Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
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Les Cahiers de la Maison Jean Vilar
Les Cahiers de la Maison Jean Vilar N° 110 - JUILLET 2010 3 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 4 Sommaire Mon semblable, mon frère, par Jacques Téphany Souvenirs de la maison Russie par Rodolphe Fouano L’instant et l’éternité, par Dominique Fernandez L’empreinte Tchékhov, par Jacques Lassalle Récit d’une vie, par Jacques Téphany Chronologie Pages choisies Stanislavski, Meyerhold, Tchékhov par Béatrice Picon-Vallin 4 6 8 12 16 28 31 36 Paroles de metteurs en scène Intuition et sentiment, par Constantin Stanislavski La vie telle qu’elle est, par Georges Pitoëff Pourquoi La Cerisaie ? par Jean-Louis Barrault Le rire de la jeunesse, par Jean Vilar Dépasser Stanislavski, par Giorgio Strehler La modernité même, par Antoine Vitez Une vérité simple, par Georges Lavaudant Une intimité troublante, par Claire Lasne La difficulté de vivre, par Maurice Bénichou Le personnage et le comédien, par Éric Lacascade Un théâtre profondément existentiel, par Alain Françon 42 49 50 53 58 62 65 66 67 68 70 Traduire, adapter Tchékhov Une forme française, par Pierre-Jean Jouve Le jardin des cerises, par Georges Pitoëff Fidélité, par Jean-Claude Grumberg Un travail d’écrivain, par Daniel Mesguich Le mouvement de pensée, par Peter Brook Une Cerisaie sur mesure, par Jean-Claude Carrière Un temps à passer ensemble, par Chantal Morel Traduire Tchékhov, par André Markowicz et Françoise Morvan Statut du traducteur, par Irène Sadowska-Guillon 72 73 74 74 75 76 77 78 81 Lire Tchékhov Que vous vivez mal, messieurs ! par Maxime Gorki L’homme et l’œuvre, par Elsa Triolet Tchékhov et les femmes, par Roger Grenier Un problème en soi, par Luchino Visconti Le monde de Tchékhov, par Vassili Grossman Le moins métaphysicien des écrivains russes, par Vladimir Volkoff 83 84 85 86 87 88 Tchékhov en France, par Marie-Claude Billard Quiz, par Rodolphe Fouano Remerciements 89 92 96 Couverture : conception graphique www.genevievegleize.fr d’après une photo d’Olivier Martel / akg-images (voir page 9). Ci-contre : détail d’un manuscrit de Tchékhov : Les Trois Sœurs. 5 Mon semblable, mon frère Jacques Téphany L’ennui, avec Vilar, c’est qu’il ne se prête pas à la glose. Bernard Dort Huit mois durant, nous aurons lu Tchékhov, presque tout Tchékhov, écouté ses biographes, visionné les mises en scène de ses pièces, les films qui s’en sont inspirés. Huit mois tellement consacrés au docteur Tchékhov qu’il nous en est devenu presque familier. Et pourtant, le but atteint, il nous échappe. Ce n’est évidemment pas sans malice que nous proposons, en exergue, ce dépit d’un grand analyste du théâtre contemporain exprimé publiquement lors d’un colloque vénitien en 1981, moins pour tout rapporter à Vilar selon une obsession maison, que pour l’associer à une même qualité d’homme. Au départ, répondant à l’amicale intuition de Culturesfrance, nous avons réagi, oserons-nous l’écrire ?, comme tout le monde : nous nous sommes précipités sur l’air connu de l’œuvre dramatique, tétralogie de légende : Oncle Vania, La Mouette, Les Trois Sœurs, La Cerisaie. Certes, il y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov écrit à vingt ans et qui contient en germe tout le génie final. Mais aussi cet Esprit des bois, alias Le Sauvage, préfiguration de Vania. Et encore une petite dizaine d’actes courts comme des nouvelles. Et drôles. Et tragiques. Et puis, d’accord avec Dominique Fernandez qu’on lira plus loin, nous avons ressenti la même lassitude – le mot est un peu fort – qu’en face des sommets mozartiens, comme si nous avions déjà fait plusieurs fois cette ascension et que nous en connaissions tous les paysages. Alors nous avons pris les chemins de traverse, ceux qui constituent précisément cette œuvre puzzle faite de plusieurs centaines de nouvelles. Rien ne va droit dans la trajectoire d’Anton Pavlovitch Tchékhov : il est bon mais indifférent, amoureux par pleines bouffées mais ennemi du moindre risque de passion, profondément russe et d’autant plus critique avec ses compatriotes, engagé dans la vraie vie mais étranger à la politique sauf pour s’en garder, responsable mais découragé par avance, distant mais incapable de solitude, fêtard et mélancolique, dilettante et grave, alcoolique avec modération, amateur délicieux et travailleur forcené, érotomane et pudique, rêveur et bâtisseur… Son œuvre en ordre consciencieusement dispersé est, dans son temps, l’expression d’un monde inquiet de sa propre finitude, mais elle convient aussi aux commissaires soviétiques capables d’aller verser une larme sur les lamentations risibles d’Olga KnipperTchékhov après avoir logé une balle dans la tête de Monsieur et Madame Meyerhold, un après-midi ordinaire dans les caves de la Loubianka… On n’en finirait pas de ces contractions, convulsions, contradictions, de ces oxymores touchant à tout Tchékhov, donc à rien qui le fixe autrement que dans une série d’instantanés. Ses exégètes avouent renoncer à définir « de quoi c’est fait ». Tous ont ce geste consistant à frotter délicatement deux doigts contre le pouce, les yeux plissés d’interrogation ou de plaisir intellectuel, quelques commentaires vaguement subtils accompagnant leur impuissance. C’est qu’il existe un mystère Tchékhov impossible à théoriser ; on se résout à l’associer à son laconisme, comme si des phrases perdues au plus fort des passions (Regardez la neige qui tombe…, Un seul ennui, les jours raccourcissent…) ouvraient des perspectives géniales sur la condition humaine. Il faut convenir qu’il n’est pas aisé de gloser autour de l’âme d’un amateur de pêche à la ligne qui pouvait aller poser ses cannes au bord des lacs sans poisson, comme ça, pour le plaisir de l’idée… On pense au chat de Mallarmé qui, selon Malraux, jouait à être chat chez Mallarmé. À chacun son Tchékhov. Celui qui nous aura le plus attaché, étonné, c’est le Tchékhov incrédule devant lui-même et devant son génie. Sans effort, l’un des plus grands écrivains et dramaturges du siècle reste un simple. Non pas un modeste car sa fréquentation de la douleur dans son métier de médecin, son travail acharné au service de la littérature, sa façon de s’excuser d’être malade jusqu’à l’infirmité, relèvent d’une indiscutable fierté d’homme. Mais un simple comme on le dit de certaines plantes aux effets bénéfiques, de ces humbles organismes qui ne se LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 6 tournant merveilleusement parmi les fleurs qu’on aurait pu en tomber amoureux…, et puis il se remet au travail et n’y pense plus du tout. J’y pense et puis j’oublie. Est-ce ainsi que Tchékhov a écrit ce que nous tenons pour un des plus grands chefs-d’œuvre du théâtre mondial, en n’y tenant pas ? Est-ce ce détachement qui aura inspiré à la petite équipe de la Maison Jean Vilar un tel sentiment de plénitude au moment de préparer une exposition devenue, petit à petit, une installation ? Nous n’avons pas à nous défendre de quelque snobisme que ce soit : en parlant d’installation, nous ne rejoignons pas la meute des derniers chics. Simplement, puisque c’est la simplicité qui nous inspire, nous nous sommes approprié ce qui nous était donné. C’est cela qui distingue Tchékhov de tous les autres : le génie du don, sans attente d’aucune monnaie de retour. Et la liberté qu’il nous donne d’être tchékhoviens à notre guise en faisant dialoguer, tout au long du parcours proposé, le concret et l’abstrait, l’infini et le borné. Armés de cette sorte de confusion heureuse, nous avons tenté d’approcher l’âme russe dont il est l’une des manifestations les plus claires et obscures… VMoscou, 1891. Collection Musée Littéraire, Moscou. risquent pas à la comparaison avec les cocktails de molécules qui font la médecine savante. Non, dit Tchékhov, tout cela n’est pas sérieux : je vous donne un petit coup de main avec mes historiettes, nourrissez-vous plutôt de Tolstoï, moi je ne fais que passer. Six ans après ma mort, vous m’aurez oublié. Allons, disons… six ans et demi ! La moindre élégance, quand on n’est qu’un comparse, commande de sourire. Plus que par la compassion, la pitié pour l’espèce humaine, l’exigence de justice, c’est donc par son indifférence, son doute, son scepticisme à son propre endroit que nous définirions notre Tchékhov. D’où son autodérision. Comment croire en soi quand les autres sont meilleurs en tout, en talent, en santé, en vanité, en générosité, en cruauté, en amour, en… ? La dernière nouvelle récemment traduite par Lily Denis1, Chez des amis, met en scène la vente annoncée d’un domaine – les Kosminki –, ressemblant furieusement à Babkino, Mélikhovo, ou encore au jardin des cerisiers. Où les verts paradis approchent de leur fin dans l’insouciance des amours enfantines – et pourtant si lourdement adultes. La journée achevée, le témoin de cette faillite, de ces larmes dans les rires, de ces rires dans les larmes, revient chez lui en ville, pense encore dix minutes à ces gens charmants qui courent à leur perte, à cette jeune femme si jolie dans sa robe blanche Si nous devions choisir au sortir de ce bout de chemin avec Anton Pavlovitch, nous retiendrions son sentiment comique de la vie. Ils ne sont pas nombreux ces tristes qui s’amusent de riens, ces simplement compliqués : ils trébuchent, et c’est drôle ; ils meurent, et c’est idiot. Ils ne sont pas nombreux ceux dont on peut dire sans risque de se tromper : Mon semblable, mon frère. J. T. (1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard, collection Du monde entier, 2004 7 Souvenirs de la maison Russie Rodolphe Fouano La précédente livraison de nos Cahiers invitait à s’interroger sur la pertinence des célébrations et des hommages. Entre culte, fétichisme et opportunité médiatico-commerciale, la frontière est parfois difficile à cerner. Reconnaissonsle pourtant : 150 ans, ça se fête ; et Tchékhov le valait bien ! Aussi n’estil pas surprenant de voir éclore en ce printemps 2010 de nombreuses mises en scène de ses pièces, y compris dans les Théâtres nationaux : Julie Brochen monte La Cerisaie au TNS (le spectacle sera repris à l’Odéon pendant le Festival d’automne) et Alain Françon, qui a déjà beaucoup pratiqué l’auteur, présente Les Trois Sœurs au Français, salle Richelieu. De nombreux hommages à Tchékhov s’inscrivent dans le cadre de l’Année de la Russie en France. Pour préparer celui que la Maison Jean Vilar propose, nous nous sommes rendus à Moscou, en plein mois de janvier, comme pour nous initier à l’hiver russe, sur les traces de notre cher Anton Pavlovitch. Le 29 janvier, lors du Festival international de théâtre qui porte son nom à Moscou, une cérémonie avec discours et dépôt de gerbes fut organisée au cimetière du monastère Novodievitchi où il repose, à quelques mètres de Stanislavski et de Boulgakov. Scène surprenante, sous la neige, qui participe sans doute de “l’âme russe” dont parle si élégamment Dominique Fernandez dans son dernier ouvrage. Signe de l’attachement à la terre plus que fétichisme, qui interdit toute ironie. Des télévisions locales et des photographes fixèrent l’événement, montrant les représentants officiels du gouvernement et de la Ville de Moscou, tête nue malgré le froid glacial (-25°c), pénétrés du souvenir du disparu. Bernard Faivre d’Arcier joua le jeu, s’exprimant devant les caméras pour témoigner de l’attachement du public français à Tchékhov, l’un des auteurs dramatiques les plus joués dans le monde. Et le même jour, à la même heure, un avion conduisait une importante délégation d’artistes - parmi lesquels Muriel Mayette, Jacques Lassalle LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 8 Le Festival Tchékhov est dirigé par Valéri Chadrine dont l’énergie et la sympathie sont légendaires. Président de la Confédération internationale des Unions théâtrales, il est le directeur artistique pour son pays des années croisées France-Russie. Une occasion unique d’échanges. L’opération dépasse toutefois largement les deux nations puisqu’une tournée de spectacles est organisée dans 36 pays jusqu’en décembre 2010. Audelà d’une célébration opportune, les organisateurs entendent faire valoir le patrimoine tchékhovien dans sa diversité. Un colloque était ainsi organisé pendant ces “Journées Tchékhov” à la Maison Pachkov, magnifique palais néoclassique de la fin du 18ème siècle, baigné dans une lumière blanche, actuellement bâtiment de la Bibliothèque Lénine dont les fenêtres donnent sur les remparts du Kremlin. Un cadre “surréel” où les intervenants se devaient d’évoquer l’œuvre du dramaturge et nouvelliste. Malgré les exégèses et les interventions de Declan Donovan ou de Peter Stein, malgré la brillante communication de Jacques Lassalle aux résonnances sarrautiennes confiant que Tchékhov, qu’il a somme toute peu monté, l’a toujours accompagné dans sa démarche artistique, et évoquant les “récupérations” dont l’œuvre a fait l’objet sous les différents régimes politiques, malgré l’intervention de Béatrice Picon-Vallin, spécialiste du théâtre russe au CNRS, Anton Pavlovitch a gardé là encore tout son mystère. Une intervenante alla jusqu’à parler “d’algorythme tchékhovien”... Notre mauvais esprit, trompé sans doute par les raccourcis de la traduction simultanée, nous conduisit alors à avancer l’hypothèse que Tchékhov est dans tout, et que tout est dans Tchékhov ! Nous n’avons cessé de vérifier cette intuition, confirmée au fur et à mesure de nos découvertes dans les musées qui nous ont ouvert leurs collections, aussi bien qu’à l’occasion des spectacles qu’il nous a été donné de voir. Des performances souvent conçues comme des variations autour d’un mythe, avec quelques clichés : la neige, des jardins aux cerisiers en fleurs, une coupe de champagne bue sur un lit de mort, le transport du défunt dans un wagon d’huîtres… Il fallut parfois résister pour que “notre” Tchékhov ne disparaisse pas, emporté par un torrent d’audaces spectaculaires certes mais souvent gratuites ; et aussi lutter contre nousmêmes cette fois pour que Tchékhov ne soit pas réinventé, déformé, tant nos découvertes nous invitaient parfois à le confondre avec Hugo ou à le rapprocher de Céline. Il partage avec le premier un humanisme généreux, le lyrisme en moins. Il y a en Tchékhov une espèce d’Hugo économe, préoccupé des misères et des misérables mais auxquels, lui, ne consacre pas de développement romanesque, faute de héros. Avec Céline, autre médecin de la littérature, il partage une vision clinique du monde et des êtres, sans sacrifier à l’illusion d’un monde meilleur et donc à la chimère politique. Ces correspondances nous ont quelque peu éclairés, sans faire disparaître le mystère. Tchékhov est resté pour nous un autre, un génie exotique. On est toujours l’autre pour l’autre, on le sait. Sans doute Tchékhov trouvaitil exotique notre côte d’Azur qu’il affectionnait, buvant du champagne, jouant au casino et suivant les démêlés de l’Affaire Dreyfus dans L’Aurore ! Nous avons suivi l’itinéraire inverse, heureusement guidés par les vapeurs de vodka et des kilos d’œufs de saumon, à défaut de ce caviar qu’Anton Tchékhov, lui, consommait ordinairement… Décidément, Tchékhov est dans tout et tout est dans Tchékhov ! R. F. V dont on lira plus loin le témoignage, Mathias Langhoff, Frank Castorf, Peter Stein... à Taganrog, au bord de la mer d’Azov, pour visiter la maison où naquit l’auteur de La Mouette, avant d’être reçue par le président Dmitri Medvedev lui-même, pendant plus d’une heure, loin des caméras cette fois. V À Moscou, l'entrée du cimetière et l'hommage rendu sur la tombe de Tchékhov, le 29 janvier, pour le 150e anniversaire de sa mort. Le Musée du Théâtre d'Art, Moscou. Photos Rodolphe Fouano. 9 L'instant, l'éternité Dominique Fernandez de l'Académie Française Pourquoi ma passion pour la Russie ? À quinze ans, j’ai lu Guerre et Paix en trois jours et trois nuits. J’ai tout de suite su que je venais de lire le plus grand roman de tous les temps. Depuis, je l’ai relu deux ou trois fois avec le même éblouissement. Un peu plus tard, après la guerre, j’ai découvert Eisenstein : j’ai dû voir Potemkine une dizaine de fois. Ensuite, j’ai découvert la musique, Tchaïkovski, les ballets… C’est ainsi que la culture russe sous tous ses aspects – sauf peut-être celui de la peinture où l’Italie l’emporterait d’une courte tête – est devenue pour moi la plus belle du monde. Longtemps je me suis refusé à découvrir ce pays en voyage organisé, entouré de flics… Je ne m’y suis rendu qu’en 1986 à l’occasion d’une création de Pelléas et Mélisande : je garde le souvenir d’une ville de Moscou épouvantablement sale, ce qui a bien changé depuis… En 1993, Gallimard m’a demandé d’écrire un de ces petits livres de la série « Découvertes » sur Saint-Pétersbourg en raison même de mon ignorance du sujet. Je me suis donc rendu dans la ville de Pierre le Grand pour y passer une quinzaine de jours, et au bout d’une heure j’étais comme chez moi. Je connaissais bien la ville par Crime et Châtiment, par Onéguine, par Gogol et, depuis, je me rends au moins une fois par an en Russie, même et peut-être surtout si je n’ai rien à y faire. J’aime trop ce pays. Les maisons d’écrivains sont souvent très émouvantes. Celle de Pouchkine à Saint-Pétersbourg, de Tolstoï à Iasnaïa Poliana, de Gorki à Moscou, de Madame Hanska et Balzac en Ukraine, de Tchékhov à Yalta, dont les murs sont couverts des photos de ses amis, Chaliapine, Rachmaninov… L’hospitalité russe, et celle de Tchékhov en particulier, est telle que les visiteurs sont légion et qu’il était littéralement envahi d’amis ! Comme à Mélikhovo je crois, pour pouvoir travailler en paix, Tchékhov avait, non loin de Yalta, à Gourzouf, une autre petite maison où il écrivit ses dernières pièces : l’âme de cette maison est intacte. Elle n’a rien d’un musée, on dirait que le propriétaire vient de sortir pour une promenade. Je ne suis pas un spécialiste de Tchékhov, mais si l’on veut s’amuser à le placer dans le ciel de la littérature russe, je suivrais volontiers le classement humoristique de Nabokov : d’abord Pouchkine, le fondateur de la langue russe comme l’est Cervantès de la langue espagnole ou Goethe de l’allemande. Il faut bien avoir en tête qu’il n’y a rien, en Russie sur le plan littéraire, avant 1800-1820 sauf quelques scribes. Et tout à coup survient Pouchkine ! C’est pourquoi les Russes le connaissent par cœur, alors qu’en France personne ne vous récitera du Racine. À côté de la simplicité de Pouchkine, on trouve la complexité de Gogol, une œuvre beaucoup plus tourmentée, aux limites du fantastique et de la folie. Ensuite, Tolstoï se place en tête du groupe constitué de Dostoïevski, qui n’est pas mon favori, Tourgueniev et Tchékhov, et pour ce dernier moins pour ses pièces que pour ses nouvelles. Je crois d’ailleurs éprouver à l’encontre de ce théâtre, comme envers Mozart, une certaine saturation quand la lecture des nouvelles – au hasard Le Violon de Rotschild, La Steppe, Salle n° 6… – est une surprise constante. Tchékhov pousse à l’extrême, selon moi, un trait russe caractéristique, la compassion pour l’humanité (encore une qualité étrangère à notre littérature et qu’on trouvera presque uniquement chez Simenon, cet écrivain dont on n’a pas encore saisi toute la grandeur et qui serait assez proche d’un Tchékhov), compassion pour le désarroi de l’humanité exprimée à travers un art qui n’appartient qu’à lui, celui de l’instant. Cette alchimie de l’instant dans l’immensité russe, c’est Tchékhov. Où que vous vous trouviez en Russie, vous avez le sentiment de l’espace infini alors même que vous êtes naturellement réduit à votre champ de vision. En Europe occidentale, les limites sont visibles, sensibles. Cette communion avec la nature sans bornes, le monde infini, le vague incessant, constitue l’essence même de l’âme russe. Observez qu’on ne peut pas dire « l’âme française », « l’âme espagnole » ou « l’âme italienne »… Non que ces pays manquent d’âme, mais de dimension, assurément. L’âme russe n’est pas un cliché. Lorsqu’on est là-bas, il faut savoir quitter les grandes villes et s’aventurer dans ces espaces, découvrir les petites villes perdues au milieu de rien, ou de tout, et voir de ses yeux la puissance et l’immensité de cette terre qui fait de tous les écrivains russes à la fois des hommes de l’Orient et de l’Occident, de l’Asie et de l’Europe. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 10 Les écrivains médecins sont des personnages attachants : ce sont des humanistes au sens premier, évident, du terme. Je crois que c’est cet humanisme qui a conduit Tchékhov à traverser son immense patrie peuplée de miséreux partout présents dans son œuvre, et à faire le voyage de l’Orient le plus extrême, jusqu’à Sakhaline. Être à la fois Russe et médecin explique ce questionnement spécifique à cette littérature. En France, il y a des prisons, elles font partie du paysage urbain à côté des hôpitaux, des écoles, des stades ou des théâtres… Elles sont à proximité. En Russie, il y a des bagnes, et ils sont situés comme de l’autre côté du monde, on s’y rend après des mois de voyage périlleux et exténuant. La Sibérie, c’est une mort civile dans l’exil et l’oubli, et cette menace concerne tout un chacun… Souvenirs de la Maison des morts reste l’un des plus grands livres de Dostoïevski. Avec Résurrection, Tolstoï pose la même question de l’enfermement, des travaux forcés, et Soljenitsyne – et tant d’autres – ne cesseront de la poser à nouveau. C’est l’idée même de liberté qui est en question. La liberté n’est pas un concept russe. Quiconque a une petite idée de la Russie comprend la nécessité d’un pouvoir central énergique pour ne pas dire à poigne. Un aimable social démocrate de notre République ne tiendrait pas un weekend dans un espace de neuf heures d’avion entre Moscou et Vladivostok, sans compter un climat épouvantable. Mes amis écrivains russes appellent évidemment de leurs vœux la liberté d’opinion et d’expression, mais pour eux les vraies valeurs sont l’entraide, la convivialité, l’hospitalité – pas la liberté. C’est cette contradiction qui est passionnante : la liberté c’est l’illimité, le vertige. Or la steppe interminable appelle le rêve d’une clairière à l’horizon limité. Il faut donner des bornes à l’immensité, pour ainsi dire des garde-fous. Ce qui ouvre la porte à d’autres enfers : Godounov, Ivan le Terrible, Pierre le Grand, qui coupaient eux-mêmes la tête de leurs ennemis, ne sont pas moins terrifiants que Staline. Et en même temps, - tant pis si je choque - ces tyrans (même Staline !) étaient artistes, contradiction monstrueuse que nous avons beaucoup de mal à comprendre. Tchékhov était beaucoup trop fin pour avoir un regard politique sur les choses. La politique conduit naturellement au parti pris, au sectarisme, et l’on peut comprendre que Gorki s’engage en raison de ses origines : à dix ans, il travaillait comme un esclave et il appelait la révolution du fond de son expérience douloureuse. Il paiera cher sa foi, ses illusions, dans cette maison de riche au style art nouveau, à Moscou, que Staline mit à sa disposition et qu’il détestait, où il fut à coup sûr empoisonné par ses médecins. V Les marais de la Baraba, une photo extraite de l'ouvrage de Dominique Fernandez, L'âme russe. Cette image a inspiré l'affiche de l'exposition Le Mystère Tchékhov, en couverture de ce numéro des Cahiers de la MJV. Photo Olivier Martel / akg images 11 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 12 Sans qu’elles soient toutes roses, Tchékhov ne connaît pas une enfance et une adolescence aussi éprouvantes : il reçoit une éducation, une culture, il fait des études de médecine. Tchékhov est tout le contraire d’un Gorki : il est sans illusion, il ne donne aucun conseil. Tout le contraire d’un Tolstoï qui est un prophète insurgé contre l’État, le progrès, la science… Tchékhov est un très grand écrivain dont il est difficile de parler à cause de son humilité même. C’est très mystérieux… Il est fragmentaire, dépouillé, sans ornement, car l’art pour l’art – comme l’idée de liberté – n’est pas un concept russe. Les grands auteurs russes avaient toujours le souci d’être accessibles : ils avaient conscience de l’état culturel, intellectuel de leur pays, ils s’adressaient à une population peu alphabétisée : ils ont pratiqué une littérature proprement populaire et non pas professionnelle comme chez nous. Proust est inimaginable en Russie. Lorsqu’il écrit, l’auteur russe a le sentiment de son lecteur. En France, les romans écrits pour les lecteurs sont les romans de gare (comme les romans policiers de Simenon précisément, et pour cette raison si méprisé !), alors que les grands écrivains écrivent pour la littérature. Tout cela dépend évidemment de l’état historique du pays, de son raffinement. Ce qui n’empêche pas Dostoïevski d’avoir un style à lui qui n’est pas celui de Tolstoï, lequel n’est pas celui de Tchékhov. Cette littérature « populaire » n’exclut absolument pas le style, là est le secret des Russes, parce qu’ils ne sont pas coupés de leur lecteurs comme nous le sommes. Même Victor Hugo, qui est sans doute le seul à avoir réussi l’exploit d’une littérature à la fois exigeante et populaire, reste « littéraire ». Il est certain que Tchékhov écrit en conscience pour être lu par les gens les plus simples. haut – soit si peu connu chez nous ? Au-delà des mauvais souvenirs qu’ont pu laisser trois guerres successives avec l’Allemagne, d’où viennent cette réserve à l’égard de la littérature allemande et cette sympathie pour la russe ? Encore un mystère… On m’opposera qu’on est en droit de s’interroger sur la question du style dans la mesure où l’on n’a accès qu’à la traduction et je ne pratique pas assez le russe moi-même pour prétendre le parler. Le remède à cette difficulté, c’est de lire plusieurs traductions. Seule la poésie me paraît quasiment intraduisible, mais la comparaison entre plusieurs traductions est une voie d’accès aux grands romanciers tout à fait acceptable, même si les Russes ne pensent pas comme nous : ainsi, ils n’ont qu’un temps pour le passé, leur vocabulaire est beaucoup plus concret que le nôtre, et plus riche, plus précis… Il reste que ces grands auteurs se sont parfaitement acclimatés, ils « passent » très bien et tant pis si ce n’est pas exact, si « le jardin des cerisiers » est plus littéral que « la cerisaie », si « les possédés » est une approche plus juste que « les démons », ou l’inverse… Nous savons bien que les deux langues n’ont pas le même état et qu’une traduction trop exacte touche au galimatias des versions grecques ou latines de nos chères études ! Pour moi, une vraie traduction ne doit pas être seulement fidèle au texte mais à la pensée. L’avantage avec l’œuvre souvent brève, fragmentaire, de Tchékhov, est de pouvoir aller d’une traduction à l’autre, ce qui procure certain plaisir… De toutes façons, la question reste très mystérieuse : comment se faitil que les auteurs allemands « passent » moins bien que les auteurs russes ? Que Thomas Mann – que je place très D.F. d’après un entretien avec Jacques Téphany Enfin, je crois qu’il ne faut pas réduire Tchékhov à je ne sais quel impressionnisme, qui n’appartient pas à l’âme russe et encore moins à son génie. L’impressionnisme abolit l’espace, et Tchékhov c’est l’espace. Même s’il n’écrit que quelques pages d’une histoire de rien, d’une histoire sans histoire, l’espace est là, au-dedans comme au dehors, Tchékhov ne se limite jamais au seul sujet de la nouvelle… Les grands peintres français ne sont pas impressionnistes, ni Cézanne, ni Manet, ni Van Gogh ne le sont. L’impressionnisme de Monet, Sisley, Pissaro, est petit en comparaison, et ne correspond pas au sentiment de l’immensité. On a reproché à Lévitan, le grand ami de Tchékhov, une peinture de calendrier des postes, mais pour moi la peinture de calendrier c’est Monet ! D’ailleurs, on le retrouve souvent sur les calendriers… Les tableaux d’Isaac Lévitan sont métaphysiques, en comparaison. Il n’est pas étonnant que Tchékhov ait aimé Au-dessus du repos éternel, ce tableau où l’on voit un fleuve s’épandre infiniment au pied d’une minuscule chapelle et de son cimetière : Tchékhov est là tout entier, si petit et pourtant immense, car pour lui tout est vivant, l’homme, l’animal, mais aussi les objets, un cendrier, le moindre brin d’herbe… Encore un trait caractéristique de l’âme russe : cette intemporalité, cette absence d’analyse psychologique, d’introspection (sauf chez Dostoïevski), ce détachement proposent une autre énigme à notre fascination… V Ecrivain et critique littéraire, distingué par le Prix Médicis et le Prix Goncourt, Dominique Fernandez a été élu à l’Académie française en mars 2007, au fauteuil de Jean Bernard. Dernier ouvrage paru : L’Ame russe, photographies d’Olivier Martel, Ed. Philippe Rey, 2009. Isaak Ilyich Levitan : Au-dessus du repos éternel, huile sur toile (150x206), 1894. Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou. 13 L'empreinte Tchékhov Jacques Lassalle Dans le même temps que Jacques Téphany et Rodolphe Fouano étaient invités par l’attaché culturel de l’Ambassade de France à Moscou à préparer sur le terrain Un mois Tchékhov que la Maison Jean Vilar a programmé en juillet 2010, Valéri Chadrine me conviait une nouvelle fois, la cinquième, à son Festival Tchékhov. Dans mon livre Ici plus qu’ailleurs (à paraître en avril 2011 chez POL, ndlr) je reviens sur l’étonnante figure de Chadrine. Je raconte aussi comment je fus amené à rallier, fin janvier, avec quelques autres, dans l’avion présidentiel, au bord de la mer d’Azov, la ville de Taganrog où naquit Tchékhov et comment j’eus l’occasion, autour d’une table ronde, de m’entretenir avec Medvedev, « mon » troisième Président russe, après Gorbatchev et Poutine. Mais il n’y a place ici que pour l’hommage que j’ai prononcé au cours du symposium international que le Festival consacra à Tchékhov le 28 janvier dernier. Je suis heureux d’aimer Tchékhov. Tolstoï Parler, en quelques mots, de notre relation à Tchékhov ? Ou, a contrario, parler de lui « en général » sans oublier le nouvelliste, le grand reporter, l’épistolier qui ne sont pas moins grands que l’auteur de théâtre ? J’imagine alors son sourire de politesse ennuyée, si d’aventure il avait à nous écouter. Comme j’aimerais, en ce moment, trouver l’angle d’approche imprévu, l’anecdote qui éclaire et condense. Parmi beaucoup d’autres – on a tant écrit, on écrira tant encore à propos de Tchékhov – deux écrivains qui m’importent, eux aussi, ont su le faire. Ce sont la Française Nathalie Sarraute et l’Américain Raymond Carver. La première, il n’est pas indifférent qu’elle soit d’origine russe, a donné pour titre à l’un des textes de son Usage de la parole (1984), Ich sterbe. Ces deux mots sont les derniers que Tchékhov a prononcés dans la chambre d’hôtel de Badenweiller où il était en train de mourir, veillé par sa femme Olga Knipper. Ich sterbe signifie, je meurs en allemand. Pourquoi l’allemand ? Pourquoi une telle redondance ? Pourquoi un si bref et si tautologique adieu ? Nathalie Sarraute en débusque les possibles raisons, en explore les souterraines et vertigineuses arborescences. Toute une vie, toute une œuvre se recomposent ainsi à partir de l’entêtant et insurpassable laconisme qui les conclut. C’est encore dans la chambre mortuaire de l’hôtel de Badenweiller que Raymond Carver, – en qui beaucoup voient le Tchékhov américain –, situe son récit Les Trois roses jaunes. Tchékhov vient de mourir. Le petit groom qui déjà, sur la demande du médecin et d’Olga Knipper, avait apporté du champagne à l’intention du mourant, revient peu après avec un bouquet de trois roses jaunes. A qui les destinet-il ? À l’illustre mort qu’il n’a fait qu’apercevoir quand il vivait encore ? À sa belle épouse ? C’est par ses yeux en tout cas que nous accompagnons les tribulations du défunt et de sa veuve jusqu’au départ pour Moscou dans un wagon frigorifique réservé au transport d’huîtres. Et Les Trois roses jaunes est le dernier récit que Raymond Carver composa avant sa propre mort en août 1988. Compte tenu de plusieurs projets renoncés in extremis, – Une Cerisaie à la Comédie-Française, une Mouette dans la Cour d’honneur d’Avignon, un Vania dans un théâtre privé parisien et sans oublier un spectacle-parcours autour de Tchékhov, théâtre-roman, dans le cadre de l’Ecole des Maîtres à Udine en Italie –, je n’aurais effectivement mis en scène Tchékhov que deux fois. Une fois dans ma langue – Platonov à la Comédie-Française –, une fois en néo-norvégien – La Cerisaie au Norske Teatret d’Oslo. C’est bien peu finalement en tant d’années. À ceux de mes amis auxquels il arrivait de s’en étonner, j’ai longtemps répondu : « Pourquoi mettre en scène les pièces de Tchékhov puisque je ne cesse de le mettre en scène dans les pièces des autres ? ». C’était plus qu’une boutade, plus qu’une façon de différer, comme il m’arrive trop souvent, les échéances auxquelles, à tort ou à raison, j’accorde le plus d’importance. C’était reconnaître que la pensée de Tchékhov m’habite ; que je ne sais pas voir le monde et traverser l’Histoire sans m’y référer ; que me souvenant de la façon dont il sut dépasser la tentation seulement scientiste du médecin qu’il fut et l’autocompassion pour le malade qu’il fut aussi, j’ai tenté, je tente encore de rester fidèle à sa poétique du plus grand détachement, dans la plus grande proximité. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 14 Le directeur d’un grand théâtre à Paris me déclarait récemment : « Au fond, l’urgence aujourd’hui c’est d’en finir avec votre Tchékhov ». Et aussi prompt que lui à dégainer, je lui répondis de façon tout aussi provocante : « En finir peut-être, mais pas avec mon Tchékhov, avec votre Claudel ». Au-delà des boutades, n’est-ce pas pourtant une sorte de satiété tchékhovienne qu’évoquait à bon droit mon honorable interlocuteur, un excès de consensus, une fixation abusive, qui empêcherait à terme toute tentative de sortie ou de renouvellement ? Car enfin tout le monde aujourd’hui revendique, traduit, adapte, met en scène, joue, Tchékhov. Qu’importe si les pratiques, les références, les modalités, les objectifs des uns et des autres se révèlent contradictoires voire incompatibles ? Tchékhov est à l’affiche. Cela suffit. Mais de quel Tchékhov peut-il s’agir ? L’œuvre transcenderait-elle par définition chacun des traitements qu’elle endure? Procèderait-elle d’une unité originelle que rien ne pourrait entamer ? On serait tenté de le croire, si l’on songe à la multitude de propositions disparates qui nous ont été faites, voire assénées, sans que jamais, la parole de Tchékhov se perde tout à fait. Dans le même temps, en Europe occidentale, dans le sillage des nostalgiques russes blancs émigrés et de la lumière tamisée des Pitoëff, puis d’André Barsacq, s’affirmait sur les scènes européennes une certaine conception de l’homme éternel, transcendant l’Histoire, ses ruptures et ses tragédies en une musique douce, un humour tendre, une tristesse d’âme insondable et discrète. C’est ce Tchékhovlà que je rencontrais en premier. Il bouleversait ma mère : « C’est lui que tu devrais mettre en scène, et pas tes auteurs allemands qui me font peur » me disait-elle. Je n’ai pas eu le temps de lui donner cette joie. Je me souviens pourtant. Catherine Sellers, Tania Balachova, Jacques Amyriam, Paul Bernard jouaient La Mouette à l’Atelier chez Barsacq. Comme la Macha des Trois Sœurs , nous rêvions de Moscou et nous nous sentions l’âme slave. Tout commence, semble-t-il, à l’orée du XXe siècle avec Stanislavski et le Théâtre d’Art. Ils font de Tchékhov le cobaye autant que le parangon du naturalisme psychologique, le chantre d’un humanisme discret, celui de la vie grise, de la résignation, au jour le jour, dans la vague espérance d’un avenir meilleur. Le consentement à la terne usure du quotidien devient, ici, la condition d’une sorte de salut spirituel, de rédemption intérieure. C’est oublier pourtant que Tchékhov n’a cessé de désigner la soumission au quotidien comme la plus sûre façon qu’ont les hommes de s’abdiquer. En manière de protestation, se souvenant de la mise en garde de Tchékhov à Stanislavski : « Ne voyez pas dans La Cerisaie un drame, voyez-y une comédie », se souvenant aussi de ses conversations avec l’auteur, quand il était luimême un de ses interprètes au Théâtre d’Art, Meyerhold a choisi de privilégier en lui l’héritier de Gogol, de majorer dans l’œuvre sa dimension farcesque, proche déjà d’un tragique du grotesque et de l’absurde. Meyerhold ne s’y risqua luimême, à ma connaissance, que dans deux pièces en un acte : La Demande en mariage et Le Jubilé, mais il a ouvert la voie à une approche féconde, chaque fois qu’elle a su ne pas se limiter à la seule dimension satirique ou burlesque du projet tchékhovien. Vint l’ère communiste. Elle rapatrie un demi-siècle durant Tchékhov dans le camp du réalisme socialiste, transformant l’être tchékhovien en homo sovieticus, vertueux et tenace, dur au mal, arpenteur de bonheurs simples, procureur infatigable des injustices et des privilèges de la société tsariste, héros somme toute tranquille, en attente de lendemains qui chanteraient sous la dictature d’un prolétariat enfin libéré de la lutte des classes et de l’exploitation capitaliste. VLa Mouette, mise en scène André Barsacq, 1955. Photo Lipnitzki / Roger-Viollet. Il fallut attendre Vilar et sa « création mondiale » de Platonov, dans l’adaptation encore très partielle de Pol Quentin, pour que nous découvrions enfin chez le jeune Tchékhov de 20 ans une formidable réserve de révolte et de colère. Ici les hommes ne s’abandonnaient plus, résignés et charmants, aux cruelles facéties de la fatalité. Comme Tchékhov, ils étaient entrés dans la vie pour combattre les paresses, les mensonges, les injustices, l’alcool. Ils avaient créé des dispensaires, des écoles, des bibliothèques, des centres de loisirs. Mais la plupart avaient renoncé. Le théâtre de Tchékhov, en effet, ne consiste pas seulement en une variation infiniment recommencée, autour de la vente d’une maison de famille qui dirait le passage du temps et la bascule des 15 sociétés. Inlassablement il revient sur l’histoire d’un échec, celui de jeunes hommes, Platonov, Ivanov, Vania, Treplev, Verchinine qui, ayant présumé de leurs forces, finissent par céder à la veulerie et au cynisme. Mais cet échec n’est pas dû aux seules fatalités de l’Histoire, il reste le leur. Ils en sont les premiers sinon les seuls responsables et le savent. Dans la veine de celui de Vilar, d’autres Tchékhov ont commencé à nous parvenir. En Amérique, il y eut, sous le signe du naturalisme psychologique de Stanislavski, revisité par l’Actor’s Studio de Strasberg et Kazan, l’attention portée à l’Amérique d’en bas, celle que la grande dépression de 1929 avait pour longtemps déglinguée et, qu’après Steinbeck et Caldwell continuaient de visiter un Arthur Miller, un Tennessee Williams, un Raymond Carver justement. Plus tard, en Tchécoslovaquie, dans l’avant 68 et l’espérance du Printemps de Prague, Krejca et son théâtre Zabranou faisaient d’une admirable trilogie tchékhovienne un foyer de résistance contre l’occupant, hier l’allemand, aujourd’hui le russe. Avant et après la chute du mur, à l’automne 88, les metteurs en scène des deux Allemagnes avaient fait progressivement de Tchékhov un contemporain qui aurait survécu comme eux à la Shoah, au Goulag, à Hiroshima. En son nom, ils dénonçaient rageusement la médiocrité aveugle et corruptrice de leur société respective. Ils en intégraient, de façon délibérément provocante, les situations, les espaces, les costumes, l’environnement sonore et visuel. Devenu parisien, Mathias Langhoff allait même jusqu’à situer Les Trois Sœurs dans une petite ville de la frontière orientale, au plus fort du conflit russo-afghan. Les images de guerre projetées sur la scène dynamitaient l’appartement des Trois Sœurs. Verchinine s’apprêtait à rejoindre Kaboul, l’air résonnait de songs brechtiens, Tchékhov, bon gré mal gré, faisait chambre commune avec Heiner Müller. Très tôt, le cinéma de son côté s’était intéressé à Tchékhov, quelquefois à partir de certaines de ses nouvelles (La Dame au petit chien, Le Duel, Les Yeux noirs), plus souvent encore, par pure filiation spirituelle et esthétique (Ozu, par exemple, et sa filiation au Japon, en Chine, en Corée). Mais après Mikhalkov (Variations sur un piano mécanique, d’après Platonov), Soutter (Les Trois Sœurs), Malle (Oncle Vania), certains s’appliquent même, désormais, à faire cinéma de son théâtre. Après plus d’un siècle de si diverses, si continues, si contradictoires interprétations, comment aujourd’hui jouer Tchékhov? Comment l’entendre ? Comment le traduire ? Comment l’actualiser sans le dissoudre ? Un peu partout dans le monde ces pérennes questions continuent plus que jamais d’enfiévrer les écoles de traduction, l’Université, les revues spécialisées, les scènes petites et grandes. Et chacun court, belliqueux et hagard, de colloques en symposiums. Le temps ne serait-il pas venu pourtant de calmer le jeu ? De faire enfin retour sur l’œuvre elle-même en relisant aussi, à l’occasion, ce que Tchékhov lui-même, assez chichement il est vrai, a pu en écrire ? Un ami acteur m’a invité, il y a peu, à un exercice d’élèves qu’il venait de diriger au Conservatoire de Paris. But déclaré de l’exercice : questionner à travers quelques fragments de La Cerisaie, la pensée théâtrale de quelques grands théoriciens, la plupart du temps également praticiens : Diderot, Nietzsche, Antoine, Stanislavski, Meyerhold, Brecht, Artaud, Grotowski, Kantor… Par-delà ses évidentes vertus pédagogiques et les qualités d’implication et d’interprétation des jeunes acteurs, cet exercice confirmait ce que nous pressentions : le théâtre de Tchékhov n’est réductible à nul type d’appropriation qu’elle soit radicale ou masquée. Il récuse sereinement toute idéologie préalable, toute arrogance de méthode, toute esthétique étrangère à la lettre même de ses textes. Autre constante : Tchékhov n’affirme rien, il ne proclame rien. Il ne prend pas la pose du savant, du philosophe, du militant ou du maître à penser. Il ne croit qu’à la vérité des faits et des sensations. Cette vérité, il la traque dans ses manifestations les plus menues, les plus banales, apparemment les plus insignifiantes. Mais il ne cède jamais à l’entassement cumulatif. Les choses, les mots, il ne cesse de les choisir, de les filtrer. L’écriture de Tchékhov est moins celle du presque rien que celle du rien de trop. Dans son parti obstiné d’incertitude vis-à-vis de tout, de tous et de lui-même, Tchékhov garde pourtant une conviction originelle à laquelle il n’a jamais dérogé : en chaque homme loge un esclave qui le soumet, l’aliène, lui confisque sa vie. Le grand-père maternel de Tchékhov avait vécu le servage, avant son abolition en 1861 par le tsar Alexandre II, abolition que le vieux Firs de La Cerisaie, lui-même ancien serf, regrettait si fort. Son petit-fils ne l’avait jamais oublié, mais il savait aussi qu’être né serf n’est pas la seule façon d’être esclave. On peut l’être de sa misère, de son ignorance, de sa paresse, de ses peurs, de ses préjugés de caste. Aucune abolition proclamée ne vaudra jamais contre ces esclavages-là. Tchékhov, sa courte vie durant, s’est exténué à les dénoncer et à les combattre chez les autres, et d’abord sans doute en lui-même. Il me semble qu’on ne peut aborder Tchékhov sans nous souvenir au moins de ces quelques vérités que nous tenons de lui : - Rien n’importe plus que le texte que l’on joue, que l’on met en scène. Même pas soi. Un texte ne saurait être un prétexte ou un alibi. On n’accède à une œuvre que de l’intérieur de cette œuvre. On ne fait que la trahir si l’on reste à sa périphérie, ou si, sous prétexte de l’améliorer, on la détourne, on la théorise, on la violente. On ne la rejoint, on ne se rejoint, qu’en s’oubliant. - Porter à la scène, c’est toujours mettre en tension deux époques et deux espaces ; ceux de l’auteur et ceux de la LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 16 représentation. On ne doit pas les confondre, ni sacrifier l’un au profit de l’autre. On n’a pas à choisir entre l’ailleurs et l’autrefois de l’un et le ici et le maintenant de l’autre. Il faut les traiter ensemble, mais distinctement. - Autour de la table, on ne sait jamais assez d’une œuvre ; sur la scène, on en sait toujours trop. Ce que je mets en scène, c’est ce que je ne sais pas, ou en tout cas ce que je crois ne pas savoir, ce que je ne sais pas même si, obscurément, je le sais déjà. Tout désir, toute nécessité que l’on a de porter un texte à la scène partent de son secret non de sa feinte transparence. Secret quelquefois approché, jamais tout à fait atteint. On pourrait tout aussi bien écrire cela du rapport qu’entretenait Tchékhov avec ses personnages, et de celui que nous entretenons avec son texte et nos acteurs. Dans son édition de la Pléiade, le grand tchékhovien Claude Frioux nous révèle le sujet de la pièce à laquelle travaillait Tchékhov dans les semaines qui précédèrent sa mort : « Un savant aime une femme qui ne l’aime pas ou le trompe et il s’en va dans le grand nord. Il se représentait le troisième acte comme cela : un bateau pressé par les glaces et, sur le pont, le savant se tient solitaire ; autour, c’est le silence, le calme, la grandeur de la nuit, sur un fond d’aurore boréale il voit passer l’ombre de la femme aimée ». Comment Frioux a-t-il eu connaissance de ce manuscrit ? Comment celui-ci se présente-t-il et comment se serait-il organisé ? La réponse à ces questions importe, certes. Mais l’essentiel à nos yeux est ailleurs. Dans ce canevas dont nous ne saurons jamais davantage et dont nous ne souhaitons pas à vrai dire que quelqu’un songe à le reprendre, Tchékhov, cet éternel présent-absent à son théâtre et à ses nouvelles, consent pour la première fois à se mettre en scène sans presque plus d’intermédiaire. Perdu au milieu des glaces, dans le silence infini d’une aurore boréale, il s’avance seul (lui qui eut si peu droit à la solitude), vacant (lui qui ne s’accorda jamais de répit), amoureux délaissé (lui qui s’amusa souvent de l’amour qu’on lui portait). De tous les portraits et documents photographiques qui nous restent, c’est cette image, pourtant imaginaire, que désormais je garderai de lui. J. L. Jacques Lassalle est auteur et metteur en scène. Il a notamment dirigé le Théâtre national de Strasbourg de 1983 à 1990 et la Comédie-Française de 1990 à 1993. Il est président de l’Association Jean Vilar depuis avril 2009. V Denis Podalydès dans le rôle-titre Platonov, mise en scène Jacques Lassalle, Comédie-Française, 2003. Photo Ramon Senera / CDDS Enguerand Bernand. 17 Récit d’une vie 1860-1904 Parmi une abondante bibliographie, le Tchékhov de Virgil Tanase (Folio-biographies, Gallimard) est sans doute la biographie la Le père d’Anton Pavlovitch Tchékhov, Pavel Egorovitch Tchékhov, est fils d’un serf qui a racheté sa liberté en 1841, le servage n’étant aboli par Alexandre II qu’en 1861. Il est persuadé qu’un enfant battu en vaut deux. Ses fils – dans l’ordre : Alexandre, Nikolaï, Anton (né le 17 janvier 1860), Ivan, Mikhaïl et Marie (Macha) – passent donc leur enfance entre les chœurs de l’église de Taganrog et les coups répétés de leur père pour lequel Tchékhov gardera pourtant, jusqu’au bout, une affection et une fidélité indéfectibles. plus abondante et détaillée. Tanase révèle en particulier une vie amoureuse, ou érotique, intense chez un auteur dont le théâtre a souvent subi des lectures très, trop chastes ! Ce récit d’une vie s’inspire largement de cette biographie, non sans l’avoir croisée avec celle d’Irène Némirovski (La Vie de Tchékhov, Albin Michel, 1946), d’Henri Troyat (Tchékhov, Flammarion, 1984), de Sophie Laffite (Tchékhov, Seuil – Collection Écrivains de toujours, 1955) et «Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance », écrira Anton Pavlovitch, tout en gardant de Taganrog le souvenir d’une ville du bord de la mer d’Azov « si chaude, si belle, tellement verte ! J’aimais ces matins calmes, ensoleillés, au son des cloches, le feuillage des acacias et des pommiers, les branches des lilas se déversant par-dessus les palissades édentées. J’aimais aussi le parfum du lilas et les ombres jouant dans le feuillage d’un vert cru au crépuscule de mai, le bruissement des hannetons, le silence, la tiédeur de l’air ». Alexandre Zinoviev, (Mon Tchékhov, Éditions Complexe, 1989), ou encore de Nina Gourfinkel (Tchékhov, Seghers – Collection Théâtre de tous les temps, 1966). En Russie, la famille est au centre de la société. Tchékhov n’échappe pas au respect de cette règle absolue : « Mon père et ma mère sont les seuls êtres au monde pour lesquels je n’épargnerai jamais rien. Si un jour j’accomplis quelque chose d’important, tout le mérite leur reviendra. Ce sont des gens merveilleux que l’amour pour leurs enfants rend précieux et absout de tous les écarts dus à une existence difficile ». V Le jeune Tchékhov choisit d’étudier la médecine à un moment où la jeunesse russe est portée par un élan de solidarité envers ceux qui vivent dans le dénuement. Modestement, car toute ambition lui est étrangère, il pansera les blessures et soignera les malades sans distinction de classe, d’intelligence ou de bonté, il se penchera avec compassion sur les souffrances d’une humanité égale devant la douleur, il fera un métier concret, évident, nécessaire. Et rémunérateur : car l’argent jouera un rôle essentiel tout au long de sa vie. La famille d'Anton Tchékhov, à Taganrog. Collection Musée littéraire, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 18 En 1879, le jeune bachelier quitte Taganrog et rejoint à Moscou sa famille qui s’est enfuie nuitamment quelques années auparavant pour éviter la prison pour dettes. Moscou sera LA ville de Tchékhov, son origine et son but, alors qu’il ne fera que de brefs séjours à Saint-Pétersbourg, ville de Dostoïevski ou de Pouchkine. Et qu’importent les conditions d’existence lamentables de cette tribu et de ses hôtes contraints de vivre dans un sous-sol insalubre et surpeuplé (nous sommes en Russie, on ne laisse personne dehors). Cependant que son frère Nikolaï fréquente les cercles artistiques et parvient à vendre quelques tableaux, l’étudiant en médecine Anton Pavlovitch trouve un moyen commode et pas trop fatigant de gagner quelques kopeks : il écrit de courtes histoires à destination des revues humoristiques à l’instar de son frère aîné, Alexandre, le plus doué de la fratrie, qui commence à se faire un petit nom… Ces revues satiriques sont friandes de textes courts sans prétention et amusants : surtout pas de littérature, elle est réservée aux vrais écrivains. Des miniatures, des sketches, des croquis, signés « Antocha Tchékonté », « Ulysse », « Le Frère de mon frère », « L’Homme sans rate »… La revue La Libellule (mais il s’agit peut-être de La Cigale, les traductions alternent sur ce point) apprécie ces textes qu’elle lui paie cinq kopeks la ligne. Trop de textes lui étant refusés, à vingt ans Tchékhov se tourne une première fois vers le théâtre. Il écrit une longue pièce également refusée. Il en détruit le manuscrit dont un premier jet sera retrouvé après sa mort : il s’agit de Platonov, L’Homme sans père. Grâce à son frère Alexandre, Anton commence à publier dans une revue de plus grand renom, Le Réveille-Matin. Sa nouvelle La Propriétaire, en 1882, banale histoire de moujiks et d’alcool, affirme définitivement un talent jusque-là bridé par l’obligation d’amuser et de divertir. Nicolaï Leikine, rédacteur en chef de la revue Les Éclats, l’engage à huit kopeks la ligne, ainsi que son frère Nicolaï, excellent dessinateur. En un an, Tchékhov écrit plus de cent nouvelles courtes, autant de « choses vues » sur le mode satirique qui concourent à forger son style particulier. Véritable soutien de famille, il écrit de plus en plus pour combler les déficits de ses V Avec son frère, Nikolaï, illustrateur de ses premiers récits, 1883 (Tchékhov a 23 ans). Collection Musée littéraire, Moscou. frères bambochards impénitents – et Anton n’est pas en reste : tout au long d’une trop courte existence qui sera bridée puis brisée par la maladie, et derrière l’apparence d’une œuvre mélancolique pleine d’un lucide scepticisme, son humour, son goût pour le bonheur, les joies simples, la pêche, les amis, la fête… ne se démentiront jamais. Entre l’écriture – de tous les instants –, les études de médecine – où il ne brille pas particulièrement –, une famille délirante, Tchékhov mène une existence épuisante. Il décroche toutefois son diplôme de médecin en juin 1884 et, dès l’été suivant, découvre la grandeur et les servitudes de ce qu’il ne cessera de prendre pour sa vraie vocation. Il se lie d’amitié pour un jeune peintre, Isaac Levitan, obligé de séjourner en banlieue car Moscou est interdit aux juifs depuis l’assassinat d’Alexandre II (auquel a succédé Alexandre III qui a rétabli un régime ultra autoritaire). À la fin de l’année, les premiers symptômes de l’hémoptysie qui aura raison de lui se déclarent. Il trouve chez des amis, à Bobkino, en grande banlieue de Moscou, un havre de paix et de bonheur où il continue de consulter et d’écrire. Fin 1885, Leikine l’invite à SaintPétersbourg, capitale des belles lettres : 19 de parler avec lui. Mais quand vous avez compris son mode de fonctionnement, et que vous vous êtes rendu compte qu’il est d’une sincérité difficile à trouver chez la majorité des gens, la discussion avec lui devient un vrai bonheur. » Sous la pression conjuguée de Souvorine et de Grigorovitch, « irrité de voir quelqu’un se mésestimer au point de signer d’un pseudonyme », Antocha Tchékonté devient tout simplement, et à contrecœur, Anton Tchékhov. Une lettre de Grigorovitch est assurément l’élément déclencheur : après le 25 mars 1886, Tchékhov ne sera plus un journaliste doué, mais un écrivain : « Vous êtes voué à créer des œuvres exceptionnelles et véritablement artistiques. Ce serait un immense péché de ne pas le faire. Vous devez respecter ce talent si rarement concédé. Cessez d’écrire trop vite. Je ne connais pas votre situation financière, mais si elle n’est pas bonne, tant pis : mieux vaut avoir faim comme nous autrefois que de ne pas laisser à vos émotions le temps de mûrir pour donner naissance à ces œuvres accomplies qui n’ont rien de spontané et surgissent uniquement dans les rares moments d’inspiration heureuse. Elles valent cent fois plus qu’une centaine de nouvelles éparpillées dans divers journaux. J’apprends que vous allez publier un recueil de vos contes : si vous avez l’intention de le publier sous le pseudonyme Tchékhonté, je vous implore de télégraphier à votre éditeur et de le publier sous votre nom véritable. » V Couverture de la revue Eclats, 1889 : Tchékhov au carrefour de la littérature narrative et du théâtre. Collection Musée littéraire, Moscou. « Quand je ne savais pas que tous ces gens lisaient mes contes et qu’ils les jugeaient, j’écrivais en toute sérénité comme je mange des crêpes. Maintenant, quand j’écris, j’ai peur. » Dimitri Grigorovitch, influent auteur de l’époque, convainc sans peine le directeur de la revue Temps nouveaux, de publier les nouvelles de Tchékhov douze kopeks la ligne : Alexeï Souvorine, le directeur de cette publication en phase avec le pouvoir tsariste, sera désormais le meilleur ami, le plus fidèle et sûr soutien de Tchékhov jusqu’à sa mort. Autodidacte, Souvorine est à la tête d’un réseau de presse qui lui rapporte une fortune considérable. Cet homme puissant, haï et redouté, est aussi roublard, cynique, calculateur que Tchékhov est honnête et désintéressé. Mais, selon Tchékhov, « Souvorine est la sensibilité incarnée, un homme exceptionnel. En art, il est tel un setter qui chasse la bécasse : il s’excite et s’agite avec une énergie démoniaque, obnubilé par sa passion. C’est un mauvais théoricien. Il n’a jamais fait d’études scientifiques et ignore beaucoup de choses. Sa pureté et son intégrité sont purement animales, son indépendance de jugement aussi. Incapable de construire des théories, il a développé ce dont la nature l’a doté avec une grande générosité : son instinct, qui est devenu, chez lui, une forme supérieure de l’intelligence. Il est toujours agréable Tchékhov accueille cette recommandation comme on reçoit « un ordre de quitter la ville sous vingt-quatre heures ». Dès la nouvelle En chemin, sa réflexion, tout en s’élevant, prend des accents plus graves : « La nature nous a fait don, à nous les Russes, d’une extraordinaire capacité de foi, d’une intelligence perspicace, d’une aptitude à réfléchir, mais toutes ces qualités sont anéanties par l’indolence, la paresse, notre plaisir à rêvasser. » Mais comme toujours, il reste sceptique à son propre endroit : « J’ai honte pour le public qui se pâme devant les petits chiens de salon parce qu’il ne sait pas reconnaître les éléphants. Je suis convaincu que personne ne fera attention à moi quand je commencerai à travailler sérieusement. » Après de courts essais théâtraux (Sur la LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 20 grand’ route, Le Chant du cygne), et malgré sa méfiance envers l’art dramatique, Tchékhov relève le défi de Korch, directeur d’un théâtre renommé à Moscou : « Je suis allé me coucher, j’ai pensé à un sujet, j’ai écrit une pièce ». En dix jours, Ivanov est écrit : « L’intrigue est compliquée, mais pas stupide. Je termine chaque acte comme je le fais pour mes nouvelles : je laisse les choses aller tranquillement, et à la fin, pan ! dans la gueule du spectateur ! J’ai mis toute mon énergie dans quelques pages qui me paraissent d’une grande intensité ; en revanche, les scènes qui les relient sont insignifiantes et d’une extrême banalité. Mais je suis content car, même si la pièce est mauvaise, j’ai créé un nouveau genre. » l’heure. Le pays est en pleine effervescence politique : depuis l’assassinat d’Alexandre II, le régime d’Alexandre III exerce de féroces représailles contre les milieux révolutionnaires, ce qui n’empêche pas d’autres attentats contre le tsar, et d’autres féroces répressions… Mais ces questions dépassent Anton Tchékhov : après tout, il n’est pas un écrivain, seulement un aimable amateur, un moujik moins doué que ses frères, dont le vrai métier est la médecine. Il n’a aucun rôle à jouer dans la littérature de son pays et il n’accorde aucun crédit à sa petite notoriété passagère : il sera vite oublié. Tchékhov ne se départira jamais de cette autodérision, de ce mépris pour Ivanov est créé le 10 novembre 1887 au théâtre Korch dans les conditions de l’époque : quatre répétitions avec une bande inorganisée de comédiens turbulents qui n’en font qu’à leur tête d’affiche, aucune idée de « l’ensemble » ni de la mise en scène qui ne se cristallisera quelques années plus tard qu’avec l’arrivée du Théâtre d’Art de Stanislavski et Némirovitch-Dantchenko. Sans atteindre aux excès d’une bataille d’Hernani, cette première est fort agitée et Tchékhov s’amuse du scandale qu’il a provoqué. Il signe une lettre « Schiller Shakespearovitch Goethe ». V son destin littéraire. Quant à la politique, l’écrivain ne doit, selon lui, s’y intéresser que pour mieux s’en garder. Malgré le prix Pouchkine, malgré de nombreuses rencontres amoureuses, malgré la fréquentation nouvelle de l’homme de théâtre Vladimir NémirovitchDantchenko, malgré celle de Piotr Tchaïkovski avec qui il envisage l’écriture d’un opéra, malgré le succès de son lever de rideau L’Ours, et celui de la reprise d’Ivanov au théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, Tchékhov ne cesse de se mésestimer : « Nous autres, écrivains d’aujourd’hui, nous peignons la vie telle qu’elle est, mais au-delà, il n’y a rien. Portrait d'Anton Pavlovitch Tchékhov, 1888. Collection Musée littéraire, Moscou. Alors que son frère aîné Alexandre – qu’il ne cessera de considérer comme supérieur à lui en dons et en talent – sombre dans l’alcool et la misère, l’admiration, les encouragements, l’amitié de l’intelligentsia littéraire de Saint-Pétersbourg contribuent à soutenir de nouvelles audaces : répondant à une commande de la revue Le Messager du Nord, Tchékhov se risque à un long récit publié en mars 1888, La Steppe, dont « chaque page est compacte comme un petit conte séparé, les tableaux se chevauchent, se bousculent, l’un cachant l’autre… Cela finit par être nuisible à l’intérêt général et le lecteur s’ennuiera et crachera dessus. » Mais « c’est mon chef-d’œuvre et je suis incapable de faire mieux ». La Steppe est le récit du voyage d’un petit garçon de neuf ans qui traverse l’immensité russe avec son oncle, dans un convoi de chariots pour se rendre en ville où il sera mis à l’école. Aucune action. Un lent voyage. Tout sauf un « roman » alors qu’on attend de lui qu’il s’attaque aux problèmes de 21 Son itinéraire laisse rêveur : 5000 kilomètres à travers toundra, steppe, déserts, montagnes, fleuves en furie, inondations, routes défoncées, sans oublier les crises d’hémorroïdes, les quintes de toux, les brigands, ni les bordels – mention particulière aux petites japonaises de l’extrême est… Nijni-Novgorod, Iaroslav, le fleuve Volga, Perm, la rivière Kama, l’Oural, Ekaterinbourg, Tyumen, Tomsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, le lac Baïkal, Sretensk, le fleuve Amour, Pokrovskaïa, Blagovechtchensk, Nikolaïevsk, et enfin Alexandrovsk, capitale de l’île de Sakhaline où Tchékhov s’installe pour trois mois le 11 juillet 1890, après 81 jours d’un voyage exténuant et superbe. V Pose de chaînes à une condamnée, bagne de l'Ile de Sakhaline. Collection Musée Littéraire National. Même fouettés, nous sommes incapables de faire mieux. Nous n’avons aucun but, ni immédiat, ni lointain. Notre âme est vide. Nous n’avons pas de convictions politiques, la révolution ne nous fait pas rêver, nous n’avons pas la foi, les fantômes ne nous font pas peur, et en ce qui me concerne je ne redoute même pas la mort ou de devenir aveugle. Celui qui ne veut rien, n’espère rien, ne craint rien, ne peut pas être un artiste. » De son propre aveu, il ne lui manque qu’un amour malheureux qui survient sous les traits de Lydia Mizinova, la belle « Lika » que d’aucuns reconnaîtront en Nina dans La Mouette, personnage enthousiaste, provocant, moderne mais vaincu par avance. Instabilité et insatisfaction culminent en mai 1889 avec la mort, à trente et un an, de son frère Nicolaï. Le récit Une Banale Histoire n’est pas bien reçu par la critique, la pièce L’Esprit des bois (première version de Oncle Vania) mérite d’être retravaillée selon Némirovitch-Dantchenko, le personnage de Sérébriakov y serait inspiré de Souvorine lui-même, amoureux d’une femme beaucoup trop jeune pour lui… Créée au théâtre Abramov de Moscou, la pièce est un échec. Décidément, il faut fuir un malaise persistant malgré un été ensoleillé sur les bords de la Mer Noire, fuir une vie sociale et amoureuse agitée, fuir les bassesses, les médisances, les jalousies, et aussi le deuil persistant de Nicolaï. Fuir, là-bas fuir… Ce sera l’île des bagnards, Sakhaline : « Je paierai ainsi ma dette envers la médecine que j’ai traitée comme un cochon ». Tchékhov s’est abondamment documenté sur la question carcérale : la société s’occupe du criminel jusqu’au moment de la sentence, et après elle l’oublie. Mais comment vit-il en prison ? telle est la question qu’Anton Pavlovitch se pose avec l’aide de son entourage : « Nous avons fait pourrir des millions d’hommes en prison. Nous l’avons fait sans état d’âme et d’une manière barbare. Nous les avons relégués à des milliers de verstes et enchaînés dans le froid. Nous les avons rendus syphilitiques et dépravés, nous avons fait d’eux des criminels en rejetant la responsabilité sur des gardiens abrutis par la boisson, mais les coupables, c’est nous. » Il a sans doute en mémoire Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, paru en 1861… Le 21 avril 1890, il quitte Lika, « cette fille merveilleuse qui me fait fuir à Sakhaline. (…) Elle ne me rendra pas heureux, elle est tellement belle ! » Tchékhov s’attelle alors à une enquête sociale qui réunira près de 10.000 questionnaires en treize points recueillis auprès des bagnards et de leurs familles, des gardes-chiourmes, des colons, des enfants également. Il assiste à des punitions corporelles qui sont de véritables supplices : « Lorsque le fouet a sifflé et qu’il s’est abattu sur le condamné, quelque chose en moi s’est déchiré en morceaux et a gémi de mille voix ». Chaque fois qu’il le peut, le docteur Tchékhov soigne, soulage, guérit… Il trouve même le temps d’écrire des nouvelles et une pièce dont il détruit les manuscrits. Il fait le constat effrayant de la déchéance physique, intellectuelle, d’une société ruinée par les maladies, la prostitution, l’alcoolisme. Lorsqu’il embarque sur le Pétersbourg pour Odessa via Hong-Kong, Ceylan, Suez et Constantinople, il quitte l’enfer pour le paradis. « Quand j’aurai des enfants, je leur dirai avec orgueil : Fils de chien, dans cette putain de vie, je me suis tapé une Hindoue aux yeux noirs, et tu sais où ? Dans un bois de cocotiers par une nuit de pleine lune ! » Il achète aussi trois mangoustes qui l’accompagneront jusqu’à Moscou où il arrive enfin en décembre 1890. Faute de cobras à leur mettre sous la dent, il devra confier les mangoustes au zoo de Moscou où il leur rendra fréquemment visite. Les meilleurs partis, les plus jolies femmes ne demandent qu’à l’aimer, et même à l’épouser. Parmi elles, une belle comédienne, Véra Kommissarevskaïa, qui se trouvera souvent sur son chemin. Et toujours Lika qui lui réclame « rien qu’une demi-heure d’amour », cependant que les LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 22 jaloux le persécutent : on lui reproche de ne pas prendre parti contre les répressions toujours plus violentes du régime, son voyage à Sakhaline est considéré comme une désertion, l’amitié de Souvorine est la preuve de sa compromission avec la réaction. Dans l’incapacité de se mêler aux luttes collectives, il essaie de « voir l’homme tel qu’il est », se refuse à prétendre changer le monde, améliorer l’humanité, faire spectacle de soi en donnant des leçons. Tchékhov est médecin, il agit au plus près de ses possibilités, de sa modestie. Il n’est pas de taille… Et ils ont peut-être raison, ceux qui s’acharnent contre lui : la difficulté qu’il éprouve à écrire la nouvelle Le Duel le conduit à douter de son métier d’écrivain. Et d’ailleurs, cela en vaut-il seulement la peine ? Pas d’autre issue qu’une nouvelle fuite proposée par Souvorine : ce sera un voyage magnifique en Europe. Vienne, Venise, Bologne, Rome, Naples… Souvorine note que ce qui intéresse le plus Tchékhov, ce sont les cimetières, les cirques, dont les clowns qui sont de vrais comédiens. Puis c’est Nice, le casino de Monte-Carlo où il prend plaisir à perdre de l’argent après en avoir tellement manqué, et enfin Paris, ses cabarets, ses manifestations ouvrières, ses peintres, ses Russes… De retour à Moscou, il retrouve les amoureuses dont il ne veut pas, et son désir d’être « un petit chauve assis à une table dans un grand bureau ». Il lui reste l’amitié d’une mangouste et l’envie de se retirer à la campagne, loin du microcosme assommant. Il s’installe à Mélikhovo en février 1892. Pendant les longues veillées fort peuplées, il lui arrive de s’éloigner discrètement une demi-heure et de revenir content : « Je viens d’écrire pour soixante kopeks ». Choléra, typhus, diphtérie, scarlatine obligent le docteur Tchékhov à courir la poste et sont une bonne excuse pour ne pas écrire, sauf cette Cigale (ou Libellule) qui s’inspire directement des aventures sentimentales de son copain Levitan, fâché pour longtemps. Et toujours ces amours sans amour : « Mon amour n’est pas le soleil et il ne fait pas le printemps, ni pour moi ni pour l’oiseau que j’aime. Lika, ce n’est pas toi que j’aime si ardemment, mais en toi mes souffrances passées et ma jeunesse perdue ». Son frère Alexandre dénonce l’atmosphère étouffante de Mélikhovo et la présence encombrante du père, Pavel Egorovitch. Car, miracle d’indulgence filiale, ce père brutal et alcoolique qui, certes, s’est calmé, fait partie du décor quotidien ! Anton sait bien que son âme a besoin d’espace, « mais je mène une vie mesquine à courir après les roubles et les kopeks. V Il n’est rien de plus minable que la vie bourgeoise avec ses pièces de monnaie, ses conversations absurdes, ses vertus inutiles et conventionnelles. Mon âme s’est flétrie parce que je travaille pour de l’argent et que l’argent est au centre de mes activités… Je n’ai aucune estime pour ce que j’écris, ce que j’écris me révulse et m’ennuie. » L’amitié de Souvorine résiste à une polémique opposant la revue Temps Nouveaux à La Pensée russe où Tchékhov, désormais, publie ses récits. Fin 1893, L’Île de Sakhaline reçoit un accueil élogieux. Les autorités seront amenées à adoucir le sort des condamnés et Tchékhov est « content d’avoir accroché dans (sa) garde robe ce vêtement de forçat ». La nouvelle Le Moine noir décrit son retour à la normale : « J’avais perdu la raison, atteint par la folie des grandeurs, mais j’étais gai, vivant, et même heureux. Maintenant que j’ai retrouvé mes esprits, je suis comme tout le monde, un homme quelconque, et je mène une vie A Melikhovo, la maison où Tchékhov écrivit La Mouette. Collection Musée Melikhovo. Tchékhov y est heureux. « Ses yeux perdent leur tristesse habituelle, son regard devient clair et serein », il est ébloui par la renaissance du printemps, l’explosion de la nature. Sur son bureau, la photo de Tchaïkovski, au mur, des tableaux de son frère Nikolaï et de son ami Levitan avec qui il s’amuse à chasser. Le maladroit blesse une bécasse qu’Anton doit achever : « Une charmante et tendre créature de moins dans l’univers, et deux imbéciles qui rentrent pour dîner ». C’est déjà le début de La Mouette stupidement tuée par le jeune Treplev. Mélikhovo est envahi d’amis, de malades qu’il soigne gratuitement, l’hospitalité de Tchékhov est légendaire, d’autant qu’il déteste la solitude : « Seul, je ne sais pourquoi, j’ai peur, je suis une coquille de noix au milieu de l’océan ». 23 ennuyeuse. » Il participe au « zemstvo », petite assemblée locale, accepte des responsabilités sociales, médicales, judiciaires, se laisse déborder, s’épuise. L’hémoptysie s’aggrave, il éprouve des malaises : « Une sorte de pressentiment me pousse à me hâter, et puis peut-être qu’il n’en est rien, simplement le regret de voir ma vie s’écouler, si monotone, si banale… » De nouveau, il faut s’enfuir… Petits voyages vers Yalta, Taganrog, sur la Volga, puis Odessa avant Vienne, Milan, Gênes, Paris, Berlin… Par dépit, Lika a vécu une liaison avec un de ses meilleurs amis, Potapenko, dont elle attend un enfant. Potapenko est marié, il est au bord du suicide, c’est le drame. Tchékhov en fera une comédie. Tchékhov se tiendra toujours à distance des systèmes, existants ou utopistes. Son admiration confinant pourtant à l’idolâtrie pour Tolstoï (Guerre et Paix date de 1864-1869) ne l’empêche pas de se méfier de ses théories et autres règles de vie. « Je crois dans l’individu, je vois le salut dans les personnalités individuelles disséminées dans toute la Russie, intellectuels ou paysans ; ils ne sont peut-être pas nombreux, mais ils sont une V force. » De Tolstoï, dont il avait déjà vivement contesté La Sonate à Kreutzer (1889) en tant qu’homme et médecin, il refuse surtout l’invitation à un retour à la nature, sorte de principe écologique avant la lettre, teinté de sectarisme rétrograde prôné par un aristocrate, quand lui, Anton Pavlovitch, n’est qu’un moujik : « Dès mon enfance, j’ai cru au progrès et il ne pouvait en être autrement puisque mon sang de moujik me permet de mesurer la distance entre l’époque où nous étions fouettés et celle où nous ne l’étions plus. J’aime les gens intelligents, sensibles, courtois, et ceux dont les chaussettes puent me laissent indifférent autant que les femmes en bigoudis. La philosophie de Tolstoï a eu un effet puissant sur moi, elle m’a guidé pendant six ou sept ans. […] J’ai changé d’avis. Le bons sens et le discernement me disent qu’il y a plus d’amour dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le végétarisme. » Réconcilié avec Levitan, il découvre ses dernières toiles : « Il ne peint plus avec jeunesse, mais avec brio. Les femmes l’ont épuisé, je crois. Ces charmantes créatures nous donnent leur amour et, en échange, nous prennent deux fois rien : notre jeunesse. Pour peindre un paysage, il faut de l’enthousiasme, de l’extase, ce qui manque quand le désir est satisfait. Si j’étais paysagiste, je mènerais une vie monacale, je mangerais une fois par jour et je ferais l’amour une fois par an. » À la suite d’une nouvelle aventure amoureuse partagée entre une mère et sa fille, Levitan, incapable d’une décision, se tirera une balle dans la tête sans réussir à se tuer, tel Treplev dans La Mouette. Quant à Souvorine, il passe par une dépression que Tchékhov soulage en faisant avec lui le tour des cimetières de Moscou, leur balade préférée. Cependant, Anton ne cesse de tousser et de maigrir. Un ami le conduit à Iasnaïa Poliana où il fait la connaissance de Tolstoï. Ils prennent un bain ensemble, Tchékhov est fasciné par la santé de fer du vieil écrivain (67 ans). Automne 1895 : à Mélikhovo, Tchékhov achève « une comédie avec trois rôles féminins, six masculins, quatre actes, un paysage, (vue sur le lac), beaucoup de discussions sur la littérature, peu Entouré des comédiens du Théâtre d'Art de Moscou, Tchékhov lit La Mouette. À sa droite, Constantin Stanislavski et Olga Knipper, à l'extrême droite de l'image, Vsevolod Meyerhold. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 24 d’action et des tonnes d’amour. » C’est La Mouette dont il est « plus mécontent que satisfait. L’ayant lue d’un bout à l’autre, je dois me rendre à l’évidence : je ne suis pas un auteur dramatique. » D’ailleurs, elle n’enthousiasme pas son entourage. Et puis, on reconnaît trop facilement des faits et des personnages réels, l’aventure de Potapenko et Lika en particulier. Mais aussi l’instituteur, directement inspiré de l’engagement personnel de Tchékhov pour l’école de Mélikhovo dont il dessine luimême les plans… Au printemps 96, Tchékhov est bouleversé par la catastrophe de Khodynka, dans la banlieue de Moscou : au cours de la distribution des «saucisses du couronnement » en l’honneur du nouveau règne de Nicolas II (Alexandre III est mort en 1894), une bousculade monstre fait plus de mille morts. Puis sa maladie empire au cours d’un voyage au Caucase. Mais il est heureux parce que La Mouette a reçu le visa de censure et va être jouée en octobre à Saint-Pétersbourg, si heureux qu’il reprend en cachette L’Esprit des bois et termine en un mois une nouvelle version intitulée Oncle Vania. Bonheur de courte durée : la création de La Mouette est une catastrophe, la « comédie » n’est pas drôle et la farce vire au drame. Tchékhov, désabusé, écrit : « Même si je vis encore cent ans, je n’écrirai plus jamais pour le théâtre. Je suis un auteur dramatique nul. » Il quitte Saint-Pétersbourg comme « quelqu’un dont la demande en mariage vient d’être repoussée et qui n’a rien de mieux à faire que de vider les lieux. » Mais dès le lendemain de la première, le public réserve un tout autre accueil à La Mouette : d’après les télégrammes de ses amis, c’est un succès colossal ! Le vrai public semble avoir compris l’universalité de ce théâtre, sa proximité avec les simples habitants du monde quotidien, il approuve sa façon de raconter l’indécision et l’enthousiasme, les velléités et la résignation qui font le caractère de la classe moyenne… Les témoignages de spectateurs lui rendent courage : « Je me suis lavé à l’eau froide et me voici prêt à écrire une nouvelle pièce . » Cependant, le médecin de Mélikhovo est surchargé de tâches administratives, il participe au recensement, construit une école, alimente la bibliothèque de sa pauvre ville natale, Taganrog… Il finit par s’enfuir à nouveau à Moscou où l’attendent de nouveaux épisodes amoureux. Depuis Pétersbourg, son frère Alexandre en témoigne : « On dit que tu es souvent à Moscou où tu passes ton temps à forniquer, la rumeur est arrivée jusqu’ici. » Par ailleurs, sa première rencontre avec Stanislavski n’est pas favorable : l’ironie, l’autodérision de Tchékhov ne plaisent pas au jeune acteur qui commence à se faire une réputation. Mars 1897 : Tchékhov subit une très grave crise d’hémoptysie. Il crache beaucoup de sang. Hospitalisé, il reçoit la visite de Tolstoï qui lui parle d’immortalité : « Pour lui, note Tchékhov, elle est une essence mystérieuse où tout se confond en une sorte de masse gélatineuse informe. Mon individualité, mon esprit se dissoudre dans cette masse ? Je ne veux pas de cette immortalité ! » Sa nouvelle Les Moujiks est caviardée par la rédaction de La Pensée russe afin de lui éviter une arrestation. Pourtant, Tchékhov se garde bien de proposer des solutions politiques aux problèmes sociaux qui assaillent sa patrie : « La masse est bête et le restera. L’homme intelligent doit abandonner tout espoir de l’éduquer et de l’élever à son niveau. Il vaut mieux agir de manière concrète, construire des chemins de fer, des télégraphes, des téléphones, et rendre ainsi la vie meilleure à tous… » Autant d’accents que l’on retrouve dans la bouche de ses personnages. Après une autre terrible hémorragie, il s’installe quelques mois à Mélikhovo où il ne tarde pas à être littéralement envahi, victime de son incapacité à refuser l’hospitalité à qui que ce soit. Il faut s’enfuir une nouvelle fois : ce sera Biarritz, grâce à Souvorine et aux droits d’auteur de La Mouette qui continue une belle carrière dans de nombreux théâtres. Tchékhov éprouve une préférence pour Nice où les Russes sont comme chez eux. Il a beau ne pas apprécier la compagnie de ses compatriotes, il se console avec celle de nombreuses jeunes femmes, russes ou françaises. Le climat de la Côte d’Azur lui réussit, il va mieux. En janvier 98, il découvre le J’Accuse d’Émile Zola et croit à l’innocence de Dreyfus. Il s’enthousiasme : « Un vent frais souffle ici, et tout Français a la preuve que, Dieu merci, il y a encore une justice et qu’un innocent accusé à tort trouve toujours quelqu’un pour le défendre ». Souvorine ne partage pas cette opinion, sa revue Temps nouveaux campe du côté de la réaction antisémite, ce qui va fâcher les deux amis jusqu’à leurs retrouvailles parisiennes au printemps de l’année suivante, sur le chemin du retour à Mélikhovo qui manque terriblement à Anton Pavlovitch, toujours sujet au mal du pays. C’est là que Tchékhov découvre la demande de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko de monter La Mouette au nouveau Théâtre d’Art qu’il vient d’ouvrir à Moscou avec Constantin Stanislavski, riche industriel – forges et cotons –, qui met sa fortune au service de sa passion pour le théâtre. Pour l’histoire du théâtre, c’est bien à Nemirovitch-Dantchenko que revient l’honneur d’avoir imposé Tchékhov contre l’avis général. La Mouette n’a pas laissé le meilleur souvenir auprès des beaux esprits malgré son succès populaire. L’auteur luimême ne dit-il pas à son ami Souvorine : « Je n’aime pas les acteurs, écrire des pièces me déprime » ? La première réponse de Tchékhov à la demande de NemirovitchDantchenko est donc négative car tout l’attriste, et surtout le milieu littéraire et théâtral. L’ennui de Mélikhovo a cependant raison de ses dernières réticences, et Constantin Stanislavski s’attaque enfin à cette Mouette si peu désirée… Il passe l’été à chercher les solutions aux problèmes de cette dramaturgie nouvelle et découvre qu’il ne peut la servir sans la mettre en scène. C’est-à-dire sans renoncer aux habitudes histrionesques, au programme personnel des acteurs de l’époque et de toutes celles qui l’ont précédée, pour adopter le seul point de vue du personnage. Une révolution théâtrale est en marche : elle passe par une quête de la re-présentation du réel, les acteurs s’efforçant de s’approcher de la vraie vie, soutenus par le metteur en scène qui fait appel, lui, à des techniques décoratives, lumineuses, sonores concourant à l’ambiance générale du tableau. Cette forme de naturalisme mêlé d’impressionnisme, où les bouleaux, les terrasses, les samovars, les grillons, les grenouilles sont vrais et les larmes, les émois, les pulsions absolument sincères, dominera longtemps la tradition théâtrale tchékhovienne contre l’avis même de l’auteur : « Dans une toile de Kramskoï, proteste-t-il, vous avez beaucoup de 25 V N.A. Bazhenov (d'après un dessin de V.A. Simov), décor pour La Mouette, 1898. Collection Musée du Théâtre d'art, Moscou. portraits remarquables. Remplacez le nez peint d’un de ces personnages par un nez authentique : ce nez sera vrai, d’accord, mais le tableau sera gâché ». Ce désaccord entre les deux artistes, malgré les succès et un indiscutable respect réciproque, ne sera jamais dissipé. Le temps de tomber amoureux d’une comédienne qui joue Arkadina, Olga Knipper, Tchékhov regagne Yalta pour ménager sa santé et se faire de nouveaux amis, le jeune compositeur Sergueï Rachmaninov, le chanteur Fiodor Chaliapine, de nouvelles jeunes amitiés féminines aussi… Il apprend la mort de son père, achète un terrain à Aoutka avec vue magnifique sur la mer. Tchékhov est « aussi isolé à Yalta que Dreyfus sur son île du Diable ». Yalta sera sa « Sibérie méridionale ». En décembre, on lui déconseille de se rendre à Moscou pour la création de La Mouette qui représente un quitte ou double pour les gérants du Théâtre d’Art. Le silence qui suit le rideau du premier acte plonge la troupe dans l’angoisse de l’échec et de la ruine, mais l’ovation qui monte soudain comme pour soulager une trop forte émotion la fait entrer dans la légende : sans se comprendre, Tchékhov et Stanislavski sont unis par la volonté du public. La vente de Mélikhovo tarde à se réaliser. Le succès des dernières nouvelles, surtout de Petite chérie que Tolstoï relit quatre fois, les droits d’auteur, ne suffisent pas à faire face à la construction de la maison de Yalta ni à l’incorrigible générosité de Tchékhov – qui finit par accepter l’offre de l’éditeur Adolf Marx de publier ses œuvres complètes pour une belle somme, certes, mais pourtant inférieure à celles obtenues par des auteurs moins importants : Anton n’est pas un homme d’affaires avisé ! Il faut quitter Souvorine, qui ne lui en voudra pas : « J’ai la sensation désagréable d’épouser une femme riche. » Devenu « marxiste », Tchékhov n’en demeure pas moins étranger à tout engagement politique en un moment de forte effervescence politique. Souvorine continue de se ranger aux côtés du pouvoir, la revue Temps nouveaux est violemment contestée par l’intelligentsia. À Yalta, Tchékhov préfère se consacrer à son jardin et à l’amitié des jeunes Maxime Gorki et Ivan Bounine, futur prix Nobel. « Tchékhov est bon, doux, prévenant, parler avec lui est particulièrement agréable… », écrit Gorki, il est « le premier homme libre, le premier qui ne révère rien » qu’il ait connu. Au printemps 1899, le Théâtre d’Art se précipite sur la nouvelle version de L’Esprit des bois devenu Oncle Vania, que le théâtre Malyi de Saint-Pétersbourg vient de refuser. Olga Knipper quitte les bras de NémirovitchDantchenko, qui en est soulagé, pour ceux de Tchékhov qu’elle finira par épouser, capital qu’elle saura faire prospérer une cinquantaine d’années. Le 1er mai, alors que la saison est terminée et les décors rangés, pour le convaincre de lui confier Vania, Némirovitch-Dantchenko donne une représentation particulière de La Mouette, devant une dizaine de spectateurs amis. Tchékhov souligne quelques défauts (sa remarque : « Trigorine devrait avoir des pantalons à carreaux et des chaussures éculées », montre bien qu’il lit sa pièce comme une comédie où Trigorine est plus risible qu’admirable, et Stanislavski qui interprétait d’abord le personnage sur le registre du sérieux finira par lui donner raison), mais il cède à la pression. Anton se découvre de plus en plus auprès de l’habile et coquette Olga Knipper, ce qui ne l’empêche pas de fréquenter une jeune femme envoyée par Gorki, « une femme bien même si c’est une pute ». La propriété de Mélikhovo est enfin vendue, la maison de Yalta commence à être habitable, Tchékhov en achète même une autre au fond d’une crique, 20 kilomètres plus loin, à Gourzouf. À Moscou, l’histoire se répète : le public choisi de la première de Vania (26 octobre 1899) fait la fine bouche, Tolstoï déteste : LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 26 « Shakespeare écrivait comme un pied, mais vous c’est pire », dit-il à l’oreille d’Anton. Mais le public payant et populaire accueille la pièce triomphalement dès le lendemain. À Yalta, l’ennui est désespérant malgré l’élection de Tchékhov à l’Académie des belles-lettres, ce qui lui procure quelques privilèges : moins de censure, moins de contrôles policiers… Tchékhov est débordé par sa propre charité envers ses amis malades. Heureusement, au printemps 1900, le Théâtre d’Art fera une tournée en Crimée avec La Mouette et Oncle Vania, nourrissant le secret espoir d’en rapporter une nouvelle pièce qui pourrait raconter l’histoire, inspirée de rencontres réelles, de trois sœurs… À Sébastopol, Tchékhov assiste au triomphe d’Oncle Vania : l’ovation l’oblige à monter sur scène saluer dans un état de fatigue extrême. À la fin de l’année, Levitan meurt, Souvorine – dont l’amitié est indestructible – observe que Tchékhov crache de plus en plus de sang, et les intrigues, l’habileté manœuvrière d’Olga Knipper triomphent des derniers obstacles : « Affaire conclue, annonce Nemirovitch-Dantchenko à Stanislavski : Knipper épouse Tchékhov ». Il faudra tout de même attendre le 25 mai 1901. Octobre 1900 : première lecture à Moscou des Trois Sœurs qui laissent perplexes les comédiens du Théâtre d’Art, surtout ce personnage de baron Touzenbach qui répond toujours à côté et, fidèle à l’art du laconisme tchékhovien, invite ses interlocuteurs à regarder la neige tomber… Et puis, que c’est triste ! Tchékhov est furieusement déçu par lui-même, mais Olga Knipper le reprend et l’accompagne dans les corrections nécessaires. Il fuit à Vienne puis à Nice une nouvelle série de deuils, il est très malade, il achève les corrections de la pièce dont la première – au succès mitigé – aura lieu sans lui le 31 janvier 1901 : sur le chemin du retour, il s’est arrêté à Pise, Florence, Rome. L’Italie l’enchante. Il rentre à Yalta où il dissimule, derrière un extrême souci d’élégance, un état de santé de plus en plus catastrophique cependant que les convulsions politiques contre le régime tsariste finissent de ranger Les Trois Sœurs dans le camp de la contestation : le Théâtre d’Art joue à guichets fermés. Quel étrange couple que celui d’Anton et d’Olga ! Il apprécie les femmes qui ressemblent à la lune, celles qu’on ne voit qu’une fois par mois. Avec Olga, il est servi : elle place sa carrière au premier rang de ses préoccupations, jalouse toutes celles qui ont pu approcher son amant, entretient une grande familiarité avec Evguénia et Macha, la mère et la sœur si dévouées à Anton, revient vers lui, s’échappe à nouveau… Il finit par céder bien que « l’idée d’un mariage avec félicitations et verres de champagne qu’on lève en souriant bêtement me fasse très peur. » Le soir même de leur mariage, Olga et Anton partent pour Oufa, dans l’Oural, afin de faire une cure de « koumis », un lait de jument fermenté qui redonne quelques forces au tuberculeux. De retour à Yalta, l’ambiance est celle d’un nœud de vipères : « Les relations avec ma belle-sœur sont gentiment mauvaises », écrit Macha ; elle estime, d’accord avec sa mère, Evguénia, qui ne supporte pas sa belle-fille, qu’Anton s’est fait piéger par une aventurière. « Je serai toujours une blessure entre ta sœur et toi… Elle est capable de tout pour nous séparer », écrit l’épouse honnie à son mari vaguement indifférent aux intrigues de son gynécée. À l’automne 1901, Tchékhov soigne son hémoptysie à Gaspra, en Crimée, non loin de Yalta, chez une riche amie du comte Léon Tolstoï qui, selon Tchékhov, « accomplit tout ce que l’on peut espérer et attendre de la littérature. […] Lorsqu’il disparaîtra, les écrivains ne seront plus qu’un troupeau sans berger, une épouvantable ratatouille. » Gorki les rejoint, observe leur amitié complice. « J’aime beaucoup Tchékhov, écrit Tolstoï, il est modeste et silencieux comme une jeune fille, il marche comme une jeune fille, il est tout simplement merveilleux ! » s’enthousiasme : « C’était superbe, un spectacle merveilleux, bien au-delà de ce que j’avais écrit. Je me suis un peu occupé de la mise en scène, j’ai donné aux acteurs quelques indications, les gens trouvent que la pièce est beaucoup mieux que la saison dernière. » Olga vit sa vie de comédienne adulée, travaille le jour, s’amuse la nuit, s’emploie à ruiner la carrière d’actrice de Lika, collectionne les vacheries contre ses supposées rivales, et Tchékhov l’attend patiemment. Quand il s’apprête à regagner Yalta parce que le froid moscovite le rend malade, elle lui fait des scènes sur l’air du « ne m’abandonne pas ». Il rêve de faire avec elle « un petit Allemand » qu’ils appelleraient Pamphile. Ils s’écrivent ensuite des lettres pleines de tendresse et d’amour, et si elle est jalouse, désormais, c’est de Gorki et de Bounine qui partagent l’amitié d’Anton et en savent plus qu’elle sur la pièce qu’il a entrepris d’écrire. Il la rassure : « Je ne sais pas moi-même de quoi elle aura l’air, quel est son avenir, cela change continuellement. » Il éprouve beaucoup de difficultés à achever la nouvelle L’Évêque, qui sera l’une de ses plus pénétrantes, alors qu’à Saint-Pétersbourg, le tsar assiste à une représentation triomphale des Trois Sœurs. La pièce de Gorki, Les Petits bourgeois, reçoit elle aussi un accueil très favorable, même si elle est jouée devant un parterre farci de policiers. Olga en est l’interprète, À Moscou, Tchékhov se mêle de la reprise des Trois Sœurs, corrige la mise en scène de Stanislavski, supprime les imitations de roucoulements de colombes par les acteurs en coulisse et tout un ensemble de détails véristes, d’artifices inutiles. Le public fait un triomphe à cette nouvelle lecture dépouillée, et Tchékhov lui-même V Ivanov, affiche, Théâtre de la ville de Saratov, 1889. Collection Musée Bakhrushin. 27 elle s’effondre en scène victime d’une hémorragie : cette grossesse extra-utérine est sans doute le fruit de sa vie dissipée, le calendrier ne correspond pas vraiment avec les allers-retours à Yalta…, mais peu importe ! Tchékhov la soigne avec une tendresse infinie, relayé par Stanislavski avec lequel va naître, à cette occasion ou grâce à elle, une véritable amité. Un séjour reposant dans la somptueuse propriété des Morozov, riche industriel qui subventionne les activités du Théâtre d’Art, ne rend pas sa santé au tuberculeux de plus en plus souvent sujet à de violentes quintes de toux. Selon un témoin, il lui arrive de déverser des flots de sang comme d’une bouteille renversée. Il est empêché d’écrire, recommande au Théâtre d’Art d’inaugurer son nouveau théâtre avec Les Bas-fonds de Gorki, qu’il trouve sensationnels, ne parvient guère à apaiser les guerres intestines entre Macha et Evguénia d’une part, Olga d’autre part – qui va mieux et a pu reprendre son activité d’actrice et d’intrigante. Il espère toujours qu’elle lui donnera un petit Pamphile. Ils se prennent, se déprennent, s’éloignent, s’accusent, se pardonnent… En août 1902, Tchékhov démissionne de l’Académie des Belles-Lettres au motif que l’élection de Gorki est annulée par le tsar. Une visite de Souvorine à Yalta semble jeter une ombre sur leur amitié, puis une nouvelle mise en scène de La Mouette (par le nouveau mari de Lika) s’inspirant de la méthode de Stanislavski – le comédien doit accepter l’effacement de sa propre personnalité au service du personnage – remporte un énorme succès au théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, assurant des revenus dont Tchékhov commençait à avoir un urgent besoin. Le couple Anton-Olga va mieux : l’actrice a d’autant plus recouvré son dynamisme qu’elle perçoit un meilleur salaire grâce aux succès en série du Théâtre d’Art, surtout Les Bas-fonds, objet d’une fête délirante qui se termine en pugilat général. Tchékhov reste seul : souffrant des plus graves ennuis intestinaux, il a mal aux membres, il ne sait pas que la maladie s’attaque maintenant aux os. Les vingt pages de La Fiancée, son dernier récit, lui prendront trois mois d’effort. Olga se souvient parfois qu’elle a un mari malade et isolé à des centaines de kilomètres de ses divertissements effrénés, de ses intrigues pour écarter Vera Kommissarevskaïa et autres rivales de scène. Pour Anton, « tout est pour le mieux, les choses vont comme elles doivent aller… » Ils se rejoignent tout de même à Moscou, dans un cinquième étage, un calvaire pour lui, une demi heure d’ascension : « Tu peux rester dans le hall d’en bas, Schnaps (son teckel) te tiendra compagnie ! » Les médecins sont en complet désaccord et Tchékhov ne sait plus à quelle villégiature se vouer : Moscou ? Yalta ? Pour l’été 1903, se sera Fominskoïe, non loin de Babkino, le paradis de ses débuts… Il apprend que le nouveau propriétaire de Mélikhovo a fait abattre les arbres du verger, de même que Lopakhine rasera la cerisaie. Ou comment la vraie vie constitue la matière même de l’œuvre de Tchékhov… Apprenant la nouvelle d’un de ces pogroms que les antisémites, appuyés par la police tsariste, perpètrent de plus en plus souvent, il offre le récit de son choix à un éditeur de Varsovie en signe de solidarité : « C’est pour moi un plaisir de savoir qu’un de mes textes traduit en yiddish se trouve dans ce recueil qui doit venir en aide aux victimes de Kichinev. » V De retour à Yalta, Olga veille jalousement sur la santé de son mari, et peut-être plus sérieusement encore sur son assiduité à écrire la nouvelle pièce que le Théâtre d’Art attend impatiemment. Quand le manuscrit de La Cerisaie leur parvient enfin, en octobre, ils sont enthousiastes, certes, mais pleins d’interrogations : s’agit-il du drame d’une noblesse qui disparaît sous les Aux côtés d'A. P. Tchékhov, sa mère, sa sœur et son épouse Olga Knipper, à Yalta, 1902. Photo L.V. Sredin. Collection Musée Melikhovo. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 28 Et comme d’habitude, dès le lendemain, le public populaire fait à La Cerisaie un accueil qui dépasse les espoirs les plus fous. Elle tiendra longtemps l’affiche. Au cours d’une promenade à traineau avec Olga, il redécouvre les paysages enneigés de la campagne moscovite qu’il aime pardessus tout et écrit à l’un de ses anciens amours – inachevé comme tant d’autres – : « Je vous souhaite de ne plus compliquer les choses, la vie est beaucoup plus simple que vous ne croyez. » V Moujiks et Ma vie, d'A. P. Tchékhov, Ed. A. Suvorin, St Pétersbourg, 1899. Collection Musée Melikhovo coups du mercantilisme de la bourgeoisie montante ou d’un vaudeville dont le personnage principal est insouciant, frivole et nonchalant ? Tchékhov veut se mêler des répétitions, Olga est furieuse de la distribution féminine qu’il envisage… Pour éviter l’insuccès redouté, elle imagine avec Némirovitch-Dantchenko et Stanislavski de transformer la première en un hommage à l’écrivain et attirer ainsi davantage l’attention du public sur sa personne – qui se ronge de solitude à Yalta en regardant le téléphone : « Je me morfonds en attendant le moment où ma femme daignera me faire venir auprès d’elle. » Le 2 décembre 1903, il est appelé à Moscou, où il arrive le 4. Moscou, enfin ! Tchékhov retrouve le plaisir des soirées entre amis, des longues discussions nocturnes avec Bounine, Chaliapine, Gorki, Rachmaninov…, mais son désaccord avec Stanislavski et sa manière de diriger les répétitions de La Cerisaie est profond. Il trouve le jeu trop lent, trop proche d’une réalité qui n’est pas la sienne – ou alors c’est la pièce qui est mauvaise ! Le soir de la première (17 janvier 1904), la « surprise » ne le surprend pas : titubant, il se résigne à paraître sur le plateau, recevoir une ovation et subir les discours de congratulations dont les Russes sont si friands, alors qu’il est dans un état de faiblesse avancé. Et, en effet, l’hommage à l’auteur fait passer au second plan l’accueil mitigé de la pièce par la société cultivée. Comme d’habitude, en quelque sorte… À Yalta, il a la joie de renouer avec son frère aîné, Alexandre, qui a cessé de boire. Une réunion familiale presque au complet le comble. En avril, le succès de La Cerisaie à Saint-Pétersbourg dépasse de loin celui, pourtant immense, de Moscou. Mais la vie, ou ce qu’il en reste, est solitaire et inquiète : la guerre russo-japonnaise a éclaté en janvier 1904, son seul compagnon est son médecin qui lui voue une profonde amitié. Tchékhov rêve de Moscou, d’une vie familiale bourgeoise avec Olga qui poursuivrait sa magnifique carrière pendant qu’il passerait ses journées à pêcher. Contre l’avis du bon docteur de Yalta, il retourne à Moscou écouter les conseils d’un spécialiste qui lui recommande une ville d’eau allemande, Badenweiler, dans la Forêt-Noire. Nombreuses disputes entre Olga et Macha, convaincue que ce nouveau voyage va achever son frère. Mais Olga veille sur Anton comme un cerbère : personne ne peut plus l’approcher. Malgré quinine, morphine, arsenic, il souffre énormément, trouve encore la force d’envoyer d’autres livres à la bibliothèque municipale de Taganrog, imagine une pièce dont le héros, un savant, part en expédition au Pôle Nord pour oublier la femme qui l’a déçu… Devant le train en partance pour Berlin, il souffle à l’oreille d’un ami : « Je pars crever en Allemagne. » de touristes rentre à l’hôtel épuisé après une journée d’excursion, mais le cuisinier s’est envolé, il n’y a rien à manger… Et de décrire les réactions de ces bourgeois peu habitués à mourir de faim. Olga veut placer une poche de glace sur sa poitrine pour ralentir les battements d’un cœur gavé de morphine : « Pas la peine de mettre au frais un cœur déjà vide. » Puis c’est au tour de son docteur de vouloir le mettre sous oxygène. Inutile : « Ich sterbe », lui dit tranquillement Tchékhov : « Je meurs ». Le médecin lui propose une coupe de champagne. « Voilà longtemps que je n’ai pas bu de champagne ». Il boit, se retourne sur le côté et meurt. Nous sommes le 14 juillet 1904 (2 juillet selon le calendrier Julien). Il n’a pas cessé de penser que son œuvre ne lui survivrait pas six ou sept ans… Dernières ironies de l’histoire : son corps est ramené à Moscou via SaintPétersbourg dans un wagon frigorifique destiné au transport d’huîtres. Il « voyage » en compagnie d’un général : à l’arrivée, d’aucuns se tromperont de convoi mortuaire. Tchékhov est enterré au cimétière de Novodievichi, à Moscou. Maria (Macha) Tchékhov, sa sœur, fidèle gardienne de sa mémoire, meurt à Yalta en 1957 à quatre-vingt-quatorze ans. Après une longue et prestigieuse carrière d’actrice, Olga meurt en 1959, à quatrevingt-onze ans. Elle repose aux côtés de Tchékhov, à Novodievichi. Tout à côté, un carré est réservé aux principaux animateurs du Théâtre d’Art. Sur chacune des tombes, le signe de la mouette. J. T. Après une courte rémission à Berlin, Anton et Olga s’installent à Badenweiler. Ils sont obligés de trouver une pension de famille car les quintes de toux, épouvantables et répétées, dérangent la clientèle de leur hôtel. Camphre et oxygène rendent à Tchékhov quelques forces, il se voit même complètement guéri jusqu’au moment où il a une syncope. Très faible, il invente pour le plaisir d’Olga une histoire amusante qui ferait une charmante nouvelle : un groupe 29 Chronologie 1860 1888 1897 Anton Pavlovitch Tchékhov naît à Taganrog, sur les bords de la mer d’Azov (17 janvier). Il est le fils de Pavel Egorovitch, lui-même fils de serf et boutiquier, et d’Evguenia Iakovna Morozova, femme soumise à l’alcoolisme et aux brutalités de son mari. Tchékhov publie La Steppe et reçoit le Prix Pouchkine. Grave hémoptysie. Tchékhov séjourne trois semaines en clinique où il reçoit la visite de Tolstoï. Il repart pour l’étranger à l’automne, reste un mois à Biarritz puis passe l’hiver à Nice. La lecture du J’accuse de Zola le range du côté des dreyfusards. Anton a deux frères aînés, Alexandre et Nicolaï. Il aura deux autres frères Ivan et Mikhaïl, et une sœur, Marie, qui se vouera à l’œuvre de son frère jusqu’à sa mort en 1957. Enfant souvent battu par son père, Anton reçoit l’éducation d’une école grecque avant d’entrer au lycée. 1876 Faillite du père. Fuite de la famille à Moscou pour échapper à la prison pour dettes. Anton reste à Taganrog avec Ivan, survit en donnant des cours, subvient à distance aux besoins de sa famille en grande difficulté à Moscou. 1877 Premier voyage à Moscou. Courtes publications par l’entremise de son frère Alexandre. 1879 Installation à Moscou. Tchékhov s’inscrit à la faculté de médecine. 1880 Première nouvelle humoristique publiée dans La Libellule. Première pièce connue : Platonov qui, refusée et oubliée, ne sera découverte qu’après sa mort, en 1920. 1881 Le tsar Alexandre II, malgré ses efforts de libéralisation et de modernisation du régime, meurt assassiné après un règne de vingt-cinq ans. Son fils, Alexandre III, lui succède et rétablit l’absolutisme : il crée l’Okhrana (police politique) et réduit toutes les libertés sans parvenir à endiguer la montée des mouvements révolutionnaires. 1881-1887 Textes bigarrés sont publiés sous le pseudonyme d’Antocha Tchékhonté, le Frère de mon frère, ou encore l’Homme sans rate… Anton finit ses études de médecine (1884), et rencontre à Saint-Pétersbourg Alexéï Souvorine, directeur propriétaire de la revue littéraire Temps nouveaux, dans laquelle il écrit à partir de 1886, signant de son vrai nom. Sa première grande pièce, Ivanov, est mal reçue au théâtre Korch, à Moscou. L’année suivante, elle sera jouée avec succès à Saint-Pétersbourg. 1889 Le Dr Tchékhov ne parvient pas à sauver son frère Nikolaï, qui meurt le 17 juin. Il envisage d’abandonner la littérature pour se consacrer entièrement à la médecine. Sa nouvelle pièce, L’Esprit des bois (première variante de Oncle Vania), est mal reçue à Moscou. Crise existentielle. Projet d’une étude sur les déportés de l’île de Sakhaline. 1890 Il traverse la Sibérie pour rejoindre Sakhaline où il se consacre à une magistrale enquête sociologique auprès des bagnards. Retour en bateau par Hong Kong, Ceylan, Suez, Constantinople et Odessa. Ce voyage de neuf mois fait l’objet de comptes rendus dans Temps nouveaux qui contribueront à humaniser le traitement de la chiourme de Sakhaline. 1891 Voyage avec Souvorine à travers l’Europe : Vienne, Venise, Florence, Rome, Naples et Paris. Publication de la nouvelle Le Duel. Le docteur Tchékhov organise les secours pour les victimes de la famine en Russie. 1892-1893 Publication de la nouvelle Salle n°6. Tchékhov achète une propriété à Melikhovo où il s’installe avec ses parents. Il participe activement à la lutte contre l’épidémie de choléra. Débuts d’une passion orageuse avec Lyka - et autres multiples amours qui émaillent toute son existence. 1898 Vladimir Nemirovitch-Dantchenko fonde à Moscou le Théâtre d’Art avec Constantin Stanislavski. Répétitions de La Mouette où Tchékhov fait la connaissance de l’actrice Olga Knipper qu’il épousera trois ans plus tard. Mort de son père, resté à Mélikhovo et auquel, malgré une enfance maltraitée, Tchékhov est resté affectivement lié. Construction d’une maison à Aoutka, près de Yalta, où il réside désormais. Il fréquente Ivan Bounine et Maxime Gorki, écrivains débutants. La Mouette, créée le 17 décembre, est mal accueillie par la critique et bien reçue par le public. 1899 Tchékhov cède ses droits à l’éditeur Adolf Marx (ce qui lui fait dire qu’il devient « marxiste ») qui publie le premier tome de ses Œuvres complètes. Le Théâtre d’Art crée Oncle Vania. Une fois de plus, la critique reçoit mal la pièce mais le public lui fait un triomphe. Publication de La Dame au petit chien. 1900 Les problèmes de santé de Tchékhov s’aggravent. Élu membre de l’Académie des Belles-Lettres, il en démissionnera deux ans plus tard lorsque l’élection de Gorki sera invalidée par le tsar. 1894 1901 Nouveau voyage à Trieste, Venise, Milan, Gêne, Nice, Paris, Berlin. Tchékhov souffre de phtisie et va se soigner en Crimée. Première au Théâtre d’Art des Trois Sœurs. La critique est à nouveau réservée, mais le public lui fait un triomphe. La santé de Tchékhov est de plus en plus fragile. Succédant à Alexandre III, Nicolas II renforce l’autocratie d’un régime qui trébuchera en 1905 et chutera en 1917. 1895 Première rencontre avec Léon Tolstoï à Iasnaïa Poliana. Tchékhov écrit une nouvelle pièce, La Mouette. Le récit du voyage à Sakhaline, paru en volume, reçoit un accueil élogieux. 1896 Création de La Mouette au Théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg. Mal reçue par la critique, la pièce trouve cependant un large public. 1903 Tchékhov achève la rédaction de La Cerisaie. 1904 Créée en janvier 1904, la pièce remporte un immense succès public. Tchékhov part en cure à Badenweiler, en Allemagne, accompagné d’Olga, où il s’éteint le 2 juillet. Il repose au cimetière de Novodievitchi, à Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 30 Collections Musée littéraire national, Musée du Théâtre d'Art (Moscou), Musée de Mélikhovo. 31 Pages choisies LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 32 ARTISTES « Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, des hommes de grande qualité, qui m’accordaient leur bienveillance. Grâce à ces conversations, j’ai pu comprendre que leur raison et leur liberté propre régissent moins leur profession que la mode et l’humeur de la société. Les meilleurs d’entre eux ont joué la tragédie, l’opérette, le vaudeville, les féeries et, chaque fois de la même façon, il leur semblait qu’ils étaient sur le droit chemin et qu’ils étaient utiles. Ce qui prouve qu’il ne faut pas chercher la cause du mal dans les acteurs, mais plus profondément dans l’art lui-même et dans les rapports de la société avec lui. » Ma lettre ne fit qu’irriter Katia. Elle me répondit : « Nos violons ne sont guère accordés. Je ne vous parlais pas des gens de grande qualité qui ont pu vous témoigner de la bienveillance, mais d’une bande d’aigrefins qui n’ont rien de commun avec la noblesse. C’est un troupeau de sauvages qui ne sont montés sur la scène que parce qu’on ne les aurait reçu nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que par impudence. Pas un talent mais beaucoup de ratés, d’ivrognes, d’intrigants, de mauvaises langues. Je ne puis vous dire combien il m’est amer de voir que l’art, que j’aime tant, est tombé entre les mains de gens que je hais. Il m’est amer que les meilleures gens ne voient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher et, au lieu d’intervenir, développent dans un style pesant des lieux communs et une morale oiseuse. […] Je suis inhumainement trompée, je ne peux plus vivre. » (Une Banale Histoire) V AUTOPORTRAIT ? Ma chère, lisez Maupassant ! Une seule de ses pages vous donnera plus que toutes les richesses de la terre ! À chaque ligne, c’est un nouvel horizon qui s’ouvre. Les mouvements du cœur les plus doux, les plus tendres, alternent avec des sentiments violents, tumultueux ; votre âme, comme sous une pression de quarante mille atmosphères, se transforme en une parcelle infime d’une substance d’une vague couleur rose qui aurait, si on pouvait la mettre sous la langue, une saveur âpre, voluptueuse. Quelles folles trouvailles dans les transitions, les motifs, les mélodies ! Vous reposez sur le muguet et la rose et, tout à coup, une idée effrayante, magnifique, inéluctable, fond sur vous à l’improviste comme une locomotive, vous enveloppe d’un nuage de vapeur brûlante et vous assourdit de son sifflement. Lisez Maupassant, ma chère, je l’exige ! (Un Royaume de femmes) Isaak Ilyich Levitan, Hautes eaux, huile sur toile (64,2x57,5) 1897. Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou. CONSTRUIRE Comprenez, expliquait le docteur, comprenez que si vous bâtissez une école et que, d’une manière générale, vous le faites bien, ce n’est pas pour les paysans mais au nom de la culture, de l’avenir. Et plus les paysans sont mauvais, plus il y a de raisons de la bâtir, il faut le comprendre. (Ma Vie) CRITIQUE La critique n’existe pas chez nous. Ecrire pour celle dont nous disposons est aussi vain que faire sentir des fleurs à un quidam enrhumé. Parfois, je perds courage. Pour qui, pour quoi est-ce que j’écris ? Le public ? Mais je ne le vois pas, ce public, et j’y crois moins qu’aux revenants ; il est inculte, mal élevé, et ses meilleurs éléments manquent de conscience et de sincérité à notre égard. Je ne parviens pas à savoir s’il a ou n’a pas besoin de moi. On dit que je suis inutile, que je perds mon temps à des vétilles, mais l’Académie me décerne un prix… Le diable lui-même n’y voit pas clair. Écrire pour de l’argent ? Mais je n’ai pas d’argent, et l’habitude de ne pas en avoir m’a rendu presque indifférent envers lui. Quand il s’agit uniquement d’en gagner, je ne me fatigue pas. Alors, écrire pour récolter des éloges ? Mais les éloges ne font que m’exaspérer… Si nous avions une critique, je saurais quelle sorte de matière je représente, bonne ou mauvaise, qu’importe ?, et si, pour ceux qui se consacrent à l’étude de la vie, je suis aussi nécessaire que l’étoile à l’astronome. Alors je me donnerais de la peine, je saurais pourquoi je travaille… Mais les choses étant ce qu’elles sont, moi, vous, les autres avons l’air de maniaques qui écrivent des livres pour leur propre plaisir. C’est agréable, sans doute, ce plaisir dure aussi longtemps qu’on écrit, mais après ? Bien des peuples, bien des religions, des langues, des civilisations ont disparu faute d’historiens. Ainsi disparaissent sous nos yeux quantité de vies et d’œuvres d’art faute de critique. On m’opposera que la critique, chez nous, ne trouve pas de pâture, que nos œuvres sont faibles et insignifiantes. C’est un raisonnement étroit : on étudie la vie non seulement d’après ses acquisitions, mais aussi d’après ses pertes. (Lettre à Souvorine) ÉCHAPPER Deux ans plus tôt, lorsqu’il était tombé amoureux, il lui avait semblé qu’il suffirait de se lier à Nadéjda et de partir avec elle au Caucase pour échapper à la trivialité et au vide de l’existence ; de même, à présent, il était convaincu qu’il suffirait de la quitter et de retourner à Pétersbourg pour trouver tout ce qui lui manquait. « Fuir, murmura-t-il en se rongeant les ongles, fuir ! » Il se vit, en imagination, prenant le bateau, déjeunant, buvant de la bière glacée, bavardant avec des dames sur le pont, puis montant dans le train à Sébastopol et partant. Salut, liberté ! Les gares défilent les unes après les autres, l’air est de plus en plus froid, plus âpre, voici des bouleaux et des pins, voici Koursk, Moscou… Dans les buffets on vous sert de la soupe aux choux, du mouton au gruau, de l’esturgeon, de la bière, ce n’est plus la sale Asie mais la Russie, la vraie Russie. Les voyageurs 33 parlent de commerce, de nouveaux chanteurs, de l’amitié franco-russe, partout on sent une vie cultivée, intellectuelle, alerte… Plus vite, plus vite ! Voici enfin la perspective Nevski, l’avenue Morskaïa, et enfin la rue Kovenski où il habitait autrefois avec des étudiants, voici le cher ciel gris, la bruine, les cochers de fiacre mouillés… (Le Duel) la nature suscite en moi un désir irrésistible d’écrire, mais je ne suis pas seulement un paysagiste, je suis aussi un citoyen, si je suis un véritable écrivain, j’ai le devoir de parler du peuple, de ses souffrances, de son avenir, mais en fin de compte je ne sais peindre que des paysages, et dans tout le reste je suis faux, faux jusqu’à la moelle. (La Mouette) ÉCOUTER Elle pensa qu’il ferait bon s’installer pour toujours dans ce monastère où l’existence était calme et sereine comme un soir d’été ; il ferait bon oublier tout à fait son prince ingrat, dépravé, son énorme fortune, ses créanciers qui la harcelaient tous les jours, ses malheurs et sa femme de chambre, Dacha, qui lui avait montré ce matin un air insolent. Il ferait bon rester toute sa vie assise là, sur un banc, à regarder entre les fûts de bouleaux, en bas, au pied de la montagne, le brouillard du soir effilocher ses flocons, au loin, au-dessus de la forêt, une nuée de freux, pareille à un voile noir, gagner à tire d’aile son refuge nocturne, deux frères convers, l’un monté sur un cheval pie, l’autre à pied, mener les chevaux au pacage de nuit et, heureux de leur liberté, folâtrer comme des gamins, leurs jeunes voix résonner dans l’air immobile et distinguer chacune de leurs paroles. Il ferait bon, assise ici, prêter l’oreille au silence : tantôt une brise légère effleure la cime des bouleaux, tantôt une grenouille fait craquer les feuilles sèches de l’an passé, tantôt, au-delà du mur, l’horloge du couvent sonne le quart… Il ferait bon demeurer immobile, écouter et penser. Penser… (La Princesse) ÉLAGUER Renoncer à la subjectivité, rien de plus facile : il suffit d’être un peu honnête, ne pas faire de soi le héros de ses romans mais jeter son moi par-dessus bord, l’abdiquer ne serait-ce que pour une demi-heure. La subjectivité est chose affreuse. [...] Abréger ! Abréger ! Commencer directement par la deuxième page, supprimer plus de la moitié. Je n’admets pas de récit sans rature : il faut abréger. La brièveté est sœur du talent. L’art d’écrire consiste moins à écrire qu’à élaguer ce qui a été mal écrit. Sculpter un visage signifie supprimer du bloc de marbre tout ce qui n’est pas dans ce visage. Voici comment les débutants devraient procéder : plier leur cahier et en déchirer la première moitié. Les débutants, afin « d’introduire » le lecteur, s’étendent deux fois trop. Il faut que le lecteur comprenne exclusivement d’après le cours de l’action, les conversations et les actions des personnages sans que l’auteur intervienne. Arrachez la première moitié de votre cahier et vous verrez qu’il suffira de modifier le début de la seconde pour que votre récit soit parfaitement clair. Pas de superflu. Elaguez tout ce qui n’est pas en relation directe avec le sujet. Si dans un premier chapitre, vous mentionnez un fusil suspendu au mur, il faut que ce fusil parte dans le deuxième ou troisième chapitre. S’il ne doit pas servir, inutile de le suspendre au mur. Les descriptions de la nature doivent être brèves et amenées à propos. Il faut saisir les petits détails de manière que le lecteur, en fermant les yeux, puisse reconstituer tout le tableau. [...] Des détails aussi dans le domaine psychique, Dieu nous garde de généraliser ! Éviter la description des états d’âme et faire en sorte que l’on comprenne les personnages d’après leurs actes.(Correspondance) ÉCRIRE Jour et nuit je suis poursuivi par la même idée obsédante : je dois écrire, je dois écrire, je le dois… J’ai à peine terminé un récit que je dois immédiatement en écrire un second, puis un troisième, un quatrième… J’écris sans cesse comme si j’étais talonné par le temps, et je ne peux pas faire autrement. Quelle vie stupide ! Je suis près de vous, je suis ému, et je n’oublie pas un seul instant qu’un récit m’attend sur ma table. Je vois ce nuage qui passe et qui ressemble à un piano, et je pense aussitôt : il faudra mentionner un nuage à la forme de piano. Ça sent l’héliotrope ? Vite ! je note en moi-même : parfum trop sucré, couleur de veuve, ne pas l’oublier pour la description d’un soir d’été. Je saisis au vol chacune de vos paroles, chacune des miennes, et je m’empresse de les enfermer toutes dans mon garde-manger littéraire, ça pourra servir un jour. Dès que je finis un travail, je cours au théâtre ou à la pêche, c’est là qu’il faudrait s’oublier, mais pas du tout : déjà roule dans ma tête un lourd boulet de fonte, un sujet nouveau. Et de nouveau ma table m’attire, et de nouveau je me hâte d’écrire et d’écrire, et c’est ainsi toujours, toujours, je n’ai pas de répit, je sens que je dévore ma propre vie, que pour le miel que j’offre aux autres je prends le pollen de mes fleurs […] Tant que j’écris je suis satisfait, il m’est agréable de lire les épreuves, mais à peine est-ce sorti des presses, je ne peux plus supporter ce que j’ai écrit […]. Je ne me suis jamais plu à moi-même, je ne m’aime pas comme écrivain. J’aime cette eau, ces arbres, ETERNITE Sur la promenade, pas une âme. La ville, avec ses cyprès, avait l’air d’une morte, et seul se faisait entendre le bruit de la mer contre le rivage. Une barque se balançait sur les vagues avec, à la proue, une lanterne à la lueur ensommeillée. À Oréanda, ils s’étaient assis sur un banc non loin de l’église, regardant la mer au-dessous d’eux et se taisant. Yalta était à peine visible à travers le brouillard matinal ; sur les sommets des montagnes se tenaient, immobiles, des nuages blancs. Les feuilles des arbres ne bougeaient pas, les cigales chantaient, et le bruit sourd et monotone de la mer montait vers eux, parlait du repos, du sommeil éternel qui nous attend tous. Ce bruit de la mer se faisait entendre déjà à une époque où ni Yalta, ni Oréanda n’existaient encore ; il se fait entendre maintenant et continuera, aussi sourd et indifférent, de se faire entendre quand nous ne serons plus là. Et dans cette continuité, dans cette indifférence absolue envers la vie et la mort de chacun de nous, gît, peut-être, LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 34 le gage de notre salut éternel, d’un perpétuel progrès de la vie sur la terre, d’un indéfini perfectionnement. Et il pensait qu’au fond, si on y réfléchit profondément, tout en ce monde est beau, sauf ce que nous-mêmes pensons et faisons, dès que nous oublions les buts supérieurs de la vie et notre dignité humaine. (La Dame au petit chien) HYPNOSE Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour, une invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la dégénérescence, l’ivrognerie, l’hypocrisie, le mensonge… Pourtant, dans toutes les maisons, dans les rues, le calme et la tranquillité règnent : sur cinquante mille habitants d’une ville, pas un qui crie ou s’indigne à haute voix. Nous voyons ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment la nuit, disent leurs fadaises, qui se marient, vieillissent, traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, et tout ce qu’il y a d’horrible dans l’existence se passe quelque part en coulisse. [...] L’homme heureux ne se sent bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence et que, sans ce silence, le bonheur serait impossible. C’est une hypnose générale. [...] Le calme et la tranquillité m’oppriment. J’ai peur de lever les yeux vers leurs fenêtres, car il n’est pas pour moi de spectacle plus pénible que celui d’une famille heureuse en train de prendre le thé autour d’une table. (Les Groseillers). PAYSAGE Figurez-vous un grand jardin à l’ancienne, des parterres agréables, des ruches, un potager, en bas la rivière avec ses saules chevelus qui, par grande rosée, paraissent légèrement mats, comme s’ils grisonnaient, et, sur l’autre rive, des prairies, au-delà une forêt de pins toute noire, terrible. Il y pousse des lactaires en veux-tu en voilà, et au plus profond de la futaie vivent des élans. Il me semble que quand je mourrai et qu’on clouera mon cercueil, je verrai toujours en rêve ces aubes où, vous savez, le soleil vous éblouit déjà, ou bien les merveilleux soirs de printemps où, dans le jardin et au-delà, chantent les rossignols et les râles des genêts, où les sons d’un accordéon montent du village, ceux d’un piano de la maison, où la rivière gronde, bref, où l’on entend un tel concert qu’on a envie à la fois de pleurer et de chanter à tue-tête. (Ariane) NOBLESSE Ce que les écrivains de la noblesse reçoivent gratuitement par droit de naissance, les roturiers l’achètent au prix de leur jeunesse. Essayez donc d’écrire l’histoire d’un jeune homme fils d’un serf ancien boutiquier, chantre à l’église, lycéen, étudiant, dressé à courber l’échine, à baiser les mains des popes, soumis aux idées d’autrui, reconnaissant pour chaque morceau de pain, cent fois rossé, courant donner quelques leçons misérablement chaussé, bagarreur, aimant torturer les animaux, acceptant avec gratitude les dîners de parents riches, hypocrite devant Dieu et devant les hommes sans nécessité aucune, simplement par conscience de sa propre nullité. Racontez comment ce jeune homme essaye de se libérer goutte à goutte de l’esclave qui est en lui et comment, se réveillant un beau matin, il se rend compte que ce n’est plus un sang d’esclave qui coule dans ses veines, mais le sang d’un être humain. (Lettre à Souvorine) V Maïa Plissetskaïa dans La Dame au petit chien, 1985. Collection Musée Bakhrouchine. 35 PROGRÈS La morale tolstoïenne a cessé de me toucher jusqu’au fond de mon âme, je n’ai plus de sympathie pour elle parce que le sang qui coule dans mes veines est un sang de moujik et qu’on ne peut pas m’étonner avec des vertus de moujik. Dès mon enfance j’ai appris à croire au progrès et n’aurais pas pu ne pas y croire, car la différence entre l’époque où on me fouettait et celle où j’avais cessé de l’être était terrible. J’aime les hommes intelligents, la sensibilité, la politesse, l’esprit. Mais que des hommes grattent leurs cors aux pieds ou que leurs bandes molletières empestent m’est tout aussi indifférent que de savoir que les jeunes filles portent des papillottes ! La philosophie tolstoïenne m’a touché pendant dix-sept ans, mais désormais quelque chose en moi proteste : la raison et la justice me disent que dans l’électricité et la vapeur il y a plus d’amour du prochain que dans la chasteté et le refus de manger de la viande. La guerre est un mal, la justice des hommes est un mal, mais il n’en découle pas que je sois obligé de dormir sur le poêle à côté d’un ouvrier et de sa femme. (Lettre à Souvorine) V Maquette de V. V. Dmitriev pour Les Trois Sœurs, 1940. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. PUBLIC Si nos théâtres sont mauvais, la faute n’en est pas au public. Le public est toujours et partout le même : intelligent ou bête, sensible ou impitoyable selon son humeur du moment. Depuis toujours, le public a été un troupeau qui a besoin de bons bergers et de bons chiens, et il suit docilement ces bons bergers et ces bons chiens. Vous vous indignez parce qu’on rit aux plaisanteries plates et applaudit les grandes phrases ; c’est pourtant ce même public stupide qui fait les salles combles d’Othello et pleure en écoutant la musique d’Eugène Onéguine. Aussi bête qu’il soit, le public est en somme plus intelligent, plus sincère, plus bienveillant que ne le sont les directeurs de théâtre, les acteurs et les dramaturges qui se croient supérieurs à lui. Le malentendu est réciproque. (Lettre à Souvorine) SAKHALINE J’ai vécu au nord de Sakhaline pendant deux mois. J’y ai tout vu. La question est maintenant de savoir non ce que j’ai vu mais comment je l’ai vu. Je ne sais pas ce que je vais arriver à en tirer mais j’ai beaucoup fait. Chaque jour levé à cinq heures du matin, et couché tard, violemment tendu en pensant à tout ce que je n’avais pas encore réalisé. [...] J’ai eu la patience de faire le recensement de toute la population, le tour de tous les lieux de déportation, d’entrer dans chaque LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 36 isba, de parler avec chacun. J’ai utilisé un système de fiches et inscrit près de dix mille forçats et déportés. Autrement dit , il n’y en a pas un seul à qui je n’ai parlé. J’ai particulièrement bien réussi le recensement des enfants sur lequel je fonde pas mal d’espoirs. J’ai assisté à un châtiment par les verges, après quoi j’ai rêvé de bourreaux et d’horribles chevalets. J’ai parlé à des hommes enchaînés à des brouettes, au total j’ai détraqué mes nerfs et me suis juré de ne plus retourner à Sakhaline […]. La médecine ne pourra pas m’accuser de trahison, j’ai payé mon tribut à la science et je suis content que, dans ma garde-robe d’écrivain, ait aussi sa place ce dur vêtement de condamné. (Lettre à Souvorine) SCIENCE Les diverses connaissances ont toujours vécu en paix. L’anatomie et les belles-lettres ont une origine également noble, les mêmes buts, et n’ont aucune raison de se faire la guerre. Entre elles, il n’y a pas de lutte pour la vie. Si un homme connaît les lois de la circulation du sang, il est riche. Si, en plus, il apprend l’histoire des religions et une romance de Tchaïkovski, il devient plus riche encore. C’est pourquoi les génies ne se battaient jamais, et chez Goethe, à côté du poète, coexistait parfaitement le naturaliste. Ce qui lutte, ce ne sont pas les connaissances, la poésie avec l’anatomie, mais les erreurs, donc les hommes. […] Je me sens quant à moi beaucoup plus alerte et content de moi-même quand j’ai conscience d’avoir deux métiers au lieu d’un. […] Mon saint des saints est le corps humain, la santé, l’intelligence, le talent, l’inspiration, l’amour et une liberté absolue qui affranchit de la violence et du mensonge sous quelque forme que ce soit. Tel est le programme auquel je me tiendrais si j’étais un grand artiste. […] Je ne doute pas que mes études de médecine aient largement influencé mon activité littéraire ; elles ont sensiblement élargi le champ de mes observations et m’ont enrichi de connaissances. Seul un médecin peut apprécier ce que ces études m’ont apporté en tant qu’écrivain. Elles m’ont orienté et probablement évité bien des erreurs. La méthode que je dois aux sciences naturelles m’a toujours tenu en éveil. Je ne suis pas de ces hommes de lettres qui assument à l’égard de la science une attitude négative, et je n’envie pas ceux qui croient tout pouvoir comprendre par eux-mêmes. […] Je me sens plus satisfait de moi-même à la pensée que je possède deux métiers : la médecine est ma femme légitime, la littérature ma maîtresse. Quand j’en ai assez de l’une, je vais coucher avec l’autre. (Lettre à Souvorine). TAGANROG Comment vivaient ces habitants, c’est honteux de le dire ! Pas de jardin public, pas de théâtre, pas d’orchestre convenable, la bibliothèque municipale et celle du club n’étaient fréquentées que par les adolescents juifs si bien que les revues et les livres neufs restaient des mois sans être coupés ; les gens riches et ceux de la classe intellectuelle dormaient dans des chambres sans air, étroites, dans des lits de bois hantés par les punaises, les enfants habitaient des locaux d’une saleté repoussante appelés chambres d’enfants, les domestiques, même vieux et respectés dormaient à la cuisine, à même le sol, et se couvraient de guenilles. […] On mangeait mal, on buvait une eau insalubre. À l’assemblée municipale, chez le gouverneur, chez l’évêque, dans toutes les maisons on disait depuis longtemps que notre ville n’avait pas d’eau potable et à bon marché, et qu’il était indispensable de contracter un emprunt de deux cents mille roubles auprès de l’État pour amener l’eau ; les gens très riches, que l’on pouvait compter au nombre d’une trentaine et à qui il arrivait de perdre aux cartes des domaines entiers, buvaient eux aussi de l’eau non potable et passaient leur vie à parler avec passion de l’emprunt. Je ne comprenais pas cela : il me semblait qu’il leur aurait été plus simple de sortir ces deux cent mille roubles de leur poche ! Dans toute la ville, je ne connaissais pas un honnête homme. Mon père recevait des pots-de-vin et s’imaginait qu’on les lui offrait en considération de ses qualités morales […] Je voyais défiler les gens qui avaient été rayés du nombre des vivants par leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés à l’eau vivants, et une longue, longue série de stupides et lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer dans cette ville depuis mon enfance . (Ma Vie) VIEILLIR Le plus saint des droits royaux est le droit de grâce. Je me suis toujours senti roi parce que j’ai joui de ce droit sans limites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai toujours été indulgent, j’ai volontiers pardonné, à droite et à gauche. Là où d’autres protestaient et s’indignaient, je ne faisais que conseiller et persuader. Toute ma vie j’ai cherché seulement à rendre ma société supportable à ma famille, à mes étudiants, à mes collègues, à mes domestiques. Et mon comportement a servi de leçon, je le sais, à tous ceux qui se sont trouvés dans mon entourage. Mais maintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui ne convient qu’aux esclaves. Dans ma tête, jour et nuit, errent de mauvaises pensées, et dans mon âme font leur nid des sentiments que j’ignorais. Je hais, je méprise, je m’indigne, je me révolte, j’ai peur. Je suis devenu sévère, exigeant, irascible, maussade, soupçonneux à l’excès. Même ce qui n’était jadis que prétexte à un calembour ou à un rire sans malice me cause aujourd’hui une sensation pénible. Ma logique même a changé : naguère je ne méprisais que l’argent, maintenant ma hargne va non pas à l’argent mais aux riches, comme s’ils étaient coupables. Je haïssais la violence et l’arbitraire, maintenant je hais les gens qui y recourent comme s’ils étaient les seuls coupables, et non pas nous tous, qui ne savons que nous former les uns les autres. Si c’est un changement de convictions qui a amené en moi des idées nouvelles et de nouveaux sentiments, d’où a-t-il pu venir ? Le monde estil devenu pire et moi meilleur, ou bien étais-je aveugle et indifférent ? S’il est dû à un affaiblissement général de mes forces physiques et intellectuelles (en fait, je suis malade et je perds du poids chaque jour), ma situation est pitoyable… (Une Banale Histoire) 37 Stanislavski, Meyerhold, Tchékhov, des rencontres de légende Béatrice Picon-Vallin Dès la fondation du Théâtre d’Art de Moscou en 1898, Vsevolod Meyerhold fait partie de la troupe. Il est l’un des interprètes attitrés des pièces de Tchékhov, jouant le rôle de Treplev dans La Mouette aux côtés de Constantin Stanislavski (Trigorine), puis de Touzenbach dans Les Trois Sœurs… Comédien amateur, il avait déjà joué Louka dans L’Ours. Ne doutons pas qu’il est fortement impressionné par le grand succès remporté par La Mouette à Moscou, deux ans après son échec à Pétersbourg au Théâtre Alexandrinski. Il a 24 ans, il tient le rôle d’un jeune artiste révolté à la recherche, comme lui, de « formes nouvelles ». Lorsqu’il quitte le Théâtre d’Art en 1902, il crée sa propre compagnie en province, à Kherson et Tiflis, et met à son tour en scène (tout en continuant à y jouer1) les quatre grandes pièces de Tchékhov avec qui il s’était lié d’amitié, au Théâtre d’Art. ll se dit attaché à lui « comme un chien fidèle », et lui dédicace une photo en ces termes : « Du pâle Meyerhold à son dieu » ! Il adapte même certaines de ses nouvelles pour le théâtre. Anton Tchékhov, de son côté, tenait l’acteur Meyerhold en grande estime : il le trouvait intelligent et cultivé, et il déplora son départ du Théâtre d’Art. Il existe une correspondance entre les deux hommes et, surtout, une dernière lettre, en mai 1904, où Meyerhold se livre à une analyse de La Cerisaie qui n’a déjà plus rien de commun avec celle du Théâtre d’Art. C’est que Meyerhold, en se frottant seul au répertoire symboliste, avait compris les réserves de Tchékhov pour le vérisme des mises en scènes du Théâtre d’Art, émises dès les premières répétitions de La Mouette. Dans cette lettre, Meyerhold écrit à Tchékhov : « Votre pièce est aussi abstraite qu’une symphonie de Tchaïkovski ». Il évoque le bruit de la mort derrière des personnages qui dansent, inconscients de leur condition : selon lui, ce qu’on doit entendre, c’est l’entrée en scène de l’Horreur. Meyerhold entrevoit que la musique de Tchékhov n’est pas une musique d’accompagnement comme l’entendait Stanislavski2. Après la mort de Tchékhov, Meyerhold reprend le rôle de Treplev au Théâtre d’Art où il est brièvement de retour en 1905, mais très vite, il ne mettra plus en scène un auteur qu’il considère en 1911 comme déjà dépassé. Les basculements de l’Histoire – 1905, 1917 – le conduiront vers un théâtre tragicomique dénonciateur, celui de Nikolaï Erdman ou de Vladimir Maïakovski. On a longtemps cru que Meyerhold n’était revenu à Tchékhov qu’en 1934 par les petites « farces », montées de façon excentrique, sous le titre de 33 évanouissements. Or une archive récemment découverte montre qu’il projetait en 1932 de monter à nouveau La Cerisaie. Dans un exposé où il annonce ses plans pour le répertoire de son théâtre, il revient sur le désaccord de Tchékhov avec la lecture du Théâtre d’Art que celui-ci aurait exprimé clairement dans ses lettres à Meyerhold sur lesquelles il compte s’appuyer. Malheureusement, si les lettres de Meyerhold à Tchékhov nous sont parvenues, celles de Tchékhov à Meyerhold ont disparu. Elles étaient son plus grand trésor3, mais la personne de confiance à qui il les avait remises craignant de les perdre dans la tourmente révolutionnaire est décédée. Ne doutons pas que cette correspondance aurait légitimé le débat que Meyerhold voulait alors relancer autour d’Anton Tchékhov contre Stanislavski devenu, entre-temps, intouchable. Pour autant, Meyerhold garde un immense respect pour Stanislavski, mais il veut montrer la possibilité d’autres voies et il insistera en vain, malheureusement, pour que celui-ci vienne voir 33 évanouissements. La Mouette par le Théâtre d'Art de Moscou, 1898. Au centre, Meyerhold, Olga Knipper et, à l'arrière-plan (cigarette), Stanislavski. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Dans son livre Du Théâtre, publié en 1913, Meyerhold exprime une critique plus radicale encore du « naturalisme d’états d’âme » qui constitue la marque de fabrique du Théâtre d’Art. Il y raconte comment, lors d’une des premières répétitions de La Mouette, Tchékhov apprend qu’à tel moment de l’œuvre on entendra un bébé pleurer, un chien aboyer, et mille autres fioritures naturalistes et effets sonores imitatifs, à l’époque relativement nouveaux. « Mais pourquoi ? » s’inquiète l’auteur. Parce que c’est le bruit de la vie, lui est-il répondu. Et Tchékhov de protester : la scène n’est pas la reproduction de la vie, elle en est la quintessence. C’est à partir de ce refus du réalisme par Tchékhov lui-même que Meyerhold construit sa lecture, une lecture qui tend à l’abstraction. 38 Le théâtre de Tchékhov subira différentes métamorphoses scéniques suivant les époques. Tout d’abord, en 192223, en partance pour les USA, pour fuir les attaques de l’avant-garde révolutionnaire, le Théâtre d’Art présente son « modèle » tchékhovien au cours de tournées en Europe. Il reçoit en France un accueil favorable, certes, mais la critique reste réservée devant une troupe qu’elle trouve fatiguée, et puis Tchékhov n’est pas encore connu, apprécié, bien traduit. Ensuite, les Pitoëff imposeront avec leur traduction, mais dans une grande simplification des décors visuels et sonores, une vision nostalgique de l ’ « âme russe » et de la « petite musique » tchékhovienne : ils apporteront avec eux leur exotisme slave et cette lecture creusera un sillon profond dans l’imaginaire français autour de Tchékhov : la voix de Tchékhov sera leur voix pendant près de vingt ans… La grande rupture avec cette tradition originelle intervient en 1960 avec le Tchèque Otomar Krejca et sa mise en scène de La Mouette dans les décors de Josef Svoboda. On a dit que Krejca montrait un Tchékhov cruel, mais je le qualifierais plutôt de lucide, loin de la douceur nostalgique, sentimentale et folklorique qui appartenait à la lecture précédente. Beaucoup plus proche du Tchékhov médecin, Krejca a opéré un travail au scalpel sur l’analyse dramaturgique, l’alternance d’action et d’inaction, les relations entre des forces antagonistes…, ouvrant le chemin à des lectures de plus en plus fortes et décapées. J’ai ainsi souvenir, à Moscou, d’une version scénique de La Mouette par Anatoli Efros, fin 1967, où les situations étaient grattées jusqu’à l’os, avec des robes aux couleurs criardes, vertes et roses, des acteurs grinçants, parlant haut, d’une version esthétiquement — sinon politiquement — incorrecte qui fut interdite au bout de quelques représentations : elle n’appartenait pas à la doxa du moment. Devait-elle pour autant quelque chose à Meyerhold ? Elle suivait en tout cas la voie ouverte par Krejca qui lui-même retrouvait le langage de la métaphore que Meyerhold, metteur en scène-poète, avait contribué a créer. On trouve un écho direct de la lettre de Meyerhold de 1904 et de cette vision sonore d’un bal trépignant dans la mise en scène que Peter Brook fera de La Cerisaie en 1981-83. Il s’en servira très lisiblement dans sa représentation de l’acte III, avec ses flots continus de danseurs, sa musique nasillarde, ses piétinements et ses claquements de mains, sans pour autant signer une mise en scène meyerholdienne. En fait, il est difficile de se faire une idée des mises en scène tchékhoviennes de Meyerhold : la trace essentielle dont nous disposons est son approche de 33 évanouissements : il y relie L’Ours, Le Jubilé, La Demande en mariage, par un moment commun mis en exergue où les personnages éprouvent des malaises, bien repérés par le docteur Tchékhov et comptabilisés par le metteur en scène : l’un étouffe, l’autre demande de l’eau, l’autre encore vacille… Ces évanouissements sont accompagnés de musique, pour les hommes à l’aide d’instruments à vent, pour les femmes d’instruments à cordes ; Grieg, Johann Strauss, 39 Offenbach et Tchaïkovski sont convoqués pour créer une couleur « lyrico-satirique » qui, selon Meyerhold, est la couleur tchékhovienne, éviter ainsi le jeu psychologique et organiser un jeu physique : s’il y a émotion, c’est celle du spectateur qui intéresse les artistes de théâtre. L’interprétation de Tchékhov par le Théâtre d’Art — son « réalisme intérieur » et quotidien — est demeurée longtemps dominante. Cela s’explique par l’histoire de ce théâtre et le contexte politique. Le Théâtre d’Art est né avec La Mouette, dont l’image, bientôt brodée sur le rideau de scène, demeurera inchangée jusqu’à aujourd’hui4. On se souvient que Stanislavski n’était pas conquis au départ par cette pièce qui n’avait pas marché, en 1896, à SaintPétersbourg : le Théâtre Alexandrinski était habitué aux exigences des acteurs vedettes et ignorait tout de celles de l’ensemble. Or, le théâtre de Tchékhov est essentiellement un théâtre d’ensemble, ce que Stanislavski et NémirovitchDantchenko comprendront vite. En attendant, le jeune Théâtre d’Art a besoin d’un succès qui lui amène du public et personne n’est sûr des chances de cette Mouette qui peut signer son arrêt de mort. L’auteur lui-même est si angoissé qu’il s’éclipse à Yalta. Le soir de la première, au premier entracte, silence de mort dans la salle. Sur scène, derrière le rideau, on panique, c’est l’échec, la ruine, certains s’évanouissent : même si on s’évanouissait facilement à l’époque, il est certain que le Théâtre d’Art jouait ce soirlà son va-tout ! Après ce silence de quelques secondes qui parut durer une éternité, une ovation éclata et ce fut un succès au-delà de toute espérance. Ce moment aventureux a scellé un lien définitif entre Tchékhov et le Théâtre d’Art symbolisé par l’envoi immédiat, après le premier acte, d’un télégramme à l’auteur. Ce lien perdurera même au plus fort de leurs différends ou incompréhensions. du théâtre en URSS, alors que dans les deux décennies précédentes Tchékhov y aura été très peu joué. Mais cette réalisation ne dépassera pas les frontières de la Russie soviétique : le nom de Tchékhov restera injustement associé au seul Stanislavski, alors que c’est bien NémirovitchDantchenko qui a convaincu ce dernier de le monter et que les mises en scène de tous les spectacles tchékhoviens sont signées de leurs deux noms ! V Les Trois Soeurs, m. en sc. Nemirovitch-Dantchenko, 1940. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. Stanislavski évoque souvent le travail avec et sur Tchékhov dans Ma Vie dans l’art qui sera traduit dans toutes les langues, contribuant à une sorte de position dominante sur l’œuvre : cette identification historique est aussi cause de la propagation d’une tradition théâtrale. En regard, nous avons très peu d’archives sur le travail de Meyerhold en province où, dans un premier temps d’ailleurs, pour apprendre le métier émergent de metteur en scène, il copie les spectacles du Théâtre d’Art. Si dans Du Théâtre — un livre d’apprentissage essentiel pour tout jeune metteur en scène—, il propose une critique scientifique des mises en scène Tchékhoviennes au Théâtre d’Art, ce livre n’est pas traduit à l’époque, tandis que Ma Vie dans l’art écrit aux Etats-Unis (publié en 1924 en anglais et en 1926 en russe), fera le tour du monde. Et les cahiers de mise en scène des pièces de Tchékhov rédigés par Stanislavski ont servi de modèle, ou de canevas, une fois publiées, à Peter Stein comme à Alain Françon. Après Krejca, une nouvelle voie est ouverte en 1974 par Giorgio Strehler qui propose une version poétique, onirique d’une Cerisaie noyée dans la blancheur— plateau blanc, velum qui descend dans la salle, d’où tombent des feuilles mortes, et qui au finale vient envelopper tout le dispositif scénique de Luciano Damiani. Il me semble que Strehler s’inscrit là dans l’intuition de Meyerhold ( « Votre pièce est abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski » ), sans faire coller la pièce à la description des mœurs d’une époque, d’un vrai mobilier-avec-samovar, d’un vrai jardin — autant de réalités qui réduisent Tchékhov. Strehler ne s’appuie pas sur le quotidien, sur le naturalisme psychologique, mais, bien plus essentiellement, sur le symbolique. Sans topographie précise, la cerisaie est intériorisée et le temps, concentré dans la symphonie blanche qui se joue entre printemps en fleurs et hiver neigeux5, ne renvoie plus à une saison précise : le spectacle devient une méditation sur le temps qui passe. Peu après la mort de Stanislavski, Némirovitch-Dantchenko signera en 1940 une dernière mise en scène des Trois Sœurs, hymne d’espoir déchirant qui comptera dans l’histoire En 1981, on en a déjà parlé, Peter Brook marque une nouvelle étape dans la lecture de Tchékhov par une actualisation extrême : il considère que la cerisaie, c’est le théâtre même, LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 40 V Les Trois Soeurs, m. en sc. Stanislavski, Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. le lieu du théâtre, et celui des Bouffes du Nord. Lorsque les personnages « oublient » Firs, ils oublient en même temps les spectateurs qui se trouvent avec lui enfermés dans le théâtre après avoir entendu le bruit de la clef dans la serrure… Spectateurs, nous vivons alors en direct l’expérience de l’abandon de la maison-théâtre. Brook est-il allé si loin avec nous et Tchékhov qu’il ne l’a plus jamais mis en scène par la suite ?… Il faut observer que, dès les débuts de la mise en scène moderne au Japon, les artistes japonais se sont immédiatement attachés à Tchékhov et à Gorki — Les Trois Sœurs, Les Bas-fonds —, en copiant les spectacles grâce aux cartes postales éditées par le Théâtre d’Art qui avait déjà compris l’intérêt des produits dérivés et l’importance de sa mission de formation. Il ne s’agissait pas seulement de quelques clichés, mais de dizaines d’images retraçant l’intégralité de la représentation : une véritable « captation » photographique, dirait-on aujourd’hui. C’est ainsi que les premières mises en scènes japonaises étaient des copies conformes de ces théâtres-photos, comme on dit romans-photos. Le Théâtre d’Art n’était pas un théâtre commercial, puisque c’est contre cela qu’il s’est fondé, mais assurément une entreprise désireuse de durer, consciente des nécessités économiques ainsi que de sa propre grandeur : elle devait essaimer, faire connaître l’importance de ses découvertes. Il faut rappeler que le Théâtre d’Art est le fruit d’une rencontre entre un « fils de famille », Constantin Stanislavski, passionné de théâtre et acteur amateur, et un auteur-professeur de théâtre (parmi ses élèves se trouvait Meyerhold), Vladimir NémirovitchDantchenko. Ces deux hommes habités par une grande idée du théâtre se rencontrent dans un restaurant, le Bazar slave, et discutent dix-huit heures durant ! C’est en cette nuit passionnée que naît le projet du Théâtre d’Art à direction bicéphale dont ils définissent d’emblée et en détail les ambitions et les exigences, parmi lesquelles « l’accessibilité à tous», formule qui devait à l’origine compléter le nom du théâtre. Mais une telle accessibilité suppose des prix de places modiques, ce qui s’est vite avéré irréalisable. Ils ont créé, pour fonder le Théâtre, une société par actions qui réunit des capitaux privés provenant des riches marchands de Moscou, ce que stigmatisera Meyerhold en s’insurgeant contre « la présence des millionnaires moscovites dans la salle ». Soumis assez vite aux compromis impliqués par le mécénat, l’histoire du Théâtre d’Art reste cependant la belle histoire de la rencontre entre des amateurs et une école de formation professionnelle, et entre un acteur et un auteur. Ce sont toutes les forces vives du théâtre qui se sont liguées ce soir-là au Bazar slave, et l’on comprend pourquoi ces ardentes dix-huit heures sont devenues une légende dans l’histoire du théâtre russe et mondial. Il faut insister sur un point essentiel : Stanislavski et Meyerhold sont tous deux des chercheurs. Ainsi, lorsque Stanislavski s’essaie à Maeterlinck, en 1904, il s’aperçoit vite que ce qui n’est pas encore sa « méthode » ne convient pas du tout pour traiter ce type de littérature dramatique. De même avec Shakespeare. C’est pourquoi en 1905 il demande à Meyerhold – qui s’est fait une réputation personnelle —, de revenir pour créer un studio d’essai près le Théâtre d’Art, où il monte La Mort de Tintagiles de Maeterlinck (que Claude Régy mettra en scène un siècle plus tard, non sans penser aux écrits de Meyerhold). A la générale, Stanislavski 41 V Les Trois Soeurs, 1997. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. assiste à une représentation symboliste où les acteurs se déplacent dans une pénombre, derrière un tulle. Au bout de dix minutes, n’y voyant rien, il réclame de la lumière... D’où leur nouvelle séparation sur la base d’un profond différend esthétique qui ne conçoit aucune concession d’un côté, ni de l’autre. Plus tard, dans les années trente, Stanislavski invitera des acteurs familiers de la biomécanique conçue par Meyerhold, il voudra en savoir davantage, essayer, mettre sa propre méthode à l’épreuve des recherches de Meyerhold. Et il ne faut pas oublier qu’en janvier 1938 lorsque Meyerhold est privé de son théâtre, Stanislavski l’accueille aussitôt faisant de lui le metteur en scène de son théâtre d’opéra. Nous n’avons malheureusement aucune trace des débats et controverses qui ont assurément animé les échanges qu’on pourrait qualifier de testamentaires entre ces deux artistes, en pleine terreur stalinienne : peut-être parlèrent-ils de Tchékhov ? Stanislavski, malade, meurt au milieu de 1938. La biomécanique passera par pertes et profits avec l’assassinat de Meyerhold6. À partir de 1975, l’un de ses comédiens, N. Koustov, transmettra sa méthode à l’invitation du cousin de Peter Brook, Valentin Ploutchek. Mais la biomécanique n’est pas une méthode miracle qui s’apprend en un stage d’une semaine : il s’agit d’une méthode très précise fondée sur un entraînement quotidien tendant à l’acquisition d’une prise de conscience sans cesse renouvelée du fonctionnement du corps dessiné et pensant. Une terrible discipline du corps. Les troupes russes, celles de Dodine ou de Fomenko, réunissent aujourd’hui, chacune à leur façon, les fils de ces deux enseignements. Parmi les grandes heures du théâtre de Tchékhov, gardonsnous d’omettre la mise en scène magnifique des Trois Sœurs par Matthias Langhoff (1993), ou encore, la précédant, celle de Iouri Lioubimov au Théâtre de la Taganka en 1981. Lioubimov avait installé la pièce dans une caserne, partant du principe que la maison des trois sœurs est une caserne, que la Russie est une caserne. Ouvrant un des murs de la salle de la Taganka sur une rue obscure et une nuit de neige, il faisait entrer sur scène une fanfare militaire. Langhoff approfondit cette découverte et creuse la pièce de perspectives inouïes : comme si toute l’histoire de la Russie du XXe siècle apparaissait d’une seule inspiration sur le plateau. On voyait revenir à nous le politique, et du fond de son landau, à la fin du spectacle, le bébé agitait le drapeau de la nouvelle Russie d’après la chute du Mur ! Enfin, terminons par Iouri Pogrebnitchko, qui fut l’assistant de Lioubimov pour Les Trois Sœurs, et qui est peut-être aujourd’hui l’exemple de la résistance la plus déterminée à la marchandisation du théâtre, le sien ayant été incendié au profit d’on ne sait quelle promotion immobilière criminelle. Il s’est replié sur sa minuscule salle de répétition où il donne, dans les conditions d’une extrême précarité et proximité, son énième version des Trois Sœurs plongées dans la même militarisation du monde, spectacle où se mêlent deux générations de sœurs, deux trios qui se succèdent, dans un espace bordé de cailloux blancs, ceux-là même que les militaires faisaient « pousser » dans les villes de garnison. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 42 Pogrebnitchko nous dit que les pièces de Tchékhov sont comme de grandes maisons anciennes dont il ne faut pas se lasser de visiter toutes les chambres, les coins et les recoins, pour découvrir des portes dérobées, regarder à travers des fenêtres que le temps a parfois murées, contourner les lieux trop fréquentés, dissiper le brouillard d’un soi-disant savoir, sans pourtant jamais oublier l’histoire scénique de ces grandes demeures théâtrales. B. P.-V. d’après un entretien avec Jacques Téphany Béatrice Picon-Vallin dirige le laboratoire de recherche sur les Arts du spectacle au CNRS. 1 : Dans La Cerisaie, il joue Trofimov. Lettre de Meyerhold à Tchékhov, 8 mai 1904 Cher Anton Pavlovitch, […] Votre pièce est abstraite comme une symphonie de Tchaïkovski. Et le metteur en scène doit, avant tout, y percevoir des sons. Au troisième acte, sur le fond d’un trépignement bête – et c’est ce trépignement qu’il faut entendre –, l’Horreur pénètre les personnages insensiblement, sans qu’ils s’en aperçoivent. La Cerisaie est vendue ! Ils dansent. Vendue ! Ils dansent, et comme ça jusqu’à la fin. Quand on lit la pièce, le troisième acte produit la même impression que ce tintement dans l’oreille du malade de votre nouvelle, Le Typhus. Comme une démangeaison. Une gaîté dans laquelle se font entendre les bruits de la mort. Il y a dans cet acte quelque chose de terrible, à la Maeterlinck. Je ne fais cette comparaison que faute de pouvoir m’exprimer avec davantage de précision. Votre grand art est incomparable. Quand on lit des pièces d’auteurs étrangers, votre originalité vous situe tout à fait à part. Et pour ce qui est de la dramaturgie, il faudra que l’Occident prenne des leçons sur vous. Au Théâtre d’Art, le troisième acte ne laisse pas une telle impression. Le fond est à la fois trop grave et trop proche. Au premier plan, l’histoire, avec les queues de billard, les amusettes. Et tout ça présenté sans liens. Tous ces trucs ne reconstituent pas la chaîne du « trépignement ». Et pourtant c’est bien à des danses que l’on a affaire, les gens sont insouciants et ne sentent pas le malheur. Au Théâtre d’Art, on a trop ralenti le rythme de cet acte. On a voulu représenter l’ennui. C’est une erreur. Il faut représenter l’insouciance. Il y a une nuance : l’insouciance est plus active. C’est alors que tout le tragique de l’acte se concentre. […] V. Meyerhold, qui vous aime profondément. 2 : Lire la lettre ci-contre. 3 : Lire la deuxième lettre ci-contre. 4 : Cet emblème, qui se retrouve également sur la tombe des compagnons Meyerhold, Écrits sur le théâtre, édition revue et augmentée, L’Âge d’Homme, 2009 Note (1935-1938) du Théâtre d’Art, sera au cœur de l’exposition présentée à la Maison Jean Vilar, prêt du musée du Théâtre d’Art de Moscou. 5 : Lettre de A. Tchékhov à C. Stanislavski, 5 février 1903 : Je ne me sentais pas bien, à présent j’ai ressuscité, ma santé s’améliore, et si je ne travaille pas encore à l’heure actuelle comme je le devrais, c’est la faute au froid (il fait 11 degrés dans mon bureau), à la solitude et à la paresse, laquelle est née en 1859, c’est-à-dire un an avant moi. Néanmoins, je compte me mettre à la pièce après le 20 février, et l’avoir finie pour le 20 mars. Dans ma tête, elle est déjà toute prête. Elle s’appelle La Cerisaie, en quatre actes : au premier acte, on voit des cerisiers en fleur par la fenêtre, un jardin entièrement blanc. […] Il neige... 6 : Arrêté, Meyerhold, membre du PC depuis 1918, fut longuement torturé fin 1939 pour espionnage et trotskisme, puis fusillé en secret le Tchékhov m’aimait. C’est la fierté de ma vie, un de mes plus chers souvenirs. J’ai correspondu avec lui, mes lettres lui plaisaient. Il me conseillait toujours de me mettre à « écrire » moi aussi et m’avait même donné des lettres de recommandation pour des éditeurs. J’avais pas mal de lettres de lui, huit ou neuf je crois. Mais elles ont toutes été perdues sauf une, que j’ai laissé publier. Dans les autres, il y avait beaucoup de choses flatteuses pour moi et cela me gênait de les montrer. Quand j’ai quitté Léningrad, je les ai données à un musée en dépôt, mais à mon retour, l’homme à qui je les avais confiées était mort. Je ne peux me le pardonner. Ce que je n’ai pas voulu garder s’est conservé, et ce à quoi je tenais le plus, je l’ai perdu. C’est ce qui arrive souvent dans la vie. 2 février 1940, sa femme ayant été elle-même, entre-temps, assassinée. La complète réhabilitation de sa mémoire n’interviendra qu’en 1988. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, L’Âge d’Homme, 1980 43 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 44 Paroles de metteurs en scène Intuition et sentiment Constantin Stanislavski La représentation des pièces de Tchékhov ne se décrit pas ; c’est impossible. Leur charme n’est pas dans le dialogue, mais dans ce qu’il cache, dans les silences, dans les regards des acteurs, dans le rayonnement de leur vie intérieure. Les objets inanimés, les sons, le décor, l’aspect physique du personnage, tout concourt à créer l’état d’âme qui émane du spectacle. L’intuition et le sens artistique jouent ici le rôle principal […] La portée poétique d’une pièce de Tchékhov ne se révèle pas de prime abord. L’ayant lue, on se dit : «C’est bien, mais… rien d’extraordinaire, de frappant. Tout est banal. C’est vrai… mais c’est du déjà vu… Il n’y a là rien de neuf». Il arrive même qu’une connaissance plus approfondie de l’œuvre déçoive le lecteur. L’affabulation, le sujet ? Ils tiennent en deux mots. Les rôles ? Beaucoup de bons rôles, mais pas un de ces grands rôles qui sont le véritable emploi de certains comédiens. On retient des morts, des scènes isolées… Seulement, voici qui est bizarre : la pièce vous hante et plus on y pense, plus on veut y penser. On la relit, une fois, deux fois – et on commence à découvrir le minerai caché. Il m’est arrivé de jouer des centaines de fois le même rôle dans les pièces de Tchékhov, et chaque fois cela m’a fait découvrir en moi des sentiments nouveaux et dans l’œuvre même des profondeurs et des nuances insoupçonnées. V Tchékhov est inépuisable ; il a l’air de représenter le quotidien, mais en réalité, par-delà les contingences et le particulier, c’est l’Humain, avec une majuscule, qu’il met en œuvre. Maria Roksanova et Stanislavski dans La Mouette, 1898. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. […] Dans les pièces de Tchékhov, l’action n’est pas extérieure ; dans la passivité même des personnages se cache une action intérieure compliquée. Tchékhov a prouvé mieux que quiconque que l’action scénique doit être comprise du dedans ; l’œuvre dramatique ne doit être bâtie que sur la vie profonde des personnages, épurée de tout élément pseudoscénique. Tandis que l’action extérieure amuse, distrait ou émeut les nerfs, l’action intérieure seule les empare de notre âme, par une sorte de contagion, et la régit. Il est préférable, évidemment, que les deux actions coexistent, étroitement fondues. L’œuvre gagnera en ampleur et en force 45 dramatique. Mais c’est à l’action intérieure qu’appartient la première place. C’est pourquoi ils ont tort, ceux qui jouent dans Tchékhov «la situation» et qui ne saisissent que l’aspect superficiel des rôles sans en pénétrer la vie profonde. L’essentiel, ici, c’est l’âme des personnages. Il ne s’agit pas de jouer, de représenter Tchékhov ; il faut être, c’est-à-dire vivre, exister, en suivant pour ainsi dire la voie principale de l’âme sise en ses profondeurs. La puissance de Tchékhov est faite d’effets les plus divers, souvent inconscients. Tantôt il est impressionniste, tantôt symboliste, et quand il le faut, réaliste jusqu’à friser le naturalisme. Il manie la vérité extérieure à l’égal de la vérité intérieure. Mieux que quiconque, il sait utiliser et faire vivre l’accessoire inanimé, le décor, l’éclairage. Il a augmenté et affiné la connaissance que nous avions de la vie des objets, des sons, de la lumière, de tout ce qui au théâtre, comme dans la vie, agit si fortement sur l’âme humaine. Crépuscule, coucher ou lever du soleil, pluie, orage, premiers chants des oiseaux matinaux, bruit de sabots sur le pont, fracas d’une voiture qui s’éloigne, l’heure qui sonne, cri du grillon, tocsin, — de tout cela Tchékhov se sert non pas pour obtenir des effets scéniques, mais pour nous révéler la vie même de l’esprit. Comment nous séparer, nous et tout ce qui se passe en nous, du monde de la lumière, des sons et des choses qui commandent en partie notre vie psychologique ? On a eu tort de nous railler pour nos «grillons» et pour tous les effets de bruit et de lumière que nous utilisions, ne faisant en cela que suivre les indications de l’auteur. Si nous avons réussi à le faire bien au lieu de le faire d’une façon «théâtrale», nous méritions plutôt l’approbation. Oui, pour jouer Tchékhov, il faut tout d’abord creuser jusqu’à ce qu’on rencontre le minerai d’or, s’abandonner à sa vérité, à son charme, lui faire confiance, – et puis, avec le poète, selon la ligne spirituelle de son œuvre, trouver la porte secrète du superconscient. C’est là, dans ces mystérieux ateliers, que s’élabore «l’état d’âme» de Tchékhov, où sont contenues toutes les richesses invisibles et souvent inconscientes de son œuvre. Divers sont les moyens qui y mènent. Pour aborder Tchékhov et son trésor secret, nous prenions, Némirovitch-Dantchenko et moi, des chemins différents : Vladimir Ivanovitch l’abordait en écrivain, du côté artistique et littéraire, et moi, en metteur en scène, du côté de l’image. Le premier temps cette différence nous gênait. Nous nous lancions dans de longues discussions, passant du particulier au principal, du rôle à la pièce et à l’art en général. On en arrivait à se quereller, mais ce n’était jamais dangereux ; bien au contraire, ces divergences purement artistiques étaient fécondes ; elles nous enseignaient à pénétrer sciemment la nature même de l’art. Quant à la délimitation de nos points de vue et de notre travail théâtral, littéraire et scénique, elle disparut bientôt ; nous nous convinquîmes qu’on ne pouvait séparer la forme du fond, le côté littéraire, psychologique ou social des images, de la mise en scène et des décors, et que c’est précisément cet ensemble qui fait d’un spectacle une œuvre d’art. Il est certain, cependant, que notre travail en commun sur Tchékhov exigeait, pour aboutir à des résultats satisfaisants, une certaine rencontre de forces créatrices : 1/ un homme de théâtre, auteur dramatique et maître de la jeunesse théâtrale, comme l’était Némirovitch-Dantchenko ; 2/ un régisseur libéré des clichés conventionnels, capable d’extérioriser la pensée du poète et de révéler la vie de l’esprit à l’aide de ses réalisations scéniques, d’un certain style imposé de jeu, de nouveaux effets de lumière et de sons ; 3/ un peintredécorateur ayant des affinités avec Tchékhov, comme l’était V. A. Simov. Il fallait, enfin, cette jeunesse pleine de talent, imbue de littérature moderne, comme Mmes Knipper, Lilina, MM. Moskvine, Katchalov, Meyerhold, Loujski, Gribounine, etc. […] Les circonstances qui accompagnèrent la représentation de La Mouette furent tristes et compliquées. Le processus tuberculeux de Tchékhov s’étant précipité, son état d’esprit devint tel qu’il n’aurait pu supporter un second échec de sa pièce après celui qu’elle avait subi à Pétersbourg. L’insuccès pouvait devenir fatal pour l’écrivain. Sa sœur, Maria Pavlovna, émue jusqu’aux larmes, nous en prévenait en nous suppliant de renoncer au spectacle. C’était impossible, car les affaires matérielles du théâtre allaient mal, et il nous fallait une pièce nouvelle pour faire monter les recettes. Que le lecteur juge dans quel état nous abordâmes la première. La salle était loin d’être pleine (la recette ne fut que de six cents roubles). En scène, nous écoutions toujours une voix intérieure qui nous disait impérieusement : « Jouez bien, très bien ; forcez le succès, le triomphe. Si vous ne l’obtenez pas, sachez qu’en recevant votre télégramme, l’écrivain que vous aimez mourra, et c’est vous qui l’aurez tué. Vous deviendrez ses bourreaux ». Je ne me souviens pas comment nous avons joué. Le premier acte se termina dans un silence de mort. Une actrice s’évanouit ; je tenais à peine debout, tant j’étais désespéré. Tout d’un coup, après un long silence, ce fut, dans le public, une tempête, un fracas, des applaudissements enragés. Le rideau s’écarta, pétrifiés. De nouveau la tempête… et de nouveau le rideau… Nous demeurions immobiles, sans nous rendre compte qu’il fallait saluer. Enfin, nous comprîmes et, indiciblement émus, nous nous embrassâmes comme on le fait la nuit de Pâques. Nous fîmes une ovation à Mme Lilina, qui jouait Macha et qui, par sa dernière réplique, avait dégelé le cœur des spectateurs. Le succès croissait d’acte en acte. Il s’acheva en triomphe. Un télégramme détaillé fut expédié à Tchékhov. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 46 V Ivanov, mise en scène Constantin Stanislavski. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou 47 On avait senti dans ce spectacle la présence de talents originaux et vrais qui petit à petit avaient formé une troupe de combat. La maladie retenait Tchékhov en Crimée, loin de Moscou. Mais il vint avec les premières chaleurs, au printemps 1899, dans le secret espoir de voir La Mouette. Il exigeait qu’on la lui montrât. La saison était terminée, le local avait passé dans d’autres mains et notre matériel se trouvait emmagasiné dans une étroite remise. Il fallait, pour montrer le spectacle à Tchékhov recommencer presque tout le travail qu’on avait fait au début de la saison. Mais le désir de Tchékhov était pour nous une loi. Pendant le spectacle, qui eut lieu au Théâtre Nikitski, Tchékhov avait l’air de me fuir. Je l’attendais dans ma loge, mais il ne vint pas. Mauvais signe ! Je me décidai à l’aller trouver. – Grondez-moi un peu, Anton Pavlovitch, le priai-je. – Mais non, mais non, c’est très bien ! Seulement, il faut des souliers troués et un pantalon à carreaux. Je ne pus lui arracher un mot de plus. Qu’est-ce que cela signifiait ? Etait-ce désir de cacher son opinion, plaisanterie pour se débarrasser de moi, raillerie ?... Comment ! mon personnage, Trigorine, est un écrivain à la mode, un homme à femmes, et il faudrait lui faire porter un pantalon à carreaux et des chaussures trouées ? Moi qui au contraire m’étais composé un costume extrêmement élégant : pantalon blanc, escarpins, gilet blanc, chapeau blanc, maquillage flatteur. Un an ou plus s’écoula. De nouveau je jouais Trigorine dans La Mouette, et tout d’un coup, pendant une représentation, je compris : « Mais bien sûr, il faut des chaussures trouées et un pantalon à carreaux ! Trigorine n’est pas un bellâtre ! Et c’est là justement qu’est le drame : les jeunes filles aiment en lui l’écrivain, l’auteur de nouvelles attendrissantes ; et voilà pourquoi, l’une après l’autre, elles se jettent dans ses bras, sans remarquer l’insignifiance de l’homme, sa laideur, sa mise débraillée. Ce n’est que lorsque les romans d’amour de ces «mouettes» s’achèvent qu’elles comprennent que leur imagination virginale avait créé ce qui jamais n’avait existé ». La profondeur de la portée des remarques laconiques de Tchékhov me frappèrent. Nous étions toujours à l’affût d’un mot de lui, jeté au hasard, d’une allusion à une interprétation intéressante, à une explication originale des personnages. Ainsi, un jour nous discutions sur le rôle de l’oncle Vania [héros d’une pièce du même nom]. Il est admis que, régisseur de la propriété du professeur Sérébriakov, l’oncle Vania porte le costume traditionnel du hobereau : bottes, casquette, parfois un fouet à la main, puisqu’il doit faire sa tournée d’inspection à cheval. Mais Tchékhov s’indigna : – Mais voyons, tout est noté dans le texte ! Vous n’avez pas lu ma pièce ! Nous reprîmes l’original, mais n’y trouvâmes aucune indication, sauf quelques mots portant sur la cravate en soie de l’oncle Vania. – Mais oui, c’est cela, c’est bien cela ! Tout est noté ! nous persuadait Tchékhov. – Qu’est-ce qui est noté ? La cravate en soie ? – Mais bien entendu ! Ecoutez, il a une magnifique cravate, c’est un homme élégant, cultivé. Ce n’est pas vrai que nos propriétaires fonciers portent des bottes. Ce sont des gens bien élevés qui s’habillent fort bien, à Paris. Je vous dis que j’ai tout noté. Cette insignifiante allusion reflétait, selon Tchékhov, tout le drame de la vie russe moderne : une nullité, le professeur absolument inutile, est au comble du bonheur ; il jouit comme savant d’une gloire imméritée, il est l’idole de LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 48 Pétersbourg ; il écrit des ouvrages scientifiques stupides dont de vieilles dames font leurs délices. Mais ce n’est qu’une bulle de savon, tandis que des hommes pleins de vie et de dons, comme l’oncle Vania, croupissent dans des coins oubliés de la vaste Russie si mal organisée… Un autre fait caractéristique : nous préparions Les Trois Sœurs. Sans attendre la première, Tchékhov partit pour l’étranger, sous prétexte de mauvaise santé. Mais je pense que c’était plutôt inquiétude pour sa pièce. On en était déjà aux répétitions générales, lorsqu’arriva une lettre de Tchékhov. Elle ne portait que cette phrase : « Biffer le monologue d’André dans le dernier acte et le remplacer par les mots : Une épouse n’est qu’une épouse ». Dans le manuscrit, André prononçait un brillant monologue qui dépeignait l’esprit petit bourgeois de bien des femmes russes : avant le mariage elles sont toute poésie et toute grâce, mais une fois mariées elles revêtent robe de chambre et pantoufles, atours sans goût ; et il en va de même pour leur âme. Que dire de ces femmes ? Cela vaut-il la peine de s’y arrêter longuement ? « Une épouse n’est qu’une épouse !» L’acteur, grâce à l’intonation, peut tout exprimer par ces mots. Cette fois encore le laconisme profond et plein de sens de Tchékhov avait raison. Rien d’étonnant à ce que la préparation de La Cerisaie fût lente et pénible : la pièce en elle-même est très difficile. Son charme est dans un arôme insaisissable, profondément caché. Pour le sentir, il faut, pour ainsi dire, brusquer l’éclosion d’un bourgeon, sans toutefois le violenter, pour que la tendre fleur ne se fane pas. A cette époque, notre technique intérieure, l’art d’agir sur la création des acteurs, demeuraient encore assez primitifs. Nous n’avions pas encore trouvé les voies mystérieuses qui mènent à l’œuvre poétique. Pour aider les acteurs, pour exciter leur mémoire affective et leur divination créatrice, nous avions recours à l’illusion des décors, au jeu des bruits et des lumières. Comme cela réussissait parfois, j’en vins à abuser de ces effets scéniques. – Ecoutez ! disait un jour Tchékhov de façon à ce que je l’entendisse. J’écrirai une nouvelle pièce qui commencera ainsi : « Qu’il fait beau, qu’il fait doux ! On n’entend ni oiseaux, ni chiens, ni coucou, ni hibou, ni rossignol, ni grelots, ni horloge, ni même un seul grillon. » C’était évidemment une pierre dans mon jardin. Constantin Stanislavski extrait de Ma vie dans l’art, préface de Jacques Copeau, Paris, Ed. Albert, 1934 V La Mouette, mise en scène Constantin Stanislavski, 1898. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. 49 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 50 La vie telle qu’elle est Georges Pitoëff Tchékhov est peu connu en France. Probablement parce que son œuvre est moins immédiatement percutante que l’œuvre de Gorki, par exemple, moins « sensationnelle ». Cela tient peut-être aussi à ce que Gorki est actuellement plus international que Tchékhov. Le héros de Gorki est toujours, ou presque, un homme exceptionnel, extraordinaire, un homme imagé, porteur d’une grande pensée, un être symbolique, tandis que le héros de Tchékhov… il n’y en a pas. Dans tout ce qu’a écrit Tchékhov, vous ne trouverez pas un seul héros. Pas de héros. Tout Tchékhov est là. Il nous montre la vie telle qu’elle est. Il nous parle de ces hommes, de ces femmes que nous voyons partout et toujours… Dans l’immense Russie, il a su voir et comprendre tous ceux qui ne représentent rien d’extraordinaire, qui ne sont pas des héros, mais qui forment le Russie. Il allait dans les coins les plus perdus de la Russie et il regardait comment vivent là-bas les êtres humains, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Et il nous raconte tout cela. Que de forces, que d’amour, que de larmes et de souffrances il a trouvés dans ces endroits inconnus ! Mais cette force et cet amour ne font pas de grandes actions, ne forment pas des héros – non, tout reste là-bas, dans cette petite ville perdue, tout vit ignoré de tous, enseveli sous la neige, étouffé par la vie. Mais cela n’en existe pas moins. Et ces êtres qui souffrent, et qui aspirent, et qui auraient pu devenir grands, accomplir des actions héroïques, ces êtres ne sont-ils pas dignes aussi de notre attention ? Ce sont ces êtres-là que Tchékhov a choisis pour nous les montrer, pour nous dire que ces inconnus de la grande vie qu’il a profondément aimés sont dignes d’êtres vus de plus près, que c’est peut-être, précisément, dans leurs âmes que nous trouverons la « vraie » beauté, le « véritable amour ». V Georges Pitoëff 1939 Ludmilla Pitoëff dans La Mouette, Paris 1939. Photo Lipnitzki / Roger-Viollet. cité dans Cahiers d’art du théâtre et du cinéma, n°1, 1960, Ed. Spectacles 51 Pourquoi La Cerisaie ? Jean-Louis Barrault Je tiens La Cerisaie pour le chef-d’œuvre de Tchékhov. Parmi les quatre grandes pièces qu’il a écrites pour le théâtre, elle est celle qui se généralise le plus impérativement, celle qui s’universalise le mieux. Tout en reflétant avec une grande ressemblance l’âme russe, elle s’en arrache spontanément, et, projetée ainsi dans l’espace, elle se répercute dans toutes les âmes de l’humanité. Sur tous les plans. La Cerisaie prend tout d’abord naissance dans le SILENCE. C’est en quelque sorte, une vaste pantomime qui se déroule pendant deux heures, ornée de temps en temps, sous la forme d’une tirade, d’un véritable poème, comme on accroche au long d’un collier uniforme ici et là un beau bijou. Le reste ? Une monture discrète de courtes répliques qui sertissent ce silence rare. La Cerisaie s’écoule lentement comme la vie. C’est une source qui, toute fine, bruit comme une âme. Peu de pièces nous donnent cette impression «physique» du temps qui passe. C’est que, partant aussi fondamentalement du silence, elle reproduit exceptionnellement le PRESENT. Or, le théâtre est l’art même du présent. C’est du théâtre essentiel. Le présent est, dans la vie, ce qui est le plus insaisissable. Pas étonnant que La Cerisaie soit, elle aussi, insaisissable. L’action proprement dite de La Cerisaie se passe donc dans le silence, et les répliques du dialogue, outre ces tiradespoèmes qui s’en isolent, ne sont faites, comme en musique, que pour faire vibrer ce silence. […] Mais de même que la subtilité anglo-saxonne s’approche plus que les autres des confins de la folie, de même que la clarté française s’y retrouve mieux dans l’étude des tourments du cœur, le tempérament russe est mieux préparé que tout autre à percevoir le temps présent. N’est-il pas à cheval sur l’Orient et l’Occident, comme le présent est à cheval sur le futur et le passé ? Si internationale que se révèle La Cerisaie, nous n’en rendrons donc pas moins hommage à l’âme russe de nous ouvrir ainsi la voie dans cette perception intime et infinitésimale du temps qui passe. Ce non-accomplissement de chaque instant laisse un dépôt silencieux d’angoisse qui, lui, traite le vrai sujet. Si un compositeur appliquait dans son art cette subtilité de composition théâtrale, il est probable que sa musique serait ultra-moderne. Thèmes à peine émis, aussitôt disparus, comme s’ils brûlaient ; apparente incohérence dont les ramifications secrètes obéissent à une méthode scientifique profondément délibérée. De cette composition théâtrale, d’inspiration musicale très savante, il résulte que le mouvement dramatique de l’action est très délicat à respecter ; c’est avant tout un mouvement lent. Et c’est cela encore que j’aime dans La Cerisaie. Le mouvement dramatique d’une œuvre théâtrale ne correspond pas à la rapidité des événements, ni à la vitesse du jeu des personnages. C’est une question de densité, non de vélocité. Le mouvement dramatique d’une œuvre est efficace lorsque chaque instant est bien rempli. On a coutume aujourd’hui de dire que dans Tchékhov il y a peu d’action – le récent Dictionnaire des œuvres le précise pour La Cerisaie même ! – Il faut entendre par là que dans Tchékhov il y a peu de combinaisons d’actions, peu de chevauchements d’événements, peu de complications d’intrigues ; mais cela ne veut pas dire qu’il y a peu d’action. Ne pas confondre l’Action et l’Intrigue. «Que ce que vous ferez soit toujours simple, et ne soit qu’un», dit Horace. Et Racine ajoute : «Toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien.» Dans La Cerisaie, l’action est au contraire constante, tendue et complète, car, encore une fois, chaque moment est bien rempli. Chaque instant a sa propre densité, mais cette densité n’est pas dans le dialogue, elle est dans le silence, dans la vie qui s’écoule. […] Cette vie toute faite de silence, ces thèmes d’action passagère mystérieusement concertés, cette douloureuse et angoissante lenteur dans le déroulement de l’action, soulèvent, pour des acteurs français, des problèmes passionnants. Maquette de décor de V. Y. Levental pour La Cerisaie, mise en scène A. V. Efros, Théâtre Taganka, Moscou, 1975. Collection Musée Bakhrushin LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Bâtie sur le silence, et ne vivant que dans le présent, la composition dramatique de cet ouvrage est fondamentalement musicale. Et le présent est une matière si fugitive qu’un thème étant proposé, l’auteur ne peut le développer, ni encore moins le finir, il passe à un thème suivant. Le pourrait-il au reste qu’il ne le ferait pas : une fatalité mortelle pèse sur La Cerisaie, à peine l’effleure-ton qu’on s’arrête, puis qu’on se dérobe pour l’éviter. C’est ainsi que l’on passe d’un instant quotidien à une sensation sentimentale, de cette sensation à une réflexion générale, de cette réflexion à une boutade, d’une bouffonnerie à des considérations sociales, etc., etc., sans jamais épuiser aucun de ces moments qui ne sont que des évasions d’un danger vers lequel on revient constamment. Succession de torpeurs secouées par des sursauts, comme pour échapper à cette aimantation qui attire vers le malheur… ou comme lorsqu’on s’empêche de dormir, de crainte de mourir pendant le sommeil. 52 L’acteur français, pour régler son jeu, a l’habitude de s’appuyer sur le texte, car dans le théâtre français l’action est le plus souvent refermée dans le texte. Ici, c’est hors du texte qu’est le jeu. Quand l’action est tapie dans le texte, elle se déroule dans un rythme plus rapide. L’acteur français est donc par essence un acteur rapide. Le rythme de La Cerisaie est lent, même pour des Russes. Or la lenteur française ne peut correspondre à la lenteur russe. Il faut donc que La Cerisaie, en français, se déroule pour des Français, avec une lenteur française et non avec une lenteur russe qui ne serait valable que pour des Russes. Mais cette lenteur constitue pour une troupe française un excellent exercice. Une véritable leçon de vie dense. Aussi, peu de pièces préoccupent-elles autant les acteurs qu’une pièce comme La Cerisaie. Rare est l’acteur qui se perd ; mais cela arrive pourtant. L’acteur vit alors un des meilleurs instants de sa vie artistique. Plus rare encore est la troupe qui arrive à se perdre. La Cerisaie est une des très rares œuvres où une troupe entière peut se perdre, ne plus croire qu’elle est dans un théâtre, mais croire profondément que cette famille existe, que cette maison existe et qu’on est dans la vie. Et cette métamorphose unique se fait avec des moyens de bon aloi ; car la pièce n’appartient ni au naturalisme, selon la mode de 1904, ni même au réalisme. Elle appartient à la vérité ; une vérité qui selon ses deux visages (la vérité a toujours deux visages) est faite à la fois de réel et de poésie : l’apparent et le secret. C’est, si l’on veut, du réalisme poétique… comme Shakespeare. C’est du moins ainsi que nous espérons la présenter. Au reste nous aimons tant La Cerisaie que cela nous autorise à la «manger» à notre guise : l’amour vaut plus que le respect. Mais là ne s’arrête pas notre amour pour La Cerisaie. La Cerisaie est comparable à ces tables gigognes qui s’emboîtent, presque à l’infini, les unes dans les autres. Le sujet intime, familier, universellement quotidien se développe, irrésistible, du particulier au général. Comme ces fleurs japonaises qui poussent, par miracle, dans un verre d’eau dès qu’on y a jeté leur mystérieux comprimé. La Cerisaie a la valeur d’une «parabole». Partant de la vie courante elle se déploie, sans en avoir l’air, jusqu’aux confins des sphères métaphysiques. Et, chose extraordinaire, partant de l’individu observé dans son univers familier et quotidien, elle atteint rapidement le 53 point de vue général de la société et elle ne s’arrête pas là ; elle s’élève encore pour retrouver l’Individu, pris cette fois sous l’angle le plus large, philosophique, universel. C’est précisément ce qui en fait une très grande pièce. […] Une autre leçon de La Cerisaie ? Tchékhov, en traitant son sujet, nous montre ce que doit être un artiste. C’est une modestie hypocrite qui, en général, nous fait éviter le mot : artiste. L’artiste est avant tout témoin de son temps. L’artiste doit donc s’efforcer d’être avant tout le servant de la JUSTICE. Comment être partisan et être juste ? Impossible. Un pur artiste ne peut donc pas être partisan, à moins que ce ne soit de la justice. C’est le seul cas où il puisse s’engager ; et puisque c’est le seul cas, il doit d’autant plus s’y engager. Pour la justice… On dit que Tchékhov était parmi les rares écrivains qui étaient reconnus des deux camps. Dans La Cerisaie on aime Gaiev, comme on regrette encore de nos jours l’époque 1900. Mais on aime aussi Lopakine, et l’on voudrait l’aider, le raffiner, le rendre moins timide, lui apporter ce quelque chose qui lui manque, dont il a conscience et qui lui fait honte. Et l’on ne peut pas, en même temps, ne pas approuver les propos que tient Trofimov ; on regrette même la mollesse de notre étudiant, on le voudrait plus réaliste dans ses perspectives révolutionnaires. Bref, ce qui reste de La Cerisaie, grâce à Tchékhov, c’est l’impartialité. Son art est un art de justice. Encore une fois : du grand théâtre. Aucun héros conventionnel, rien que des êtres complexes, aucun robot, rien que des cœurs qui battent. Et ce sera le dernier point sur lequel je m’arrêterai pour exprimer quelques-unes des raisons qui me font aimer La Cerisaie : La Cerisaie est, en définitive, «plantée» sur le cœur. Ce cœur, cette surchair qui dépasse l’esprit et qui renferme, en vrac, ces quatre-vingt-quinze sens, dont parle Trofimov, que nous ne connaissons pas, et qui vont bien plus loin en sensibilité que les cinq pauvres sens qui ont été mis officiellement à notre disposition. Ce cœur qui nous met dans «cet état de larmes» quand nous revoyons les choses du passé, mais qui, en même temps, par sa pulsation obstinée, nous pousse vers l’avenir et nous entraîne à déguster tout le présent. Ce cœur qui est toute sensation, toute volonté ; bien supérieur, il me semble, à la tête qui n’apporte que l’idée, aux sens qui n’apportent que la convoitise. Lui, il est avant tout révélation, voyance, et pourquoi ne pas dire le mot : Amour, c’est-à-dire véritable connaissance. J.-L. B. Cahiers de la Compagnie Renaud-Barrault, n°6, Julliard, 1954 Tchékhov est «artiste» encore parce qu’il nous donne une leçon de tact, de mesure ; pour tout dire : de pudeur. Il n’est de grand artiste que dans la pudeur. L’impudicité ne trouve son excuse que dans un excès de candeur ou de naïveté. Ne confondons pas ici pudeur et pruderie. Il nous enseigne enfin l’économie. On ne peut absolument rien retrancher de La Cerisaie. Tout ce qui aurait pu être enlevé, Tchékhov l’a fait. Tout y est élagué au maximum. Et l’on pense, en étudiant cette œuvre, à la réflexion de Charlie Chaplin, cet incomparable artiste, faite à propos d’un de ses films : «Quand une œuvre semble terminée, bien la secouer, comme on secoue un arbre pour ne garder que les fruits qui tiennent solidement aux branches.» … «Ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire, etc.» disait notre maître Racine. Aussi, dans Tchékhov, ses indications doivent-elles être examinées avec précaution et circonspection. Ne dit-il pas dans une de ses lettres : «On trouve souvent chez moi l’indice «à travers larmes», mais cela démontre l’état des personnages et non les larmes.» Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov, régie de Jean Vilar, 1956. Collection Association Jean Vilar, Avignon. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Enfin, Tchékhov est encore un artiste exemplaire car tous ses personnages, comme dans Shakespeare, sont ambigus : Lopakine, le terrible, est un timide, un indécis, et un homme bon ; Mme Ranevskaia la fragile victime est une passionnée ; Gaiev, la grande tradition, est un paresseux ; Trofimov, le révolutionnaire, est un mou et un velléitaire. 54 Ce fou de Platonov Régie de Jean Vilar En 1956, l’honneur de la création mondiale de Ce Fou de Platonov (encore qu’il existe une information imprécise sur une représentation antérieure en Suède) revient à Jean Vilar à qui Pol Quentin avait apporté une adaptation étrangement amputée du premier acte. Écrite à l’âge de vingt-quatre ans par Tchékhov, la pièce avait été refusée, retravaillée puis abandonnée au profit d’Ivanov. Énorme projet par ses personnages et ses thèmes foisonnants, Vilar avait identifié les forts caractères féminins et la faiblesse des hommes sur fond de perte de la propriété foncière comme dans La Cerisaie, tout en affirmant la cocasserie tragique de la vie de province. On se prend à rêver sur la qualité de la distribution qui réunissait, outre Jean Vilar, Maria Casarès, Monique Chaumette, Christiane Minazzoli, Roger Mollien, Daniel Sorano, Georges Wilson, Jean-Pierre Darras, Jean Topart, Philippe Noiret… Dans les notes inédites que nous publions ici, on verra comment, quoique la pièce finisse tragiquement, Jean Vilar en soulignait la tonalité drôle, vive, humoristique. Acte I Scène I : Triletzki, Bourgrov, Glagolaiev Père Cette première scène est vivement enlevée. Ne perdez pas de temps au cours des premières répétitions à « chercher » votre personnage. Vous le trouverez peu à peu en collant répliques à répliques, prenant un ton chaud, élevé. D’ailleurs, l’atmosphère du premier acte est celle d’une fête, d’une soirée exceptionnelle en province. On y danse, on y boit beaucoup, on rit, on vit haut, tout cela pour masquer pendant au moins un soir l’indigence de la vie. C’est d’autant plus forcené. Triletzki n’est pas tout a fait saoul. Il est habillé de vêtements élimés. Glagolaiev est un monsieur de très bonne compagnie, riche, très soigné, un peu lourd car il est assez âgé. Dans cette scène comique d’apparence, Glagolaiev ne rit pas et le jeu doit être sans effet. Il est très richement habillé. Barbes, moustaches, perruques blanches. Bougrov, il n’a ici qu’une réplique. Ne pas insister, ce n’est pas [dans cette] scène que le personnage peut se dessiner. Mise en place descendant les marches (fond), les 2 sont poursuivis par Triletzki, très en verve et gai. Bougrov s’éloigne côté jardin. Triletzki et Glagolaiev descendent au centre du plateau. Faire une mise en place simple mais en mouvements dans le sens : Triletzki poursuit Glagolaiev qui s’échappe à tout coup. 55 Scène II : Triletzki + 2 domestiques Les 2 domestiques sortent de la porte-fenêtre, descendent les escaliers et vont chacun dans des directions différentes : L’un vers coulisse jardin L’autre vers coulisse cour. Lorsqu’ils sont arrêtés par « eh là vous deux » de Triletzki. Bien respecter les indications de Tchékhov. Les valets saluent très bas. Ils appartiennent depuis toujours à la grande famille des Voinitzev. Ne pas faire des mimiques inutiles quand vous recevez l’argent. Triletzki, une fois de plus, se retrouve au centre à la fin de la scène. Maintenir un grand mouvement, presto. Scène III : Le Père Triletzki, Triletzki, Sacha Le Père Triletzki est très vieux – 80 ans : c’est l’âge du roi Lear, à la lettre le roi Lear. Sa sensibilité est forte et puissante, on ne peut lui résister quand il est sur le plateau. Ne pas trop ralentir, sinon Triletzki qui est ivre et Sacha qui est impatiente de partir, seraient en position de spectateur et non d’acteur. Bien réglés les petits mouvements avec Sacha, notamment lorsque celle-ci essaye à tout coup de l’entraîner. Sacha : quand l’actrice se mettra en colère, il est nécessaire de marquer dans cette première scène de Sacha, combien Sacha est douce, honnête simple, humaine. Pas de colère crispée et dure, donc ! Elle n’est plus très jeune. Sa voix est celle d’une femme, un peu grave. A travers tous ses malheurs considérables causés par les vies anarchiques de son mari, de son frère, de son père, elle a conservé cette bonté innée qui est celle des servantes au grand cœur. Le jeu doit rester réaliste. Elle conduit père et frère, un peu comme elle mène son petit Kolya. C’est Antigone, fille de prolétaires. Elle dirige tout cela comme on dirige une famille nombreuse et pauvre. Acte I, scène IV Petrin : ne pas pousser trop loin la composition du personnage par les moyens habituels de voix, geste, etc. c’est-à-dire par l’extérieur, sans être habité par cette âme d’usurier. Attention, son abord est assez sympathique du moins pour un lecteur français. Mais je crois que ce genre d’homme est assez odieux à un Russe. Ne pas se laisser gagner par cet amour occidental pour le type slave. Petrin est odieux. C’est un des grands personnages de la pièce. Petrin est un usurier en goguette ce soir là et il est drôle. Mais c’est le ver dans le fruit : il participe à la soirée d’Anna Petrovna qui ne l’a certainement invité que pour l’amadouer. Il hait la veuve. C’est un Gobseck au petit pied. [...] Scène V Mise en place : Petrin, jardin, Bougrov, cour. Heure indication générale suivante de Tchékhov « Puis ils se promenèrent » LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 56 Scènes VI et VII Ils croisent les deux usuriers, qui leur laissent avec beaucoup de facilité le passage. Voinitzev est doux. Il est pressant. Il est très amoureux de sa femme. Le mouvement les amène de la maison au jardin. Premier plan. Puis au centre, sur Sofia : « Je t’en prie, ne m’interroge pas ». Après s’être approché de Sofia sur : « Je me demande où vous, femmes, …ennui », il répond à Sofia au centre. Chaque foi qu’il s’approche, intuitivement et sans s’en rendre compte elle même, elle l’esquive ou s’éloigne d’un pas. Anna Petrovna : une fois de plus, Anna joue de sa fenêtre comme d’un masque. L’appel vocal est charmant mais vif. Ne pas faire un sort à ce genre de phrase. Elle intriguera d’autant plus que ces apparitions seront visibles certes, mais rapides. À la fin de la scène, Anna est au jardin près du banc. Voinitzev entre très vivement dans la maison. Scène VIII La première réplique de Sofia n’est pas un monologue. Il ne peut en avoir le poids. Ce sont des gromelots rapides, encore que distinctement entendus. Ce sont des soupirs haletants et les uns sur les autres. Soupirs ici exprimés par des mots. Ne pas ralentir. Et ne pas trop penser. Dès que Sofia voit Platonov, sa réaction est telle que nous devons comprendre que hic jacet lupus. Jouant la scène, je ne crois pas nécessaire de transcrire la mise en place. Nous chercherons cela avec la Sofia. [...] est aisé et s’enchaîne comme dans une conversation banale, quotidienne. Vengerovitch est au jardin. Scène XII La scène est vive, gaie, enjouée et doit être jouée telle par les deux interprètes. Grekova descend les marches et va au centre. Platonov d’abord au jardin. C’est sur « … petite dinde » qu’il s’avance vers elle jusque- là il n’a pas fait un pas vers elle. Les distances sont donc assez grandes jusque-là. Elles vont se resserrer. Et alors, bien suivre les indications de Tchékhov : « Il passe son bras sous sa poitrine etc... » « Il l’embrasse » « Elle se dégage » etc. Oui Grekova est en larmes sur « Vous ne m’auriez pas embrassée sans cela… » Le ton de cette scène doit être doublement soigné, car c’est la figuration scénique des insolences de Platonov, et qui le mèneront au tribunal. Il est odieux. Elle est terriblement blessée. À fond. V Je vois qu’à un moment Petrin s’assied mais un très court moment. Pour exprimer une pose physique : la fête est fatigante et l’alcool le travaille. Il n’est pas chez lui ; il a un complexe d’infériorité dans ce milieu de propriétaire et il n’ose s’asseoir, même quand les patrons ne sont pas là. [...] V Maquettes d'Edouard Pignon pour Ce fou de Platonov, régie de Jean Vilar, 1956. Collection Association Jean Vilar, Avignon. Scène X [...] Vengerovitch, sur les marches/ première réplique Ossip jardin premier plan Vengerovitch est vraiment gêné par la présence d’Ossip. Ce n’est pas le lieu pour rencontrer un moujik. D’autre part, c’est la fête, il est assez ivre et les conditions sont donc mauvaises pour « discuter ». Bien marquer cela. Ossip, lui, s’en fout. Il est très calme. Je rappelle que le dialogue s’enchaîne sur le ton le plus quotidien. Dans la longue réplique dernière de Vengerovitch, toute son âme tortueuse et craintive se montre. Il veut et il ne veut pas. Démolir quelqu’un mais ne pas le tuer. La lâcheté. Ossip s’éloigne et disparaît par le fond du jardin. Vengerovitch, sur l’entrée de Platonov, reste au jardin. Il se retourne vers lui. Scène XI Je mettrai en place de vive voix. N.B. Ici aussi ne pas prendre de temps inutiles. Prendre uniquement ce que l’on appelle des respirations. Le dialogue 57 Le rire de la jeunesse Jean Vilar Tchékhov, tout comme notre Molière, est, à travers les courtes ou grandes comédies, un farceur. Les personnages sont, au moins, drôles, et aux heures les plus douloureuses de leur petit destin, ils appartiennent, quoi qu’il en soit et quoi qu’ils disent, et même s’ils attentent à leur vie, au monde de l’ironie. Tchékhov n’est pas le Labiche du désespoir. Je sais, il y a Treplev, il y a Nina ou Ivanov et bien d’autres. Mais précisément, le génie propre à Tchékhov, sa nature foncière, le satiriste qu’il fut toujours, au théâtre du moins, a fait entrer dans le domaine de la comédie la mort ou le suicide sans que ni l’une ni l’autre n’y soit insolite. Médecin de profession et malade, il connaît trop bien les réalités physiologiques pour prendre au sérieux le romanesque ou la déchéance de ces héros. La mort, dans ce théâtre, entre au magasin des accessoires comiques et le dérisoire est ici un instrument de la farce. Bref, je ne vois nulle tristesse dans ces faillites et dans ces échecs, dans cette décrépitude. La mort adolescente est elle-même un événement simple. Nous sommes loin de Chatterton. À travers ces personnages de tous les jours, Tchékhov, en souriant, exorcise les romantismes de l’échec et de la mort. Allons, il faut jouer et il faut lire, ami lecteur, les pièces de Tchékhov comme des comédies. Elles sont drôles. Elles se moquent. Elles sont vives. Jean Vilar préface à La Cerisaie et à La Mouette, Le Livre de Poche, 1963 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V V La dernière demeure de Tchékhov : dessins de S. M. Tchékhov publiés dans une brochure Maison-musée à Yalta adressée à Vilar en 1957. Ci-contre, lettre de la sœur de Tchékhov à Jean Rouvet, administrateur du TNP. Collection Association Jean Vilar. 58 59 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 60 Dépasser Stanislavski Giorgio Strehler À l’interlocuteur étonné qui me demanderait : « pourquoi une autre Cerisaie ? », je répondrais avec beaucoup de simplicité : parce que La Cerisaie est un chef-d’œuvre. Il suffit donc d’être un chef-d’œuvre pour avoir « raison » d’être représenté ? Est-il juste de représenter les chefsd’œuvre ? Ou non ? Les classiques et ainsi de suite ? C’est une vieille histoire mais elle vaut la peine qu’on s’y arrête un instant. 1) Je crois que oui. Car toute grande œuvre de l’intelligence, du cœur humain est éternelle. L’idée de « momentané » est dépassée par les grandes œuvres qui représentent des points de référence pour l’homme. Je ne crois aux classiques qu’à cette condition : comme étant écrits aujourd’hui pour aujourd’hui et pour demain. S’ils ne sont pas tels, ce ne sont pas des classiques, ce sont des œuvres plus ou moins importantes, des documents plus ou moins négligeables d’un « moment » de l’histoire qui passe. Le vrai classique ne passe pas. Il peut être plus évident à certaines périodes, moins à d’autres ; certaines « choses dites » d’une certaine façon seraient aujourd’hui dites autrement, peut-être, et demain autrement encore ; de même, certains aspects formels peuvent se modifier comme certains aspects de contenu : mais l’œuvre d’art reste intacte, elle est là et parle. Elle est juste, elle est nécessaire, elle est active, elle est révolutionnaire, toujours et toujours dans l’histoire. V 2) Pourquoi malgré tout, parmi « tout le théâtre mondial », cette Cerisaie en 1974 ? Je réponds encore : parce qu’elle est magnifique, parce que je l’aime, parce que j’en sens la nécessité. Et si je suis un interprète « juste », je devrai bien être, d’une façon ou d’une autre, ce miroir du temps dont nous parle Shakespeare, non ? Si l’œuvre m’est nécessaire, elle doit bien l’être d’une façon ou d’une autre pour les autres. La Cerisaie, mise en scène Giorgio Strehler, 1974. Photo Luigi Ciminaghi / Piccolo Teatro de Milan. Vous n’ignorez pas que c’est ma deuxième mise en scène de La Cerisaie et que je fus très malheureux à la première. Je me rappelle nettement la fin : les applaudissements habituels, et même très chaleureux, me sembla-t-il, mais j’éprouvais un sentiment de profonde insatisfaction intérieure. Le sentiment d’avoir à peine effleuré La Cerisaie, par fatigue, inexpérience et manque de temps. La Cerisaie fut montée après La Trilogie de La Villégiature, après l’exposition créatrice de La Villégiature ; elle devait être la suite d’une même réflexion sur la « fin » d’une société, sur le frisson de la fin et ses pressentiments, pendant deux moments particuliers de l’histoire européenne et du monde. Mais j’abordai la deuxième phase, le cœur un peu sec. Nous commençâmes à répéter La Cerisaie trois ou quatre jours après la première de la Trilogie de Goldoni. Cette année, après avoir repris La Cerisaie, je ferai « ensuite » La Trilogie. Le destin qui se venge, ou l’histoire, ou autre chose, je n’en sais rien, mais là aussi un effet du hasard… Je sortis dans la cour, la même qu’aujourd’hui, tandis qu’il commençait à neiger et je m’enfuis comme un voleur, plus que d’habitude, car je m’enfuis toujours aux premières de mes mises en scène. Cette fois là, je m’enfuis davantage. J’ai donc un compte à régler avec moi-même, si j’en suis capable ! Mais, évidemment, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Tôt ou tard, les réflexions ininterrompues ou inachevées doivent être reprises pour qu’on les termine, qu’on les achève, ou pour savoir si nous serons un jour capables de les mener à leur terme. Mais ce n’est certainement pas ce qui me pousse aujourd’hui à penser à une Cerisaie différente évidemment, tout à fait différente de celle d’alors. Je ne sais pourquoi, je vous l’avoue, mais cette Cerisaie, telle qu’elle commence à se dessiner, est proche de Lear. Elle prolonge une réflexion qui n’est pas formelle, mais de fond. Je dis : je ne sais pourquoi. La réflexion, ou une partie de la réflexion, c’est le sentiment du temps, le temps, une enquête sur le temps, sur les générations qui passent, sur l’Histoire qui change, sur le changement, sur la douleur qui « fait mûrir », « la maturité est tout ! », comme dit Edgar ! Sur l’espoir et la certitude active que ce monde, on doit le faire, qu’il se fera… je ne sais…cela et beaucoup d’autres choses encore. 61 Voila ce que je voulais vous dire : que ce Tchékhov, que tout Tchékhov est vivant pour moi. Ce n’est pas un poète du renoncement et du désespoir. Mais ce n’est pas pour ça qu’il ne connaît pas la douleur, la douleur même d’être vivant et de faire, jusqu’à la fin, ce qui doit être fait. Oui La Cerisaie est un chef-d’œuvre, et sur tous les plans. La Cerisaie est peut-être l’exemple le plus grand de ce que le meilleur de la société bourgeoise nous laisse, sur le plan théâtral, dans une conscience d’elle-même à laquelle d’autres sont incapables d’atteindre. […] Nous sommes en train de nous rendre compte aujourd’hui qu’il faut tenter de représenter Tchékhov non pas sur le modèle de Stanislavski (et ce fut notre tâche que de conquérir cette dimension), mais dans une autre perspective : plus universelle et symbolique, plus ouverte à des sollicitations fantastiques ; avec le risque terrible de retomber dans une sorte d’abstraction passe-partout, d’ôter toute signification à la réalité plastique de Tchékhov, c’est-àdire aux choses que sont les pièces, les tables, les chaises, les fenêtres : choses et surtout histoire. Car l’histoire est vue par le spectateur comme milieu, comme costumes, visages, cheveux, lunettes, faux cols, etc. Le reste est évidemment nécessaire, c’est-à-dire l’histoire à l’intérieur des choses et des personnages. Mais isoler un acte de Tchékhov dans un « décor abstrait », dans un vide symbolique, c’est ôter une réalité plastique à l’histoire. Cela revient à dire que cet acte se déroule aujourd’hui et toujours. Or, le problème de Tchékhov est toujours celui que j’appelle des « trois boîtes chinoises ». Il y a trois boîtes : l’une dans l’autre, encastrées, la dernière contient l’avant-dernière, l’avant-dernière la première. La première boîte est celle du « vrai » (du vrai possible qui, au théâtre, est le maximum du vrai), et le récit est humainement intéressant. Il est faux de dire, par exemple, que La Cerisaie n’a pas d’intrigue « amusante ». Elle est, au contraire, pleine de coups de théâtre, d’événements, de trouvailles, d’atmosphère, de caractères qui changent. C’est une histoire humaine très belle, une aventure humaine émouvante. Dans cette première boîte, on raconte donc l’histoire de la famille de Gaev et de Lioubov et d’autres personnages. Et c’est une histoire vraie, qui se situe certes dans l’Histoire, dans la vie en général, mais son intérêt réside justement dans la façon de montrer comment vivent réellement les personnages, et où ils vivent. C’est une interprétation-vision « réaliste », semblable à une excellente reconstitution, comme on pourrait la tenter dans un film d’atmosphère. La deuxième boîte est en revanche la boîte de l’Histoire. Ici, l’aventure de la famille est entièrement vue sous l’angle de l’Histoire, qui n’est pas absente de la première boîte, mais en constitue l’arrière-fond lointain, la trace presque invisible. L’Histoire n’y est pas seulement « vestiaire » ou « objet » : c’est le but du récit. Ce qui intéresse le plus ici, c’est le mouvement des classes sociales dans leur rapport dialectique. La modification des caractères et des choses en tant que transferts de propriétés. Les personnages sont certes, eux aussi, des « hommes », avec des caractères précis, individuels, des vêtements ou des visages particuliers, mais ils représentent – au premier plan – une partie de l’Histoire qui bouge : ils sont la bourgeoisie possédante qui est en train de mourir d’apathie et de démission, la nouvelle classe capitaliste qui monte et s’empare des biens, la toute jeune et imprécise révolution qui s’annonce, et ainsi de suite. Ici, les pièces, objets, vêtements, gestes, tout en gardant leur caractère vraisemblable, sont comme un peu « déplacés », ils sont « distancés » dans le discours et dans la perspective de l’Histoire. Sans aucun doute la seconde boîte contient la première, mais c’est justement pourquoi elle est plus grande. Les deux boîtes se complètent. La troisième boîte enfin est la boîte de la vie. La grande boîte de l’aventure humaine ; de l’homme qui naît, grandit, vit, aime, n’aime pas, gagne, perd, comprend, ne comprend pas, passe, meurt. C’est une parabole « éternelle » (pour autant que puisse être éternel le bref passage de l’homme sur la terre). Et là les personnages sont envisagés encore dans la vérité d’un récit, dans la réalité d’une histoire « politique » qui bouge, mais aussi dans une dimension quasi « métaphysique », dans une sorte de parabole sur le destin de l’homme. Il y a les vieux, les générations intermédiaires, les plus jeunes, les très jeunes ; il y a les maîtres, les serviteurs, les demi-maîtres, la fille du cirque, l’animal, le comique etc. – une sorte de tableau des âges de l’homme. La maison est « La Maison », les pièces sont « Les Pièces de l’Homme » et l’Histoire devient une grande paraphrase poétique d’où n’est pas exclu le récit mais qui est contenue toute entière dans la grande aventure de l’homme en tant qu’homme, chair humaine qui passe. Cette dernière boîte amène la représentation sur le versant symbolique et « métaphysico-allusif » – je ne peux trouver le mot exact. Elle se purifie d’une grande partie de l’anecdote, se hausse à un autre niveau, vole très haut. […] Une représentation « juste » devrait nous donner sur scène les trois perspectives réunies, tantôt en nous laissant mieux percevoir le mouvement d’un cœur ou d’une main, tantôt en faisant passer l’Histoire devant nos yeux, tantôt en nous posant une question sur le destin de notre humanité qui naît et doit vieillir et mourir, malgré tout le reste, Marx inclus. Un décor « juste » devrait être capable de vibrer comme une lumière qui frémit à cette triple sollicitation… […] Epaisseur sociale de La Cerisaie L’échantillonnage des personnes de La Cerisaie présentet-il, du point de vue sociologique, quelques faiblesses ? C’est une question que l’on est amené à se poser lorsqu’on examine le texte sous l’angle de la « deuxième boîte », celle de l’Histoire. Il semble évident qu’il ne peut présenter tous les exemples ou, mieux, tous les « cas typiques » de l’Histoire. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 62 V Manuscrit de Tchékhov : La Cerisaie. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. […] Tchékhov disait : « Chacun écrit comme il peut et comme il sait. » C’est dans ce savoir que réside la différence fondamentale entre « naturalisme » et « réalisme ». La théorie de Lukacs sur la différence qu’il y a entre raconter et décrire est parfaitement valable ici. Celui qui sait, raconte, celui qui ne sait pas ou qui sait par « acquisition extérieure », décrit. Et Tchékhov raconte toujours. Une propriété donc ; dans cette propriété, une maison et un jardin. Et ceux qui habitent ou qui passent dans cette maison et ce jardin. Le jardin devient le lieu d’une rencontre-choix d’une partie de la société. Une autre partie en est exclue. Mais celle qui reste est très importante, elle possède tous les caractères d’une typisation historique et humaine (toutefois limitée). Et c’est là qu’il faut faire attention, qu’il faut affirmer avec courage que Tchékhov ne pouvait pas et ne devait pas aller « au-delà ». Parce que le savoir de Tchékhov n’allait pas plus loin. Sur le futur, en somme, Tchékhov ne pouvait sans doute guère en savoir plus que ce qu’en sait le vieil étudiant, et, sur le passé, guère plus que ce que laisse entrevoir le vieil « esclave » Firs. Entre ces deux pôles, dans une perspective incroyablement exacte, se situent, tous les autres personnages, hommes et femmes. Avec des vides que d’autres comédies, d’autres nouvelles de Tchékhov comblent, jusqu’à un certain point. Giorgio Strehler Un Théâtre pour la vie, 1974, Ed. Fayard, 1980, pour la traduction française 63 La modernité même Antoine Vitez Et puis, en travaillant et en montant La Mouette, j’ai été déçu, déçu de quelque chose dont maintenant je suis content : ce langage-qui-ne-veut-rien-dire et que je trouvais magnifique, ce procédé du collage dont je m’enchantais…, mais ça n’était pas vrai, ça n’était pas écrit du tout pour ça. Il y a un leurre, exprès. Après avoir énormément travaillé sur les pièces de Tchékhov au Conservatoire (toutes, mais je n’ai monté que La Mouette, et pas très bien), j’ai la certitude au contraire qu’absolument rien, pas un mot, pas une indication de scène ne reste sans sens. Il y a beaucoup plus de sens dans Tchékhov que dans la vie, une obsession du sens : son style vise à donner du monde et des conversations ou des rapports entre les gens une théorie. Rien de ce qui est apparemment « par hasard » n’échappe à l’intention de signifier ou d’interpréter. Au travers de Lundi rue Christine, Tchékhov nous prouverait que les hommes s’entendent, se répondent et nous disent des choses. Je ne parle pas du sens totalisable de l’œuvre, je dis simplement que chaque réplique a un sens utile pour le personnage, utile pour la fiction. Quant au sens général de celle-ci, il n’est pas plus donné dans Tchékhov que dans Tartuffe par exemple, et Dieu sait si on peut rêver à ce niveau, où rien n’est fermé. Mais concurremment à ce que je viens de dire, et dont je suis personnellement assuré, je trouve chez Tchékhov un procédé littéraire contemporain des Calligrammes d’Apollinaire, qui est de travailler avec la banalité, avec aussi la dentelle ou les blancs. […] […] Une autre dimension sous-tend ces personnages : sous l’apparent tissu de la banalité quotidienne s’agitent de grandes figures mythiques, cachées. C’est dans son théâtre mais aussi dans l’idée qu’il a de la vie, dans la mesure où ce théâtre-microcosme est une tentative pour représenter la vie-de-tout-monde. Rappelons-nous que cette œuvre est contemporaine des premières découvertes de Freud ; les grandes et les petites actions permutent sans cesse, la tragédie peut se tenir dans la cuisine ou entre des meubles ou des préoccupations ordinaires ; et inversement les actions quotidiennes peuvent atteindre à la nudité de la tragédie classique. Il y a une sorte de retournement, un refus de l’ancienne « noblesse des styles ». Que les grandes E. S. Kochergin. Maquette de décor pour La Cerisaie, Saint-Pétersbourg, 1993. Collection Musée Bakhrouchine, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Si Tchékhov représente la modernité même, par rapport à une pièce comme Le Révizor par exemple, je me rappelle par contre très bien l’époque où les pièces de Tchékhov étaient injouées et injouables, et où la plupart des hommes de théâtre disaient que c’était trop long, très ennuyeux, qu’il ne s’y passait et qu’on n’y comprenait rien… Cela vous parait peut-être étrange, mais j’ai connu cette époquelà, je parle du début des années cinquante… J’avais à peu près vingt ans, et jamais on ne jouait en France une pièce de Tchékhov correctement – je ne dis pas qu’on le joue correctement maintenant, mais on sait au moins ce qu’il y a à jouer dedans. C’est le problème des classiques, de leur lecture et de leur interprétation. En ce qui concerne Le Révizor, l’une des raisons de mon « échec » auprès de la critique (mais pas auprès du public lui-même, c’est à noter) est que l’opinion publique française ne saisit pas l’enjeu de ce texte, je veux dire ce qu’il y a à jouer là-dedans. Pour Gogol, on n’a toujours pas de référence en France, alors que pour Tchékhov, oui : quelles que soient les mises en scène, on sait à peu près de quel jeu et de quel enjeu il s’agit. Je me rappelle très bien que lorsque j’ai commencé à faire du théâtre, en 48-49, Tchékhov restait extrêmement mystérieuxon ne comprenait pas le sens du texte. Jeune comédien, je ne savais pas du tout de quoi il retournait. L’idée dominante était qu’il s’agissait d’un texte évanescent, impressionniste, de brumes du Nord, de vapeurs russes, et donc que c’était beaucoup trop long : trop de brumes pour peu d’action, il fallait couper. Les premières représentations qui ont redonné ou délivré le sens des œuvres de Tchékhov (ce que je n’ai pas réussi à faire dans Le Révizor) furent celles de Sacha Pitoëff. Elles n’échappaient pas à une certaine idée du théâtre de Tchékhov que je vais dire, qui est que ce théâtre se donne pour tâche de représenter la vie et le non-sens de beaucoup de moments quotidiens, qu’il y a énormément de répliques (je le croyais et c’était ce que Sacha voulait montrer) qui ne veulent rien dire, sont là pour ne rien vouloir dire sinon la banalité, comme autant de petites feuilles mortes ou détachables de « la vie »… Que c’était ça le charme de Tchékhov. J’en ai moi-même été longtemps persuadé. D’autant plus que ces choses « sans intérêt », ces collages me paraissaient très légitimes littérairement, et me rappelaient Lundi rue Christine d’Apollinaire, fait de conversations entendues, d’images de la simple vie. Où l’on ne comprend pas de quoi les gens parlent. 64 65 figures mythologiques ne sont pas éloignées de nous mais en nous – c’est ce qu’a magnifiquement montré Freud : Œdipe, Hamlet sont à portée de notre main, nous portons en nous-mêmes et au cœur de nos actions les plus banales toute la tragédie du monde. Cette remarque me semble utile dans la mesure où elle redonne de l’optimisme vis-à-vis du théâtre, de la représentation des « grands classiques » par exemple : on dit souvent qu’aujourd’hui nous ne vivons plus à l’époque des « géants », comme Richard II ou Napoléon… Ce qui est faux, puisque nous avons eu Staline ou l’ayatollah Khomeiny. Je veux dire que les figures historiques ne sont pas moins « grandes » aujourd’hui qu’hier. Mais en revanche nous avons l’impression que notre vie quotidienne est minable par rapport aux grands mythes passés. D’où l’importance de Freud : les grands mythes sont notre vie même ; quant à Napoléon ou Richard II, ils ne sont peutêtre pas plus grands que nos petites histoires, ou celles-ci pas moins intéressantes que les grandes. Les schémas, les figures sont les mêmes, et cela l’œuvre de Tchékhov le dit : la présence de Shakespeare dans son œuvre l’atteste, et par exemple ce fait que La Mouette est une vaste paraphrase de Hamlet, où Treplev répète Hamlet, Arkadina Gertrude, Trigorine Claudius, et Nina Ophélie guettée par la folie, etc. […] Dans La Cerisaie, je vois pour ma part beaucoup de choses : non pas une pièce entièrement reconstituée, comme Hamlet dans La Mouette, mais plutôt des fragments. J’y verrais des morceaux de la grande histoire qui s’annonce, et un effort de conscience tout à fait exceptionnel, qui a pour résultat de transformer le public en spectateur de l’inconscient des personnages – ce qu’on retrouvera chez Brecht. Tchékhov nous montre, nous fait toucher l’inconscient ; et toute mise en scène de Tchékhov à mon avis, fait faire à un acteur une action par exemple qui le porte de droite à gauche alors que son désir le porterait de gauche à droite ; l’acteur devra jouer cette contrariété des pas et de la tête au point de rendre le spectateur voyeur de l’inconscience du personnage, de sa dissociation. Autre chose me semble dans La Cerisaie très consciemment dit : c’est l’apparition d’une nouvelle classe en Russie, et la passation des pouvoirs. Et à ce sujet, il y a selon moi une extraordinaire ironie de l’histoire en ce qui concerne Tchékhov, un sarcasme qui n’intéresse pas que La Cerisaie mais toute l’œuvre, Ivanov en particulier. Tchékhov m’apparaît comme quelqu’un qui, à l’instar de ses contemporains, voit la fin de la grande histoire – en quoi évidemment il se trompe… […] Lopakhine donc va sortir la Russie, et là m’apparaît la grimace de l’histoire, et la dimension après-coup prophétique de Tchékhov. Car si, l’histoire immédiate lui donne tort, si le « grand ouragan » va effectivement déchaîner une révolution, conformément aux idées qu’il prête pour rire et sans y croire aux Tousenbach ou aux Trofimov, cette révolution finalement n’aura été qu’une ruse de l’Histoire pour installer au pouvoir des gens qui auront tous les traits de Lopakhine ou de Borkine. Autrement dit, si Tchékhov se trompe à court terme, le long terme lui donne étrangement raison. La révolution aura servi en Russie à rattraper les conquêtes ou le niveau de vie qu’un capitalisme couronné d’une idéologie à la Homais promettait aux contemporains de Flaubert. (Il ne faut jamais couper Tchékhov de Flaubert ou de Maupassant : intellectuellement, ce sont ses vrais contemporains.) Ce que Tchékhov craint pour la Russie, et l’avenir immédiat qu’il a sous les yeux, c’est celui d’un pouvoir d’instituteurs ou de pharmaciens de village, positivistes farouches, rationalistes et militaristes, pouvoir de bureaucrate à front bas que le régime dit communiste généralisera. Chamraïev, l’intendant de La Mouette, est bien au faîte de sa gloire aujourd’hui. Extrait de la revue Silex, n°16, 2e trimestre 1980. Isaak Ilyich Levitan : Bosquet de bouleaux, huile sur papier (28,5 x 50), 1889. Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V […] Il considérait toute la pensée apocalyptique, issue par exemple de Soloviev et qu’on retrouve dans la « pièce moderniste » de Treplev, comme des blagues, des bêtises ridicules. Tout le discours de Tousenbach par exemple (« Dans vingt ans, le monde aura changé, tout le monde sera au travail, un grand ouragan va passer », etc.) n’est en aucune façon celui de Tchékhov. Je crois qu’il voyait l’avenir de la Russie à peu près comme les bourgeois libéraux et un certain nombre de socialistes légalistes pouvaient le voir, c’est-à-dire comme un avenir capitaliste, une sorte d’assagissement du tsarisme qui porterait au pouvoir Lopakhine. La Cerisaie nous montre que c’est Lopakhine l’avenir de la Russie. Et ce Lopakhine apparaît sous beaucoup de traits dans toute l’œuvre de Tchékhov : il y a Borkine dans Ivanov, mais Borkine est antipathique alors que Lopakhine est individuellement sympathique. Simplement l’un comme l’autre est grossier, ne connaît pas la valeur de ce que ses grosses mains touchent ; Lopakhine ne connaît pas le goût de ces cerises exceptionnelles dont le vieux Firs reste le seul témoin, aussi va-t-il transformer ce verger et avec lui toute la Russie en un immense lotissement, comme fait l’Occident. On voit arriver les promoteurs et s’annoncer une Russie d’où les valeurs auront disparu ; c’est une problématique proche des « mondes engloutis », comme dans Le Mariage de Figaro. Naturellement beaucoup de privilèges injustes vont disparaître, mais avec eux se perdra aussi un art de vivre. […] 66 Une vérité simple Georges Lavaudant Tchékhov c’est la vie, toute la vie. Il déjoue les classifications. Dans la même scène, il est capable de passer du grotesque à la sincérité, en une phrase, il fait se rencontrer le rire et l’émotion, en un seul personnage, il fait apparaître le ridicule et la profonde vérité. Il met en jeu le théâtre et, au même instant il détruit le théâtre. Il possède l’écriture la plus légère et la plus aigue, la plus magistrale et la plus innocente qui se puisse rencontrer au théâtre. Comme avec Mozart, on se demande comment il a pu avoir ce toucher. Le pessimisme ou l’optimisme ne dépendent que du metteur en scène ou l’acteur qui vont en proposer une interprétation. […] La moindre phrase ouvre à une humanité, à un moment de vie et de vérité si éclatante qu’on ne peut plus s’en passer. Tchékhov met ses personnages à la vie et on ne peut pas les supprimer. Il nous est arrivé à tous de regrouper des personnages en un seul, c’est le jeu de l’économie du théâtre, mais avec Tchékhov c’est toujours une tristesse parce qu’on supprime la vie, même pour deux phrases… Il n’y a pas de personnages secondaires chez Tchékhov. […] On peut croire que les personnages de Tchékhov sont placés sous le regard d’un observateur, comme des marionnettes, et que la vie réelle, mesquine et ordinaire est en jeu… Oui, apparemment. Mais l’art que soulève son écriture nous éloigne définitivement de cette plate approche du réel. Nous sommes, au contraire, dans une forme de représentation sublime, une alchimie s’opère, comme chez Mozart. Pour être réaliste, pour approcher la réalité, il ne s’agit pas de reproduire sur scène ce qui s’est passé dans la réalité. Euripide est le premier à avoir senti cela : l’illusion de l’authenticité passe par une économie du langage, une réduction de la langue qui produit un effet de surprise où le non-dit est aussi essentiel que l’exprimé. Le trash, la reproduction telle que la vie, le chromo, n’ont rien à voir avec Tchékhov. […] Il se démarque de cette recherche du naturel, de ce qu’on prend pour la vraie vie. Il réinvente un art qui n’appartient qu’à lui. D’ailleurs, les yeux fermés, on le reconnaît : quatre ou cinq répliques de Tchékhov sont comme quatre ou cinq mesures d’un grand musicien, on l’identifie à coup sûr, et pourtant cette musique est faite des mêmes notes que beaucoup d’autres, ces répliques, des mêmes mots banals. Qu’est-ce qui fait que ces bêtises sont tout à coup plus troublantes, plus énigmatiques ? Peut-être qu’on aimerait voir Les Bas-fonds de Gorki à la télévision sous le regard trash d’un puissant réalisateur, mais Tchékhov échappe définitivement à ce registre. […] La question est d’accompagner la parole de Tchékhov au ras de sa vérité. C’est ce que j’ai cru comprendre de Cassavetes : saisir la violence et la déprime dans le même mouvement, ne pas être convenu dans la langueur ou le 67 spleen tchékhovien, vivre Tchékhov au présent, dans sa vérité simple. A cette condition, les paroles sont justes, elles jaillissent dans leur efficacité, loin de tout effort de vérisme. […] Cette alchimie est très difficile à expliciter… Au cinéma, la capture de l’émotion est plus forte parce qu’on a les moyens de l’approcher une fois pour toutes, on n’a pas à la reproduire tous les soirs. V Propos recueillis par Jacques Téphany Extrait de Quelque chose de Platonov Ed. Maison Jean Vilar, 2002 Auteur et metteur en scène, Georges Lavaudant a notamment dirigé l’Odéon-Théâtre de l’Europe de 1996 à 2007. Il a monté Platonov en 1986 et La Cerisaie en 2004. Une intimité troublante Claire Lasne Quand on déclenche une familiarité avec son œuvre, elle devient rapidement si profonde, si intime qu’on ne peut s’en défaire. Dans un texte de présentation de sa mise en scène, Georges Lavaudant témoigne de l’imprégnation qui s’opère dans l’esprit des acteurs lorsqu’on travaille Tchékhov : lors des pauses pour boire un café, des arrêts pour déjeuner, on parle d’autre chose, on se détend, et pourtant les mots de la pièce, des phrases entières reviennent, les répliques vous suivent, naturellement, toujours à propos. L’œuvre de Tchékhov est une musique obsédante, fascinante, avec laquelle j’entretiens une intimité troublante. J’ai l’impression d’avoir un rapport tout à fait exceptionnel avec Tchékhov, et je le vis de façon exclusive… Mais quand j’entends les autres décrire leur vision de Tchékhov, leur relation à lui, je me rends compte que je ne suis pas la seule… Propos recueillis par Jacques Téphany Quelque chose de Platonov, Ed. Maison Jean Vilar, 2002 Les Trois sœurs, mise en scène Maurice Bénichou, à la «campagne Bouchony», scénographie de Claude Lemaire (Festival d'Avignon 1988). Photo collection Famille d'Anselme de Puisaye LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Claire Lasne est comédienne et metteur en scène. Co-directrice du Centre dramatique de Poitou-Charentes depuis 1998, elle a décidé de monter toutes les pièces de Tchékhov dans l’ordre chronologique. La Mouette a été présentée à Avignon en 2008. 68 La difficulté de vivre Maurice Bénichou Il m’est toujours apparu en lisant le théâtre et les récits de Tchékhov, qu’il était derrière chacun de ses personnages mais qu’il ne s’y attardait jamais ; il entre avec eux dans leur monde et se retire aussitôt pour les regarder vivre. Il est clair que tous ces personnages, ceux qui sont aveuglés par leur rêve et ceux qui se regardent vivre, qui ironisent sur leur existence, presque tous cherchent à élever leur esprit, à devenir plus fraternels. Tchékhov écrivait « Entre Dieu existe et Dieu n’existe pas, il y a un espoir immense que l’homme sage et sincère traverse avec une grande difficulté. Le Russe ne connaît que l’un de ces deux extrêmes, car ce qu’il y a entre les deux ne l’intéresse pas. C’est pourquoi d’ordinaire il ne sait rien ou presque ». Mais il décrit ce monde, sans haine, sans mépris, sans jugement définitif, avec une compassion magnifique ; il parle de la difficulté de vivre, du temps qui passe et qui détruit l’étincelle divine qui était en chacun, du chemin inéluctable qui nous conduit vers le froid et l’obscurité. Il dit « Des milliers d’hommes soulevaient une cloche, ils y avaient mis tant de peine, de patience et d’argent et tout à coup la cloche est tombée et s’est brisée, tout à coup sans rime ni raison ! ». Il dit aussi que la vie est magnifique, absurde, dérisoire. On n’a jamais pu classer son théâtre dans la catégorie : comédie, vaudeville ; drame, farce tragique ; d’ailleurs, il ne voulait appartenir à aucun courant, il voulait avancer seul avec fermeté et modestie sur la route qu’il s’était choisie et raconter la vie telle qu’il la voyait, instant par instant, détail par détail, comme celui qui n’aurait ni langue, ni oreilles, seulement des yeux, des yeux d’une acuité si grande qu’ils verraient avant tous les gestes inutiles et parasites qui nous détournent de notre chemin. M. B. Les Trois Sœurs, programme du CADO d’Orléans , 1988 Maurice Bénichou est acteur et metteur en scène. Il joua sous la direction de Peter Brook dans La Cerisaie, au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1981 et 1983. Il monta lui-même Les Trois Sœurs de Tchékhov au Festival d’Avignon, en 1988. 69 Le personnage et le comédien Eric Lacascade Sans a priori sur le personnage. Je pars de l’acteur, du comédien qui, dans un groupe qui nous réunit depuis longtemps, m’a paru le plus proche du rôle, le plus apte à l’assumer. Christophe Grégoire (qui jouait Treplev dans La Mouette) est ainsi chargé d’une lourde responsabilité car il a été coopté, élu, en quelque sorte, par ses camarades, dans un moment d’intelligence et d’amitié d’ailleurs assez beau. Même « élection » de Murielle Colvez (Arkadina dans La Mouette) pour interpréter le rôle de la Générale : il s’agit d’une actrice à la palette de jeu assez originale. Le travail consiste à rapprocher cette humanité de femme de ce rôle qui va sans doute lui donner des renseignements sur ellemême. commenter, de rectifier. Tel camarade, distribué dans un plus « petit » rôle, propose par exemple une improvisation pleine de liberté et d’ironie sur le personnage de Platonov, qui permet à l’acteur chargé (c’est le mot) de la partition de Platonov et, naturellement, quelque peu tendu par cette responsabilité, de s’ouvrir à un horizon plus libre et respirable… Il faut être curieux du personnage, il faut l’aimer jusqu’à accepter ces renseignements qu’il risque de vous donner sur vous-même. Jouvet parle très bien de ce dialogue : s’il joue Macbeth, ou Hamlet, il écrit à Hamlet, ou Macbeth tous les soirs, pour s’entretenir avec lui. Sans parler d’être le personnage, je crois fortement à ce dialogue avec l’idée, ou avec le fantôme. On est au travail vers, au travail sur, de temps en temps on l’approche, il s’approche, souvent il échappe, et parfois il y a fusion, moment de grâce suspendu qu’il n’est pas nécessaire d’obtenir sur toute la durée du spectacle. Ces points de rendez-vous avec le personnage me semblent suffisants. Ce qui m’intéresse, c’est donc de travailler sur la frontière entre ce qui constitue la personnalité, l’individualité même de l’acteur, et le personnage. Comment ces deux forces dialoguent-elles ? Si l’on ne voit que l’acteur, l’intérêt est limité ; si l’on ne voit que le personnage, c’est un fantôme, une idée. Le lien entre l’être-acteur et le personnage-fantôme, s’opère à travers le texte et c’est cette lente rencontre, cette appréhension réciproque sur laquelle nous travaillons actuellement. Propos recueillis par Jacques Téphany Quelque chose de Platonov Ed. Maison Jean Vilar, 2002 Eric Lacascade est comédien et metteur en scène. De Tchékhov, il a monté Ivanov, Cercle de famille pour trois sœurs et La Mouette, au Festival d’Avignon, en 2000, et à la Comédie de Caen qu’il a dirigée de 1997 à 2006. On retiendra sa mise en scène de Platonov, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, en 2002. En famille, avant de partir pour Sakhaline, 1890. Collection Musée Littéraire, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V […] Le long travail d’adaptation m’a permis d’effectuer des choix et de sentir, sinon de définir, les lignes directrices sur lesquelles je souhaitais m’appuyer. Ensuite, j’ai fait mes propositions de jeu aux acteurs, en fonction des contraintes d’espace, des problématiques psychologiques. Nous avons fait beaucoup d’improvisations autour de ces propositions, chaque acteur masculin travaillant tous les rôles d’hommes, chaque actrice travaillant tous les rôles féminins, jusqu’à ce que chacun sache tous les rôles. Un travail très « gymnase », université d’acteurs. Chacun est en droit d’observer, de Ainsi le spectacle naîtra, le jour de la première, fort de toutes les idées du groupe. Ce chemin parcouru ensemble ne nous rend pas propriétaires de nos inventions puisque chacun d’entre nous emprunte beaucoup à ses camarades. Chacun est porteur de l’ensemble. 70 71 Les Trois Sœurs Alain Françon Revenir à la création du Théâtre d’Art Certaines mises en scène des Trois Sœurs nous restent en mémoire, je pense à celles de Peter Stein, Matthias Langhoff, Jean-Paul Roussillon. Mais c’est la première création, au Théâtre d’Art, qui nous a servi de repère. Avec Jacques Gabel, le scénographe, on commence toujours notre travail en regardant de près les images du décor de Stanislavski. Quand on a imaginé l’acte III, par exemple, on a repris l’organisation du mobilier de la chambre : tout est placé sur une même ligne à l’avant-scène, un canapé, de chaque côté un secrétaire, celui d’Olga et celui d’Irina, puis leur table de toilette à chacune. Ensuite nous avons accentué ce que raconte le texte en tournant le décor de telle sorte qu’apparaisse un angle de cette chambre. C’est bien sûr une façon de mettre en avant le fait que l’espace vital des sœurs se réduit. Mais très curieusement, c’est dans cet endroit très intime et qui est le plus étroit qu’il y a le plus de monde qui afflue pendant l’acte. Dans le cahier de régie de Stanislavski, le plus intéressant c’est d’étudier le système d’organisation des répliques dans l’espace. Très souvent, il apporte plus de cohérence à une réplique, il fabrique plus de sens, ou alors il la fait entendre à un endroit parfaitement inattendu. On imagine à la lecture de ces annotations que tout était complètement actif. Je m’en rends compte dans la mise en scène : la plupart du temps, il suffit de faire un mouvement pour redéplacer le texte, réattaquer une phrase et ne pas jouer plusieurs répliques sur la même intensité, ou le même sens. En effet, chez Tchékhov, le sens n’est jamais donné une fois pour toutes, c’est une littérature mineure, comme le dit Deleuze à propos de Kafka, ses pièces ne sont jamais que des petites phrases accolées qui font, mine de rien, une réplique. C’est du théâtre mine de rien. Du centre vers la périphérie Depuis le temps qu’ils traduisent Tchékhov, Françoise Morvan et André Markowicz ont observé que les pièces sont construites par des motifs qui ont tous la même valeur, il n’y a pas de hiérarchie d’importance entre eux. Ils constituent le texte de la pièce, un corpus qui avance d’acte en acte. Leur assemblage dans des intrigues multiples (au détriment d’une intrigue unique) crée une forme ou un principe épique, romanesque, qui fait alterner le dramatique et le non dramatique, l’important et l’insignifiant, l’essentiel et le secondaire (l’inessentiel dans la vie prend souvent plus de place que le reste). De ce fait l’histoire racontée n’a pas de « centre de gravité ». Pas de centre, c’est-à-dire pas d’idée majeure centralisatrice et pas de gravité non plus : un des motifs les plus récurrents de la pièce, que les personnages disent tous, c’est « … pas d’importance ! ». C’est l’inverse du modèle ibsénien où le sens est toujours sur la crête de l’essentiel, où il s’agit de philosopher pour essayer de trouver la vérité. Ibsen cherche à centrer le plus possible, LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 72 à approfondir le centre de gravité jusqu’à l’extrême, pour conclure sur la nécessité ou pas d’un mensonge vital qui permette de continuer à vivre. Tchékhov ne travaille pas sur ce centre de gravité, il essaye au contraire de s’en éloigner de plus en plus et de se tourner vers la périphérie. Au lieu d’être centripète, il est centrifuge. Les personnages n’ont pas de centre non plus, ce qui empêche de porter sur eux un jugement final définitif. Ils n’ont pas d’unité apparente, on les voit par des « biais » toujours différents. Si on regarde comment fonctionnent les relations entre les motifs et les personnages dans la pièce, on se rend compte qu’il n’y en a pas un qui leur soit particulièrement affilié. Prenons par exemple l’adjectif « étrange », très vite on constate qu’il traverse tout le monde. Chez Ibsen, le motif aurait été celui d’un seul personnage. Cependant on a l’impression que pour affirmer quand même une unité, Tchekhov se sent obligé de prendre un « symbole » : l’oiseau dans La Mouette, la maison dans La Cerisaie, Ivanov et sa mélancolie… Il y a bien du symbolique dans Les Trois Sœurs, on pense notamment aux Parques. Mais il me semble que ce qui fait le plus l’unité symbolique des Trois Sœurs, c’est l’incendie de l’acte III. Il est relativement bref, instantané par rapport au reste entassé depuis des années, et il détruit tout. Ce qui couvait jusquelà se met à brûler, ensuite il reste les ruines et les cendres. La pièce se développe sur quatre ans – ce qui pourrait permettre un temps de construction identitaire – mais en réalité tout ça représente un tout petit laps de temps, et tout ce qui vient avant ou après ce fragment de temps est immense – « deux ou trois cents ans », dans les discours de Verchinine. C’est pourquoi les pauses sont fondamentales dans le théâtre de Tchékhov : elles ne doivent pas faire résonner le silence intérieur des personnages, ce ne sont pas des silences de gêne ou de non-dits, mais ce sont les silences du monde. Quand ça s’arrête, il faudrait que ça renvoie aux grands espaces et au grand silence. A. F. (mars 2010) Propos recueillis par Adèle Chaniolleau, dramaturge et assistante à la mise en scène des Trois Sœurs, interprétée par la troupe de la Comédie-Française, et présentée en alternance, salle Richelieu, du 22 mai au 16 juillet 2010. Alain Françon est metteur en scène. Il a dirigé le Théâtre national de la Colline de 1996 à 2009. Le silence du monde Photo © Christophe Raynaud de Lage Le drame classique était profondément dialogique : les scènes n’avançaient que par l’état du dialogue, toujours pour aller vers une question précise. Dans Les Trois Sœurs, si par moment le dialogue semble se centrer sur un sujet qui est énoncé, tout à coup un glissement s’opère où celui qui est en train de parler se met à dire des choses de lui, dans une situation et face à un interlocuteur qui n’exigent absolument pas qu’il le dise. C’est une initiative pour parler de soi qui se fait sur un mode très particulier : ce ne sont pas des monologues, mais de brefs moments « d’auto-analyse » qui ont pour source les motifs et leur développement. Ces paroles sont prononcées au milieu de tous, elles sont la part consistante d’un dialogue improbable et l’ouverture vers un certain lyrisme. V En général, c’est du passé qui revient dans ces momentslà, ou à l’inverse, les personnages se projettent dans le futur. Mais ce n’est jamais du présent. Le présent est très inconsistant dans Les Trois Sœurs et paradoxalement le théâtre de Tchekhov est un théâtre profondément existentiel. Pour les personnages, c’est l’existence qui précède toujours l’essence. Maquette de décor de Jacques Gabel pour Les Trois Sœurs, mise en scène Alain Françon, Comédie-Française, 2010. Photo Jacques Gabel. 73 traduire, adapter Tchékhov Une forme française Pierre-Jean Jouve C’est vers 1925 que Pitoëff me demanda d’écrire avec lui le texte des Trois Sœurs de Tchékhov. Il fallait un texte vivant, d’une réelle forme française, à travers quoi passerait le plus possible de la nostalgie substance russe. Une forme assez alerte, et dure en même temps, pour supporter les sautes continuelles d’humeur, la disparate du discours, les changements de ton et de situation, les délégations de douleur ou de colère, les moments soudains aigus, la pitié enfin de cette œuvre extraordinaire. Si je me souviens bien, le premier travail se faisait dans un appartement assez vide, rue de Buenos-Aires et face à la base de la tour Eiffel. De grandes pièces avec beaucoup d’enfants dans une familiarité sérieuse. Il est probable que Georges Pitoëff me dictait en marchant les phrases les plus proches du dialogue russe ; j’emportai le premier brouillon et je revenais avec un texte au net, on recommençait à discuter. Car Pitoëff avait le plus grand sens de la valeur du texte. Comme il s’était décidément engagé dans l’adaptation du théâtre étranger à Paris, ressentant là une mission particulière – il cherchait aussi à travailler dans la langue la meilleure, celle qui permet le meilleur jeu. D’où ses travaux constants avec divers écrivains, qui se superposaient à tous les autres labeurs : dispositions financières, projets de mise en scène, répétitions, représentations. Existence « de fou » d’un directeur-metteur en scène-décorateurauteur-acteur. Après tout spectacle, on se sentait presque coupable d’indifférence devant une telle somme d’activité, et désireux de voir de près le sourire navré de Georges, les yeux brillants de grâce de Ludmilla. Pierre-Jean Jouve Cahiers d’art du théâtre et du cinéma, n°1, 1960, Ed. Spectacles, Paris LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Maquette de décor de V. A. Simov pour le 2ème acte de La Cerisaie, 1904. Collection Musée du Théâtre d'art de Moscou. 74 Le Jardin des cerises Georges Pitoëff Pour traduire Tchékhov il faut non seulement savoir les deux langues, mais surtout savoir quel sens il faut donner au texte, parfois vague, qui prête à plusieurs interprétations […] ça doit donner en scène. Tout est dans les plus petites choses. Le Jardin des Cerises (impossible de dire « Cerisaie », il faut absolument conserver le mot de « jardin ») est la plus délicate de toutes les pièces de Tchékhov. Pour faire parler ses personnages, il faut les connaître. Je dirai même qu’il faut connaître toute l’œuvre de Tchékhov pour comprendre ce qu’est Le Jardin des Cerises. Je connais l’admirable interprétation de Stanislavki. Je l’ai même jouée moi-même et chaque fois je trouve des nouvelles beautés dans ce beau jardin. Dans ce jardin – qui est la Russie. Georges Pitoëff à Jacques Copeau 29 août 1921 Dans notre traduction française de La Mouette de Tchékhov l’adaptation ne porte que sur certaines nécessités purement scéniques. Ainsi, nous avons simplifié partout où cela était possible les noms des personnages en les appelant par leur petit nom ou par : mère, oncle, général, etc. D’habitude, l’auditeur se perd dans les noms compliqués russes et met même un certain temps pour comprendre ce dont il s’agit. Et puis pourquoi appeler Nina, comme dans le texte russe, par son nom de famille Zaretchnaïa ? Zaretchnaïa ne dit absolument rien à l’oreille française, tandis que pour l’oreille russe, ce seul nom sonne comme un poème. Zaretchnaïa veut dire : celle qui vit au-delà de la rivière. Treplev, c’est celui qui frémit comme une feuille, c’est l’âme du jeune poète qui frémit. Si on ne comprend pas cela, il vaut mieux l’appeler tout simplement par son petit nom, Kostia. Nous avons également remplacé dans le texte de Kostia le nom de l’écrivain Nekrassov absolument inconnu en France, par le nom de Pouchkine. De même dans la dernière scène, nous faisons dire à Nina : « Chez Pouchkine, le meunier dit : « Je suis un corbeau ». Dans le texte, c’est : « Dans Roussalka, le meunier dit : « Je suis un corbeau ». Pour que le public français pût comprendre cette phrase, il faudrait qu’il connût l’admirable poème de Pouchkine qui s’appelle Roussalka. Même ce nom, Roussalka, est intraduisible. Si vous voulez, c’est une ondine, tout en n’étant pas ondine. Une jeune paysanne, fille du meunier, est séduite par un prince. Le meunier laisse faire les choses, car l’or du prince est tentant. Mais le prince se marie et abandonne la jeune fille qui se jette dans la rivière et devient la Reine des EauxRoussalka. A partir de ce moment, le meunier, son père, devient fou et dit toujours : Je suis un corbeau comme Nina dit : Je suis une mouette. Nous avons aussi remplacé par les mélodies connues que chantonne toujours le Docteur Dorn les chants tziganes indiqués par Tchékhov (il n’y a que l’air de Si Belle qui soit maintenu) et nous avons également remplacé par des personnages et par des titres de pièces connus du public français, les personnages et les titres des romans connus du public russe dont parle toujours l’intendant. Cité dans la revue Silex, n°16, 2e trimestre 1980 75 Fidélité Jean-Claude Grumberg Il y a bien longtemps j’aimais une jeune femme qui aimait lire les nouvelles de Tchékhov. Au moins aimions-nous ainsi quelque chose en commun. Ma connaissance de l’œuvre de Tchékhov et l’amour que je portais à ses nouvelles et à son théâtre me rendait certes plus séduisant que le fait de porter des hallebardes ça et là : j’étais, vous l’aviez compris, jeune acteur non tchékhovien… En tournée, loin d’elle, je décidai un jour d’ennui particulièrement intense, de transposer pour la scène une de nos nouvelles préférées… Le texte de Duel d’Anton Tchékhov, version scénique Jean-Claude Grumberg, 1960, existe encore, et même quelques années après, Lucien Attoun a inscrit cette œuvre impérissable à son répertoire dramatique de France-Culture. Ainsi, je peux dire que l’amour de Tchékhov a guidé mes premiers pas sur le chemin de la littérature et qu’insensiblement il m’a forcé à franchir le Rubicon : je me suis marié, je n’ai plus cherché de travail comme hallebardier, j’ai fini de lire l’œuvre de Tchékhov et je me suis mis à écrire… Bien plus tard, quand Bénichou m’a parlé de son désir de monter un jour Les Trois Sœurs, mon amour pour Tchékhov, ou peut-être une forme de fidélité maladive, m’a poussé à lui proposer mes services… Encore plus tard, il m’a demandé – Bénichou – de passer à l’acte, de réadapter, de revisiter, que dire, de travailler disons avec lui, sur une version nouvelle des Trois Sœurs… D’abord, lisant le mot à mot de Madame Geneviève Carolus Barre qu’il m’avait passé, sans trop savoir pourquoi je me suis mis à pleurer… Alors j’ai voulu reculer, c’était trop fluide, trop délicat, trop beau pour moi. Dans la confection, j’avais appris que les trop belles soies, les tissus trop fins, les mousselines trop riches étaient particulièrement difficiles à travailler, que le moindre coup d’aiguille malencontreux provoquait des trous, des catastrophes irréparables, qu’il fallait avoir la main légère et sûre pour se lancer ainsi dans la couture. Jean-Claude Grumberg est comédien, auteur dramatique, scénariste. Sa dernière pièce, Vers Toi Terre promise, Tragédie dentaire a reçu le Prix du Syndicat de la Critique et le Molière de l’auteur en 2009. Un travail d’écrivain Daniel Mesguich Michel Vittoz avait étudié un mot à mot avant de me proposer non pas une adaptation mais une écriture de Platonov. En aucune façon je ne voulais une traduction respectueuse, à mes yeux le pire service rendu aux auteurs de langue étrangère, mais bien un travail d’écrivain, ce qui est une meilleure façon d’être fidèle à l’original. Ensemble, nous avons fait des coupes, supprimé des personnages (par exemple Ossip que j’avais mêlé au personnage de Bougrov). Par ailleurs, j’ai ajouté deux personnages à la distribution de Tchékhov : deux domestiques, deux « bonnes » se faufilaient – comme on dit en couture, j’emploie le mot à dessein-, tout au long du spectacle. Quelque chose de Platonov Ed. Maison Jean Vilar, 2002 Daniel Mesguich est comédien et metteur en scène. Il a monté Platonov ou l’homme sans père de Tchékhov au Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, en 1982. Il dirige le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) depuis 2007. Dernier roman paru : L’Effacée (Plon, 2009). Isaak Ilyich Levitan : Pommiers en fleurs, huile et encre sur toile (37 x 50), 1896. Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Mais la fidélité – toujours elle – m’a empêché de me défiler. Fidélité à Bénichou – on n’a pas tellement d’amis et passé un certain âge on a du mal à s’en faire – fidélité à Tchékhov bien sûr et pourquoi ne pas le dire, bien que cela n’intéresse personne et que cela risque de nuire à mon image de séducteur à lunettes, fidélité à celle qui aimait Le Duel, et qui, elle aussi, pleurait la nuit sur les nouvelles de Tchékhov sans trop savoir pourquoi. Les Trois Sœurs programme du CADO d’Orléans, 1988 76 Le mouvement de pensée Peter Brook Il existe quatre versions de La Cerisaie en français, et davantage encore en anglais. Et pourtant, chaque fois il faut remettre ça. Il est nécessaire de réévaluer régulièrement les adaptations existantes – elles portent toujours la marque de l’époque à laquelle elles ont été écrites, tout comme les spectacles que rien ne destine à durer. Il fut un temps où l’on croyait qu’un texte devait être recréé librement par un poète pour qu’il en restitue l’atmosphère. Aujourd’hui, on se soucie principalement de la fidélité : approche qui oblige à peser absolument chaque mot, à s’y concentrer. C’est d’autant plus intéressant, dans le cas de Tchékhov, que sa qualité essentielle est la précision. Je comparerais ce qu’on appelle communément sa poésie avec ce qui constitue la beauté d’un film : une succession d’images naturelles, authentiques. Tchékhov a toujours recherché le naturel. Il voulait que les représentations et les mises en scène fussent aussi limpides que la vie elle-même. Aussi, pour rendre cette atmosphère particulière, faut-il résister à la tentation de donner une tournure « littéraire » à des phrases qui, en russe, sont la simplicité même. L’écriture de Tchékhov est extrêmement concentrée, elle utilise un minimum de mots. D’une certaine façon, elle est comparable à celle de Pinter ou de Beckett. Comme chez eux, c’est la construction qui compte, le rythme, la poésie purement théâtrale qui vient non pas de l’emploi de jolis mots, mais du mot juste au bon moment. Au théâtre, quelqu’un peut dire « oui » de telle façon que ce « oui » ne soit plus ordinaire – il peut devenir un mot superbe parce qu’il est l’expression parfaite de ce qui ne peut être exprimé autrement. Dès que nous avons opté pour la fidélité, nous avons voulu adapter exactement le texte français au texte russe pour le rendre, dans ses moindres détails, aussi musclé et réaliste. Le risque était de tomber dans les expressions toutes faites et artificielles. On peut trouver des équivalents en écriture littéraire ; le langage parlé, en revanche, n’est pas exportable. Jean-Claude Carrière a utilisé un vocabulaire simple, essayant de donner aux acteurs, de phrase en phrase, le mouvement de pensée que Tchékhov a conçu, en respectant le détail du tempo donné par la ponctuation. Shakespeare ne mettait pas de ponctuation, elle a été ajoutée plus tard. Ses pièces sont comme des télégrammes : les acteurs doivent euxmêmes composer des groupes de mots. Avec Tchékhov, en revanche, les phrases, les virgules, les points de suspension ont une importance fondamentale, tout aussi fondamentale que les « pauses » indiquées avec précision par Beckett. Si on ne les respecte pas, on perd le rythme et les tensions de la pièce. Dans l’œuvre de Tchékhov, la ponctuation représente une série de message codés qui enregistrent les relations et les émotions des personnages, les moments où les idées se rassemblent et se développent à leur façon. La ponctuation nous permet de saisir ce que les mots cachent. Extrait de Point de suspensions, Seuil, 1992 77 Une Cerisaie sur mesure Jean-Claude Carrière J’ai compris que c’en était fini de mon espoir de vacances et que j’allais devoir m’atteler à la traduction de La Cerisaie. À partir du texte russe, la belle-mère de Peter, qui ne connaissait pas suffisamment le français, m’a fait un mot à mot anglais et ensemble nous sommes arrivés à notre version française de la pièce. Notre travail consistait à adapter le texte français au texte russe avec la plus grande fidélité, à restituer la simplicité des phrases russes sans chercher à leur donner une tournure littéraire. Peter Brook participait bien sûr à ce travail. Dès que nous avions deux ou trois scènes, nous en parlions et surtout nous pouvions les essayer avec des comédiens dans l’espace des Bouffes du Nord. Tout ce travail s’est fait dans un constant aller et retour entre l’écriture et la scène. Il n’a pas été très long - deux mois peut-être - mais intense. Pour moi, un texte n’est jamais définitif avant la cinquantième représentation. Le public aussi nous aide à écrire. En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de Tchékhov adaptée par Jean-Claude Carrière. Une Cerisaie qui fait date et change notre regard sur le théâtre tchékhovien. Tchékhov n’est pas un auteur qui dit tout ; il évoque Quand Peter Brook a décidé de monter La Cerisaie, pièce ultra connue et souvent traduite, j’ai pensé pouvoir prendre quelques mois de vacances ou faire autre chose. Il y avait des traductions d’Adamov, d’Elsa Triolet et d’autres encore faites par des gens d’origine russe. Mais en commençant à travailler sur ces différentes traductions, Peter, qui connaît le russe, s’est aperçu qu’elles ne correspondaient pas du tout au rythme ni même au sens du texte original. Il m’a demandé d’assister à quelques répétitions pour me montrer les différences entre les textes français et celui de Tchékhov. Pour voir si je pouvais y arriver, nous avons fait un essai en prenant au hasard une page dans La Cerisaie. La belle-mère de Peter, qui était Russe, m’a fait un mot à mot. Nous sommes tombés sur le passage où le paysan Pichtchik est très fier de sa fille parce qu’elle lit Nietzsche. À un moment donné, on dit dans le texte russe : « Nietzsche, cet homme au cerveau colossal ». La belle-mère de Peter m’a expliqué que le mot colossal n’existait pas en russe. Tchékhov a pris le mot allemand avec un « k ». Dans toutes les traductions que j’avais, cette phrase était traduite par « cet homme a une remarquable intelligence », « cet homme très intelligent » etc. Tchékhov a écrit tout autre chose. « Cet homme au cerveau colossal » un acteur peut le jouer, en faire beaucoup de choses. « Un homme à l’intelligence supérieure » c’est complètement plat. Dans La Cerisaie, Epikhodov se lance dans ses phrases comme dans une grande aventure. Ses phrases ne se terminent pas, restent en suspens. Or dans toutes les traductions elles sont finies, achevées. Je me souviens que Peter m’a dit alors : « Tu sais, Tchékhov est un écrivain. Ce n’est pas quelqu’un qui fait des phrases comme de l’eau tiède. Il écrit plus comme Beckett que comme un auteur de boulevard. Il a une langue forte, riche, très vivante. Ce n’est en aucun cas un auteur nostalgique, triste, terne, comme on avait tendance à le croire ». énormément, il laisse son texte respirer. Dans ses œuvres, beaucoup de choses se passent entre les répliques. C’est un de mes auteurs favoris et pas seulement pour le théâtre. Longtemps j’ai eu un exemplaire de ses contes dans ma poche. C’est un vrai compagnon. Chez lui, comme chez la plupart des grands auteurs, il n’y a pas les bons et les méchants. Pas de personnages marqués comme mauvais, pernicieux, menteurs, chacun a une vie propre. Dans La Cerisaie par exemple, même les personnages qui ont très peu de répliques ont une vie, ils incarnent quelqu’un. À mon avis cela tient au fait, de ce qu’on peut savoir de Tchékhov, qu’il réunissait deux qualités qu’on trouve rarement ensemble : l’intelligence et la bonté. On sent constamment ce va-et-vient entre une perception très aiguë du sentiment humain et une grande tendresse, une bonté pour ses personnages. Il n’en méprise aucun. Il leur donne toutes les chances d’exister. Je l’ai souvent rapproché du cinéaste japonais Ozu que j’aime énormément. Chez Ozu, tous les personnages sont pleins de bonne volonté, veulent le bien des autres. Mais les petits incidents de la vie, les petites impossibilités, font que ça tourne mal. Vous me parlez de la fameuse théâtralité des personnages de Tchékhov. On ne peut pas dire que ses personnages se comportent comme n’importe qui dans la vie. Ce sont des êtres de théâtre. Pour certains d’entre eux, leur théâtralité s’extériorise ; pour d’autres, elle s’intériorise, ils se taisent. Une autre chose, très sensible chez lui - mais cela c’est l’Histoire qui nous le dit, à l’époque il ne le savait pas - est qu’il décrit la fin d’un monde. Ses personnages appartenant à la même catégorie sociale, la bourgeoisie moyenne, qui se targuent d’être cultivés, qui veulent vivre à l’occidentale, qui croient au progrès, ne savent pas qu’ils vont dans le mur. C’est très troublant par exemple chez Trofimov, l’éternel étudiant, qui parle avec un lyrisme formidable du futur de la Russie sans se douter de ce qui l’attend. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 78 Je ne dirais pas que l’écriture de Tchekhov soit une partition musicale, je ne crois pas qu’il pensait musique, mais il avait en lui la musique, en tout cas le son de sa pièce très précisément. L’auteur français qui est tout aussi précis c’est Feydeau, il mettait des notes de musique pour indiquer exactement à quelle hauteur l’acteur devait parler. Beckett aussi était extraordinairement précis dans ses indications. Chez Tchékhov, en plus de la forme écrite, il y a tout le mouvement sonore. La ponctuation, les silences, le dialogue direct ou indirect, les espaces entre les répliques, indiquent les détails du tempo, les mouvements de la pensée, le passage d’une émotion à une autre. Les indications de mise en scène, de silence, d’arrêt, qu’il donne ont une importance fondamentale. Il y a parfois deux points de suspension et pas trois. On sent que cela a vraiment un sens pour lui. Prenons la fameuse scène de la non-déclaration de Lopakhine à Varia. C’est le plus bel exemple qu’on puisse trouver de ce qu’on appelle le dialogue indirect. Chacun sait ce que l’autre devrait dire, pourrait dire, mais aucun n’en parle. On parle du thermomètre, du froid qu’il fait, etc., et en même temps on parle d’autre chose. Les mots thermomètre, froid ont quelque chose à voir avec l’atmosphère de la scène. Et ce silence à la fin, comme si Lopakhine attendait que quelqu’un l’appelle du dehors pour lui demander de venir. Ce « j’arrive » libérateur laisse Varia complètement effondrée. Cette scène ne fait qu’une page mais tout ce qui y passe de sentiments humains exprimés, non exprimés, sous-entendus, conscients, inconscients, c’est énorme. Un temps à passer ensemble Chantal Morel Il n’a jamais été question de raccourcir la pièce au motif de la rendre « efficace » dans le temps ordinaire d’un spectacle ordinaire. Nous étions en quête d’un temps à passer ensemble à partir de huit heures du soir jusqu’à ce que la nuit nous rende à notre quotidien à une heure imprévisible… Nous voulions nous user, épuiser nos corps et nos résistances ensemble, acteurs et spectateurs. Si nous avons fait des coupures, des adaptations, ce n’est jamais dans le souci d’accélérer l’action, de mutiler des personnages. Nous voulions garder le grouillement, la multitude. Je n’ai pas eu de problèmes ni de difficultés à traduire cette pièce. C’était un vrai bonheur de travailler côte à côte avec Peter, sa belle-mère et les comédiens. Ce n’était pas un travail de cabinet. Vous savez, s’il y a des problèmes c’est que quelque chose ne va pas soit dans sa propre écriture, soit dans le texte sur lequel on travaille. Avec Tchékhov, comme avec Shakespeare, on est à un tel niveau que cela ne peut être que le bonheur. Notre adaptation a été formidablement bien accueillie à l’époque. Elle a vécu son temps. Peter Brook vous dirait que toute adaptation ou traduction doit être revue ou refaite tous les 10 ans. Parce que nous-mêmes nous changeons, parce que notre langage change, etc.. Notre traduction véhicule forcément des éléments, des tics caractéristiques du langage du début des années 1980. Avec Dominique Laidet qui a joué Platonov, nous avons d’abord fait un mot à mot avec Xénia Klimoff. Nous nous sommes vraiment attardés sur tous les mots : Xénia parlait, racontait une multitude d’impressions, de souvenirs, d’explications sur ce pays qui nous était totalement inconnu. Après quoi nous avons travaillé avec une universitaire, Françoise Courtan, avec qui nous avons écrit un texte adapté à l’expression orale, théâtrale, mais toujours dans un grand souci de fidélité. Nous connaissions notre Platonov par toutes nos fibres, nos terminaisons nerveuses, et non pas par la lecture, l’approche littéraire, intellectuelle. Avec Xénia, nous avions appris, par exemple que le lieu de l’action est très, très chaud en été, qu’on peut y trouver des pastèques. Des pastèques ! C’était à mille milles de l’imaginaire convenu ! En hiver, il y fait très, très froid. Chaleur étouffante, froid paralysant… toujours le corps, la tension du corps… Platonov est écrit avec la chair, les sens, le système nerveux. Alors, nous avons fait une longue descente à l’intérieur des mots et des silences, de l’environnement qui les ont fait naître, en nous gardant de toute appropriation narcissique. Cette façon de rencontrer le texte fut essentielle pour nous permettre d’entrer dans le monde grouillant de Platonov. D’après un entretien avec Irène Sadowska-Guillon réalisé au printemps 2010 Quelque chose de Platonov Ed. Maison Jean Vilar, 2002 Jean-Claude Carrière est comédien, scénariste, auteur dramatique. Son parcours est marqué par un long compagnonnage avec Buñuel puis Peter Brook. Dernier titre paru : Mon Chèque (Plon, 2010). Chantal Morel est metteur en scène et directrice de compagnie. Son Platonov (durée huit heures) situait l’intrigue dans une usine désaffectée. 79 Traduire Tchékhov André Markowicz et Françoise Morvan André Markowicz : Tchékhov est le seul auteur russe que nous ayons traduit à deux. Quand j’étais enfant, à Moscou, dans les années 60, j’ai été élevé par une grand-mère et une grand-tante qui auraient pu connaître Tchékhov, qui parlaient la langue qu’il donne à ces trois sœurs qui rêvent sans fin de retrouver Moscou, à Vania, à sa mère, comme à Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état de langue et dans un même rêve de culture, d’émancipation par la culture, par la beauté, une même croyance intelligente en un avenir possible — et c’est ce rêve qui est trahi. Il est trahi dans Platonov, dans Les Trois Sœurs, dans Oncle Vania comme dans La Cerisaie. Mais il est trahi injustement, et la croyance en cet avenir meilleur demeure. […] La présence de Tchékhov pour moi, c’est la présence de la langue perdue, du russe d’avant la Révolution et des valeurs, des espoirs, de la vie qu’il portait. J’entends cette langue comme celle d’avant un séisme et ce séisme y est déjà présent. Tchékhov le perçoit avec une prescience qui serre le cœur. Chaque phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en français justement ce qui n’est pas dit, et ce qui ne doit surtout pas être dit ? Un indice, un tout petit indice, donne soudain le sentiment que l’on côtoie un abîme, et cet indice n’est jamais perçu que comme une infime distorsion dans un ensemble. J’aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de Tchékhov puisque je comprends ce qu’il dit – je suis de langue maternelle russe – et que, finalement, on ne me demandait que de donner un équivalent français à des phrases russes. Je sais d’ailleurs que j’aurais apporté à cette traduction quelque chose qui, certainement, jusqu’alors faisait défaut aux traductions françaises, la perception du non-dit, une sorte de relation immédiate à l’arrière-fond du texte. Je n’y ai aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois dans ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle avec une intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se traduit pas, ça se transpose. Finalement, j’aurais pu traduire tout le théâtre de Tchékhov en trois ou quatre mois, juste le temps de taper et de relire. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai traduit Platonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me l’a demandé — et ma traduction, qui était très défectueuse, a été encensée… Sauf que, par une chance incroyable, lors de la lecture à la table, puis au cours des répétitions, grâce à la présence d’un metteur en scène et de comédiens exceptionnels, j’ai compris que je n’avais rien compris. Et, autre chance incroyable, j’avais, avec Françoise Morvan, qui avait relu cette traduction, quelqu’un qui avait à la fois la même expérience de langue perdue, et qui avait ce qui me manquait à l’arrivée : la possibilité de mobiliser immédiatement la présence en soi de plusieurs registres vécus de l’intérieur, des possibilités tellement évidentes qu’elles sont invisibles, et que, bien sûr, on n’y pense pas… Ma langue paternelle est le français, j’ai fait des études de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et pourtant il me manque ce qui fait la vie d’une langue vécue depuis plusieurs générations, ces petites phrases, ces mots qu’on ne dit plus, même si, bien sûr, on les connaît, et les noms de plantes ou d’oiseaux qui sont employés par Tchékhov parce qu’ils disent à eux seuls tout un paysage, une saison, une lumière… Il me manque aussi la lenteur, la patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte, c’est l’impulsion, l’énergie. Tchékhov est un auteur très rapide, contrairement à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant dans sa totalité et place le plus petit détail à son juste endroit en tenant compte du tout, ce qui donne une impression de lenteur. La première fois que nous avons fait une expérience de traduction ensemble avec Françoise (j’étais alors étudiant et c’était mon premier contrat : je devais traduire des nouvelles de Tchékhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour relecture et je suis tombé des nues : elle me corrigeait en remettant en place les phrases selon l’ordre du texte russe… C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler ensemble. […] Nous avons mis au point une méthode de traduction totalement improvisée mais qui, au fil des années, s’est affinée sans vraiment changer : je dactylographie, le matin, un texte totalement spontané, tel qu’il se traduit en moi, en mettant en note des explications. Françoise le reprend, l’après-midi, et pose des questions ; elle fait des propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant que j’avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu’au moment où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre, puis nous savons intuitivement ce qu’ils diraient, et il nous faut juste avancer un peu comme un comédien investit son rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C’est généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail que les choses sont mises en place, et Françoise propose une dernière version, provisoirement définitive, que nous revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène. À ce moment-là, peut suivre une phase décisive : on confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l’assistant, le dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise s’est déjà chargée de chercher les traductions existantes et de les confronter à notre version, de manière à poser des questions sur les divergences qui existent toujours, mais il arrive que le metteur en scène ait le désir d’avancer, lui LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 80 aussi, en confrontant les versions qu’il a accumulées. Un travail vraiment passionnant a lieu alors, et nous reprenons le tout en interrogeant le texte de très près, et, souvent, en l’étudiant dans toute la finesse de ses détails, comme on peut le faire, encore une fois, en s’essayant à une sorte de mot à mot… Cela ne change parfois rien du tout à la version que nous avons proposée mais cela permet de repérer les points faibles, les erreurs, s’il y en a, ou de préciser des interprétations… Ensuite, tout se met en place mais peut encore évoluer au fil des répétitions et des questions des comédiens. Au total, c’est une œuvre à deux mains, qui appartient d’ailleurs, en fin de compte, bien plus à Françoise qu’à moi (rien à voir avec les romans de Dostoïevski, qu’elle a relus, et dont elle a considérablement amélioré la traduction, mais dont le mouvement, l’impulsion, le style ne doivent rien qu’à moi), même si, après quinze ans de travail, on continue à m’attribuer, à moi seul, ces traductions, — ce qui m’agace considérablement — car cela révèle, une fois de plus, la condescendance avec laquelle on considère le travail de traduction en France. On s’imagine que traduire consiste à faire passer des phrases étrangères en français. On traduit le sens et l’on s’imagine avoir traduit le texte, dans une profonde indifférence à la forme, au style, aux registres de langue et au non-dit… La langue de Tchékhov se caractérise par son apparente banalité. Tout est là et rien n’y est. On peut d’ailleurs très bien se dire que tout ça n’a aucune importance, aucun intérêt… C’est plat, c’est banal, voire trivial… Au cours de notre travail, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce que nous avons appelé des motifs. Or le motif essentiel d’Oncle Vania est le mot pochly (banal, trivial) qui s’oppose à prekrasny (splendide, magnifique). Il me semble que Tchékhov avait pris en compte et inclus dans la trame même de la pièce ce qui est à la fois la caractéristique de sa langue et la thématique profonde de sa pièce. V Première publication de la pièce La Mouette dans La Pensée russe, décembre 1896. V Françoise Morvan : La langue d’Oncle Vania est ce dont il est question dans la pièce, ce qui est en question, ce qui fait question, la chair de personnages qui ne sont que ce qu’ils disent et qui — pour la première fois dans l’histoire du théâtre, et, d’ailleurs, pour la première fois aussi dans l’œuvre de Tchékhov — sont ensemble ce qu’ils disent, comme des modulations sur une même trame, des variations épisodiques, non plus des personnages éternels ; et ce qui importe est cette langue qui les porte, et ce grand espoir qui les mène au gouffre. Nouvelles d'A.P. Tchékhov, Ed. A. Marks, 1901. Collection Musée de Melikhovo. 81 Le passage de L’Homme des bois à Oncle Vania marque le point de basculement du théâtre de Tchékhov d’une conception relativement classique à une modernité qui nous échappe encore. Dans L’Homme des bois, les actes sont divisés en scènes, les personnages sont caractérisés par leur manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais des moments d’une vision du tout, plus de personnages mais des variations sur des formes de présence, et des mots qui glissent de l’un à l’autre, comme autant de modulations sur un même thème. C’est dans Oncle Vania qu’apparaît ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté assez souvent de nous expliquer à ce sujet mais sans être vraiment compris : on a cru généralement que nous voulions parler des motifs de l’œuvre de Tchékhov, des thèmes, si l’on veut. Ce n’est pas du tout ça. Le terme de motif, que nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires (nous parlons alors de contre-motifs). André Markowicz : Le texte de théâtre ne pose pas de problèmes spécifiques au traducteur. Bien sûr, il faut veiller à ne pas donner des informations contradictoires au comédien — par informations contradictoires, je désigne, par exemple, pour les répliques de la première page dont nous avons ici le mot à mot, un mélange de style paysan et de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la nourrice « peut-être veux-tu une petite goutte ? » il est certain que l’actrice chargée de jouer le rôle se trouve assez mal à l’aise. Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des textes désastreux interprétés avec brio laissent souvent les spectateurs enchantés — mais le but est quand même de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchékhov, en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui sont d’une intensité d’autant plus grandes parfois qu’elles ne sont pas perçues consciemment (cela fait penser aux tropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un exemple dans notre première page traduite en mot à mot, Astrov refusant le thé ne dit pas « je n’en veux pas » ou « je n’y tiens pas » ; il se dérobe, s’absente concrètement, dans la syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait, ce vide intérieur d’Astrov, en gardant cette proposition du texte russe. Le but n’est pas de faire un calque parfait ou de restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchékhov, le moindre détail est signifiant, le moindre écart significatif. Françoise Morvan : Oncle Vania et L’Homme des bois nous ont posé un problème spécifique qui est que nous avons commis l’énorme erreur de publier le texte, à la demande de l’éditeur, avant d’avoir eu la moindre commande d’un metteur en scène (c’était en 1994 et nous voulions publier ensemble Oncle Vania et L’Homme des bois en gardant tout ce que Tchékhov avait gardé et en montrant l’incroyable travail auquel il s’était livré, tantôt sur de minuscules détails, tantôt sur de grandes masses, pour donner de L’Homme des bois, qui n’avait pas plu, une sorte d’épure). Deux ans après, Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux pièces. Il n’a monté qu’Oncle Vania en fin de compte mais cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise à l’épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction au fil des répétitions et, pour finir, une deuxième édition revue et corrigée est parue en 2001. Au total, nous avons participé à la mise en scène de Claude Yersin au Nouveau Théâtre d’Angers en 1996 ; à celle de Charles Tordjmann, au Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie Brochen, au Théâtre de l’Aquarium, en 2003 (c’est l’enregistrement de cette mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre 2004) et à la mise en scène de Claudia Stavisky aux Bouffes du Nord en 2009. Chaque fois, le metteur en scène s’est soucié d’interroger le texte et nous avons pu tirer parti de ce questionnement pour affiner, améliorer certains points qui nous avaient échappé. Ce n’est pas toujours le cas : certains metteurs en scène se contentent d’une lecture à la table ou s’en dispensent, et nous savons simplement par la SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs en scène bricolent des bouts de notre traduction en les mélangeant avec d’autres bouts de traductions disponibles ou des improvisations personnelles, de manière à toucher les droits… Ce qui est bizarre, c’est l’indulgence dont bénéficie cette pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre qu’une traduction est une œuvre au sens plein, qui engage la personne, ou qu’elle n’est rien. Mais passons… Nous avons eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de participer à des spectacles de grande qualité. L’expérience la plus inattendue et la plus passionnante a peut-être été celle que nous avons vécue avec le début des répétitions d’Oncle Vania : première mise à l’épreuve du texte, avec pour but de placer les personnages dans l’espace en déduisant les déplacements de ce que dit Tchékhov (il a pensé à tout, il dit tout, à nous de comprendre…). D’habitude, nous nous interdisons de participer aux répétitions, passé le moment de recherche sur le texte mais nous restons à disposition du metteur en scène et des comédiens pour répondre aux questions, mais, là, nous étions restés, à l’invitation de l’équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes sur les déplacements, l’inscription du texte dans l’espace. Stupéfiant ! C’est vraiment une expérience à faire, et je pense d’ailleurs que toute réflexion sur Oncle Vania, après le premier stade de décryptage du texte, devrait commencer par là. Comment tout s’organise autour de la guitare de Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la pièce… Tchékhov est un auteur vraiment extraordinaire. C’est le théâtre des occasions manquées, telles qu’elles sont données à rêver au spectateur. A. M. et F. M. [D’après un entretien réalisé par Pierre Campion initialement titré « Traduire Oncle Vania » dont on peut retrouver l’intégralité sur le site internet de Pierre Campion, « À la littérature » : http://pierre. campion2.free.fr/markowiczmorvan1.htm. NDLR] LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 82 Statut du traducteur Pour Tchékhov, tombé dans le domaine public, l’œuvre du traducteur se substitue à l’œuvre originale. Comment estelle protégée en tant que propriété intellectuelle ? Quels sont les droits du traducteur ? En quoi l’adaptation diffère-telle de la traduction ? Selon quels critères l’adaptateur est-il considéré comme auteur d’une œuvre originale ? Isabelle Meunier-Besin, responsable du service juridique à la SACD, a bien voulu apporter un éclairage sur ces questions. Selon la loi française, la traduction peut être appréhendée en termes de propriété intellectuelle. Par ailleurs, elle entre dans la catégorie plus vaste des œuvres dérivées. Que recouvre cette notion ? « Le traducteur part d’une œuvre originale et crée, en s’en inspirant, une autre œuvre. Sa traduction lui appartient. Mais bien évidemment, dans tous les cas, les droits de l’auteur de l’œuvre originale doivent être respectés. S’agissant des droits patrimoniaux d’autoriser ou d’interdire l’exploitation d’une œuvre et d’en toucher une rémunération, il faut demander l’autorisation de l’auteur de l’œuvre originale avant de procéder à une représentation théâtrale de sa traduction. » Qu’en est-il des droits des œuvres tombées dans le domaine public, en l’occurence ceux des œuvres de Tchékhov ? « Si la traduction qui en a été effectuée est toujours protégée, on demande au traducteur l’autorisation de représenter l’œuvre traduite. En France la protection des droits de l’auteur et du traducteur court pendant 70 ans à compter de l’année civile qui suit leur décès. Si le traducteur est décédé et que sa traduction est protégée, ce sont ses héritiers qui sont les ayants droits. » L’adaptateur bénéficie-t-il des mêmes principes de protection ? « En termes juridiques, l’adaptation fait aussi partie des œuvres dérivées, à savoir une œuvre originale transformée. Dans le cas de la traduction, l’œuvre originale est transformée en français. Dans le cas de l’adaptation, elle est modifiée. Si bien que l’adaptateur peut lui aussi bénéficier des droits pour autant que son adaptation soit originale. C’est la condition de la protection en droits d’auteur français, voire européens. » V V. G. Serebrovsky pour La Mouette, 1992. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. 83 Le problème est de définir ce qu’est une œuvre originale. N’importe quelle création peut bénéficier d’une présomption d’originalité. Mais on peut la contester. « Dans le sens juridique, pour être originale, une traduction doit refléter la personnalité de son auteur. La SACD ne peut décider si oui ou non une adaptation est originale. On est là dans le subjectif. S’il y a un conflit, l’estimation de l’originalité appartient au juge qui fera appel aux experts et procédera par analogie ou par comparaison. » Il est relativement fréquent que le metteur en scène, pour monter une pièce, utilise divers morceaux de traductions différentes ou même ses propres improvisations sur la pièce en y effectuant des coupes et des modifications. « Juridiquement, le metteur en scène qui veut procéder à des coupes doit demander l’autorisation. À partir du moment où une œuvre est protégée, on ne peut la modifier sans autorisation du traducteur, lequel est en droit de s’y opposer en vertu du droit moral, c’est-à-dire du droit au respect de l’intégrité de l’œuvre. Si le metteur en scène n’a pas demandé l’autorisation, le traducteur peut enter une action en justice sur le fondement de la violation de son droit moral. » Il arrive qu’un éditeur détienne les droits soit de l’œuvre originale soit de sa traduction. « Il y a parfois une succession d’éditeurs : l’éditeur de l’œuvre originale auquel l’auteur a cédé ses droits, l’éditeur de la traduction qui normalement a une autorisation de l’éditeur original pour éditer la traduction. Si le traducteur a cédé ses droits à l’éditeur de la traduction, l’autorisation de représenter l’œuvre est demandée à ce dernier. Tout dépend aussi du contrat que celui-ci a avec l’éditeur de l’œuvre originale : le droit de représentation théâtrale a-t-il été cédé ou pas. » Propos recueillis par Irène Sadowska-Guillon Dans le cas de figure où le traducteur accepte qu’il y ait des modifications faites à sa traduction par un metteur en scène ou un adaptateur s’agira-t-il pour autant d’une œuvre en soi, justifiant le partage des droits entre l’auteur de la traduction et l’adaptateur ? « Ceci se passe de gré à gré. Le traducteur peut autoriser les coupes ou les modifications en refusant en même temps que le metteur en scène ou l’adaptateur soit mentionné dans le bulletin de déclaration et qu’il y ait partage des droits. Dans certains cas où les choses se font en étroite collaboration, le traducteur peut, estimant que l’apport de l’adaptateur est réel et original, accepter le partage des droits. » PRÉCISION : Dans le numéro 109 de nos Cahiers (page 12), il est fait allusion à certaines difficultés d’obtention des droits de représentation d’une pièce de Brecht par André Benedetto. Claude Brulé, qui eut l’honneur de présider la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD), nous demande de préciser que l’honorable Société n’a pas le pouvoir d’autoriser ou de refuser des droits de représentation : elle est mandataire de l’auteur ou de ses ayants-droit qui lui transmettent leurs consignes. Dont acte. Oncle Vania, Théâtre d'Art de Moscou, 1899. Collection Musée du Théâtre d'Art. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 V Du point de vue économique pour le partage des droits entre l’auteur original et le traducteur il n’y a pas de règles précises : il peut être de 50 %, 60 % et 40 %, mais il peut y avoir 70 % et 30 %, voire dans certains cas d’œuvres littéraires adaptées pour le théâtre 80 % et 20 %. « Dans le cas des œuvres de Tchékhov, c’est le traducteur qui est considéré comme l’auteur. La SACD va percevoir les droits et garder une partie qu’on appelle l’emprunt au domaine public, reversé à une caisse collective servant à tous les auteurs vivants, pour des actions sociales. Le reste des droits perçus est reversé au traducteur. Dans le cas de montage de diverses traductions, le metteur en scène doit reverser une part des droits à chacun des traducteurs. S’il ajoute des choses personnelles et s’il estime qu’elles sont originales, il va apparaître avec un partage des droits sur le bulletin de déclaration en tant qu’adaptateur. Mais cela peut être contesté s’il n’a pas demandé et obtenu les autorisations des traducteurs dont il a exploité des bouts de traduction. » 84 lire Tchékhov Que vous vivez mal, Messieurs ! Maxime Gorki Dans l’œuvre de Tchékhov passe une innombrable théorie d’esclaves de leurs amours, de leur bêtise, de leur paresse ou avidité de bien-être, esclaves d’une peur obscure de la vie, vaguement troublés, remplissant leur existence de discours décousus sur l’avenir parce qu’ils sentent qu’il n’y a pas de place pour eux dans le présent. Parfois, au cœur de cette masse grise, retentit un coup de feu ; c’est Ivanov ou Treplev qui a compris ce qu’il y avait à faire, mourir. Certains forment de jolis rêves sur la beauté de la vie dans deux cents ans, mais personne ne se pose cette simple question : qui donc la rendra belle si nous nous bornons à rêver ? À côté de cette foule grise et ennuyée d’êtres impuissants, est passé un homme grand, intelligent, attentif. Il a jeté un regard sur ces mornes habitants de sa patrie et, déchiré de désespoir, sur un ton de doux mais profond reproche, il a dit avec un triste sourire, d’une belle voix sincère : « Que vous vivez mal, messieurs ! ». 85 L’homme et l’œuvre Elsa Triolet Parler d’un auteur étranger, dont le nom est célèbre, mais l’œuvre mal connue d’après des traductions souvent imparfaites, est comme parler couleurs à un aveugle de naissance. Le livre sur Helen Keller, muette et aveugle, raconte, entre autres, comment son institutrice lui expliquait le blanc et le noir à l’aide d’un piano : tout en haut du clavier, c’était le blanc, le noir s’enfoncait dans les sons les plus profonds… Pour que l’œuvre de Tchékhov, pour que l’homme Tchékhov arrivent à la conscience d’un public nonrusse, il me faudrait trouver une équivalence pareille aux sons-couleurs. Parler d’un auteur étranger, mort depuis cinquante ans, quand il est déjà si difficile de parler d’un vivant pour ceux qui connaissent sa langue… Il n’y a qu’à lire les biographies de nos contemporains, de ceux que nous nous sommes trouvé avoir connus pour nous apercevoir de ce que la fantaisie artistique, les renseignements faux et la mauvaise foi peuvent faire d’un homme et de sa vie ! Toute biographie, dès qu’elle sort du strict domaine des faits matériels, est nécessairement romancée. Pour m’imaginer Anton Pavlovitch vivant, me l’imaginer pour vous, je ne peux qu’essayer de rapprocher son œuvre des éléments biographiques que l’on possède. C’est cet aspect-là de sa vie qui nous importe, à nous, ses lecteurs ; quant à la couleur de ses yeux… les avait-il marron, bleus ou gris, comment le savoir ? Les trois couleurs se trouvent dans les souvenirs de ses contemporains. Tout est sujet à caution, sauf l’œuvre qui est là, et qui témoigne pour son créateur. Avant-propos de L’Histoire d’Anton Tchékhov d’Elsa Triolet, Les Editeurs Français Réunis, 1954 V V. Y. Levental : Maquette de décor pour Les Trois Sœurs, mise en scène A. V. Efros, 1982. Collection Musée Bakhrushin. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 86 Tchékhov et les femmes Roger Grenier La brève nouvelle Une Petite Plaisanterie donne une image exacte de l’attitude de Tchékhov envers les femmes. Un garçon et une fille font des descentes en traîneau. Chaque fois qu’ils sont en pleine vitesse, que la fille est effrayée, le garçon chuchote à son oreille : « Je vous aime, Nadenka. » Quand la course s’achève, elle ne sait jamais si ces paroles ont été vraiment prononcées, ou si elle a cru les entendre, dans la griserie de la descente. La femme de lettres Lydia Avilosa, qui a raconté, avec plus ou moins de vérité, ses amours avec Anton Pavlovitch, reconnaissait dans cette nouvelle son comportement amoureux. « J’entendais je vous aime. Mais, après un court instant, tout disparaissait, tout redevenait ordinaire, banal. » Tchékhov l’avoue à maintes reprises, il ne sera jamais un passionné, et encore moins dans le domaine des sens que dans celui des sentiments. Dans la nouvelle Véra, il parle ouvertement de cette impossibilité d’aimer : « Il voulait découvrir la raison de son étrange froideur. Il voyait bien qu’elle était en lui-même, et ne provenait pas d’une cause extérieure. Il reconnut que ce n’était pas la froideur dont se piquent si souvent les gens intelligents, ni de la froideur d’un fat imbécile, mais une simple impuissance de l’âge, l’incapacité de ressentir profondément la beauté, une vieillesse précoce acquise par l’éducation, par la lutte désordonné pour gagner son pain, par la vie isolée dans une chambre d’hôtel. » « Une simple impuissance de l’âge »… Il écrit cette nouvelle à l’âge de vingt-sept ans. On connaît sa résistance au mariage. Son frère Alexandre lui écrit : « Tout ce qui te restera, ce sera d’aller au zoo parler avec ta mangouste des joies du célibat. » (Il s’agit d’une mangouste rapportée d’Inde, au retour du voyage de Sakhaline.) On doit a Tchékhov cet aphorisme : « Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas. » Il est d’ailleurs persuadé que toutes les femmes sans exception, des plus frustes aux plus cultivées, ne pensent qu’au mariage. Anton finira par épouser l’actrice Olga Knipper. Il avait écrit à son ami Souvorine : « Je promets d’être un bon mari, mais donnez-moi une femme qui, ainsi que le fait la lune, n’apparaisse pas quotidiennement à mon horizon ». Olga, une des vedettes du Théâtre d’Art, vivait à Moscou. Et lui, la maladie le clouait à Yalta. Il n’est d’ailleurs pas exempt de misogynie. A l’âge de vingt-trois ans, il projetait d’écrire une Histoire de l’autorité sexuelle, montrant la suprématie du sexe fort, dans le règne animal comme dans l’espèce humaine. Il ne se proposait pas moins que d’étudier l’inégalité entre les sexes du point de vue de la zoologie, de l’anthropologie, de l’anatomie, de la pathologie, de la criminalité, de la prostitution, de l’enseignement… Il explique, dans ses Carnets, que les femmes apprennent facilement les langues parce qu’il y a de la place dans leur cerveau qui contient beaucoup de vide. On peut lire, dans Ninotchka : « Ce n’est pas une grosse affaire que d’être aimé : les dames ont été créées pour cela. » Pourtant il garde le souvenir des coups de cœur les plus éphémères. Ainsi, avec une admirable simplicité, Beautés se présente comme le souvenir apaisé, longtemps après, de deux images entrevues au cours de voyages dans le sud de la Russie. Une jeune fille sur le quai de gare fait ressurgir tout à coup les émotions ressenties jadis auprès d’une autre jeune fille, dans un village arménien. La rencontre d’une beauté est alors inséparable d’un sentiment de tristesse. « Ma tristesse n’était-elle que ce sentiment particulier qu’éveille en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? » Mais dans une lettre à sa sœur, c’est sur le mode comique qu’il décrit à peu près la même scène. Il se rend à Taganrog, sa ville natale, en Ukraine. Le train s’arrête à Khartsyzskaïa. Il déjeune au buffet. « Puis, petit tour sur le quai. Demoiselles. A la dernière fenêtre du premier étage de la gare est assise une demoiselle (ou une dame, comment savoir) avec un corsage blanc, languissante et belle. Je la regarde, elle me regarde… Je mets mon pince-nez, elle aussi… Oh merveille d’apparition ! J’ai attrapé une inflammation au cœur et j’ai passé mon chemin. » Partout où il vit, à Moscou, à Mélikhovo, il a besoin d’être entouré de femmes. Et qui mieux que lui en a parlé ? Préface de La Dame au petit chien et autres nouvelles (Folio, Gallimard) 87 Un problème en soi Luchino Visconti Tchékhov est le plus grand auteur de théâtre contemporain et son influence, son empreinte, sont reconnaissables même dans le cinéma réaliste italien. Sa position moderne, et sa conception réaliste de la vie lui vient aussi d’avoir été médecin et, comme tel, d’avoir été amené à disséquer l’âme humaine jusque dans ses replis les plus cachés et à fouiller dans l’intimité des personnages sans desseins ambitieux. Beaucoup considèrent Tchékhov comme un auteur crépusculaire, exprimant une vision amère de la vie, mais il est essentiellement un auteur réaliste. La tragédie, si elle advient, advient hors de la scène, lointaine, comme des drames classiques, les drames de la Grèce antique. Souvent, Tchékhov, répondant à ceux qui soutenaient qu’il était un auteur pleurnichard – peut-être à Stanislavski –, affirmait que ses drames étaient des vaudevilles, que la tragédie réside dans le fait de vivre le quotidien, et il disait aux hommes : « Regardez comme vous vivez mal, essayez de vivre mieux. » Et il a toujours pris soin d’éviter les pics dramatiques. Extrait d’une interview de Maurizio Liverani, in : Paese Sera, 19 décembre 1952, cité in : Visconti, Ed. Actes Sud, Institut Louis Lumière, 2009 V V.A. Simov, maquette pour Ivanov, 1904. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 88 Le monde de Tchékhov Vassili Grossman Ne touchez pas à Tchékhov, je l’aime plus que tous les autres écrivains. […] Il a pris sur ses épaules cette démocratie russe qui n’a pu se réaliser. La voie de Tchékhov, c’était celle de la liberté. Nous avons emprunté une autre voie, comme a dit Lénine. Essayez donc de faire le tour des personnages tchékhoviens. Seul Balzac a su, peut-être, introduire dans la conscience collective une telle quantité de gens. Non, même pas. Réfléchissez un peu : des médecins, des ingénieurs, des avocats, des instituteurs, des professeurs, des propriétaires terriens, des industriels, des boutiquiers, des gouvernantes, des laquais, des étudiants, des fonctionnaires de tous grades, des marchands de bestiaux, des entremetteuses, des sacristains, des évêques, des paysans, des ouvriers, des cordonniers, des modèles, des horticulteurs, des zoologistes, des aubergistes, des gardes-chasse, des prostituées, des pêcheurs, des officiers, des sous-officiers, des artistes peintres, des cuisinières, des écrivains, des concierges, des religieuses, des soldats, des sages-femmes, des forçats de Sakhaline… la liberté et de l’homme a toujours été partisane, fanatique ; elle a toujours sacrifié l’homme concret à une conception abstraite de l’homme. Même Tolstoï, avec sa théorie de la non-résistance au mal par la force est intolérant, et surtout, son point de départ n’est pas l’homme mais Dieu. Il veut que triomphe l’idée de la bonté, mais les hommes de Dieu ont toujours aspiré à faire entrer de force Dieu en l’homme : et pour arriver à ce but, en Russie, on ne reculera devant rien : on te tuera, on t’égorgera sans hésiter. Qu’a dit Tchékhov ? Que Dieu se mette au second plan, que se mettent au second plan les « grandes idées progressistes » comme on les appelle ; commençons par l’homme, soyons bons, soyons attentifs à l’homme quel qu’il soit : évêque, moujik, industriel millionnaire, forçat de Sakhaline, serveur dans un restaurant ; commençons par aimer, respecter, plaindre l’homme, sans quoi rien ne marchera jamais chez nous. Et cela s’appelle la démocratie, la démocratie du peuple russe, une démocratie qui n’a pas vu le jour. En mille ans, l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super grandeur, mais il n’a jamais vu une chose, la démocratie. Et voilà (nous y revenons), ce qui sépare les décadents de Tchékhov. L’État peut s’irriter contre le décadent, lui donner une taloche ou un coup de pied au cul ; mais l’État est incapable de comprendre l’essentiel chez Tchékhov, et c’est pourquoi il le tolère. La démocratie n’a pas sa place chez nous, la véritable démocratie, bien sûr, la démocratie humaine. Extrait de Vie et destin traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anna Coldefy-Faucard, Ed. L’Âge d’Homme, 1980 Ça suffit ! Ça suffit ! […] Ah, ça suffit ? Non, cela ne suffit pas ! Tchékhov a fait entrer dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges... Mais ce n’est pas tout ! Il a introduit ces millions de personnes en vrai démocrate, comprenez-vous, en démocrate russe. Il a dit comme personne ne l’a fait avant lui, pas même Tolstoï, que nous sommes avant tout des êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! Il a dit que l’essentiel, c’était que les hommes sont des hommes, et qu’ensuite seulement, ils sont évêques, russes boutiquiers, tatares, ouvriers. Vous comprenez ? Les hommes sont bons ou mauvais non en tant que Tatares ou Ukrainiens, ouvriers ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu’ils sont des hommes. Il y a cinquante ans on pensait, aveuglé par des œillères partisanes, que Tchékhov a été le porte-parole d’une fin de siècle. Alors que Tchékhov a levé le drapeau le plus glorieux qu’ait connu la Russie dans son histoire millénaire : le drapeau d’une véritable démocratie russe, bonne et humaine ; le drapeau de la dignité de l’homme russe, de la liberté russe. Notre humanisme a toujours été sectaire, cruel, intolérant. D’Avvakoum à Lénine, notre conception de 89 Le moins métaphysicien des écrivains russes Vladimir Volkoff Tchékhov passe pour le moins métaphysicien des écrivains russes. Ce n’est pas assez de dire qu’il n’a ni doctrine ni idéologie : une pensée sortant tant soit peu du commun lui paraîtrait de mauvais goût. À part Pouchkine, il est à peu près le seul des plus grands à ne pas proposer de recette pour sauver le monde. Quant à philosopher sur l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, il n’y songe même pas. En apparence. En réalité, il y a bien une philosophie qui baigne toute son œuvre, philosophie peut-être inconsciente, à coup sûr inséparable à la fois de son génie d’écrivain, de sa profession de médecin et de la bienfaisance qu’il exerça libéralement dès qu’il en eut les moyens. Cette philosophie, c’est justement la compassion, et c’est dans cette unité de Tchékhov écrivain-médecin-homme, dans la convergence de ses talents (au sens scripturaire du terme), qu’il faut chercher la fine pointe de son originalité. C’est une question classique de savoir si un être méchant peut être un bon artiste. Elle ne se pose pas à propos de Tchékhov. Il éprouve une intense compassion pour ses personnages comme il éprouva une intense compassion – je ne dirai pas pour l’humanité, mais pour les hommes : cet homme-ci et cet homme-là. Et, la cruauté de son analyse n’étant que l’autre face de cette extrême et compatissante attention, de là provient cette impression que l’on a, après avoir travaillé sur son œuvre, de connaître un homme débonnaire et rassurant, qui pardonne tout (ou presque), avec qui il fait bon passer un moment : Anton Pavlovitch. Préface à Nouvelles d’Anton Tchékhov, L’Age d’Homme, 1993 réédition La Pochothèque, Le Livre de poche V L'épouse de Tchékhov, Olga Knipper, dans La Cerisaie, 1911. Collection Musée du Théâtre d'Art, Moscou. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 90 Tchékhov en France Françoise Morvan et André Markowicz assurent la plupart des traductions jouées sur la scène française. Marie-Claude Billard ETUDES ET CRITIQUE DRAMATIQUE TRADUCTIONS Publiés en Russie à partir de 1886/1887, les contes et nouvelles sont peu à peu traduits et diffusés par les revues françaises : - à partir de 1893 dans La Revue des Deux Mondes, - à partir de 1896 dans La Revue Blanche, La Revue des Revues et La Nouvelle Revue, - à partir de 1897 dans La Revue de Paris et La Quinzaine, - à partir de 1899 dans La Revue illustrée et La Revue Bleue. Chez les éditeurs, Ollendorf sort un premier texte en 1895 dans un recueil sur les conteurs russes, et trois autres dans Le livre des bêtes en 1901. La même année et l’année suivante, Perrin publie Les Moujiks comprenant onze textes de Tchékhov et Un Duel. En 1911, Calmann-Lévy édite Valet de chambre – Récit d’un terroriste. Denis Roche et le duo Léon Golschmann/Ernest Jaubert sont les principaux traducteurs de cette époque. Côté théâtre, il faut signaler un écho des représentations russes des Trois Sœurs dans La Revue Bleue du 13 avril 1901 et une traduction de cette pièce dans la La Revue Blanche en février et mars 1903. A l’occasion d’une tournée, La Mouette a été jouée en russe le 18 juin 1902 au Théâtre Antoine. Valentin Mandelstamm, un Russe habitant Paris, en fait la critique dans La Revue d’art dramatique. On trouve un compte-rendu de la création du Jardin des Cerises à Moscou dans Le Mercure de France, janvier 1904. Après la mort de Tchékhov, le rythme des traductions des pièces de théâtre s’accélère avec les productions des Pitoëff qui utilisent leurs propres traductions. En particulier : La Demande, adaptation de Marcel Genevrière et Georges Pitoëff, Comœdia, 18 mai 1914, L’Oncle Vania, scènes de vie à la campagne, traduction de Maurice Rémon, Les Ecrits nouveaux, avrilseptembre et octobre 1921, La Cerisaie, traduction de C. Moskova et A. Lamblot, Bruxelles, 1922. Et surtout : Théâtre en 2 volumes et Œuvres complètes en 16 volumes traduit par Denis Roche, Plon, 1922 et 1923. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et au moment du cinquantième anniversaire de la mort de Tchékhov (1954), de nouvelles initiatives de traduction, d’édition et de mises en scène favorisent la diffusion de son œuvre auprès du public et de la profession : Théâtre, Moscou, éd. Langues étrangères, 1947. Œuvres, traduction et présentation d’Elsa Triolet, Les Editeurs français réunis, 1952-1962, 20 vol. Théâtre, traduction d’Arthur Adamov, Club français du livre, 1958. Théâtre complet [nombreux traducteurs], L’Arche, 1958-1961, 3 vol. Théâtre, traductions d’André Barsacq, Antoine Vitez, Georges et Ludmilla Pitoëff et Pierre-Jean Jouve, Denoël, 1958. Œuvres complètes [traduction d’Arthur Adamov et Elsa Triolet pour la partie théâtre], Editions rencontres, 1965. Tchékhov est édité par Claude Frioux dans la Bibliothèque de la Pléiade à partir de 1970 (traductions d’Elsa Triolet, Madeleine Durand, André Radiguet, Edouard Parayre et Lily Denis) et depuis les années 1990, Côté articles et études, Tchékhov est une première fois mentionné dans un article sur la littérature russe contemporaine de La Revue indépendante en mars 1888. Jules Legras dans Au pays russe (A. Colin, 1895) relate sa visite chez l’écrivain à Mélikhovo en 1892. Anna Mitrofanovna Anitchkova, Russe vivant à Paris, analyse le propos de Tchékhov dans deux articles de La Revue Blanche d’avril 1903 intitulés : « Les Conditions sociales des lettres russes contemporaines ». En 1924, une publication de Camille Poupeye aux éditions de La Renaissance d’Occident à Bruxelles sur les dramaturges exotiques consacre un chapitre entier à Tchékhov, unique représentant en l’occurrence du théâtre russe. Plusieurs textes de Pitoëff sur Tchékhov sont rassemblés dans Notre Théâtre édité par Jean de Rigault aux éditions Messages en 1949. Dans les années 50, Nina Gourfinkel publie plusieurs études et articles sur Tchékhov : - « Tchékhov au Théâtre artistique de Moscou », Revue d’Histoire du théâtre, vol. IV, 1954, - « Introduction à la dramaturgie soviétique : Tchékhov et Gorki », Théâtre populaire, n°19, 1er juillet 1956 - « Les interprétations russes de Tchékhov » (à l’occasion des spectacles du Théâtre d’Art de Moscou au Théâtre des Nations, 1958). Réalisme et poésie au théâtre, CNRS, 1967. En 1954, la revue Europe édite un numéro spécial Tchékhov et le numéro 6 des Cahiers Renaud-Barrault sur Anton Tchékhov et La Cerisaie ouvre la voie aux études et commentaires dramaturgiques qui se multiplient dans le sillage des mises en scène de la décentralisation théâtrale des années 60 et 70. 91 En 1955, paraît une biographie de Pierre Brisson : Tchékhov et sa vie et les éditions du Seuil consacrent l’auteur avec un Tchékhov par luimême dans la collection Ecrivains de toujours par Sophie Laffitte. De 1920 à 1940, la critique dramatique suit les productions des Pitoëff qui sont les seuls à jouer Tchékhov en français. Comme ils sont Russes avec un fort accent, on leur reconnaît un incontestable talent à exprimer le caractère des personnages mais il faudra du temps pour comprendre les pièces. Ainsi Lucien Dubech en 1928 à propos des Trois Sœurs : « Ce peuple entier atteint de neurasthénie collective nous paraît proprement une maison de fous… » Et Benjamin Crémieux en 1939 : « En vérité, on a devant La Mouette le même sentiment de perfection que devant Antigone ou Bérénice. » Sentiment confirmé à la suite des mises en scène de Jean-Louis Barrault et Jean Vilar (1954 et 1956) par Renée Saurel et Guy Dumur qui conclut son article dans Théâtre populaire à propos du Platonov de Vilar : « Mais on n’aurait jamais fini de mesurer l’importance d’une telle création ». Le ton est donné, l’auteur Tchékhov ne sera plus remis en cause. QUELQUES PRODUCTIONS Film Pathé 1912 : La Contrebasse de Koneskoff. Georges et Ludmilla Pitoëff : - La Mouette, Genève 1921 ; Paris 1922 et 1939 - Oncle Vania, Genève 1921 ; Paris 1921-22 - Les Trois Sœurs, Paris 1929. Festival international de Paris/ Théâtre des Nations au Théâtre Sarah Bernhardt : - Oncle Vania, mise en scène de Per Axel Brannervitch, 1956. - Les Trois Sœurs, en langue russe, Théâtre d’Art de Moscou, 1958. - La Cerisaie, en langue russe, mise en scène de T. Stanitsyn, 1958. - Oncle Vania, mise en scène de M. M. Kedrov, 1958. - La Mouette, mise en scène de Eino Kalina, 1962. - La Cerisaie, en langue russe, Théâtre d’Art de Moscou, 1964. Ivanov, réalisation de Jean Prat, mise en scène de Jacques Mauclair, pour la télévision, Théâtre d’Aujourd’hui, 1956. Une Demande en mariage (adapté par André Barsacq) : - Mise en scène de Maurice Jacquemont, Ambigu, 1957. - Mise en scène d’André Barsacq, Théâtre de l’Atelier, 1959. En 1972, une étude d’Atac-Informations situe Tchékhov au 8ème rang des auteurs joués dans la décentralisation théâtrale française après Labiche et Ionesco et avant Racine. Depuis, l’engouement n’a pas cessé : ses pièces, ses nouvelles, sa correspondance constituent un matériau théâtral fécond. Platonov est intéressant à cet égard : pièce de jeunesse, sans titre, brouillon de l’œuvre future, elle a donné lieu à de nombreuses versions dont une performance de 8 heures dans une usine désaffectée (Chantal Morel, 1984). La Maison Jean Vilar a consacré une étude aux différents Platonov produits jusqu’à ce jour en France : Quelque chose de Platonov, 2002. Actuellement, il n’y a pas ou peu de saison théâtrale en France sans Tchékhov. Les metteurs en scène du théâtre public s’y intéressent tous à un moment ou à un autre de leur carrière. Tchékhov serait-il devenu un auteur incontournable ? M.-C. B. Conservateur Bibliothèque nationale de France à la Maison Jean Vilar Oncle Vania (traduction d’Elsa Triolet) - Mise en scène de Gabriel Monnet, Comédie de St Etienne, 1960. - Mise en scène de Jacques Mauclair, Comédie-Française, 1961. La Cerisaie traduction de Georges Neveux, mise en scène de Guy Parigot, Comédie de l’Ouest, 1961. La Mouette, traduction d’Elsa Triolet, mise en scène de Gabriel Monnet, Comédie de Bourges, 1964. Au cours des années 60, Tchékhov inspire les adaptations de Gabriel Arout et il devient impossible de lister toutes les mises en scène liées à son œuvre. Portrait de Tchékhov par son frère, Nikolaï, 1884. (Copie par I.D. Klobounovsky, 1970). Collection Musée Littéraire National. LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 92 V Au lendemain de la guerre, la Compagnie Sacha Pitoëff reprend les productions des parents : Oncle Vania en 1950, Les Trois Sœurs en 1960, La Mouette en 1961 et Ivanov en 1962 dans la traduction d’Antoine Vitez. La Cerisaie : traduction de Georges Neveux, mise en scène de Jean-Louis Barrault, Théâtre Marigny 1954. Reprise en 1960 à l’Odéon. La Mouette traduction et mise en scène de Suria Magito, Comédie de l’Est, 1954. La Mouette : traduction de G. Pitoëff, mise en scène d’André Barsacq, Atelier, 1955. Ce fou de Platonov : traduction de Pol Quentin, régie de Jean Vilar, TNP, 1956. 93 Quiz Tchékhov par Rodolphe Fouano 1) Fils de Pavel Egorovitch Tchékhov et d’Evguenia Iakovna Morozova, quelle place Anton Pavlovitch occupe-t-il dans la famille ? Est-il... a) le deuxième enfant d’une famille de cinq ? b) le troisième d’une famille de six ? c) le quatrième d’une famille de sept ? 2) Son grand-père paternel, Egor Mikhaïlovitch Tchékhov, est : a) le cadet d’une famille noble mais ruinée de Saint-Pétersbourg b) un représentant de la petite bourgeoisie de Moscou c) serf du comte Tcherkhov 3) Où se situe sa ville natale, Taganrog ? a) près de Yalta b) au sud de Moscou c) au bord de la mer d’Azov 4) Le jeune Anton est d’abord élève dans une école : a) juive b) grecque c) de musique 5) Qui le bat régulièrement et sauvagement durant son enfance ? a) sa mère b) son père c) un voisin 6) Evoquant cette période malheureuse, qu’en dira-t-il ? a) Dans mon enfance, je n’ai pas eu de câlins b) Dans mon enfance, je n’ai pas eu d’enfance c) Dans mon enfance, j’ai beaucoup souffert 7) Nicolas Ier règne de 1825 à 1855. Qui lui succède ? a) Nicolas II b) Alexandre II c) Michel II 8) En quelle année le servage est-il aboli en Russie ? a) 1848 b) 1861 c) 1870 9) Pavel Egorovitch, le père de Tchékhov, fait faillite en 1876 et fuit à Moscou pour éviter la prison pour dettes. Quel commerce tenait-il ? a) une quincaillerie b) une épicerie c) une armurerie 10) La piété de Pavel Egorovitch est notoire. Comment se manifestait-elle ? a) Il passait ses journées à l’église b) Il s’occupait d’œuvres de bienfaisance c) Il peignait des icônes 11) Quel est le nom de la revue qui publie, en mars 1880, le premier récit d’Anton Tchékhov ? a) La Cigale b) La Fourmi c) La Libellule 12) Sous couvert de quels pseudonymes écrit-il alors ? a) Le frère de mon frère b) Antocha Tchékhonté c) L’homme sans rate 13) Combien est-il payé ? a) cinq kopecks la ligne b) dix kopecks la ligne c) quinze kopecks la ligne 14) La même année, il écrit sa première pièce connue, Platonov, qui, refusée et oubliée, ne sera jouée que longtemps après sa mort. A qui en doit-on la création mondiale ? a) Sacha Pitoëff b) Jean Vilar c) Jean-Louis Barrault 15) En 1881, l’Okhrana menace une large partie de la population russe. De quoi s’agit-il ? a) d’une incurable maladie du cerveau b) de la police politique du tsar c) d’une forme de grippe espagnole 16) A partir de 1882, Tchékhov écrit des nouvelles humoristiques pour la revue Eclats dirigée par Leïkine. Comment son frère Nikolaï est-il associé à cette collaboration ? a) Il lui suggère des thèmes et inspire certains personnages b) Ils écrivent à quatre mains c) Nikolaï illustre les récits LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 94 18) Tchékhov fait la connaissance d’Alexéï Souvorine en 1885. L’année suivante, celui-ci lui propose d’écrire dans la revue la plus prestigieuse de Russie dont il est le directeur. Quel en est le titre ? a) Les Temps modernes b) Le Temps des cerises c) Temps nouveaux 19) Après l’échec de sa première pièce, Ivanov, en 1887, au théâtre Korch de Moscou, par quel pseudonyme Tchékhov signe-t-il la lettre ironique qu’il adresse à son frère Alexandre ? a) Schiller Molièrovitch Goethe b) Schiller Shakespearovitch Goethe c) Schiller Cervantovich Goethe 20) Dans quel journal Tchékhov publie-t-il, en 1888, son récit intitulé La Steppe, que d’aucuns considèrent comme un chefd’œuvre ? a) Le Courrier du Nord b) La Voix du Nord c) Le Messager du Nord 21) Quel Prix littéraire reçoit-il en octobre de la même année pour son recueil Dans le crépuscule ? a) le Prix Gogol b) le Prix Pouchkine c) le Prix Dostoïevski 22) D’avril à décembre 1890, Tchékhov réalise une enquête sociologique sur les déportés de l’île de Sakhaline, en Sibérie, dans l’Océan Pacifique. Combien de questionnaires remplit-il au contact des forçats et de leurs familles ? a) 5.000 b) 8.000 c) 10.000 23) Sur la route du retour, en escale à Ceylan, quel étrange animal rapporte-t-il en souvenir ? a) un capucin b) une mangouste c) un python 24) Tchékhov a réalisé plusieurs voyages en France. Dans quelle ville passe-t-il l’hiver 1897/1898 ? a) Biarritz b) Nice c) Paris 25) Quels lieux Tchékhov aimait-il visiter ? a) les cimetières b) les hôpitaux c) les bordels 26) En 1892, Tchékhov achète sa propriété de Mélikhovo où il s’installe avec ses parents. Où se réfugie-t-il pour écrire au calme ? a) au grenier b) à la cave c) dans un chalet construit dans le jardin V 17) En 1884, Tchékhov termine ses études : a) d’ingénieur des Ponts-et-Chaussées b) d’agronomie c) de médecine V Aquarelle de V. Nizov : le cabinet du Dr Tchékhov, à Moscou. Revue Spectateur, 1881 : Saison du mariage : Annotations d'A.P. Tchékhov, illustrations de son frère Nikolaï. Coll. Musée Littéraire National. 95 27) De quels noms Tchékhov baptise-t-il les deux chiens de la maison ? a) Morphine et Pénicilline b) Bromure et Quinine c) Typhus et Aspirine 31) Quel est le titre de la première version d’Oncle Vania ? a) Mon Oncle b) Les Fraises sauvages c) L’Esprit des bois 28) A quelle activité de loisirs Tchékhov aime-t-il s’adonner ? a) la chasse aux papillons b) la pêche à la ligne c) les courses de lévriers afghans 32) A quelle occasion Tchékhov qualifie-t-il Zola d’âme noble ? a) En 1893, lorsque le romancier achève le cycle des Rougon-Macquart b) En 1898, en découvrant l’article “J’accuse” dans L’Aurore c) En 1902, en apprenant par la presse qu’il est mort asphyxié 29) Tchékov fut très lié avec Isaac Levitan, d’un an son cadet, qui était : a) un marchand de meubles moscovite b) un peintre paysagiste c) un concertiste du Bolchoï 30) Quel écrivain français envisage-t-il de traduire en russe ? a) Molière b) Zola c) Maupassant 33) Quel est le titre de la pièce créée au Théâtre d’Art de Moscou par Constantin Stanislavski , en 1898 ? a) L’Albatros, à cause de ses ailes de géant b) Une Hirondelle, qui ne fit pas le printemps... c) La Mouette, oiseau exotique à Moscou 34) Qui est Nemirovitch-Dantchenko ? a) Le descendant russe d’un cousin de Dante b) l’aïeul des pianistes Katia et Anastasia Nemirovitch-Dantchenko c) le co-fondateur du Théâtre d’Art de Moscou 35) Pourquoi Tchékhov se déclare-t-il soudain « marxiste » en 1899 ? a) par sympathie pour Karl Marx dont il vient de lire Le Capital b) parce que son nouvel éditeur s’appelle Adolf Marx c) parce qu’il a découvert des bonbons “Marx” dont il raffole 36) Quel est le titre de la célèbre nouvelle publiée par Tchékhov en décembre 1899 ? a) L’Oiseau et l’enfant (dont la chanteuse française d’origine portugaise, MarieMyriam, fera un tube lors du concours de l’Eurovision en 1977) LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 96 47) Quel âge a-t-il alors ? a) 44 ans b) 48 ans c) 50 ans 48) Son corps est rapatrié par le train, dans un wagon : a) de seconde classe b) à bestiaux c) transportant des huîtres 49) Où repose-t-il ? a) dans le parc de la maison de Mélikhovo transformée en musée Tchékhov b) au cimetière du couvent Novodievitchi à Moscou c) dans la crypte d’une église de Taganrog, sa ville natale. 38) Tchékhov voit dans la première son « épouse légitime » et dans l’autre sa « maîtresse ». De qui parle-t-il ? a) de sa mère et de sa sœur Macha b) d’Olga Knipper, qu’il épouse en 1901, et d’une jeune courtisane à laquelle il fut lié c) de la médecine et de la littérature 39) Elu membre de la section Belles-Lettres de l’Académie des Sciences en 1900, Tchékhov en démissionne deux ans plus tard. Pour quelle raison ? a) il s’y ennuie b) sa maladie l’empêche d’assister aux réunions c) en signe de solidarité avec Gorki, le tsar ayant annulé l’élection de ce dernier 40) De combien d’années Tchékhov est-il l’aîné de Gorki ? a) 5 ans b) 8 ans c) 10 ans 42) Quel nom souhaite-il donner à l’enfant qu’il n’aura pas de son épouse, Olga ? a) Alexeï, en hommage à son éditeur Souvorine c) Nikolaï, en mémoire de son frère précocement disparu en 1889 c) Pamphile V 37) De qui parle Tchékhov lorsqu’il dit : « Sa mort laisserait un grand vide dans ma vie. Je n’ai aimé personne comme je l’aime, lui.» a) de son chien b) de son éditeur Souvorine c) de Tolstoï 41) En 1901, Tchékhov part à Oufa, dans l’Oural, pour se soigner en suivant une cure... a) de sushis ? b) de koumis ? c) de raviolis ? Lettre d'A. P. Tchékhov à V. G. Korolenko, 1887. Coll. Musée Littéraire National V A. P. Tchékhov à Melikhovo, 1897. Coll. Musée de Melikhovo. 43) De quelle maladie Tchékhov souffre-t-il ? a) de cyclothymie b) d’hémoptysie c) d’agoraphobie 44) Sur son lit de mort, que boit Tchékhov, en guise de ciguë ? a) une tasse de thé b) un verre de vodka c) une coupe de champagne 45) Où meurt-il, le 2 juillet 1904 ? a) dans son lit à Yalta b) dans la loge d’Olga Knipper à Moscou c) dans un hôtel de Badenweiler, en Allemagne 46) Quels sont ses derniers mots ? a) la farce est jouée b) je reviendrai c) je meurs Réponses du Quiz 1b, 2c, 3c, 4b, 5b, 6b (cf. Récit d’une vie p. 16), 7b (cf. chronologie p. 28), 8b, 9b, 10ac, 11ac (cf. Récit d’une vie p. 17), 12abc, 13a, 14b, 15b, 16c, 17c, 18c, 19b, 20c (cf. Récit d’une vie p. 19), 21b, 22c, 23b (cf. Récit d’une vie p. 20), 24b, 25ac, 26c, 27b, 28b, 29b, 30c, 31c, 32b (cf. Récit d’une vie p. 23), 33c, 34c, 35b, 36c, 37c, 38c, 39c, 40b Maxime Gorki (18681936), 41b, 42c, 43b, 44c, 45c, 46c Tchékhov prononce ces mots en allemand, 47a, 48c, 49b (cf. Récit d’une vie p. 27). b) L’Homme qui parlait à l’oreille des chevaux (que Robert Redford porta à l’écran, en 1998) c) La Dame au petit chien 97 L’année France-Russie 2010 est organisée et mise en œuvre Ghjdtltybt uj l f Ahfywbz-Hjccbz 2010 jhufybpjdfyj pour la Fédération de Russie : Cj cnjhjys Hjccbqcr jq atlthfwbb : le Ministère des Affaires étrangères, le Ministère de la Culture, le Ministère du Développement économique, le Ministère de l’Éducation et de la Science, l’Ambassade de la Fédération de Russie en France. Président du Comité national d’organisation : Sergueï Narychkine, Coordinateur national : Mikhaïl Chvydkoï. Vbybcnthcndjv byjcnhfyysx ltk Vbybcnthcndjv rekmnehs Vbybcnthcndjv tr jyjvbxtcr juj hfpdbnbz Vbybcnthcndjv j ,hfpjdfybz b yferb G jcjkmcndjv Hjccbqcr jq atlthfwbb dj Ahfywbb Ghtpbltyn yfwbjyfkmyjuj jhufybpfwbjyyjuj r jvbntnf : Cthutq Yfhs i rby Yfwbjyfkmysq r j jhlbyfnjh : Vbxfbk I dsl r jq pour la France par : Cj cnjhjys Ahfywbb : le Ministère des Affaires etrangères et européennes, le Ministère de la Culture et de la Communication, le Ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, le Ministère de l’Éducation nationale, le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, le Ministère de la Santé et des Sports, l’Ambassade de France en Russie, et Culturesfrance. Président du Comité français d’organisation : Louis Schweitzer, Commissaire général : Nicolas Chibaeff. Vbybcnthcndjv byjcnhfyysx b tdhjgtqcrbx ltk Vbybcnthcndjv rekmnehs b cdzpb Vbybcnthcndjv ” r jyjvbrb- ghjvs i ktyyjcnb b pfyznjcnb Vbybcnthcndjv yfwbjyfkmyjuj j ,hfpjdfybz Vbybcnthcndjv dsc i tuj j ,hfpjdfybz b yfexysx bccktl jdfybq Vbybcnthcndjv plhfdj jxhfytybz b cgjhnf G jcjkmcndjv Ahfywbb d Hjccbb b futyncndjv «Reknehbahfywbz» Ghtpbltyn»ahfywepcr juj jhufybpfwbjyyjuj r jvbntnf : Keq I dtqnpth Utythfkmysq egjkyjvjxtyysq : Ybr jkz I b, ftd Manifestation organisée avec le soutien du Comité des mécènes de l’année France-Russie 2010 : Vthjghbznbt jhufybpjdfyj ghb gj l lth ; rt r jvbntnf vtwtyfnjd uj l f Ahfywbz-Hjccbz 2010 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 98 Remerciements particuliers à Jcj , fz ,kfuj l fhyjcnm Culturesfrance, année France–Russie Futyncnde Reknehbahfywbz & uj l» Ahfywbz–Hjccbz Vfhb Hfqvjy- Ybr jkz I b, ftd- Ybr jkz Heqcty Marie Raymond, Nicolas Chibaeff, Nicolas Ruyssen Ambassade de France à Moscou Blanche Grinbaum, Olga Tararine G jcjkmcnde Ahfywbb d Vjcrdt <kfy i Uhby, jv- Jkmuf Nfhfhby pour les prêts des documents : Musée national du théâtre – Musée Bakhrouchine à Moscou Dmitri Rodionov (directeur) Irina Ganula (conservateur en chef ) Tatiana Egorova (directrice des relations internationales) Lali Badridze (conservateur) Musée national littéraire à Moscou Marina Gomozkova (directrice) et Galina Kolganova (conservateur) Musée national du Théâtre d’art à Moscou Marfa Boubnova (directrice) Maria Polkanova (conservateur) Musée national Tchékhov de Mélikhovo Konstantin Bobkov (directeur) pour leur collaboration : Ujcel fhcndtyysq wtynhfkmysq ntfnhfkmysq veptq bv F.F. <fxhe i byf Lvbnhbq Hj lbjyjd (lbhtrnjh) Bhbyf Ufvekf (ukfdysq xhfybntkm) Nfnmzyf Tujhjdf (jnltk vt ; leyfhj lysx jnyj i tybq) Kfkb <f lhblpt (xhfybntkm) Ujcel fhcndtyysq Kbnthfnehysq veptq Vfhbyf Ujvjpr jdf (lbhtrnjh) Ufkbyf Rjkufyjdf (xhfybntkm) Veptq Vjcr jdcr juj Xel j ; tcndtyyjuj ntfnhf Vfhaf <e,yjdf (lbhtrnjh) Vfhbz G jkrfyjdf (pfvtcnbntkm lbhtrnjhf) Ujcel fhcndtyysq kbnthfnehyj vtvjhbfkmysq pfgjdtlybr F G Xtxjdf «Vtkbxjdj» Rjycnfynby <j , r jd (lbhtrnjh) Rctybz Xfqr jdcrfz (ukfdysq xhfybntkm) veptq Galerie nationale Tretyakov à Moscou Pf cjnhelybxtcndj : Ujcel fhcndtyyfz Nhtnmzr jdcrfz ufkthtz Ce n°110 des Cahiers de la Maison Jean Vilar a été conçu pour accompagner l’installation Le Mystère Tchékhov réalisée par : Manifestation organisée dans le cadre de l’Année France-Russie 2010 Une coproduction Association Jean Vilar (Maison Jean Vilar) Culturesfrance Jacques Téphany, scénario, direction du projet Violette Cros et Claude Lemaire, scénographie Rodolphe Fouano, collaboration littéraire Frédérique Debril, coordination Roland Aujard-Catot, responsable administratif Francis Mercier, responsable technique assisté de Jean Meyrand et Romain Stepek Secrétariat / accueil : Séverine Gros Stagiaires : Marine Charny, Lauriane Justamond, Elsa Ladame. Visuel Le Mystère Tchékhov : Graphisme Geneviève Gleize Photo Olivier Martel (Agence akg-images) 99 soutenez la maison jean vilar... en vous abonnant à ses Cahiers ... adhérez à l’Association Jean Vilar Nom, prénom : Adresse : Code postal : Ville : Tél. : email : Adhésion : 25 euros Bienfaiteurs : à partir de 40 euros Montant : Date : Chèque à l’ordre de l’Association Jean Vilar. Merci. Bulletin à adresser à la Maison Jean Vilar - Montée Paul Puaux - 8 rue de Mons - 84000 Avignon Les précédents Cahiers de la Maison Jean Vilar sont disponibles en téléchargement sur le site http://maisonjeanvilar.org L’équipe permanente de la Maison Jean Vilar La Maison Jean Vilar Les Cahiers de la Maison Jean Vilar Association Jean Vilar est subventionnée par Le programme de lectures Président : Jacques Lassalle proposé en coréalisation Directeur délégué : Jacques Téphany avec la Maison Antoine Vitez Assistant : Roland Aujard-Catot aux visiteurs de l’exposition Communication : Rodolphe Fouano Le Mystère Tchékhov en Responsable de projets : Frédérique Debril juillet 2010 est soutenu par Responsable technique : Francis Mercier l’ADAMI. Directeur de la publication Jacques Lassalle Directeur de la rédaction Jacques Téphany Rédacteur en chef Rodolphe Fouano Accueil : Séverine Gros Entretien : Fernande d’Antonio Bibliothèque nationale de France Conservateur en chef : Marie-Claude Billard Bibliothécaires : Sylvie Barce, Catherine Cazou, Remerciements Elisabeth Roisin. à la Couscousserie de l’Horloge Assistante : Jeanne Gleye Secrétariat de rédaction graphisme et réalisation Frédérique Debril assistée de Lauriane Justamond LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 Imprimerie Laffont - Avignon 100 101 n 110 ° http://maisonjeanvilar.org ISSN 0294-3417 LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR – N° 110 102