges à Paris, que tu es beaucoup plus
focus ces derniers temps… Tu peux m’en
dire un peu plus ?
Oh oui, j’ai adoré cette soirée ! En fait, j’évoquais
le cheminement de l’artiste passionnée que
je suis. Au début de Bijules, j’étais assez
isolée, il n’y avait pas vraiment ce type de
Jules Kim, Paris.
pièces sur le marché, et donc pas de marché
clairement défini pour mes créations. Le style,
l’intention, la démarche… toutes ces notions
sans lesquelles la mode n’est rien étaient
inexistantes dans le monde de la joaillerie.
Après dix ans de création et de confrontation
avec la réalité d’une maison comme la
mienne, je suis beaucoup plus sereine, j’ai
pris confiance en moi, je sais ce dont je suis
capable, et aujourd’hui j’aborde mes nouvelles
envies à la fois comme une artiste, mais aussi
comme un chef d’entreprise.
Comment penses-tu et construis-tu tes
collections ?
Comme de nombreux artistes, je crée des pièces
qui sont uniques car issues de mon imaginaire.
Je voyage sans cesse. Dans un avion, entre Oslo
et Stockholm, j’ai été frappée par le coucher
du soleil sur le golfe d’un lac qui semblait fait
d’or liquide et de diamants jaunes. Cela m’a
inspiré une autre de mes pièces fétiches, le
« Handlet », une sorte de bracelet de paume
en or et diamant. Je crois qu’une idée peut être
pensée de mille façons, j’essaye d’en saisir
l’essence en dessinant des bijoux très purs en
métaux et pierres précieuses.
Le « Handlet » ou la « Lèvre fumeuse » sont
des pièces incroyables, qui inventent de
nouvelles façons de porter les bijoux ainsi
qu’une nouvelle gestuelle : comment arrivestu à leur insuffler ce que Diana Vreeland
appelait le pizzaz ?
J’aime cette femme ! Elle avait un feu intérieur,
des pommettes hautes qui rougeoyaient !
Que tu aies pensé à ce mot pizzaz pour
évoquer mon travail me touche beaucoup.
La « Lèvre fumeuse » est née d’une question
de journaliste qui me demandait pour quel
personnage iconique j’aimerais dessiner. J’ai
de nombreuses clientes célèbres, mais c’est
125
lifestyle
lifestyle
avant tout le désir que suscite mon travail
qui est mon moteur. Néanmoins, j’ai eu à
ce moment-là la vision de Grace Jones, une
cigarette pincée entre ses lèvres sublimes, et
j’ai créé cette sorte de lèvre très sexy en or
montée sur un fume-cigarette et présentée
sur un lit d’allumettes consumées dans
un cendrier de cristal. J’en ai finalement
fabriqué deux pour Grace Jones elle-même,
une en or et l’autre en argent !
126
Lors de notre première rencontre, j’ai été très
impressionné par ta boutique littéralement
underground dans Bowery street. Comment
as-tu trouvé cet espace ?
J’aime cette petite boutique-écrin, elle est un
peu comme une amie timide qui sort de sa
coquille et que tu ouvres à un nouveau monde.
À ma première visite, ce sous-sol situé sous le
trottoir de la Bowery était presque insalubre,
je l’ai entièrement repensé pour en faire la
Bijulestrie… une sorte de pâtisserie à bijoux !
C’est un endroit unique à New York où les
bijoux sont présentés sur des coraux dans
un ancien aquarium. Les clients peuvent les
attraper, s’en parer, tout en m’écoutant leur
raconter la genèse de telle ou telle pièce. Audessus d’eux il y a la ville tourbillonnante et ses
tracas, mais là ils sont à l’abri, protégés, juste
eux et ces bijoux dont ils ne soupçonnaient
pas l’existence… Le charme opère !
Alicia Keys, Daphne Guinness, Beyoncé et
tant d’autres célébrités sont folles de tes
créations. Te disent-elles ce qui les fascine
dans ton travail ?
J’ai confiance en moi ; lorsque je vivais en
France, j’ai compris que j’étais très différente,
et il m’a fallu du temps pour me faire aimer,
mais je n’ai jamais dévié de ce que je suis, de
ce que j’aime. La France m’a fait mettre de
côté mes attitudes américaines stéréotypées
et, débarrassée d’elles, j’ai découvert la vraie
Jules ! Les stars et leurs équipes se doivent
de débusquer les tendances du futur, c’est ce
qui les conduit à me rencontrer. Aux ÉtatsUnis, il n’y a pas d’altesses royales, mais il
y a le roi Jay-Z et la reine Beyoncé. Ils ont
acquis la plupart de mes pièces iconiques
comme d’autres artistes issus de la musique
et du spectacle. Ils reconnaissent chez moi
cette éthique du travail acharné alliée à une
imagination débordante. Ils se reconnaissent
dans mon travail, je crois.
Les plus prestigieuses boutiques de la
planète se disputent tes créations. Antonia à
Milan, 107RIVOLI à Paris, Los Angeles et
Hong Kong très bientôt . Lors de notre séance
photo à Paris avec Guillaume de Sardes, tu
venais de vendre toute ta collection à une
nouvelle boutique californienne et tu en étais
très émue, cela m’a bouleversé !
En voyage, je suis toujours en alerte,
disponible, dans mon travail je suis efficace
et naturelle ; lorsque les deux situations se
croisent, comme c’était le cas ce soir-là,
je suis à fleur de peau, je vis ma vie rêvée.
Rends-toi compte : je venais d’être approchée
par une boutique merveilleuse, les photos
avec Guillaume, le dîner chez toi… Je suis
toujours émue par la reconnaissance, car j’ai
longtemps travaillé seule, j’en avais presque
oublié que l’on m’observait !
Nous allons fêter la nouvelle année dans
quelques jours : quels projets as-tu pour 2014 ?
En ce moment, je repense la façon de montrer
Bijulestrie. Au printemps prochain, je vais lancer
« Bijules ritual », un hommage à tous ceux pour
qui les rites de passage sont signifiés par l’or
et les pierres rares. Je vais aussi officialiser
l’atelier des commandes spéciales et du surmesure. C’est à Paris, fin février, et à Milan
ensuite, que je vais dévoiler ma prochaine
collection. Comme tout un chacun, j’évolue, je
me fixe de nouveaux objectifs.
Où te vois-tu en 2020 ? J’adore l’idée du futur ! J’ai l’impression d’être
« le futur du passé » quelquefois ! J’imagine
des parapluies fluorescents les jours de pluie,
des taxis volants… mais nous devrons peutêtre encore attendre un peu pour ça ! En 2020,
je rirai beaucoup en faisant pleuvoir dans un
strip club… Tu viens avec moi ?
http://bijulesnyc.com/
YOUR LOVEBOX, LES Émois emboîtés
PAR FLORENT PAPIN
PHOTOGRAPHIE GUILLAUME DE SARDES
Il n’est guère de problème supérieur qui ne
réclame sa boîte à outils. Ainsi de l’attractivité
de la France, comme de l’amour fou. Par le
plus objectif des hasards, Charlotte Ogé
et Lauriane Ackermann, fondatrices de
Your Lovebox, ont fait un ce double défi,
engagées depuis 2013 dans une entreprise
de redressement par les sens.
L’idée est simple, ce en quoi elle n’est pas sans
audace : proposer aux clients d’hôtels ou aux
particuliers un coffret rempli d’accessoires
et de produits délicats, destinés à érotiser les
nuits – et les jours.
La France est le pays de l’amour : la réputation
mérite d’être tenue, tant elle est source de
devises et de délices. Appelez cela fantasme,
appelez cela nostalgie : les deux jeunes
femmes vous opposeront la permanence d’un
art de vivre. Sans nier pour autant la nécessité
de forcer, parfois, « le sourire à Adam », en
égayant la bagatelle, en attisant le foyer pour
lui donner le rougeoiement de l’adultère.
« Apparition bouleversante des nuits noires,
un être que l’on a connu est un être nouveau »
écrivent Breton et Eluard dans L’Immaculée
Conception. Voilà le miracle promis par les
boîtes cloches de Your Lovebox, dans le secret
des chambres d’hôtel, au domicile conjugal.
On ne précipite pas l’amour, affirment
les poètes, il « a toujours le temps ». Mais
c’est un art que de ne pas s’abandonner
immédiatement au plaisir. Les Lovebox
de Charlotte Ogé et Lauriane Ackermann
en rappellent les préceptes, avec leur
compartiment double, dédié à l’éveil des
sens puis à l’exaltation du désir.
Jarretière, philtre d’amour bio, Eros Syrup,
plumeau, ruban, tatouage éphémère… sont
les instruments de l’imaginaire du couple,
les pièces d’un jeu vierge de règles, aux
récompenses tantôt sucrées, tantôt relevées.
La première édition des Lovebox revendique
d’ailleurs cette centralité du jeu, dont les
surréalistes ont fait un accès privilégié à la
beauté, à l’enchantement. Un jeu de l’oie
inspiré des trente-deux positions d’amour de
L’Immaculée Conception est ainsi offert à la
sagacité et à la souplesse des clients.
Trente-deux positions, comme autant de
façons de résoudre un problème supérieur ;
trente-deux
solutions,
énoncées
dans
l’exercice des sens, émoi littéraire compris.
C’est aussi cela le savoir-faire français.
Façonnées au contact de Barthes, de Michel
de Grèce, des Mille et Une Nuits, les prochaines
éditions de Your Lovebox devraient le faire
rayonner encore davantage.
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lifestyle
lifestyle
Les Dollers : pour vivre heureux, vivons
masqués !
PAR JULIE TERRASSON
PHOTOGRAPHIE RYOICHI KEROPPY MAEDA
Dans un Japon envahi d’héroïnes fictives
sorties de la culture Manga, les Dollers ont
décidé de changer leur identité en incarnant
ces personnages qu’ils considèrent comme
leur idéal de beauté.
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La peau recouverte d’un zentaï – une
combinaison intégrale moulante en lycra, de
couleur rose-chair – la taille resserrée et le
visage masqué, pas un seul centimètre de
peau ne laisse deviner qu’il s’agit d’hommes.
Pourtant, depuis une vingtaine d’années à
Tokyo, ce sont majoritairement des mâles
hétérosexuels, âgés de 25 à 50 ans, qui
revendiquent le droit de jouer à la poupée…
avec eux-mêmes !
Inspirés par le kigurumi cosplay, une pratique
nipponne courante lors de spectacles, qui
consiste à se déguiser en personnages de
mangas, d’animés ou de jeux vidéo, la tête
recouverte d’un masque, les Dollers, eux,
ne se contentent pas de porter un costume.
Outre l’aspect sensoriel et la contrainte sadomasochiste, c’est le fait de vivre dans la peau
d’une jolie pépée irréelle aux grands yeux colorés
qui fait vibrer par-dessus tout ces fétichistes.
Nuko : « Le Cosplay de base, c’est pour les
adolescents qui ont de beaux visages. Mais si
tu es vieux et que tu as envie de ressembler à
une jeune fille, tu es obligé d’aller plus loin et
de porter un masque, sinon tu risques de passer
pour un vieux dégueulasse. »
Nuko, marié, deux enfants, est employé
chez « Orient Doll », une usine de poupées
sexuelles plus vraies que nature. Enfant,
il était fan de la série japonaise « Kamen
Rider » et idolâtrait ces super-héros à tête
d’insecte qui se battent contre de terribles
monstres. Adulte, il commence par fabriquer
ses propres figurines, avant de se lancer
dans la fabrication de masques sophistiqués
en latex qu’il appelle « kaburimono » (ce
qu’on enfile sur la tête en VF) dans le but de
les porter lui-même. Il y a quelques années,
il décide de créer le cercle « Nuko Pain »,
un matin où il mangeait du pain français,
pour répandre ses masques au maximum
en cassant les prix afin de faire connaître la
communauté. Depuis, il vend ses créations
lors de conventions et principalement sur le
net, lieu d’exhibition et de rencontre privilégié
de ces grands timides, à partir de 150 euros
pour le masque nu jusqu’à 600 euros pour la
version peinte avec perruque.
Meloko Maki : « La poupée est la petite amie de
l’homme qui vit à l’intérieur. »
Depuis près de quinze ans, Meloko Maki
troque régulièrement son identité de
salaryman pour celui d’une poupée humaine.
Célibataire, il a décidé d’incarner son propre
fantasme, loin des femmes réelles en chair
et en os et vit son fétichisme ouvertement.
Amateur de manga, cet otaku trentenaire
est un véritable mime qui reproduit
minutieusement les poses et gestes des
gentilles héroïnes idéalisées de ses animés
favoris, du mouvement du bout des doigts
jusqu’au hochement de tête. Pour ne pas
casser l’illusion, à l’instar de la plupart des
Dollers, il s’interdit strictement de parler dès
qu’il porte le masque. Digne collectionneur, il
a accumulé plusieurs combinaisons zentaï :
de couleur beige pâle au rose saumon,
diverses tailles de fausses poitrines et de
faux fessiers, et des dizaines de robes et
de tenues féminines différentes… Autant de
rôles qu’il sait jouer à la perfection.
Meloko Maki : « J’ai toujours préféré pratiquer
un sport que le regarder, comme avec le baseball
par exemple. Et le truc étrange, c’est qu’un jour,
je me suis mis à penser la même chose avec les
personnages de manga. »
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© Renaud Allirand
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l’éden cinéma
texte Marguerite Duras
mise en scène
Juliette de Charnacé
6 › 22 mars 2o14
licence nº 19 125
avec Lola Créton, Julien Honoré,
Florence Thomassin, Munkhtur, Wu Zheng
musique Ghédalia Tazartès | scénographie
et costumes Goury | lumières Rémi Nicolas