Les inconnues de l`après-guerre

Transcription

Les inconnues de l`après-guerre
825-une
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Günter Grass Le débat en Allemagne
BD Trois histoires de Marjane Satrapi
UKRAINE Ianoukovitch revient
CUBA Après Fidel, Raúl
www.courrierinternational.com
N° 825 du 24 au 30 août 2006 - 3
€
Israël-Liban
Les inconnues de l’après-guerre
La fragilité de la trêve
● La stratégie du Hezbollah
● L’avenir du gouvernement Olmert
●
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 €
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN
DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £
GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥
LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 825 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?k@i@c@f@k;
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04 ulysse
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La culture du voyage
Chez votre marchand de journaux
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l’invité
ÉDITORIAL
●
Simon Jenkins,
Mission
impossible ?
The Guardian, Londres
e rouge à lèvres est une arme ; le dentifrice, un
d’énormes quantités d’énergie, tout en lançant des hordes
puissant explosif ; le lait pour bébé, du poison ; la
migratoires dans un perpétuel transit polluant.
lime à ongles, une arme de destruction massive.
Le gouvernement Blair est atteint du syndrome d’hyperPour la première fois depuis l’Inquisition, le livre
mobilité. Il a abaissé le coût de l’automobile, encouragé
est une arme de guerre interdite. La délicatesse
les voyages aériens en réduisant les taxes, accru les subinfinie de la société occidentale fait que rien, absoventions aux chemins de fer. Il a poussé les enfants à faire
lument rien, n’est toléré si cela comporte le
de longues distances pour se rendre dans des écoles “choimoindre risque. Les races inférieures des contrées
sies” et incité les patients à choisir leur hôpital. A la denlointaines peuvent continuer à s’entre-tuer et à semer le
sité urbaine il oppose des lotissements construits dans les
chaos, nous ne jouerons pas avec le grand dieu de la chance.
“ceintures vertes”, des parcs d’entreprises, des hyperOn nous dit que les compagnies aériennes vont exiger que
marchés. Les cliniques, les bureaux de poste et les maganous nous présentions à l’enregistrement trois heures avant
sins locaux font place à des infrastructures “régionales”.
le départ et que nous allons voyager dans les mêmes condiLes politiques d’aménagement du territoire font en sorte
tions que des parachutistes
que les transports se déveen mission. Les aéroports vont
loppent encore.Tant pis si les
devenir des lieux de purgatoire
enfants deviennent obèses
avant toutes vacances à l’éparce qu’ils ne vont plus à
tranger. Seules l’envie irrél’école à pied et si la moitié
pressible d’exotisme et les lardes camions roulent à vide sur
gesses fiscales des Etats à
les autoroutes. En 1950, les
l’égard des compagnies à bas
Britanniques parcouraient en
prix permettent de maintenir
moyenne 8 kilomètres par
un bon rapport horreur/prix
jour. Aujourd’hui, ils en par■ Ancien de The Economist, du Sunday
pour le transport aérien. La
courent 50, et le gouverneTimes, où il a créé le supplément littéraire,
quasi-totalité des attentats islament prévoit qu’à la proet du Times, dont il a été directeur de la
mistes visent les transports,
chaine génération on ne sera
rédaction, Simon Jenkins a rejoint The Guarsans doute parce qu’ils sont le
pas loin des 100 kilomètres.
dian en 2005 en tant que chroniqueur. Il
symbole de l’obsession des
En cessant d’encourager la
a écrit plusieurs livres politiques, ainsi
Occidentaux pour la mobilité.
mobilité par les aménagequ’un ouvrage sur les églises anglaises.
L’hypermobilité entraîne la
ments et la fiscalité, on pourpeur du risque. Dès que nous quittons la sécurité suprait inverser ces tendances pernicieuses. En freinant la
posée de notre demeure et de notre voiture, nous exigeons
mobilité, on promouvrait la cohésion familiale et urbaine,
que notre sécurité soit “garantie”, si ridicule que cela puisse
tout en protégeant des quartiers ou des localités dont le
paraître. Les Britanniques ignorent tout de la théorie des
dépérissement est déploré par ceux qui favorisent l’hyrisques, à tel point qu’ils persistent à croire les politiques
permobilité. Par là même, on ferait beaucoup pour notre
qui leur racontent que le terrorisme est “la plus grande
santé – et celle de la planète. Il ne s’agit pas d’utopie. L’hymenace à laquelle le monde soit confronté aujourd’hui”. C’est
permobilité commence enfin à être battue en brèche. Les
parfaitement faux.
guerres au Moyen-Orient et l’envolée de la demande de
Le goût des voyages est aussi vieux que les pèlerinages, il
carburant en Asie renchérissent le pétrole. Des “taxes
répond à la curiosité des hommes, à l’attrait de la nouvertes” pourraient pourtant réduire les transports aériens
veauté. On associe tout naturellement la liberté de mouet routiers. On va voir apparaître des péages sur les voies
vement à la liberté de parole. Mais l’hypermobilité met à
encombrées. Moi aussi, certes, il m’arrive de voyager. Autremal les liens familiaux et sociaux. Elle est l’ennemie de
fois, c’était un luxe. Cela va le redevenir, et on ne peut que
la fierté civique, des relations de bon voisinage et de l’air
s’en réjouir. Un séjour à l’étranger par an au lieu de trois
pur. L’aspiration à une maison de campagne, aux “miles”
ne mettrait pas en péril notre style de vie. Les fanatiques
[les points de fidélité des compagnies aériennes] et aux fordu contre-terrorisme et les autorités de contrôle allergiques
mules avion + voiture prive les lieux d’habitation de leur
aux risques apportent leur pierre à l’édifice. A quelque
vitalité et perturbe les lieux de destination. Cela use
chose malheur est bon.
■
L
Quintin Wright
L’Occident
a la bougeotte
L E
D E S S I N
D E
L A
S E M A I N E
Stéphane Lavoué
825p07
Plus d’une semaine après l’entrée en
application du cessez-le-feu voté par
le Conseil de sécurité de l’ONU, la
question de la force internationale
de maintien de la paix qui devrait se
déployer au Sud-Liban n’est toujours
pas résolue. Et elle n’a aucune chance de l’être avant longtemps. Car la mission que devrait
remplir cette formation de 15 000 hommes apparaît de plus en plus utopique.
La France, qui l’avait appelée de ses vœux et qui devait
tout naturellement en prendre la direction, a très vite
reculé, on s’en souvient, en relevant l’imprécision du
mandat donné en ce qui concerne les objectifs et les
pouvoirs accordés à cette force d’interposition. Paris
se contentant, en attendant une clarification, d’envoyer sur place un premier contingent de 200 soldats,
Rome en a profité, au début de la semaine, pour poser
sa candidature à la direction de la nouvelle FINUL.
Une bonne idée, a priori, pour un gouvernement qui
souhaite retrouver une certaine stature diplomatique.
Mais la proposition, qui est dans les mains de Kofi
Annan, soulève déjà les doutes de la presse italienne.
Comment ne pas craindre une reprise des hostilités
à grande échelle, déjà ouvertement envisagée par Israël
comme par le Hezbollah ? Il est clair que les troupes
européennes, dans ce cas, n’auraient pas d’autre choix
que de battre en retraite pour limiter les pertes. Et, en
admettant qu’une trêve de longue durée puisse s’installer – ce que tout le monde espère sans trop y
croire –, comment ne pas se poser des questions sur
la situation politico-militaire au Liban ? La seule solution légitime envisageable par la communauté internationale est que l’armée libanaise reprenne le plus
vite possible le contrôle des provinces méridionales
du pays, en lieu et place des milices islamistes. Fort
bien. Mais comment imaginer que cette même armée,
qui est officiellement neutre mais qui comprend une
forte présence chiite, puisse s’imposer contre les
troupes puissamment armées du Hezbollah ? Et que
faire au cas où ces mêmes milices seraient intégrées
dans le sein de l’armée officielle, ainsi que cela a été
proposé comme solution politique dans le cadre proprement libanais ?
Espérons déjà que la trêve sera assez longue pour que
les diplomates aient le temps d’esquisser des réponses
à ces questions de fond.
Bernard Kapp
Voici la bonne adresse pour suivre votre Courrier
■ La guerre
contre le terrorisme.
La lutte contre le sida.
courrierinternational.com
La conférence internationale
sur le sida s’est achevée,
le 18 août, à Toronto.
Si quelques progrès ont été
réalisés, notamment dans
le domaine des trithérapies,
les lacunes restent grandes.
Stephen Lewis, l’envoyé
spécial de l’ONU pour la
lutte contre le sida en
Afrique, a d’ailleurs dénoncé
le manque de financements
publics pour la prévention, la
recherche et les traitements.
Les abonnés de l’hebdo ont un accès libre aux archives,
aux dossiers d’actualité, à l’opinion du jour, etc.
Les autres peuvent s’abonner
à la version Internet pour 5 € par mois.
Dessin de Tab paru
dans le NRC Handelsblad,
Rotterdam.
Chaque jour, retrouvez un
nouveau dessin d’actualité sur
www.courrierinternational.com
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
7
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
22/08/06
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l e s s o u rc e s
●
CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL
WWW
Retrouvez nos sources sur
courrierinternational.com
(rubrique Planète presse)
ABC 267 000 ex., Espagne, quotidien.
Journal monarchiste et conservateur
depuis sa création en 1903, ABC
a un aspect un peu désuet unique
en son genre : une centaine de pages
agrafées, une grande photo à la une.
AL-AKHBAR Liban, quotidien.
Né au mois d’août 2006, en pleine
guerre entre Israël et le Hezbollah,
“Les Nouvelles” se veut l’expression
du refus de la politique américaine
au Moyen-Orient. Ses sources
de financement sont mystérieuses
et certains parlent de capitaux privés
proches du Hezbollah.
Son directeur, Joseph Samaha,
ancien rédacteur en chef du
quotidien “islamo-progressiste”
libanais As-Safir, est l’un des
journalistes les plus influents du
Liban et défend une ligne politique
proche de l’axe irano-syrien.
le dernier des quotidiens de qualité
à ne pas avoir abandonné le grand
format.
EVENIMENTUL ZILEI Plus de 229 000 ex.,
Roumanie, quotidien. Fondé
en 1992, “L’événement du jour” se
veut le journal d’opposition au plus
fort tirage de tout le pays. Apprécié
pour ses positions pertinentes
et parfois impertinentes, il dispose
aujourd’hui d’un site Internet.
FINANCIAL TIMES 439 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Le journal
de référence, couleur saumon,
de la City et du reste du monde.
Une couverture exhaustive
de la politique internationale,
de l’économie et du management.
FRANKFURTER ALLGEMEINE ZEITUNG
377 000 ex., Allemagne, quotidien.
Fondée en 1949 et menée
par une équipe de 5 directeurs,
la FAZ, grand quotidien
conservateur et libéral, est un outil
de référence dans les milieux
d’affaires et intellectuels allemands.
FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Le plus ancien
des quotidiens nationaux allemands
a un public un peu plus jeune
que ses concurrents. Engagé
à gauche, dans la défense des droits
de l’homme et de l’environnement.
GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en semaine
et 1 000 000 ex. le week-end,
Pologne, quotidien. “La Gazette
électorale”, fondée par Adam
Michnik en mai 1989, est devenue
un grand journal malgré de faibles
moyens. Et avec une immense
ambition journalistique : celle d’être
laïque, informative, concise.
Son supplément culturel
du vendredi, Magazyn-Gazeta
Wyborcza, est devenu un rendez-vous
incontournable.
HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien.
Premier journal publié en hébreu
sous le mandat britannique,
en 1919. “Le Pays” est le journal
de référence chez les politiques
et les intellectuels israéliens.
GRANMA 400 000 ex., Cuba, quotidien.
C’était le nom du bateau
qui a amené les “barbudos” vers
la révolution. C’est depuis 1965
le titre du journal fleuve, officiel
et fidèle de La Havane… Granma
a une version hebdomadaire, Granma
International, publiée en français,
anglais, espagnol et portugais.
ASIA TIMES ONLINE
<http://www.atimes.com>, Chine.
Lancée fin 1995, l’édition papier
de ce journal anglophone s’est
arrêtée en juillet 1997 et a donné
naissance, en 1999, à un véritable
journal en ligne régional. Alors que
la presse d’actualité régionale
a perdu ses principaux
représentants, ce webzine étend son
champ d’action au Moyen-Orient.
THE DAILY TELEGRAPH 897 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Atlantiste
et anti-européen sur le fond,
pugnace et engagé sur la forme,
c’est le grand journal conservateur
de référence. Fondé en 1855, il est
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite
(siège à Londres), quotidien.
“La Vie” est sans doute le journal
de référence de la diaspora arabe
et la tribune préférée des intellectuels
de gauche ou des libéraux arabes qui
veulent s’adresser à un large public.
THE INDEPENDENT 252 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Créé en
1986, ce journal s’est fait une belle
place dans le paysage médiatique.
Racheté en 1998 par le patron
de presse irlandais Tony O’Reilly,
il reste farouchement indépendant
et se démarque par son engagement
proeuropéen, ses positions
libertaires sur des problèmes
de société et son illustration.
JUTARNJI LIST, 100 000 ex., Croatie,
quotidien. Un des principaux titres
croates, le “Journal du matin”
est un quotidien grand public avec
un supplément de week-end de très
bonne qualité, consacré à la culture.
MILENIO SEMANAL 35 000 ex., Mexique,
hebdomadaire. Ce jeune
journal (“Millénaire”) a été créé
en septembre 1997. Son ton
irrévérencieux traduit une approche
incisive de l’actualité politique
mexicaine.
LA MONTAGNE 1 500 ex., Bénin,
quotidien. Fondé en 2002, ce titre
régional est rapidement devenu
incontournable dans le Nord, la
région la plus défavorisée du Bénin.
Privilégiant l’information locale
et les faits de société, La Montagne ne
néglige pas l’actualité internationale.
AL-MUSTAQBAL 10 000 ex., Liban,
quotidien. Fondé le 14 juin 1999
et spécialisé dans la politique,
“Le Futur” appartient à l’empire
médiatique du Premier ministre
libanais Rafic Hariri (assassiné
le 14 février 2005).
AN-NAHAR 7 000 ex, Israël
(Cisjordanie), quotidien. “Le Jour”,
journal palestinien, né en 1986
sous forme hebdomadaire, est diffusé
en Cisjordanie et dans la bande
de Gaza. Projordanien au départ,
le journal a adopté des positions
favorables à l’Autorité palestinienne.
THE BALTIMORE SUN 240 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Propriété du Times
Mirror Group, libéral, c’est l’un
des plus grands quotidiens régionaux
américains.
D (LA REPUBBLICA DELLE DONNE) 540 400 ex.,
Italie, hebdomadaire. Le titre
paraît en 1996 comme supplément
hebdomadaire de La Repubblica.
Son graphisme épuré à l’extrême,
son papier soyeux mille fois imité
depuis et la grande place faite à
l’actualité et aux reportages en font
le féminin le plus lu par les hommes.
HANKYOREH 600 000 ex., Corée du Sud,
quotidien. Cinquième quotidien
sud-coréen (derrière le Chosun Ilbo,
“Le Quotidien de Corée” ;
le Dong-A Ilbo, “Le Quotidien d’Asie
orientale”, le Chungang Ilbo,
“Le Quotidien du Centre”
et le Hankook Ilbo, “Le Quotidien
de Corée”), “Un seul peuple”
a été fondé en 1988 grâce
aux fonds collectés auprès
de 62 000 personnes. Le seul journal
d’opposition jusqu’à l’arrivée au
pouvoir de Kim Dae-jung en 1997.
NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni,
hebdomadaire. Depuis 1869,
cette revue scientifique au prestige
mérité accueille – après plusieurs
mois de vérifications – les comptesrendus des innovations majeures.
Son âge ne l’empêche pas de rester
d’un étonnant dynamisme.
THE GUARDIAN 380 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
Depuis le 12 septembre 2005,
il est le seul quotidien national
britannique imprimé au format
berlinois (celui du Monde) et tout
en couleur. L’indépendance,
la qualité et la gauche caractérisent
depuis 1821 ce titre, qui abrite
certains des chroniqueurs
les plus respectés du pays.
Offre spéciale
d’abonnement
Bulletin à retourner
sans affranchir à :
THE NEW REPUBLIC 85 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Jadis vitrine de
la gauche intellectuelle américaine,
aujourd’hui plutôt journal phare
des libéraux néoconservateurs,
ce magazine d’opinion aime toujours
prendre à revers ses lecteurs
par des points de vue iconoclastes.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche),
Etats-Unis, quotidien.
Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux
à l’étranger et plus de 80 prix
Pulitzer, le NewYork Times
est de loin le premier quotidien
du pays, dans lequel on peut lire
“all the news that’s fit to print” (toute
l’information digne d’être publiée).
NIHON KEIZAI SHIMBUN 3 000 000 ex.
(édition du matin) et 1 665 000 ex.
(édition du soir), Japon, quotidien.
Par la diffusion, le “Journal
économique du Japon” est sans
conteste le plus important quotidien
économique du monde.
Par la qualité de l’information,
il fait partie, avec le Wall Street
Journal et le Financial Times,
du cercle fermé des grands titres
internationaux.
THE OBSERVER 434 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Le plus ancien
des journaux du dimanche (1791)
est aussi l’un des fleurons
de la “qualité britannique”.
Il appartient au même groupe
que le quotidien The Guardian
et, comme lui, se situe résolument
à gauche.
OUKRAÏNSKA PRAVDA
<http://www.pravda.com.ua>,
Ukraine. Le journal en ligne
“Vérité ukrainienne”, a été créé
en 2000 par le journaliste
Guéorgui Gongadzé, assassiné
au cours de la même année
alors qu’il enquêtait
sur la corruption au sein du pouvoir.
Le titre, qui traite de sujets
exclusivement nationaux,
a néanmoins su préserver son
impartialité et son indépendance.
Courrier international
THE SUNDAY LEADER Sri Lanka,
hebdomadaire. Fondé en juin 1994,
il a bouleversé le monde de la presse
sri-lankaise en s’affirmant comme
un grand journal d’investigation.
Connu pour son honnêteté
et le courage de ses analyses,
il consacre de nombreuses pages
aux scandales politico-financiers.
RÉDACTION
64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
Site web www.courrierinternational.com Courriel courrier@iway.fr
TECHNOLOGY REVIEW 92 000 ex.,
Etats-Unis, paraît toutes les six
semaines. Née en 1899, la revue
est installée sur le campus
du célèbre Massachusetts Institute
of Technology (MIT).
C’est le magazine des ingénieurs,
scientifiques et hommes d’affaires
soucieux de s’informer
des nouvelles tendances
technologiques et des décisions
politiques en la matière.
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Claude Leblanc (16 43)
Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30)
Chef des informations Anthony Bellanger (16 59)
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
THIOF 17 000 ex., Sénégal, mensuel.
Fondé en 1998, le titre entend
devenir le Paris Match sénégalais.
Il s’est imposé sur le marché
de la presse people en accordant
une large place aux sujets de société
et à la culture populaire.
Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59),
Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22),
Suzi Vieira (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande),
Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent
Sierro (Suisse) Europe de l’Est Alexandre Lévy (chef de service, Hongrie, 16 57),
Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz
(Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie,
Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko
Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine),
Zbynek Sebor (Tchéquie), Gabriela Kukurugyova (Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Amériques Jacques Froment (chef
de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14),
Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine,
16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon,
16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid
Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24),
Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong
Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon)
Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie), Alda
Engoian (Asie centrale, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran),
Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre
Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot
(Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle
Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47) Multimédia
Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de
rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60)
Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
THE WALL STREET JOURNAL 2 000 000 ex.,
Etats-Unis, quotidien. La bible
des milieux d’affaires. Mais à manier
avec précaution : d’un côté,
des enquêtes et reportages de grande
qualité ; de l’autre, des pages
éditoriales partisanes capables
de la mauvaise foi la plus flagrante.
EL PAÍS 457 000 ex. (831 000 ex.
le dimanche), Espagne, quotidien.
Né en mai 1976, six mois
après la mort de Franco, “Le Pays”
est une institution en Espagne.
Il est le plus vendu des quotidiens
d’information générale
et s’est imposé comme
l’un des vingt meilleurs journaux
du monde. Il appartient au groupe
de communication PRISA,
actionnaire du groupe Le Monde
dont fait partie Courrier international.
POLITKOM.RU <http://www.politcom.ru>,
Russie. Ce site créé en 2001
se veut une tribune ouverte
aux commentaires politiques
d’experts et de journalistes.
Les thématiques abordées
concernent essentiellement
l’actualité sociale et politique
en Russie et dans la CEI.
AL-QUDS AL-ARABI 50 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien.
“La Jérusalem arabe” est l’un
des trois grands quotidiens
panarabes édités à Londres.
Toutefois, contrairement
à ses confrères Al-Hayat et Asharq
Al-Awsat, il n’est pas détenu
par des capitaux saoudiens.
AS-SAFIR 20 000 ex., Liban, quotidien.
“L’Ambassadeur” est le deuxième
quotidien libanais après An-Nahar.
Financé à l’origine par la Libye,
ce journal de gauche défend
aujourd’hui les thèses syriennes.
Ses rubriques : Jeunesse, Médias,
Reportages, sont souvent
bien écrites et respectent un certain
pluralisme.
DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Allemagne,
hebdomadaire. Un grand,
très grand magazine d’enquêtes,
lancé en 1947, agressivement
indépendant et à l’origine
de plusieurs scandales politiques.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service,
16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (1661)
Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35),Pierrick Van-Thé (webmestre,
16 82), Julien Didelet (chef de projet)
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77),
Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Marie-Françoise
Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli
(anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand),
Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
THE WASHINGTON POST 812 500 ex.
(1 100 000 le dimanche),
Etats-Unis, quotidien.
Recherche de la vérité,
indépendance : la publication
des rapports secrets du Pentagone
sur la guerre du Vietnam
ou les révélations sur l’affaire
du Watergate ont démontré
que le Washington Post vit
selon certains principes.
Un grand quotidien de centre droit.
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
YEDIOT AHARONOT 400 000 ex., Israël,
quotidien. Créé en 1939,
“Les Dernières Informations”
appartient aux familles Moses
et Fishman. Ce quotidien marie
un sensationnalisme volontiers
populiste à un journalisme
d’investigation et de débats
passionnés.
Ont participé à ce numéro Iulia Badea-Guéritée, Edwige Benoit, Marc-Olivier
Bherer, Marianne Bonneau, Olivier Bras, Valérie Brunissen, Valérie Defert, Natacha
Haut, Douglas Herbert, Rivière Lelaurin, Françoise Lemoine-Minaudier, Julie Marcot,
Hamdam Mostafavi, Josiane Petricca, Anne Proenza, Carlotta Ranieri, Jonnathan
Renaud-Badet, Hélène Rousselot, Christian Tientcheu, Emmanuel Tronquart,
Zaplangues, Béatrice Zaradez
DIE ZEIT 464 400 ex., Allemagne,
hebdomadaire. Le magazine
de l’intelligentsia allemande.
Tolérant et libéral, c’est un grand
journal d’information et d’analyse
politique.
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commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard.
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Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président
Dépôt légal : août 2006 - Commission paritaire n° 0707C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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825p06
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COURRIER INTERNATIONAL N° 825
6
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
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Page 7
l’invité
ÉDITORIAL
●
Simon Jenkins,
Mission
impossible ?
The Guardian, Londres
e rouge à lèvres est une arme ; le dentifrice, un
d’énormes quantités d’énergie, tout en lançant des hordes
puissant explosif ; le lait pour bébé, du poison ; la
migratoires dans un perpétuel transit polluant.
lime à ongles, une arme de destruction massive.
Le gouvernement Blair est atteint du syndrome d’hyperPour la première fois depuis l’Inquisition, le livre
mobilité. Il a abaissé le coût de l’automobile, encouragé
est une arme de guerre interdite. La délicatesse
les voyages aériens en réduisant les taxes, accru les subinfinie de la société occidentale fait que rien, absoventions aux chemins de fer. Il a poussé les enfants à faire
lument rien, n’est toléré si cela comporte le
de longues distances pour se rendre dans des écoles “choimoindre risque. Les races inférieures des contrées
sies” et incité les patients à choisir leur hôpital. A la denlointaines peuvent continuer à s’entre-tuer et à semer le
sité urbaine il oppose des lotissements construits dans les
chaos, nous ne jouerons pas avec le grand dieu de la chance.
“ceintures vertes”, des parcs d’entreprises, des hyperOn nous dit que les compagnies aériennes vont exiger que
marchés. Les cliniques, les bureaux de poste et les maganous nous présentions à l’enregistrement trois heures avant
sins locaux font place à des infrastructures “régionales”.
le départ et que nous allons voyager dans les mêmes condiLes politiques d’aménagement du territoire font en sorte
tions que des parachutistes
que les transports se déveen mission. Les aéroports vont
loppent encore.Tant pis si les
devenir des lieux de purgatoire
enfants deviennent obèses
avant toutes vacances à l’éparce qu’ils ne vont plus à
tranger. Seules l’envie irrél’école à pied et si la moitié
pressible d’exotisme et les lardes camions roulent à vide sur
gesses fiscales des Etats à
les autoroutes. En 1950, les
l’égard des compagnies à bas
Britanniques parcouraient en
prix permettent de maintenir
moyenne 8 kilomètres par
un bon rapport horreur/prix
jour. Aujourd’hui, ils en par■ Ancien de The Economist, du Sunday
pour le transport aérien. La
courent 50, et le gouverneTimes, où il a créé le supplément littéraire,
quasi-totalité des attentats islament prévoit qu’à la proet du Times, dont il a été directeur de la
mistes visent les transports,
chaine génération on ne sera
rédaction, Simon Jenkins a rejoint The Guarsans doute parce qu’ils sont le
pas loin des 100 kilomètres.
dian en 2005 en tant que chroniqueur. Il
symbole de l’obsession des
En cessant d’encourager la
a écrit plusieurs livres politiques, ainsi
Occidentaux pour la mobilité.
mobilité par les aménagequ’un ouvrage sur les églises anglaises.
L’hypermobilité entraîne la
ments et la fiscalité, on pourpeur du risque. Dès que nous quittons la sécurité suprait inverser ces tendances pernicieuses. En freinant la
posée de notre demeure et de notre voiture, nous exigeons
mobilité, on promouvrait la cohésion familiale et urbaine,
que notre sécurité soit “garantie”, si ridicule que cela puisse
tout en protégeant des quartiers ou des localités dont le
paraître. Les Britanniques ignorent tout de la théorie des
dépérissement est déploré par ceux qui favorisent l’hyrisques, à tel point qu’ils persistent à croire les politiques
permobilité. Par là même, on ferait beaucoup pour notre
qui leur racontent que le terrorisme est “la plus grande
santé – et celle de la planète. Il ne s’agit pas d’utopie. L’hymenace à laquelle le monde soit confronté aujourd’hui”. C’est
permobilité commence enfin à être battue en brèche. Les
parfaitement faux.
guerres au Moyen-Orient et l’envolée de la demande de
Le goût des voyages est aussi vieux que les pèlerinages, il
carburant en Asie renchérissent le pétrole. Des “taxes
répond à la curiosité des hommes, à l’attrait de la nouvertes” pourraient pourtant réduire les transports aériens
veauté. On associe tout naturellement la liberté de mouet routiers. On va voir apparaître des péages sur les voies
vement à la liberté de parole. Mais l’hypermobilité met à
encombrées. Moi aussi, certes, il m’arrive de voyager. Autremal les liens familiaux et sociaux. Elle est l’ennemie de
fois, c’était un luxe. Cela va le redevenir, et on ne peut que
la fierté civique, des relations de bon voisinage et de l’air
s’en réjouir. Un séjour à l’étranger par an au lieu de trois
pur. L’aspiration à une maison de campagne, aux “miles”
ne mettrait pas en péril notre style de vie. Les fanatiques
[les points de fidélité des compagnies aériennes] et aux fordu contre-terrorisme et les autorités de contrôle allergiques
mules avion + voiture prive les lieux d’habitation de leur
aux risques apportent leur pierre à l’édifice. A quelque
vitalité et perturbe les lieux de destination. Cela use
chose malheur est bon.
■
L
Quintin Wright
L’Occident
a la bougeotte
L E
D E S S I N
D E
L A
Stéphane Lavoué
825p07
Plus d’une semaine après l’entrée en
application du cessez-le-feu voté par
le Conseil de sécurité de l’ONU, la
question de la force internationale
de maintien de la paix qui devrait se
déployer au Sud-Liban n’est toujours
pas résolue. Et elle n’a aucune chance de l’être avant longtemps. Car la mission que devrait
remplir cette formation de 15 000 hommes apparaît de plus en plus utopique.
La France, qui l’avait appelée de ses vœux et qui devait
tout naturellement en prendre la direction, a très vite
reculé, on s’en souvient, en relevant l’imprécision du
mandat donné en ce qui concerne les objectifs et les
pouvoirs accordés à cette force d’interposition. Paris
se contentant, en attendant une clarification, d’envoyer sur place un premier contingent de 200 soldats,
Rome en a profité, au début de la semaine, pour poser
sa candidature à la direction de la nouvelle FINUL.
Une bonne idée, a priori, pour un gouvernement qui
souhaite retrouver une certaine stature diplomatique.
Mais la proposition, qui est dans les mains de Kofi
Annan, soulève déjà les doutes de la presse italienne.
Comment ne pas craindre une reprise des hostilités
à grande échelle, déjà ouvertement envisagée par Israël
comme par le Hezbollah ? Il est clair que les troupes
européennes, dans ce cas, n’auraient pas d’autre choix
que de battre en retraite pour limiter les pertes. Et, en
admettant qu’une trêve de longue durée puisse s’installer – ce que tout le monde espère sans trop y
croire –, comment ne pas se poser des questions sur
la situation politico-militaire au Liban ? La seule solution légitime envisageable par la communauté internationale est que l’armée libanaise reprenne le plus
vite possible le contrôle des provinces méridionales
du pays, en lieu et place des milices islamistes. Fort
bien. Mais comment imaginer que cette même armée,
qui est officiellement neutre mais qui comprend une
forte présence chiite, puisse s’imposer contre les
troupes puissamment armées du Hezbollah ? Et que
faire au cas où ces mêmes milices seraient intégrées
dans le sein de l’armée officielle, ainsi que cela a été
proposé comme solution politique dans le cadre proprement libanais ?
Espérons déjà que la trêve sera assez longue pour que
les diplomates aient le temps d’esquisser des réponses
à ces questions de fond.
Bernard Kapp
S E M A I N E
■ La guerre
contre le terrorisme.
La lutte contre le sida.
La conférence internationale
sur le sida s’est achevée,
le 18 août, à Toronto.
Si quelques progrès ont été
réalisés, notamment dans
le domaine des trithérapies,
les lacunes restent grandes.
Stephen Lewis, l’envoyé
spécial de l’ONU pour la
lutte contre le sida en
Afrique, a d’ailleurs dénoncé
le manque de financements
publics pour la prévention, la
recherche et les traitements.
Dessin de Tab paru
dans le NRC Handelsblad,
Rotterdam.
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COURRIER INTERNATIONAL N° 825
7
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
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EN CADEAU
AU QUOTIDIEN
22/08/06
19:09
Page 9
à l ’ a ff i c h e
Espagne
●
La muse de Zapatero
vant même la fin de la campagne
législative de mars 2004, José
Luis Rodríguez Zapatero avait
décidé que, s’il obtenait la majorité nécessaire pour devenir président du gouvernement, il ne
nommerait qu’un seul vice-président, et que ce serait une
femme. Pour celui qui n’était encore que le
chef du Parti socialiste espagnol (PSOE), il
s’agissait de symboliser au plus haut niveau
son engagement en faveur de la parité.
Et, parmi toutes les candidates possibles,
c’est María Teresa Fernández de la Vega qui
s’est naturellement imposée : comme Zapatero l’a expliqué plus tard, elle avait parfaitement rempli sa tâche de secrétaire générale du groupe parlementaire socialiste, sans
jamais réclamer quelque récompense que
ce soit. Par ailleurs, son caractère méthodique et sa parfaite connaissance du fonctionnement des institutions compensaient
les faiblesses du nouveau chef du gouvernement. Seules les conditions imposées plus
tard par l’actuel ministre des Finances,
Pedro Solbes, ont obligé Zapatero à revenir
sur sa promesse et à nommer un second
vice-président.
Mais ce qui est certain, c’est que les faits
ont donné tort à tous ceux qui prévoyaient
que Mme Fernández de la Vega aurait un rôle
purement symbolique. Depuis sa nomination, il y a deux ans et demi, elle est bel et
bien devenue la colonne vertébrale du gouvernement que dirige Zapatero. Pour preuve,
le Premier ministre fait systématiquement
appel à elle pour démêler les questions les
plus complexes (afflux d’immigrés, réforme
de l’audiovisuel public ou encore mise en
place du nouveau statut d’autonomie de
Mondelo/EPA/Sipa
A
MARÍA TERESA FERNÁNDEZ DE LA
VEGA, 57 ans, est la numéro deux du gouver-
nement espagnol. En deux ans et demi, cette
juriste est devenue la pièce maîtresse du pouvoir
socialiste. Elle est aujourd’hui plus populaire que
Zapatero lui-même.
la Catalogne) et pour coordonner les projets les plus délicats (organisation des noces
du prince Felipe, élaboration du projet de
loi sur les victimes de la guerre civile et de
la dictature, relations avec l’Eglise). Et son
rôle n’a cessé de croître, pour inclure désormais la politique étrangère, domaine dans
lequel Zapatero montre le moins d’enthousiasme.
Quant à son rôle de porte-parole du
gouvernement, la partie de ses attributions
qui avait suscité le plus de critiques, elle l’assume sans le moindre sectarisme, entretenant avec les médias des relations irréprochables. A en croire ses collaborateurs, la
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
RAY OZZIE
vice-présidente ne commence jamais sa journée de travail après 9 heures et ne l’achève
jamais avant 23 h 30. Depuis qu’elle est
en poste, elle ne se serait jamais autorisé plus
d’une semaine de vacances, pas même en
été. Résultat : elle est aujourd’hui le membre
du gouvernement le plus apprécié par l’opinion publique, devant Zapatero lui-même.
Mais elle paie aussi très cher son succès :
pas moins de trois campagnes injurieuses
ont été orchestrées pour la discréditer. Situation qu’elle supporte, secrètement indignée
mais publiquement stoïque, en attendant
“la prochaine”, précise-t-elle.
L’influence de María Teresa Fernández
de la Vega est évidente non seulement au
sein du gouvernement – elle a déjà eu une
responsabilité directe dans le renvoi et la
nomination de certains ministres –, mais
aussi au sein du PSOE – dont elle n’est pas
officiellement militante, afin de préserver
son statut de magistrate. Malgré cela, c’est
elle qui a été chargée de réunir les “barons”
du parti à la Moncloa [le siège du gouvernement] afin de dégager un consensus sur
la question du statut d’autonomie de la
Catalogne ; et, fait insolite, elle a même
accompagné Zapatero à quelques réunions
de la commission exécutive du PSOE, dont
elle n’est pourtant pas membre. Enfin, María
Teresa Fernández de la Vega est aussi devenue la “muse” du PSOE : après le chef du
gouvernement, c’est elle qui est le plus acclamée par les militants lors des réunions. Qui
disait que Zapatero s’était débarrassé de tous
les socialistes n’appartenant pas à sa génération ? Et que, en politique, les femmes ne
peuvent que jouer les potiches ? Ou qu’on
ne devient pas muse à 50 ans passés ?
Le nouveau cerveau
de Microsoft
DADOULLAH AKHOUND
La star montante
du djihad
“C’est censé être une leçon d’humilité pour moi. Laissez-moi faire
mon boulot”, a-t-il demandé aux
journalistes massés dans une rue
de New York pendant qu’il était un
train de balayer les trottoirs. Il
effectuait les cinq jours de travaux
d’utilité publique auxquels il avait
été condamné à la suite d’un faux
témoignage.
(The New York Times, Etats-Unis)
ABDOULAYE WADE,
président du Sénégal
■ Rassembleur
“Nous avons
intérêt à créer
les Etats-Unis
d’Afrique.”
(Le Soleil,
Dakar)
Dessin de Glez,
Ouagadougou.
“C’est une mise au pas radicale.”
Face aux pressions exercées par
les autorités polonaises sur les
personnes et les institutions qui
ont accepté de prêter des objets
pour l’exposition qui se tient à
Berlin jusqu’au 29 octobre sous
l’égide de la Fédération des expulsés allemands, Nooke se dit “très
inquiet” des atteintes à la liberté
d’expression que connaît actuellement la Pologne.
(Der Spiegel, Hambourg)
VLADIMIR POUTINE,
président de la Russie
■ Habile
Lors de sa rencontre avec le président arménien Robert Kotcharian dans sa résidence de Sotchi,
il a confondu l’Arménie et l’Azerbaïdjan. “C’est un bon lapsus !
J’espère que cela concourra au
règlement de problèmes bien
connus”, s’est exclamé le président russe après que son hôte lui
eut fait remarquer son erreur.
(lenta.ru, Moscou)
WALID JOUMBLATT, leader
de Druzes libanais (opposition)
■ Mécontent
“Très bien. Votre
nom aujourd’hui
brille au firmament de la nation
et du peuple arabes. Vous êtes
un symbole. Mais
il est très facile
pour ceux qui
sont loin de brandir votre portrait. Dessin de Hassan
Bleibel, Beyrouth.
De près, c’est
mon pays qui a été détruit et qui
brûle.” Il accuse Hassan Nasrallah,
chef du Hezbollah, d’avoir provoqué
la ruine du Liban.
(L’Orient-Le Jour, Beyrouth)
(Voir aussi pp. 26-34)
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
9
BEN BOT, chef de la diplomatie
néerlandaise
■ Patient
“Nous attendons des signaux de
toutes les parties quant à leur
sérieux dans leur volonté d’appliquer
la résolution 1701 adoptée par les
Nations unies, avant d’envoyer nos
boys.” Justification fournie au viceprésident israélien Shimon Pérès au
sujet de la lenteur des pays de
l’Union européenne à envoyer leurs
soldats au Liban.
(La Libre Belgique, Bruxelles)
GUENNADI ZIOUGANOV, leader
du Parti communiste russe
■ Constant
Que ferait-il si le putsch du 19 août
1991 se produisait aujourd’hui ? “Je
le soutiendrais avec la même énergie. Je ferais arrêter Gorbatchev et
Eltsine pour haute trahison, au motif
qu’ils sont allés contre la volonté du
peuple qui voulait conserver l’Union
soviétique.”
(Moskovskié Novosti, Moscou)
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
DR
GÜNTER NOOKE (CDU),
chargé des droits de l’homme
dans le gouvernement allemand
■ Choqué
et homme est la
nouvelle vedette
de la propagande des
talibans. Egorgements
de “traîtres” en série,
destruction de cibles
“impies” en direct,
adoubement de cohortes de candidats à
l’attentat suicide… Dans la mise en scène de
ses apparitions vidéo, ce commandant unijambiste de la guérilla du sud de l’Afghanistan
est en passe de “dépasser la réputation scabreuse de Zarqaoui”, écrit le magazine Newsweek. Tout comme l’ancienne bête noire des
forces américaines en Irak, tué le 7 juin dernier,
Dadoullah est animé d’une passion toute personnelle pour le meurtre. Il n’en demeure pas
moins l’un des commandants talibans les plus
influents et les plus nuisibles pour les forces de
la coalition. Il est considéré comme le principal artisan de l’explosion de violences dans
le pays en 2006 ; pour la première fois, sous
son commandement, la guérilla a pu s’emparer d’installations gouvernementales dans le
Sud. Un de ses lieutenants, Ghul Agha, le décrit
comme un homme colérique et imprévisible.
Sa réputation le précède : son nom est à ce
point associé à des atrocités que la radio des
talibans l’utilisait déjà dans les années 1990
comme une arme de dissuasion, annonçant sa
présence sur le champ de bataille même lorsqu’il n’y était pas.
C
Gonzalo López Alba, ABC, Madrid
ILS ET ELLES ONT DIT
GEORGE O’DOWD, alias Boy
George, chanteur britannique
■ Rééduqué
lus doux et plus
conciliant que son
bouillant prédécesseur, le nouvel “architecte en chef” (directeur technique) de
Microsoft apparaît
comme l’opposé de
Bill Gates. Mais ne
nous trompons pas, avertit le Financial Times :
sous les habits courtois et affables de ce quinquagénaire grisonnant de Chicago se cache un
“féroce intellect”. En 2005, sa société de développement de logiciels, Groove Networks, s’est
fait avaler par Microsoft, mais c’est surtout ses
compétences personnelles que voulait alors
s’adjoindre le patron du géant informatique, qui
le considère comme “l’un des cinq meilleurs
programmeurs au monde”. Brillant technicien,
Ray Ozzie est connu du grand public pour avoir
conçu Lotus Notes, le logiciel de messagerie
d’IBM, précurseur du succès planétaire d’Outlook. Selon ses collaborateurs, la création de
logiciels permettant de faciliter la communication serait la ligne directrice de ses recherches,
et cela depuis ses débuts à l’université de l’Illinois, dans les années 1970. Désormais, Ray
Ozzie devra mettre entièrement ses talents de
concepteur de passerelles de communication
au service d’un mastodonte quelque peu
dépassé par l’inventivité de Google et de Yahoo !
dans ce domaine.
P
Jim Br yant/AP/Sipa
825 p9 à l'affiche
825 p10 France
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f ra n c e
●
LOISIRS
P O L I T I QU E
Tristes vacances
Cette union sacrée que Berlin nous envie
DE PARIS
En politique étrangère, les Français se serrent les coudes alors que les Allemands
multiplient les polémiques. Surtout lorsqu’il s’agit d’envoyer des soldats.
HANDELSBLATT
Düsseldorf
ur la question libanaise, l’Allemagne et la France sont
apparemment d’accord : les
deux pays sont favorables à
une force internationale de maintien
de la paix ; et tous deux hésitent maintenant à envoyer leurs soldats. Cette
réserve est toutefois inspirée par des
motifs bien différents de chaque côté
du Rhin. Et le débat prend un tour très
différent en Allemagne et en France.
Côté français, on applique dans ce cas
précis la même règle d’or que pour
toute autre question de politique étrangère : on se serre les coudes pour affermir la position de la France à l’extérieur. La campagne électorale pour
l’élection présidentielle, qui a déjà
démarré, ne touche donc pas au Liban.
Cette situation est très agréable
pour le président Chirac, qui récolte
dans tout le pays un soutien inconditionnel pour sa gestion de la crise du
Proche-Orient. Il a même eu droit à
des éloges sans réserve de la part de
François Hollande, le chef du Parti
socialiste et de l’opposition, pour son
attitude “honorable”. A l’UMP, dans
les propres rangs du parti du président,
nul ne songerait à critiquer la politique
libanaise du gouvernement, d’autant
qu’elle rencontre, d’après les sondages,
le soutien de la grande majorité de la
population.
En France, “jouer les Stoiber” [du
nom d’Edmund Stoiber, président de
la CSU, le Parti social-chrétien de
Bavière, opposé à un engagement armé
de la Bundeswehr au Proche-Orient]
n’offre aucun avantage. Aucun homme
politique français n’oserait mettre des
S
Dessin de Stavro
paru dans The Daily
Star, Beyrouth.
bâtons dans les roues au chef du gouvernement sur une importante question de politique étrangère, comme l’a
fait le ministre-président bavarois ces
dernières semaines vis-à-vis de la chancelière. Une telle attitude serait très mal
perçue, ne serait-ce que parce qu’elle
donnerait l’impression de dissensions
internes et risquerait d’affaiblir l’image
du pays à l’étranger.
LA PEUR DE RENOUER AVEC
UN SINISTRE PASSÉ
Allemands et Français ont décidément
une conception fondamentalement différente du rôle que leur pays doit jouer
sur la scène internationale. En Allemagne, il est toujours d’usage de considérer avec suspicion les missions de
maintien de la paix de la Bundeswehr
sur les autres continents. Les Allemands ne vont-ils pas se remettre
à jouer les gendarmes du monde et
à renouer avec un sinistre passé ?
La Bundeswehr est-elle en mesure de
remplir ces missions dangereuses malgré la faiblesse de son équipement ?
Que valent ces interventions dans des
régions lointaines, à part un coût élevé
et le risque de perdre des soldats ?
Ces doutes largement répandus en
Allemagne sont étrangers aux Français. Pour les citoyens de l’ancienne
puissance coloniale, il va de soi que les
forces armées doivent afficher leur présence sur l’ensemble du globe pour
assurer l’influence internationale de la
France. Contrairement aux Allemands,
les Français ne voient pas de problème
de principe à ce que 15 000 soldats
soient engagés et puissent intervenir
dans des conflits armés pour maintenir la paix. Une mission dans laquelle
les soldats français risquent leur vie
doit, il est vrai, présenter un intérêt stratégique pour la France. Le pays attend
du président qu’il soupèse les risques
militaires et le profit politique à tirer
d’une telle intervention. Au Liban,
selon l’analyse de Chirac, la France
exposerait ses soldats à des risques disproportionnés en raison de l’extrême
tension des relations entre Paris et
Damas. Pour la Syrie, la France n’est
pas un intermédiaire neutre entre Israël
et le Hezbollah. Les soldats français
risqueraient donc très vite de servir de
cible au Hezbollah, allié à la Syrie. Les
craintes présidentielles sont partagées
par tous les experts en France.
Chirac n’a pas précisé s’il comptait envoyer davantage de soldats au
Liban dès lors que la situation se serait
améliorée. Par une présence militaire
accrue, il pourrait remédier à la perte
d’influence de la France au Liban, pays
ami de longue date. Pour atteindre ce
but, il peut compter sur un large
consensus intérieur. La politique étrangère allemande en revanche n’a ni l’un
ni l’autre : ni objectif ni consensus.
Ruth Berschens
D I P L O M AT I E
Un seul ambassadeur vous manque…
■ Israël vient de prendre congé de
l’ambassadeur de France Gérard
Araud, l’un des diplomates les plus
fascinants qui aient servi son pays
ici. M. Araud a réussi à montrer
l’impor tance des rappor ts humains et de la créativité dans les
relations internationales. Gérard
Araud est arrivé en Israël il y a trois
ans, à un moment où les relations
entre les deux pays étaient au plus
bas. Les médias français couvraient l’Intifada de façon quasi
hostile et la gauche radicale
menait une lutte acharnée contre
la politique israélienne. A la suite
d’une série d’incidents violents,
un groupe d’intellectuels juifs accusait même la société française
d’un antisémitisme qui s’était
transformé en haine irrationnelle
à l’égard d’Israël.
L’ambassadeur Araud a fait des
effor ts considérables pour apprendre à connaître la société
israélienne et même pour expliquer les difficultés du pays à ses
supérieurs et amis en France.
Rares sont les diplomates à avoir
ainsi étudié avec respect et empathie la complexité sociale israélienne. Au-delà du cas de M. Araud,
l’état des relations entre les deux
pays offre une occasion exceptionnelle de repartir de zéro, une
occasion qu’Israël ne doit pas
rater. Les intérêts français au
Proche-Orient ont changé. La France, sous la direction de Jacques
Chirac – il se serait probablement
passé la même chose avec n’importe quel autre homme politique
car, à Paris, tout le monde considère le Liban comme le frère cadet
de la France –, désire réduire le
plus possible l’influence syrienne
et voir une société civile (et aussi
laïque que possible) prospérer au
Liban.
Même si Israël a du mal à croire
Chirac lorsqu’il jure tenir à la sécurité et au bien-être du peuple israélien, l’Etat hébreu doit comprendre
que la France perçoit parfaitement
la menace que l’Iran fait peser sur
la région et le monde. Le fait que
la France soit prête à déployer une
force militaire constituée d’unités
d’élite en est la preuve (les Français sont persuadés d’être des
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
10
messagers de la paix et, avec une
naïveté qui confine parfois à l’idiotie, ils imaginent comme les Américains que leur mission est de protéger le monde contre lui-même).
Mais si cette guerre a eu un seul
résultat, c’est la création d’un nouvel axe franco-américain. Contrairement à ce qui s’est passé lors
de l’intervention en Irak, la France
a apporté son soutien à l’initiative
américaine, avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. L’axe européen
ouvre à Israël un nouvel espace
de manœuvre et annonce peut-être
une sor tie de sa dépendance
totale vis-à-vis des Etats-Unis en
général et de l’administration Bush
en particulier.
Avirama Golan, Ha’Aretz (extraits), Tel-Aviv
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
et été, en France, l’humeur
est à la nostalgie : on commémore le 70e anniversaire de la
loi instaurant les congés payés. Les
images d’hommes et de femmes pédalant en tandem dès l’été 1936 sont
restées gravées dans la mémoire collective. Le dispositif mis en place par
le gouvernement du Front populaire
donnait en effet aux salariés le droit à
deux semaines de vacances rémunérées par an, au grand dam des bourgeois – qui craignaient de voir les prolos envahir leurs stations balnéaires.
Et puis, le concept des “vacances
pour tous” a bien résisté à l’épreuve
du temps. Le minimum légal a augmenté progressivement, jusqu’à atteindre son seuil actuel de cinq semaines en 1982. En outre, les congés
annuels français sont souvent complétés par les jours de “RTT”, ces jours
que ceux qui travaillent plus que les
35 heures légales récupèrent tout au
long de l’année. Toutefois, même si
certains parviennent ainsi à se reposer pendant huit ou dix semaines, cela
ne veut pas dire pour autant que les
loisirs soient entièrement démocratisés en France, loin s’en faut.
Une étude commandée par le
ministère du Tourisme indique par
exemple que, cet été, la moitié des
Français n’avaient pas l’intention de
partir en vacances. Près d’un tiers de
ceux qui sont restés chez eux y ont été
contraints par le manque d’argent. “Il
y a beaucoup d’inégalités, des gens sont
complètement exclus des vacances”,
assure Sandrine Chauvin, de l’association Vacances ouvertes, un organisme qui finance des vacances pour
les familles pauvres et les jeunes en
difficulté. “Les gamins qui brûlent des
voitures ne partent pas en vacances”,
rappelle Jean Viard, sociologue à
Sciences Po, évoquant les émeutes de
l’automne 2005. Dans les cités, le sentiment d’exclusion est d’autant plus
vif, ajoute le sociologue, que les villes
de France se vident littéralement en
juillet et en août. De plus, la fracture
des loisirs comporte aussi une dimension raciale. En France, “les vacances
sont blanches”, affirme-t-il sans détour.
Toutefois, le succès de Paris-Plage
montre qu’avec un peu d’imagination
on peut améliorer le sort de ceux qui
doivent rester dans la capitale. Les
petits salaires et les chômeurs des villes
ne sont d’ailleurs pas les seuls à avoir
du mal à suivre le grand exode annuel
des vacanciers. Les agriculteurs sont
doublement pris au piège. D’abord,
par le manque d’argent. Ensuite, parce
qu’il est pratiquement impossible de
laisser derrière eux les cultures ou le
bétail. Enfin, si certaines usines ferment plusieurs semaines d’affilée,
d’autres, comme les trois gros sites
dirigés par le conglomérat américain
General Electric, restent ouvertes.
Quant aux travailleurs qui disparaissent effectivement pendant de longues
périodes en août, ils le paient en septembre, quand le travail reprend à un
rythme effréné.
Adam Jones, Financial Times, Londres
C
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e u ro p e
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R O YAU M E - U N I
Les différents visages de l’islam d’outre-Manche
Le projet d’attentats contre des avions déjoué le 10 août a une nouvelle fois mis en lumière l’extrémisme d’une
partie des musulmans britanniques. Entre religion et politique, les raisons de cette dérive sont complexes.
THE OBSERVER (extraits)
faire du recrutement.” C’est dans ce
contexte que les images sanglantes
d’exécutions et les vidéos de recrutement qui circulent sur Internet
peuvent jouer un rôle très important. Versi raconte que, dans les
heures qui suivent chaque événement au Moyen-Orient, son
journal est “bombardé”
d’images et de déclarations par courriel.
Londres
a communauté musulmane
britannique est en ce
moment sous le feu des critiques. Après la vague d’arrestations du 10 août dans l’est de
Londres, à Birmingham et High
Wycombe, la police retient toujours
vingt-trois jeunes musulmans britanniques suspectés d’être impliqués
dans un complot visant à faire exploser des avions remplis de passagers
au-dessus de l’Atlantique [onze
d’entre eux ont été inculpés le
21 août, dont huit pour complot en
vue de commettre des meurtres].
Depuis 2001, on entend les mêmes
arguments et analyses après chaque
attentat, réel, putatif ou imaginaire.
Pour certains, souvent à droite, c’est
l’islam qui est le problème. Pour
d’autres, souvent à gauche, le responsable est la politique, et en particulier
la politique étrangère du gouvernement. Beaucoup estiment qu’on n’a
pas réussi à intégrer le million et demi
de musulmans de Grande-Bretagne,
dont environ 750 000 d’origine pakistanaise. Cet échec, affirme-t-on beaucoup à droite et un peu à gauche, est
la conséquence inévitable de l’incompatibilité fondamentale entre l’islam et
les “valeurs britanniques”. D’autres
commentateurs accusent le manque
de tolérance plutôt que l’excès de tolérance. Si les réponses sont complexes,
la question est très simple : qu’arrivet-il à la communauté musulmane de
Grande-Bretagne ?
L
Dessin de Peter Till
paru dans The
Guardian, Londres.
■
John Reid
Les conséquences
politiques de
l’alerte terroriste du
10 août “pourraient
être importantes”,
remarque The
Economist, qui note
que cette crise a
propulsé le ministre
de l’Intérieur John
Reid au rang de
successeur possible
de Tony Blair. Une
position qu’il utilise
pour réclamer “des
mesures sévères
contre le terrorisme,
qui lui permettraient
de contourner les
lois garantissant les
droits de l’homme”,
rapporte
de son côté
The Independent.
WEB+
Plus d’infos sur
courrierinternational.com
Politique
et sécurité après
l’alerte terroriste
DES TENDANCES
RADICALES EXTERNES
du Pakistan, du Pendjab ou du
Cachemire ruraux, d’où sont originaires la majorité des immigrés pakistanais musulmans britanniques.
“Les gens qui pensent que les jeunes
tombent dans le terrorisme parce qu’ils
sont mal intég rés se trompent”,
explique Mark Sageman, ancien
agent de la CIA et expert en terrorisme. C’est la dynamique de
groupe qui est l’élément clé. “Les
jeunes se réunissent. Ils par lent.
Quelques-uns décident d’agir. Ces
groupes-là sont des groupes de volontaires auto-organisés. Al-Qaida, c’est
comme Harvard, elle n’a pas besoin de
Selon le Pr Ian Reader, de l’université de Lancaster, les réseaux islamistes
se comportent comme des sectes : ils
se détachent de la société normale et
créent des sociétés fermées au sein desquelles ils génèrent un fanatisme et un
engagement intenses. Le parcours des militants – mosquées et groupes d’études de
plus en plus extrémistes,
puis finalement cellules
autonomes – est classique.
Rien ne prouve cependant qu’il y
ait lavage de cerveau. Les sectes se
développent souvent à partir d’une
forte colère, d’un mécontentement ou
d’un sentiment d’aliénation au sein de
la société, ajoute Reader. C’est là que
la délicate question de la politique
étrangère du gouvernement britannique entre en jeu.
Le gouvernement soutient qu’il
n’y a aucun lien entre sa politique
étrangère et l’activisme islamique.
Les ministres ont brutalement rejeté
une lettre signée par trente-six associations musulmanes et personnalités, dont plusieurs députés et pairs
À QUELQUES CAS PRÈS, LES
MUSULMANS SONT INTÉGRÉS
La question de l’intégration est essentielle. Les musulmans vivent par
endroits en communautés qui apparaissent comme des quasi-ghettos.
Les mariages mixtes sont moins fréquents que beaucoup se plaisent à
l’imaginer. Mais la réalité de la vie
des communautés musulmanes de
Grande-Bretagne – et beaucoup
dénoncent le fait qu’on réduise la
diversité de ces centaines de milliers
de personnes à la simple catégorie de
“musulman” – est plus complexe. “A
quelques cas près, les musulmans sont très
bien intégrés dans la société britannique”, affirme Ahmed Versi, le rédacteur en chef de Muslim News. “Cette
idée de non-intégration fait partie du stéréotype qui veut que les musulmans soient
hors de la société normale et ne respectent pas les lois. C’est ridicule.”
Mais le degré d’intégration n’est
peut-être qu’une faible consolation.
Car il est fort possible que le militantisme s’explique en partie par les
incertitudes provoquées par la perte
des hiérarchies et des valeurs des
sociétés traditionnelles comme celles
UNION EUROPÉENNE
Londres veut moins d’immigrés de l’Est
L
es Bulgares et les Roumains pourraient devoir
attendre jusqu’à sept ans
après l’adhésion de leur pays
à l’Union européenne avant
d’avoir les mêmes droits que
les autres Européens de l’Est
en matière de recherche de
travail en Grande-Bretagne.
Le 20 août, en déclarant que
l’immigration en provenance
de Bulgarie et de Roumanie
serait “gérée de façon adéquate”, le ministre du Commerce et de l’Industrie Alistair Darling a laissé entendre
que le gouvernement était en
train de durcir sa position sur
l’immigration. Sa remarque
est dans la ligne de l’opinion
exprimée en privé par le
ministre de l’Intérieur John
Reid, lequel est convaincu
que l’opinion britannique, y
compris les immigrés et les
membres des minorités ethniques, s’inquiète de possibles tensions sur le marché
du logement et dans les services publics si aucune restriction n’est imposée aux ressortissants des deux pays qui
doivent adhérer à l’UE en
mai 2006.
La position du gouvernement,
déjà renforcée par les derniers chif fres du chômage,
qui indiquent le taux le plus
élevé depuis six ans, a été
encore un peu plus influencée
par une campagne menée par
les conservateurs et appuyée
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
11
par des ar ticles alarmants
dans la presse de droite.
Lorsque la Pologne et sept
autres anciens pays communistes ont rejoint l’UE, en
mai 2004, la plupar t des
pays de l’Ouest ont suivi l’Allemagne et mis en place un
moratoire de sept ans avant
que les citoyens de ces pays
puissent venir librement.
Seuls le Royaume-Uni et l’Irlande ont adopté des politiques plus ouver tes. On
estime aujourd’hui que
600 000 Polonais et autres
sont entrés au Royaume-Uni,
bien au-delà des prévisions
du ministère de l’Intérieur.
Andy McSmith,
The Independent (extraits), Londres
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
du Parti travailliste, qui affirmait
l’existence d’un tel lien. Si peu d’analystes considèrent la colère vis-à-vis
de la politique étrangère britannique
comme la seule cause de l’extrémisme, la plupart pensent qu’elle en
constitue un facteur important. “Ces
jeunes viennent de quartiers chauds,
explique Sageman. La politique étrangère n’a pas créé Al-Qaida mais a accru
le nombre de personnes qui veulent faire
quelque chose. Les griefs locaux acquièrent une dimension internationale et les
gens sont davantage prêts à se sacrifier
pour une vision globale.”
La religion, ou plus exactement
certaines de ses tendances, joue un
vrai rôle. Peu de personnes extérieures à la communauté pakistanaise
de Grande-Bretagne différencient les
nombreuses branches de l’islam qui
est pratiqué au Royaume-Uni.Yahya
Birt, appartenant à la Fondation islamique, explique que la plupart des
premiers immigrés étaient d’obédience barelvie – un islam populaire,
rural, tolérant et apolitique. Une tendance plus conservatrice et rigoureuse connue sous le nom d’école
déobandie a commencé à gagner du
terrain dans les années 1970. Bien
qu’officiellement apolitique, c’est
cette école qui, dans sa forme la plus
extrême, a engendré les talibans. Sur
les vingt-six séminaires musulmans
que compte la Grande-Bretagne
aujourd’hui, dix-sept sont d’obédience déobandie et la Tablighi
Jamaat, actuellement soupçonnée
de ser vir de “por te d’entrée vers
l’extrémisme”, est une ramification
déobandie. A cela s’ajoutent les tendances influencées par l’islam conservateur saoudien.
Viennent enfin toute une série d’interprétations modernes, hautement
politisées, de l’islam. Le discours radical, violent, l’islam altéré d’Al-Qaida,
qui n’attire qu’une minorité de personnes, est l’une d’entre elles. Il en
existe une autre, qui milite pour la création d’un Etat religieux moderne. Selon
Birt, cette dernière a les faveurs d’un
petit nombre de musulmans britanniques d’origine pakistanaise en cours
d’ascension sociale, qui sont bien organisés, politiquement malins et qui jouissent d’une visibilité et d’une influence
sur le gouvernement bien plus grandes
que ce que leur faible nombre permettrait par ailleurs.
“On peut sérieusement s’interroger
sur les per sonnes qui ser vent de
conseillers et d’interlocuteurs au gouvernement”, confie le Pr Anthony Glees,
de l’université Brunel, qui a récemment réalisé une étude sur le radicalisme dans les campus. La Grande-Bretagne a ainsi suivi des tendances qui
ont vu les branches tolérantes, apolitiques, se mettre en situation défensive.
Jason Burke
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ALLEMAGNE
La sécurité, d’accord, mais sous contrôle
Saisie d’une panique toute britannique à l’idée que des attentats soient commis sur son sol, l’Allemagne envisage
de renforcer son dispositif sécuritaire dès cet automne. Un mauvais souvenir pour certains.
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)
Munich
eut-être s’agit-il d’une question de génération. D’un
côté, il y a les 50-60 ans qui
ont dévoré George Orwell
et 1984, son livre sur l’Etat totalitaire,
et qui se souviennent très bien de cet
Etat surveillant les citoyens sur des
écrans de télévision jusque dans leur
vie privée. Cette génération a également connu les “années de plomb”,
l’époque où l’Allemagne recherchait
les membres de la Fraction Armée
rouge et où tout et tout le monde était
devenu suspect. Beaucoup ressentaient alors les organes de sécurité
comme une menace et non comme
une protection. Ils sont aujourd’hui
très sensibles au débat sur la vidéosurveillance, la base de données antiterroriste, l’utilisation des données
enregistrées aux péages et les téléphones portables.
Et puis il y a les autres, ceux qui
ont grandi avec la Toile, ceux qui ne
voient aucun inconvénient à communiquer leurs données les plus privées à un nombre infini d’utilisateurs.
Ces gens n’ont peur ni des caméras
de vidéosurveillance ni des bases de
données. Ils ne considèrent pas l’Etat
comme un ennemi ou comme une
menace, l’Etat leur est indifférent.
Pour eux, les caméras vidéo sont une
technologie qui fait partie du quotidien, comme les écrans d’information
des stations de métro.
Depuis les tentatives d’attentat de
Coblence et de Dortmund [des bombes
ont été découvertes dans des trains le
31 juillet ; un Libanais de 21 ans a
été arrêté et inculpé, un second était
encore recherché le 22 août], les
P
Dessin
de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
■
A la une
“Enfin, elle, arrive,
la télé de
Schäuble !” ironise
Die Tageszeitung,
au moment
où le ministre
de l’Intérieur
du gouvernement
Merkel, Wolfgang
Schäuble (CDU),
prône un
durcissement
de la politique
sécuritaire
en Allemagne,
notamment par
une vidéosurveillance
accrue. En réalité,
estime le quotidien
alternatif berlinois,
les mesures ne sont
pas nouvelles :
“Il s’agit davantage
de quantité
que de qualité.”
adeptes du tout-sécuritaire redonnent
de la voix. Certains réclament des
patrouilles armées dans les trains.
D’autres redemandent l’intervention
de l’armée sur le territoire intérieur
[comme le prônait le ministre de l’Intérieur Wolfgang Schäuble lors de la
Coupe du monde de football] ou veulent remettre au goût du jour les
réductions de peine ou l’impunité
pour les repentis. Et il y en aura certainement bientôt quelques-uns pour
exiger l’envoi de représentants de
l’ordre dans les écoles maternelles
musulmanes.
Les antisécuritaires reculent, ayant
l’impression que le danger est désormais bien réel et que les enquêteurs
obtiennent des résultats. Rien de
condamnable à cela. Pour d’autres,
en revanche, le danger n’existe pas
réellement. Le FDP [Parti libéral], le
Parti de gauche et les Verts mettent
en garde contre la vidéosurveillance
à tous crins – que ne préconise
d’ailleurs personne, pas même les services de renseignements, par crainte
d’un “effet Stasi” : la police secrète de
l’ex-RDA moulinait tellement d’informations inutiles qu’elle en avait
perdu sa capacité d’analyse.
IL FAUT COMBLER LES LACUNES
EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ
Il n’est pas question de “sacraliser les
caméras de surveillance”, comme le
dénoncent certains, mais de combler
les lacunes en matière de sécurité :
il y a encore des métros qui circulent
sans que les quais soient surveillés par
vidéo, des conducteurs de train qui
ne peuvent pas savoir ce qui se passe
derrière eux dans la quatrième ou la
cinquième voiture. De tels risques ne
peuvent être contrebalancés par le
“droit de flirter sans être vu”.
La critique du projet de base de
données antiterroriste paraît peu
convaincante. On invoque le spectre
de la Gestapo – dès lors que la police
et les services de renseignements
pourraient mieux coopérer. Ceux qui
s’expriment ainsi n’ont aucune idée
de la façon dont fonctionnait la Gestapo ou n’ont jamais lu le projet de
loi pour la création d’une base de
données antiterroriste. Il n’est pas
question que les services secrets puissent arrêter et interroger les citoyens
à partir de vagues indices. Il s’agit de
réunir les informations de façon que
la police de Munich qui soupçonne
une personne ne tâtonne pas inutilement alors que l’intéressé est fiché
à Hambourg.
Il suffit d’un peu d’imagination
pour savoir que toutes les critiques
sur le renforcement de la sécurité se
tairont dès que la première bombe
explosera vraiment en Allemagne.
Tout le monde réclamera alors des
services de sécurité plus efficaces, une
police plus forte. Et dans l’agitation
on oubliera une chose : ceux qui ont
des droits d’investigation importants
ne sont pas tout-puissants, loin de là.
Les forces de sécurité commettent
des erreurs et les dissimulent volontiers. Ce qu’il faut, ce sont donc des
contrôles appropriés. Or nul ou
presque ne s’en inquiète. Les députés ne se bousculent pas dans les
commissions de contrôle parlementaires. Et ce que font ces instances ne
mérite pas le nom de contrôle. Si on
veut renforcer la sécurité en Allemagne, il faut pourtant que les responsables de la sécurité rendent
compte de leur travail. Régulièrement
et en profondeur.
Annette Ramelsberger
I TA L I E
Des murs dans les rues et dans les têtes
uarante-cinq ans jour pour jour après
la construction du mur de Berlin, la
ville de Padoue a érigé le 9 août dernier
son propre mur, de 84 mètres de long et
3 mètres de haut, pour empêcher les dealers qui habitent dans six immeubles de
la rue Anelli, dans le quartier de La Serenissima, de vendre leur drogue dans la rue
voisine, la rue De Besi. La construction de
cette barrière, décidée par Flavio Zanonato,
maire démocrate de gauche de la ville, a
suscité de nombreuses polémiques, qui
s’inscrivent dans le débat plus large et très
délicat de l’immigration, car, comme le note
La Repubblica, “l’essentiel des 1 500 habitants du quartier de la rue Anelli est composé d’immigrés en provenance du Maroc,
du Nigeria, de Tunisie, du Sénégal, de Moldavie, de Roumanie, de Macédoine, du
Bénin, de Somalie, du Sri Lanka, du Togo,
de Côte-d’Ivoire et de Sierra Leone”. La
Q
remise en question de la loi sur les quotas
d’immigrés, dite Bossi-Fini, votée par le gouvernement Berlusconi [voir CI n° 822, du 3
au 23 août 2006], la régularisation de
350 000 immigrés, la promesse d’accorder
la nationalité italienne après seulement cinq
ans de résidence ont déjà jeté les bases
d’un débat intense.
“Un mur est un mur”, s’insurge le quotidien Il Riformista, proche des Démocrates
de gauche. “L’histoire et le sens du droit
nous disent que, derrière les barrières qui
séparent les hommes, il y a toujours un
arbitrage inacceptable. Un mur qui sépare
une zone dégradée d’une zone résidentielle
n’est pas un symbole de progrès, surtout
si cette décision a été prise par une administration de gauche, qui voudrait rendre
plus juste et plus humaine la politique de
l’immigration.” Le Corriere della Sera se
montre plus conciliant : “Le mur de Padoue
n’est pas l’équivalent du mur de Berlin et
ne symbolise pas la traditionnelle volonté
de la gauche de séparer le bien et le mal.
Il est plutôt le symbole de l’impuissance
d’une municipalité qui ne sait plus comment affronter une situation latente depuis
dix ans.” Et, de toute façon, remarque La
Stampa, “la construction du mur n’empêchera pas les dealers de vendre de la
drogue. Les trafiquants changeront simplement de quartier. Il faudrait intervenir de
manière plus résolue et plus efficace, et
arrêter de tolérer, dans ce climat de remises
de peine constantes, l’enracinement des
clandestins dans la rue Anelli.”
Deux jours après la construction du mur de
Padoue, le meurtre d’une Pakistanaise de
21 ans par son père et son beau-frère est
venu “enrichir” le débat. Hina, qui vivait à
Brescia, était amoureuse d’un Italien et refusait le mariage arrangé par sa famille. “Le
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
mur de Padoue, si nous devons lui donner
une valeur symbolique, est le refus de ce
qui s’est passé à Brescia entre les murs
domestiques d’une famille pakistanaise qui
a maltraité, exécuté et enterré dans le jardin de la maison, sous le mur du préjugé
religieux, une fille de 20 ans”, estime le Corriere della Sera. “Le mur de Padoue est, en
somme, une réponse à ces pères bouchers,
à ces imams, à ces oulémas qui abîment
ces jeunes ‘désobéissants’.” “Nous devons
nous méfier des comparaisons stériles”,
nuance Il Giornale, le journal du frère de Silvio Berlusconi. “Ce qui est arrivé à Hina
implique des individus, pas une collectivité
ou une religion. Les immigrés de Brescia ou
de Padoue ne sont pas tous des musulmans
à condamner. Ils doivent juste comprendre
que, s’ils demandent notre hospitalité, ils
doivent au moins connaître nos principes
et les accepter.”
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e u ro p e
SU ISSE
Les Helvètes deviennent monolingues
De moins en moins d’étudiants romands s’inscrivent en faculté d’allemand, tandis que les Alémaniques parlent
moins le français. Une évolution qui pourrait changer le visage de la Confédération.
L’HEBDO (extraits)
Lausanne
es professeurs d’allemand de
l’université de Genève commencent à s’inquiéter. “Il y
a une diminution nette des étudiants en allemand sur le long terme”,
observe Kirsten Adamzik, directrice
du département. Après être longtemps
resté relativement stable, le nombre
d’inscriptions n’a cessé de baisser
depuis cinq ans. “En 2003, les étudiants
nouvellement inscrits étaient 84. En 2005,
ils n’étaient que 41”, indique Kirsten
Adamzik. A Lausanne, la situation n’est
pas rassurante non plus : une cinquantaine de nouveaux arrivants en
2005, contre une moyenne de 65
entre 2001 et 2004.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette désaffection. “Au niveau du
lycée, l’allemand est de moins en moins
appuyé par d’autres langues grammaticalement proches,comme le latin ou le grec,
qui possèdent également des cas”, avance
Peter Utz, professeur d’allemand à
L
Lausanne. Résultat : les étudiants ont
l’impression qu’ils ne maîtriseront
jamais toutes les subtilités de la langue
de Goethe et ils s’en détournent une
fois leur maturité [équivalent du baccalauréat français] en poche. Comme
on peut s’y attendre, nombreux sont
ceux qui lui préfèrent l’anglais, réputé
plus facile – et surtout plus utile, à
l’heure de la mondialisation.
La Suisse romande n’est pas la
seule région touchée par ce désamour.
“C’est un phénomène que l’on constate
dans toute l’Europe”, regrette Kirsten
Adamzik. Il n’empêche que, en Suisse,
la question de l’enseignement des
langues trouve une résonance toute
particulière en raison de ses implications politiques. Et, justement, on
observe un phénomène symétrique de
l’autre côté de la Sarine. “L’apprentissage du français en tant que première
langue étrangère recule en Suisse alémanique, ce qui est peut-être plus inquiétant encore”, estime Peter Utz. Pour
l’historien Hans-Ulrich Jost, parfait
bilingue et à cheval entre les deux cul-
■
Chiffres
Lors du recensement
de l’an 2000,
la Suisse comptait
7,4 millions
d’habitants,
dont 4,64 millions
de germanophones
et 1,48 million
de francophones.
Les deux autres
langues officielles,
l’italien et le
romanche, étaient
respectivement
parlées par
471 OOO et
35 000 locuteurs.
tures, cette évolution n’a rien de surprenant. “L’histoire des différentes communautés linguistiques en Suisse est pleine
de mystifications, dit-il. La première est
de s’imaginer que la Suisse serait plurilingue, ce qui en grande partie est faux.
L’allemand n’a jamais eu de place importante en Romandie. C’est le fait d’avoir
vécu aussi longtemps sur ce mythe qui crée
aujourd’hui cet effritement, le décalage
décevant entre fantasme et réalité.”
Un danger pour la cohésion du
pays ? Hans-Ulrich Jost ne croit pas
que, en Suisse, la question des langues
soit fermement liée à l’unité nationale.
“Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le
sentiment nationaliste était officiellement
valorisé, et le plurilinguisme était l’un de
ses arguments. Mais, aujourd’hui, l’espace
référentiel des Suisses n’a plus grand-chose
à voir avec l’idée de nation. Celle-ci s’exprimerait plutôt sous forme régionale,
KOSOVO
Accueil mitigé pour l’ultime
administrateur de l’ONU
l’instar de Die Welt de Berlin, la
presse allemande présente le
nouvel administrateur de l’ONU au
Kosovo, Joachim Rücker, comme un
homme “dynamique, pragmatique et
proche des citoyens”. Après avoir
exercé à Sarajevo, puis à Pristina,
à la tête du département de reconstruction économique au sein de la
mission onusienne au Kosovo
(MINUK), ce social-démocrate s’attelle à sa nouvelle tâche, en rappelant volontiers un précepte de Willy
Brandt : “Il faut vouloir l’impossible
pour atteindre le possible.” Après
Michael Steiner, il est le deuxième
Allemand à administrer le Kosovo.
La classe politique kosovare s’est
félicitée de sa nomination, la qualifiant de “meilleur choix” pour le
Kosovo. Le quotidien Zeri souligne
ses efforts pour l’assainissement de
l’économie kosovare, qu’il qualifie de
“contribution essentielle”. Koha
Ditore estime pour sa part que le processus de privatisation des entreprises d’Etat mené sous sa houlette
a également été un succès. Seul
bémol, la une d’Express, barrée du
titre “Le chef de l’obscurité et de la
privatisation”. Si Joachim Rücker a
“réussi la privatisation des entreprises publiques, il a complètement
échoué dans la gestion de la crise
énergétique”, affirme le quotidien. Il
ajoute que le diplomate allemand ne
A
jouera pas un rôle aussi impor tant
que ses prédécesseurs, étant,
comme il se plaît à le répéter luimême, le “dernier administrateur du
Kosovo” avant que la province ne soit
fixée sur son statut final.
En revanche, à Belgrade, c’est le
scepticisme qui prévaut. “J’espère
que Joachim Rücker ne va pas commettre la même erreur que son prédécesseur [le Danois Soeren JessenPetersen, démissionnaire depuis
juillet pour raisons personnelles] et
devenir un lobbyiste albanais”, a
déclaré Goran Bogdanovic, l’un des
négociateurs serbes présents aux
pourparlers sur le statut du Kosovo
qui se tiennent à Vienne, dans les
colonnes de Vecernje Novosti. Les
médias serbes se font également
l’écho des critiques de la minorité
serbe de la province, qui estime que
la privatisation assurée par Joachim
Rücker s’est faite à ses dépens. Elle
lui reproche aussi les coupures intempestives de courant en plein hiver.
Danas rappelle que, à compter du
1er septembre, le commandement de
la force de stabilisation de l’OTAN
dans la province (KFOR) sera également confié à un Allemand, le général Roland Kather. Le quotidien belgradois s’alarme de cette “double
gouvernance allemande, civile et militaire”. Une situation “sans précédent”, souligne le journal.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
13
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
comme on a pu le voir récemment avec
l’annonce de la création d’une métropole
zurichoise.Ce décalage est donc inévitable,
selon moi.En fait de collaboration, je verrais plutôt la Romandie s’ouvrir vers la
France voisine,Annecy, Lyon, etc., si nous
ne voulons pas devenir une banlieue de
Zurich, poursuit Hans-Ulrich Jost. Une
ouverture qui, à moyen ou à long terme,
signifierait une dissolution de la Suisse telle
que nous la connaissons.”
Mais on n’en est pas encore là, et,
pour l’instant, la question en appelle
d’autres, notamment au niveau du
secondaire. Si l’université produit de
moins en moins de germanistes, le
nombre de candidats aux postes de
professeurs d’allemand va diminuer,
et la qualité de l’enseignement de cette
langue également. Comment dit-on
“cercle vicieux”, en allemand ?
Gaspard Turin
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e u ro p e
UKRAINE
Cahin-caha, la démocratie fait son chemin
Pour l’ancien ambassadeur des Etats-Unis à Kiev, tous les espoirs sont permis, malgré les soubresauts politiques
des derniers mois et le retour aux commandes de Viktor Ianoukovitch.
OUKRAÏNSKA PRAVDA
Kiev
’effondrement, en Ukraine,
de la coalition “orange”, qui
a servi d’exemple à tant
d’autres, est un camouflet
démoralisant pour les forces démocratiques du monde entier. Il a en outre
donné du cœur à ceux qui, en Russie, haïssent et craignent les révolutions
“colorées”, au premier rang desquels
Vladimir Poutine. En dépit du désordre
politique actuel, il y a cependant quelques raisons d’espérer. La démocratie
pluripartite se porte bien en Ukraine.
Certes, il lui arrive de se montrer brutale, voire repoussante et corrompue.
Mais, quand il s’agit de favoriser le
développement du pays en tant qu’Etat
unitaire entretenant à la fois des liens
de plus en plus étroits avec la communauté euroatlantique et des relations normales avec la Russie, elle fonctionne également sur le mode de la
négociation et du compromis. Pour y
parvenir, les principaux acteurs politiques ukrainiens doivent donc accorder davantage de poids aux intérêts
nationaux et mettre moins l’accent sur
leur pouvoir personnel.
A première vue, l’évolution de la
situation au cours des deux dernières
années s’est traduite par un échec.
A l’automne 2004, la “révolution
orange” a rassemblé des millions de
personnes, venues sur la place de l’Indépendance, à Kiev, pour contester
la fraude électorale et soutenir leur
candidat. Ce déferlement populaire
a finalement porté Viktor Iouch-
L
tchenko à la présidence, en janvier 2005. Neuf mois plus tard, à la
suite d’accusations de corruption mettant en cause Iouchtchenko et son Premier ministre populiste Ioulia Timochenko, le gouvernement “orange”
s’écroulait. Lors des législatives de
mars 2006, exaspérée par le président,
l’opinion publique a offert la première
place au parti de Viktor
Ianoukovitch, le perdant
de la présidentielle de
2004, aujourd’hui
Premier ministre. La
“révolution orange”
a toutefois eu une
conséquence moins
visible mais tout aussi
importante, à savoir la disparition
en Ukraine de ce
que l’on appelle en
Russie la “démocratie
dirigée”. Désormais,
les élections ne peuvent plus être remportées par un parti au pouvoir qui
en dicterait le résultat. Les électeurs
ont appris que pouvoir et responsabilité proviennent des urnes, non du
bureau du président en exercice. En
se faisant l’avocat du droit du peuple
à défier ses dirigeants, la “révolution
orange” a garanti que l’opposition
politique aurait un avenir dans le pays.
Reste que le résultat mitigé de ces
élections a entraîné une paralysie.
Iouchtchenko, Timochenko, Ianoukovitch et d’autres ont peiné à mettre
en place un gouvernement fonctionnel. Ils ont passé plus de temps à se
De haut en bas :
Vladimir Poutine,
Viktor Ianoukovitch,
Viktor Iouchtchenko.
Dessin de Nico
paru dans Tages
Anzeiger, Zurich.
■ Cohabitation
ukrainienne
détruire, ou du moins à se marginaliser les uns les autres, qu’à apporter
la stabilité, la prospérité économique,
l’ouverture politique, la responsabilité
gouvernementale et sociale que réclamaient les électeurs. Il n’est pas étonnant que beaucoup de ceux qui
s’étaient ralliés à la cause orange manifestent aujourd’hui leur amertume. Ce
n’est pas là la démocratie qu’ils avaient
appelée de leurs vœux.
Iouchtchenko s’est
résolu à nommer,
début août,
son rival prorusse
Ianoukovitch au
poste de Premier
ministre, mettant
ainsi fin à une crise
politique de quatre
mois. Pour le
quotidien Kievski
Telegraf, ce retour
du grand perdant
de la “révolution
orange” apparaît
comme un
“supercompromis”
entre le président,
le Parti des régions,
les communistes
et les socialistes.
Mais “le président
ne manquera pas
de mettre des
bâtons dans les
roues du nouveau
gouvernement”.
La crise politique aura duré plus
de quatre mois. Que faire maintenant ? Tout nouvel accord sur le gaz
avec Moscou devrait faire l’objet
d’une consultation populaire et être
réalisé par le biais d’offres publiques.
Les dirigeants doivent lutter contre
l’idée selon laquelle la quête du pouvoir se résume au droit de puiser dans
les caisses du secteur gazier. Et nous
autres, membres de la communauté
internationale, devrions admettre que
c’est à l’Ukraine de régler seule ce
problème. Les amis de l’Ukraine
devraient bien sûr clairement affirmer
que la porte de l’OTAN lui reste
ouverte et que l’UE n’a pas tiré un
trait définitif sur la poursuite de l’élargissement, car de telles perspectives
poussent les partis politiques à la
coopération.
Enfin, il y a la Russie. Dans cette
tragédie domestique, la Russie ne
devrait pas avoir de rôle à jouer.
L’Ukraine doit entretenir de bonnes
relations avec tous ses voisins, lesquels
doivent en retour reconnaître qu’une
Ukraine souveraine, démocratique et
prospère est un atout et non une
menace.
Carlos Pascual*
* Vice-président de la Brookings Institution et
ancien ambassadeur des Etats-Unis en Ukraine.
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
VU DE MOSCOU
Un Premier ministre plus fréquentable
Le gaz reste le principal sujet
d’achoppement entre la Russie
et l’Ukraine. L’arrivée au pouvoir
d’un prorusse ne signifie pas
que tout est réglé. Loin s’en faut.
Moscou, la nomination de Viktor Ianoukovitch au poste de
Premier ministre d’Ukraine a été
accueillie avec espoir. Et cela n’est
pas dû au fait qu’il soit censé être
prorusse, car en maintes occasions, sous la pression des circonstances, on a pu voir que cela
n’était pas aussi simple. La Russie a ainsi été très déçue par son
comportement lorsqu’il s’est élevé,
en janvier 2006, contre les accords
gaziers conclus entre les deux
pays. A l’époque, le président
Iouchtchenko et son Premier ministre d’alors, Iouri Ekhanourov,
avaient même semblé plus proches de la Russie que Ianoukovitch
lui-même. Toutefois, Moscou sait
A
parfaitement que le chef du Parti
des régions s’appuie sur l’électorat du sud-est de l’Ukraine et qu’il
sera donc contraint de tenir compte
de ses désirs, en particulier de sa
volonté d’entretenir de bonnes relations avec la Russie.
On s’attend dès lors à un réchauffement des rapports entre les deux
pays. Les déclarations seront probablement moins enflammées et
plus amicales. Les sujets graves
ne seront pas instrumentalisés et
l’Ukraine s’efforcera de manifester plus de considération pour les
intérêts de la Russie. Le déplacement de Viktor Ianoukovitch à
Sotchi [le 16 août, sa première
visite à l’étranger depuis qu’il est
en poste] et ses pourparlers avec
son homologue russe, Mikhaïl Fradkov, ont montré que seule l’ambiance des discussions était devenue plus chaleureuse. Sur le fond,
les divergences n’ont pas disparu.
En s’alliant à Iouchtchenko, Ianoukovitch a été obligé de prendre une
teinte orangée, et les deux hommes sont désormais à peu près
d’accord sur l’intégration européenne de l’Ukraine, sa participation à l’Espace économique unifié
[une des trois organisations supranationales avec l’Organisation du
traité de sécurité collective et la
Communauté économique eurasiatique, créées respectivement
en 2000 et 2003], le futur statut
de la langue russe en Ukraine, etc.
Pour ce qui est du gaz, sa position
en tant que nouveau Premier
ministre est devenue plus pragmatique, mais pas plus efficace.
Pour la Russie, négocier avec Ekhanourov ou Ianoukovitch ne fait finalement pas grande différence.
Le gaz est cependant un sujet
moins sensible à ce jour, pour des
raisons conjoncturelles. Après que
le Turkménistan a menacé la Rus-
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
14
sie d’augmenter ses tarifs gaziers
et, au cas où celle-ci s’y opposerait, de cesser ses fournitures de
gaz, il est devenu nécessaire pour
Moscou d’éviter toute éventualité
d’une crise gazière avec l’Ukraine.
Car, en cas de problème, le gaz
turkmène destiné à la Russie pourrait être vendu à Kiev, et Moscou
verrait ainsi disparaître sa situation de monopole. Voilà pourquoi
le prix du gaz n’augmentera pas
en Ukraine jusqu’à la fin 2006,
comme l’ont confirmé les discussions entre les deux Premiers
ministres. Leurs grandes déclarations af firmant qu’ils avaient
définitivement réglé la question
des livraisons de gaz relèvent de
la pure tactique diplomatique et
visent à montrer que les relations
entre les deux pays s’arrangent
à nouveau.
Il est donc facile de prévoir ce qui
attend l’Ukraine une fois que la
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Russie et le Turkménistan seront
par venus à régler leur différend.
Moscou rever ra ses prix à la
hausse, et il est peu probable que
Viktor Ianoukovitch parvienne à l’en
dissuader. Après avoir assisté à la
“révolution orange” et avoir été
déçue par les hommes politiques
censés être prorusses dans plusieurs Etats issus de l’ex-URSS
(outre Ianoukovitch, le président
moldave Vladimir Voronine est par
exemple concerné), la Russie n’a
plus l’intention de prendre ses
décisions en fonction d’une loyauté
supposée de ses “agents” à l’étranger. En outre, Moscou a toujours eu l’esprit pratique et, de ce
point de vue, Ianoukovitch a plus
de chances de parvenir à une amélioration des relations avec la Russie que des personnalités “orange”
plus radicales et passionnées.
Tatiana Stanovaïa,
Politkom.ru (extraits), Moscou
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e u ro p e
ROUMANIE
Dracula bientôt sans domicile
Après avoir appartenu pendant cinquante-huit ans à l’Etat, la mythique demeure doit être rendue
à ses propriétaires qui, eux, n’aiment pas les histoires de vampires.
EVENIMENTUL ZILEI (extraits)
Bucarest
e château transylvain de
Bran, plus connu sous le
nom de “château de Dracula”, représente la principale attraction touristique de la région,
voire de toute la Roumanie. Il constitue une source non négligeable de revenus pour les artisans, restaurateurs et
hôteliers de la région. Etape importante dans tous les circuits touristiques,
la bâtisse est connue dans le monde
entier grâce au romancier irlandais
Bram Stoker, auteur de Dracula
(1897). Les deux écrivains ont suggéré
que ce château médiéval pouvait être
la demeure du vampire assoiffé de
sang. Il n’en fallait pas plus aux autorités de Brasov, la principale ville de la
région, pour sauter à pieds joints dans
le mythe et encourager la “Dracula attitude”, surtout pendant les mois d’été,
lorsque les Occidentaux à la recherche
d’émotions fortes font le déplacement.
Les pensions n’oublient pas d’accrocher sur leur porte une guirlande d’ail
pour chasser le strigoi, équivalent roumain du vampire, et surtout mieux atti-
L
rer le client. Mais cette manne risque
de bientôt se tarir.
Le château a été construit en 1378
à la suite de la promulgation d’un édit
du roi Ludovic d’Anjou, qui accordait
aux habitants de Brasov le droit de
“construire une citadelle en pierre par leurs
propres moyens”. En 1920, la ville de
Brasov en fit don à la reine Marie de
Habsbourg, en signe de reconnaissance pour sa contribution à l’Union
des principautés roumaines du
1er décembre 1918 [le 1er décembre est
désormais le jour de la fête nationale
en Roumanie]. Elle le transforma en
résidence d’été.
C’EST JUSTE UNE FICTION,
MÊME PAS PLAISANTE
A sa mort, sa fille, la princesse Ileana,
qui avait l’habitude d’y séjourner avec
son époux et ses six enfants, en hérita
avant de le transformer en hôpital pendant la Seconde Guerre mondiale. Les
héritiers de la princesse sont aujourd’hui Maria-Magdalena Holzhausen
et Elisabeth Sandhofer, qui résident en
Autriche, et Dominic HabsbourgLothringen, qui vit aux Etats-Unis. Ce
dernier, architecte à New York, se
trouve quelque peu embarrassé par
l’association entre sa propriété et la
légende sanglante. “C’est juste une fiction, même pas plaisante. Mais que puisje faire ? Pour moi, c’est simplement ma
maison et celle de ma grand-mère”,
explique-t-il.
Une demeure qu’il lui tarde de
récupérer. En 1948, la famille royale
a été expulsée. Le château, abandonné
et dévasté, est entré dans le patrimoine
de l’Etat roumain avant d’être aménagé, en 1956, comme musée d’Histoire et d’art du Moyen Age. Dominic
avait 10 ans à l’époque. “C’était l’hiver, se souvient-il. Nous avons été chassés du pays et on ne nous a permis de revenir que pour prendre quelques affaires. J’ai
toujours souhaité y revenir. Maintenant,
je le peux.” Au bout de presque soixante
ans, la loi sur la restitution des propriétés confisquées sous le régime
communiste a effectivement donné
raison aux petits-enfants de la reine
Marie. Après avoir appartenu pendant
cinquante-huit ans à l’Etat roumain,
le château est en passe de revenir aux
descendants de l’ancienne souveraine.
En attendant de finaliser l’opération,
ces derniers ont signé, en mai 2006,
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
15
■ Légende
et réalité
La légende
de Dracula nous
ramène à
la véritable histoire
de Vlad Tepes III
(1431-1476),
dit Vlad l’Empaleur,
souverain roumain
particulièrement
cruel envers
ses ennemis,
les Ottomans,
mais toujours
considéré comme
un héros national
en Roumanie.
C’est l’écrivain
Bram Stoker qui
a forgé la légende,
en 1897, en
le confondant avec
le vampire : “Le roi
Dracula qui a eu
sa renommée
en luttant contre
les Turcs.”
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
un accord avec l’Etat autorisant celuici à conserver leur domaine (comprenant le château, la maison de thé, le
parc et ses deux lacs) dans les circuits
touristiques pour encore trois ans.
Mais après ?
Cet “après” fait peur aux employés
du château, tiraillés entre espoir et fatalisme. Il y a ceux qui espèrent que la
bonté de feu la reine Marie – que l’histoire décrit comme étant très proche
du village et de ses habitants – se soit
transmise à ses héritiers. “Le château
de Bran était cher au cœur de la reine. On
ne va pas nous laisser tomber comme ça”,
déclare l’une des employées. Et puis,
il y a ceux qui cherchent déjà des alternatives, après dix ans de bons et loyaux
services au château. “Je pars à l’étranger, c’est décidé, affirme une autre salariée. J’ai deux filles en Espagne, je vais y
avoir un petit-fils, je m’en occuperai làbas.” Heureuse de partir ? Oui, finalement, parce qu’entre les murs du
château, épais de plus de 2 mètres, on
ne vit pas si bien que ça, principalement à cause “de l’humidité et du
froid”… A moins que le nouveau propriétaire n’y fasse installer le chauffage
central.
Simona Popica
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e u ro p e
ROUMANIE
Dracula bientôt sans domicile
Après avoir appartenu pendant cinquante-huit ans à l’Etat, la mythique demeure doit être rendue
à ses propriétaires, qui, eux, n’aiment pas les histoires de vampires.
EVENIMENTUL ZILEI (extraits)
Bucarest
e château transylvain de
Bran, plus connu sous le
nom de “château de Dracula”, représente la principale attraction touristique de la
région, voire de toute la Roumanie. Il
constitue une source non négligeable
de revenus pour les artisans, restaurateurs et hôteliers de la région. Etape
importante dans tous les circuits touristiques, la bâtisse est connue dans
le monde entier grâce au romancier
irlandais Bram Stoker, l’auteur de Dracula (1897). L’écrivain a suggéré que
ce château médiéval pouvait être la
demeure du vampire assoiffé de sang.
Il n’en fallait pas plus aux autorités de
Brasov, la principale ville de la région,
pour sauter à pieds joints dans le mythe
et encourager la “Dracula attitude”,
surtout pendant les mois d’été, lorsque
les Occidentaux à la recherche d’émotions fortes font le déplacement. Les
pensions n’oublient pas d’accrocher
sur leur porte une guirlande d’ail pour
chasser le strigoi, équivalent roumain
du vampire, et surtout pour mieux atti-
L
rer le client. Mais cette manne risque
de bientôt se tarir.
Le château a été construit en 1378
à la suite de la promulgation d’un édit
du roi Ludovic d’Anjou, qui accordait
aux habitants de Brasov le droit de
“construire une citadelle en pierre par leurs
propres moyens”. En 1920, la ville de
Brasov en fit don à la reine Marie de
Habsbourg, en signe de reconnaissance pour sa contribution à l’Union
des principautés roumaines du
1er décembre 1918 [le 1er décembre est
désormais le jour de la fête nationale
en Roumanie]. Cell-ci le transforma
en résidence d’été.
C’EST JUSTE UNE FICTION,
MÊME PAS PLAISANTE
A sa mort, sa fille, la princesse Ileana,
qui avait l’habitude d’y séjourner avec
son époux et ses six enfants, en hérita
avant de le transformer en hôpital, pendant la Seconde Guerre mondiale. Les
héritiers de la princesse sont aujourd’hui Maria-Magdalena Holzhausen
et Elisabeth Sandhofer, qui résident en
Autriche, et Dominic HabsbourgLothringen, qui vit aux Etats-Unis. Ce
dernier, architecte à New York, se
trouve quelque peu embarrassé par
l’association entre sa propriété et la
légende sanglante. “C’est juste une fiction, même pas plaisante. Mais que puisje faire ? Pour moi, c’est simplement ma
maison et celle de ma grand-mère”,
explique-t-il.
Une demeure qu’il lui tarde de
récupérer. En 1948, la famille royale
a été expulsée. Le château, abandonné
et dévasté, est entré dans le patrimoine
de l’Etat roumain avant d’être aménagé, en 1956, comme musée d’Histoire et d’art du Moyen Age. Dominic
avait 10 ans à l’époque. “C’était l’hiver, se souvient-il. Nous avons été chassés du pays et on ne nous a permis de revenir que pour prendre quelques affaires. J’ai
toujours souhaité y revenir. Maintenant,
je le peux.” Au bout de presque soixante
ans, la loi sur la restitution des propriétés confisquées sous le régime
communiste a effectivement donné
raison aux petits-enfants de la reine
Marie. Après avoir appartenu pendant
cinquante-huit ans à l’Etat roumain,
le château est en passe de revenir aux
descendants de l’ancienne souveraine.
En attendant de finaliser l’opération,
ces derniers ont signé, en mai 2006,
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
15
■ Légende
et réalité
La légende
de Dracula
nous ramène à
la véritable histoire
de Vlad Tepes III
(1431-1476),
dit Vlad l’Empaleur,
souverain roumain
particulièrement
cruel envers
ses ennemis,
les Ottomans,
mais toujours
considéré comme
un héros national
en Roumanie.
C’est l’écrivain
Bram Stoker qui
a forgé la légende,
en 1897, en
le confondant avec
le vampire : “Le roi
Dracula, qui a
acquis sa renommée
en combattant
les Turcs.”
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
un accord avec l’Etat autorisant celuici à conserver leur domaine (comprenant le château, la maison de thé, le
parc et ses deux lacs) dans les circuits
touristiques pour encore trois ans.
Mais après ?
Cet “après” fait peur aux employés
du château, tiraillés entre espoir et fatalisme. Il y a ceux qui espèrent que la
bonté de feu la reine Marie – que l’histoire décrit comme étant très proche
du village et de ses habitants – se soit
transmise à ses héritiers. “Le château
de Bran était cher au cœur de la reine. On
ne va pas nous laisser tomber comme ça”,
déclare l’une des employées. Et puis,
il y a ceux qui cherchent déjà des alternatives, après dix ans de bons et loyaux
services au château. “Je pars à l’étranger, c’est décidé, affirme une autre salariée. J’ai deux filles en Espagne, je vais y
avoir un petit-fils, je m’en occuperai làbas.” Heureuse de partir ? Oui, finalement, parce qu’entre les murs du
château, épais de plus de 2 mètres, on
ne vit pas si bien que ça, principalement à cause “de l’humidité et du
froid”… A moins que le nouveau propriétaire n’y fasse installer le chauffage
central.
Simona Popica
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amériques
●
É TAT S - U N I S
Les républicains reprennent des couleurs
La défaite du démocrate Joseph Lieberman lors de primaires et le projet d’attentat déjoué à Londres :
deux événements dont pourrait bénéficier le camp de George W. Bush lors du scrutin de novembre.
Dick Cheney :
“Soit vous votez pour
nous, soit vous êtes
avec les terroristes.”
Le perroquet Bush :
“Ayez peur ! ayez
peur ! ayez peur !”
Dessin d’Ann Telnaes
paru dans The New
York Times,
Etats-Unis.
THE NEW YORK TIMES
New York
DE CRAWFORD (TEXAS)
u début du mois d’août,
George W. Bush se trouvait devant les perspectives électorales les plus
sombres auxquelles il ait eu à faire
face depuis son arrivée au pouvoir.
Le Parti républicain était divisé sur
sa réforme de l’immigration et incertain des conséquences politiques de
la violence en Irak. La MaisonBlanche avait beau s’évertuer à rallier les républicains autour du programme du président, plusieurs
candidats prenaient leurs distances à
l’égard de Bush et insistaient sur sa
faible cote de popularité.
Mais deux événements sont venus
éclairer ce sombre tableau de la désunion républicaine.
Le premier a été la défaite du
démocrate Joseph Lieberman aux
primaires du Connecticut pour les
élections du mois de novembre. Sénateur de longue date, ardent défenseur
de la guerre en Irak, il a été battu par
Ned Lamont, un démocrate relativement nouveau dans le paysage politique qui a été élu en grande partie
pour sa campagne contre la guerre.
A
Car toonists & Writers Syndicate
Sondage
Le second événement a été l’annonce du complot terroriste de
grande envergure déjoué par la
Grande-Bretagne.
La Maison-Blanche et les républicains du Congrès se sont appuyés
sur ces faits pour asséner un gauchedroite, d’abord en présentant les
démocrates comme des irrésolus dans
le domaine de la sécurité nationale,
puis en se servant du présumé complot terroriste pour insister sur la
menace permanente qui pèse sur les
Etats-Unis.
Lorsque les principaux stratèges
politiques de Bush se sont retrouvés,
Le projet d’attentats
déjoué à Londres
a porté la cote
de popularité
du président Bush
à son meilleur
niveau depuis six
mois, 42 %, selon
un sondage réalisé
par USA Today.
Quant à sa façon de
gérer le terrorisme,
elle est approuvée
par 55 % des sondés,
le chiffre le plus
élevé depuis un an.
le 11 août, dans le ranch présidentiel
pour une collecte de fonds, les événements leur ont offert le moyen de
rassembler un Parti républicain qui
était à deux doigts de la fracture au
moment où il devait entamer la dernière ligne droite de la campagne.
Tous pouvaient faire bloc encore une
fois autour du grand cheval de bataille
de Bush, la lutte contre le terrorisme.
L’offensive a été promptement coordonnée par le Comité national républicain et la Maison-Blanche, utilisant les mêmes rouages politiques qui
avaient mené les républicains à la victoire en 2004.
LES DÉMOCRATES ACCUSÉS
D’ÊTRE “DÉFAITOCRATES”
Quelques jours avant la défaite attendue de Lieberman dans le Connecticut, les républicains en avaient déjà
profité pour qualifier les démocrates
de “défaitocrates”. Le terme est
apparu pour la première fois dans un
mémorandum de la Maison-Blanche
rédigé par le porte-parole de Bush,
Tony Snow, où il suggérait les orientations à donner au débat. L’assaut
s’est poursuivi avec l’annonce du
complot découvert par les services de
renseignements
britanniques,
annonce sur laquelle les républicains
É TAT S - U N I S
A La Nouvelle-Orléans, on attend toujours Godot
Un an après le passage de Katrina, il faut
bien constater que les promesses des
politiques n’ont pas été tenues.
n ne voit plus, à La Nouvelle-Orléans,
de corps sans vie dérivant sur les flots
ni de familles cramponnées à des toits brûlants ou massées dans l’obscurité misérable du Superdome. Mais l’année qui a
suivi l’ouragan Katrina a été une catastrophe en soi, plus silencieuse mais à bien
des égards plus terrible encore que l’ouragan. Si Katrina avait levé le voile sur les
tares de la société américaine (un gouvernement fédéral pitoyable, un sens de la
solidarité défaillant, une pauvreté croissante), la suite n’a fait que les confirmer.
Nous ne plaidons plus l’ignorance en ce qui
concerne cette ville brisée et vulnérable
qu’est La Nouvelle-Orléans. Mais nous
avons été lamentables quant à l’aide dont
la ville avait besoin. Si élevées qu’aient été
les dépenses de reconstruction – à entendre le Congrès ou le gouvernement –, elles
sont loin de suffire à la prise en charge des
victimes de Katrina et à la reconstruction
de la ville. Cer tes, la routine d’avant la
catastrophe semble avoir repris ses droits
dans de nombreux quartiers, mais des pans
O
entiers des infrastructures sont encore
dans un état qui les fait ressembler à Bagdad. De vastes zones de la ville subissent
des coupures d’électricité quotidiennes. Le
système des eaux municipal perd 320 millions de litres par jour. Les soins médicaux
se sont réduits comme peau de chagrin :
des centaines de médecins et d’infirmiers
ont fui la ville, et seule la moitié des hôpitaux accueille les malades. On a du mal
à se rappeler le grand élan d’idéalisme
qu’avait déclenché Katrina il y a un an. Les
démocrates déclaraient que la catastrophe
les avait rapprochés de l’esprit de Franklin
Roosevelt et qu’ils avaient retrouvé une
nouvelle fier té. A La Nouvelle-Orléans,
George W. Bush avait fait son show sur
Jackson Square, se présentant comme un
nouveau Michael Harrington [1928-1989,
démocrate socialiste, défenseur des plus
pauvres]. Le Congrès avait promis qu’il
n’hésiterait pas à vider les caisses pour
sauver la ville.
La reconstruction de La Nouvelle-Orléans,
clamait le monde politique, allait redonner
au pays ce bon vieux sens de l’engagement
national. De l’argent est bien arrivé jusque
sur les rives du bas Mississippi, mais cet
“engagement national” ne s’est jamais
confirmé. La reconstruction s’est faite au
petit bonheur, sans grand plan directeur.
Le maire, Ray Nagin, n’a toujours pas présenté son grand projet de reconstruction
de la ville. Celui-ci est maintenant annoncé
pour la fin de l’année.
Personne ne s’attendait à ce que La Nouvelle-Orléans se relève du jour au lendemain. Mais le Congrès et les pouvoirs
locaux ont lambiné, et leur lenteur aura un
coût irréversible. Les propriétaires de logement déplacés viennent seulement d’obtenir des subventions fédérales leur permettant de reconstruire. Mais beaucoup
d’habitants ont décidé de ne pas revenir.
La réaction à Katrina n’a pas montré que
les républicains étaient dépourvus de tout
sentiment de compassion, mais qu’ils la
réservaient aux Etats dirigés par d’anciens
pontes du par ti. Les démocrates, quant
à eux, se sont illustrés par un silence décevant, préférant vilipender l’incompétence
des républicains en politique extérieure plutôt qu’intérieure.
Rien d’étonnant à ce que la nouvelle
“guerre contre la pauvreté*” tant annoncée n’ait finalement été qu’une vague escarmouche : il n’y a pas une seule nouvelle
mesure de lutte contre la pauvreté, pas
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
16
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
même un renforcement des anciennes.
Résultat : le nombre d’Américains vivant
au-dessous du seuil de pauvreté a augmenté l’année dernière, comme d’ailleurs
chaque année depuis l’arrivée de Bush à
la présidence.
On pourrait donner à cette inaction des
explications historiques et culturelles. Le
dynamisme américain a un revers : sa tendance à l’amnésie, son besoin irrépressible
d’oublier la douleur et d’attendre qu’Oliver
Stone fasse un film pour que la catharsis
ait lieu. Chaque fois que survient un événement “qui va tout changer”, la vie américaine poursuit obstinément son bonhomme de chemin. Sauf, bien sûr, quand
cela se révèle impossible, comme pour ces
centaines de milliers d’habitants déplacés
par l’ouragan Katrina qui attendent encore
de vivre normalement dans leur ville – ce
qui ne viendra peut-être jamais. Le gouvernement a manqué à ses obligations
envers eux à deux reprises. La première
fois, la catastrophe était difficile à prévoir.
Mais, cette fois-ci, en revanche, il lui aurait
été facile d’agir.
The New Republic, Washington
* Référence à la “war on poverty” que Lyndon Johnson avait lancée en 1964.
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amériques
M E X I QU E
Cérémonie à haut risque pour Vicente Fox
Le feuilleton politico-électoral continue. Le 1er septembre prochain, le président
sortant doit remettre au Congrès son dernier rapport de mandature. L’opposition
de gauche compte bien perturber cette cérémonie officielle.
PLUSIEURS FAÇONS DE LUTTER
CONTRE LE TERRORISME
Quoi qu’il en soit, l’annonce du complot aura au moins aidé la MaisonBlanche et le Parti républicain à
accomplir une tâche à laquelle ils ont
travaillé pendant toute l’année : réunir
le parti et le président. Au début du
mois d’août, alors que la défaite de
Lieberman semblait certaine, le
Comité national républicain et la
Maison-Blanche avaient commencé
à rallier le parti autour de l’idée d’un
basculement des démocrates du côté
de la gauche antiguerre.
Ken Mehlman, membre du
Comité, avait sonné le coup d’envoi
de la campagne contre les “défaitocrates” dans un discours prononcé
dans l’Etat stratégiquement essentiel
qu’est l’Ohio.
De son côté, Tony Snow a expliqué, il y a deux semaines, aux journalistes présents à Crawford qu’il y
avait plusieurs façons de lutter contre
le terrorisme. “Dans le Connecticut,
l’une d’entre elles consiste à ignorer délibérément les difficultés et à leur tourner le dos”, a-t-il notamment affirmé,
avant d’ajouter qu’ignorer “la menace
que représentait, en 1991, Oussama Ben
Laden, avait conduit celui-ci à en
déduire que les Américains étaient faibles
et ne tiendraient pas le coup. Cela nous
a menés au 11 septembre.”
Cependant, les républicains
reconnaissent aussi qu’il est impossible de prédire quoi que ce soit.
“Lorsque des événements de cette nature
se produisent, l’onde de choc balaie tout
le paysage politique et bouleverse bien
des choses, concède un haut fonctionnaire républicain. La balance peut
pencher très vite d’un côté ou de l’autre,
parce que ce sont des événements impossibles à maîtriser avec les moyens politiques habituels.”
Jim Rutenberg
MILENIO SEMANAL
Mexico
a confrontation entre le président sortant Vicente Fox
et ses adversaires politiques
sera bientôt à son comble :
comme la Constitution l’exige, il doit
comparaître le 1er septembre prochain
devant le Congrès fédéral afin de
remettre le dernier rapport annuel de
son gouvernement et prononcer un
discours. Or les protestations pourraient avoir lieu tant à l’intérieur qu’à
l’extérieur de l’hémicycle. Rien n’empêche en effet le groupe parlementaire
du PRD (Parti de la révolution démocratique, gauche) d’inviter son opposant le plus radical : Andrés Manuel
López Obrador [dit AMLO, candidat
de gauche à la présidence, il conteste
le résultat de l’élection du 2 juillet dernier et exige le recomptage des voix].
Cette éventualité n’a rien de chimérique, à en croire le discours tenu
par AMLO lors de sa réunion publique
du 14 août dernier sur le Zócalo [la
place centrale de Mexico, où il réunit
régulièrement ses troupes et les informe
des actions en cours], après que ses
partisans ont été chassés à coups de
matraque des abords de la Chambre
des députés [le président Fox a fait évacuer la place par l’armée].
“Pourquoi une telle violence ? On nous
dit que c’est pour protéger la Chambre des
députés, alors qu’il reste encore plus de
quinze jours avant la remise du rapport.
Pourquoi maintenant ? Serait-ce un message d’intimidation ? Nous aurons peutêtre peur, car nous sommes humains, mais
nous ne sommes pas lâches, monsieur le
président”, a déclaré le candidat déçu
du PRD, avant de lancer un dernier
avertissement : “Encore quinze jours à
attendre,mais notre décision est prise :nous
serons à la Chambre des députés le 1er septembre !” Des milliers de sympathisants
du PRD sont aussi attendus ce jour-là
aux abords du Parlement pour exiger
un nouveau décompte “bulletin par bulletin et bureau de vote par bureau de vote”
des suffrages exprimés.
En attendant, dès l’évacuation des
campements de “résistance civile” des
partisans du PRD [qui se sont installés dans tout le centre-ville depuis la
proclamation des résultats contestés
de l’élection], un bon millier de policiers et de militaires ont bloqué les
voies d’accès à la Chambre des députés. Et, depuis le 15 août au matin,
l’édifice est entouré de barrières
métalliques hautes de plus de deux
mètres et des patrouilles militaires circulent en permanence autour de l’édifice. Si on ajoute à cela les véhicules
antiémeutes des autorités fédérales,
le bâtiment a pris des allures de forteresse. Le président mexicain aura
certes à sa disposition divers moyens
pour empêcher les manifestants de
pénétrer à l’heure dite dans l’enceinte
L
La démocratie
mexicaine. Dessin
de Boligán paru
dans El Universal,
Mexico.
Suspens
On ne sait toujours
pas qui sera
le prochain
président du
Mexique. A l’issue
de l’élection
du 2 juillet,
le candidat
conservateur,
Felipe Calderón,
avait été donné
vainqueur avec
une courte avance,
mais, face à
l’ampleur
des contestations,
le Tribunal électoral
a ordonné
un recomptage
partiel dans 9 %
des bureaux de vote
(soit 11 800
sur 130 000).
L’institution
a jusqu’au
6 septembre
pour désigner
le nouveau
président.
“La manipulation
est confirmée”,
rapporte
l’hebdomadaire
Proceso, qui affirme
que le recomptage
partiel a d’ores
et déjà mis
en évidence
une multitude
d’anomalies.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
Cagle Car toons
ont rebondi en disant qu’elle mettait
en évidence les enjeux d’un combat
que les démocrates n’étaient pas prêts
à affronter. Mais les démocrates
– voyant dans cette information l’occasion de faire une percée politique –
se sont centrés sur la question de la
sécurité nationale et ont accusé les
républicains d’avoir mal géré la guerre
et d’avoir rendu le pays plus vulnérable aux attentats.
“Si le Parti républicain pense qu’il
dispose d’un bon cheval de bataille politique, il se trompe”, a déclaré Charles
Schumer, sénateur de l’Etat de New
York et président du Comité démocrate pour la campagne sénatoriale.
Un important stratège républicain
a par ailleurs averti les candidats de
son parti qu’ils pouvaient s’attendre
à de grandes difficultés dans les Etats
où la guerre et le président Bush sont
impopulaires.
du Parlement (on parle même d’hélicoptères), mais, une fois dans l’hémicycle, il n’échappera pas à l’offensive du plus important groupe
parlementaire PRD de l’Histoire [160
députés sur 500 et 36 sénateurs sur
128]. Et, derrière le cordon de sécurité formé autour du palais de San
Lázaro, le chef de l’exécutif connaîtra sans doute les deux heures les plus
éprouvantes de son mandat.
SLOGANS ET HUÉES N’ONT
RIEN DE NOUVEAU POUR FOX
La cérémonie du 1er septembre réunira
1 500 invités spéciaux : ambassadeurs,
consuls et autres dignitaires étrangers,
gouverneurs et présidents de congrès
locaux et de tribunaux d’Etat, dignitaires religieux, dirigeants d’organisations patronales et leaders syndicaux,
mais aussi représentants d’organismes
nationaux et internationaux. Dans l’hémicycle, quatre mètres derrière le dernier rang des parlementaires, la présidence disposera d’une loge de 60
places réservée à ses invités, parmi lesquels la première dame, Marta
Sahagún. Chacun des huit partis représentés dans cette soixantième législa17
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
ture du Congrès de l’Union (PRI,
PAN, PRD, PVEM, PT, Convergencia, Nueva Alianza et Alternativa
Socialdemócrata) se verra également
attribuer plusieurs places pour ses dirigeants et autres militants exemplaires.
La séance inaugurale doit s’ouvrir
à 17 heures. Deux heures plus tard,
quand les huit partis se seront exprimés sur cette sixième et dernière année
de mandat du président sortant, ce dernier pénétrera dans l’hémicycle et les
représentants du PRD dévoileront
alors les surprises qu’ils disent lui réserver. “Si tout se passe bien,Vicente Fox
aura droit au pire tollé de sa carrière”,
a annoncé le député perredista [du
PRD] Iván García Solís. Slogans,
huées, cris et pancartes n’ont toutefois
rien de nouveau pour Fox, chahuté par
les parlementaires de l’opposition dès
son investiture, en 2000, à la tête de
l’Etat. Mais, si le 1er septembre, le combat politique qui fait rage au Mexique
atteint l’un de ses paroxysmes, ce ne
sera pas le dernier : le 1er décembre,
Vicente Fox devra se rendra en effet
une dernière fois au Parlement pour
passer la main au nouveau président.
Fernando Damián H.
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DOSSIER CUBA
DE FIDEL À RAÚL
■
Hospitalisé le 31 juillet, Fidel Castro a confié les rênes du pays
à son frère Raúl. Bref, le pouvoir n’a jamais été vacant,
l’ordre socialiste règne et la bataille idéologique se poursuit.
“Aucun ennemi ne pourra nous vaincre”
Raúl Castro a attendu le 18 août pour donner sa première
interview officielle. Chef de l’Etat par intérim depuis
l’hospitalisation de Fidel, il révèle l’ampleur des mesures
prises pour contrer une éventuelle attaque américaine.
GRANMA (extraits)
La Havane
Général d’armée Raúl Castro
Ruz, camarade Raúl, notre peuple
a reçu avec joie le message et les
photos du commandant en chef
publiés par la presse, puis le
reportage télévisé de sa rencontre
avec le président Chávez. Mais les
millions de Cubains qui ont suivi
attentivement les informations
sur l’état de santé du camarade
Fidel seraient très heureux d’entendre votre opinion.
RAÚL CASTRO Vous avez raison,
ce qui nous intéresse tous en ce
moment est la santé du chef. Je félicite et remercie, au nom de tout le
peuple, les médecins et tous les camarades qui l’ont soigné, de façon excellente, avec un professionnalisme
insurpassable et surtout avec beaucoup d’amour et de dévouement.
Cela a été un facteur très important
dans le processus de récupération de
Fidel. Sans compter son extraordinaire nature physique et mentale,
essentielle elle aussi.
Nous, Cubains, savons que vous
êtes toujours là, présent au poste
de combat, même si nous ne vous
voyons pas à chaque instant à
la télévision ou si nous ne vous
lisons pas dans la presse écrite,
mais le faire ôterait des armes
aux spéculations et aux mensonges des médias étrangers.
Tu fais référence à ceux qui, dans
d’autres pays, s’amusent à spéculer
sur le fait que j’apparaisse ou non à la
télévision ou dans les journaux ? Ces
commentaires ne me font ni chaud ni
froid. Et je suis déjà apparu dimanche
[13 août] avec Fidel et à la réception
du président Chávez [venu souhaiter
ses 80 ans à Fidel Castro le 14 août].
Ce qui m’intéresse en revanche, c’est
ce que pense notre peuple, même si
heureusement nous vivons dans une
île géographiquement petite, où chacun sait ce que fait tout le monde. Je
le vérifie chaque fois que je converse
avec la population et avec d’autres
camarades dirigeants locaux.
Les ennemis de la révolution sont
restés anéantis par la réaction
sans appel de la population cubaine, sourde à leur gigantesque
et honteuse campagne d’offenses
et de mensonges. Ils parlent avec
étonnement du calme régnant à
Cuba, comme si c’était quelque
chose d’étrange et d’anormal.
Oui, il semble qu’ils [les Etats-Unis]
avaient fini par croire à leurs propres
mensonges. Comme tu disais, il règne dans le pays une totale tranquillité. Mais nous n’avons jamais
écarté la menace de l’ennemi. Le
faire serait irresponsable, face à un
gouvernement comme celui des
Etats-Unis, qui déclare avec la plus
grande effronterie qu’il n’accepte
pas ce qui est établi par la Constitution cubaine. Les Américains affirment qu’ils veulent une transition
ver s un rég ime social qui leur
convienne et qu’ils “[prendront] note
de ceux qui s’opposent à [eux]”, comme
s’ils étaient les propriétaires de la planète. Cette attitude bravache, digne
d’une bande de quartier et vraiment
stupide, est incroyable. Mais c’est
celle du président Bush.
Certains faucons de l’empire
ont vu dans le 31 juillet [date de
l’annonce de l’hospitalisation
de Fidel Castro] le moment de
détruire la révolution.
Nous ne pouvions écarter le danger que quelqu’un ne devienne fou,
ou plus fou encore, dans le gouvernement américain. Par conséquent,
à 3 heures du matin, ce 1 er août,
selon des plans approuvés et signés
depuis le 13 janvier 2005 par le
camarade Fidel, et après les consultations d’usage, j’ai décidé d’accroître
de façon substantielle nos capacités et nos dispositifs de combat. Ces
mesures comprenaient entre autres
la mobilisation de plusieurs dizaines
de milliers de réservistes et de miliciens, et l’assignation à nos principales unités régulières, y compris
les troupes spéciales, de missions
de combat qu’exigeait la situation
politico-militaire. Tout le personnel mobilisé a accompli et continue
Raúl Castro.
Dessin de Cajas paru
dans El Comercio,
Equateur.
■
Espionnage
Les Etats-Unis
viennent d’annoncer
la nomination
d’un responsable
spécial chargé
des opérations
de renseignement
à l’encontre
de Cuba et du
Venezuela, rapporte
Página 12. Ce
poste qui n’existait
jusque-là que
pour les pays dits
“de l’axe du mal”
met Cuba et le
Venezuela au même
niveau que la Corée
du Nord et l’Iran,
poursuit le
quotidien argentin.
d’accomplir en ce moment un impor tant
cycle de préparation et
de cohésion combatives, dont une partie dans des conditions de conflit. Je
ne cherche pas à
exagérer les dangers. Jamais je ne l’ai
fait. Jusqu’à maintenant, les attaques se sont
contentées d’être rhétoriques et se sont limitées à
un renforcement substantiel des émissions subversives radiodiffusées et télévisées contre Cuba.
Je conclus en félicitant de nouveau
notre peuple pour cette démonstration impressionnante de confiance en
soi ; une preuve de maturité, de sérénité, d’unité monolithique, de discipline, de conscience révolutionnaire et – mets-le en majuscules – de
FERMETÉ, qui m’a rappelé le comportement des Cubains durant les
journées héroïques de la “crise des
missiles”, en octobre 1962. C’est le
fruit d’une révolution dont Fidel a
résumé le concept dans son discours
du 1er mai 2000, dans les vingt idées
de base qui constituent la quintessence du travail politique idéologique.
C’est le résultat d’un combat qui a
duré de nombreuses années et que
nous avons livré sous sa direction.
Personne n’en doute : tant que nous
resterons ainsi, aucun ennemi ne
pourra nous vaincre.
Propos recueillis par Lazaro Barrero
Medina, directeur général de Granma
VU DE
W
Un avenir démocratique peut- ê
Les Etats-Unis semblent penser qu’une nouvelle
ère s’ouvre à La Havane pour leur pays.
Mais pendant plus de quarante ans ils ont trop
ostracisé Cuba pour pouvoir y trouver un rôle.
L’opinion d’experts américains.
’annonce que Fidel Castro avait “provisoirement” transféré le pouvoir à son frère Raúl,
pour raisons de santé, a eu des répercussions
d’un bout à l’autre du continent américain. Dans
une région habituée depuis longtemps à la présence quelque peu excentrique de Fidel Castro,
l’idée qu’il puisse ne plus être là a suscité des
spéculations sur l’avenir de Cuba – un avenir sur
lequel les Etats-Unis pèseront sans doute moins
qu’ils ne le souhaiteraient.
En raison de l’embargo commercial imposé à Cuba
en 1962, les gouvernements américains successifs se sont mis dans l’impossibilité d’influer sur
l’avenir de l’île, même si celle-ci ne se trouve qu’à
150 km des côtes de Floride. Ces dernières
années, Fidel Castro a noué de solides relations
commerciales avec des pays comme le Venezuela,
la Chine, l’Espagne et le Canada, ce qui a dopé
l’économie de l’île et l’a éloignée encore plus des
Etats-Unis. Selon certains experts de la région,
L
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
18
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
ces partenariats ont rendu un rapprochement entre
Cuba et les Etats-Unis moins probable et moins
nécessaire que jamais.
“Nous avons tout un discours sur le changement
que nous voulons appor ter à Cuba. Mais notre
politique nous ôte toute possibilité d’agir sur le
pays”, estime Philip Peters, vice-président du
Lexington Institute, un institut de recherche qui
travaille sur l’évolution de l’île et les relations
cubano-américaines.
La politique dont parle Philip Peters, ce n’est pas
seulement l’embargo mais aussi l’obstination avec
laquelle le gouvernement américain cherche à apaiser la communauté d’exilés cubains farouchement
anticastristes, résidant majoritairement dans le
sud de la Floride. Ses membres rejettent catégoriquement toute idée qui ne soit pas le renversement pur et simple de Fidel Castro et de ses
protégés.
Cette position est devenue en 1996 la loi HelmsBurton, qui a, entre autres, renforcé les sanctions,
accru les restrictions aux voyages d’Américains à
Cuba et permet d’intenter des actions en justice
contre des entreprises, y compris étrangères, commerçant avec Cuba.
Cette loi lie les mains des Etats-Unis, l’empêchant
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DOSSIER CUBA
Eloge du Líder Máximo
Fidel Castro.
Dessin de Simanca,
Rio de Janeiro.
L’écrivain cubain Reinaldo Arenas avait rédigé peu avant
son suicide, à New York, en 1990, un drôle de panégyrique
de Fidel Castro. Jamais publié dans son intégralité,
ce texte exhumé par le quotidien espagnol
El País semble n’avoir rien perdu de sa pertinence.
EL PAÍS
Madrid
l’heure où presque tous
les pays communistes ont
entamé un processus démocratique, Fidel Castro
s’est mis au pilori de l’opinion
publique pour son refus d’accepter
tout changement et tout ce qui sent
la perestroïka ou la démocratie.
Quant à moi, peut-être par esprit de
contradiction, au lieu de critiquer le
Líder Máximo, je vais ici énumérer
brièvement ses vertus.
Homme politique calculateur et
astucieux, quand il a pris le pouvoir,
en 1959, il avait trois options : 1) la
démocratie, qui lui aurait permis alors
de gagner les élections, mais en jouissant d’un pouvoir éphémère et partagé
avec l’opposition ; 2) la tyrannie de
droite ou classique, qui n’offre jamais
une sécurité absolue ni un pouvoir illimité ; 3) la tyrannie communiste, qui,
à ce moment-là, outre qu’elle le couvrait de gloire, semblait lui assurer le
pouvoir à vie. Habile, Castro a opté
pour cette dernière solution.
Philosophe profond, il a fait comprendre à ses sujets que la vie matérielle est sans importance, à tel point
qu’à Cuba les choses matérielles sont
quasi inexistantes et que le taux de suicide, selon de très sérieux rapports des
A
E
Nations unies, est le plus élevé de toute
l’Amérique latine.
Intellectuel lucide, il a compris que
la plupart des artistes sont victimes
de leur ego hypertrophié. Dès 1959,
il s’est mis à inviter d’éminents écrivains, s’occupant d’eux personnellement et leur montrant ce qu’il voulait
qu’ils voient. Castro a créé des prix
littéraires internationaux et a hissé
certains intellectuels fidèles comme
Gabriel García Márquez jusqu’aux
sommets du prix Nobel.
Economiste brillantissime, il a mis
en place il y a près de trente ans le carnet de rationnement, ce qui lui permet d’éviter l’inflation dans son pays,
étant donné que le peuple ne peut pratiquement rien consommer. En outre,
par le biais de ses généraux les plus
distingués et avec la participation de
Raúl Castro, il s’adonne au trafic international de drogue, comme l’attestent
certains documents publiés. Cela lui
procure des devises fortes qu’il utilise
pour financer son appareil de propagande à l’étranger et pour soutenir la
subversion armée en Amérique latine.
Expert en sexologie, il a formé de
magnifiques armées juvéniles de
guides-interprètes, qui accordent
leurs faveurs tant aux dames qu’aux
messieurs invités.
Eleveur et agriculteur hors pair, il
a réussi à faire produire à une vache
■
Biographie
Le romancier
et poète
Reinaldo
Arenas
(1943-1990)
participa
adolescent
à la
révolution,
mais fut
emprisonné et
persécuté par le
régime castriste
du fait de ses écrits
et de son
homosexualité.
Il quitta Cuba
en 1980.
Une demi-douzaine
de ses livres
ont été publiés
en français,
dont ses mémoires,
Avant la nuit (Actes
Sud, 2000), qui
ont inspiré le film
de Julian Schnabel
Before Night Falls.
Sa biographie,
écrite par
Liliane Hasson,
doit paraître
prochainement
chez Actes Sud.
WA S H I N G T O N
t- être, mais sans les Américains
de peser sur les réformes à Cuba, ce qui, pour Philip Peters, est d’autant plus regrettable que Raúl
Castro est connu pour être plus ouver t à l’économie de marché que son frère. “Du point de vue
américain, le message de cette loi est le suivant :
Raúl Castro est peut-être un grand réformateur qui
s’en cache, mais comme il est là-bas, pas question de parler avec lui et de changer notre politique, note Philip Peters. Par conséquent, les
Cubains vont rester sur leur position actuelle tant
que leurs autres partenariats se montreront prometteurs. Les Cubains observent les Américains
très attentivement mais, aujourd’hui, ils placent
leur énergie diplomatique ailleurs.”
A défaut des Etats-Unis, ce sont les pays d’Europe
et d’Amérique latine, ainsi que la Chine – qui
impor te du nickel cubain –, qui sont appelés à
jouer un rôle important dans l’avenir de Cuba. Pour
Wayne Smith, un ancien diplomate qui a dirigé
la Section d’intérêts américains à La Havane de
1982 à 1986, le fait que les Etats-Unis n’aient
aucun rôle dans la transition cubaine “a quelque
chose de pathétique”. Selon lui, Raúl Castro “est
plutôt pragmatique et pourrait souhaiter par venir à un arrangement avec les Etats-Unis, mais les
Américains ne voudront pas discuter avec lui”.
Quoi qu’il en soit, le régime cubain “ne va pas s’effondrer”, même si le gouvernement Bush – et ses
partisans cubano-américains – ne souhaite que
cela. “Je suis presque désolé pour les exilés anticastristes radicaux de Miami qui tapaient sur leurs
casseroles”, confie Wayne Smith en faisant allusion aux bruyantes manifestations qui ont salué
l’annonce faite par Fidel Castro le 31 juillet qu’il
passait le relais à son frère. Bon nombre de ces
joyeux manifestants étaient convaincus que le président cubain se trouvait sur son lit de mort ou
qu’il en était proche, et voyaient son régime anéanti
et le long isolement de Cuba enfin rompu. Le transfert de pouvoir à Cuba a pourtant eu lieu sans un
soupçon d’agitation, note Wayne Smith.
Toujours selon l’ancien diplomate, le gouvernement américain se retrouve sans moyen aucun de
mettre en œuvre les réformes souhaitées par
George Bush, qui avait incité, le 3 août, “toutes
les démocraties à s’unir pour soutenir le droit
du peuple cubain à décider d’un avenir démocratique pour le pays”. Il n’a laissé aucune ambiguïté
sur le fait que la transition dont il parlait impliquait
l’éviction définitive des deux frères Castro et de
leurs partisans idéologiques.
Nick Madigan, The Baltimore Sun, Baltimore
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
19
nommée Pis-Blanc plus de 100 litres
de lait par jour. La pauvre bête n’y a
pas survécu et le lait continue d’être
rationné à Cuba. Mais le souvenir de
Pis-Blanc est immortalisé par la presse
de l’époque, et Castro a fait reproduire
à de nombreux exemplaires son extraordinaire spécimen bovin. En 1970,
Castro a affirmé qu’il produirait
10 millions de tonnes de sucre et “pas
une livre de moins” : il ne s’est trompé
que de 2 millions de tonnes.
Elève appliqué, fidèle à son maître,
il a suivi avec une orthodoxie irréprochable les leçons de Staline : il s’est
débarrassé par tous les moyens de ses
adversaires politiques ou des personnages qui auraient pu ternir sa gloire,
d’Huber Matos à Carlos Franqui
[deux figures de la révolution qui s’opposèrent ensuite au régime castriste],
en passant par Camilo Cienfuegos et
Ernesto Guevara. Il a créé en 1961 des
camps d’internement pour dissidents
de tout poil et les a officialisés en 1966
sous l’appellation gentillette d’UMAP
(unités militaires d’aide à la production). Il a déplacé la population de villages entiers, situés là où il y avait des
foyers de guérilla anticastriste, vers des
villes nouvelles parfaitement surveillées.
Ç’a été le cas en particulier de nombreux paysans de la province de Las
Villas, qui ont dû aller vivre dans un
lotissement de préfabriqués à Pinar del
Río, dénommé Ciudad Sandino. En
outre, depuis près de trente ans, Castro multiplie les purges politiques et les
procès truqués. Au cours de ces
séances, l’accusé, après avoir passé des
semaines, voire des mois, dans les cellules de la sûreté de l’Etat, avoue publiquement avoir commis toutes sortes
de crimes, être un misérable et un
traître contre-révolutionnaire, et, bien
entendu, un ennemi de Castro.
Exemples : le procès de Marcos Rodríguez (fusillé en 1964), le procès du
général Arnaldo Ochoa (fusillé en
1989) ou les aveux du poète Heberto
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Padilla, qui est allé jusqu’à dénoncer
ses amis les plus intimes et son épouse,
en 1971. Fidèle à sa politique de “bloc
monolithique”, Castro a approuvé
publiquement la répression du “printemps de Prague”, l’invasion de l’Afghanistan et le massacre des étudiants
chinois sur la place Tian’anmen.
Homme d’Etat sagace, Castro sait
parfaitement qu’un dictateur ne doit
jamais organiser d’élections, car il perdrait le pouvoir. D’où ses colères noires
– de son point de vue justifiées – contre
tous les intellectuels (y compris six Prix
Nobel) qui lui ont envoyé une lettre
ouverte lui demandant de manière civilisée d’organiser des élections libres.
Castro a habilement rejeté toute
consultation populaire, contrairement
à d’autres dictateurs moins rusés qui
ont appelé à des élections en croyant
pouvoir les gagner. On se souvient des
défaites cuisantes du général Augusto
Pinochet [au Chili] et du commandant
Daniel Ortega [au Nicaragua].
Rien ne peut nous surprendre dans
l’attitude actuelle de Fidel Castro.Tout
au long de plus de trente et un ans de
pouvoir absolu, il a toujours été fidèle
à lui-même, gouvernant avec une habileté si machiavélique qu’il est aujourd’hui l’un des seuls héritiers de Staline
à s’être maintenu sur le trône.
Les rares personnes à être encore
éblouies par l’image “revendicatrice”
et même “héroïque” du Commandant en chef ne doivent pas se faire
d’illusions. Castro lui-même a dit, à
travers son armée, qu’il ne céderait
pas “un millimètre de [son] idéologie”
et déclaré qu’il préférait encore “que
l’île sombre dans la mer plutôt que de
renoncer à [ses] principes politiques”…
Bien sûr, c’est au peuple cubain de
décider s’il souhaite ce plongeon
apocalyptique ou s’il préfère vivre en
paix dans la liberté, comme le fait
heureusement aujourd’hui une
grande partie de l’humanité.
Reinaldo Arenas
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asie
●
SRI LANKA
Catastrophe humanitaire à l’horizon
Depuis la fin du mois de juillet, les combats font rage entre le gouvernement et les Tigres tamouls. Les civils
paient le plus lourd tribut de cette guerre et sont désormais jetés sur les routes par dizaines de milliers.
Colombo
n dit que la vérité est la première victime de la guerre.
Mais, plus encore, ce sont
la sécurité des civils et leur
droit à ne pas devenir des pions au
milieu de sanglantes luttes de pouvoir
qui sont les plus compromis. Ce sont
eux qui souffrent en silence d’une
culture du canon tyrannique qui réduit les populations à de simples statistiques. Le Sri Lanka traverse en
effet à l’heure actuelle l’une des plus
sombres périodes de son histoire, comparable, selon les observateurs, aux
pires heures des offensives antigouvernementales organisées par les Tigres
de libération l’Eelam tamoul (LTTE)
dans les années 1980. Même si les stratégies sont différentes, la violence qui
sévit dans le nord-est du pays, majoritairement tamoul, ne le cède en rien à
celle qui régnait à l’époque : les récents
affrontements entre les insurgés et les
autorités ont fait un grand nombre de
morts et jeté sur les routes plus de
100 000 personnes.
Après les frappes aériennes et les
tirs d’artillerie [quotidiens depuis la fin
du mois de juillet dans le nord-est], la
psychose a gagné la population de
Colombo. Devant les explosions qui
se succèdent, il est en effet impossible
de se voiler la face : la capitale risque
de devenir prochainement une cible
prioritaire pour les Tigres. Au lendemain de l’attaque [du 14 août dernier]
visant l’escorte motorisée de l’ambassadeur du Pakistan, Bashir Wali Mohammed, dans laquelle sept personnes
avaient trouvé la mort, les représentants de l’Union européenne ont protesté contre la détérioration rapide de
la situation des droits de l’homme et
ont appelé les deux parties à un retour
rapide à la table des négociations.
O
INDE
Etat du
TAMIL
NADU
Aéroport
de Palaly
Jaffna
Rameshwaram
Golfe
de Mannar
8°
Nord
Un Tigre tamoul
s’équipe pour
la guerre civile.
Dessin de Stephff,
Thaïlande.
Bilan
Environ 65 000
personnes ont
trouvé la mort
depuis 1976,
date de création
des Tigres de
libération de l’Eelam
tamoul (LTTE).
Le pays avait
pourtant connu
une période
de relative accalmie
après l’accord de
cessez-le-feu signé
le 23 février 2002.
Mais, depuis
l’élection à
la présidence de
Mahinda Rajapakse,
en novembre
dernier, la tension
monte et
les combats qui font
rage depuis la fin
du mois de juillet
ont déjà fait près
de 1 000 morts,
dont plus
de 200 civils.
Péninsule
de Jaffna
Pudukkudirippu
Omanthai
Vavuniya Trincomalee
Mutur
Maavilaru
SRI LANKA
Kandy
Colombo
0
O CÉAN
I NDIEN
100 km
80° Est
Population :
Majoritairement tamoule
Mixte
Majoritairement cinghalaise
Maure
Les Tamouls représentent 8,5 % de la population,
Les Cinghalais 73,8 % et les Maures 7,6 %.
Principale
zone tenue
par les Tigres tamouls
Récents
foyers de violence
Sources : <http://www.lib.utexas.edu/maps/index.html>, <http://www.globalsecurity.org>, The World Factbook 2006
THE SUNDAY LEADER
De son côté, le chef du parti du
Congrès des musulmans du Sri Lanka
(Sri Lanka Muslim Congress, SLMC),
Rauf Hakeem, a réclamé une révision
urgente de l’accord de cessez-le-feu
[signé en février 2002], afin que la
communauté musulmane, qui a payé
le plus lourd tribut aux affrontements
interethniques, puisse être partie prenante d’une future initiative de paix.
[Les musulmans, qui représentent
7,6 % de la population totale, sont
pour la plupart installés dans l’est du
pays.] Il a également insisté sur la
nécessité de prévoir des clauses garantissant la sécurité des populations, une
question jusqu’ici passée sous silence.
“On a négligé cet aspect des choses. Celuici va prendre une très grande importance,
car les deux camps semblent de plus en plus
privilégier l’action militaire. Le sort des
civils doit peser davantage dans les considérations des uns et des autres”, remarque-t-il. Hakeem a récemment organisé de grandes manifestations contre
ce qu’il appelle un nettoyage ethnique
que les LTTE commettraient dans le
nord-est du pays à l’encontre des
musulmans.
L’image du pays n’a jamais été
aussi sérieusement écornée que lors
des récentes frappes aériennes du gouvernement contre le Pudukkudirippu
Sencholai Children’s Home [le 14 août
dernier]. Les insurgés soutiennent qu’il
s’agissait d’un foyer pour enfants, ce
que dément catégoriquement le pouvoir en place. L’attaque a fait 61 victimes et, selon l’UNICEF, une centaine de blessés, qui sont soignés dans
divers hôpitaux. Quatre bombardiers
de l’aviation sri-lankaise ont lâché
16 bombes sur les bâtiments de ce
foyer pour enfants, qui, à en croire des
sources de l’armée de l’air, “avaient été
identifiés comme une cible militaire”.Alors
qu’une polémique fait rage sur la
nature exacte de l’endroit – établissement pour enfants ou camp militaire –,
la méthode suscite un grand malaise
parmi la communauté internationale
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
20
comme chez les défenseurs des droits
de l’homme.
Passant d’une guerre larvée à des
engagements militaires de grande
ampleur, la violence dans la partie
orientale de l’île a eu deux effets immédiats. Le premier a été de déplacer
45 000 personnes, la plupart musulmanes. Le second a été de porter un
nouveau coup à l’accord de cessezle-feu, les agents de la Mission de
contrôle du cessez-le-feu au Sri Lanka
(SLMM, Sri Lanka Monitory Mission)
ayant quitté leurs bureaux de Trincomalee, avec pour résultat l’impossibilité désormais d’empêcher toute violation de la trêve dans la région.
DIX-SEPT TRAVAILLEURS
HUMANITAIRES MASSACRÉS
Depuis la mi-août, le nord du pays
connaît des combats sanglants et de
nombreux soldats et insurgés y ont
trouvé la mort. Les autorités ont perdu
une figure clé appartenant à la communauté tamoule, Ketheshwaran
Loganathan, responsable adjoint du
secrétariat gouvernemental pour la
Paix. Son assassinat par les Tigres est
ressenti comme un message direct au
pouvoir : la guerre sera totale et le point
de non-retour a maintenant été atteint.
Par ailleurs, trois Tamouls ont été abattus l’après-midi du 16 août dernier par
des agents des forces spéciales (STF).
Aux dires de la police et de la STF, les
jeunes gens tentaient de lancer une grenade sur le commando.
Devant cette escalade de la violence, un nombre croissant de civils
fuient leurs villages. Alors que des
camps sont montés à la hâte pour les
accueillir, la situation humanitaire dans
le Nord suscite de vives inquiétudes en
raison des difficultés à approvisionner
la péninsule. Le couvre-feu empêche
l’évacuation des civils, ce qui aggrave
encore la situation. Il n’a été levé que
pendant quatre heures le 17 août, pour
permettre à la ville de Jaffna de recevoir des quantités limitées de denrées
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
alimentaires. Les autorités locales ont
demandé à Colombo d’envoyer immédiatement des provisions, afin de
reconstituer les stocks de base dans
cette région ravagée par la guerre.
Tenaillés par un sentiment croissant d’insécurité, des centaines de civils
tamouls pris au piège à Vavuniya sont
descendus dans la rue. Ils voulaient
échapper à la violence et s’insurgeaient
contre l’obligation de rester dans leurs
villages à cause de la fermeture par
l’armée de la route reliant leur ville à
Omanthai. Les derniers jours ont été
marqués par des atrocités commises
par les deux camps, signe terrifiant que
les crimes perpétrés à l’encontre des
civils ne connaissent plus aucune
limite. La base aérienne de Palaly a
subi une attaque violente, et on signale
des combats acharnés en de nombreux
points à Jaffna. Les personnes déplacées cherchent à présent à quitter la
région. En tout, plus de 40 000 SriLankais aurait fui vers le sud de l’Inde
depuis 2002. Et le flot n’est pas près
de s’arrêter, les autorités indiennes
assurant avoir accueilli récemment plus
de 300 réfugiés à Rameshwaram.
Etant donné la tournure des événements, la communauté internationale croit également de moins en
moins que le Sri Lanka soit un endroit
sûr pour l’activité des ONG. Les inquiétudes ont été aggravées par le massacre de 17 travailleurs humanitaires
[appartenant à Action contre la faim
et assassinés le 6 août dernier], sans
doute par les forces de sécurité. Quant
à la SLMM, elle a fermé ses bureaux
à Trincomalee pour la simple raison
qu’il lui est impossible de mener à bien
sa mission dans un tel climat de violence. Sur le plan international, l’image
de l’île en a évidemment pris un coup.
Le pays risque de se retrouver marginalisé ou de devenir un “Etat défaillant” qui ne respecte pas les normes
internationales en matière de droits de
l’homme et de conduite des actions
militaires. Et le Sri Lanka ne peut se le
permettre, car il est absolument nécessaire pour lui d’avoir le soutien sans
faille de la communauté internationale
afin de remettre sur les rails un processus de paix bien mal en point. Et
cela au moment où le reste du monde
rappelle au gouvernement son devoir
de préserver les droits individuels et
d’assurer la sécurité de tous.
Dilrukshi Handunnetti
WEB+
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Chronologie :
Trente ans
de guerre civile
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VIETNAM
CHINE
La colère gronde chez les expropriés
“La plus
courageuse
des femmes”
Le développement d’infrastructures routières et touristiques suscite de nombreuses
protestations parmi la population privée de terres. Le tout sur fond de malversations.
Bangkok, Hong Kong
lors que le Vietnam ouvre
son économie au monde
extérieur, il connaît un phénomène familier à la Chine :
l’appropriation abusive des terres par
les puissants et la confiscation des biens
des paysans et des pauvres au nom du
développement. Les expropriations forcées pour faire de la place aux routes
et aux projets de développement provoquent des troubles sociaux embarrassants pour un pays qui cherche à la
fois à adhérer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à attirer les investissements étrangers dans
des opérations immobilières.
Les manifestations de paysans qui
s’estiment spoliés de leurs terres sont
désormais monnaie courante dans les
grandes agglomérations comme Hô
Chi Minh-Ville et Hanoi. Ainsi, des
centaines d’habitants de la rue Khuat
Duy Tien, à Thanh Xuan, dans la banlieue de Hanoi, ont manifesté devant
la mairie le 19 juillet pour presser les
autorités locales de tenir leurs promesses et de les indemniser pour les
terres réquisitionnées pour ouvrir une
route. Défiant l’interdiction de rassemblement, les manifestants ont organisé
un sit-in d’un mois à Thanh Xuan. Ils
ont commencé début juin, après que
les autorités ont ordonné l’évacuation
des maisons afin de permettre la construction du périphérique No 3 sans
pour autant définir clairement une politique d’indemnisation. “Nous vivons ici
depuis 1993, et nos terres sont déjà transformées en zone résidentielle.Mais les autorités ne paient que pour 60 mètres carrés
et considèrent le reste comme terres agricoles”, se lamentent-ils. Selon eux, le
vice-président du Comité populaire de
Hanoi, Le Quy Don, s’était engagé à
ce que toutes les terres acquises pour
la route soient considérées comme résidentielles et les indemnisations calculées en conséquence. Le barème officiel s’établit à 13 millions de dongs
[650 euros] le mètre carré de terres
résidentielles et 225 000 dongs le mètre
carré agricole.
A
DES DROITS ACQUIS
DEPUIS LONGTEMPS BAFOUÉS
A en croire Pham Thanh Xuan, un responsable local, le projet de route
remonte à 1981 et par conséquent les
personnes qui se sont installées dans
la zone après cette date ne pouvaient
prétendre qu’à une indemnisation égale
à la valeur de 60 mètres carrés de terres
résidentielles. “Avec une politique d’aide
pareille, il ne nous reste rien”, se plaint
l’un des manifestants, Phan Ba Tuat.
Pour les expropriés, le projet a été
gardé secret jusqu’à une date récente,
et ils ont depuis longtemps acquis officiellement des droits – pour l’usage
résidentiel comme pour d’autres – sur
leurs terres. “Nous demandons simplement que nos droits soient respectés”, assu-
andis que les organisations internationales de défense des
droits de l’homme ne cessent
de dénoncer les atteintes aux droits des
personnes contaminées par le sida en
Chine, la presse chinoise fait une
timide avancée sur le sujet à l’occasion
de la conférence internationale qui
vient d’avoir lieu à Toronto. La Chine
compte quelque 650 000 séropositifs,
selon une estimation datant de
janvier 2006, dont près de 150 000 cas
confirmés et près de 78 000 malades.
Parmi les personnes présentes à la
conférence, se trouvait “la plus courageuse des femmes”, écrit le quotidien
Zhongguo Qingnian Bao. Il s’agit de
Zhu Liya, la première étudiante chinoise à avoir révélé publiquement sa
séropositivité en écrivant un livre,
publié en janvier 2006. “Il n’a pas été
facile de venir, il me faut utiliser au mieux
chaque instant pour apprendre. J’espère
m’informer sur ce que font les organisations non gouvernementales à l’étranger
à propos du sida”, a déclaré Zhu Liya.
En la citant, le journal omet toutefois
de préciser que la difficulté à enregistrer la moindre ONG en Chine frappe
aussi celles qui se spécialisent sur le
sida, et que de nombreux activistes ont
été la cible de harcèlement de la part
des autorités.
C’est à l’invitation de l’UNICEF
que Zhu Liya a pu être l’une des deux
délégués chinois à participer au Forum
de la jeunesse sur le sida à Toronto. “A
mon arrivée, j’étais encore un peu réticente
à prendre la parole pour parler du problème du sida en Chine. Mais, en entendant les autres délégués parler de la situation dans leurs pays respectifs, je trouve
que notre pays ne s’en sort pas si mal.”
Dans un forum sur le droit des femmes
à se protéger, Zhu Liya, s’est propulsée à la tribune où elle a parlé pendant
vingt minutes de la politique de prévention en Chine.
Prenant l’initiative de s’adresser
à la presse, Zhu Liya s’est insurgée
contre les préjugés qui classent les étudiants comme population à risque, en
compagnie des travailleurs migrants.
“Cela n’est fondé sur aucune étude, cela
n’est pas exact. Il est vrai que les étudiants
cohabitent de manière courante, et qu’ils
ont des relations sexuelles entre eux. Mais
si, avant d’entrer en faculté, ils pouvaient
recevoir un peu d’information sur le sexe,
cela pourrait réduire les contaminations”,
dit-elle, en ajoutant que beaucoup
d’universités dans laquelle elle s’est
rendue pour témoigner se sont montrées “conservatrices” à son égard.
Au même moment, dans une autre
salle, le délégué Song Pengfei, un jeune
Chinois séropositif, jadis rendu célèbre
par sa rencontre avec Bill Clinton, lançait un appel que le Zhongguo Qingnian
Bao rapporte en guise de conclusion :
“J’espère que le monde entier entendra
notre voix, que plus de gens connaîtront
ainsi la situation des séropositifs en Chine,
que plus de gens s’en préoccuperont et qu’ils
nous aideront.
■
T
ASIA TIMES ONLINE
rent-ils. Le Quy Don reconnaît que le
problème est en partie imputable aux
autorités locales, mais il estime qu’une
solution amiable reste possible. Il a
d’ores et déjà demandé aux autorités
locales de régler la question.
Les indemnisations et la corruption liées aux transferts de propriété
sont devenues un sujet particulièrement sensible au Vietnam. Certains
observateurs prédisent que, à l’instar
de la Chine, les évictions contestables
risquent de conduire à une agitation
sociale à travers le pays, et mettre à mal
le développement socio-économique
du Vietnam. Les manifestants se rassemblent chaque jour devant les locaux
du Parti communiste et lors des “rencontres avec le peuple” [des officiels]
qui se tiennent dans la rue Mai Xuan
Thuong à Hanoi. L’endroit a acquis
une triste notoriété, en 2005, après
l’immolation par le feu d’une vieille
femme du nom de Tran Thi Thu en
signe de protestation contre les injustices infligées à sa famille par les autorités. En avril 2006, des milliers de
personnes vivant dans les provinces
méridionales de Can Tho, An Giang
et Kien Giang ont envoyé au parti et
au gouvernement une lettre ouverte
accusant les autorités locales de s’approprier illégalement leurs terres. Les
problèmes fonciers ont en outre été le
principal sujet abordé, ce mois-ci, lors
du premier jour de la session de
l’Assemblée législative de Hô Chi
Minh-Ville. Les députés ont accusé la
complexité de la réglementation d’offrir un “terrain fertile” aux fonctionnaires corrompus.
Selon Trinh Xuan Thu, le directeur
adjoint du département de la sécurité,
quelque 1 300 fonctionnaires ont été
arrêtés au cours des cinq dernières
années pour des affaires foncières.
“Ici la terre est très
pauvre : elle contient
très peu de ciment et
de briques.”
Dessin d’El Roto
paru dans El País,
Madrid.
L’économie
d’abord
En six ans,
grâce aux réformes,
l’économie
du Vietnam a crû
à un taux moyen
de 7,4 %, écrit Asia
Times Online.
Les investisseurs
étrangers ont
exprimé leur
confiance dans
la capacité
du gouvernement
vietnamien à mettre
en œuvre
les ajustements
techniques
nécessaires à
une adhésion
prochaine à l’OMC.
Mais le pays,
l’un des plus
autoritaires
et répressifs d’Asie,
ne s’est pas pour
autant démocratisé
ou libéralisé.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
21
“50 % d’entre eux ont été mis en accusation à la suite d’une plainte déposée
contre eux par leur victime”, assure Trinh
Xuan Thu. Le journal Lao Dong rapportait, le 24 juillet, que des fonctionnaires de la province de Tay Ninh
avaient fait main basse sur des centaines d’hectares pour se les partager.
Le quotidien officiel accusait également Tran Hoan Kiem, un responsable
de la Tay Ninh Sugarcane Co, de s’être
indûment approprié 141 hectares. Le
trafic de terrains est devenu tellement
répandu que le marché foncier vietnamien est désormais considéré
comme l’un des moins transparents du
monde. La spéculation illicite sur les
terrains, une bureaucratie excessive,
les mauvaises infrastructures et une
division en secteurs inadéquate rebutent certains investisseurs potentiels.
Nguyen Huu Tho, le directeur général de Saigontourist, la principale
société hôtelière et touristique du pays,
confie que son entreprise a eu du mal
à obtenir les terrains pour deux projets
de complexes touristiques avec golf sur
l’île de Phu Quoc. “Il est évident que les
acquisitions illicites de terrains posent des
problèmes et font rater certaines affaires à
des investisseurs comme nous, ce qui freine
le développement de l’île”, explique
Nguyen Huu Tho.
Certains tentent quand même
l’aventure. Le groupe français Victoria
Hotels and Resorts a récemment
conclu un accord avec les autorités
de Phu Quoc pour la location de
20 hectares destinés à un projet hôtelier de 12 millions de dollars [9,3 millions d’euros]. Le groupe américain
Rockingham Asset Management chercherait, pour sa part, à construire un
immense complexe touristique pour
1,5 milliard de dollars.
Tran Dinh Thanh Lam
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JAPON
LE MOT DE LA SEMAINE
Le thon japonais n’a plus la pêche
“RYÔ”
Flambée des prix du carburant, concurrence des pêcheurs taïwanais, pénurie de maind’œuvre… Autant de facteurs qui fragilisent un secteur cher aux papilles japonaises.
LA PÊCHE
NIHON KEIZAI SHIMBUN (extraits)
Tokyo
’industrie japonaise de la
pêche hauturière au thon
est en crise. A Kesennuma,
dans la préfecture de
Miyagi, dans le nord de l’archipel,
cinq grandes entreprises de pêche à
la palangre ont fait faillite depuis
décembre 2005. La coopérative de
pêche de Miyagi Nord, spécialisée
dans la bonite et le thon, a pour sa
part procédé à sa dissolution lors de
son assemblée annuelle, le 28 juin
dernier. Cette organisation, qui
comptait 90 bateaux il y a huit ans,
alors qu’elle avait déjà réduit sa flotte
d’un cinquième, n’en regroupe plus
aujourd’hui que 39. Son chiffre d’affaires, qui était de l’ordre de 30 milliards de yens [200 millions d’euros],
est tombé à 11 milliards au cours de
l’exercice 2005. Avec les aides accordées à fonds perdus aux propriétaires
de navires incapables de payer le carburant, son déficit a atteint quelque
270 millions de yens.
En 1989, alors que le Japon était
en pleine bulle économique, le thon
obèse surgelé se vendait aux alentours
de 1 300 yens [8,75 euros] le kilo
– chaque pièce pesant plus de 40 kilos.
Depuis quelques années, il ne dépasse
pas les 800 yens. En outre, avec la
flambée des prix du pétrole, les
charges d’exploitation des thoniers se
sont envolées. Pour certains d’entre
eux, près de la moitié du chiffre d’affaires est consacrée au carburant. La
coopérative de pêche à la bonite et au
thon de Hokkaido, qui s’est ainsi
retrouvée avec d’énormes impayés sur
les bras, a été la première à entamer
une procédure de dépôt de bilan, au
mois de décembre 2005. Aujourd’hui,
toutes les coopératives de pêche à la
bonite et au thon du pays, y compris
celles qui se portent encore bien, envisagent leur dissolution. La Fédération
nationale des coopératives a tardé à
prendre la mesure des impayés de ses
membres et a laissé gonfler le montant de ses propres créances douteuses. A la fin de l’exercice 2005 [fin
mars 2006], le montant de ses dettes
se montait à 21,4 milliards de yens.
Sur l’île de Hoto, dans la préfecture d’Oita, dans le sud du pays, la
pêche au thon à la palangre a commencé à la fin de l’ère Meiji [18681912]. A son apogée, elle représentait
une flotte de 139 bateaux et un chiffre
d’affaires de 14,4 milliards de yens.
C’était la seule industrie de l’île.
Actuellement, elle ne compte plus que
38 navires. Qui plus est, il n’y a pas
assez de personnel pour prendre la
relève car, comme l’explique Asatoshi Okawa, président de la coopérative des patrons de pêche de Hoto, “de
nombreuses mères ne veulent plus que leur
fils devienne pêcheur”. La majorité des
bateaux sont des thoniers de petit et
moyen tonnage (de 19 à 59 tonnes)
L
Sur le baril :
Prix du pétrole.
Dessin de No-río,
Aomori.
■
Incident
La pêche au thon
est loin d’être
le seul secteur
en difficulté.
Le 16 août, trois
pêcheurs de crabes
ont été capturés
par des gardescôtes russes
et un autre a été
tué. L’incident
se serait déroulé
à 3,7 km des côtes
nippones,
juste à côté
de la minuscule île
de Kaigara, qui fait
partie des Kouriles
du Sud, territoires
que se disputent
Tokyo et Moscou.
Si, par le passé,
les deux pays
ont connu
des incidents
similaires,
c’est la première
fois depuis 1956
qu’un marin y trouve
la mort. “Poussés
par l’appât du gain,
les pêcheurs
japonais sont prêts
à prendre
des risques
en se rendant
dans une zone
sensible
qui est l’objet
d’un différend
territorial”, souligne
le Tokyo Shimbun.
Selon le quotidien,
ils sont
à la recherche
d’une variété
de tourteau
(kegani
ou Erimacrus
isenbecki) dont
le prix de gros
peut atteindre
10 000 yens
(145 euros) le kilo.
uel est le plus risqué, par tir
en haute mer sur un chalutierthonier ou pêcher des crabes à
quelques milles de son por t
d’attache ? Dans le premier cas,
l’entreprise s’avère des plus
périlleuses sur le plan économique (voir article ci-contre). Dans
le second cas, on joue parfois sa
vie, comme le montre l’incident
sur venu le 16 août dernier au
large de l’île Kaigara, contrôlée
par les Russes, non loin de la ville
portuaire japonaise de Nemuro, à
l’extrême est de l’île septentrionale de Hokkaido. Un pêcheur de
35 ans a été abattu par une balle
tirée d’un bâtiment des gardescôtes russes avant que celui-ci
n’arraisonne le bateau de pêche
sur lequel il se trouvait avec trois
autres membres d’équipage. La
zone est connue pour être par ticulièrement riche en ressources
maritimes ; il devient dès lors tentant pour les pêcheurs nippons de
franchir la ligne tracée à mi-distance entre le cap Nosappu, côté
Japon, et l’île Kaigara, séparés
d’à peine 3,7 kilomètres. La tentation est d’autant plus grande
que nombre d’entre eux, originaires des “territoires du Nord”
– les îles Kouriles, administrées
de fait par l’Etat russe depuis l’occupation soviétique du 28 août
1945 –, jugent illégitime la ligne
de démarcation qui sert de facto
de frontière. Le navire de pêche
aurait-il délibérément pénétré dans
les eaux sous contrôle russe ?
Toujours est-il que l’incident de la
semaine passée, le dernier en
date d’une série de quarante tirs
de sommation depuis 1950, vient
rappeler une évidence : le dossier
des “territoires du Nord”, essentiel pour que soit signé un jour
le traité de paix russo-japonais,
est au point mor t. Il en résulte
que le Japon demeure aujourd’hui
en froid avec tous ses voisins
immédiats, la Chine, les deux
Corées, et donc la Russie. Une
catastrophe diplomatique signée
Koizumi Jun’ichirô.
Q
qui pêchent le long du littoral japonais et au sud de Hawaii. Ils souffrent
de l’augmentation des prix du pétrole,
mais, selon M. Okawa, “la pêche au
thon reste un secteur rentable”, car le
thon frais, conservé dans la glace au
maximum un mois, le temps de rentrer au port, est aujourd’hui très prisé.
Certains patrons, qui disposaient d’un
capitaine et d’un chef de pêche mais
ne parvenaient pas à trouver des
mécaniciens, ont néanmoins dû
mettre la clé sous la porte. Pour le
reste de l’équipage, les bateaux ont
tendance à faire appel à des intérimaires indonésiens.
BÂTIR UNE INDUSTRIE
À FORTE VALEUR AJOUTÉE
En fait, la profession rencontre partout de sérieux problèmes de recrutement. Sur l’ensemble du personnel
inscrit à l’antenne locale de Kesennuma du syndicat des marins du
Japon, on ne recense que six jeunes
de moins de 30 ans employés sur des
bateaux de pêche hauturière au thon,
soit 1% de l’ensemble des effectifs.
Environ 60 % des chefs de pêche – le
poste le plus élevé dans la hiérarchie – ont plus de 55 ans, ce qui ne
leur laisse plus beaucoup d’années de
travail. Avec les prochains départs à
la retraite des baby-boomers, la pêche
hauturière au thon risque bel et bien
de disparaître.
Le 8 juin dernier, quand l’Agence
des pêches japonaise a annoncé que
Taïwan avait accepté de réduire sa
flotte, tout le secteur s’est réjoui. A l’issue de négociations avec Tokyo, Taipei a en effet accepté de réduire, d’ici
à la fin de 2007, de 186 unités le
nombre de ses gros thoniers qui opéraient en violation des accords internationaux. Depuis près de dix ans,
cette question faisait l’objet d’un litige
entre les deux pays. Pour sortir de l’impasse, les Japonais ont créé une association internationale – l’Organisation
pour la promotion de la pêche responsable des thonidés – et ont réclamé
l’interdiction des ventes de thons
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23
pêchés par des bateaux ne respectant
pas les règles internationales. Cela
n’empêche pas l’industrie de la pêche
au thon taïwanaise d’être déjà présente
au Japon. Sur les 330 gros thoniers
membres de la Fédération japonaise
des coopératives de pêche à la bonite
et au thon, 33 l’ont récemment quittée pour former une nouvelle organisation, dont la quasi-totalité avait été
rachetée par des entreprises taïwanaises. Masayuki Komatsu, directeur
de l’Agence de recherche sur la pêche,
estime que, pour défendre le secteur,“il est temps d’envisager de réglementer l’accès des capitaux étrangers,
comme le font les Etats-Unis, et d’introduire du sang neuf en attirant des gens
issus d’autres secteurs”.
Alors que la crise se prolonge, certains prennent des initiatives. La
coopérative de pêche hauturière de
Kesennuma, qui ne fait pas partie de
la Fédération, a investi plus de
300 millions de yens dans la construction d’un thonier de moyen tonnage
à faible consommation de carburant,
le Kaisei Maru. Grâce notamment à
un dispositif permettant d’assurer la
levée des palangres avec moins de
main-d’œuvre, l’équipage du bateau
pourra se limiter à 14 hommes, soit 2
de moins que sur les thoniers traditionnels, et la consommation de
carburant sera réduite de 10 %. Ces
innovations devraient représenter plusieurs millions de yens d’économie
par an. La même coopérative expérimente également de nouvelles techniques de conservation, comme l’utilisation de glace pilée ou de cuves
isolantes sur le modèle des bouteilles
Thermos, de manière à ce que le poisson pris dans les eaux littorales soit
ramené au port dans les meilleures
conditions possible.
Si la profession baisse les bras, la
situation ne cessera de se dégrader.
Aussi la coopérative va-t-elle jusqu’à
faire du marketing, en présentant son
nouveau thonier comme un instrument destiné à orienter la pêche vers
une “industrie à forte valeur ajoutée”.
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Kazuhiko Yatabe
Calligraphie de Yukari Fujiwara
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afrique
●
CÔTE-D’IVOIRE
Le processus de paix en péril
L’élection présidentielle d’octobre 2006 est à nouveau menacée après des déclarations du chef de l’Etat,
qui jettent de l’huile sur le feu. Laurent Gbagbo est-il réellement prêt à se soumettre au verdict des urnes ?
LA MONTAGNE
Parakou
deux mois de l’élection
présidentielle, le processus
de paix qui doit y aboutir
connaît des couacs. En
effet, les déclarations du président
Laurent Gbagbo le 6 août dernier, à
l’occasion du 46e anniversaire de l’indépendance de la Côte-d’Ivoire, ne
sont pas du goût des Forces nouvelles
(ex-rébellion) et de l’opposition civile,
réunie notamment au sein du Rassemblement des houphouétistes* pour
la démocratie et la paix (RHDP).
Le processus de réconciliation et
de paix conduit sous l’égide de la
communauté internationale en vue
de la présidentielle aura connu plus
d’un rebondissement. Dernier en
date : la suspension provisoire des
audiences foraines pour l’identification des électeurs, qui constitue pour
les Forces nouvelles de Guillaume
Soro l’un des points essentiels de sortie de crise. Ce coup de force de
Gbagbo a entraîné le refus des Forces
nouvelles de poursuivre le désarmement de leurs troupes.
A l’origine, les déclarations du président Gbagbo, le 6 août, qui ont suscité l’ire de l’ensemble de l’opposition.
Pour le chef de l’Etat, “aucun certificat
de nationalité, aucune carte nationale
d’identité ne seront délivrés au cours des
audiences foraines. Celles-ci ne seront pas
non plus l’occasion d’appeler les populations à venir demander des certificats
de nationalité.”
Ces déclarations et l’intention de
Gbagbo de proroger son mandat, qui
expire le 31 octobre, ainsi que celui
des autres institutions de la République si nécessaire, en vertu de l’article 48 de la Constitution – et cela
tant que les élections n’auront pas eu
lieu – sont autant de sujets qui ont sus-
A
Le Premier
ministre, Charles
Konan Banny.
Dessin de Glez paru
dans Le Journal du
jeudi, Ouagadougou.
Opposition
Les principaux
partis d’opposition
ivoiriens ont rejeté,
le 21 août, le projet
du président
Laurent Gbagbo
de prolonger
son mandat
après le 31 octobre,
si cette date butoir
retenue
pour l’organisation
des élections
n’est pas respectée.
cité une levée de boucliers de la part
de l’opposition. Aussi, le Parti démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI) de
Henri Konan Bédié, le Rassemblement des républicains (RDR) d’Alassane Ouattara et les Forces nouvelles
de Guillaume Soro ont-ils tenu une
réunion pour réagir face à cette situation et invité la communauté internationale à prendre ses responsabilités
face à ce qu’ils considèrent comme un
blocage délibéré du processus de paix.
UN PREMIER MINISTRE
EN GRANDE DIFFICULTÉ
“Face aux souffrances du peuple ivoirien, le RHDP dénonce les tentatives de
blocage du processus de paix par Laurent Gbagbo”, ont déclaré les houphouétistes à l’issue d’une conférence
de presse qui s’est tenue à Abidjan
le 14 août. Par ailleurs, “le RHDP
condamne le décret illégal de M. Gbagbo
du 5 août 2006, pris dans des conditions
suspectes, qui institue une exclusion formelle de certains magistrats ivoiriens
à cause de la consonance nordique de
leur nom”.
En attendant que l’Organisation
des Nations unies se prononce derechef sur la prorogation éventuelle du
mandat du président Laurent Gbagbo,
à la mi-septembre, le camp présidentiel du Front populaire ivoirien (FPI)
et l’ensemble de l’opposition s’engagent encore une fois dans un combat
d’arrière-garde.
A l’approche de l’échéance du
31 octobre 2006, le climat sociopolitique qui règne en Côte-d’Ivoire se
détériore. Mais le président Laurent
Gbagbo n’entend pas quitter le pouvoir avant la tenue de la présidentielle.
A juste raison, si l’on s’en tient au
strict respect de la Constitution. Il
n’en demeure pas moins vrai que l’opposition le soupçonne de bloquer le
processus qui doit conduire à l’élec-
tion afin de continuer à prolonger son
mandat par des mesures d’exception.
Convaincue que, si élections il devait
y avoir, le rassemblement que constituent les houphouétistes devrait l’emporter haut la main. Mais, du côté du
FPI, on ne doute pas non plus de la
victoire. A condition que les audiences
foraines, qui font notamment l’objet
d’une polémique, ne soient pas l’occasion d’une inscription massive
d’étrangers sur les listes électorales.
Rien d’étonnant à ce que le président
Laurent Gbagbo estime que les listes
électorales de 2002 sont encore valables et qu’il n’est pas indispensable
que l’Institut national des statistiques
en établisse de nouvelles.
Manifestement, à y regarder de
près, le nœud gordien de la crise sociopolitique ivoirienne se trouve là : il
s’agit de déterminer clairement qui
dans ce pays est ivoirien et qui ne l’est
pas. Si les audiences foraines ne parviennent pas à répondre à cette question fondamentale et récurrente, il y a
fort à parier qu’on continuera à user
de faux-fuyants plutôt que de chercher
une solution de sortie de crise durable.
Dans le contexte de guéguerre
entre le FPI et ses adversaires politiques, la mission du Premier ministre
ne se trouve pas facilitée. Bien au
contraire. La suspension de la participation des ministres des Forces nouvelles au gouvernement de transition
n’est pas de bon augure. Si elle devait
se prolonger, il va sans dire que la
tâche risque de se compliquer encore
pour le Premier ministre, qui doit
avoir de la peine à concilier les positions extrémistes des uns et des autres.
A moins que la communauté internationale ne vole à son secours pendant qu’il est encore temps.
Marcus Boni Teiga
* Le président Félix Houphouët-Boigny a
dirigé la Côte-d’Ivoire de 1960 à 1993.
PARIS 19 e
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
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SÉNÉGAL
Polygames et fiers de l’être
A Dakar, la monogamie ne fait plus recette. Et ce n’est pas un simple effet de mode. Même le chanteur
Youssou N’Dour a récemment cédé à la tentation en prenant une seconde épouse.
THIOF (extraits)
Dakar
l serait temps de savoir comment
on devient polygame. Les sociologues devraient se pencher sur
la question car, malgré tout le
bénéfice du mieux-être qu’offre le
mariage monogame, la polygamie fait
de la résistance. Mieux, elle conquiert
de plus en plus de Sénégalais, qui, au
vu de leur profil, devraient plutôt être
des monogames assidus. Qu’est-ce qui
pousse tous ces monogames potentiels
à passer de l’autre côté ? Les réponses
sont multiples.
C’est un intellectuel sénégalais
plutôt de gauche. Il est militant forcené de l’égalité des sexes. Il défend
toutes les thèses sur le genre. Il oserait même aller jusqu’à la parité au
plan politique. Après une vie universitaire où il s’est donné à cœur joie
dans les conquêtes féminines (et sanctionnée par un enfant hors mariage),
il a choisi d’épouser sa cousine venue
de son village dans le Fouta profond
[région déshéritée du nord-est du
Sénégal]. Explication : “La mère de
mes enfants doit être des miens.” Et
l’amour dans tout cela ? “Le mariage
d’amour est jubilatoire, mais le mariage
de raison a un avenir plus reposant.” Ce
qu’il ne dit pas, c’est qu’il ne souhaitait pas affronter les traditions familiales : le mariage endogamique.
Cinq ans plus tard, voilà notre bonhomme qui continue à courir après ses
anciennes copines délaissées pour sa
broussarde. Il sort beaucoup. Cette vie
de jules est coûteuse. Entretenir une
maîtresse coûte trop cher. Les frais de
restaurant et d’hôtel pour les amours
cachées, les cadeaux, etc., bouffent le
salaire. “C’était très compliqué, à la fin.
Mon épouse avait du mal à répondre à
mes besoins de modernité. Elle ne savait
pas recevoir. Et mon plaisir me coûtait
la peau de mes c…”, se désole notre
amoureux de raison. Alors, il a choisi
d’aller épouser sa maîtresse qui n’est
pas de sa famille, ni de son ethnie.
Ainsi, les parents ne diront pas non à
ce second mariage hors de la famille.
Il pouvait enfin économiser dans l’affaire en officialisant ses amours secrètes
et s’en sortir sans dommages.
I
AVEC LE SIDA, LES RELATIONS
EXTRACONJUGALES FONT PEUR
Le “deuxième bureau” (la maîtresse) :
c’est une invention verbale qui nous
vient d’Afrique centrale. Là-bas, on
est très créatif en matière de relations
entre hommes et femmes. Les justifications débitées pour expliquer les
retours tardifs au domicile conjugal
étant usées, les Congolais ont trouvé
la bonne formule du “deuxième
bureau” fictif. Celui-ci renvoie au
domicile de sa maîtresse, où l’on s’attarde après le boulot.
Le sida étant désormais une réalité incontestable, le “deuxième bureau” est enfin sorti de sa clandestinité.
Pourquoi prendre le risque de voir
sa maîtresse recevoir dans son dos
d’autres hommes avec la menace de
choper, par son biais, le méchant virus ?
Evidemment, beaucoup de travailleurs
au double emploi fictif ont choisi la
solution sécurité de l’emploi. Et c’est
bien heureux pour les “deuxièmes
bureaux”, car les voilà sorties de leur
état de “sous-épouses” pour arborer
l’alliance et le sourire d’une épouse
véritable. D’autant mieux que ce sont
des épouses sortables.
Les maîtresses qui ont vu leur
contrat d’union précaire révocable à
tout moment se transformer en une
union sacrée et officielle doivent
remercier le virus VIH 1 ou 2, qui a
foutu la trouille à tous ces accros du
travail au noir au “deuxième bureau”.
“Je suis dans mon lit chez ma troisième.” Rire tonitruant, le bonheur
s’échappe du combiné. Il vient de se
remarier et est heureux de la surprise
qu’il fait à ses amis encore monogames.
Inconscient, le bonhomme ? Nenni.
C’est un intellectuel de haut vol, un
scientifique réputé. S’il rigole, c’est qu’il
est heureux. Le DSRP, le fameux
Document stratégique de réduction de
la pauvreté, il le connaît sur le bout des
doigts. Et il ne croit pas que le bonheur
de vivre sa vie se trouve dans ces sta-
Dessin paru
dans La Vanguardia,
Barcelone.
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25
tistiques qui font froid dans le dos. Il
est heureux lorsqu’il est entouré de ses
enfants et de ses épouses. On mange
dans un grand bol au déjeuner, le
matin, il n’y a pas assez de pain pour
tout le monde. Quelquefois, le petit
déjeuner, c’est de la bouillie de mil
dans une grande soupière où tout le
monde plonge sa cuillère à soupe. Et,
le soir, la télé pour tout le monde ; on
regarde les feuilletons sénégalais ou
burkinabés. Et quand c’est l’heure d’aller au lit, l’épouse “de service” le rejoint
dans sa chambre.
Notre polygame ne se sent nullement coupable de fausser les statistiques qui préoccupent tant nos démographes. Il en sait un bout sur l’indice
synthétique de natalité. Une dizaine
d’enfants ne sont pas de nature à peser
sur la croissance démographique du
pays. Après avoir créé un ménage avec
une épouse, il se dit en droit de se donner du plaisir non pas en devenant un
coureur de jupons (ou de pagnes), mais
en épousant et en entretenant à domicile les femmes qui l’attirent.
“Après la première nuit, ma nouvelle
épouse m’a appelé chéri. J’ai failli éclater
de rire.” Le goujat qui nous avoue cela
ne comprend pas que les hommes fassent des chichis pour épouser toutes
ces femmes qui cherchent mari. Lui,
quand il en trouve une sur son chemin,
il est prêt, dès le lendemain, pour des
épousailles en bonne et due forme.
Après un mois de mariage, il se tire
et va chasser sur d’autres terres. Cet
homme fait partie de ce que l’on
appelle les “polygames prédateurs”. Ils
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
sont toutefois de deux sortes. D’abord,
il y en a qui s’adossent à la religion musulmane en se calant à quatre épouses
quelles que soient les circonstances.
Quand ils voient une femme qui leur
convient, ils lui proposent le mariage.
Et, quand celle-ci a perdu son charme,
elle est répudiée. Dans ces ménages
à cinq (un mari et quatre épouses),
l’épouse dure tant qu’elle séduit et
satisfait les caprices d’un mari volage.
Le “serial époux” répudie régulièrement une épouse et la remplace. L’essentiel, c’est de ne jamais dépasser
quatre épouses. Il arrive que certains
“serial époux” débordent, car leur cœur
balance sur celle qui doit être répudiée.
La première est la mère des enfants les
plus âgés. La deuxième connaît ses
petits secrets d’alcôve. La troisième,
toute menue, lui rappelle sa jeunesse.
Enfin, la quatrième le sort du traintrain quotidien. Ensuite, il y a les autres
“serial époux” qui sont des collectionneurs maniaques. On en trouve beaucoup dans les familles maraboutiques.
Ils ont une ou deux [femmes] qui sont
les “ventres purs” pour donner les héritiers, et le reste sert aux affaires libidineuses. Ce genre de “serial époux”, on
en trouve aussi chez ceux qui se veulent les derniers descendants de l’aristocratie locale très païenne. Chez les
premiers comme chez les seconds, il
n’y a pas de nombre limite d’épouses.
Ces prédateurs – particulièrement les
seconds – ne se formalisent même pas
pour répudier leurs “épouses” ou
concubines. Ils les laissent tomber.
Amar Ndiaye
Spencer Platt/Getty Images/AFP
825p26-34 22/08/06 14:22 Page 26
e n c o u ve r t u re
●
Devant les ruines de la ville libanaise de Tebnine.
ISRAËL-LIBAN
Les inconnues de l’après-guerre
■ Depuis le déclenchement des hostilités au Sud-Liban, les médias arabes et israéliens
sont devenus le lieu de débats passionnés. Car les sujets d’exaspération ne manquent
pas. ■ Le Hezbollah, qui peut se vanter de ne pas avoir été laminé par l’armée
israélienne, est devenu un sujet de fierté pour les Arabes. Mais les Libanais s’inquiètent
de nouveau pour l’intégrité de leur pays. ■ Quant aux Israéliens, choqués de ne
pas avoir vaincu, ils demandent maintenant des comptes à leurs hommes politiques.
Pourquoi donc
sommes-nous
entrés en guerre ?
Depuis des décennies, le Liban subit des guerres
menées au nom de causes qui lui sont étrangères.
Une absurdité que dénonce un écrivain libanais.
AN-NAHAR
Beyrouth
out au long de la guerre, les Libanais
ont ignoré quels en étaient les objectifs.
Mais, comme tout le monde, ils savent
pourquoi elle a commencé. A-t-elle vraiment été imposée au Liban ? C’est le
Hezbollah qui a fait le choix de lancer
son opération “Promesse tenue” [en enlevant
deux soldats israéliens et en en tuant huit autres
à la frontière israélo-libanaise, le 12 juillet].
Certains diront que cela ne justifiait pas toutes
les destructions qu’Israël a infligées au Liban.
Il n’empêche que cela crée bel et bien une responsabilité libanaise, puisque le Hezbollah est
un parti libanais, avec des dirigeants, des adhérents et une foule de sympathisants libanais. Et
dénoncer l’agressivité, la sauvagerie et la barbarie d’Israël ne dédouane pas les Libanais de
leur responsabilité dans le déclenchement de
cette guerre. Car nous savions tous, et notamment le Hezbollah, que la politique de l’Etat
israélien est fondée depuis ses origines sur la
destruction.
Pourquoi donc sommes-nous partis en
guerre ? Pourquoi, alors que nous savions ne pas
T
■
Petit Poucet
La visite de Jack
Lang à Damas
n’a pas passionné
les médias arabes.
Le quotidien L’OrientLe Jour a toutefois
écrit en bas de
page : “Visiblement,
la politique-pétasse
tente même ceux
qui ont prouvé,
à de nombreuses
reprises, leur talent.
Jack Lang en visite
spontanée chez
Bachar El-Assad,
c’est une gifle
qu’il assène à son
intelligence. Il dit :
‘Je suis un Petit
Poucet venu apporter
mon petit caillou
blanc pour la paix.’
Petit Poucet ? Grand
dadais, plutôt !”
pouvoir compter sur le sens de l’honneur, l’humanisme et la morale d’Israël ? Avons-nous cru
pouvoir faire confiance à la justice de la communauté internationale, de l’ONU et de son
Conseil de sécurité ? Nous savions pourtant parfaitement – et le Hezbollah, qui ne cesse de le
répéter, le savait mieux que quiconque – que
la communauté internationale est injuste, qu’elle
pratique le “deux poids, deux mesures” et affiche
sa complaisance envers Israël et contre nous.
On dirait que nous avons voulu vérifier ce
que nous savions déjà. Mais pourquoi donc avoir
voulu à nouveau faire l’expérience de quelque
chose que nous avions déjà amèrement goûté
des dizaines de fois ? Croyions-nous, pour nous
être ainsi dit que cela valait la peine de tenter à
nouveau notre chance, que quelque chose avait
changé, qu’Israël nous prendrait en pitié cette
fois-ci ? Est-ce cela qui nous a poussés à nous
lancer dans cette expérience destructrice, dont
nous ne sommes pas près de nous remettre ?
Plus d’un mois de guerre. Nous ne sommes
pas loin d’avoir oublié pourquoi elle a commencé
et, pourtant, nous le savons. Ce que nous ne
savons pas, c’est quels en étaient les objectifs
et la fin qu’elle nous réservera. En tout cas, nous
devons nous préparer à une catastrophe plus
effrayante encore que celles du passé. La série
de catastrophes a commencé en 1968 [l’installation de la résistance palestinienne au Liban
après la défaite de la guerre des Six-Jours]. Nous
ne nous rendions pas encore compte, alors, de
la portée d’une guerre et de ses conséquences,
ni du fait qu’une guerre n’est que mort et destruction. Il faut se rappeler la dérive vers l’autodestruction qui avait été la nôtre depuis 1975
[début de la guerre civile]. Nous avions affublé
cette autodestruction d’innombrables qualificatifs et l’avions noyée dans des discours mensongers. Il faut se rappeler les hymnes, chants et
élégies que nous avions inventés pour dire le
meurtre et la destruction, pour qualifier les assassins de “héros” et les assassinés de “martyrs”.
Il faut se rappeler comment nous avions parti-
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
26
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
cipé à la fête – qui en participant actif, qui en
spectateur passif, qui en supporter prêt à ovationner les combattants, qui en misérable lâche
s’étranglant de chants héroïques. Et tous ceux
qui ne s’étaient pas laissé entraîner par ces réjouissances morbides quittaient le pays.
Savez-vous encore pourquoi nous avions fait
tout cela, quinze années durant ? C’était parce
que nous n’étions pas d’accord sur la place du
Liban dans ce qu’il est convenu d’appeler le
conflit israélo-arabe autour de la Palestine. Nous
n’étions pas d’accord entre nous – et, alors que
l’Egypte, la Syrie et la Jordanie avaient cessé leurs
guerres contre Israël en 1973, nous étions partis en guerre contre nous-mêmes. Au bout de
quinze ans, nous avions fini par comprendre que
nous avions mené des guerres par procuration
pour des causes qui n’étaient pas les nôtres. Ce
que nous y avions gagné était une occupation
israélienne pour chasser de notre pays les armes
palestiniennes. Et nous, à l’ombre de l’occupation, nous nous étions combattus entre nous dans
la plus féroce de toutes les guerres, non plus entre
communautés confessionnelles mais entre factions à l’intérieur de chaque communauté.
Aujourd’hui, ne savons-nous pas d’expérience
et de science sûre que nos guerres, tant dans leurs
objectifs que dans leurs résultats, ne sont qu’absurdité ? Ne savons-nous pas que les guerres
n’aboutissent pas à des victoires, ne sont pas
source d’héroïsme, n’engendrent pas la gloire,
ne sauvent pas l’honneur et ne libèrent pas le sol
sacré, mais finissent seulement par sonner la fin
de toute chose, de la vie, de la civilisation, de
la volonté, des mots, de la lumière, du jour et de
la nuit ?
Mohamed Abi Samra
825p26-34 22/08/06 14:22 Page 27
DÉCEPTION
David Sauveur/Vu
Lettre à nos chers
ennemis
“Cette trêve
ne tiendra pas”
Pour le directeur du quotidien pro-Hezbollah
Al-Akhbar, le gouvernement israélien
est prêt à reprendre l’offensive au Liban.
Avec les encouragements de Washington.
AL-AKHBAR (extraits)
Beyrouth
omme il fallait s’y attendre, le langage
guerrier redonne de la voix en Israël.
Depuis l’annonce de la “cessation des
hostilités”, le débat fait rage sur ce qui
n’a pas marché dans cette guerre et sur
la nécessité de mieux préparer la prochaine, déjà annoncée comme plus violente
et plus étendue. Dans un premier temps, pourtant, il semblait que les va-t-en-guerre allaient
perdre un peu de leur influence, mais, jour
après jour, il apparaît plus clairement qu’il n’en
est rien. Les ambiguïtés commencent à tomber et l’armistice semble bien fragile. A cela de
nombreuses raisons.
Tout d’abord, la crise politique qui a éclaté
en Israël à tous les niveaux crée une ambiance
de suspicion et fait planer la menace de commissions d’enquête parlementaires. Cela favo-
C
Sur la plage
de Beyrouth,
polluée après
le bombardement
de la station
électrique de Jiyeh.
WEB+
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courrierinternational.com
Lisez d’autres
articles des presses
libanaise et
israélienne sur notre
site Internet.
rise ceux des politiques et des militaires qui souhaitent limiter les dimensions de la crise au
minimum en poussant l’étendue des combats
au maximum. D’autre part, les signes envoyés
par les Américains – qui laissent penser qu’ils
sont prêts à adopter une approche réaliste des
résultats de cette guerre – ne doivent pas faire
oublier que cette administration est à tout
jamais fâchée avec le réalisme en politique. Il
était particulièrement amusant d’entendre les
déclarations de George W. Bush et de Condoleezza Rice selon lesquelles les dommages de la
guerre révéleront aux Libanais les aspects négatifs de la résistance [le Hezbollah]. Dès qu’ils
se sont rendu compte qu’il n’en était rien, ils
ont repris la vieille rengaine de la lutte de la
liberté contre le terrorisme.
Par ailleurs, les premiers jours de “cessation
des hostilités” ont démontré les difficultés des
forces politiques libanaises [antisyriennes et antiHezbollah] à bénéficier pleinement de la situation, puisqu’elles n’ont pas été capables de mener
à bien leur putsch politique à partir du terrain
préparé par Israël. Elles auraient pourtant été
prêtes à récupérer une victoire israélienne. Quant
aux régimes arabes, on note qu’ils sont de plus
en plus nus aux yeux de leurs opinions publiques.
Nous devons avoir ces éléments à l’esprit
pour comprendre les difficultés qu’il y a à former
une force internationale. Ces difficultés sont là
pour permettre à Israël de renouveler son expérience guerrière et de faire au deuxième coup ce
qu’il n’a pas réussi au premier. Dans ce contexte
régional de tensions grandissantes, l’armistice
est fragile et risque d’être rompu à tout instant.
Joseph Samaha
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
27
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
■ Avec cette guerre, vous [les Israéliens] nous
avez guéris d’un complexe plus destructeur
encore que vos armes. Franchement, nous vous
croyions plus civilisés. Nous ne pouvions imaginer que vous amèneriez un jour vos enfants
dans les hangars de vos forces armées pour
qu’ils bénissent les missiles que vous alliez lancer sur d’autres enfants – les nôtres. Nos régimes
à nous sont brutaux et capables de crimes
extrêmes, mais nous ne pensions pas que vous
puissiez un jour agir de la sorte.
Chers ennemis, vous représentez le cas le plus
extrême du totalitarisme, que nous avons subi
dans nos corps et dans nos cœurs. Mais je peux
vous dire que nous savons maintenant à qui vous
nous faites penser : tout simplement à ceux qui
nous gouvernent. Il nous est arrivé jadis de penser que vous étiez uniques. Que vous étiez sans
pareils. Qu’il fallait avoir une intelligence supérieure pour vous comprendre ! Et vous, futés
et retors comme vous êtes, vous vous êtes
débrouillés pour que nous en restions fermement
convaincus.
Aujourd’hui, nous savons parfaitement qui vous
êtes et ce que vous faites. Nul besoin d’une intelligence supérieure pour nous rendre compte de
ce que vous nous faites subir… Juste d’une
bonne mémoire.
Je vous le disais, vous nous rappelez trait pour
trait nos assassins locaux, qui depuis si longtemps nous traitent comme vous nous traitez. A
vous comparer les uns aux autres, nous avons
réalisé qu’assassins vous êtes comme assassins ils sont, et que rien ne ressemble plus à un
assassin qu’un autre assassin. Fallait-il que nous
souffrions autant pour comprendre enfin que peu
importe à la gazelle égorgée que son prédateur
soit un loup ou une hyène ?
Nous continuons de publier les photos de vos
chérubins écrivant des messages sur les missiles appelés à pleuvoir sur les têtes des
nôtres. Mais ne vous
y trompez pas. Notre
but n’est pas seulement de vous dénoncer. Aussi incroyable
que cela puisse vous
paraître, nous avons
plaisir à contempler
ces photos. Et savezvous pourquoi ? Parce
qu’elles détruisent
enfin l’idée que nous
nous faisions de vous. Cer tes, nous ne vous
avons jamais aimés. Mais au moins pensionsnous que vous étiez des êtres humains respectables. Ainsi, chers et peu respectables ennemis, nous avez-vous libérés de notre complexe
d’infériorité vis-à-vis de vous. Soyez-en remerciés.
Du fond du cœur !
Yassin Al-Hajj Saleh*, As-Safir, Beyrouth
* Intellectuel et opposant syrien.
Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.
825p26-34 22/08/06 14:23 Page 28
e n c o u ve r t u re
Nasrallah super-héros
A U L IBAN
Prêts à sacrifier
leur vie pour lui
vendre : ravissant appartement avec vue sur
mer !”, annonce la pancarte accrochée à un
immeuble de la banlieue sud de Beyrouth.
Et il est vrai que plus rien ne bouche la vue
sur la Méditerranée puisque les bâtiments aux
alentours ont laissé place à un vaste champ de
ruines. Cette forme d’humour exprime bien l’état
d’esprit ici, dans ce fief du Hezbollah [qui a été
abondamment bombardé par l’aviation israélienne]. Rien n’a été épargné et les ravages de la
guerre sont omniprésents, mais les gens n’ont
pas perdu le sens de l’humour. Ceux qui reviennent inspecter ce qui reste de leurs demeures ont
le rire jaune, plein de sarcasme. Dans les
décombres de leurs maisons, ils voient le visage
de l’ennemi et préfèrent lui rire au nez, avec un
air de défi. Pour ceux qui n’avaient pas grandchose à perdre, ces destructions n’auront aucun
résultat, sinon de les rendre plus pauvres encore,
c’est-à-dire plus forts.
Une femme sort d’un amas de débris qui
auparavant formaient un pâté de maisons. Nous
lui demandons si elle a retrouvé ses affaires, mais
ses mains, noircies à force de fouiller la cendre,
parlent pour elle. “Tout est parti en fumée”, ditelle, pour ajouter aussitôt : “Nous sommes prêts à
sacrifier notre vie pour Sayyed [titre chiite qui veut
A
dire descendant du Prophète] Hassan Nasrallah”,
le chef du Hezbollah. On a presque du mal à
répéter cette phrase tant elle semble galvaudée.
On dirait que cette femme ne fait que ressasser ce que tout le monde, du nord au sud du
pays, a entendu mille fois. Mais il y a cette insistance, cet accent de sincérité dans la voix et ce
regard droit dans les yeux. Ce sont surtout ceux
qui sont particulièrement éprouvés par la guerre
qui se montrent ainsi.
Quant à Randa Hazimé, qui avait fui vers
le quartier de Nabaa [à l’est de Beyrouth], elle
nous explique que “les Libanais sont bons les uns
avec les autres”. A la fin de notre rencontre, elle
n’oublie pas d’ajouter : “Nous sommes prêts à sacrifier notre vie pour Sayyed Hassan !”
Ici, tout est gris et poussiéreux.Tout a brûlé
ou est enseveli sous les décombres. Seuls
quelques bustes de mannequins éjectés des
vitrines gisent au milieu de la chaussée. Dans ce
décor inquiétant, un vieillard se met en travers
de notre chemin, la chemise blanche tachetée de
noir et des gouttes de sueur sur le front. Se tenant
difficilement en équilibre sur les gravats, il nous
lance : “Nous avons perdu huit appartements et
quatre boutiques. Mais, s’il ne devait nous rester
qu’une seule goutte de sang, à moi-même, à mes
enfants ou à ma femme, je la donnerais à la résistance. Nous sommes prêts à sacrifier notre vie pour
Sayyed Hassan !” En disant cela, il a les larmes
aux yeux. Finalement, nous apercevons une vieille
qui s’apprête à fuir les lieux en voiture. Elle est
originaire de Maroun Al-Ras [village du SudLiban qui a été l’un des principaux théâtres de
■ L’idole des
Palestiniens
Jadis, le peintre
Walid Ayoub,
de Ramallah,
gagnait
difficilement sa vie
en brossant
les portraits
d’Arafat, de Nasser
et de Jésus-Christ,
nous informe
le site Elaph. Or,
depuis le 12 juillet
et le soudain
engouement
des Palestiniens
pour Hassan
Nasrallah,
Ayoub est passé
de la peinture
à l’impression
d’affiches et de
tee-shirts arborant
l’effigie du leader
islamiste. Il lui
arrive d’en vendre
un millier en
une seule journée,
note Elaph.
combats terrestres]. Nous avons le temps de
lui demander si sa maison est encore debout. “Il
n’en reste rien”, lance-t-elle avant de refermer
la portière et de démarrer. Mais, en s’éloignant,
elle baisse la vitre pour crier : “Nous sommes prêts
à sacrifier notre vie pour un bout du manteau de
Sayyed Hassan ! Dieu nous le rendra !”
Doha Chams, As-Safir (extraits), Beyrouth
E N E GYPTE
Une source de fierté
ne mosquée de la ville de Port-Saïd, en
Egypte, a été le théâtre d’un incident fort
symptomatique. En débutant son prêche,
l’imam – un imam de dixième catégorie,
de ceux qui reçoivent tous les vendredis leur
homélie des services de sécurité – s’est mis à
conseiller aux musulmans réunis pour la prière
de se garder de tout soutien à Hassan Nasrallah dans son combat contre Israël. Parce que,
argumenta l’imam, le Hezbollah, que dirige
Nasrallah, est un parti chiite, et que les chiites
sont les ennemis de… Et ce fut la fin du
prêche ! Jusque-là respectueux des lieux et
recueillis dans leur dévotion, les fidèles se sont
soudain révoltés contre l’imam et ce fut
l’émeute. L’imam n’a dû son salut qu’à la
rapide intervention des forces de l’ordre.
Autre phénomène tout aussi parlant :
nombre de chauffeurs de taxi de la capitale (et
U
A N A LY S E
Comment expliquer un tel succès ?
Des jeunes
brandissant
le drapeau
du Hezbollah.
semblables milices se sont largement
inspirées d’idéologies progressistes et
laïques. C’était à la grande époque du
tiers-mondisme guévariste, et cet héritage
explique en grande partie pourquoi de nombreux mouvements gauchistes participent
à l’engouement pro-Hezbollah.
Paul Taggar t/WPN
■ La bataille qu’a menée le Hezbollah
contre Israël a trouvé un tel écho à travers
le monde arabe que l’on doit s’interroger
sur les raisons profondes qui ont poussé
aussi bien les masses que l’élite, les partis politiques et les médias à se dépasser
dans l’expression de leur enthousiasme.
Ni la cause palestinienne, ni l’Irak, ni la
revendication de réformes démocratiques
n’ont jamais suscité une telle mobilisation.
Par quelle magie cela a-t-il été possible
alors que les cas du Soudan, des Territoires palestiniens, de la Somalie ou
encore de l’Irak montrent où cela peut
mener quand le pouvoir ne s’articule pas
autour de l’Etat et du gouvernement mais
se trouve aux mains de milices religieuses
qui violent les lois et piétinent les institutions sous prétexte de combattre l’Amérique et/ou Israël ?
Cette fascination transcende les frontières
et unit les pays arabes. Cela s’explique
en premier lieu par le caractère islamique
de ces milices. Car tout ce qui avance
sous couvert de religion paraît prometteur
de victoires, même si, dans le passé, de
Mais le plus grand danger que représente
cette fascination réside dans le refus, le
rejet et le dégoût de l’Etat qu’elle exprime.
Elle révèle un profond désir d’en finir avec
l’Etat, cet Etat qu’on exècre et que l’on agonit des pires injures, cet Etat qui apparaît
comme traître et impuissant, cet Etat qui
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
flanche devant Israël et l’Amérique. On préfère s’identifier au Hezbollah et à ses semblables, les seuls à se battre contre l’ennemi. La raison la plus évidente de cette
rupture entre l’Etat et ses citoyens, c’est
que l’un et l’autre n’appartiennent pas au
même univers, et qu’il n’existe aucun lien
entre eux puisque le pouvoir étatique
manque totalement de légitimité et est synonyme de répression, d’abus et de corruption. Ainsi, le citoyen s’applique à enfreindre
ses lois, lui pour qui l’interdit [légal] ne signifie rien, et l’illicite [religieux] tout. Son salut,
il le voit dans les groupes qui inscrivent leur
action en dehors de l’Etat pour imposer leur
volonté aux autres, armés qu’ils sont de
l’idéologie islamiste suicidaire.
Quelque part, cette haine de l’Etat rejoint la
haine d’Israël. Car la terre de Palestine a été
occupée par un ensemble de milices [sionistes] qui se battaient contre un embryon
d’Etat [arabe]. Le premier, victorieux, s’est
mué en l’Etat d’Israël ; le second, vaincu, est
retourné au stade du tribalisme et du factionnalisme qui caractérise les milices.
Dalal Al-Bizri, Al-Hayat (extraits),Londres
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ISRAËL-LIBAN LES INCONNUES DE L’APRÈS-GUERRE
●
de patrons de café) ont enregistré des discours
de Hassan Nasrallah et les diffusent à plein
volume. Un de mes collègues était dans l’un de
ces véhicules. Au moment où Nasrallah prononça sa phrase désormais célèbre : “Si vous
bombardez Beyrouth, nous bombarderons Tel-Aviv”,
le chauffeur s’est exclamé : “Tu parles d’or, Nasrallah !” Puis, se tournant vers son passager, il
lui demanda : “N’êtes-vous pas d’accord avec
moi ?” A quoi mon collègue répondit : “Nous
attendions tous un homme pareil !”
Encore un exemple. Il ne s’agit, cette fois,
ni de fidèles à la prière du vendredi, ni de chauffeurs de taxi ou de patrons de café. Plutôt d’un
membre de cette catégorie d’individus qui, au
mépris des réalités, refusent de considérer que
l’Egypte est partie intégrante du monde arabe.
Pendant la première semaine de la guerre, il
exprimait toutes sortes de réserves quant au
comportement du Hezbollah. Au bout de la troisième semaine, il s’est laissé aller à un “bravo,
Nasrallah ! Il y est allé ! Il nous rend un peu de notre
fierté !” Une quatrième illustration de la popularité de Hassan Nasrallah en Egypte concerne
directement l’auteure de cet article. La dernière
chose à laquelle je pouvais m’attendre est de tomber amoureuse d’un homme de religion, d’un
type portant turban ! Je n’aime pas ces gens-là
et, en toute logique, ils ne m’apprécient pas
davantage. Je vais emprunter les mots d’une amie
qui ne les porte pas non plus dans son cœur :
“Qu’est-ce qui m’arrive ? ! Je me rends compte que
Nasrallah m’habite… Je pense à lui tout le temps !”
Dans leur grande majorité, les Egyptiens
n’ont pourtant pas fait attention au turban noir
de Nasrallah. D’ailleurs, ils ne manquent pas de
turbans chez eux… Leurs médias sont enturbannés, tout comme leur enseignement et leur
vie en général ! Ce que les Egyptiens ont bien
vu, en revanche, ce sont les roquettes tirées sur
Haïfa et au-delà, plus de trente ans après la guerre
d’octobre [guerre du Kippour, 1973] menée par
l’Egypte contre Israël. Depuis, les Egyptiens ont
dû s’asseoir sur leur fierté face à cet ennemi.
Ils ont été humiliés à cause de Sadate et de Moubarak, plus particulièrement à cause de ce dernier, tous deux s’étant abaissés face aux généraux israéliens et aux rois arabes soumis à Israël.
Son turban a beau être noir, Nasrallah a fait aux
Egyptiens un cadeau inestimable. Grâce à lui,
Israël n’est plus cette puissance invincible que
leur décrivent leurs dirigeants ramollis.
Houayda Taha, Al-Quds Al-Arabi, Londres
Dessin de Coze
paru dans
le Financial Times,
Londres.
E N S YRIE
Et même dans
les discothèques
our après jour, le nombre de ceux qui affluent
vers le quartier du mausolée [chiite] de Sayda
Zaynab, dans la banlieue de Damas, ne cesse
de croître – tout comme il y a de plus en plus
de visiteurs au centre Al-Quds à Damas, près du
mausolée de Saladin et de la mosquée des
Omeyyades. Ils viennent y acheter des drapeaux
du Hezbollah, des photos et des affiches de son
secrétaire général, Hassan Nasrallah. Les
variantes de ses photos sont nombreuses. Sur
J
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
l’une d’elles, on le voit aux côtés du président
syrien Bachar El-Assad. Sur une autre, les deux
sont rejoints par le père de l’actuel président,
Hafez El-Assad. Encore plus significatives sont
celles où on le voit aux côtés du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, ou du guide de
la révolution, Ali Khamenei. C’est la première
fois depuis près de quarante ans qu’on affiche
des photos montrant le président syrien avec
une personnalité qui ne soit pas issue de la
famille Assad. Jusqu’alors, on ne connaissait que
les diptyques ou triptyques de feu Hafez avec un
ou deux de ses fils, Bachar et Bassel, ce dernier
mort dans un accident de voiture en 1994.
Selon un responsable syrien interrogé par AlHayat, ces photos sont un “hommage au prestige du Hezbollah et de son secrétaire général”. “Nous
sommes sur la même ligne”, explique-t-il, avant
d’ajouter que ces photos “n’ont pas été décidées
au niveau officiel, mais trouvent leur origine dans
une demande populaire que les imprimeries ont tenu
à satisfaire”. Dans une des boutiques qui propose
des drapeaux, on nous affirme que les ventes
atteignent les cinquante par jour, contre une
petite poignée par semaine au tout début du
conflit. Fatmé Al-Salim, 32 ans, une ancienne
habitante d’un village du plateau du Golan
annexé par Israël, affirme avoir dépensé 300 livres
syriennes [5 euros] pour l’achat d’un grand drapeau du Hezbollah qu’elle compte accrocher à
son balcon afin de “saluer la résistance et son chef”.
A quelques mètres de là, Mounif Achmar a installé un grand bureau de “soutien à la résistance
libanaise” afin de collecter des dons destinés au
Hezbollah et d’accueillir les Libanais réfugiés en
Syrie depuis le début des hostilités. Selon lui, son
bureau a imprimé plus de 50 000 affiches figurant Assad et Nasrallah ensemble et 60 000 qui
montrent Nasrallah seul.
Aujourd’hui, beaucoup de Syriens comparent Nasrallah au grand chef musulman Saladin, qui chassa les croisés de Jérusalem en 1187.
Pour l’honorer, ils ne se contentent pas d’accrocher photos et drapeaux à leurs voitures,
dans les magasins et sur les façades des
immeubles. Les jeunes se plaisent également à
acheter des maillots jaunes avec le portrait d’un
Nasrallah souriant, à la barbe fournie et au turban noir qui le caractérisent. Un commerçant
du souk de Hamidiyé [souk central de Damas]
dit qu’il en vend près de 600 par jour depuis le
début de la guerre.
Sous le charme du chef chiite libanais, beaucoup de Syriens ont également choisi un extrait
de ses discours comme sonnerie de portable,
de préférence assortie d’un portrait correspondant qui s’affiche sur l’écran. Plus significatif encore : des maisons de disques ont intégré des discours de Nasrallah à des morceaux
de musique dansante. Ainsi, dans la discothèque
La Laterna, vers 2 heures du matin une veille
de week-end, les gens dansaient sur une
musique électronique composée autour d’un
“Mort à Israël” prononcé par leur idole avant
qu’un chanteur ne monte sur scène pour entonner “Allah, Allah, protège Nasrallah !” Un
enthousiasme qui touche toutes les classes, dans
tous les lieux et à toute heure de la journée.
Ibrahim Hamidi, Al-Hayat, Londres
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e n c o u ve r t u re
Que signifie être chiite aujourd’hui ?
Une violente charge contre le Hezbollah
par une universitaire chiite libanaise. Paru le 6 août
dans An-Nahar, ce texte continue de faire couler
beaucoup d’encre dans toute la presse arabe.
AN-NAHAR (extraits)
Beyrouth
a période que traverse le Liban sera décisive pour notre destin, et les catastrophes
que nous vivons auront des répercussions
sur notre pays et sur la région tout au long
du siècle à venir. Compte tenu des enjeux,
j’ai jugé bon de formuler publiquement
les questions que beaucoup d’entre nous se
posent en secret. Ils craignent de heurter leur
communauté et de briser le consensus, d’être
traités d’agents de l’étranger, de traîtres, voire
d’apostats. Or dire tout haut ce que beaucoup
d’entre nous pensent tout bas pourrait peut-être
éviter la dérive vers l’abîme et contribuer à ce
que nos dirigeants prennent les décisions qu’il
faut pour mettre un terme à cette guerre infernale, quel qu’en soit le prix.
Que signifie être chiite pour la majorité des
membres de cette communauté, aujourd’hui, à
ce moment particulier ? Cela signifie que vous
vous dessaisissez de vos affaires pour les déléguer à une direction sage et infaillible. Cela signifie que vous ne vous hasardez pas à poser la
moindre question. Cela signifie que vous regardez uniquement les chaînes de télévision AlManar [contrôlée par le Hezbollah], NewTV et
NBN [proches des courants djihadistes] pour
vous griser d’hymnes martiaux, à l’exclusion de
toute autre source d’informations. Cela signifie que vous condamnez toutes les autres chaînes
parce qu’elles sont soit “américaines”, soit “sionistes”, puisqu’elles disent “armée israélienne”,
et non “armée de l’ennemi”. Cela signifie que vous
ne doutez pas que c’est une victoire que des combattants armés jusqu’aux dents soient en vie,
même si le prix a été la destruction des infrastructures du pays et la mort de ceux qui s’appliquaient à reconstruire le pays et qui constituent le véritable bouclier pour les combattants.
Cela signifie que vous devez être un héros qui ne
se plaint pas et qui n’a jamais d’états d’âme. Cela
signifie que vous acceptez de vous sacrifier, vous
et votre pays, afin de permettre à Israël de vous
infliger une leçon et de s’adonner à sa folie. Cela
signifie que vous croyez qu’on a gagné la guerre
puisque le président syrien a déclaré sur la BBC
qu’Israël a subi une défaite. Cela signifie que
vous acceptez la dévastation et la dispersion des
familles aux quatre coins du pays. Cela signifie
que vous faites preuve d’esprit de résistance tant
qu’il restera des roquettes capables d’atteindre
Israël, sans broncher et sans jamais poser de questions sur le pourquoi et le comment, sur le choix
du moment ou sur les objectifs qu’on espère
atteindre. Cela signifie que vous acceptez de tout
sacrifier tant qu’il se trouvera un honorable donateur pour vous dédommager pour ce qui vient
d’être détruit.Tout cela vous pose un problème ?
Nous sommes un peuple de héros qui ne
savent faire rien d’autre que se sacrifier, qui sont
L
■
1701
La résolution
onusienne 1701
qui a mis fin aux
combats au Liban
sera-t-elle un jour
appliquée dans tous
ses points,
y compris celui relatif
au désarmement
du Hezbollah ?
Invité sur la chaîne
Al-Jazira,
le représentant
du Parti de Dieu
a déclaré que
son mouvement
pourrait accepter
le désarmement
si Israël accepte
d’appliquer toutes
les résolutions
de l’ONU, notamment
la résolution 242,
qui demande
à Israël de libérer
tous les territoires
occupés en 1967,
ainsi que le plan
de partage de la
Palestine adoptée
en… 1947.
capables d’encaisser les chocs psychologiques,
la mort des proches, la fuite et la destruction de
l’Etat. N’est-il pas suffisant qu’il y ait un pays
fort à nos côtés [l’Iran] ? N’est-il pas suffisant de
nous sacrifier sans compter afin de le renforcer ?
N’est-il pas suffisant de mener la guerre [à sa
place] contre les Américains et Israël ? N’est-il
pas suffisant de prouver qu’Israël est faible et
incapable d’infliger une défaite au Hezbollah ?
Etre chiite signifie que vous observez le silence
sans vous demander si le rôle de la résistance est
d’anéantir ce que nous avions reconstruit [après
la guerre civile] et de faciliter le retour de troupes
d’occupation. Etre chiite signifie que vous remerciez le Hezbollah pour son héroïsme et ses sacrifices. Etre chiite signifie que vous prenez le seigneur de la résistance [Hassan Nasrallah] pour
le héros absolu de tout le monde arabe. Etre
chiite signifie que vous vous mettez en extase en
écoutant les louanges collectives et populistes
qui lui sont adressées et qui, par le passé, étaient
destinées à cet autre héros qu’était Nasser, ou
alors que vous versez des larmes sur Saddam
Hussein avec ceux qui sont prêts à encenser quiconque flatte leurs rêves et leurs instincts.
SE LAISSER MENER VERS UNE “VICTOIRE”
QUI ÉQUIVAUT À UN SUICIDE
Etre chiite signifie que vous ne posez pas de questions à ces dirigeants pour savoir si les infrastructures avaient été préparées pour supporter une guerre aussi dévastatrice, pour savoir où
sont les hôpitaux, les ambulances, les abris [dont
vous auriez eu besoin]. Etre chiite signifie que
vous neutralisez votre intelligence et laissez M. Ali
Khamenei [le guide de la révolution iranienne]
vous dicter vos désirs et vos idées sur l’utilisation
des armes du Hezbollah, pour vous conduire vers
une “victoire” qui équivaut à un suicide. Etre
chiite signifie que vous défendez le droit d’ingérence dans les affaires intérieures libanaises par
les Iraniens, qui ont mis en garde les deux
ministres libanais du Hezbollah contre le danger de mettre leur identité libanaise au-dessus
de leur fidélité à l’Iran et de défendre des intérêts libanais et des vies libanaises plutôt que le
programme nucléaire de l’Iran et ses visées afin
de devenir une grande puissante chiite dans la
région. Etre chiite signifie que vous écoutez les
diatribes du Hezbollah contre le mouvement du
14 mars [majorité gouvernementale, antisyrienne]
et contre le déploiement de forces internationales, distribuant à profusion à ceux qui ne sont
pas d’accord avec vous des titres de “traître”, de
“proaméricain” ou de “sioniste”.
Tout cela vous éloignera profondément de
toute possibilité de vous interroger sur ce que
vous êtes. Etes-vous citoyen libanais ? Etes-vous
obligé, parce que chiite, de donner la priorité à
l’Iran et non au Liban ? N’avez-vous pas droit à
la liberté d’opinion et d’expression ? N’avez-vous
pas le droit de réfléchir par vous-mêmes et de
vous demander où va notre pays, notre appareil d’Etat, notre pluralisme et notre vie en commun [entre différentes communautés], que nous
devons désormais défendre ? Etre chiite et oser
écrire ce genre de choses signifie que vous êtes
un traître et un agent de l’étranger, que vous êtes
pro-israélien et que vous justifiez la politique folle
de cet Etat, ses assassinats et ses occupations.
Pour peu, on vous accuserait d’être vous-mêmes
responsable des destructions des maisons qui
s’écroulent sur les têtes de leurs habitants.
Mona Fayad
INQUIÉTUDES
Faut-il craindre un coup d’Etat à Beyrouth ?
La “victoire” du Hezbollah risque
de ramener au pouvoir les figures proches
de Damas, s’inquiète le quotidien
fondé par Rafic Hariri, l’ancien Premier
ministre assassiné.
lors que les difficiles négociations
pour obtenir un cessez-le-feu [avec
Israël] étaient encore en cours, on commençait déjà à se rendre compte qu’un
danger nous menaçait à l’intérieur du
Liban. Car, au nom de la victoire que le
Hezbollah a remportée sur Israël, les responsables libanais prosyriens envisagent
de perpétrer un coup d’Etat au Liban [et
de reprendre le pouvoir, alors que les
troupes syriennes ont dû quitter le Liban
en 2005]. Çà et là, des interrogations
avaient déjà été soulevées sur l’usage que
le Hezbollah comptait faire de sa “victoire”,
et l’une des principales figures du mouvement antisyrien, le chef druze Walid
Joumblatt, avait clairement demandé au
Hezbollah de mettre cette victoire au ser-
A
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
vice de l’Etat libanais. Le chef du mouvement, Hassan Nasrallah, a cer tes
affirmé dans un discours à la télévision
que les Libanais ne devaient pas avoir
peur de son organisation, mais force est
de constater que s’installe une peur de
plus en plus obsédante de voir le Hezbollah dédier son succès aux prosyriens
libanais ainsi qu’aux intérêts extérieurs
syriens et iraniens. Les récents propos
d’Emile Lahoud [président de la République libanaise, prosyrien], de Soleiman
30
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Frangié [ex-député maronite, prosyrien] et
de Michel Aoun [général chrétien qui a
noué une alliance avec le Hezbollah] révèlent des projets putschistes. Ainsi, Emile
Lahoud a qualifié la participation française
à la FINUL de “nouveau mandat français”
sur le Liban et a “réfléchi” à l’éventualité d’élections anticipées ; Soleiman Frangié a appelé les partisans du mouvement
du 14 mars 2005 [coalition antisyrienne
au pouvoir] à reconnaître sa “défaite” ;
Michel Aoun a demandé la formation d’un
gouvernement de salut national [avec une
forte représentation du Hezbollah et des
prosyriens] doté de pouvoirs d’exception.
Tout cela confirme que l’affrontement avec
Israël sert d’abord à régler des comptes
à l’intérieur du Liban, à éliminer les forces
démocratiques et antisyriennes et à préparer le retour au pouvoir des éléments
proches de Damas.
Nassir Al-Assaad, Al-Mustaqbal, Beyrouth
Dessin de Mayk paru dans Sydsvenskan, Malmö.
825p26-34 22/08/06 14:25 Page 31
ISRAËL-LIBAN LES INCONNUES DE L’APRÈS-GUERRE
●
à la société libanaise œuvre à l’encontre de tous
les efforts menés historiquement pour “libaniser” les chiites et les intégrer à la communauté
nationale avec toutes ses composantes et pour
les amener à accepter les institutions démocratiques d’un Etat de droit.
De là apparaissent l’importance et l’urgence
d’ouvrir le débat sur la manière d’amener la
communauté chiite à entendre raison. Pour parvenir à établir sa souveraineté sur ces territoires,
l’Etat doit prioritairement assumer son rôle dans
la reconstruction de ce qui a été détruit et ne
plus laisser cette responsabilité, comme c’est le
cas actuellement, aux organismes du “djihad
de la construction”, dépendants du Hezbollah.
Pareille décision serait un premier pas qui
devrait aboutir à ce que l’Etat prenne sous son
autorité tous les services sociaux et de développement jusqu’ici assurés par le Hezbollah.
Pour réussir cette étape, la première mesure à
entreprendre est de faire en sorte que l’Etat, via
un déploiement de l’armée légitime sur tout le
territoire, soit le détenteur exclusif de tout armement présent sur le sol libanais.
LE CHOIX DES ISLAMISTES EST
D’IGNORER L’ÉTAT ET SA SOUVERAINETÉ
C’est la culture du Hezbollah
qu’il faut changer !
Il faut certes désarmer le Parti de Dieu. Mais il faut
avant tout combattre son idéologie djihadiste
inspirée par l’Iran et incompatible avec l’Etat
de droit, estiment deux chercheurs libanais.
AN-NAHAR
Beyrouth
e concept d’un Etat hezbollahi s’est installé dans le subconscient de la majorité chiite [au Liban]. Cela paraît évident,
à voir le comportement des réfugiés victimes de l’agression israélienne fuyant le
Sud en direction de zones moins exposées, notamment Beyrouth ou la montagne libanaise. Comme dans toute guerre, ces réfugiés
laissent derrière eux biens, souvenirs et êtres
chers. Ce qu’ils ont eu à cœur d’emporter, en
revanche, c’est le drapeau jaune de leur “Etat”
[le drapeau du Hezbollah] et les portraits de
leur chef révolutionnaire et islamiste [Hassan
Nasrallah], celui que ses inconditionnels comparent à Che Guevara, le symbole le plus populaire de l’anti-impérialisme au XXe siècle.
Pareils comportements illustrent on ne peut
mieux les efforts consentis par le Hezbollah
à partir de 1985 pour investir le tissu social des
L
Dessin de Côté
paru dans Le Soleil,
Québec.
populations chiites, pauvres et laissées pour
compte. Parallèlement se sont développés au
sein de ces quartiers goût du secret, méfiance
et espionnite. Aujourd’hui, cette société s’est
dans son ensemble laissé convertir à l’idée d’un
Etat islamique dont la frontière avec le reste
du Liban serait cette Ligne bleue imaginaire
qui a fait barrage à l’intégration des chiites dans
l’Etat libanais et leur acceptation des lois de la
République, malgré la signature des accords
de Taëf* et la fin des accusations infamantes
qui ont pesé historiquement sur la communauté chiite [jadis mal représentée dans les
rouages de l’Etat libanais].
Il apparaît, compte tenu de ces réalités, que
les armes détenues par le Hezbollah ne constituent pas la seule difficulté que doit résoudre
le Liban dans son effort pour étendre sa souveraineté à tout son territoire et garantir son
indépendance. Face à cette entreprise se dresse
une organisation inspirée de la révolution islamique iranienne et dont la culture est fondamentalement liée à une doctrine religieuse qui
compte parmi ses préceptes fondamentaux le
djihad et l’usage des armes. Le Hezbollah a
exploité la misère dont souffrent les populations
[du Sud-Liban] pour convertir à ses thèses la
jeunesse chiite et produire une génération de
candidats au martyre. Cette culture étrangère
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
31
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Quant à l’armement détenu par le Hezbollah,
il conviendrait de considérer avec réserve une
des solutions préconisées, à savoir l’intégration
des forces de l’organisation au sein de l’armée
et de la police nationales. Du moins tant que
cette organisation reste tributaire des régimes
iranien et syrien. Sans oublier que les convictions des combattants du Hezbollah ne vont
certainement pas changer du jour au lendemain
pour se conformer à celles de l’armée libanaise.
Intégrer le Hezbollah à l’armée libanaise
après la fin de l’agression israélienne comporte
le risque de voir se créer des cellules iranosyriennes au sein de la plus importante institution libanaise et d’assister un jour à un putsch
qui renverserait le gouvernement libanais.
Parallèlement à ces différents projets, et
condition importante pour qu’ils puissent être
menés à bien, il est indispensable que le gouvernement œuvre à rétablir la confiance dans
les institutions et mène campagne pour réconcilier l’individu avec l’Etat.
Pour finir, il paraît évident, à travers les discours répétés de Hassan Nasrallah, qui considère que les raids israéliens sont dirigés contre
les enfants de Mahomet, d’Ali, de Hassan et de
Hussein [le Prophète et les figures religieuses
du chiisme] et que la guerre durera – “que les
Libanais le veuillent ou non” –, que le choix du
Hezbollah est d’ignorer l’Etat et de refuser le
principe que la souveraineté est celle du peuple
libanais tout entier. La question est de savoir si
les Libanais, et les chiites en particulier, accepteront de rester otages de telles prises de position. Et si le gouvernement libanais acceptera
que les familles chiites demeurent dans la prison économique et sociale du Hezbollah.
Dalia Ebeid et Michel Doueyhi
* Accords signés en 1989 en Arabie Saoudite par tous
les dirigeants libanais, qui ont mis fin à la guerre civile
au Liban et accordé plus de pouvoirs aux communautés
musulmanes, majoritaires dans le pays.
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e n c o u ve r t u re
Les premières
leçons de
cette guerre
Denis Sinyakov/AFP
Pour les Israéliens, vaincre
le Hezbollah est possible, mais
au prix d’une longue guerre d’usure.
Pour les Arabes, les tirs de
roquettes sont plus efficaces contre
Israël que les chars et les avions.
HA’ARETZ (extraits)
Tel-Aviv
arfois, un pays doit recevoir une gifle
pour percevoir les nouvelles réalités du
monde qui l’entoure. C’est ce qui est
arrivé à Israël en 1973, avec la guerre du
Kippour, qui a fait plus de 2 600 morts,
et l’Intifada d’Al-Aqsa [en 2000], qui en
a fait plus de 1 000. Israël vient de prendre une
nouvelle claque avec la guerre contre le Hezbollah. Hélas, chaque fois, la douloureuse prise
de conscience israélienne se traduit par des
pertes, des destructions, des souffrances. Dans
les Etats arabes, aussi, bien des gens estiment
que cette guerre a créé une nouvelle réalité et
que Tsahal a du mal à faire plier le Hezbollah.
En Syrie, certains se demandent même si le
moment ne serait pas venu de libérer par la force
les hauteurs du Golan. Quant à ceux qui, dans
le monde arabe, souhaitent la paix avec Israël,
ils sont aujourd’hui sur la défensive. Si la tendance se confirme, la guerre ne devrait pas tarder à éclater de nouveau.
Pour beaucoup, dans les pays arabes, l’affrontement entre Israël et le Hezbollah s’inscrit dans un contexte plus large, où l’incapacité des Etats-Unis à écraser l’insurrection en
Irak joue un rôle important. Les Arabes voient
P
Des soldats
israéliens de retour
d’une mission
au Liban après
l’arrêt officiel
des hostilités.
bien que la puissance militaire n’est pas une
garantie de succès. Pour beaucoup d’entre eux,
il est désormais clair que l’Iran, principal soutien du Hezbollah, a l’intention d’intervenir plus
que jamais dans les affaires du monde arabe.
Heureusement pour Israël, les hostilités ont
éclaté avant que l’Iran ne puisse brandir la
menace de l’arme nucléaire. Téhéran n’ignore
pas qu’une partie de l’infrastructure qu’il a créée
pour le Hezbollah vient d’être détruite, d’où la
nécessité pour l’Iran d’un maintien de l’ouverture des frontières du Liban, afin de lui permettre de réarmer le Hezbollah. Dans ces conditions, la force internationale [Force intérimaire
des Nations unies au Liban, FINUL] qui doit
être déployée au Sud-Liban n’aurait aucune
raison d’être si elle n’empêchait pas l’Iran et
la Syrie de fournir au Hezbollah des armes,
notamment des roquettes.
Israël a toujours refusé, par principe, de faire
appel à des soldats étrangers. Par le passé, les
accords de déploiement des forces des Nations
unies lui ont presque été arrachés sous la
contrainte. Aujourd’hui, la force internationale
devrait en principe confisquer ses roquettes au
Hezbollah et jouer un rôle de tampon, proté-
CONTREPOINT
“Si, nous avons vaincu !”
■ Malgré tout, nous avons vaincu. Face
à la joie manifestée dans le monde
arabe et au défaitisme qui règne en
Israël, il faut le clamer haut et for t. A
quoi mesure-t-on une victoire ? Pas en
termes de vies humaines, mais d’objectifs à long terme. Le retour des deux
soldats [israéliens] enlevés est à cet
égard important mais pas essentiel, tout
comme les souffrances des habitants
du nord d’Israël ne doivent pas nous
faire céder au désespoir au regard du
contexte global.
Nous avons vaincu, parce que le monde
a dû reconnaître que la situation au Sud-
Liban était intolérable. Les jours heureux
où n’importe quel milicien du Hezbollah
pouvait parader devant la frontière israélienne avec sa kalachnikov sont terminés. Nous avons vaincu parce que nous
n’avons pas menti sur nos pertes. Nous
avons certes perdu des hommes et du
matériel lourd, mais les caches d’armes
et les bunkers du Hezbollah ont été éradiqués, tandis que nombre d’officiers
iraniens [qui auraient combattu au Liban
avec le Hezbollah] ont péri. Nous avons
vaincu parce que, en dépit des extrémistes de gauche et de droite, nous
sommes restés unis. Nous avons vaincu
parce que, si nous sommes sor tis de
cette bataille meur tris mais debout, il
faudra de longues années au Liban pour
se relever. Nous avons vaincu parce
que l’effet de surprise que produisent
des milliers de missiles frappant Israël
n’existe plus et que leur menace a été
éradiquée. Nous avons vaincu parce que
nous avons la force d’ouvrir un débat
public sur les responsabilités dans la
conduite de cette guerre et d’envisager
un changement de gouvernement. Voilà
le secret de notre victoire écrasante sur
la culture du mensonge du Hezbollah.
Guy Beniowicz, Yediot Aharonot (extraits), Tel-Aviv
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
32
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
geant Israël. Car, cette fois, l’organisation chiite
a creusé tout un réseau de tunnels souterrains
qui rappelle celui du Vietcong au Vietnam. Ses
combattants, qui se cachent sous terre et refont
surface ponctuellement pour attaquer les soldats israéliens et tirer des roquettes, n’ont pu
être délogés qu’à coups de bombes incendiaires et autres armes du même type. Tout
ce qui existe au Sud-Liban a été conçu par des
conseillers iraniens placés sous les ordres du
chef de la “Force Al-Quds des gardiens de la
révolution”, Qassam Sulaymani.
Mais Israël ne s’est pas laissé surprendre
par les capacités militaires du Hezbollah : les
services de renseignements de l’armée et le
Mossad savaient comment avait évolué l’organisation. Pourtant, alors que le renseignement estimait à environ 12 000 le nombre de
Katioucha dans le sud du Liban, en Israël on
leur répliquait : “Vous cherchez seulement à nous
faire augmenter un budget militaire déjà colossal.”
Les publications des instituts de recherche et
autres organismes concernés n’accordaient
qu’une place minime à la menace du Hezbollah.
On ne vainc pas militairement de vastes organisations terroristes comme on vainc des armées
régulières. Selon l’ancien chef d’état-major Moshe
Ya’alon, une guérilla ne peut être vaincue que
par une longue guerre d’usure. Non par K.-O.
mais par étapes. Nul doute que l’on puisse infliger au Hezbollah d’importants dommages dont
il ne pourrait pas se remettre avant des années.
Les guérillas ne gagnent pas toujours. Dans certains cas, le prix à payer s’avère trop élevé pour
qu’elles continuent à faire peser leur menace. Le
problème, c’est qu’en exigeant un prix on attise
encore un peu plus la haine des populations qui
soutiennent la guérilla.
Mais, aux yeux d’autres organisations arabes,
il est très possible que le pouvoir de dissuasion
d’Israël s’en trouve quelque peu entamé. Certes,
elles savent désormais que l’Etat hébreu est
capable de répondre par une “folie” cruelle si
l’on franchit la ligne jaune. Mais elles auront
peut-être aussi conclu que les meilleures armes
pour blesser Israël et le faire sortir de sa réserve
ne sont pas les chars ni les avions, mais des centaines de tirs de roquettes et de missiles.
Ze’ev Schiff
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ISRAËL-LIBAN LES INCONNUES DE L’APRÈS-GUERRE
●
Olmert, Peretz, Haloutz, démission !
Après toutes les erreurs qu’ils ont commises dans
cette guerre, affirme Uzi Benziman, il est anormal
que les dirigeants israéliens restent en place. Surtout
si une nouvelle guerre doit être déclenchée sous peu.
HA’ARETZ
Tel-Aviv
Q
u’entend [le Premier ministre] Ehoud
Olmert quand il prétend que le pays ne
peut se payer le luxe d’enquêtes internes
et de critiques tous azimuts ? Qu’entend
[le ministre de la Défense] Amir Peretz
quand il laisse entendre que le comité
d’experts qu’il a été si prompt à nommer n’aura
pas pour mission de sanctionner les fautes, mais
plutôt d’aider l’armée à éviter de nouveaux problèmes à l’avenir ? Qu’entend [le chef d’étatmajor général] Dan Haloutz quand il affirme que
c’est l’armée tout entière qui doit s’interroger,
mais que la priorité aujourd’hui est de rester
en ordre de bataille pour la prochaine manche,
laquelle serait imminente ? Tous trois entendent
empêcher la création d’une véritable commission d’enquête officielle dotée de moyens réels
pour trancher dans le vif et mettre face à euxmêmes les responsables du malheur qui s’est
abattu sur Israël.
Ce trio infernal ne comprend même pas qu’il
a perdu tout crédit, aussi bien dans sa capacité
à gouverner le pays qu’à diriger l’armée. Il a en
outre perdu l’autorité morale nécessaire pour
enrôler nos soldats dans la guerre à venir. Le Premier ministre et son ministre de la Défense, qui
ont tous deux décidé de déclencher cette guerre
catastrophique après quelques heures de discussion, et le chef d’état-major qui s’est révélé
incapable de mettre son armée en ordre de
Dessin
de Bertrams paru
dans Het Parool,
Amsterdam.
bataille et persiste à présenter un bilan chimérique [de l’issue de cette guerre], tous trois ont
perdu la capacité à exercer leurs fonctions.
Si Olmert, Peretz et Haloutz décidaient
aujourd’hui d’annoncer leur retrait de la vie
publique, cela aurait alors du sens et permettrait
d’éviter la lourdeur d’une commission d’enquête
officielle et de confier à des états généraux d’experts civils et militaires le soin de proposer des
réformes. Mais le trio tient plus que tout à ses
emplois. Ce n’est pas l’intérêt supérieur de la
nation qui les motive, mais le vain espoir de sauver l’honneur. Ce qu’ils voudraient, c’est entrer
dans l’Histoire comme des dirigeants victimes
d’une malheureuse panne, et non comme les responsables de l’échec politique et militaire le plus
retentissant et le plus grave depuis celui de la
guerre du Kippour [en 1973]. Ce qu’ils voudraient, c’est faire oublier le désastre qu’ils ont
commis en le masquant par des décisions futures.
Et il y a de quoi frémir. Car Olmert, Peretz
et Haloutz ont multiplié des décisions dont les
mobiles étaient peu reluisants et dont le prix
en vies civiles et militaires s’est révélé exorbitant.
Si le choix de départ de déclencher les combats relevait de l’inexpérience et du manque de
vision, les décisions prises ultérieurement – en
particulier à la fin de la guerre – donnent à penser qu’elles répondaient à des motivations peu
avouables. Que l’on songe à la décision d’envoyer
des commandos professionnels loin à l’intérieur
du Liban ou à celle, bien plus tragique, d’envoyer
plusieurs divisions de réservistes effectuer un
baroud d’honneur de l’autre côté du Litani
[fleuve au Sud-Liban] deux jours avant l’entrée en application du cessez-le-feu. On peut
nourrir des soupçons tout aussi sérieux quant
aux motivations qui ont poussé à l’incursion
[le 18 août] d’un commando israélien à Baalbek
[à l’est du Liban et qui s’est soldée par la mort
d’un colonel israélien]. En quoi une telle opération respectait-elle le cessez-le-feu ?
Olmert et Peretz, en ce mois d’août 2006,
ont perdu tout le crédit qui leur avait permis
de conquérir ce gouvernement au mois de mai
dernier – et ne parlons pas de Haloutz. Il va leur
devenir impossible d’engager le pays et l’armée
dans la prochaine guerre qu’ils nous disent imminente. Ils ont perdu toute autorité morale et,
pour leur bien comme pour celui du pays, plus
vite ils quitteront leurs fonctions, mieux ce sera.
Uzi Benziman
DÉFENSE
Amir Peretz n’a pas à porter le chapeau
L’impréparation militaire israélienne qui
a caractérisé cette guerre incombe aux
ex-ministres de la Défense Shaul Mofaz
et Ariel Sharon, estime Yediot Aharonot.
lors que le conflit faisait rage, Peretz a
multiplié les demandes d’éclaircissements. Mais ses questions sont le plus
souvent restées sans réponse. A ce jour,
Peretz ne comprend toujours pas comment
il se fait que, pendant les six années qui ont
suivi le retrait israélien du Sud-Liban, Tsahal
a pu laisser les miliciens du Hezbollah s’enterrer dans leurs bunkers sans qu’Israël dispose de la moindre carte fiable de la situation militaire dans cette zone. Il ne comprend
toujours pas ce qu’a pu faire son prédécesseur, Shaul Mofaz, pendant toutes ces
années. Il ne comprend pas davantage que
les services de renseignements israéliens
n’aient toujours pas la moindre idée de l’endroit où se cache la tête du serpent [Hassan
A
Nasrallah]. Quand les armes se refroidiront,
ce sera l’heure des questions embarrassantes. Comment se fait-il, par exemple, que
les réser vistes aient dû appor ter leurs
propres boussoles et jumelles, que les
rations se soient souvent révélées avariées
et que les installations de campagne soient
tout simplement indignes d’une armée
moderne ? “Ce sont de bonnes questions”,
répondra-t-il, et il pointera du doigt ses prédécesseurs, Ariel Sharon [Premier ministre
de la Défense de mars 2001 à janvier 2006]
et Shaul Mofaz [ministre de la Défense, de
novembre 2002 à avril 2006].
D’aucuns considèrent que, en acceptant
le portefeuille de la Défense, Amir Peretz
a commis l’erreur politique de sa vie. En
effet, tout semble jouer contre lui. L’opinion
israélienne n’a pas encore compris ce qui
vient de se passer, les médias attendent de
voir les premières têtes tomber, le budget 2006 est en lambeaux et le budget 2007
est déjà fortement grevé. Bref, pour l’instant, le ministre de la Défense est piégé.
Il est aujourd’hui contraint de demander une
augmentation du budget militaire, lui qui
rêvait de le “dégraisser”. De toute façon, s’il
ambitionne de remettre de l’ordre dans la
Défense, le ministre aura besoin d’argent,
de beaucoup d’argent.
Cela fait seulement trois mois qu’il a pris
ses fonctions, et il reste persuadé que la
présence d’un civil à la tête de l’institution
militaire est nécessaire pour soulever les
questions dérangeantes et introduire des
réformes fondamentales dans une armée
trop longtemps accoutumée à l’occupation
et la théorie militaires. Partir maintenant ?
Non, il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
Point n’est besoin d’être devin pour comprendre que les semaines à venir seront
particulièrement houleuses. S’ils se sont
abstenus d’intervenir publiquement, de nombreux hommes politiques ne s’en sont pas
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
33
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
moins exprimés off the record. Certaines
accusations sont effrayantes.Tout simplement, parce que ce conflit est avant tout un
conflit d’interprétations et d’interrogations.
Et ces interrogations sont multiples. Citons
l’état d’impréparation de Tsahal. L’attitude
de la hiérarchie militaire. L’état de délabrement complet de la plupart des abris antiaériens. L’abandon de secteurs entiers de
la population israélienne à leur sort. Le peu
d’aptitude de la société israélienne à affronter les horreurs d’une guerre au XXIe siècle.
Le fait que les institutions publiques israéliennes aient préféré confier l’accueil des
réfugiés à des Gaydamak [millionnaire israélien faisant l’objet d’une instruction judiciaire
en France] plutôt que mettre à contribution
leurs propres agences. La responsabilité,
enfin, du dernier ministre de la Défense,
Shaul Mofaz et… du dernier Premier
ministre, Ariel Sharon.
Attila Somfalvi, Yediot Aharonot (extraits), Tel-Aviv
825p26-34 22/08/06 14:26 Page 34
e n c o u ve r t u re
●
Israël ne sera jamais
un Etat “normal”
“Au moins,
HA’ARETZ (extraits)
Tel-Aviv
n ce pénible été 2006 et au terme de
l’année la plus dramatique jamais
connue par notre défense, Israël est
en état de choc. “Ils” nous ont surpris.
“Ils” nous ont surpris avec leurs
Katioucha, leurs missiles Al-Fajr ou
Zilzal, leurs bunkers, leur professionnalisme
et, surtout, leur détermination. Mais ce qui
nous a en fait surpris, ce n’est pas tant la force
du Hezbollah que notre propre faiblesse. “Ils”
nous ont montré que notre machine de guerre
n’était plus ce qu’elle a été. Alors que nous
nous apprêtions à célébrer le quarantième anniversaire de la victoire de 1967 [la guerre des
Six-Jours], nous avons découvert que nous
nous étions rouillés.
Pourtant, il semble que nous tardions
encore à prendre la mesure du désastre, un
désastre qui ne peut que précipiter notre soudaine acceptation d’un cessez-le-feu dans l’espoir d’éviter un bain de sang qui n’en sera que
plus terrible. Que nous est-il arrivé ? Que diable
nous est-il arrivé ? La réponse est simple et
tient en deux mots : le politiquement correct.
E
Car toonist 1 Writers Syndicate
Israël n’a pas uniquement sous-estimé le Hezbollah.
Il a aussi oublié que son conflit avec le monde
arabe était de l’ordre d’un conflit existentiel,
affirme le quotidien de la gauche israélienne.
nous savons qui sont
les perdants.”
Dessin d’Ann
Telnaes, Etats-Unis.
■
Nétanyahou
“Lors des législatives
d’avril 2006”, rappelle
Maariv, “le Likoud de
Benyamin Nétanyahou
avait axé sa
campagne électorale
sur le risque de voir le
Hamas et le Hezbollah
prendre Israël en
otage en l’arrosant de
missiles. Accusé de
mener une ‘campagne
d’intimidation’
destinée à empêcher
tout compromis
territorial, Nétanyahou
avait été tourné en
dérision par les
médias et boudé par
les électeurs.”
Le politiquement correct embrassé vingt ans
durant par toute une génération de dirigeants
israéliens nous a déconnectés du monde réel.
Nous avons perdu les moyens d’affronter la
réalité d’un conflit existentiel. D’une part, en
nous focalisant sur la question palestinienne,
nous avons fini par croire que seule l’occupation était la source du mal. D’autre part, en
nous convainquant que la puissance d’Israël
était un fait acquis, nous nous sommes privés
de la capacité à préserver, précisément, et à
consolider cette puissance. Les budgets militaires ont été rabotés, le système des réserves
abrogé et le volontariat patriotique raillé. Dans
le monde idéal du politiquement correct,
“force” et “armée” sont devenus des gros mots.
Toute idée d’identité nationale et de destin
collectif s’est vue rejetée au nom de la sacrosainte sphère privée. La puissance a été assimilée au fascisme et la virilité condamnée. La
recherche d’une justice absolue est allée de
pair avec la poursuite de l’hédonisme absolu.
A N T I M I L I TA R I S M E
L’aube d’une ère nouvelle ?
Ne miser que sur la force militaire finira
par porter un coup fatal à Israël. Un
point de vue minoritaire dans la presse.
ous serons à l’aube d’une ère nouvelle lorsque nous serons prêts à
reconnaître notre aveuglement politique
et à en payer le prix. Nous serons à
l’aube d’une ère nouvelle lorsque nous
nous rappellerons que c’est la guerre
du Kippour [1973] qui nous avait déjà
montré qu’il est impossible de faire reposer sur la seule institution militaire notre
sécurité nationale. Jamais ne s’était
écoulé un aussi court laps de temps
entre la promesse d’infliger une leçon
aux méchants et l’effondrement de cette
promesse. L’armée n’est pas seule en
cause dans cet échec. La cause réelle,
c’est que Tsahal ne parviendra jamais,
même avec la plus extrême cruauté, à
vaincre le mouvement de libération
palestinien. Pendant les combats au
Liban, Tsahal a tué près de 200 Pales-
N
tiniens dans la bande de Gaza (dont une
moitié de civils), tiré 10 000 obus,
enlevé des ministres du gouvernement
palestinien et affamé Gaza. Cela n’a pas
empêché les tirs de Qassam.
Nous serons à l’aube d’une ère nouvelle lorsque nous comprendrons que
nous devons négocier un accord sans
arrière-pensées et sans machisme avec
les Palestiniens. Hélas, depuis Yitzhak
Rabin, tous les Premiers ministres qui
lui ont succédé – y compris [les travaillistes] Shimon Pérès et Ehoud
Barak – ont succombé à la facilité de
la force militaire.
Nous serons à l’aube d’une ère nouvelle
lorsque notre alliance exclusive avec les
Etats-Unis appartiendra au passé. Merci,
Bush, de nous avoir fourni des armes
et de nous avoir tirés d’embarras à
l’ONU [après le bombardement d’une
caserne des casques bleus au Liban].
Merci pour cette “feuille de route” qui
ne nous a menés nulle part. Ce dont
nous avons besoin, c’est d’une ligne
claire et acceptable par les Palestiniens,
voire d’un accord à l’échelle régionale
élaboré avec les Européens, même si
une grande bataille se prépare autour
du nucléaire iranien et si un accord avec
les Palestiniens n’est pas la garantie
d’un arrêt immédiat des violences.
Nous serons à l’aube d’une ère nouvelle si le Premier ministre Olmert ne
démissionne pas et s’il n’y a pas d’élections anticipées. Le système est en train
de trembler sur ses bases, mais Olmert
doit rester, histoire de donner le temps
à de nouvelles forces politiques d’émerger et de s’organiser, à l’instar de ce
qui s’est passé après la guerre du Kippour [et l’effondrement du Par ti travailliste, en 1977]. Nous serons à
l’aube d’une ère nouvelle lorsque notre
société se sentira capable de vivre une
vie normale en aboutissant à un accord
avec les Palestiniens.
Gidéon Samet, Ha’Aretz (extraits), Tel-Aviv
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
34
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Pis, nous nous sommes laissés contaminer par
l’illusion de la normalité. Or, l’Etat d’Israël est
par définition un Etat anormal, un Etat juif
dans un espace arabe, un pays occidental dans
un espace musulman, un Etat démocratique
dans un espace de fanatisme et de tyrannie.
Par les tensions inhérentes à sa situation géographique, Israël ne vivra jamais la normalité européenne. Mais, par ses valeurs et ses
normes culturelles et économiques, Israël ne
vivra jamais à l’écart de la normalité européenne. Pour résoudre cette contradiction,
Israël doit créer une anomalie positive qui
puisse répondre à l’anomalie négative qui est
au cœur de son identité. En clair, Israël doit se
draper dans une couverture protectrice pour
prémunir son environnement interne d’un
environnement extérieur irréductiblement hostile. La seule réalité qui tienne, c’est que vivre
au défi de notre environnement naturel est au
cœur même de l’identité israélienne.
Mais cela, contrairement à la société israélienne, les élites qui ont présidé à nos destinées
une génération durant l’ont perdu de vue en
se berçant de l’illusion que nous avions surmonté nos problèmes, atteint le seuil de la normalité et conquis le droit de vivre ici comme
tout autre peuple. L’irruption de l’environnement extérieur au cœur de la bulle israélienne
– au gré des campagnes terroristes de 2002,
des roquettes [palestiniennes] Al-Qassam
de 2005 et des Katioucha [du Hezbollah]
de 2006 – nous a ramenés à la réalité.
Si nous en sommes arrivés là, c’est parce
que, aveuglés par l’illusion de la normalité,
le capitalisme, les médias et les intellectuels
israéliens ont mené un patient travail de sape,
deux décennies durant, contre le nationalisme,
le militarisme et le sionisme. Les élites financières, politiques et intellectuelles ont été des
élites destructrices et, chacune dans sa sphère,
toutes ont patiemment déconstruit l’œuvre sioniste en détricotant notre régime socioéconomique, en poussant le politiquement correct
jusqu’aux limites de l’absurde et en instillant
la pratique suicidaire de la critique de nos fondements existentiels.
Les élites israéliennes se sont égarées en se
persuadant, elles et leurs compatriotes, que
Tel-Aviv était Manhattan. De toutes ses forces
et de toute son âme, Israël a voulu être Athènes.
Hélas, en ce lieu et en cette époque, il n’y a pas
d’avenir pour une Athènes qui répugnerait à
être également Sparte.
Ari Shavit
BD Marjane Satrapi
22/08/06
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Cet été
on bulle!
Jusqu’au 31 août, “Courrier international” vous invite
à découvrir la bande dessinée féminine à travers des
œuvres inédites de dessinatrices du monde entier.
Choses vues
Gino Domenico/AP-Sipa
Trois planches inédites de Marjane Satrapi
Quelque temps
après la révolution
iranienne de 1979,
la jeune Marjane
Satrapi déambule
dans les rues de Téhéran quand elle est
arrêtée par deux gardiennes de la révolution vêtues de
noir. Sa tenue ne leur plaît guère. Bien
que voilée, Marjane porte des baskets, un
jean et une casquette de base-ball. Pire,
elle arbore un badge Michael Jackson sur
la poitrine. Les gardiennes la traitent
de “petite pute” et lui reprochent
son accoutrement “décadent”,
ce à quoi, l’esprit vif, l’adolescente répond que son
badge ne représente pas Michael Jackson mais Malcolm X, le “chef des musulmans noirs américains”. Les
deux femmes menacent malgré tout de la dénoncer, mais
Marjane éclate en sanglots et
assure que, si cela se produit, sa
belle-mère la brûlera au fer à
repasser et l’enverra à l’orphelinat. Le visage impassible, les fondamentalistes la laissent partir.
L’anecdote est retracée dans Persépolis, la
bande dessinée autobiographique de Marjane Satrapi. Elle résume parfaitement ce qui
fait de l’Iranienne un
auteur et un personnage à part : réactivité,
mordant, de l’humour
à revendre. Et aucune
peur de la grossièreté.
On connaît bien le cinéma iranien et ses
g rands réalisateur s
comme Mohsen Makhmalbaf, Jafar Panahi ou
Abbas Kiarostami, qui
portent sur l’Iran d’aujourd’hui un regard narquois et légèrement provocateur. Mais Marjane
Satrapi possède un style narratif bien à elle :
impertinent, bien informé, riche en références politiques et à la culture populaire, avec un trait comique mais faussement naïf. L’humour est omniprésent,
et souvent à son apogée dans les moments
les plus sombres.
“L’humour est très important dans la culture persane”, explique la dessinatrice.
Qu’il s’agisse de sa grand-mère qui se prétend diabétique pour pouvoir rentrer à la
maison en vitesse et vider toutes les bouteilles d’alcool dans les toilettes avant l’arrivée des gardiens de la révolution, ou de
la petite Marjane qui assure prier douze
fois par jour pour prouver son fondamentalisme, sa BD met en lumière toutes les absurdités de
la vie sous le règne des ayatollahs. “Lorsqu’on traver-
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
se la guerre et la révolution, il n’y a qu’une
chose à faire : rire. C’est un moyen de survie. Sans compter que l’humour est aussi la
plus grande arme subversive… et que je ne
suis pas quelqu’un de très sérieux.” Son
propre personnage, une petite fille précoce de 9 ans qui cite Marx, pourrait être
l’alter ego iranien de Lisa, la gamine intelligente et crâneuse des Simpson. “J’étais
très intelligente, ma foi”, dit l’adulte de l’enfant qu’elle était. “Et j’avais des parents
qui voulaient faire de nous les intellectuels de
demain. J’avais tous les livres que je voulais.”
Marjane Satrapi a quitté l’Iran pour
Vienne à l’âge de 14 ans. C’est pour la
mettre à l’abri que ses parents l’ont envoyée
en Autriche, mais ses camarades de classe ne voient en elle que l’incarnation du
fondamentalisme qu’elle a fui. De retour
en Iran, sa situation ne s’améliore guère. Elle doit vivre sous le
voile, dans une société qu’elle
méprise. A 24 ans, c’est le départ pour Paris, où elle vit encore aujourd’hui. Cela fait
maintenant plus de six ans
qu’elle n’est pas retournée en
Iran. La jeune femme met Art
Spiegelman au rang de ses
grands inspirateurs. C’est Maus,
la bande dessinée de l’Américain sur son père survivant de
l’Holocauste, qui lui a montré
qu’il était possible d’aborder
des sujets sérieux sous la forme du roman graphique.
L’adaptation de Persépolis en film d’animation
est en cours, et la dessinatrice supervise une
équipe de 85 animateurs. “Toute ma vie, j’ai
travaillé seule, et je trouve
ça insupportable”, affirme-t-elle. Le film sera
entièrement dessiné à la
main. Marjane Satrapi
n’aime pas l’animation
par ordinateur, qui selon
elle se démode rapidement. “Ce que produit la
main échappe au temps
qui passe”, conclut-elle
simplement.
Geoffrey Macnab,
The Independent, Londres
35
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
■
La question
Dans Persépolis,
vous vous êtes mise
en scène. Dans
les planches que
nous publions,
vous semblez vous
exprimer au travers
d’un personnage
vert aux oreilles
pointues. Comment
vous est venue
l’idée de ce
personnage, et que
représente-t-il ?
MARJANE SATRAPI
Je ne suis
ni politicienne,
ni historienne,
ni sociologue,
ni rien du tout
d’ailleurs.
En revanche, je suis
née à un certain
moment et
à un certain endroit.
Je peux douter
de tout, sauf
de ce que j’ai vu
de mes propres
yeux. La seule façon
de raconter mon
histoire était donc
d’assumer à
100 % la subjectivité
de mon point de
vue. C’est pour cette
raison que je me
suis mise en scène.
Pour le reste,
j’essaie de varier
à chaque fois
mon style et
mes personnages,
pour qu’on ne
me demande pas
de faire du Satrapi,
c’est-à-dire de
la bande dessinée
en noir et blanc
dans laquelle je me
mets en scène.
Propos recueillis par
Gian-Paolo Accordo
BD Marjane Satrapi
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MARJANE SATRAPI
Bonne année
Planches publiées par Internazionale (Rome). Traduction de Simonetta Ciula
MORT AU
CAPITALISME !
Ne manifeste pas !
La révolution n’est
plus à la mode.
Ne ris pas !
Tu vas
avoir des
rides.
Ne vieillis pas !
Personne n’aime
les vieux.
Ne te laisse pas
pousser la barbe !
Tu vas ressembler
à un musulman !
Suis la mode !
Tu ressembleras
à un gagnant.
Ne joue pas avec les
enfants ! On va croire
que tu es pédophile.
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BD Marjane Satrapi
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Ne pleure pas !
Les déprimés
sont des
perdants.
Ne mange pas ! Tu vas
avoir du
cholestérol
et tu vas grossir.
Ne fume pas ! Tu vas
mourir d’un cancer.
Et voilà.
Tu te sens
mieux, non ?
Oui…
Ne baise pas !
Tu vas attraper
le sida.
Pour 2005, suivez mes
conseils : pour vivre
mieux, cessez de vivre !
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MARJANE SATRAPI
Invasion
Mais qu’est-ce que tu dis ! Il a
gagné avec une marge de trois
millions et demi de voix.
Eh ! Tu as vu ? Bush a été
réélu ! Tu as perdu ton pari !
Pour être réélu, il faut avoir
été élu au moins une fois.
En tout cas, il est président,
et donc tu me dois un dîner !
Mais non, il n’a
pas été réélu.
Et à boire ?
Le monde va vers
l’apocalypse et toi tu ne
penses qu’à manger !
Je prends une langouste.
Moi, une bruschetta.
De l’eau.
Un Coca-Cola.
Ce qui me dérange le plus
avec les Américains,
c’est leur invasion culturelle !
Ils veulent tout américaniser, mais
avec moi ils n’y arriveront pas !
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Un autre
Coca-Cola,
s’il vous plaît !
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MARJANE SATRAPI
Piña colada
Une piña colada,
s’il vous plaît !
Ah ! la vie est dure.
Un copain disait : “Avant, il fallait regarder
le maillot de bain pour espérer voir un peu
de fesses. Maintenant, il faut regarder les fesses
pour espérer voir un peu de maillot de bain.”
Les personnes nues me
rendent misanthrope.
Je déteste les végétariens
et les surfeurs.
Je déteste Tony
Blair. Je déteste
Bush aussi, mais
moins que Blair.
Bush a au moins
l’avantage d’être
couillon.
Je hais ceux qui me regardent de
travers quand je fume.
J’aime bien la piña
colada. Une autre,
s’il vous plaît !
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La vie est vraiment
insupportable.
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p o r t ra i t
Tom Stoppard
Rock et “révolution de velours”
THE INDEPENDENT (extraits)
Londres
La musique rock joue vraiment un rôle central dans
Rock’n’Roll, la nouvelle pièce de
Tom Stoppard présentée cet été à
Londres. L’éminent dramaturge,
qui lui-même a l’air d’une grande légende du rock chiffonnée, me donne rendez-vous au café à côté du théâtre
pour parler d’une œuvre qui va et vient entre Prague
et Cambridge, de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, en 1968, à la “révolution de velours”,
en 1989.Tom Stoppard a mené une brillante carrière,
du succès fulgurant, en 1967, de Rosencrantz et Guildenstern sont morts, sa comédie absurde dans le sillage
de Hamlet, jusqu’à l’immense trilogie The Coast of Utopia, en 2002, qui rapporte les fortunes diverses d’un
groupe de penseurs russes exilés du milieu du
XIXe siècle et dont les idées ont inspiré la révolution
bolchevique de 1917. Mais Rock’n’Roll n’est que la
deuxième œuvre écrite par Stoppard sur son pays d’origine. La première fut Professional Foul, en 1977, un
brillant téléfilm dans lequel un professeur de philosophie fan de football, en visite à Prague pour une conférence, voit son horizon moral s’élargir avec l’arrestation et l’inculpation injustifiées d’un ancien élève. Deux
Tchèques, un professeur de philosophie de Cambridge
et son étudiant, sont également des personnages importants de Rock’n’Roll, mais cette nouvelle pièce a une
dimension bien plus personnelle.
Sir Tom Stoppard a commencé sa vie sous le nom
de Tomas Straussler, en 1937, dans la ville de Zlín. Il
avait à peine 18 mois quand sa famille a dû fuir les nazis.
Les Straussler se réfugièrent à Singapour, mais furent
évacués avant l’invasion japonaise. Le père, médecin,
resta sur place pour aider, puis fut tué lorsque le navire
qu’il avait pris pour fuir la colonie britannique fut bombardé par les Japonais. Réfugiée en Inde avec ses deux
fils, la mère se remaria avec Kenneth Stoppard, commandant dans l’armée britannique, qui les emmena
tous en Angleterre en 1946. “Je suis arrivé ici et je me
suis drapé dans le manteau de l’anglicité, se souvient Tom
Stoppard. Il m’allait bien et me convenait parfaitement.”
Même après avoir visité Prague et être devenu un
ami et ardent partisan de Václav Havel et du mouvement de la Charte 77, Stoppard a toujours regretté
que l’on fasse trop de cas de “ce truc tchèque”, soulignant qu’il avait reçu une éducation entièrement
anglaise dès son passage en Inde.
Mais, plus tard, le dramaturge s’est montré moins
réticent à reconnaître que, tout en étant anglais, il
n’avait d’une certaine manière jamais cessé d’être
tchèque. “Le processus s’est soudain accéléré lors de l’ouverture du pays et à la mort de ma mère, en 1996, révèlet-il. Celle-ci tenait énormément à mettre le passé derrière
elle et je respectais sa volonté. Nous ne parlions jamais
tchèque à la maison. Elle pensait que ce serait un handicap
pour mon frère aîné et moi si nous étions ouvertement des
étrangers dans notre nouvelle vie.”
Dans l’œuvre de Stoppard, on décèle une fascination pour les doubles et les actes à double sens. L’une
des scènes les plus émouvantes qu’il ait écrites se trouve
dans L’Invention de l’amour (1997). Dans un rêve qui
se dissipe, le grand érudit et poète classique A. E. Housman rencontre son double plus jeune, qui ne se doute
de rien. Comme deux personnes solitaires et gauches
qui se sont soudain découvert une âme sœur, l’étudiant
nerveux, ardent, intense et le professeur coincé, passionnément pédant sont assis côte à côte sur un banc,
s’enthousiasmant l’un pour l’autre. Il s’agit à l’évidence
d’une seule et même personne, mais, séparés par un
cataclysme émotionnel que le plus jeune n’a pas encore
vécu, ils ressemblent aux pièces d’un puzzle qui ne correspondent pas tout à fait. Regardant ce superbe épisode, je me suis dit que les bouleversements dans la vie
du jeune Stoppard – banni de son pays par les nazis,
puis exilé par les communistes – lui auraient permis
d’écrire un drame comparable, dans lequel le Stoppard
qui a trouvé la sécurité, la tolérance et un énorme succès en Angleterre se serait retrouvé
nez à nez avec celui qu’il aurait pu
■ Eclectisme
être s’il était demeuré sur sa terre
Auteur de plus
natale, sous un régime communiste.
de vingt-cinq pièces
Evidemment, le dramaturge a
de théâtre,
Tom Stoppard
eu la même idée avant moi. “J’ai
a également écrit
souvent envisagé d’écrire une autoun roman,
biographie où, dans un monde paralLord Malquist and
lèle, je serais effectivement rentré
Mr Moon, publié
en Tchécoslovaquie après la guerre.
en 1967, ainsi que
Mais je ne l’ai jamais commencée. Jan
plusieurs créations
[l’un des principaux personnages de
radiophoniques pour
Rock’n’Roll] est ce qui reste de cette
la BBC. Il est aussi
velléité.” Avec des dates qui corresl’auteur ou
le coauteur de
pondent presque exactement à
scénarios de films,
celles qui ont marqué la vie de l’audont les plus connus
teur – et une enfance en temps de
sont Brazil,
guerre en Angleterre –, l’anglophile
La Maison Russie
Jan est une sorte d’alter ego imagiet Shakespeare
naire. Renvoyé en Tchécoslovaquie
in Love. Son
en 1948, il retourne en Angleterre
engagement auprès
dans les années 1960 pour étudier
des dissidents
la philosophie à Cambridge avec
tchécoslovaques
Max Morrow, un marxiste pur et
l’a amené à écrire
des articles sur les
dur qui refuse de renoncer à sa foi
droits de l’homme
dans l’esprit de la révolution bolet à travailler
chevique malgré les terribles évéavec Amnesty
nements qui ont suivi – notamment
International.
l’invasion soviétique de la TchéDepuis 1983,
coslovaquie, et qui pousse Jan à renle prix Tom Stoppard
trer de son propre gré à Prague.
récompense
A l’image de Stoppard, Jan adore
des auteurs
le
rock.
Le groupe psychédélique
d’origine tchèque.
tchèque The Plastic People of the
Universe, qui a réellement existé, impose sa forte présence, même s’il reste dans les coulisses. Persécutés
par le régime de Gustáv Husák, qui se durcissait, ses
membres ont dû entrer dans la clandestinité. Leur
arrestation, puis leur procès, en 1976, sont devenus,
au grand dam du gouvernement, une cause célèbre*, le
détonateur de la vague contestataire qui allait aboutir
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
40
à la publication du manifeste de la Charte 77 [signé
par 242 dissidents pour faire respecter les droits fondamentaux des Tchèques]. On se souvient que Václav
Havel est apparu au milieu de la farce tragique qui
se jouait dans le tribunal, déclarant :“A partir de ce jour,
la prudence semble très mesquine.” Ce qui fascine Stoppard, c’est le fait que les Plastic People “ne se sont jamais
érigés en symboles de la résistance. A l’Ouest, les groupes
adorent se poser en artistes engagés, et ça leur est complètement égal que la presse parle plus de leur attitude contestataire que de leur musique. Mais pas les Plastic People. Ils
voulaient qu’on les aime pour leur travail.”
Il a fallu un certain temps pour que les dramaturges
surréalistes, écrivains et artistes, courageux dissidents
qui devaient prendre des petits boulots pour survivre,
comprennent les Plastic et réciproquement. “Pour les
intellectuels, les Plastic People étaient une bande de fainéants
aux cheveux longs qui ne s’étaient pas engagés dans ce qui
importait, tandis que le groupe underground assimilait
les intellectuels à une opposition officielle”, poursuit-il. Les
autorités, elles, s’irritaient du refus du groupe de jouer
le jeu selon les règles établies par le régime. “Et c’est ce
qui plaisait à Havel, commente Stoppard. Grâce au
groupe, les intellectuels ont fini par comprendre que ‘vivre
dans la vérité’ (la célèbre devise du président Havel, à propos de la nécessité, dans une société répressive, de toujours
prendre des décisions réellement personnelles), c’est aussi
assister à un concert de rock.” La pièce, explique l’auteur,
relate les luttes intestines et la diversité des comportements dans l’opposition (Jan a une amie, Ferda, qui
s’exprime comme Havel). Où Stoppard se situe-t-il
dans cet univers ? La véritable question, réplique-t-il,
est de savoir ce qu’il aurait fait – non pas s’il aurait été
capable de distinguer la justice de l’injustice, mais
s’il aurait eu le courage de signer la Charte 77. Et cela,
il ne le saura jamais.
Mais il n’y a pas que la musique et la politique dans
Rock’n’Roll. Le public aura droit, entre autres, à un
débat sur la théorie matérialiste de la conscience, ainsi
qu’à une analyse de poèmes de Sapho. On voit l’ingéniosité de Stoppard avec cette apparition de la poésie de la poétesse lesbienne grecque sous un jour complètement différent, au fil d’une discussion passionnée
sur la part du marxisme dans la conscience – à savoir
que c’est l’ordre social qui détermine la conscience, et
non le contraire (la révolution dans la tête). Une lueur
amusée dans les yeux, Stoppard me rapporte une série
de coïncidences bizarres. “Le dernier théorème de Fermat s’est vérifié pendant que nous donnions l’avantpremière d’Arcadia [où l’héroïne de 13 ans, passionnée de
mathématiques, est obsédée par le théorème]. Dans L’Invention de l’amour, le couple Housman discute d’une élégie du poète romain Gallus, dont un seul vers a survécu.
Neuf autres ont fait leur apparition alors que se jouait la
pièce.” Et maintenant, pendant qu’ont lieu les répétitions de Rock’n’Roll, un chercheur de Cologne découvre un fragment qui colle avec un morceau déjà connu
d’un poème de Sapho. Qui a dit que l’art n’a pas d’effets à court terme ?
Paul Taylor
* En français dans le texte.
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Dmitr y Chebotayev/WPN
●
Nigel Norrington/Camerapress/Gamma
Antonio Olmos
■ Depuis son
anoblissement
par Elisabeth II en
1997, le prolifique
dramaturge un peu
rebelle est aussi
le respectable
sir Tom.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
■ Jouée en Grande-Bretagne depuis le 3 juin,
Rock’n’Roll met en scène Brian Cox dans le rôle de Max,
le professeur marxiste, et Rufus Sewell dans celui de
l’étudiant Jan, alter ego imaginaire de Tom Stoppard.
41
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enquête
●
RETOUR D’EXIL POUR LES SERBES DE CROATIE
Les rameurs de la Zrmanja
JUTARNJI LIST
Zagreb
tanko Ogar est maussade. “J’ai demandé à la municipalité de Knin une vache pour que mes enfants puissent boire du lait. En vain. J’ai demandé vingt
brebis. Peine perdue. Quoi que je demande, ils n’en
ont pas.Tu sais ce qu’ils m’ont donné ? Cinq lits en fer,
cinq matelas, des couvertures, un poêle à bois, une hache
et une scie, c’est tout. J’ai dû refaire ma vie avec ça. Mais
ça va, j’espère que ça ira mieux. Il faut garder espoir à
cause des enfants.”“On n’a pas de salle de bains”, ajoute
timidement Milenka, la femme de Stanko, qui se tenait
jusqu’alors à l’écart près de la cuisinière, un torchon
dans les mains. “On n’a même pas de salle de bains, renchérit Stanko. Quand il fait chaud, on se débrouille, on
se lave dans la Zrmanja. Mais que faire en hiver ?”
Je me trouve dans la cuisine humide des parents de
Stanko, dans le village d’Ogari. Grâce à une modeste
subvention du gouvernement croate et au don d’une
organisation humanitaire scandinave, ces Serbes rentrés d’exil ont retapé une piteuse maison de plain-pied
sur le plateau karstique qui surplombe le fleuve
Zrmanja. Dix personnes y habitent et gardent les
chèvres dans la montagne escarpée. Ici, les loups attaquent sans vergogne les troupeaux, qu’il est de plus
en plus difficile de protéger, et ils vont bientôt s’en
prendre aux humains. J’essaie d’imaginer le désespoir
qui a poussé la famille Ogar à quitter son exil de Sombor, en Voïvodine [province autonome du nord de
la Serbie], pour revenir dans cette misère.
“Tu sais quoi, dit Stanko, on ne peut pas vivre loin
de son pays natal. On peut se haïr, mais un Croate de Krusevo me comprend mieux qu’un Serbe de Sombor.” On ne
peut pas vivre loin de son pays natal, répètent à l’unisson tous les Serbes que nous avons rencontrés. Il m’est
difficile d’imaginer comment on peut vivre ici, mais
ils regardent avec adoration le massif du Velebit, qu’ils
n’échangeraient contre rien au monde.
S
La vie reprend doucement
dans les villages serbes de
l’arrière-pays dalmate dévastés
par la guerre. Stanko,
Djuro, Milica et les autres
misent sur la mode du rafting
pour s’en sortir.
“Rien ne peut remplacer ces rochers et le vent du nord
qui descend de la montagne”, explique Rajko Peric, de
Zegar. “Je vivais à Stara Pazova, en Serbie, et je ne pensais qu’au moment où je rentrerais. Là-bas, lorsque le vent
d’est s’abat des Carpates depuis la Roumanie, mon Dieu
comme c’est affreux.” J’observe le désert karstique tant
aimé de Rajko, je pose mon regard sur les ruines des
villages brûlés et je ne comprends toujours rien.
Peu de gens habitent Zegar, on ne risque pas de
rencontrer grand monde dans la rue.Toutefois, samedi
prochain, le village fourmillera de visiteurs, les participants à la première compétition de canoë organisée sur la Zrmanja, entre Zegar et Muskovci.
Quarante équipes ont confirmé leur participation.
A huit membres par équipe, cela fait plus de 300 personnes. On dit que le gouvernement croate sera là au
complet, même le président, Stipe Mesic. Toutes les
grandes entreprises ont annoncé leur participation.
Tout l’establishment politique et économique
croate se retrouvera autour des Zodiac au départ de
la course, près du vieux moulin, en vêtements de sport
de grandes marques, alors que les habitants du village, vêtus de fripes offertes par la Croix-Rouge, seront
là en badauds. Deux mondes s’y rencontreront, la civi-
Jure Miskovic
Zeljko Zupan,
l’épicier et seul Croate
du village de Zegar.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
42
lisation des riches entreprises de Zagreb et le niveau
primaire de l’aide sociale de l’Etat.
Dans cette partie de la Zrmanja, le long des
14 kilomètres de l’itinéraire de la régate, les villages
serbes se succèdent : Usljebrke, Mitrovici, Bogatnik, Bilisani, Muskovci, des hameaux brûlés dont bien
peu d’habitants sont rentrés d’exil et ont retapé les
maisons saccagées. Ceux qui vont descendre les torrents écumeux dans leurs Zodiac, casque sur la tête,
se demanderont-ils qui sont les gens qui vivent dans
les maisons longeant le fleuve, et de quoi ils vivent ?
“Eh ben, la vie va, on se débrouille, assure Stanko
Ogar. A cette époque de l’année, on peut encore vendre
quelques chevreaux, 600 kunas
[82 euros] par bête. Mais, dans un Contexte
mois, il y en aura trop, le prix va bais- L’opération Tempête
ser, on sera contraint de les vendre pour (Oluja) d’août 1995
trois fois rien.”“On a planté quelques a permis à l’armée
haricots, des oignons et des pommes de croate de reprendre
les territoires
terre pour les vendre pendant l’été aux de Croatie tenus
commerçants du marché de Vodice depuis 1991 par
[une station balnéaire sur la côte dal- les séparatistes
mate], ajoute Rajko Peric. J’ai aussi serbes. Cette
deux vaches, elles donnent chacune un offensive a provoqué
veau tous les ans, on les vend, ça nous l’exode de quelque
fait gagner aussi un peu d’argent. Ça 200 000 Serbes
pourrait être mieux, mais on fait aller.” vers la Bosnie et
Je lis sur un avis de décès la Serbie. 120 000
délavé, collé sur un poteau élec- d’entre eux
sont retournés en
trique à Zegar, qu’une certaine Croatie, affirment
Maria Usljebrka est décédée après les autorités
une courte maladie. La famille et croates. Le général
les amis sont informés que le cor- croate Ante
tège funéraire partira de la morgue Gotovina, qui
de Sremski Karlovci. Cet avis pour commandait
des obsèques qui se tiennent à l’opération Tempête,
500 ou 600 kilomètres d’ici illustre doit être jugé pour
tristement l’absurdité de l’existence crimes de guerre
par le Tribunal pénal
des Serbes en Croatie, qui vivent
international
entre les taudis de l’arrière-pays pour l’ex-Yougoslavie
dalmate et des centres d’héberge- (TPIY). L’ancien
ment misérables quelque part en dirigeant de
Voïvodine. “Personne ne sait com- la “république serbe
bien ils sont dans le village, la police de Krajina” (en
non plus”, dit Zeljko Zupan, qui Croatie), Milan
tient le seul magasin de Zegar. “Un Martic, est
jour tu vois quelqu’un, et le lendemain actuellement jugé
il est en Serbie. Il y a un va-et-vient devant le TPIY pour
des crimes de
constant.” Zupan est le seul Croate guerre commis
dans le village. Il s’y est installé il y contre la population
a quatre ans. Il a cru pouvoir faire croate.
des affaires en ouvrant une épicerie pour les Serbes revenus en Croatie. Je regarde le
local modestement approvisionné en denrées alimentaires, en lessive et en cosmétiques bon marché.
Le peu de marchandises de cette épicerie trop grande
pour ce village reculé ne trompe guère sur l’état des
affaires de Zupan.
“A vrai dire, cher ami, je me suis gouré”, reconnaîtil sincèrement.“Sur un coup de tête, j’ai laissé tomber
tout ce que j’avais pour monter cette affaire. Si j’avais
su ce qui m’attendait, je serais resté tranquille dans mon
coin.” Ça ne marche pas ? “Rien ne marche, ici. Un
des leurs a ouvert un magasin et il a fait la faillite.
Un autre a voulu reprendre l’affaire alors qu’il y a à peine
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La Zrmanja et
ses courants : l’espoir
de toute une région
pour s’en sortir.
du boulot pour une personne. Si je ne faisais pas crédit à
mes clients, j’aurais déjà mis la clé sous la porte. Les gens
n’ont pas de sous. Mais ce sont de braves gens, travailleurs
et honnêtes.”
Est-ce qu’ils remboursent leurs dettes à temps ?
“Ils ne sont pas très ponctuels, c’est vrai. Ils gagnent un
peu d’argent en Serbie, ils achètent une vache, alors il faut
attendre un peu avant qu’ils ne remboursent.” D’ici
quelques années, il se peut que la situation s’améliore.
Djuro Zupan, l’organisateur des raftings, est convaincu
que cette activité pourra apporter la prospérité à la
région. Il accueille des excursions toute l’année, pour
la plupart des grandes entreprises qui amènent ici
leurs salariés pour des stages de cohésion d’équipe.
Les cadres de l’INA, la compagnie pétrolière nationale, de Siemens, de T-Com ou d’autres entreprises
prospères s’amusent quelques jours dans le désert
karstique, descendent la Zrmanja à la rame et tendent
des embuscades à leurs camarades, cachés derrière
les buissons et armés de fusils de paintball. A en croire
Djuro, c’est l’entraînement idéal pour renforcer l’esprit d’équipe dans les bureaux et découvrir le vrai
caractère des gens dans les situations de stress. “Les
cadres dirigeants des grandes entreprises s’amusent des
journées entières dans un village abandonné, une partie
du groupe jouant les attaquants, l’autre les défenseurs”,
explique-t-il.
Que pensent les habitants de la région de ce cirque
avec le paintball ? Comment ceux qui ont tout perdu
dans la guerre perçoivent-ils ce jeu de la guerre auquel
se livrent les adultes ? Sinisa, 16 ans, passe les outils
à son père Radoje, couché sous une vieille Renault 5.
La voiture est dans un tel état que la seule chose raisonnable à faire serait de la pousser dans le ravin. Mais
Radoje persiste à la réparer, et d’ailleurs il n’a rien
d’autre à faire. Comme son frère Stanko, que nous
avons rencontré tout à l’heure, Radoje est revenu il
y a quelques années, la situation étant devenue insupportable en Serbie. “Là-bas, on ne nous payait pas. Et
si tu te faisais payer pour ton travail, le temps de toucher
l’argent, l’inflation l’avait déjà bouffé. En arrivant ici, j’ai
repris un peu pied.” Alors, comment va la vie ? “Ça va.
Bien pour certains. Pour les autres…”, répond le mécanicien, un sourire aux lèvres. Il a un métier et se
débrouille mieux que les autres membres de sa famille,
qui sont éleveurs. Son fils nous fixe, l’air un peu boudeur. Il avait 5 ans en ce début d’août 1995, lorsque
“Un Croate de Krusevo
me comprend mieux
qu’un Serbe de Sombor”
SLOVÉNIE
ITALIE
HONGRIE
Zagreb
Sombor
C R O AT I E
Mer
Adriatique
Voïvodin
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ROUM.
S.P.*
BOSNIE-
Belgrade
SERBIE
0
200 km
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Muskovci
Krusevo
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Zr man
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NNE KRAJINA
C R O AT I E
0
25 km
Vodice
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
Vers Split
43
Courrier international
Jure Miskovic
825 p42-43 reportage/2
les cinq membres de la famille ont fui en direction de
la Serbie, serrés dans la vieille R5. De la guerre, qui
l’a marqué pour la vie, il n’a probablement retenu que
quelques images brouillées : la panique des grands,
les pleurs des enfants, des explosions étouffées derrières les montagnes...
Milica Gnjatovic et son fils ont une maison à Muskovci, au bord du fleuve. Ils n’ont pas vécu ici pendant la guerre, ils ne s’y sont installés qu’après, une
fois le calme revenu. Un jour, ils étaient assis devant
la maison en train de regarder les rafteurs débarquer
lorsqu’un gars, casque sur la tête, leur a demandé
de l’eau. Milica lui en a donné. Un autre lui a demandé
un jus de fruit. Milica a trouvé un jus de fruit. Elle
s’est débrouillée, et la fois suivante, pour le passage
des rafteurs, son réfrigérateur était déjà rempli de jus
de fruit qu’elle a commencé à vendre aux touristes.
Et puis, certains rafteurs ont voulu se mettre quelque
chose sous la dent. Milica et son fils ont allumé un
feu et préparé une grillade, et ainsi de suite. En l’espace de six mois, une petite gargote a poussé sur le
terrain devant la maison. Cette fois, les rafteurs y mangeront le plat de haricots local. Milica l’a cuisiné dans
de grands chaudrons. L’organisateur lui a passé une
commande pour 500 personnes. Milica Gnjatovic
a compris que les rafteurs étaient des personnalités,
et qu’il y avait parmi eux des ministres et l’élite économique du pays. Elle en a vite conclu qu’ils ne se
contenteraient pas d’un simple rata. “Qu’en penses-tu,
le journaliste”, me demande-t-elle d’un air pensif, “si
je faisais rôtir deux agneaux à la broche ?”“Si vous voulez mon avis, madame, avec un méchoui, vous ne pouvez pas vous tromper.”
C’est ainsi que la vie revient dans cette région ravagée par la guerre. S’ils sont intelligents, les Serbes
et les Croates ne referont plus jamais cette stupidité.
Et si, à Dieu ne plaise, ils recommencent à se battre
dans quelques décennies, peut être la victoire se décidera-t-elle au paintball.
Ante Tom
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débat
LES ERREMENTS DU JEUNE GÜNTER GRASS
Polémique sur un trop long silence
Dans l’autobiographie qu’il vient de publier, le grand écrivain allemand
révèle avoir servi dans la Waffen SS à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cet aveu suscite
un vif émoi outre-Rhin et au-delà. Historiens, journalistes et écrivains prennent la plume
pour défendre ou condamner celui qui incarnait la conscience de son pays.
■
Biographie
Günter Grass est né
le 16 octobre 1927
à Dantzig (Gdansk),
d’un père allemand
et d’une mère
kachoube
(une minorité du
nord de la Pologne).
A l’âge de 15 ans,
il se porte volontaire
pour servir dans
les sous-marins.
Sa demande
étant rejetée,
il sera auxiliaire
de la Luftwaffe,
avant d’être enrôlé
en 1944 dans la
division Frundsberg
de la Waffen SS.
Après la guerre,
il rejoint les écrivains
contestataires
du Groupe 47 et se
rapproche du Parti
social-démocrate
(SPD), dont il sera
membre de 1982
à 1993. En 1959
paraît son roman
Le Tambour, qui le
fera connaître dans
le monde entier
et sera adapté
au cinéma par
Volker Schlöndorff
en 1979. Viendront
ensuite Le Turbot,
La Ratte, Toute une
histoire, En crabe,
pour ne citer que
les plus célèbres.
En 1999, il reçoit
le prix Nobel
de littérature.
Son autobiographie,
Beim Häuten
der Zwiebel
(En épluchant
les oignons),
sortie le 16 août
en Allemagne, est
déjà quasi épuisée.
Elle paraîtra
en français au Seuil
à l’automne 2007,
à l’occasion de son
80e anniversaire.
Un tapage qui
n’a pas lieu d’être
Beaucoup reprochent à Günter Grass
d’avoir trop attendu pour révéler son
passé. Mais les réactions auraient été
bien plus violentes il y a vingt ans.
FRANKFURTER RUNDSCHAU
Francfort
ans son autobiographie intitulée Beim Häuten der Zwiebel [En épluchant les oignons,
voir ci-contre], Günter Grass avoue avoir
été recruté à l’âge de 17 ans dans les rangs
de la Panzerdivision SS Frundsberg. La nouvelle a déclenché un formidable débat public.
Cela ne tient pas au fait qu’étant jeune il avait
cru à la “victoire finale” sous l’influence de la
propagande nationale-socialiste. Il n’en a jamais
fait mystère. Ce qui suscite la polémique, en
revanche, c’est que Grass ait gardé jusqu’à présent par-devers lui cet élément de sa biographie.
Car l’ordre de mobilisation dans la Waffen SS,
reçu dans un camp de travail par ce jeune
homme qui n’avait pas encore tout à fait 17 ans,
n’avait rien d’inhabituel pendant cette phase de
la guerre. Le principe du volontariat, imposé par
la Waffen SS jusqu’en 1942, était de plus en plus
D
souvent contourné, et fut en fin de compte officiellement abandonné en 1943. Un pourcentage
non négligeable de mobilisables de la classe 1928
se sont donc retrouvés appelés sans autre formalité dans la Waffen SS. Cette évolution s’expliquait à la fois par la diminution croissante du
nombre d’engagements volontaires et par les
efforts de Himmler [Heinrich Himmler était à
la tête de la SS et de la Gestapo, et mit en œuvre
la “solution finale”], qui souhaitait une fusion
entre l’armée et la Waffen SS. Par conséquent,
l’agitation publique provoquée par l’appartenance de Günter Grass aux troupes d’élite nazies
déjà en pleine désagrégation n’a pas lieu d’être.
Et l’on peut encore moins exiger de la jeune
tête brûlée qu’était alors Grass – dont la demande
d’engagement dans les U-Boote [sous-marins],
formulée quand il avait 15 ans, avait été refusée – qu’il ait été pleinement conscient dès 1944
de la nature criminelle de la SS et du régime nazi.
Au cours des quelques semaines qu’a duré sa
carrière militaire – laquelle s’est conclue par une
blessure [le 20 avril 1945] –, il n’a jamais eu à
voir avec les atrocités commises par les unités de
la Waffen SS à l’encontre de civils, de prisonniers
de guerre ou de déportés du travail.
On ne peut donc plus lui reprocher que de
n’avoir pas fait état plus tôt de ce moment de
sa vie et de jeter ainsi une ombre sur sa crédibilité morale. En Allemagne, il ne manque pas
de gens nés après les événements pour accuser,
d’un ton faussement offusqué, le Prix Nobel
d’avoir trompé l’opinion publique, voire pour
V E R B AT I M
“Rien ne pouvait alléger mon fardeau”
La Frankfurter Allgemeine Zeitung a publié
le 19 août les bonnes feuilles de l’autobiographie
de Günter Grass, Beim Haüten der Zwiebel
(En épluchant les oignons). En voici un passage.
“La double rune au col de l’uniforme ne m’inspirait aucune répulsion. C’est surtout l’arme qui importait au jeune garçon, qui se considérait comme un
homme : si je n’allais pas dans les sous-marins,
dont les communiqués spéciaux ne parlaient pratiquement plus, alors ma place était dans les blindés,
dans une division qui, comme on le savait au centre
de Weisser Hirsch [à Dresde], allait être réorganisée sous le nom de ‘Jörg von Frundsberg’.
Ce nom m’était connu comme celui du chef de la
Ligue souabe du temps de la guerre des Paysans
[au XVIe siècle], le ‘père des lansquenets’, quelqu’un
qui incarnait la lutte pour la liberté, la libération. La
Waf fen SS avait en outre une composante européenne : ses divisions engagées sur le front de l’Est
regroupaient des volontaires français, wallons, flamands et hollandais, un grand nombre de Nor végiens et de Danois, et même des Suédois dont le
pays était pourtant neutre, et menaient une bataille
qui allait, disait-on, sauver l’Occident du raz de
marée bolchevique.
J’avais donc assez d’excuses. Et pourtant je me suis
pendant des décennies refusé à m’avouer le mot et
la double lettre. Ce que j’avais accepté avec la fierté
stupide de mes jeunes années, je l’ai tu avec la honte
apparue après la guerre. Le fardeau continuait cependant de peser et personne ne pouvait l’alléger.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
le soupçonner d’un coup publicitaire répugnant.
Et au chœur de ses détracteurs se sont jointes
aussitôt des voix étrangères – y compris, malheureusement, à Gdansk et à Varsovie. Tous
s’en prennent à une personnalité qui a lutté dès
le lendemain de la défaite allemande pour que
soient révélés les crimes nazis, en particulier
vis-à-vis de la Pologne [voir p. 46]. Cette critique, qui n’est dans bien des cas que de la tartuferie, revient au bout du compte à s’en
prendre à l’opinion publique allemande, puisqu’elle dissimulerait derrière toute tentative
d’aborder les crimes des SS une volonté d’apologie. C’est justement ce qui explique pourquoi
ceux qui, à la fin de la guerre, ont appartenu
à la Waffen SS, au parti nazi (NSDAP) ou à
d’autres appareils du régime ont préféré le taire,
afin d’éviter la honte publique.
En leur temps,Walter Jens [écrivain, membre
du Groupe 47* à partir de 1950], Martin Broszat [historien, spécialiste du IIIe Reich] et
d’autres s’étaient vu accuser d’avoir gardé le
silence sur leur appartenance au NSDAP ou à
d’autres organisations nazies. Aujourd’hui, c’est
la même accusation qu’on lance à Günter Grass
à propos de sa mobilisation dans la Waffen SS.
On lui reproche de ne pas l’avoir révélée plus
tôt. C’est absurde, car la levée de boucliers n’aurait pas été moins virulente. On peut même supposer qu’elle aurait été encore plus violente,
et que pouvoir rejeter la honte de l’appartenance
à la SS sur une personnalité jusqu’alors considérée comme intègre aurait procuré à certains
une satisfaction sans bornes.
La lapidation qui se prépare ne méconnaît
pas seulement le fait que l’on peut difficilement
reprocher à un jeune de 17 ans d’avoir officiellement appartenu aux Waffen SS ; elle nie également le droit de chacun à surmonter par soimême l’effondrement des valeurs qu’a entraîné
la chute du régime nazi, et le mutisme, voire le
refoulement que cela a provoqué chez ceux qui
en étaient le plus conscients. Que Grass, dans le
processus de ce récit autobiographique, décide
de lever le voile sans réserve sur cet épisode de
sa jeunesse devrait être salué par tous les penseurs critiques. Or ce fait sert au contraire de
prétexte à une opération sensationnaliste mettant en doute la crédibilité de Günter Grass, tandis que ses adversaires se préparent à réduire en
miettes son testament politique.
Hans Mommsen**
* Groupe d’écrivains allemands fondé en 1947 et dissous en
1967, dont Heinrich Böll et Günter Grass étaient les figures
emblématiques.
** Historien, né en 1930, spécialiste reconnu du nationalsocialisme et professeur émérite de l’université de Bochum.
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●
Günter Grass.
Dessin de Loredano
paru dans El País,
Madrid.
Une confession
scandaleuse
Grass élude toutes les vraies
questions sur son passé et cautionne
la thèse de l’innocence collective.
La droite peut jubiler.
DIE ZEIT (extraits)
Hambourg
e qu’il y a de scandaleux dans le scandale
Grass, ce n’est pas qu’un jeune de 17 ans
ait brièvement servi dans la Waffen SS,
ni qu’un écrivain réputé ait été trop lâche
pour l’avouer. Ce qui est scandaleux, c’est la
mise en scène de ce mea culpa, dans laquelle
Grass se refuse à toute réflexion de fond. Sous
le prétexte pathétique d’une grande mise à nu,
il a purement et simplement organisé sa défense.
Qu’est-ce qui a fasciné le jeune Grass dans le
nazisme pour qu’il veuille absolument partir à
la guerre ? Comment s’est déroulé le débat après
la guerre pour que, pendant des décennies, on
n’ait pas osé révéler qu’on était membre de la
Waffen SS ? Grass parle beaucoup, mais de cela
il ne dit mot. Une seule fois, il se demande comment expliquer “que jusqu’au bout nous ayons cru
à la victoire finale et au miracle des armes”. Oui,
que diable, comment expliquer cela ? On aurait
pu penser que le grand intellectuel Grass avait
développé quelques idées sur la question dans
les soixante années qui se sont écoulées depuis.
Loin s’en faut ! “Rétrospectivement, c’est totalement incompréhensible”, nous dit-il. Et pourtant,
bien sûr que cela s’explique ! Des historiens
comme Götz Aly [voir CI n° 757, du 4 mai 2005]
ou Joachim Fest [historien, biographe de Hitler], des écrivains [est-allemands] comme Franz
Fühmann ou le jeune Hermann Kant se sont
longuement penchés sur la question. Seul Grass
prétend aujourd’hui n’avoir pas de réponse,
ce qui tranche de façon pour le moins surpre-
C
nante avec son habituelle attitude de Monsieurje-sais-tout en politique.
Tout l’entretien [qu’il a accordé au quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) du
12 août dernier] suit une dramaturgie de la justification dont la pauvreté est encore renforcée
par les questions imprécises des journalistes
[Frank Schirrmacher, coéditeur de la FAZ, et
Hubert Spiegel]. Grass ne dit pas une demiphrase sur son passé SS sans la relativiser en
indiquant qu’il ne s’était porté volontaire que
pour les sous-marins et que la Waffen SS à la
fin [de la guerre] recrutait de toute façon de
force “tout ce qu’elle pouvait récupérer”. Grass ne
peut pas non plus prononcer le mot de “faute”
sans immédiatement affirmer qu’il est incapable
d’éprouver de la culpabilité. “Aurais-tu pu à
ce moment-là comprendre ce qui t’arrivait ?” interroge-t-il de manière purement rhétorique. Et,
pour que le lecteur comprenne que la réponse
insinuée est “non”, il évoque le seul élève de sa
classe, issu d’une famille sociale-démocrate,
“qui en savait plus que nous tous”.
Grass n’avait donc connaissance de rien,
comme tout le monde. Se présenter comme
un agneau parmi les agneaux, tel est donc le
but à proprement parler de l’exercice. Voilà,
entre autres, pourquoi la résistance antifasciste
est à peine évoquée. Grass n’a vu de “vraie résistance” que dans un cas, chez un témoin de
Jéhovah. Le plus terrible dans cet entretien
n’est pas la lâcheté persistante de Grass face à
sa propre biographie, mais le fait qu’il entérine
a posteriori les mensonges de sa génération et
aussi de la génération de ses parents. Si le jeune
Grass, le génie en puissance, le futur lauréat
du prix Nobel, a pu être “séduit”, comment
tous les autres auraient-ils pu percevoir le Troisième Reich dans toute son horreur ? Voire s’y
opposer ?
En lieu et place de la thèse de la responsabilité collective, nous voilà revenus au vieux
mensonge bien connu de l’innocence collective. Grass fournit là des arguments dont la
droite va grandement se réjouir.
Evelyn Finger
“Je le savais depuis vingt ans”
L’écrivain autrichien Robert
Schindel était l’un des rares
à connaître le passé nazi de Grass.
DER SPIEGEL (extraits)
Hambourg
Il y a plus de vingt ans, Günter Grass vous a
parlé – à vous et à d’autres écrivains, lors d’une
réunion en petit comité – de l’époque où il était
dans la Waffen SS.Vous rappelez-vous en quels
termes il avait évoqué son passé ?
ROBERT SCHINDEL* Il nous a expliqué qu’il
avait été recruté dans la Waffen SS. Auparavant,
il s’était porté volontaire pour servir dans les
sous-marins, mais sa candidature avait été refusée. Or, comme il s’était porté volontaire, ils en
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
45
ont profité pour le mobiliser dans la SS, c’était
courant à l’époque. C’est ce qu’il nous a raconté.
Cela vous avait-il fait l’effet d’un aveu ?
Non, pourquoi ? C’était absolument normal.
Nous en avons parlé pendant un quart d’heure,
ou une demi-heure ; il nous a également dit
quelques mots de sa blessure, puis nous sommes
passés à d’autres sujets. Aucun d’entre nous n’en
a été étonné. Je savais déjà alors – et mes collègues aussi – que, dans la dernière année de
la guerre, les gens avaient été mobilisés de façon
massive dans la Waffen SS. Mon beau-père**,
par exemple, devait être recruté à Dachau. En
janvier 1945, on avait rassemblé des détenus
et on les avait invités à se porter volontaires dans
la Waffen SS. Grass a donc été recruté, mais je
n’ai jamais décelé chez lui quelque sympathie
que ce soit pour les SS.
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
■ A la une
“Le joueur
de tambour”,
titre Der Spiegel,
stigmatisant
en une “l’aveu
tardif d’un apôtre
de la morale” et
représentant Günter
Grass frappant
de ses baguettes sur
un casque de SS.
L’historien Joachim
Fest, qui s’apprête
également à publier
ses mémoires
cet automne, confie
au magazine
de Hambourg : “Pour
quelqu’un qui s’est
tellement mis
en scène comme
instance morale
du pays, cet aveu
soixante ans après
arrive un peu
trop tard. Mes
camarades de classe
et moi, nous nous
sommes engagés
volontairement
dans la Wehrmacht
pour échapper
à la Waffen SS.”
Le magazine Stern
s’inscrit dans
la même ligne
et titre : “Günter
Grass, la chute
du moraliste”,
sur fond d’affiche
nazie appelant
les jeunes Allemands
à s’enrôler
dans la SS.
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débat
●
Polémique sur un trop long silence
■ Réactions
polonaises
Quatorze auteurs
polonais – dont
la Nobel de
littérature Wyslawa
Szymborska et les
écrivains de Gdansk
Stefan Chwin
et Pawel Huelle –
dénoncent
dans une lettre
ouverte publiée
dans le quotidien
Rzeczpospolita
“l’exploitation
cynique” de l’aveu
de Günter Grass
par les dirigeants
politiques
polonais, tout
en reconnaissant
que la nouvelle est
“douloureuse” pour
eux. Par ailleurs,
l’ex-président Lech
Walesa a un peu
tempéré ses propos
à l’égard de Grass.
Après avoir appelé
l’écrivain à rendre
son titre de citoyen
d’honneur de la ville
de Gdansk,
il lui demande
simplement de faire
“un geste” envers
ses habitants.
“Alors, nous
lui pardonnerons
et nous le prierons
de rester citoyen
d’honneur”, assuret-il. Ce revirement
s’explique, selon
le quotidien berlinois
Der Tagesspiegel,
par l’animosité
qui règne entre
les frères Kaczynski,
au pouvoir, et Lech
Walesa. Ce dernier
aurait tenu
à se démarquer
de ses ennemis.
Dessin de Mayk
paru dans
la Frankfurter
Allgemeine Zeitung,
Francfort.
Qui a pris part à cette discussion ?
Je ne peux vous le dire avec certitude parce que
je ne sais plus où elle a eu lieu. C’était soit à
Hambourg, soit à Prague, à l’occasion de la dernière rencontre du Groupe 47 [groupe d’écrivains allemands fondé en 1947 et dissous en
1967, dont Heinrich Böll et Günter Grass étaient
les figures emblématiques].
A l’époque, cela a-t-il modifié le jugement
que vous portiez sur Grass en tant qu’homme ?
D’autant que votre père a été exécuté à
Dachau en 1945.
Non, cela n’a absolument rien changé. Ce qui
parle en faveur de Grass, c’est que ce chapitre de
sa vie est une honte pour lui-même, alors qu’il
n’y peut rien. A l’époque, nous n’avions vraiment
pas compris à quel point cela le préoccupait. Cela
n’avait pas transparu dans notre discussion.
Pensez-vous que d’autres personnes étaient
au courant du passé de Grass dans les SS ?
J’ai appris depuis que Peter Turrini [autre écrivain autrichien] aussi le savait depuis vingt ans.
Il semble que Grass en ait souvent parlé en privé.
Selon vous, pour quelle raison se livre-t-il à
ces aveux publics tardifs ?
Je crois que tout homme qui ploie sous le poids
de la honte, à tort ou à raison, a besoin de passer par un certain processus de maturation. Il lui
a fallu beaucoup de temps. C’est à chacun de
décider à quel moment précis de sa biographie
certaines choses doivent être révélées. Personne
ne peut le prescrire à quiconque. A mes yeux,
les tirs de barrage dont il fait aujourd’hui l’objet sont une maladie typiquement allemande.
Plus d’infos sur
courrierinternational.com
Günter Grass,
artiste et génie
du marketing
L’ancien opposant polonais
Adam Michnik prend la défense
de celui qui a tant œuvré à
la réconciliation entre les deux pays.
GAZETA WYBORCZA (extraits)
Varsovie
’attitude de Günter Grass mérite respect et
admiration. Quand un écrivain connu pour
son honnêteté et son courage avoue publiquement, sans y être forcé par quiconque,
une faute commise il y a soixante-deux ans, on
ne peut dire que chapeau bas, car il s’agit d’un
cas absolument unique. En revanche, lorsqu’une meute de rabatteurs profite de ce geste
pour déclencher une campagne de haine contre
lui, on ne peut qu’être navré de la petitesse de
la condition humaine.
Malheureusement, Lech Walesa s’est lui
aussi joint à cette meute de rabatteurs. Il a jugé
bon d’ajouter ses trois mots méprisants dans
les pages du [quotidien populaire allemand]
Bild, un journal de caniveau, connu par ailleurs
pour ses prises de position hostiles envers Grass
[l’ex-président polonais demandait à Grass de
rendre sa distinction de citoyen d’honneur de
la ville polonaise de Gdansk].
L
Le Conseil central des Juifs d’Allemagne
reproche à Grass d’utiliser cette révélation
comme une opération de relations publiques
pour la parution de son nouveau livre.
Si je puis me permettre de me montrer aussi
direct, je dois avouer que le Conseil central, ces
vingt dernières années, n’a pas particulièrement
brillé par son intelligence. Le reproche adressé
à Grass est une calomnie. Lorsqu’on ne peut pas
prouver ce que l’on avance, mieux vaut se taire.
D’après vous, pourquoi un tel tollé ?
Parce qu’il a joué en quelque sorte le rôle d’autorité morale. Or, en Allemagne, cette terre vertueuse, une autorité morale ne saurait avoir de
défaut. Un modèle se doit d’être immaculé, un
authentique parangon de vertu. Ce qu’il n’est
évidemment pas – c’est un écrivain, avec toutes
ses contradictions.
A-t-on donc tort de demander pourquoi Grass
a gardé le silence pendant si longtemps ?
Si tout cela ne se déroulait pas dans un tel climat de haine, j’aurais bien voulu savoir moi aussi
pourquoi il a mis tant de temps à en parler. Loin
de moi l’idée de lui reprocher quoi que ce soit,
cependant. Je tiens seulement à connaître ses
motivations. Peut-être aurait-il alors pu dire : j’ai
déjà suffisamment d’adversaires, je ne voulais
pas leur tendre le bâton pour me faire battre, j’ai
préféré attendre de pouvoir me le permettre. Ce
qui est humain, après tout.
La prochaine fois que vous rencontrerez
Grass, que lui direz-vous ?
WEB+
Chapeau bas,
monsieur Grass !
Respect.
Propos recueillis par Björn Hengst
* Poète, romancier et cinéaste autrichien, né en 1944 de
parents juifs communistes, déportés quatre mois après sa
naissance. Sa mère a survécu à Auschwitz. Dernier livre paru
en français : Le Mur de verre (Stock, 2005).
** Georg Nürnberger, ancien combattant de la guerre
d’Espagne au côté des républicains, interné à Dachau, a refusé
d’être enrôlé dans la Waffen SS.
J’ignore si Walesa a fait sa déclaration stupide et ignoble sur la suggestion de l’un de
ses conseillers. Si c’est le cas, il devrait se passer de ses services. Si toutefois c’était le résultat de son verbiage irréfléchi, Walesa devrait y
réfléchir à deux fois avant de dresser ce curieux
bilan de la vie du grand écrivain. Les études littéraires n’ont jamais été son fort.
De quoi parle-t-on ? Il s’agit d’un acte
répréhensible et condamnable, certes, mais
commis par un adolescent, il y a une soixantaine d’années. Un acte auquel Grass a profondément réfléchi et qui a été effacé par tout
ce qu’il a fait et écrit par la suite. Dans ses
romans et ses essais, dans ses apparitions
publiques et ses interviews, Grass n’a eu de
cesse de critiquer et de démasquer le nazisme
et les crimes nazis commis en Pologne. Pendant longtemps la Pologne n’a eu en Allemagne
d’ami plus fidèle et plus désintéressé. Il en a
payé le prix. Les nationalistes allemands l’ont
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
46
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
attaqué sans répit quand il répétait que les Allemands devaient reconnaître définitivement
la ligne Oder-Neisse [qui marque la frontière
germano-polonaise depuis 1945, mais qui n’a
été reconnue officiellement par la RFA et la
RDA qu’en 1990]. Les communistes, de leur
côté, l’attaquaient pour son soutien obstiné à
l’opposition démocratique polonaise, pour sa
collaboration avec la presse clandestine polonaise et pour sa défense des prisonniers politiques en Pologne. Oublier tout cela aujourd’hui est bête et ingrat ; le gommer à cause
d’une erreur de jeunesse commise en 1944 est
tout simplement indécent.
Les adolescents commettent des tas d’erreurs – Lech Walesa est bien placé pour le savoir
puisqu’il a admis dans son livre de souvenirs
qu’il avait commis des actes qu’il a ensuite
considérés comme des erreurs répréhensibles.
Mais tout ce qu’il a fait ensuite les a annulés.
Nous, Polonais, exigeons à juste titre que
l’opinion publique allemande comprenne que
les agissements d’Erika Steinbach [présidente
de la Fédération des expulsés des anciens territoires allemands de l’Est] et de ses collaborateurs insultent la mémoire collective et le sens
moral des Polonais. Nous voyons en eux (à juste
titre, une fois de plus) des obstacles semés sur le
chemin de la réconciliation germano-polonaise.
Or c’est Günter Grass qui a décrit, dans Le
Tambour, les expulsions d’Allemands de Gdansk
avec un réalisme inégalé ; c’est ce même Grass,
dont la sœur a été plusieurs fois violée par les
expulsants – sujet qu’il a abordé lors d’un débat
à Gdansk –, qui a rappelé inlassablement que
les vrais coupables de tous les malheurs allemands étaient les nazis allemands, car ce sont
eux qui ont déclenché la Seconde Guerre mondiale en attaquant la Pologne. Günter Grass
s’est toujours montré très sensible à la mémoire
polonaise.
Est-ce vraiment si difficile pour nous, Polonais, de comprendre le drame des jeunes Allemands de l’époque, abêtis par l’endoctrinement
totalitaire de la propagande nazie et des Jeunesses hitlériennes, coincés dans le cauchemar
de la guerre, de comprendre leur peur des
bombes et la peur plus grande encore du bolchevisme qui arrivait de l’Est ? Est-ce vraiment
si difficile de comprendre que de nombreux
jeunes Allemands aient pu alors s’égarer ?
Grass n’a pas été le seul. Un autre Allemand,
du même âge, à la même époque, a lui aussi
servi pendant plusieurs mois sous l’uniforme
de l’armée hitlérienne. Cet Allemand s’est souvenu plus tard qu’au moment des grands
triomphes de l’armée allemande, en 1940, il
avait ressenti “une sorte de satisfaction patriotique”, bien qu’il fût issu d’une famille antinazie. Lech Walesa aurait-il aussi des objections
à son sujet ?
Je dévoile son identité, au cas où : cet Allemand s’appelle Josef Ratzinger, et il est désormais plus connu comme le pape Benoît XVI.
P.-S. : Je n’ai pas écrit ces quelques réflexions
pour rassurer Günter Grass en lui disant qu’il
a en Pologne de nombreux amis qui le respectent et l’admirent, ou pour le défendre – ce
grand écrivain et cet homme formidable n’a
pas besoin de mon aide. Je les ai écrites pour
défendre Lech Walesa – contre lui-même.
Adam Michnik*
* Directeur du plus grand quotidien de Varsovie, Gazeta
Wyborcza.
p47 économie ouverture
21/08/06
17:54
Page 47
économie
■ économie
Quand
les mineurs
réclament leur
part du gâteau
p. 48
Carriéristes,
un conseil :
renoncez
à la barbe p. 48
■ sciences
Des livres
électroniques
pour les écoles
d’Afrique p. 49
Des vessies
de rechange
fabriquées
en laboratoire
i n t e l l i g e n c e s
●
Déferlante de polos vietnamiens en 2007
MONDIALISATION Le
Vietnam, qui a
libéralisé son économie
à marche forcée pour
intégrer l’Organisation
mondiale du
commerce, semble
enfin toucher au but.
Au grand bonheur de
son industrie textile.
■
et européens, même quand elle s’est
mise à consacrer l’essentiel de sa production à l’exportation. L’Etat exigeait
qu’elle s’adresse à des sociétés de
négoce publiques pour commercialiser ses produits. Ce système est sur le
point de disparaître. “Après l’adhésion
à l’OMC, nous travaillerons étroitement
avec nos acheteurs, explique Nguyen
Thanh Binh. Cela sera très difficile pour
les entreprises publiques, car leur personnel n’a jamais eu le droit de le faire auparavant. Nous n’avons ni les compétences
ni les connaissances nécessaires.” Hanosimex compte donc for mer ses
dirigeants et ses cadres chargés de l’international pour en faire des commerciaux chevronnés. Certains ont déjà
été envoyés en stage au Japon ou à
Hong Kong.
La pauvreté recule
PIB par habitant
(en milliers de dollars, à parité de pouvoir d'achat)
1990
2003
Thaïlande
Chine
Philippines
Vietnam
Cambodge
THE WASHINGTON POST (extraits)
Washington
p. 50
0
3
6
9
DE HANOI
Proportion de la population vivant
avec moins de 1 dollar par jour (en %)
i n t e l l i ge n c e s
D
Cette musique
qui nous trotte
dans la tête
p. 50
■ multimédia
Images de
guerre, guerre
des images
p. 51
1990
LES ENTREPRISES D’ÉTAT
VONT SOUFFRIR
2003
Thaïlande
Chine
Philippines
Vietnam
Cambodge
0
■
Calendrier
L’adhésion
du Vietnam à l’OMC
nécessite l’aval
des 149 pays
membres. Depuis
la signature
d’un accord
bilatéral avec
les Etats-Unis,
qui faisaient traîner
les choses, cette
condition est enfin
remplie. L’OMC
espère boucler
les dernières
négociations
à l’automne,
afin d’accueillir
le Vietnam
en son sein avant
le sommet du Forum
de coopération
économique
Asie-Pacifique,
organisé à Hanoi
en novembre
prochain.
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
47
10
20
30
40
50
tissant des “relations commerciales normales et permanentes”.
En attendant, Hanoi a déjà restructuré la réglementation des entreprises
et des investissements. Désormais,
toutes les sociétés, qu’elles soient nationales ou étrangères, publiques ou privées, doivent être traitées sur un pied
d’égalité. D’autres lois sont en cours
d’élaboration afin de moderniser l’industrie pharmaceutique, la protection
sociale et la fiscalité. “La perspective de
l’adhésion à l’OMC induit visiblement
des changements considérables au Vietnam”, constate Jonathan Pincus, économiste au Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD).
“La grande majorité de ces changements
sont positifs.Mais le plus gros reste à faire.”
Près de vingt ans de libéralisation économique ont contribué à faire du Vietnam l’une des économies les plus dynamiques d’Asie. Malgré une corruption
généralisée et une bureaucratie tatillonne, le PIB a augmenté de 50 % au
cours des cinq dernières années.
LES CADRES SONT ENVOYÉS
EN STAGE AU JAPON
Depuis qu’elle est entrée chez Hanosimex, il y a vingt-quatre ans, Nguyen
Thanh Binh a grimpé les échelons jusqu’au poste d’administratrice déléguée.
Entre-temps, l’entreprise d’Etat s’est
considérablement développée : elle
emploie désormais 6 000 personnes et
réalise un chiffre d’affaires annuel de
80 millions de dollars. Aujourd’hui,
Mme Binh et ses collaborateurs doivent
réapprendre leur métier. La société a
toujours eu peu de contacts directs
avec les acheteurs américains, japonais
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Sources : Banque mondiale, “The Economist”
evant l’entrée de la Société
de textile-habillement de Hanoi
(Hanosimex), un panneau montre deux ouvriers enthousiastes
contemplant le ciel, les bras dressés
dans une ferveur toute prolétarienne,
devant un paysage industriel. Des slogans exhortent les travailleurs au zèle
et à la solidarité.
Si ce panneau appartient à l’époque socialiste, le hall d’entrée de
l’entreprise de textile est en revanche
tourné vers l’avenir. La réception est
pavoisée aux couleurs de quarante
pays, avec le drapeau américain stratégiquement placé au centre.
Dans la perspective de son adhésion à l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), le Vietnam redouble d’efforts pour s’ouvrir au reste du
monde. Des changements fondamentaux sont en cours, à l’Assemblée nationale comme dans les usines, où des
rangées de machines à coudre produisent survêtements, pantalons et
polos destinés au marché américain.
L’adhésion à l’OMC ouvrira de
nouveaux marchés à l’étranger mais
obligera le Vietnam à réduire les protections accordées à ses entreprises.
“Nous allons subir un choc puissant”,
confie Doan Duy Khuong, vice-président de la Chambre de commerce et
d’industrie vietnamienne. “Pour devenir plus forts, nous devons apprendre les
règles de la concurrence.”
Hanosimex a équipé cette année
ses filatures et ses usines de tricots de
nouvelles machines, afin d’accroître ses
capacités de production et d’améliorer la qualité de ses articles. L’entreprise, qui exporte déjà un peu plus de
la moitié de sa production, dont les
deux tiers vers les Etats-Unis, prévoit
une forte hausse de ses exportations.
La signature par Hanoi et Washington, fin mai, d’un accord commercial
bilatéral ouvre la voie à une adhésion
rapide du Vietnam à l’OMC, peut-être
dès la fin de l’année. [Les Etats-Unis
étaient le seul des 149 membres de
l’Organisation à ne pas avoir signé un
tel accord.] Ce texte, qui énumère les
mesures que le pays doit prendre pour
déréglementer son économie et ouvrir
progressivement son marché aux produits et aux services étrangers, doit
encore être ratifié par le Congrès américain. Ce dernier doit aussi accorder
au Vietnam le statut juridique lui garan-
Le textile et l’habillement se classent
au deuxième rang des exportations
vietnamiennes, après le pétrole brut,
et ce secteur pourrait connaître une
croissance considérable – comme
toutes les autres activités fondées sur
l’utilisation d’une main-d’œuvre bon
marché, comme l’industrie de la chaussure et l’électronique. Les patrons du
textile sont particulièrement optimistes.
Car, une fois admis à l’OMC, le pays
ne sera plus soumis à des quotas d’exportations vers les Etats-Unis. Le Vietnam est en effet l’un des rares pays à
devoir encore subir ce genre de restrictions depuis que l’OMC a supprimé
son système de quotas [avec le démantèlement de l’accord multifibres en janvier 2005]. Selon les agents du ministère du Commerce vietnamien, le pays
ne représente que 3,2 % des importations américaines d’habillement et de
textile. Mais l’adhésion à l’OMC risque
toutefois de coûter cher à cette filière,
puisque l’Etat va devoir réduire ses
subventions, comme les prêts préférentiels pour l’investissement et certaines activités de promotion commerciale. Selon Mme Binh, Hanosimex
a atteint une taille qui lui permettra de
se passer de ces soutiens. Sa principale
préoccupation, c’est de trouver suffisamment de tissu à importer pour
répondre à l’accroissement de la production prévu.
Le nouveau système commercial
va sans doute avoir des conséquences
plus dramatiques pour les entreprises
d’Etat qui devaient leurs bons résultats aux aides publiques, à l’instar des
laboratoires pharmaceutiques ou des
producteurs de ciment et d’engrais, et
qui vont être confrontées à une forte
concurrence étrangère. Le système
bancaire, dominé par des établissements publics inefficaces et souscapitalisés, risque également de souffrir quand les restrictions à la participation des capitaux étrangers auront
disparu. Pour Jonathan Pincus et la
plupart des experts, ce secteur reste
toutefois modeste et suscite encore peu
d’intérêt de la par t des grandes
banques internationales, ce qui lui laissera peut-être le temps de s’adapter
avant de devoir faire face aux attaques
de l’étranger.
Alan Sipress
p48 économie
22/08/06
12:53
Page 48
économie
Quand les mineurs réclament leur part du gâteau
du canadien INCO, ont cessé le travail
fin juillet après l’échec des négociations
salariales. Depuis, le dialogue est au
point mort.
■
Au Chili, au Canada et en
Afrique du Sud, des mines
de cuivre ou de nickel sont
paralysées par des grèves.
Les ouvriers veulent
eux aussi profiter
des bénéfices générés
par la flambée des cours.
LES CONFLITS SOCIAUX
FONT GRIMPER LES COURS
THE WALL STREET JOURNAL (extraits)
New York
’envolée des prix du cuivre, du
nickel et autres matières premières
donne des ailes aux syndicats de
mineurs à travers le monde : ils
organisent des grèves dans l’espoir
d’obtenir des hausses de salaire et une
amélioration de leurs avantages sociaux. De leur côté, les compagnies
minières, affirmant que les sommets
atteints ne sont qu’un phénomène passager, refusent de s’engager dans de
généreux accords collectifs qui leur lieraient les mains pour plusieurs années.
Dans la mine de cuivre d’Escondida, au Chili, quelque 2 000 mineurs
ont débrayé depuis le 7 août, exigeant
entre autres une hausse minimale de
13 % des salaires, une prime de sortie
de conflit et une autre, liée à l’augmentation des prix du métal. Le
groupe anglo-australien BHP Billiton,
actionnaire majoritaire, propose un
accord triennal comportant une augmentation des salaires de 3 % et une
prime de 16 000 dollars. [BHP a
L
Dessin de Javier
Lobato paru dans
Actualidad
Económica,
Madrid.
annoncé le 18 août la
suspension des négociations et
la fermeture provisoire du site,
reprochant aux grévistes d’avoir bloqué les routes pour empêcher des supplétifs d’accéder à la mine.]
Début août, Kumba Resources,
un grand producteur sud-africain de
minerai de fer, est parvenu à un accord
annuel avec 7 000 salariés après une
grève d’une semaine. La société a
accordé une hausse de 7,75 % aux
mineurs très qualifiés et de 9 % aux
autres. Selon Eddie Majadibodu, du
Syndicat national des mineurs, qui
compte 4 000 adhérents chez Kumba
Resources, le personnel s’estime globalement satisfait, même si on est loin
des 15 % réclamés initialement par le
syndicat. Au Canada, 117 ouvriers de
Voisey’s Bay Nickel Company, filiale
Selon les responsables syndicaux, le
moment est particulièrement propice
à l’action. Les profits des entreprises
flambent en même temps que les prix
[le bénéfice net d’Escondida a par
exemple triplé au premier semestre,
à 2,9 milliards de dollars]. Parallèlement, le nombre limité de mineurs
qualifiés dans certains pays rend plus
difficile le remplacement des grévistes.
Alors que, par le passé, les grèves dans
le secteur ont souvent fait long feu,
elles pourraient cette fois durer des
semaines, voire des mois, ce qui maintiendrait les cours à des niveaux élevés. Dès le début du conflit à Escondida, au Chili, les prix du cuivre ont
atteint un nouveau pic, en raison des
inquiétudes liées à l’approvisionnement
[principale mine de cuivre de la
planète, Escondida fournit 8 % de la
production mondiale]. BHP Billiton a
d’ores et déjà invoqué un cas de force
majeure afin de se prémunir légalement
contre toute pénalité pour non-respect
de ses contrats de livraison avec les
fondeurs. “C’est une industrie historiquement cyclique, ce qui explique la
réticence des compagnies à céder aux
revendications salariales”, commente
David Duckworth, analyste spécialisé
dans le cuivre chez CRU, un cabinet
londonien d’étude des matières premières. “Les prix sont tellement élevés que
nous nous trouvons actuellement en territoire inconnu.”
Comme l’explique Pedro Marin,
porte-parole syndical chez Escondida,
lorsque les prix ont touché le fond, en
2001, les mineurs ont réduit leurs exigences lors des négociations salariales
dans le but de préserver les emplois.
Maintenant, ils demandent leur part
du gâteau. “Nous avons accepté des sacrifices durant les sept années de vaches
maigres, alors nous voulons profiter des
sept années de vaches grasses”, ajoute
Pedro Marin. Ce à quoi Illtud Harri,
porte-parole de BHP Billiton, rétorque
que les mineurs d’Escondida gagnent
déjà 40 000 dollars par an en moyenne.
Partout dans le monde, patrons et
syndicats suivent de près ce conflit dont
l’issue pourrait influencer les négociations menées dans les autres entreprises. Chez Corporación Nacional del
Cobre de Chile (CODELCO), une
entreprise publique chilienne, les discussions débutent à l’automne.
Kris Maher, avec Carolina Pica au Chili
Hausse des cours
250
Evolution du prix du cuivre
et du nickel sur le marché
des métaux de Londres
(en %)
200
150
Cuivre
100
Nickel
50
0
– 50
2004
2005
2006
la vie en boîte
Carriéristes, un conseil : renoncez à la barbe
’étais récemment en train de lire le journal dans un café quand je suis tombé sur
une photo remarquable de Fernando Rodés,
le nouveau directeur général du groupe de
communication français Havas : il arborait
la barbe la plus spectaculaire que j’aie
jamais vue, mise à part celle de l’acteur
Richard Harris dans le rôle du Pr Dumbledore dans Harry Potter à l’école des sorciers.
Bien sûr, il y a toujours eu des hommes d’affaires prospères et barbus – le nom du propriétaire de Virgin, sir Richard Branson, vient
immédiatement à l’esprit – et il y a eu une
période, pendant les années 1970, où les
membres des conseils d’administration ressemblaient à une bande de figurants de
La Planète des singes. Mais, depuis
quelques dizaines d’années, les barbes sont
proscrites, comme le confirme une enquête
britannique menée en 2001. Ainsi, seuls
4 % des chefs d’entreprise pensent que la
pilosité est un atout. Cette photo de Fernando Rodés laisse donc entrevoir une intéressante possibilité : le retour des barbes
et autres ornements pileux dans le monde
des affaires. Pour vérifier si les attitudes
avaient changé, j’ai récemment décidé de
ne plus me raser. En attendant que ma barbe
J
d’un jour prenne un peu
animateurs au visage
d’ampleur, j’ai fait quelglabre. Le raisonnement
ques recherches. Et déjustifiant cette discrimicouvert que les barbes
nation est généralement
avaient vraiment mauaussi convaincant qu’une
vaise presse. En lisant
moustache d’adolescent.
cinq ar ticles pris au
On prétend souvent que
hasard, j’ai découver t
les poils du visage ne
une série d’asser tions
sont “pas hygiéniques”.
absurdes affirmant que
Ensuite, il paraît que le
“les hommes ne se laispublic n’aime pas les
sent pousser la barbe
barbes. Mais, lorsqu’on
que pour cacher quelque
regarde de près les
chose” ou que “les barenquêtes à l’origine de
bus n’ont pas l’air dignes
ces affirmations, on déde confiance”.
couvre qu’elles ont souMalheureusement, le
vent été commandées par
monde des affaires est
des fabricants de lames
Dessin de Christoph Niemann
aussi atteint par la pogode rasoir.
paru dans The New Yorker, Etats-Unis.
nophobie [phobie des
Au bout de dix jours, je
barbes] que les médias.
détestais ma barbe parce
D’innombrables conflits opposent emqu’elle me donnait l’air d’une version indoployeurs et poilus : des supermarchés qui
pakistanaise de Nietzsche (en plus joyeux)
refusent d’embaucher des barbus à certains
et qu’elle provoquait des commentaires sans
postes aux chaînes de télévision qui demanfin de la part de mes collègues – du genre :
dent à tous leurs employés apparaissant
“Ça ne met pas tes traits en valeur.”
à l’écran de se raser, en passant par les
La seule personne qui ait aimé ma barbe
camps de vacances qui ne veulent que des
est ma mère, qui en a déduit que j’avais fina-
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
48
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
lement redécouvert ma foi sikhe et que j’allais enfin céder à ses supplications et épouser une villageoise pendjabie.
De tous les inconvénients de ma barbe, les
pires ont été les commentaires de ceux à
qui je n’avais rien demandé. On dit que, dans
le monde des affaires, les hommes sont
moins jugés sur leur apparence que les
femmes. Mais, paradoxalement, ils sont
davantage l’objet de commentaires dès qu’ils
modifient leur physique, étant donné qu’ils
ont moins d’options esthétiquement parlant.
Les barbus prétendent parfois qu’ils gagneront plus de trois mille heures de vie, en
moyenne, en s’abstenant de se raser tous
les matins. Mais le problème est que tout
ce temps gagné servira à répondre aux commentaires relatifs à la barbe.
Les entreprises ont beau chanter les
louanges de la diversité, elles restent extraordinairement uniformes. La plupart préfèrent que leurs salariés soient conformistes,
voient les choses de la même manière et
aient une certaine présentation. Je présume
que, d’ici moins d’un an, la barbe de
M. Rodés aura disparu.
Sathnam Sanghera,
Financial Times (extraits), Londre
Sources : Reuters, “The Wall Street Journal”
MATIÈRES PREMIÈRES
825 p49-50 sciences
21/08/06
18:38
Page 49
sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
Des livres électroniques pour les écoles d’Afrique
ÉDUCATION Télécharger des
■
contenus pédagogiques par satellite
revient moins cher qu’imprimer
des livres. Après un premier succès
au Kenya, le système pourrait
concerner 20 000 élèves
des écoles rwandaises.
TECHNOLOGY REVIEW
Cambridge (Massachusetts)
e nombreuses villes et régions densément peuplées
d’Afrique retirent de précieux avantages des réseaux
de téléphonie mobile et de l’accès
à Internet. Mais il faudra encore
de nombreuses années avant que
les zones rurales de l’intérieur – où
vivent la majorité des Africains –
n’entrent, elles aussi, dans l’ère de
l’information : les enfants n’y ont
même pas de manuels scolaires
récents, encore moins d’ordinateurs connectés au web.
Ils pourraient cependant bientôt
recevoir un coup de pouce sous
la forme d’une technique de transmission en bande étroite par satellite
permettant le transfert de données
numériques dans un seul sens. Une
fondation suisse, BioVision, a réalisé
l’année dernière à l’école primaire de
Mbita Point, à la frontière entre le
Kenya et l’Ouganda, une expérience
pilote qui a donné à 60 enfants un
aperçu de ce qu’ils pourraient faire
avec ce système. L’école a été équipée
d’un récepteur satellite, des ordinateurs de poche fonctionnant sous
Linux ont été distribués aux élèves
et le contenu des derniers programmes
D
Dessin de VK
paru dans US News
& World Report,
Washington.
d’enseignement a été téléchargé directement à partir du site du ministère de
l’Education kényan. Selon BioVision,
procéder ainsi revient beaucoup moins
cher qu’acheter chaque année de nouveaux manuels scolaires.
DES SYSTÈMES RADIO
ÉQUIVALENTS DÉJÀ UTILISÉS
La fondation a aujourd’hui transformé
le projet, baptisé EduVision, en une
société de capital-risque nommée
Bridgeworks, qui espère devenir bientôt autonome. Bridgeworks a pris
contact avec les administrations chargées de l’éducation dans plusieurs pays
afin d’appliquer le système à grande
échelle. Le Rwanda s’est montré intéressé par un projet qui bénéficierait
à plus de 20 000 enfants dans 504 établissements secondaires. “Nous ne
pensons pas que l’entreprise fera de gros
bénéfices, mais ce sera suffisant pour lui
permettre de se développer”, explique
l’instigateur du projet, Matthew Herren, un Suisse qui a grandi au Kenya.
D’après lui, au moins un des pays avec
lesquels il est actuellement en discussion utilisera le système d’ici un an.
La bande passante est fournie par
WorldSpace, une entreprise de Silver Spring (Maryland) qui exploite
deux satellites géostationnaires positionnés l’un au-dessus de l’Asie et
l’autre au-dessus de l’Afrique.WorldSpace transmet depuis plusieurs années du contenu radio classique, par
exemple des signaux pour CNN ou
NPR [une radio américaine à but non
lucratif]. Certains pays d’Afrique, dont
le Kenya, ont utilisé ses services pour
transmettre des versions audio de
cours donnés en classe. Depuis deux
ans, WorldSpace alloue également
une partie de sa bande passante au
transfert de tous les autres types de
données numériques à un débit de
128 kilobits par seconde. C’est lent
pour un Occidental, mais suffisant
pour faire parvenir des textes ou télécharger régulièrement des supports
éducatifs. Les photos et les vidéos
demandent un temps plus important.
“L’une des raisons pour lesquelles les
systèmes éducatifs africains ont pris du
retard, en particulier en sciences, est qu’il
revient très cher de corriger et d’actualiser les programmes d’enseignement”, précise Calestous Juma, professeur de
développement international au Belfer Center for Science and International Affairs de l’université Harvard.
“L’Afrique attendait quelque chose de ce
genre depuis l’époque de Jules César”,
ajoute-t-il à propos de l’isolement où
se trouve l’intérieur du continent. Bien
que le système ne permette pas la circulation des données à double sens, il
peut avoir un gros impact sur la transmission d’informations concernant
l’éducation, la santé et l’agriculture.
Selon le président de WorldSpace, Srinivasan Rangarajan, son entreprise est
la seule à fournir dans de nombreuses
régions un service permettant de télécharger des données sur des ordinateurs bon marché équipés simplement
d’une antenne de petite taille, par
opposition aux grandes paraboles utilisées par les gouvernements.
David Talbot
la santé vue d’ailleurs
Des vessies de rechange fabriquées en laboratoire
ne équipe de chercheurs est parvenue à
fabriquer des vessies humaines en laboratoire et à les greffer sur des patients. C’est
la première fois que l’on fabrique en laboratoire non plus un lambeau de peau ou de
tout autre tissu, mais un organe interne complexe, et qu’on le transplante sur un être
humain. Les chercheurs annoncent qu’ils ont
déjà entamé de nouveaux travaux pour fabriquer des reins, des foies ou des cœurs de
rechange, qui pourraient résoudre les problèmes de pénurie de dons d’organes et de
rejets de greffes.
Anthony Atala, urologue de la faculté de
médecine Wake Forest à Winston-Salem
(Caroline du Nord), et ses collègues sont partis de cellules de vessies défectueuses prélevées sur sept enfants atteints d’une malformation congénitale pour fabriquer de
minces enveloppes tissulaires. Puis ils ont
greffé les organes, qui ont un peu l’apparence de pamplemousses évidés, à l’intérieur de la vessie des petits patients. L’équipe
a réalisé ces greffes en 1999 et a suivi l’évo-
U
lution des enfants
assure Steve Chung,
pendants plusieurs
qui étudie les cellules
années avant de pusouches pour la régéblier ses résultats
nération de la vessie
dans la revue médià l’Institut d’urologie
cale britannique The
avancée de l’Illinois,
Lancet. Chez les paà Spring Valley. Les
tients ayant bénéficié
cellules de peau culde cette technique
tivées artificiellement
particulièrement proont déjà trouvé de
metteuse, les résulnombreuses applitats ont été plus satiscations et les scienfaisants qu’ils ne le
tifiques cherchent
sont avec le traitedésormais à fabriment qui faisait jusquer des pièces ou
qu’à présent réfédes organes de rerence et qui consiste
change entiers pour
à rapiécer la vessie
pratiquement tous
Dessin de Miguel Santamarina
avec des greffons préles autres types d’orparu dans El Mundo, Madrid.
levés sur l’intestin.
ganes. La reconstrucLeur vessie fonctionnait mieux et présentait
tion de vessie constitue un progrès spectamoins de fuites. “Cela va incontestablement
culaire en ceci que “les scientifiques ont
ouvrir des perspectives passionnantes à tous
réussi à la réaliser sur l’homme et à démonles spécialistes d’ingénierie tissulaire”,
trer qu’elle fonctionnait bien”, souligne David
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DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Mooney, spécialiste d’ingénierie tissulaire à
l’université Harvard de Cambridge (Massachusetts). Les spécialistes rappellent toutefois que la vessie est un organe relativement simple par rapport à d’autres comme
le cœur.
Anthony Atala a annoncé que son équipe souhaitait affiner la technique afin d’en faire
bénéficier les patients présentant divers problèmes et maladies de la vessie. Les urologues aimeraient surtout l’adopter pour les
sujets atteints d’un cancer de la vessie, précise Steve Chung. Il pourrait cependant être
délicat de reconstruire une vessie à partir
des cellules prélevées chez un cancéreux,
car elles pourraient également être prédisposées au cancer. Une solution serait de prélever des cellules souches sur la moelle
osseuse, par exemple, et de les amener à
fabriquer du tissu de vessie, mais cette voie
de recherche n’est pas encore aussi aboutie que la technique mise au point par Atala
et son équipe.
Helen Pearson, Nature, Londres
825 p49-50 sciences
21/08/06
18:39
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sciences
Cette musique qui nous trotte dans la tête
PSYCHOLOGIE Les
petits airs de musique
entêtants
dont on n’arrive pas
à se débarrasser
se comportent comme
des virus. Ils sont
contagieux et
parasitent le cerveau.
ou la dernière que l’on entend le soir, ou
encore l’état de stress)”, note James Kellaris. La plupart du temps, nous ne faisons pas attention à nos vers d’oreille
dans la mesure où nous sommes bombardés à chaque instant de nouvelles
informations sonores, ce qui nous empêche de nous concentrer sur eux.
■
CHACUN A SA MÉTHODE POUR
S’EN DÉBARRASSER
THE GUARDIAN
Londres
vez-vous vu Mission :Impossible III
cette année ? Si oui, il se peut que
la bande originale de ce film vous
trotte encore dans la tête. D’après
James Kellaris, professeur de marketing à l’université de Cincinnati, ce
générique se classe au sixième rang de
la liste des dix chansons les plus obsédantes aux Etats-Unis, après un tube
de Kylie Minogue et devant le thème
de la série Happy Days. Son étude, intitulée La Dissection des vers d’oreille
– Nouveaux éléments sur le phénomène
des chansons qui vous trottent dans la tête,
montre que près de 99 % des sujets
ont eu un jour ou l’autre ce qu’il appelle
des “vers d’oreille”, c’est-à-dire un de
ces airs entêtants dont on n’arrive pas
à se débarrasser. “Ils semblent se répéter
dans l’esprit de leur pauvre victime, que
cela plaise ou non à celle-ci”, explique le
chercheur. Les épisodes de crise peuvent durer en moyenne plusieurs
heures et se produire assez fréquemment chez les “malades chroniques”.
Le terme “ver d’oreille” vient de
l’allemand Ohrwurm, et désigne une
“démangeaison musicale” du cerveau.
Cette expression peut induire en erreur, car il n’est pas du tout question
de petites créatures ressemblant à des
asticots, qui se glisseraient dans l’oreille
de quelqu’un pour déposer leurs œufs
dans son cerveau. En réalité, le comportement du ver d’oreille musical ressemble plutôt à celui d’un virus : il se
fixe sur un hôte et se maintient en vie
en se nourrissant de la mémoire de
celui-ci. Et, comme l’ont montré des
chercheurs du Dartmouth College,
dans le New Hampshire, le ver d’oreille
ne sévit pas dans l’oreille, mais dans le
cortex auditif. Celui-ci stocke nos souvenirs auditifs et c’est là – dans l’“iPod
du cerveau” – que les vers d’oreille élisent domicile. “Nous avons trouvé que
le cortex auditif, qui est actif quand un
sujet écoute une chanson, était réactivé au
moment où celui-ci imaginait qu’il l’écoutait”, rapporte David Kraemer, étudiant de troisième cycle en sciences
cognitives et responsable de l’étude
réalisée à Dartmouth.
A
Dessin de Springs,
The Daily
Telegraph, Londres.
L’équipe de chercheurs a alors
demandé aux étudiants sur lesquels
portait l’étude d’indiquer les chansons
qu’ils connaissaient et celles qu’ils ne
connaissaient pas, et a dressé pour chacun une liste de chansons favorites.
Satisfaction des Rolling Stones et Yellow Submarine des Beatles figurent
parmi les chansons les plus connues,
tandis que l’Ode à la joie de Beethoven
et la chanson du générique de La Panthère rose figurent parmi les airs instrumentaux les plus populaires. “Nous
avons utilisé un IRM pour étudier l’activité cérébrale des sujets. Nous leur avons
fait écouter des extraits de chansons, puis
avons coupé le son pendant 3 à 5 secondes,
explique David Kraemer. Nous ne leur
avions pas dit que nous allions couper le
son. Les sujets ont automatiquement
retrouvé le passage manquant des chansons qu’ils connaissaient bien. Le cortex
auditif, qui s’est activé pendant les silences,
a continué de ‘chanter’. Mais ils n’ont
plus rien entendu dès que nous avons
coupé le son des chansons qu’ils ne
connaissaient pas.”
Pour le jeune chercheur, la réapparition des images auditives dans l’esprit pourrait donc être causée par une
activation de cette zone du cortex. Un
phénomène qui fait penser à une “perception à l’envers”. En effet, le processus emprunte la même voie neuronale que la vraie perception, mais en
sens inverse.Toutefois, on ne connaît
pas vraiment ce qui déclenche le souvenir d’une chanson particulière – qui
fait qu’elle vient à l’esprit d’un sujet et
qu’elle lui trotte dans la tête. Cela peut
être dû à n’importe quoi : un titre, une
pensée ou le souvenir d’une expérience
passée liée à une mélodie. Cela pourrait être seulement quelques notes qui
incitent le cerveau à se rafraîchir la
mémoire et à trouver les parties manquantes de la chanson. “Les vers d’oreille semblent constituer une interaction entre
les propriétés de la musique (les chansons
accrocheuses sont simples et répétitives),
les caractéristiques des individus (une tendance à la névrose plus ou moins prononcée) et le contexte ou la situation (la
première chanson que l’on entend le matin
BFM et Courrier international présentent l’émission “GOOD MORNING WEEK-END”
animée par Fabrice Lundy, rédacteur en chef de BFM, et les journalistes de la rédaction
de Courrier international.
Tous les samedis de 9 heures à 10 heures et les dimanches de 8 heures à 9 heures
Fréquence parisienne : 96.4
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
50
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Cependant, personne ne réagit de la
même manière à ce syndrome des
chansons obsédantes. James Kellaris
a montré que les femmes y sont plus
sensibles que les hommes. Et les musiciens que les non-musiciens. “Les musiciens sont probablement plus sujets aux
vers d’oreille à cause de leur contact plus
étroit avec la musique et à cause des répétitions, précise-t-il. Mais, pour ce qui est
des femmes, cela reste un mystère.” Toujours selon lui, les vers d’oreille posent
cependant plus de problèmes aux personnes anxieuses. Quand les vers
d’oreille posent problème, que faire ?
“Certains ne jurent que par les ‘airs gommants’: ceux qui ont une capacité mystérieuse à manger n’importe quel autre ver
d’oreille. Si quelqu’un chante cet air gommant, il se délivre, mais ce nouvel air
risque de remplacer le ver d’oreille et de
trotter à son tour dans la tête”, ajoute le
chercheur. Autre solution : refiler votre
ver d’oreille à quelqu’un d’autre. Les
partager permet apparemment de se
soulager. Ou encore, si une chanson
vous obsède parce que vous ne pouvez pas vous souvenir de certaines
paroles ou de sa chute, écoutez-la ou
chantez-la entièrement – peut-être cessera-t-elle de vous poursuivre. “Ce qui
fonctionne assez bien, chez les personnes
tourmentées par les vers d’oreille, c’est
de leur demander d’où cela vient”, estime
Diana Deutsch, professeur de psychologie à l’université de Californie à
San Diego. “Les gens chantent en même
temps que ce qui se passe dans leur tête,
c’est pourquoi la musique reflète une pensée enfouie dans un coin du cerveau, servant en quelque sorte de pense-bête personnel. S’ils se souviennent de cette
pensée-là, la musique quitte souvent leur
esprit.” La chercheuse ajoute malicieusement qu’il suffit peut-être de se rappeler la règle d’or de la relation entre
les hommes et les vers d’oreille : si on
les soigne, les vers disparaissent en une
journée ; sinon, ils partent en vingtquatre heures…
Les scientifiques trouveront peutêtre un jour un vaccin contre les vers
d’oreille. Il faudrait pour cela mieux
comprendre les 1 % de personnes qui
sont immunisées contre ce mal. Au
fait, le sont-elles vraiment ? James Kellaris pense que “les personnes qui prétendent qu’elles n’ont jamais été obsédées
par une chanson mentent ou ne s’en souviennent pas”.
Vadim Prokhorov
825p51 bis
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multimédia
i n t e l l i g e n c e s
●
Images de guerre, guerre des images
DÉONTOLOGIE Le récent conflit
■
au Liban a une nouvelle fois
souligné les difficultés qu’ont
les médias à assurer un traitement
équilibré de l’information. Une
tâche particulièrement ardue dans
notre monde dominé par l’image.
THE NEW YORK TIMES
New York
es guerres créent souvent des
difficultés journalistiques. L’affaire des photographies truquées
venues du Liban n’est qu’un aspect d’un problème bien plus vaste :
celui du rôle des images dans la couverture d’un conflit.
Beaucoup de médias américains
ont énormément de mal à déterminer comment et dans quelle proportion ils doivent montrer des images
de civils morts ou blessés, lorsque les
pertes d’un camp sont largement
supérieures à celles de l’autre. Le calcul est rendu d’autant plus difficile
qu’il s’agit d’un conflit israélo-arabe,
un sujet qui embarrasse les journalistes plus que tout autre, et que le
Hezbollah, considéré comme une
organisation terroriste par le gouvernement des Etats-Unis, y est impliqué. Un autre facteur vient compliquer leur choix, à savoir l’impact de
la photographie et de l’image télévisuelle, qui ont un pouvoir d’évocation
– et de provocation – que n’ont pas
l’écrit ou l’oral.
L
L’ORIGINALITÉ ET LA
PERTINENCE SONT PRIMORDIALES
“Ce qui influence les gens, c’est l’image,
fixe ou animée”, explique Jane Arraf,
membre du Council on Foreign Relations [un think tank spécialisé dans
les relations internationales] et
ancienne chef du bureau de CNN à
Bagdad. “Quand on n’est pas vraiment
concentré ou intéressé par un sujet, ce
qu’on retient, à la fin de la journée, ce
sont des images très simples”, poursuitelle. Les journalistes et les directeurs
des journaux, des magazines, des
radios et des chaînes de télévision
câblées disent n’imposer aucune règle
d’équité dans la couverture du conflit.
“Ce n’est pas un événement sportif, où
il suffit d’additionner les points marqués
par chaque équipe”, précise Jonathan
Klein, président de CNN Etats-Unis.
Mais ils se disent soucieux de maintenir un équilibre approximatif sur la
durée. Et ils font tout particulièrement attention aux images, à cause
de leur puissance. “Les photos sont plus
difficiles à manier que les mots parce
qu’une grande partie de leur contenu
relève de l’émotion et parce qu’on ne peut
pas y apporter de modifications”, estime
Bill Keller, directeur de la rédaction
du New York Times.
Dans le traitement suivi d’un sujet
comme le conflit israélo-libanais,
ajoute Bill Keller, le journal fonde ses
choix de photos sur un ensemble de
facteurs, parmi lesquels la qualité de
Dessin
d’El Roto paru dans
El País, Madrid.
■ “Time”
Dans son édition
américaine du
14 août, Time publie
ces deux images
qui montrent
les conséquences
de la guerre
que se sont livrée
l’armée israélienne
et le Hezbollah.
Accompagnées
d’un texte
très court, les deux
photographies
(à gauche, en Israël,
à droite, au Liban)
avaient pour but
d’alerter l’opinion
publique américaine
sur ce conflit
meurtrier. L’article
commençait
par une citation
de l’ancien
président américain
Jimmy Carter
selon laquelle
“nous n’apprendrons
jamais à vivre
ensemble en paix
si l’on ne cesse pas
de tuer nos enfants”.
l’image, son originalité et sa pertinence. “On ne se dit pas : ‘Hier, on a
montré des morts libanais innocents,
aujourd’hui il faut qu’on montre des
morts israéliens innocents’, poursuitil. Mais on se donne pour objectif d’exposer à la longue toutes les conséquences
de la guerre.” Pour David Friend,
directeur artistique de Vanity Fair et
ancien directeur de la photographie
de Life, cet objectif est particulièrement difficile à atteindre avec des photos, parce qu’elles expriment mieux
que tout autre support la force de
situations dramatiques. “Dans un
espace réduit, elles concentrent énormément de niveaux de sens”, explique
Friend, dont le livre Watching theWorld
Change :The Stories Behind the Images
of 9/11 [Voir le monde changer : ce
qu’il y a derrière les images du 11 septembre], vient de paraître aux EtatsUnis. “Elles sont l’équivalent artistique
de la force atomique.Tant d’énergie dans
un si petit espace ne peut qu’exploser.”
Il y a deux semaines, le magazine
Time illustrait un article intitulé “Unintended Targets” [Cibles accidentelles,
voir ci-dessous] avec deux photos présentées côte à côte. A gauche, une
petite fille en pleurs se cramponne à
sa mère au service des urgences d’un
hôpital israélien.Toutes deux ont été
blessées par une roquette du Hezbollah. A droite, un paysage de sacs
mortuaires après le bombardement
d’un immeuble de Cana par les Israéliens. On distingue le cadavre d’un
jeune garçon à travers un linceul en
plastique. Bien qu’il ait toujours le
souci de l’équité, nous a expliqué
Richard Stengel, rédacteur en chef de
Time, ce critère n’a pas été déterminant dans le choix des photos. “Si les
photos sont côte à côte, c’est parce qu’il y
a une sorte d’équilibre esthétique, et pas
nécessairement idéologique. Ce qui est
important, ici, ce n’est pas de prendre
parti, mais de montrer la souffrance des
gens des deux côtés”, précise-t-il. Pour
Jon Banner, producteur exécutif de
l’émission World News with Charles
Gibson [L’actualité internationale avec
Charles Gibson] sur la chaîne ABC,
la complexité de la problématique et
la puissance des images ont fait de ce
dernier conflit l’événement le plus difficile à couvrir de l’histoire récente.
La chaîne a diffusé la plupart du
temps un sujet sur le Liban et un
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
51
autre sur Israël pour rendre compte
des deux côtés de la guerre.
D’aucuns voient cela comme un
manquement au devoir journalistique.
Pour certains contempteurs d’Israël,
le nombre de morts et les dégâts
matériels étant plus importants côté
libanais, les sujets sur le Liban
devraient être plus nombreux. Toute
autre façon de faire trahirait un parti
pris pro-israélien. Pour les partisans
d’Israël, une telle approche met les
deux camps sur un pied d’égalité
morale pernicieux. Israël, estimentils, est un Etat démocratique qui
exerce son droit à l’autodéfense, alors
que le Hezbollah est une organisation
terroriste qui utilise le peuple libanais
comme bouclier humain.
Les près de cinq semaines de
combats qui ont précédé l’entrée en
vigueur du cessez-le-feu négocié par
les Nations unies ont fait plus de
1 000 morts au Liban, majoritairement des civils, et environ 150 en
Israël, majoritairement des soldats.
Avec de tels chiffres, accorder le
même nombre de photos à chaque
camp équivaut pour Jane Arraf à leur
accorder “une équivalence morale erronée”. “La mort de centaines de civils
n’égale pas vraiment la mort de
dizaines de civils et de soldats”, estimet-elle. Mais, pour d’autres, cet argument occulte les véritables enjeux de
cette guerre.
“La règle de la proportionnalité n’a
aucun sens dans un conflit de ce type”,
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
affirme Charles Johnson, qui a montré dans son blog Little Green Footballs [<littlegreenfootballs.com/web
log>] qu’un photographe indépendant travaillant pour Reuters avait
truqué ses clichés pour faire paraître
les dégâts causés par les frappes israéliennes sur Beyrouth plus graves
qu’ils ne l’étaient. Il pense que le
Hezbollah n’a aucune morale et
aucun scrupule à sacrifier des civils.
C’est également l’avis de [l’expert
militaire néoconservateur] Max Boot,
membre du Council on Foreign Relations, pour qui “le Hezbollah est en
train de gagner la guerre des images
parce qu’on n’attire pas l’attention sur
sa tactique immorale et excessive, sans
parler de son objectif, qui est de rayer
Israël de la carte”.
DES RÉDACTEURS EN CHEF QUI
NE CÈDENT PAS AUX PRESSIONS
Aussi bien pour Max Boot, qui signe
une chronique hebdomadaire dans le
Los Angeles Times, que pour Victor
Davis Hanson, chroniqueur et membre de la Hoover Institution [un think
tank conservateur], les pertes civiles,
si elles sont toujours regrettables, n’ont
jamais été un critère pour juger si une
guerre est juste ou non.Toujours selon
eux, si pendant la Seconde Guerre
mondiale les médias avaient publié
photo sur photo de victimes allemandes et japonaises des bombardements alliés, cela n’aurait rien changé
à la moralité de la cause. Davis Hanson considère que les images des souffrances des Libanais sont en supériorité numérique et voudrait un
traitement plus équilibré. “Ce n’est pas
ma faute si les Katioucha sont encore primitives et n’ont pas de charge nucléaire.”
Les directeurs des médias, qui sont
depuis longtemps blindés contre les
récriminations des uns et des autres
sur leur façon de traiter l’actualité du
Proche-Orient, disent avoir évité de
céder aux exigences des récriminateurs.
“Ce qu’ils veulent, ce n’est pas que vous
traitiez le sujet de façon équilibrée, affirme
Bill Keller, mais que vous présentiez la
guerre telle qu’ils la voient.” “Notre travail n’est pas de décider si un camp mérite
plus d’attention ou moins que l’autre,
ajoute Jon Banner, d’ABC. Notre travail est d’informer.”
Lorne Manly
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voya ge
●
ÉCOTOURISME AU GABON
Gorilles et
baleines au
rendez-vous
Bienvenue dans le parc de l’Ivindo, l’une
des réserves naturelles où l’on peut observer
la plus grande variété d’espèces animales.
D (LA REPUBBLICA DELLE DONNE)
Milan
aillée dans un tronc d’okoumé, la pirogue
glissait sur les eaux brunes de l’Ivindo. Les
lampes à pétrole étaient allumées à l’arrière
du bateau et mes chaussures de marche posées
sur la proue. J’avais l’impression de voyager suspendu au-dessus de l’hyperespace vert sombre
qui m’entourait. Les sons de la forêt étaient pareils
à des murmures et le ciel disparaissait avec la rapidité de l’éclair. Dans cette région du monde,
l’équateur, il faut avoir l’oreille fine et un œil de
lynx. Ici, la nature est une tempête de détails
infimes difficiles à déchiffrer. Si l’on passe son
chemin, c’est tout un univers de perdu. Mais il
faut du temps et de la patience et, comme toujours,
nous étions pressés.
Nous avons descendu le fleuve sur cinq autres
milles avant de percevoir le fracas des chutes de
Kongou, un ouragan de décibels aussi puissant
qu’une averse sur les toits de tôle d’un bidonville.
Le campement se trouvait juste de l’autre côté du
dernier rapide précédant le grand saut. Nous
avions quitté de bon matin le marché de Makokou, une ville sans charme du nord-est du Gabon,
où nous étions arrivés de la capitale, Libreville,
après une nuit de train et une journée de 4 x 4.
Pour des raisons mystérieuses, il n’y avait aucun
avion cette semaine-là ; nous avions donc été
contraints de faire tous nos déplacements par voie
terrestre. Mais nous étions enfin arrivés. Après avoir
fait le plein de provisions (bières Regab, légumes,
fruits frais, soupes déshydratées et une bouteille de
gin pour combattre l’ennui et l’humidité de la
forêt), nous avons rassemblé l’équipage à Loaloa, un petit village qui survit grâce à l’exploitation
des bancs de sable du fleuve. Assis en équilibre
instable sur ces coques de noix creusées à la main,
nous avons ainsi franchi une douzaine de rapides.
Dans les passages difficiles, les rameurs prenaient
pied sur les rochers pour diriger les pirogues. Ce
n’était pas vraiment dangereux, mais le fleuve était
pratiquement à sec. Et il n’y avait pas d’autre
moyen de parcourir les 40 kilomètres qui séparaient
Makokou des chutes et du campement.
Nos embarcations étaient de longues pirogues
très fines, au fond presque plat, construites spécialement pour naviguer sur les eaux basses de
la saison sèche. Mais il y avait tellement peu d’eau
T
Des éléphants
sur les rives du fleuve
Ogooué dans
le parc de Loango.
Les cascades
de Kongou,
un des hauts lieux du
tourisme au Gabon.
Reportage photo
de Davide
Scagliola/ANA
que, par endroits, nos pirogues s’échouaient sur
les galets. Toutes nos affaires étaient empilées à
l’arrière ; les bateliers mettaient toute leur habileté à essayer de ne pas trop mouiller le matériel
et les provisions. Nous aurions pu traverser à pied
ces espaces tanniques, tout à la fois liquides et
végétaux. Mais nous avions choisi de naviguer.
L’entreprise n’était pas facile, mais nous avancions.
La nuit nous accueillit autour d’un bon feu
et d’une soupe de poisson épicée mijotant dans la
marmite. Le grondement des chutes devenait soporifique – et le gin n’aidait nullement à nous tenir
éveillés. D’épais nuages finissaient d’obscurcir le
ciel au-dessus des frondaisons. Il ne nous restait
plus qu’à nous blottir dans notre sac de couchage.
Lorsqu’on se réveille en pleine forêt, on ne sait
jamais quel temps il fait. La lueur du jour suffit
à peine à éviter les serpents et à trouver le chemin
des latrines. Le soleil ne pénètre jamais directement, il rebondit de branche en branche, diffusant une lumière gélatineuse. Encore tout ensommeillés, nous descendîmes à pied jusqu’aux chutes
pour découvrir une nouvelle journée nuageuse de
mousson. Nous nous baignâmes en compagnie de
quelques garçons du village, tandis que Firmin,
notre guide, et son jeune assistant jetaient leurs
filets dans la lagune écumeuse. Ils s’occupaient du
repas tandis que nous lavions le linge (qui ne sécha
plus du tout jusqu’à notre arrivée à Libreville) tout
en croquant des biscuits et en discutant de la façon
de continuer à sauver la forêt primaire environnante des grandes compagnies forestières.
Les deux principales ressources du Gabon sont
le bois et le pétrole. Après la décolonisation et l’indépendance, obtenue en 1960, et avec l’arrivée des
grandes compagnies pétrolières et forestières, l’économie du pays a changé très rapidement. Des flots
de devises ont envahi les caisses de l’Etat, détériorant sensiblement les habitudes de travail des
habitants. Ici, ce sont surtout des Camerounais,
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
52
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
des Congolais et des Guinéens qui effectuent les
tâches les plus pénibles. Dans les hôtels et les restaurants, l’hospitalité et le service frôlent l’indifférence. Mais le pays possède tant de ressources et
une telle diversité d’écosystèmes qu’il vaut la peine
de débourser les sommes exorbitantes que demandent les compagnies aériennes – dans un régime
de monopole – pour relier l’Europe au Gabon.
En 2002, lors du Sommet de la Terre de
Johannesburg, le président gabonais, Omar Bongo
Ondimba, stupéfia ses collègues africains en déclarant que son pays avait l’intention de changer de
cap en diminuant les quotas d’extraction de bois
et en créant simultanément au moins treize nouveaux parcs nationaux. Les Etats-Unis, par l’intermédiaire de leur secrétaire d’Etat de l’époque,
Colin Powell, promirent une aide de 50 millions
de dollars. Même les compagnies forestières acceptèrent de se déplacer et quittèrent certaines zones
désormais protégées pour s’installer quelques kilomètres plus loin et poursuivre l’abattage dans des
zones moins sensibles. C’était mieux que rien,
bien sûr. Plus de 11 % du territoire – presque
30 000 kilomètres carrés de forêt pluviale – ont
été déclarés zones d’intérêt naturel mondial (seul
le Costa Rica possède un pourcentage de territoire protégé aussi élevé).
Sur le papier, il s’agissait d’une opération
médiatique très réussie. En collaboration avec
la Wildlife Conservation Society et d’autres associations de défense de l’environnement, on a pu
établir les bornages et résoudre les conflits avec
les sociétés forestières, qui disposaient de contrats
en béton signés avant les décisions présidentielles.
Cependant, si on y regarde de plus près, la situation est moins enthousiasmante. Pas un seul garde
n’a encore été embauché par le parc de l’Ivindo.
Les autorités n’exercent pratiquement aucun
contrôle sur l’ensemble de son étendue. Et les
compagnies forestières ne respectent guère les
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carnet de route
Y ALLER ■ Air France dessert le Gabon au départ
de Paris quatre fois par semaine (lundi, mercredi, vendredi et dimanche). Un billet d’avion
aller-retour réservé dix jours à l’avance coûte
environ 1 000 euros. Sur place, il est conseillé
de se déplacer en taxi dans les villes ou de louer
une voiture tout-terrain. Certains sites touristiques de l’intérieur du pays ne peuvent être
atteints qu’en avion ou en pirogue.
À SAVOIR ■ La monnaie utilisée dans le pays
est le franc CFA, commun à la majorité des
anciennes colonies françaises. Le taux de
change est fixe (1 euro = 655 francs CFA). Les
paiements par car te bancaire ne sont pas
acceptés. Ne pas oublier de prévoir des produits antimoustiques ainsi que des médicaments préventifs contre le paludisme.
limites des parcs. Il existe toutefois un certain
nombre d’organismes, de fondations et d’associations qui font un vaste travail de sauvegarde et
de recherche (WCS, Trust the Forest, WWF,
Union européenne) et emploient du personnel
local formé par eux. En somme, il s’agit d’un compromis qui a réussi à susciter un regain d’intérêt au niveau international, dont a également
bénéficié le pays. Le voyage du naturaliste Mike
Fay a participé à cette action. En 2002, il a été
chargé par la revue National Geographic de traverser à pied une immense zone de l’Afrique centrale, entre Congo et Gabon. Ses articles pour
la défense du patrimoine naturel de la région et
ses photographies d’animaux en liberté dans ce
qui ressemble à un dernier éden ont aidé les naturalistes à convaincre les politiques.
Aujourd’hui, le Gabon rêve de devenir le Costa
Rica de l’Afrique, la destination d’un écotourisme
à très forte valeur ajoutée. Lorsqu’on voyage à travers le pays, on découvre une situation curieuse.
Ainsi, grâce aux routes et aux pistes autrefois
ouvertes par les bulldozers des sociétés forestières,
on peut faire de l’écotourisme dans des régions
très difficiles d’accès. Les routes ouvertes par les
prospecteurs des compagnies pétrolières dans le
sud du pays servent au même usage. Autrefois
fléaux inévitables, ces routes permettent désormais de découvrir des parties de la forêt qui
seraient autrement inaccessibles. Au milieu de
Observatoire
de la vie animale
du parc de Langoué,
d’où l’on peut
apercevoir des
éléphants, des buffles
et des grands singes.
10° Est
O CÉAN
A T L A N T I QU E
CAMEROUN
PN de
Minkébé
GUINÉE
ÉQUATORIALE
Cap
Estérias
Makokou
do Loa Loa
Ivin
Chutes de Kongou
Libreville
Equateur
PortGentil
Parc national
de l’Ivindo
Lambarené
Lekoni
G A B O N
Ng
Lagune
de Rembo
200 km
CONGO
PN de
Mayumba
Franceville
Plateaux
Batéké
ié
Forêts
Zones déforestées
Parc nationaux (PN)
Autres zones protégées
oun
Omboué
Parc national
du Petit Loango
Iguéla
Evengue
Petit Loango Akaka
0
Bai de Langoué
Sources : <http://gabonnationalparks.com/gnp-homefr>, service cartographique de l’ONU
é
Ogoou PN de
Lopé
la forêt, malgré la difficulté des déplacements et
le manque de coopération des services administratifs, une poignée de voyageurs tentent de profiter des animaux et de la nature tout en donnant
du travail à des communautés isolées. Après les
journées humides des chutes de Kongou, j’ai
voyagé avec Gustavo Gandini, cofondateur de
Trust the Forest, jusqu’au bai (dans la langue des
Pygmées, “clairière”) de Langoué, dans le parc de
l’Ivindo. Partis sac au dos, nous avons dormi non
loin du campement des chercheurs du WCS qui
surveillent les mystérieuses clairières où se rendent éléphants, sitatungas (petites antilopes),
buffles et gorilles de plaine. Pour la première fois
de notre vie, nous avons fait l’expérience d’un
safari immobile. Nous sommes restés quelques
jours perchés sur une tour en bois pour regarder
passer les animaux dix mètres sous nos pieds.
Puis nous avons repris notre route vers le sud.
Notre avion à hélice posa ses roues sur l’asphalte
d’Omboué, un village entouré de savane. Opération Loango est la seule agence de voyages sérieuse
qui s’occupe aujourd’hui des touristes au Gabon ;
son directeur est un entrepreneur néerlandais qui
a fait construire un bungalow et quelques camps
fixes dans la région de Petit-Loango. Ses guides
nous ont emmenés à pirogue jusqu’à Petit-Evengué,
un îlot avec quelques baraques en bois, un centre
d’accueil pour les gorilles et cette hospitalité
agréable propre à l’Afrique australe. Loango est le
seul endroit au monde où les gorilles côtoient les
baleines, le seul endroit au monde où les éléphants
de forêt descendent sur la plage et où les hippopotames se prélassent dans les vagues de l’océan.
Le matin suivant, nous avons pris la péniche en
aluminium de deux étages construite il y a quelques
années par la National Geographic Society pour
un reportage photographique, et avons navigué
le reste de l’après-midi sur le canal d’Engowe. Les
rives du fleuve étaient couvertes de papyrus d’un
vert profond, entrecoupées de clairières de savane
où viennent s’abreuver les animaux. Nous avons
aperçu des éléphants, des buffles, des crocodiles,
des potamochères (cochons sauvages de forêt), des
pélicans, des grues et des martins-pêcheurs. Nous
sommes arrivés au crépuscule, tandis que l’Akaka
Camp étincelait de torches et de bougies au milieu
de la fine brume. Les lampes à pétrole étaient
posées sur la véranda au milieu des parfums d’herbe
mouillée, de résines et de lis d’eau. Les arbres
immenses, au bois précieux et dur comme l’acier
– isombé, mékambo, wengé –, dressaient leurs
ombres vers le ciel. Le camp était une oasis au
milieu de la forêt stridulante. L’océan était à moins
d’un tir de flèche. Nous nous sommes endormis
comme des éléphants.
Davide Scagliola
COURRIER INTERNATIONAL N° 825
53
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
OÙ DORMIR ■ La capitale, Libreville, ainsi que
les capitales provinciales et certains sites touristiques disposent d’hôtels de qualité. Les
prix varient entre 50 et 140 euros selon le
standing de l’hôtel. En province, il faut prévoir
environ 40 euros pour une nuit.
Hôtels à Libreville : Méridien Ré Ndama
(00 241 76 61 6) ; Equateur (00 241 72 55
46) ; Alizé (00 241 72 92 22).
A Lambaréné : Ogooué Palace (00 241 58
18 64).
Dans le parc de Loango : le Loango Lodge
et le Lodge de Petit-Evengué.
La majorité de ces hôtels ont un restaurant.
À VOIR ■ Le parc naturel de Loango est le principal site touristique du pays. On y trouve
2 000 à 3 000 baleines à bosse, différentes
espèces d’éléphants, des buffles, des hippopotames, une flore très diversifiée et plusieurs
plages de sable blanc. Le projet Opération
Loango propose depuis quelques années un
hébergement sur place et une visite guidée du
parc. Les parcs nationaux de Lopé, Mayumba
et Minkébé sont également à visiter. Autres
lieux à découvrir : le cap Estérias (à 23 kilomètres de Libreville), la lagune de Fernan Vaz
(accessible depuis Port-Gentil, la capitale économique du pays) et le canyon Lekoni (situé
sur les plateaux Batékés, dans l’est du pays).
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courrierinternational.com
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18:42
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insolites
●
Cherche parfait inconnu
pour acheter appartement en commun
ate Eustace et Matt Schrimshaw, tous deux
31 ans, ont eu le coup de foudre. Pas l’un pour
l’autre, mais pour un quatre-pièces à 245 000
livres [360 000 euros] à Clapham, dans le sud
de Londres. “On ne s’en rend pas compte de l’extérieur,
mais c’est très spacieux”, confie Kate, directrice commerciale. “La cuisine est très moderne et on envisage d’installer une terrasse sur le toit. Ça coûtera 1 500 livres de
plus”, poursuit-elle. En sept mois, elle a appris à apprécier Matt, enseignant. “On n’a pas les mêmes horaires de
travail et sa petite amie habite dans le quartier. C’est bien :
c’est pratiquement comme si j’habitais seule. On se voit rarement, mais on s’entend bien. On est devenus bons copains.
Quand j’ai dit à mes amis que j’allais acheter une maison avec quelqu’un que je ne connaissais pas, ils m’ont dit :
‘T’es folle ? C’est peut-être un dingue.’ Mais je ne l’aurais pas fait si je ne m’étais pas sentie en confiance avec lui.”
Kate et Matt ne sont pas un cas isolé : de plus en plus
de gens qui ne se connaissent ni d’Eve ni d’Adam achètent un appartement ensemble – ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait que le coût moyen d’un logement
représente huit fois le salaire annuel moyen. Kate et
Matt ont beau avoir un salaire correct – respectivement
28 000 et 35 000 livres par an –, ils avaient du mal à
trouver un logement à Battersea ou à Clapham. “Ça
faisait dix ans que je louais ; ça me rendait malade d’enrichir mon propriétaire, se souvient Kate. Mais, à Battersea, le moindre studio coûte 140 000 livres. Et puis j’ai
rencontré Matt : il était dans la même situation que moi.
On s’est retrouvés un samedi pour faire le tour des agences.
Geoff Crawford/Repor t Digital-Réa
K
Six semaines plus tard, on achetait cet appartement. Comme
on ne se connaissait pas du tout, on a été très prudents.
Contrairement à ce qui se passe dans un couple, où l’on
pense pouvoir se faire confiance, on a fait dresser un contrat
en bonne et due forme, en cas de mésentente. Je payais
550 livres de loyer par mois. Aujourd’hui, je rembourse
450 livres par mois pour l’emprunt et on met 100 livres chacun pour les charges. On est plutôt cool tous les deux, ce qui
facilite les choses.”
Depuis le mois de février, <sharedspaces.co.uk>, une
sorte de club de rencontres en ligne, met en contact
des gens cherchant un copropriétaire. Le site compte
quelque 2 000 adhérents. “Veggie”, 30 ans, veut partager une maison dans l’est de Londres et a une sainte
horreur des “pieds qui puent”. Shaun, un comptable
de 42 ans, cherche “un beau mec bodybuildé pour partager une supermaison”.
Les chiffres du Council of Mortgage Lenders sont éloquents : les primoaccédants étaient 364 300 seulement
en 2005, contre 592 500 en 1999. Si leur âge moyen
est de 29 ans, les membres du site <sharedspaces.co.
uk> sont parfois plus âgés, comme Wendy, 63 ans, qui
a passé l’annonce suivante : “Cherche à acheter à Liverpool, pratiquement dans tout quartier. Je dirige une petite
agence immobilière et connais très bien le marché. Ne peux
pas me permettre d’acheter seule.” Elle a peu de risques
de tomber sur un tueur, souligne Richard Cohn, créateur de <sharedspaces.co.uk>. “La première chose à faire,
c’est de contacter la personne par mail, puis, si le courant
passe, de l’appeler et de la rencontrer.Vous pouvez vous fournir des relevés de comptes et un extrait de casier judiciaire.
C’est plus sûr d’acheter avec un inconnu qu’avec l’âme
sœur.Vous n’allez pas dire à votre copine :‘Et si on
mettait tout ça dans un contrat ?’, c’est-à-dire un
contrat stipulant quelle part de l’emprunt vous
êtes chacun prêt à payer, ce qui se passe au
cas où l’un voudrait vendre, etc. Avec un
inconnu, on couche tout ça sur le papier.”
Sarah Rollins, 26 ans, fonctionnaire,
et Gemma Haplin, 22 ans, élève
officier de l’armée de terre,
auraient préféré ne jamais se rencontrer. Quand elles ont acheté
leur duplex pour 134 000 livres
à Newcastle, elles se connaissaient depuis vingt-quatre heures.
On les a vues récemment se crêper le chignon sur la chaîne
BBC3, dans l’émission WouldYou
Buy a House With a Stranger ?
[Achèteriez-vous une maison avec
un inconnu ?] Gemma confiait :
“C’est comme faire deux ans de prison.
Mais c’est moi qui me suis mise dans ce
pétrin : je ne peux m’en prendre qu’à moimême.”
Nina Goswami et Ross Clark,
The Daily Telegraph (extraits), Londres
Défaite de la pensée
L
a révélation date de juillet, mais elle nous avait échappé. L’info
faisait pourtant la une du quotidien camerounais Le Messager :
Finkielkraut n’est pas un auteur du XVIIIe siècle, mais un contemporain – n’en déplaise aux correcteurs de l’épreuve de français
du bac A4. La méprise a bouleversé les candidats camerounais,
qui avaient à commenter un extrait de La Défaite de la pensée.
Les correcteurs n’en démordent pas. Pour eux, le style et le ton
de l’auteur n’ont rien à voir avec le XXe siècle : “Au regard des
caractéristiques littéraires du texte telles que nous les enseignons,
il renvoyait plutôt au siècle que nous avons indiqué.”
Confiserie
Du noir de noir. Avec 72 % de cacao – et de la psilocine,
une substance hallucinogène considérée comme une drogue
dure. La police néerlandaise a retrouvé plusieurs barres
de ce type dans les poubelles de l’aéroport d’Amsterdam.
Les policiers ont été alertés par un SDF, qui avait confondu
leurs uniformes avec des robes de mariée après avoir ingurgité une tablette hallucinogène. Selon Rob Stenacker, porteparole de la gendarmerie, le chocolat aurait été jeté par
des touristes qui n’osaient pas monter à bord avec un produit illicite.
(Het Algemeen Dagblad, Rotterdam)
Retour à l’envoyeur
I
ls venaient livrer un demandeur d’asile somalien expulsé de Belgique. Ils ont été arrêtés à leur arrivée au Somaliland, cet Etat
autoproclamé qui a fait sécession de la Somalie en 1991. Motif :
pas de visa, ni d’“accord pour livrer l’expulsé à cet endroit”. Les
trois agents des services de l’immigration belge ont été retenus
pendant trois jours à Hargeisa, la capitale. A leur arrivée à l’aéroport de Bruxelles-National, les policiers ont “utilisé une issue de
service pour éviter tout commentaire à la presse”, indique Le Soir.
Vue aérienne d’Hargeisa, capitale du Somaliland.
La terre est moins basse pour les Polonais
es agriculteurs allemands montent au créneau. Des
milliers de tonnes d’asperges et de fraises ont pourri
dans les champs parce que le gouvernement fédéral
a réduit le recours aux ouvriers saisonniers étrangers, la plupart polonais. L’idée de les remplacer par des
chômeurs allemands de longue durée a fait long feu : trop
peu ont accepté ce dur labeur mal payé. Georg Schemmel,
qui exploite 200 hectares près de Bad Salzuflen, envisage
de porter plainte contre l’Agence fédérale pour l’emploi.
“Quarante tonnes de fraises n’ont pu être récoltées à temps
dans mes champs. Cela correspond à un dommage de 120 000
euros”, se plaint-il dans Bild. Sur les 47 chômeurs allemands envoyés par l’agence locale, seuls cinq auraient
encore tenu le coup au-delà du quatrième jour. Pourtant,
L
l’agence avait promis à Schemmel des “forces capables spécialement sélectionnées”. Les chômeurs n’ont pas pu supporter la comparaison avec les saisonniers polonais aguerris : là où les Polonais récoltent en moyenne 100 kilos
de fraises par jour, les Allemands sont arrivés au maximum à 40 kilos. Certains chômeurs ont même peiné à
rendre un cageot de 5 kilos en fin de journée, maugrée le
cultivateur. Sur les 40 000 chômeurs disposés à travailler
dans les champs, combien ont effectivement participé à
la récolte ? Côté Agence pour l’emploi, pas de statistiques.
Certains journaux parlent de 5 000.
Le Deutscher Bauernverband, la fédération des agriculteurs allemands, a de son côté interrogé 400 exploitants
qui avaient fait des demandes pour 2 000 personnes au
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total. Les agences en avaient promis 2 500, mais seuls
1 400 se sont présentés, dont 600 ont signé un contrat
de travail. Et, parmi ceux-ci, près de 300 ont flanché
au cours de la première semaine de travail. Gerd Sonnleitner, le président des cultivateurs allemands, exige que
les anciens contingents de saisonniers étrangers soient
rétablis, voire majorés l’an prochain. Or les autorités font
la sourde oreille, elles veulent faire un nouvel essai en
2007. “Seuls un quart des paysans étaient prêts à employer
des chômeurs”, dit son président. La solution est fort
simple : pour s’en sortir, les agriculteurs vont réduire de
10 % les surfaces cultivées pour faire une bonne récolte…
avec les Polonais disponibles.
Marcel Linden, La Libre Belgique (extraits), Bruxelles
DU 24 AU 30 AOÛT 2006
Brian McMorrow
825p54