PrussianBlue - GOBELINS, l`école de l`image
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PrussianBlue #6 .le monde de l’art. hiver 2014 1 L'APPARTEMENT DE PIERRE BERGÉ NOTES SUR TANGER PAR LILIANE DELWASSE PAR NICOLAS COMMENT L 16334 - 6 - F: 10,00 GILLES BERQUET, OLIVIER DASSAULT, BERNARD FAUCON, OLA RINDAL, HENRY ROY - RD OÙ VA LA PHOTOGRAPHIE ? 3 BY PRUSSIAN BLUE PHOTOGRAPHE GUILLAUME DE SARDES sommaire © Bernard Faucon, La Boule de feu (détail) © Guillaume de Sardes L'APPARTEMENT DE PIERRE BERGÉ conseil / direction artistique / production P.10 OÙ VA LA PHOTOGRAPHIE ? P.22 © Nicolas Comment Notes sur Tanger www.candidandyoung.com P.118 d’art et écrivain. Elle collabore régulièrement à Art Press, et est notamment l’auteur de Photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Mauvais genre(s), Histoires d’ailleurs, Visages aux éditions du Regard, et de Pour un nouvel art politique, L’effroi du présent chez Flammarion. // Lucien Chardon, diplômé en physique des fluides, n’en est pas moins collectionneur. Il se passionne tout particulièrement pour les cabinets de curiosités et les objets insolites détournés de leur usage. // Christophe Chauville est critique de cinéma. Il a été rédacteur en chef du magazine Repérages de 2000 à 2010. Il collabore aujourd’hui à Arts, est devenu chanteur et photographe, représenté par la galerie VU’. Il a publié six livres chez Filigranes. Le dernier en date est Mexico City Waltz. // Liliane Delwasse, titulaire d’un doctorat de littérature comparée, est essayiste et journaliste. Elle a notamment collaboré au Monde, au Point et à L’Express. // Pierre Eugène est né en 1985 et vit à Paris. Il est doctorant en études cinématographiques à l’Université de Picardie Jules Verne et écrit ponctuellement // Keroppy Maeda est un journaliste et photographe japonais. Il s’intéresse particulièrement aux mouvements underground de son pays. // Élise Michel est née en 1981 d’un père vietnamien et d’une mère française. Après avoir fait ses études à l’IESA Paris en mobilier français XVIIe et XVIII siècles et objets d’art, elle se lance dans le courtage d'oeuvres d’art, l’organisation e d’expositions d’art contemporain et le soutien aux jeunes artistes. Elle collabore régulièrement au magazine Soon. // Daria Regnier, née à Saint-Pétersbourg, est diplômée de Sciences Po. Après avoir vécu à Milan et à Bruxelles, elle travaille aujourd’hui à Paris. Journaliste ainsi que photographe à ses heures, elle intervient notamment dans les domaines de l’art 6 Image de couverture : © Olivier Dassault pour les revues Art Press, Trafic et le site internet Critikat.com. // Maxime Lancien, après Le Monde diplomatique. Il écrit notamment sur l’Asie du sud, l’Océanie et la photographie. P// 6 ÉDITORIAL P// 9 COLLECTION PRIVÉE Pierre Bergé : ce qu’il a gardé P// 10 DOSSIER Où va la photographie ? P// 22 PAGES BLEUES : LE MARCHÉ ET SES ACTEURS P. 76 // EXPOSITION ET VERNISSAGE P. 84 // DÉCOUVERTE P. 85 la revue Bref, dédiée au court métrage. // Nicolas Comment, après des études aux Beaux- avoir étudié à Paris, Genève et Delhi, collabore désormais avec Libération, The Good Life et CONTRIBUTEURS DESIGN Sybille de Margerie, l’empathie du lieu P // 94 CRÉATION Les blondes platine attendent aussi P // 97 CINÉMA « Sleepless » ou les amants de la nuit P // 104 PORTFOLIO Workshop mode aux Gobelins, l’école de l’image P //108 CRÉATION P // 118 Notes sur Tanger LIFESTYLE : BIJULES BY JULES KIM P. 124 // YOUR LOVEBOX, LES ÉMOIS EMBOÎTÉS P. 127 // LES DOLLERS : POUR VIVRE HEUREUX, VIVONS MASQUÉS ! P. 128 et de la musique classique. // Florent Papin est diplômé de l’École Normale Supérieure de Cachan et de Sciences Po. Quand il ne prête pas sa plume à une ministre, il écrit de la poésie. // Raphaëlle Pireyre fait partie de la rédaction de la revue en ligne Critikat.com et collabore à Images de la Culture, Bref, L’Avant-scène cinéma. // Alain Rauwel, agrégé et docteur en histoire, enseigne l’histoire à l’université de Dijon. Ses travaux portent sur le régime de Chrétienté, ses institutions, ses rites, ses discours, sa culture visuelle, entre Moyen Âge et Temps modernes. Directeur de publication : Florent Papin Administrateurs : Xavier Desmaison, Pierre Herrero, Guillaume Jubin, Nicolas Ruscher Publicité : Patricia Bonnin // 06 60 81 31 37 Conseil distribution & diffusion // KD Presse // Kdpresse.com // 01 42 46 02 20 directeur de la création. Il a également été consultant pour des marques comme Kenzo ou Jean- Rédaction : 39 rue Jean-Baptiste Pigalle // 75009 Paris // contact@prussianblue.fr Directeur de la rédaction : Guillaume de Sardes Conseiller éditorial : Jean Tillinac Direction artistique : Guillaume de Sardes, Ada Seferi Secrétaire de rédaction : Alain Rauwel Comité éditorial : Neil Bicknell, Jean Clair, Xavier Desmaison, Dominique Fernandez, Ferrante Ferranti, Louis-Xavier Joseph, Patrick Mauriès, Christiane de Nicolay-Mazery, Alain Rauwel Abonnement (1 an/4 numéros) : France 40€ // Dom Tom 48€ // Reste du monde 52€ Société éditrice Prussian blue SAS au capital de 14 000€ Siret : n° 75162336400021 Siège social : 39 rue Jean-Baptiste Pigalle // Paris 9e ISSN : 2263-2557 Commission paritaire : 0717K91449 Dépôt légal : à parution Droits de reproduction textes et illustrations réservés pour tous pays. Claude Jotrois. Il développe actuellement une nouvelle activité de designer. Imprimé en Belgique par SNEL © Prussian Blue // Julie Terrasson est une journaliste et réalisatrice spécialisée dans les cultures alternatives, notamment au Japon où elle vit six mois par an. Elle est réalisatrice pour l’émission « Tracks » sur ARTE. Elle est également l’auteur de clips et de courts-métrages. // Jean Tillinac est un dirigeant d’entreprise. De formation philosophique et épistémologique (spécialiste de l’analyse ontologique des théories de la relativité et de la physique quantique), il a exercé dans les domaines variés de la politique, la presse, l’intelligence économique et les affaires publiques. // Sacha Walckhoff, diplômé de l’École des Arts et Techniques de la Mode de Barcelone, est styliste. Il travaille pour la maison Christian Lacroix depuis 1992, dont il est actuellement sommaire détailé contributeurs Dominique Baqué, ancienne élève de l’ENS, agrégée de philosophie, est universitaire, critique éditorial © Chill Okubo Lire poétiquement LES ÉDITIONS DERRIÈRE LA SALLE DE BAINS. LITTÉRATURE, POÉSIE, LIVRES D’ARTISTES ET TIRAGES LIMITÉS. Romantisme ? PAR GUILLAUME DE SARDES Au bar de l'hôtel Alba Opéra, Paris DERRIERELASALLEDEBAINS.COM © photographie gilles berquet L a vie de bohême : pas de cliché mieux ancré, et depuis plus longtemps, que celui de l’artiste menant aux marges de la société bourgeoise, joyeusement ou tragiquement, une existence d’un genre unique. Pour être un vrai créateur d’images, de poésie ou de musique, un créateur de formes en un mot, il faudrait se distinguer au premier regard du commun des hommes, par son apparence, ses rythmes de vie, ses fréquentations… C’est là un cliché un peu éculé, sorti des fantasmes du romantisme, et prompt à tomber dans le pittoresque. Mais n’y a-t-il que cela ? Ne faudrait-il pas aussi concevoir comme une incompatibilité essentielle entre la vie de l’artiste et celle du plus grand nombre ? Dans nos sociétés marquées par ce que l’on a coutume d’appeler le « processus de civilisation », la privatisation des sentiments, des émotions, des « passions » de la pensée classique, s’impose rigoureusement. Or le créateur, bon gré mal gré, fait son œuvre à partir de ce qu’il est, de ce qui le touche, le fascine, l’obsède… Il exhibe ainsi, que ce soit à visage découvert ou sous le masque, ce qu’il ne faudrait pas dire, ce qu’on ne saurait voir. Même les plus attachés à un formalisme contraignant ne se déprennent jamais tout à fait d’eux-mêmes. Céline le disait : « si on ne met pas sa peau sur la table, on n'a rien ». Être artiste, c’est donc nécessairement trahir les règles les plus sévères, parce que les plus implicites, du jeu social. Et cela peut conduire loin : Hervé Guibert notait à propos de Pierre Molinier qu’il avait vécu « comme mort, enfermé dans son œuvre, dans son atelier, comme dans un caveau ». C’est pourquoi l’effacement partiel, si post-moderne, de l’œuvre au profit de l’artiste n’est pas absurde. L’une procédant de l’autre, l’œuvre de Warhol ne pouvait pas être signée par un quidam. Qu’importe que Warhol ait joué de son image, jusqu’à en faire un produit à destination des mass-media, cela n’enlève rien à sa singularité. Les formes les plus radicales de la séparation avec le commun viennent souligner cette évidence : on est artiste, on ne choisit pas de l’être. Ce qui, selon qu’on est Molinier ou Warhol, tient de la grâce ou de la damnation. 9 Pierre Bergé : ce qu’il a gardé Par LILIANE DELWASSE photographie Guillaume de Sardes 10 11 collection privée collection privée Pierre Bergé à la fenêtre du bureau de la Fondation. 12 U n vaste rez-de-chaussée au fond d’une cour dans le VIe arrondissement de Paris. Une galerie classique en guise d’entrée, puis des salons en enfilade qui donnent sur un jardin de rêve, exceptionnel au cœur de la ville. C’est dans ce havre de paix et de silence que Pierre Bergé s’est réfugié il y a vingt-deux ans, alors que sa relation avec Yves Saint Laurent devenait difficile. « Ici tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté »… Autour du jardin s’ordonnent la salle à manger d’été ornée de barbotines fin de siècle, le bureau du maître de maison toujours garni de fleurs blanches où jacassent deux gracieux perroquets d’Amazonie, et d’où l’on aperçoit, dans une demi-pénombre, les murs sombres de sa chambre. Une lumière dorée, tamisée, baigne doucement les lieux. Ce n’est certes pas ici qu’ont sévi les adeptes du dépouillement, de la décoration par le vide et des éclairages halogènes. Plafonds peints, sièges capitonnés, tables en argent martelé, bouts de canapés chargés d’objets rares, toiles et sculptures composent le décor. On se souvient de ce que les media ont appelé « la vente du siècle ». Durant trois jours, dans le Grand Palais spécialement aménagé pour l’occasion, des milliers d’œuvres d’art achetées par le couple Saint Laurent – Bergé ont été vendues aux enchères. Le catalogue était le plus lourd jamais publié. Tableaux, meubles et objets sont partis aux quatre coins du monde. Des regrets ? « Non, je n’ai pas le temps d’avoir des regrets. Si, tout de même, je regrette un petit paysage de Degas que je n’aurais pas dû vendre. Il y a aussi des choses dont je n’ai pas voulu me défaire, comme cet oiseau de pierre qui était notre première acquisition, à Yves d’un objet, nous l’achetions sans nous poser de questions ni penser à l’endroit où il irait. Nous l’achetions parce qu’il nous plaisait, un point c’est tout. Après seulement, nous lui cherchions une place. À présent, lorsque j’achète, c’est pour et moi. Et d’autres, une dizaine environ, qui ne se sont pas vendues, comme un petit Picasso que je me réjouis d’ailleurs d’avoir conservé. La plupart des œuvres étaient restées rue du Bac, mais certaines étaient ici et j’ai dû les remplacer. » Ainsi ce paravent asiatique doré a pris sur un mur la place d’une toile d’Ensor, et ces petites consoles celle de leurs grandes sœurs vendues. une destination précise ; si je n’en trouve pas, je m’abstiens. » Ainsi ce bloc de cristal a été acquis tout exprès pour orner la table basse en verre au centre du grand salon. On voit que, s’il s’est défait de la fabuleuse collection rassemblée au fil des ans, Pierre Bergé n’a pas cessé pour autant de collectionner. Déjà dans sa jeunesse, il constituait des séries personnelles, bien à lui, où Yves Saint Laurent n’intervenait pas, par manque d’intérêt pour ces spécialités. Le petit salon d’hiver aux tentures brochées aubergine Du coup, la façon d’acheter de Pierre Bergé a évolué. « Quand Yves et moi étions amoureux 13 collection privée atelier d’artiste collection privée 14 15 collection privée collection privée 16 héberge ainsi, à côté d’un canapé douillet, une collection de vanités commencée il y a trois décennies. Plus de quatre-vingts vanités de grande valeur, en cristal, en ivoire, en bois précieux, s’offrent aux regards. Le maître des lieux a également continué une collection de masques. Égyptiens, africains, indiens, indonésiens, ils sont plus de quarante à fixer le visiteur de leurs yeux vides et inquiétants. Un beau portrait de Gide par Theo van Rysselberghe leur fait face et les contemple – Theo, le frère d’Élisabeth à qui André Gide avait fait un enfant… Un aigle en bois du début du XIXe siècle déploie ses ailes audessus d'une porte. Tout près, un bel oiseau de paradis multicolore s’accroche au mur. Mais la passion de toujours de Pierre Bergé, ce sont les livres. Il poursuit avec acharnement sa collection de bibliophile, une collection qui va des incunables à l’époque contemporaine. Il a fait l’acquisition voici quelques années de l’appartement du premier étage, situé juste audessus du sien, et de son propre aveu « s’est toqué » d’un décorateur italien qui l’aménage comme un palais transalpin. C’est là, face à une grande salle à manger, que se trouve la bibliothèque. « Je n’achète que des œuvres que j’aime, vous ne trouverez ici ni Camus, ni Malraux ! » Et de raconter : « j’ai beaucoup acheté chez Pierre Bérès, le plus grand libraire du monde, un personnage étonnant. Les trous que vous verrez dans les rayons sont dus à des prêts que j’ai consentis à la Bibliothèque de l’Arsenal. » Sur les rayonnages voisinent en bonne intelligence des romans russes en éditions originales, Tolstoï, Tourgueniev, plusieurs exemplaires de David Copperfield, dont l’exemplaire personnel de Dickens, des œuvres de Nerval, Cocteau, Éluard, Cendrars (une superbe Prose du Transsibérien illustrée par Sonia Delaunay), 17 collection privée 18 19 Céline, Yourcenar, Reverdy… Et encore Gide, « un auteur capital », Sade, Casanova, Flaubert, et tant d’autres. Avec orgueil et amour, Pierre Bergé montre la dédicace « Au maître des maîtres, c’est-àdire à Victor Hugo, j’offre avec tremblements la Tentation de saint Antoine ». Avec une signature : Gustave Flaubert. L’heureux propriétaire commente : « quand on est génial, on admire le génie ». Il s’attendrit en répétant « j’offre avec tremblements »… Les pudeurs des grands hommes émeuvent le collectionneur. Il se souvient aussi d’aventures cocasses : ce ravissant petit cerf en or aux cornes de corail posé sur une commode du grand salon ? Il avait complètement oublié qu’il l’avait donné à réparer depuis des mois, une corne s’étant fêlée. Il a eu grand plaisir à le récupérer quand l’artisan le lui a rapporté. Presque autant que si c’était une nouvelle découverte. 20 21 dossier dossier OÙ VA LA PHOTOGRAPHIE ? PAR DOMINIQUE BAQUÉ, PIERRE EUGÈNE, MAXIME LANCIEN, Guillaume de Sardes, JEAN TILLINAC 23 © Yves Trémorin - ADAGP 22 Yves Trémorin, NM 8, Lapin, 1993. dossier dossier DOMINIQUE BAQUÉ : APPROCHE CRITIQUE ENTRETIEN RÉALISÉ PAR GUILLAUME DE SARDES 24 Quelle place la photographie vous paraît-elle occuper aujourd’hui dans le monde de l’art, notamment face aux autres media ? Une place centrale, acquise difficilement. Aujourd’hui, plus personne ne la remet en question en se demandant si la photographie est un art. Elle a même dépassé la peinture en tant que medium de prédilection des artistes qui l’utilisent davantage. Il a fallu un siècle pour en arriver là. Désormais que la question de sa légitimité ne se pose plus, voilà qu’elle est concurrencée par les arts vidéos et numériques ! Sans doute parce que depuis cinq ou dix ans la photographie s’essouffle en France et en Europe. Qui va prendre la relève de Lewis Baltz, Nan Goldin, Jeff Wall ou Cindy Sherman ? Il y a bien Antoine D’Agata, dont l’œuvre est importante, mais il a plus de cinquante ans. Chez les jeunes, je ne vois pas. Dans l’ensemble, la production française me paraît inférieure à la production allemande ou américaine. Comment la place de la photographie a-t-elle évolué ? Selon vous, que sera-t-elle dans le futur ? Elle a évolué très lentement et difficilement, comme je le disais. Mais il est vrai qu’on partait de loin. Au milieu du XIXe siècle, favoriser l’émergence des avant-gardes des années 20-30 qui se sont définies contre lui : le Bauhaus en Allemagne, le Vhutemas en Union soviétique, le dadaïsme, qui font franchir une étape radicale à la photographie, qui est pour la première fois considérée pour elle-même. Puis vient la photographie humaniste, si peu intéressante. Il faut attendre les années 80 pour que la notion de « photographie plasticienne » se mette en place, laquelle intègre la photographie à l’histoire des arts plastiques. L’émergence de la photographie plasticienne se fait concomitamment à une grande effervescence théorique, marquée par la publication des livres de Susan Sontag et de Roland Barthes, par l’ouverture des premières galeries et des premières écoles dédiées à la photographie, ainsi qu’à la tenue de colloques universitaires sur ce sujet. Quant à savoir ce que la photographie va devenir, on peut espérer que face à la généralisation de son usage vernaculaire, via les téléphones portables, et à sa diffusion générale via Facebook, Twitter, etc., une nouvelle photographie exigeante (ré)affirme sa spécificité. Baudelaire la qualifiait de pratique obscène renvoyant à la bourgeoisie son propre reflet. Les peintres y voyaient un ennemi à abattre. Aussi la cantonnait-on au documentaire. La première tentative pour la faire entrer dans l’art a été le pictorialisme à la fin du XIXe siècle : une sorte de métissage destiné à rapprocher la photographie de la peinture, qui demeurait le grand référent. L’intérêt de ce courant a surtout été de Quelles sont les principales tendances de la photographie contemporaine ? La photographie contemporaine vit encore sur l’héritage de l’école de Düsseldorf, de la photographie de l’intime et du renouvellement formel induit par l’arrivée du numérique. Mais tout ça manque de vitalité, et le nécessaire renouvellement tarde à venir. Je constate cependant un renouveau de la photographie 25 Mathieu Pernot, Fanny, Barcelone, 2004. dossier dossier Guillaume Herbaut, image de la série Oswiecim, 2004-2005. Guillaume Herbaut, image de la série Oswiecim, 2004-2005. 26 27 documentaire. Alors que le photojournalisme, le reportage sont morts, de jeunes photographes inventent des écritures nouvelles, circonscrivent un univers personnel. C’est le cas de Guillaume Herbaut qui se rend sur des lieux que l’histoire a frappés : Tchernobyl, Hiroshima, Auschwitz, etc. C’est un travail discret et sans effet, mais qui vous happe. Selon quels critères peut-on juger de la qualité d’une photographie ? C’est la question la plus difficile. Je me la pose avant d’écrire chacune de mes chroniques pour Artpress. Le problème a été posé par Kant dans la Critique de la faculté de juger : on ne peut passer outre la subjectivité, mais on ne peut s’en contenter. Il y a donc au mieux, dans tout jugement, une aspiration à l’universalité. Comme critique, je me rends compte que j’oscille : j’aime défendre les œuvres auxquelles je crois, mais j’écris aussi sur des artistes qui ne me touchent pas pourvu que je sente qu’ils font une œuvre. C’est le cas quand je suis en présence d’une écriture photographique singulière, d’une vision du monde personnelle, d’une cohérence générale du propos, même si le travail est amené à évoluer avec le temps, et enfin que ce que je vois me « donne à penser », pour reprendre les mots de Kant. cher du monde, sans comprendre qu’ils n’en seront au mieux que les imitateurs… La valeur d’une œuvre se confond-elle avec la valeur que lui attribue le marché de l’art ? Certainement pas, et heureusement ! Des photographes remarquables ont une très petite cote. L’entrée de la photographie dans le marché de l’art a pour conséquence désastreuse l’uniformisation de la production. Beaucoup de jeunes artistes travaillent à la « manière de ». Ils sont nombreux, par exemple, à appliquer les recettes d’Andreas Gursky, parce qu’il est le photographe le plus Quels sont les jeunes artistes qui vous paraissent intéressants ? Ma dernière découverte est Dorothée Smith, qui repense le monde d’aujourd’hui à travers une œuvre à la fois conceptuelle et très sensuelle. Je citerai aussi volontiers des artistes un peu plus âgés, comme Mathieu Pernot – notamment son dernier travail sur les prisons et Les Hurleurs –, Cyprien Gaillard et son esthétique de la ruine, Yves Trémorin et son approche dossier dossier « bataillienne » des corps et des objets. J’en oublie, bien sûr… Mais comme je vous l’ai dit, j’ai le sentiment que la relève des grands photographes des années 70 n’est pas encore arrivée. Ou alors si discrètement qu’elle n’est pas encore identifiée. Il faut un peu de recul pour repérer les personnalités intéressantes, les courants. Il est aussi possible que ce soit une question de génération, car je m’aperçois que je peine à entrer dans l’univers des personnes de vingt ans… Ceux que je connais ont une démarche qui me choque : ils ont adhéré au cynisme du marché de l’art. La photographie n’est pour eux qu’un projet de carrière, non une nécessité existentielle. BERNARD FAUCON OU LA PERSISTANCE DU MOUVANT PAR PIERRE EUGÈNE Il se passe toujours quelque chose dans les photographies de Bernard Faucon. Il s’y passe d’autant plus de choses que les photographies nous passent peu, voire se passeraient même un peu de nous : ces instantanés qui ne semblent faits ni pour témoigner, ni pour documenter, ni même pour illustrer, on les comprend mieux si l’on imagine que c’est à travers l’œilleton d’une boîte à lumière, ou subrepticement via un trou de serrure, que l’on en surprend leurs scènes. C’est un peu comme si ces images ne nous avaient pas attendus pour commencer et qu’on arrivait en retard, sans ménagement : on doit s’en accommoder. 28 Dorothée Smith, C19H28O2 (Agnès), installation transdisciplinaire. Production le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains, 2011. Courtesy Galerie Les filles du calvaire La première série des « Grandes vacances » (1976) montre des mannequins d’enfants plongés dans les décors puissants du Luberon, s’adonnant à tout un ensemble de rituels festifs et obscurs. Les images sont faussement simples, et ne semblent douces qu’à la première vue qui unifie tout l’ensemble : lorsqu’on se rapproche, les scènes se décomposent, se disloquent — le temps gît dans les détails. Faucon réalise ici ses premières mises en scène photographiques, et dans ces « naturesmortes-vivantes » le geste de disposition est déjà moins purement spatial que temporel : il vise moins une fin symbolique où percerait du sens qu’une faim chronophage, dévoratrice de temporalités. Les scènes sont trop concrètes, leur rendu trop durement matériel pour être Autoportrait, 1967 (série Le Temps d'avant). rêveur ; elles n’en restent pas moins assez puissamment rituelles pour s’apparenter à des scènes primitives. Il y a comme une sourde machination dans ces instantanés où perce une foule de mouvements aberrants : d’inertes mannequins aux gestes déjà arrêtés avant la prise de vue côtoient des flammes saisies abruptement, plaquées comme des traînées de couleur. En superposant le mobile et l’immobile, le souvenir intime à sa recréation photographique, le paysage éternel avec la mise en scène éphémère (le décor était déconstruit dès la prise de vue faite), le photographe accuse une certaine cruauté dans la durée, qui s’oppose à la part de sentimental de l’instantané. Les nombreuses mises à mal ou mises à mort de mannequins (ou ce qui revient au même, la 29 dossier dossier 30 31 Les Images (série Évolution probable du temps, 1981-1984). disposition de nourriture ne rendant que plus manifeste, presque obscène, cette sujétion à l’état d’objet), ont l’apparence de sacrifices sur l’autel des Vanités de la photographie. Graduellement, l’apparition de vrais garçons au milieu des mannequins les achèveront, leur seule présence suffisant d’emblée à ramasser le sujet de l’image, comme aimanté au vrai corps. La série suivante, « Évolution probable du temps » (1981), visera à atténuer quelque peu ce pouvoir d’inscription trop prégnant, en le noyant dans des paysages, en le morcelant ou n’en gardant que les ombres. Les jeux de temporalités laissent place à de véritables énigmes, des théorèmes fondus, des diagrammes éclatés dans le décor. Les « Chambres d’amour » (1984) parachèveront Le Télescope (série Les Grandes vacances, 1977). ce désir d’explorer la valeur d’évocation du lieu pour lui-même, lorsque la présence est devenue si évidente qu’il n’y a plus besoin de la montrer pour la convoquer. Pures scènes encadrées, les photographies de Faucon ont toujours été closes sur elles-mêmes, n’admettant aucun dehors, aucun hors-champ. Faire du lieu une boîte à durée où les évènements possibles, passés ou futurs, sont circonscrits aux strictes combinaisons du décor, c’est signer l’amour par un lieu, qui en est plus que le tombeau : le moule. Confondre intérieur, intériorité et pure surface sensible (pleine de signes) équivaut à dire « le plus profond c’est la peau » (Valéry) ; et les murs fissurés, tachés, délavés – vivants en somme – deviennent la projection parfaite, comme une peau retournée, d’un corps aimé. Les « Chambres d’or » (1987) iront plus loin dossier dossier 32 33 Feu d'artifice (série Évolution probable du temps, 1981-1984). dans ce sens, la couleur de l’or insaisissable devient suffisante pour exprimer la présence. À elle seule, elle remplace et efface tous les autres signes devenus superfétatoires : les images s’évident de plus en plus, deviennent plus mates. À ce point limite, « Les Idoles et les sacrifices » (1989), ne peuvent que divorcer en deux lieux irréconciliables, ayant chacun leur destin propre. Un paysage noyé par l’obscurité de la couleur rouge, un corps devenu support de la lumière : l’or s’est divisé, tel un matériau radioactif, en ses composantes (couleur et brillance). Les séries suivantes (« Les Écritures », 1991, « La Fin de l’image, 1995) suivront chacune l’une des deux voies à travers l’inscription de mots ou phrases : Le Petit canif (série Évolution probable du temps, 1981-1984). la première en lettres « grandeur nature » à travers des paysages du monde, la seconde en inscriptions sableuses au creux de peaux. Manières de fermeture, confrontations tour à tour au plus lointain et au plus proche. Bernard Faucon clôt ici son travail photographique, dont on perçoit bien qu’il est une constante localisation du temps. Le moment, la durée d’un affect (souvenir, amour, saisissement) est le véritable sujet de la photo, qui se fait le témoin de sa matérialisation concrète. Plutôt que de jouer sur la représentation, le figuratif, le vrai et le faux, Bernard Faucon s’est résolu, via le médium photographique, à construire à la main de vrais moments imaginaires, pour faire la fête (c’est-à-dire aussi la chasse) au temps. dossier dossier DE L'AIR DU TEMPS ENTRETIEN PAR MAXIME LANCIEN Grand voyageur et fin gourmet, Bernard Faucon est un pionnier de la mise en scène photographique. Son œuvre, cyclique et poétique, fut réalisée entre 1976 et 1995, date à laquelle il y met un terme volontairement. Il se dégage de ses séries articulées autour de sept grands thèmes, des « grandes vacances » à « la fin de l’image », un Unheimlich soigneusement orchestré. Exposé près de 250 fois depuis ses débuts, et notamment chez Léo Castelli à New York, Yvon Lambert, Agathe Gaillard et VU' à Paris, c’est en décembre 2005 que la Maison Européenne de la Photographie (MEP) lui consacre une rétrospective. Parcourant les plus belles routes du monde pour la suite d’« été 2550 », depuis sa Provence natale à l’Extrême-Orient et l’Amérique du Sud, l’homme allie aussi l’Image au Texte, insatiable de partager son expérience du réel. 34 Que vous inspire l’air du temps ? L’air du temps ce n’est pas le temps, déjà ! (Rires). J’ai toujours été très sensible à l’air du temps : éprouver, ressentir, précisément, la palpitation du moment qu’on partage avec les autres... être contemporain. C’est subjectif, bien sûr, on peut se tromper, on a toutes les chances de se tromper. Mais j’ai eu besoin de croire que je sentais, que je savais. À présent il est probable que l’air du temps m’échappe complètement. Ressentir l’air du temps, c’est épidermique ? Pas vraiment, c’est ce qui remonte de l’être profond d’une époque. Ce n’est pas juste la mode. La mode ne colle qu’accessoirement à l’air du temps, il y a beaucoup d’alternances gratuites dans la mode. L’air du temps est du côté de ce dont parlait Foucault : ce qui est simultané et contemporain. Je l’ai observé autrefois avec la photographie : des tendances, des thèmes, des sensibilités, qui surgissaient en même temps dans des lieux et des cultures éloignés, en l’absence de communication apparente. Vous pouvez le qualifier aujourd’hui ? Est-ce l’âge ou une spécificité de l’époque ? Il me semble qu’il y a un relâchement, que cette sensation s’est diluée. À l’heure du partage global, qu’est-ce qu’on partage ? qu’en est-il du présent ? Le monde recule et avance trop vite en même temps, on ne sait plus. Peut-être que cette question n’a plus de sens. Qu’est ce que vous inspire la politique ? Je ne sais pas si on vous pose ce genre de questions d’habitude. Non, pourtant j’aime ces questions bateau. Mes amis qui font des études de marché ne viennent jamais m’interroger, je le regrette ! J’aime bien donner mon avis sur des questions futiles ou dont j’ignore tout. Je te réponds donc ! Je n’ai aucune illusion sur le politique, la marge d’action est devenue trop faible, on ne réforme, on ne légifère que sur des conneries. En revanche, contrairement à l’air du temps qui se défoule sur eux, je trouve les hommes politiques plutôt estimables ! Il me semble, qu’au-delà de leurs ego risibles, la plupart d’entre eux paient beaucoup de leur personne. Les vrais salopards sont ailleurs, invisibles. C’est une chance, en démocratie, que certains acceptent de se coltiner le sale boulot. 35 Les Petits bâteaux (série Évolution probable du temps, 1981-1984). Quid des réseaux sociaux ? Je les fuis ! C’est de la folie de s’y livrer. Tout le monde le sait et tout le monde y va. C’est sans doute un lieu d’expérimentation fantastique, mais il faudrait être très avisé pour en tirer plus de liberté que d’asservissement. Je suis fasciné par cette contradiction entre la volubilité des échanges, l’omniprésence légère et délicieuse du connecté, et l’autre face de marbre de l’information gelée pour l’éternité. Et l’ordinateur dans tout ça ? L’ordinateur non connecté c’est un peu différent. C’est le plus bel objet du monde, le grimoire absolu, le rêve millénaire de mémoire en tous sens navigable. Tout ce qu’on sait, tout ce qu’on aime, tout ce qu’on a expérimenté ressuscitable en un instant. Aimeriez-vous avoir vingt ans aujourd’hui ? Je rêverais d’avoir vingt ans pour voir ce que dossier dossier Trouvez-vous votre compte dans ces deux temporalités ? Oui, c’est un plaisir de passer entre les mondes. Le Funambule (série Les Grandes vacances, 1977). La Neige (série Les Idoles et les sacrifices, 1991). va être le monde dans 20 ou 30 ans. J’ai une curiosité folle de ce que sera le monde qui vient. Nous avons expérimenté une profondeur de la subjectivité, une distance entre notre moi et celui des autres. Le nouvel homme serat-il encore humain ? Qui sera cet individu de plus en plus isolé dans son narcissisme, et paradoxalement interchangeable ? Pour reprendre le titre de votre livre, à quoi ressemblera Paris en 2550 ? C’est ça que j’aimerais savoir. 36 Il n’y a pas d’images qui vous viennent à l’esprit ? Non, je suis incapable de me projeter. Je rêve le réel - c’est ce que j’ai fait avec mes mises en scène - mais je l’aime trop pour anticiper ce qu’il sera. Le futur, je voudrais y être, je n’ai aucune envie de l’imaginer. Selon vous, quelle est la catastrophe du monde ? Le catastrophisme est tentant, il donne de la saveur à la vie, j’ai toujours été catastrophiste vis-à-vis de moi-même. L’inconnu qui vient, après la mort de Dieu, après la mort de l’homme, c’est peut-être ça la catastrophe... ce qui ne veut pas dire la fin. Quel genre d’humain ? Nous avons connu un certain régime d’humanité, donné un certain sens à l’individu. Peut-on opposer le temps asiatique au temps européen ? Oui, je le crois. Il y a plusieurs « Asies », le Japon n’est pas la Chine, qui n’est pas l’Asie du sud-est, ni l’Inde. Mais un point commun est justement ce temps différent. Notre temps à nous est linéaire et tragique, c’est une course désespérée vers un âge d’or toujours repoussé. On piétine le passé, on avale le futur, on est dans une dynamique aussi épuisante que grisante. Cette ivresse-là n’existe pas en régime asiatique, en régime bouddhiste pour parler vite. La vitesse jouissive, l’idolâtrie de l’instant, sont inconnues. On a l’impression en « bouddhisterie » que le temps s’est matérialisé, que rien n’a jamais eu lieu, ou que tout a eu lieu déjà, c’est le contraire du sablier, c’est une eau qui se répand, un truc qui imbibe, qui imbibe tout à l’infini. Qu’est-ce qu’il y a là-bas, la sérénité ? Non, pas plus qu’ici ! La dramatisation en moins, mais le drame reste entier. Un jour, dans mon village au Laos, il y avait une fête, un orchestre, des chanteuses, une soirée bon enfant. Et tout d’un coup, j’ai vu des gens fendre la foule en se tenant le ventre. Au bout de quelques instants, j’ai vu le sang, j’ai compris. Trois grenades avaient été jetées près de la scène, il y a eu cinq morts. Deux jours après on n’en parlait plus. Mais qui a fait ça ? On ne sait pas. Un possible règlement de compte entre bandes. À la limite, un acte gratuit, produit de la vacuité, de la non importance de tout, de l’ennui... Allez-vous retourner en Asie ? J’en reviens. D’une magnifique rétrospective en Corée, seul pays d’Asie où je m’étais toujours ennuyé jusque-là. Mais la Corée change à toute vitesse, elle devient un modèle pour tous les jeunes du continent. La présentation de l’expo, le soin du détail, la générosité de l’accueil, étaient dignes de ceux que j’ai connus au Japon. Ensuite, je suis allé au festival photo de Christian Caujolle à Phnom Penh. Mes « Chambres d’or » étaient exposées en extérieur, devant le temple qui a donné son nom à la ville. C’était très joli. Et les photographes du futur ? Pardon, pour moi la photographie est terminée. On fait des photos, tout le monde est photographe, j’en fais aussi. On continuera indéfiniment à en faire pour documenter la vie, le monde, mais l’art, l’esthétique photographique, me semblent clos. C’est pour cela que les purs photographes sont rares, la vidéo, l’installation, ne sont jamais loin. Évidemment l’oeil photographique n’a pas disparu, celui qui sait voir, discerner, choisir parmi les millions d’images. La fin de la photographie est-elle irrévocable ? Je dois t’avouer que j’ai été bluffé par une expo au festival de Phnom Penh, celle d’un jeune Français, Vincent Stoker. Il a accompli, sublimé, un thème récurrent, particulièrement goûté des photographes et fort ennuyeux : la photo de ruines, de lieux abandonnés, de friches industrielles. Le résultat est époustouflant. Ce qui veut dire qu’il ne faut jamais clore trop vite, qu’il restera toujours quelques lignes à écrire ! La photographie n’était pas pérenne? Ou bien circonscrite au XXe siècle ? Son histoire a duré plus de 150 ans, mais comme pour la fin du roman, annoncée par « le nouveau roman » au siècle dernier, ça continue ! Quelle est la dernière image que vous ayez faite ? C’est la dernière d’une série qui s’appelle « La fin de l’image », c’est un mot écrit sur un fragment de corps, je ne sais plus lequel : le mot « fin » tout simplement. (Rires) Fin (série La Fin de l'image, 1993-1995). 37 38 39 La Douzième chambre d'amour, 1985 (série Les Chambres d'amour). Chambre en hiver, 1986 (série Les Chambres d'amour). dossier dossier 40 Pourquoi avez-vous à ce moment-là ressenti la nécessité de mettre un terme à ce travail ? Cela vient de loin, l’idée de clore, un jour, était là dès le début, j’avais même imaginé que la photo s’arrêterait à la fin de ma série des mannequins. Dans l’évolution de mon travail c’était un bon moment pour finir. J’avais fait le tour de ce que j’avais à dire en photographie, je voulais éviter la répétition, l’affadissement. Mais il y a aussi le changement de notre rapport à l’image. La manière dont j’ai pratiqué la photographie appartient au passé. On est entré dans un nouvel âge de l’image où la référence au réel objets. La goutte d’eau qui nous pousse à bifurquer est toujours très banale, très existentielle. On en a marre, on a envie de dire assez ! n’a plus d’importance. Quelles images vous stimulent aujoud’hui ? Les images sources, les images de l’univers, les paysages de Mars ! De préférence celles qui n’ont n’a pas été vues par un oeil humain. La mise en scène est une des caractéristiques de vos photos. Comment en aviez-vous l’idée ? Oui, j’ai été un de ceux qui ont inventé (si l’on peut dire, elle était là dès le début) la mise en scène photographique dans les années 70-80. Mais j’ai surtout l’impression d’avoir trouvé la pratique dont j’avais besoin. Ce juste équilibre entre le décor naturel et l’intervention, ce que j’ai appelé : fictions vraies. Les mises en scène venaient de sensations complexes, mélange de choses vécues, de souvenirs précis, et d’extrapolation onirique ou métaphysique de souvenirs d’enfance. C’était très abstrait au début, j’avançais peu à peu vers le concret, le contenu proprement dit de la scène, le choix des éléments. Était-ce de la nostalgie ? Non, ce n’était pas de la nostalgie. J’ai plongé dans mon passé, dans mon enfance, comme dans un réservoir illimité de sensations, de rêves, de vertiges. La nostalgie de l’enfance était un carburant. La pesanteur de l’organisation pour les mises en scène a-t-elle contribué à cette fin de l’image ? Oui, il y avait la lassitude de trimballer les Vous souvenez-vous de la date de cette dernière image, était-ce symbolique ? Non, non. C’était en 1995, mais je ne me rappelle pas la date exacte. Toutes ces mises en scène étaient liées à des cycles ? Oui, c’était très organique, des séries se succédaient, s’engendraient les unes les autres. Quid des images sacrées ? Des icônes ici ou en Asie ? Je les ai usées, vidées, elles n’ont plus de pouvoir sur moi depuis longtemps. C’est aussi pour ça que j’ai arrêté de produire des images. Vous ne visitez plus les galeries photos ? Je regarde de loin. Une énième galerie a ouvert dans ma rue récemment, je suis allé voir sa première expo, j’ai cru rêver, c’était une expo photo de MJC d’il y a quarante ans ! L’art d’aujourd’hui il faut le chercher hors des galeries. Vous avez mêlé texte et image dans vos précédents ouvrages, est-ce toujours le cas ? Oui, j’ai toujours écrit, mais avec beaucoup de difficultés, mes premiers jets sont terribles. À force de remettre sur le métier, je finis par y arriver, parfois même à être content de moi. Nous préparons un livre avec la galerie VU et les Éditions de l’Œil, sur « Le temps d’avant ». Le temps d’avant, c’est celui d’avant les mises en scène, un état d’inconscience, d’innocence. Je braquais mon objectif 6 x 6 sur des couchers de soleil, des visages, des arbres, c’était très primitif. J’écrivais aussi. C’est un livre avec les textes et les images de l’époque, très « vintage ». Et quel est ce projet sur les routes ? Quand cette idée des routes a été claire dans ma tête, il y a trois ans, j’ai eu la sensation merveilleuse, avec bien sûr le bémol des ans, l’émoussement des capacités d’étonnement, d’avoir trouvé mon moyen d’expression. Plus de trois décennies après le déclic de la mise jamais eu le sentiment de conduire une œuvre. Et là, peut-on parler de nostalgie ? Oui, effectivement, mais en fait non. La nostalgie, même aujourd’hui où j’aurais toutes les raisons de l’éprouver, reste une énergie, un carburant. Mon désespoir est de plus en plus grand, mais je ne regrette pas, je ne regrette rien. Il faudrait juste renaître ! Et pour terminer, qu’est-ce que signifie pour la photographie cette idée de perte de la notion d’auteur ? en scène, un nouveau moyen d’expression. C’est parti du jeu de filmer en voiture dans l’axe de la route. Tous les appareils photo incluant depuis longtemps une fonction vidéo, c’est tentant. Concrètement, je déroule, je lis le récit de ma vie sur des routes que je filme un peu partout dans le monde. Une « auto-biographie ». Un voyage dans le temps que je superpose à un voyage autour du monde. Ce déroulé produit un effet hypnotique très particulier, on se laisse emporter, à la fois somnolant et éveillé. C’est un dispositif romanesque plus qu’un film. Cela fait partie de son changement de statut. Il n’y a plus d’auteurs dans la mesure où le monde est photographié à chaque instant par des millions, des milliards d’objectifs. Il y a toujours un regard photographique mais il n’est plus derrière l’objectif, c’est celui qui élit, qui choisit dans le magma des images. Le photographe est devenu éditeur. Quelles routes avez-vous sillonnées ? Des routes qui me plaisent. En Asie, en Amérique du Sud, au Maghreb. J’adore celles de Provence, mais elles sont difficiles à filmer à cause des véhicules de tourisme particulièrement hideux qui les empruntent. Courtesy Galerie VU' Comment ce travail s’intègre-t-il dans votre œuvre ? En rupture, en continuité ? Je ne sais pas ce qu’est l’œuvre, je pars toujours de la vie. J’ai éprouvé au cours de ma vie, à certains moments, la nécessité de produire, d’extérioriser, mais je n’ai La prise de vue vous paraît-elle moins importante que l’édition qui la suit dorénavant ? Oui, l’instant photographique de CartierBresson fut un moment sublime de l’histoire de l’image, mais nous sommes passés à autre chose. É É DITIONS DE L'OEIL, 2014 120 pages, 25€ 41 dossier dossier GILLES BERQUET, UN MAÎTRE SI DISCRET ENTRETIEN ET PHOTOGRAPHIE PAR GUILLAUME DE SARDES 42 L’essentiel de votre œuvre photographique est érotique, à moins que vous ne préfériez parler de pornographie. Pourquoi avoir choisi cette voie ? Je n’aime pas tellement le terme érotique appliqué à mon travail. C’est le mot qu’on emploie à propos des photos de charme ou les romans un peu mièvres, qui visent à éveiller les sens sans trop les bousculer. Je pense que ce n’est pas le cas de mes photographies qui sont davantage dérangeantes qu’excitantes. On ne peut pas non plus parler de pornographie, même si je joue avec certains de ses codes, une forme de concupiscence du regard ou la violence des jeux sexuels. Au final, mes photographies déçoivent le voyeur par la complexité du message qu’elles délivrent. Pour clore la polémique entre érotisme et pornographie, disons que j’ai choisi de parler du corps et de sexualité à une époque (au début des années 80) où cela manquait cruellement dans le domaine de l’art. J’ai fait mes études aux Beaux-Arts où il n’était pas encore question de photographie, dans aucune des écoles en France (L’école Nationale de Photographie d’Arles n’a été fondée qu’en 1982). J’ai obtenu mon diplôme Peinture en 1980 à Aix-en-Provence, en présentant un travail abstrait, dans la lignée de mes professeurs issus du groupe Supports/ Surfaces, avec un goût particulier pour l’expressionnisme abstrait américain. Une voie toute tracée si ce n’est que j’avais le désir de représenter le corps, qui m’a finalement poussé vers la photographie. À l’évidence, il me semblait plus crédible d’exprimer cela en photographie, pour son aura de vérité et sa valeur de témoignage (à cette époque elle n’était encore qu’argentique). Il me paraissait essentiel que les scènes que j’allais montrer soient réelles et pas seulement imaginées comme ce serait le cas en peinture. La lecture de Roland Barthes (La Chambre claire) fut déterminante dans le choix du médium pour traiter le sujet qui m’occupait : ainsi savait-on que « cela a été ». Pour répondre à votre question, la voie que j’ai choisie est plutôt celle de la Photographie que celle d’un simple thème en photographie. L’essentiel de mon œuvre est obsessionnel, mais en regardant ce travail vous verrez qu’il est nourri de bien d’autres choses qui ont trait à la photographie en général et en particulier à son histoire. Mes premiers travaux sont avant tout des hommages à la photographie primitive. Le fétichisme qui s’en dégage est lié au support même de la photographie, cette feuille de papier mince et sensible qui transporte les émotions en plus de l’image d’un corps exhibé. Diriez-vous que vos images font signe vers le fétichisme? Voilà un terme que je peux pleinement revendiquer, car le fétichisme a porté mon œuvre, du moins au début. Ma rencontre avec les photographies de Pierre Molinier a été prépondérante dans mes choix esthétiques. Il fut peintre toute sa vie mais c’est probablement avec la photographie qu’il s’exprima le mieux et qu’il se fit remarquer. Chez Molinier, ce n’est pas seulement le corps photographié qui est le fétiche, c’est la photographie elle-même, c’est-à-dire le tirage. Il utilisait un papier très mat, d’une grande sensualité, et n’agrandissait jamais ses images de manière à préserver l’intimité de la photographie avec celui qui la regarde (la possède). C’est vraiment l’esprit du fétichiste sexuel qui vit sa passion en secret ou dans un cercle d’initiés. Cela pourrait paraître un peu anachronique avec l’idée que l’art doit communiquer au plus grand nombre, mais peut-être faut-il être fétichiste pour comprendre la passion d’un autre fétichiste. D’un point de vue esthétique, 43 dossier dossier 44 le fétichisme est un moyen de modeler le corps à la façon d’un sculpteur. Qu’il s’agisse de corsets contraignants, d’escarpins vertigineux ou de bas couturés, il n’y a pas d’accessoires fétichistes qui ne préparent le corps à une forme bien précise de cérémonie amoureuse, où l’apparence tient un rôle essentiel. Si le fétichiste souhaite arrêter le monde sur l’image d’un corps ainsi paré, alors la photographie est le moyen idéal pour satisfaire sa folie. Pour ma part, j’avais vraiment envie d’ouvrir le cercle et montrer mes photographies dans des galeries d’art contemporain. Je me suis avant tout attaché à publier mon travail afin qu’il soit vu par un large public, mais également parce que le livre était tout simplement le meilleur support pour sa diffusion. Contrairement à la peinture ou la sculpture, lorsqu’elle est reproduite dans un livre, la photographie est toujours une photographie : pas de changement d’échelle ni de différence d’aspect ou de matière, aucune perte ne vient contrarier le plaisir de l’œil. Si on distinguait deux catégories de photographes, ceux qui font des clichés de la vie (Robert Frank, Nan Goldin, Larry Clark, etc.) et ceux qui la mettent en scène (Helmut Newton, Duane Michals, Sarah Moon, etc.), vous appartiendriez à la seconde. Comment vous viennent vos idées ? Avez-vous des sources d’inspiration? Comment choisissez-vous vos modèles et les vêtements ? C’est curieux que vous citiez Nan Goldin et Larry Clark en exemple de la première catégorie d’artistes qui font des clichés de la vie, car si je fais plutôt partie de la seconde, à l’évidence, il faut noter que mon premier galeriste à Paris fut Gilles Dusein (Galerie Urbi et Orbi) qui montrait également Nan Goldin et Larry Clark en France, à une époque où ces deux-là n’étaient pas encore dans nos musées puisqu’ils étaient considérés comme infréquentables. Ce jeune galeriste représentait également le travail de Pierre Molinier et fut le premier à exposer les Polaroïds d’Helmut Newton. Ainsi il faut bien reconnaître que la frontière entre ces deux catégories est (heureusement) poreuse. En ce qui me concerne, j’ai un peu de mal à choisir ma place car mon travail repose sur ce que j’appellerais une « vérité jouée ». Il ne s’agit certes pas de clichés de la vie comme en témoignent les travaux de Nan Goldin ou Larry Clark, mais mon implication dans mes photographies est différente de celle d’Helmut Newton, et n’a rien à voir avec Sarah Moon qui a pourtant un univers personnel très marqué. Je me rapproche de Nan Goldin dans la mesure où je participe aux expériences (sexuelles en l’occurrence) abordées par mon travail (voir en particulier les séries d’autoportraits avec modèles dans les années 90). Ainsi je ne suis pas un journaliste qui illustre avec un certain recul les pratiques sexuelles déviantes de ses contemporains, mais un acteur à part entière de ces pratiques. La notion de « vérité jouée » implique cependant une mise en scène de la réalité et sa représentation différée. La maîtrise et le façonnage de la lumière contribuent grandement à dissocier les faits de leur représentation. Cette forme de distanciation participe à faire que mon travail s’inscrit dans le domaine de l’art, et non dans celui de la pornographie, en créant un univers fantasmatique qui est ma signature. Le choix des vêtements et autres accessoires est dicté par le désir de représentation d’une effigie féminine assez simple, qui présente l’avantage de satisfaire la plupart des spectateurs, masculins comme féminins, en fournissant à chacun la matière pour 45 Marie, 2013. dossier dossier 46 47 48 49 dossier dossier qu’autant de femmes acceptent de poser pour moi ! Je n’ai pas vraiment de réponse à cette question si ce n’est que je travaille avec la plupart des personnes qui me font l’honneur de me contacter, le plus souvent par mon site internet. On peut donc penser que ce n’est pas moi qui choisis mes modèles mais l’inverse. Gilles Berquet dans son atelier. 50 imaginer son histoire selon ses fantasmes et sa compréhension de la scène. L’originalité de la démarche réside cependant dans le fait que j’ai longtemps fabriqué de toutes pièces, ou seulement modifié, mes accessoires tels chaussures, gants ou corsets, afin qu’on n'ait jamais l’impression d’être dans un monde ordinaire et identifiable. Depuis dix ans j’ai évacué la plupart de ces oripeaux fétichistes avec le désir de simplifier mon discours (de même pour le décor qui est passé du baroque-drapé-rétro au cube blanc), à l’exception des chaussures à talons dont je ne parviens pas à déchausser mes modèles… Concernant le choix de ces modèles, c’est la question qui m’est le plus souvent posée, car au vu des images on s’étonne probablement De ce point de vue, Mïrka fait sans doute exception. Elle est à la fois votre femme, votre muse, en même temps qu’une artiste. Comment travaillez-vous ensemble? Lorsque nous nous sommes rencontrés en 1994, elle s’intéressait à des mouvements artistiques que j’avais un peu délaissé comme les futuristes italiens, et à des artistes singuliers tel Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dont j’ignorais à peu près tout. Nous avions surtout en commun une certaine culture underground nourrie de la lecture des auteurs de la Beat Generation, William Burroughs en tête, et un intérêt particulier pour l’univers fétichiste de John Willie, Irving Klaw, Stanton… et les autres illustrateurs, photographes, éditeurs clandestins de l’Amérique puritaine de l’après-guerre. Notre première collaboration fut cependant photographique et Mïrka devint rapidement un modèle exclusif. Elle s’investit dans le rôle et en fit une activité artistique à part entière. Elle n’était pas un simple modèle mais Mïrka Lugosi jouant sa personne dans les photographies de Gilles Berquet. À partir de là, nous avons commencé à mettre en commun nos idées et nos inspirations afin de les développer au sein d’une œuvre protéiforme. Elle s’est mise à peindre sur les tirages des photographies dont elle était le modèle, d’une certaine façon pour se réapproprier son image. Elle dessinait d’après mes photographies, tandis que je m’inspirais de L'artiste Mïrka, épouse de Gilles Berquet. ses propres dessins. Nous filmions également notre vie qui tournait presque exclusivement autour de notre activité artistique. C’est très enrichissant de travailler ainsi, d’autant plus sur ces univers captifs que sont les nôtres, qui ne font pas l’unanimité parce qu’ils sont marginaux et qu’ils bousculent les convenances. Très vite nous sommes arrivés à une sorte de fusion, au point que nous ne savions plus lequel des deux était l’initiateur des images que nous produisions ensemble, ou chacun de notre côté. Aujourd’hui, nous avons repris une certaine indépendance, car nous travaillons l’un comme l’autre sur des sujets plus universels comme le paysage, qui ne nécessitent pas une telle fusion. C’est une autre façon de confronter nos univers qui continuent à évoluer côte à côte, jamais très loin. Dans une série récente qui s’appelle La Photographe, je mets l’accent sur la confusion qui existe à l’origine dans le rapport modèle/ photographe, qui pose l’éternelle question de savoir qui du modèle ou du photographe fait l’image. Dans le cadre de cette série, je représente Mïrka en position d’opérateur face à mon modèle. Je réalise la prise de vue par-dessus, selon un angle suffisamment large pour inclure dans le champ de l’image mes deux protagonistes entourés des restes du festin que fut la séance de travail qui a précédé. C’est une photo que je prends toujours à la fin, quand nous en avons fini, comme un moment de récréation qui devient alors moment de re-création. Le point de vue zénithal donne l’impression que la photographie est prise depuis un autre lieu, en toute discrétion, depuis les cintres d’un théâtre, et les objets épars donnent le sentiment d’une image volée ou d’un reportage. L’idée de cette série m’est venue en 51 dossier dossier Nora, 1981. 52 étudiant les photographies que Mïrka prend de son côté (comme une petite souris selon ses propres termes) pendant mes séances avec modèles. Ainsi elle capte avec un autre œil, et surtout sous un autre angle, les scènes que je construis avec minutie pour être photographiées selon un point de vue unique, frontal, réfléchi, et par là même limité. C’est la pratique la plus enrichissante, mais aussi la plus frustrante qu’on puisse imaginer dans un tel contexte, car je réalise souvent combien je me suis trompé en découvrant les prises de vue faites de l’envers du décor par mon assistante Mïrka. Ses images m’apparaissent parfois plus intéressantes que celles que j’ai soigneusement préméditées, et c’est tout l’intérêt de l’expérience qui me permet Jessy & cat, 2013. de nourrir mon travail d’autres choses que la simple répétition de ce que je maîtrise parfaitement pour l’avoir pratiqué de nombreuses années. Je pense que le plus grand danger pour un créateur est de trouver son style et de s’en satisfaire. Ma collaboration/confrontation avec Mïrka est sans doute la meilleure épreuve pour m’éviter ce triste écueil. C’est dire que votre travail est appelé à évoluer encore. Imaginez-vous déjà dans quelle direction ? Je suis vraiment curieux de tout ce que l’ère numérique apporte à la photographie. Cela change complètement la conception et le développement du travail. Le numérique 53 Porteuse de nuage, 2002. 54 55 Mïrka photographe, 2013. dossier dossier donne une grande liberté d’expression, repoussant d’autant les limites de la photographie argentique. Cependant, les deux techniques cohabitent au sein de mon œuvre, comme les membres d’une même famille. Le dialogue s’enrichit du va-etvient entre la tradition et la modernité qui sont en fait deux manières d’appréhender le temps dans le processus de création : gagner du temps et savoir en perdre résume assez bien le cheminement de mon travail. De fait, il m’est difficile de décider d’une direction à prendre car je me pose comme un observateur, mais depuis qu’elle est devenue numérique la photographie est aussi devenue plus facile. Pour cette raison j’imagine assez bien reprendre le dessin dans un futur proche, comme un exercice de musculation. 56 On peut tenter de cantonner la photographie contemporaine à la démarche réfléchie d’un certain nombre de photographes accrédités Artistes ou Photoreporters, mais il devient difficile de les dissocier de l’ensemble des preneurs d’images. L’accès universel à internet met tout le monde sur le même plan de visibilité en prenant de vitesse les galeries et la presse, si bien que nous sommes tous photographes et potentiellement artistes, photoreporters. Le contexte n’en est que plus dynamique et la photographie contemporaine plus critique. Si effectivement la photographie est devenue plus facile, elle n’en reste pas moins une arme pour provoquer, dénoncer ou mettre en garde, aussi bien qu’un support à l’enchantement. Je pense qu’elle n’a pas fini de muter, elle est comme flottante sur un magma en ébullition. Plus largement encore, où vous paraît aller la photographie contemporaine ? À moins qu’elle ne décide de faire marche arrière, ce qui me paraît peu probable, l’avenir de la photographie semble porté par les nouveaux gadgets technologiques qui, à défaut de nous rendre plus intelligents, créent instantanément de nouvelles pratiques addictives et compulsives. À ce niveau, je constate que la photographie souffre d’une sorte de boulimie qui l’enfle comme une baudruche sans jamais l’apaiser. Selon les statistiques, plus d’un milliard de photographies sont prises chaque jour dans le monde, pour une grande majorité avec des smartphones dans le seul but d’alimenter les réseaux sociaux. Un nouveau gadget porte le nom évocateur de « narrative clip » : une fois installé à la boutonnière, il prend une photo toutes les trente secondes de notre vie. Il suggère en attendant de le démontrer que la photographie pourrait tout à fait se passer du photographe. OLIVIER DASSAULT, DE LA LUMIÈRE À LA CLARTÉ PAR JEAN TILLINAC PORTRAIT GUILLAUME DE SARDES 57 Olivier Dassault dans son appartement parisien. « La clarté, […] juste répartition d’ombres et de lumières » (Goethe). Un matin de 2013, sur la place de la Concorde bondée, une voiture s’arrête brusquement et se gare. Son occupant se précipite vers le coffre, en sort nerveusement un vieux Minolta, puis se jette au milieu des voitures, pour trouver l’angle parfait. Un rayon de lumière sur une poutrelle de la grande roue des Tuileries a arrêté son regard, « comme une révélation », et il s’agit de capter cet Tessa, 2012. instant, d’impressionner la pellicule comme la rétine l’a été avant elle. Le chauffeur, inquiet, a beau gesticuler, le photographe ne remontera à bord qu’une fois obtenu ce qu’il est venu chercher – ou plutôt ce qui est venu le chercher : un rayon de lumière, une image, une impression. Lorsque l’on interroge Olivier Dassault sur sa pratique de photographe d’art, un mot lui vient immédiatement aux lèvres : la « passion ». Un terme tellement galvaudé qu’il faut patiemment retracer le parcours dossier dossier artistique de celui qui est aussi homme d’affaires et homme politique, pour lui redonner son sens. Il faut dire que la personnalité est complexe, clivée pourrait-on dire de l’extérieur. De fait, ils sont peu nombreux ceux qui peuvent, à quelques minutes d’intervalle, évoquer le travail (prémonitoire ?) de Ernst Haas, disserter sur le statut anticonstitutionnel de la rétroactivité de la loi fiscale, puis d'enchaîner sur le retro-engineering en matière aéronautique. Et encore moins nombreux à pouvoir le faire, non pas de manière théorique, mais comme praticien de ces domaines… Naître Dassault, être un Dassault. Voilà l’équation existentielle qui se pose sans détours. Bien sûr, la situation a ses avantages, on le verra, mais pas forcément ceux auxquels on pense. L’héritage peut être un fardeau pour certains, il sera plutôt pour Olivier une charge positive (presque au sens électrique du terme), une exigence stimulante. Point de jérémiade sur la difficulté à s’inscrire dans une telle lignée, sur le désir paradoxalement puéril de « se faire un prénom ». La famille intervient au contraire comme une source d’inspiration : « Faire bien et le faire beau ; faire beau et le faire bien » aurait pu être la devise des Dassault, elle sera le vade-mecum d’Olivier. Un vade-mecum dénué de toute nostalgie, pour celui qui aime citer Camus, qui considérait que « la vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent. » La photographie va alors s’imposer comme un chemin de traverse entre diverses activités, mais un chemin de traverse qui s’avèrera évidemment la voie structurante. 58 Sillage, sans date. Lors de visites soporifiques de temples grecs, le jeune Olivier se met à l’écart et tente quelques clichés sur un Instamatic, qu’il abandonne vite pour un Minolta – dont il ne se séparera plus – que lui ramène son père d’un séjour japonais. « Tiens, au lieu de chahuter avec ton frère, fais des portraits de ta sœur », aurait intimé Serge, sans ménagement, à l’ado d’alors. Le portrait, première passion artistique, immédiatement mise au service d’une autre passion du jeune Dassault… Invité dans les rallyes de la bonne société parisienne, Olivier Dassault troque en coulisse son smoking pour un blouson de cuir, et écume les soirées en offrant aux jeunes donzelles de réaliser leur portrait. L’objectif avoué (« obtenir leur numéro de téléphone ») est atteint le plus souvent. Mais les clichés se révèlent vite ne pas être de simples prétextes : les portraits de cette époque que l’on peut voir aux murs de son bureau de l’avenue Montaigne témoignent, derrière leur candeur, d’un travail de la lumière sophistiqué, d’une réelle maîtrise technique, et surtout d’un regard en devenir. Ce regard, la vie littéralement exceptionnelle que mène Olivier Dassault va certainement le nourrir, le former, le forger. Pilote d’exception, détenteur de plusieurs records du monde de vitesse, il connaît le mouvement comme peu de gens, et les ciels comme personne. Le privilège familial, c’est avant tout ici qu’il faut le chercher. De ces rencontres offertes à peu, il produira un recueil en 2005 (Ciels, aux Editions Cercle d’Art) récapitulant des séries en quadruple impression. On y retrouve sa maîtrise de l’ouverture et son goût de la surimpression, 59 dossier cinéma dossier cinéma 60 61 Londres, sans date. dossier dossier Archinovo, 2010. 62 toujours en manuel, et toujours d’actualité. Facétieux, l’artiste aime garder sa part de mystère. À une collectionneuse l’interrogeant sur sa technique pour les quadruples surimpressions de Ciels, il indique : « j’étais aux commandes, en palier et j’ai pris la première impression ; puis j’ai mis l’avion sur la tranche, puis sur le dos et enfin sur l’autre tranche. Bref, j’ai fait un tonneau à facettes. » La figure, extrêmement complexe, est théoriquement possible en Falcon, a fortiori pour un pilote expérimenté. La réponse plonge l’admiratrice dans la perplexité. Et Olivier Dassault de la rassurer, goguenard : « ou peut-être, plus simplement, suis-je resté en palier, et ai-je fait faire le tonneau à mon appareil photo… » Du pilote, de l’ingénieur, l’influence se ressent dans toutes les œuvres, pas seulement les célestes. Le souci d’ordonnancement géométrique, s’il dessine bien les contours d’une sorte de « tribalisme du quotidien », manifeste par-dessus tout le souci d’une construction maîtrisée (n’interdisant cependant pas non plus les « bonnes surprises » comme il le reconnaît volontiers). Une construction qui, par sa répétition, produit l’effet philosophique de l’inquantum de Maître Eckhart : un redoublement où le terme apparaît d’abord dans son sens existentiel puis essentiel. Dans cet authentique reduplicatio à la manière scolastique, le prédicat se perd alors dans l’opération logique, syllogistique, de l’impression multiple, pour céder la place à la pure révélation. « J’aime créer des mutations entre la réalité et sa reproduction, et dévoiler par mes choix d’angles et de cadrage une nouvelle forme d’esthétisme. » Nulle part, Olivier Dassault ne semble avoir théorisé sa quête mystico-mathématique du « nombre d’or » de la composition photographique. Il ne propose pas d’arrièreplan conceptuel à son travail. Pour lever – un peu – le voile sur son esthétique, il faut donc retourner à la passion. A ses passions. Car Olivier Dassault réfute sans la moindre hésitation l’idée d’un individu clivé entre ses activités politiques, artistiques ou entrepreneuriales. Il parle d’ailleurs spontanément d’une « belle » loi à propos d’un projet de loi fiscale, ou d’un « beau » discours adressé à ses managers. Et c’est alors dans le souci formel de la « simplicité » que l’on peut récapituler les différentes facettes de cet artiste capable d’effectuer un virage serré en plein vol aux commandes de son jet, pour capter la meilleure oblique d’un rayon de soleil effleurant les nuages… 63 Winter, 2010. dossier dossier LA DÉLICATE POÉSIE D’OLA RINDAL ENTRETIEN ET PORTRAIT PAR GUILLAUME DE SARDES artiste. Sa manière d’être m’a influencé davantage que ses photographies, même s’il y a chez lui une sensibilité aux détails qui me touchent. De ce point de vue, je le trouve vraiment très fort ! Et par la suite ? Quand je suis arrivé à Paris, en 2001, j’ai commencé de collaborer au magazine Purple, qui était alors dirigé par Elein Fleiss et Olivier Zahm. J’y ai acquis une grande liberté, notamment sous l’influence d’Anders Edström, qui renouvelait la photographie de mode en faisant des images simples, presque minimales, avec des modèles non maquillées. C’est sans doute lui qui m’a le plus inspiré. Aujourd’hui encore je suis et j’apprécie son travail. Il photographie le quotidien, la banalité. Si bien qu’on se demande parfois ce qui l’a poussé à faire telle ou telle image. C’est passionnant ! plus effacé. Mes images sont empreintes de mélancolie. Quel rapport votre travail entretient-il avec les autres arts ? J’apprécie la peinture, les tableaux de Munch par exemple, mais c’est sans conséquence sur mes images. C’est la même chose pour le cinéma, qui fait partie de mon univers, de ma vie, sans qu’il influence directement mon travail. Pour moi, il y a une autonomie du médium. Je suis d’ailleurs davantage poète que narrateur, c’est pourquoi la photographie, qui fixe une émotion, un instant, me convient bien. Le jeune photographe que vous étiez a pourtant bien été influencé ? Oui. Je dois beaucoup à Tom Sandberg, dont j’ai été l’assistant à Oslo. Son style photographique « moderniste » – il aimait le nu académique, les infinies nuances de gris, etc. – ne me plaisait pas tellement. Je le jugeais old school. Mais il avait une présence, une aura. Il était la première personne que je rencontrais qui vivait la photographie en La mode vous paraît-elle un bon support à la création ? Non, mais il faut nuancer. Il y a deux sortes de photographes de mode : les mercenaires qui réalisent des images très contrôlées, souvent en direct par le directeur artistique, et une poignée de photographes-auteurs dont une marque « achète » l’univers et laisse libre de travailler seul avec le mannequin. Il y a Juergen Teller, Viviane Sassen, Mark Borthwick, Ellen 64 Ola Rindal au bar Le Mistral à Paris. Vous travaillez régulièrement pour de grandes marques, comme Louis Vuitton ou Maison Martin Margiela, tout en menant un travail plus personnel de photographe-auteur. Quel a été votre itinéraire ? J’ai fait des études de photographie à Göteborg, en Suède, en même temps que JH Engström. Mais à la différence de ce dernier, je n’appartiens pas à l’école suédoise, dont les maîtres sont Christer Strömholm et Anders Petersen. Cette photographie très proche du sujet, qui tient de la performance, ne me correspond pas. Je suis plus à distance, von Unwerth et Terry Richardson. Tous me paraissent réussir à imposer leur personnalité dans le cadre de commandes. Juergen Teller, par exemple, est un vrai « personnage » qui crée sur le plateau une ambiance unique. Cela lui permet de réaliser des images faussement simples, que personne d’autre ne pourrait faire. Car elles sont très liées à sa personnalité. J’aimerais être comme eux, mais je n’y parviens pas : mes photographies de mode ne font pas partie de mon œuvre, et je ne voudrais pas qu’elles soient publiées ailleurs que dans les magazines qui me les ont commandées. Parlons donc de votre travail personnel. Comment le définiriez-vous ? Qu’est-ce qu’une bonne image, selon vous ? Mon travail est une collection d’images du quotidien. D’abord disparates, elles prennent un sens après que je les ai réunies en série. Le travail d’édition est important. Toutes mes photographies dénotent un intérêt pour la lumière et l’émotion. Une photographie est bonne quand elle est personnelle. Quand elle rend compte de ma manière de sentir et de regarder le monde. Je cherche à faire des images qui séduisent et déstabilisent, à travers lesquelles passe une vibration, quelque chose de très subtil. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Je prépare un livre sur Paris. Non pas sur ce que la ville peut avoir d’iconique, mais sur le Paris qui sent la pisse. Je fais chaque jour à pied le trajet qui sépare mon appartement de mon bureau, dans le 18e arrondissement. Il me faut vingt minutes environ. J’ai toujours un appareil avec moi, ce qui me permet de faire une image quand quelque chose m’arrête. Je photographie d’abord sans intention, puis je commence à organiser les clichés dans une série, et enfin je complète celle-ci en faisant 65 quelques images volontairement. Night (into the woods), 2009. Night (horse at night), 2009. Road and van, 2013. Ci-contre, Man running, 2007. 69 dossier dossier HENRY ROY, UNE ÉCRITURE SI PERSONNELLE ENTRETIEN ET PORTRAIT PAR GUILLAUME DE SARDES comme objective. Mais il se trouve que j’étais là pour réaliser une campagne de publicité et qu’on m’avait logé dans un bel hôtel. J’ai donc privilégié ma perception de cet hôtel. Je suis toujours à la recherche d’un point de vue singulier, une distorsion dans le traitement du sujet. Comment travaillez-vous ? Je planifie peu. Je suis dans un état d’acuité constante, de recherche perpétuelle. Et soudain une image arrive, puis une autre. La série s’élabore toute seule. Vos images ne sont donc pas mises en scène ? Certaines le sont, mais ces mises en scène sont des situations vivantes. J’ai besoin d’entretenir une relation intense à la vie : j’aime me laisser submerger par la situation, envahir par les images. Je crée des photographies et dans le même temps cette création façonne ma vie. Il y a des allers-retours entre les deux. J’aime l’idée d’observer, de ressentir et de réagir. 70 Henry Roy à l'hôtel Alba Opéra, Paris. Où en est la photographie ? La photographie est un langage qui est aujourd’hui en pleine mutation. De manière imagée, on pourrait dire que l’intérêt s’est déplacé du mot à la phrase. Une photographie pouvait être un objet précieux, unique, spectaculaire ; elle prend désormais tout son sens dans une séquence. L’image fonctionne, plus que jamais, en série. C’est que la multiplication des clichés a dévalorisé la photographie en tant qu’icône. L’autre évolution est l’abandon de l’idéologie, dont la photographie humaniste était l’expression, au profit de la subjectivité. On ne discourt plus sur le monde, on se raconte à travers lui. On soumet consciemment le réel à son désir. Votre travail serait-il une manière de documenter votre vie ? Je n’aime pas cette idée de « documenter ». Je dirais plutôt qu’il rend compte de mes expériences. Par exemple, quand j’ai séjourné à Yaoundé (au Cameroun),)s’il s’était agi de documenter cette ville, j’aurais pu montrer la pauvreté, l’incurie, la prostitution, etc., c’est-àdire aborder cet environnement d’une manière considérée, d’un point de vue occidental, dans la photographie. Une photographie est un fragment de vie à partir duquel on rêve, comme une phrase est une suite de mots à partir desquels chacun se construit sa propre idée des choses. Personne ne lit exactement le même livre. Vous réalisez beaucoup de portraits. Qu’est-ce que c’est pour vous ? Le portrait tel que je le conçois est une forme de relation, une façon d’approcher quelqu’un. Et pourtant presque tous mes portraits sont, en quelque sorte, volés, au sens où je cherche le moment où la conscience de poser s’atténue. C’est une expérience toujours forte pour la personne photographiée, car elle met en jeu l’image de soi, avec ce que cela comporte de fragilité. Êtes-vous influencé par d’autres photographes ? Je ne crois pas. Ce qui m’intéresse, c’est justement de me dégager des influences, des références que j’ai pu avoir, pour construire un travail personnel. Néanmoins, et bien que je ne sois pas dans la même énergie, ma démarche se rapproche de celle des photographes qui traitent de la questio n du journal, comme Nan Goldin ou Wolfgang Tillmans. Au fond, c’est moins de la photographie que je tire mon inspiration que du cinéma, de la littérature, de la musique, et de tout ce qui, dans la vie, sollicite mes sens. C’est cette part d’altérité que l’on peut trouver dans la photographie qui me retient. Quel rapport voyez-vous entre la photographie et la littérature ? Il y a une dimension abstraite de la littérature que je retrouve et que j’aime 71 Paris, 2012. dossier dossier 72 73 Bretagne, 2013. Rome, 2012. dossier les pages bleues : le marché et l'actualité de l'art SOMMAIRE LE MARCHÉ ET SES ACTEURS Suzanne Tarasieve, portrait La percée de la photographie russe contemporaine Entretien avec Jo Vickery Le Prix Sciences Po pour l’art contemporain P// 76 exposition et vernissage Rencontre avec Romain Lena & Marzio Villa Redécouvrir Vallotton Les Minotaures de Sacha Walckhoff P// 84 74 DÉCOUVERTE Golnar Adili, conjurer la perte Et David devint Bacchus Yaoundé, 2002. P// 90 le marché et ses acteurs le marché et ses acteurs SUZANNE TARASIEVE, PORTRAIT Suzanne Tarasieve dans sa galerie Loft 19. 76 Une peau pâle de poisson des abysses, une chevelure rousse-dorée, de fines lèvres rouge sang, les yeux gris-vert transparents, Vivienne Westwood est assise nue sur une banquette XVIIIe, les mains posées sur les cuisses de ses jambes écartées. Plus grande que nature, la styliste anglaise sourit au spectateur. L’image est de Juergen Teller. On est à Paris Photo sur le stand de la galeriste Suzanne Tarasieve. Celle-ci a choisi de ne présenter cette année que le photographe allemand, enfant terrible et chéri de la mode, à travers un triptyque de très grand format et une série réalisée avec Charlotte Rampling. Un choix radical qui fait paraître bien convenus et timorés les stands des galeristes alentour. De l’avis des amateurs, l’édition 2013 de Paris Photo aura été celle de Suzanne Tarasieve. Du sien, ce ne fut pas une mauvaise année, puisqu’elle a vendu à un collectionneur l’un des tirages monumentaux – 42 000€ tout de même. On la retrouve quelques semaines plus tard dans sa galerie du 19e arrondissement. L’espace, le second qu’elle possède à Paris, est vaste mais hospitalier avec sa bibliothèque, ses grands canapés et sa longue table autour de laquelle on peut dîner après les vernissages. Avec Alain Gutharc ou Philippe Jousse, Suzanne Tarasieve compte parmi les rares galeristes parisiens qui découvrent des talents, puis les soutiennent en dépit de tout. Elle a ainsi fréquenté Berlin dès après la chute du mur et y a rencontré les membres de l’école de Düsseldorf. « C’est également à Berlin – poursuit-elle – que j’ai découvert, chez une artiste, le travail de Boris Mikhaïlov. Il m’a fallu beaucoup de temps et de patience pour le convaincre de me montrer ses photographies. Et plus encore pour qu’il me les confie en vue d’une exposition. Si j’ai persévéré, c’est que je savais qu’il était un grand artiste. De retour à Paris, j’ai rendu visite au collectionneur Marcel Brient, qui a regardé la série et a dit : je prends tout. Cela s’est souvent passé de cette façon avec le travail de Boris. Lorsque je l’ai exposé pour la première fois à la Fiac, en 2010, tout a été vendu. » Suzanne Tarasieve a toujours pris ce genre de risque : à 29 ans déjà elle vendait son appartement pour financer sa première galerie à Barbizon. Sans doute la fortune sourit-elle aux audacieux, mais il fallait tout de même qu’elle ait un œil pour réussir où tant d’autres ont échoué. Sans cela auraitelle pu représenter des artistes de réputation mondiale, comme Georg Baselitz ou Juergen Teller ? Le plus plaisant est la manière avec laquelle elle accueille ce succès : sans vanité. Sans non plus s’obliger à lisser son personnage : chevelure peroxydée, taille de guêpe, talons hauts et manteau léopard, Suzanne Tarasieve semble s’affirmer pour cacher une fêlure. C’est sans doute ce qui la rend proche de la complexité des autres, pleine de bienveillance envers la rareté. « J’aime la provocation intelligente. Je trouve ça drôle », confie-t-elle en souriant. Et c’est sans doute pourquoi les artistes l’aiment. Juergen Teller, Vivienne Westwood No.6, > London 2009, 2009, Digital C-type, 274,32 x 182,88 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Suzanne Tarasieve, Paris. © Guillaume de Sardes PAR GUILLAUME DE SARDES 77 le marché et ses acteurs le marché et ses acteurs LA PERCÉE DE LA PHOTOGRAPHIE RUSSE CONTEMPORAINE Présentation et entretien PAR Daria REGNIER 78 Alors que la cote des photographes occidentaux les plus prisés les tient hors d’atteinte du commun des collectionneurs, le marché de la photographie russe contemporaine rencontre un intérêt croissant. En attestent les récentes ventes conclues par de grandes maisons, ou lors de salons prescripteurs. A l’Est, du nouveau ? Sans doute est-il prématuré de parler d’Eldorado : l’exemple de Boris Mikhaïlov, né en 1938, est toutefois emblématique de la nouvelle – et tardive – reconnaissance dont jouit la photographie russe. Après une première apparition à la FIAC en 2010, l’artiste effectuait deux ans plus tard l’une des meilleures ventes du salon avec son triptyque de la série Sots Art (1982-83) acquis par François Pinault pour un montant demeuré confidentiel. Une consécration qui fait écho à la redécouverte d’Alexandre Grinberg (1885-1979), ramené à la lumière par Olga Sviblova, fondatrice et directrice du Multimedia Art Museum Moscow (MAMM), à qui l’on doit la percée de la photographie russe sur la scène internationale. « Nous avions commencé à introduire Grinberg sur le marché au milieu des années 1990, et je suis ravie de voir qu’aujourd’hui à Londres ses œuvres se vendent pour plus de 20 000 livres », indique-t-elle. Des dizaines d’autres photographes, actifs notamment dans les années 1960-1980, période très prolifique en URSS, pourraient connaître une trajectoire similaire, comme Igor Mukhin, Guorgui Pinkhassov, Alexandre Slussarev et Nikolay Bakharev. La jeune photographie russe entend profiter de l’appel d’air créé par les aînés. Qu’ils exercent à Moscou (Petr Lovigin), Paris (Alexeï Vassiliev), Munich (Julia Smirnova) ou New-York (Evgenia Arbugaeva), les jeunes photographes russes peuvent compter sur un réseau de galeries occidentales défendant et valorisant leur travail. Pour des tarifs s’échelonnant de 3 000 à 7 000 euros, leurs tirages s’acquièrent dans les galeries Nailya Alexander Gallery (New York), Priska Pasquer (Cologne), ou encore Galerie Sator et Russian Tea Room (Paris), pour ne citer que les acteurs les plus à la pointe du marché. Favorisé par des conditions d’export avantageuses, la photographie contemporaine n’étant pas considérée comme « héritage culturel des peuples de la Fédération de Russie », le marché russe se maintient largement grâce à ses clients étrangers. Pour les photographes russes et leurs marchands, l’enjeu des années à venir sera de bâtir un marché domestique viable. Car si le grand public russe apprécie la photographie, il la considère encore comme un objet d’art exclu de la sphère marchande. La faiblesse du marché tient aussi à une relative méconnaissance de l’histoire de la photographie. « Les gens pensent qu’il y a eu Rodtchenko et puis Helmut Newton ! » s’exclame Mark Kobert, fondateur du Salon Photographique de Moscou, contraint de consacrer autant de temps à éduquer le public qu’à promouvoir de nouveaux artistes. Les marchands russes ont toutefois des raisons d’espérer : bien que ce soient les grands maîtres qui attirent les foules, Mark Kobert constate que les jeunes photographes sont ceux qui enregistrent le plus de ventes. Les maisons de vente ne sont pas en reste et se positionnent aussi sur ce marché émergent, pour des prix parfois inférieurs à ceux proposés en galerie. Phillips de Pury ou Piasa mettent ainsi régulièrement aux enchères des lots que les estimations mettent à la portée de nombreuses bourses – d’autant que le nombre d’invendus demeure étonnamment élevé. Malgré leur estimation basse, entre 1 000€ et 1 200€, les photographies de la série « Alphabet of gestures » d’Igor Savtchenko n’ont ainsi pas trouvé preneur en 2011. Pas plus que celles de Sergey Maximishin, lauréat du World Press Photo, dont les tirages étaient estimés entre 1 500€ et 2 000€. La vente « Changing Focus » organisée par Sotheby’s en juin dernier (lire l’interview de Johanna Vickery), a quant à elle marqué un tournant sur le marché secondaire de la photographie russe, avec l’introduction d’une nouvelle génération de photographes des années 1980-2000, jusqu’ici peu représentée. 79 Les jeunes photographes russes misent donc sur l’international pour percer. Une situation largement imputable au caractère balbutiant du marché de la photographie en Russie, qui survit grâce aux achats des musées, fondations et grandes entreprises. Grâce aussi aux expatriés et aux étrangers achetant sur place. Pour le galeriste moscovite Sergey Popov, ces acheteurs contribuent fortement à la découverte et à la diffusion internationale des artistes russes ; à l’instar d’Olga Chernysheva, dont plusieurs œuvres ont été acquises par le MoMA. Alexey Titarenko, image tirée de la série City of shadows. le marché et ses acteurs le marché et ses acteurs Entretien avec Jo Vickery, directrice du département d’art russe chez Sotheby’s Avec Changing focus, c’est la première fois que Sotheby’s organisait une vente de photographie contemporaine russe. Comment s’est-elle déroulée ? Changing Focus a marqué une étape importante pour le marché de la photographie contemporaine russe et d’Europe de l’Est : mettant aux prises collectionneurs russes et acheteurs occidentaux, elle a révélé la montée de l’intérêt international pour ce type d’œuvres, et mis en lumière la réévaluation du genre intervenue ces dernières années. Il y a eu une concurrence fantastique pour le Marin de Mikhaïlov. L’œuvre a déclenché une vraie guerre d’enchères, et fait plusieurs déçus : estimée entre 5 000 et 7 000 £, elle a été adjugée à 20 000 £. 80 Antanas Sutkus, Jean-Paul Sartre en Lituanie, 1965. Comment a évolué l’image de la photographie russe sur le marché de l’art depuis les années 2000 ? La photographie russe du début du XXe siècle est très connue des collectionneurs ; mais tout ce qui s’est fait depuis 1960 l’est beaucoup moins. En dehors de la Russie, cette période est totalement inconnue. Beaucoup de professionnels en Russie essaient de changer les choses, notamment la fondation IRIS, qui a récemment soutenu de nouvelles publications, des projets photographiques et l’exposition russe à la Biennale de Houston l’année dernière. Enormément d’efforts doivent encore être consentis, mais cela va venir. Les collectionneurs sont-ils prêts à suivre le mouvement ? Oui. Tant les collectionneurs d’art contemporain russe que les amateurs de photographie élargissent peu à peu leurs acquisitions, en se décentrant des débuts de la photographie russe pour s’intéresser également aux œuvres plus récentes. Lors de notre vente, la photographie d’art fut la plus prisée, mais je pense que les œuvres réalistes ont aussi un potentiel sur le marché. Quels sont pour vous les plus importants photographes aujourd’hui en Russie? Y a-til une corrélation avec les prix auxquels se vendent leurs œuvres ? Pour un artiste comme Boris Mikhaïlov, sans doute le photographe le plus important de l’ex-URSS, la corrélation est évidente ; notre vente l’a prouvé. Mais il y a aussi d’autres artistes que je juge extrêmement importants et talentueux, comme Vladimir Kupriyanov et Antanas Sutkus, qui doivent encore développer leur potentiel marchand. Je pense aussi au photographe saint-pétersbourgeois Alexey Titarenko, qui rencontre un intérêt croissant et que je serais prête à présenter lors d’autres ventes. 81 Boris Mikaïlov, sans titre (série Luriki). le marché et ses acteurs le marché et ses acteurs LE PRIX SCIENCES PO POUR L’ART CONTEMPORAIN Pourquoi avoir créé un prix d’art contemporain à Sciences Po ? Depuis son lancement en 2010 par quatre étudiants, le prix poursuit une double ambition : promouvoir la jeune création et sensibiliser à l’art contemporain. Il est frappant de constater que de nombreux étudiants de Sciences Po imaginent que l’art contemporain est un milieu fermé, où les jeunes n’ont pas leur place. Le but du prix est de leur prouver le contraire. © Guillaume de Sardes par florent papin 82 Heryte Tefery Tequame, directrice artistique du prix au café La Fourmi, Paris. Fondé en 2010, le Prix Sciences Po pour l’art contemporain récompense chaque année le travail d’un créateur de moins de 35 ans établi en France. Les esprits bourdieusiens décèleront sans doute une stratégie de champ dans cette initiative, par laquelle deux positions dominantes se renforcent mutuellement : celle d’une institution universitaire formant et reproduisant les élites, et celle d’un univers volontiers perçu comme un club sélect, réservé aux initiés et aux puissants – qui, passée l’entrée, ne font pas nécessairement un. À ce soupçon de l’entre-soi, il est raisonnable d’opposer deux observations. Premièrement, Sciences Po a engagé un authentique compagnonnage scientifique avec l’art contemporain. Sous la houlette de l’éminent Bruno Latour, l’institution a monté un passionnant programme d’expérimentation en arts et politique, au sein duquel chercheurs et artistes travaillent de concert à représenter autrement les enjeux du monde contemporain, pour ouvrir de nouveaux espaces d’action collective et dépasser une certaine crise du politique. Deuxièmement, les motivations du prix et celles des étudiants qui l’organisent trahissent plus certainement une passion généreuse qu’une arithmétique sociologique. Heryte Tefery Tequame, étudiante en Master communication et directrice artistique du prix, nous en a en tout cas convaincu. Par quels moyens ? En soutenant de jeunes artistes tout d’abord : il est important de montrer que les nouvelles générations sont parties prenantes du monde de l’art, et qu’à ce titre, l’art contemporain est en mesure de parler un langage d’aujourd’hui, disant quelque chose de notre temps. Ensuite, le prix est conçu de telle sorte qu’il puisse impliquer le plus grand nombre d’élèves possible : l’équipe organisatrice, composée exclusivement d’étudiants, est renouvelée à chaque édition ; un élève participe systématiquement au jury ; des événements autour de l’art contemporain sont organisés tout au long de l’année. Nous allons par exemple lancer dans les prochaines semaines un projet collaboratif, « Is this art ? », où les étudiants seront amenés à questionner les modalités du jugement artistique, à partir d’objets ou de situations qu’ils auront photographiés et partagés sur Instagram. Enfin, complémentaire au prix principal, un prix du public a été créé : durant l’exposition des œuvres, à Sciences Po, dans un cadre moins intimidant qu’une galerie, les visiteurs pourront voter pour leur œuvre coup de cœur, via des tablettes numériques. Comment s’opère la sélection des artistes, et qui attribue le prix ? Dans un premier temps, l’équipe organisatrice constitue un comité de sélection, composé de dix figures du monde de l’art – responsables d’institution, curateurs, artistes... Il revient à chacun des membres du comité de proposer un artiste de son choix. Les artistes sélectionnés soumettent une œuvre originale ou préexistante à un jury, lui-même composé de dix personnes faisant autorité dans le monde de l’art et de la culture. A titre d’exemple, Laurence Bertrand Dorléac, Antoine de Galbert, Marie-Laure Bernadac, Jean de Loisy, Xavier Veilhan ou Jérôme Poggi ont été jurés. Dans le comité de sélection comme dans le jury, nous veillons à ce qu’un spectre large de profils et d’appétences artistiques soit représenté, notamment pour valoriser des pratiques très contemporaines comme l’art numérique ou le street art. Ces personnalités confèrent visibilité et légitimité à votre initiative : doit-on en déduire que vous nourrissez de grandes ambitions pour le prix ? Notre préoccupation première est d’ouvrir l’art contemporain, de le rendre accessible et désirable. Mais nous assumons et revendiquons également l’ambition de devenir un prix de référence, prescripteur, qui marque un avant et un après pour les artistes sélectionnés, et a fortiori le lauréat. La dotation y concourt, puisque le vainqueur reçoit cinq mille euros et bénéficie d’une résidence à la Vrije Academie. Nous suivons d’ailleurs avec attention la trajectoire des lauréats. La reconnaissance dont jouit aujourd’hui un Guillaume Bresson, qui a remporté le prix lors de sa première édition, ou Simon Nicaise, lauréat 2011, est un grand motif de satisfaction. Cela accroît notre détermination à inscrire durablement le prix dans le paysage de l’art contemporain français. Le Prix Sciences Po pour l’art contemporain 2014 sera décerné le 24 avril. Les œuvres des artistes sélectionnés seront exposées du 14 au 25 avril au 28, rue des Saints-Pères, Paris 7e. Guillaume Bresson (lauréat 2010), sans titre. Huile sur toile, 169 x 205 cm, 2007. Courtesy Galerie Nathalie Obadia. 83 exposition et vernissage exposition et vernissage RENCONTRE AVEC ROMAIN LENA & MARZIO VILLA Romain & Marzio, pourquoi avez-vous choisi de vous consacrer au corps masculin ? En dépit des apparences, le nu masculin est un genre plutôt sous-représenté. Certes, il y a de nombreux photographes de jeunes hommes, mais presque toujours dans la veine du corps lisse, musclé, parfait, de l’Adonis. Le nu plus réaliste, qui ne cherche à flatter ni le modèle ni le spectateur, est rare. C’est vers ce nu-là que nous avons voulu nous tourner, avec un souci presque anatomique, comparable à certaines œuvres de Géricault. PAR ALAIN RAUWEL Vos modèles ne sont donc pas des éphèbes ? C’est un choix. Nous avons voulu refuser ce code, surtout dans un monde où l’on retouche à outrance et où s’étale une pseudo-perfection. Il était important d’avoir des modèles divers, notamment par les âges. C’était le seul moyen de montrer des corps qui aient une histoire, des corps-livres, d’une certaine façon, sur lesquels on puisse à la fois lire et projeter sa propre histoire. 84 Marzio Villa par Romain Lena. « Masculin » Galerie Myriam Bouagal 20 rue du Pont aux Choux, Paris 3 octobre > 2 novembre 2013 Romain Lena par Marzio Villa. Romain Lena et Marzio Villa ont derrière eux, chacun de son côté, un riche itinéraire photographique. Ils ont décidé de mener une véritable recherche commune, bien au-delà de la juxtaposition de leurs œuvres. Avec la complicité de leur galeriste, Myriam Bouagal, ils se sont donné pour objet le corps masculin et, après une longue maturation, ils ont présenté leur travail à l’automne dernier, sous un titre que les hasards du calendrier ont fait consonner avec une célèbre exposition d’Orsay… Nous les avons interrogés sur le sens de ces choix. Vous avez travaillé auparavant sur le nu féminin. Avez-vous senti une différence pour Masculin ? Une grande différence ! Le corps masculin ne prend pas du tout la lumière de la même façon. Le rapport au modèle est différent aussi. Et l’impression produite est d’un autre ordre, plus marquée par la force. Cela dit, l’un de nos modèles se reconnaît le mieux dans la photo la plus androgyne de la série ! Cela permet de jouer sur l’ambiguïté de genre : il est parfois bien difficile de décider si un gros plan de peau est masculin ou féminin. Diriez-vous que votre travail relève de l’érotisme ? Nous parlerions plutôt de sensualité. Nous voulons à la fois être au plus près du corps, et révéler quelque chose de son intériorité – mais sans pathos, comme Morandi, lorsqu’il peint de simples objets, parvient à dire l’intériorité de ces objets. Un homme nu est un corps, et bien d’autres choses aussi : un paysage, par exemple. À regarder nos photos, la végétalité est frappante ; le sexe est noueux comme une branche d’arbre, la peau ressemble à une écorce… Marzio, on vous devine particulièrement sensible à l'intensité du noir ? J’aime que l’image ait du grain et du contraste. Le noir me sert avant tout à effacer ce qui ne m’intéresse pas, ce que je ne veux pas montrer. Il permet de centrer le regard sur ce qui compte et que je veux mettre en valeur. Comme il y a chez moi une certaine « peur du vide », je remplis au maximum le cadre, quitte à ce que certains éprouvent comme un manque d’air. Romain, comment situer Masculin par rapport à vos séries précédentes ? Tout mon travail est traversé par une obsession : celle de l’ombre et de la lumière. Que je photographie des paysages, des architectures, des corps, c’est elle que l’on retrouve. Le nu n’est pas un domaine clos ; je le traite avec la même passion de la matière, la même tendance au picturalisme. On devrait pouvoir reconnaître une de mes images quel que soit son sujet… Comment avez-vous travaillé en duo ? Il nous a fallu trois mois, avec trois modèles. En studio, nous avons vraiment photographié ensemble, chacun avec sa technique. Marzio travaille « à l’ancienne », en argentique. Quant à moi, j'utilise le numérique, mais en cherchant à retrouver l'aspect des photographies réalisées à la chambre. Plusieurs fois, nous avons pris le même détail avec un cadrage identique, et exposé côte à côte nos deux regards. Mais toutes les photos de Masculin sont signées de nos deux noms et sont vraiment notre œuvre commune. Nous y avons fusionné nos univers. 85 exposition et vernissage exposition et vernissage Redécouvrir Vallotton PAR ÉLISE MICHEL Félix Vallotton est l’artiste inclassable par excellence. Il avait une vision bien à lui des choses et de la peinture et ne se laissa jamais influencer, quitte à passer pour un rebelle au caractère difficile, comme nous le raconte sa petite-nièce, qui l’a recueilli de la tradition familiale. Même quand il se joignit au groupe des « Nabis », il garda toute son indépendance. Apprécié à ses débuts pour ses caricatures dans la Revue blanche, L’Assiette au beurre et autres revues, il se fait connaître pour ses bois gravés, dont il modernise la technique. Il est également écrivain, critique d’art et conseiller artistique, notamment pour le couple suisse Hahnloser, qu’il rencontre en 1908. La qualité de leur collection lui doit beaucoup, notamment avec l’acquisition par ses soins d’oeuvres de Bonnard, Vuillard ou Roussel : des amis, comme l’était aussi Jules Renard. De nombreux tableaux ayant appartenu aux Hahnloser sont exposés au Grand Palais. Certains font partie des chefsd’oeuvre de Vallotton, tel Le Chapeau violet à l’inspiration hollandaise. 86 Le Chapeau violet. Huile sur toile, 81 x 65,5 cm. Le corps est l’un de ses grands sujets. Il le voit comme un travail de lignes, de proportions, dans la manière d’Ingres auquel il voue une grande admiration. Vallotton est aussi un exceptionnel coloriste, au point que souvent les couleurs, les contrastes, deviennent quasiment le sujet du tableau. Son appareil Kodak Numéro 2, un modèle de 1898, est le seul objet personnel présenté lors de l’exposition. C’est bien légitime, car il aura joué un rôle important dans l’œuvre, comme ce fut aussi le cas pour Rodin, permettant à Vallotton d’aborder des cadrages très différents. Combiné avec sa façon de peindre, en commençant le tableau debout puis en s’asseyant pour le deuxième plan et les dernières touches, ce choix donne un aspect parfois surnaturel et une approche unique, affranchie des règles de la perspective. L’artiste est encore un observateur-né. Rien ne lui échappe, en quelques traits tout est dit, les scènes sont généralement croquées à leur paroxysme. Le peintre se moque du qu’en-dira-t-on et sa mise en scène des sujets mythologiques est particulièrement réussie. Ainsi son Enlèvement d’Europe prend de vraies libertés avec la représentation classique du thème. Chez Vallotton, Europe semble heureuse de partir, elle cache même les yeux du taureau, comme si les rôles étaient inversés, comme si elle n’avait qu’une hâte : s’échapper. De même, le tableau intimiste du provincial un peu rougeaud venu s’encanailler à Paris avec une coquette, les yeux baissés, regrettant peut-être son audace du moment, est d’un pur humour caustique très Vallotton. C’est la coquette qui domine le jeu, et le provincial est pris au piège, comme souvent dans cette oeuvre. La femme domine au cœur d’un réseau de tensions, reflet d’une vie personnelle et d’un mariage compliqué avec Gabrielle, veuve et fille des célèbres marchands Bernheim. Enfin, les tableaux de la guerre, à laquelle Vallotton ne pourra participer qu’en observateur car il était trop âgé, sont une nouvelle fois traités de manière surprenante, tant par la représentation des armes en faisceau de lumière que par les couleurs utilisées. La manière dont il saisit ces scènes de combat fait parfois penser à des ruines romaines comme celles qu’il a peintes lors de ses voyages en Italie. Ainsi, chaque tableau est une histoire longuement réfléchie qu’il faut prendre le temps de comprendre. Vallotton possède son propre univers, et surtout ses propres thèmes, approfondis tout au long de sa vie. Les responsables de l’exposition du Grand Palais ont bien compris cette particularité en organisant la rétrospective par thèmes et non chronologiquement : c’est ainsi que l’on peut vraiment découvrir Félix Vallotton. Même quand on a vécu toute sa vie au milieu de ses toiles, comme le confie la petite-nièce de l’artiste, un tel rassemblement, si abondant et si cohérent, demeure une découverte. Ci-dessus, L'Enlèvement d'Europe. Huile sur toile, 130 x 162 cm, 1908. 87 Quatre torses. Huile sur toile, 92 x 72,5 cm, 1916. exposition et vernissage exposition et vernissage Les Minotaures de Sacha Walckhoff PAR Guillaume de Sardes Galerie Gosserez //3 rue Debelleyme, Paris 30 janvier > 22 février Deux des vases de la série Minotaures de Sacha Walckhoff. 89 © Guillaume de Sardes © D.R. Marie-Bérangère Gosserez et Sacha Walckhoff. © Neil Bicknell 88 Le taureau est l’un des sujets les plus anciens que l’Antiquité méditerranéenne nous ait légué. Incarnation de la fertilité, il est l’une des figures les plus érotisées de l’imaginaire occidental. Pasiphaé, rendue folle d’amour par les dieux, s’offre à la force pure. Et la tauromachie multiplie sur le sable des arènes des noces de sang rendues plus ambiguës encore d’affronter la virilité de l’animal entier et celle, toute brillante et saillante, d’un homme vêtu de lumière. Quelque chose d’originaire se joue ici, de primitif même, qui a toujours fasciné les artistes. Le styliste Sacha Walckhoff, visitant la célèbre manufacture de porcelaines Vista Alegre, au Portugal, est tombé en arrêt devant le « Touro Domecq », spécialité de la maison. Des images, des souvenirs de lecture s’en sont trouvés revivifiés, à commencer par les prestigieux numéros de la revue Minotaure, publiée dans les années 1930. Il a alors imaginé d’unir la statuette taurine bien connue, d’un figuratif sans nuances, à de grands vases de biscuit blanc, formant ainsi une série de pièces uniques sous le titre « Minotaures ». Le taureau disparaît, reparaît, traversant le vase. Un dialogue de séduction s’engage, dans le plein midi de l’Ibérie, entre la rotondité enveloppante du vase et le désir pressé de l’animal. On verrait volontiers l’objet s’animer en ballet, musique sonore et rythmée, décors de Picasso… Il n’y a plus rien ici des couleurs chatoyantes qui avaient marqué, l’an dernier, la collection placée par Walckhoff sous le signe du papillon (Prussian Blue #3). C’est que le directeur artistique de la maison Christian Lacroix travaille cette fois pour lui seul. Reste un noir et blanc tranché, au service d’un récit mi-violent mi-ironique qui séduira certainement les (nombreux) nostalgiques de l’imaginaire surréaliste. Marie-Bérangère Gosserez, comment avezvous rencontré Sacha Walckhoff ? Assez naturellement, dans ma galerie, il y a environ un an et demi. Il s’intéressait au travail du designer Valentin Loellmann que je représente. C’est aussi un connaisseur des céramiques, dont j’ai longtemps fait le commerce aux Puces de Saint-Ouen. Nous avons commencé de discuter, et au fil des discussions, de nous connaître. Pourquoi avez-vous choisi de l’exposer ? Sacha Walckhoff m’a parlé de l’idée qu’il avait de réaliser des vases, et il m’en a montré des dessins préparatoires. J’ai pu suivre le processus créatif dès le début, ce qui est important pour appréhender une œuvre. J’ai rapidement vu que la proposition était de qualité et parfaitement en ligne avec ma galerie : ce sont bien des pièces de design, puisque ces vases sont fonctionnels, dont l’aspect artistique est évident et la réalisation artisanale. Trois critères fondamentaux pour moi. Quels rapports le design vous paraît-il entretenir avec l’art contemporain ? Il faut d’abord savoir de quel design on parle, car il y a une distinction à faire entre le design industriel et le design de galerie (ou le design d’auteur). Ce dernier se rapproche de l’art contemporain, d’une part parce qu’il propose des pièces uniques ou en très petites séries, et d’autre part parce qu’ils ont tous les deux en commun une approche artistique, intellectuelle. Ce qui maintient toutefois le design de galerie du côté des arts décoratifs est l’usage précis pour lequel la pièce a été conçue. découverte découverte Golnar Adili, conjurer la perte 90 L’an passé, la galerie parisienne Coullaud & Koulinsky projetait d’exposer son travail au salon Art on Paper de Bruxelles. Cette même année 2013, la fondation de La Napoule l’accueillait en résidence. Le travail de Golnar Adili demeure néanmoins trop méconnu en France. L’artiste américano-iranienne, née en Virginie en 1976, a passé sa jeunesse à Téhéran, avant de retourner aux États-Unis étudier l’art et l’architecture. Des précisions biographiques qui ont leur importance. Car l’Iran, la Perse, ses arts et par-dessus tout sa poésie sont la matrice première de son travail. Cette influence se manifeste d’abord par la manière de l’artiste, dont chaque œuvre est une prouesse de dextérité. Découpage, collage, couture, poinçonnage, cirage : l’art de Golnar Adili est d’abord l’expression d’un stupéfiant savoir-faire. L’intéressée se perçoit volontiers artisan, figure avec laquelle elle partage l’amour du geste et de la matière, le soin de la répétition, le goût des finitions. C’est d’ailleurs ce génie manuel que consacre le Craft & Folk Art Museum de Los Angeles, où sont exposées © Guillaume de Sardes PAR Florent Papin Golnar Adili devant le Schaulager, Bâle. du 26 janvier au 27 avril 2014 les dernières créations de l’artiste. Un coup d’œil précipité conduirait pourtant à mésestimer cette science du geste. Les assemblages et réassemblages de l’artiste superposent des couches par dizaines, papiers imprimés le plus souvent, dessinant des surfaces mâchées, lacérées, sur lesquelles des images s’estompent, prêtes à disparaître dans les interstices de la matière. Chest Study-Pink Detail, 2011. Chest, 2013. Il faut alors se rapprocher de l’œuvre pour comprendre l’essence du travail de Golnar Adili, et les contresens auxquels il expose. Car ce qui apparaît à première vue comme un travail de décomposition de l’image, de destruction même, dont la main aurait canalisé la rage, constitue en réalité un méticuleux travail de reconstruction, de reconstitution. Entendons-nous : il ne s’agit pas pour l’artiste de reproduire à l’identique des situations vues, ni a fortiori des souvenirs. Son expérience du déracinement et la lecture des poètes persans l’ont trop installée dans la certitude que la vie se livre par fragments, et que seul un travail sensible et rigoureux de la forme permet d’en saisir partiellement la cohérence, de la rendre plus intelligible. Et c’est à cela que s’applique le travail délicat de Golnar Adili, dont les constructions infiniment fragiles disent la précarité des identités et des présences. La répétition à l’infini du geste, la variation autour d’un thème ou d’un motif, tels l’œil et la poitrine, tels ces vers puisés chez Hafez ou Rûmî, sont dès lors autant de façons de dépasser la difficulté de se situer dans le temps et l’espace, pour se rattacher à quelques éléments de fixité, pour conjurer la perte. Un enjeu rendu plus pénétrant par le décès du père de l’artiste, et par l’ouragan Sandy qui, dévastant en 2012 les archives familiales entreposées dans une cave de Brooklyn, fragmenta un peu plus le souvenir filial. Golnar Adili en a conçu le besoin de recentrer son travail autour de cette figure aimée et admirée, dont elle hérita le goût des mots. Dans les dernières œuvres de la jeune femme, les bras paternels imprimés en série et cousus sur des coussins semblent dire qu’une présence, qu’une signification est possible, par la grâce de l’art et de l’esprit, même si ces bras-là n’enlaceront plus jamais. 91 découverte découverte ET DAVID DEVINT BACCHUS PAR LUCIEN CHARDON Miguel Angel Rojas, exposé aux Rencontres d’Arles 2013, y présente une série de photos furtives. Ces clichés, flous, ont été pris durant les années 70 dans la salle obscure d’un cinéma porno colombien. Ils font un étrange écho aux photos des bordels de Valparaiso signées Sergio Larrain présentées à quelques pas de là. Le désir les effrite et les rend tremblantes. Mais une autre œuvre, celle-là parfaitement nette, attire le regard. Il s’agit d’un David (entendez, dans la posture du David de MichelAnge) personnifié par un garçon de Bogotá qui pourrait tout aussi bien être de Taormina. Sa beauté est insolente, comme le modèle de marbre qu’il imite, et son visage rendu solennel par la mission qui lui incombe. Il faut quelques instants de contemplation pour s’apercevoir du problème. Car l’apollon colombien a un défaut : sa jambe gauche est coupée au-dessous du genou. On croit d’abord qu’il la plie et pose son pied contre le mur auquel il est adossé, puis on réalise que le mimétisme serait alors imparfait et il faut se résoudre à admettre qu’il lui manque une partie du corps. Ce David est amputé. C’est alors vers une autre fameuse statue de MichelAnge – son Bacchus sculpté en 1496 – que la photo de Rojas nous ramène. Cette œuvre de jeunesse eut un destin extraordinaire : MichelAnge, s’inspirant d’une description donnée par Callistrate, voulut la faire passer pour antique. Un témoin raconte qu’il poussa la tromperie jusqu’à en mutiler lui-même le sexe, briser la main qui tenait la coupe et enterrer celle-ci dans un jardin où il savait qu’on allait creuser afin de faire croire à la découverte d’un fragment, puis révéla la supercherie en la remettant en place. Un dessin des années 1530 nous montre l’oeuvre mutilée exposée au milieu de marbres antiques. Aussi belle qu’une statue grecque mais animée d’un mouvement provoquant et moderne, cette sculpture sert de manifeste à l’art cérébral de la Renaissance fondé sur les principes concurrents de l’imitatio et de l’æmulatio. Car c’est bien l’amputation qui fait sens. Tout comme dans la photo de Rojas. 92 Standing Single Pillow, 2013. 93 Miguel Angel Rojas, David, 2005. Courtesy Sicardi Gallery Ce n’est pas simplement un David imparfait, un David des bidonvilles, c’est un Bacchus qui a enterré quelque part son passé dans un champ de mines et qui magnifie sa beauté par son incomplétude. On aurait presque souhaité que l’artiste laissât un crayon accroché à une ficelle à côté du cadre pour nous permettre de redessiner la jambe en grisé, comme le ferait un restaurateur du patrimoine. C’est une œuvre mathématique en somme, divine puisque infinie. Ce jeune soldat colombien abîmé par la guerre est tous les David, les Apollon et les Bacchus, il éclate de sa beauté mais renvoie à celle de tous les autres. design © Glenn Aitken design Sybille de Margerie, l’empathie du lieu Hôtel Sofitel Legend The Grand Amsterdam. PAR Florent Papin portrait GUILLAUME DE SARDES 94 I ntroduire le portrait d’une architecte d’intérieur renommée appelle plusieurs formules convenues. Dire par exemple de Sybille de Margerie qu’elle a « apposé sa griffe » à de prestigieux hôtels à travers le monde, que le Grand d’Amsterdam, le Old Cataract d’Assouan ou le Mandarin Oriental de Paris « portent sa signature ». Il convient pourtant de se méfier d’une langue que contamine par trop le marketing. Elle exprime partiellement le vrai, et le trahit plus souvent. D’une certaine manière, pénétrer dans un hôtel et y déceler d’un coup d’œil l’empreinte de l’architecte serait vécu comme un échec par Sybille de Margerie. Son studio parisien, SM Design, emploie vingt personnes, et l’intéressée a une conception volontiers collaborative de son travail. C’est en équipe que se prépare un projet, par la visite du lieu et l’exploration de son environnement, géographique mais aussi historique, artistique, sensoriel. D’aucuns y verront une exigence élémentaire, ils n’auront pas tort. Chose plus rare : là où quantité d’architectes aiment à distiller les propositions de leur entourage pour en tirer l’essence d’une intention propre, et c’est un talent en soi, Sybille de Margerie n’hésite pas à accueillir en son domaine l’intervention libre des autres. La rénovation de l’hôtel The Grand, à Amsterdam, de 2008 à 2011, a ainsi donné lieu à une collaboration fructueuse avec l’Académie d’Eindhoven, peut-être la plus prestigieuse école de design au monde. Avec un cahier des charges extensible – imaginer des objets qui restituent l’histoire de l’hôtel et de la ville de manière artistique, moderne, et élégante – les fausses routes étaient potentiellement nombreuses pour les élèves associés au projet. Pourtant, de l’aveu même de l’architecte, aucun rendu n’a fait injure à l’esprit des lieux, que fût convoqué le souvenir lointain de la peste, l’histoire de la marine marchande, ou quelque figure illustre. Plusieurs de ces réalisations parent aujourd’hui l’hôtel, tels ces coussins brodés, très graphiques, reprenant le contour des 95 création design frontons hollandais, et dont un fil échappé atténue la sévérité. Amsterdam telle que la perçoit et la ressent Sybille de Margerie est tout entière dans cette création : une ville à maints égards stricte, angulaire, mais traversée d’une énergie, d’une créativité, d’une modernité qui en redessinent en permanence la physionomie, physique et imaginaire. 96 Cet attachement aux détails, à leur force évocatrice, éclaire aussi la volonté de Sybille de Margerie de ne pas livrer un travail identifiable dès le seuil du lobby. Il en va d’une conception de l’hôtellerie de luxe. Pour l’architecte, l’excellence d’un établissement ne tient pas au niveau des prestations, qui est un prérequis, comme l’est la mise à disposition d’un lit, d’une penderie, d’une salle de bain... Non, le luxe se joue ailleurs, dans une dimension que l’intéressée qualifie d’ « immatérielle », d’ « émotionnelle », et par laquelle le client a le sentiment de « s’inscrire dans un lieu ». C’est là que le travail de Sybille de Margerie prend toute son ampleur, et fait face au plus grand des défis : donner à sentir la vérité d’un lieu, avec suffisamment d’humilité pour ne pas la dénaturer, et suffisamment d’autorité pour la rendre accessible aux sensibilités contemporaines. Une tâche particulièrement ardue dans un lieu chargé d’histoire, de grande Histoire, comme le Grand. Situé en bordure du canal Oudezijds Voorburgwal, à deux pas du Paleis op de Dam, le palais royal, The Grand fut tour à tour logement des Princes d’Orange, Hôtel de ville, Grande École des Arts. L’hôtel et ses trois bâtiments de brique et de pierre tiennent le registre des âges. Depuis le XVIe siècle, la politique et les arts ont donné son épaisseur au lieu, une atmosphère, des couleurs aussi, vives comme la fresque de Karel Appel, située aujourd’hui dans le restaurant tenu par le chef français Aurélien Poirot. Dans un séjour que les siècles rendent aussi intimidant, revisiter la tradition par la modernité soulève alternativement le risque de la standardisation et de la reconstitution historique, deux facettes d’une même trahison aux yeux de Sybille de Margerie. Dès lors, pour l’architecte, seule une « empathie » profonde avec le lieu empêchait de le trahir. Il fallut pour cela connaître son histoire, sentir ses vibrations, se laisser pénétrer de sa lumière, de ses couleurs, le plus souvent poudrées, dont les accents foncés font écho aux chefs-d’œuvre de l'École hollandaise. Il fallut également percevoir les interactions de l’hôtel avec son environnement, immédiat ou plus lointain. De là, la précision légère des détails, tels ces motifs récurrents de tulipe et de papillon. De là, le confort des volumes, favorisant ici une circulation aisée, offrant plus loin un recoin secret, avec le concours subtil des lumières. De là, la justesse des matières, chaudes et chaleureuses au contact des corps – velours, soie, laine –, altières et précieuses dans les lieux de majesté – marbre, acajou, acier brut. Ainsi s’éprouve au Grand et dans les lieux réinventés par Sybille de Margerie une conception du luxe, faite d’intemporalité, de simplicité, d’authenticité. Des qualités qui font pour l’architecte la grandeur d’une maison comme Hermès, et qu’elle admire. Les qualités, car peu importe la griffe. LES BLONDES PLATINE ATTENDENT AUSSI PHOTOGRAPHE ET DIRECTEUR ARTISTIQUE : GUILLAUME DE SARDES MODÈLES : REGINA DEMINA, DEILA VOGUR LIEU : HÔTEL SOFITEL legend the grand AMSTERDAM 97 98 99 création création 100 101 portfolio création portfolio création 102 103 création création cinéma cinéma D « SLEEPLESS » OU Les Amants de la nuit PAR Raphaëlle Pireyre Portraits guillaume de sardes 104 ans un hôtel désert, Rose, une jeune femme de chambre attend ses deux complices avant le grand départ. « On sait que c’est romantique uniquement dans les films. On se prend pas pour Bonnie and Clyde », Troppmann – nom emprunté au Bleu du ciel de Bataille – rassure les deux filles avant l’équipée à laquelle ils se préparent dans l’espoir de faire fortune. Rose se masse une épaule endolorie, passe ses mains sur son visage, se met du gloss, renoue son chignon, allume une cigarette, passe l’aspirateur : l’insistance et l’accumulation des gestes donnent l’impression qu’ils sont effectués pour la dernière fois tout en constituant une forme de collection. Aux gros plans sur les mouvements répondent les bruits qu’ils produisent, opérant comme des gros plans sonores : l’inspiration qui ouvre le film et évoque la prise d’une bouffée de cigarette autant qu’un soupir de plaisir, le bruit d’un briquet qui s’allume, s’impriment d’autant plus dans l’imaginaire du spectateur qu’ils restent invisibles. La langueur des mouvements, les temps de pause entre les dialogues, les plans intercalaires de décors vides créent une forme de respiration qui s’insinue entre les plans, donne l’impression que chaque instant est sursignifiant et suscite et crée un effet d’appel du hors-champ. Concentré sur les trois corps en attente de translation, le récit examine leurs sensations, notamment à travers l’utilisation du flou et de l’anamorphose, et insiste sur ce qui les parcourt (la fumée de cigarette, l’héroïne, les mains qui cherchent à s’insinuer entre des genoux serrés, les langues qui se mélangent). Tout comme ils se caressent, enlacés sur le lit dans le plan-séquence final, la caméra tourne, effleure en passant leurs mains, leurs visages, leurs pieds, tandis qu’ils égrènent la wishlist des objets qu’ils s’offriront une fois fortune faite. « Une collection de rubans en soie, comme dans Les Malheurs de Sophie » c’est sur ce dernier item de la liste, référence à l’enfance que se clôt le film, après avoir évoqué « une paire de talons de luxe vernis, avec des talons hauts qui donnent l’air fragile, des Carel ». Ce trouble du décalage entre l’innocence et la transgression, tout comme l’effet de clignotement des plans de fleurs fanées révèlent que le temps de l’innocence est bel et bien perdu pour Bonnie, Clyde, and Co. 105 cinéma cinéma Régina Demina (Mila) C’est peut-être parce qu’elle est née à Kaliningrad mais venue très jeune en France que Régina Demina cultive un style si personnel, à mi-chemin de la jeune fille fragile et de la vamp. Photographes et réalisateurs se la disputent, mais cette jeune femme résolue fait passer au premier plan son propre travail. Elle a déjà à son actif six courts métrages, dont le triptyque Die Frau, auquel Bertrand Bonello a participé pour la musique et qui a été présenté dans plusieurs festivals en France et à l’étranger. Sleepless est son projet cinématographique le plus ambitieux à ce jour. Barbara Opsomer (Rose) Paris, le cinéma et la chanson sont trois miroirs dans lesquels, dès la sortie de l’adolescence, Barbara Opsomer a rêvé de se mirer. Il lui a fallu de la détermination pour résister aux inévitables désillusions d’un métier faussement aisé. L’école de théâtre des Ateliers de l’Ouest lui a montré comment apprivoiser son jeu et sa voix. Elle a pu alors, grâce à la rencontre d’un mélodiste, se lancer dans l’aventure d’un premier album (aux textes duquel a collaboré l’écrivain David Foenkinos), tout en faisant ses premières apparitions à l’écran. 106 Nicolas Ly (Troppmann) S’il vient des arts plastiques, Nicolas Ly est un artiste complet. Musicien et auteur de chansons, il en est à son troisième album avec le groupe de rock alternatif Applause. Acteur, il a interprété plusieurs courts métrages depuis 2006 et s’apprête à tenir le premier rôle du film à venir de Christophe Nanga-Oly. Son visage est connu de tous ceux qui ont croisé les campagnes pour lesquelles il a posé depuis 2002, pour Agnès B. ou Galliano. Aurélie Mestre (une chanteuse) Musicienne de formation classique, ayant étudié le violon au Conservatoire, Aurélie Mestre a choisi de marier cet horizon mélodique aux possibilités des technologies nouvelles. Elle cherche ainsi à construire un rêve sonore subtilement contemporain, qui a par exemple accompagné le Mefausti de Damien Odoul. Le même metteur en scène l’a fait apparaître à l’écran aux côtés de Mathieu Amalric et Charles Berling dans Le Reste du monde (2010). Dans Sleepless, elle interprète son propre rôle de musicienne. LE REGARD DE CHRISTOPHE CHAUVILLE ENTRETIEN PAR GUILLAUME DE SARDES Régina Demina signe à vingt-cinq ans son sixième court métrage. À quelle famille cinématographique rattacheriez-vous le travail de cette jeune réalisatrice, et Sleepless en particulier ? D’évidence, ce cinéma très personnel, qui accorde beaucoup d’importance à la facture formelle, semble sortir des sentiers battus du naturalisme et assume son décalage de la réalité quotidienne, ses frontières se brouillant avec celles d’un paysage mental individuel ou même d’un rêve. On peut ainsi penser au surréalisme, donc à Buñuel et à Cocteau, bien sûr, avec ce côté « Enfants terribles » du trio mis en scène. Plus récemment, des cinéastes comme Yann Gonzalez dans ses Rencontres d’après minuit revendiquaient un certain artifice – des décors, des dialogues, des situations – pour exprimer surtout une poésie mélancolique des sentiments. Il y a de cela dans Sleepless, dont la construction m’évoque aussi certains créateurs à la sensibilité « musicale », tel Bertrand Bonello dans plusieurs de ses œuvres. Vous faites partie des rares critiques à vous intéresser aux courts métrages. Comment jugez-vous la production française ? Quelle place un court-métrage comme Sleepless vous paraît occuper dans celle-ci ? La production française de courts métrages est l’une des plus importantes au monde et s’appuie sur un tissu professionnel sans équivalent, de la production à la diffusion. C’est aussi l’une des plus soutenues des structures publiques, mais, comme dans un effet de boomerang, une sorte de standardisation s’est peu à peu répandue. Les véritables prises de risques artistiques se sont sensiblement raréfiées, quoique les marges de cette pléthorique production demeurent dynamiques : la révolution numérique a notamment amené une plus grande perméabilité vis-à-vis d’autres disciplines, qui tonifie incontestablement la création – je pense aux arts graphiques, à la photographie ou même aux arts vivants. L’un des plus grands films de 2013 en matière de court métrage est la première réalisation de Jean-Christophe Meurisse, venu du théâtre et qui a fait de stimulantes propositions de cinéma avec Il est des nôtres, récemment récompensé du Prix du Syndicat de la Critique. Sleepless, entre fiction et film d’artiste contemporain, semble assumer sa propre singularité narrative et esthétique, ce qui constitue une double vertu ! Quelles qualités trouvez-vous à ce film ? Pour moi, tout se résume à la personnalité du film et de son auteur : on sent combien Régina Demina se situe près de son « sujet » et du traitement qu’elle lui réserve. Son œuvre est personnelle, et pas seulement parce qu’elle y apparaît en tant que comédienne. Il y a une nécessité éclatante dans son acte de création, et c’est aujourd’hui l’essentiel : combien voit-on en effet de films, longs ou courts, signés d’untel et qui pourraient tout aussi bien l’être par un autre ? 107 portfolio portfolio portfolio WORKSHOP MODE AUX GOBELINS, L'ÉCOLE DE L'IMAGE 108 25 > 29 Novembre 2013 coordonnÉ PAR DENIS REBORD ET JÉRÔME JEHEL ANIMÉ PAR HENRY ROY, PEDRO PONS ET GUILLAUME DE SARDES STYLISME : CHRISTIAN LACROIX, COLLECTION ÉTÉ 2014 Photographie Nicolas Simon // Retouche Clara Girbal Modèle Claire Rousseau Make-up et coiffure Sandie Rolland. 109 portfolio portfolio 110 111 Photographie Alice Jacquemin // Retouche Laure Fauvel Modèles Mathilde C., Alban Tougard Make-up Marion Charpentier // Coiffure Thibaut. portfolio portfolio 112 113 Photographie et retouche Fiona Torre, Julie Vallon Modèles Josué Comoé, Lia Catreux Make-up et coiffure Marie Ferette. 114 115 portfolio portfolio portfolio portfolio Double-page précédente : Photographie et retouche Laura Bonnefous, Ophélie Bertand Modèles Jean Christophe Gajewski, Ondine Demblocque Make-up Mathilde Passeri // Coiffure Nina Olivet Ci-contre : Photographie et retouche Charlotte Navio // Assistante Marie Brisse Modèles Darina Omurzakova, Florentin Glémarec Make-up Virginie Hullaert // Coiffure Michèle Amsellem Photographie et retouche Marine Billet, Hellena Burchard Modèles Christian Garcia, Julie Vallon Make-up Tiphaine Wioland // Coiffure Yiting Hu 116 117 création création Notes sur Tanger par Nicolas Comment 118 119 5 juin 2012 « Toute cité est un état d’âme, et d’y séjourner à peine, cet état d’âme se communique, se propage à nous en un fluide qui s’inocule et qu’on incorpore avec la nuance de l’air.» Un paon en liberté a pertubé nos rêves dans la nuit. Il était sur le toit, juste au-dessus de nos têtes : depuis hier, nous dormons au centre d’un jardin, dans un ancien atelier autrefois occupé par Francis Bacon. Voilà pour la carte postale : le petit supplément d’âme. Mais cette nuit, j’ai senti l’oppression tout autour en entendant les chiens hurler à la mort sur la colline. Et la maison qui brillait de tous ses feux sur la montagne en face, j’ai bien cru qu’elle partait en flammes pour de bon. Était-ce à cause du paon ou bien Georges Rodenbach plutôt du fantôme de Peter Lacy (l’amant violent de Bacon) ? Je songeais : tandis que nous dormons, quelque chose pourrait bien arriver... Quelque chose par exemple comme une révolution. Mais partout ce matin le silence et l’odeur des arums... Dans ce jardin où Francis Bacon a peint et Tennessee Williams écrit, pour la première fois de ma vie, je regarde vraiment les fleurs. création création 2 février 2013 6 avril 2013 Dans les artères de la médina (véritable circuit sanguin de Tanger), nous prenons le pouls de la ville avant d’atteindre enfin son coeur : une boule à facettes qui se transforme bientôt en un simple prisme : le Hier soir, je n’ai pas osé parler à Patti Smith à cause de mon anglais. Petit Socco tout à trac. Elle était là, juste à côté, quand on m’a présenté à Bacher El Attar, le leader des Master Musicians of Assis dans l’arrière-salle du café Tingis, je ne suis pas très fier face à ces types à qui il manque deux Jajouka. dents là où le bec de leur pipe à eau repose en permanence. La flamme de leur briquet qui danse au fond de J’ai baragouiné vite fait que j’écrivais des chansons en français : mais que dire de plus à quelqu’un qui leurs yeux noirs – liquides – est comme le reflet pâle d’une vieille lune dans de toutes petites flaques. collabore régulièrement avec Mick Jagger et Keith Richards ? Ils n’arrêtent pas de me sourire avec ce trou béant aux maxillaires inférieurs, benoîtement – béatement – tandis qu’un vieux monsieur aux cheveux gominés me demande si nous ne nous sommes pas déjà croisés ici, Aujourd’hui rebelote : malgré son franc sourire, la poignée de main de John Giorno était si glaciale que j’ai il y a longtemps : fui. Et puis tous ces gars plus ou moins ex-amants de Burroughs qui ne cessaient de se photographier les « À l’époque de la zone internationale ? » uns les autres... Au fond, je suis venu ici pour me perdre – comme tout le monde – pas pour faire des monda- Je ne prends pas même le temps de lui répondre qu’un ou deux spécimens rares de ma famille décimée ont nités. À la petite différence près que je suis venu me perdre avec toi, qui es une fille. effectivement croisé dans les eaux troubles du petit Socco autour des années 50 que déjà, nous passons de- Car Tanger – on le sait – est une ville de garçons. Ici, pour ainsi dire, quasi pas de jolies femmes dans les vant le Dean’s Bar, avant de pousser la porte cochère du Minzah – palace post-colonial –, où pour me décul- rues. pabiliser, j’en appelle à Jean Genet. création création 26 novembre 2013 Retour à la case départ : Casbah. Dans Désert dévorant, Gysin parle du muezzin je crois. Cette mélopée, qui tout en haut de la Casbah est comme un envoûtement lorsqu’elle se répand peu à peu en nappes sonores sur la cité. Burroughs en parle aussi dans quelques entretiens. Des rêves charriés par le muezzin : rebut sonique et cérébral, sorte de pus mental dont il a fait son Festin. Après l’amour, j’ai mieux compris ça : la tête à la renverse sur le matelas, tandis que les liquides séminaux séchaient doucement sur les draps, sur ta peau. Cet enchantement particulier, cette puissance onirique de Tanger. J’avais d’abord cru que Tanger était une ville palimpseste et qu’on pouvait y circuler comme dans les pages d’un livre. Que Tanger était « littéraire » avant tout. Mais je m’étais trompé : une fois sur place, ce n’est pas le noir et blanc du texte et du passé qui s’est imposé, mais bien cette qualité de l’air qui porte la lumière et les couleurs comme nulle part ailleurs... Et j’ai compris peu à peu que ce que j’avais à faire ici avait très peu à voir avec la littérature – fût-elle beat – mais beaucoup plus avec la peinture, notamment dite orientaliste. Un peu plus tard, près de la place Amrah, en observant le charmeur de serpent, tu m’as demandé : « Crois-tu que le cobra ait encore son venin ? » Sans même me poser la question, je me suis entendu te répondre « oui ». 123 lifestyle lifestyle Bijules by Jules Kim Entretien par Sacha Walckhoff portrait GUILLAUME DE SARDES C’est à Manhattan, au printemps dernier, qu’une de mes amies m’a fait rencontrer Jules Kim et ses bijoux. Séduit par cette jeune femme au parcours atypique et à la beauté singulière, je l’ai recroisée souvent depuis et nous nous retrouvons aujourd’hui sur Skype pour reprendre une conversation entamée lors d’un dîner parisien au soir du vernissage de la rétrospective Alaïa au musée Galliera. Hey Jules, great to see you, comment vas-tu ? En pleine forme ! Nous venons d’emménager dans un bel appartement lumineux avec mon fiancé… Regarde, on voit tout New York depuis le bow-window ! (Son mac tourne à 360°.) 124 You are so lucky ! Dis-moi, je t’appelle pour que tu me racontes un peu d’où tu viens, quelles sont tes origines ? Mon enfance m’a faite celle que je suis aujourd’hui : mon père est coréen, ma mère, une artiste irlando-écossaise, nous a donné très tôt, à ma sœur jumelle et moi, beaucoup d’indépendance. Avoir une jumelle t’apprend à te conformer au fait d’avoir un double, ou à te rebeller ! Tu développes une énergie incroyable pour te construire, tu te poses sans cesse la question « who are you ? » C’est assez fun ! Comment définir ce que tu fais ? Je suis passionnée. Une idée est un peu comme une étincelle qu’il faut transformer en un objet de désir et d’amour. Je développe des formes en matières précieuses avec l’idée de redéfinir les standards de la joaillerie et de la mode. Lorsque je lance un modèle, j’aime que son design soit encore plus précieux aux yeux de mes clients que l’or ou l’argent dont il est fait. En 2003, j’ai créé la « Bar Ring », une fine tige d’or montée sur deux bagues jumelles, une petite révolution à l’époque, et puis ensuite la « Nail Ring », spécialement conçue pour Beyoncé dans son clip Sweet dreams, une bague qui s’enroule délicatement au bout du doigt et vient recouvrir l’ongle d’or et de diamants. C’est drôle, elle l’a portée à nouveau le week-end dernier pour une soirée à Atlanta, et j’ai eu instantanément des milliers de connections sur mon compte Instagram ! Bijules est l’endroit où toutes mes idées peuvent s’épanouir et se développer en douceur et sans contraintes. Pourquoi as-tu choisi la joaillerie pour t’exprimer ? J’ai étudié aux États-Unis, et ensuite en France. J’étais musicienne, flûtiste, mais j’avais toujours cette impression que ma voix, au sein de l’orchestre, n’était pas entendue… et puis le monde de la mode et de la nuit m’attirait déjà ! Je suis restée en France un an, puis je suis rentrée aux États-Unis, beaucoup plus sereine. La France m’a appris la mesure, m’a aidée à définir ce à quoi j’aspirais vraiment. Après quelques années à New York où je me suis beaucoup amusée en organisant de multiples soirées underground où j’étais aussi DJ, j’ai eu envie, par réaction, de quelque chose de plus tangible et intemporel qu’une gueule de bois ! C’est ainsi qu’est né Bijules. Dans mes bijoux, qui sont une forme d’art pour moi, j’exprime tout ce qui m’inspire, la vie, la beauté, l’humour, la légèreté d’être, mes démons aussi. Pour moi, c’est comme fêter la vie, c’est la vie même ! Quel parcours ! Tu nous racontais cet été, lors d’un mémorable dîner avec Marcel Wanders au Georges à Paris, que tu es beaucoup plus focus ces derniers temps… Tu peux m’en dire un peu plus ? Oh oui, j’ai adoré cette soirée ! En fait, j’évoquais le cheminement de l’artiste passionnée que je suis. Au début de Bijules, j’étais assez isolée, il n’y avait pas vraiment ce type de Jules Kim, Paris. pièces sur le marché, et donc pas de marché clairement défini pour mes créations. Le style, l’intention, la démarche… toutes ces notions sans lesquelles la mode n’est rien étaient inexistantes dans le monde de la joaillerie. Après dix ans de création et de confrontation avec la réalité d’une maison comme la mienne, je suis beaucoup plus sereine, j’ai pris confiance en moi, je sais ce dont je suis capable, et aujourd’hui j’aborde mes nouvelles envies à la fois comme une artiste, mais aussi comme un chef d’entreprise. Comment penses-tu et construis-tu tes collections ? Comme de nombreux artistes, je crée des pièces qui sont uniques car issues de mon imaginaire. Je voyage sans cesse. Dans un avion, entre Oslo et Stockholm, j’ai été frappée par le coucher du soleil sur le golfe d’un lac qui semblait fait d’or liquide et de diamants jaunes. Cela m’a inspiré une autre de mes pièces fétiches, le « Handlet », une sorte de bracelet de paume en or et diamant. Je crois qu’une idée peut être pensée de mille façons, j’essaye d’en saisir l’essence en dessinant des bijoux très purs en métaux et pierres précieuses. Le « Handlet » ou la « Lèvre fumeuse » sont des pièces incroyables, qui inventent de nouvelles façons de porter les bijoux ainsi qu’une nouvelle gestuelle : comment arrivestu à leur insuffler ce que Diana Vreeland appelait le pizzaz ? J’aime cette femme ! Elle avait un feu intérieur, des pommettes hautes qui rougeoyaient ! Que tu aies pensé à ce mot pizzaz pour évoquer mon travail me touche beaucoup. La « Lèvre fumeuse » est née d’une question de journaliste qui me demandait pour quel personnage iconique j’aimerais dessiner. J’ai de nombreuses clientes célèbres, mais c’est 125 lifestyle lifestyle avant tout le désir que suscite mon travail qui est mon moteur. Néanmoins, j’ai eu à ce moment-là la vision de Grace Jones, une cigarette pincée entre ses lèvres sublimes, et j’ai créé cette sorte de lèvre très sexy en or montée sur un fume-cigarette et présentée sur un lit d’allumettes consumées dans un cendrier de cristal. J’en ai finalement fabriqué deux pour Grace Jones elle-même, une en or et l’autre en argent ! 126 Lors de notre première rencontre, j’ai été très impressionné par ta boutique littéralement underground dans Bowery street. Comment as-tu trouvé cet espace ? J’aime cette petite boutique-écrin, elle est un peu comme une amie timide qui sort de sa coquille et que tu ouvres à un nouveau monde. À ma première visite, ce sous-sol situé sous le trottoir de la Bowery était presque insalubre, je l’ai entièrement repensé pour en faire la Bijulestrie… une sorte de pâtisserie à bijoux ! C’est un endroit unique à New York où les bijoux sont présentés sur des coraux dans un ancien aquarium. Les clients peuvent les attraper, s’en parer, tout en m’écoutant leur raconter la genèse de telle ou telle pièce. Audessus d’eux il y a la ville tourbillonnante et ses tracas, mais là ils sont à l’abri, protégés, juste eux et ces bijoux dont ils ne soupçonnaient pas l’existence… Le charme opère ! Alicia Keys, Daphne Guinness, Beyoncé et tant d’autres célébrités sont folles de tes créations. Te disent-elles ce qui les fascine dans ton travail ? J’ai confiance en moi ; lorsque je vivais en France, j’ai compris que j’étais très différente, et il m’a fallu du temps pour me faire aimer, mais je n’ai jamais dévié de ce que je suis, de ce que j’aime. La France m’a fait mettre de côté mes attitudes américaines stéréotypées et, débarrassée d’elles, j’ai découvert la vraie Jules ! Les stars et leurs équipes se doivent de débusquer les tendances du futur, c’est ce qui les conduit à me rencontrer. Aux ÉtatsUnis, il n’y a pas d’altesses royales, mais il y a le roi Jay-Z et la reine Beyoncé. Ils ont acquis la plupart de mes pièces iconiques comme d’autres artistes issus de la musique et du spectacle. Ils reconnaissent chez moi cette éthique du travail acharné alliée à une imagination débordante. Ils se reconnaissent dans mon travail, je crois. Les plus prestigieuses boutiques de la planète se disputent tes créations. Antonia à Milan, 107RIVOLI à Paris, Los Angeles et Hong Kong très bientôt . Lors de notre séance photo à Paris avec Guillaume de Sardes, tu venais de vendre toute ta collection à une nouvelle boutique californienne et tu en étais très émue, cela m’a bouleversé ! En voyage, je suis toujours en alerte, disponible, dans mon travail je suis efficace et naturelle ; lorsque les deux situations se croisent, comme c’était le cas ce soir-là, je suis à fleur de peau, je vis ma vie rêvée. Rends-toi compte : je venais d’être approchée par une boutique merveilleuse, les photos avec Guillaume, le dîner chez toi… Je suis toujours émue par la reconnaissance, car j’ai longtemps travaillé seule, j’en avais presque oublié que l’on m’observait ! Nous allons fêter la nouvelle année dans quelques jours : quels projets as-tu pour 2014 ? En ce moment, je repense la façon de montrer Bijulestrie. Au printemps prochain, je vais lancer « Bijules ritual », un hommage à tous ceux pour qui les rites de passage sont signifiés par l’or et les pierres rares. Je vais aussi officialiser l’atelier des commandes spéciales et du surmesure. C’est à Paris, fin février, et à Milan ensuite, que je vais dévoiler ma prochaine collection. Comme tout un chacun, j’évolue, je me fixe de nouveaux objectifs. Où te vois-tu en 2020 ? J’adore l’idée du futur ! J’ai l’impression d’être « le futur du passé » quelquefois ! J’imagine des parapluies fluorescents les jours de pluie, des taxis volants… mais nous devrons peutêtre encore attendre un peu pour ça ! En 2020, je rirai beaucoup en faisant pleuvoir dans un strip club… Tu viens avec moi ? http://bijulesnyc.com/ YOUR LOVEBOX, LES Émois emboîtés PAR FLORENT PAPIN PHOTOGRAPHIE GUILLAUME DE SARDES Il n’est guère de problème supérieur qui ne réclame sa boîte à outils. Ainsi de l’attractivité de la France, comme de l’amour fou. Par le plus objectif des hasards, Charlotte Ogé et Lauriane Ackermann, fondatrices de Your Lovebox, ont fait un ce double défi, engagées depuis 2013 dans une entreprise de redressement par les sens. L’idée est simple, ce en quoi elle n’est pas sans audace : proposer aux clients d’hôtels ou aux particuliers un coffret rempli d’accessoires et de produits délicats, destinés à érotiser les nuits – et les jours. La France est le pays de l’amour : la réputation mérite d’être tenue, tant elle est source de devises et de délices. Appelez cela fantasme, appelez cela nostalgie : les deux jeunes femmes vous opposeront la permanence d’un art de vivre. Sans nier pour autant la nécessité de forcer, parfois, « le sourire à Adam », en égayant la bagatelle, en attisant le foyer pour lui donner le rougeoiement de l’adultère. « Apparition bouleversante des nuits noires, un être que l’on a connu est un être nouveau » écrivent Breton et Eluard dans L’Immaculée Conception. Voilà le miracle promis par les boîtes cloches de Your Lovebox, dans le secret des chambres d’hôtel, au domicile conjugal. On ne précipite pas l’amour, affirment les poètes, il « a toujours le temps ». Mais c’est un art que de ne pas s’abandonner immédiatement au plaisir. Les Lovebox de Charlotte Ogé et Lauriane Ackermann en rappellent les préceptes, avec leur compartiment double, dédié à l’éveil des sens puis à l’exaltation du désir. Jarretière, philtre d’amour bio, Eros Syrup, plumeau, ruban, tatouage éphémère… sont les instruments de l’imaginaire du couple, les pièces d’un jeu vierge de règles, aux récompenses tantôt sucrées, tantôt relevées. La première édition des Lovebox revendique d’ailleurs cette centralité du jeu, dont les surréalistes ont fait un accès privilégié à la beauté, à l’enchantement. Un jeu de l’oie inspiré des trente-deux positions d’amour de L’Immaculée Conception est ainsi offert à la sagacité et à la souplesse des clients. Trente-deux positions, comme autant de façons de résoudre un problème supérieur ; trente-deux solutions, énoncées dans l’exercice des sens, émoi littéraire compris. C’est aussi cela le savoir-faire français. Façonnées au contact de Barthes, de Michel de Grèce, des Mille et Une Nuits, les prochaines éditions de Your Lovebox devraient le faire rayonner encore davantage. 127 lifestyle lifestyle Les Dollers : pour vivre heureux, vivons masqués ! PAR JULIE TERRASSON PHOTOGRAPHIE RYOICHI KEROPPY MAEDA Dans un Japon envahi d’héroïnes fictives sorties de la culture Manga, les Dollers ont décidé de changer leur identité en incarnant ces personnages qu’ils considèrent comme leur idéal de beauté. 128 La peau recouverte d’un zentaï – une combinaison intégrale moulante en lycra, de couleur rose-chair – la taille resserrée et le visage masqué, pas un seul centimètre de peau ne laisse deviner qu’il s’agit d’hommes. Pourtant, depuis une vingtaine d’années à Tokyo, ce sont majoritairement des mâles hétérosexuels, âgés de 25 à 50 ans, qui revendiquent le droit de jouer à la poupée… avec eux-mêmes ! Inspirés par le kigurumi cosplay, une pratique nipponne courante lors de spectacles, qui consiste à se déguiser en personnages de mangas, d’animés ou de jeux vidéo, la tête recouverte d’un masque, les Dollers, eux, ne se contentent pas de porter un costume. Outre l’aspect sensoriel et la contrainte sadomasochiste, c’est le fait de vivre dans la peau d’une jolie pépée irréelle aux grands yeux colorés qui fait vibrer par-dessus tout ces fétichistes. Nuko : « Le Cosplay de base, c’est pour les adolescents qui ont de beaux visages. Mais si tu es vieux et que tu as envie de ressembler à une jeune fille, tu es obligé d’aller plus loin et de porter un masque, sinon tu risques de passer pour un vieux dégueulasse. » Nuko, marié, deux enfants, est employé chez « Orient Doll », une usine de poupées sexuelles plus vraies que nature. Enfant, il était fan de la série japonaise « Kamen Rider » et idolâtrait ces super-héros à tête d’insecte qui se battent contre de terribles monstres. Adulte, il commence par fabriquer ses propres figurines, avant de se lancer dans la fabrication de masques sophistiqués en latex qu’il appelle « kaburimono » (ce qu’on enfile sur la tête en VF) dans le but de les porter lui-même. Il y a quelques années, il décide de créer le cercle « Nuko Pain », un matin où il mangeait du pain français, pour répandre ses masques au maximum en cassant les prix afin de faire connaître la communauté. Depuis, il vend ses créations lors de conventions et principalement sur le net, lieu d’exhibition et de rencontre privilégié de ces grands timides, à partir de 150 euros pour le masque nu jusqu’à 600 euros pour la version peinte avec perruque. Meloko Maki : « La poupée est la petite amie de l’homme qui vit à l’intérieur. » Depuis près de quinze ans, Meloko Maki troque régulièrement son identité de salaryman pour celui d’une poupée humaine. Célibataire, il a décidé d’incarner son propre fantasme, loin des femmes réelles en chair et en os et vit son fétichisme ouvertement. Amateur de manga, cet otaku trentenaire est un véritable mime qui reproduit minutieusement les poses et gestes des gentilles héroïnes idéalisées de ses animés favoris, du mouvement du bout des doigts jusqu’au hochement de tête. Pour ne pas casser l’illusion, à l’instar de la plupart des Dollers, il s’interdit strictement de parler dès qu’il porte le masque. Digne collectionneur, il a accumulé plusieurs combinaisons zentaï : de couleur beige pâle au rose saumon, diverses tailles de fausses poitrines et de faux fessiers, et des dizaines de robes et de tenues féminines différentes… Autant de rôles qu’il sait jouer à la perfection. Meloko Maki : « J’ai toujours préféré pratiquer un sport que le regarder, comme avec le baseball par exemple. Et le truc étrange, c’est qu’un jour, je me suis mis à penser la même chose avec les personnages de manga. » 129 130 © Renaud Allirand COMME RENAUD ALLIRAND ABONNEZ-VOUS À PRUSSIAN BLUE Il suffit de renvoyer une reproduction du bulletin ci-dessous sous enveloppe affranchie à : Prussian Blue // 39 rue Jean-Baptiste Pigalle // 75009 PARIS À SUIVRE... Je souhaite m’abonner à Prussian Blue pour 1 an, soit 4 numéros, au tarif de (cochez le tarif correspondant à l’adresse de livraison) : France métropolitaine 40 € Dom Tom 48 € Reste du monde 52 € COMMANDEZ LES ANCIENS NUMÉROS SUR LE SITE Je règle par chèque à l’ordre de : Prussian Blue Courriel : Téléphone : Je souhaite recevoir Prussian Blue à l’adresse suivante : Prénom : Nom : Adresse : Code postal : Ville : Pays : Il est également possible de s’abonner en ligne sur le site www.prussianblue.fr www.prussianblue.fr l’éden cinéma texte Marguerite Duras mise en scène Juliette de Charnacé 6 › 22 mars 2o14 licence nº 19 125 avec Lola Créton, Julien Honoré, Florence Thomassin, Munkhtur, Wu Zheng musique Ghédalia Tazartès | scénographie et costumes Goury | lumières Rémi Nicolas