université paris iv sorbonne école doctorale de littératures
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UNIVERSITÉ PARIS IV SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE DE LITTÉRATURES FRANCAISES ET COMPARÉE THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV Discipline : Littérature et civilisation française Présentée et soutenue publiquement par Melle Linda BEJI Le 5 juin 2009 Titre : L’Orientalisme français et la littérature tunisienne francophone : relations et influences Directeur de thèse : M. Jacques NOIRAY Jury Mme Beida CHIKHI Mme Martine JOB M. Charles BONN M. Jacques NOIRAY 1 INTRODUCTION Qu’ont en commun ces deux notions de littérature francophone tunisienne et d’orientalisme français ? De quelle manière peut-on les relier ? La littérature tunisienne de langue française et l’orientalisme sont tous deux l’expression artistique d’une période de l’histoire et surtout de la relation de deux cultures, de deux civilisations. Dans cette étude, les notions de littérature francophone et d’orientalisme sont à prendre au sens large puisqu’elles regroupent les diverses expressions de l’Art. En effet, les moyens utilisés pour traduire l’intérêt mutuel de la France et de la Tunisie, leurs conflits, en bref leurs relations sont nombreux : l’écriture d’abord, et ce domaine sera l’élément essentiel de cette recherche, mais aussi l’art pictural et cinématographique. Ces trois éléments permettent aux cultures maghrébines et européennes d’exprimer leurs opinions sur l’Autre, de manifester leurs sentiments envers Autrui et leurs perceptions de leurs différences. De plus, ils sont le symbole de l’interpénétration de ces deux civilisations au fur et à mesure que leur contiguïté se renforce. La France et la Tunisie sont les exemples de deux pays liés par leur histoire et leurs cultures dont la relation, en dépit de haines passées, demeure, aujourd’hui, amicale. L’intérêt de cette étude est de voir comment, à travers ces deux États, deux civilisations réputées antagonistes, l’Orient et l’Occident, parviennent à se lier, à avoir une terre commune, à se remettre en question et à évoluer. Notre sujet est ‘l’orientalisme français et la littérature tunisienne francophone : relations et influences.’ Nous chercherons donc à montrer les rapports artistiques et littéraires de ces deux mouvances en nous appuyant, non seulement sur leurs outils d’expression, mais aussi sur les événements historiques, culturels et scientifiques qui pèsent sur la relation Orient/Occident. En effet, chaque œuvre artistique est le reflet d’une époque, d’une mentalité. Les ouvrages étudiés dans cette thèse, révèlent et mettent en relief l’évolution de la pensée orientaliste et de la culture orientale. La littérature tunisienne francophone est née à la suite du Protectorat. Au contact de cette culture française, l’élite tunisienne se met à écrire. Dès 1920, la Société des écrivains d’Afrique du Nord, fondée par Arthur Pellegrin, Albert Canal, Marius Scalesi 2 et Abderahmane Guiga, publie la revue La Kahéna autour de laquelle se rassemblent ceux qui écrivent en français. Leur première œuvre commune est La Hara conte, en 1929, recueil de nouvelles judéo-tunisiennes qui évoque les croyances, superstitions, fêtes et coutumes, histoires et légendes, sentiments et caractères de cette culture. La nouvelle est un genre prisé car il préserve la tradition orale de cette communauté. Écrivains maghrébins et juifs-maghrébins se retrouvent autour d’une même volonté : s’exprimer en français. Les deux confessions religieuses utilisent le même genre littéraire car ils ont une même culture de l’oralité. Dans les années 30, avec la naissance du Néo-Destour, les écrivains tunisiens décident d’utiliser la langue de leur colonisateur afin d’exprimer leurs souffrances, leurs revendications et leur identité, et ce en réponse à la colonisation. Les juifs tunisiens, eux, ont un double objectif : s’adresser à leur oppresseur français (même s’ils sont fascinés par leur culture) et dénoncer leur oppresseur arabe. En effet, les Juifs sont doublement minoritaires. Dans leur littérature, même s’ils évoquent de bonnes relations avec les Arabes, ils parlent aussi du mépris de ces derniers à leur égard. D’ailleurs, la Hara (quartier juif) est la manifestation de cette mise à l’écart et de cette différence instaurée au sein même de la communauté tunisienne. Néanmoins, l’essentiel des sujets de la littérature tunisienne, alors, était le lieu spolié, confisqué par l’Autre, c’est-à-dire la dénonciation de la colonisation et des conséquences négatives que celle-ci a provoquées en Tunisie entre autres. Progressivement, les thèmes des écrits de ces écrivains se sont tournés vers les dirigeants de leurs pays émancipés mais aussi vers leurs concitoyens dont les nouvelles mœurs issues de la modernisation les choquent et leur déplaisent. La littérature judéomaghrébine, aussi, aborde ce sujet d’une désillusion après l’Indépendance. Nous ne ferons donc pas de distinction entre la littérature arabo-maghrébine et judéomaghrébine. Beaucoup de similitudes sont là pour parler d’une même inspiration : la conscience collective, le style d’écriture, les thèmes (la famille, la mère, les traditions)… Du tête-à-tête face à la puissance coloniale, on passe à la dialectique du Même et de l’Autre, c’est à dire une analyse de soi par rapport à l’autre, une introspection suivant le regard d’autrui. Les écrivains s’attachent à parler, à étudier le rapport de soi à soi et de soi à l’autre. Ils observent une interaction de la culture orientale et occidentale et témoignent des conséquences de celle-ci sur les peuples du Maghreb. Les écrivains tunisiens analysent leur nouvelle société, l’évolution de leur propre culture en la comparant à leur passé mais aussi à la France ; quels changements de mœurs et d’appréhension de la vie la France a-t-elle provoquée par son influence ? 3 Aujourd’hui, la littérature francophone maghrébine revient, dans ses productions, au quotidien, à son Histoire profonde et toujours au désir de liberté, d’être soi. Ainsi, la littérature tunisienne se caractérise par la critique de la France coloniale (1ère génération) et de la Tunisie contemporaine (2e et 3e générations), par l’expression d’un tiraillement entre la tradition et la modernité, par la nostalgie (l’enfance est une période prisée) et par la revendication d’une orientalité mais aussi d’une double culture. Les destinataires de ces œuvres sont les Tunisiens mais aussi les Français. La culture arabe traditionnelle qui reposait jusque là sur un passé glorieux, s’est trouvée tout à coup démunie face à une civilisation qui la dépassait et la défiait. La culture arabe moderne est née de la rupture avec cet ancien esprit devenu insuffisant, et de la volonté de s’affirmer devant l’Occident intrus. Le processus d’acculturation réveille chez les Arabes des sentiments ambivalents enfouis jusqu’alors : une fascination pour l’Occident, sa civilisation, et une répulsion pour son rôle de dominant qui impose ses valeurs, sa culture et sa langue. La longue occupation de la Tunisie par la France et l’influence que celle-ci exerce encore aujourd’hui expliquent ce phénomène. De tout temps, les rapports Orient/Occident ont été difficiles et complexes. Encore aujourd’hui, il est délicat de définir les liens qui unissent ces deux mondes considérés comme antagonistes. Le monde occidental perçoit bien l’existence des grands courants qui traversent l’univers islamique, mais il les interprète souvent mal, par suite d’une profonde méconnaissance des traits majeurs de cette civilisation, si proche et en même temps si lointaine. Les relations entre les deux mondes sont tantôt conflictuelles, tantôt marquées par l’ignorance mutuelle. Elles sont encore, à notre époque, trop souvent passionnelles ou déformées par des préjugés et des malentendus hérités de la période coloniale. On observe, en effet, une relation de dominant à dominé entre ces deux cultures ; elles ont besoin, en réalité, l’une de l’autre pour revendiquer leur existence. Hélé Beji l’affirme lorsqu’elle écrit : « Toujours, l’Orient et l’Occident se sont côtoyés avec des sentiments réciproques de convoitise et de jalousie, complices malgré leurs dissemblances, dans le secret vivace de se vaincre l’un l’autre. »1 C’est dans le regard de l’autre, de celui que l’on considère comme son rival, que l’on vit, que l’on se construit. C’est en cela que cette étude est intéressante, puisqu’elle met en relief cette relation entre deux cultures qui s’opposent et se fascinent à la fois. 1 Béji, Hélé : Esprit, n°1, janvier 1997, p. 108. 4 L’Occident, c’est d’abord l’un des deux empires issus du démembrement de l’Empire romain, l’autre étant l’empire d’Orient. Plus tard, ce terme a désigné l’ensemble des peuples habitant l’Ouest du continent eurasiatique et ayant des valeurs religieuses communes : le Christianisme. L’Orient, quant à lui, regroupait l’ensemble des grandes civilisations de l’Antiquité entourant la Méditerranée orientale jusqu’à l’Iran inclus. De même, ces peuples avaient une religion commune différente de celle de l’Occident : l’Islam. Dès lors, la volonté de suprématie mondiale des deux cultures se fit sous couvert de guerres de religion ou croisades. Afin de toujours s’agrandir, de s’affirmer et de devenir la grande puissance, ces deux empires n’ont eu de cesse de se combattre et d’aller de victoires en défaites, de colonisations en indépendances. Aujourd’hui, le monde occidental regroupe les pays de l’Europe de l’Ouest, le Canada, les États-Unis, le monde oriental étant plus ambivalent et pouvant être réduit aux seuls pays d’Asie ou regrouper le Proche et le Moyen-Orient voire le Maghreb. Effectivement, si du point de vue géographique, la frontière des deux civilisations est aisément tracée, il n’en va pas de même du point de vue idéologique. L’opposition Orient/Occident se fonde sur une différence essentielle de religions, de cultures et de régimes politiques hérités de l’Histoire. Comme l’Orient, l’Occident est une notion assez floue qu’il est difficile de définir même si tout le monde comprend des expressions telles que ‘les Occidentaux veulent’, ‘l’Occident réagit’… Le Japon, par exemple, est-il occidental ? Du point de vue économique, politique et militaire oui, mais du point de vue de la culture il appartient à l’Asie. Le mot ‘Occident’ tend donc à désigner une sphère culturelle plutôt qu’une aire géographique. Ces valeurs sont adoptées, copiées, l’Occident répand donc un modèle de civilisation, une façon de vivre et une vision du monde supérieurs aux yeux des autres pays (Tiers monde). Une acception moderne du terme d’Occident est celle de l’ensemble des pays développés, urbanisés. Claude Bélanger donne une définition plus précise de l’Occident : pour lui, c’est un concept historique et culturel. Sont considérées comme occidentales toutes les cultures qui plongent les racines de leurs grandes caractéristiques dans l’univers judéo-chrétien et le monde gréco-romain. Ces cultures ont traversé les grandes phases qui correspondent chacune à un contexte géographique et historique spécifique. La première phase, la plus longue, celle des origines de la culture occidentale, est celle du Proche Orient qui s’échelonne de 1500 à 800 avant J.C. C’est la phase de création des premiers éléments qui formeront l’armature culturelle et religieuse de l’Occident. La seconde phase, méditerranéenne, s’étend de 800 avant J.C à 5 476 après J.C, et se divise en deux périodes. Deux peuples (les Phéniciens et les Grecs) répandent la culture du Proche Orient dans une bonne partie du Bassin méditerranéen. Par le biais du commerce et de la colonisation, l’alphabet (qui servira de base à l’alphabet occidental) ainsi qu’une culture enrichie, dynamique se transmettent. De plus, l’Occident s’étend et s’unifie par le biais de la colonisation romaine. Les Romains ont forgé l’unité politique et culturelle, ont donné naissance au droit, à l’architecture, au calendrier (en 753 avant J.C), au régime politique dont la civilisation occidentale a hérité. À la fin de cette période, vers 476 après J.C, la culture occidentale domine en Asie, dans le Proche Orient, en Afrique du Nord et dans la partie européenne. La troisième période, européenne, correspond au Moyen Âge (476 à 1492). La chute de l’empire romain n’empêche pas certaines parties du monde de conserver et de préserver la culture occidentale. Ainsi, l’empire byzantin dans l’Est méditerranéen, les Germains romanisés et le monde arabe. Néanmoins, progressivement, le Proche Orient et l’Afrique du Nord vont se détacher, la culture occidentale ne se retrouve plus qu’en Europe. La quatrième phase correspond au relèvement culturel et à l’expansion territoriale de la civilisation occidentale (1492 à aujourd’hui). Les différentes explorations (Christophe Colomb), l’expansion coloniale, les développements technologiques très importants, un fort dynamisme démographique et économique expliquent cette progression et la domination de l’Occident sur le monde d’aujourd’hui. Au-delà de cette influence mondiale, l’Occident s’est aussi construit par opposition à l’Orient dès que l’Afrique du Nord et le Proche Orient se sont détachés de la culture judéo-chrétienne/gréco-romaine. La civilisation occidentale projette sur un Orient fantasmé et exotique sa définition de l’Autre. On retrouve donc dans le clivage occidental/oriental une perpétuation du schéma de pensée civilisé/barbare. Au vu des événements contemporains, à savoir la colonisation par les Occidentaux puis l’émancipation des Orientaux, l’Occident se compose de l’ensemble des pays urbanisés, développés et l’Orient de l’ensemble des Etats considérés comme sous développés ou en cours d’urbanisation, de modernisation. À l’heure actuelle, les rapports entre les deux cultures demeurent ambigus et plus ou moins conflictuels selon les régions. Autant la relation entre certains pays du Proche et du Moyen-Orient et de l’Occident est restée hostile, autant entre le Maghreb et l’Europe, elle est devenue plus amicale. Les différentes manifestations culturelles, les divers voyages diplomatiques illustrent cette nouvelle entente. 6 Le Maghreb est un vieux terme arabe qui désigne les contrées où le soleil se couche (gharb), l’Occident au sein du monde arabe, alors que le Machrek désigne l’Orient (cherg) et par-là le Moyen-Orient, c’est-à-dire tous les pays à l’est du Nil. Le grand Maghreb est composé de cinq États qui se situent de l’Atlantique à la Méditerranée jusqu’aux étendues du Sahara. Plus communément, le Maghreb regroupe le Maroc, l’Algérie et la Tunisie. Les caractéristiques culturelles communes de ces trois pays résultent des échanges établis après la diffusion de l’Islam en 643. Le Maghreb est majoritairement arabe et l’Occident lui concède une identité arabe sur le plan politique essentiellement. Or, ce qui fait l’originalité de la culture maghrébine, c’est la richesse et la diversité de ses influences, dans le domaine linguistique comme dans celui de la musique, des coutumes et des mœurs. Chacun des trois États a ses particularités, sa manière de voir le monde et d’appréhender son avenir. Certes, ils ont en commun la religion, la culture, des traditions, une langue littérale mais ils ont aussi des dialectes différents, des comportements et des opinions divers voire parfois opposés. Pour l’Europe, le Maghreb c’est déjà l’Orient : la culture et la religion sont différentes, le paysage rappelle celui vu au Proche Orient… : désert, ciel et mer, une luminosité intense. Néanmoins, à l’instar du Moyen-Orient, le Maghreb a su rester ouvert sur l’Europe d’après Camille et Yves Lacoste dans leur ouvrage Maghreb, peuples et civilisations (2004). En effet, la proximité du Maghreb avec l’Europe et la France en particulier, explique ce phénomène. De tout temps, ces trois pays ont connu l’Étranger, ont été influencés par l’Autre, c’est à dire l’homme provenant d’une autre culture, et ont donc été ouverts sur le monde. Leur situation géographique maritime a facilité l’entrée de l’Europe et les conquêtes étrangères. Ainsi, l’Empire carthaginois (-800/-146), l’Empire romain (-146/430), l’Empire vandale (430/ 533) et l’empire byzantin (533/700), les Arabes, les Turcs (1574) et plus près de nous, la venue d’Italiens et de Français. La Tunisie se démarque de ses voisins par sa géographie d’abord : elle est ouverte sur la mer et n’a pas de hautes montagnes qui la protègent de l’extérieur. Elle est donc accessible sur tous les fronts, d’où son fort potentiel commercial mais aussi les fréquentes conquêtes dont elle a été victime. Guy Dugas, s’exprimant au nom de tous les amoureux de ce pays, écrit : « Tous les voyageurs l’attestent : il est difficile de ne pas se sentir chez soi lorsqu’on arrive en Tunisie : la douceur du climat, l’accueil que les gens vous font, le vêtement qu’ils portent à 7 l’occidentale, le français qu’ils parlent parfaitement et sans le moindre complexe, tout contribue à ce qu’on s’y sente à l’aise. L’histoire singulière de ce petit peuple témoigne d’une arabité ouverte. La Tunisie est terre d’accueil, ouverte aux étrangers, aux déracinés et aux apatrides. Quoi d’étonnant lorsqu’on est ainsi un pays de passages et de rencontres ? L’Islam, qui a su très tôt intégrer l’élément berbère […] est vécu de manière très modérée. Une éducation islamique ouverte sur la modernité occidentale a toujours été et demeure une priorité : à côté de la Zitouna de Tunis, une des universités historiques du monde musulman, se trouve le collège Saddiki qui, durant toute la période coloniale, a permis de former, selon des méthodes pédagogiques empruntées à la France, les élites de la nation à venir. La Tunisie est terre d’ouverture et de progrès. »2 En ce qui concerne sa population et sa politique, elles sont tournées vers l’Occident. La Tunisie est le pays le plus européen du Maghreb. Elle allie sa part d’orientalité héritée de la conquête arabo-musulmane à sa part d’occidentalité issue de la colonisation mais aussi du progrès. Effectivement, cet État n’échappe pas à l’attrait de la modernisation et à l’intérêt que lui portent les artistes européens. Ces derniers, en effet, découvrent la Tunisie dans leur quête de l’Orient ou d’un Ailleurs différent de leur pays. Cette contrée, proche de la leur, surtout après le développement des moyens de transport, mais en même temps éloignée en raison de sa culture, plaît. De nombreux Français viendront s’y installer et vanter les mérites du paysage, de la spiritualité, de l’histoire de cet État. Le Maghreb entier n’échappe pas à cet élan européen. De plus, ces peuples arabes sont conscients de l’attrait qu’ils provoquent chez les Occidentaux et en sont flattés. En fait, dès le XIXe siècle, l’Occident s’est intéressé de près à l’Orient. C’est à ce moment que naît le mouvement orientaliste, même si déjà au XVIIe siècle des liens et des intérêts s’étaient créés entre l’Occident et l’Orient. L’orientalisme est un courant culturel occidental qui concerne la production artistique. C’est aussi une mode qui débute au XVIIIe siècle, qui marque une admiration pour les cultures chinoise, japonaise, turque et arabe. Cet intérêt pour l’Orient s’est traduit par un ensemble de voyages d’Occidentaux en Asie et en Orient et par le développement d’un point de vue subjectif devenu collectif par le biais des diverses études publiées par les voyageurs européens. Au XVIIe siècle, les langues et les civilisations de l’Orient et de l’Extrême Orient ont été révélées par les Jésuites. Les salons littéraires étaient alors friands des Lettres édifiantes et curieuses que ces derniers et autres missionnaires envoyaient du 2 Dugas, Guy : Tunisie, Rêve de partages, Paris : Omnibus 2004, p. 7. 8 Levant. En 1664, la Compagnie des Indes orientales, créée par Colbert pour le commerce de la soierie, du thé et des épices, favorise les échanges commerciaux et artistiques. Dès ce moment, l’Orient prend peu à peu sa place dans le décor de la vie française (tapisseries à la mauresque, faïence imitant les arabesques). Au XVIIIe siècle, les liens diplomatiques entre la France et certains pays d’Orient se resserrent, différentes réceptions de délégations étrangères ont lieu. Ainsi, le Bey Ali décide d’envoyer, après l’avènement au trône de France de Louis XVI en 1774, un ambassadeur à Versailles pour une visite de haute courtoisie. Désormais, tout ce qui vient de Turquie, de Chine, de Perse, en bref d’Orient, est à la mode. La traduction par Antoine Galland des Mille et Une nuits (1704) et Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu renforcent cet attrait. L’image que l’Orient véhicule au XVIIe et au XVIIIe siècles est celle d’un monde magique et mystérieux, aux frontières mal définies, habité de sultanes et de muftis où le merveilleux et le pittoresque prennent le pas sur le réel. C’est Bonaparte, en 1798, qui va ouvrir les portes d’un Orient non plus de fantaisie mais vécu, exploité par le romantisme avec ses couleurs propres et ses mœurs. Victor Hugo dira dans la préface de ses Orientales (1829) : « L’Orient est devenu une préoccupation générale ». En 1842, l’historien Edgar Quinet nommait l’orientalisme une renaissance orientale (Le Génie des religions). D’après lui, cette renaissance vise à retrouver les sources communes de l’Orient et de l’Occident et constitue une source d’inspiration. Les écrivains (Lamartine, Nerval), les peintres (Adrien Dauzats qui voyage dans le Proche Orient en 1830, Gabriel Decamps en Grèce et en Turquie en 1828, Eugène Delacroix au Maroc en 1832) commencent à voyager, à témoigner d’un Orient éternel, immobile, mystérieux, exotique et érotique qui contraste avec l’univers de la société industrielle européenne. L’orientalisme est étroitement lié aux valeurs du romantisme littéraire et dans le même temps vise à retrouver les sources communes à l’Orient et à l’Occident. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’extension du tourisme, du commerce et l’expansion coloniale aidant, l’orientalisme est une source d’inspiration active en Europe, et sa vogue aboutit, par exemple, au Salon des peintres orientalistes français en 1895, dont le but était de mieux faire connaître les pays et les cultures d’Orient. Les orientalistes pensaient que leur civilisation avait son origine au Proche Orient. On remarque aujourd’hui que, pour beaucoup de pays anciennement colonisés par l’Europe, leur renaissance au monde moderne a pour origine l’Occident. Un échange s’opère, accepté ou non par les deux civilisations. Au fur et à mesure du développement des outils de communication (photos, cinéma, publicités) et du tourisme, l’Orient se banalise et le mouvement 9 orientaliste tel qu’il était à l’origine s’arrête. Les sujets orientaux intéressent toujours les artistes mais ceux-ci n’éprouvent plus le choc de leurs aînés lorsqu’ils se rendent en Orient, celui-ci ressemblant progressivement aux pays européens. La lassitude s’installe à une époque (1855) où s’impose la sensibilité ethnographique, c’est à dire un intérêt pour l’indigène, sa culture, son identité et non plus seulement son environnement. Ces réticences seront exprimées par Fromentin dans Une année au Sahel (1859) : « Il (l’orientaliste) n’est ni vrai ni vraisemblable […]. Il invente encore plus qu’il ne se souvient. »3. L’écrivain reproche aux Orientalistes d’apporter une image illusoire, faussée de l’Orient. L’Occident occupe le paysage et le peuple oriental, Fromentin ne veut pas que les récits et/ou les comptes rendus des artistes soient, de surcroît, erronés. Avant cette observation personnelle de Fromentin, il se trouve que « L’Europe a érigé l’Orient, […], en lieu de l’ailleurs, de la différence, du merveilleux, de la volupté, de la mélancolie. »4 Effectivement, dès le Romantisme, les Européens ont créé un Orient, dont l’Espagne est l’antichambre, fait de mystère, d’exotisme et de rêves. Pour quelles raisons ? Fuir un quotidien insatisfaisant ou projeter sur un Ailleurs des souhaits ou encore interpréter la différence ; les causes en sont multiples, nous le verrons par la suite. Cette attitude a des conséquences : la construction d’un Ailleurs par l’imaginaire peut fausser la réalité et provoquer une impression de superficialité, c’est ce que nous avons découvert en étudiant certaines œuvres. Tout le monde n’a pas voyagé en Orient et pourtant de nombreux artistes ont écrit à ce sujet, ont peint des paysages, des personnages ; on peut se demander si les oeuvres de ces derniers sont proches de la vérité et quels sont les aspects de l’Orient qui ont tant plu à ces Européens. Les Tunisiens répondent à cet intérêt par l’imitation. À force de côtoyer le colon français et la culture qu’il véhicule, à force de vivre sous le joug de la France, le Maghrébin, dont la culture est différente, se met à lui ressembler. Après l’Indépendance surtout, on peut remarquer une imitation dans le mode de gouvernement, les mœurs mais aussi dans le domaine artistique avec l’usage de la langue française et la réappropriation d’images orientalistes. Le colonisateur, d’abord haï, devient un modèle pour le colonisé qui a, dès lors, envie de lui ressembler, voire de le surpasser. 3 4 Fromentin, Eugène : Une année au Sahel in Regards et pensées exotiques de Roger Bezombes, p. 39. Audiberti, Jacques : Orient :Occident : la rencontre des cultures, p. 12. 10 L’occupation de la Tunisie par les Européens a connu différents courants, se chevauchant dans le temps, et coïncidant avec les trois composantes de l’impérialisme : l’Orientalisme qui correspond à une conquête artistique, scientifique et ethnologique de cet État du Maghreb ; le Paternalisme, mode de pensée occidental où le colonisateur s’associe à l’image du père civilisateur afin d’éduquer et de mener à la modernité les Tunisiens ; enfin, le Colonialisme pur, c’est-à-dire la conquête du Maghreb du point de vue politique, économique, socioculturel et moral. Du point de vue littéraire, il existe d’après Jean Marc Moura, trois périodes : La première commence dans les années 1800 avec l’expédition de Bonaparte en Égypte et l’engouement des Européens pour le dépaysement et une autre vie. C’est « la période d’exploration et d’occupation effective à laquelle correspondra une littérature de découverte et de conquête, représentée par des récits de voyage, des comptes rendus de mission, des notes de route, des carnets de campagne et des reportages. »5 La seconde se situe après les années 1850, lorsque l’Orient devient plus accessible et intéresse de manière plus importante les chercheurs de tout genre (ethnologues, scientifiques, religieux…). C’est « la période de reconnaissance méthodique et d’organisation, qui donnera naissance à une littérature technique et documentaire, c’est-àdire à des ouvrages écrits par des spécialistes, par des savants, des vulgarisateurs »6 Enfin, la troisième correspond à l’impérialisme installé, donc des années 1890 jusqu’aux indépendances : « le pays est administré normalement et s’ouvre au progrès matériel et moral : une littérature touristique et une littérature d’imagination domineront alors et se confondront parfois… »7 Cette dernière période voit une littérature qui se partage entre l’exotisme fondé sur l’imagination et le colonialisme, ancré dans le réel, le quotidien vécu par les colons. C’est le colonialisme, à la fois idéologique politique et socio-économique qui a provoqué le mécontentement des Tunisiens. Ces derniers, face à une présence de plus en plus importante des Français, revendiquent leur identité à travers la famille et la 5 Moura, Jean-Marc : Littérature coloniale et exotisme, p. 26. Op. Cit. 7 Op. Cit. 6 11 religion. Le fait est que les Français se plaisent dans ce nouveau pays, mais qu’ils continuent aussi à idéaliser leur patrie, leur Métropole. La relation entre les deux nations est alors difficile puisqu’elle se joue sur un même sol et qu’elle est fondée sur le regard : l’image que chacun des peuples a de l’autre sera le ciment de leurs opinions et de leurs sentiments. Chaque civilisation va se faire une idée de l’autre plus ou moins vraie selon ce qu’elle en perçoit. Ce jeu de regards permet, par la même occasion, à chaque culture de se remettre en question et de se voir en toute objectivité. Quelles sont les conséquences de ce type de relation ? Qu’en ressort-il de positif et de négatif ? Les littératures tunisiennes et orientalistes construisent l’Autre, celui qui appartient à la culture étrangère. C’est à travers les descriptions et les propos trouvés dans les ouvrages de ces littératures que le lecteur va tenter de cerner les traits de caractère, les valeurs du Français et du Tunisien. Les écrivains réalisent alors des portraits qui dépeignent les représentants des deux civilisations concernées. Au fur et à mesure des portraits peints ou écrits par les artistes français et tunisiens, le lecteur observe aussi que le temps et le contact permanent avec l’autre civilisation réduisent les différences. Dans notre étude, la France symbolisera l’Occident et la Tunisie l’Orient, même si d’autres pays peuvent être considérés comme plus orientaux ou occidentaux. L’Histoire impose à ces deux pays une relation équivoque : celle de maître à esclave puis de maître à élève. Toutefois, cette relation établie en raison de la colonisation n’a pas ou plus lieu d’être puisque le contact permanent de l’une et l’autre société aurait provoqué une interpénétration des deux cultures. Il est alors difficile de définir l’aspect oriental ou occidental d’un pays à cheval entre les deux. Il est possible, en ce qui concerne le pays étudié, à savoir la Tunisie, que la question des rapports entre l’Orient et l’Occident soit en réalité celle de la relation entre la tradition et la modernité dans un pays en voie de développement. La critique des écrivains maghrébins touche la modernisation de la Tunisie qui se fait à outrance. Les deux dirigeants tunisiens : Bourguiba et Ben Ali déçoivent car toutes leurs promesses ne sont pas tenues et parce que l’image d’une Tunisie accomplie n’est pas entièrement réalisée. De plus, les mœurs des autochtones changent et surprennent de manière négative car les valeurs d’antan se perdent. Ce nouveau mode de vie trouble tous ceux qui n’y adhèrent pas, en particulier les artistes maghrébins de la troisième génération, qui connaissent très bien la France et parfois même y habitent. Ils sont désagréablement surpris par le fossé qui sépare la Tunisie orientale de la Tunisie dite moderne. Ils réprouvent l’image erronée qu’ont les autochtones tunisiens de la vie à 12 la française ou des mœurs occidentales. Le mode de vie européen est copié dans l’excès, ce qui fausse la réalité et donne naissance à de nouvelles mœurs discutables. La nostalgie est alors un recours pour éveiller la mémoire des Tunisiens et leur faire prendre conscience de leur évolution négative dans certains domaines. Qu’est-ce qui déplaît tant à ces artistes contemporains ? Le fait d’être écrivain et de vivre à l’étranger permet-il d’avoir une vision objective de la situation tunisienne ? Nous verrons qu’en réalité, ce phénomène est la manifestation d’un mal-être partagé par les Maghrébins et les Européens. En effet, les colons contraints à l’exil dès l’émancipation de la Tunisie en 1954, se retrouvent seuls et se sentent rejetés. L’inconnu les attend après la perte de leurs biens et de leurs repères. Comment vont-ils réagir ? De même, les Tunisiens immigrés en France sont-ils bien perçus ? Y a-t-il une intégration facile ? Des deux côtés : colons et immigrés, le résultat est le même, à savoir une difficulté à s’intégrer à cause d’un refus, énoncé ou non, du pays d’accueil. On observera, d’ailleurs, qu’il n’y a quasiment pas de littérature francophone d’immigré tunisien. Cela peut s’expliquer par leur petit nombre en France, contrairement à leurs compatriotes Marocains et Algériens. L’Arabe d’origine ou le colon français qui s’est orientalisé ou qui est né en Tunisie, vivent la même incompréhension face à l’accueil des Français de Métropole. Ils se sentent de trop, véritablement étrangers, ils ont le sentiment d’être mal aimés, d’êtres considérés comme des êtres de rebut, des êtres inférieurs. Même si les efforts d’intégration sont là, le fossé reste présent de manière générale et provoque chez l’immigré arabe ou pied noir un mal-être alors même que leur présence en Occident ne signifie plus à leurs yeux que l’oubli du pays natal, son occultation pour une nouvelle vie meilleure. Le tiraillement entre la modernité et la tradition, entre le pays natal et le pays d’adoption est présent chez les deux groupes d’individus français et maghrébins. Le comportement est alors identique : la nostalgie et une tendance au communautarisme. Cette étude cherchera à rendre compte de la construction d’une relation entre deux cultures étrangères et de l’évolution de deux civilisations au gré des événements historiques et de leurs contacts avec l’Autre. La littérature est l’expression de ces métamorphoses, elle révèle les opinions de chaque pays, leurs interrogations, leurs réactions face à l’étranger et face aux changements. En ce qui concerne la littérature franco-maghrébine, elle est à la recherche d’un juste milieu entre deux cultures et deux langues. Comme la peinture, elle manifeste les réussites et les échecs de ces évolutions 13 qui sont autant de preuves de la relation et des influences mutuelles de la Tunisie et de la France. Nous chercherons, enfin, à étudier l’image littéraire et accessoirement artistique des relations franco-tunisiennes du XIXe siècle à nos jours, telle que la construisent les œuvres de la littérature française romantique orientaliste, coloniale, post-coloniale et la littérature tunisienne francophone. Notre sujet, même s’il concerne la Tunisie, même s’il commence essentiellement au XIXe siècle, tiendra compte des commentaires et des œuvres du XVIIIe siècle à aujourd’hui et concernera le Maghreb même si nous ferons aussi référence à quelques oeuvres évoquant la Turquie, l’Egypte, le Proche et le Moyen Orient. Nous nous intéresserons donc dans un premier temps à l’intérêt réciproque des deux cultures, orientale et occidentale. La France éprouve une irrépressible attirance pour l’Orient. La Tunisie en fait partie, elle correspond à la quête d’exotisme recherchée par les Européens. De son côté, cet état du Maghreb est aussi intéressé par la France qu’il cherche à imiter en adoptant sa langue et ses mœurs. Nous aborderons, par la suite, la question de la revendication identitaire et du regard. Quelle image de l’autre est véhiculée par la littérature, la peinture et le cinéma ? Selon cette représentation, chacune des cultures va prendre conscience de soi et revendiquer son identité. Les Tunisiens se rebellent contre l’occupation française et vont lutter violemment pour exprimer leur individualité. Enfin, nous examinerons en quoi la Tunisie et la France partagent un malêtre de leurs citoyens et une désillusion de ces-derniers face aux dirigeants mais aussi face à la modernisation de leurs sociétés. Intérêt réciproque 14 Depuis la nuit des temps, l’homme est un nomade qui a été attiré par les voyages, l’Ailleurs, tout ce qui diffère de sa propre civilisation. Les Européens, dès le temps des Croisades, se sont intéressés aux pays d’Orient (plus particulièrement le Moyen Orient). Au XVIIe siècle et encore plus au XVIIIe et au XIXe siècles, ils sont en quête de pittoresque, d’aventures, d’une vie plus calme que la leur, du bonheur ou de connaissances nouvelles qu’ils vont trouver dans certains pays orientaux. Ces derniers, aux yeux de l’Occident, regroupent essentiellement les terres de civilisation musulmane, arabe et turque, et toute nation ayant été conquise par cette civilisation, comme l’Espagne. L’Orient que nous allons étudier, n’est pas seulement géographique puisque nous parlerons essentiellement de la Tunisie qui se trouve au sud de l’Europe et non à l’est, mais surtout imaginaire et mythique. Ces contrées, pour la plupart encore mal connues au XVIIIe siècle, vont leur offrir ce qu’ils cherchent : l’exotisme et le dépaysement. Toutefois, cela ne sera pas suffisant. À la réalité pittoresque, ils vont mêler leur imaginaire. En effet, à cette quête matérielle, représentée par le voyage physique, va s’ajouter une quête spirituelle, symbolisée par le voyage imaginaire. Au XIXe siècle et pour Flaubert en particulier « L’Orientaliste [est un] homme qui a beaucoup voyagé »8 ; il est un artiste en quête de plaisir et un intellectuel qui cherche de nouveaux centres d’intérêt. Au XVIIIe siècle, plus précisément après les campagnes d’Egypte de Bonaparte en 1798, certains orientalistes comme Volney ou Anquetil Duperron (premier orientaliste à être allé en Inde et à en avoir rapporté les livres spirituels des Indiens) vont rêver cette contrée. Pour certains d’entre eux, l’exotisme, c’est à dire une manière de décrire l’Orient en accentuant ses traits pittoresques, colorés, fera partie des moyens d’expression de cet ailleurs afin de le rendre plus magique, plus lumineux ou étrange qu’il ne l’est déjà. De même, d’autres Français n’ayant jamais voyagé, vont s’inspirer de ce qu’ils ont déjà lu ou vu (comptes rendus, peintures) pour écrire sur l’Orient. Ils feront ainsi appel à leur imaginaire et créeront leur propre Orient. Les orientalistes et autres écrivains dits exotiques, tels que Voltaire ou Montesquieu, vont rêver l’Orient : le premier avec Zadig en 1748 (l’histoire d’un homme fait esclave en Egypte, puis qui retrouve sa Babylone natale) et le second avec Les Lettres persanes 8 Flaubert, Gustave : Dictionnaire des idées reçues in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet Jean Claude, Éditions Robert Laffont, Paris 1985, p. 3. 15 en 1721 (récit épistolaire de deux Persans qui visitent la France et qui reçoivent des nouvelles de leur pays). De ce fait, ils maintiennent vivant un Orient de rêve fait de lumière, de couleurs, d’indolence, de sensualité et de violence. Ils lui donnent vie c’est à dire que d’une notion abstraite d’un lieu étendu (du Moyen Orient à l’Espagne) où règne l’exotisme, où les fantasmes sont projetés, ils font un élément plus déterminé (même s’il n’est pas concret), et lui permettent alors d’être connu et accessible à tous. Des images, des récits sont alors associés à cette contrée méconnue faite de nombreux pays éparpillés en Europe, au Moyen Orient, au Maghreb... L’Orient conserve, certes, son flou et ses mystères qui permettent aux Occidentaux d’y renvoyer leurs désirs, mais il devient progressivement, à cause de l’intérêt toujours plus grand qu’il provoque, plus proche, plus abordable voire plus compréhensible pour les Occidentaux. Au XIXe siècle, puis au XXe siècle, avec l’accès plus facile (grâce aux développements des moyens de transports) aux différents pays dits orientaux (Egypte, Espagne) et à la culture orientale, la permanence des récits et des images des orientalistes a permis à cet Ailleurs de vivre et de ne point être oublié. Il est devenu le lieu privilégié des touristes et des artistes. L’Europe voit sa quête trouver sa finalité dans l’Orient et son étrangeté. A l’inverse, le Maghreb, qui compose un fragment de la vaste étendue qu’est l’Orient, est soumis à une autre recherche. En effet, la Tunisie, dont nous parlerons en particulier, tend, au contact des Européens, à vouloir se moderniser. Son regard n’est pas tourné vers elle-même et l’Orient mais vers l’Europe et l’Occident. Dès la campagne d’assimilation qui débute en 1883 avec la création d’écoles françaises, les Tunisiens tendent à imiter leurs occupants dans leurs mœurs, leur mode vestimentaire et même leur langue, et ce de manière de plus en plus importante. Il en est ainsi du héros de La Statue de sel (1953) et de Si Boubaker dans De Miel et d’aloès (1989). Le premier renie ses origines au fur et à mesure de sa conversion au ‘françaouisme’, le second est l’exemple d’une assimilation réussie : il parle français, s’habille à l’occidentale mais il porte aussi le fez et possède tous les attributs orientaux (religion, langue, coutumes). Comme ce dernier, les Tunisiens vont prendre pour modèle les Français, pour mieux entrer dans l’ère contemporaine, occidentale et pour être plus libres aussi. L’attrait d’une nouvelle culture qui semble plus épanouie, plus conforme au monde moderne et le métissage nécessaire de deux civilisations qui vivent ensemble expliquent ce mouvement. Cette marche vers la culture de l’Autre se fera au 16 début du XXe siècle avec l’arrivée du progrès, l’installation en masse de Français et leur volonté d’assimiler les Tunisiens à leur culture, leur langue. D’un point de vue temporel, les attirances se succèdent : l’Occident éprouve un désir d’Orient avant même que ce dernier soit intéressé par l’Occident. L’intérêt naît au contact de l’autre : c’est en découvrant l’Orient au XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle que l’Europe s’éprend de cette contrée ; et c’est au XXe siècle, lors des colonisations du Maghreb et de l’Afrique, que l’Orient apprend ce qu’est l’Occident et cherche à lui ressembler. Les deux civilisations éprouvent une attirance réciproque mais à des périodes différentes et pour des raisons diverses. Nous assistons, en effet, à un mouvement inversé : l’Europe est à la recherche d’un passé aux vraies valeurs, l’Orient, lui, est en marche vers la modernité, le futur. A. Regards européens sur l’Orient Les orientalistes sont la mémoire de cet Orient du XVIIIe au XXe siècle. Ils racontent sa naissance, son évolution, ses transformations. « L’Orientaliste moderne est, […], un héros qui sauve l’Orient de l’obscurité, de l’aliénation et de l’étrangeté qu’il a lui-même convenablement perçues. Ses recherches reconstruisent les langues perdues de l’Orient, ses mœurs et même ses mentalités. »9 L’Orientaliste découvre une contrée inconnue et la donne à connaître. Grâce à lui, l’Orient est vu, visité, découvert ; il devient un phénomène d’intérêt européen. 1. Origines et développement de l’Orientalisme Du XVe au XXe siècles, l’attrait pour l’Orient touche toutes les catégories sociales et tous les domaines de l’Art. « l’Orient n’est [plus] une notion géographique : il n’est ni à l’Est ni à l’Ouest, il est dans l’Ailleurs et dans l’Autre, dans le très Ailleurs et le très Autre, dans l’étrange et dans l’étranger »10. 9 Saïd, Edward : L’Orientalisme: l’Orient créee par l’Occident , Le Seuil 1980, p. 144. Rouaud, Alain : Les Orientalistes sont des aventuriers, guirlande offerte à Joseph Tubiana, SaintMaur : Éditions Sépia 1999, p.1. 10 17 Effectivement, cette notion d’Orient regroupe tous les pays du Sud et de l’Est (Maghreb, Moyen-Orient, Bassin méditerranéen) relevant du pittoresque, favorisant la création artistique, et ayant un intérêt politique, commercial, intellectuel pour les Européens. Dans notre étude, nous nous intéresserons essentiellement au Maghreb qui est l’Orient le plus proche de l’Europe, et en particulier à la Tunisie, pays dont la relation à l’Autre est la moins conflictuelle. Du XVe au XVIIe siècles, les rois, pour le commerce, entretiennent des relations intéressantes et intéressées avec l’Orient constitué alors de la Grèce, de l’Espagne et de l’Empire Ottoman. Les contacts sont essentiellement ceux de commerçants et ce qui les intéresse ce sont les riches costumes, les coiffures extravagantes des femmes, les parfums. En ce qui concerne le peuple européen, ce qui frappe ce sont les conflits (Croisades) qui présentent les Orientaux comme des hommes cruels et qui aiguisent la crainte des Occidentaux. Cependant, l’essor prodigieux des relations Orient/Occident (après la création de la Compagnie des Indes orientales en 1664 et l’échec de l’Empire turque à la bataille de Vienne en 1683 qui marque ainsi la dernière Croisade), conduit des savants, des géographes et autres voyageurs à entreprendre des périples dont ils rapportent des récits lus avec passion par leurs contemporains. Il en est ainsi de Jean Thévenot qui arrive à Constantinople en 1655 où il demeure 9 mois, avant de séjourner en Egypte durant deux ans. Il écrit Voyage du Levant (1665) où il fait allusion à une autre philosophie de l’existence, apprise auprès des Orientaux. Jean Baptiste Tavernier fournit une description précise de la civilisation rencontrée à Constantinople et en Perse (1676-1679). De la même manière, Jean Chardin dépeint le système politique, l’administration, la religion, les mœurs, les lieux et les sciences et techniques des Perses dans son récit Voyages du chevalier de Chardin en Perse et autres lieux d’Orient (1671-1677). Au XVIIe siècle, alors que l’Orient artistique s’illustre avec des thèmes inspirés de l’Antiquité, le Maghreb fait son entrée dans cet ‘Ailleurs’ et de ce fait, beaucoup d’artistes représentent des scènes typiques comme la chasse ou illustrent les rencontres et les relations diplomatiques de l’Europe avec le Maghreb. Des écrivains s’inspirent aussi de l’Orient dans leurs pièces afin de répondre à un intérêt qui touche toute la population européenne. Ainsi, Racine avec, Bajazet en 1672 (les personnages sont habillés à la turque). L’Orient est un thème prisé car il permet, surtout au théâtre, la mise en place de tragédies. Il y eut aux XVIIe et XVIIIe siècles toute une école d’orientalistes, dont des peintres comme Favray, attirés par le pittoresque de l’Orient et son lyrisme de la couleur. Le prestige des féeries orientales influence les modes de la capitale et les 18 orientaleries (objets d’inspiration orientale) règnent dans les boudoirs de Mme de Pompadour ou de la du Barry. Au XVIIIe siècle, l’Empire ottoman attire toute l’Europe : l’intérêt pour la littérature arabe et persane, pour la vie des femmes orientales connaît un élan particulier. La traduction, en 1704, des Mille et une Nuits par Antoine Galland est un élément déterminant dans la volonté de mieux connaître l’Orient. Les philosophes (Montesquieu, Voltaire) non plus ne restent pas indifférents au charme de cette culture et profitent de cette connaissance d’une nouvelle civilisation pour la comparer à la leur. La mode de la découverte de l’Orient commence. Nombre de tableaux représentent des Orientaux en costumes ou même des Européens posant en tenue orientale ; c’est l’époque des Turqueries, l’Orient est alors associé aux fêtes et aux mascarades. De même, les sultanes, les harems et le Pacha sont des poncifs de cette période. Charles de Ferriol, ministre de France à Constantinople fait paraître un livre sur les coutumes de l’Empire Ottoman illustré de gravures (1714). Cet album sert de référence pendant longtemps aux savants, écrivains et artistes européens. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le rococo (style influencé par les Turcs) lasse les Français. Trop d’artistes avaient voyagé pour continuer de montrer des Turcs de fantaisie, un faux dépaysement ou un pittoresque exagéré. Les Français ne se contentent plus d’aimer les costumes étranges, les aventures de sérail, ils s’intéressent à la sagesse orientale, à sa culture. Ainsi, Claude Etienne Savary, traducteur du Coran écrit aussi Lettres sur l’Egypte, après son voyage en 1776, où il décrit les paysages orientaux et les mœurs des Arabes, Volney compose un traité géographique et politique dans son Voyage en Syrie et en Egypte (1782), le Comte de Choiseul Gouffier écrit un récit pittoresque et historique illustré de 180 planches de Jean Baptiste Hilaire : Voyages pittoresques de la Syrie (1782-1804). D’autres artistes comparent l’Orient et l’Occident, dans l’intention de critiquer leur propre nation : Montesquieu avec ses Lettres persanes en 1721, Voltaire avec Zaïre (1732), Candide (1759) ou Mahomet (1736), Diderot avec Les Bijoux indiscrets (1748). Au XIXe siècle, après les campagnes de Bonaparte, la France rêve de l’Orient pharaonique et musulman. C’est à cette époque, que l’Egypte et par la suite le Maghreb attire toute l’Europe et surtout les convoitises des grandes puissances. Le 16 mars 1798, Bonaparte crée la Commission des sciences et des arts de l’armée d’Orient. Le général Caffarelli du Falga la dirige. Gaspard Monge (auteur de L’Art de fabriquer les canons en 1794) et le chimiste Claude Louis Berthollet recrute 167 membres : savants, artistes, écrivains (Antoine Vincent Arnault, François Auguste Parseval), musiciens (Henri Jean Pugel, Guillaume Andre Villoteau), dessinateurs (Jean 19 Gabriel Coquet, André Dutertre), peintres (Joly, Michel Pugo), mais aussi des aérostiers, astronomes, médecins, chirurgiens, ingénieurs, naturalistes, mécaniciens ; scientifiques, artistes, militaires, fonctionnaires, tous sont partis pour ce nouvel Orient afin de répondre à leurs propres interrogations et de découvrir une nouvelle civilisation. Les peintres vont créer des œuvres retraçant les expéditions de Bonaparte, les révoltes des Egyptiens, puis les monuments de ce pays, les habitants. L’art pictural comme la littérature rend compte de ces nouvelles contrées mais aussi de ce qui s’y passe comme la guerre d’indépendance en Grèce ou la prise d’Alger. Par la suite, les scènes de genre font leur apparition : rues de Tunis ou d’Alger, artisans, mendiants, femmes voilées…doublées de peintures bibliques. Ces dernières correspondent à un courant de pensée qui conçoit l’Orient comme une survivance du temps des Patriarches. Certains artistes même, qui ne connaissaient l’Orient que par procuration, se mettent à écrire à ce sujet comme Alfred de Musset avec son conte oriental Namouna, écrit en 1831, dans lequel l’écrivain évoque Hassan, sa langueur, son amour des femmes, son physique chaud, halé, ses yeux noirs… Ces artistes maintiennent le rêve oriental. Comme le dit Nerval à son arrivée en Egypte, l’Orient est la contrée du merveilleux : « C’est bien là le pays des rêves et des illusions ! »11. ‘L’étrange’ est ce qui retient l’attention car il sort de l’ordinaire, du familier. Il attire l’être humain qui veut sortir de l’univers commun, d’une routine européenne. Edward Saïd explique dans L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, que : « L’Européen, dont la sensibilité visite l’Orient en touriste, est un observateur, jamais impliqué, toujours détaché, toujours prêt pour de nouveaux exemples […] de ‘bizarres jouissance’. L’Orient devient un tableau vivant du bizarre »12. L’article de généralisation démontre que l’auteur attribue ce comportement et cette vision de l’Orient à tous les Européens. Il rejoint par là V.G Kiernan qui parle d’un « rêve éveillé collectif de l’Europe à propos de l’Orient »13. Le voyageur part avec des images, des maximes déjà définies qu’il applique à ce qu’il voit afin de prouver la validité de ces « vérités ». Une même représentation est voulue par le peuple européen, par conséquent, un même imaginaire de l’Ailleurs sera véhiculé à la Renaissance, au 11 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient dans les Œuvres complètes TII, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984, p.262. 12 Saïd, Edward : Op. cit, p.123. 13 Kiernan, V.G : The Lords of Human Kind, p. 131 cité par Edward Saïd dans L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, p.69. 20 XVIIe siècle et ainsi jusqu’au XXe siècle. Les images du Maghreb et de ses habitants resteront fixées dans le carcan de la conscience européenne en tant que personne et univers étrangers à la culture occidentale. Effectivement, le Maghrébin est un individu qui diffère de l’Européen : physique, langue, mœurs, vêtements. L’excès est ce qui caractérise le Maghrébin : l’excès de bijoux, le trop de faste, la multitude de femmes, l’excès de cruauté… Par exemple, M. Merle, capitaine de la première troupe coloniale française, à son arrivée à Alger en 1830, observe que les harems sont les lieux du luxe et de l’abondance. Ce compte rendu s’impose en raison de la curiosité de la société française vis à vis de l’Orient et de son envie de nouveauté. L’image de l’Arabe et des paysages orientaux évolue quelque peu au cours des années (XVIIIe, XIXe, XXe siècles) puisque le regard passe de l’Empire Ottoman au Maghreb et que les attentes du public sont différentes. Molière montre l’extravagance des costumes turcs dans Le Bourgeois Gentilhomme (1670), Montesquieu insiste sur la différence de mœurs entre les Français et les Perses dans Les Lettres persanes (1721), Victor Hugo évoque des sultans tyranniques dans les Orientales et Fromentin écrira sur la simplicité et la douceur des Arabes dans Au Sahara. Ces différents écrivains, à des époques diverses, ont eu une image particulière de l’Oriental. Cependant, elle reste fondamentalement la même dans l’imaginaire des Français, à savoir la représentation d’un étranger de culture autre, étrange et d’un Ailleurs lumineux et pittoresque. Molière se moque, dans sa pièce Le Bourgeois Gentilhomme, de la langue étrangère (bizarre) des Ottomans comme dans l’Acte IV : « marababa sahem »14, « cacaracamouchen »15, « ambousahim oqui bouraf, iordina salamalequi »16…L’écrivain utilise des associations de sonorités afin de rendre phonétiquement la langue turque, qui ainsi énoncée est plus proche du cafouillage que de la mélodie réelle. Montesquieu, lui, agit de manière inversée. Ce sont deux étrangers qui jettent un regard sur la société française dans Les Lettres persanes, et ainsi observent les différences de mœurs entre les deux cultures. Par exemple, l’un des personnages, Ricca, est confronté au mariage européen : « Chez les peuples d’Europe, le premier quart d’heure du mariage aplanit toutes les difficultés : les dernières faveurs sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale ; les femmes n’y font point comme nos Persanes, qui disputent le terrain quelques fois des mois entiers ; […] Les Français ne parlent presque jamais de leurs femmes : c’est qu’ils ont peur d’en parler devant des gens qui les connaissent 14 Molière : Le Bourgeois Gentilhomme, Paris : Gallimard Foliothéâtre, p : 173-174. Ibid. 16 Ibid. 15 21 mieux qu’eux. […] Toutes les sages précautions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où elles sont détenues, la vigilance des eunuques, leur paraissent (aux Français) des moyens plus propre à exercer l’industrie de ce sexe qu’à la lasser. […] Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n’a pas assez de mérite pour se faire d’une autre. […] Après ce que je t’ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t’imagines facilement que les Français ne s’y piquent guère de constance. […] Quand ils promettent à une femme qu’ils l’aimeront toujours, ils supposent qu’elle, de son côté, leur promet d’être toujours aimable, et, si elle manque à sa parole, ils ne se croient plus engagés à la leur. »17 Ricca est très ironique à la fin de sa lettre ; cette conviction du mari français d’être dans son bon droit lorsqu’il se délie de sa promesse est aberrante de bêtise. Dans ce passage, l’écrivain insiste sur un mode de vie et une considération de l’union matrimoniale opposés entre les Européens et les Orientaux. Les désignations, nombreuses, « chez les peuples d’Europe », « le Français » s’opposent au possessif « nos Persanes » ; la lettre descriptive des deux types de relations homme/femme se fonde sur le regard étranger et sur la différence de fonctionnement en France et en Orient. Victor Hugo met en avant un caractère que les Occidentaux n’auraient pas, à savoir la cruauté, et Fromentin reste ébloui par les paysages lumineux et les mœurs autres qu’européennes. Les artistes mettent l’accent sur la différence c’est pourquoi dans la peinture comme dans la littérature, les artistes représentent de la même manière l’homme arabe. Le regard est celui d’un étranger, l’observation est donc à la fois objective car extérieure (la description est fidèle à ce que l’artiste français voit) mais aussi subjective car un jugement est donné et la raison d’un tel décor incomprise et encore moins expliquée. Au fil des siècles, l’Oriental est le Grec puis l’Espagnol, l’Egyptien, enfin le Maghrébin (les civilisations d’Asie sont volontairement occultées). Dans l’imaginaire occidental, il conserve son image d’individu différent. L’Autre est nécessairement un poncif. L’image qu’un individu a d’un autre individu est très souvent construite à partir d’idées reçues, d’un avis d’abord personnel, mais qui, au fur et à mesure de sa circulation, devient collectif. C’est un phénomène humain normal et courant qui n’est pas négatif en soi sauf qu’il pousse à la création de stéréotypes. Les hommes ne sont pas les mêmes en Grèce, en Egypte et au Maghreb ; de même, ils évolueront au fil du temps, au fil des conflits, des conquêtes, des influences…mais l’image qu’ils renvoient aux yeux de l’Européen est la même. Nous verrons, un peu plus loin, que le physique de l’Arabe est pareillement décrit dans un ouvrage du XIXe siècle et dans un autre du XXe siècle. C’est 17 Montesquieu, Charles Louis de : Les Lettres persanes, Paris : GF Flammarion 1995, p. 126-128. 22 une volonté de l’artiste d’ancrer la personne et l’Ailleurs dont il parle dans un univers souhaité, dans un carcan imaginé ou mémorisé. C’est un moyen de parler de l’Autre et de l’Ailleurs de manière plus succincte. Il suffit de dire le mot ‘Arabe’, ‘Orient’, pour qu’immédiatement un peuple se représente un même personnage, un même paysage correspondant à son époque. Au XVIIIe siècle, c’est plutôt l’Ottoman et la Turquie (période des turqueries en France), au XIXe siècle, lors de la conquête du Maghreb c’est plutôt le Maghrébin, à la fois arabe et berbère, l’Oriental de la Terre promise, le musulman. Dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière (1670) ou dans Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand (écrits en 1806 1807 et publié en 1811), le Turc est un grand homme portant un turban sur la tête, une longue robe de soie ; il est noble et possède une certaine prestance. Ainsi l’illustrent Le Persan assis de Jean Antoine Watteau (1715) Figure 1 : Le Persan assis, Jean Antoine Watteau, 1715, Paris : Musée du Louvre, Sanguine et pierre noire sur chamoix : 30/19 cm. ou Le Massacre des Mameluks dans la citadelle du Caire d’Horace Vernet (1819). 23 Figure 2 : Le Massacre des Mameluks dans la citadelle du Caire, Horace Vernet, 1819, Amiens : Musée de Picardie, Huile sur toile : 386/514 cm. Chateaubriand écrit, en parlant de cinq mameluks français (combattants européens ayant adopté la culture orientale), « […] ces rois par l’exil avaient adopté, à l’exemple d’Alexandre, les mœurs des peuples conquis ; ils portaient de longues robes de soie, de beaux turbans blancs, de superbes armes, ils avaient un harem, des esclaves, des chevaux de première race »18. La copie est réalisée avec succès, les mameluks français ont réussi à s’intégrer dans la nation orientale. Le public français retrouve l’image traditionnelle de l’Ottoman. Pareillement pour la femme, elle est richement vêtue, elle porte de nombreux bijoux comme on peut le voir sur les tableaux de la période rococo, telle Sultane reine de Joseph Mairie Vien (1748) 18 Chateaubriand, Charles René de : Itinéraire de Paris à Jérusalem, Gallimard Pléïade, p. 1144/1146. 24 Figure 3 : Sultane reine, Joseph-Marie Vien, 1748, Paris : Musée du Petit Palais, Huile sur papier : 26,5/20,5 cm. ou Femmes turques d’Antoine de Favray (1764). Figure 4 : Femmes turques, Antoine Favray vers 1764, Toulouse : Musée des Augustins, Huile sur toile : 93/124cm. 25 Le rococo, dont s’inspirent ces peintres, est un mouvement artistique qui apparaît en France vers 1700 et trouve son apogée sous Louis XV. Il se caractérise par l’art du plaisir, et de l’ostentatoire ; il symbolise la jouissance et le luxe, aime le décorum particulièrement chargé et s’inspire de l’exotisme. Ce mouvement, qui participe à l’intérêt européen pour l’Orient, prédispose la société française à considérer cette contrée comme le lieu de la richesse, du luxe et de la volupté. Il est alors difficile pour la société française de se défaire de ces images véhiculées pendant tant de siècles. L’homme oriental est étrange, exotique, il apparaît aussi comme un tyran, un combattant (lors des Croisades), il est aussi élégant et mystérieux, progressivement il devient plus accessible, plus simple, moins fantaisiste. De même pour la femme, la sultane rococo, habillée d’un turban, de robes, de bijoux, devient plus sensuelle. Pour les activités aussi les fastes véhiculés par les Mille et Une nuits tendent à disparaître. La colonisation et l’installation de nombreux Français dans les pays d’Orient expliquent cette modification dans l’approche de l’Orient, qui devient plus vrai, plus proche de la réalité. Il n’en demeure pas moins un exotisme issu de la différence de cultures et de climat entre la France et l’Orient. Après la Révolution de 1789, naît en France (après l’Angleterre et l’Allemagne) un mouvement artistique appelé le Romantisme. Les guerres napoléoniennes et les conquêtes impériales ont ouvert aux artistes un nouvel horizon : l’Orient détrône un Ailleurs devenu commun : l’Italie. Victor Hugo témoigne de cette influence orientale sur l’inspiration romantique dans la préface de ses Orientales : « Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre obéi peut-être à son insu. Les couleurs orientales sont venues comme d’elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour, et presque sans l’avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes, arabes, espagnoles même. »19 Ainsi des écrivains comme Chateaubriand (1806), Lamartine (1832), Maxime Du Camp (1844-1845), Gautier (1840-1862), Nerval (1841-1851) ou des peintres tels que Forbin (1818), Decamps (1827), Dauzats (1830), Delacroix (1832) ou Chassériau (1846) partent pour l’Espagne, l’Afrique et le Moyen-orient. Pour ces hommes, l’Orient 19 Hugo, Victor : Les Orientales, Seuil 1972 (1829), p. 413. 26 est avant tout un territoire de l’imaginaire romantique qui contient toutes les facettes depuis la nostalgie d’un monde encore jeune jusqu’à l’affirmation d’une sensualité animale, du repli narcissique à l’expression pleine du Moi. Ce regard sur le monde conditionne l’image que ces artistes auront de l’Ailleurs et de l’Autre. Pour le romantisme, l’Orient manque de précision géographique, il englobe donc à la fois les rivages méditerranéens et les nations orthodoxes et musulmanes. Il est une source inépuisable de couleur locale, l’occasion de tableaux vifs et colorés (Les Massacres de Scio en 1826 ou La Mort de Sardanapale en 1828 de Delacroix). L’Orient c’est la lumière, ainsi l’ouverture des Orientales de Victor Hugo : « Le Feu du ciel » ou deux des poèmes des Harmonies de Lamartine : « Impressions du soir et du matin » et « L’Occident » où l’écrivain fait de l’Orient et de l’Occident les symboles du Levant et du Couchant. Cet Ailleurs est aussi une source inépuisable de noms exotiques. Dans une strophe de « La Sultane favorite » de Victor Hugo, l’auteur use et abuse de toponymes à consonance orientale : « A toi Bassora, Trébisonde, Chypre où de vieux noms sont gravés, Fez où la poudre abonde, Mosul où trafique le monde, Erzeroum aux chemins pavés ! »20 Tous ces noms de villes exotiques amorcent la rêverie romantique pour qui l’Orient n’est pas défini géographiquement. Souvent, cet Ailleurs est rêvé, imaginé bien plus que visité. Certes, des écrivains comme Lamartine, Maxime Du Camp, Nerval ou Gautier ont voyagé et rapporté de leurs tribulations de mémorables récits, mais d’autres comme Dumas, Nodier, Musset ou Victor Hugo ne font que s’inspirer de ces comptes rendus ou des Mille et une nuits. D’ailleurs, Edward Saïd dira, fort à propos, que « L’orientalisme est […] un système de citations d’ouvrages et d’auteurs »21. En effet, Nerval, par exemple, avoue avoir repris quelques passages de Lane dans son Voyage en Orient, Musset, lui, souligne plaisamment la légèreté de ses sources dans Namouna : « Considérez aussi que je n’ai rien volé À la Bibliothèque ; - et bien que cette histoire Se passe en Orient, je n’en ai point parlé. Il est vrai que pour moi, je n’y suis point allé. Mais c’est si grand, si loin ! – Avec de la mémoire 20 21 Hugo, Victor : Ibid, p. 463. Saïd, Edward : Op. Cit, p. 37. 27 On se tire de tout : - allez voir pour y croire. »22 La couleur locale suggérée par les Romantiques est donc parfois fabriquée, ce qui provoque l’usage de clichés. Les romantiques regardent le passé et ont ainsi une vision moyenâgeuse de l’Orient avec ses hommes tyranniques, ses femmes sensuelles, sa religion puissante, ses sciences occultes. Ainsi les Orientales de Victor Hugo (qui seront étudiées plus loin) ou Namouna d’Alfred de Musset ou encore Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas où richesse et pouvoir sont les instruments d’une vengeance…. Progressivement, ce lieu étranger, qui permet aux Occidentaux l’expression du Moi, d’une sensibilité et d’un désir de rêverie, intéresse, plus encore, à cause de sa différence. L’exotisme entre en scène. Exotique vient du grec exotikos signifiant ‘étranger’. On entend donc par exotisme le caractère de ce qui appartient au pays étranger ou qui en provient. En Europe, de la passion pour l’Ailleurs naît, dès la Renaissance avec Rabelais dans Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), une mode artistique appelé exotisme. Toutefois, c’est avec Don Juan de Molière (1665) où apparaît le café qui sera l’un des premiers objets littéraires exotiques qui participera plus tard à la construction d’un décor de convention, et surtout la traduction des Mille et une nuits en 1704 par Galland qu’apparaît principalement l’exotisme littéraire. On peut le définir comme « l’imagination de l’être là- bas »23, la « peinture de l’étranger »24 et plus particulièrement dans le domaine des Lettres, « l’exotisme peut se définir comme l’intégration (…) de l’insolite géographique, ethnologique et culturel ; il traduit le goût de l’écrivain pour des contrées qui lui apparaissent comme étrangers et étonnants, féeriques ou légendaires, qui contrastent avec la sienne propre par le climat, la faune, la flore, les habitants (apparences physiques, costumes, traditions). »25 Sous cette appellation, on retrouve les thèmes du voyage et du regard. Les artistes et les écrivains européens comme Delacroix, Dumas, Chassériau ou Gautier décrivent ou représentent ce qu’ils ont vu au cours de leurs déplacements, tandis que d’autres vont écrire ou peindre ce qu’ils imaginent de ces voyages et de ces pays. Ils vont se confronter à l’Autre et vont chercher chez lui des valeurs inexistantes ou 22 Musset, Alfred de : Namouna dans Œuvres complètes, p. 129. Moura, Jean-Marc : La littérature des lointains, Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris : Honoré Champion, p. 261. 24 Op. Cit. 25 Dictionnaire internationnal des termes littéraires, sous la direction de Jean Marie Grassin 1991. 23 28 disparues chez eux. Certes, ils vont baliser leurs récits d’éléments vrais comme la topographie, les dates mais cela pour mieux encadrer et authentifier l’essentiel, à savoir l’inconnu. Cette démarche peut donner l’impression d’une superficialité des comptes rendus littéraires ou picturaux, c’est pourquoi Jean Marc Moura dit à ce propos : « l’exotisme est tenu pour la simple surface colorée de l’ailleurs »26. Les artistes vont imprimer dans leur imaginaire et celui des lecteurs/spectateurs ce qu’ils ont vu : ils retiennent l’aspect extérieur, si étrange, des pays et des coutumes. L’exotisme est la première impression visuelle de l’homme face à l’étrange et à l’étranger. On peut comprendre que certaines critiques aient pu taxer cette tendance artistique de superficielle : le peintre et l’écrivain sélectionnent ce qui les ont marqués et qu’il est impossible de retrouver dans leur propre pays, ils montrent sans nécessairement chercher à expliquer, ils montrent le réel avec une transfiguration par l’imaginaire puisque tout est interprétation, sensibilité. Associée à la répétition de mêmes sujets comme les femmes du harem, les fantasias, l’islam, on peut penser que l’œuvre exotique est reconstruction, recréation de l’Orient. « le roman exotique se définit par son objet : il veut évoquer un monde autre, lointain, étranger, dans son rapport avec un monde supposé connu, proche, familier »27. L’exotisme est la confrontation du monde inconnu et du monde connu avec une mise en valeur du pittoresque, de l’étrange, de ce qui ne ressemble pas à l’Occident. L’artiste qui voyage en Orient ou souhaite en parler, met en relief les différences qu’il y a avec son univers familier, il insiste sur ce qui le frappe, ce qui est étrange. Il interprète, alors, ce qu’il voit afin de mieux en rendre compte à ses compatriotes. Les Orientalistes sont en quête de l’Ailleurs et de l’Autre dans leur étrangeté. Les œuvres seront la démonstration de cette confrontation de deux mondes dans ce qu’ils ont de plus différent. L’exotisme, la lumière et les couleurs, par exemple, sont très marqués comme si ces caractères étaient la symbolisation de l’Orient. Certains vont voyager pour trouver ce qu’ils cherchent : Chateaubriand fait un premier voyage en 1806-1807 pour aller chercher des images qu’il rapportera dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, Lamartine écrit en 1833 ses Souvenirs et Impressions pensées et paysages pendant un voyage en Orient où il 26 27 Moura, Jean-Marc : Op. Cit, p. 20. Op. Cit : p. 25-26. 29 appelle l’Europe à protéger la civilisation orientale. Loti commence à voyager dès 1869 et rapporte de ses tribulations des souvenirs des cultures orientales comme Au Maroc ou La Mort de Philae… D’autres vont rester en Europe (Daudet) et s’inspirer de ce qui a déjà été écrit ou peint. La démarche est différente mais dans les deux cas les écrivains et les peintres auront recours à l’imagination et à la création. A travers les images de l’Autre et de l’Ailleurs nous verrons quels sont les regards portés par le romantisme et le courant exotique. Au contact de l’Autre et de l’Ailleurs, les souvenirs de l’Européen s’éveillent, l’esprit s’évade vers d’autres temps, vers la réalisation des rêves : « […] L’Orient devient un espace investi d’imaginaire ; lieu de mémoire, en même temps que page vide invitant à rêver le lointain. »28 Alors que l’Orient est à l’origine un espace géographique, progressivement il désigne un espace mythique et un lieu en construction continuelle. Un seul mot fait jaillir des souhaits, des images ; un seul espace fait naître la création. Rêver l’Orient c’est l’inventer, s’inspirer de ce que le voyageur a vu, des peintures, des récits pour réaliser une nouvelle contrée personnelle et commune à la fois. Chaque artiste va être plus ou moins sensible à cette rencontre avec l’Ailleurs, ici le Maghreb, et va alors laisser son esprit vagabonder là où ses sens, ses désirs l’emmènent. On peut presque dire que l’Orient est un prétexte à l’évasion, comme le sésame d’Ali Baba, il est un mot aux sens multiples, de rêves ; un nom mythique. « Certains noms de villes et de pays ont le don singulier de faire apparaître devant nous, dès que nous les prononçons, un paysage que notre fantaisie a depuis longtemps esquissé, et que notre imagination colore aux heures de la rêverie »29. Le premier rapport de la France à l’Islam, et par-là à la culture arabomusulmane, a lieu avec les Croisades. Au Moyen-âge, l’attitude alors habituelle du Français face au Maure était l’hostilité, le mépris et l’incompréhension, comportement explicable par les événements qui avaient cours à l’époque, c’est à dire les guerres de 28 www.expositions.bnf.fr. De Valon, Alexis : ‘La Turquie sous Abdul-Mejid 1 Smyrne’, Revue des deux Mondes, 1er mai 1844, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p.16. 29 30 religion. Toutefois, au XVIe siècle, le regard européen reconnaît au Musulman des qualités comme la foi ou l’hospitalité. Montaigne, par exemple, raconte une anecdote, dans son livre II des Essais (1595), au chapitre ‘De la vertu’: « Tant y a, qu’à ce mesme propos, le sire Iouinville, tesmoing croyable autant que tout aultre, nous raconte des Bedoins, nation meslée aux Sarrasins, auxquels le roy sainct Louys eut affaire en la Terre saincte, qu’ils croyoient si fermement, en leur religion, les iours d’un chascun estre de toute éternité prefix et comptez, d’une préordonnance inevitable, qu’ils alloient à la guerre nudz, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d’un linge blanc : et pour leur extreme mauldissons, quand ils se courrouceoient aux leurs, ils avoient tousiours en la bouche : « Mauldict sois tu comme celuy qui s’arme, de peur de la mort ! ». Voylà bien aultre preuve de reance et de foy que la nostre. »30 L’écrivain admire leur vertu : ces hommes sont de fiers guerriers qui vont au combat avec leur foi pour seule arme. Au chapitre 8 du même ouvrage « De l’affection des pères aux enfants », il évoque le roi de Tunis Muleassen qui est blâmé par son fils pour ses mœurs relâchées. Montaigne se montre curieux de cette inversion des rôles père/fils mais il ne porte aucun jugement. Au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, la France prête aux arabo-musulmans un triple caractère : hospitalité, tolérance et fatalisme. C’est alors que l’Europe commence à s’intéresser à l’Islam. La première conception est celle de mœurs différentes des modes de vie occidentaux (nous rappelons Les Lettres persanes de Montesquieu ou Hulla de Lesage en 1716). La seconde considère les institutions et la philosophie islamique comme différentes des institutions et positions françaises (Emile de Rousseau en 1762 ou Essai sur les mœurs de Voltaire en 1756 illustrent cette position). C’est alors que les Orientalistes ou artistes amoureux de l’Orient vont peindre individus, sociétés, pays au moyen de réalités métamorphosées par leur imagination. a. L’Autre Depuis le XVIe siècle où l’intérêt pour l’Ailleurs commence, l’image que les Occidentaux se font de l’Autre n’évolue pas dans le sens où il sera toujours celui qui diffère, jamais l’identique ou le ressemblant. Il est toujours montré comme quelqu’un de ‘bizarre’, ‘d’étrange’, d’extravagant, de très différent par rapport à la norme européenne, dans son physique, sa mode vestimentaire, ses mœurs ou sa religion. Avec le thème de l’Orient, le lecteur a souvent l’impression de revoir les mêmes visages, de 30 Montaigne, Michel de : Les Essais, Livre II, Paris : Livre de Poche, 1972, p. 431/439. 31 relire les mêmes descriptions d’un auteur à un autre, comme si l’inspiration provenait d’une même source, comme si les écrivains s’imitaient les uns les autres même si leur sentiment vis-à-vis de l’étranger diffère. Comme nous allons le voir, cette prolifération de portraits quasi identiques fait de l’Autre un type : l’Arabe, le Juif, la femme voilée, la femme sensuelle…Tous ces personnages parsèment d’abord les contes des Mille et une Nuits, traduits de l’arabe par Antoine Galland (de 1704 à 1717), et tout ouvrage exotique inspiré de cette œuvre comme la traduction de Joseph Charles Mardrus (18981904) qui servira de modèle à Gide ou les peintures de Gustave Doré, Roger Blanchon ou André Dahan. Du début du XIXe siècle jusqu’à 1830, l’Europe imagine l’Orient. Les conditions de voyage sont encore très difficiles pour que tout un chacun tente l’expérience de partir vers ces contrées encore mal connues. L’expression « imagination de l’Orient » est ici utilisée car beaucoup d’artistes comme Chateaubriand ou Victor Hugo vont assimiler les Turcs aux Orientaux et vont réduire la culture orientale à cette seule population turque, à tort. Dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, Chateaubriand ne juge de l’Islam que d’après les seuls Turcs, d’après sa seule expérience et d’après son seul regard sur la guerre en Grèce. Dès le début de l’ouvrage, il se place en opposant de la culture islamique et valorise ainsi sa propre religion qu’il juge meilleure : « […] il y a dans la nation chrétienne, par cela seul qu’elle est chrétienne, plus de principes d’ordre et de qualités morales que dans une nation mahométane. »31 L’on sait que la religion fait partie intégrante de l’individu oriental, critiquer sa foi revient à le critiquer lui-même. L’écrivain lui refuse toute moralité et tout principe religieux. Il va ouvertement reprocher aux Arabes d’être superstitieux. Par exemple, lorsqu’ils sont menacés ils emmènent au temple des brebis à sacrifier. Il va aussi, à la suite de son contact avec le Pacha de Damas, prétendre que tous les musulmans sont avares, âpres et intéressés. Pour expliquer cette opinion, il va évoquer une anecdote unique : sa rencontre avec Abdallah et la tentative de vol qu’il a subie. Il écrit à propos de ce Pacha : « Abdallah est d’une avarice sordide, comme presque tous les musulmans […] sous prétexte d’avoir de l’argent pour mieux protéger les pèlerins, il se croit en droit de multiplier les exactions. »32 31 32 Chateaubriand, Charles René de: Ibid, T1, p. 28. Ibid, T2, p. 196. 32 Même si l’écrivain utilise la conjonction « comme presque » son regard prouve qu’il élargit ce comportement avide à l’ensemble des Musulmans. Il ne cherche pas à comprendre la raison pour laquelle Abdallah agit ainsi ; et même si cette attitude est condamnable, il ne peut l’étendre à tout un peuple. Chaque individu, même s’il appartient à une même culture, est différent. Si l’on prend le cas de Tunis, Chateaubriand s’y est peu arrêté, mais il a eu le temps de faire un portrait négatif de la ville et de son peuple. Pourtant, il est loin de l’empire ottoman, la population est arabe ; seul point commun : la religion. L’écrivain, dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, écrit un court chapitre à la fin de son ouvrage sur son voyage à Tunis. Un passage révèle un regard péjoratif sur la population tunisienne et un autre appréciatif sur le paysage de Carthage. Dans ce cas, aucune explication, aucune digression ou étude ethnologique, sociologique ou culturelle sur le peuple observé. Le lecteur a droit à une observation accompagnée d’un jugement, ce qui rend le texte à la fois réel et interprété puisque sont associées l’objectivité du regard étranger qui voit une population, un paysage, et l’opinion de ce même étranger qui n’adhère, ni ne comprend, encore moins n’aime cette culture. Voici le passage étudié (représentatif de ce phénomène) : « La ville est murée, elle peut avoir une lieue de tour, en y comprenant le faubourg extérieur, Bled-el-Had-rah. Les maisons en sont basses, les rues étroites, les boutiques pauvres, les mosquées chétives. Le peuple, qui se montre peu au-dehors, a quelque chose de hagard et de sauvage. On rencontre sous les portes de la ville ce qu’on appelle des Sidi ou des Saints : ce sont des négresses ou des nègres tout nus, dévorés par la vermine, vautrés dans leurs ordures, et mangeant insolemment le pain de la charité. Ces sales créatures sont sous la protection immédiate de Mahomet. Des marchands européens, des Turcs enrôlés à Smyrne, des Maures dégénérés, des renégats et des captifs, composent le reste de la population. »33 Nous avons un rassemblement de clichés urbains anti-orientaux. La syntaxe est pauvre, les notations péjoratives, dégradantes comme « sales créatures », « sauvage », « vermine », s’accumulent. L’écrivain ne semble pas avoir apprécié Tunis. Il donne une brève description négative de la ville et de ses quelques habitants, il n’explique pas véritablement ce qu’est un « Sidi », pourquoi les maisons sont basses, les rues étroites, pour quelle raison ces nègres vivent ainsi. Le lecteur a droit à un regard concis sur une réalité. Mais celle-ci est interprétée puisque le ton n’est pas neutre. De nouveau, l’artiste ne pardonne pas la différence, il utilise des termes crus pour évoquer sa rencontre avec 33 Ibid, p. 1166. 33 le peuple tunisien et il ne parle pas de ses qualités. S’il lui arrive d’évoquer la civilité, l’hospitalité ou la fermeté des Arabes, c’est pour en donner le mérite à la nature (don inné) des arabo-musulmans. Une autre image issue de l’empire ottoman occupe les esprits européens dans les années 1820-1830 : celle du tyran, du despote cruel. Chateaubriand toujours, s’inspirant de son expérience et de la guerre en Grèce, énonce une sentence sur les Orientaux : « Les Musulmans aiment le sang « […] tuer, quand on est le plus fort, leur semble un droit légitime. […] La liberté, ils l’ignorent ; les propriétés, ils n’en ont point : la force est leur Dieu. […] C’est à dire que le Musulman est devant une alternative : être tyran ou être esclave »34 Pour exprimer ce point de vue, l’artiste utilise le présent de vérité générale et des phrases assertives. Aucune exception possible, ce caractère est vrai pour tous les Orientaux d’après l’écrivain. Il énonce des faits qu’il élargit encore une fois, à un ensemble. Le lecteur est alors persuadé que ce qui est dit est la vérité. Dans le registre de la cruauté, Victor Hugo n’échappe pas à cette image véhiculée. Ce dernier n’a pas voyagé en Orient mais comme Chateaubriand, il associe les Arabes aux Turcs et évoque, pour parler de ce peuple, leur sauvagerie et leur caractère despotique. Comme tout romantique, Victor Hugo, lui, va parler dans ses poèmes, de la tyrannie des sultans, des guerres entre Maures et Chrétiens (les Croisades), de l’enfermement des femmes… L’Ailleurs est noir, sanglant. En fait, on a l’impression de voir un Orient du Moyen Âge et on a le sentiment que l’écrivain réduit ce dernier à l’aristocratie, à la royauté, tant le peuple est absent de ses poèmes. De nouveau, les Mille et une Nuits sont présentes mais on a aussi l’envers du décor, sombre, effrayant qui montre la folie des Grands d’Orient. Hugo consacre de nombreux poèmes à la guerre : ‘Canaris’, ‘Cri de guerre du Mufti’, ‘Navarin’…Il en profite ainsi pour montrer la cruauté des Orientaux derrière un paysage riant : « La riante Stamboul, le front d’ombre voilé, Semblait, couchée au bord du golfe qui l’inonde […] Le sérail… ! Cette nuit il tressaillait de joie. Au son des gais tambours, sur des tapis de soie, Les sultanes dansaient sous son lambris sacré ; Et, tel qu’un roi couvert de ses joyaux de fête, 34 Ibid, T2, p. 146-147. 34 Superbe, il se montrait aux enfants du prophète, De six mille têtes paré ! Livides, l’œil éteint, de noirs cheveux chargés, Ces têtes couronnaient, sur des créneaux rangés, Les terrasses de rose et de jasmin en fleur Triste comme un ami, comme lui consolante, La lune, astre des morts, sur leur pâleur sanglante Répandait sa douce pâleur. »35 « En guerre les guerriers ! Mahomet ! Mahomet ! Les chiens mordent les pieds du lion qui dormait ; Ils relèvent leur tête infâme ; Ecrasez, ô croyants du prophète divin, Ces chancelants soldats qui s’enivrent de vin, Ces hommes qui n’ont qu’une femme ! »36 « Ma dague d’un sang noir à mon côté ruisselle Et ma hache est pendue à l’arçon de ma selle. »37 On s’aperçoit que le combat, les batailles font partie du quotidien des Arabes et qu’ils aiment cela. Ils mènent la guerre contre les mécréants c’est à dire les Chrétiens qui boivent du vin et sont monogames. L’écrivain amène progressivement l’image des têtes qui entourent la ville. On passe de « riante » à « livides » ou de « rose et de jasmin en fleur » qui inspire la vie à la « lune, astre des morts ». L’arme pleine de sang est une fierté pour celui qui la porte et une crainte pour celui qui la voit. Les têtes sur des piques prouvent la férocité des Sultans orientaux et la hache pendue la sauvagerie. L’univers oriental semble sombre, à l’opposé du faste des Mille et une Nuits. Henri Regnault peint une toile où il montre le caractère sanglant, cruel et impulsif des Arabes : Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade (1870). L’homme représenté est fort, impressionnant de puissance ; la couleur noire de sa peau renforce son caractère étranger, le plan de vue accentue la hauteur de l’homme et lui confère une présence forte, une immensité. Les tons chauds (jaune, rouge, orange) installent la scène en Orient et illustrent la sauvagerie, la cruauté de l’acte peint. 35 Hugo, Victor : Les Orientales, Seuil 1972 (1829), ‘Les têtes du sérail’, p. 433. Ibid, ‘Cri de guerre du Mufti’, p. 451. 37 Ibid, ‘Marche turque’, p. 469. 36 35 Figure 5 : Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, Henri Regnault, 1870, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 302/146 cm. Les Romantiques cherchent à se distinguer de la philosophie des Lumières et préfèrent les discours où règne l’imaginaire, des images moins relationnelles. Concernant l’Islam, ils préfèrent (chez les deux écrivains évoqués) l’utilisation de la synecdoque pour parler de cette religion et de la culture des hommes qui y sont rattachés. Par exemple, la mosquée, qui a une fonction spirituelle, est représentative de l’Islam, le Pacha est l’exemple à retenir pour parler des musulmans… « Sensualité, promesse, terreur, sublimité, plaisir idyllique, énergie intense. L’Orient, dans l’imaginaire orientaliste préromantique, pré technique de l’Europe de la fin du dix-neuvième siècle, était en fait la qualité caméléonesque que désigne l’adjectif ‘oriental’ »38 38 Ibid, p.141. 36 Après les années 1830, et jusqu’en 1840, il y a une volonté de la part des Occidentaux de pénétrer la réalité de l’Orient. Lamartine ou Nerval sont des exemples d’artistes qui ont souhaité s’imprégner de la culture orientale en s’y intégrant, s’y intéressant de près. L’image de l’autre n’est alors plus celle du cruel tyran, de l’avide musulman ou du voleur mais celle d’un individu différent avec (ce qui n’apparaissait que très peu avant) des qualités et d’autres principes de vie. Chez Lamartine, l’Arabe auquel le lecteur a affaire est le musulman. Le rapport à la religion est essentiel dans la vision que Lamartine a de l’Orient. Il s’amuse à narrer des anecdotes drôles, pittoresques qui l’ont marqué et qui révèlent le mode de vie oriental. Par exemple, dans le tome premier de son Voyage en Orient, il raconte le déroulement d’un repas chez des Arabes : « […] Ni couteaux, ni cuillères, ni fourchettes : on mange avec les mains […] mais les ablutions multipliées rendent cette coutume moins révoltante pour les musulmans. »39 Cette évocation illustre la fraternité des repas en Orient : tout le monde partage un même plat. De plus, le fait que l’écrivain évoque l’hygiène des musulmans en parlant des ablutions, justifie l’usage des seules mains comme instruments. Sans cette précision, le lecteur européen aurait eu un mouvement de recul quant à la propreté des Arabes, aurait eu une vision négative de ces repas qu’il aurait probablement réduits à une nouvelle démonstration de barbarie, de sauvagerie. Lamartine a un souci d’information, d’explication, de comparaison. Il s’intéresse à cette civilisation et souhaite partager son expérience sans porter de jugement sur une culture différente. Ainsi, comme Nerval, il s’intègre et salue comme dans le pays en mettant la main sur le cœur, il note le respect des musulmans vis à vis des Européennes et la dépendance dans laquelle ils tiennent leurs propres femmes. Il évoque le Gouverneur de Jaffa et dit à son propos qu’il est doux, franc, pieux, simple, rêveur, fier, noble. Ce dernier qualificatif reviendra souvent dans les années qui vont suivre, comme nous allons le voir, pour décrire l’homme arabe. En ce qui concerne l’Arabe du désert, on remarque que la brève description réalisée par Fromentin dans Un été au Sahara (1857) est précédée par plusieurs peintres orientalistes comme Théodore Chassériau, Pierre Narcisse Guérin ou Delacroix. On y trouve une image intemporelle du : 39 Lamartine, Alphonse de : Voyage en Orient, T1, Paris : Pagnere éditeur, p. 226. 37 « […] cavalier […] debout sur son cheval efflanqué, lui serrant les côtes, lui rendant la bride, poussant un cri du gosier et partant au galop, penché sur le cou de sa bête, une main à l’arçon de la selle, l’autre au fusil, voilà l’homme du Sahara ! »40. Figure 6 : Le Khalife de Constantine, Ali Ben Bahmed, chef des Harakta, suivi de son escorte, Théodore Chassériau, 1845, Versailles : Musée national du château, Huile sur toile : 260/325 cm Le cavalier que nous voyons représenté sur ce tableau de Chassériau de 1845 : Le Khalife de Constantine, Ali Ben Bahmed, chef des Harakta suivi de son escorte, reflète la force, la sauvagerie, l’habileté du chasseur de faucon, l’orgueil. Nous avons la représentation de l’Arabe fier, droit sur son cheval, presque arrogant. Dans ce tableau, on sent que le Maure est dur, son regard est noir et impassible, de plus, les couleurs sombres de la peinture ajoutent à cette impression la force voire la peur. Le peintre nous offre une image de la majesté maghrébine assez sauvage, dur comme le font penser les traits physiques de l’individu. Delacroix n’échappe pas à cette démonstration de la grandeur et de la majesté des hommes du désert avec son tableau Mulay Abd Al-Rahman, sultan du Maroc sortant de son palais de Meknès, entouré de sa garde et de ses principaux officiers (1845), où l’Arabe à cheval est droit, imposant, magnifique. 40 Fromentin, Eugène : Un été dans le Sahara dans les Œuvres complètes, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984, p. 110. 38 Figure 7 : Mulay Abd-Al-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknes, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix, 1845, Toulouse : Musée des Augustins, Huile sur toile : 377/340 cm. Ce tableau respire la chaleur : le jaune, l’ocre, le ciel bleu, et la solennité de la scène inspire le respect : la garde, en grand nombre, semble dévouée au Mulay. Celui-ci est fier, le soleil qui darde ses rayons sur lui, le met en valeur, la lumière, plus forte, ajoute à sa présence une certaine intensité. Il est calme, heureux d’où son léger sourire. Fromentin, lui aussi, peint de nombreux tableaux de cette noblesse orientale : Fauconnier arabe en 1863 ou La Chasse au héron en 1865. 39 Figure 8 : La Chasse au héron, Algérie, Eugène Fromentin, 1865, Chantilly : Musée Cendé, Huile sur toile : 99/142 cm. Les Arabes sont amoureux de leurs montures, ils ont une relation au cheval presque fusionnelle. L’animal leur donne de l’allure, ils semblent alors libres, fougueux. Ici, le tableau est l’expression de cette liberté offerte par l’espace, le ciel bleu, le cheval au galop. De plus, il montre l’orgueil et l’habileté de l’Arabe, grand chasseur, et sa noblesse que laisse transparaître son allure, sa posture. Á pied, le Maure donne une impression plus douce, Fromentin évoque : « l’Arabe à pied, drapé, chaussé de sandales »41, Cette première brève allusion nous donne à voir un homme qui nous rappelle étrangement le Grec ou le Romain, tel que l’Européen se le représentait à travers les différentes littératures, sculptures ou peintures. D’ailleurs, le premier Oriental étant le Grec, l’auteur ne s’éloigne donc pas de ce premier cliché de l’étranger. « les Maures sont doux, paisibles et patients […] le visage ovale et clair, l’œil bleu, le col nu, gras, mais d’un embonpoint de bonne maison, ils vont lentement par les rues, […] portent avec une majesté sans égale le burnous beurre frais ou rose tendre à large bande pourpre, la djemala de cachemire, et quelques fois le turban vert »42, L’auteur énonce une opinion : « les Maures sont doux, paisibles et patients ». En fait, cette description de surface donne une image classique de l’Arabe, que nous avons déjà 41 42 Ibid, p. 110. Baraudon, Alfred : Algérie et Tunisie, récits de voyages et études, Paris : Plon 1893, p. 265. 40 évoquée précédemment dans nos peintures : le costume et la majesté du port sont les mêmes. Toutefois, nous avons là l’image du Berbère avec les yeux bleus et la peau blanche, ce qui ne correspond pas à la majorité des Orientaux présentés comme étant plutôt ténébreux. En revanche, cela montre la diversité physique des individus d’Orient et plus précisément, dans notre étude, de Tunisie. « l’Oriental est bel homme, plein d’esprit, d’imagination et d’intelligence ; il aime la gloire et n’est pas exempt d’une honnête 43 vanité. Au reste il est ‘galant, gentil, poli, bien élevé’ » . Dans cette définition de l’Oriental, Pierre Martino résume les écrivains orientalistes qui ne s’intéressent qu’à l’aspect intérieur de l’individu. Il nous fait une énumération des traits de caractère d’un homme oriental qu’il généralise à tous les Orientaux par le biais de l’indéfini. Le lecteur retrouve ici la même image d’un personnage noble, fier, beau et cultivé. Ce genre d’individu ne se rencontre que dans certaines sphères de la société, c’est à dire l’aristocratie ou la bourgeoisie. Cela ne signifie pas que les hommes du peuple n’aient pas cet aspect noble, galant, soigné, mais ces qualités leur sont plus difficiles d’accès en raison de leur pauvreté. « Pardonnez-moi, […] d’aimer […] la noblesse de port de vos hommes. […] Le saroual noir serré sur les hanches, bouffant aux fesses et descendant à l’entrejambe dans une cascade savante et verticale de plis parfaitement repassés. Jusqu’au bonnet de cotonnade immaculé au sommet de vos crânes, qui vous confère, messieurs, cette élégance ponctuée sous votre nez de superbes moustaches. Vous avez de l’allure ! »44 De nouveau, l’élégance est remarquée, appréciée et montrée. Marc Roger complimente et vante l’allure du Maure. Le vêtement est décrit de manière si élogieuse que le lecteur a l’impression que l’écrivain est subjugué par l’habit oriental. L’auteur reconnaît et la finesse des traits de l’Arabe et la finesse du costume qui révèlent toutes deux un grand sens de l’élégance, de la mise, de la noblesse et de la fierté. Ces différents propos datant de périodes diverses, allant de 1855 à 2005 montrent que l’image noble de l’Arabe persiste. Sa prestance, son élégance vestimentaire sont admirées par les Occidentaux du XVIIIe et du XIXe siècles, qui vont y faire allusion dans presque tous les portraits qu’ils feront de cet homme étranger. Ces attributs sont une façon de caractériser l’Arabe, de le fixer dans une image, certes laudative, mais 43 Martino, Pierre : L’Orient dans la littérature française au 17ème et 18ème siècles, Genève : Slatkine reprints 1970 (Hachette 1906), p. 61. 44 Roger, Marc : Sur les Chemins d’Oxor, Actes Sud 2005, p. 105. 41 immobile. Comme on peut le constater, les descriptions se ressemblent, qu’elles aient été réalisées au début de la conquête de l’Orient ou écrites aujourd’hui. Un écrivain contemporain comme, dans notre exemple Marc Roger, ne souhaite pas peindre un Arabe moderne, qui n’est guère différent de l’Européen, il préfère l’ancrer dans un passé où il était opposé à l’Occidental. En effet, quel serait l’intérêt de parler de l’Orient et de l’Oriental si la culture, les paysages et les individus étaient identiques à ceux de l’Occident et de l’Occidental ? Les écrivains ancrent volontairement leurs récits dans un passé où l’autre était vraiment un étranger. Aujourd’hui encore, le public a besoin d’être surpris, d’être dépaysé. Les grandes affiches publicitaires proposant un voyage en Tunisie utilisent l’image d’un Tunisien en djellaba, portant une chéchia sur la tête et un bouquet de jasmin à l’oreille alors que cette tenue n’est plus portée que par des hommes âgés ou en des occasions festives traditionnelles. L’image n’est pas fausse, elle est archaïsante puisqu’elle appartient à une autre époque, à un autre contexte que certains écrivains contemporains vont tenter de réemployer. De ce fait, ils vont réaliser les mêmes portraits que leurs prédécesseurs du XIXe siècle. Figure 9 : Le Raïs, Mohamed Racim, 1931, Collection particulière, Gouache rehaussée d’or : 18,5/13,5 Cette gravure de Mohammed Racim, intitulé Le Raïs, réalisée vers 1931, rappelle les peintures précédentes : le turban, le saroual, le drap coloré… le personnage est droit, son poing sur les hanches laisse deviner la pose mais surtout sa vanité, le sabre et son 42 poignard à la main peuvent faire penser à son amour de la gloire… Le peintre arabe réalise ici, un portrait proche des peintures effectuées au XIXe siècle par les Européens. Homme plein de qualités, le Maure n’est qu’un type, dans les passages cités, le lecteur ne voit aucune différence d’une description à une autre comme si c’était un même homme que les artistes avaient aperçu lors de leur voyage ou avaient imaginé lors de leurs explorations imaginaires. Ces êtres semblent dépourvus de personnalité, ils nous apparaissent sans profondeur, fabriqués au moyen de séries d’adjectifs laudatifs. L’Arabe est, en effet, « doux, paisible, patient », « plein d’esprit, d’imagination et d’intelligence ». Il est présenté comme une personne soignée, ayant un port noble qui impose le respect et l’admiration de celui qui le regarde. Pourtant réel, il est considéré et montré comme un personnage des contes orientaux. Les artistes ont-ils fréquenté ces Arabes ou s’en sont-ils tenus à la première impression de la première rencontre visuelle ? Nous avons la nette sensation, à la lecture des œuvres exotiques étudiées précédemment, que la seconde option est la plus probable, compte tenu de la similitude des personnages. Á la lecture de ces descriptions, effectivement, le lecteur a l’impression d’avoir affaire à une définition de l’Arabe. Certes, il n’est pas un nom commun mais il est traité comme tel par des écrivains comme Alfred Baraudon dans Algérie et Tunisie, récits de voyages et études de 1893. La référence aux mêmes traits physiques, aux mêmes vêtements, aux mêmes qualités réduit le Maghrébin à cet ensemble fermé, à ce carcan fabriqué par l’Européen de passage. Figure 10 : Types de race algérienne, Félix Philippoteaux, 1846, In Les Orientalistes, peintres voyageurs, Lynne Thornton, Paris : ACR éditions, 1993. 43 Figure 11 : Un groupe de Maures, Lehnert & Landrock, 1900, In Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes, Michel Megnin, Paris: Appolonia Editions, Tunis et Paris Méditerranée, 2005. Comme ce tableau de Félix Philippoteaux, intitulé Types de races algériennes (1846) ou cette carte postale d’un groupe de Maures le prouvent, l’Occidental, dans son étude ou ses portraits d’Arabe, ne laisse même pas présager un autre type d’individu, une autre manière d’être. Plus que la superficialité, ce qui provoque la critique du courant exotique, c’est son aspect réducteur, son manque d’ouverture et d’originalité. Les artistes européens vont rester sur des acquis, des images déjà rapportées. Les écrivains réalisent les mêmes portraits d’individus même si pour les besoins de l’intrigue le caractère peut changer. Par exemple, nous avons vu précisément que les attributs de l’Arabe étaient identiques chez Baraudon comme chez Fromentin. Il ressort de ces différentes descriptions une impression d’unité : les attributs se complètent, renforcent les traits de caractère énoncés par l’un et l’autre des écrivains, et la sensation d’avoir affaire à un seul et même homme. En peinture, les peintres créent des tableaux similaires. Même si les sujets peuvent être différents et la manière de peindre aussi, la façon de représenter l’Oriental ou les paysages du Levant sont identiques : une prééminence des tons chauds, l’accent mis sur la richesse du vêtement, sur la noblesse du personnage, l’immensité des paysages. Ainsi, dans Le Sahara ou Le Désert de Gustave Guillaumet (1867) ou les nombreuses peintures de Delacroix, Descamps ou Chassériau. Les artistes de la période orientaliste exotique ne vont pas chercher à 44 montrer une image de l’Orient différente de celle déjà véhiculée. Les thèmes, les sujets déjà connus conviennent à leurs attentes et surtout à leurs besoins de création. La superficialité réside dans le traitement uniforme de ces thèmes sans quête d’autre chose, sans l’attente d’une nouveauté. Le conformisme touche l’exotisme. L’inconnu, l’inouï disparaissent progressivement car le public a déjà vu et lu tout ce qui a trait à l’Orient. Le changement, la différence au cœur de l’Orient n’intéressent pas les artistes, tout du moins, ils n’en sont pas friands, voilà pourquoi leur traitement de cet Ailleurs et de cet Autre paraît réducteur et superficiel. L’Orient possède d’autres atouts et surtout plusieurs types d’individus, de paysages. Or, avec l’exotisme les Orientaux sont pareils à des images, des personnages de tableaux, de photos, sans fond. Le public n’a droit qu’à la surface colorée, exotique car elle est hors du quotidien et de l’environnement familier. De la même manière, le thème de la femme voilée, sensuelle, indolente est visité et revisité par de nombreux artistes. Chez les Romantiques d’abord, Victor Hugo peint la femme orientale sans l’avoir jamais vue. Il a évoqué l’Orient dans Les Orientales (1829) sans jamais avoir vu cet Ailleurs, respiré ses odeurs, rencontré l’Autre. Victor Hugo s’inspire des contes orientaux pour écrire sur l’amour dans le pays exotique mais surtout sur les femmes enfermées dans des sérails et qui représentent le plaisir charnel : « Sara, belle d’indolence, Se balance On voit sur l’eau qui s’agite Sortir vite Son beau pied et son beau col D’un œil ardent tu verras Sortir du bain l’ingénue, Toute nue. Dans ses yeux d’azur en feu, Son regard que rien ne voile Est l’étoile Qui brille au fond d’un ciel bleu. »45 Ce court extrait de ‘Sara la baigneuse’ révèle toute la volupté existant chez la femme orientale. « L’indolence », son corps qui « se balance » rappellent la langueur et la sensualité féminine. Le pied nu, le corps nu sortant de l’eau offrent une image très 45 Hugo, Victor : Les Orientales, Seuil 1972 (1829), ‘Sara la baigneuse’, p. 479. 45 érotique. Enfin, le regard se fait plus ardent et attire, attache l’artiste. Seuls les yeux sont découverts chez la femme orientale, or ce sont les éléments par lesquels passe toute l’expression du désir, de l’attirance et de la beauté orientale. Victor Hugo, comme tout homme, est envoûté par le charme, le plaisir charnel incarné par la femme arabe. Il la voit sortir de l’eau et éprouve du désir que son regard traduit par « un œil ardent ». Comme Victor Hugo, Dumas nous dit que : « la femme mauresque est […] d’une beauté étrange mais saisissante. Elle a le teint blanc et mat comme du lait, les yeux grands et noirs, la taille un peu forte […] [elle] est coquette […]. En effet, comme elle n’a rien à faire, elle est constamment occupée de sa toilette qu’elle achève et recommence sans cesse tout en buvant du café, tout en fumant du magioun. Cette toilette consiste à peigner [ses] cheveux, à peindre [ses] paupières, [ses] sourcils, [ses] ongles, la paume de [ses] mains, la plante de [ses] pieds […]. [Ses] vêtements sont en général une chemise très claire à travers laquelle on voit le sein : un pantalon large de soie rouge, bleue ou verte, brodé d’or […] les pieds chaussés de velours brodé »46. Cette femme est immédiatement placée dans la sphère de l’exotisme, de l’inconnu par le biais du terme « étrange » et de la séduction par l’effet que sa beauté provoque : « saisissante ». Ses activités semblent différentes de celles des Européennes actives, d’où l’intérêt de le préciser : « elle n’a rien à faire » sinon de s’occuper de son bienêtre : elle boit du café, elle fume et prend soin de son corps. D’ailleurs, elle exprime la coquetterie par ses artifices (maquillage) et la sensualité que l’auteur traduit à travers la transparence du tissu : « à travers laquelle on voit le sein ». Cette peinture semble correspondre à toutes les Orientales puisque Dumas généralise la description en l’adressant à « la femme mauresque ». Aucune particularisation, pour l’écrivain comme pour la majorité des Européens à cette époque, les femmes arabes se ressemblent dans tout l’Orient. D’ailleurs, en peinture, cette femme peut être vue dans un tableau d’Ange Tissier de 1860 : Algérienne et son esclave. 46 Dumas, Alexandre : Impressions de voyage : le Véloce ou Tanger, Alger, Tunis, Paris : Hachette 1856, p. 376-377. 46 Figure 12 : Algérienne et son esclave, Ange Tissier, 1860, Paris : Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, Huile sur toile : 130/97 cm. Ce tableau est l’expression de la lascivité comme l’illustre la femme nue allongée sur le lit de manière sensuelle, sa longue chevelure lâchée. Il désigne aussi le monde des plaisirs avec la présence du narguilé sur le lit et de l’esclave jouant de la musique. Enfin, il symbolise l’Orient par le biais des couleurs chaudes, des esclaves, de leurs tenues, de la chaleur suggérée par la nudité et de l’éventail. La femme a la peau blanche comme le lait, les cheveux clairs, des rondeurs… Les différents tableaux vus précédemment et le suivant sont les expressions picturales de cet érotisme débordant, de ce jeu de la séduction, du caractère mutin de la femme exotique. Anatole France, dans Le Procurateur de Judée (1892) exprime son trouble à la vue des femmes orientales : « J’étais jeune alors et les Syriennes me jetaient dans un grand trouble des sens. Leurs lèvres rouges, leurs yeux humides et brillant dans l’ombre, leurs longs regards me pénétraient jusqu’aux moelles. Fardées et peintes, sentant le nard et la myrrhe, macérées dans les aromates, leur chair est d’un goût rare et délicieux… »47 Les femmes arabes mettent en appétit l’écrivain, la gourmandise naît de cette apparence, de ce physique. Elles savent jouer de leurs atouts et des outils de séduction pour plaire à l’autre ; l’artiste est subjugué : il est « dans un grand trouble des sens », leurs regards le pénètrent « jusqu’aux moelles » et il devient alors prédateur et se met à rêver de goûter 47 France, Anatole : Le Procurateur de Judée, Paris : Société des amis du livre 1902, p. 134. 47 à ces chairs féminines. Chez les peintres aussi la femme orientale est représentée comme l’incarnation de l’érotisme, de la coquetterie, de la femme fatale. Figure 13 : Les Almées, Paul Louis Bouchard, 1893, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 160/133 cm. Alors que Paul Louis Bouchard, lui, préfère montrer la vie plaisante des Arabes avec Les Almées où l’homme est entouré de femmes prêtes à exaucer tous ses désirs, où il est réconforté, heureux, en paix, d’autres peintres s’attachent à peindre la lascivité des femmes d’Orient : les Odalisques d’Ingres, celle de Mariano Fortuny y Marsal qui joue aussi sur les couleurs de l’amour et de l’Orient : jaune, rouge, et la lumière : douce pénombre intime. 48 Figure 14 : Le Bain turc, Jean-Auguste Dominique Ingres, 1842, Paris : Musée du Louvre, Toile sur bois : 110/110 cm. Cette odalisque de 1842 est celle du bain turc ou hammam : des femmes en nombre, toutes nues, lascives car se sachant seules. Le tableau est sombre pour mieux rendre l’intimité de ce lieu, sa chaleur. La sensualité est rendue par les caresses des femmes entre elles (les cheveux) ou à elles-mêmes (personnages à droite au second plan). Théodore Chassériau se plaît à montrer la nudité des femmes qui jouent au jeu de la séduction : Esther se parant pour être présentée au roi Assérus (1841) ou Bain au sérail (1849). 49 Figure 15 : Esther se parant pour être présentée au roi Asserus, Théodore Chassériau, 1841, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 45,5/35,5 cm. La femme au centre est la représentation de la féminité, de la sensualité. Sa peau blanche détonne par rapport à celle de ses esclaves. Elle est à demi nue, accentuant sa lascivité par de la coquetterie (ses cheveux remontés), ses seins à découvert. Elle est mise en valeur par sa place, et par la lumière et l’obscurité qui l’entourent. On a le sentiment que la femme est réduite à l’érotisme ; on a l’impression qu’elle ne possède pas de personnalité, d’individualité. Elle correspond à l’image de la femme fatale dont le corps est le symbole même de la sensualité et de la sexualité. Chez Géniaux nous retrouvons cette beauté saisissante de la femme maure : « Elle avait l’incomparable sveltesse des femmes de l’Hedjaz, au teint clair comme leur ciel, aux regards profonds comme leurs nuits, aux gestes libres et ailés comme les cavales de leurs douars […] Cette jeune fille gracile avait la préciosité d’un bijou. Sa chair semblait 50 pétrie d’or. Ses yeux, à l’éclat dur paraissaient des gemmes incrustées sous les paupières »48. Le Bain au sérail de Chassériau est la traduction visuelle de cette description écrite : nous avons une belle jeune femme au teint blanc, aux cheveux noirs, aux yeux profonds, svelte, sensuelle, comme le supposent les propos de Géniaux. . Figure 16 : Bain au sérail, Théodore Chassériau, 1849, Paris : Musée du Louvre, Huile sur bois : 50/32cm. Gautier, lui, dresse le portrait d’un fellah, c’est à dire d’une femme du peuple. Mais là aussi, même si la jeune fille n’appartient pas à la haute société, elle jette le trouble par son mystère. « Caprice d’un pinceau fantasque Et d’un impérial loisir, 48 Géniaux, Charles : Les Musulmanes, Paris : Édition du monde illustré 1909, p. 6-7. 51 Votre fellah, sphinx qui se masque, Propose une énigme au désir. C’est une mode bien austère Que ce masque et cet habit long ; Elle intrigue par son mystère Tous les Œdipes du salon. L’antique Isis légua ses voiles Aux modernes filles du Nil ; Mais, sous le bandeau, deux étoiles Brillent d’un feu pur et subtil. Ces yeux qui sont tout un poème De langueur et de volupté Disent, résolvant le problème, ‘Sois l’amour, je suis la beauté’. »49 Le voile n’empêche pas les yeux de briller et d’intriguer le poète. Le fellah agit comme une femme fatale comme l’exprime le dernier vers. Elle attire par son mystère, sa langueur et sa volupté, promesses de séduction et de plaisir partagé. L’écrivain ne s’attarde pas sur les courbes, sur la nudité, le regard est l’expression de l’orientalité et de la sensualité. Ces femmes sont un idéal de beauté, elles éblouissent le regard des artistes qui, dès lors, ne cessent de peindre leur physique, leurs atours, leur sensualité lorsqu’elles sont allongées sur les lits ou les sofas à fumer le narguilé, à se parfumer ; leur indolence lorsqu’elles font leur toilette au hammam ; leur coquetterie quand elles se fardent, se parent de bijoux à outrance ou de vêtements colorés. La couleur, voilà un autre trait caractéristique du monde oriental très prisé des artistes exotiques. Un passage de La Vie errante de Maupassant (1890) illustre parfaitement cet amour de la couleur chez les Arabes : « Voici des burnous de cachemire ondoyants comme des flots de clarté, puis des haillons superbes de misère, à côté des gebbas de soie, longues tuniques tombant aux genoux, et de tendres gilets appliqués au corps sous les vestes à petits boutons égrenés le long des bords. Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ces haïks croisent, mêlent et superposent les plus fines colorations. Tout cela est rose, azuré, mauve, vert d’eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair- de-saumon, orangé, lilas-fanés, lie-de-vin, gris-ardoise. […] rien n’est dur, rien n’est criard, rien n’est violent le long des rues »50. Les tissus sont riches : soie, cachemire, mais surtout ils inspirent à l’étranger occidental du plaisir (même les haillons sont magnifiques) et de l’admiration. La mode orientale 49 50 Gautier, Théophile : ‘La Fellah’ dans Emaux et camées, Paris : Gallimard Poésie 1981, p.132. Maupassant, Guy de: La Vie errante, Paris : Éditions de la Table ronde 2000, p. 140-141. 52 est lumineuse, comme le pays, elle est fine, ce qui caractérise l’élégance du Maure. Les couleurs sont multiples mais elles ne choquent pas, elles sont douces à l’œil. Nous voyons combien les colorations sont gaies et font partie du quotidien des Orientaux. Les vêtements mais aussi les intérieurs des maisons ou les souks mettent à l’honneur le mélange des couleurs vives et tendres à la fois. En peinture aussi, nous retrouvons cette harmonie des nuances où tout se mêle à profusion dans une délicieuse unité. Figure 17 : Le Bazar aux tapis du Caire, William-James Muller, 1843, Bristol: The City of Bristol Museum and Art gallery, Huile sur bois: 62,2/74,9 cm. Les couleurs d’Orient telles que le rouge, l’orange et le jaune dominent cette peinture de William James Muller, intitulée : Le Bazar aux tapis du Caire (1843). Ces tons se mêlent à de plus discrets comme le bleu ou le blanc en un tout harmonieux et gai pour les yeux. L’uni et le rayé se mélangeant savamment sans choquer, la chaleur se fait sentir à travers les rayons légers du soleil, à travers les tons chauds et les jeux d’ombre. L’Orient est la contrée de la magie, de la lumière, de la fête, d’où cet arc-en-ciel de tons que l’on trouve partout : personnages, paysages, environnement. D’autres types apparaissent dans ce mouvement artistique qu’est l’Orientalisme exotique, comme le marchand. Celui-ci porte le nom de ‘commerçant’ mais n’en a pas la fonction : 53 « Les marchands, accroupis dans leurs petites niches, en vêtements blancs, en turbans blancs, paraissent détachés des commerces de ce monde et insouciants des acheteurs »51. Dumas renchérit en disant : « […] une boutique mauresque c’est une espèce de four creusé dans la muraille et au rebord duquel se tient le marchand, immobile, les yeux en extase, la pipe à la bouche, un pied chaussé et l’autre nu. Dans cette position, le marchand maure attend la pratique sans jamais lui parler, la fumée de son bachich […] lui donne de si doux rêves, que c’est presque une douleur pour lui que d’être tiré de ce rêve par l’acheteur »52. Les Européens supposent l’absence d’intérêt des Arabes pour le négoce : ils « paraissent détachés », mais cela est-il vrai ? Ce comportement léthargique est-il la preuve de leur insouciance ? Là encore, l’opinion du voyageur est non fondée. Elle est tirée d’une apparence or l’adage populaire sait « que les apparences sont trompeuses ». En effet, pour quel commerçant, de quelque origine qu’il soit, le négoce n’est-il pas important, voire essentiel ? Dumas, par exemple, dans un autre passage de son ouvrage nous raconte qu’il a dû marchander le prix d’un poignard recourbé. De même, d’autres voyageurs européens comme Géniaux écrivent dans leurs notes de voyage que dans les souks, certains commerçants les attrapaient ou les interpellaient afin de leurs vendre des tapis. Dans Le Choc des races (1911), l’héroïne française ou le héros tunisien, sont considérés par les marchands du souk de la médina comme des acheteurs potentiels, et ceux-ci agissent en conséquence de la même manière pour parvenir à une vente : ils leur parlent, leur offrent du thé dans leur alcôve où se trouvent divers objets à vendre, enfin, ‘la victime’ se laisse tenter par l’un d’eux comme un miroir. De nos jours aussi, les marchés orientaux sont restés identiques et les commerçants sont loin de demeurer immobiles dans leurs boutiques. D’ailleurs, beaucoup de touristes se plaignent d’avoir été trop importunés par ces marchands souhaitant leur vendre à tout prix un souvenir du pays. Tous ces exemples pour dire que ce préjugé de l’indifférence des Arabes pour le négoce est erroné. Pourtant, il n’empêche que cette idée sera reprise et véhiculée longtemps par la littérature exotique. L’Arabe attend le touriste qui viendra le réveiller de sa léthargie et lui fera vendre un objet ou deux. Les artistes transmettent cette idée du commerçant oriental éloigné de tout intérêt matériel. À force de voir les hommes assis devant les boutiques à attendre le client, les Européens en ont déduit que ces derniers 51 52 Loti, Pierre : Au Maroc in Voyages, Paris : Éditions Robert Laffont 1991, p. 196. Dumas, Alexandre : Impressions de voyage : le Véloce ou Tanger, Alger, Tunis, Paris 1856 , p. 369. 54 n’étaient pas intéressés par l’appât du gain. C’est que l’Arabe est paisible et surtout il est fataliste : c’est si bon de se dire que c’est le ‘maktoub’ de vendre ou pas ! En revanche, « […] À côté du Maure, immobile, extatique, inexorable, il y a le Juif. Le Juif commerçant dans l’âme, le Juif appelant les pratiques, le Juif surfaisant, discutant, diminuant »53, « le haut commerce, principalement celui des draps, de la soie et des bijoux, est entre leurs mains »54. Ces Israélites sont dépeints dans toutes les littératures comme des hommes appartenant au négoce ; ils vivent comme les Maures, ont des coutumes semblables, des vêtements identiques hormis la couleur, mais dans la vie active se sont eux qui tiennent les rênes du commerce, de l’investissement, toujours représentés comme des banquiers, des marchands à la recherche de gains plus importants… On observe donc un même sentiment, un même regard face à l’Orient, sa culture, son peuple au XVIIIe et XIXe siècles en Europe. Pourtant tirés de réalités, de rencontres vécues, ces hommes et ces femmes semblent tous irréels, extraits de l’imagination de l’artiste, tant la ressemblance d’un récit à un autre, d’une peinture à une autre est fréquente et surprenante. En réalité, nous assistons à l’application de « deux manières de figurer l’étranger : une figuration endoxale renvoyant à l’opinion publique - et une figuration paradoxale – qui renvoie à une différence active et hédoniste, à une rencontre avec l’inouï, l’inconnu, qui nous aide à découvrir notre propre extranéité »55. En effet, le caractère conventionnel des images de l’Orient, de sa culture, de ses individus s’explique par la volonté première des artistes de correspondre à une attente de la Métropole, à ses rêveries, à son imaginaire. Tous les voyageurs et/ou artistes européens vont œuvrer pour que leur peinture de l’Ailleurs soit reconnue et appréciée par le public européen. Dans le même temps, ces nombreux portraits types sont aussi le résultat de leur quête de l’Autre dans son étrangeté, son exotisme. Ils accentuent les traits physiques et caractériels pour agrandir le fossé de la différence et pour activer l’inouï. Ils ont un objet brut qu’ils vont façonner au gré de leur imaginaire, de la norme exotique, à savoir l’introduction de l’aventure dans le quotidien plat des Occidentaux, par le biais du pittoresque et de l’étrangeté, jusqu’à obtenir une image immuable qui va 53 Ibid. Baraudon, Alfred : Algérie et Tunisie, récits de voyage et études, Paris : Plon 1893, p. 266. 55 Barthes, Roland : cité dans Figures de l’étranger de A. Khatibi, Paris : Denoel 1987, p. 64. 54 55 correspondre à leurs désirs d’Européens. Les contraintes extérieures justifient le conventionnalisme des arts exotiques. Répondre aux attentes du public c’est remplir une partie du pacte de l’écrivain : plaire au lecteur. De même pour la peinture. Se conformer à une mode c’est être dans la norme de l’époque et donc avoir des chances d’être lu, d’être vu, d’être reconnu. Enfin, accentuer la différence, rentrer dans l’extra-ordinaire c’est être certain, à cette époque, de rencontrer l’intérêt du public et le succès. L’exotisme permet de rendre compte d’une société autre et ainsi de favoriser la connaissance du monde, cela est positif. En revanche, les artistes de cette mode artistique tendent à tomber dans la banalité. Comme nous l’avons vu plus haut, des séries de types sont réalisées, les récits sur l’étrange, c’est à dire la différence, prolifèrent, les tableaux sont multiples comme les femmes dans le harem ou des hommes qui chassent; tout cela crée le conventionnalisme des œuvres, des images. Même si l’imaginaire est propre à chaque individu, les attentes extérieures influencent grandement la création de l’artiste exotique. De ce fait, les réalisations se ressemblent et peuvent donner une impression de superficialité. Le regard sur l’autre est extérieur, il se fige sur l’apparence et le sentiment éprouvé à son contact. Ce phénomène touche les individus mais aussi leur environnement. L’Orient dans son entier n’est pas épargné par la création européenne, par cet enfermement dans un carcan exotique imaginaire et imaginé. Il existe un album d’impressions et d’images commun à presque toutes les époques et à tous les artistes. b. L’Ailleurs Dès les premiers voyages à l’époque du Romantisme (entre 1820 et 1830), le paysage oriental est décrit de manière brève. Chateaubriand, lors de son périple entre Paris et Jérusalem s’attache à peindre l’architecture des bâtiments qu’il voit. En Tunisie, il s’extasie devant un tableau vrai, naturel : « Du sommet de Byrsa l’œil embrasse les ruines de Carthage, qui sont plus nombreuses qu’on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n’ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de févier ; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes les couleurs. Au loin je promenais mes regards sur l’isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des 56 montagnes azurées ; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages mahométans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. »56 Ici l’écrivain/voyageur semble goûter un pur plaisir esthétique. Le jugement disparaît, il installe le lecteur érudit dans un univers connu en comparant ce panorama à celui de Sparte. Nous avons une peinture concise de Tunis et de ses alentours, pas de détails trop précis, aucun sentiment n’est donné. Le regard est objectif, il offre un paysage pittoresque et énumère ce qui le compose. Le réalisme est présent, exotique car c’est le lieu qui le permet ; l’artiste est le porte-parole de cet Orient, donné tel quel, sans approfondissement. C’est le début de la littérature que les critiques qualifient d’exotique. En effet, le roman orientaliste exotique se définit comme : « une écriture du voyage pittoresque où les voyageurs transposent leurs impressions de scènes exotiques en des tableaux bigarrés »57. Les artistes vont faire en sorte de théâtraliser le cadre oriental afin de l’éloigner de toute grisaille européenne. Il faut que les décors soient colorés, charmants, chauds, surprenants afin de plaire. Victor Hugo, par exemple, décrit sa beauté comme dans le poème d’ouverture du recueil : ‘Le Feu du ciel’, où il peint la grandeur de l’Egypte, ou ‘La Captive’, où la femme européenne déclare qu’elle pourrait aimer ce pays magique si elle n’était captive : « Pourtant j’aime une rive Où jamais des hivers Le souffle froid n’arrive J’aime ces tours vermeilles Ces maisons d’or, pareilles À des jouets d’enfants ; Dans ce palais de fées J’aime de ces contrées Les doux parfums brûlants ; Sur les vitres dorées Les feuillages tremblants L’eau que la source épanche Sous le palmier qui penche, Et la cigogne blanche Sur les minarets blancs. »58 56 Chateaubriand, Charles René de : Itinéraire de Paris à Jerusalem, p. 492-493. Moura, Jean Marc : Op. cit, p. 57. 58 Hugo, Victor : Les Orientales, Paris : Le Seuil 1972 (1829), ‘La Captive’, p. 457. 57 57 Ce qui attire, ce sont les attributs classiques de l’Orient : sa chaleur, ses parfums, son luxe… L’écrivain recourt aux clichés des pays orientaux : palmier, minarets blancs, l’eau, le soleil et la couleur or, que le public français retrouvera plus tard sur les cartes postales ou dans les films. Il y a un souhait de dépaysement pour le lecteur/spectateur mais aussi pour l’écrivain et le peintre. Le premier contact avec l’Orient, c’est le paysage, avec la lumière et les éléments ciel et mer bleus et terre rouge orangée. En Europe, une telle luminosité est quasi inexistante, sauf dans le Sud ; au Maghreb elle est présente partout et transfigure le paysage, les hommes. Elle crée de la magie, les artistes vont, par conséquent, s’attacher à capter cette lumière dans leurs peintures mais aussi dans leurs récits qui prennent dès lors, une dimension plus exotique, plus irréelle. Dans la même veine, les couleurs sont fortement présentes et caractérisent l’exotisme des œuvres orientalistes. Bleu, or, blanc…sont toujours montrés. Nombre de descriptions révèlent de manière poétique, par le biais de métaphores, ces décors somptueux du cadre oriental. « Dans ce pays d’Orient, où la beauté du ciel fait la beauté du paysage, l’heure la plus magnifique du jour est assurément la dernière. Le rivage, dont on entrevoyait vaguement les contours, était couvert d’un éclatant tapis de pourpre, et la mer semblait rouler des flots d’or »59. L’auteur mêle, à travers les couleurs ‘pourpre’ et ‘or’, le ciel au coucher du soleil et la mer. Ces deux éléments n’en font plus qu’un dans un tableau poétique où l’on ressent l’admiration de l’écrivain pour cette beauté offerte à ses yeux, qu’il n’a jamais vue en Europe. L’écrivain joue sur les associations de mots : « vaguement » qui rappelle le roulis des vagues au bord de la mer, « tapis de pourpre » qui fait penser tout d’abord à l’Orient et à sa couleur rouge sombre lumineuse mais aussi à Aladin et aux Mille et Une nuits avec le tapis volant représenté ici par le ciel qui recouvre la mer. Enfin, « semblait » installe ce spectacle dans l’incertitude, le poète assiste-t-il réellement à ce spectacle ? N’est-ce pas le fruit de son imagination ou le pouvoir simple de la lumière qui métamorphose un simple flot d’eau en flot d’or ? Cette description, pourtant simple, prend une valeur poétique par les métaphores finales qui mettent en valeur les couleurs. 59 De Valon, Alexis : « La Turquie sous Abdul Mejid 1. Smyrne », Revue des deux mondes mai 1844, p. 349. 58 Mais on peut se demander si ce ne sont pas les couleurs et la lumière qui provoquent chez le spectateur cet élan poétique ? Victor Prouvé en 1889 s’exclame à la vue de Tunis : « Tunis la Blanche ! C’est d’un blanc ! mais d’un beau blanc : pur, coloré, savoureux, vibrant, enveloppé et quelque peu déroutant. »60. Quel enthousiasme de la part du peintre, on dirait presque un enfant ravi devant un jouet. De même, Isabelle Eberhardt est aussi sensible à ces tendres couleurs, à cette douce lumière du paysage maghrébin lorsqu’elle parle de la Tunisie : « Toutes ces bourgades sont adorablement jolies, blanches comme des perles dans l’écrin de velours sombre des oliviers… La beauté de ce pays est unique sur l’âcre et splendide terre d’Afrique : tout y est doux et lumineux, et même la mélancolie des horizons n’y est ni menaçante ni désolée comme partout ailleurs. L’air du Sahel est vivifiant et pur, son ciel, d’une limpidité incomparable… »61. « Où est ce pays unique au monde, cette Palestine africaine aux vertes et molles prairies, aux blancs petits villages se reflétant dans l’eau bleue des golfes paisibles ? »62. La Tunisie est métamorphosée, elle devient unique, inimitable, emblème d’une culture et d’une contrée merveilleuse. Elle est précieuse : « perle », « écrin de velours sombre des oliviers », elle est associée à la terre promise, biblique « Palestine africaine », ce qui fait de celle-ci un sol rêvé, idéal. Comme ses autochtones, la Tunisie est tendre : « doux, molles, paisibles », elle inspire aux voyageurs la douceur et provoque chez eux l’amour et l’admiration. Ces peintures écrites ou picturales sont tendres et aimantes, elles mettent en valeur les caractéristiques de la ville : la lumière, le bleu de la mer et du ciel, la blancheur des maisons…Ayant beaucoup voyagé, Isabelle Eberhardt peut comparer les paysages et donner sa préférence. Ici, la Tunisie semble être un pays harmonieux, paisible, revigorant pour la santé et pour l’âme, ce qui transparaît aussi chez d’autres artistes. Camille Mauclair, dans les années 30, renchérit en écrivant à propos de la capitale Tunis : « elle revêt la matité d’un immense camélia ou d’une victoria regia au pied de ces collines vertes et roses ; et la nuance de sa blancheur est 60 Lemaire, Georges : L’Univers des Orientalistes, Paris : Éditions Place des Victoires 2000, p. 284. Eberhardt, Isabelle : Notes de route in Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet, Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p. 220. 62 Eberhardt, Isabelle : Mes Journaliers in Ibid, p. 220. 61 59 sans doute due à la coloration d’un lait de chaux légèrement bleuté et d’un ciel d’une douceur exceptionnelle »63. De nouveau, la couleur est à l’honneur dans cette description : vert, rose, blanc, l’ensemble fait penser à une fleur. Nous apprenons ainsi que l’abondance du blanc provient de l’utilisation de la chaux par les Maghrébins dans la construction de leurs maisons, cela fait également partie de la caractérisation du Maghreb. Enfin, le bleu du ciel se marie amoureusement avec le paysage pour ne faire qu’un. L’Orient est un objet avec lequel les artistes jouent, un objet qu’ils transforment au gré de leurs états d’âme, de leurs désirs, de leurs imaginations et de la norme artistique et culturelle de l’époque. En effet, les voyageurs sont en attente de quelque chose lorsqu’ils arrivent sur une terre étrangère. Ils ont vu les peintures ayant trait à l’Orient, ils espèrent donc retrouver cette même magie, ce même dépaysement de manière concrète : « L’Afrique m’apparaît comme je me la représentais toujours, ses flancs déchirés par les feux du ciel, et ses sommets calcinés dérobés 64 sous les nuages ». Lamartine n’est pas déçu par son premier contact visuel, mais tout regard est interprétation et la vision que nous donnent les Européens d’un paysage ou d’un personnage est influencée par leur culture, leurs états d’âme, leur imagination. Dans les comptes rendus, il est nécessaire, pour l’écrivain, de rendre la réalité telle qu’il l’a vue, mais aussi de faire en sorte de plaire, de conquérir le lecteur. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’Orient est très prisé, par conséquent, il fait l’objet de nombreuses études, peintures, discours. Victor Hugo s’exclamera à ce propos dans sa préface des Orientales : « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste »65. L’Europe se fait son image de cet espace à la fois réel et imaginaire. Lorsque le lecteur lit un récit de voyage, une étude, il espère retrouver les atmosphères, les paysages, les visages qui lui sont familiers, dont il a déjà entendu parler. De ce fait, on est en droit de supposer qu’à un moment de la création artistique, l’Orient devient un objet fabriqué. En effet, l’écrivain est attentif aux désirs du lecteur, il va donc diriger son récit, son poème vers ce que le public veut. Même si le fond est réel, une partie de l’écriture et de l’inspiration a pour origine une fabrication, une création. Cela signifie qu’une œuvre est faite de plusieurs éléments : expériences, emprunts, imagination, qui 63 Zouhli, Chelli : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°4, avril 1990, p. 86. Lamartine, Alphonse de : Voyage en Orient in Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXeme siècle, Berchet, Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p. 49. 65 Hugo, Victor : Les Orientales, Paris : Le Seuil 1972 (1829), p. 23. 64 60 dépendent tous des codes artistiques de l’époque. Par exemple, Victor Hugo qui, comme nous l’avons vu précédemment, n’est jamais parti en Orient, va pourtant écrire à ce sujet. Les descriptions sont inspirées de son imagination, les images utilisées l’ont déjà été par d’autres orientalistes et elles sont connues du lecteur. À l’époque, la représentation de l’Arabe est souvent celle d’un tyran, et c’est bien cette image qui est reprise partout dans son recueil des Orientales. La « fabrication » se justifie par l’objectif de l’écrivain d’installer son récit dans un univers familier et de ne pas trop surprendre le public, juste ce qu’il faut pour créer une œuvre exotique dans laquelle le lecteur retrouve des images connues. Plus tard, Alphonse Daudet s’inspire du même schéma. Son Tartarin de Tarascon correspond à une envie populaire de héros, d’aventures et de terres exotiques. L’Algérie est conquise, elle est vue grâce aux nombreuses peintures ; le décor décrit par Daudet n’est donc pas une surprise : le lecteur a un point d’ancrage familier. L’anecdote du lion, un autre exemple, confirme les tableaux de chasses peints par les Orientalistes… L’Ailleurs est une construction fondée sur du réel, de l’imagination et de l’attendu. Effectivement, François Pouillon, lors de sa conférence sur « Le regard européen sur l’Islam au XIXe et au XXe siècles », expliquait que les Orientalistes ne s’intéressaient pas au détail vrai (costume, décor, attitude), ils construisaient, à partir de ces faits, des compositions fantasmatiques pour documenter, satisfaire, parfois moraliser, un imaginaire bourgeois censuré par le moralisme de l’époque. La réalité est ainsi métamorphosée au gré des écrivains, de la mode européenne et de ses principes. Par exemple, au XVIIe et XVIIIe siècles, les Européens se donnaient l’idée d’un Orient voluptueux où les hommes étaient cruels, tyranniques, jaloux et où les femmes étaient passionnées, sensuelles. Ces aspects étaient véhiculés par Les Contes des Mille et Une nuits, mais aussi les récits des premiers voyageurs qui voyaient en l’autre un barbare sauvage. De plus, comme on peut le voir dans les Orientales de Victor Hugo, la conquête du monde arabe par l’Empire ottoman renforçait cette impression de cruauté de l’homme musulman, réduit à la civilisation turque. Au XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle, l’empire ottoman fascine l’Europe. La Turquie s’apparente au raffinement du grand Turc, au faste des costumes, au mystère du harem ou à l’opulence ; c’est l’époque des turqueries. Il est, en effet, de bon goût pour les nobles de s’habiller à l’orientale ou de se faire peindre en habits orientaux. C’est aussi la mode des divans et des sofas ainsi que des tapisseries à sujets orientaux. La comédie du Bourgeois gentilhomme (1670) de Molière parodie ce phénomène de mode et souligne de ce fait l’intérêt que montre la France pour la Turquie ottomane. 61 Dans l’acte IV, une cérémonie turque est mise en scène. Molière a recours à des phrases aux consonances turques : « acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath » qui signifieraient « n’as-tu pas vu une jeune belle personne qui est la fille de monsieur Jourdain, gentilhomme parisien ? ». Le terme « salamalecs » apparaît alors, et le spectateur assiste à un ballet turc faisant intervenir un mufti, des derviches et des Turcs. Corneille dans L’Illusion comique (acte II scène 2) écrite en 1635, Racine dans la seconde préface de Bajazet associent l’Orient à la turcomanie. L’intrigue de cette dernière pièce de 1672 se situe à Constantinople dans le sérail du Grand Seigneur. Beaucoup d’artistes ont confondu inconsciemment les Arabes et les Turcs en raison de l’histoire puisque les premiers ont subi l’invasion des seconds, et à cause de la similitude de la culture religieuse : les deux peuples suivent les préceptes de l’Islam, tous deux vivent sous un même climat qui explique leur mode vestimentaire, plus outrancière pour les Turcs comme l’attestent les peintures européennes de l’époque telle L’Esclave turque de Francesco Mazzola (1530) ou Sultane reine de Joseph Marie Vien (1748). En peinture, aussi, nous pouvons observer ce phénomène. Comme nous l’avons vu précédemment, l’influence turque est très grande dans l‘image que les Européens se sont faite de l’Orient. Pour eux, cette culture se résumait aux fastes, aux harems, aux richesses qu’hommes et femmes se plaisaient à montrer avec leurs accessoires de mode, leurs vêtements mais aussi leurs demeures. Par la suite, les voyageurs occidentaux se sont aperçus que derrière l’Empire ottoman se cachait une autre culture similaire plus humble, plus simple. A cela s’ajoutent les nombreuses visites en Palestine, en Syrie et à Jérusalem qui font que les artistes confondent l’Orient et les Orientaux avec la période biblique. En peinture, par exemple, les Arabes sont représentés comme les premiers hommes (tenues simples rappelant celles de bergers) et des sujets bibliques sont peints tels que Moïse sauvé des eaux ou La Tentation de Saint-Antoine. 62 Figure 18 : Moïse sauvé des eaux, sir Lawrence Alma Tarreda, 1904, Collection particulière, Huile sur toile : 137,5/213,4. Dans ce tableau, le peintre retrace un épisode très connu de la Bible : l’adoption de Moïse (futur prophète) par une princesse égyptienne. Avec les grandes expéditions de Bonaparte, c’est l’égyptomanie qui apparaît. Des savants ethnologues ou historiens (comme le Comte de Choiseul Gouffier) vont s’intéresser de près à l’époque pharaonique, des peintres vont rendre par le dessin les monuments découverts et ainsi donner au public un aperçu d’une civilisation disparue, le goût pour le mystère et les chasses au trésor ; tout un exotisme géographique et historique. Enfin, à toutes ces visions s’ajoute celle plus simple de l’Arabe dans son élément. Les Occidentaux s’intéressent alors au culte religieux oriental en étudiant ou peignant les rites islamiques (ainsi Nerval dans son Voyage en Orient), les mosquées (comme le peintre Dauzats), à la spiritualité des Arabes et donc à leur mentalité, leur quotidien c'est à dire leur mode vestimentaire, leurs espaces de vie (Fromentin, Dinet…). Ces différentes visions de l’Orient composent l’orientalisme français, toutes sont une manière d’appréhender l’Ailleurs et l’Autre, toutes révèlent une évolution du regard européen au gré des événements historiques ou des phénomènes de mode. Écrire et peindre pour soi, c’est se donner du plaisir et conserver sa mémoire ; pour le public, c’est vouloir le faire voyager virtuellement et lui donner envie de le faire concrètement. Maxime Du Camp l’explique d’Orient (1848) : 63 dans Souvenirs et Paysages « Pourquoi donc alors, me diras-tu, avoir fait un livre ? D’abord pour le faire, et puis aussi pour te parler des paysages que j’ai vus là-bas, pour te promener dans Constantinople, pour te donner envie d’aller dans le pays du Soleil. »66 Cette envie est partagée par tous les écrivains exotiques et/ou orientalistes quelle que soit l’époque. La notion d’Orient n’est pas définie géographiquement elle est surtout la conséquence indirecte d’un désir d’étrangeté et d’une curiosité pour les traits orientaux. La réaction est alors la même face à l’étranger : une surprise (bonne ou mauvaise), un étonnement et la comparaison par rapport à ce qui est familier. Le désert n’est pas en reste dans les récits et les peintures orientalistes, lui aussi participe au dépaysement et au pittoresque tant recherchés par les Européens. Même s’il est moins représenté en Tunisie, il reste un thème oriental évoquant la communion de l’homme avec la nature. Le désert c’est l’immensité, la sauvagerie de cette civilisation, de ce pays : « Plaines arides, plateaux, gorges profondes et canyons dans mes regards dérapent […] Mes yeux s’irriguent au long ruban d’asphalte, blanc de lumière qui se transforme au loin en eau. Du blond, de l’ocre, aucun panneau ni de marquage au sol, seul ce cordon bordé […] de carcasses calcinées, désossées. […] Humble puceau du désert, face à lui, je me tais. »67 Ce désert est un spectacle, d’où l’insistance sur la vue : « mes regards », « mes yeux » ou sur les couleurs : « blanc, blond, ocre ». Le désert est ici une caractéristique du paysage oriental. L’être humain se sent infiniment petit face à ce pays si sauvage, si lumineux, si vide. L’artiste est ici dépaysé. Venu chercher de l’inconnu, de l’extraordinaire, il est fasciné, impressionné, d’où sa réaction finale : « je me tais ». Le Sahara ou le Désert (1867) de Gustave Guillaumet illustre cette description et provoque la même réaction : le silence. 66 Du Camp, Maxime : Souvenirs et Paysages d’Orient in Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet, Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p. 67. 67 Roger, Marc : Sur les Chemins d’Oxor, Actes Sud 2005, p. 136. 64 Figure 19 : Le Sahara ou Le Désert, Gustave Guillaumet, 1867, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 110/220cm. En effet, que dire ? La mort plane sur cette immensité blanche, sèche, aride ; le voyageur est seul face à ce spectacle, il se sent petit, il se remet alors en question, s’interroge sur son existence et sur celle des Arabes qui ont quotidiennement cette scène sous les yeux. Ce sentiment est partagé par la Comtesse de Gasparin : « Cette aridité, ce blanc sans merci, ce sol stérile, cette sécheresse de l’air, la désolation même du tableau nous enchante. Il est ce qu’il est, bien austère, bien loin de chez nous. »68 Figure 20 : Les Bergers conduits par l’étoile, se rendent à Bethléem, Octave Penguilly-l’Haridon, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 70/120 cm. 68 Comtesse de Gasparin : À Constantinople in Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet, Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p. 67. 65 Le tableau ci-dessus d’Octave Penguilly-l’Haridon, intitulé Les Bergers conduits par l’étoile se rendent à Bethléem (1863) illustre les propos de la Comtesse : le paysage est blanc, sans rien autour de lui que la terre et les roches. Les personnages y figurant semblent être d’une autre époque, primitive. Ce paysage si dur, si sauvage, si monotone aussi qu’il en paraît triste, plaît à l’œil européen car il pénètre un Ailleurs vraiment étrange, inconnu, d’où l’expression de la Comtesse « bien loin de chez nous ». Ce qui attire le voyageur, c’est la différence, l’exotisme que l’on ne trouve pas en Europe. Effectivement, on peut remarquer que l’écrivain utilise des adjectifs démonstratifs « cette aridité, ce blanc, ce sol, cette sécheresse » pour dire ce qu’elle voit mais surtout parce que ce dont elle parle est connu, déjà vu par le lecteur, que ce soit dans des tableaux ou des œuvres littéraires antérieures. Cet univers pittoresque, n’existant pas en France, lui appartient, fait partie de son monde, de son imaginaire d’Européenne. L’utilisation de la première personne du pluriel « nous enchante » est aussi une manière de montrer que le lecteur ressent les mêmes émotions que la Comtesse. Le dépaysement est une même finalité pour le public et l’artiste. Il provoque un même intérêt et une même jouissance chez l’un et chez l’autre. Dès lors ces paysages deviennent des décors, des lieux communs de la littérature exotique. Les nombreuses cartes postales représentant le désert, le ciel bleu, un chameau et un palmier, les publicités dont le décor est identique illustrent ce phénomène. La carte postale est une invitation au voyage vers des lieux exotiques. Elle a influencé la perception et la connaissance de la Méditerranée orientale et musulmane. Elle est une manière de ramener chez soi la couleur locale trouvée en Orient et pour les intellectuels une façon de documenter leurs comptes rendus. Cependant, la recherche esthétique de ces supports artistiques ou photographiques s’organise autour du pittoresque, de l’exotique. Le côté répétitif des éléments orientaux ou exotiques (énumérés ci-dessus) neutralise l’image en lieu commun, et de ce fait, lui fait perdre sa puissance évocatrice. La carte et surtout le lieu ou la culture auxquels elle réfère deviennent banals. Le public regarde sans voir ces décors, ils n’ont plus la même portée ; même si le dépaysement demeure, le spectateur n’est plus transporté, c’est du ‘déjà vu’. 66 Figure 21 : Caravane aux abords de la mer Rouge, Alberto Pasini, 1864, Florence : Galleria d’Arte Moderna, Huile sur toile : 37/64 cm. Sans être une carte postale, le tableau d’Alberto Pasini : Caravane aux abords de la mer Rouge (1864), illustre ces propos, car il ne sort pas de la veine orientaliste. De nouveau, le désert caillouteux, une caravane d’Arabes en burnous, nobles, élégants, paisibles, des chameaux, un ciel presque blanc, le soleil qui illumine les montagnes au loin, une lumière froide qui ajoute à la sauvagerie et à l’aridité du désert… Cette peinture comme celle qui la précède met une image sur les descriptions de la Comtesse et d’autres voyageurs. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, l’Orient participe d’un phénomène de mode, il est l’ingrédient incontournable de l’exotisme. Les artistes reprennent le même décor et ne changent que l’intrigue ou les personnages. Ils sont ainsi assurés de trouver le succès recherché auprès d’un public demandeur d’exotisme. Comme un leitmotiv, on ne peut lire un récit orientaliste sans avoir une peinture du désert, de la mer, de la ville blanche ou des souks ; et c’est bien ce que nous offre Alexandre Dumas avec son Véloce (1856), ou encore Maupassant avec La Vie errante. Autre élément participant du folklore oriental, le souk est le passage obligé de toute littérature exotique. On le trouve partout décrit de la même manière : un bazar coloré, hétéroclite, mais tout y étant rangé par corporation. « […] le quartier des souks, longues rues voûtées ou toiturées de planche, […] Ce sont des bazars, galeries tortueuses et entre-croisées où les vendeurs par corporation, assis ou accroupis au milieu de leurs marchandises en de petites boutiques couvertes, appellent avec énergie le client ou demeurent immobiles dans ces niches de tapis, 67 d’étoffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides, de selles, de harnais brodés d’or, ou dans les chapelets jaunes et rouges des babouches. Chaque corporation a sa rue […] L’animation, la couleur, la gaîté de ces marchés orientaux ne sont point possible à décrire, car il faudrait en exprimer en même temps l’éblouissement, le bruit et le mouvement. »69. On pourrait retrouver cette peinture dans toutes les études sur la Tunisie mais aussi dans tous les récits orientalistes. Les souks sont tous identiques : des rues étroites et sombres mais dont la lumière traversant la voûte illumine l’espace coloré ; une multitude d’objets de-ci de-là qui donne une impression de fouillis… Maupassant nous laisse entendre aussi les bruits caractéristiques de ce marché, les va-et-vient, la vie qui y règne. Tous les artistes ont parlé d’une rue du marché : le souk aux parfums, celui de l’or, des tissus… Les Européens sont enthousiasmés à la vue du marché oriental et prennent plaisir à le visiter : « On se faisait une fête de flâner dans les bazars. […] l’on avait gardé une vision confuse, autant qu’émerveillée, de ce papillotement de couleurs, de tout ce bariolage insolite pour des yeux occidentaux.»70 De nouveau, la féerie est de la partie, de nouveau ce qui plaît c’est la bizarrerie de ce marché pour les Européens : « ce bariolage insolite pour des yeux occidentaux ». Le souk est un kaléidoscope de nuances, d’objets, de lumières qui ne peut laisser indifférent un homme habitué à la grisaille parisienne. Dans un style plus sobre, Alfred Baraudon n’échappe pas à la description de cet élément de la culture orientale : « Le souk n’est pas un bazar mais une réunion de petites boutiques, où dans chacune, ne se fabrique, ne se vend qu’un même genre de produits »71. Par la suite, il fait une longue peinture de ce fameux souk de Tunis en peignant les voûtes, la rue aux selliers, aux tissus, aux parfums, toujours en insistant sur le jeu des lumières et des couleurs. Gautier, Fromentin et d’autres encore offrent la même peinture des souks. « […] vous atteignez le grand Bazar, dont l’aspect extérieur n’a rien de monumental : ce sont de hautes murailles grisâtres que surmontent de petits dômes de plomb semblables à des verrues, et auxquelles s’accrochent une foule de bouges et d’échoppes occupées par d’infimes industries. 69 Maupassant, Guy de: La Vie errante, Paris : Minerve 1988, p. 144. Bertrand, Louis : Le Mirage oriental, Paris : Fayard 1920, p.78. 71 Baraudon, Alfred : Algérie et Tunisie, récits de voyage et études, Paris : Plon 1893, p. 242. 70 68 Le grand Bazar, […], couvre un immense espace de terrain, et forme comme une ville dans la ville, avec ses rues, ses ruelles, ses passages, ses carrefours, ses places, ses fontaines, inextricable labyrinthe où l’on a de la peine à se retrouver, même après plusieurs visites. Ce vaste espace est voûté, et le jour y tombe de ces petites coupoles dont j'ai parlé tout à l’heure, et qui mamelonnent le toit plat de l’édifice […] J’entrai par une arcade sans caractère architectural, et je me trouvai dans une ruelle particulièrement affectée aux parfumeurs : c’est là que se débitent les essences de bergamote et de jasmin, […] l’eau de rose, […], les chapelets de jade, d’ambre, de coco, d’ivoire […] devant ces boutiques stationnent de nombreux groupes de femmes que leurs feredgés vert-pomme, rose-mauve ou bleu-de-ciel, leur yachmaks opaques […], leurs bottines de maroquin jaune signent musulmanes en toutes lettres. »72 L’observation est identique, l’étonnement semblable. Ce qui surprend ce sont les voûtes, les jeux d’ombre et de lumière, les couleurs des tissus qui circulent à travers tout le souk, les odeurs enivrantes. Imitation ? Sensibilité identique ? Même fibre artistique ? Réalité ? Il n’en demeure pas moins que l’on a une même image du marché oriental ; aucune surprise pour le lecteur, il a plutôt la confirmation d’une même réalité, même si celle-ci est assez souvent métamorphosée par l’imaginaire oriental. En effet, les endroits visités ne sont pas tous les mêmes, l’un a vu le souk de Tunis, l’autre celui d’Alger, d’autres le souk de Marrakech ou d’Istanbul, et pourtant tous retiennent les mêmes aspects de ce marché : le bazar, la couleur, le marchand paisible, les corporations, les odeurs, l’étroitesse des rues et la foule. Le souk est donc le même dans tout l’Orient qui partage une même culture, une même histoire. Toutefois, deux éléments peuvent expliquer les similitudes des descriptions, en dehors de l’identité culturelle et d’un souci de réalisme. Tout d’abord, les artistes sédentaires plagient les récits orientalistes et s’inspirent des tableaux pour écrire leurs œuvres et ainsi s’évader, pénétrer un monde exotique même si c’est de manière imaginaire. Ensuite, le rôle de la mode artistique de l’époque qui consiste à faire évader le lecteur, à lui faire découvrir l’Orient et à l’introduire dans l’exotisme, influence les œuvres. Cette envie d’exotisme et de dépaysement étant partagée par l’Europe et l’artiste, ce dernier ne trahit pas son cœur, sa sensibilité ou sa mémoire lorsqu’il rend compte de ses voyages et qu’il décrit les paysages orientaux. L’imaginaire exotique est national car il est partagé par tous les Français qui rêvent de l’inconnu, les œuvres pittoresques sont le résultat d’une même quête menée par l’artiste voyageur ou sédentaire. L’objet de la description est réel, ce n’est que la manière de le rendre par l’écriture ou la peinture qui est parfois exagérée. 72 Gautier, Théophile: ‘Constantinople’, in J.L Berchet, Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXème siècle, Paris : Robert Laffont 1985, p. 525. 69 En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les désirs de l’artiste modifient l’image réelle de l’objet décrit. À l’objectivité de la réalité s’ajoute la subjectivité des finalités du peintre ou de l’écrivain ou de leur mémoire. Maupassant dans La Vie errante, par exemple, décrit Tunis et ses habitants. Sa peinture n’est pas sans relief, sobre, au contraire, il la pimente par le biais de comparaisons étonnantes et exagérées. Ainsi, lorsqu’il parle de la ville : « Où sommes-nous ? sur une terre arabe ou dans la capitale éblouissante d’Arlequin, d’un Arlequin très artiste, ami des peintres, coloriste inimitable qui s’est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie étourdissante. »73 L’écrivain semble s’amuser en se rappelant cette expérience. Tout dans son écriture est l’expression de l’excès, les hyperboles parsèment son texte : « éblouissant, inimitable, étourdissant ». De même, lorsqu’il aborde le surpoids de certaines Orientales, il ne lésine pas sur des comparatifs hyperboliques pour les décrire : « Sur leur corps monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent des blouses de couleurs vives. »74 Les femmes sont, effectivement, grosses, c’est une réalité, mais peut-être pas au point de les assimiler à des monstres, à un amas de graisse. Voilà une exagération voulue par l’artiste ; c’est un style, une recherche stylistique. Parfois, l’artiste ne peut peindre sur le moment ni écrire son œuvre immédiatement. Il prendra quelques esquisses, quelques notes de voyages dont il s’inspirera et se servira lors de la réalisation de son œuvre. Le transfert de la rencontre avec l’Orient au moment de la création transforme la réalité. Les souvenirs offrent une grande place à l’imaginaire puisque l’artiste se sert de celui-ci pour combler les manques de sa mémoire. Voici une des raisons pour laquelle les œuvres exotiques semblent parfois fausses ou exagérées (les traits orientaux sont rendus de manière démesurée). Si l’artiste souhaite plus de fantaisie, alors il fera en sorte d’en ajouter, s’il préfère, en revanche, le simple étonnement il s’en tiendra à sa première impression. Lorsque les Français se sont lassés des turqueries, les artistes ont changé le thème de leurs créations et surtout la manière de traiter l’Orient. Du rococo, on passe à une période plus spirituelle (1830), plus portée sur la religion, la sagesse orientale, donc sur l’individu, en dehors de son décor fastueux. Chaque voyageur, chaque artiste va agir selon sa mémoire et son envie de création, son imaginaire. Certains, tels Baraudon ou 73 74 Maupassant, Guy de : La Vie errante, Paris : Minerve 1988, p. 139-140. Ibid, p. 140. 70 Maupassant, vont accentuer les traits caractéristiques du Maghreb, ils vont exagérer le faste des décors, la sensualité des femmes, d’autres comme Fromentin ou Isabelle Eberhardt, vont préférer un Orient plus simple, plus naturel, mais tout aussi étranger car toujours différent de l’univers familier français…Là encore, deux thèses peuvent justifier cette fabrication de l’Orient, ce glissement vers l’imaginaire. La première idée, critique, consiste à dire que l’Européen fantasme l’Orient, qu’il invente son propre Ailleurs selon ses désirs mais néanmoins à partir d’une réalité. La seconde, plus modérée, suggère la naïveté de l’artiste, surpris par la beauté et par l’étrangeté de cet Ailleurs. Il rend compte, sans mentir, de ce qu’il voit ; cette forte mise en relief des décors orientaux n’est, en fait, que le résultat de l’étonnement. Le café, par exemple, qui plaît tant aux voyageurs, n’échappe pas à l’éventail des lieux communs du Maghreb. Voilà ce que nous en dit Gautier : « Figurez-vous une salle d’une douzaine de pieds carrés voûtée et peinte à la chaux, entourée d’une boiserie à hauteur d’homme et d’un divan banquette recouvert d’une natte de paille. Au milieu, et c’est là le détail le plus élégamment oriental, une fontaine en marbre blanc à trois vasques superposées lance un filet d’eau qui retombe et grésille. Dans un angle flamboie un fourneau à hotte, où le café se fait, tasse par tasse, dans de petites cafetières de cuivre jaune. »75. L’atmosphère est chaude et fraîche à la fois, calme et agréable. Ce lieu est peu éclairé comme si le moment passé à se reposer, à boire un café devait se faire dans la pénombre afin de donner un côté intimiste à ce loisir, de favoriser le repos. Le bruit de la fontaine offre un fond musical serein. Enfin, le fourneau, le café, la couleur jaune réchauffent la pièce et l’ambiance, et cet ensemble donne la sensation d’être dans un cocon, un endroit protégé. Ce lieu est à la fois simple et original. Le décor est simple à la différence de ce qu’on peut voir dans les cafés turcs parisiens du XIXe siècle. En effet, Nerval ou Gautier nous montrent qu’à Paris, l’image que les Européens se font de l’Orient est erronée ou quelque peu différente de la réalité. « […] mais véritablement la décoration ne comporte ni trèfles, ni colonnettes, ni lambris de porcelaine, ni œufs d’autruches suspendus. Ce n’est qu’à Paris que l’on rencontre des cafés si orientaux. Il faut plutôt imaginer une humble boutique carrée, blanchie à la chaux, où 75 Gautier, Théophile : Voyage en Egypte, « Constantinople », Paris : La Boîte à documents 1991, p. 517. 71 pour toute arabesque se répète plusieurs fois l’image peinte d’une pendule posée au milieu d’une prairie entre deux cyprès ».76 « Le café turc du boulevard du Temple a égaré bien des imaginations de Parisiens sur le luxe des cafés orientaux. Constantinople reste bien loin de cette magnificence d’arcs en cœur, de colonnettes, de miroirs et d’œufs d’autruche ».77 Les successifs « ni » au début du discours de Nerval suggèrent le nombre d’éléments de décor ajoutés aux cafés de Paris pour qu’ils soient plus orientaux. Or, le restrictif « ce n’est que » prouve que « ces œufs d’autruche », « ces colonnettes » n’existent que dans l’imaginaire des Européens et dans la reproduction erronée de cafés maures. L’auteur, d’ailleurs, se montre ironique lorsqu’il utilise le superlatif « si orientaux ». Il sait où est la vérité, il connaît les vrais cafés arabes et prouve avec cette déclaration que les Occidentaux restés en France tendent à se tromper sur l’Orient, à exagérer ses traits et par conséquent à en donner une fausse image. De même, Gautier confirme ce facteur d’erreur et accuse les Parisiens d’avoir véhiculé une fausse idée des cafés orientaux comme l’indique la proposition : « a égaré bien des imaginations ». Les Français veulent du luxe, de l’extraordinaire alors qu’en réalité ce lieu de repos et de plaisir est simple et sobre. Les voyageurs sont surpris par la simplicité des cafés orientaux ; la copie européenne est moins fondée sur une réalité que sur l’imagination de l’Orient et la réalisation des envies et des images des Européens. Pour les Occidentaux, l’Orient est encore et toujours le monde du faste, de la beauté des Mille et une Nuits. Dès lors, certaines œuvres de la littérature exotique ne représentant pas cette somptuosité, ne rentrant pas dans cette illusion de l’imaginaire européen, on peut en déduire qu’elles offrent au lecteur la simple réalité, la vérité. Toute idée de superficialité, née de l’imagination et de la création, peut alors être oubliée. L’exotisme peut être assimilé au mouvement réaliste. « L’exotisme, c’est donc cette posture d’énonciation qui consiste à déréaliser l’Autre et son monde par excès de réalisme, par une fascination pour les apparences qui bloque l’interprétation et l’intellection. »78. 76 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient dans les Œuvres complètes TII, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984p. 307. 77 Gautier, Théophile : Voyage en Egypte, « Constantinople », Paris : La Boîte à documents 1991, p.517. 78 Barthélémy, Guy : Littérarité et anthropologie dans le Voyage en Orient, www.bmlisieux.com 1996, p. 6. 72 Le réalisme est un mouvement littéraire qui apparaît dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ses sujets sont la classe populaire, le travail, le quotidien d’une population. Les écrivains orientalistes de cette période répondent aussi à cette exigence. Par exemple, Maupassant, dans La Vie errante, introduit des termes arabes pour une description : « Alors on voit passer ces êtres prodigieux (femmes à marier), coiffés d’un cône aigu nommé koufia, qui laisse pendre sur le dos le bechkir, vêtus de la camiza flottante, en toile simple ou en soie éclatante […] et chaussés de savates traînantes, dites « saba » »79 On peut penser que l’introduction de ces mots étrangers a pour but le pittoresque. Possible. Seulement, ces termes sont aussi l’expression d’une réalité, la volonté de peindre un costume porté au quotidien avec les mots qui le qualifie le plus exactement. Un autre écrivain, Alfred Baraudon, rapporte un même réalisme dans Algérie et Tunisie, récits de voyage et études. Il commence, dans la partie réservée à la Tunisie, à décrire les raisons et les circonstances qui ont fait que ce pays est un Protectorat français. Puis, débute la visite de la ville avec un arrêt sur chaque population, ses mœurs, ses costumes, ses coutumes… Dans sa description des rues étroites de Tunis, il s’attarde sur les mesquinos : « Ce sont, pour la plupart, des enfants du steppe que la faim a poussés vers les villes, et qui y exercent les mille et une industries de la misère. En seroual blanc et blouse d’indienne courte, ils offrent dans des corbeilles d’alfa tressé des légumes et des fruits, des pâtisseries […] Les Arabes, très gourmands à leurs heures, achètent ces friandises et s’empiffrent : mais eux, les meurt-de-faim, vivent de figues, de carottes, de couscous, de farine avariée, et boivent l’huile rance. »80 Puis il continue « Devant un fourneau de briques, un homme fait cuire des viandes sanglantes ou pétrit les grains d’un couscous imposant. Les gens apportent eux-mêmes leurs provisions et s’en retournent, les mains chargées d’une brochette de foie de bœuf grillé ou d’un plat creux, au milieu duquel nagent dans un océan d’huile des œufs, du pain en tartine, des pruneaux, des tranches de citron et des piments écarlates. »81 Rien de plus simple, de plus banal que ce quotidien, cette vie que nous retracent l’auteur. C’est la réalité d’une existence différente, de la vie à Tunis. Des années plus tard, Aimé Dupuy dans sa Cantine, aborde les problèmes financiers d’une famille française venue s’installer en Tunisie. L’écrivain raconte la difficulté de vivre à 79 Maupassant, Guy de : La Vie errante, Paris : Minerve 1988, p. 143. Alfred Baraudon : Algérie et Tunisie, récits de voyage et études, Paris : Plon 1893, p. 270. 81 Ibid. 80 73 l’étranger, de réussir ; les désappointements de la famille, les chemins détournés pris afin de gagner de l’argent (la mère se prostitue)… Là, le lecteur se retrouve dans une réalité lois des idéaux orientalistes. L’auteur se contente de peindre la vie d’une famille ordinaire de classe moyenne en Tunisie. Néanmoins, cette démarche de dire le réel reçoit les critiques de l’Académie qui reproche à ce mouvement littéraire sa superficialité, son incapacité à voir la profondeur des êtres pour s’attarder aux détails, et sa prétention naïve à peindre objectivement le monde. Alfred Baraudon, par exemple, parsème son récit de généralités : « Les Arabes, très gourmands à leurs heures, achètent ces friandises et s’empiffrent »82, « C’est l’Orient du lucre et des commerces, des Arabes économes, des Juifs avides et patients »83, Maupassant, comme nous l’avons vu, use d’exagérations et peints des types (femme juive)… Il n’y a point de mensonges, parfois seulement des exagérations et fréquemment, en revanche, des redites, des imitations, du conventionnel qui tendent à donner naissance aux stéréotypes, aux clichés. Pour en revenir au café, Ferdinand Huard partage avec nous, un moment de calme et de langueur dans son poème Au Café maure issu du recueil Fleurs d’Orient (1902) : « Devant le café maure, étendus sur des nattes, Sans soucis des passants, indifférents comme eux, Les Arabes rêveurs, sous les quinquets fumeux, Écoutent l’orgue au loin écorcher ses sonates… L’air s’emplit des parfums étranges d’aromates, Les cigarettes font un nuage brumeux, Cependant qu’un conteur redit ses chants fameux Et que la lune au ciel jette ses lueurs mates. Le garçon vient et va, des tasses à la main ; Planté sous un turban un bouquet de jasmin Épand tout à l’entour comme une odeur de sève, Et l’Arabe couché, sans désir ni remord Confiant dans Allah, tranquille comme un mort, Silencieusement s’absorbe dans son rêve. »84. Tableau paisible, simple, pour dire le bien-être de ces hommes, pour décrire un lieu très prisé des Tunisiens mais aussi des voyageurs européens. Les artistes construisent un 82 Ibid. Ibid, p. 242. 84 Huard, Ferdinand : Fleurs d’Orient, Paris : P. Ollendorf 1902, p. 24. 83 74 même continent imaginaire correspondant à leurs souhaits mais aussi aux désirs de ceux qui les lisent. Le café est, ici, la représentation de certains traits du caractère oriental : la langueur et la paresse, la sérénité dans le dernier tercet, la coquetterie (les parfums) dans le second quatrain et le premier tercet, l’art oratoire avec le conteur, la musique. Un lieu est ici l’image d’une culture et un élément de cette dernière. Le café maure est propre à l’Orient, il est impossible d’en trouver ailleurs sauf s’il y a un désir d’imitation comme c’est le cas dans les cafés orientaux de Paris. Cet endroit exclusivement masculin (à l’époque) est le lieu du repos du corps (allongé sur les nattes) et de l’évasion de l’esprit (le narguilé). Ce mode de vie intrigue les Occidentaux et suscite leur curiosité. Tous iront dans un café maure, tous essaieront le narguilé, tous rendront compte de la tranquillité, des parfums et de la simplicité de cet endroit. Seuls les curieux d’Orient restés en métropole imagineront le café plus somptueux avec une ambiance plus festive aussi. Cette création s’explique par une volonté d’étrangeté, d’exotisme. Le local banal (murs peints en blanc) n’attire pas et n’excite pas l’intérêt des Européens. En réalité, il faut y être allé pour comprendre en quoi le café arabe est original. Il n’est pas question de décor mais d’atmosphère. C’est cette dernière qui est propre à la culture orientale. Dans le même sens, il est impossible de peindre l’Orient sans parler des coutumes des autochtones : mariages, ramadan, baptêmes… Dans la majorité des récits comme Le Voyage en Orient (1848-1851) de Nerval, les écrivains réservent un passage, un chapitre au mariage et au ramadan. La première cérémonie fait l’objet d’une longue description. Les préparatifs pour la mariée : le hammam où elle sera épilée complètement pour avoir une peau douce et nette ; où elle sera peinte (pieds, mains, cheveux) au henné ; où elle essaiera le costume constitué d’une superposition de tissus, de couleurs, agrémenté de lourds bijoux ; où elle sera maquillée (le fard bleu, le khôl pour agrandir le regard, le rouge aux lèvres). Après cela, vient la description des festivités : beaucoup d’invités sont présents, parfois même des quartiers entiers, des musiciens, des danseuses orientales, de la nourriture à profusion pour tous, une fête qui dure des jours et des jours. Les écrivains sont d’emblée emportés par les festivités, ils sont surpris par la richesse des vêtements, par les danses… Pour eux, c’est le seul jour où même une famille pauvre paraît riche. De nombreux passages du Voyage en Orient ont pour sujet cette peinture du mariage oriental. Le ramadan est une autre coutume inévitable dans une peinture de l’Orient ; mois religieux mais aussi mois de fête. À la journée de jeûne où tout le monde est calme, austère, fatigué, succèdent des nuits de réjouissances où les hommes se jettent 75 sur la nourriture, les délices sucrés, le narguilé… C’est une période fatigante mais appréciée de tous. Les écrivains vont s’attarder à parler du coup de canon qui annonce la fin du jeûne, de la table pleine de mets, de la bonne humeur environnante. Nerval apprend par un Russe que le Ramadan commence (« Les Nuits de Ramadan »). Par la suite, il assiste aux spectacles qui sont donnés durant ce mois de fêtes (« Théâtres et fêtes »), il écoute les histoires racontées par les conteurs dans les cafés, ce qui occupe nos jeûneurs le soir (« Les Conteurs »). Enfin, le chapitre Baïram est lié à la fête de l’Aïd qui marque la fin du Ramadan. Gide, lors de son voyage en Tunisie en mars/avril 1896 résume le Ramadan en deux phrases : « On jeûne durant 40 jours du lever du soleil jusqu’au soir ; jeûne absolu ; ni nourriture, ni boisson, ni tabac, ni parfums, ni femmes. Tous les sens, châtiés le jour, la nuit prennent une revanche, et l’on s’amuse tant qu’on peut. »85 Nous avons là un compte rendu sobre mais réaliste de la période de Ramadan : privation le jour et plaisirs la nuit. La littérature orientaliste est pleine de tableaux, de scènes de vie, de personnages vus et revus, décrits avec les mêmes outils, de la même manière. De la Renaissance à la Colonisation, l’Autre n’a pas changé, il est celui qui est différent de soi, caractérisé par des mœurs et une culture étrangères ; l’Ailleurs est cet endroit insaisissable, inconnu où règnent le calme et l’insouciance. L’exotisme c’est l’apparence, la surface : les individus, les paysages, les coutumes ne sont ni interprétées, ni étudiés, ils sont montrés tels quels d’où cette profusion de portraits, de clichés conformes aux besoins des Européens. Nous avons l’impression que la découverte de l’Ailleurs et de l’Autre n’est qu’un mirage, nous avons une même image mais sans consistance, sans profondeur. En effet, on peut penser que face à l’étrange, l’Européen ne peut que manifester son étonnement à la vue de ce qui lui est inconnu. Il insiste donc sur les éléments qui font le charme de cet Ailleurs et qui correspondent à ce qu’il imaginait ou ce qu’il recherchait. Il est difficile, alors, de décrire ce que l’on découvre et, dans le même temps, il est long de dire ce que l’on ressent et ce que l’on voit puisque c’est nouveau pour l’artiste comme pour le lecteur. Cette posture explique l’absence d’une démarche sociologique ou ethnologique de la part des voyageurs. Ils consacrent leurs œuvres à la peinture de leur premier contact 85 Gide, André : Feuilles de route, Paris : Gallimard, p. 31. 76 visuel avec l’Autre et l’Ailleurs. Cette première rencontre est celle de l’apparence d’où une impression de superficialité. L’écrivain ou le peintre sont des reporters qui dévoilent un monde nouveau, un Autre différent ; ce sont des observateurs de l’Orient. De même, la répétition des éléments du caractère oriental : lumière, couleur, folklore des souks, des hammams, des cafés, indolence humaine, pittoresque des paysages…nous donne le sentiment que la littérature exotique n’innove pas, qu’elle reste sur des acquis. Cette prolifération des mêmes thèmes peut laisser penser que cet univers est faux, construit, imaginaire, et que l’artiste plagie ses prédécesseurs. Les réalités deviennent des stéréotypes en raison de leur répétition dans les œuvres littéraires ou picturales. D’une vérité on obtient un cliché : une même image véhiculée par des centaines d’ouvrages ou de tableaux ne peut aboutir qu’à un poncif de l’Orient. De réel l’Autre et l’Ailleurs deviennent irréels. La superficialité ou la simplicité est le langage de l’exotisme pictural ou écrit. 2. Superficialité ou simplicité d’écriture ? Il est difficile de parler de ce que l’on ne connaît pas, et pourtant c’est ce que vont faire les Orientalistes. Ils vont peindre un monde différent du leur, étranger à leur culture en essayant de le rapprocher le plus possible de leur domaine de connaissance. Le souci, c’est qu’à trop vouloir adhérer à un imaginaire commun, ils vont tomber dans le piège de l’apparence et de la banalité. Certes, ils vont peindre les coutumes de ces cultures, les paysages pittoresques, les individus - et les exemples sont nombreux - mais sans chercher à les interpréter, à les comprendre. Les écrivains qui ne sont jamais allés en Orient sont les premiers à tomber dans la simplicité et le cliché parce qu’ils ne connaissent pas réellement le pays ou la culture qu’ils évoquent. Ainsi, Dans Tartarin de Tarascon (1870), Alphonse Daudet nous offre une Algérie de peinture : blanche, grande, cosmopolite (mélange d’Arabes, de Berbères et de colons européens). Elle sert de toile de fond, de décor exotique aux tribulations du héros. On peut ainsi dire que nous avons affaire à un Orient de surface qui participe au pittoresque du récit. Ce qui intéresse, ce n’est pas le pays et ses mœurs ou ses paysages mais l’évolution du héros dans un tel cadre. La réalité de ce qui est montré dans les peintures et dans les récits est métamorphosée par l’esprit, l’imaginaire européen. En effet, 77 « Dans le système de connaissances sur l’Orient, celui-ci est moins un lieu au sens géographique qu’un topos, un ensemble de références, un amas de caractéristiques qui semble avoir son origine dans une citation ou un fragment de texte, ou un passage de l’œuvre de quelqu’un sur l’Orient, ou quelque morceau d’imagination plus ancien, ou un amalgame de tout cela. »86 Nous avons vu le cas d’Alphonse Daudet mais nous avons aussi l’exemple de Nerval qui, même s’il est allé en Egypte, a appuyé son récit sur le compte rendu d’un voyageur anglais. De même, beaucoup d’idées reçues sont issues de textes passés, « d’imagination plus ancienne » telle que l’image des Arabes comme peuples barbares, fourbes… L’artiste se fonde sur des interprétations, qu’elles soient écrites ou picturales, il les reprend, y met sa touche personnelle et fabrique un Orient commun, pas trop éloigné de ce qui est déjà connu, donc d’une certaine réalité, mais dans le même temps pas tout à fait vrai. Par conséquent, les œuvres issues de cet Orientalisme sont plus distantes par rapport à l’Orient. La finalité de ces Orientalistes sédentaires ou premiers voyageurs n’est pas la connaissance de l’Autre et de l’Ailleurs mais l’exhibition de leur imaginaire. Pour cela, ils vont avoir recours à divers outils langagiers : la comparaison, la généralisation, la négation. a. Dans les textes Les voyageurs recourent à une rhétorique de l’altérité, c'est-à-dire que ne disposant pas des termes exacts ou adaptés pour décrire le monde oriental, ils vont avoir recours à différents procédés linguistiques pour s’exprimer et décrire ce qu’ils voient. La comparaison est un outil fréquemment utilisé. Effectivement, pour éclairer le lecteur, quoi de mieux qu’un référent connu ? L’écrivain va alors peindre un lieu, une coutume, un physique en le comparant à un endroit, une attitude, une physionomie familière. Par exemple, la Comtesse de Gasparin pour parler de l’Oriental dira : « Ces hommes parlent peu ; leur geste est rare ; mais jusqu’au désordre de leurs vêtements, jusqu’à ces laideurs vigoureuses ont de la beauté. Chez nous les laideurs sont ignobles […] la couleur de notre pauvreté, c’est une absence de couleur »87. 86 Saïd, Edward : L’Orientalisme, l’Orient créée par l’Occident, Paris : Le Seuil , 1980 , p. 204. Comtesse de Gasparin : À Constantinople in Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet, Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p. 67. 87 78 Elle met en parallèle deux populations dans un contexte précis : la misère. Pour mieux souligner ses dires, elle interpelle le lecteur en usant de la première personne du pluriel « chez nous », ce qui renforce cette sensation de connaissance, d’univers familier et commun. L’Européen habitué à voir la misère dans les rues de Paris, par exemple, comprend ce dont veut parler la Comtesse, prend conscience de la différence de la pauvreté en France et au Maghreb. Maxime Du Camp va employer le même procédé pour parler de la toilette orientale. Il commence par une comparaison brève, d’ordre général : « Seuls les Turcs savent se baigner ; nous, nous croyons avoir tout fait en nous plongeant dans une étroite cuve de zinc remplie d’eau jaunâtre » »88. Cette phrase est alors suivie d’une longue description du bain chez les Maures. L’écrivain dépeint sa journée au hammam. D’abord il énonce une différence, puis comme la Comtesse, il fait participer le lecteur qui appartient au même univers culturel que lui par le « nous », enfin, il prend pour illustration sa journée au bain. La comparaison est à la fois singulière parce qu’elle est fondée sur une expérience individuelle, et générale puisqu’elle concerne la culture européenne face à la culture orientale. « La première salle qui s’ouvre directement sur la rue est une grande chambre pavée ; au milieu une vasque évase ses lèvres de marbre entourées de fleurs et reçoit un petit jet d’eau qui retombe et s’égoutte avec un doux clapotement. Sur les deux côtés de sa longueur ressortent des galeries accolées aux murailles et portées par de sveltes colonnes ; là sont des façons de cabinets où les baigneurs déposent leurs vêtements et viennent dormir après le bain. Un escalier de bois conduit à une chambre particulière, tapissée de nattes, s’éclairant de larges fenêtres, et entassant dans une alcôve d’épais coussins sagement rembourrés ; une faible augmentation de prix donne droit de l’occuper. Là, je quittais mes habits et je me livrais à deux tellaks (garçons de bain). Ils ceignaient mes reins d’une étoffe de coton bleue et blanche, entouraient ma tête d’une serviette de mousseline et entraient mes pieds dans de hautes sandales de bois. Appuyé sur leurs épaules, je me rendais à la première étuve ; étendu sur des tapis préparés à l’avance, la tête enfoncée dans un oreiller, fumant mon chibouk, […] les tellaks […] commençaient la première opération de massage. […] Un quart d’heure environ s’écoulait de ce manège, et je passais ensuite à la seconde étuve chauffée à trente et quelques degrés : c’est une vaste pièce construite en rotonde, éclairée par des verres lenticulaires et 88 Du Camp, Maxime : Souvenirs et paysages d’Orient in Voyages en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p.484. 79 augmentée de quatre cabinets fermés de rideaux, où chacun peut aller terminer sa toilette comme il lui convient. Je me couchais sur une chaude table de marbre, et mes tellaks renouvelaient avec plus de force et d’activité le massage précédent ; […] cette gymnastique terminée, j’allais m’asseoir près d’un petit bassin accroché à la muraille et dans lequel deux robinets de cuivre déversent l’eau chaude et l’eau froide, mes garçons baigneurs armaient leurs mains d’un gant de crin et m’en frottaient le corps entier. […] Lorsque j’avais été ainsi massé, lavé, frotté, baigné, lustré, parfumé, je me rendais de nouveau à la première étuve et je m'y reposais quelques minutes pour ne point passer sans transition dans une froide atmosphère. Pendant ce temps, ils enveloppaient ma tête et m’entouraient d’une couverture moelleuse flottant jusque sur mes talons ; […] après avoir traversé la salle d’entrée et monté l’escalier de bois qui conduit à la chambre réservée, je quittais mes linges blancs pour en vêtir d’autres et je m’étalais sur des piles de coussins ; et là, fumant le narguileh, buvant le café, les sorbets et les limonades glacées, envahi par un sentiment de bien-être infini, je me trouvais heureux de vivre et je m’en allais voyager dans les pays habités par les rêves.»89 L’écrivain s’attache à donner au lecteur, dans les moindres détails, sa journée au bain. Il va s’appliquer à décrire l’organisation du hammam : le nombre de salles, de cabinets ; l’ordre des soins : gommer, laver, masser ; expliquer les raisons de tel comportement comme revenir à la première étuve afin que son corps ne subisse pas une trop grande différence de température…Le lecteur a l’impression d’assister à une projection cinématographique tant les détails sont nombreux et tant la peinture de ce bain est réalisée avec simplicité. Il comprend le plaisir de l’écrivain, apprend ce qu’est le hammam ; cette description est presque une étude du bain maure. Le souk, autre lieu commun du Maghreb, fait l’objet d’une peinture. Au XIXe siècle, il est un incontournable de la littérature exotique. Gautier est bref dans sa comparaison : « la boutique européenne »90. orientale diffère beaucoup de la boutique En quoi diffère-t-elle ? Voilà ce que le lecteur se demande. C’est pourquoi, l’écrivain ajoute une description de la boutique orientale en usant de comparatifs. Par exemple, « […] une espèce d’alcôve […] qui se ferme […] avec des volets qu’on rabat comme des mantelets de sabord »91. 89 Ibid. Gautier, Théophile : Voyage en Egypte, « Constantinople », Paris : La Boîte à documents 1991, p. 522. 91 Ibid. 90 80 Voilà un élément familier qui permet au lecteur de visualiser la boutique et son aspect extérieur. L’analogie est un procédé linguistique courant dans la littérature exotique. Elle permet de mettre en parallèle des éléments différents pour mieux les rapprocher et pour familiariser le lecteur avec l’univers oriental. L’écrivain a besoin de produire une littérature accessible, c’est pourquoi il va avoir recours à la comparaison, par exemple, pour peindre le dépaysement et ainsi permettre au lecteur de pénétrer ce nouvel univers. Voir par l’écriture un monde inconnu est difficile pour le public ; l’analogie l’aide à avoir un point de repère et à mieux visualiser cet Ailleurs. Certes, cela rend le texte plus plat car la comparaison ramène le lecteur au familier ; l’imaginaire disparaît alors, mais dans le même temps, le texte devient plus compréhensible et c’est là le but de l’artiste : se faire comprendre, se faire apprécier et aider le sédentaire à s’évader par le biais de la lecture. Un autre instrument langagier est souvent utilisé : l’opposition. En effet, il est fréquent de trouver dans les récits exotiques « l’Arabe n’est pas ceci, n’est pas cela », il n’agit pas ainsi…La différence, voire l’opposition, est mise en relief par la négation ; celle-ci participe de la peinture de l’Autre et de l’Ailleurs, elle est l’expression d’un décalage culturel. Par exemple, lorsque Claude Savary (1786) dit en parlant de l’Arabe : « Content de ce qu’il possède, il n’invente et ne perfectionne rien »92, il l’oppose à l’Européen qui lui, crée, fabrique. Nous avons là l’éternel conflit tradition/progrès, Occident/Orient qu’illustre le même auteur en ajoutant : « Sa vie nous paraît un long sommeil ; la nôtre lui semble une continuelle ivresse : mais tandis que nous courons après le bonheur qui nous échappe, il jouit paisiblement des biens que la nature lui offre, que chaque jour lui présente, sans s’occuper du lendemain »93. L’opposition, est symétrique : « sa vie » est un sommeil, « la nôtre » est dynamique, vivante, « nous courons » après le bonheur « il en jouit paisiblement ». L’Oriental est le contraire de l’Occidental et les écrivains n’hésitent pas à le montrer, à l’exhiber même. Sur quoi se fonde cette idée ? Sur l’apparence du mode de vie des Maghrébins. Parce que ces derniers sont nonchalants, l’Européen suppose qu’ils n’ont aucune 92 Savary, Jérôme : Lettres sur l’Egypte t.1 in Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Paris : Robert Laffont 1985, p. 824. 93 Ibid. 81 préoccupation, aucun souci. Or, tout est relatif, les inquiétudes de l’Europe ne sont pas celles du Maghreb. L’opposition est une manière de décrire l’Autre en marquant sa différence par rapport à soi : je suis ce qu’il n’est pas. Cet outil est réducteur et parfois péjoratif puisque l’étranger est toujours vu de manière négative, et que la négation le restreint à une sphère connue. De nouveau, cet instrument linguistique marque la simplification de l’écriture européenne : il est plus facile de peindre un individu en l’opposant à soi et en disant ce qu’il n’est pas, que de chercher à deviner et à étudier ce qu’il est réellement. Dès lors, certains peuvent en conclure qu’il y a superficialité de la littérature exotique qui procède par élimination pour décrire l’Autre. Dans la langue, les artistes européens vont utiliser le vocabulaire étranger pour accentuer le pittoresque de leurs récits et pour ajouter encore plus de dépaysement. Nerval est l’un des écrivains qui a le plus utilisé de mots étrangers dans le but de donner plus de relief à son roman, pour y introduire de l’authenticité. Nous trouvons donc, dans son Voyage en Orient, des termes comme tarabouki, fakirs, habberah, khamiss, borghot…il va les définir pour que le lecteur ne soit pas perdu et ne sorte pas de ce monde réel et imaginaire à la fois, qui lui est offert. Ces mots à eux seuls installent le lecteur dans un lieu autre, une culture étrangère. L’usage de ces expressions sert, certes, à offrir un authentique dépaysement mais il se peut aussi qu’ils soient présents car intraduisibles véritablement. Un seul mot peut signifier une multiplicité d’éléments dans le contexte oriental, dans la langue arabe que l’écrivain européen réduit à un seul, celui qui sera dans le juste milieu entre l’exotisme et l’univers familier, compréhensible du lecteur européen. Toujours dans ce souci d’authenticité, Nerval copie des récits d’autres voyageurs comme William Lane. Il est essentiel que le lecteur puisse croire en ce qu’il lit, puisse reconnaître cette contrée imaginaire, c’est pourquoi il n’est pas important d’être précis dans ses descriptions et l’Autre n’est pas personnalisé. Effectivement, une des marques de cette littérature de l’apparence est l’usage d’impersonnels, de généralisation. Souvent, nous lisons « ils », « l’Arabe », « la femme arabe », « le Levantin », « les Orientaux », « cette foule silencieuse ». Les artistes ne jugent pas important de particulariser l’Autre, ils préfèrent le laisser dans le flou, comme le paysage d’ailleurs ; les villes d’Alger et de Tunis sont tellement semblables qu’on pourrait échanger les descriptions sans choquer le lecteur et sans trahir l’écrivain. Albert Memmi confirme ce phénomène en disant : 82 « Le colonisé n’est jamais caractérisé d’une manière différentielle ; il n’a droit qu’à la noyade dans le collectif anonyme […] [il] n’existe pas comme individu »94. L’Arabe c’est l’Autre dans toute sa différence. Il n’est pas nommé, individualisé car il n’existe qu’à travers le regard aliénant de l’Européen. Que l’individu soit petit ou grand, blanc ou mat, Marocain ou Tunisien, peu importe, il appartient à la sphère orientale, il est le représentant de cette culture étrangère. Ce comportement réduit l’individualité à une généralité. Dans le monde il y a Moi et les autres, Moi comme sujet connu, familier, ayant une identité propre et les autres comme masse mal connue, mal définie voire inconnue que l’on sait étrangère à sa culture. Cette attitude permet à la culture européenne de se démarquer, d’exister par rapport à un Autre difficilement définissable, et d’attester l’universalité de cet Ailleurs et de cet Autre, réalisation de l’imaginaire occidental. Les clichés aussi caractérisent la littérature orientaliste. Nous avons vu précédemment que l’exotisme décrivait les Orientaux, les scènes de genre de la vie orientale. Or, ces scènes, ces personnages, ces décors deviennent des clichés, des lieux communs de cette littérature. On les retrouve encore et encore depuis le début du récit de voyage jusqu’à aujourd’hui. La langue de l’orientalisme exotique souligne la simplicité de cette littérature pour certains et sa superficialité pour d’autres. En effet, comparaison (donc familiarisation), opposition, impersonnel, cliché, tout est bon pour décrire en surface les paysages, les coutumes, les mœurs orientaux. Edward Saïd explique que « l’orientalisme repose sur l’extériorité »95. L’écrivain fait parler l’Orient afin d’éclairer l’Occident, afin de rendre accessible aux occidentaux ces paysages, ces mœurs inconnus. C’est un moyen de posséder cet Ailleurs, mais aussi de le mettre en scène. La littérature exotique a pour origine la réalité orientale : les écrivains n’inventent pas ce qu’ils voient. En revanche, de cette source, ils vont fabriquer leurs œuvres en tenant compte des impératifs du pacte écrivain/lecteur : la compréhension et le plaisir. Les outils dont nous avons parlé précédemment sont utilisés dans ce seul but. Mais l’abondance de leur usage dans une seule œuvre et aussi dans toutes les œuvres orientalistes transforment ces comptes rendus en stéréotypes. Certes, les sujets de ces textes sont vrais et sont tels qu’ils sont décrits mais le fait qu’un même objet soit répété encore et encore, soit vu et rendu de la même manière à travers les âges et les ouvrages 94 95 Memmi, Albert : Portrait du colonisé, Paris : Gallimard 1985, p. 106. Saïd, Edward : L’Orientalisme: l’Orient crée par l’Occident, p. 74. 83 donne une impression d’inconsistance, de fadeur ; les paysages deviennent des décors (passage obligé du pittoresque) et les individus une masse colorée, des types (passage obligé de l’étrangeté). Prise individuellement, une œuvre exotique est belle de signification, de découvertes ; le lecteur est plongé dans un Ailleurs qu’il imagine, il côtoie un Autre qui lui est différent. Lus en masse, la répétition des mêmes éléments, le trop grand usage de comparatifs, d’énumérations, d’impersonnels provoquent chez le public une indifférence face à cet Orient ; on a le sentiment d’une superficialité de cette littérature car le lecteur se dit qu’il n’y a aucune recherche dans l’écriture, aucune personnalisation, que les artistes se sont plagiés. En peinture aussi les sujets sont identiques et traités de la même façon. b. Image Fromentin, en parlant de l’Orient écrit : « L’Orient est très particulier. Il a ce grand tort pour nous d’être inconnu et nouveau, et d’éveiller d’abord un sentiment étranger à l’art, le plus dangereux de tous, et que je voudrais proscrire : celui de la curiosité. Il est exceptionnel, et l’histoire atteste que rien de beau ni de durable n’a été fait avec les exceptions. Il échappe aux lois générales, les seules qui soient bonnes à suivre. Enfin il s’adresse aux yeux, peu à l’esprit, et je ne le crois pas capable d’émouvoir. Je parle ici de ceux, et c’est le plus grand nombre, qui ne l’ont pas habité, et n’ont pas, pour le comprendre, l’intime familiarité des habitudes et l’affectueuse émotion des souvenirs. Même quand il est très beau, il conserve je-nesais- quoi d’entier, d’exagéré, de violent, qui le rend excessif, et c’est un ordre de beauté qui, ne rencontrant pas de précédents dans la littérature ancienne ni l’art, a pour premier effet de paraître bizarre. D’ailleurs il s’impose avec tous ses traits : avec la nouveauté de ses aspects, la singularité de ses costumes, l’originalité de ses types, l’âpreté de ses effets, le rythme particulier de ses lignes, la gamme inusitée de ses couleurs. Changer quoi que ce soit dans cette physionomie si nettement nouvelle et décisive, c’est l’amoindrir ; apaiser ce qu’elle a de trop vif, c’est l’affadir ; généraliser une pareille effigie, c’est la défigurer. Il faut donc l’admettre en son entier, et je défie qu’on échappe à cette nécessité d’être vrai quand même, d’en exprimer d’abord les côtés bizarres et d’être conduit par la logique même de la sincérité jusqu’à l’excès forcé du naturalisme et du facsimilé. »96 On sent l’amour de l’artiste pour cette contrée curieuse qui offre à l’Art de quoi se nourrir. L’Orient est de l’ordre de l’extra-ordinaire. Il ne laisse pas indifférent, il frappe 96 Fromentin, Eugène : Une année dans le Sahel, p. 320-321. 84 les yeux et les esprits par son caractère nouveau. Fromentin insiste sur la nouveauté de ces paysages, de ces coutumes, de ces types comme l’expriment ces différents mots : « ne rencontrant pas de précédents, nouveau, échappe aux lois générales, nouveauté, singularité, originalité ». L’attirance des Européens pour cette culture naît de ce caractère hors norme qui pousse à la curiosité. L’Orient est fait d’une multiplicité d’éléments hétéroclites qui s’allient harmonieusement. Modifier quoi que ce soit à cet ordre reviendrait à détruire cette beauté. Cette contrée, aux yeux de Fromentin mais aussi aux yeux de tous les Européens, c’est un je-ne-sais-quoi de fascinant, de curieux qui retient l’attention et qui à cette époque répond aux désirs des artistes et des hommes en général, à savoir l’étrangeté, l’originalité. Fromentin lutte contre toute transformation ou toute interprétation de cet Ailleurs : « changer c’est amoindrir, affadir… ». L’Orient est beau, pur tel qu’il est. Il n’a nul besoin d’éléments nouveaux. Pour l’écrivain/peintre, il faut le prendre brut, comme un diamant, sans chercher à le tailler. Seulement, l’orientalisme va vouloir mettre cet Ailleurs et cet Autre à la portée des Européens, surtout de ceux qui sont restés en Métropole. Les artistes vont donc tenter de rendre cet émerveillement au risque de tomber dans les facilités des clichés. Les peintures orientalistes sont faites de portraits, de scènes, de paysages types. Les artistes vont représenter le faste, les festivités mais aussi la misère et les scènes de vie quotidienne ; aucune différence, les deux mondes font partie d’un même univers, celui de l’Ailleurs et de l’étrange. « À la traditionnelle richesse des turbans et des costumes brodés […] répondent les haillons des charmeurs de serpents ou l’antique noblesse des larges vêtements qui protègent de la chaleur du soleil »97. Nous sommes spectateur du mendiant, de la danse grâce à Théodore Chassériau avec ses Danseuses marocaines- Danse des mouchoirs (1849) où nous voyons deux femmes vêtues de robes rouges et bleues qui se déhanchent au rythme de la musique jouée par l’orchestre assis autour d’elles. L’artiste saisit un moment de la vie de ces Orientaux et le met en valeur en en faisant un tableau. La lumière est centrée sur le cœur de la peinture : les danseuses dont elle réchauffe les couleurs. 97 Lemaire, Georges : Op. cit, p. 8. 85 Figure 22 : Danseuses marocaines-danse des mouchoirs, Théodore Chassériau, 1849, Paris : Musée du Louvre, Huile sur bois : 32/40 cm. Les femmes sont le centre de tous les regards des spectateurs de la danse et du public du tableau. Dans la même veine, Mariano Fortuny y Marsal, subjugué par la lumière et les couleurs de l’Afrique du Nord, va représenter la Fantasia arabe (1867), festivité où se mêlent acrobaties équestres, musique et couleurs vives. Autre thème très apprécié des Orientalistes, le harem. Delacroix peint les Femmes d’Alger dans leur appartement (1834). Figure 23 : Femmes d’Alger dans leur appartement, Eugène Delacroix, 1834, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 180/229 cm. 86 Il montre leur indolence avec la présence du narguilé, leur posture nonchalante ; leur coquetterie par les vêtements portés, les bijoux, la fleur dans les cheveux… Les couleurs sont multiples mais tendres, elles se fondent dans une douce unité. Toujours dans les scènes de la vie quotidienne l’enterrement est aussi abordé. Fromentin en 1853 en fait un tableau très serein, Enterrement au Maroc. Figure 24 : Enterrement au Maroc, Eugène Fromentin, 1853, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 32,5/56 cm. Nous voyons que les tombes sont d’un blanc éclatant, que la femme n’accompagne pas les morts jusqu’à la tombe, elle reste en retrait, voilée de blanc et de noir. Les hommes, eux, ne semblent pas choqués, et en effet, la mort en Islam n’est qu’une autre vie. Ce tableau est imprégné de quiétude, d’une douce tristesse. De nouveau, les couleurs sont fortement présentes : le bleu du ciel, le blanc des tombes, des bâtisses, le vert de la plaine, le multicolore des vêtements. D’autres artistes vont surtout être sensibles aux paysages maghrébins. Albert Marquet, par exemple, va peindre la Tunisie et en particulier Sidi Bou Saïd, lieu incontournable pour sa beauté. 87 Figure 25 : Minaret de Sidi Bou Saïd, Albert Marquet, 1923, Collection particulière, Huile sur panneau : 22/27cm. Le bleu tunisien est encore à l’honneur, le blanc des maisons aussi (Minaret de Sidi Bou Saïd, 1923). On ne peut peindre l’Orient sans parler de sa religion. Certains peintres comme Dauzats, soucieux de traduire les mœurs des Arabes, s’attachent à décrire les monuments musulmans comme la Mosquée d’Al Azhar au Caire (1831). Figure 26 : La Porte de la mosquée de Yeni Djami à Constantinople, Alberto Pasini, 1870, Nantes : Musée des beaux-arts, Huile sur toile : 156,8/115,5 cm. 88 Blanc, bleu, couleurs chaudes (rouge, orange) reviennent dans ce tableau ; la piété des musulmans est traduite par la foule se rendant à la mosquée ou y demeurant. Théodore Chassériau, ébloui par son voyage en Orient, rend compte de ses émotions en notant en marge de ses carnets de croquis un sentiment et un regard partagé par tous les peintres du mouvement : « Le ciel d’un bleu exquis ; les montagnes ordinairement comme du lapis, le jour ; l’air poudré d’or, ce qui donne une vapeur splendide ; le petit bois extrêmement bleu et lumineux près d’une eau verte émeraude, et ça et là, des trous éclatants de soleil »98. L’Orient est un rêve, le pays idéal pour l’inspiration des peintres qui y trouvent tout ce qu’ils cherchent : les couleurs, les lumières, les paysages contrastés, le pittoresque, le dépaysement. Cette contrée est unique, rare comme l’expriment la comparaison aux pierres précieuses : « lapis, or, émeraude », et les adjectifs mélioratifs : « exquis, sublimes ». Cet attrait est identique chez tous les artistes. Nous avons vu précédemment le sentiment de Fromentin. Tous ont l’impression que l’Orient est un mystère, ils ne peuvent expliquer la richesse de sa géographie, de sa culture ; ils ne peuvent que constater son caractère extraordinaire. Chassériau est aussi fasciné, comme beaucoup, par les couleurs chatoyantes : « Velours verts, étoffes jaunes, coiffure de toutes les couleurs, bleu vif, rouge mauve, souvent noir, c’est très beau, les figures colorées et puissantes sur des fonds blancs, les couleurs vives et orientales. À Alger, la mer bleue, la ville comme du stuc ou du marbre blanc ; l’horizon rose et bleuâtre, au-dessus de la mer, le ciel bleu léger et lumineux un peu opale. Des vieillards à faces orientales et singulières, vigoureusement peintes sur les murs blancs ; les enfants d’une beauté pure, le fond du teint rose et pâle ; les maisons blanches souvent dans les demi-teintes, avec des fonds argentés ou dorés »99. Chaque élément vu est coloré, tout surprend le regard des peintres ou des écrivains car tout est empreint de vie, de chaleur, de gaieté, rien n’est fade, triste, terne, ni les murs, ni les personnes, encore moins les paysages. Une telle impression explique l’engouement des artistes européens, leur marche vers l’Orient si magique, offrant tant d’images exotiques, pittoresques. En revanche, il en devient banal de voir tant de fois 98 99 Chassériau, Théodore : notes en marge in Georges Lemaire, Op. cit, p. 224-225. Ibid. 89 une partie de chasse, un café, des femmes voilées, des déserts, des paysages maritimes ; tous ont vécu la même expérience, tous ont voulu rendre compte de cet émerveillement, de ce bonheur de voir et de sentir. La peinture a permis à nombre d’Européens restés en Métropole de mettre une image sur leur désir d’Ailleurs et de l’Autre, et « l’Afrique du Nord […] a mis l’Orient à la portée des Orientalistes. »100 En effet, la proximité du Maghreb permet à beaucoup d’Européens d’avoir un aperçu de ce qu’est l’Orient. L’Afrique du Nord est un fragment de cet Ailleurs, de cette culture avec ses caractéristiques propres que les Occidentaux ne peuvent percevoir puisqu’ils ne connaissent pas le reste. Cette envie d’exotisme européen trouve sa réalisation avec le Maghreb qui rend accessible géographiquement l’Autre et l’inconnu. Parce que ce petit bout d’Afrique appartient à la civilisation arabo-musulmane, l’Occident en a fait une image de l’Orient. Comme la littérature, la peinture orientaliste s’est arrêtée aux premières images du Maghreb : la contrée, les individus, les us et coutumes. De même, elle aussi, a été sensible à la couleur et à la lumière qui règnent dans cet Ailleurs. Enfin, pareillement, des clichés sont nés de ce mouvement artistique : le harem, le café, la fantasia, la chasse….On peut dire, par conséquent, que la peinture participe à l’exotisme, à la création d’un Ailleurs et d’un Autre vus avec le regard et non l’esprit. Nous avons là encore un sentiment de superficialité dans l’approche de l’Orient. Celuici est réduit à des scènes de genre, reflets des coutumes, à des portraits miroirs de types. L’Orient c’est cela, l’indolence, la chasse, le café, la sensualité, l’étrangeté. Même dans le septième art, nous retrouvons ces thèmes réducteurs. Le cinéma est le nouvel outil de l’Orientalisme, il permet de rendre compte de la vie des Orientaux et de leur environnement de manière active, vivante. Dans les dernières années du XIXe siècle, les opérateurs des frères Lumières (Félix Mesguish par exemple) parcourent l’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, la Palestine, la Syrie, le Liban et en rapportent des vues (projection d’une minute). Alger, par exemple, apparaît comme une cité avant tout musulmane avec sa vie grouillante et sa misère. C’est après le conflit de 1914-1918 que de nombreux films de fiction à trame romanesque sont réalisés dans les colonies françaises par des metteurs en scènes européens attirés avant tout par l’exotisme, le folklore, la beauté des paysages et des monuments. Ainsi, en 1919 Mektoub de J. 100 Brune, Jean : « L’Apport de l’Afrique du Nord à l’Art français, Algérie : L’Algérianiste, n°70, juin 1995. 90 Pinchon et Daniel Quintin est tourné au Maroc, et Les Cinq gentlemen maudits de Luitz Morat et Pierre Regnier est tourné en Tunisie. Entre 1921 et 1929 viendront une multitude de films inspirés des Mille et Une Nuits, dont l’Atlantide de Jacques Feyder qui a connu un aussi grand succès que le roman de Pierre Benoît du même nom. Ainsi, Le Cheick de George Melford en 1921, Le Fils du Cheick de Georges Fitzmaurice en 1926. Les metteurs en scène, non seulement usent de titres éloquents misant sur l’imaginaire de l’Orient mais exploitent aussi tous les éléments décoratifs propres au Maghreb comme les dunes, les chameaux, les tempêtes de sable, les palmiers des oasis, les minarets et les femmes voilées. En 1954, le film Les Aventures de Hadji de Don Weis est fait d’amours violentes, de tempêtes de sable, de tentes et de cafés maures. Paul Léri, d’ailleurs, parodie l’Orient cinématographique dans son film Le Cabinet des figures de cire, sorti en 1924. Il réalise une réplique comique des Mille et Une Nuits au moyen d’histoires compliquées, burlesques sur fond de décors riches en coupoles et en escaliers tordus. Dans l’ensemble, ces films lassent (mêmes titres, mêmes paysages) et, de surcroît, ne mettent pas en valeur les populations autochtones qui sont ou ignorés ou peintes de façon malveillante. Dans l’entre deux guerres, en effet, l’Arabe c’est le serviteur, le caïd aux yeux sanguinaires, avide de femmes blanches ; la tireuse de cartes au regard mystérieux, le marchand de tapis obséquieux, le mendiant (par exemple dans Pépé le Moko (1937) de Julien Duvivier avec Jean Gabin), la prostituée s’éprenant du légionnaire aux yeux clairs, le petit cireur de médina astucieux et farceur, la vieille nounou, le cavalier farouche ou l’homme espion, traître, fourbe, celui dont on doit se méfier. Quelques films, cependant, donnent une image sympathique des musulmans, mais ces derniers sont joués par des Européens. Ainsi, dans Au pays des mosquées, Douglas Fairbanks ira sauver une pucelle séquestrée, il deviendra Le Voleur de Bagdad (1924). Dans L’Arabe, le beau Tunisien s’éprend d’une Américaine. L’acteur Rudolph Valentino, après avoir mis à mal un groupe de bandits, emporte une danseuse orientale dans le film Le Fils du Cheik. En 1934, Jean Benoît signe un film où pour la première fois, les autochtones sont montrés dans la réalité. Itto, nous raconte l’histoire d’hommes et de femmes avec leur courage, leurs faiblesses, leur dignité dans leur lutte jusqu’à la mort pour défendre la terre de leurs ancêtres que l’on s’apprête à spolier. Les épopées historiques ou péplum assurent la continuité de ces films orientalistes. Samson et Dalila en 1949 ou Les Dix Commandements de Cécil B.DeMille en 1923 et 1956. L’Orient est le décor idéal pour ce type de sujet en raison de ses paysages pittoresques, de ses couleurs, de la chaleur qu’il transmet. L’exotisme naturel à cet Ailleurs concourt à créer 91 une atmosphère propice aux intrigues passionnées, par exemple, dans Lawrence d’Arabie ou Gladiator. Depuis 1956, même si les cinéastes occidentaux continuent à leur emprunter leur ciel, leur lumière et leurs décors pittoresques, les pays maghrébins ont pris la main. Dans les films ayant trait au Maghreb et à la culture maghrébine, en particulier, on peut observer que l’approche est différente, plus réaliste. Les grandes épopées, les étendues du désert sont moins, voire quasiment pas représentées. Le réalisateur s’attache plutôt à la sphère citadine et familiale. Ce qui avait été lu ou vu de manière fixe, il lui donne vie. En effet, les termes étrangers qui parsemaient les textes sont à présent mis dans la bouche des personnages, les peintures de fantasia ou de café sont mises en œuvre ; les mariages, repas de fêtes sont montrés dans leurs réalisations…L’imaginaire devient réalité. Prenons l’exemple d’Un Eté à la Goulette (1996), histoire de trois familles (musulmanes, chrétiennes et juives) qui habitent dans le même immeuble, nous vivons les tribulations de ces personnages à travers les différents événements historiques. On s’aperçoit que certaines coutumes demeurent, par exemple les festivités du mariage, la circoncision. On nous montre Sidi Bou Saïd, la Goulette, le souk, la médina et la ville européenne. Certes, l’époque diffère mais certains traits de la culture maghrébine perdurent : l’accueil chaleureux, la solidarité, la tolérance religieuse. Le spectateur assiste aux évolutions des familles, leurs problèmes, leurs joies, leurs places dans la société. En effet, ces trois communautés de confession différente doivent s’intégrer parmi les Français, s’adapter à la nouvelle Tunisie qui se crée. Les enfants grandissent dans cet univers en métamorphose ; les parents se battent alors pour les protéger des nouvelles mœurs, pour les conserver dans le cocon familial et traditionnel, loin de l’inconnu qui fait peur. Des métissages se font entre les trois religions, et le public s’aperçoit que ces trois familles de foi différente mais appartenant à un même pays, s’aiment, s’entraident et forment une nouvelle famille ouverte, tolérante en dépit de ce que les préjugés occidentaux véhiculent. La différence peut être dépassée, le lien au pays natal étant plus fort. C’est une nouvelle forme d’orientalisme plus proche des préoccupations quotidiennes, plus authentiques même si l’exotisme demeure présent par le biais des couleurs, des paysages ou des modes de vie. De même, dans le Nombril du monde d’Ariel Zeitoun (1993), on retrouve les paysages de plaines, de la mer, le personnage du marchand de cacahuètes sur la plage, les mets appréciés des Orientaux : couscous, beignets, harissa… Le commerce est essentiellement tenu par des Juifs…Le spectateur assiste à la vie lors de la colonisation française, de l’occupation allemande, de la libération… Ce que le lecteur a lu, il peut maintenant le voir. De cette 92 manière, le public est plus attentif, plus réceptif à l’histoire. De plus, la mise en image apporte de l’authenticité au récit et au courant orientaliste. Dans Les Silences du Palais de Moufida Tlatli (1994), c’est surtout l’univers de la femme qui est abordé. L’héroïne se souvient de son enfance dans le palais du bey. Celle-ci envoûte ce-dernier par sa voix mélodieuse ; sa mère, elle-même esclave, lui conseille de se tenir éloignée des hommes. Mais Alia tombe amoureuse de Lotfi, venu se réfugier au palais afin d’éviter la répression. En effet, celui-ci a participé aux révoltes nationalistes tunisiennes. Ce film est un huis-clos, le spectateur est enfermé dans le palais, dans la mémoire d’Alia ; les seules évasions se font par le biais de la radio. Il a l’occasion de pénétrer la maison orientale réservée au seul maître et à ses femmes, il a aussi une vue sur l’Histoire à l’époque de l’Occupation ainsi qu’une idée du processus d’émancipation de la femme tunisienne. Grâce au cinéma, le public voit ce qu’il a imaginé ou met enfin des images réalistes sur ce qu’il a lu. Littérature, peinture, cinéma, tous ont eu un rôle à jouer dans la diffusion de l’image de l’Orient. Tous ces arts se sont associés pour fabriquer l’Ailleurs tant désiré par les Européens, tous ont participé à l’élaboration d’un Orient de rêve, d’une contrée unique, insaisissable, exotique. Le sort de l’Autre n’est pas en reste. Lui aussi est peint, décrit, filmé comme un être différent, avec des coutumes étranges, un mode de vie opposé à celui des Occidentaux. Le langage, le dessin, la mise en scène ont accentué la superficialité du mouvement artistique et spirituel qu’est l’Orientalisme. Pour Guy Barthélémy, dans Images de l’Orient au XIXe siècle, l’orientalisme use de la déréalisation pour évoquer l’Orient, terre du merveilleux, dans la pensée occidentale. D’après lui, les descriptions sont subjectives, oniriques, et elles trouvent leur cohérence au regard, non pas des caractéristiques objectives du référent, mais dans la reconstruction de ce référent en fonction d’un système de connotations (Gautier, par exemple, s’inspire du conte oriental et met alors à contribution une liste d’images souvent stéréotypées qui sont présentes dans une culture à un moment donné) ou en fonction de la mise en œuvre d’un champ lexical (ensemble de termes renvoyant à un même signifié pour parler de l’Orient). Au XIXe siècle, alors que l’Occident planifie, harmonise, normalise, l’Orient lui, reste le réservoir de la différence, de la marginalité et de l’extravagance. Les mécanismes de l’exotisme sont alors justifiés : stéréotypes, scène de genre, pittoresque afin que l’expérience du lecteur soit radicalement autre, différente. Le public demeure ébloui, surpris par ce qui lui est donné à voir. Son envie de dépaysement est satisfaite grâce à une langue pleine de termes inconnus, de 93 comparaisons insolites, grâce à une peinture pleine de couleurs, à des films pleins de vie et de clins d’œil à la réalité maghrébine et aux thèmes de la littérature. Cependant, on peut se demander pourquoi l’Européen, qui vit dans un monde en progrès constant, dans un univers confortable, est à la recherche de l’Ailleurs ? 3. Nostalgie Nostalgie est issu du grec nostos, le retour et de algos la souffrance. À l’époque, les nostoï étaient les récits du retour des héros grecs après la guerre de Troie. Le terme de nostalgia apparaît dans le latin scientifique du XVIIe siècle, créé par le médecin suisse Hofer en 1678, pour désigner le mal dont souffraient les soldats expatriés. En français, nostalgie est attesté en 1759. Au XIXe siècle, le mot passe d’une acception scientifique, médicale à une signification littéraire et culturelle ; la nostalgie sera l’une des composantes du Romantisme. Les Européens sont des explorateurs nés. Curieux, ils visitent le monde et découvrent ainsi un Ailleurs qui correspond à leurs désirs : l’Orient. La découverte d’autres paysages, d’autres cultures leur font prendre conscience d’un manque et de la fadeur de leur vie. Dès lors, déçus par la réalité européenne, ils rêvent de changements et souhaitent retrouver des valeurs plus morales telles que le respect, la naïve gentillesse… comme celles qu’ils ont trouvées au Maghreb entre autres. Nerval, lors de son voyage en Orient et en particulier en Egypte, écrit : « Il semble que l’on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée seulement par des fantômes, qui la peuplent sans l’animer. Chaque quartier entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au Moyen-âge, conserve encore la physionomie qu’il avait sans doute à l’époque de Saladin. »101 Le voyageur, comme d’autres, a cette impression d’être à une autre époque. Cela peut s’expliquer par le manque d’urbanisation, d’industrialisation qui parcourt l’Orient et le Maghreb par conséquent. Ce qui revient aussi, c’est cette observation d’un mode de vie plus lent, loin du rythme trépidant des Européens. Cette langueur apaise les esprits occidentaux, elle est issue d’une tradition et du climat oriental. Des années plus tard, Pierre Loti, lui aussi, compare dans Au Maroc, la ville et les mœurs à celles qu’il aurait pu rencontrer au Moyen-âge. Pour lui, cette immobilité s’explique par le fait que le pays 101 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient dans les Œuvres complètes TII, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984, p. 261. 94 est fermé au reste du monde : « […] ce pays immobile et fermé où la vie demeure la même aujourd’hui qu’il y a mille an. »102. En ce qui concerne la Tunisie, cette explication est moins vraie puisqu’elle est ouverte grâce à la mer. En revanche, cette vie passée conservée existe aussi ; le climat, la religion identique, une histoire commune et un manque d’urbanisation semblent être la justification la plus juste. Pierre Loti, toujours, explique que les civilisations, après avoir atteint leur âge d’or, s’endorment, et, d’après lui, c’est le cas pour l’Orient. Quoiqu’il en soit, il aime cette existence préservée et en fait l’aveu : « Personnellement, j’avoue que j’aimerais mieux être le très saint calife que de présider la plus parlementaire, la plus lettrée, la plus industrieuse des républiques. Et même le dernier des chameliers arabes, qui, après ses courses par le désert, meurt un beau jour au soleil en tendant à Allah ses mains confiantes, me paraît avoir eu la part beaucoup plus belle qu’un ouvrier de la grande usine européenne, chauffeur ou diplomate, qui finit son martyre de travail et de convoitises sur un lit blasphémant. »103 La vie d’un Oriental est plus sereine que celle d’un Européen ; l’envie et la course au progrès les séparent. Face à cette civilisation des origines, les Occidentaux deviennent nostalgiques d’un passé. Éternel insatisfait, l’homme est toujours en quête d’un idéal, d’une vie meilleure : « En Afrique, on rêve de l’Inde comme en Europe on rêve d’Afrique ; l’idéal rayonne toujours au-delà de notre horizon actuel »104. Effectivement, l’Europe va s’intéresser de près à l’Orient qui lui apparaît comme la contrée de la lumière et de la quiétude, c’est à dire de la naissance de l’insouciance. La référence orientale joue différents rôles aux yeux de l’orientaliste : « - L’Orient, c’est une civilisation figée, au moment où la nôtre ‘bouge’, c’est l’homme soumis au fatalisme religieux, à des institutions immuables, c’est la technicité traditionnelle, sans prime à l’invention. -Mais l’Orient, c’est aussi un refuge, un lieu symbolique où se soignent les traumatismes engendrés par les mutations brutales de notre société. Cet Orient, terre d’évasion, est un thème fréquent de la littérature, mais il est aussi la clé de bien des vocations et travaux scientifiques. 102 Loti, Pierre : Au Maroc, Paris : p. 173. Ibid, p. 309. 104 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient dans les Œuvres complètes TII, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984, p.365. 103 95 -L’Orient, c’est enfin la source cachée de nos racines, notamment religieuses, que nous refoulons avec mauvaise conscience, tout en ne pouvant pas nous en passer. »105 Ce qui frappe c’est le mode de vie des Orientaux, qui vivent encore comme dans le passé, si loin du progrès industriel et de la course aux techniques, au progrès. Par conséquent, les Français vont faire de leur quête de l’Ailleurs un retour aux temps primitifs, aux temps bibliques. Sans regretter la modernité et le progrès industriel, ils préfèrent retrouver le contact avec des valeurs plus simples, plus nobles, c’est à dire être plus proche de la nature, s’éloigner de l’inquiétude quotidienne. « […] le voyage en Orient est le rite de passage obligé par lequel on accède à une double vérité : celle de la connaissance et celle du désir. e Il cristallise une rêverie liée à l’esprit de conquête propre au XIX siècle et à la nostalgie que suscite la découverte des civilisations antiques »106. La conquête de l’Egypte va permettre aux Européens de connaître la civilisation égyptienne et de prendre conscience des civilisations antiques. A l’époque des grandes explorations, ils vont découvrir une autre culture et s’y intéresser. Le rêve devient réalité, enfin l’Ailleurs prend une forme, celle de l’Orient et de sa civilisation passée. a. Temps de l’Antiquité La recherche de l’Ailleurs idéal va être vécue comme la « nostalgie de quelque chose qu’on n’a jamais connu et qui, par conséquent, se prête aisément à l’idéalisation »107. Effectivement, tous les artistes vont peindre l’Orient comme la contrée idéale, n’ayant pas été touchée, salie par le progrès, ayant conservé les habitudes des hommes de l’Antiquité biblique et gréco-latine. Si différent de leurs cultures et si proche de leurs idéaux, l’Orient représente pour les Orientalistes leur idéal, la concrétisation de leurs espoirs c'est-à-dire redécouvrir le passé. Au début, la quête est celle de l’Ailleurs ; celui-ci est assez flou, il est le lieu du dépaysement, du bien-être, de l’exotisme, en bref tout ce qui n’est pas en Europe. Petit à petit, au gré des explorations, des voyages, des désirs occidentaux, il prend forme : l’Ailleurs est cet endroit qui 105 Henry, Jean Robert : Le Maghreb dans l’imaginaire français : la colonie, le désert, l’exil, Paris : Edisud Revue de l’Occident musulman et de la méditerranée, 1985, p. 6. 106 « Le Grand tour » à l’origine du tourisme occidental, www. expositions.bnf.fr, 2004, p. 1. 107 Segarra, Marta : Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, « L’identité par rapport à l’autre », Paris : L’Harmattan 1997, p.153. 96 rappelle les temps passés, inconnus mais qui semblent si agréables, si proches de la Nature et de la simplicité que l’Européen considère comme l’Éden. Eugène Melchior de Vogüé en tire la conclusion suivante : « voyager en Orient, c’est revivre, dans le présent, les diverses étapes de notre propre évolution »108. L’Européen a ainsi un regard sur son passé, il est spectateur d’un temps révolu pour lui avec lequel il prend la distance nécessaire pour l’étudier, le re-découvrir et pour beaucoup, le regretter. Les artistes vont donc pouvoir se rendre physiquement dans un monde qui est l’antithèse du leur, dans un monde qu’ils avaient imaginé, et ainsi concrétiser leurs rêves. Physiquement, la réalisation de cette quête de l’Ailleurs est la rencontre avec la terre originelle, la terre promise exotique et pittoresque ; spirituellement, elle est la connaissance de soi à travers ses origines, à travers un retour aux sources que nous offre la vie des Arabes. Pour les turcophobes comme Chateaubriand, Quinet, Vogüé, Gide ou Barrès ou pour les turcophiles comme Lamartine, Nerval ou Loti, « le vieil Orient [incarne] un rêve de permanence : immuable, il continue le passé, sans le modifier ; immobile, il persévère dans son être, sans se modifier. Il comble ainsi la nostalgie primitiviste du voyageur occidental qui retrouve sans cesse ce qu’il a déjà rencontré dans les livres […] Il est ainsi relié au passé de façon organique, puisqu’il conserve la réalité vivante, sous forme de types humains, de mœurs. »109. L’Orient c’est l’irréel qui devient réel. Ce rêve de maîtrise temporelle, de voyage dans le temps est enfin permis et réalisé. L’Orient est une parenthèse primitive dans le présent progressiste des Occidentaux. Il est cette période de l’antiquité, des temps bibliques. Mieux qu’un film, mieux que des peintures, des récits de la vie passée et de l’évolution de l’être humain, l’Orient est la mise en acte de cette période, il est le passé vivant. Encore inviolé par le progrès, il offre en plus d’un voyage géographique exotique un voyage scientifique, ethnologique, historique dans le temps. Les Romantiques, dont le désir de rêverie est connu, trouvent en Orient un monde disparu chez eux. Lamartine, Chateaubriand, Victor Hugo sont nostalgiques d’un passé plus beau, plus simple. Par exemple, Lamartine, va s’attarder sur les repas pour montrer la 108 Berchet, Jean-Claude : Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Paris : Robert Laffont 1985, p. 18. 109 Op. Cit. 97 banalité de manger avec les doigts ; il insiste aussi sur l’hygiène issue des pratiques religieuses et, par-là, désigne cette absence de ferveur religieuse en France. En parallèle, de cette mouvance pour qui la nostalgie d’Orient est esthétique, existe un autre groupe d’individus pour qui cet Ailleurs est plus synonyme de découvertes scientifiques, historiques qui permettraient de lever le voile sur les civilisations antiques. Les campagnes de Bonaparte en Egypte marquent cette volonté d’éclaircir le passé. De nombreux artistes et scientifiques l’ont accompagné afin de rendre compte de leurs découvertes. Volney, par exemple, observe les nations orientales d’un point de vue politique, Chassériau écrit des comptes rendus des actions menées et réalise des peintures des temples, des mosquées… Pour ces chercheurs, l’Orient permet de mieux comprendre l’Occident moderne ; il est une conservation du passé. En effet, les missionnaires rencontrent des cultures différentes encore ancrées dans le passé, avec des coutumes anciennes que les voyageurs du XVIe siècle avaient déjà observées et racontées. Les scientifiques vont s’attacher aux découvertes d’ordre archéologique et ainsi faire connaître au monde des objets, des monuments de civilisations disparues. En fait, les Européens ont l’impression de pénétrer dans un autre univers plein de surprises, dans un espace du monde qui est resté imperméable au temps qui passe pour leur plus grand bonheur. De nombreux artistes parleront de la terre des patriarches, de la terre promise comme Chateaubriand, Loti ou Lamartine. Il s’agit d’un intérêt indéniable pour les religions orientales et en particulier l’Islam. A partir de l’époque Romantique, de nombreuses études sont réalisées sur cette religion et même des conversions auront lieu comme Etienne Dinet ou Marc Jossot (plus tard). Des peintres vont représenter les différents symboles de cette croyance islamique qui est présente partout comme la Porte de la mosquée de Yeni-Djami à Constantinople d’Alberto Pasini en 1870 ou Prière du soir dans le Sahara de Gustave Guillaumet en 1863 98 Figure 27 : Prière du soir dans le Sahara, Gustave Guillaumet, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 135/182 cm. Les Arabes sont demeurés pareils aux premiers croyants que l’on rencontre dans les récits bibliques. Les artistes parlent de tribus, de bergers, peignent la simplicité des vêtements (morceau de tissu blanc, djellabah, burnous) ou décrivent les cérémonies mortuaires où les Arabes portent le deuil à l’exemple des peuples antiques et « […] s’entourent la tête d’une corde d’alfa, répandent de la cendre sur leurs cheveux et poussent des cris lamentables »110, ce qui rappelle le deuil dans les œuvres tragiques grecques. Ils évoquent aussi la lumière qu’offrent les pays du Sud et de l’Est. Tout cela renforce cet émerveillement, ce plaisir à la vue du Moyen Orient et cet amour pour l’Orient. Les paysages transfigurés par le soleil ont quelque chose de surnaturel qui rappelle le Paradis ; l’Européen a le sentiment d’être face à la lumière divine. Dans la Fracture imaginaire (2002), Georges Corm explique que « Sur les traces de Moïse, du Christ, de Mahomet, tout en Orient rappelle aux grands poètes européens la place perdue de Dieu dans leur civilisation, la fin du patriarcat des tribus, de la prière qui scande des jours innocents. L’image d’une Europe qui a perdu son âme dans la course au progrès matériel va ainsi commencer à se cristalliser. L’idéalisation de l’Orient, de sa mystique, de son sens de l’honneur, de son mépris supposé des valeurs matérielles, va se mettre en place »111. L’auteur résume, dans son étude critique, la relation qui lie l’Orient à l’Occident au XIXe siècle. C’est à cette période que naît la dichotomie entre l’Occident qui signifie 110 111 Baraudon, Alfred : Algérie et Tunisie, récits de voyage et études, Paris : Plon 1893, p. 255. Corm, Georges : Orient-Occident, la fracture imaginaire, Paris : Éditions La Découverte 2002, p.81. 99 progrès, monde moderne, et l’Orient qui signifie tradition et passé. Cette idée s’installe dans les esprits européens et va à l’époque de la colonisation, justifier la présence des Occidentaux sur ces terres qui ne sont pas les leurs. L’opposition Orient/Occident devient l’opposition Passé/Présent–Futur. Le voyage en Orient est, pour certains Européens, un voyage initiatique où ils prennent conscience de leur monde. D’après Lionel Dupuy, dans son analyse du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, « Le principe du voyage initiatique est d’apporter un « plus » à celui qui le vit. Ce « plus » peut se situer à de nombreux niveaux et dans de nombreux domaines, le principal étant de permettre à l’initié de gravir un échelon dans la connaissance des autres, du monde et surtout de soi, de lui »112. Chateaubriand décide de voyager afin de découvrir le monde et de faire un pèlerinage sur les terres bibliques. Fromentin, se retrouve seul avec lui-même devant l’immensité du Sahara. L’homme prend conscience de sa petitesse, cherche à se rapprocher de la Nature, il réalise la puissance de la mort si proche de la vie. L’étendue désertique est un face à face entre la Nature et l’homme, Dieu et l’homme dont l’écrivain ressort grandit. Jossot, lui, face à l’Orient, à sa découverte d’une autre civilisation, d’une autre foi, se convertit. Son voyage fut une initiation à une nouvelle croyance ; l’impact religieux lui fait considérer la vie différemment et voir l’existence européenne d’un autre œil. Pierre Loti, de même, voit son regard sur le monde se modifier au gré de ses tribulations. Il se rend compte du rythme trépidant occidental, de la ferveur religieuse des Arabes. Ces découvertes d’une nouvelle civilisation lui font prendre conscience des différents modes de vie, il relativise ainsi son existence. Par exemple, il se rend compte que la modernité lui a fait perdre ou oublier la foi. Ces voyageurs réalisent leurs désirs de conquête et de découverte et apprennent une vie qui leur était inconnue alors même qu’elle était au cœur de leur civilisation, de leur culture. Curieux, l’Orientaliste va ouvrir les yeux sur le passé : « La grande surprise et le grand bienfait de chaque journée de voyage en Orient, c’est de nous mettre en contact avec les choses et les hommes d’autrefois, qui se sont à peine modifiés. […] le présent immobile nous fournit la clé du passé »113. 112 Dupuy, Lionel : « Le Tour du monde en 80 jours », www.lioneldupuy@orange.fr. Vogüé, Eugène Melchior de : Voyage aux pays du passé in Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Berchet Jean Claude, Paris : Robert Laffont 1985, p.1. 113 100 En quête de sensation forte, d’exotisme, l’Occidental est ravi de cette confrontation avec un Autre qui est pour lui, à cet instant, le Même à une époque antérieure. Chaque journée de voyage est une étape dans la construction de soi mais aussi dans la connaissance de son passé donc de ses origines. C’est en regardant le mode de vie des Arabes qu’il va prendre conscience de ce qu’il souhaite réellement et de ce qu’il veut retrouver, même si cela ne lui est pas familier. Charles Reynaud, par exemple, est conquis par la façon dont les Orientaux voyagent : « Il y a dans la manière de voyager adoptée en Orient quelque chose d’aventureux et d’original qui séduit l’imagination. Au lieu de subir la monotonie insipide des grandes routes, on suit des sentiers tortueux et accidentés ; on foule le sable des grèves, et la mer en expirant aux pieds des chevaux couvre leurs sabots d’écume ; si un groupe d’arbres touffus invite au repos, on fait halte à leur ombre ; un feu allumé entre deux pierres sert à préparer le repas ; le soir, après une journée ardente, on s’arrête auprès d’une source ; les chevaux et les cavaliers se désaltèrent à la même fontaine ; on s’endort en fixant les yeux sur les profondeurs du ciel, et avant le lever du soleil on plonge la tête dans le ruisseau et on se remet en route. En se pliant ainsi à toutes les coutumes des habitants, on comprend mieux le pays qu’on traverse, ce contact direct et incessant de l’homme avec la nature, établit entre eux des relations plus intimes. »114 Dans cette peinture de la vie nomade, le lecteur s’aperçoit, comme l’écrivain d’ailleurs, qu’il y a une fusion de l’Oriental avec la Nature. Celui-ci rythme sa vie au gré du climat, du paysage, des animaux. Par exemple, il profite de l’ombre des arbres touffus pour se reposer, il boit à la même source que ses chevaux, il suit les chemins tortueux que la Nature lui impose, se rafraîchit les pieds grâce à l’eau de la mer… Son existence est paisible, sans contrainte, fondée sur les besoins de base, sans superflu. L’écrivain, fasciné, veut s’intégrer et s’intègre dans la société orientale. Il souhaite mieux connaître sa philosophie, la comprendre, voilà pourquoi il partage son existence avec celle des autochtones. Le lecteur ressent une pointe d’admiration pour ce mode de vie, un plaisir immense à participer à ce voyage. L’Orientaliste, ici, est un homme qui aime l’Orient et peut prétendre le connaître. Les Occidentaux idéalisent cette époque primitive, ce temps des origines car l’Oriental qui en est le représentant semble heureux, épanoui, loin des soucis du monde contemporain. 114 Reynaud, Charles : D’Athènes à Baalbek in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Berchet Jean Claude, Éditions Robert Laffont, Paris 1985, p.73. 101 « […] c’est que les Arabes, ayant à peu près conservé les habitudes des premiers peuples, doivent aussi, [….] en garder la ressemblance, non seulement dans les mœurs, mais encore dans leur costume […] il est non moins certain que les patriarches devaient vivre comme vivent les Arabes, comme eux gardant leurs moutons, ayant comme eux des maisons de laine, des chameaux pour le voyage, et le reste »115. Le tableau d’Alberto Pasini : Caravane aux abords de la mer Rouge en 1864 illustre ces propos d’Eugène Fromentin. Pas de véhicules, le vide, une simplicité dans l’habit, le transport, la vie qui prouve que l’Arabe appartient à un monde passé. Les temps antérieurs sont un mystère. Ce sont les recherches, les découvertes, les récits qui apprennent à l’homme ce qu’était le passé. Les Européens font de l’Orient le berceau de la civilisation occidentale, il est normal qu’ils supposent et donc assimilent les autochtones du Moyen-Orient d’abord et du Maghreb par la suite, aux premiers hommes. Cette ressemblance est hypothétique comme l’attestent les termes « doivent », mais elle est une réponse à la nostalgie des Occidentaux. Ces derniers ont trouvé des réponses à leurs questions et l’objet de leurs regrets et désirs. Dans l’art pictural aussi, l’Orient sera représenté comme la contrée biblique. Beaucoup de peintres vont d’ailleurs faire des tableaux inspirés par les Écritures, retraçant l’Histoire religieuse : Juda et Thamar d’Horace Vernet (1840), L’Étoile de Bethléem de lord Frédéric Leighton (1862) ou encore Moïse sauvé des eaux de sir Lawrence Alma-Tadema (1904). 115 Fromentin, Eugène : Un été dans le Sahara dans les Œuvres complètes, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984, p.47. 102 Figure 28 : Juda et Thamar, Horace Vernet, 1840, Londres : Wallace collection, Huile sur toile : 129/97,5cm. Cette peinture d’Horace Vernet, intitulé Juda et Thamar, réalisée en 1840, est chaudement et richement colorée. L’homme est typiquement arabe : il a le visage hâlé, une barbichette, des yeux noirs et féroces car intéressés, il est habillé d’une djellaba de tissu précieux, d’un foulard blanc sur la tête. De même, la femme est la représentation de l’Orientale : sa peau est blanche, son visage est voilé, sa tenue suggère la sensualité : son sein et sa cuisse sont nus, le tissu de la robe est blanc transparent, on aperçoit à travers les plis ses rondeurs… A cela s’ajoute un décor typique : le chameau, un ciel bleu et des montagnes désertiques. Les personnages de la Bible sont d’après ce tableau, aux yeux des Occidentaux, des Arabes vivant en Orient. On a vraiment le sentiment que cette nostalgie des temps primitifs correspond à une quête de sa propre identité. Pour mieux se connaître et appréhender l’avenir, il faut connaître et comprendre son passé. Or, le Maghreb, les Arabes vont permettre ce cheminement vers des temps reculés, vers le berceau de la civilisation. « Il semble que sur cette terre des patriarches on retrouve dans toute sa simplicité naïve l’existence de nos premiers pères »116. 116 De Valon, Alexis : ‘La Turquie sous Abdul-Mejid 1 Smyrne’, Revue des deux Mondes, 1er mai 1844, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p. 361. 103 C’est cette étape de l’humanité que les Européens aiment à redécouvrir. Le calme, la sérénité, voilà un absolu que cherche à atteindre l’Européen. Loin de la suractivité de la vie moderne, il va trouver dans l’Orient ce bien être tant convoité. b. Sérénité La peinture orientaliste sollicite le rêve de l’Européen. Celui-ci recherche d’abord ses origines, il éprouve le besoin de savoir qui il est, et dans le même temps il recherche une autre vie. À la nostalgie des temps primitifs répond la nostalgie d’une vie meilleure, du bonheur. Effectivement, dans toutes les descriptions de nos œuvres, l’âme orientale est montrée comme indolente, nonchalante, calme, comme si les Arabes étaient éloignés de toute inquiétude. Carpe diem, voilà comment on pourrait qualifier ce mode de vie. L’insouciance manque à l’Europe, et les voyageurs, au contact de cette nouvelle civilisation vont la ressentir. À la quête des origines s’ajoute une quête de la quiétude. Or ces deux éléments se trouvent en Orient, d’où cet intérêt majeur pour ce continent qui est décrit comme : « […] un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que l’on y sommeille, où l’on croit penser, où l’on dort ; beaucoup y semblent vivre qui n’existent plus depuis longtemps »117. Ce berceau est celui de l’absence de vie : on y sommeille, l’on dort, beaucoup n’existent plus. L’écrivain oppose cette quiétude orientale à l’activité occidentale où l’homme est conscient de son existence à travers ses diverses actions. Le lecteur a l’impression que l’Orient est un entre-deux mondes où l’individu peut se reposer, s’oublier. Dans les peintures du monde oriental on retrouve cette douce torpeur propre aux Arabes, comme ces tableaux de femmes inactives ou d’hommes allongés. Les voyageurs européens envient cette existence et la trouvent plus sage que la leur, faite de course au progrès, de quête du confort ou de rivalité. Cependant, deux opinions concernant cette quiétude s’opposent. La première idée, représentée par Loti, considère 117 Fromentin, Eugène : Un été dans le Sahel, Paris : Bibliothèque de la Pléiade 1994, p. 237. 104 le calme oriental comme de l’immobilisme, une existence morte. En 1909, il écrit à ce sujet : « […] les peuples tour à tour s’endorment : c’est une loi. [..] Cette immobilité des pays du Croissant m’était chère. Si le but est de passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en dédaignant l’agitation vaine, et de mourir anesthésié par de radieux espoirs, les Orientaux étaient les seuls sages »118. Certes, cette « immobilisme » lui est « chère », néanmoins, il constate aussi que l’Orient est anesthésie. La vie se déroule à travers le sommeil jusqu’à la mort. Ainsi, les Orientaux évitent les souffrances, et c’est en cela qu’ils sont sages. Mais, ils s’éloignent aussi de toute existence trépidante, vivante, et c’est là qu’ils tombent dans l’immobilisme et qu’ils véhiculent cette image de civilisation hors du temps ou comme l’écrira Loti dans Au Maroc, « moyenâgeuse ». Maurice Barrès, lui, en 1923, vante la simplicité de l’Orient ; c’est la seconde opinion sur la torpeur orientale. « L’Orient, lui, semble donner la permission à toutes les fantaisies ; il nous invite à croire que toutes nos richesses intérieures pourraient s’y épanouir, et que les problèmes éternels y sont médités sans hâte par des centaines de sages. J’aime cette vie appauvrie, plus simple, où l’offre d’une cigarette, d’une tasse de café, un compliment écouté et jamais interrompu, sont de petites joies ; cette vie où l’on jouit des détails, des minimes agréments, des délicatesses, où l’on regarde indéfiniment un rosier, un rossignol se détacher sur le néant. Quel repos pour l’esprit, quel aimable ralentissement des fièvres trépidantes de notre industrialisme ! »119. L’écrivain est subjugué par cette existence où l’être humain prend le temps de vivre, de profiter de chaque instant. La quiétude, ici, n’est plus synonyme d’immobilisme, mais, de mode de vie sain. À l’Européen, l’Orient semble être un idéal de vie. Ce qui plaît, c’est la simplicité des Orientaux. Ils n’ont pas besoin du confort de la vie moderne et ils vivent plus heureux sans eux. Ils sont modestes dans leurs attentes et dans leurs plaisirs : tasse de café, cigarettes ; ils prennent le temps de vivre. Ils ne songent pas au futur ce qui leur enlève toute inquiétude puisqu’ils n’ont qu’à gérer leur quotidien, le présent. Cette existence si simple, si belle, si insouciante est si idéale pour les 118 Loti, Pierre : La Mort de Philae in Voyages, Paris : Éditions Robert Laffont 1991, p. 1268. Barrès, Maurice : Une enquête aux pays du Levant in Orient et Lumières, Actes du colloque de Lattaquié, Grenoble : Recherches et travaux 1987, « Le Bonheur oriental » de Jean Claude Berchet, p. 101. 119 105 Européens qu’ils ont peine à croire à sa réalité, ainsi le verbe « semble » ou la proposition « nous invite à croire ». Et pourtant, ils vont l’aimer : « j’aime », « m’étais chère », l’envier car ils ont de nombreuses preuves de sa vérité autour d’eux. Rapidité/lenteur, futur/passé, empressement/calme, insatisfaction/bonheur, tout oppose l’Orient à l’Occident. Le premier est ancré dans le passé, dans une certaine quiétude, immobile, l’autre est une fuite en avant vers ce que l’autre possède. Abdul Karim Jossot justifie son départ de France par le fait qu’il était insatisfait par la vie trépidante de son pays. « J’habitais Tunis depuis quelques semaines seulement : j’avais quitté Paris, écœuré par les mille et un déboires de la vie d’artiste, fatigué par le tohu-bohu occidental, en proie à un commencement de neurasthénie, et j’étais venu demander ma guérison à Notre Père le Soleil qui rutile au ciel d’Afrique »120. La vie occidentale semble fatigante ; elle est certes plaisante, active, festive mais elle est aussi stressante. Pour l’écrivain, le soleil est nécessaire à son bien être et seul le Maghreb peut lui donner satisfaction. De nouveau, on retrouve l’opposition entre la vie mouvementée des Européens et le calme de la vie orientale. Cette image donne à penser que les Orientaux ne s’amusent jamais et que les Européens si, que chacune des cultures est dans l’excès : celui de l’immobilisme et celui de l’activité. La sérénité trouvée en Tunisie agit comme un baume, le pays devient le paradis des Français fatigués par le Paris actif, par la course au progrès, par cette culture européenne de toujours aller de l’avant. En 1849, les frères Goncourt, en voyage à Alger, expriment leur amour pour ce monde oriental : « Quelle caressante lumière, quelle respiration de sérénité dans ce ciel ! Comme ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur ! La volupté d’être vous pénètre et vous remplit et la vie devient comme une poétique jouissance de vivre. Rien de l’Occident ne m’a donné cela, il n’y a que là-bas où j’ai bu cet air de paradis. Bab-Azoun et Beb-el-oued, rues animées par la bigarrure étrange, pittoresque, éblouissante, d’une Babel du costume : l’Arabe drapé de son burnous blanc ; la Juive coiffée de la sarma pyramidale ; la Mauresque, fantôme blanc aux yeux étincelants ; le Nègre avec son madras jaune, la chemise à raies bleues. »121 Alger offre à ces frères le bien-être que l’Occident ne peut leur donner. Tout leur plaît, du paysage, de l’air, de la lumière au cosmopolitisme du peuple et à son accoutrement. 120 Jossot, Abdul Karim : Le Sentier d’Allah, Paris : Omnibus 2004, p. 96. Goncourt, Edmont et Jules : Notes au crayon sur Alger tiré des Pages retrouvées, 1892 in L’Exotisme dans l’art et la pensée, Roger Bezombes, Bruxelles : Elsevier 1953, p. 93. 121 106 L’allusion au Paradis renforce cette idée que l’Orient est la contrée de la quiétude, de la religion, de l’accomplissement de l’être humain. Tous les sens sont en éveil : la vue avec la lumière, la bigarrure des couleurs et des costumes ; l’odorat avec l’air paradisiaque ; le toucher avec la volupté… Les artistes sont sous le charme sans pouvoir définir quelle en est la raison, l’origine ; c’est le tout qui rend heureux et qui provoque le regret de quitter cet ailleurs, et la nostalgie de ce pays considéré comme l’éden, le chez soi. Même des Français n’ayant jamais voyagé en Orient se prennent au jeu et deviennent nostalgiques de cette contrée qui devient pour eux leur patrie. Ils s’inspirent de tableaux et se mettent à éprouver un amour viscéral pour cet Ailleurs. L’Orient incarne pour eux le but à atteindre pour être satisfait, être heureux, trouver la paix. Théophile Gautier, par exemple, est un de ceux chez qui les peintures orientalistes (une en particulier) ont provoqué un sentiment nostalgique pour l’Orient et les ont poussés à voyager vers cette contrée. Il raconte, dans la Revue des deux Mondes du 1er juillet 1848, comment en 1833-34, devant un tableau de Prosper Marilhat : La Place de l’Esbekieh au Caire, la nostalgie l’a atteint : « La Place Esbekieh ! Aucun tableau ne fit sur moi une impression plus profonde et plus longtemps vibrante. J’aurais peur d’être taxé d’exagération en disant que la vue de cette peinture me rendit malade et m’inspira la nostalgie de l’Orient, où je n’avais jamais mis le pied. Je vis que je venais de reconnaître ma véritable patrie. »122 L’enthousiasme de l’écrivain pour une civilisation qu’il ne connaît pas est flagrant et surprenant. Il est comme ces personnes, telle Isabelle Eberhardt, qui arrivent dans un pays inconnu et qui éprouvent le sentiment d’être chez elles et le désir de s’y installer pour la vie. Baudelaire, dans son Invitation au voyage, est moins expressif quant à son amour pour l‘Ailleurs et quant à l’identification de celui-ci, mais il éprouve, de la même manière, une nostalgie pour un pays exotique, loin, très différent de son pays natal. L’Orient offre à ces artistes la quiétude désirée et l’inspiration nécessaire à leurs créations. Loin de la vie trépidante parisienne, ils se cachent dans l’immobilisme maghrébin. Les Orientalistes auront beau critiquer cet immobilisme du monde oriental, accuser cette douce léthargie d’être à l’origine du retard du Maghreb sur l’Occident, ils vont vouloir, égoïstement, préserver ce havre de paix : « Cette immobilité des pays du 122 Gautier, Théophile : ‘Prosper Marilhat’ in Voyage en Egypte publié dans La Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1948, recueil édité par Paolo Tortonese 1991, p. 104. 107 Croissant m’était chère. »123. Ils chantent la sérénité de la vie maghrébine et accusent la modernité de provoquer le malheur : « la vie de Baba est simple et naïve comme aux anciens jours […] ce que vous appelez des lumières est une flamme qui dévore, ce que vous appelez progrès est une ruine. »124. Les auteurs accusent le mouvement ‘civilisationniste’ d’apporter le malheur dans la vie de ces gens. ‘Les lumières’ censées améliorer l’esprit le plongent dans l’insatisfaction, l’éternelle recherche, l’anxiété… tout ce qui fait de l’Occidental un homme tourmenté et donc en quête de la simplicité et de la quiétude orientale. Le progrès, quant à lui, censé apporter le confort, faciliter la vie, a pour conséquence la destruction de ce qu’il y avait de beau déjà en place. Car pour bâtir il faut d’abord défaire. En effet, dans tous les récits orientalistes, l’arrivée de l’Occident en Orient est synonyme de destruction de la civilisation. Pierre Loti, par exemple, regrette l’occidentalisation de l’Orient, E.M de Vogüé critique le développement du tourisme qui banalise le voyage et fait perdre à l’Ailleurs son caractère unique et son pittoresque. Louis Bertrand se plaint du mélange des genres qui associent nouveaux hôtels et maisons traditionnelles, trains et chameaux, voile, pantalons, djellabah et robes parisiennes. Beaucoup d’artistes ne souhaitent pas la métamorphose de l’Orient, sa modernisation par crainte de ne plus retrouver ce qui leur plaît tant, ce qu’ils louent dans cette civilisation comme le caractère chaleureux des Orientaux, la simplicité de leur vie et de leurs désirs, leur insouciance et leur sérénité. Ces amoureux de l’Orient, sont des contemplatifs. En réponse à la modernisation de leur pays natal ils espèrent un Ailleurs moins violent et plus insouciant : « C’est en effet une grande tradition des romantiques du XIXe siècle que de dénigrer les progrès européens, la montée de l’individualisme, le monde de la technique et de l’organisation, pour aller rêver de paysages archaïques en Orient. »125 Nostalgiques d’un monde parfait, idéal, où régneraient bonheur et harmonie, les Orientalistes vont critiquer l’Europe et montrer que celle-ci enlaidit l’Orient. Nerval, Loti, Vogüé… tous vont être sensibles à la transformation du berceau des origines, de 123 Loti, Pierre : La Mort de Philae, p. 1268. Michaud et Poujoulat : Correspondances d’Orient TIII in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p.307. 125 Corm, Georges : Op. Cit, p. 80. 124 108 l’Ailleurs créé et imaginé. Il est loin le temps où ces mêmes artistes accusaient l’Orient de persister à demeurer dans le passé, à conserver des rites et des mœurs du Moyen âge ; à présent, ils souhaitent conserver cet Orient, et par-là même, le Maghreb inébranlable. « L’Orient d’autrefois achève d’user ses vieux costumes, ses vieux palais, ses vieilles mœurs, mais il est dans son dernier jour »126. « Je l’avouerai, je n’aime pas ces coutumes de l’Europe envahissant peu à peu l’Orient »127. « Cet Orient qui passe pour immobile a beaucoup changé. Mais c’est pour se mettre à nous ressembler, pour prendre le visage caricatural du même ».128 Le passé côtoie le présent dans une alliance incongrue en raison du décalage temporel. Par exemple, les voyageurs ont pu voir des chameaux agenouillés entre les rails, des bâtiments modernes, fraîchement neufs côtoyant des ruines antiques, des bazars où se mêlent aux objets traditionnels (tissus, coton, lampes, artisanat) du matériel européen (bonbons, objets fabriqués en France ou en Allemagne), des boutiques où, à côté des délices sucrés orientaux sont proposés des gourmandises occidentales (sucettes, bonbons)… L’environnement est métamorphosé, la brusque irruption de la civilisation européenne au milieu de la vie orientale provoque un laid métissage, une esthétique bariolée où le voyageur en quête de son passé, de la magie de l’Orient, se retrouve déçu. Parti à la recherche d’un Autre, d’un Ailleurs, il ne retrouve que l’image de sa propre civilisation qu’il cherchait à fuir. Les Européens ont lutté pour créer cet Orient imaginaire, pour le trouver aux portes de la France, pour le transmettre à tous ; après avoir obtenu ce qu’ils souhaitaient : un monde merveilleux, paisible, ils vont devoir se battre pour le conserver. Le narrateur du roman de Claude Roy Le Soleil sur la terre (1956) dit à ce propos : « Il inclinait plutôt à idéaliser les vieilles sociétés rurales africaines auxquelles la France était accourue imposer un ordre trop moderne. Français, il gardait la nostalgie de la France de Louis XVI, dont les secousses successives, depuis des siècles, n’ont fait que nous écarter. Seuls les riches prêtent, et le colonel était riche de ce rêve rétrospectif. Il en prêtait un peu de l’éclat à l’Islam, rêvait que la France sût à la fois renouer avec sa tradition, et aider les peuples sous sa tutelle à 126 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient dans les Œuvres complètes TII, édition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1984 , p. 397. 127 Ibid, p. 587. 128 Le guide Joanne, 1878, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p.20. 109 renouer avec la leur. […] Ainsi, souffrait-il de voir que les NordsAfricains, plutôt que se reprendre et se retrouver, préférassent nous imiter dans ce que la France moderne a de moins aimable, jusque dans le combat qu’ils menaient contre nous. »129 L’auteur critique l’impérialisme européen : « imposer un ordre trop moderne ». La France a pris le pouvoir, elle s’est installée sans accord de la part des pays occupés ; l’adverbe « trop » et l’italique indiquent l’excès de l’occupation, et le sens relatif donné à la modernité. En effet, qu’est-ce que la modernité ? Quels éléments illustrent le caractère moderne d’une nation ? Moderne pour qui ? Par rapport à quoi ? La France s’est imposée sans se préoccuper de ses droits mais en étant certaine du bien fondé de son acte et surtout de ce qu’elle apporte de positif, à savoir la civilisation. Le narrateur compare la France passée à la France contemporaine et pareillement pour l’Islam. Il observe que chacune des deux cultures s’est transformée et s’est engagée vers une voie qui lui ôte tous ses attraits, tout son charme. Il est déçu que son pays ne renoue pas avec son passé si glorieux et que le Maghreb tende à imiter ce mouvement vers le négatif : « moins aimable ». La dernière phrase résonne comme une sentence, il juge durement le comportement de la France, sa nouvelle manière de vivre et critique le plagiat inconscient des pays d’Orient. Ces derniers, persuadés que l’Occident est le symbole du monde moderne, du progrès, qu’il a en lui le bon mode de vie, décident de l’imiter afin de parvenir au même résultat. C’est la thèse de Abdelaziz Kacem qui explique qu’à l’aube du XIXe siècle, l’Orient consciente de son retard, emprunte à l’Europe afin de renaître. À force d’entendre l’Occident proclamer sa grandeur, la suprématie de sa civilisation, les Arabes croient qu’il a raison. Néanmoins, les Orientalistes sont là pour dénoncer ces changements et prévenir les excès. Leur nostalgie d’un passé meilleur, leur quête d’une vie plus saine trouvée en Orient prouvent la différence entre les deux cultures. Celles-ci, antagonistes tendent à se rapprocher à travers les désirs de chacun des peuples : les uns avancent vers le progrès, les autres souhaitent reculer vers les origines. Il en résulte un chaos dont le Maghreb occupé en est l’illustration : un mélange des deux mondes. Les Orientalistes vont alors utiliser leurs écrits pour tenter de conserver leur Ailleurs indemne, pour tenter de convaincre les Arabes de garder leur identité. Ils pleurent un Orient qui a, en quelque sorte, perdu son âme, son identité. Dès 1874, dans la préface d’Un été dans le Sahara (1856), Fromentin note la disparition de l’Orient traditionnel : 129 Roy, Claude : Le Soleil sur la terre, Paris : Omnibus 2004, p. 494. 110 « Les lieux ont beaucoup changé. Il y en a parmi ceux que je cite, qui pouvaient alors passer pour mystérieux ; tous ont perdu l’attrait de l’incertitude, et depuis longtemps. »130 Les voyages perdent peu à peu leur parfum d’aventure, deviennent des circuits touristiques et balisés Les réactions sont encore virulentes au début du XXe siècle, comme celle de Loti dans La Mort de Philae : « Qu’est ce que c’est que ça, et où sommes nous tombés ? […] Partout […] des hôtels monstres […] ; le long des rues, triomphe du toc, badigeon sur plâtre et torchis ; sarabande de tous les styles, la rocaille, le roman, le gothique […] et surtout le prétentieux et le saugrenu. […] puis Loti s’adresse aux Orientaux « Préservez non seulement vos traditions et votre admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fait la grâce et le mystère de votre ville, le luxe raffiné de vos demeures »131. Pierre Loti se montre surpris par ce qu’il voit, par le changement opéré dans son Orient immobile, symbole de la beauté et du bonheur. L’exclamation familière « qu’estce que c’est que ça » illustre sa désagréable surprise. Les termes employés pour décrire ce qu’il voit rendent compte de son dégoût, de même de la conquête européenne : « hôtels monstres », « triomphe du toc », « sarabande de tous les styles », « le prétentieux et le saugrenu ». La fin de sa diatribe est une prière aux Arabes afin qu’ils ne se laissent pas envahir par l’Occident, qu’ils luttent pour la pérennité de leur culture, de leur civilisation, ainsi l’impératif « Préservez ». La création, en 1893, de la société des peintres orientalistes, a donné un second souffle au mouvement, mais elle a annoncé aussi d’autres enjeux, plus coloniaux. Si, comme l’explique Christine Peltre, la vocation des voyageurs est d’apporter à l’art de nouvelles impressions inédites, il est aussi question d’après un texte de Léonce Bénédicte de 1899, de « servir les intérêts les plus immédiats du pays, en entreprenant, par le prestige de l’art, la fascination de l’image, la propagande la plus efficace en faveur des nouveaux espoirs qui prolongent notre patrie au-delà des mers. »132 130 Fromentin, Eugène : Un été dans le Sahara (1856), p. 8. Loti, Pierre : La Mort de Philae , p. 999. 132 Peltre, Christine : Dictionnaire de l’orientalisme, p. 117. 131 111 À la fin du XIXe siècle et au début du XXe les Occidentaux ont un nouveau centre d’intérêt : ces derniers continuent de s’impliquer au Maghreb en raison du colonialisme. La nostalgie et le désir d’un monde autre, plus noble, plus serein sont le moteur de l’Orientalisme. Trouvé, perdu, l’Orient est l’Ailleurs cherché et l’Arabe, l’Autre auquel on souhaite être confronté. Alors que les Orientalistes vont tenter de conserver cet Orient tel qu’ils l’ont découvert et tel qu’ils l’apprécient, les Orientaux, au contraire, vont vouloir fuir ce carcan imposé par l’imaginaire occidental pour ressembler aux Européens et entrer dans la norme contemporaine. Celle-ci correspond à un mode de vie, une culture, une politique identique à tous les pays d’Europe, tous les pays dits modernes. Le mouvement s’est inversé : l’Occident souhaite une marche vers le passé, l’Orient une marche vers le futur. B. Imitation Quand les Orientalistes vinrent en Tunisie, ils ne pensaient pas trouver l’Ailleurs tant convoité si proche d’eux. Ce pays du Maghreb leur offrait le dépaysement et l’exotisme désirés par le biais de décors somptueux, des coutumes étranges, des mœurs surprenantes. Enfin, leur nostalgie d’un passé lumineux, primitif, paisible trouvait sa place à leur époque. Toutefois, ce refuge idéal ne put durer au contact de l’Occident et surtout au contact du progrès importé. Le 12 mai 1881, la Tunisie devient Protectorat français. Seconde France pour certains, ce pays du Maghreb perd dès lors une partie de son orientalité et va s’occidentaliser. L’héroïne de C’était Tunis 1920 nous raconte une anecdote qui illustre l’entreprise d’assimilation française : « Comme des générations d’élèves avant et après moi, je devais réciter par cœur, entre autres : ‘Notre pays s’appelle la Gaule, et nos ancêtres sont les Gaulois’. Puis, je devais aussi connaître les dates de toutes les guerres, des traités de la Révolution et de Jeanne d’Arc…Tout cela, je n’en avais pas besoin. J’aurais voulu étudier l’histoire de la Tunisie…mais rien dans le programme ne mentionnait le nom de mon pays. En géographie, il fallait dessiner les fleuves français et leurs affluents, les villes de France et le relief du sol, les montagnes, les vallées…Il fallait apprendre tous les noms des départements de France et leur chef-lieu. C’était très dur de retenir tous ces noms si étrangers ; je passais des heures et des heures devant mon livre ; ma sœur 112 m’interrogeait pour voir si j’avais bien appris ma leçon, puis, je faisais de même avec elle. »133 Il est difficile d’apprendre l'histoire et la géographie d’un pays que l’on ne connaît pas, que l’on n’a jamais vu. Ces assimilés ne peuvent découvrir leur pays d’origine que par l’intermédiaire de parents qui connaissent leur pays. C’est le cas du père de la narratrice qui lui enseigne l’histoire et la géographie de la Tunisie. Malheureusement, beaucoup ignorent leur propre mémoire et adoptent celle de l’étranger. La campagne française d’assimilation a un rôle prépondérant dans la démarche tunisienne d’imitation. En effet, « L’assimilation supposait que les individus, tout en conservant leurs particularismes, utilisent la langue commune, participent pleinement aux traditions politiques […] et adoptent les mêmes techniques et les mêmes modes de vie. »134 L’école a joué un rôle fondamental dans l’enseignement de la citoyenneté française. A. Chevel dénonce le rôle de l’école dans la campagne d’assimilation. Il écrit : « L’école primaire du siècle dernier n’a évidemment pas pour fonction unique d’apprendre à lire, à écrire et à compter. La moindre dictée, le moindre texte de lecture, même les exemples de grammaire, tout entrait dans un vaste programme mêlant habilement la ‘formation’ et ‘l’endoctrinement’. »135 Lors de la colonisation, les Tunisiens sont conditionnés de sorte qu’ils oublient leur propre culture pour prendre celle de l’occupant. De ce fait, deux raisons expliquent l’imitation des Maghrébins : le conditionnement dû à la campagne d’assimilation et la volonté de se détacher de ce lien pesant afin de devenir libre et l’égal du colonisateur. Le mimétisme est une manière de devenir moderne et d’entrer dans la normalité européenne. 1. Comportement Albert Memmi explique dans son Portrait du colonisé (1957) que : « Le refus de soi et l’amour de l’autre sont communs à tout candidat à l’assimilation. […] Un produit fabriqué par le colonisateur, une parole donnée par lui, […] ses mœurs, ses vêtements, sa nourriture, son 133 Bournaz, Amira Maherzia : C’était Tunis 1920, p. 34. Szymkowik, Mildred.- Autrui, Paris : GF Flammarion, p. 197. 135 Chevel, A. : Et il fallut apprendre à écrire aux petits français…Histoire de la grammaire scolaire, Payot 1977, p. 23 in ‘Littérature et apprentissage scolaire de l’écriture : influences réciproques’ de Christiane Achour in Littératures du Maghreb 1994. 134 113 architecture, sont étroitement copiés, […] Le colonisé ne cherche pas seulement à s’enrichir des vertus du colonisateur. Au nom de ce qu’il souhaite devenir, il s’acharne […] à s’arracher de lui-même. »136. Ainsi, dans La Statue de sel, Mordekaï Benillouche renie ses origines, sa famille, sa judéité pour appartenir à l’élite française. Fils d’un modeste bourrelier juif et d’une mère bédouine, aîné d’une famille nombreuse, il habite dans l’impasse Tarfoune, à la lisière du ghetto juif. Dans les dernières années de l’avant-guerre, il entre au lycée et découvre la culture française qu’il admire. Il souhaite surpasser ses camarades français en littérature et en langue afin de se sentir supérieur ou égal déjà et d’annihiler toute dissemblance. Sa réussite le fait se sentir plus français que tunisien. Ne pouvant continuer d’être à cheval entre deux civilisations, il lui faudra choisir « entre l’Orient et l’Occident, entre les croyances africaines et la philosophie, entre le patois et le français »137. L’assimilation est un succès mais au prix d’un renoncement à soi. Au fur et à mesure de l’occupation française, le Tunisien se familiarise avec les mœurs de son colonisateur, son mode de pensée, sa vie. Le Maghrébin apprend la langue française, s’habille à l’européenne jusqu’à devenir lui-même une réplique de cette civilisation occidentale. L’attirance s’effectue parce qu’aux yeux du Tunisien, la France représente la liberté, elle est un exemple de nation moderne et puissante. La démarche orientale n’est pas un emprunt à la culture de l’autre, un enrichissement par sa présence, mais une imitation qui touche la société dans ses mœurs mais aussi dans son organisation gouvernementale. a. Gouvernement « Indépendance signifie s’affranchir de la tutelle de l’Europe, émancipation signifie reproduction des modèles juridiques, politiques, et même métaphysiques de l’homme européen »138. Avant son indépendance le 20 mars 1956, la Tunisie est un pays émancipé puisqu’il est sous protectorat français depuis 1881, donc mis sous tutelle (le premier résident est Paul Cambon). Avant le protectorat français de 1881, la Tunisie était sous la tutelle de l’empire Ottoman. En 1575, la Tunisie devient une province de l’empire Ottoman mais les gouverneurs vivent retranchés dans les ports et les Bédouins sont livrés à eux-mêmes. La conquête intérieure est longue et n’est achevée que grâce à Ali 136 Memmi, Albert : Portrait du colonisé (1957), p. 138. Memmi, Albert : La Statue de sel, p. 247. 138 Béji, Hélé : « L’Occident intérieur », Paris : Le Débat, n°42, nov/déc. 1986, p.148. 137 114 Bey et Hammouda Bey. Au XVIIIe siècle, cette régence tunisienne s’émancipe progressivement de sa tutelle ottomane car les Ottomans étant peu nombreux au Maghreb, leur rôle ne cesse de décroître au profit des indigènes. En 1590, les 4000 janissaires de Tunis s’insurgent et placent à la tête de l’Etat un dey et sous ses ordres un bey chargé du contrôle du territoire et de la collecte des impôts. Rapidement, cet homme devient le personnage principal de la régence au point qu’une dynastie beylicale est fondée par Mourad 1er en 1612. Le XVIIIe siècle voit s’ériger Tunis en état quasiindépendant, la dynastie des Husseinites ne reconnaissant plus qu’un vague lien de sujétion vis à vis du sultan turc. Cependant, le détournement vers l’Atlantique d’une grande partie du trafic commercial ainsi que la mauvaise gestion beylicale entraînent l’asphyxie financière du territoire tunisien de plus en plus convoité par les Européens. En effet, l’Italie et la France se disputent la conquête de la Tunisie. Les consuls italiens et français se dépensent sans compter pour profiter des difficultés financières du bey. Finalement, les Français (Jules Ferry soutenu par Léon Gambetta) profitent de l’incursion de pillards kroumirs en territoire algérien pour s’emparer de la Tunisie. En avril 1881, les troupes françaises pénètrent dans le pays et Sadok Bey accepte de signer le 12 mai le traité du Bardo qui fait de la Tunisie un protectorat français. Les Français occupent donc les places essentielles du gouvernement. En effet, le Bey s’efface au profit du résident lui-même qui joue le rôle de ministre des Affaires étrangères et de président du Conseil des ministres. Le Bey tunisien, lui, se borne à signer les décrets qui lui sont soumis. Les agents du Bey (Caïds, Khalifes, Cheiks), placés sous la surveillance de contrôleurs civils européens, restent en place mais avec un rôle redéfini c'est-à-dire diminué. La Justice est réformée, l’enseignement de type français est introduit (1883), un projet d’assainissement se met en place avec la création de ports et de voies ferrées, l’industrie et l’agriculture progressent…La Tunisie est citée comme modèle par l’administration française. Dans le Nombril du monde, d’Ariel Zeitoun, d’ailleurs, on peut voir cette occupation des Européens sur la scène gouvernementale et économique tunisienne. Les Tunisiens sont, certes, présents et participent à l’organisation et à la réalisation de la politique française dans leur pays, ce qui leur permet de connaître ce mode d’administration de l’intérieur, mais à des postes moins importants. Cependant, en dépit de ces nombreux investissements visant à améliorer les rendements de la Tunisie, la dégradation progressive de la situation économique et sociale suscite la formation d’une bourgeoisie réformiste, l’effervescence nationaliste et la conscientisation de la population autochtone. Le mouvement de libération nationale émerge avec des 115 intellectuels de deux tendances : ceux issus du collège Sadiki et de l’Université Zitouna dont Béchir Sfar et Ali Bach Hamba et ceux issus du Lycée Carnot dont Abdeljelil Zaouche et Hassen Guellaty. En 1911 et 1912, plusieurs émeutes déclenchées à Tunis au moment de la guerre italo-turque donnent le point de départ d’un mouvement d’opposition organisé mais faisant l’objet d’une répression très dure. Après la première guerre mondiale, la création du Destour, en 1920, relance le mouvement nationaliste qui est néanmoins touché par l’arrestation et l’exil, en 1925, des leaders de la Confédération nationale des travailleurs tunisiens. La crise des années 1930 et les changements politiques survenus en France et en Europe, favorisent la naissance de nouvelles organisations politiques, syndicales, sportives et culturelles. Cette dynamique nouvelle permet à Habib Bourguiba, aidé par Mahmoud Materi, Tahar Sfar et Bahri Guiga, de quitter le Destour et créer le 2 mars 1934 le Néo Destour. Toutefois, les autorités du protectorat tentent de contenir toute tentative de renversement de l’ordre établi : les chefs du Néo Destour sont déportés dans le Sud (1936), puis ils sont libérés. Cela n’empêche point de nouveaux incidents sanglants et une nouvelle arrestation de ces mêmes leaders et la proclamation en 1938 de l’état de siège. Durant la seconde guerre mondiale, les actions des nationalistes s’arrêtent à peine ; dès 1940, le mouvement prend de l’ampleur. En août 1950, Lamine Bey forme un gouvernement auquel participe le secrétaire général du Néo Destour. Cependant, face aux atermoiements de la France, Bourguiba se résout à une confrontation et encourage la résistance armée. Il est à nouveau arrêté en janvier 1952. En 1954, avec l’arrivée de Pierre Mendès France à la tête du gouvernement français, la France consent à négocier avec les nationalistes. La France va difficilement céder ; l’indépendance de la Tunisie est une profonde blessure dans son orgueil de grande puissance, mais finalement le 20 mars 1956, ce petit État du Maghreb reprend ses droits. Le premier chef au pouvoir nommé Président le 25 juillet 1957, Bourguiba, très influencé par la politique et la justice françaises (il a étudié à Paris), assure le passage du Protectorat à l’Indépendance, assurant que le pays a été un bon élève et qu’il parviendra à se diriger, seul, sans l’aide paternelle de la France. Il va se battre avec violence, faire de la prison pour son pays (par deux fois), pour revendiquer ses droits à la liberté, à l’indépendance. Comme son modèle européen, la Tunisie va voir naître des associations, des partis politiques : le Destour (1918), le Néo destour (1922), puis le parti communiste, des syndicats : l’UGTT, Union Générale des Travailleurs Tunisiens (seul syndicat au pouvoir sous le règne de Bourguiba), enfin le Parti Unique avec Ben Ali. Comme dans toutes les démocraties et depuis la 116 proclamation de la République, la Tunisie possède le même schéma gouvernemental : un président, des ministres, le mandat présidentiel est de cinq ans, la République applique le régime constitutionnel et s’éloigne alors des schémas politiques orientaux (monarchie, absence de séparation entre l’État et la religion…). Il va alors s’inspirer du mode de gouvernement et suivre la ligne de conduite française. En effet, Bourguiba, le premier, dira à l’Assemblée Constituante du 8 mars 1956, soit deux semaines après l’Indépendance : « Nous ne saurions oublier que nous sommes des Arabes, que nous sommes enracinés dans la civilisation islamique, pas plus que nous ne pouvons négliger le fait de vivre la seconde moitié du vingtième siècle. Nous tenons à participer à la marche de la civilisation et à prendre place au cœur de notre époque »139. Il répond ainsi à la volonté de son pays de s’arracher à cet immobilisme qui le caractérisait. Pour avoir une place dans le monde actuel, la Tunisie ne peut continuer à rester en retrait et à alimenter l’imaginaire, l’idéal des artistes et par la suite des touristes européens. Certes, le dépaysement demeure pour les voyageurs venus en vacances pour se reposer, respirer un autre air et voir une autre culture. La Tunisie va répondre à leurs désirs en développant son tourisme (première ressource économique) mais à côté du pittoresque, le monde moderne a sa place. Il est différent de celui que l’on peut avoir en France, mais beaucoup de similitudes sont là pour rappeler l’Europe. Hélé Béji, dans Itinéraire de Paris à Tunis (1992), observe son pays natal par le hublot d’un avion ; dans le Cimetière des moutons (1999), les protagonistes préparent le trousseau de mariage avec un achat à crédit qui les entraîne dans une spirale infernale (crédit, électroménager…) ; Emna Bel Hadj Yahia décrit la nouvelle Tunis et ses zones périphériques (cités, autoroute…) ; dans les Cendres de Carthage (1993), les espions se servent de caméra, parlent d’un bâtiment d’espionnage au cœur de la capitale (téléphone mobile, télévision, parabole, presse, radio…) ; la grand-mère dans L’Œil du jour (1985) aime à regarder ses séries télévisées. Autre imitation, celle de la scolarisation. Auparavant, l’école était très peu fréquentée, seuls les établissements coraniques comme la Zitouna avaient beaucoup de succès. À partir de 1883, tous les enseignements seront donnés en français et les écoles attirent de plus en plus les autochtones. Cependant, les filles n’avaient pas accès à l’éducation sauf celles dont les parents étaient riches et ouverts sur le monde. Charles 139 Bourguiba, Habib : Assemblée Constituante du 8 avril 1956 in Les Trois décennies Bourguiba de Belkhodja Tahar, Paris : Arcantères Publisud 1998, p.22. 117 Géniaux en apporte l’exemple dans ses Musulmanes (1909) où les héroïnes ont une tutrice française. Le chef d’État tunisien a compris que l’enseignement était essentiel à la construction de l’individu. Durant le Protectorat, déjà, on constate que nombre de familles (surtout juives) envoient leurs enfants à l’école française. Katia Rubinstein et Albert Memmi racontent comment ils ont eu accès à l’éducation française par le biais de l’école ; dans le récit Mourad et Josabeth (1997), le protagoniste raconte que la scolarisation était le cheval de bataille de la France afin d’assimiler ses colonies. « Nous étions encouragés à fréquenter l’école française afin de décrocher le certificat d’études primaires, […] nos « protecteurs » n’étaient pas désintéressés : ils pensaient ainsi nous assimiler facilement ».140 En réalité, la scolarisation trouve son origine dans une volonté d’assimilation où les Français espèrent transformer les Arabes à leur image. Petit à petit, avec l’émancipation et l’indépendance, cette scolarisation devient la preuve d’une Tunisie civilisée, consciente des enjeux de l’époque et de la nécessité d’éduquer son peuple. De 10% de la population scolarisée en 1957, on en arrive à plus de la moitié en 1984. La femme, enfin, est le symbole de la modernisation de la Tunisie. En 1944, l’Union des femmes de Tunisie est créée, afin de venir en aide à la société en s’occupant du social comme l’ouverture de crèches, de cantines… La femme, gardienne des traditions, cantonnée au monde intérieur, au foyer, sort enfin et participe activement à la vie de son pays. Le 18 août 1956, soit cinq mois après l’Indépendance, Bourguiba déclare la femme libre, citoyenne à part entière, ayant le droit de voter, de travailler. « J’instituai le statut de la nouvelle femme tunisienne […] Hier amoindrie, complexée, la femme devient une citoyenne à part entière : c’est la première fleur de l’indépendance. On lui reconnaît ses droits civiques de vote et d’éligibilité […] Pour le mariage, le consentement est requis et la répudiation remplacée par une procédure de divorce judiciaire […] La polygamie est abolie et l’âge minimum pour le mariage est fixé à 18 ans […] Des mesures anticonceptionnelles sont prises jusqu’à l’avortement autorisé par la loi »141. Cette libération répond à une attente de la femme tunisienne. Celle-ci, dès le Protectorat, envie la liberté de la femme européenne qui peut sortir dans les rues sans 140 El Aroui, Abdelmajid : Mourad et Josabeth, Tunis : Compte d’auteur, 1997, p. 40-41. Bourguiba, Habib : Organisation internationale du travail à Genève en juin 1973, in Les Trois décennies Bourguiba de Belkhodja Tahar, Paris : Arcantères Publisud, p. 23. 141 118 voile, seule, qui travaille, a un rôle dans la société. Les héroïnes Néfissa et Étoile du roman de Charles Géniaux, Les Musulmanes (1909), en sont les exemples. Les deux filles d’un bourgeois tunisien reçoivent les enseignements d’une tutrice française. Il s’avère que l’une d’elle s’éprend du frère de celle-ci, alors que la seconde rêve de vie à l’occidentale lorsqu’elle écoute son professeur et surtout quand elle est bercée par les propos de son fiancé revenu d’Europe. À la fin de l’ouvrage, Étoile vivra avec son mari en Tunisie mais selon un mode de vie occidental, c'est-à-dire qu’elle s’habillera comme une Française, donnera la main à son époux dans la rue et pensera même à travailler. La littérature orientale rend compte de cette modification de la société tunisienne. Les ouvrages du début du siècle et les autobiographies, donnent encore l’image de la femme traditionnelle. Georges Memmi, dans Qui se souvient du café Rubens ?(1984), rappelle ses matinées au hammam, se souvient des journées que sa mère passait à préparer le repas typiquement maghrébin. Hélé Béji, dans L’Œil du jour, se rappelle sa grand-mère, gardienne d’une vie d’antan : les séries télévisées dont elle était friande, sa tenue vestimentaire faite de superposition de tissus colorés, son placard à secrets, les histoires qu’elle racontait… Salem Trabelsi, dans Le Cimetière des moutons, expose les coutumes de l’Aïd et du mariage à travers la relation d’une femme ayant soif de liberté, de modernité et d’un homme très traditionaliste. En revanche, la littérature francophone tunisienne des autres générations a pour héroïnes des femmes émancipées, des femmes d’affaires, des divorcées ; elles vont et viennent dans le pays et entre la France et la Tunisie, elles imitent les Européennes dans leurs mœurs et leurs relations aux hommes. Hélé Béji décrit ces nouvelles Tunisiennes, femmes politiques, séductrices ; la protagoniste de La Retournée de Faouzia Zouari (2002), est séparée de son mari européen, elle revient dans son pays natal afin de retrouver ses racines, se bat contre des hommes, tombe amoureuse et s’enfuit avec sa fille dans la capitale tunisienne. La femme maghrébine évolue avec son temps, s’inspire des Européens, les imite même, elle est le symbole, l’exemple flagrant de la métamorphose de la société maghrébine. La littérature est un compte rendu, une représentation de la transformation de la société orientale dans tous ses aspects : politique, éducation, mœurs. La Tunisie devient une démocratie, elle prend pour modèle la France, son tuteur, pour mieux pénétrer le monde occidental, mieux participer à cette course au progrès et entrer dans l’ère moderne. Plagier le schéma gouvernemental européen est une chose, imiter les mœurs françaises, pour une culture orientale traditionnelle, en est une autre. Or, c’est ce qui se passe, la Tunisie s’occidentalise au contact des Français : 119 soixante dix années d’occupation ne peuvent que laisser des traces profondes dans une société en perpétuelle évolution. b. Mœurs Au début de la colonisation, durant le Protectorat, les Tunisiens avaient plus une attitude de méfiance, de répulsion, de mépris vis-à-vis de la société française. En effet, comment apprécier l’invasion d’une autre civilisation, l’emprise sur son pays d’une nation différente ? Le Tunisien s’est senti emprisonné, étranger dans son propre pays jusqu’à ce qu’il s’habitue, de manière inconsciente, à la présence insistante de l’Autre, du colon, et jusqu’à ce qu’il obtienne enfin son indépendance. En fait, au fur et à mesure, le regard a changé, les Tunisiens se sont pliés à cette nouvelle culture, y ont trouvé de l’intérêt, de la liberté et l’ont adoptée, pour certains inconsciemment. Ainsi Albert Memmi, Hélé Béji, pour les écrivains, ou Habib Bourguiba lui-même. Il s’est battu pour l’autonomie tunisienne mais dans la réalisation de sa République il s’est laissé influencer par la France et son amour pour ses idées. L’occidentalisation touche d’abord le vêtement : les autochtones perdent leur djellabah pour porter le pantalon et la chemise, les femmes abandonnent le voile et s’habillent à la mode parisienne ; en effet, « […] le mimétisme corporel joue pleinement. Les ‘jeunes’ évolués s’habillent à la manière du temps »142. L’Oriental s’adapte à la culture française, à la modernité, à l’époque contemporaine. Dans nos œuvres francophones, tous nos personnages sont vêtus à l’occidentale, même les textes orientalistes datant du début du XXe siècle montrent la transformation vestimentaire de la société tunisienne. Dans Les Musulmanes (1909), par exemple, l’une des héroïnes prend l’habit français : « une robe tailleur d’un vert épinard »143 , certaines de ses amies, après avoir voyagé, reviennent au pays vêtues de robes à la mode qu’elles montrent fièrement dans le cercle fermé de la maison. Le fiancé Hassen mêle l’Orient et l’Occident en portant une jaquette et un fez sur la tête. Après l’apparence vient l’évolution de l’esprit. Un personnage du Miel et d’aloès (1989) illustre cette parfaite association entre culture française et culture tunisienne. Voici comment le narrateur, qui lui, ressent un certain trouble identitaire, le présente : 142 143 Corm, Georges : Op. cit, p. 36-37. Géniaux, Charles : Les Musulmanes (1909), p. 38. 120 « Si Boubaker représentait le type parfait de ‘l’indigène émancipé’ : colonisé de la deuxième génération, produit composite de l’école coranique et de l’instruction publique et obligatoire de monsieur Jules Ferry, il avait fréquenté la Sadikia, collège où on menait de front les enseignements modernes, dispensés en français, et la scolastique de la tradition islamique. Il parlait, en roulant les r, une langue fleurie de locutions qu’il tenait pour aristocratiques, parsemant ses discours de : ‘Plaît-il ?...Je n’en ferai rien…De grâce, cher ami…Mes hommages à Madame votre épouse…Je suis votre serviteur…’, sans pour autant méconnaître les méandreuses arcanes de nos salamalecs orientaux. Volontiers, arborait-il un complet trois-pièces, que rehaussait le fez, couronnant de pourpre sa chevelure argentée. Pareillement à l’aise à l’Orient et à l’Occident […]. D’avoir vécu longtemps à cheval sur deux mondes, suscitait en lui le besoin d’avoir toujours deux fers au feu : ‘un peu pour Allah, un peu pour sa créature’, aimait-il à répéter. […] Il ne repoussait pas le vin servi à la table des hôtes, mais observait scrupuleusement le jeûne du Ramadhan. »144 Cet homme emprunte à la culture de l’autre, à son colonisateur des gestes, une langue, un vêtement. L’assimilation est ici réussie, l’imitation après le départ des Français continue. Lui, est resté en Tunisie mais a reçu un enseignement occidental, d’autres partent en Europe et reviennent avec de nouvelles idées, une nouvelle mode. Par exemple, dans Les Musulmanes, Hassen, parti étudier en France, revient au pays natal rempli d’idées modernes comme celle de libérer la femme trop oisive par la faute des hommes : « Voyons, Hassen, feras-tu sortir Nijma costumée comme une parisienne dans les rues à la face des milliers de musulmans ? Je sais qu’en agissant ainsi je serais l’un des premiers de ma race à donner 145 l’exemple » . L’amant d’Étoile a l’esprit ouvert, il comprend et aime cette liberté rencontrée en France. L’égalité homme/femme a du bon, sortir au bras de l’être aimé aux yeux des autres n’est pas une honte mais au contraire une fierté, cela permet de montrer ses sentiments. Le vêtement européen n’a rien de vulgaire, il faut savoir le porter et tout est dans l’attitude. Le costume oriental, en revanche, est plus attirant, plus sensuel que la robe française, donc impossible à porter en public. Alors que pour les Tunisiens la liberté de la femme plaît, pour les Européens c’est l’image de la femme cloîtrée, de la femme voilée qui attire. Les artistes estiment que cette inaccessibilité ajoute une note de mystère à l’Orientale et dès lors, attise les passions et les tentations. L’homme essaie de deviner le visage sous le voile et lorsqu’il a la rare occasion d’apercevoir une femme 144 145 Bécheur, Ali : De miel et d’aloès, p. 137. Géniaux, Charles : Les Musulmanes (1909), p. 111. 121 maghrébine chez elle, il constate que son vêtement est un instrument de séduction puisqu’il met en valeur ses atouts féminins, ses formes. Hanna, dans L’Orientale (1985), illustre cet exemple lorsqu’elle décide de s’habiller de manière traditionnelle avec un habit qui, à la fois, cache et découvre sa féminité. « Sur une chaise longue à l’antique, […] Hannah recevait les compliments de ses invités. […]. Vêtue d’un pantalon en toile d’argent brunie, […], et le buste drapé dans un lambeau de pourpre quasi sanglant, sa maigreur et la fièvre de ses yeux achevaient de composer une image […] sensuelle qui […] fascinait chacun. »146. L’héroïne attise les passions et joue de ses origines orientales pour plaire au public parisien. Si Abdelkrim dans Les Jardins du Nord de Souad Guellouz (1982), conseille à ses enfants, filles et garçons, l’éducation, la rigueur, la ponctualité, qualités qu’il reconnaît aux Français. Il leur permet de sortir librement, à visage découvert, pour mieux s’intégrer dans le monde moderne et atténuer la différence. L’émancipation de la femme, voilà un emprunt à la civilisation occidentale qui a bouleversé le visage de la Tunisie. Pilier de la famille, gardienne des traditions, la femme sort et devient l’égale de l’homme. En effet, elle travaille, apporte donc de l’argent au foyer, elle est indépendante, cultivée : elle n’est plus l’ombre de l’époux, réduite à la représentation de la sensualité et de la coquetterie. Les personnages féminins de nos œuvres sont tous émancipés : dans l’Œil du jour, la narratrice vit en France, à ses différents retours à Tunis elle observe le comportement des Tunisiennes, en politique entre autre, dans Itinéraire de Paris à Tunis, elle explique que le rêve des femmes est « d’être moderne »147, d’égaler voire de surpasser les hommes dans les affaires. Emna Belhadj Yahia, dans un souci identique, montre la nouvelle liberté accordée à la femme qui peut voyager seule, qui peut décider de se marier ou de rester célibataire… Ce nouveau rôle, cette nouvelle dimension métamorphose le cocon familial, l’homme n’a plus sa place de patriarche, il est l’égal de sa moitié. Certains foyers n’ont qu’un parent comme c’est le cas dans Lettres à mon fils et à tous les petits garçons qui un jour deviendront des hommes de Michèle Fitoussi (1991). Nous avons là une uniformisation de l’image de la famille : même si la représentation courante est celle de deux parents et des enfants, il est de plus en plus fréquent de n’avoir qu’un seul parent. Autre conséquence de cette émancipation de la femme : la liberté sexuelle. Il est loin le temps où le sexe féminin 146 147 Moati, Nine : L’Orientale, p. 138. Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, Paris : Noël Blandin 1992, p. 96. 122 devait se préserver jusqu’au mariage ; de l’interdiction de voir les hommes on arrive à la relation charnelle hors mariage. Dans la nouvelle d’Okbi Chedly, par exemple, Rougesgorges et souris ravageuses (1998), la secrétaire est la maîtresse du détective, dans Tunis blues de Ali Bécheur (2002), on a nombre de relations adultères…Est-ce ressembler à la France ? Non, ce sont les conséquences d’un changement de mœurs où l’émancipation signifie s’octroyer toutes les libertés et d’abord celle de son individualité. Le caractère oriental se modifie au contact du colon au début, puis par le biais des médias occidentaux et des séries tunisiennes. Même dans la ville la métamorphose est visible. L’architecture urbaine s’occidentalise, partout on voit des bâtisses modernes : « les constructions empruntent les formes aimées du colonisateur ; et jusqu’aux noms des rues […]. Il arrive, certes, que le colonisateur lance un style néo oriental, comme le colonisé imite le style européen »148. Le nom des rues est écrit en français, les bâtisses perdent leur style mauresque pour ressembler aux bâtiments européens. Figure 29 : Monuments d’art moderne qui ponctuent l’avenue Habib Bourguiba. 148 Memmi, Albert : Portrait du colonisé, p. 123. 123 Figure 30 : Avenue Habib Bourguiba à Tunis, 2003. La France est à l’origine de cette transformation avec la création de la ville nouvelle française lors de l’Occupation : de grandes et larges avenues éclairées, de hauts immeubles, l’opposé de la médina ou ville orientale faite de rues étroites, de voûtes, de maisons typiques avec cour intérieure. Lorsque Roland Mattéra, dans Retour en Tunisie après 30 ans d‘absence (1992), revient dans la capitale tunisienne, il prend conscience de l’avancée urbaine du pays : l’aéroport gigantesque de Tunis, les grands hôtels qui se sont implantés ça et là, la longue avenue Habib Bourguiba réalisée pour ressembler à l’avenue des Champs Elysée à Paris. Nos œuvres francophones sont sensibles à cette alliance du vieux et du neuf au sein de la ville. L’Œil du jour, par exemple, illustre cette existence de la tradition avec la maison de sa grand-mère au cœur de la Tunis récente. Dans le Pharaon (1988), Albert Memmi explique que la ville est divisée en deux par la statue de Lavigerie : d’un côté le quartier européen à l’odeur du neuf, de l’autre le quartier maghrébin qui conserve les parfums d’autrefois. Enfin, Ali Abassi dans Tirza (1996), montre que l’occidentalité est éparpillée sur tout le territoire tunisien : une ville peut être développée, moderne, et le village d’à côté, avoir conservé son orientalité. La Tunisie continue progressivement le travail de la France et européanise ou modernise les villes. Des cités vont naître, l’architecture sera tout européenne, avec un style moderne, les réseaux de transports vont s’agrandir ; la capitale, entre autres, sera un chantier permanent pour améliorer l’urbanisme, son esthétique, et permettre une meilleure qualité de vie aux autochtones en accord avec leur nouveau mode de vie. « L’uniformisation des paysages urbains et des modes de vie qui en résultent »149 est la finalité de cette imitation du monde européen. En effet, 149 Corm, Georges : Op. cit, p. 58. 124 [Tunis] connaît un développement tout azimut avec l’ouverture sur l’Europe au milieu du XIXe siècle. Elle vit sous l’occupation française un bouleversement total de son équilibre puisqu’elle verra naître à ses flancs une véritable nouvelle cité connue sous le nom de ville européenne et qui prendra après l’Indépendance des proportions gigantesques »150. Figure 31 : Avenue de France, Lehnert & Landrock, 1900 In Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes, Michel Megnin, Paris: Appolonia Editions, Tunis et Paris Méditerranée, 2005. Comme cette carte postale, représentant l’avenue de France à Tunis, l’illustre, le pays connaît un bouleversement à la fois socioculturel et urbain. Les occupants français vont modifier les villes, les développer afin de retrouver un peu de leur métropole, un cadre citadin familier. De biculturelle, la Tunisie devient uniculturelle. L’ensemble de la ville devient européen, comme le dit l’héroïne de L’Orientale : « Tunis évolue avec son temps, avec son époque. Elle suit le cours de l’Histoire. Elle se modernise, comme une personne qui se respecte. Qui n’est pas bêtement tournée, d’une manière stérile, vers son passé ».151 Dans le Nombril du monde, le réalisateur nous montre les quartiers européens, qui tous ressemblent à la France de 1920. Des routes goudronnées, des hôtels, des immeubles, ensemble de blocs qui parsèment la ville. Contrairement aux premières impressions des Orientalistes qui voyaient le Maghreb comme immobile, passéiste, la Tunisie prouve qu’elle est tournée vers le futur, le progrès. Aujourd’hui, en 2007, on voit des paraboles partout, symboles de l’attrait pour la France, de la curiosité des Tunisiens ouverts sur le 150 Zouhli, Chelli : « La Tunisie dans l’imaginaire des voyageurs allemands », Paris : Cahier d’Études maghrébines, n°4, 1992, p. 87. 151 Moati, Nine : L’Orientale, p. 118. 125 monde, mais aussi signes que « […] le chef de l’État a importé en Tunisie le modèle de la société occidentale de consommation »152. En effet, le Lac Palace, par exemple, est l’un des complexes commerciaux les plus luxueux. « Une partie du lac de Tunis ayant été remblayée, toute une cité prit naissance. On y signala le prix le plus extravagant du mètre carré. […] On avait d’abord conçu les rues, propres, symétriques, bien tracées comme le destin d’un enfant bien né. Les trottoirs étaient habillés de pavés et abondamment semés de réverbères. […] Puis, la ville du XXIe siècle surgit, vertigineusement. Le béton gonfla ses muscles, nourri par des armées de maçons qui maniaient le ciment, les grues, les planches et les briques jour et nuit. Les camions déversaient journellement du marbre, des vitres fumées, des boiseries, des projecteurs pour jardins, […] Le complexe commercial « Lac Palace » et le parc d’attraction à l’entrée de la cité sont devenus un lieu de pèlerinage, de consommation et de loisir. »153 Une nouvelle ville se crée, réservée aux personnes aisées comme l’indique « le prix le plus extravagant du mètre carré ». L’État montre qu’il a les moyens de faire grand, de faire beau à l’égal de pays riches et grands tels la France ou les États-Unis. L’écrivain, par ses descriptions illustre le caractère de ce nouveau quartier : il est carré, cadré : « rues biens tracées », l’abondance des réverbères peut faire penser à une volonté d’égaler la ville lumière. Le chantier est gigantesque, les moyens sont pris pour que les travaux aillent vite : les maçons travaillent « jour et nuit », le matériel est luxueux : marbre, boiseries, vitres fumées…Tout est réalisé afin que ce lieu soit le symbole du XXIe siècle tunisien et de son cheval de bataille : la consommation de biens et de loisirs. L’écrivain énonce une vérité à la fin de sa description : le complexe commercial « Lac Palace » et le parc d’attraction à l’entrée de la cité sont devenus un lieu de pèlerinage, de consommation et de loisir. Ce lieu est l’exemple même de la transformation de la société tunisienne. Pourquoi cette volonté de ressembler à l’Autre ? Est-ce un désir ou un phénomène passif ? D’une part, le contact d’une culture différente durant de nombreuses années, le désir de cette même culture d’occidentaliser sa colonie expliquent cette métamorphose. D’autre part, la Tunisie est tentée par ce qui est autre et qui lui semble plein de promesses de bien être, de confort, de prospérité. La tentation, le désir de normalité, de passer inaperçu et de se fondre dans la masse, la volonté de répondre aux exigences 152 Beau, Nicolas et Turquoi, Jean Pierre : Notre ami Ben Ali, l’envers du ‘miracle tunisien’, Paris : La Découverte, p. 150. 153 Trabelsi, Salem : Le Cimetière des moutons, Tunis : Éditions Noir sur Blanc, p. 85-86. 126 modernes et d’avoir sa place dans le monde contemporain sont les moteurs de cette imitation de l’Occident. 2. Interculturalité La langue française a permis le passage de l’orientalité à l’occidentalité. Interculturalité signifie usage de la langue française pour parler de son identité qui appartient à une sphère culturelle différente. C’est un métissage entre la langue de l’Autre et son intimité. Colette Fellous, dans Le Petit Casino (1991), révèle son choix d’allier ses deux identités à travers la littérature. Elle écrit à juste titre : « Dans cette maison d’été, soudain, tout s’éclaircissait. Voilà enfin la vérité. Notre vie, c’était l’Afrique, et notre langue, le français. L’Afrique était là, on l’aimait, elle était notre chair, mais il fallait l’oublier, la gommer, pas trop faire attention à elle, elle nous avait accueillis et tolérés, mais ce n’était pas toujours simple. La France était absente, impalpable, hautaine, qui trônait de l’autre côté du golfe du Lion, mais il fallait l’inventer, l’écrire, la lire, l’honorer, elle nous avait promis la liberté et la confiance, on avait accepté le pacte sans hésiter. […] Certains se sont perdus, d’autres ont accepté de se faufiler, d’autres encore se sont bâti une langue étrangère à l’intérieur de leur langue maternelle, pour faire vivre les deux pays simultanément. Pour les sauver et se sauver dans un même geste. C’est ce que j’ai choisi de faire. »154 L’écrivain rend compte du dilemme dans lequel elle était lors du Protectorat : partagée entre ses racines et l’avenir, entre ce qu’elle connaît et l’invisible. Progressivement, l’alliance des deux cultures s’est fait en elle et lui a permis d’user des deux langues : maternelle pour l’intimité, français pour l’expression. a. Langue Dès le Protectorat, la langue française est devenue obligatoire pour tout enfant scolarisé. Tous les écrivains de la littérature francophone sont les descendants de cette scolarisation française : Albert Memmi, Katia Rubinstein, Béchir Ali, Hélé Béji… En effet, que ce soit dans la communauté musulmane ou juive, la langue française est le moyen d’expression par excellence. Toutefois, une différence se fait dans l’acceptation 154 Fellous, Colette : Le Petit Casino, p. 38-39. 127 de cette langue étrangère : autant les Juifs l’assimilent et assument ce nouvel héritage d’une culture dominante, autant, les Musulmans ont plus de difficulté à écrire dans cette langue car cela signifie une nouvelle emprise par le colonisateur, une trace définitive de ce dernier dans leur culture artistique. Les écrivains ont, tout de même, le choix, celui d’écrire dans leur langue maternelle ou dans celle du colon, de l’occupant. La décision, bien qu’elle soit difficile est rapidement prise : « S’il [l’écrivain] s’obstine à écrire dans sa langue, il se condamne à parler dans un auditoire de sourds »155. D’ailleurs, c’est l’une des raisons de la naissance d’un courant littéraire novateur en Tunisie dans les années 20-30, poussée par la création du Mouvement des Jeunes Tunisiens. Les hommes de lettres décident d’user du bilinguisme pour parler de la Tunisie actuelle et non de la langue arabe tournée sans cesse vers le passé. Abou el Kacem Chebbi souligne : « nous sommes à la quête d’une littérature vigoureuse et profonde qui s’accorde avec nos inclinations, et convienne à nos goûts dans notre vie présente avec ce qu’elle comporte comme passion et espoir. »156 Cet écrivain illustre l’importante transformation de la pensée tunisienne qui passe d’un rejet total de la culture du colonisateur à l’acceptation et l’utilisation de la langue française comme moyen d’expression. La revue Le Monde littéraire, parue à partir de janvier 1930, en est l’exemple. Chedly Klibi renchérit en 1956 en écrivant : « l’homme de lettres est confronté à deux alternatives : ou bien il choisit d’assumer sa responsabilité en se situant dans son époque, en s’engageant dans la vie pour traiter ses problèmes et affronter ses difficultés, recourant au langage de ses contemporains et évitant d’utiliser un langage classique abscons provenant de temps révolus…, ou bien il conserve la langue consignée par ses pères et grands-pères au Machrek et au Maghreb, et restera ainsi éloigné de la vie et du réel par son incapacité à accomplir les desseins de la vie quotidienne, avec ses particularités et ses vicissitudes. »157 C’est une réelle question qui oppose classiques et novateurs, les nationalistes aux avant coureurs ou Tunisiens modernes. Le choix de la langue et par la suite du sujet est essentiel car il révèle la position de l’écrivain dans le monde contemporain, ses choix d’être lu par beaucoup ou au contraire de disparaître dans la masse. Le français est un véhicule identitaire, un véhicule d’expression. En effet, le but de tout artiste est de s’exprimer et de toucher le spectateur, le lecteur, au plus profond de lui-même ; de 155 Memmi, Albert : Portrait du décolonisé, p. 128. Chebbi, Abou el Kacem : Œuvres complètes, L’imagination poétique chez les Arabes, 1984, p. 41. 157 Klibi, Chedly : ‘La littérature et la vie’, revue El Fikr, année 1, 1956, n°5, p.2 156 128 l’atteindre affectivement, mais si l’incompréhension règne, c’est un dialogue de sourds auquel nous aurions droit. « L’écrivain francophone doit produire des textes manifestant en particulier la volonté de faire connaître, soit une identité sociale, soit une écriture particulière, venant d’horizons divers. […] La littérature francophone se définit comme une littérature utilitaire »158. Il faut, effectivement, avoir un message à faire passer. Les écrivains tunisiens de langue française, parlent de leurs expériences : occupation, souvenirs d’enfance, mémoire d’un peuple, dénonciation, colère devant le monde d’aujourd’hui… Les thèmes sont multiples et variés. Les Juifs se distinguent par leur fascination pour la culture et la civilisation occidentales mais leur production littéraire en langue française demeure profondément maghrébine par son enracinement dans le pays, les espaces et les imaginaires qu’elle met en scène. Albert Memmi, Collette Fellous, Georges Memmi évoquent tous la Hara, les traditions juives et les relations entre juifs et musulmans. Les thèmes abordés et les destinataires sont communs à toute la littérature tunisienne de langue française. Les écrivains mettent l’accent sur la conscience collective (usage du « nous » que ce soit dans Qui se souvient du café Rubens ou L’Epervier) et racontent leur histoire propre. L’objectif est de s’affirmer face à autrui en tant que communauté riche d’histoire et d’identité. Les Arabes ont ce souhait au regard du Français, les Juifs l’ont doublement en tant que minorité : se revendiquer face aux Musulmans et face aux Européens. Les écrivains tunisiens des deux confessions religieuses partagent plus qu’une même envie légitime, dans l’écriture aussi ils se rapprochent. Ils vont commencer par les contes, plus proche de l’oralité traditionnelle puis ils vont chercher à imiter la littérature française avec des romans, dont le style, qui plus est, est recherché comme pour prouver une maîtrise de la langue digne d’un écrivain d’origine française. Abdelwahab Meddeb s’amuse autant qu’Albert Memmi, Collette Fellous fait preuve d’autant de surprises que Hélé Beji… Cependant, Jean Déjeux explique dans La Littérature judéo-maghrébine d’expression française, qu’à la même époque (19501970), la littérature judéo-maghrébine compose très précisément ses œuvres en favorisant une maîtrise de la langue française, alors que la littérature arabo-maghrébine, elle, préfère désarticuler cette langue pour mieux la soumettre. Cette attitude est une métaphore de la lutte interne des deux communautés : les Juifs souhaitent être acceptés, les Musulmans revendiquent leur différence. S’amuser avec le français, c’est en quelque 158 Courant littéraire francophone, www.toutelaposesie.com, p. 3. 129 sorte dire à l’autre qu’on le domine aussi. Bien sûr, même si la culture est la même à cause du vécu en terre du Maghreb, même si les thèmes se ressemblent (rôle principal de la mère, fêtes religieuses, la gastronomie…), même si les choix stylistiques et génériques (autobiographie, contes, mémoires…) sont identiques, les expériences de chacune des communautés sont différentes, par conséquent, l’œuvre sera différente. Les littératures judéo-maghrébines et arabo-maghrébines de langue française ont chacune leur style et leurs particularités. Mohamed Abdelkhalek (dont le nom d’emprunt est Bachrouk) écrit dans la Revue du Monde littéraire de novembre 1934 (n°9) : « Le style est une particularité de la réflexion. Chaque communauté a ses propres styles d’écriture et versification ; comme elle possède ses propres manières dans le traitement et la présentation des sujets…Nous voulons que nos styles soient tunisiens avant tout, issus de l’âme tunisienne et de la pensée tunisienne. »159 Cet écrivain, comme beaucoup d’autres, revendique la singularité de la littérature tunisienne arabe ou francophone. Abdelwahab Meddeb, par exemple, invente un genre semi-poétique proche du Nouveau roman. Hélé Beji, qui se distingue aussi pour l’usage de nombreux genres littéraires, emploie la langue française pour dire, écrire son intimité, ses opinions ; c’est dans cette langue que le message qu’elle souhaite faire passer est le plus éloquent. Pour cela, elle use aussi de la première personne. Or, « la littérature (maghrébine) ne fait apparaître le ‘je’ qu’au XXe siècle, sous l’influence […] de l’Occident »160. Elle est l’une des premières à en faire usage ; habituellement c’est le ‘nous’ collectif qui était utilisé. L’influence de la France est indiscutable dans l’écriture tunisienne. En fait, « […] le roman maghrébin francophone […] est né […] pour dire l’identité ‘authentique’ et effacer celle […] que voulaient imposer certains romans coloniaux. […] Les premières œuvres avaient avant tout pour objectif de représenter l’autochtone dans la fiction, d’un point de vue intérieur »161. En réponse à la littérature orientaliste qui idéalisait l’Orient en peignant une contrée imaginaire pourtant réelle, à la littérature coloniale qui en revanche, détruisait le mythe 159 Abdelkhalek, Mohamed : La Revue du monde littéraire, nov. 1934, p. 39. Déjeux, Jean : La Littérature maghrébine d’expression française, Paris : PUF/Que-sais-je 1992, p. 110. 161 Mdarhi Alaoui, Abdallah : « Francophonie et roman algérien postcolonial », Littératures postcoloniales et francophonie, Paris : Honoré Champion 2001, p. 47. 160 130 pour rabaisser la civilisation orientale, les Tunisiens décident de dire leur sentiment, de dire leur vérité. Leurs récits sont ainsi souvent autobiographiques et la langue française permet de s’adresser au Français, de lui montrer une autre vérité que celle véhiculée par la littérature européenne. Littérature de témoignage, les œuvres maghrébines de langue française gagnent en intensité et en véracité. Elles font dialoguer deux langues : le français pour la graphie et l’arabe pour le fond. L’autobiographie implique donc une altérité occidentale puisque l’écrivain maghrébin écrit sa vie, ses sentiments, dans une langue étrangère, européenne pour un public essentiellement français. Sans l’usage de cette langue adoptée, la communication est impossible. C’est l’expérience que fait Alexandre Mordikaï Benillouche, le héros de La Statue de sel d’Albert Memmi : « J’étais devant un gouffre, sans moyen de communication avec l’autre bord. Le maître ne parlait que le français, je ne parlais que le patois ; comment pourrions nous jamais nous rencontrer ? »162. On ressent, à travers le terme « gouffre », que la communication est primordiale pour l’échange, pour s’exprimer, se faire comprendre. La langue est essentielle à la connaissance de l’autre. Comment s’expliquer, échanger des idées, effacer l’ignorance, si l’autre ne comprend rien ? Il est frustrant de ne pouvoir parler. La langue française est donc un moyen de relier deux cultures, de les faire fusionner. Comme l’explique Albert Memmi dans son Portrait du colonisé : « La possession de deux langues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est la participation à deux royaumes psychiques et culturels. »163. L’écrivain doit mentalement effectuer une traduction. La langue maternelle qui est celle des sentiments, des rêves, qui est la plus chargée affectivement, ne peut être utilisée telle quelle en raison de la pudeur de la culture orientale. Par conséquent, il faut essayer de la traduire en français, il faut pour pouvoir exprimer son affect, utiliser la langue de l’autre, ainsi, toute réserve peut être oubliée. Les auteurs que nous avons étudiés auraient-ils écrits ces romans en langue arabe ? C’est une question que l’on peut se poser. L’esprit arabe, pour l’homme de lette tunisien moderne, est indissociable de la langue française. D’une certaine manière, comme l’illustre Colette Fellous dans son chapitre du Petit Casino, « Maison arabesque » (p.39), parler les deux langues c’est 162 163 Memmi, Albert : La Statue de sel, Paris : Gallimard 1953, p. 37. Memmi, Albert : Portrait du colonisé, p. 141-142. 131 appartenir aux deux pays. La longue occupation de la Tunisie par la France, leur relation fraternelle et quelques fois paternelle après l’Indépendance explique ce sentiment des Tunisiens d’être à cheval entre deux pays, deux cultures, deux langues. Toutefois, cette adoption pour certains est difficile, quasi-impossible. Accepter la langue d’autrui signifie perdre son identité, se vendre au colonisateur. Beaucoup d’écrivains, dans leurs autobiographies, disent leur malaise lors de la campagne française d’assimilation. Georges Memmi, par exemple, exprime cette difficulté à accepter l’autre, à cohabiter avec lui et surtout à devoir renier sa propre langue pour celle de l’étranger, maître du pays : « Et pensant avoir notre soumission, ils firent naître en nous le trouble, la honte. Car nos têtes et nos cœurs utilisaient des langages différents. »164 Il était pénible pour les autochtones, pour leur orgueil, d’abandonner leur langue maternelle pour emprunter celle du colon. Pour beaucoup de Maghrébins, écrire en français était la preuve de la réussite de l’entreprise française de déculturation ou d’assimilation. Voilà pourquoi l’usage de cette langue était problématique pour les écrivains. Mais pour pouvoir dire leurs désirs, leurs vies au monde ils n’avaient pas d’autre choix que d’utiliser un langage compris dans une multitude de pays. Georges Memmi éprouve de la honte et un grand trouble : est-ce bien ou mal ? N’est-ce pas considérer sa culture comme inférieure ? Comment exprimer ce que l’on est avec une langue qui n’est pas la sienne ? En réalité, exprimer des sentiments, une intimité dans une langue étrangère ne permet pas de toucher le destinataire comme il le faudrait, ne permet pas d’être véritablement authentique. Malek Haddad, par exemple, proclame : « Je suis en exil dans la langue française, […] Quoique je fasse, je suis appelé à dénaturer ma pensée, […] il n’y a qu’une correspondance approximative entre ma pensée d’arabe et mon vocabulaire de français », [c'est-à-dire] nous écrivons le français, nous n’écrivons pas en français »165. Ce qu’il signifie par là, c’est que la langue française n’était pas celle de sa communauté, étrangère à celle-ci, elle ne peut traduire exactement l’expérience de cette dernière. La finalité de la littérature tunisienne francophone c’est la revendication, l’expression d’un Moi ; l’écrivain cherche la reconnaissance de l’Autre, de l’étranger. Dans le même 164 Memmi, Georges : Qui se souvient du café Rubens ?, Paris : JC Lattès 1984, p. 53. Haddad, Malek : Les Zéros tournent en rond in Imaginaires, langage, identité culturelle de Leiner Jacqueline, Paris : Plon, p. 40-41. 165 132 temps, l’utilisation du français permet à certains écrivains de prendre de la distance par rapport à leur opinion, à leur sentiment et ainsi d’en faciliter l’expression comme Albert et Georges Memmi, Hélé Béji ou Magid El Houssi. L’objectif de l’écrivain se modifie au gré des événements : écrire en français c’est la possibilité de critiquer son propre pays. Ainsi, Magid El Houssi explique que : « La langue française fut et sera toujours ma collision, ma fission, ma libération (et) La langue française fut ma seule arme sur un sol hérissé de crapuleries, ma ville hantée, ma rage saignante, mon vomissement, ma question. »166 La langue étrangère est celle de la liberté, de la libre expression d’un Moi, d’une opinion, d’une colère dans un pays où cette liberté est souvent contrôlée. Le français vient alors en aide, il participe de la construction de la nouvelle identité tunisienne. L’interculturalité qui naît de cette fusion entre un Moi tunisien et un moyen d’expression français va s’étendre à toute la société maghrébine. Effectivement, le français est partout, sur les panneaux routiers, les affiches publicitaires (Hélé Béji en parle dans L’Œil du jour, lorsqu’elle circule dans la capitale de son enfance), les notices d’utilisation… dans le dialecte où la langue arabe est parsemée de mots français, à l’école où la littérature française, préférée, efface la littérature tunisienne moins appréciée et reconnue… Même les conseils des ministres sont faits plus fréquemment en français qu’en arabe ! Ainsi, les secteurs des finances et des télécommunications restent en français. Le peuple, à la poste, par exemple, va utiliser les formulaires français plutôt que ceux en arabe. La nouvelle génération, bercée par cette langue coloniale et subissant l’influence de la télévision et de la radio, manie mieux celle-ci. Deux chaînes cohabitent en Tunisie, l’une arabe (TV7), l’autre française. De même, la radio est l’expression du dualisme puisque les deux langues sont pratiquées. Cette langue importée, assimilée (aujourd’hui elle est inculquée dès la deuxième année de l’enseignement primaire) fait parti du quotidien maghrébin, elle en devient presque une seconde langue maternelle. D’un usage de revendication, de communication, de rébellion, elle passe à un usage commun d’expression quotidienne, d’internationalisation (écrire en français pour être lu dans le monde entier). On peut très justement considérer la littérature écrite en français, fortement influencée par les modèles et les techniques narratives occidentaux, comme le rameau imprévu et pourtant naturel d’une culture aux ressources insoupçonnées. En effet, plutôt que de penser que 166 El Houssi, Magid : Ahméta-O, 1981. 133 l’usage du français provient d’une déculturation pourquoi ne pas admettre que cette utilisation est un héritage naturel de la colonisation. Cet emprunt apporte à la culture orientale une nouvelle richesse. Comme pour le français aujourd’hui, l’introduction de nouveaux mots, et dans notre cas, d’une langue différente, enrichit ce qu’il y avait déjà à la base et permet à la langue ou la culture de ne pas mourir et au contraire de continuellement se renouveler. La Tunisie, par exemple, n’a-t-elle pas conservé sa croyance aux marabouts alors même que celle-ci avait été importée par les Romains ? C’est le cas ici. Il est possible de dire que l’utilisation de la langue française est l’expression de l’appartenance à ‘l’entre deux’. Les Maghrébins d’aujourd’hui ont deux identités : arabe et française, par conséquent, ils pensent en orientaux et écrivent en occidentaux. La colonisation et sa tentative d’assimilation ont, en réalité, provoqué une acculturation du pays colonisé. Celui s’exprime alors dans la langue de l’autre. Jacques Derrida déclare dans Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine (1996) : « Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne, ma langue propre m’est une langue inassimilable. Ma langue, la seule que je m’entende parler et m’entende à parler, c’est la langue de l’autre. »167 Il est certain que cet aveu ne laisse pas indifférent les écrivains qui déplorent l’usage du français. Pour ces derniers, écrire dans la langue du colonisateur c’est admettre sa victoire mais c’est aussi admettre que sa société, bien qu’indépendante, a changé, qu’elle a voulu adopter cet instrument linguistique et, enfin, qu’elle n’a plus la même identité orientale ancestrale mais une nouvelle identité faite d’Orient et d’Occident, de passé et de présent, de tradition et de modernité. De surcroît, la littérature tunisienne francophone peut aussi être le symbole d’une réappropriation de soi par le biais de la langue de l’autre. En effet, l’écrivain use de l’étranger pour mieux parler de soi, pour critiquer l’autre et pour critiquer la nouvelle société maghrébine. Le français permet de parler de son pays, de sa vie, de sa culture avec l’accent de l’authenticité et du vécu. Ce n’est plus l’écriture française d’un colonisateur mais l’expression française d’une vérité arabe. La perception de la culture est alors autre. La langue est la même, c’est le regard qui est différent. La langue française reprend possession de la nouvelle conscience maghrébine : le français est un langage volé, accaparé et mérité pour signifier la nouvelle identité tunisienne. Dans la langue courante, le français sera ainsi utilisé pour dire ses sentiments d’amour ou de 167 Derrida, Jacques : Le Monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, p. 47. 134 colère à son double. Mohamed Fadhel Ben Achour explique dans Les Grandes Figures de la renaissance littéraire en Tunisie : « Des modes de pensées occidentales s’étaient propagées dans l’analyse et la détermination du sujet ; des formes d’expression empruntées au français marquèrent la construction des phrases, leur ordonnancement et les caractéristiques de leur expression avec ce qu’elles comportent comme exemples et significations. Ces méthodes et ces styles se sont largement développés. Ils se sont insérés dans la manière de manifester le sentiment national, lorsqu’il s’agit d’exprimer les idées des patriotes et de traduire leurs sensibilités, comme s’ils s’étaient dotés de ces moyens d’expression pour mieux extérioriser ce qui s’agite dans leur esprit et se manifeste en eux. »168 Le français, au sein du peuple tunisien est le mode d’expression de l’intime : amour, colère, tristesse. Les écrivains en usent dans ce but, mais les autochtones eux-mêmes agissent pareillement. Un couple se dira plutôt ‘je t’aime’ que son équivalent arabe ‘n’hébèk’, les manifestants revendiquent l’objet de leur grève en français…L’intimité qui était alors l’objet silencieux de la langue maternelle devient l’objet bruyant du français. Cette langue devient le moteur expressif de l’intime maghrébin pour les hommes de lettres usant du bilinguisme, et pour tous les Tunisiens d’aujourd’hui. De plus, l’usage de la langue de l’autre garantit un champ d’expression et de réception plus vaste et empreint de la modernité nécessaire et vécue de la société maghrébine contemporaine. Nous avons donc vu que le français est un outil de communication visant à être compris de l’étranger, du colonisateur, afin de lui dire sa propre identité, ses sentiments, son opinion, son authenticité. Alors que la littérature orientaliste/coloniale parlait de l’autre, cette fois-ci, c’est l’autre qui prend la parole pour se dire. La littérature francotunisienne souhaite révéler sa vérité qui s’oppose à celle véhiculée par toute la littérature orientaliste et coloniale. Néanmoins, on peut aussi considérer cet emploi du français comme un reste de l’assimilation et comme un dérivé de l’imitation de la société française ou l’expression de la nouvelle identité maghrébine de ‘l’entre deux’, puisque l’on constate à la lecture des œuvres tunisiennes que ces écrivains maghrébins, en plus de la langue, vont s’inspirer de la littérature française dans leurs écrits. 168 Ben Achour, Mohamed Fadhel : Les Grandes Figures de la renaissance littéraire en Tunisie, Tunis : En Najah, 1960, p. 5. 135 b. Images Dans le fond comme dans la forme, les écrivains francophones vont être influencés par la littérature française. Des auteurs comme Proust, Baudelaire, Aragon, des mouvements artistiques tels que le Surréalisme, le Nouveau Roman, vont être source d’inspiration. En effet, si l’on regarde de près certaines œuvres tunisiennes on peut s’apercevoir que souvent, elles font référence à un auteur, que ce soit dans le style ou tout simplement par l’emploi d’une citation. Dans Tirza de Bécheur Ali, par exemple, un procédé linguistique et typographique à la fois, rappelle la littérature française. Avant chaque début de chapitre, l’auteur annonce et résume celui-ci par le biais de courtes phrases : on peut penser aux Aventures de Francion où ce même procédé était utilisé, mais aussi à Aragon puisque plusieurs chapitres sont récapitulés par des extraits de ses poèmes : « Comprend-on jamais ce que se passe dans le cerveau et le cœur d’un autre quand il le dit avec les mots ? Je transpose le récit de Musso sans en garantir l’authenticité, car il était un vrai mégalomane, et j’étais un vrai distrait. »169 Les Autres « C’est une chose au fond que je ne puis comprendre Cette peur de mourir que les gens ont en eux, Comme si ce n’était pas assez merveilleux Que le ciel un moment nous ait paru si tendre. »170 Le Jour des Méharis Dans Le Scorpion d’Albert Memmi (1969), Phantasia d’Abdelwahab Meddeb (1986), l’Étage invisible de Emna Belhadj Yahia (1996) ou Le Petit Casino de Colette Fellous (1999), nous remarquons une imitation du Nouveau Roman. « Je suis là, immobile, peut-être dans un grand salon rouge, seule, face à la fenêtre. Je ferme les yeux, j’ai oublié le nom de mon pays, les pierres de cette demeure ont gardé l’odeur du plaisir, comment est-ce possible, je suis au milieu de l’océan, les étoffes recouvrent la nudité des corps. Plus bas, dans l’autre salon, celui du rez-de-chaussée, les tapis d’Egypte racontent leur voyage, les grandes glaces de Venise aussi, le parquet en chêne clair du dix-huitième est intact, les tentures rouge orangé aux fenêtres, la bibliothèque grillagée, l’ange philosophe assis sur la pendule qui regarde loin vers le parc, cette maison est devenue mon île. Ma tente, ma grotte. Elle se faufile en moi, elle insiste. Quelqu’un s’est mis au clavecin, je tremble, je ne sais pas son 169 170 Bécheur, Ali : Tirza, Tunis : Cérès 1996, p. 38. Bécheur, Ali : Ibid, p. 83. 136 nom, je tends les bras, j’ouvre les yeux, c’est toi, comment est-ce possible ? »171 Ce passage comme beaucoup d’autres dans ce roman, est l’exemple de l’élan poétique de l’écrivain. L’exaltation dans laquelle elle se trouve dès qu’apparaît sa maison en rêve ou concrètement rappelle les ravissements de Lol V. Stein dans l’ouvrage du même nom de Marguerite Duras (Le Ravissement de Lol. V. Stein). Albert Memmi, lui, s’amuse à mêler les pensées, les personnages passés et présents, les temps, et la typographie. « Je déteste préparer le fil ; malgré la cire, le frottement de la ficelle brute contre les doigts les durcit et en diminue la sensibilité. Allons bon, qui est ce docteur-là ? Qui est ce Bina ? […] Mais, le rapport avec le Scorpion ? Quelle idée, Imilio, de jeter pêle-mêle dans ce même tiroir tout ce que tu écris ! TOUTE SA CONDUITE ? TOUTE SON ŒUVRE S’EXPLIQUE PAR CECI : IL ETAIT UN ETRANGER »172. Le narrateur vit à l’instant T, mais il a aussi un regard sur sa vie, son passé ; il a un jugement ; il se remet en question. Le lecteur retrouve les personnages qu’il a déjà rencontrés dans les précédents ouvrages : La Statue de sel, Agar ou Pharaon. L’écrivain met par écrit les multiples individualités de l’auteur, que la typographie permet de représenter. Abdelwahab Meddeb, lui, nous offre une envolée lyrique avec son roman Phantasia. Le héros marche dans Paris, observe le monde autour de lui, s’interroge sur l’origine de celui-ci. Il est envoûté par Aya, la femme, sensuelle, qui l’emporte dans des rêves érotiques. Comme Albert Memmi, il introduit dans son texte, d’autres typographies, d’autres signes. Ainsi, des phrases écrites en arabe, des idéogrammes chinois, des phonogrammes de sumer qu’il traduit en français. « Tu te dis : non, je ne suis pas d’ici, je viens d’ailleurs. J’ai déjà vécu en ce monde. Je l’ai quitté. Je suis de retour. Je vous vois au-delà de ce que vous êtes. […] Au-dedans de vos yeux, mon œil se promène. Je déambule dans le temple de vos corps. […] Je suis éveillé même en songe. Chaque matin, je me lève, j’entre dans le réel, comme dans un rêve. Sois présent en ton absence et tu verras ce que tu n’as pas encore vu. […] Je l’embrasse, lèvres humides et bonnes. Je lui ôte le souffle. Ses yeux préfigurent le désir. Je l’aime d’un amour inconnu. […] Je l’emprisonne entre mon corps et la grille. […] Elle verse une larme sur sa beauté excédée par l’éveil de ses sens. Elle s’emporte à la dérive du désir, suppliante. […] Comme dans un rêve, le désir frise le 171 172 Fellous, Colette : Le Petit Casino, p. 80. Memmi, Albert : Le Scorpion, p. 40. 137 corps redressé à retrouver le regard plongé dans l’énergie de l’autre. »173 L’écrivain, par des phrases brèves et saccadées, rend compte de son trouble, de son désir. Subtilement, il parvient à plonger le lecteur dans son monde mi-réel et mi-rêvé. Le style de ces ouvrages est descriptif et poétique. De longs passages de tendres délires alternent avec des interrogations sur les rêves ou des proses poétiques. La construction des œuvres rappelle celle de Sarraute ou de Marguerite Duras, c'est-à-dire l’usage de longs paragraphes séparés par des blancs, l’utilisation d’une langue simple mais avec de longues phrases et de courtes propositions. Le Scorpion rappelle certaines œuvres du Nouveau Roman dans le sens où il se présente comme un recueil de micros textes. Colette Fellous, va même faire écho à de grandes tragédies en reprenant à son compte des citations modifiées telles que : « Va, cours, vole et reviens ! »174. Dorra Chamman avec son Divan, rappelle Goethe avec le titre du recueil mais surtout Apollinaire et ses Calligrammes. Délires de brume Sirop d’amertume Caissons vides, chapelets-regrets Sillons perfides, ridules de braise, SAPEURS DE RIRE, VOYEURS-MISERES Destins sans failles, traçage incertain Bâcheurs d’amour, terre infertile SOLEIL MAYA Flambeaux d’étoiles Cherchent En Isis mal d’Iris175 Son poème Soleil fonctionne sur l’association des mots, la disposition montre le jeu de l’auteur comme le faisait le poète français. Les contes, eux, rappellent les Fables de La Fontaine. Amina Saïd, qui a écrit de nombreux recueils de nouvelles et de contes, fait écho à l’écrivain européen avec ses Histoires : celle du ‘Corbeau qui ne tint pas parole’, celle du ‘Renard et du coq’, ‘du Souriceau et de la souricette’…Chaque historiette met en scène des animaux et met en relief une morale, un mode de pensée : il ne faut pas 173 Meddeb, Abdelwahab : Phantasia, p. 15-17. Fellous, Colette : Le Petit Casino, p. 32. 175 Chamman, Dora : Divan, ‘Soleil’, p. 12. 174 138 mentir, les apparences sont trompeuses, être sectaire amène à la mort, l’honnêteté paie toujours… Ainsi, elle illustre le monde d’aujourd’hui au moyen du jeu et des animaux comme le faisait son prédécesseur. Enfin, Hélé Beji s’inscrit dans la lignée de Proust ou de Baudelaire. En effet, dans l’Œil du jour, on a l’impression de retrouver le Combray d’À la Recherche du temps perdu (1913-1927). Comme Proust, Hélé Beji, petite fille, évoque sa grand-mère, qui, par bien des aspects, rappelle celle de l’écrivain français. Toutes deux sont recluses, elles vivent en marge de la société, enfin, toutes deux sont, pour les petits enfants, objets d’amour. Le portrait qu’ils font de leur grand-mère est plein de tendresse, d’humour et de nostalgie. Hélé Beji, « un peu comme Proust, à partir des odeurs, des mots, de la cuisine, des rites habituels quotidiens, […] retrouve la possibilité de faire ressurgir son enfance »176. Proust, dans Sodome et Gomorrhe (1921-1922), se rappelle intensément sa grand-mère au moment où, dans sa chambre de Balbec, il se déchausse : « […] à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, […] des larmes ruisselèrent de mes yeux. […] Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, […] le visage tendre, préoccupé […] de ma grand-mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée »177. Toute la réminiscence se fait de manière sensible, les sens sont requis, ils sont les instruments du retour en arrière. Stylistiquement aussi, la romancière s’apparente à Proust. Elle aime à utiliser des séries d’adjectifs ou de substantifs pour appuyer ses propos, ce qui rappelle Mme de Cambremer dans Sodome et Gomorrhe. La narratrice utilise la fameuse règle des trois adjectifs mais contrairement au personnage de Proust, la succession de ces derniers ne revêt pas le même aspect : alors que chez Mme de Cambremer nous avons un diminuendo : « ravie-heureuse-contente »178, chez Hélé Béji, nous avons une progression : « fagotée, ampoulée, assommante »179. De même, elle aime à user de phrases complexes et longues. Ainsi, très souvent sa phrase dépasse la trentaine de lignes. Enfin, elle tend à faire des digressions calculées, ainsi, lorsqu’elle aborde le problème des mariages maghrébins, elle le fait par le biais du maquillage. 176 Brahimi, Denise : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°8, p. 255. Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris : Folio Gallimard 1990, p. 153. 178 Ibid, p. 336. 179 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, Paris : Noël Blandin 1992, p. 97. 177 139 Dans le chapitre 8 de Itinéraire de Paris à Tunis, l’écrivain commence par l’exclamation « C’est le jour des fiançailles ! Quel étonnement sur le visage de la fiancée ! »180 et continue par la description de ce visage maquillé, peint : des cils « un peu trop épais de mascara »181, une chevelure rappelant la végétation brûlée, un rouge à lèvres débordant de vulgarité… Ces aspects physiques traduisent, en réalité, un changement social : la femme passe de la jeune écolière fraîche à la mariée snob qui se prend pour une star que les autres célibataires envient. En ce qui concerne l’influence de Baudelaire, elle est moins présente formellement. Pour lui comme pour Hélé Beji, le voyage a pour origine la sensation : olfactive comme le sous-entend le poème Parfum exotique ou l’odeur du kenoun dans l’Œil du jour, et visuelle lorsqu’elle peint la côte carthaginoise : « La côte s’immerge silencieusement comme une nageuse aux cheveux roux défaits dans les rayons. […] la ligne estompée de la terre borde l’immense regard ouvert de la mer, regard où se mêle le ciel et l’eau avec quelque chose de vague et de distrait »182. L’auteur nous offre une métaphore de la beauté du paysage tunisien. Celui-ci est féminisé : l’image de la femme dont les cheveux roux représentant le coucher du soleil ondulent au gré du mouvement de la mer. Il est humanisé, vivant comme l’illustre le regard et surtout les émotions ressenties : « vague, distrait ». D’ailleurs, on peut se demander s’il n’y a pas une fusion du regard de l’écrivain avec la côte carthaginoise, elle voit la côte et s’identifie à elle. Cette description poétique, on la retrouve lorsqu’elle fait le tableau de la promenade de Carthage sous la pluie : « Il y avait eu un orage, […], et ce fut comme un breuvage de transparence que l’air avait absorbé avant de scintiller, une pureté de lumière blanche sortie de l’air lui-même, qui écartait ses particules avec le mouvement d’un rideau découvrant les vitres limpides d’une fenêtre sur un firmament. […] Peut-être était-ce un éclat antique sortant de Carthage, une blancheur marmoréenne de cité engloutie, conservée dans les atomes de l’air, et soudain rendue à ma vue ? »183. Le lecteur a le sentiment de voir un tableau magique, un mirage. La lumière transfigure le paysage, l’illumine aux yeux de la spectatrice jusqu’à donner l’impression d’être dans un univers presque paradisiaque. D’ailleurs, l’intensité du blanc, de la lumière, de la pureté accentue cette sensation : « transparence », « scintiller », « pureté », « lumière 180 Ibid, p. 69. Ibid, p. 69. 182 Béji, Hélé : L’Œil du jour, Paris : Maspero 1985, p. 51. 183 Ibid, p. 104. 181 140 blanche », « limpide », « firmament », « éclat », « blancheur marmoréenne ». Le lecteur ressent comme une certaine légèreté, une certaine fraîcheur qui peut faire croire que ce paysage est fantomatique, qu’il est une apparition. Le « soudain rendue à ma vue » confirme cette impression : l’antique Carthage réapparaît encore plus belle. Nous retrouvons dans ces deux tableaux des échos de l’Invitation au voyage et des images propres à la prose romantique utilisée par Baudelaire. On retrouve aussi chez les deux écrivains une même atmosphère de paix et de bonheur, des lieux inondés de lumière et écrasés de chaleur : « Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone » 184, « De tous les pores du jour sort une lueur sauvage et mordorée. Le jour se gonfle de lumière, […] le soleil s’exhibe avec exubérance »185. Chez les deux artistes la lumière est éclatante : « éblouissante », « sauvage », elle est très prononcée presque aveuglante. Enfin, Hélé Béji comme Baudelaire éprouve une même nostalgie de l’idéal, c'est-à-dire le rêve d’une existence antérieure. Les œuvres d’Albert Memmi, quant à elles, rappellent Les Illuminés de Nerval (1852). Dans Le Scorpion, par exemple, on observe une tentative de la part de l’écrivain tunisien, de combiner une métrique et une structure traditionnelle, de jouer de manière ambiguë de tous les temps et de tous les registres de la narration. « … au commencement Lorsque la volonté du roi commença à agir Il grava des signes dans l’aura céleste Une flamme sombre jailli Dans le royaume le plus caché Du mystère de l’infini. »186 Lorsqu’on lit le texte de Nerval et Le Scorpion d’Albert Memmi, on s’aperçoit que les deux artistes ont une préférence pour les fragments de textes épars. Cependant, l’objectif de ce style est différent chez l’un et chez l’autre. Le premier tente d’échapper au passé pour se retrouver, le second fouille la mémoire pour nouer tous les fils de son identité. Le passé n’est plus une fin en soi, il est un pôle préférentiel. Hormis ces ressemblances avec des styles et des objectifs d’écrivains français, la littérature francophone tunisienne réutilise les images de la littérature orientaliste, emprunte de nouveau, à la culture française. Hélé Beji, par exemple, n’hésite pas à 184 Baudelaire, Charles : « Parfum exotique » Les Fleurs du Mal, Paris : Les Grands textes classiques, vers 4, p. 39. 185 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, Paris : Noël Blandin 1992, p. 50. 186 Memmi, Albert : Le Scorpion, p. 82. 141 reprendre des figures de la littérature européenne et des arts orientalistes. La comparaison du couple de la grand-mère et de sa servante Olympia avec le tableau de Manet en est la preuve. Figure 32 : Olympia, Edouard Manet, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 130,5/190 cm. Elle a recours ici, à une peinture orientaliste pour décrire son aïeule et son monde. Cet écrivain comme beaucoup d’autres va introduire dans ses oeuvres des images issues de la littérature orientaliste. Hédia Baraket dans Chouf (1998) met en application le principe du livre/photo. Effectivement, son livre est un album de photographies représentant des éléments essentiels et traditionnels de la culture tunisienne. 142 Figure 33 : Photos issues de Chouf de Hédia Baraket, 1998. Nous voyons des vieillards turban, des portes de maisons traditionnelles, la couleur bleue, une vieille place de medina…. Le titre du recueil signifie ‘regarde !’ Elle interpelle le lecteur afin de lui dire d’être attentif à ce qu’elle lui montre, d’être sensible à ce monde oriental qui perdure encore en dépit de la modernité. Farès Khalfallah, lui, va plutôt s’attarder sur les mœurs maghrébines. Dans Vie lointaine (2000), on assiste à un mariage tunisien traditionnel, on retrouve alors les descriptions des récits exotiques français. Toujours dans le même ouvrage, l’auteur peint l’oisiveté des hommes orientaux qui passent l’essentiel de leur temps dans les cafés à manger des glibettes et à fumer. Encore une fois, nous avons l’impression de relire un passage d’une œuvre orientaliste ou d’en contempler la peinture. Chez Georges Memmi, c’est le bain qui est à l’honneur dès l’ouverture du roman Qui se souvient du café Rubens ? Le héros, petit garçon, observe la coquetterie et la lascivité des femmes maghrébines au hammam (maquillage, épilation), il suit le rite de la toilette, du gommage et du massage en éprouvant l’envie de partager le même sort comme c’était le cas des Européens. « La vapeur se multipliait à l’infini. […], des mères (étaient) assises ou dressées dans des piscines de marbre dont l’eau s’irisait de la mousse des pierres saponaires. 143 Je regardais ces matrones aux seins lourds, pétrissant avec application des corps nus, échoués comme des barques, auxquels elles arrachaient des cris de plaisir. […] Il y avait, dans la salle voûtée qui précédait le hammam, des niches carrelées de faïence peinte et réchauffées par des nattes. Elles s’y reposaient, le corps alangui et encore fumant, croquant 187 délicatement des noisettes et des raisins secs. » Cette description est fortement imagée, le lecteur peut s’imaginer ces femmes et les associer aux différentes peintures de harem propre à l’orientalisme pictural. Ces moments sont empreints d’érotisme : « seins lourds », « corps nus », « cris de plaisir », « le corps alangui ». Les baigneuses du bain maure éprouvent un bien être immense. Ce lieu est celui du plaisir du corps avant tout : manger, être lavé, massé…profiter de petits bonheurs simples. On a l’impression de voir le tableau érotique d’Ingres ou de relire l’expérience de Maxime Du Camp. Le souk, incontournable, est traité par Hélé Béji à la manière des voyageurs occidentaux. Le lecteur retrouve le jeu des couleurs « ce rose indescriptible, […] des coupoles vert pistache, des piliers verts et rouges, […], des arcatures bicolores noires et jaunes »188, la succession des objets hétéroclites, la phrase fondée sur une juxtaposition infinie d’éléments pour accentuer l’impression de mélange, de chaos, de bazar alors même que le souk est organisé en corporation. Ces emprunts à la littérature orientaliste peuvent s’expliquer par le souhait des écrivains tunisiens de reprendre ce qui a touché les voyageurs européens en les marquant de l’authenticité de leur vécu. Salem Trabelsi évoque, dans le Cimetière des moutons, toutes les caractéristiques de l’orientalisme français. Il commence par le Ramadan que plusieurs écrivains exotiques européens avaient décrit durant de nombreux chapitres : « Les nuits de Tunis, mortes le reste de l’année, ressuscitent en ce mois. On sort le soir, on veille, on fume le narguilé, on se gorge de friandises et de boissons jusqu’à l’heure de l’abstinence, au bord de l’aube ».189 Le vécu est fortement ressenti, l’auteur a fait le ramadan, a ressenti la faim, la joie de s’amuser, de manger et de faire la fête la nuit tombée, et le retour au calme, à la sagesse au lever du jour. Le narrateur explique qu’il a passé le mois de jeûne chez ses futurs beaux-parents afin de voir sa fiancée, il décrit alors ses soirées passées auprès d’eux, les 187 Memmi, Georges : Qui se souvient du café Rubens ?, p. 14. Béji, Hélé : L’Œil du jour, Paris : Maspero 1985, p. 101. 189 Trabelsi, Salem :Le Cimetière des moutons, p. 46. 188 144 repas en famille…Comme les Orientalistes, il peint les couleurs du souk mais contrairement à eux il n’y est pas sensible : « L’encens violait les narines et voilait la lumière des ampoules. La turquoise, gercée par le marron, se brisait sur le rose. Le rouge pénétrait le vert en blessant le blanc. Le lamé troublait le safran, desséchait le fushia. Le noir disloquait l’oranger et éjaculait des nuances olivâtres sur l’ocre déjà embrumée par le gris. Les vomissures du jaune serein dégoulinaient sur le beige et flétrissaient le bleu ciel. Toutes les couleurs se heurtaient, s’entregriffaient et crevaient en une espèce de mixture en bouillie qui torturait les yeux jusqu’à la 190 racine. » Où est cette harmonie peinte par Delacroix, chantée par Baudelaire ? L’expérience estelle différente ? En fait, on peut penser que l’écrivain autochtone est moins sensible à la beauté des couleurs puisqu’il y est habitué. L’étranger, pour qui cela est nouveau, ne peut qu’apprécier cette gaîté apportée par les nuances. On sent dans les termes utilisés : « vomissures, violait, blessant » que le narrateur est écœuré par ce trop-plein de couleurs criardes. Tout est question d’interprétation, de ressenti personnel, le regard est subjectif. En effet, dans un autre domaine, celui de la lumière et du pays, les sentiments de l’écrivain sont identiques à ceux éprouvés par les Orientalistes : « Tout est dans la lumière, dans la pierre, dans l’air, dans la végétation. Et avant que le soir ne descende, Djerba, telle une femme ravie et paresseuse après une longue et ardente jouissance, se couche voluptueusement dans le drap incandescent, vaporeux, teinté de pourpre et de lie de vin que le soleil lui offre comme l’adieu d’un soir. Comme cette femme, elle l’attendra, serré dans son habit d’or et de flammes. Á cette heure tout semble se recueillir sous la lumière rouge du couchant. L’air frémit tendrement. Les palmiers, les oliviers profilent des silhouettes dévêtues, langoureusement abandonnées à la brise marine. Les barques sont amarrées dans une vaste plaque d’argent ; les mâts immobiles, perdus dans l’éblouissement d’une myriade de gemmes. Puis, les parfums du sable qui soupire, de la mer qui respire en bouffées fraîchement salées, gambadent et s’ébattent, tantôt perceptibles, tantôt insoupçonnées. C’est l’heure où l’île, bercée par l’envoûtant roulis de son climat enivrant, devient un songe, mielleux, ineffable, fulgurant, qui rend l’âme légère ou l’invite à une longue et douloureuse plainte. »191 Ce passage respire l’amour. Nous avons l’impression de voir des peintures orientalistes, de lire des poèmes de Baudelaire ou des récits exotiques de voyageurs tombés sous le charme de la Tunisie, de Djerba. Le héros découvre une île inconnue, qui appartient 190 191 Trabelsi, Salem : Ibid, p. 55. Trabelsi, Salem : Ibid, p. 113-114. 145 pourtant à son pays, et tombe amoureux du paysage transfiguré par le coucher de soleil. De nouveau, la lumière est à l’origine de la magie, de l’émerveillement éprouvé par le spectateur, qu’il soit indigène ou étranger. L’écrivain féminise, sensualise Djerba ; on peut imaginer que ce sont ces attraits qui ont retenu Ulysse sur cette île si longtemps. Les couleurs, comme le texte en lui-même d’ailleurs, sont chaudes comme le climat, la lumière, la femme amoureuse : « incandescent », « pourpre, lie-de-vin, or, flammes… » Comme ses habitants, l’île est présentée comme langoureuse, voluptueuse. Elle semble être, à cette heure, comme arrêtée par le temps, immobile, les mouvements sont presque imperceptibles, l’île est calme, elle respire la quiétude, le bien-être. L’absence de bruit et la luminosité peuvent faire penser à un songe dont l’auteur aurait peur de sortir. Djerba est idyllique, le tableau écrit est poétique. Ce que l’auteur peint c’est ce qui a envoûté nombre d’artistes européens et c’est ce qui ensorcelle aujourd’hui notre narrateur. L’exotisme, l’orientalisme ont souvent été qualifiés de superficiels ; la reprise de ces clichés par les artistes maghrébins leur confère une profondeur. Effectivement, nous pouvons considérer l’écrivain maghrébin de langue française comme un ethnologue de l’intérieur. Il témoigne de ce qu’est la vie maghrébine, la culture orientale, le paysage, ici tunisien. Ces récits gagnent en intensité, en véracité parce que leurs auteurs ont vécu dans le cadre oriental, ils ont l’expérience de cette culture, à la différence des Européens. Nous pouvons retrouver des mêmes thèmes dans les deux littératures : francophone tunisienne et orientaliste, mais la manière d’en parler est différente. Lorsque Maxime Du Camp raconte son expérience du hammam il le fait sur le mode de la description : il peint la manière avec laquelle on l’a lavé, massé, les soins successifs qui lui ont été donnés. Il exprime sa satisfaction, le bien être qu’il a ressenti et il admire cette coutume orientale. Georges Memmi, lui, exprime directement son ressenti. Sa peinture est sensible, il va à l’essentiel de ce qui l’a marqué, touché, de ce qui a provoqué chez lui l’envie, le désir. Le lecteur ressent le vécu, l’habitude de cette expérience ; il assiste à un regard intérieur, intime alors qu’avec l’écrivain français il est soumis à un regard plus extérieur, d’étude. De même, dans la littérature européenne, il est d’usage de présenter le foyer oriental comme un milieu clos, fermé au monde extérieur. André Chevrillon, par exemple, était surpris de voir toute une famille, composée de plusieurs générations, habiter ensemble dans une même demeure. Or, le rassemblement familial s’explique par la pauvreté (la majorité des Maghrébins n’ont pas les moyens de se construire une maison) et par le lien familial qui est si fort que les gens 146 préfèrent vivre sous un même toit afin de partager des bonheurs et des malheurs identiques. « Ce n’est pas un repli d’enfermement (comme le pensaient les Occidentaux) c’est un respect de la cellule familiale avec toutes les communications appropriées au mode de vie spécifique du Maghreb. »192 L’Œil du jour témoigne de cette coutume, Hélé Béji s’attarde à décrire son environnement familial, son monde. Cet univers est véritablement fermé, la grand-mère par exemple, ne sort pas faire ses courses, elle charge son voisin de les faire pour elle ; on assiste alors à des jeux, des taquineries entre les deux personnages. Ses réminiscences sont empreintes de tendresse, on a sincèrement l’impression de s’ouvrir à un monde personnel, intime. Le lecteur est le spectateur du souvenir d’une vie réelle. Chevrillon jette un regard surpris sur ce mode de vie, Hélé Béji, elle, le vit et le comprend ; le regard est alors différent. Cette profondeur des œuvres maghrébines vient du souvenir, cette littérature mémorielle apporte le vrai, marque ces récits de l’authenticité. L’amour ressenti par Hélé Béji pour sa grand-mère, par exemple, illustre cette réalité. La grand-mère est aimée, tous ses gestes, que ce soit son trottinement jusqu’à l’armoire, son immobilité lorsqu’elle est assise à attendre sa petite fille ou la posture qu’elle adopte en priant, sont admirés, adorés. On ressent l’amour de la narratrice pour sa « grosse éternelle »193. En réalité, cet emprunt à la littérature orientaliste et à ses propres souvenirs est une manière de s’adresser à la France en abordant le terrain connu qu’est l’Orient. Voilà ce que vous Français avez vu, voilà ce que nous Tunisiens avons ressenti ! On peut supposer que cette réutilisation des topoï orientalistes est une forme de réappropriation identitaire. Les artistes orientaux reprennent à leur compte ces images courantes de leurs mœurs, ces clichés, héritage de leur histoire, de leur culture. Il est difficile d’employer la langue étrangère, en particulier lorsque c’est celle de son oppresseur. Les Maghrébins ressentent alors le besoin, à défaut d’écrire en arabe, de réutiliser les poncifs de l’orientalisme français afin de reprendre ce qui leur appartient de droit, à savoir leur culture. Toutes les images véhiculées par les Européens sont vraies (en majeure partie), les écrivains tunisiens vont en parsemer leurs œuvres, voire fonder leur écriture sur celles-ci car les thèmes comme le hammam, le harem, la vie de 192 193 Mahdaoui, Nja : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°4, 1992, p.104. Béji, Hélè : L’Œil du jour, Paris : Maspéro 1985, p. 12. 147 famille…des paysages : mer, collines, souks… ont été vécus, ressentis, côtoyés. Il leur est nécessaire de récupérer leur identité que l’assimilation a tentée de faire disparaître. Avec l’indépendance, les Arabes vont vouloir couper les ponts avec les Français et se refaire une mémoire. Les clichés de l’orientalisme font partie de cette mémoire. D’une certaine manière, les Tunisiens narguent les Européens avec la réutilisation de ces topoi. Ils leur donnent vie et consistance en raison de leur expérience personnelle et de leur origine, et en font un trophée de leur liberté. Les images installent le lecteur, qu’il soit Français ou Arabe, dans un univers familier, avec une différence, celle du vécu. L’Européen découvrait, étudiait l’autre et l’ailleurs, le Tunisien, lui, est tombé dans ce monde dès sa naissance, il fait partie de sa construction culturelle et individuelle. Le voyage d’Hélé Béji, par exemple, est fondé sur un désir de dépaysement comme les Orientalistes, mais à l’inverse de ses prédécesseurs qui ne savaient pas ce qu’ils allaient rencontrer précisément, elle, retrouve son pays natal ; le voyage est ainsi motivé par un désir de retrouvailles avec son passé, son enfance. Par conséquent, lorsqu’elle recourt à l’image type du foyer maghrébin, elle n’a pas pour but de créer du pittoresque mais de transmettre et de fixer par écrit une part de son intimité. De plus, la reprise de clichés orientalistes peut aussi être motivée par la volonté de rétablir la vérité. En effet, toujours en ce qui concerne l’intérieur maghrébin, et la place de la femme, beaucoup d’œuvres européennes ont véhiculé une image de la femme orientale enfermée, cloîtrée chez elle, frustrée de ne pas sortir. Dans certaines maisons c’était peut être le cas mais il ne faut pas généraliser; la grand-mère de Hélé Béji renverse cette idée. Elle est heureuse de rester chez elle, dans son monde, l’extérieur vient à elle à travers les rumeurs rapportées par son voisin et cela lui suffit. L’aïeule parvient à faire de son foyer un univers euphorique, où règnent la bonne humeur et la joie de vivre et où l’enfermement n’est pas vécu comme un supplice ou une tare mais comme un bienfait. La réutilisation d’images exotiques telles que celle du marchand de cacahuètes, du hammam, de l’enfermement de la femme a une finalité, celle de redéfinir ces images par le biais d’une expérience personnelle. Les Orientalistes souhaitaient raconter leur voyage, aider les Européens sédentaires à s’évader, montrer un Ailleurs et un Autre différent. Les écrivains maghrébins francophones, eux, veulent expliquer ces images et faire revivre ces clichés à partir de la vie réelle. Les artistes exotiques procèdent à un mouvement extérieur : donner aux autres ce qu’ils ont vu. Les écrivains maghrébins francophones procèdent de deux manières : d’un côté, ils reprennent aux Orientalistes ce qui leur appartient c'est-à-dire les coutumes véhiculées par des clichés, 148 et d’un autre, par le biais de la langue française et de la diffusion de leurs œuvres, ils redonnent ce qu’ils ont pris, modifiés par leur souvenir, leur vécu. Une dernière idée peut expliquer l’usage des clichés orientalistes par les écrivains francophones : celle de l’image perçue par les Maghrébins à travers les écrits européens. Tant de récits et de peintures montrant l’Orient et ses habitants ont été véhiculées que les Arabes ont une seule image d’eux-mêmes, celle-là même perçue par les Occidentaux. Ces derniers leur ont donné à savoir qu’ils appartenaient à une civilisation autrefois puissante, les Maghrébins éprouvent donc la nostalgie de cette époque révolue où ils régnaient sur le monde. Massignon dira à ce sujet : « Epousant les thèses d’un certain orientalisme, ils (les Arabes) se limitaient eux-mêmes à une antiquité révolue, seule dotée à leurs yeux de prestige »194. Beaucoup (surtout les nationalistes et les islamistes) resteront sur cette image et souhaiteront la faire revivre dans le monde contemporain. Leurs regards seront tournés vers le passé. À cela s’ajoute l’idée que ce qui est montré par les Européens est vrai, et du point de vue artistique, l’imitation joue un rôle essentiel dans cette reprise des clichés qui fixe de manière archaïsante ou classique l’orientalisme français dans les œuvres tunisiennes francophones. Les premières s’inspirent nécessairement des arts orientalistes européens d’où la réutilisation de topoï, d’où cette impression de ‘déjà vu’, ou d’absence de nouveauté littéraire, du point de vue de la littérature générale bien entendu. Il n’en demeure pas moins que même cette idée soutenue par Béchir Ben Slama, qui suppose un mouvement grégaire des hommes de lettres tunisiens, n’empêche pas cette volonté de métissage culturel. Certes, les artistes maghrébins ne se voient que dans l’image colportée par les Européens et s’inspirent de celles-là dans leurs œuvres, mais ils créent leur propre style fait d’Orient et d’Occident et ils font évoluer cette image orientaliste archaïsante vers leur monde contemporain. L’interculturalité, c’est cette forme de métissage culturel, artistique, linguistique. Toute l’Europe est attirée par cette civilisation du passé, cette culture de la quiétude et du faste, de la religion et de la fête. Le désir de l’Européen est celui du bonheur qu’il trouve dans la vie quotidienne orientale et celui de la magie qu’il vit à travers le dépaysement, le pittoresque, l’exotisme des décors et des costumes. Le Tunisien, lui, d’abord méfiant, se laisse subjuguer par cette société étrangère pleine de 194 Massigon, Louis : cité dans ‘Critique d’Edward Saïd’, Revue El Adâb, n°6/7, juin/juillet 1994, p.59. 149 promesses de progrès, de modernité, de liberté. Par conséquent, il va s’assimiler à cette culture, l’imiter dans son urbanisation, sa politique, ses mœurs, sa langue. En effet, très rapidement, le français devient la seconde langue nationale de la Tunisie mais surtout la langue par excellence de communication internationale, de l’art littéraire. Jusque dans leurs productions écrites, les écrivains tunisiens vont être influencés dans la forme par les artistes français. Par exemple, le roman est issu de cette influence occidentale. La littérature arabe privilégie les contes ou nouvelles (genre qui se prête le plus à l’oralité) la poésie ou le théâtre. La littérature maghrébine d’expression française emprunte l’usage du « je » alors qu’elle était plus habituée au « nous » collectif… En ce qui concerne le fond, c’est une revendication identitaire, c’est un désir de reconnaissance, d’existence et d’individualisation qui en est le moteur. Presque ironiquement, les écrivains tunisiens vont réutiliser des clichés de la littérature orientaliste comme le paysage bleu, lumineux ; les souks colorés, les cérémonies religieuses pour mieux les définir, pour mieux se faire comprendre des Européens, enfin pour mieux se réapproprier ces attributs de leur culture. L’ironie se retrouve dans cette reconquête. Certes, la Tunisie a lutté pour son indépendance, pour se détacher de l’emprise du colonialisme, mais aujourd’hui (en réalité dès son émancipation) elle accepte et revendique sa part d’occidentalité dans son gouvernement, ses mœurs et surtout ses arts. Cet intérêt mutuel paraît sans faille, nous semblons assister à un amour pour l’Etranger, l’Ailleurs partagé. Cependant, le fait que le Tunisien éprouve le sentiment de perdre son identité, que le Français se sente supérieur en raison de ses progrès techniques, enfin que tous deux ressentent un même amour pour la Tunisie va provoquer une lutte entre ces deux cultures. La complicité fait place à la rivalité. 150 Revendication et idéalisation Dès le XVIe siècle, la France protégeait les intérêts européens en Tunisie. En 1577, moins de trois ans après l’installation des Turcs dans la Régence, le gouvernement d’Henri III établissait à Tunis, afin d’y « tenir un ordre de politique et de justice, un consul pour la nation française »195. De cette manière, la France est reconnue comme protectrice des intérêts de ses nationaux et des Européens de la Régence. Cette position fut officiellement affermie par la suite. Le traité de 1665, notamment, précise que « le consul de France résidant dans la ville de Tunis sera honoré et respecté et aura la prédominance sur tous les autres consuls »196. Vingt ans plus tard, ce traité sera renouvelé et assurera la ‘bonne correspondance’ des deux pays. En 1728, le bey Hussein Ben Ali comble d’honneur le vicomte d’Andrezel, envoyé gracieux de Louis XV en 1728 et signe avec la France un nouveau traité d’amitié. En 1766, le prince Listenac vient à la tête d’une escadre et est salué de 29 coups de canon. Le bey Hamouda prend sous sa protection le savant voyageur Desfontaines (qui ainsi parcourut la Régence). En 1752, le même bey affirme publiquement : « Tunis doit toujours être unie à la France ; peu importe le reste. »197 En 1824, enfin, une ambassade tunisienne est présente à Reims au sacre de Charles X, et renouvelle, à cette occasion, le traité de 1802. Jusqu’en 1830, la Régence est indépendante à l’égard de Constantinople, et elle peut signer avec la France différents traités, et elle est considérée par la France comme soustraite à la prépondérance du bey d’Alger. Ainsi, dès cette époque, naît et va se développer l’idée d’une sorte de protectorat de fait, habilitant la France à protéger la Tunisie. Et les Tunisiens s’habituent peu à peu à considérer cette influence prédominante comme nécessaire. Les Tunisiens se soumettent donc à la venue de l’Européen ; celui-ci est un artiste, un voyageur, un scientifique qui cherche à découvrir son pays, qui le peint et l’aime. Ainsi, en 1824, le bey veut bien déclarer : 195 Plantet, Eugène : Correspondance des beys de Tunis et des consuls de France avec la Cour, 1893. Ibid. 197 Ibid. 196 151 « Quand je vois des vaisseaux de guerre français, mon cœur s’épanouit, parce que je sais que ce sont des amis qui viennent me voir ; je les ai vus entrer dans ma maison de campagne et je les trouve bien supérieurs à ceux des Anglais. »198 Les relations franco-tunisiennes sont harmonieuses et fraternelles, pleines d’intérêts réciproques. Progressivement, ce premier contact pacifique se transforme en conquête : à la fois paternaliste et colonialiste. La révolution industrielle a accru les besoins des pays européens et le protectionnisme a réduit leurs débouchés, incitant les nations du ‘Vieux Continent’ à rechercher de nouveaux espaces pour leurs marchandises et leurs capitaux. Les Français ayant des intérêts politiques, économiques et militaires décident de s’installer et d’obtenir la gestion de l’État avec l’accord du Bey. Le 12 mai 1881, le Protectorat est déclaré au Bardo, la Tunisie est sous le joug de la France. L’article 2 proclame : « S. A. le bey de Tunis consent à ce que l’autorité militaire française fasse occuper les points qu’elle jugera nécessaires pour le rétablissement de l’ordre et la sécurité de la frontière et du littoral. »199 La Convention de La Marsa du 8 juin 1883, donne réellement les pleins pouvoirs à la France : elle peut promulguer les réformes « administratives, judiciaires et financières que le gouvernement français jugera utile ». Néanmoins, au fur et à mesure de son instauration, cette prise de pouvoir déplaît aux Tunisiens. Dès 1920, avec la création du Mouvement des Jeunes Tunisiens, la rébellion se met en place. Beaucoup témoignent d’un sentiment de mal être, se sentent étrangers dans leur propre pays ; l’héroïne des Jardins du Nord, par exemple. Sofia, dans un passage prospectif de ses mémoires, avoue : « Dieu soit loué […]. Je ne suis pas morte avec, dans la poitrine, cette marque au fer rouge : « appartient à un pays colonisé ». Cette humiliation au cœur tellement profonde qu’enfant elle ne pouvait prononcer les mots « colonies » ou « indigène » sans avoir mal. Humiliation double. Pour elle et pour les hommes de son peuple qui toléraient cela pour elle… »200 Cette déclaration est révélatrice de l’état d’esprit d’un peuple soumis. L’enfant, comme les adultes revendiquent une existence libre. Les termes sont très durs : « morte, fer rouge, humiliation » pour exprimer la honte d’avoir été et d’être colonisé. Bien sûr, 198 Dupuy, Aymé : La Tunisie dans les Lettres françaises, p.28. Traité du Brado, arcticle 2. 200 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 145. 199 152 comme l’héroïne l’explique, elle comme d’autres a été attirée par la langue française jusqu’à ne plus prendre le temps d’apprendre l’arabe littéraire à leur grand regret, par la France jusqu’à l’imiter et attendre en retour une reconnaissance, mais cette présence étrangère pèse : « Les Européens, avec tout ce que cela supposait de culture occidentale et de marques de christianisme, étaient partout dans leur vie. »201 Le Tunisien a cette sensation de ne pas être important, d’être effacé face à cette civilisation d’où sa rébellion. N’admettant plus de n’être qu’un pion dans son gouvernement, dans son État, il se met à la politique, étudie en France et revient dans l’espoir de libérer son pays et d’obtenir son indépendance. Autochtones et émigrés tunisiens se mettent à haïr le colonisateur français, son esprit de conquête et de suprématie, son mépris des autres cultures. Deux armes sont alors à leur disposition : le refuge vers leur culture et la lutte contre l’ennemi. Les Français, dans leur approche de la conquête tunisienne, se divisent en plusieurs catégories : les artistes orientalistes venus en Orient afin de trouver une nouvelle inspiration, de découvrir de nouvelles contrées ; les savants curieux des cultures différentes, des monuments ; les oisifs en quête d’évasion et de nouvelles aventures. Les paternalistes, qui eux, souhaitent venir en aide aux autres civilisations, qui ont été influencés, poussés par le gouvernement afin de civiliser les nouvelles colonies. Les colons, venus pour posséder et cultiver une terre et en devenir propriétaires. Les colonisateurs, obnubilés par le pouvoir terrien, économique, politique, et qui souhaitent faire des colonies un prolongement de la France. Progressivement donc, les Français amoureux de la Tunisie s’imposent jusqu’à mépriser, pour certains, les autochtones, leur voler leurs terres, leurs fonctions professionnelles, leur liberté. A. Colons Un changement s’opère à cause de l’Histoire : les désirs des Européens se font différents. Il ne s’agit plus d’agir en artiste, en individu et de rêver une autre culture, un Ailleurs convoité, trouvé et aimé, mais de réfléchir en patriote, en humaniste et de faire de cette contrée idéale sa propriété, un prolongement de l’Europe, et dans notre étude en particulier, de la France. 201 Ibid, p. 170. 153 1. Evolution On assiste à une sensible transformation entre le premier orientaliste et le colonialiste. De même origine, leurs motivations, leurs comportements et leurs objectifs diffèrent. a. Paternalisme Sentiment et idéologie parallèle à l’Orientalisme, on peut le définir comme la conception selon laquelle les personnes qui détiennent l’autorité doivent jouer vis-à-vis de ceux sur qui elle s’exerce un rôle analogue à celui du père vis-à-vis de ses enfants. On voit à travers l’histoire coloniale et les littératures françaises et tunisiennes l’application de cette manière d’être et de penser. Dès le XVIe siècle, les Européens se sont donnés le devoir de métamorphoser les autres civilisations. Toutes les conquêtes espagnoles ou portugaises en Amérique du sud ou les conquêtes françaises en Afrique illustrent cette volonté : l’Autre doit devenir identique à son colonisateur. La religion de l’étranger est critiquée, refusée et certains missionnaires tentent même de le convaincre par la force de se convertir au christianisme. Le colonisateur considère son mode de vie comme primitif et sauvage, il veut, par conséquent, lui inculquer le sien qu’il pense meilleur et plus moderne. À l’époque de la conquête de l’Amérique, en effet, ce n’est pas au nom de la modernisation mais de la christianisation que le pouvoir conquérant s’exprimait, mais il ne manquait pas d’insister sur les bienfaits apportés par sa civilisation aux contrées sauvages, et on trouve souvent ces énumérations : « les Espagnols ont supprimé des pratiques barbares telles que les sacrifices humains, le cannibalisme, et ont apporté le costume européen, des animaux domestiques, des outils. »202 Bartolomé de Las Casas, prêtre dominicain défenseur des Indiens, qui a décrit dans le détail le désastre de la conquête, condamnait l’esclavage et les traitements cruels de la colonisation. Beaucoup d’écrivains, au fil des siècles, vont critiquer ces actions inhumaines. Montaigne, dans ses Essais et en particulier Les Cannibales et Les Coches, démontre les bienfaits de la civilisation dite primitive et au contraire les aspects négatifs de la civilisation dite policée. En parlant des peuples étrangers, il écrit : « C’est une nation, […], en laquelle il n’y a aucune espèce de trafique ; de supériorité politique ; […] nul respect de parenté que 202 Todorov, Tzevan : La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris : Seuil, 1982. 154 commun ; […] les paroles même qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. »203 Au sujet de ses compatriotes, en revanche, il dénonce : « Nous embrassons tout, mais nous n’estreignons que du vent. »204 La première civilisation est à l’état de nature, donc innocente, naïve, honnête, sereine et la seconde, intéressée, cruelle, hypocrite et matérialiste. Chez Diderot, dans son Supplément au voyage de Bougainville (1772), on retrouve ces mêmes aspects de l’une et l’autre culture à travers le discours du Tahitien. Ce dernier revendique le pacifisme de son peuple, leur vie simple, leur humanité, leur générosité et en revanche accuse l’Européen d’être matérialiste, d’avoir soif de pouvoir, de se créer des besoins superflus, d’être menteur et d’être imbu de sa personne et de sa culture. Montesquieu, autre philosophe des Lumières, dans L’Esprit des lois (1748), au moyen de démonstrations absurdes, renvoie au néant toutes les justifications de l’esclavage, prouve le grotesque de celles-ci et ainsi critique la colonisation et par conséquent l’exploitation des hommes par les hommes. Voltaire écrit, à propos de l’Acadie : « Si la philosophie et la justice se mêlaient des querelles des hommes, elles leur feraient dire que les Français et les Anglais se disputent un territoire sur lequel ils n’avaient aucun droit. »205. Ce désir de possession illégitime est contraire, en outre, aux lois naturelles ; pourquoi, en effet, comme le dit Montesquieu, « vouloir donner à tous les peuples vos lois et vos coutumes ? »206. Les philosophes du siècle des Lumières trouvent qu’il est dangereux de coloniser. Dans Les Lettres persanes, l’écrivain explique que : « l’effet ordinaire des colonies est d’affaiblir les pays d’où on les tire sans peupler ceux où on les envoie. Il faut que les hommes restent où ils sont »207. Et Bernardin de Saint-Pierre de renchérir : « Je croirai avoir rendu service à ma patrie si j’empêche un seul homme d’en sortir »208. Plus grave encore que de nuire aux conquérants, la colonisation nuit aux colonies. Voltaire dira à ce sujet : 203 Montaigne, Michel de : Les Essais, ‘Des Cannibales’, p. 29. Montaigne, Michel de : Ibid, ‘Des Cannibales’, p. 23. 205 Boutruche, Robert : ‘Quelques aperçus sur l’opinion anticoloniale en France depuis le XVIIIe siècle’, la Revue Africaine, 4e trimestre 1933. 206 Ibid. 207 Ibid. 204 155 « Nos peuples européens ne découvrirent l’Amérique que pour la dévaster et l’arroser de sang »209. Non seulement la colonisation ne civilise pas, d’une manière supérieure, les races qu’elle n’avait pu réduire à néant, mais elle les corrompt. À travers ces discours d’artistes engagés qui refusent l’esclavage et la colonisation, on s’aperçoit que ce pourquoi ils luttent est légitimé par le gouvernement français et que ces idées de hiérarchie de civilisation sont partagées par beaucoup. Dans les esprits de ce temps, il n’y a aucune contradiction entre les aspirations humanitaires et le projet colonial. Souvent même, l’aide aux plus faibles devient l’argument majeur de cette entreprise. « Comment devons-nous coloniser ? […] La France, toujours capable d’une action généreuse et plus humaine, a été la première à préconiser la méthode pacifique, plus habile, plus sûre. Elle veut imposer ses colons aux indigènes, non par la force des armes, mais par les bienfaits de la civilisation. Elle veut une pénétration lente du pays […]. Les colons apparaissent non comme des maîtres cruels et avides, mais comme des guides plus instruits, comme des protecteurs. »210 La France veut se sortir de cette image de conquête violente, de guerre légitimée par l’infériorité des races ennemies, de profit. La finalité civilisatrice devient le cheval de bataille de tout l’impérialisme et occulte les autres intérêts pourtant existants. La conquête paternaliste devient une ligne de conduite pour toute l’Europe et tout pays moderne. Le 28 juin 1919, cette doctrine est introduite dans le Traité de Versailles : « Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de la civilisation…La tutelle de ces peuples est confiée aux nations développées. »211 Apporter la science aux peuples qui l’ignorent, leur donner routes, canaux, chemins de fer, autos, télégraphe, téléphone, organiser chez eux des services d’hygiène, leur faire connaître enfin les droits de l’homme, c’est une tâche de fraternité […]. Le pays qui a proclamé les droits de l’homme, qui a contribué brillamment à l’avancement des sciences, qui a fait l’enseignement laïque, le pays qui, devant les nations, est le grand champion de la liberté […] a la mission de répandre partout où il le peut les idées qui ont fait sa propre grandeur […]. Il faut nous considérer comme investis du mandat d’instruire, 208 Ibid. Ibid. 210 Rogie, L. et Despiques, P. : Histoire de France, Cours supérieur 1902, dans La France et ses étrangers de Patrick Weil, Paris : Centre National de Documntation Pédagogique 1993, p. 103. 211 Pacte de la société des Nations in Race et Civilisation de Claude Liauzu, Paris : Syros, 1992. 209 156 d’élever, d’émanciper, d’enrichir et de secourir les peuples qui ont besoin de notre collaboration »212. Dans ces discours, le colonisé est considéré comme un demandeur d’aide, comme quelqu’un d’insatisfait et de malheureux dans sa vie actuelle, comme quelqu’un d’envieux du progrès occidental : « le bien-être et le développement […] forment une mission sacrée », « apporter la science aux peuples qui l’ignorent […], organiser chez eux des services d’hygiène »… L’Europe, sûre de sa supériorité, se sent investie d’une mission : celle de créer une nouvelle nation de ces peuples vus comme inférieurs, plus instruite et plus civilisée. Ce nouvel objectif permet de voir différemment l’impérialisme, de le voir sous un jour plus positif. Ces mots écrits en 1931 par le radical Albert Bayet lors du congrès de la Ligue des droits de l’homme consacré à la colonisation, condamnaient la « conception impérialiste de la colonisation », ne justifiant celle-ci qu’à la condition qu’elle se donne des buts humanitaires. Dans le même sens, Albert Sarraut, chef de file du Parti colonial dira quelques années plus tard : « [...] dans l’action coloniale […], il n’y a plus […] ‘droit du plus fort’, mais bien ‘droit du plus fort à aider le faible’ »213. Les Paternalistes sont des hommes qui se sentent investis d’une mission, celle d’aider son prochain, d’être un père et ainsi d’éduquer, d’encadrer les sociétés qui en ont besoin et qu’ils jugent inférieures à eux. Lorsque Chevrillon découvre le Maroc il s’aperçoit de l’immobilisme des Marocains, du retard technique de ce peuple. Il juge donc comme bénéfique l’arrivée des Européens et leur installation dans le pays. Au contact de la modernité, le Maroc ne peut que se réveiller et suivre le progrès. Dans Les Oliviers de la Justice de Jean Pélégri (1959), le narrateur, qui vit en Algérie, raconte que son père était considéré, par les autochtones, comme un maître. Il leur donne accès à la télévision, leur apprend l’usage d’une caméra, les règles de bienséance… Les Arabes sont contents de découvrir de nouveaux objets comme des enfants devant un jouet, et le Français se sent fier et important devant cette démonstration de joie et parfois de reconnaissance. En réalité, deux types de paternalisme se révèlent au fur et à mesure de la colonisation. Le premier est motivé par l’humanisme : l’Européen désire réellement venir en aide aux 212 Bayet, Albert : Discours cité par Charles-Robert Ageron in France coloniale ou parti colonial, Paris : PUF 1982. 213 Sarrault, Albert : Grandeur et servitude coloniales, 1931 in France coloniale ou parti colonial, Paris : PUF 1982, p.194. 157 autres civilisations et c’est dans ce sens qu’il accepte et soutient la colonisation. Le meilleur exemple de ce paternalisme fondamental est Charles de Foucauld. Ce dernier souhaite la conquête de l’Afrique à condition qu’elle soit positive, c’est à dire qu’elle apporte le bien et le progrès dans les colonies : « Nous avons le devoir, […], d’élever nos colonies, de les élever à notre hauteur, de les rendre semblables à nous, comme des parents font pour leurs enfants, d’être pour elles des pères remplissant leur devoir et non des exploiteurs […] Il faut faire d’eux intellectuellement et moralement nos égaux, ce qui est notre devoir. Un peuple a envers ses colonies les devoirs des parents envers leurs enfants : les rendre par l’éducation et l’instruction égaux ou supérieurs à ce qu’ils sont eux-mêmes. »214 Il est partisan de l’échange : pour se connaître et s’accepter il faut mutuellement apprendre la langue de l’Autre. Il est contre le racisme, les vols, les viols commis sur les plus faibles. Pour lui, il ne faut pas faire disparaître la culture, la mentalité et la religion de l’Arabe, il faut juste lui ajouter des qualités du monde occidental comme la gestion économique, les techniques, le sanitaire… Certains colons respectent l’indigène au même titre qu’un travailleur européen, c’est le cas du héros du Prince Jaffar de Georges Duhamel (1924) qui déclare : « Je ne méprise pas ces hommes : je sais les faire travailler. Pour beaucoup, j’ai de l’estime et pour quelques-uns uns de l’affection. Il faut s’efforcer de les connaître, et ce n’est pas chose facile. Tous ceux qui ont vécu longtemps dans ce pays vous parleront comme je fais. Je ne sais pas s’ils m’aiment ; ils ont confiance en moi, ce qui me suffit. J’ai des métayers ou, plus exactement, des Khammès. Ils reçoivent, comme le mot l’indique, le cinquième de la récolte obtenue par leurs soins. Le contrat de Khamessa est un contrat malheureux : il attache l’homme par des dettes et le retient dans une sorte d’esclavage. J’aime que mes travailleurs voient leur bien-être s’accroître avec le temps. S’ils ont des économies, je leur fais acheter un âne, des moutons, une paire de vaches. Je ne leur conseille jamais de garder de l’argent, des billets ; je ne sais trop ce que vaudra, l’an prochain, cette monnaie que nous leur avons imposée. Pour rien au monde, je ne consentirais à leurrer ces pauvres diables. »215 Le colon français a de l’affection pour ses employés comme pourrait en avoir un père vis à vis de sa progéniture. Il est honnête et cherche le bien-être de ses travailleurs, ainsi, il leur apprend à être prévoyants et en même temps à se méfier de la monnaie française. 214 215 Carrouges, Michel : Foucauld devant l’Afrique du Nord, Paris : Les éditions du Cerf, 1961, p.120. Duhamel, Georges : Prince Jaffar, p. 337. 158 Le second type de paternalisme est superficiel. Le colonisateur s’octroie le droit et la responsabilité de prendre en charge le colonisé, de le tirer de l’obscurantisme pour le mener vers la lumière, afin de se sentir moins coupable d’avoir pris une terre ne lui appartenant pas. En effet, le paternalisme comme devoir devient don, charité. L’Européen prend possession d’une terre étrangère et l’exploite à ses fins. Claude Roy, d’ailleurs, dans Le Soleil sur la Terre, dénonce le vol organisé des colons : « En Tunisie, sur 3 800 000 hectares cultivés, les colons et les sociétés françaises en possèdent plus de 770 000. On dira : ce n’est qu’un cinquième de la superficie cultivée. Attention : c’est le cinquième le plus fertile, le plus riche, et ce cinquième des terres fait vivre au moins 5000 colons européens, quand les quatre autres cinquièmes doivent assurer la subsistance de plus de 450 000 paysans tunisiens. »216 Une inégalité s’installe qui accentue le fossé et la différence entre les autochtones et les occupants. Les colons ne peuvent nier bénéficier de plus grandes richesses ; même s’ils en attribuent une part aux indigènes travaillant pour eux, ces derniers ne peuvent pas manger à leur faim et encore moins se construire une vie plus digne, plus riche. De plus, pour produire, l’Européen emploie l’Autre comme main d’œuvre à bas prix, en le traitant parfois comme un esclave. Moralement et surtout face aux regards des autres occidentaux, le colon peut se sentir mal, avoir honte. En ayant un discours paternaliste il s’innocente et se donne l’absolution. Ainsi, dans Le Nombril du monde, Roger Hannin, colon, utilise le savoir du héros autochtone et en échange, lui permet, en bon chrétien, de partager sa table. Albert Memmi ira jusqu’à dire que : « Le paternaliste, […], est celui qui se veut généreux par delà, et une fois admis, le racisme charitable […]. S’il relève sa paye, si sa femme soigne le colonisé, il s’agit de dons et jamais de devoirs. S’il se reconnaissait des devoirs, il lui faudrait admettre que le colonisé a des droits. »217 La dernière phrase résonne comme un écho d’une phrase de Montesquieu dans L’Esprit des lois où il disait en substance que si l’Européen reconnaissait que les Noirs étaient des hommes alors eux ne seraient plus chrétiens, sous-entendant que leurs actions commises contre des hommes étaient honteuses, indignes de chrétiens. Ici, l’écrivain prouve qu’à l’époque l’Occidental considère son semblable oriental comme inférieur. Il ne souhaite pas et ne veut pas admettre avoir de relations réciproques avec l’étranger, il ne veut pas lui être redevable, lui devoir quelque chose, d’où ce comportement qui 216 217 Roy, Claude : Le Soleil sur la Terre, p. 444. Memmi, Albert : Portrait du colonisé et portrait du colonisateur, Paris : Gallimard 1985, p. 105. 159 cache cette pensée et glorifie ses actions aux yeux de ses compatriotes. On peut penser que l’Européen est double : d’un côté, un exploiteur et un raciste qui considère l’Arabe comme inférieur à tout point de vue, et de l’autre, un homme bon qui vient en aide à son prochain en l’élevant, le soignant. Les écrivains sont conscients et témoins de ce double discours et de ce comportement équivoque. Loïc de Cambourg, par exemple, dans Bachour l’étrange (1937), rapporte les paroles du Résident Général à propos des Tunisiens : « Les Arabes sont de grands enfants que, malgré leurs petits travers, nous aimons bien. »218 Or, le ton employé est condescendant. Le Résident apprécie les Arabes quand ceux-ci se montrent conciliants et non lorsqu’ils revendiquent leurs droits à l’émancipation comme c’est le cas dans le roman. Il se sent supérieur par son origine et son rang social. On rencontre cette même attitude dans le récit de Souad Guellouz : Les Jardins du Nord. Selon l’Arabe à qui ils ont affaire, les Français se comportent différemment. Agréables et sympathiques lorsque la personne occupe une haute fonction et semble avoir la même éducation, ce qui est le cas du père de la narratrice à qui les colons disaient : « Vous comprenez, monsieur Chebil […] vous êtes différents. »219 Méprisants pour les Arabes ne correspondant pas à leurs critères. Toutefois, dans les deux cas, le Français n’hésite pas à tomber dans le paternalisme pour se donner l’apparence d’être un homme de cœur et cacher son racisme. Le Tunisien n’est pas dupe. Dans De miel et d’aloès (1989), le héros dénonce la duplicité de certains Français : « Quel sens leur donner, les mots gravés dans la pierre, jusque sur le fronton du lycée : Liberté, Egalité, Fraternité ? Nous rentrâmes par des chemins de traverse, dissertant sur l’étrange logique des Francaouis, qui proclamaient si haut ce qu’ils nous déniaient si fort. »220 Les colonialistes leur enseignent l’histoire de France, et les indigènes ne comprennent pas pourquoi des hommes qui ont fait la révolution pour obtenir leur liberté leur infligent le sort contre lequel ils se sont battus. Cette phrase énoncée par un Tunisien illustre l’ambiguïté de la colonisation, le double langage tenu par ces colons. Comme pour l’Orientalisme, le mouvement paternaliste s’est dédoublé en raison du caractère humain et de l’Histoire. Cet élan humaniste, parti d’un sentiment de 218 De Cambourg, Loïc : Bachour l’étrange. Roman exotique, Paris : E. Figuière 1937, p.91. Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 134. 220 Becheur, Ali : De miel et d’aloès, p. 33. 219 160 compassion pour des pays moins favorisés, moins développés, a touché un grand nombre d’Européens. Cependant, certains ont profité du paternalisme pour servir leurs intérêts coloniaux et pour dissimuler leur arrogance et leur mépris des autres cultures considérées comme inférieures à la leur. Le colonialisme est caractérisé par ce comportement intéressé et discriminatoire. b. Colonialisme Les termes de colonialisme et de colonialiste apparaissent respectivement en 1902 et 1903. D’abord assez neutres, ils prennent rapidement leur place dans les débats d’idées. D’après le Petit Robert, le colonialisme est « une doctrine qui vise à légitimer l’occupation d’un territoire ou d’un État, sa domination politique et son exploitation économique par un État étranger ». Le Petit Larousse, plus synthétique, le réduit à « un système politique préconisant la mise en valeur et l’exploitation du territoire dans l’intérêt du pays colonisateur ». Dans notre étude, on remarque que le colonialisme est, en effet, un mouvement politico-économique visant à prendre possession de terres étrangères afin d’agrandir sa puissance mais aussi un mouvement social et littéraire qui consiste à parler de ces nouvelles possessions pour les personnes restées en Métropole, et à se montrer, pour certains, si orgueilleux qu’ils en deviennent méprisants. « Une société colonise, quand, parvenue elle-même à un haut degré de maturité et de force, elle procrée, elle protège, elle place dans de bonnes conditions de développement et elle mène à la virilité une société nouvelle sortie de ses entrailles. La colonisation est un des phénomènes les plus complexes et les plus délicats de la physionomie sociale. […] La colonisation est la force d’expansion d’un peuple ; c’est son pouvoir de reproduction, c’est sa croissance et sa multiplication dans l’espace ; c’est la sujétion de l’univers ou d’une grande partie de l’univers à la langue, aux usages, aux idées et aux lois de ce peuple. »221 Le pays colonisateur est comme une mère, il met au monde un nouvel état qui hérite par le biais de l’occupation des mêmes traits civilisateurs que son géniteur d’où l’expression : une nouvelle société « sortie de ses entrailles ». Comme un couple qui donne naissance à un enfant qui sera le prolongement de son nom, de son origine, de 221 Murphy, Agnes : The Ideology of French Imperialism 1817-1881, Washington: Catholic University of America Press, 1948; p. 110-251. 161 son éducation, la France se considère comme un géniteur et a pour objectif de s’agrandir, de se prolonger à travers les pays colonisés, après les avoir civilisés, leur avoir inculqué sa langue, ses lois, ses techniques, ses mœurs… : ainsi « la colonisation […] c’est [un] pouvoir de reproduction ». Le colonialisme se différencie du paternalisme par les objectifs du colonisateur qui ne sont pas le simple bien des colonisés mais un intérêt personnel ou étatique. Les motivations de l’impérialisme colonial sont multiples et dépendent de l’objectif du pays. Elles peuvent être économiques : s’emparer des richesses d’un pays, garantir des débouchés à l’industrie nationale, libéraliser le commerce mondial, conquérir un espace de peuplement, contrôler les routes commerciales… Des hommes politiques et des écrivains illustrent cette motivation : Mérignhac (juriste qui a défini la colonisation en 1912) écrit en effet : « Coloniser, c’est se mettre en rapport avec des pays neufs pour profiter des ressources de toute nature de ces pays, les mettre en valeur dans l’intérêt national, et en même temps apporter aux peuplades primitives qui en sont privés, les avantages de la culture intellectuelle, sociale, scientifique, morale, artistique, littéraire, commerciale et industrielle, apanage des races supérieures. »222 Ce discours admet que la colonisation est réalisée par intérêt : « profiter », « intérêt », mais qu’il y a aussi une envie d’échanges : « apporter […] les avantages ». En fait, l’Européen compense son ‘invasion’ par l’apport de progrès de toute sorte et dans le même temps, il confirme sa supériorité : « apanage des races supérieures ». Jules Ferry renchérit en expliquant que : « Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. »223 En effet, une des raisons principales de l’impérialisme est la recherche de nouveaux espaces afin de développer les capitaux des pays concernés et de trouver de nouvelles richesses. Du point de vue stratégique, la colonisation se justifie par sa volonté d’empêcher les puissances concurrentes de s’étendre, par son désir d’améliorer sa position stratégique, et d’assurer la sécurité de la navigation. Les autres motivations du colonialisme sont idéologiques : d’une part augmenter la puissance et le prestige d’une nation. Jules Ferry, dans son même discours, dit à ce sujet : 222 223 Précis de législation et d’économie coloniales, Paris 1882. Op.cit, Discours devant la Chambre des députés 29 juillet 1885. 162 « Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures. » ;224 d’autre part accomplir une mission civilisatrice issue de l’humanisme des Lumières ou dans un esprit positiviste. Par exemple, Francis Garnier écrit : « Un pays comme la France, quand il pose le pied sur une terre étrangère et barbare, doit-il se proposer exclusivement pour but l’extension de son commerce et se contenter de ce mobile unique, l’appât du gain ? Cette nation généreuse dont l’opinion régit l’Europe civilisée et dont les idées ont conquis le monde, a reçu de la Providence une plus haute mission, celle de l’émancipation, de l’appel à la lumière et à la liberté des races et des peuples encore esclaves de l’ignorance et du despotisme. »225. On retrouve dans ce discours celui tenu par les paternalistes et par les premiers impérialistes qui justifiaient leur colonisation. Une entité supérieure dirigerait le comportement de la France. L’auteur suppose que son pays « dont l’opinion régit l’Europe civilisée et dont les idées ont conquis le monde » est un exemple pour tous, qu’il rayonne de par le monde et que par conséquent, il se doit de se montrer généreux et d’accomplir sa mission civilisatrice. Pour l’écrivain, ce sont les peuples primitifs qui sont demandeurs de progrès, d’éducation puisqu’ils sont « encore esclaves de l’ignorance et du despotisme ». La France apparaît comme une héroïne, la protectrice de nations malheureuses qui appellent à sa générosité, à sa puissance pour sortir de l’ombre. Dès lors, cet Etat européen donne de lui-même une image humaniste et ainsi tente de véhiculer l’idée que ses objectifs impérialistes ne sont point intéressés. Enfin, dernières motivations : établir la domination d’une race jugée supérieure sur d’autres jugées inférieures, répandre une religion. La France, entre autres, est une nation qui répond à ces critères impérialistes : exploration, exploitation, installation dans de nouveaux pays tels que la Tunisie, afin d’étendre ses terres, sa culture, sa langue et ainsi surpasser les autres puissances occidentales (Allemagne, Royaume-uni). Étant donné la diversité de la nature humaine et les multiples objectifs du colonialisme, les colons se divisent en plusieurs catégories dont deux essentielles : les indigénophiles et les indigénophobes. Les uns comme les autres sont motivés par l’expansion de la patrie, par le gain, par la mission civilisatrice, mais c’est dans leur relation à l’indigène qu’ils se différencient : l’un sera plus enclin au partage, à l’égalité des races alors que 224 225 Ibid. Garnier, Francis : La Cochinchine française en 1864, Paris : E.Dentu 1864, p. 44-45. 163 l’autre ne verra dans l’autochtone qu’un être inférieur qu’il doit dominer et commander. On peut assimiler les indigénophiles aux paternalistes et orientalistes. Ils défendent les indigènes contre les colons. Selon Michel Renard dans Gratitudes, contrôle, accompagnement : le traitement du religieux islamique en métropole (1914-1950), le terme indigénophile renvoie à deux attitudes distinctes, qui peuvent se recouvrir : la première est humaniste et invite à envisager les relations avec les indigènes sous l’angle du respect de la dignité et de leurs droits d’êtres humains ; la seconde est plus politique et affirme que, pour avoir un avenir, la colonisation française doit impérativement familiariser au moins une fraction des indigènes avec les mécanismes du pouvoir et de la représentation. Ce qui ressort de cette définition c’est l’égalité de l’occupant et de l’occupé. Comme les orientalistes et les paternalistes, les indigénophiles (Napoléon III, Jules Ferry, Jules Cambon, Jean Jaurès…) vont à l’étranger, parfois même s’y installent et soutiennent la politique coloniale en pensant que c’est un bien pour la nouvelle nation. Beaucoup d’écrivains, surtout dans la première période de la colonisation vont considérer celle-ci comme positive. Ph. Antichan, par exemple, dans La Tunisie, son passé et son avenir (1883), explique qu’il faut, pour assimiler l’Arabe, le traiter comme un futur concitoyen. En parlant de la conquête de la Tunisie il ajoutera : « La France sera la fée qui le (pays tunisien) réveillera. »226 Il idéalise cette colonisation qui paraît, à ses débuts, magique et bienfaisante. Effectivement, on constate d’après diverses études sur cet État du Maghreb, une amélioration de l’agriculture, des finances, un développement des ports maritimes, des réseaux de transports… Dans les faits, cela est vrai, du point de vue économique, militaire et éducatif, la Tunisie est en plein essor. Néanmoins, c’est du point de vue social, humain que le bât blesse et que les véritables motivations des colons transparaissent. Dans leur relation quotidienne avec l’indigène, de nombreux Français se montrent méprisants et les directives de la politique coloniale telle qu’enseigner les nouvelles techniques aux autochtones, ne sont pas ou peu respectées, ce qui est l’attitude majoritaire des indigénophobes. La littérature née de ce mouvement, en réaction contre l’exotisme, a pour volonté de dire le vrai, elle se veut témoin de la réalité des lieux. Les écrivains coloniaux feront, non plus des livres exotiques conventionnels, mais des œuvres locales, inspirées par la colonie et exprimant celle-ci. Les auteurs coloniaux s’assimilent à l’objet qu’ils ont pour mission d’exprimer, ils ne le 226 Antichan, Philippe : La Tunisie son passé son avenir, Paris : Delagrave 1883, p. 295. 164 considèrent plus comme un monde extérieur à eux mais comme un milieu familier, naturel. Leurs ouvrages, comme pour la littérature exotique, sollicitent l’imagination et la sensibilité, mais en plus, ils sollicitent l’intelligence et le réel. Par conséquent, les auteurs vont rendre compte de cette division entre indigénophiles et indigénophobes, ils vont être témoins du mépris de certains colons vis à vis des indigènes et du conflit régnant au sein du gouvernement à propos du sort des colonies. Mais avant tout chose, qui sont les colons ? Qui part, s’exile sur une autre terre ? Joseph Schewoebel, dans La Cinquième prière (1912) écrit : « Le colon est en général l’honnête gaillard plein de santé morale et physique qui n’a pas craint de s’expatrier et de lutter des années pour tailler sa part avec celle de la civilisation. »227 Pour l’écrivain, le colon est courageux : « qui n’a pas craint », c’est un homme bon et fort : « l’honnête gaillard » qui mérite ce qu’il possède puisque c’est avec son cœur et son travail qu’il l’obtient. Le portrait est un peu trop idéaliste. Aimé Dupuy, lui, dans Du Bled à la Côte (1939), se montre plus réaliste dans la peinture du colon. Son œuvre est un recueil de nouvelles racontant le quotidien des différents ‘expatriés’ en Tunisie. Robert Randau, résume ce livre dans la Préface de celui-ci en disant : « L’auteur Du Bled à la Côte, […], s’est vivement intéressé aux péripéties du quotidien, chez le colon français du bled. […] Cet émigrant est loin d’être toujours de souche paysanne, nombreux sont les intellectuels qui, entraînés par la vocation, par les conseils d’une agence, par le désir secret ou avoué de s’enrichir à bref délai, et surtout par la fatalité, se sont installés dans une ferme, au milieu des serviteurs indigènes. Certains qui avaient de l’énergie et du bon sens ont réussi ; d’autres ont végété. »228 Avec cette description, on constate que le colon peut être n’importe qui et surtout qu’il n’est pas motivé par l’humanisme mais par la réussite. C’est pour échapper à une vie triste et pauvre que le colon tente sa chance ailleurs. Partir à l’étranger c’est essayer de changer de vie, reprendre celle-ci à zéro avec l’espoir de réussir. Dans ses divers déplacements, Charles de Foucauld observe le changement qui s’opère chez les Européens. Ces derniers, d’explorateurs, deviennent des exploitants. Beaucoup viennent en Tunisie dans l’espoir de faire fortune, d’avoir une vie meilleure qu’en Métropole. Par conséquent, ils occultent les besoins de l’indigène pour ne se préoccuper que de leurs propres biens. Arrivés à l’étranger avec l’avantage de la connaissance et de la maîtrise 227 228 Schewoebel, Joseph : La Cinquième prière, Paris : Sansot, p. 107. Randau : Préface du Bled à la Côte de Aimé Dupuy, Alger : Charlot 1939. 165 technique, les Français veulent conserver cet avantage et pour beaucoup ne veulent plus le partager avec les autochtones de peur de perdre leurs privilèges et que les indigènes ne deviennent leurs égaux. Foucauld écrit à ce propos : « On n’y fait (Maghreb) pour ainsi dire rien pour les indigènes, […], les civils ne cherchent la plupart qu’à augmenter les besoins des indigènes pour tirer d’eux plus de profit, […] les militaires administrent les indigènes en les laissant dans leur voie sans chercher sérieusement à leur faire faire des progrès […] On les a maintenus dans la soumission et rien de plus. »229 L’écrivain dénonce une vérité, celle d’un comportement fréquent qui s’oppose à l’idéologie humaniste. Les occupants rendent dépendants les indigènes en provoquant chez eux un manque : « augmenter les besoins des indigènes ». De plus, leur rôle d’éducateur n’est pas tenu, les colons les maintiennent dans l’ignorance ou ne leur donnent qu’un minimum de connaissances (suffisantes pour l’exploitation) afin de conserver leur suprématie, de maintenir cette inégalité qui fait leur force et justifie leur installation, leur présence sur cette terre étrangère. En réalité, les colons ont peur de perdre leur supériorité, leur ascendant, leur puissance. Leur orgueil d’occidental les pousse à tenir un discours paternaliste mais dans les faits celui-ci est absent. « […] la nécessité d’éduquer les peuples regardés comme attardés, et cela dans leur propre intérêt comme dans celui de tous, est […], l’un des arguments dont les colonialistes usent le plus volontiers (bien qu’en fait ils redoutent et tendent même à ralentir, sous des prétextes divers, une évolution d’où ne peut résulter finalement que leur élimination). »230 Dès lors, l’opposition entre indigénophiles et indigénophobes se fait sentir plus fortement à travers l’Histoire mais aussi la littérature. Dans cette dernière, on observe que les écrivains ne se privent pas de montrer dans leurs œuvres les deux types de colonialistes, donc deux comportements opposés. Charles Géniaux, par exemple, dans Notre Petit Gourbi (1914) ou Le Choc des races confronte deux hommes au tempérament et surtout au sentiment différent vis à vis des Tunisiens. Dans le premier ouvrage, M. Donnelle aime la Tunisie : 229 230 Carrouges, Michel : Foucauld devant l’Afrique du Nord, Paris : Les Éditions du Cerf 1961, p.100. Leiris, Michel : Cinq leçons d’ethnologie, Paris : Denoël/Gonthier 1969, p.95. 166 « J’aime l’Afrique pour sa poésie et je déplore la colonisation qui gâte ce beau pays avec ses hideuses fermes. »231 Il apprécie la sagesse et la culture orientales. Certes, il est venu s’installer lui aussi sur ce sol étranger mais il vit en harmonie et équité avec les indigènes. En revanche, Coudignac est le type même du colon imbu de sa personne et qui aime la richesse, qui est avide de pouvoir et qui conçoit la colonisation comme une bataille : « Mépriser (les Arabes) non pas. Toutes les grandes traditions sont respectables. Seulement, mes conceptions de colon français heurtent ces Arabes. Il faut qu’ils cèdent ou je serais perdu. »232 La relation à l’Autre est conflictuelle, d’où cette haine mutuelle et la dernière phrase de Coudignac. Se faire une place en Tunisie est un combat quotidien contre la nature mais surtout contre les autochtones, et une démonstration continue de la suprématie du Français. M. Donnelle comprend ce sentiment de supériorité mais il souhaite un partage de la connaissance : « Orgueil, parce que l’intelligence des colons français sait transformer un médiocre ‘enchir’ arabe en domaine prospère ; regret de ce qu’on n’aide pas ces malheureux Tunisiens et de ce qu’on ne les instruise pas. »233 Cette dernière constatation prouve que la mission civilisatrice et le rôle de mère que s’est attribuée la France ne sont pas accomplis, réalisés. Où est l’éducation des indigènes si les Européens ne leur enseignent pas comment développer leurs richesses ? Dans le second roman, Géniaux montre cette même dichotomie. Le titre d’abord : Le Choc des races, résume le contenu de l’ouvrage ; nous assistons à un combat entre les Français et les Tunisiens, lutte quotidienne en paroles, actes, comportements et une opposition souvent grinçante car la bataille n’est pas ouverte. Dès les premières pages, Léon qui est indigénophobe, considère les Arabes comme des sous-hommes, il faut les « mater » pour les civiliser (p.12), et il n’hésite pas à proclamer que : « […] le travail productif marque le vrai progrès. C’est pour avoir méconnu cette loi que les Orientaux voient les Européens les supplanter. »234 231 Géniaux, Charles : Notre petit gourbi, Paris : Laffite et Cie 1914, p.85. Géniaux, Charles : Ibid, p. 181. 233 Géniaux, Charles : Ibid, p. 218. 234 Géniaux, Charles : Le Choc des races, Paris : Fayard 1911, p. 32. 232 167 Ce qu’il méprise, c’est leur inaction et c’est ce sur quoi il fonde la prééminence de sa civilisation. Henri, indigénophile, n’apprécie pas la transformation du pays maghrébin ; il reste en son âme un Orientaliste qui, comme Loti ou Isabelle Eberhardt, souhaite préserver cette culture. Dans la littérature tunisienne de langue française aussi, cette ‘guerre civile’ est ressentie et retranscrite. Souad Guellouz en parle à travers la vie de la famille Chébil. Lors d’un repas, le père de famille, invité chez des Français entend des propos racistes : « Au repas de midi on jetait souvent dans son assiette un morceau de porc. On n’allait tout de même pas faire une cuisine spéciale pour cette moukère. Qu’elle mange ou qu’elle crève ! »235 Aucun sentiment n’est éprouvé, ni tolérance, ni respect pour la confession d’autrui. « moukère » prouve l’insulte et « qu’elle crève » démontre l’absence de pitié. L’Arabe n’est rien sauf un domestique qui doit accepter le mode de vie imposé par ses ‘maîtres’. « L’Arabe étant l’employé, le domestique, le subordonné en tout cas, […] on l’insultait : ‘Sale Arabe’ ! »236 M. Chébil est même un jour confronté à une démonstration de racisme telle qu’il était prêt à en venir aux mains pour inciter le médecin européen à soigner un indigène, en l’occurrence sa fille. On assiste à une scène où les propos du Français, qui essaie de justifier son refus de soigner la jeune fille, sont révélateurs d’un état d’esprit de l’époque : « […] Vous comprenez, je (le médecin) viens d’Afrique noire et làbas, vous savez, ce sont des sauvages. D’ailleurs sans ce costume (djellabah), je vous aurais pris pour un Européen. Ce à quoi Abdelkrim Chébil répond : « Ah bon ! en Afrique Noire, ‘ils’ ne sont pas pareils ? […] Et c’était donc une question de costume… de peau et de costume, nous y voilà. »237 Le mépris de l’Autre n’est plus motivé par un sentiment de supériorité mais simplement par une différence de couleur, une différence faciale, de costume, en bref d’apparence. Le racisme tel qu’on le connaît aujourd’hui s’installe et prend une grande ampleur. Alors qu’au début, les Européens côtoyaient les indigènes, vivaient en immersion dans la société maghrébine, progressivement, ils s’éloignent, vivent en communauté, 235 Géniaux, Charles : Ibid, p.134. Guelouz, Souad : Le Jardin du Nord, p.138. 237 Guellouz, Souad : Ibid, p. 142. 236 168 deviennent élitistes dans le choix de leurs ‘amis’ ou de leurs connaissances maghrébines, et créent une ville européenne… « Cette ignorance des indigènes s’approfondit après 1914. Les Européens délaissent de plus en plus le bled. Propriétaires absentéistes, ils délèguent à des contremaîtres indigènes la marche de l’exploitation. Citadins, ils se retranchent dans des quartiers à part, comme des enclaves coloniales. […] Au début de la colonisation, les colons vivaient en immersion dans la société maghrébine aux bords des médinas et dans le bled. Puis, peu à peu, le contact se raréfie. »238 À leur arrivée, les Occidentaux sont curieux de la culture étrangère, des paysages, ils souhaitent donc s’y plonger pour mieux les connaître. Nerval, Pierre Loti, Isabelle Eberhardt, Charles de Foucauld, Gide, par exemple, ont tous décidé de se plier au mode de vie oriental. Cependant, à une période de découverte et de connaissance succède une époque de retrait où les Français s’installent non dans le but de connaître l’Autre, de vivre avec lui, mais de s’approprier sa terre, tout en lui apprenant les techniques du progrès. Nécessairement, des tensions, des fossés naissent entre les deux cultures et provoquent le racisme de l’Occidental et son souhait de s’éloigner d’une civilisation considérée comme primitive. Maupassant est partagé entre deux points de vue. Dans Allouma (1889), une nouvelle au ton désenchanté, il traduit ce malaise qui règne en Algérie : « Et je pensai à ce peuple vaincu, au milieu duquel nous campons ou plutôt qui campe au milieu de nous […] à qui nous imposons nos lois, nos règlements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout. »239 La France vit au milieu des autochtones sans leur prêter attention. La foule indigène est méconnue ; le colonisateur n’a qu’un souhait, celui de la façonner à son image. Maupassant met l’accent sur l’ignorance du colonisateur. L’Européen réduit l’autochtone à une masse informe de travailleurs, de vaincus ; la pression de la puissance occidentale s’effectue de manière forte et aveugle. L’existence de l’étranger, pourtant propriétaire de la terre, est occultée. Les deux cultures se côtoient mais ne se mêlent pas. De surcroît, au sein même de la culture coloniale une division s’opère qui trouble le gouvernement, entre pro et anti-colonialistes, donc entre indigénophiles et indigénophobes. Dans Le Pharaon, d’Albert Memmi, le protagoniste Gozlan nous raconte cette lutte comme dans le chapitre 13 lorsqu’il nous rend compte des problèmes 238 239 Rivet, Daniel : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris : Hachette littératures, p. 23. Maupassant, Guy de : Allouma in Daniel Rivet Op.cit, p. 22. 169 rencontrés par Perillier : pour les colonialistes il n’agit pas suffisamment dans leur sens, à savoir, ne pas donner de pouvoir aux Tunisiens, pour les paternalistes ou colons humanistes, il n’en fait pas assez, c’est à dire ne donne pas de droits aux indigènes. La colonisation est une période de trouble où les Français sont séparés sur une même terre. Le colon est perdu entre ce qu’il doit montrer et ce qu’il veut faire réellement, et par conséquent, il entretient une relation tendue avec les autres qui pensent différemment. Albert Memmi, sensible à cette lutte interne, propose de remettre en question le portrait du colonisateur véhiculé en Métropole : « Le colonial serait l’Européen vivant en colonie mais sans privilèges, dont les conditions de vie ne seraient pas supérieures à celles du colonisé de catégorie économique et sociale équivalente. Par tempérament ou conviction éthique, le colonial serait l’Européen bienveillant, qui n’aurait pas vis-à-vis du colonisé l’attitude du colonisateur. Et bien ! disons le tout de suite, malgré l’apparente outrance de l’affirmation : le colonial ainsi défini n’existe pas, car tous les Européens des colonies sont des privilégiés. »240 L’écrivain récuse le portrait idéaliste du colon, celui-ci n’existe pas. En France, beaucoup s’imaginent que l’expatrié français apporte le progrès en Tunisie, qu’il agit avec humanité et qu’il est l’égal de l’autochtone. En réalité, comme le déclare Albert Memmi, en tant que colonisateur, le Français est supérieur, il a des droits, il occupe les places essentielles du gouvernement parce qu’il a le pouvoir de la connaissance. De ce fait, il ne peut concevoir avoir les mêmes droits et être à la même hauteur que le colonisé. S’il a décidé de s’expatrier c’est pour avoir des privilèges, une condition de vie meilleure ; il souhaite une inversion : là où en France il n’était qu’un petit commerçant, un petit fonctionnaire, en bref, un ‘monsieur tout le monde’, il veut, dans les colonies, être grand propriétaire, être respecté, avoir le sentiment d’être supérieur à quelqu’un, en l’occurrence l’indigène. C’est une revanche. D’après Maupassant et d’autres écrivains, la vision de la colonisation est celle de l’occupation d’un pays étranger. Cet épisode de l’Histoire révèle des tensions entre les colons euxmêmes car ils sont souvent opposés dans leurs motivations, leur manière de voir et de concevoir leurs relations avec l’étranger, mais aussi des tensions avec la Métropole et sa politique, et les autochtones. Avide de biens, le colonisateur s’approprie la terre de l’Autre. En fait, le colon s’en veut le propriétaire unique puisqu’il est à l’origine de son enrichissement et de son 240 Memmi, Albert : Portrait du colonisé et portrait du colonisateur, p. 39. 170 exploitation, il en tombe amoureux même si son cœur se tourne aussi vers sa patrie, ce prolongement de son pays natal. Progressivement alors, « (il) ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il lui faut disputer la terre. »241 Dans ces conditions, il n’y a pas d’illusion à se faire : les rapports deviennent souvent des rapports de haine qui s’interdisent toute compréhension. 2. Les deux amours L’Européen, installé en Tunisie, éprouve des sentiments ambigus vis-à-vis du pays conquis ou d’adoption, et de son pays natal. « J’aime ce peuple, dit-il. Et notre pays. Je n’y vois plus clair. Je suis dans le noir. »242 Le héros ne sait pas pourquoi il aime deux pays, deux cultures. Il est troublé car lorsqu’il est venu c’était dans l’espoir d’avoir une vie meilleure et non pour s’éprendre d’une terre, d’un peuple. Lequel préfère-t-il ? Par quoi sont motivées les émotions ressenties ? C’est l’amour de la terre qui relie les deux nations. a. La Métropole Beaucoup de colons et d’écrivains rendent compte de leur amour pour la terre natale, sa terre natale. Ces hommes ne remarquent pas la beauté du nouveau pays, parfois même ils le trouvent laid et sans saveur. Arthur de Gravillon visite la Tunisie après avoir lu certains ouvrages orientalistes et plusieurs récits de voyage. L’impression éprouvée au premier contact de Tunis, c’est que « […] cette vieille ville de Vandales n’offre aucun charme et aucune séduction ; au contraire elle choque et déplaît. »243 L’écrivain est imperméable aux séductions de ce pays. Plus que de l’indifférence, il éprouve de l’aversion : « au contraire elle choque et déplaît ». En réalité, l’écrivain 241 Brahimi, Denise : Brahimi, Denise.- Arabes des lumières et bédouins romantiques : un siècle de « voyages en Orient », Paris : Le Sycomore 1982, p. 12. 242 Roy, Claude : Soleil sur la Terre, p. 494. 243 De Gravillon, Arthur : En revenant de Tunis, Paris : A. Savine1891, p. 10. 171 n’aime pas Tunis, déçu par ce qu’il y découvre, il ne crée aucun lien avec les autochtones ou les colons et ne cesse de dire dans sa lettre qu’il aime la France. Chauvin ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, même si la Tunisie lui avait plu, il aurait clamé que la France est plus belle encore. Il aime sa patrie et son amour est exclusif. Louis Bertrand, lui, agit différemment. Il reconnaît à la Tunisie de la beauté, il a de l’intérêt pour celle-ci. Néanmoins, cela ne l’empêche pas de la critiquer, les odeurs par exemple, mais surtout d’attribuer aux Romains, ou aux Grecs les monuments et les paysages sublimes, la splendeur du pays. En réalité, il ne veut pas reconnaître aux Arabes la possibilité de créer de belles choses. Pour l’écrivain, la France est supérieure aux autres pays. Cette idée, ce sentiment sont approuvés par nombre de colonisateurs, comme en témoigne la littérature coloniale. Une expression revient souvent quand les personnages évoquent la France : « le génie civilisateur ». Les colonialistes croient à la supériorité de leur patrie. Loïc de Cambourg, dans Bachour l’étrange, Pierre Mille avec La Femme et le député (1933), Charles Géniaux, Loti… tous utilisent cette expression ou un équivalent pour montrer comment les colons voient la France, pour illustrer leur fierté, leur orgueil d’appartenir à une nation si puissante, pour justifier leur présence sur ces terres étrangères et la raison de leurs privilèges. « Jusqu’à une époque récente l’homme d’Occident […] cédant à un égocentrisme assurément naïf (encore qu’il fût normal qu’il tirât quelque orgueil du développement impressionnant pris chez lui par les techniques), s’est imaginé que la Civilisation se confondait avec sa civilisation, la Culture avec la sienne propre […] et n’a cessé de regarder les peuples exotiques avec lesquels il entrait en contact pour exploiter leur pays, s’y approvisionner en produits étrangers à l’Europe, y trouver de nouveaux marchés ou assurer simplement ses précédentes conquêtes, soit comme des « sauvages » incultes et abandonnés à leurs instincts, soit comme des « barbares. »244 Parce qu’il se sent investi d’une mission civilisatrice, parce qu’il se croit le symbole, le porteur de la Civilisation sur terre, l’Européen ne peut regarder les autres peuples que comme inférieurs à sa nation. L’avancée technique de la France justifie l’égocentrisme des colons : ils sont en avance par rapport aux pays colonisés, exploités. Leurs actes sont donc légitimés par cette puissance technologique, qui justifie aussi leur volonté d’assimiler ces peuples exotiques. L’identification de leur civilisation, de leur culture à la Civilisation universelle révèle un amour exclusif, aveugle pour l’Europe, et plus précisément dans notre étude, pour la France. Les Européens aiment leur pays natal et 244 Leiris, Michel : Cinq études d’ethnologie, Paris: Denoël/Gonthier, Gallimard 1969, p. 33. 172 ils sont fiers de sa force économique, politique et militaire ; ils appartiennent à une grande puissance. Le fait de vivre ailleurs, d’être éloigné de sa terre natale provoque chez les colons deux sentiments : celui de la nostalgie et celui de l’idéalisation. Tous les Français n’ont pas réussi en Tunisie. Beaucoup s’y sont installés en espérant y faire fortune, avoir une vie meilleure qu’en France mais tous n’ont pas eu cette chance d’acheter une terre prospère et de devenir riche propriétaire ou fonctionnaire de l’État. Par conséquent, ces hommes et ces femmes qui n’ont pas réalisé leurs rêves, deviennent nostalgiques de leur passé, de leur France si verte, au climat si doux, de leurs fonctions. Les protagonistes de La Cantine. Roman de la petite colonisation d’Aimé Dupuy (1920) s’installent à Sidi Bou Naceur et reprennent une petite auberge, en espérant se faire connaître des Français expatriés et faire fortune. Malheureusement, ils demeurent aussi pauvres ; le mari ajoute à sa fonction le rôle de coiffeur et la femme se prostitue en cachette pour arrondir les fins de mois. La désillusion est grande et le regret de leur vie en France se fait sentir. Le manque de ce qui est connu, familier et de ce qui était apprécié est très fort chez les Européens partis à l’étranger. Mme de Croixmare, dans Bachour l’étrange, se plaît dans la capitale tunisienne mais elle se souvient aussi de la France et chante son pays natal, sa puissance et sa modernité. L’héroïne de Notre Petit Gourbi, de même, est éblouie par la beauté des paysages tunisiens, mais aristocrate et citadine de nature, elle ne supporte pas la ferme et le côté rustique de Coudignac. Elle ne cessera de parler de l’élégance de la société française, du climat frais mais agréable du pays… L’éloignement provoque un revirement des sentiments des Européens. Les coloniaux quittent leur patrie pour diverses raisons, entre autre celle de la déception. Pourtant, arrivés en Tunisie, par orgueil mais aussi par amour parfois, ils chantent leur pays, ils disent l’aimer, le préférer à tous, être fiers de sa politique, de son agriculture, de ses progrès… En fait, on assiste progressivement à une idéalisation de la Métropole. D’une simple nostalgie de la terre de son enfance, de sa famille, de son passé, on arrive à une passion pour celle-ci. Le paysan ou l’agriculteur, le premier, dira que la terre française est riche et il la comparera à la terre tunisienne sèche, qu’il doit travailler davantage pour obtenir des résultats équivalents à ceux de la France. Pour lui, dès lors, sa patrie est meilleure, plus belle, plus productive. Néanmoins, les hommes sont conscients que c’est l’éloignement qui cause ce nouvel élan vers la Métropole. L’un des personnages des Passagers de l’Europe (1942), dit à ce propos que : 173 « […] c’était parce qu’il se trouvait loin de la France qu’il éprouvait à son égard un respect dont il se fût naguère défendu. »245 De manière générale, l’être humain ouvre son cœur lorsqu’il prend de la distance par rapport à quelqu’un ou quelque chose. Le fait de ne plus être dans le pays, le fait d’être ou de se croire une nation supérieure à l‘étranger provoque un regain de nationalisme. Le colon reconnaît à sa terre des qualités qu’il n’aurait guère remarquées s’il était resté en Métropole. Charles Géniaux dira même que : « […] le Français établi en sol lointain sent s’exalter en lui sa race et l’amour pour le petit coin de terre qui l‘a vu naître. »246 Loin de ceux qu’il aime, loin de l’environnement familier, l’homme ne peut éprouver que manque et amour pour ce qu’il a laissé derrière lui. Amour pour la patrie, son image, sa force économique, politique et militaire, nostalgie de sa terre natale, de son enfance passée en France, enfin idéalisation de la Métropole. L’éloignement, la distance, l’installation dans un pays étranger provoquent chez l’expatrié un besoin de retour vers ses racines, la nécessité de reconnaître que sa civilisation est la meilleure. Une fois installé, le Français s’adapte au nouveau pays et on remarque qu’il éprouve aussi pour celui-ci de l’amour. Le narrateur du Prince Jaffar de Georges Duhamel, installé en Tunisie dit : « Je n’oublie pas la France, mais je ne la comprends plus toujours. Je suis trop près du sol élémentaire, trop mêlé aux hommes primitifs. »247 Même s’il conserve sa culture propre et refuse celle de l’autre, l’homme s’est tellement adapté à la vie orientale qu’il s’éloigne des considérations et des inquiétudes européennes de conquête et de civilisation. Néanmoins, cela ne l’empêche pas d’aimer sa patrie au même titre que sa terre d’accueil. b. La Tunisie Dans le journal de voyage Une année dans le Sahel (1859), Fromentin dira à propos de l’Orient : 245 Laporte, René : Les Passagers d’Europe, Paris : Gallimard 1942, p. 133. Géniaux, Charles : Comment on devient colon, Paris : Charpentier et Faspelle 1908, p. 319. 247 Duhamel, Georges : Le Prince Jaffar, p. 342. 246 174 « […] l’Orient est extraordinaire, et je prends le mot dans son sens grammatical. Il échappe aux conventions, il est hors de toute discipline ; il transpose, il intervertit tout ; il renverse les harmonies dont le paysage a vécu depuis des siècles. […] Je parle de ce pays poudreux, blanchâtre, un peu cru dès qu’il se colore, un peu morne quand aucune coloration vive ne le réveille, uniforme alors et cachant, sous cette apparente unité de tons, des décompositions infinies de nuances et de valeurs, […] Tel est l’Orient que, vous et moi, nous connaissons, qui nous entoure et que nous voyons. C’est le pays par excellence du grand dans les lignes fuyantes, du clair et de l’immobile, des terrains enflammés sous un ciel bleu. »248 L’amour est là pour cette terre immense, lumineuse. L’artiste est subjugué par cette contrée. Il n’en attend rien, ce sentiment est naturel, inné ; ce qui le touche, ce qui lui plaît c’est le caractère excessif et sauvage de cette terre. Pourtant, le pays est « poudreux, blanchâtre, morne, uniforme » ; les caractères évoqués par l’artiste sont peu attrayants mais la lumière transfigure le paysage, les couleurs lui donnent vie, et l’Occidental est alors surpris, transporté par cette magie. Comme l’exprime la dernière phrase, l’Orient c’est l’immensité. La fibre artistique est ici touchée, sensibilisée. Jean Amrouche, écrit en parlant de la Tunisie en particulier : « Il faudrait, pour parler de la Tunisie, prendre le ton de la confidence, et emprunter à certains peintres toute la gamme des blancs, car ce pays entre tous effacé n’admet pas le bariolage des tons heurtés. Mais on se plaît à voir dans l’Orient les convulsions de la passion et le tumulte des foules, tandis qu’au contraire l’Orient est une immense oasis de silence où les couleurs s’éteignent. »249 Comme Fromentin, Jean Amrouche est sensible à la beauté simple de cet État du Maghreb, ce morceau d’Orient. De nouveau, l’harmonie des couleurs joue un rôle primordial dans la perception de ce pays et dans l’amour que l’écrivain lui porte. Le rêve est confronté à la réalité, il n’y a pas de vraie déception : même si l’Européen s’attend à la foule bigarrée et au caractère tumultueux des Orientaux (les convulsions de la passion et le tumulte des foules), et qu’il ne trouve que du silence, il reste étonné et demeure fasciné. Ce sont encore les sens de l’artiste qui sont mis à l’épreuve et qui sont les moteurs de l’amour éprouvé pour l’Orient. Mais l’esthétique n’est pas le seul atout de cet Ailleurs. Car, après le mouvement orientaliste, l’Europe se rend compte que la Tunisie est un Eldorado pour les Français les plus pauvres, qui espèrent, comme nous l’avons vu précédemment, refaire leur vie et faire fortune ou y obtenir une meilleure situation sociale. La famille de La Cantine. Roman de la petite colonisation, les femmes 248 249 Fromentin, Eugène : Une année dans le Sahel, p. 323. Amrouche, Jean : Etoile secrète, Paris : L’Harmattan, p. 36. 175 de la cinquième nouvelle des Visages voilés (1919), le héros de Tel qu’en lui-même (1936), vont tous au Maghreb pour recommencer leur vie : tenir une auberge, tenter l’aventure, reprendre une boutique… L’avenir est un mystère mais ils souhaitent tous tenter leur chance. La famille de La Cantine perd tout en France et va mener une vie difficile en Tunisie. Elle a d’abord envie de repartir mais avec le temps elle se sent de plus en plus tunisienne, elle a pris le rythme de vie oriental et n’envisage plus de retourner en France. Les femmes des Visages voilés ne connaissent rien de la Tunisie, elles vont tenter d’y mener une vie meilleure d’après les échos entendus en Métropole. Nous ne savons pas si elles réussiront dans leur entreprise, mais la fin ouverte laisse présager du bonheur. Enfin, le héros de Tel qu’en lui-même s’installe et travaille en Tunisie : il tient une boutique de phonographes. L’intégration est lente et difficile mais il se lie d’amitié avec d’autres exilés et lui qui était déçu de ne pas être parti vers une destination plus lointaine se retrouve heureux car il trouve en Tunisie le dépaysement dont il rêvait : des paysages insolites, des ethnies diverses… Dans Les Lettres d’un colon de P.A Nicolas (1930), par exemple, un homme est envoyé comme fonctionnaire en Tunisie. Petit à petit, il tombe amoureux de cette nouvelle terre et décide de devenir colon, c’est à dire fermier. Il achète un lopin de terre qu’il cultive et y construit une maison. Il décide donc de rester en Tunisie qui devient pour lui son second pays. La beauté des paysages, les grands espaces à cultiver attirent l’étranger français : « La Tunisie a cette particularité que chaque contrée de son territoire est homogène. C’est toujours un nouveau tableau qui s’offre à la vue du visiteur émerveillé ; ces contrastes s’expliquent aisément par les variations du sol, les mœurs spéciales si dissemblables des différentes tribus indigènes, dont les origines ethniques sont variées. »250 « On ne saurait s’imaginer, en France, la splendeur du bled tunisien. »251 Voilà ce qu’éprouvent, ce que constatent l’héroïne du roman de Géniaux et celle de Loïc de Cambourg. Elles se rendent compte que cet Ailleurs est beau, riche, et elles comprennent l’amour ressenti par Coudignac ou Osman. Le Français, qui a acheté une terre, la cultive afin qu’elle ait un rendement équivalent à une terre française. Dans le roman de Géniaux, la femme observe la volonté de Coudignac de réussir sa nouvelle vie. Il travaille sa terre lui-même, recommence même parfois lorsqu’il y a des dégâts 250 251 Cambourg, Loïc de : Les Lettres d’un colon, p. 38. Géniaux, Charles : Notre petit gourbi, p. 40. 176 naturels ; il s’investit corps et âme pour réussir dans son entreprise. Paul Auguste Nicolas illustre par son recueil de poèmes Heures d’Afrique (1922), dédié aux colons, cet investissement des Français dans le travail de la terre, leur amour pour cette nouvelle patrie et leur volonté de réaliser leurs rêves : « Car c’est pour vous, colons, mes amis, que je chante, En les enveloppant du mystère qui hante Le rêve de vos nuits et de vos sommeils courts, Les rustiques Travaux qui remplissent vos Jours. »252 Le poète résume en ces quelques vers l’action des colons fermiers. Coudignac, installé en Tunisie construit une maison à l’exemple des villas orientales et il se sent tunisien ; pour lui la France est loin, elle appartient à son passé et la Tunisie est son avenir. Il devient enfin propriétaire de sa terre, de son habitation. C’est là un élément essentiel de la colonisation : le Français se croit le propriétaire de la Tunisie et il le devient. Parce qu’il participe au développement du pays, il pense avoir un droit sur ce dernier. Souvent dans la littérature coloniale on lit : ‘ma ville, ta ville’, c’est le cas dans le roman de Loïc de Cambourg. En fait, on a l’impression que les Européens se considèrent comme les créateurs de la Tunisie actuelle car ils ont donné vie à cette terre laissée à l’abandon, en friche. La Tunisie est une deuxième France pour les colons. L’instinct de possession touche les Européens de Tunisie. Lucie Delarue Mardrus exprime ce qu’elle ressent à la vue de cette terre tunisienne dans Conquête : « Qui me dira pourquoi, loi du sol coutumier, Mon cœur se gonfle ici comme un cœur de fermier ? Pourquoi devant la houle immense de cet orge Et ces monts, je suis prise âprement à la gorge ? Pourquoi je sens, au fond de mon sang terrien, Qu’en somme, et malgré tout, ce pays m’appartient ? »253 L’auteur est attiré mystérieusement par la Tunisie. La Terre, comme une mère nourricière, est un objet d’amour comme l’expriment ces propositions : « mon cœur se gonfle », « prise âprement à la gorge », et de convoitise. Le poète ne se considère plus comme une femme, une artiste mais comme une agricultrice : « fermier », « terrien ». En fait, même loin de la France, elle retrouve des émotions similaires à celles qu’elle a ressenties dans son pays natal. Elle éprouve de l’amour pour ce sol et ressent l’instinct 252 253 Nicolas, Paul Auguste : ‘Travaux et des Jours’ dans Heures d’Afrique, Paris : E. Sansot 1911. Delarue-Mardrus, Lucie : « Conquête », La Figure de Proue, Paris : Gallimard 1908. 177 de possession : « ce pays m’appartient ». Parce qu’elle s’y sent chez elle, parce qu’elle éprouve le sentiment de toute personne aimant son pays, celui de l’appartenance, ce sol ne la laisse pas indifférente. Elle considère la Tunisie comme son pays natal, elle se voit comme issue de cette terre, le lecteur y voit un lien fusionnel. La terre est synonyme d’avenir, de richesse, de bonheur et de bien. La Tunisie est aussi synonyme de plaisir, de volupté, d’amour. Gide, dans L’Immoraliste (1902), décrit ce pays du Maghreb et avoue sa passion pour celui-ci, pour ce qu’il lui a apporté de bon. « Tunis. Lumière plus abondante que forte. L’ombre en est encore remplie. L’air lui-même semble un fluide lumineux où tout baigne, où l’on plonge, où l’on nage. Cette terre de volupté satisfait mais n’apaise pas le désir, et toute satisfaction l’exalte. »254 L’écrivain est subjugué par ce qu’il voit, ce qu’il ressent à son arrivée dans la capitale tunisienne. On perçoit l’amour qu’il éprouve pour ce petit coin de terre, ce paysage, cette atmosphère faite d’ombre et de lumière, de douceur et de sensualité. De nouveau, la lumière d’Orient ravit et transfigure un paysage banal en décor, en lieu magique et unique : « l’air […] semble un fluide lumineux ». L’écrivain se plaît dans ce milieu qu’il compare à un lac, un bout de mer : « baigne, nage, plonge » ; cet endroit est sans obstacle, ouvert, libre, facile, c’est un lieu dans lequel on ne peut que se sentir bien. À cela s’ajoute le plaisir : « la volupté ». L’auteur s’attache à Tunis, il se voit satisfait mais chaque satisfaction attise le désir. Il est prisonnier de cette volupté sans fin, sans cesse apaisée et réveillée. Dans Feuilles de route (voyage réalisé en mars/avril 1896), Gide tombe sous le charme de la capitale tunisienne : « À l’automne d’il y a trois ans, notre arrivée à Tunis fut merveilleuse. C’était encore, bien que déjà très abîmée par les grands boulevards qui la traversent, une ville classique et belle, uniforme harmonieusement, dont les maisons blanchies semblaient s’illuminer au soir, intimement, comme des lampes d’albâtre.»255 Même si des changements ont eu lieu, la ville continue de plaire à l’écrivain. De nouveau, l’harmonie est présente, de nouveau la lumière crée une intimité entre le voyageur et la cité. Même des bâtisses peuvent créer un lieu chaud et douillet. Comme le dit Henry Dunant, après une visite de la capitale en 1890 : « [Tunis] mérite certainement le titre de reine des cités mauresques, car elle possède au plus haut degré le cachet de l’Orient et elle semble 254 255 Gide, André : L’Immoraliste, Paris : Gallimard, p. 464. Gide, André : Feuilles de route, Paris : Gallimard, p. 26. 178 justifier le proverbe des maures tunisiens qui prétendent que lorsqu’on a bu une fois de ses eaux, ou respiré son air, on ne peut faire autrement que d’y revenir. »256 Ferdinand Huard dans Fleurs d’Orient (1902) avoue qu’il s’est laissé conquérir par ce petit État du Maghreb car il y avait là de quoi tenter et subjuguer un artiste : « Le front tourné vers l’Orient Ivre des lumières écloses ; Dans la splendeur des matins roses Tunis s’éveille en souriant. »257 De nouveau, le poète est subjugué par la beauté de Tunis qui s’offre avec simplicité à la magie lumineuse et colorée de l’Orient. Cette capitale est celle de la gaîté, du bonheur simple : « s’éveille en souriant ». La lumière et la couleur rose accentuent ce trait de caractère et participent à cette impression de bien-être et de joie. Le même sentiment de beauté, d’alliance entre la lumière, les couleurs et la joie de vivre est éprouvé par Marius Scalesi. À cela s’ajoute la place prépondérante de la religion dans ce paysage : « Ô minarets si beaux au-dessus des boutiques, Cris de pierre jaillis du cœur de l’Orient, Blanches tours qui guettez, sentinelles mystiques, Les frissons de l’espoir au fond du ciel riant.. »258 L’Islam est indivisible de l’Orient, il fait partie du paysage, de la vie orientale. La religion est fortement ressentie par l’écrivain : la hauteur des minarets, leur blancheur, les appels à la prière multiples et suivis par toutes les voix du peuple sont la démonstration de l’importance du culte. Le lecteur a même l’impression, à travers cette strophe, que la foi dirige, encadre la vie des Maghrébins, qu’elle les rappelle à l’essentiel : « Guettez ». Certains colons ne restent pas insensibles à cet élan religieux partagé par les autochtones. Les Européens, d’abord curieux, vont même parfois jusqu’à se convertir à l’Islam. Dans Le Sentier d’Allah (1927), Gustave-Henri Jossot raconte pourquoi et comment il est devenu Abdul Karim Jossot. « Pour pêcher une âme d’esthète, Allah ne pouvait employer qu’un appât : le Beau. Il m’a donc saisi par mon côté faible : Il m’a montré la pauvreté sainte des nomades ; […] dans le calme des soirs Il a fait lentement défiler devant moi des caravanes ; Il m’a offert le repos sous les palmiers… Pour me charmer le Généreux a composé des jeux 256 Dunant, Henry : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°4, 30 avril 1990, p. 86. Huard, Ferdinand : Fleurs d’Orient, 1902. 258 Scalesi, Marius : Poèmes d’un maudit, Paris : Belles Lettres 1923. 257 179 de lumière et des harmonies de couleurs adorables qui m’ont plongé dans l’extase ; durant le jour Son soleil a flamboyé sur moi ; pendant la nuit Ses étoiles ont illuminé mes songes. Puis, du fond du Sahara, Il a fait accourir une puissance mystérieuse, une force enveloppante, irrésistible : le souffle de l’Islam m’a prosterné, pantelant, sur le sable des dunes ; alors j’ai clamé l’attestation millénaire des croyants : « Allah est le plus grand. » Cette exaltation apaisée, j’ai repris mon existence coutumière ; mais bientôt des beautés nouvelles ravivaient mon enthousiasme tandis que les laideurs européennes m’acheminaient vers le « Grand Dégoût ». Un des principaux facteurs de mon abjuration fut la fatigue que me cause la trémulation ponantaise. Regardez-vous, roumis ! Considérez votre démence ! Vous courez à vos affaires, absorbés par l’espoir du lucre, sans cesse agités, fiévreux, inquiets. Vos visages sont contractés par les soucis d’argent ou dilatés par des satisfactions basses. […] Jamais de calme sur vos masques de chair, jamais trace d’impassibilité ou de quiétude ; il est rare de rencontrer parmi vous une tête grave et majestueuse comme on en voit tant chez les Arabes. Rien n’éclaire vos faces de damnés ; aucune idée calme et reposante ne s’est incrustée en vos cerveaux surmenés. Innombrables types sans caractère vous vous groupez en troupeaux et grouillez dans les cafés, les cinémas, les dancings, les beuglants, les bureaux, les usines et les casernes. Vous vivez une existence frénétique, hallucinatoire et démoniaque, une vie hors nature qui vous rend horriblement malheureux, mais dont vous vous enorgueillissez pourtant et que vous appelez « Civilisation »259. Fatigué par le rythme de vie occidental : « un des principaux facteurs de mon abjuration fut la fatigue que me cause la trémulation ponantaise », il s’éprend de l’existence paisible des Arabes. C’est l’opposition vie paisible/vie trépidante qui est la cause majeure de cette transformation, de cette conversion, et la séduction vient du Beau offert par Allah (« Allah ne pouvait employer qu’un appât : le Beau, Pour me charmer le Généreux a composé des jeux de lumière et des harmonies de couleurs adorables qui m’ont plongé dans l’extase »). Ici, l’amour du pays se double de l’amour pour le peuple et pour sa culture. Les enjeux, les intérêts de chacun varient selon leurs attentes du pays occupé. Le discours révèle que la cause majeure et récidivante du départ de nombreux Européens et de l’attrait des pays de l’Orient vient d’une insatisfaction personnelle et collective. L’auteur a un regard extérieur objectif : il connaît son monde occidental et le critique, il a découvert l’univers oriental et en fait l’apologie. La religion, les lumières et la quiétude sont les éléments fondateurs de l’attirance et de l’envie des Européens. Certains colons éprouvent un sentiment fort pour la terre, le paysage, le pays, d’autres tombent amoureux de cette colonie qui leur offre plaisir et réussite. Cet Etat est prisé et convoité en Métropole.. Maupassant dans Bel-Ami, nous montre que les Français sont 259 Jossot, Abdul Karim : Le Sentier d’Allah, p. 98-99. 180 possédés par le gain, qu’ils aiment les colonies par intérêt. La colonisation est un bien, elle est cautionnée, plébiscitée car elle permet à certains de devenir riches. Sous couvert du Maroc, c’est de la Tunisie que nous parle l’auteur au chapitre 5. Les événements s’y déroulant occupent les journalistes et les potins mondains. En effet, l’affaire dont il est réellement question est celle de la dette tunisienne ; Maupassant en était le chroniqueur dans le journal Le Gaulois. La France souhaitait s’installer en Tunisie afin de renforcer sa position en Algérie et de développer ses ambitions en Egypte mais l’Italie voulait aussi s’emparer de cet Etat à cause d’une surpopulation et parce que la minorité principale en Tunisie était composée d’Italiens. La presse comme les journaux Le Gaulois ou La République française, aident les seuls initiés, c’est à dire les financiers, à s’enrichir, en manipulant l’opinion publique (intensification des problèmes). Un climat d’insécurité est instauré en raison des révoltes des Kroumirs en Tunisie et de la Dette unifiée de 1879 qui provoquent la baisse des actions tunisiennes que des boursiers français s’empressent d’acheter. Maupassant rend compte de ces malversations boursières. Après le traité du Bardo en 1881, la France établit son Protectorat, les actions tunisiennes sont alors en hausse, ce qui fait le bonheur des financiers. A travers ces événements, Maupassant critique la politique coloniale de Jules Ferry entre 1880 et 1885, ce qu’il fait plus ouvertement dans un article des Choses du jour du 28 juillet 1881 lorsqu’il écrit que l’opinion est manipulée dans le but de lui faire accepter la guerre, que cela est dû aux manœuvres politico-financières et que la France vit dans le règne du pot-de-vin. Tout acte est intéressé, du politicien à la presse et aux financiers. Les troubles coloniaux permettent d’écrire des articles à sensation et de faire de gros tirages : « Il faut que nous fassions un grand article, un article à sensation. »260 On s’aperçoit que la colonisation est une affaire d’argent pour la Métropole, à profit ou à perte : « La terre d’Afrique est en effet une cheminée pour la France, […], une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée à grand tirage qu’on allume avec le papier de la Banque. »261 mais à côté de cela : « […] ils ont racheté tout l’emprunt du Maroc […] Ils l’ont racheté très habilement, par le moyen d’agents suspects, véreux. »262. 260 Maupassant, Guy de : Bel-Ami, Paris : Albin Michel 1993, p. 228. Ibid, p. 281. 262 Ibid, p. 294. 261 181 Certains perdent, d’autres gagnent. Victor Cherbuliez, deux ans après Maupassant (1887) avec La Vocation du Comte Ghislain renchérit sur l’intérêt économique de toute colonie. Le Comte Ghislain est accosté un soir par un inconnu. Ce dernier lui raconte : « […] qu’il avait passé quelques temps à l’Enfida ; que ce domaine […] avait pour gérant général un homme du premier mérite ; que ce gérant avait […] une carte de son royaume partagé par lots […] ; que, sans visiter les lieux et sur la simple vue de la carte, l’acquéreur pouvait choisir et acheter toutes les parcelles à sa convenance ; qu’avant peu, les reventes rapporteraient de gros bénéfices. […] Il vantait les progrès de la colonisation française. [..] il tenait pour certain qu’avant peu d’années, la Tunisie, [...] serait un des celliers, une des caves de l’Europe. »263 Á la fin de cette conversation il insinue au Comte que la meilleure affaire serait d’investir dans les terres de la Régence. L’impression ici, c’est que le pays colonisé est une machine à faire de gros sous. Alors que certains y trouvent le bonheur de vivre, la chance d’exister, de créer, d’autres ne veulent qu’en tirer un profit pécuniaire. L’amour de ce pays d’amour du gain et de l’argent. La Tunisie comme toute colonie, ne laisse pas indifférent. Les colons l’aiment pour ce qu’elle apporte : beauté, argent, évasion, plaisir, quiétude, bonheur. Amour, haine, indifférence, la colonisation provoque donc divers sentiments chez le colon. Celui-ci est partagé entre les liens innés qui l’attachent à sa patrie, sa terre natale et ceux qui le retiennent sur sa nouvelle terre d’adoption. Ces émotions, ces attachements ont pour conséquence de créer des tensions chez le colonisé. Sa terre lui appartient, il ne veut pas voir un étranger se l’approprier et dire qu’elle est sienne. Les indigènes vont alors revendiquer leur droit à l’existence et à la propriété. B. Revendication identitaire Daniel Rivet explique qu’ : « Avant même la colonisation, les Maghrébins avaient appris à s’accommoder de la différence, quand bien même elle devenait bouleversante. Durant l’épisode colonial, ils font l’expérience de la cohabitation forcée avec des Européens, dont ils neutralisent l’inquiétante étrangeté au prix d’un repliement identitaire. »264 263 264 Cherbuliez, Victor : La Vocation du Comte Ghislain, p. 212-213. Rivet, Daniel: Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris : Hachette littératures 2002, p. 58. 182 En effet, les Tunisiens, par exemple, acceptent la présence de l’Autre, du colon, et vont même jusqu’à vouloir lui ressembler, l’imiter pour passer inaperçu et se perdre dans la masse de la puissance européenne. Toutefois, à trop côtoyer le Français, le Maghrébin ne sait plus qui il est véritablement et quel sera son devenir. Ce qu’il sait, en revanche, c’est qu’il ne souhaite pas perdre ses racines et qu’il désire une entente avec la France : « pour réussir, (Il), a besoin de l’Europe, ne veut pas rompre avec elle, mais au contraire cherche le dialogue, la compréhension, l’assistance, réclame la fin du colonialisme et des rapports inégaux. »265 Le Maghreb souhaite être traité en égal par l’Europe. Sa revendication n’est pas de faire de la France un pays ennemi mais d’en faire un Etat ami qui pourra l’accompagner vers le progrès, le monde moderne, c’est pourquoi il cherche « la compréhension, l’assistance ». La présence sur le territoire peut être nécessaire, l’occupation non. Or, les colons ne veulent par partir et ne répondent pas à cette demande de plus en plus insistante de la part des Maghrébins. Ils sont sur la terre du Maghreb et entendent y rester et changer les mœurs des autochtones, installer de nouvelles techniques, modifier le paysage urbain. Ne sachant comment répondre, les Tunisiens, décident, d’un commun accord inconscient, de se replier sur leurs us et coutumes. Un regain patriotique des Orientaux naît alors, avec pour conséquence un retour aux fondements de la culture orientale. 1. Famille La colonisation a eu des effets sociologiques chez les colons mais surtout chez les colonisés. « [Le] fait colonial, […] eut pour effet non seulement de stopper l’évolution historique mais d’obliger le colonisé à la refaire en sens inverse. ‘Laroui Abdellah signifie par là que la colonisation contraint le Maghrébin à se cramponner à ce que le colonisateur ne lui a pas ôté : sa foi, son sexe, sa langue’. »266 Les trois derniers éléments relevés par l’auteur sont fondamentaux dans la culture maghrébine. Ils font partie de l’identité orientale à laquelle le colonisateur ne peut réellement toucher. L’un des éléments essentiels de la culture orientale est la famille. Le 265 266 Corm, Georges: Op. cit, p. 55. Rivet, Daniel :Op. cit, p. 13. 183 cocon familial, effectivement, est le lieu des retrouvailles avec soi-même, ses racines et son Histoire. a. La femme La femme est un mystère qui intrigue tous les Européens venus en Orient, des Orientalistes aux Colonialistes. Ayant pour interdiction de sortir de chez elle, pour devoir de se voiler devant les étrangers, elle éveille la curiosité et les fantasmes des Occidentaux. Pour le Maghrébin, la femme est sacrée. En effet, l’épouse est source de plaisir et de bien être pour l’homme. Dans les récits orientalistes de la fin du XIXe siècle, nous trouvons nombre d’exemples de ce rôle de la femme maghrébine. Charles Géniaux, par exemple, pénètre dans un riche foyer musulman et nous rend compte de la vie des ces femmes enfermées dans une maison magnifique. Le maître des lieux peut prendre jusqu’à quatre femmes. Ces dernières, plus ou moins favorites, passent leurs journées à prendre soin d’elles : hammam, maquillage, repos, narguilé, essayage de vêtements et de bijoux jusqu’à être sûres de séduire leur époux. Celui-ci rentre chez lui et trouve une ou des femmes prêtes à exaucer tous ses désirs. On retrouve alors la réalisation de l’expression ‘le repos du guerrier’. L’homme, sorti pour travailler et rapporter de l’argent au foyer, rentre chez lui afin que ses épouses prennent soin de lui et le réconfortent. W. Lemanski, dans Mœurs arabes : scènes vécues (1913), consacre plusieurs chapitres à la femme arabe : sa mentalité, son comportement de jeune fille puis d’épouse… Dès sa plus tendre enfance, elle est éduquée pour plaire à l’homme, elle est cachée à la vue du sexe masculin à part son père, enfin on lui enseigne l’entretien de la maison : cuisiner, coudre, faire le ménage… Dans beaucoup de contes de la Tunisie comme « Les Sept filles Dannou », raconté dans C’était Tunis 1920 de Maherzia Amira-Bournaz, nous lisons des histoires où la femme est montrée comme l’esclave des humeurs masculines. Effectivement, d’après la loi coranique, le Musulman peut répudier son épouse si elle ne le satisfait pas. Nos contes orientaux sont souvent fondés sur l’absurdité de cette décision. Par exemple, une femme est répudiée à la suite d’un malentendu sur la réalisation d’un repas : l’époux lui demande un plat avec une poule entière, la femme laisse les intestins, la tête, les plumes ! Un autre couple vit la même situation : le mari demande à son épouse un plat (kamounia) en précisant qu’elle doit en prendre soin et le surveiller. Cette dernière, 184 à force d’y goûter pour voir si le goût ne change pas, finit le plat. N’ayant plus de dîner, l’époux en colère la répudie. Dans Les Musulmanes de Géniaux, la tante des deux héroïnes subit trois répudiations, l’une parce qu’elle a grossi, une seconde fois parce qu’elle pleure trop, enfin la troisième parce que le mari ne voit plus son avenir avec elle. Nous voyons donc que la femme est le jouet vivant et nécessaire de l‘homme. Présente à la maison, elle régit l’ordre du foyer et le bien être de son époux. Elle est nécessaire au bonheur de la gent masculine ; cachée, elle est le trésor de l’Oriental. La femme maghrébine est surprotégée, son mari refuse qu’elle sorte et ressemble à la femme européenne. Pour lui, le sexe féminin n’a qu’une seule occupation, celle de se faire belle et non de travailler, ce qui est son rôle à lui. De plus, le fait de se montrer à tous et surtout aux hommes, est vu comme un sacrilège. Elle appartient à son époux et ne doit être vue que par lui. Il doit être le seul à apprécier le physique de sa femme, à découvrir ses trésors cachés. Beaucoup de critiques européens ont accusé les Orientaux d’emprisonner leur femme. En réalité, ils veulent la protéger du monde extérieur, des tensions, et surtout de l’influence de l‘Europe. Restée au foyer, la femme maghrébine représente le passé, la tradition, la culture orientale. Le Maghrébin qui est, au quotidien, en contact avec l’Europe, a l’impression d’échapper à la modernisation, à la culture européenne lorsqu’il rentre chez lui où sa femme l’attend comme toujours, où il retrouve son environnement familier. L’être féminin est plaisir et récompense mais il est aussi au cœur de la culture orientale en tant que gardien d’un mode de vie traditionnel. En effet, être femme c’est aussi être mère. Cette dernière est le symbole de la famille et de l’amour. Dans les diverses œuvres maghrébines et judéo-maghrébines ayant trait à la culture orientale comme C’était Tunis 1920 ou Qui se souvient du café Rubens, on ressent ce rôle de la mère comme refuge. Elle est l’équilibre du foyer et de la vie familiale, un point de repère quand l’un des membres de la famille va mal ou tout simplement quand la colonisation se fait plus oppressive. Inconsciemment, la mère entretient cette atmosphère de bien être et d’intemporalité comme si la colonisation n’avait pas eu lieu. Beaucoup de romans tunisiens de langue française rappellent ces doux moments de l’enfance et de l’adolescence, lorsqu’en rentrant de l’école l’enfant est entouré par les parfums de mets traditionnels, par le décor oriental et accueilli par une mère aimante. Le narrateur de Qui se souvient du café Rubens consacre l’essentiel de son récit à sa mère. Certes, le père est présent et incarne la figure du respect, de l’autorité et du pouvoir, mais la relation à l‘enfant est différente, l’amour est caché. En revanche, avec la mère chaque geste révèle le sentiment amoureux, qu’il soit pour 185 l’époux ou la progéniture. Elle est le lien avec la culture orientale, elle est le retour aux sources. Dans ce même roman, l’enfant comme le père, de retour au foyer, retrouvent ce qu’ils ont perdu le temps d’une journée. Ils retrouvent la langue maternelle : la femme, n’ayant pas accès à l’éducation, ne connaît pas la langue du colon et ne parle qu’arabe ; les rites orientaux : le hammam ; les mets traditionnels : la mère prépare les plats préférés de sa famille… On peut comparer les retrouvailles de la femme au foyer avec le passage d’un univers moderne et difficile à un univers traditionnel, aimant et familier. En réalité, la femme maghrébine a peur de perdre ses enfants, c’est à dire qu’elle craint de ne plus les reconnaître à cause d’un changement de mœurs, de comportements. Ainsi, la réflexion de Ella Yamina, la mère de Sofia dans Les Jardins du Nord : « Ce n’est pas parce que le mektoub nous fait vivre dans un village de Roumis que nous devons négliger la moindre de nos traditions. »267 Parce qu’elle sait que le monde extérieur influence la pensée de ses proches, elle décide, sans en avoir véritablement conscience, de protéger ses enfants du colon. Sa seule arme c’est la persistance des traditions, des gestes quotidiens du monde oriental. Ses enfants sont partagés entre un père moderne qui leur conseille d’accepter la civilisation et l’éducation française sans oublier leurs racines, et une mère conservatrice qui souhaite les éloigner de toute influence étrangère. « […] elle vivait […] dans la terreur de voir ses enfants […] absorbés par les colonisateurs. […] Il était déjà assez triste que le pays soit colonisé. Mais elle tenait à ce qu’au moins ce colonialisme s’arrête au seuil de la maison. »268 Cette attitude, expliquée par Abdelwahab Bouhdiba dans La Sexualité en Islam (1975), si générale dans toute la Tunisie qu’elle en devient un phénomène social, est une « réponse au colonialisme ». C’est un combat sous-jacent bien plus puissant qu’une confrontation directe. La colonisation provoque le repli sur soi, sur son monde. La femme, la mère sont à l’origine de cette force. Elles font de leur foyer un monde serein, stable où l’homme et la progéniture se retrouvent, où l’atmosphère est si agréable que la tentation de la modernisation disparaît. La grand-mère est, elle aussi, gardienne des traditions et participe à ce combat contre l’étranger. Présente au foyer, elle s’occupe des travaux de couture, d’élever les petits enfants, d’aider à la préparation des repas… Mère avant d’être grand-mère, elle 267 268 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 176. Guellouz, Souad : Ibid, p. 175. 186 sait tout. Âgée, elle connaît tout. En effet, elle représente la savoir des ancêtres, le passé, donc les fondements de la culture orientale. Dans L’Œil du jour, la romancière nous fait pénétrer dans un monde clos. Elle insiste sur le caractère intime et serein du foyer tunisien centré autour du sexe féminin, en l‘occurrence la grand-mère qui est l’héroïne de l’ouvrage. Celle-ci est décrite avec humour et tendresse par sa petite fille venue passer ses vacances auprès d’elle. Le portrait qu’elle nous fait de cette vieille femme est celui d’une personne corpulente : « Ma grand-mère, la vieille absolue, la grosse éternelle »269, soignée : « Le sourcil souligné, les cheveux aplatis sur les tempes […] le dos impeccable »270, appartenant à une autre époque, menant un mode de vie oublié : « Ma grand-mère se tient toute seule dans sa vérité inaccessible, dans son antre du temps »271. La grand-mère est une figure essentielle du foyer maghrébin. Elle rappelle les traditions, elle en est la mémoire, elle dirige la demeure dont elle est le l’âme, « le cœur de la maison bat sous le corsage de ma grand-mère »272. Cette métaphore révèle les sentiments profonds éprouvés par la narratrice envers son aïeule. Cette dernière ne fait qu’un avec la demeure, son cœur donne vie à la maison. Ainsi, lorsque Hélé Béji nous fait part de la problématique question du repas : « Si chaque matin le menu ne tombait pas de la bouche de ma grandmère comme une évidence irréfutable, le ciel se dessècherait comme le fond d’une marmite. »273 ou de la manie de celle-ci de tout garder, de tout cacher dans une armoire fermée à clef où elle détient les trésors des membres du foyer, la grand-mère nous est présentée comme le guide de toute la famille. Elle régente la demeure avec plaisir, c’est son domaine de prédilection, ce à quoi elle a passé sa vie entière. La peinture de l’aïeule et de son environnement se fait du point de vue des sens. Le plus grand des bonheurs de l’auteur est d’assister aux va-et-vient infinis de son aïeule, d’observer sa joie de vivre, ses petites manies. On a le sentiment que cette maison est un univers à part, que l’extérieur, c’est-à-dire la ville moderne, n’a pas touché. Le symbole de la préservation de cette vie passée est l’armoire. En effet, c’est là que la grand-mère cache tous les objets précieux depuis des années ; tout le foyer s’y retrouve. Mais, fermée à clef, l’armoire ne délivre pas ses secrets. Néanmoins, la maison ne doit pas être réduite à un 269 Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 12. Ibid, p. 138. 271 Ibid, p. 12. 272 Ibid, p. 119. 273 Ibid, p. 82. 270 187 lieu clos, elle est avant tout, pour l’auteur, un cocon, un milieu protégé. À travers maintes anecdotes, la petite fille montre que son foyer et son aïeule sont rassurants car ils ne changent pas, au contraire de la capitale qui se transforme, évolue. La grand-mère est emblématique de la famille, ici elle est une figure d’autrefois, d’un passé propre à tous les Tunisiens. L’aïeule et le foyer sont essentiels au Maghreb, ils forment une microsociété dont la demeure est l’enceinte. « L’espace où se passent [les] romans [maghrébins] est surtout intérieur, soit celui de l’intérieur domestique, soit ‘l’espace du dedans’. »274 On peut même aller jusqu’à dire que l’espace de la vie des Maghrébins est l’intérieur, c’est-à-dire le foyer, avec au centre la femme à toutes les étapes de sa vie : d’épouse, de mère et de grand-mère. Hélé Béji ne déroge pas à cette tradition de reconstitution du foyer maghrébin. Cette cellule familiale fait partie de ses souvenirs, de son enfance. Le foyer, ici, est créé par une grand-mère désireuse d’offrir à sa petite fille un lieu plein de douceur et de sérénité. Le cocon familial est donc une arme contre l’invasion de l’étranger. Il a toujours eu son importance car il répond aux besoins de bien-être du Maghrébin, mais lors de la colonisation, il devient plus essentiel encore. La femme est au cœur de ce combat, elle est à l’origine de la force de cet intérieur maghrébin. Elle est l’équilibre nécessaire à la culture orientale. Avec elle, les traditions participent à cette pérennisation de la civilisation maghrébine. b. Les traditions Lors de ses voyages au Maghreb, Fromentin, grand observateur des Arabes, constate un phénomène majeur du peuple colonisé : « Ne pouvant nous exterminer, ils nous subissent ; ne pouvant nous fuir, ils nous évitent. Leur principe, leur maxime, leur méthode, est de se taire, de disparaître le plus possible et de se faire oublier. »275 Les colonisés sont les victimes de la puissance coloniale : « ils nous subissent ». Ils ne peuvent quitter leur pays : « fuir », ils vont donc demeurer dans leur médina, la ville 274 Segarra, Marta : Leur pesant de poudre : romancières francophones du Maghreb, Paris : L’Harmattan 1997, p. 152. 275 Fromentin, Eugène : Une année dans le Sahel, p. 131. 188 arabe traditionnelle et éviter ainsi de côtoyer les occupants européens : « ils nous évitent ». Ils ne vont pas encore se battre ouvertement, leur opposition, leur lutte est sous-jacente, interne. Ils vont préférer passer inaperçus afin de ne pas être influencés, assimilés par la culture française. Ils vont vouloir « disparaître » pour ne pas subir les propos des colonisateurs qui les rabaissent, leur donnent une image négative d’euxmêmes et pour ne pas ressentir trop fortement la différence avec les Européens. Le lecteur a le sentiment, à la lecture de ces propos, que l’Arabe souhaite faire partie du décor, comme un fantôme hante la ville, le pays, pour ne pas être atteint par la civilisation occidentale. Celle-ci ne ferait que glisser sur lui. C’est une manière douce mais radicale de ne pas répondre à l’assimilation, de ne pas se métamorphoser en Occidental au risque de perdre ses origines. D’ailleurs, les voyageurs maghrébins, de retour au pays natal vers 1930 (période de la montée du nationalisme avec le Destour et en 1932 le Néo Destour, et du retour des Tunisiens partis étudier en France), encouragent cet acte de refus, ce retour aux traditions : « […] C’est pourquoi la plupart des commerçants et ambassadeurs (Maghrébins) en Europe reviennent au pays pour confirmer leurs compatriotes dans l’aspiration à se tenir à l’écart du changement, à s’enfermer dans la tradition. »276 En effet, le meilleur moyen de lutter contre l’influence de la colonisation, c’est de conserver ses us et coutumes. Tous les ouvrages de la littérature orientaliste ou de la littérature tunisienne francophone nous montrent la persistance des rites orientaux : mariage traditionnel, circoncision, cuisine, commerce… Dans Le Cimetière des moutons de Salem Trabelsi, le lecteur assiste à un mariage tunisien, de ses préparatifs à la dernière nuit. La famille ne modifie en rien cet événement unique dans la vie d’une femme : sept jours à l’abri des regards hormis ceux de l’esthéticienne (hannena) et des amies sélectionnées afin de se préparer physiquement à l’union ; la soirée où, habillée d’une robe cousue de fils d’or et d’argent, elle reste immobile sur son trône à attendre la fin des festivités. Dans Bachour l’étrange et Le Choc des races, une femme française assiste à un mariage traditionnel. Ce qui est surprenant, pour des yeux étrangers, c’est la grandeur de cette fête, le nombre de jours requis pour l’union, la musique ; tout est démesuré comme pour marquer le caractère unique du mariage. Ce que l’on observe durant la colonisation c’est un refus, 276 Chelbi, Mustapha.- Culture et mémoire collective au Maghreb, Paris : Académie Europ livre 1989, p. 169. 189 de la part des deux camps, du métissage. Même s’il y a amour entre un colon et une Maghrébine ou un Arabe et une Européenne, l’union est impossible en raison de différences culturelles mais surtout à cause du regard de chacune des civilisations. C’est pourquoi, dans les ouvrages dits de littérature coloniale, on retrouve nombre de couples métissés malheureux de ne pouvoir s’aimer ouvertement comme c’est le cas dans Les Musulmanes avec le couple de la sœur d’Etoile et du frère français de la tutrice ou encore dans Bachour l’étrange avec le héros et la femme du commandant. Durant cette période, les Maghrébins refusent toute modification de leurs rites matrimoniaux, toute simplification. Pour eux, c’est une manière d’affirmer leur différence et de s’opposer à toute influence européenne. De même, bien que l’Aïd soit considéré comme barbare par les colons, les Arabes continuent d’immoler les moutons ce fameux jour et de colorer de rouge les rues de la ville. C’est une fête religieuse trop importante pour être effacée, oubliée et surtout c’est un événement qui réunit tous les Arabes, les rend solidaires comme si ce jour précisément était la manifestation de leur force et de leur opposition face au colonisateur. D’autres éléments de la vie orientale participent à cette lutte inconsciente contre le colon. La gastronomie, par exemple, réveille la nostalgie des Tunisiens, d’un passé où les Européens étaient absents. Lorsqu’ils passent devant un restaurant ou devant une maison, en rentrant chez eux, ils sont heureux de goûter à leur cuisine, celle de leurs ancêtres. Couscous, bricks, salade méchouia, crème au sorgho, gâteaux sont un régal. La gastronomie traditionnelle plaît tant alors pourquoi en changer ? De nouveau, nous avons un refus d’accepter la culture de l’Autre, de l’associer à la sienne par crainte de se laisser envahir. Benillouche, dans La Statue de sel, remarque cette attitude d’opposition de la part de sa famille, voire de sa communauté entière. Ne sachant plus qui il est véritablement, il a honte des rites orientaux, il refuse même de rentrer chez lui de peur de voir cette différence entre sa culture et celle des Européens. Influencé par l’extérieur, il considère certains us et coutumes orientaux comme barbares. Par exemple, les soirées d’exorcisme dont la mère est l’héroïne ou encore en ce qui concerne la gastronomie, les sandwichs que lui prépare celle-ci et qu’il trouve bien pauvres par rapport à ceux de ses voisins français. D’autres figures de la civilisation orientale traversent le temps, ne disparaissent pas et démontrent la volonté des Arabes de ne pas perdre leur identité, comme le marchand de cacahuètes. Ce pourrait être un individu sans importance, ce n’est pas le cas : il incarne un mode de vie maghrébin, celui du marchand ambulant qui offre un bref instant de plaisir aux enfants qui achètent des cacahuètes sous un soleil de plomb. Hélé 190 Beji nous peint un homme vieux mais jamais fatigué, qui ne cesse de marcher comme s’il traversait les années, inchangé ; c’est une figure légendaire de Tunis. « Sa longue enjambée dans le tempo presque féminin de sa démarche, l’énergie infatigable de ses pieds nus, […], sa voûte plantaire, unifiée au sable comme une pièce archéologique qui a survécu à l’usure des siècles, légère comme un scarabée, rugueuse comme un rocher, souple et fine comme une algue, creusée comme un coquillage, anguleuse comme la pointe d’un parasol planté sur la plage avec l’aplomb longiligne des négresses africaines, […] ; lui encore, coiffé de cet immense panier rond gonflé d’étages de cornets disposés en étoile, […]. Il supporte la chaleur avec l’impassibilité végétale d’une graine brûlée poussée par la brise. […]. Il s’agenouille, […], déposant délicatement ses offrandes, le visage soudain sorti de l’ombre tressée du panier qui le dissimulait, pour apparaître dans un mystère encore plus grand, le mystérieux dessin de ses rides immortelles, où l’âge s‘est fixé pour toujours. »277 Figure d’une vie passée, il est aussi représenté dans Un été à la Goulette où il ouvre et ferme le film. Le marchand est le symbole d’une vie insouciante, d’un rythme propre à la vie orientale c’est à dire lent, paisible, ce qui est à l‘opposé de la civilisation occidentale. Le souk est aussi un lieu typique du monde arabe et personne ne peut le détruire ou le transformer. Certes, de nouvelles marchandises venues d’Europe comme les bonbons ou certains vêtements arrivent sur le marché, mais le souk continue de vendre majoritairement des produits locaux, continue d’être classé par corporations, d’être ce qu’il a toujours été. De même pour l’accueil chaleureux des Arabes : même si leur vie change au contact des Européens, ils conservent cette chaleur, ce sens de l’hospitalité qui fait leur réputation. Devant la montée du colonialisme, les Arabes n’ont pas d’autre choix que de se replier vers leurs traditions, leur famille. Milieu familier, fort d’amour, de souvenirs et d’Histoire, il est un refuge où se retrouver pour échapper à l’influence européenne et pour ne pas oublier ses racines, ses traditions, son identité. La religion accompagne ce mouvement de repli. Elle va aussi être un refuge et le lieu de la solidarité musulmane face à l’incroyance des Français. 277 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, Paris : Noël Blandin 1992, p. 52. 191 2. La religion La première relation du monde occidental avec l’Islam s’effectue au Moyen-âge lors de la conquête arabe aux VII-VIIIe siècles, puis des Croisades, luttes religieuses pour la suprématie d’une seule foi. En 1647, Du Reyer publie l’Alcoran de Mahomet, mais ce n’est qu’au XVIIIe siècle que la France s’intéresse véritablement à cette religion qui attire alors la considération spirituelle et intellectuelle des érudits européens. Cependant, ce regard français sur l’Islam n’est pas toujours tendre, certains écrivains comme Chateaubriand se montrent irrévérencieux vis à vis des pratiques musulmanes. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, il résume l’Islam à l’obligation de prier et l’interdiction de boire du vin et de manger du porc. Il est bref et réducteur, il ne s’intéresse pas à cette religion. Dans d’autres circonstances, en revanche, il décrit les ablutions et le déroulement de la prière, mais là encore, il est incomplet. « Le janissaire fit sa prière, se lava les coudes, la barbe et les mains, se tourna vers l’Orient comme pour appeler la lumière. »278 « Pendant ce temps là, nos marchands turcs descendoient à terre, s’asseyoient tranquillement sur leurs talons, tournoient le visage vers la Mecque, et faisoient, au milieu des champs, des espèces de culbutes religieuses. »279 Chateaubriand se montre réticent envers l’Islam. Le lecteur perçoit de la dérision dans la proposition « comme pour appeler la lumière » et de la moquerie déplacée dans le verbe culbuter associé à l’adjectif religieux. L’écrivain reste indifférent à cette foi orientale, ce qui n’est pas le cas de Lamartine. Celui-ci admire l’Islam, il est curieux des rites, il s’enthousiasme de la différence avec le christianisme. Dans son Voyage en Orient (1835), il décrit l’appel à la prière qui va, des années plus tard encore, troubler les colons français venus s’installer au Maghreb. « C’était l’heure de midi, l’heure où le muezzin épie le soleil sur la plus haute galerie du minaret, et chante l’heure et la prière de toutes les heures ; voix vivante, animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, bien supérieure, à mon avis, à la voix sans conscience de la cloche de nos cathédrales. »280 278 Chateaubriand, Charles René de : Itinéraire de paris à Jérusalem, T1, p. 202. Ibid, T2, p. 218. 280 Lamartine, Alphonse de : Souvenirs et impressions pensées et paysages pendant un voyage en Orient, t.1, p. 474. 279 192 Dans cette peinture, l’artiste est sensible à l’humanisme islamique, plus chaleureux dans son appel que le son froid des cloches. Même s’il ne s’étend pas sur le contenu, le lecteur ressent l’intérêt du voyageur pour cette culture religieuse. Vers 1830, l’Occident s’intéresse à l’aspect spirituel de l’Orient et tente d’en savoir plus, de comprendre les motivations des Musulmans, de découvrir le sens du Coran… Les arts vont exprimer ce regain d’intérêt pour cette croyance : les écrivains décrivent les pratiques, donnent des explications et les peintres représentent les symboles de l’Islam (mosquées). Les arabomusulmans vivent leur foi et cela intrigue les Occidentaux. « […] l’Islam fournit aux Maghrébins un langage de base qui habille leur parler quotidien, sanctifie leurs pratiques sociales, justifie leur croyance en un ordo mundi. »281 Effectivement, le quotidien est parsemé de gestes et de paroles religieuses, sans parler des cinq prières obligatoires. Les Occidentaux sont surpris par cette vie régentée par l’Islam et admiratifs de cette existence ordonnée qui rassemble tous les Arabes, les unit dans une même voie. Michaud et Poujoulat nous racontent, entre 1831 et 1833, dans leur Correspondance le début de la journée d’un Musulman : « On se lève quand le muezzin, du haut du minaret, et le coq, sous la cabane, annoncent le retour du matin ; […] et déjà [les Arabes] se pressent autour de la fontaine pour y laver les souillures de leurs corps, et vont tous ensemble à la mosquée où l’imam les attend. […] Ainsi commence la journée. »282 La religion est collective : « tous ensemble » et non individualiste. Charles Cottu, de même, insiste sur les trois prières journalières et sur la volonté ferme de chaque musulman d’aller à la Mecque au moins une fois dans sa vie. La religion fait partie intégrante de la vie des Maghrébins. Elle dirige leurs gestes mais aussi l’organisation de leurs espaces géographiques. Les peintres comme les écrivains remarquent que chaque ville orientale est construite de la même manière : « […] au centre une grande mosquée, à laquelle est accolé le souk central, et aux alentours des quartiers qui constituent des unités architecturales définies par l’existence d’une mosquée à prône, de kûtabs ou école coranique, d’un hammam et de fours à pain. »283 281 Rivet, Daniel : Op.cit, p. 61. Michaud et Poujoulat : Correspondances d’Orient t. 3 in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, JC Berchet, Paris : Robert Laffont 1985, p. 307-308. 283 Rivet, Daniel : Op.cit, p. 68. 282 193 La mosquée, lieu de prières, est au cœur de la ville comme la foi est au cœur de la vie des Arabes. Maupassant décrit les hommes priant à la mosquée, des peintres peignent des hommes se rendant dans ce lieu de culte ; l’Européen ne peut échapper à cette démonstration de ferveur religieuse. En peinture, la piété est présente partout : Gustave Guillaumet peint des hommes priant le soir dans Prière du soir dans le Sahara, d’autres comme Louis-Claude Mouchot font du lieu de culte des Musulmans le thème de leur tableau : La Mosquée de Kaid Bey (sans date), enfin d’autres peintres font de la mosquée l’élément incontournable du paysage oriental ; elle est partout sous forme de décor car elle est le bâtiment essentiel de toute ville de l’Islam : Colonnes de granit du portique de Canope à Alexandrie (Luigi Mayer) en 1802 ou Citadelle du Caire (Louis Haghe) en 1838. Figure 34 : Colonnes de granit du portique de Canope à Alexandrie, Luigi Mayer, 1802, Paris : Bibliothèque nationale, gravure extraite des Vues d’Egypte. Les Occidentaux sont en admiration devant la beauté du lieu de culte islamique mais aussi devant la ferveur des Musulmans, devant ce mouvement collectif unique où la réunion des êtres répond à la réunion des âmes et de la foi. « J’éprouve de plus en plus de sympathie pour ce peuple d’obédience islamique, généreux comme nous autres on respire, ce peuple que je vis écouter en prière à la mosquée d’Ulu de Bursa. Où le mouvement des ablutions autour de la fontaine vers la coupole de verre centrale accroche la lumière du soir qui tombe sur les parties du corps que 194 chacun prestement purifie. Pieds, chevilles et mollets, avant-bras, mains, poignets, visage, nuque, pavillons et oreilles. […] Une mosquée à vingt coupoles, une merveille, couverte d’ocre et d’or sur les piliers et les murs de laquelle sourates du Coran et signatures de sultans sont écrites en de noires et sublimes calligraphies anciennes, au-dessus de la tête des fidèles qui se lèvent puis s’abaissent en réponse à l’imam. »284 Cette scène exprime la beauté de cette ferveur religieuse : la lumière, les couleurs, ocre, or, l’écriture noire participent de l’esthétique islamique. L’écrivain, Marc Roger, éprouve du respect devant ce spectacle qui réunit tous les musulmans de confession musulmane, qui prouve aussi que la religion fait parti de leur identité. Dans Tirza, nous avons l’exemple d’un homme, Musso, qui se convertit à l’Islam. Tout commence par un marchand très pieux qui emmène Musso et un collègue à la mosquée, ce dernier raconte : « […] nous fûmes réellement conquis. L’ambiance des lieux saints nous reposait de la vie trépidante et bruyante des souks. Musso, surtout, me sembla tout à fait métamorphosé. […] En quelques semaines il devint un modèle de piété. […] Il laissa pousser une barbiche, puis une vraie barbe […] Il avait la manie de se laver à tout moment, de soigner ses effets, de sorte que sa calotte, sa jebba et ses babouches avaient toujours un blanc immaculé et laissaient émaner une agréable et imposante odeur de musc. […] Son maintien, son allure, sa façon de s’asseoir, tout en lui était arrivé à un diapason. » Musso explique à son ami : « Je ne connais plus de chemin autre que celui qui va de la maison à la mosquée ou à la boutique […] Je me dis […] que si je ne succombe pas à la tentation (celle des femmes faciles), Dieu me pardonnera mes petites faiblesses. Je ne te cache pas que j’ai aussi des remords en repensant après la prière du soir, à ma journée écoulée. Je récite alors des versets du Coran, et, rien que le son de ma propre voix psalmodiant la parole divine embaume mon âme un moment tourmentée, me réconcilie avec mon autre moi… […] Il (l’Imam) a éclairé mon chemin et je lui dois ma vie désormais, cette vie de quiétude, de certitude et d’espoir. »285 Le passage d’une vie normale à une vie pieuse transforme Musso. Le lecteur remarque que la religion musulmane touche l’esprit de l’homme mais aussi son mode de vie, sa manière d’appréhender le futur. Le « blanc immaculé » des vêtements, ce besoin de se laver fréquemment sont les résultats de sa conversion. L’hygiène est essentielle dans le rapport à Dieu, l’individu ne peut se présenter à lui ou même l’invoquer s’il n’est pas propre. La récitation du Coran agit comme un baume sur le cœur du croyant, elle fait taire ses craintes, ses tentations, elle lui apporte la paix. D’où « la vie de 284 285 Roger, Marc : Sur les Chemins d’Oxor, p. 85. Abassi, Ali : Tirza, Tunis : Cérès 1997, p. 96-99. 195 quiétude » revendiquée par Musso mais aussi par tous les Musulmans et constatée par tous les Occidentaux. Ce retour à la religion est une manière de se retrouver ; l’homme se remet en question et tente de trouver des réponses à travers sa relation à Dieu. Chaque jour est nouvel espoir, est manière de se démarquer des Français et de s’affirmer comme peuple croyant. Une religion permanente et une vie paisible caractérisent le mode de vie du Maghrébin. Les hommes sont partagés entre un Carpe diem, c’est à dire profiter de la vie, de ce qui leur est offert (plaisir du corps et de l’esprit) et une Éternité, à savoir préparer la vie après la mort. Cette alliance est typiquement orientale et elle a depuis toujours intéressé les sociologues européens. La grand-mère incarne ce mode de vie aujourd’hui un peu moins répandu. Alors que l’aïeule de Hélé Beji est à l’aube de la mort mais qu’elle n’en a crainte, alors qu’elle préserve dans sa maison un mode de vie passé, appartenant à ses propres ancêtres, les nouvelles femmes, issues de la modernité abandonnent tout ce passé. La grand-mère de Hélé Béji, rythme sa vie, sa journée selon les heures de prières ; sa petite fille n’hésite d’ailleurs pas à dire que : « La religion bat dans son cœur comme un phénomène de la nature. »286 L’une des manifestations de la religion chez les Maghrébins, et ici l’aïeule, est l’usage des amulettes ; la grand-mère en met sous l’oreiller de la narratrice afin de la protéger du mal incarné par Boutellis. De même, tout phénomène imprévu est considéré dans la maison comme une manifestation de Dieu. Ainsi, le fait que le lustre se brise en raison de sa vétusté est interprété par la grand-mère comme le détournement d’un malheur puisque cet incident aurait pu coûter la vie de leur voisin qui finalement s’en est sorti indemne. En réalité, ce phénomène n’est pas rare dans la société maghrébine. Lamartine dans son Voyage en Orient faisait la même observation : « Ce peuple ne voit aucun incident de la vie, aucun phénomène naturel, sans y attacher un sens prophétique et moral. »287 La religion est présente dans chacun des gestes de la vie des Arabes. Ils usent toute la journée, d’expressions religieuses pour se protéger du malheur, pour souhaiter du bien à autrui : inch’allah (si Dieu veut), hemdoulè (merci ou grâce à Dieu), rabiosteur (que Dieu me protège), bèsmélè (bénédiction)… tout événement est interprété comme étant 286 287 Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 12. Joubert, Jean Louis : Littératures francophones. Anthologie, Paris : Nathan 1999, p. 217. 196 la volonté de Dieu… On pourrait dire qu’ils vivent la religion, celle-ci fait partie d’euxmêmes, aucune dissociation n’est possible. Tous les Musulmans se retrouvent lors des fêtes religieuses : le Ramadan qui accueille tout homme ou femme souhaitant faire le jeûne, mois durant lequel la solidarité est plus présente, où l’harmonie règne ; l’Aïd qui marque la fin de ce mois, l’Aïd kbir qui correspond à l’immolation d’un mouton, où toutes les familles se regroupent pour fêter cet événement ensemble. Les pratiques religieuses soudent les Arabes entre eux, de cette manière ils forment une ligue contre la colonisation, contre une civilisation peu pratiquante. De même, la famille, les traditions, la religion sont une manière de lutter contre l’envahissement d’une culture moderne. Être musulman, c’est l’affirmation d’être différent, d’avoir une identité propre. D’ailleurs les Européens en sont conscients et sont fascinés par la force de l’Islam capable de réunir tant d’individus. Le deuil a aussi son importance et est vécu, appréhendé différemment que chez les Occidentaux. En effet, « En Orient, la vie ne se sépare pas soigneusement de la mort comme chez nous, mais elles continuent de frayer ensemble comme de bons vieux amis ; s’asseoir, dormir, fumer, manger, causer d’amour sur une tombe n’emporte ici aucune idée de sacrilège ou de profanation. »288 Au Maghreb, le cimetière est un lieu de recueillement mais aussi un lieu de promenade. Les touristes peuvent assez souvent voir des femmes ou des hommes discuter autour de tombes, des couples se promener à travers celles-ci, sans aucune gêne, sans avoir le sentiment d’être irrespectueux. La mort fait partie de la vie, les vivants continuent donc de côtoyer les disparus. Lorsque Hélé Béji parle de sa grand-mère elle aborde le funeste sujet du décès, de l’approche de la mort. Or, celle-ci est attendue, loin de craindre ce moment fatidique, l’aïeule attend la fin avec naturel : « La pauvre, […] marche au bord de la tombe, sans crispation ni crainte. […] tout ce qui en elle est le plus voisin de la mort, sa vieillesse emblématique, son temps de vie massé derrière elle par une loi de non-retour, […] ce qui en elle aurait dû suggérer la frontière inquiétante et déprimante avec la mort, le masque, l’épouvante, la distance avec les vivants, […] la perte vitale, […] me suggère […] l’idée d’une complicité infinie avec la vie. La mort qu’elle touche semble ici, dans sa personne, atteindre et déployer la vie. »289 288 Gautier, Théophile : Constantinople, chapitre IV ‘Smyrne’ in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXème siècle, JC Berchet, Paris : Robert Laffont 1985 , p. 368. 289 Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 169. 197 L’écrivain éprouve de la compassion pour sa grand-mère : « la pauvre » alors que celleci avance vers la mort « sans crispation ni crainte ». Aux yeux de Hélé Beji, la fin est sombre et effrayante, les termes utilisés sont l’expression de ce sentiment qui n’est point ressenti par la personne concernée : « inquiétante, déprimante, le masque, l’épouvante, la perte vitale ». Au contraire, l’approche du repos éternel provoque chez la grand-mère une envie de vivre ; la foi dans le cœur, elle continue ses activités sans se préoccuper de la fin, et c’est ce qui étonne l’écrivain. Slaymane, de même, ne craint pas la mort, il vit avec le tombeau de son aïeul au milieu de sa villa : « Slaymane circule dans la familiarité de ce mort sacré comme dans celle de son fourneau. »290 Cette comparaison comique montre combien la mort fait partie du quotidien, combien la peur qu’elle provoque (surtout chez les Occidentaux) est tournée en dérision. Les peintres comme Fromentin ou Kandinsky (dans des styles différents), sont sensibles à cette simplicité du rapport à la mort des Maghrébins. Ils peignent nombre de tableaux où ils illustrent cette relation à la mort, où ils rendent compte aux spectateurs des enterrements à la fois tristes et paisibles, des visites joyeuses aux morts, où les femmes discutent du quotidien sur la tombe, enfin où ils montrent que le cimetière est aussi lieu de vie : l’argent laissé sur les tombes pour les pauvres, les creux réalisés pour recueillir l’eau et ainsi étancher la soif des oiseaux, le blanc qui attire et réfléchit la lumière intense du soleil, l’absence de murs afin que ce lieu soit ouvert sur la vie et qu’il n’y ait pas de frontières. Ce lieu si paisible, si serein est aussi très vivant par le nombre de ses visiteurs, par sa luminosité, sa gaieté. Plusieurs ont évoqué le recueillement dans les cimetières, lieux qui se distinguent de ceux de l’Europe par le refus de l’ostentatoire et de la commémoration visuelle, comme le remarque Flaubert à Constantinople en 1850 : « le cimetière oriental est une des plus belles choses de l’Orient. […] ça se trouve à propos de rien dans la campagne ou dans une ville, tout à coup et partout, comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans qu’on y prenne garde. On traverse un cimetière comme on traverse un bazar »291. La mort et la vie font partie d’un tout, rien ne les dissocie ; les croyants font donc en sorte que du point de vue matériel (tombes, maisons, lieux) l’harmonie continue, en mettant l’accent sur la simplicité du cimetière et son absence de frontière avec la ville, 290 291 Béji, Hélé : Ibid, p. 22. Flaubert, Gustave : in Dictionnaire de l’orientalisme de Christine Peltre , p. 117. 198 avec la vie. Henry de Montherlant, dans ses Essais (1935-1968), décrit des femmes qui discutent de leur quotidien, des hommes qui fument près des tombes et des enfants qui se poursuivent dans le cimetière. Une peinture d’une animation douce et vivante symbolisant la mort au Maghreb nous est offerte comme la peinture déjà vue de Fromentin (1853). « La mort au Maghreb est un spectacle naturel, ordinaire, elle n’y est pas occultée comme dans les pays ‘civilisés’ qui veulent ainsi préserver l’activité inconsciente des vivants. »292 L’Europe préfère oublier l’idée de la mort de peur que celle-ci ne paralyse les vivants et les empêche ainsi d’être actifs. Les cimetières sont fermés par de hauts murs, tout y est gris ou presque pour rappeler la tristesse et le caractère malheureux de la perte d’une personne. Au Maghreb, l’appréhension de la mort est différente car attendue, ce qui rend le passage de la vie au trépas beaucoup plus simple. Certes, la douleur est présente mais elle ne doit pas occulter la vie. Dans Rue des Tambourins (1969), la narratrice Taos Amrouche décrit la mort, l’enterrement et exprime son admiration pour la quiétude avec laquelle cela se déroule : « Dans notre pays, la mort était un personnage prestigieux mais dont on parlait sans frayeur, avec simplicité. […]. On se la représentait comme une femme élancée, aux gestes nobles et au goût difficile. […] La mort, je devais pourtant la saluer sur le chemin de l’abreuvoir […]. Venant du côté du cimetière des ancêtres, un chant monotone et envoûtant se fit entendre, qui bientôt se fit glorieux. Et une civière passa. Enveloppé d’un linceul et roulé dans une natte, offert aux intempéries, le corps n’était suivi que par un cortège d’hommes qui, tous, psalmodiaient d’un air recueilli. Gida prononça la formule coranique et pria pour que Dieu fît miséricorde au défunt que l’on allait rendre à la terre, sans cercueil, sans fleurs ni pompe vaine, sans déchirement apparent. Les visages exprimaient une gravité sereine. […] On ferait un repas funèbre : un couscous servi au cimetière même, dans de grands plats de bois. Les mendiants des environs viendraient se restaurer. Et l’on multiplierait les bonnes actions pour faciliter le passage du trépassé dans l’autre monde. […] En plus du dénuement c’est la splendeur hautaine du chant rituel qui m’a bouleversée […]. Ici, les morts n’étaient ni isolés ni parqués. Ils reposaient au-dessus de l’abreuvoir, ou sur la colline d’oliviers. Ce n’était pas comme dans les cimetières européens de Tenzis. Ici, le soleil et la pluie, la lumière aveuglante tombaient sur eux à profusion. Obscurément, je souhaitai qu’à mon heure on me mît en terre avec cette simplicité. »293 292 Brahimi, Denise : Arabes des lumières et bédouins romantiques : un siècle de « voyages en Orient », Paris : Le Sycomore 1982. p.8. 293 Amrouche, Taos : Rue des tambourins, p. 111-112. 199 La narratrice rend hommage à la mort et à l’enterrement au Maghreb. Le lecteur européen apprend que le linceul n’est suivi que d’hommes, non par discrimination mais parce que l’usage suppose que la femme est plus émotive et risquerait de montrer sa douleur lors du cortège. L’expression « sans déchirement apparent » montre que l’Arabe n’est pas un homme sans cœur, sans émotion, il est un être réservé qui cache sous sa gravité ses sentiments, joie ou peine. L’enterrement est partagé par tous, c’est un moment comme beaucoup d’autres où la solidarité, la générosité s’éprouvent comme le fait de donner à manger aux pauvres. L’écrivain compare les cimetières occidental et oriental : le premier est cadré, aligné, enfermé, d’où les termes de « parqués » et « isolés », l’autre est ouvert, sans encadrement ; l’individu qui s’y promène voit des tombes de-ci de-là, rangées par famille certes, mais non classées, alignées ; l’endroit est parsemé de morts. Enfin, le chant rituel accompagne le défunt jusqu’au bout, les paroles coraniques protègent le mort et apaisent les cœurs des vivants. En Europe, seul le silence est présent, lourd de tristesse, la vie n’ose s’exprimer. La mort fait partie de l’existence des Orientaux comme tout ce qui s’y rattache. Figure 35 : Cimetière arabe, Vassily Kandinsky, 1909, Hambourg : Kunsthalie, Huile sur carton : 71,5/98cm. Ce tableau de Vassili Kandinsky intitulé Cimetière arabe (1909), de couleurs gaies est une vue d’un cimetière tunisien. On y voit, comme la coutume le veut, des femmes agenouillées devant une tombe qui discutent avec une amie, des hommes qui s’éloignent 200 et des enfants qui s’y promènent, insouciants. La prédominance du vert s’explique par l’image de vie qu’est la mort au Maghreb. Cette couleur c’est le printemps, le renouveau, donc une nouvelle vie loin de la tristesse que peut provoquer la mort d’un proche. Dans Bachour l’étrange, les Européens peuvent observer l’intérêt des Orientaux pour leur cimetière. Dans ce roman, les Tunisiens se réunissent, manifestent et se battent contre les Français qui veulent raser et déplacer le cimetière de la capitale pour y construire une route. Sacrilège compris par l’héroïne française de l’ouvrage qui pense que la France devrait respecter la religion de l’Autre, ses us et coutumes. À la fin du récit, les Tunisiens gagnent leur cause et le cimetière n’est pas touché. Ce que l’on remarque, c’est que la religion a le pouvoir de motiver ses adeptes, de les réunir pour une cause et contre l’ennemi. Foi, famille, tradition sont ce vers quoi les Arabes se tournent pour lutter contre les Européens car ce sont les trois éléments fondateurs de l’orientalité que ces derniers n’ont pas et ne peuvent pas toucher. Ce retour aux origines de sa culture, de sa religion, qui a pour but de se différencier des Français, est provoqué par une crise identitaire. Qui suis-je ? Qui vais-je devenir ? Ces questions sont d’ailleurs encore d’actualité. On remarque dans les banlieues françaises essentiellement, que les immigrés noirs ou arabes ont tendance à revenir vers leurs origines. Les jeunes qui se sentent mal intégrés, repoussés par les Français, décident de se tourner vers la religion, vers leurs traditions, afin de revendiquer leur existence, leurs différences, afin de trouver des réponses à leur mal-être. C’est un mouvement de repli nécessaire et inné face à l’Autre. Nous verrons plus avant ce phénomène en troisième partie. À l’époque de la colonisation, l’Arabe a le sentiment de devoir changer, il cherche donc à s’affirmer et à se protéger de l’influence européenne. Aujourd’hui, le Maghrébin qui cherche à s’intégrer et à correspondre à la norme française, et qui essuie un refus de la part de la France, se tourne alors vers ce qui le particularise, c’est à dire son identité d’arabe et de musulman. Au début du XXe siècle, les portraits effectués par les Orientalistes puis par les Colonialistes sont divers et parfois opposés, de même pour les portraits réalisés par les Maghrébins. Il est alors difficile de se connaître mais tout cela n’est qu’un jeu de regards. En effet, Sartre explique dans L’Être et le Néant (1943), que la relation de Moi à autrui est réciproquement conflictuelle. « Je » ne peut percevoir et saisir l’autre comme sujet qu’en étant perçu et objectivé par lui au même moment. Le regard, qui 201 dépend de la culture et du contexte historique, fige l’être dans des propriétés bien déterminées. Le Moi a besoin du regard de l’Autre pour exister et vice et versa. C. Soi à travers l’Autre Guy Barthélémy, qui analyse le comportement humain dans Le Voyage en Orient de Nerval écrit que : « […] la rencontre de l’Autre se réduit soit à une entreprise de coloriage soit à la vérification par l’Occidental de la supériorité dont il est à priori convaincu. »294 En effet, l’Arabe et l’Orient sont appréhendés différemment selon les étapes de la colonisation. L’orientaliste subjugué par le pittoresque, l’exotisme, l’étrangeté de cet Ailleurs et de cet Autre, peindra l’indigène et le paysage de manière positive. Descriptions riches en couleurs et en bizarrerie sont le lot de cette période de découverte. L’Orient est un idéal dans l’imaginaire européen. Par la suite, en revanche, on observe une démystification de ce même Orient et de ses attributs par les colonialistes. Ces derniers réfutent la poésie et la beauté du Maghreb et de ses habitants. Ce qui plaisait est transformé en défauts, en défaillance. En écho de cette dépréciation de l’Arabe et de son environnement, les Tunisiens se mettent à décrire les Français comme leur double négatif. Chacune des deux civilisations est consciente de l’existence de l’autre mais en tant que culture inférieure. 1. Les Tunisiens Il est loin le temps où les femmes arabes faisaient rêver les Européens et où les hommes avec leur port altier forçaient l’admiration et le respect des Occidentaux. En effet, dès le XVIIe siècle la France a été attirée par l’Orient. Période des Turqueries, période rococo… la femme orientale séduisait les femmes occidentales qui se sont 294 Barthélémy, Guy : Littérarité et anthropologie dans le Voyage en Orient,1996 , p. 14. 202 mises à adopter sa mode vestimentaire. Pendant les périodes romantiques et orientalistes (1820-1900), la femme est représentée comme étant l’incarnation du mystère et de la sensualité. On se rappelle « Sara la baigneuse » de Victor Hugo, la « Fellah de Gautier » ou la Maghrébine d’Anatole France. La femme voilée attise les convoitises comme l’explique Mary Montagu dans ses Lettres : elle a la liberté de l’adultère puisqu’elle est cachée ! Le harem et le hammam, lieux clos que le regard européen ne peut pénétrer, sont les milieux de l’imaginaire érotique masculin. Ces hommes, comme les peintres orientalistes nous l’ont montré, s’inventent des scènes de femmes nues, coquettes, de caresses, de jouissance… L’Orientale est belle, sensuelle, elle est la femme fatale. En ce qui concerne l’homme, d’abord considéré comme un tyran (on se souviendra de l’influence turque), il est par la suite, (après les voyages au Maghreb et au Moyenorient) regardé par l’Européen comme un homme noble, élégant, bienveillant… Nerval, Lamartine et même Chateaubriand (lorsqu’il parle de la délicatesse des Arabes) pour les Romantiques et Fromentin ou Dumas pour les Orientalistes illustrent par leurs propos cet ensemble de qualités attribué à l’Arabe. C’est avec l’impérialisme du début du XXe siècle, c’est à dire un colonialisme d’intérêt politico-économique, que le Maghreb et les autochtones sont critiqués, que l’image des indigènes change dans le regard des Européens. Se développe alors l’utilisation de lieux communs, c’est à dire de : « manières de penser par clichés, qui désignent les catégories descriptives simplifiées basées sur des croyances et des images réductrices par lesquelles [l’individu qualifie] d’autres personnes ou d’autres groupes sociaux, objets de préjugés. »295. Ces images figées qui expriment un imaginaire social propre à l’Europe permettent d’appréhender l’Oriental de manière collective et fréquemment négative. a. Apparence Les Européens, pour parler des Arabes, n’utilisent aucun outil de personnalisation. Au contraire, on observe, au fil des lectures, une absence d’individualisation de l’Arabe. Celui-ci est désigné par des généralités, du vocabulaire de masse, des impersonnels : ‘les Arabes’, ‘ils’, ‘eux’. Albert Memmi qui a écrit le portrait du colonisé écrit à ce propos : 295 Amossy, Ruth et Rosen Elisha.- Le Discours du cliché, Paris: Éditions SEDES 1982, p. 27. 203 « Le colonisé n’est pas ceci, n’est pas cela. Jamais il n’est considéré positivement […] (il) n’est jamais caractérisé d’une manière différentielle, il n’a droit qu’à la noyade dans le collectif anonyme. (Il) […] n’existe pas comme individu. »296 Effectivement, Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle est un échantillon de textes dans lesquels on remarque que l’étranger n’a pas de nom, qu’il est un parmi tant d’autres, qu’il est le représentant d’une culture. Par exemple, Savary emploie le pronom personnel ‘il’, Forbin parle des ‘Moghrébins’, Michaud utilise l’expression ‘le vieil Orient’, Nerval généralise avec ‘les Orientaux’, Loïc de Cambourg, par le biais du Résident général, use du nom commun ‘les Arabes’… Cette absence de précision, l’usage à outrance de généralisations démontrent que les Européens ne connaissent pas ou peu les Orientaux. Pour eux, ils sont tous identiques avec des mœurs, des caractères similaires. D’ailleurs, Louis Bertrand illustre ce phénomène encore présent en écrivant dans Le Mirage oriental (1910) « Comme une matière industrielle débitée à des millions d’exemplaires identiques, ils [les Arabes] se ressemblent tous. Ils n’ont pas d’individualité précise »297. Ceci revient à dénier toute personnalisation, toute identité ; l’Arabe est un pantin anonyme. Or, un Arabe de Tunisie est différent d’un Arabe du Moyen Orient ou du Maroc. Certes, ils ont des traditions, une religion commune mais comme chez les Européens, celles-ci sont vécues différemment. Au quotidien, on remarque la négation du colonisé comme individu. Il fait l’objet du tutoiement et non du vouvoiement qui est une marque de respect et de distinction. Jean Cohen, dans un article « Racisme et colonialisme en Algérie » (dans Les Temps modernes, novembre 1985) rapporte une anecdote très significative de l’absence de substance chez le colonisé pour le colonisateur. Un Européen témoignant devant le tribunal répond au juge qui lui demande s’il y avait d’autres témoins : « oui cinq : deux hommes et trois Arabes ! ». Le Maghrébin, aux yeux du colonisateur n’est pas un être humain ! En ce qui concerne le physique des Maghrébins, on note aussi une absence de beauté, de valorisation. Un type se dégage, une même peinture est fréquente. Les hommes sont présentés comme des moricauds ; dans la bouche des colons cela résonne de manière péjorative. On observe que depuis le XVIIe siècle, un même personnage étrange est représenté ; les artistes observent un même physique : 296 297 Memmi, Albert : Portrait du colonisé et du colonisateur, p. 105-106. Bertrand, Louis : Le Mirage oriental, Paris : Perrin 1910, p. 123. 204 « Ils sont d’ordinaire maigres, secs et basanés, ont un regard farouche et portent une longue barbe. »298 « Les Arabes avec une petite taille, un corps maigre, une voix grêle, ont un tempérament robuste, le poil brun, le visage basané, les yeux noirs et vifs, une physionomie ingénieuse, mais rarement agréable. »299 « Leur visage est olivâtre ; une barbe noire encadre des dents blanches »300 « Ces hommes parlent peu ; leur geste est rare.»301 Ce physique est très spécifique et marque la différence avec les Européens au teint blanc, bien bâtis. La « longue barbe » marque l’appartenance des Arabes à l’Islam, le physique maigre, sec rebute l’Européen. De même, « la voix grêle », « le regard farouche », « les yeux noirs » peuvent faire peur et faire penser à un individu malsain, peu recommandable. L’opposition avec l’Occidental est très marquée au désavantage du Maghrébin. Maupassant insiste sur cette opposition en peignant un Arabe mozabite à son désavantage : « […] (une) taille plus petite et plus trapue […] (une) face souvent plate et fort large, (des) fortes lèvres et (un) œil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni »302 Ce portrait est peu flatteur et il est loin des peintures orientalistes représentant de beaux hommes grands, fins, l’œil noir, le nez aquilin, comme dans ces portraits de Diderot ou Chateaubriand : « Les Arabes grands et bien faits. »303 « Les Arabes […] m’ont paru d’une taille plutôt grande que petite. Leur démarche est fière, ils sont bien faits et légers, ils ont la tête ovale, le front haut et arqué, le nez aquilin, les yeux grands et coupés en amandes, le regard humide et singulièrement doux. »304 298 Moreri, Louis : Le Grand Dictionnaire historique 1674, in Arabe vous avez dit Arabe ?, p. 32. Raynal, Guillaume : Histoire politique et philosophique 1770, in Op.Cit, p. 34. 300 Forbin : Voyage dans le Levant, p. 841. 301 Comtesse de Gasparin : A Constantinople, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, JC Berchet, Paris : Robert Laffont 1985, p. 15. 302 Maupassant, Guy : Le Zar’ez paru dans Le Gaulois, le 31 août, 20 et 27 septembre, 19 octobre 1881, publié dans Au Soleil, p. 4. 303 Denis- D’Alembert, Jean : Encyclopédie, 1772, in Arabe vous avez dit Arabe ?, p. 34. 304 Chateaubriand, Charles René de : Itinéraire de Paris à Jérusalem 1811, in Op.cit., p. 35. 299 205 Ces peintures sont avantageuses pour l’Oriental ; il est beau, noble, séduisant ce qui n’est plus le cas par la suite avec le colonialisme. Étrangement, le regard de l’Européen sur l’Autre change au gré de ses ambitions, des événements historiques. Le lecteur retrouve une image qui s’était perdue au fil des siècles : celle d’un homme farouche, cruel, celle d’un ennemi ; une représentation qui était justifiée au Moyen-âge en raison des Croisades. Durant la période coloniale, ces portraits peu flatteurs s’expliquent par le besoin des Européens de justifier leur supériorité et leur présence sur une terre étrangère. On peut avoir l’impression avec les portraits esquissés par les écrivains colonialistes qu’ils cherchent à enlaidir les images flatteuses, à rendre l’Arabe plus commun, voire parfois déplaisant. Elissa Rhaïs écrit dans Le Café chantant, en parlant du nez arabe : « nez crochu, qui dit à lui tout seul l’égoïsme sensuel, la fourberie, le dur orgueil de sa race. »305 Même s’il est fin, ce qui correspond aux critères européens, il a une particularité négative, révélateur d’une morale peu recommandable aux yeux de l’Occidental. Assez souvent, en vérité, l’Européen assimile l’Arabe au fellah perfide et paresseux. Les images mettent en avant le ‘nez sémite’, le visage luisant, huileux, en partie caché, l’aspect fourbe, autant d’éléments qui suggèrent que le Maghrébin est traître, sournois, possède une intelligence perverse au service de la trahison. La femme n’est pas épargnée, Maupassant la désigne par « ce paquet informe de linge sale »306. Elle n’a aucune féminité, elle est réduite à son vêtement qui la cache, elle n’a aucune forme, aucune existence. L’écrivain est très dur avec cette proposition et semble ici, mépriser cette civilisation, cet Autre. De nouveau, la dévalorisation de l’individu se fait sentir à travers un mépris du costume, marque extérieure de l’identité culturelle de la femme. Dans un autre recueil, La Vie errante, Maupassant va aussi faire un portrait hideux de la femme juive après 16 ans. Cette peinture écœurante est partagée par d’autres écrivains. « […] Sur leurs corps monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent des blouses de couleurs vives. Leurs cuisses informes sont emprisonnées en des caleçons blancs collés à la peau. Leurs mollets et leurs chevilles empâtées par la graisse gonflent des bas ou bien, quand elles sont en toilette, des espèces de gaines en drap d’or et d’argent. […] Ces créatures étranges et bouffies, ce sont les 305 Rhaïs, Elissa : « Kerteb » dans Le Café chantant (1920), in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 51. 306 Maupassant, Guy : Allouma, p. 2. 206 juives, les belles juives ! […] Les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s’arrondissent, les cuisses s’écartent, séparées par la bouffissure ; les poignets et les chevilles disparaissent sous une lourde coulée de chair. »307 Ces femmes ressemblent à des animaux (des vaches), des monstres : « créatures », « corps monstrueux », elles n’ont plus rien de féminin ; l’excès de formes grasses, énormes, cause la disparition de toute forme. Leurs jambes ne ressemblent à rien ; cuisses, chevilles, mollets sont un amas de graisse que le vêtement collant à la peau empêche de tomber. L’écrivain se montre ironique en rappelant que ces femmes écœurantes sont « les belles juives ». Le critère commun de beauté a disparu pour laisser place à des semblants de femmes. D’ailleurs, elles n’ont aucune présence véritable, elles sont réduites à leur graisse, à leurs formes immondes (« la bouffissure », « les chevilles et poignets qui disparaissent sous la chair flasque ») : seuls leur corps qui gonfle comme un ballon semble doué de vie : « les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s’arrondissent… ». Ces êtres semblent être des mastodontes flasques. Alfred Baraudon réalise le même portrait, celui-ci est aussi précis et imagé. « Les mères (juives) sont malpropres, comme des pots de saindoux qui débordent, grosses, grasses, replètes, phénoménales de corpulence, surabondantes de chairs bouffies et flasques. Les Juives de Tunis, que Paul Arène appelle « des masses gélatineuses, encroûtées d’or », sont du reste célèbres sous ce rapport. […] Les jambes sont des poteaux, les hanches des croupes d’hippopotame, les seins des boules spongieuses, la gorge un goitre énorme. La femme n’est plus une femme mais une outre embarrassée de son trop-plein. »308 L’écrivain commence de manière virulente à dire que les Juives sont sales. De plus, la comparaison avec des « pots de saindoux » est blasphématoire puisque dans la religion juive, les pratiquants n’ont pas le droit de manger ni de toucher du porc. Les nombreuses énumérations montrent combien elles sont obèses, combien la graisse n’en finit pas de prendre possession du corps féminin et d’apparaître partout : « grosses, grasses, replètes, phénoménales, surabondantes ». Les différentes comparaisons des parties du corps avec des objets ou des animaux réduisent encore plus la femme juive à une créature monstrueuse. Elle n’est pas humaine, elle est un ensemble d’éléments disparates n’ayant en commun que la taille énorme et la graisse. Ces femmes sont des phénomènes de foire, elles sont hideuses et écœurantes. Les artistes européens ne les 307 308 Maupassant, Guy de : La Vie errante, p. 141-142. Baraudon, Alfred : Algérie et Tunisie, récit de voyage et études, Paris : Plon 1893, p. 267-268. 207 épargnent pas, les comparaisons sont dégradantes ; le portrait en lui-même est une hyperbole négative de la femme juive enrobée. Elle est une chose informe qui ne provoque aucun désir si ce n’est celui de ne pas l’approcher. On note que la femme maghrébine, qu’elle soit de confession juive ou musulmane, est un excès en tout : en poids, en laideur, en coquetterie. Maupassant parle de « bas », de « gaines d’or et d’argent », mais ce n’est pas tout, l’Orientale aime à se parer jusqu’à devenir un support à vêtements et bijoux. Baraudon de nouveau, est sensible à ce plaisir de se parer, mais dans l’excès : « […] elles s’affublent de vêtements éclatants, mettent des culottes en drap d’or ou d’argent, des blouses de soies multicolores, chaussent des mules brodées de perles, se couvrent les bras, les jambes et la gorge de bijoux et d’émaux. »309 Pour l’artiste, ces femmes frisent le grotesque et elles font partie des curiosités à ne pas manquer lors d’un voyage au Maghreb. Cette attitude, ce manque d’égards pour une mode différente révèlent une incompréhension de la part des Européens, une moquerie vis à vis des femmes obèses et une vision réductrice du peuple oriental. Souvent on s’attache au grotesque, à la barbarie de ce que l’on voit sans chercher le sens de la coutume. Fromentin observe ce même excès de parure mais son regard se fait plus tendre, moins critique : « […] les chemisettes lamées, rayées, pointillées, pailletées de broderies, dont les manches ondoyaient avec des étincelles ; de petits corsets d’étoffe, d’autres couverts de métal agrafés très haut, comprimant la gorge et la gonflant ; les foutas de soie légères et frissonnantes bariolées à l’infini et habillant les femmes par le bas comme une sorte d’arc-en-ciel changeant. Là-dessus étaient semés à profusion des bijoux de toute espèce : dorures, verroteries, perles, sultanins, coraux, colliers de coquillages […] anneaux de jambes […] orfèvrerie scintillent sur de noires poitrines. Imagine encore trois ou quatre pendeloques à la même oreille ; au turban, des miroirs ; au bras, des bracelets accumulés l’un sur l’autre et montant depuis le poignet jusqu’au coude ; des bagues à tous les doigts, des fleurs partout. »310 Fromentin décrit l’habit de la femme orientale sans porter de jugement. Néanmoins, cet accoutrement paraît clownesque, excentrique. Cet excès de couleurs, de tissus, de bijoux fait penser à Arlequin ou à un déguisement. Cette peinture quoique sobre et neutre révèle l’originalité et l’étrangeté de l’habit oriental. En réalité, ce comportement est très 309 310 Ibid, p. 268. Fromentin, Eugène : Une année dans le Sahel, p. 300. 208 rare chez les Européens, hormis chez quelques indigénophiles. La plupart des écrivains colonialistes sont très critiques vis à vis des Arabes et ils les traitent de manière péjorative. Par exemple, le moyen, pour eux, de les décrire c’est de les assimiler à un animal. Le singe est la première créature de comparaison ; le physique particulier des indigènes est associé à la face ridée du primitif. Emile Nolly écrit, en parlant de la jeune arabe Kadoudja qu’outre : « son museau de guenon futée, [elle est pourvue] de prunelles de chèvre »311. De Vandelbourg, lui, s’apitoie devant le « regard de mouton »312 de tel indigène. Myriam Henry relate la rencontre d’une Tunisienne et du président Fallières et précise que cette dernière lui tend « sa patte simiesque »313. Louis Bertrand a le même sentiment, d’où ce passage où il décrit le physique d’un indigène : « […] une pauvre main simiesque toute plissée de rides, la peau presque noire, aux ongles teints de henné et qui ressemblent à des griffes »314. Le singe est le cousin de l’homme pour les savants, cependant, aux yeux des colonialistes, cette analogie infériorise l’indigène qui devient un homme non accompli, resté à l’état animal. Le chien est le second sujet de comparaison. L’Arabe le rappelle par son côté sauvage. Il a comme l’animal : « […] les lèvres découvrant (des) dents serrées (qui) se retroussent et claquent sous les moustaches, comme des babines de chiens qui vont mordre. »315. Jules Verne déclare que « chez l’Arabe, la bouche a une rare expression de férocité »316. Le meilleur ami de l’homme est, ici, présenté sous sa forme la plus sauvage. L’étranger prend de l’animal les traits les plus méchants ou les plus soumis. Par exemple, dans le Comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas, Edmond Dantès, le héros, estime son boy fidèle. « Il n’a pas de gages, ce n’est pas un domestique, c’est mon esclave, c’est mon chien ; s’il manquait à son devoir, je ne le chasserai pas, lui, je le tuerais. »317 A ces mots, « Ali écouta, sourit, s’approcha de son 311 Nolly, Emile : Le Conquérant (1932) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 55. De Vandelbourg : Moulaye Ali (1931) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 55. 313 Harry, Myriam : « Avec le président dans l’extrême sud tunisien », L’Illustration du 6 mai 1911, in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 53. 314 Bertrand, Louis : Le Jardin de la mort, Paris : Ollendorff 1905, p. 76. 315 Ibid, p. 18. 316 Verne, Jules : Les Enfants du capitaine Grant (1868) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 52. 317 Dumas, Alexandre : Le Comte de Monte Cristo (1846) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 55. 312 209 maître, mit un genou à terre, et lui baisa respectueusement la main. »318. L’esclave agit comme le chien auquel il est comparé. Il est fidèle, prêt à défendre son maître, il est soumis aux humeurs de celui-ci : de nouveau, l’indigène est inférieur à l’Européen. Gérard de Nerval résume ces propos et illustre une nouvelle fois, l’usage de l’analogie zoologique pour parler des étrangers en écrivant dans son Voyage en Orient que : « l’Arabe, c’est le chien qui mord si l’on recule, ou qui vient lécher la main levée sur lui. »319. Dans la littérature coloniale comme dans le quotidien des hommes, les exemples de ce type ne manquent pas. Souvent, l’Arabe est assimilé aux insectes (fourmis, abeilles) car il fait partie d’un peuple qui grouille à cause de son surnombre, et qui est dépourvu de personnalité (tous se ressemblent). Les métaphores zoologiques abondent pour prouver que l’Européen est supérieur et que l’Arabe est un être inachevé, indifférent. « Le colonialisme étant la négation de l’Autre, la littérature coloniale serait l’un des lieux où cette négation aurait été produite. »320 L’immigré européen ne peut s’empêcher d’inférioriser le peuple maghrébin pourtant en plus grand nombre à cause de sa position minoritaire, parce qu’il est un intrus sur cette terre, qu’il n’a pas de repères linguistiques et topologiques, enfin, parce que s’ajoute à cette angoisse la pression de la Métropole et de l’image prestigieuse qu’il doit porter, véhiculer. L’utilisation de stéréotypes, c’est à dire de « clichés, images préconçues et figées, sommaires et tranchées, des choses et des êtres que se fait l’individu sous l’influence de son milieu social et qui déterminent à un plus ou moins grand degré nos manières de penser, de sentir et d’agir »321 de manière dévalorisante sous-entend un conflit social sous-jacent. Le stéréotype dévalorisant apparaît comme le moyen de légitimer la supériorité, la domination d’un être, d’une nation. 318 Ibid. Nerval, Gerard de : Le Voyage en Orient (1851) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 55. 320 Halen, Pierre : ‘Pour en finir avec une phraséologie encombrante’, p. 42. 321 Amossy, Ruth et Rosen Elisha.- Le Discours du cliché, Paris: Éditions SEDES, p. 27 (Morfaux 1980, p. 34). 319 210 « Le regret et la dévalorisation des groupes extérieurs favorisent l’estime de soi »322 Dans Sherif & Sherif, en 1969, il est dit à ce propos que : « la promulgation d’images de supériorité-infériorité dans une société est […] l’un des moyens qu’utilise le groupe dominant pour maintenir sa position. »323 En effet, groupe minoritaire à l’étranger mais possédant les techniques et le pouvoir, les Français sont inconsciemment obligés de se représenter l’autre, l’indigène comme l’ennemi, comme l’être inférieur qu’ils se doivent de civiliser. Pour cela, la littérature coloniale exprime cette dévalorisation par les comparaisons animales, l’absence d’individualité, la représentation négative de l’Arabe. Les sociologues pensent que ce phénomène est naturel. En substance, il est dit que la cohabitation avec les autres impose un effort d’adaptation. L’aversion du dissemblable (personne extérieure à la sphère familière), de celui qui ne nous ressemble pas, est humaine et universelle. Sans être dégradantes ces comparaisons intensifient la dévalorisation de l’Oriental. Ainsi, l’Européen se sent meilleur, plus humain, se trouve plus beau et, l’usage abondant de ces clichés le conforte dans sa manière d’agir vis-à-vis du colonisé, dans sa façon de le voir, de l’appréhender. Le physique, la mode vestimentaire sont dépréciés, les mœurs n’échappent pas non plus à cette critique de l’Autre, au contraire, elles accroissent le fossé entre l’Européen et l’Arabe. b. Les mœurs Ce que représente la civilisation maghrébine chez un grand nombre de colons c’est : « Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons »324. Ce sentiment que les Arabes ont tout à apprendre des Européens conforte ces derniers dans leur démarche de conquête et d’exploitation et renforce leur sentiment de supériorité. Pour eux, les Maghrébins sont incultes, ignorants, paresseux, voleurs. À croire que dans une même culture se réunissent les tares de l’humanité. A. Chevrillon, Isabelle Eberhardt, P.Loti remarquent une autre tendance négative des Arabes à l’immobilisme. Effectivement, beaucoup 322 Amossy, Ruth et Rosen Elisha.- Le Discours du cliché, Paris: Éditions SEDES, p. 50. Op.cit, p. 41. 324 Daudet, Alphonse : Tartarin de Tarascon, Paris : Omnibus 1997 , p. 254. 323 211 d’Orientalistes ont été frappés par ce mode de vie calme, sans appréhension du futur, sans course au progrès. Le Comte de Marcellus (futur secrétaire de Chateaubriand), dans Ses Souvenirs de l’Orient (1820), parle de « vie extatique » c’est à dire une existence qui n’évolue pas comme si elle restait bloquée. Pierre Loti, lui, dira dans La Galilée (1894) : « On sentait combien ici la vie était demeurée simple et contemplative »325. On pourrait croire que ces observations sont positives, mais en réalité elles justifient la grandeur des Européens et expliquent le retard technique, économique des pays d’Orient. Les colonialistes vont assimiler cette vie tranquille, sans ambition, à une paresse innée de l‘Arabe. Ce dernier emploie des techniques du Moyen Âge, son travail est mal fait, il manque de vitalité et il est le partisan du moindre effort. Maupassant, à ce sujet écrit dans La Vie errante (1890) : « Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement à fleur de terre, autour de touffes de jujubiers. […] On retrouve bien dans cette indifférence tranquille, dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l’âme fataliste de l’Oriental. »326 Ce portrait prouve que l’Arabe est un homme qui aime la vie, qui n’est pas matérialiste : il ne cherche pas à tirer profit de la terre plus qu’il ne doit ; il laisse filer le temps, les caprices du destin sans intervenir : « promène capricieusement », « âme fataliste », « indifférence tranquille ». De manière opposée, l’image du colon européen est celle d’un agriculteur qui travaille la terre afin d’en extraire des richesses, afin de la maîtriser. L’immobilisme des Orientaux est mauvais pour l’économie du pays. Toutefois, certains Occidentaux admettent le fait que toutes ces remarques sur la paresse des Arabes sont exagérées. Ainsi, Maurice Violette, un ancien gouverneur de l’Algérie, s’insurge contre ces déclarations excessives et écrit : « Qui donc met en valeur ces vignes merveilleuses, ces cultures soignées à l’égal de véritables jardins, ce sont bien ces paresseux d’indigènes. Si l’Algérie n’est pas en friche, on le doit bien à l’effort de leurs bras. Qu’on n’exagère donc pas ! »327 325 Loti, Pierre : La Galilée, Paris : Robert Laffont, p. 418. Maupassant, Guy de : La Vie errante , p. 183. 327 Violette, Maurice : L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien gouverneur général (1931) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 69. 326 212 Il ne nie pas l’indolence de l’Arabe, il explique qu’elle n’est pas totale, et surtout que l’indigène travaille. Fromentin, amoureux de la terre d’Orient, apprécie cette simplicité de l’existence, mais il critique aussi l’excès d’inactivité : « l’Arabe croit vivre dans sa ville blanche ; il s’y enterre, enseveli dans une inaction qui l‘épuise, accablé de ce silence même qui le charme, enveloppé de réticences et mourant de langueur. »328 Le Maghrébin croit vivre, en réalité il dépérit : « enterré, enseveli, mourant de langueur ». On ressent à travers ces termes, que Fromentin n’adhère pas à ce mode de vie trop calme, trop silencieux, sans surprise et surtout sans vie. On a l’impression que, comme pour la terre qu’il laisse aller à sa guise, l’Arabe agit de même avec sa vie qui ressemble à un long fleuve tranquille. Cette inaction excessive apparaît aux yeux des Européens comme une preuve du caractère paresseux de l’Oriental. Dans Notre Petit gourbi de Charles Géniaux, Coudignac, le colon amoureux de la Tunisie propriétaire d’une terre, explique à ses visiteurs qu’il est obligé de surveiller le travail de son personnel indigène, d’être présent afin qu’il ne reste pas inactif. De même, dans d’autres ouvrages de la littérature coloniale, l’autochtone est présenté comme un employé à surveiller, car à la moindre occasion il se cache pour se reposer. De là proviennent les remarques négatives sur les Arabes. Ceux-ci sont menteurs, voleurs, paresseux, arriérés. Le vol est déjà affirmé dès le XVIIIe siècle pour définir ce qu’est un Arabe. « […] Cette nation (les Arabes) […] a toujours été adonnée au brigandage. »329 « Les Arabes, peuple brigand, se faisaient souvent des injures et des injustices. »330 Les écrivains de l’époque, sans être nécessairement racistes ou colonialistes réduisent l’Oriental à un aspect négatif de l’être humain. En réalité, de quelques cas ils font une généralité assenée telle une vérité. La généralisation de la croyance devient stéréotype inexact. L’erreur consiste à attribuer une caractéristique X, ici le brigandage, à tous les membres d’un groupe, quand en réalité la plupart des membres de ce groupe ne possèdent pas cet attribut. Diderot écrit à ce propos : « Une des fautes les plus communes, c’est de prendre en tout genre des cas particuliers pour des faits généraux, et d’écrire sur ses tablettes 328 Fromentin, Eugène : Une année au Sahel, p. 202. Corneille, Thomas : Dictionnaire géographique et historique ,1708, p. 32. 330 Montesquieu, Charles Louis de : L’Esprit des lois, 1755, p. 35. 329 213 en cent façons différentes : À Orléans, toutes les aubergistes sont acariâtres et rousses. »331 La figure linguistique la plus usitée dans ce cas est la synecdoque : d’un Arabe on passe aux Arabes, d’un acte particulier, indépendant l’autre culture en conclut un mode d’action et de fonctionnement commun. Les autres défauts apparaissent par la suite avec la même force, celle de convaincre que ce qui est dit est vrai. Souad Guellouz, nous rapporte les propos quotidiens entendus par les indigènes. La famille Chébil est invitée à la table d’Européens car elle n’est pas comme les autres Arabes. Voilà ce que disent ces Français au père de famille : « Vous comprenez, M. Chébil, […] vous êtes différent. Sous entendu : bien qu’Arabe, vous n’êtes pas ignorant, vous n’êtes pas menteur, vous n’êtes pas voleur… »332 Concrètement, les Orientaux ont-ils fait preuve de bassesse ? À lire ces propos on pourrait croire que les Européens ont tous fait l’expérience du mensonge ou du vol de la part d’un Arabe ! Maupassant, dans Allouma, pousse un cri d’avertissement sur le mensonge, un invariant de l’Arabe : « C’est là un des signes les plus surprenants et les plus incompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommes en qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux, jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entière et à la différencier des autres au moral autant que la couleur de la peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans les moelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires. Est ce à leur religion qu'ils doivent cela ? Je l’ignore. Il faut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge fait partie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez eux une seconde nature, une nécessité de la vie. »333 Pourtant l’écrivain apprécie l’Orient, défend le Maghreb contre les abus de la colonisation, dénonce le profit tiré par quelques-uns uns de ces colonies, alors pourquoi ? A-t-il rencontré des Arabes menteurs et en a-t-il fait une généralité ? Ce défaut n’est pas compatible avec leur foi mais l’Arabe est un homme, donc un individu qui peut commettre des fautes, des péchés et donc mentir. Néanmoins, à ce défaut s’en ajoutent beaucoup d’autres. Plus qu’une dévalorisation, nous observons un dénigrement de toute humanité chez l’Oriental comme l’indiquent ces qualificatifs : il est 331 Diderot, Denis D’Alembert Jean : Voyage en Hollande, p : 24. Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 134-135. 333 Maupassant, Guy de : Allouma dans l’Echo de Paris 1889, dans L’immigration p. 100. 332 214 « déraisonnable, dépravé, puéril, différent »334. Comme l’explique Alain Ruscio dans Le Credo de l’homme blanc, l’Arabe est, incontestablement, la bête noire de la pensée coloniale. Si des portraits positifs d’étrangers émergent parfois, ce n’est que très rarement le cas pour les Arabes. En 1846, le capitaine Charles Richard écrit : « Le peuple arabe, on ne saurait trop le redire, est un peuple dans un état de dégradation morale qui dépasse toutes nos idées de civilisé. Le vol et le meurtre dans l’ordre moral, la syphilis et la teigne dans l’ordre matériel, sont les larges plaies qui le rongent jusqu’à le rendre méconnaissable dans la grande famille humaine. »335 Ces propos sont très durs, et les affirmations ne laissent aucune place au doute ou à l’erreur. Le présent de vérité générale permet d’assener une idée qui semble ferme et vraie. « Le peuple arabe » possède à lui seul ce qui peut y avoir de pire en l’être humain : « le vol et le meurtre », au contact de l’argent il devient fou (« syphilis »). L’Arabe possède toutes les tares : il est mesquin, traître, fourbe comme un animal, il est méprisable… il est voleur d’où cette vérité générale énoncée par Maupassant : « qui dit Arabe dit voleur, sans exception »336… Il possède tous les défauts du monde, et le colonisateur, celui qui civilise, est seul porteur de la sagesse et des qualités humaines à en croire ces différents propos que l’on pourrait qualifier de racistes. L’Autre maghrébin est l’opposé, le miroir négatif de l’Européen. Dieu aurait divisé les civilisations en accordant à l‘une les qualités (l’Occident) et à l’autre les défauts (l’Orient). En fait, tout est réalisé afin d’affirmer la supériorité du colonisateur du point de vue technique, certes, mais aussi physique et moral. Malek Chebel nous fait un portrait de l’autochtone maghrébin ainsi défini par l’Europe : il n’est pas un individu ; il symbolise l’étrangeté car il est d’apparence et de mœurs inquiétantes, bizarres, incompréhensibles ; il est de confession musulmane, c’est à dire une religion ennemie du Christianisme ; sa langue n’est que charabia ; il n’a ni culture, ni Histoire, par conséquent, sans passé il ne peut prétendre à un avenir ; dans le cadre de l’activité il est paresseux, il travaille mal d’où l’expression contemporaine ‘travail d’arabe’ ; il est polygame ce qui connote une certaine perversion ; enfin, du point de vue biologique, son cerveau serait plus petit ce qui expliquerait l’ascendance de l’homme civilisé sur lui. 334 Saïd, Edward : Op. Cit, p. 55. Richard, Charles : Etude sur l’insurrection du Dahra (1846) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 63. 336 Maupassant, Guy de : « Le Zar’ez » dans Au Soleil (1884) in Le Credo de l’homme blanc d’Alain Ruscio, p. 63. 335 215 « La dévaluation du colonisé s’étend ainsi à tout ce qui le touche. À son pays qui est laid, trop chaud, étonnamment froid, malodorant, au climat vicieux, à la géographie si désespérée qu’elle le condamne au mépris et à la pauvreté, à la dépendance pour l’éternité. »337 De tout temps, et ce très fréquemment, l’Arabe est présenté comme un être négatif, il suffit de lire les définitions des dictionnaires du XVIIe au XIXe siècles. L’Arabe est avare, cruel et tyran (Furetière), avide d’argent, dur, agissant comme un pirate (Boileau dans sa Satire VIII A Monsieur M*** Docteur de Sorb)… L’image de l’Orient et des Orientaux véhiculée par le colonialisme du XXe siècle est bien négative. Strictement rien n’est épargné, l’Européen dévalorise tout, rien n’est plus attrayant, l’individu comme le pays est le symbole de la pauvreté, de la laideur jusqu’à l’infériorité. « […] l’Oriental agit, parle et pense exactement à l’opposé de l’Européen »338 Il n’est alors pas surprenant d’obtenir une réponse tout aussi virulente de la part des Maghrébins. Ces derniers vont peindre les Européens de manière tout aussi dépréciative. 2. Les Français a. Physique Les Français décrits par les Français ont droit, de manière générale, à un portrait physique flatteur. À la lecture de toutes les œuvres coloniales, on remarque que les femmes sont toujours décrites comme belles, attirantes, suscitant le désir et la convoitise de l’homme et de l’Arabe en particulier. Mme de Croixmare, dans Bachour l’étrange, a la peau blanche, elle est bien mise, ses robes colorées au profond décolleté attirent le regard, elle est élégante, sa main est gracieuse, son regard envoûtant. Les héroïnes des romans de Charles Géniaux Notre petit gourbi, Le Choc des races, sont tout aussi ravissantes. Jeunes, fraîches, elles suscitent l’intérêt des héros des récits y compris d’un Arabe suffisamment épris pour vouloir épouser une étrangère. À chaque rencontre, l’homme est confronté au charme naturel émanant des jeunes filles. Ces peintures sont 337 338 Memmi, Albert : Portrait du colon, p. 90. Cromer : Decline and Fall of the Roman Empire, 6, p. 289. 216 belles, flatteuses pour les Européennes. Toutefois, tous les Maghrébins ne sont pas sensibles à ce type de physique. Ainsi, lorsque Soliman-Aga fait le portrait d’une Occidentale dans Le Voyage en Orient de Nerval, il insiste sur sa banalité voire sa fadeur : « […] si ces belles méritaient qu’un croyant leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes d’hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c’est autre chose ; elles ont été élevées si mal, que ce serait la guerre et le malheur dans la maison. »339 La femme européenne pour Soliman Aga est fade : « sans couleur, sans goût », elle ne correspond pas à ses goûts orientaux. Quant à en épouser une, il en est hors de question d’où son exclamation virulente, elle ne s’adapterait pas aux coutumes orientales, à la différence homme/femme très marquée en Egypte à cette époque. L’écrivain introduit le jugement d’un Arabe sur les Européennes dans son récit ; on note qu’il a une opinion négative sur celles-ci et que les Orientaux préfèrent de loin les femmes plantureuses et enrobées. Certes le portrait n’est pas très avantageux mais à l’inverse des colonialistes qui ne trouvent aucune qualité chez l’Oriental et surtout qui nient son existence, le Maghrébin donne un avis, son goût est différent, cela ne signifie pas que la Française soit laide, elle ne correspond pas à ses critères, tout simplement. En ce qui concerne le sexe masculin, pareillement à la femme, il est très peu décrit physiquement, Nerval dit que ce sont des « gentlemen toujours coiffés, bridés, gantés »340. En effet, beaucoup d’aristocrates ou de bourgeois viennent s’installer en Orient. Malgré une différence de climat et de vie, ils n’abandonnent pas leurs habitudes d’Européens. Coudignac, dans le roman de Géniaux, est un propriétaire terrien qui participe aux travaux de la ferme. Mais il est regardé, considéré par l’héroïne comme un homme grand, bien bâti, aux larges épaules, il a certes un comportement un peu brutal, mais en général il conserve une certaine distinction. On peut observer que les Arabes accordent de l’importance à la couleur de la peau. Le teint blanc est un attribut qu’ils apprécient et sur lequel ils insistent dans leurs descriptions. Comme les Français, l’Oriental fait de l’Européen un type. Pour lui, l’étranger français est souvent un homme grand, intelligent, blanc de peau, habillé avec élégance. Sa mise et son attitude reflètent son pouvoir et sa richesse. De manière inconsciente, cette peinture conforte les Européens dans leur idée de 339 340 Nerval, Gérard de :Voyage en Orient, p. 278. Ibid, p. 311. 217 supériorité et les Arabes dans leur sentiment d’infériorité. L’usage, parfois irréfléchi, de clichés, permet de dénoncer une attitude de fermeture à l’Autre au profit d’une vision positive de soi-même, de sa culture. Du point de vue physique, en fait, les Tunisiens ne font quasiment pas de portraits des Européens. Pour eux, l’apparence ne reflète pas le tempérament de la personne. C’est le caractère qui les intéresse, c’est pourquoi les descriptions des mœurs des Européens sont plus nombreuses. b. Mœurs De grandes vérités apparaissent pour parler de l’Occidental, comme il y en a eu sur l’Oriental. On dit que l’Européen est « raisonnable, vertueux, mûr, normal » ou encore « courageux, énergique, habile et intelligent »341. Ceux sont les Occidentaux qui disent cela, car pour les Maghrébins, les Français sont moins parfaits. Ces adjectifs sont flatteurs pour l’orgueil des Européens et révèlent qu’ils sont imbus de leur personne. En effet, l’emploi de « normal » sous entend que toute autre civilisation ne rentrant pas dans la norme est étrange, bizarre et différente ; qu’être Tunisien par exemple, c’est ne pas être normal ! Des écrivains franco-tunisiens illustrent cet orgueil du Français à se prétendre supérieur aux autres peuples. Hélé Béji dans Itinéraire de Paris à Tunis se moque d’un homme qu’elle a connu dans son enfance car en grandissant il est devenu arrogant, méprisant, surtout vis-à-vis des Maghrébins. Comme le faisaient les colonialistes avec les Arabes, cet individu n’est jamais nommément désigné : « […] ce qu’il aurait rêvé d’être, c’était le Résident Général lui-même, dans le divertissement de la pompe beylicale et des turqueries de la Régence. »342 Ce fantasme du Français révèle un désir de domination, de pouvoir et d’oisiveté. De la même manière, Souad Guellouz démontre la haute image de soi qu’ont les Européens à travers leur comportement vis-à-vis de la famille Chébil. « […] avec (eux) […] ils les flattaient pour mieux mépriser les autres Arabes et insinuaient qu’eux aussi devaient les mépriser. Ils leur ressemblaient si peu… Ils avaient l’air de Français… Ils étaient si clairs, si propres… Ils étaient réservés, ponctuels, stricts en un mot 341 342 Saïd, Edward, Op.cit, p. 55. Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 84. 218 Eux des Arabes ? Incroyable… ! »343 Ces pensées révèlent que les Occidentaux sont prêts à provoquer des conflits au sein d’un même peuple. Cela montre aussi le mépris éprouvé pour les Arabes qui semblent être des gens sales, nonchalants et peu fréquentables. Les Français se flattent euxmêmes en énumérant des qualités qui les caractérisent. De nouveau, c’est une manière de se mettre en valeur et d’inférioriser le Maghrébin. Ce dernier en est conscient, il remarque ainsi leur vanité et leur fausseté. Ces Français se sentent supérieurs et apparaissent comme vaniteux et arrogants aux yeux de l’Oriental. Autre défaut découvert par ce dernier : leur froideur. Effectivement, les Européens, à la lecture des œuvres tunisiennes de langue française mais aussi des œuvres orientalistes sont considérés comme des êtres individualistes, peu accueillants, froids. Le sort de la famille dans La Cantine d’Aimé Dupuy illustre ce comportement. Personne, parmi les colons, n’aide la famille à s’intégrer et à vivre correctement, avec dignité sur une terre étrangère. De même, le héros du Roman des quatre (1926), confirme cet abandon, cette absence de solidarité des Français, en écrivant à ses amis restés en Métropole : « C’est l’être humain (Messaoud le chaouch) que je préfère ici, car pour ce qui est des Européens et en particulier de mes compatriotes… »344. Les points de suspension résument la déception de Lucien et traduit l‘individualisme des Occidentaux sur qui, vraisemblablement, on ne peut compter. Hélé Béji, à travers les intellectuels français, fait un portrait plus virulent encore de la froideur et de l’inhumanité des Européens. « J’avais du mal à m’imaginer qu’il y eût en eux le moindre grain de vie intérieure, elle ne palpitait nulle part. […] Ils étaient plats, ennuyeux, laids, insignifiants. Et ils étaient civilisés ! […] les efforts que je faisais pour les rattacher à l’humanité, ou à ce que ce mot évoquait pour moi, les en éloignaient davantage. […] Je voulais les rendre à l’humain, mais eux ne le voulaient pas. »345 La surprise de l’auteur : « Et ils étaient civilisés ! » prouve que les traits de caractère remarqués ne correspondent en rien à ce qui fait un peuple policé. Ces êtres semblent sans vie : « elle ne palpitait nulle part », ils sont des pantins s’imitant les uns les autres, reflets du pays : froid, ennuyeux. Cette description est une forte dévalorisation de l’intellectuel et au-delà du Français. Cette absence de cœur ne réside pas seulement chez 343 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 138. Bourget, Paul ; d’Houville, Gérard ; Duvernois, Henri et Pierre, Benoît : Le Roman des quatre, p. 32. 345 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 16. 344 219 l’intellectuel, l’homme occidental en général est réputé froid, dur et insensible : « ces Parisiens sans cœur »346. On atteint le summum de la déshumanisation avec le camarade d’enfance qui réunit à lui seul la laideur humaine. Le portrait est extrêmement satirique, sarcastique. Il est dans la même veine que les peintures effectuées par les écrivains colonialistes au sujet des Arabes. La narratrice est aussi péjorative, négative, vindicative et reconnaît en l’Occidental la somme des tares qui font l’inhumanité. « Dans le fond terne, banal, uniquement porté et bercé par le conformisme culturel des temps ; et bien que jeune déjà rassis ; bien que férocement ambitieux déjà désabusé ; éloquent mais stérile ; courtisé mais seul ; cultivé mais vide ; repu mais famélique ; bavard mais sans conversation ; sociable mais occidental. »347 La narratrice caractérise cet individu par une série d’antithèses. Les concessions révèlent l’ironie de la romancière, elle déconstruit un système de valeurs : l’apparence est trompeuse, la vérité se trouve dans les revirements tels que « bien que jeune déjà rassis » ou « cultivé mais vide ». Cette peinture incisive révèle un personnage inintéressant, insignifiant, occidental. D’ailleurs, ce dernier terme qui finit la description semble être la justification de cette inhumanité d’où une mise en valeur finale. En effet, il semblerait que pour Hélé Béji, la culture, c’est à dire l‘ensemble des activités soumises à des normes sociales, soit en quelque sorte l’assassin de l’humanité. L’année même de la publication d’Itinéraire de Paris à Tunis, elle déclare : « De même que l’humain est toujours de l’ordre de la nature, l’inhumain est de l’ordre de la culture. »348 Cette idée, elle la rependra et la développera dans L‘Imposture culturelle en 1997. L’auteur avance la théorie que l’homme, par le biais de la culture, est conditionné par la société et qu’il perd ainsi tout contact avec la nature, la simplicité. On a là l’écho de la perception de la nature humaine de Rousseau dans son Discours sur les sciences et les arts de 1750. Ne disait-il pas que l’homme est naturellement bon et que c’est la société qui le pervertit ? Nous assistons à une critique de la société française, société sans cœur, sans vie, fondée sur la simple apparence sociale. Ces dîners-débats, ces congrès sont les lieux de la manifestation du ridicule humain. Les invités se prêtent au jeu du paraître, ils mettent 346 Ibid. Ibid, p. 88. 348 Béji, Hélé : La Presse, Tunis 1991, p. 10. 347 220 en avant leur culture, leurs productions, leur fonction sociale, et ainsi rivalisent d’insignifiance et de sottise. Ces intellectuels parisiens ont perdu leur âme dans la complaisance et la banalité. La romancière met là en évidence une tare de certains intellectuels français restés très ‘nombril du monde’. D’où vient cette influence ? De l’environnement ou de l’homme ? En effet, la capitale française rebute l‘étranger par sa grisaille et son indifférence. Dans Vie lointaine, le héros quitte la France après la mort de son père pour s’installer dans son village natal. Ce qui ressort de cette vie française ce sont des clichés du regard maghrébin sur la capitale. Tout ce qui est extérieur à la subjectivité d’un individu est par définition différent. Donc, l’image qu’une personne a de l’autre est souvent une image très simplifiée dès lors qu’il s’agit de personnes étrangères à sa culture. L’étranger à Paris est comme dans un autre monde. Il observe le mode de vie des Parisiens, et de retour dans son pays, il rend compte de manière subjective de ce qu’il a vu. Ces clichés ou stéréotypes qui circulent alors sur les Français sont essentiellement des représentations dues aux déformations de la réalité par l’imaginaire de l’individu puis par l’imaginaire collectif. En effet, les éléments comparés ne sont pas comparables. Le protagoniste est issu d’un petit village où tout le monde se connaît, il vient d’un pays où le soleil est présent la majorité de l’année, où le blanc est la couleur principale afin de réfléchir la lumière du soleil, où la gestion du temps est plus lente en raison de la chaleur mais aussi d’un rythme de vie indolent inné. Arrivé à Paris c’est le choc. La ville est immense, les gens très nombreux ne se côtoient pas car ils ne se connaissent pas, le climat est différent, le blanc des bâtiments est remplacé par le gris, le beige ; enfin, les Parisiens travaillent et le rythme est beaucoup plus rapide surtout pour le regard d’un Maghrébin, en vacances de surcroît. « Le stéréotype peut ainsi déterminer la vision de l’Autre au point de modeler le témoignage des sens et de la mémoire, il produit des effets flagrants de perception sélective. »349 L’individu, afin de déterminer l’Autre, reste sur des images véhiculées par sa société. Aujourd’hui encore, les touristes maghrébins ont la même vision du Français, le cliché perdure telle une vérité. Le héros, comme beaucoup d’autres Arabes, a été marqué par la foule et le rythme trépidant des Parisiens : tout le monde court pour gagner du temps, de 349 Amossy, Ruth et Rosen Elisha.- Le Discours du cliché, Paris: Éditions SEDES 1982 , p. 38. 221 l’argent, et il a été surpris par la grisaille environnante : Paris trop souvent sous la pluie, les rues, les hauts immeubles gris, ternes, le boulevard Barbès sale… Le héros de Du Miel et d’aloès de Ali Becheur raconte son premier contact avec la France : « […] venu de ce mince appendice de terre retroussée sur la Méditerranée […] je débarquai dans une autre planète ; nouveau monde sans doute […]. Ainsi, la foule : elle y était différente, d’une autre nature ; pressée, fébrile, impérieuse, elle vous imposait son temps, vous entraînait dans son courant ; il fallait de tout son poids freiner aux carrefours, rejeter le corps en arrière pour éviter d’être jeté en pâture à la horde trépidante des autos qu’un œil vert avait déchaînées. […] La grisaille -cette limaille- déjà s’était déposée en moi, à mon insu ; elle avait terni mon ciel intérieur, de même que le temps voile de taies les yeux des vieux miroirs »350. Ce jeune Tunisien arrive dans un autre monde, loin de la lumière bienfaisante de son pays natal. Il est entouré d’inconnus, du froid, du gris et n’éprouve aucun plaisir. Hélé Béji éprouve le même sentiment. Pour elle, la capitale française n’est pas chaleureuse, elle est triste, morte. Toutefois, il semblerait, d’après les descriptions de l’écrivain, que le climat influe sur la ville, son architecture, ses habitants. Ainsi, lorsqu’elle fait le tableau de Paris, elle parle de « […] cette incertaine belle froideur, cette suspendue moirure, dans ce velours ensommeillé de gris, de bronze et de tiédeur d’ardoise sous un ciel mat comme le fond d’un vieux poudrier s’effritant tendrement sur les toits vert-de-grisés. »351 Les Français ne semblent pas très gais. Les Tunisiens continuent leur peinture négative de l’Europe pour bien marquer leur différence, car ce qu’ils disent des Occidentaux ne concerne pas leur civilisation. Nous avons affaire à un miroir inversé de l’Autre où l’Arabe ne se reconnaît pas dans ce qu’il peint du Français, en fait, il se pose comme son contraire. Ainsi, l’Arabe continue en montrant que l’Européen est raciste, voleur et irrespectueux. Par exemple, dans Les Jardins du Nord, on se rappellera la fameuse scène où M. Chebil s’en prend à un médecin qui refusait de soigner sa fille en raison de son costume. Ce dernier, comme pour excuser sa méprise, explique son geste par son expérience passée en Afrique noire où il ne soignait pas les hommes de couleur. Son mépris pour les peuples différents se transforme en xénophobie et racisme. Dans le camp des Français, Maupassant, par exemple, qui pourtant aime l’Orient et les 350 351 Becheur, Ali : Du miel et d’aloès, p. 69-70. Béji Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 20. 222 Orientaux, et condamne la colonisation excessive et inhumaine, dit en parlant d’une cité du Sahara : « […] cette pauvre cité de terre délayée fait songer à des constructions d’animaux quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informes construits sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d’ordre inférieur. »352 Que répondre à cela si ce n’est que c’est une nouvelle preuve du rejet de l’autre comme être inculte et non civilisé. « Créatures d’ordre inférieur », « constructions d’animaux quelconques »… ces propositions révèlent un manque de considération pour les peuples différents. Il y a là une critique de l’architecture d’une ville qui ne s’interroge pas sur les raisons de telles constructions. La pauvreté pourrait être l’une d’elle, mais l’auteur n’en parle pas, seul ce qu’il voit et ressent compte. De nouveau, il n’y a aucune analyse de cause à effet, les habitants de cette cité sont inférieurs, encore primitifs comme l’illustrent leurs habitations. Les qualificatifs de voleurs et d’irrespectueux sont adressés aux Français par les Tunisiens. Les Européens ont volé leur terre, ils se sont appropriés celle-ci sans respect pour la propriété d’autrui, sans respect pour les us et coutumes, la religion, les mœurs des Arabes. Ainsi, ce qui a coûté la vie à Mme de Croixmare, la volonté des Français de raser un cimetière musulman. Ce manque de respect provoque non seulement la colère des autochtones mais aussi leur mépris pour les valeurs européennes. On a l‘impression que Français et Tunisiens s’opposent, c’est ce que sousentend Dumas. Pour lui, « Entre l’Arabe et nous (les Européens), tout est contraste. - Mahomet promet aux musulmans un paradis tout sensuel. - Jésus-Christ promet un paradis tout immatériel. - Le Français ne peut épouser qu’une femme, et a toutes sortes de lois contre l’adultère. - Le musulman peut épouser quatre femmes et réunir autant de concubines que sa fortune lui permet d’en prendre. - Les femmes françaises marchent la figure découverte, et sont sans cesse dans les rues. - Les femmes arabes sont prisonnières dans leurs maisons, et si elles sortent ne peuvent sortir que voilées. - L’Arabe, si la paix est troublée dans son ménage, y ramène la paix à coups de bâton. - Le Français qui frappe une femme est déshonoré. - Plus l’Arabe a de femmes, plus il est riche. - Une seule femme suffit souvent à ruiner un Français. - L’Arabe se marie le plus tôt qu’il peut. - Le Français se marie le plus tard possible. 352 Maupassant, Guy de : Zar’ez, p. 4. 223 - La première question d’un Français quand il rencontre un ami, est de lui demander des nouvelles de sa femme. - Demander à un Arabe des nouvelles de sa femme est une des plus graves insultes qu’on puisse lui faire. - Nous buvons du vin. - Le vin est interdit aux Arabes. - Nous portons les habits serrés. - Ils les portent larges. - Nous disons qu’il faut avoir les pieds chauds et la tête froide. - Ils disent qu’il faut avoir la tête chaude et les pieds froids. - Nous saluons en ôtant notre chapeau. - Ils saluent en enfonçant leur turban sur leur tête. - Nous sommes rieurs. - Ils sont graves. - Nous fermons la porte de la maison. - Ils lèvent la toile de leur tente. - Nous mangeons avec une fourchette. - Ils mangent avec leurs doigts. - Nous buvons plusieurs fois en mangeant. - Ils ne boivent qu’une fois après avoir mangé. - Notre jeûne est doux. - Le leur est rude. Depuis la pointe du jour, c’est à dire depuis le moment où l’on ne peut distinguer un fil blanc d’un fil noir, jusqu’au soir, l’Arabe ne peut ni boire ni manger, ni fumer, ni priser, ni embrasser sa femme. - Nous enfermons les fous. - L’Arabe les regarde comme sacrés. - Nous tutoyons nos parents, et avons en général pour eux plus d’amour que de respect. - L’Arabe ne peut ni s’asseoir, ni fumer, ni parler devant son père ; ni même un frère cadet devant son frère aîné. - Nous aimons les voyages de fantaisie. - L’Arabe ne fait que des voyages d’utilité. - Nous connaissons toujours notre âge. - L’Arabe l’ignore toujours. - Nous attachons notre honneur à ne pas reculer d’un pas dans la bataille ou dans le duel. - L’Arabe fuit sans déshonneur. - Nous mangeons la viande des animaux assommés. - Ils ne mangent que la viande des animaux saignés. - La peinture d’histoire est chez nous un art. - La peinture des images est chez eux un péché. - Nous nous inquiétons de tout. - L’Arabe ne s’inquiète de rien. - Nous sommes providentiels. - Il est fataliste. S’il lui arrive quelque grand malheur, hakoun-Erbi, dit-il, ordre de Dieu. »353 Ces oppositions de mœurs révèlent simplement que les coutumes sont différentes, que la culture n’est pas la même. Loin d’imaginer une hiérarchie des civilisations, Dumas assène des faits observés et observables symbolisant la diversité du 353 Dumas, Alexandre :Le Véloce, p. 439-440. 224 monde, la différence entre l’Orient et l’Occident. Certains Européens vont interpréter ce texte à leur avantage en énumérant ce qui leur apparaît comme incongru, comme pervers, barbare donc synonyme de primitif, d’inférieur. Or, ce passage a le mérite d’être neutre, de poser les vérités de chacune des cultures sans marquer une préférence. Chaque société a ses lieux communs, ses stéréotypes, ses préjugés. Le phénomène n’est donc pas limité à une aire culturelle mais affecte l’ensemble des cultures et des sociétés. Les portraits, qu’ils soient français ou tunisiens sont, somme toute, négatifs. La raison, c’est que l’on voit chez l’Autre ce que l’on ne veut pas voir chez soi, et que le portrait effectué est un miroir de ce que l’on ne veut pas être ou devenir. De plus, les images et représentations produites par les groupes sur eux-mêmes et surtout sur les autres traduisent très souvent une vision stéréotypée de la réalité. Elles témoignent d’une méconnaissance de l’Autre. Les clichés comblent l’imaginaire et l’inconscient social du public ignorant et renforcent ses croyances et ses normes mêmes si celles-ci sont fausses. Les stéréotypes, qu’ils soient orientaux ou occidentaux, naissent de l’ignorance de l’individu, de sa méconnaissance de l’autre culture. Les clichés se fondent donc sur des images subjectives, puisque l’individu n’appartient pas au même univers que l’Autre. Ce dernier surprend par ses différences par rapport à la norme de l’Orientaliste ou de l’Occidental et cela peut inquiéter. Par conséquent, le moyen de le maîtriser c’est de le nommer, donc de le faire passer de l’inconnu au familier. Dès lors, on peut lui imputer toutes les tares que l’on n’accepte pas chez soi. « Les perceptions de l’autre prennent en compte celui-ci moins pour ce qu’il est que pour ce qu’il paraît représenter comme menace, comme espoir, en connexion avec les passions et les intérêts, pour renforcer ou illustrer un courant interne. Nul ne hait ni n’aime gratuitement un peuple, un univers culturel extérieur. »354 Le rapport à l’Autre est toujours ambigu. Souvent, une société se voit, se pense en rêvant l’Autre ; il y a donc un besoin réciproque de reconnaissance en dépit d’une ignorance de l’autre culture. Toute relation est intéressée (se connaître, connaître l’autre, le dominer) et se joue sur le regard objectif/subjectif de l’individu ou du groupe social. 354 Rodinson, M. : La Fascination de l’Islam in Arabes des lumières et bédouins romantiques : un siècle de « voyages en Orient », Paris : Le Sycomore, p. 1. 225 3. Objectivité/Subjectivité Edward Saïd, qui a étudié les relations de l’Orient et de l’Occident, écrit : « L’histoire du discours sur l’autre est accablante. De tout temps les hommes ont cru qu’ils étaient mieux que leurs voisins ; seules ont changé les tares qu’ils imputaient à ceux-ci. Cette dépréciation a deux aspects complémentaires : d’une part, on considère son propre cadre de référence comme étant unique, ou tout au moins normal ; de l’autre, on constate que les autres, par rapport à ce cadre nous sont inférieurs. Ce qu’on lui a refusé avant tout, c’est d’être différent : ni inférieur, ni (même) supérieur, mais autre justement. […] les autres nous sont inférieurs parce qu’on les juge, dans le meilleur des cas, par les critères qu’on s’applique à soi-même. »355 L’Autre c’est la différence, il y a donc une distance vis-à-vis du Même. On passe d’Autrui c’est à dire un autre Moi à Autre, à savoir un être différent de Moi. Tout regard est relatif ; on voit l’Autre avec ses yeux mais surtout avec sa culture. L’image que l’on se fait est donc subjective. Mais dans le même temps, le regard étranger met en évidence ce que l‘Autre est grâce à la distance prise ; il est donc aussi objectif. a. Croyance et réalité À propos du regard, Jean Mouton, écrivain et philosophe français, écrit : « Regarder serait le simple fait de la curiosité, un désir d’inventaire ; voir, c’est contempler avec tout son être. Si bien que regarder mène à l’exactitude, voir mène au vrai. Mais il est certain qu’il faut commencer par regarder pour voir. »356 L’exotisme est fondé sur le regard. Le voyageur est curieux, il réalise un compte rendu de ce qu’il lui a été donné de voir, donc « un inventaire ». La littérature coloniale, elle, est fondée sur le « voir », ses récits sont ceux du vrai, de la précision, du réalisme. Les auteurs souhaitent donner au lecteur leur vécu, leur véritable vie. Les deux étapes ont été nécessaires pour la découverte, la connaissance et aujourd’hui la reconnaissance de l’Autre. Ce phénomène de regarder puis de voir, donc d’appréhender et de connaître, de s’attarder sur l’extérieur puis l’intérieur s’effectue progressivement dans l’une et l’autre civilisation. Chacune d’elle reconnaît des qualités à l’Autre et confronte la réalité à ses croyances. La religion, par exemple, est un sujet de discorde 355 356 Saïd, Edward : Op.cit, Paris : Le Seuil 1980, p. 8. Mouton, Jean : Les Intermittences du regard chez l’écrivain, Nièvres : Desclée De Brouwer, p. 10. 226 entre l’Orient et l’Occident, l‘une comme l’autre culture croit voir en l’autre confession une ennemie. Or, le Coran et la Bible sont similaires en de nombreux points. Nerval aborde ce sujet en écrivant : « […] le Coran n’est qu’un résumé de l’Ancien et du Nouveau Testament rédigé en d’autres termes et augmenté de quelques prescriptions particulières au climat. Les musulmans honorent le Christ comme prophète sinon comme Dieu ; ils révèrent la Kadra Myriam (la Vierge Marie) et aussi nos anges, nos prophètes et nos saints ; d’où vient donc l’immense préjugé qui les sépare encore des Chrétiens et qui rend toujours entre eux les relations mal assurées ? »357 Le fossé entre l’Islam et le Christianisme est bien réel mais il est en grande partie créé par l’homme. En effet, la restriction « n’est qu’un résumé» peut ne pas plaire et froisser l’orgueil des musulmans, mais comme le dit Nerval aussi, beaucoup de similitudes existent entre ces deux religions : les croyants croient en un Dieu unique, les prophètes sont les mêmes ; chez les Musulmans il y a le Ramadan, chez les Chrétiens le Carême ; des principes de vie son identiques comme la virginité jusqu’au mariage, ne pas mentir, ni voler, ni tuer son prochain, l’Islam ajoute, en plus, ne pas boire d’alcool et ne pas manger de porc pour des raisons d’hygiène ; les récits religieux (Salomon, Moïse, Abraham, Adam…) sont les mêmes… L’essentiel est identique, alors croire que l’Islam est monstrueux et tyrannique, que le Christianisme n’est que mécréance, ne fait que fausser la réalité, la vérité, et servir les conflits. Beaucoup de stéréotypes sont ainsi véhiculés dans l’une et l’autre culture ; le contact quotidien et le regard comme volonté de découvrir et de connaître l’Autre permettent de rétablir la vérité. D’ailleurs, beaucoup d’Occidentaux, lors de la colonisation, vont se convertir à l’Islam. La différence majeure réside dans la fonction de Jésus Christ : pour les Chrétiens il est le fils de Dieu, pour les Musulmans il est un prophète, sinon, comme nous l’avons vu, les similitudes sont majoritaires. L’intérêt pour la religion est montré à travers la littérature, la peinture. L’Européen ne peut y échapper s’il habite au Maghreb puisque la religion fait partie du quotidien des Arabes, qu’elle est présente partout. C’est au contact de l’autre que le vrai est appris et rendu au public. La connaissance de la vérité n’est possible que si l’ignorance disparaît. En effet, c’est cette méconnaissance qui est à l’origine de mauvaises interprétations du comportement oriental, comme par exemple, la place de la femme en Orient. 357 Nerval, Gérard de : Voyage en Orient, p. 566. 227 Dans l’imaginaire occidental, la femme arabe est enfermée chez elle sans avoir le droit ni le pouvoir de sortir. Cette vie cloîtrée aiguise la curiosité des Européens. Ils cherchent à deviner ce qui se cache derrière les murs des maisons, derrière le voile. Il est vrai que les femmes orientales sortent peu, les Arabes préfèrent les savoir au foyer et beaucoup d’Européens ont vu cela comme un emprisonnement, une absence de liberté. C’est le cas, d’ailleurs, de l’héroïne des Musulmanes : Nefissa, n’a qu’un souhait, celui de sortir découverte dans les rues de Tunis, de pouvoir tenir la main de son fiancé devant tout le monde. Cette envie et cette prise de conscience de l’enfermement sont motivées, influencée par le mode de vie européen. Pourtant au XIXe siècle, cette impression d’emprisonnement est moins sensible pour l’Occidental comme pour l’Oriental. Nerval, par exemple, note que la privation de liberté n’est pas totale et que cette idée est exagérée : « […] n’est-il pas encourageant de voir qu’en des pays où les femmes passent pour être prisonnières, les bazars, les rues et les jardins nous les présentent par milliers, marchant seules à l‘aventure, ou deux ensembles ou accompagnée d’un enfant ? Réellement, les Européennes n’ont pas autant de liberté : les femmes de distinction sortent, il est vrai, juchées sur des ânes et dans une position inaccessible ; mais chez nous, les femmes du même rang ne sortent guère qu’en voiture. »358 Certes, cette remarque a lieu au XIXe siècle mais même au XXe siècle les femmes de haut rang sont toujours accompagnées pour sortir, ou véhiculées. Ce jugement est tout relatif, l’inaccessibilité de la femme pour l’homme est égale dans l’une et l’autre civilisation, mais on ne voit, on ne remarque que celle de l’Autre, on la considère comme plus tyrannique, plus difficile. Au XXe siècle, surtout avec l’influence de l’Occident, ce sentiment d’emprisonnement est ressenti plus profondément par les Maghrébins ouverts sur l’Europe, ce qui confirme l’impression des Européens. L’homme est ainsi fait, qu’il va juger plus durement, face à une même attitude, celui qui lui est différent. Depuis toujours, l’Occidental perçoit l’étranger comme ce qu’il voudrait qu’il soit ou ce qu’il croit qu’il est. Souvent, ces idées sont fausses ou exagérées. Parce que la civilisation orientale est immobile, calme, sereine, l’Européen croit qu’elle n’a aucune vie, que tout est silence. Or, les Arabes se disputent, parlent avec vivacité, recourent à la 358 Nerval, Gérard de : Ibid, p. 260-261. 228 gestuelle comme les Italiens. Voilà, au contraire, ce qu’on pense chez les Français comme l’écrit Ampère : « […] on n’entend point ces cris, ces jurements, ces chants bruyants qu’on entend chez les nôtres. On ne voit jamais de dispute. »359 Heureusement, certains Orientalistes se montrent plus objectifs et rendent la réalité telle qu’elle est. Ainsi, Maupassant parle de la « note aiguë de l’Arabe qui semble descendre du front dans la gorge »360. L’Oriental est tout sauf silencieux. En fait, nous assistons à une confrontation entre la réalité et l’imaginaire européen. Au XXe siècle, Lucas, P. et Vatin, JC écrivent « la vision romantique est mystificatrice en ce sens qu’elle est essentiellement folklorisante et idéalisante. »361 L’Occidental cantonne l’Oriental dans un univers qu’il a défini, ce qui le rassure. Cette image, bien entendu, est réductrice : le terme « folklorisante » sous-entend qu’il y aura une accentuation de l’exotisme, de ce qui appartient au traditionnel, à l’étrange. De même, puisqu’il est fondé sur une idée prédéfinie, le monde oriental est idéalisé. La distance, l’ignorance accentuent ce phénomène. Par exemple, sous l’influence des Mille et une nuits, l’imaginaire européen croit que l’Orient c’est le faste, les fêtes, la richesse. Or, tout le monde n’est pas riche. Ainsi, une troupe de Français menée par l’officier Merle, découvre un pays inattendu où tout ou presque tout leur semble merveilleux. En parlant du harem, Merle dit : « Le mobilier du harem, […], était plus somptueux qu’élégant, on n’y trouvait ni le goût français ni la propreté anglaise, mais des tapis de grand prix jetés à profusion sur le carreau, des étoffes d’or et d’argent, un luxe étonnant de coussins sans nombre, des meubles d’acajou lourds, massifs, des lits entourés de moustiquaires de mousseline de l’Inde brochée à fleurs d’or, des divans partout, dans une atmosphère de rose, de jasmin, de musc, de benjoin et d’aloès. Nous trouvions encore un grand nombre de tables de toilettes, de coffres et de nécessaires en bois précieux de l’Asie, incrustés de nacre, d’ivoire ou d’ébène, des porcelaines de la Chine et du Japon du plus grand prix, et une multitude incroyable de petits meubles inconnus en Europe, inventés pour satisfaire les caprices et les habitudes fantasques des femmes d’Orient »362. 359 Ampère : ‘Une course dans l’Asie mineure, Revue des deux Mondes, 15 janvier 1842, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, J.-C. Berchet, Paris : Robert Laffont 1985, p. 386. 360 Maupassant, Guy de : La Vie errante, p. 72. 361 Lucas, P. et Vatin, JC : L’Algérie des anthropologues, Paris : Maspero 1975, p.101. 362 Bertaut, Jules : in « Le Maghreb colonial », Le Monde diplomatique, avril-mai 2006, p. 47-48. 229 Cet espace si convoité par les curieux réserve une magnifique surprise aux Français : luxe et curiosités y résident. Le rythme des phrases, longues mais ponctuées de nombreuses virgules, traduit la profusion des meubles découverts. De même, l’écrivain ne lésine pas sur les détails des matières qui attestent de la préciosité des décorum orientaux : « tapis de grands prix, étoffes d’or et d’argent, des meubles d’acajou lourd, mousseline de l’Inde à fleurs d’or, bois précieux d’Asie, incrustés de nacre, d’ivoire ou d’ébène… ». Enfin, l’étonnement est présent et ressenti, la pièce ne ressemble en rien à ce que l’on peut voir en Europe, le « luxe est étonnant », et l’auteur découvre « une multitude incroyable de petits meubles inconnus ». Toutefois, le bain maure déçoit ces esprits et ces yeux émerveillés. « Ils sont renommés, […], pour leur élégance et leur propreté, je les ai visités et je n’ai été frappé ni de l’une ni de l’autre. Du marbre, de l’eau bouillante, du linge de coton, du café et des pipes, voilà tout ce qu’on y trouve, et tout ce qui suffit aux besoins des Turcs et des Maures, qui vont aux bains autant pour des motifs d’hygiène que par devoir religieux »363. La richesse n’est pas partout et n’appartient pas à tous. Cette description du hammam prouve que l’imaginaire se méprend parfois. D’ailleurs, le café maure subit le même désenchantement. Nous avons vu précédemment que les cafés maures parisiens mettaient l’accent sur la somptuosité, or, en réalité, le café maure est empreint de simplicité. « Ces cafés ne ressemblent en rien aux nôtres ; ce sont des espèces de salles basses ou quatre ou cinq personnes ont peine à tenir ; les autres habitués se placent sur l’appui que forme les deux côtés de la porte, d’autres devant la porte, sur des pierres ou même par terre. Le cafetier est le plus souvent un esclave nègre qui n’a d’autre occupation que de faire bouillir de la poudre de café dans un grand vase de terre ou de métal »364. Ces Français constatent constate le fossé qui sépare l’imaginaire de la réalité. L’or, les jeux de lumières, laissent place à une sobriété proche de la pauvreté : « espèces de salles basses ». De nouveau, la vision de l’Orient comme univers de faste et de richesse est erronée. D’ailleurs, dans nos romans orientalistes ou tunisiens, les écrivains parlent de familles pauvres et de la misère. C’est le cas d‘Ali Ben Moktar, qui traverse toute la Tunisie dans le but de trouver du travail et de gagner de l’argent. La Comtesse de 363 364 Ibid. Ibid. 230 Gasparin parle des Arabes en guenilles. Les peintres, aussi, découvrent la réalité et la donnent à voir aux spectateurs européens : des vieillards à genoux qui mendient, la simplicité des vêtements portés… La femme est un autre sujet de démystification. Voilée, elle est un mystère, elle suscite le désir, la curiosité des Occidentaux qui imaginent des intrigues amoureuses. Les Arabes, eux-mêmes, s’y laissent prendre. Le narrateur de Tirza, par exemple, est en quête d’un ‘fantôme’ voilé de blanc qui va tous les jours puiser de l’eau à la sortie de la ville. Jamais il ne saura qui il est, jamais il ne verra son visage. Néanmoins, ces femmes ne sont pas toutes séduisantes, le voile permet de tromper le regard. Ainsi, si les jeunes filles sont belles, les femmes, surtout celles qui sont mariées, sont parfois grasses et hideuses comme le montre Maupassant. La belle Shéhérazade disparaît pour laisser place à des Juives assimilées à des mastodontes. « Habitués à vivre dans des régions idéales, nous demandons plus tard à la réalité des merveilles qui ne sont plus de ce monde. [….] pour nous complaire, l’Orient lui-même n’a pas d’assez riches couleurs, et les tableaux qu’il nous offre sont, en général, forts différents de ceux que nous avons rêvés.»365 C’est une réalité, l’homme est un éternel insatisfait. L’Européen qui a vu des peintures, lu des récits exotiques, est souvent déçu car ce qu’il voit lors de ses voyages ne correspond pas précisément à ce qu’il avait imaginé, rêvé ; la vérité est toujours quelque peu différente. Dans le roman de Claude Roy Le Soleil sur la terre, l’un des personnages, Lecoutre, dit à propos de l’un de ses amis, Bastard : « Il a dû arriver ici tout feu, tout flamme, comme moi débarquant à Tunis, aimant d’avance les Arabes, moi à cause des Mille et une Nuits, d’Ibn Khaldoun, de leurs philosophes et de leurs poètes, avec le romanesque de la culture, lui avec le petit romanesque du Français « impérial », Psichari, Lyautey, Bournazel, un héros bronzé en saharienne au milieu de gens pareils à ceux de la Bible, hommes simples qui respectent leur protecteur, qui estiment la force qu’on montre pour n’avoir pas à s’en servir, guerriers et pasteurs aux yeux clairs et nobles, et un héros de la Chanson de Roland faisant régner l’ordre juste au milieu d’un peuple noble et farouche. Et puis les années passent […] les Arabes qui ne sont pas ressemblants du tout à l’idée héroïque qu’on s’en faisait, Tunisiens pas francs, roublards, fanatiques, rusés, la paperasserie, les instructions de la Résidence. »366 365 De Valon, Alexis : ‘La Turquie sous Abdul-Mejid 1 Smyrne’, Revue des deux Mondes, 1er mai 1844, in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXème siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p. 349. 366 Roy, Claude : Le Soleil sur la terre, p. 413. 231 La déception est rude pour le colon venu s’installer en Tunisie sur la foi des images romancées de la littérature coloniale héroïque. La réalité est fort différente, plus vraie que ce qu’il avait imaginé. Certains Européens vont accepter cette distance entre le rêve et la réalité, d’autres non. Et pourtant des écrivains de la littérature coloniale ont pour objectif de dire le vrai, et beaucoup d’artistes leur ont reproché leur appartenance au mouvement réaliste. Toutefois, on peut supposer que ce réalisme a pour objet une propagande dont le but est de justifier l’impérialisme. Mais l’imaginaire colonial exotique perdure, et seule la présence sur la terre orientale et la cohabitation permettent d’entrevoir la vérité. La lascivité des Orientaux, par exemple, était synonyme de sensualité féminine, de plaisir de vivre. Mais, progressivement, cette langueur se transforme aux yeux du colonialiste en paresse : la qualité devient défaut. Ce qui se passe, c’est que le regard du colon se fait plus exigeant, plus pesant, plus insistant. Son objectif n’est plus le plaisir de la contemplation, c’est le rendement de sa nouvelle propriété. Chez le Maghrébin, une métamorphose s’effectue dans le même temps en raison de ce regard colonial. Albert Memmi explique dans Portrait du colonisé que « Confronté en constance avec cette image de lui-même, proposée, imposée […] il finit par la reconnaître […] Ne sommes nous pas […] paresseux, puisque nous avons tant d’oisifs ? Timorés puisque nous nous laissons opprimer ? […] ce portrait mythique et dégradant finit, dans une certaine mesure, par être accepté et vécu par le colonisé. Il gagne ainsi une certaine réalité et contribue au portrait réel du colonisé. »367 Le regard de l‘Autre a une forte influence sur soi. Albert Memmi sous-entend que l’opinion du Français, devenue vérité générale, remet en question l’idée que le Tunisien se fait de lui-même. En réalité, les rôles de colonisateur et de colonisé sont liés, ils se nourrissent l’un l’autre. Dans Autrui de Mildred Szymkowik, il est dit en substance que le colonisateur est considéré comme un oppresseur, tricheur, seulement préoccupé de ses privilèges ; le colonisé, lui, est vu comme un être opprimé, brisé dans son développement. Ainsi défini, l’impérialisme refuse, comme nous l’avons vu précédemment, de reconnaître l’humanité de l’indigène en le traitant comme l’élément d’un ensemble ou comme un animal. Ce dernier ne peut alors qu’intérioriser l’image dégradante que le colonisateur fait de lui, accepter de se mépriser lui-même en admirant celui qui le méprise. Le colonisé est voué à osciller entre sa fascination pour la culture 367 Memmi, Albert : Portrait du colonisé, p. 108. 232 puissante du colonisateur, et sa fidélité à une culture d’origine dominée. Son avis est-il objectif ? Non, il correspond à une opinion fondée sur des critères occidentaux et non sur la culture orientale. Néanmoins, cette situation provoque chez l’individu concerné, confronté à cette seule représentation, une acceptation de ce défaut et ainsi confirme l’image que le Français se fait du peuple colonisé. Nous assistons à une sorte de lavage de cerveau, l’Arabe est conditionné inconsciemment par le biais des discours européens. Avec le Romantisme et l’Orientalisme, l’Orient est idéalisé, avec le Colonialisme c’est le colon qui est idéalisé, et par conséquent, une métamorphose des traits maghrébins, devenus plus réalistes mais aussi souvent plus négatifs. Dans les deux cas, l’Occidental se montre supérieur et autoritaire, il fait tout pour que la réalité corresponde à ses souhaits, à son imaginaire et justifie son comportement. Georges Simenon, par exemple, dans Touristes de bananes (1938), aborde ce sujet : « Il [Georges Simenon] décrit les mirages de l’espace colonial, le décalage entre l’imaginaire colonial et la vie quotidienne […] où les indigènes sont censés mettre en scène une version hallucinée de leur culture pour la consommation des colons et des métropolitains de passage. »368 Les voyageurs attendent des autochtones un comportement conforme à ce qu’ils ont vu, imaginé. Heureusement, les indigènes restent eux-mêmes et les Occidentaux s’aperçoivent de leur erreur, du fossé qui sépare leurs rêves de la réalité. À l’époque du Romantisme, Chateaubriand comme Lamartine ont pris conscience de l’existence d’un Autre. Pour le premier, l’autre est un double négatif du Moi, pour le second, en revanche, il est un complément nécessaire du Moi. À la même période, le regard sur l’étranger diffère d’un artiste à un autre ; la sensibilité n’est pas la même, les rencontres et les expériences sont diverses, voilà pourquoi ces deux aspects de l’image de l’Autre coexistent. Au-delà de cet aspect, les deux écrivains rendent compte d’une réciprocité du regard étonné, curieux de l’Européen et de l’Arabe. Jean Vaast Deleroiere écrit à ce propos dans Voyage en Orient (1836): « On éprouve une singulière impression en parcourant ainsi absolument seul un pays qu’on ne connaît pas, habillé d’un costume tout différent de celui des habitants, sans aucune notion de leur langue, en dehors en quelque sorte de toute communication ; chaque 368 Blanchard, Pascal et Lemaire, Sandrine : Culture impériale, les colonies au cœur de la République, 1931-1961, Paris : Éditions Autrement, collection Mémoires, Touristes de bananes, p. 65. 233 individu que vous rencontrez vous regarde et vous examine depuis les pieds jusqu’à la tête, comme quelque chose de curieux ; il vous adresse la parole, et quand il entend sortir de votre bouche des sons étrangers qui jamais n’ont frappé son oreille, son étonnement est extraordinaire ; il se peint sur sa figure quelque chose qui n’est ni affection ni haine, quelque chose d’indécis qui vous met mal à votre aise ; vous sentez dans ce moment combien l’homme isolé est faible, combien il a besoin de se sentir des appuis au moins voisins pour développer ses forces et pour compter sui lui-même ! »369 L’étonnement est mutuel, certains Européens vont alors tenter de passer inaperçus en empruntant le costume oriental (Lamartine, Nerval) et les Arabes, en dehors du fait qu’ils vont prendre aussi le vêtement occidental, vont s’attacher à conserver leur réserve c’est-à-dire cacher leurs émotions. Dans la première décennie du XXe siècle, qui voit l’installation en masse de colons au Maghreb considéré comme un prolongement de la Métropole, on observe une démystification de l’Orient qui devient plus accessible et moins irréel. On note une relativité du regard de l’une et l’autre culture qui atteste une prise de conscience de l’existence de l’Autre et de sa personnalité. Les Maghrébins, en continuant de rester ce qu’ils sont, permettent aux Européens de voir que leur imaginaire n’est plus d’actualité. Il faut la confrontation à l’autre pour comprendre son identité. « La conscience de soi, la compréhension de soi de l’Occident, a une nécessité vitale de l’image mirage de l’Autre. »370 Le Moi est nécessairement lié à l’Autre c’est à dire l’étranger différent, et non à Autrui (le semblable). C’est la différence qui permet de se voir soi-même, de se poser comme Moi par rapport au reste du monde. Il y a Moi et l’Autre, l’individu réagit alors différemment selon ses objectifs. L’étranger sera alors ou l’opposé ou le complémentaire ou l’identique. De cette position dépendra la relation à l’autre et l’image que l’individu a de soi. Par exemple, M. Chebil, dans Les Jardins du Nord, a conscience de ses qualités par rapport au regard et au comportement aimable voire affable des immigrés français, mais il sait aussi les travers de sa culture lorsqu’il explique à sa fille qu’il faut être aussi consciencieux et ponctuel que les Français. De même, dans Le Choc des races, Coudignac sait qu’il est un bon colon lorsqu’il compare son travail à celui de ses ouvriers. Le jeu de miroir est une manière de se connaître, d’exister. 369 370 Vaast Deleroiere, Jean : Voyage en Orient, Paris : Debecourt, 1836, p. 177-178. Alaoui Abdelaoui, M’Hamed : Le Roman maghrébin des années 80, p. 15. 234 b. Conscience de soi Hélé Beji écrit dans L’Identité par rapport à l’autre que : « Rien n’est plus étranger à soi que soi-même. »371 En effet, une vérité générale dit que l’on ne peut connaître une personne véritablement car on ne se connaît pas soi-même profondément. L’homme est un mystère, il passe sa vie à se découvrir, à se construire sans cesse. Ce que le Maghrébin ou le Français voit chez l’autre, que cela soit positif ou négatif, construit son propre individu. Il y a conscience de soi à travers ce que l’on dit de l’Autre et ce qui est dit par l’Autre. Ainsi, au milieu du XXe siècle, une vague de reconnaissance permet de faire un portait plus juste, plus réaliste du Tunisien et du Français. Le regard dans la littérature est essentiel. Ce dernier dépend de l’écrivain qui peut se montrer pessimiste, poétique, irréaliste… L’objet regardé est alors vu de différentes manières selon l’objectif de l’artiste. Il devient malléable, le lecteur doit dès lors recouper tous les éléments des diverses littératures pour définir au mieux l’objet en question, ici deux cultures. Sartre affirme dans Le Sursis (1945) : « J’existais en présence d’un regard… et je me dis : On me voit, donc je suis. »372 Nous n’avons plus, comme avec Descartes, un rapport de soi à soi (« Je pense donc je suis ») mais de soi à l’autre. J’existe parce que l’Autre me voit. La seule pensée de moi existant ne suffit plus. Le Français comme l’Arabe donc, existent en tant qu’individu, se réalisent en tant que personne puisqu’ils se regardent l’un l’autre. Leur relation n’est qu’un jeu de voyeur et de regardé, jusqu’à connaître l’autre au mieux et soi parfaitement. En fait, la tentative du colonisateur d’occulter la présence et l’individualité du colonisé ne fait que confirmer son existence. Le Français voit l’Arabe, vit avec lui, le critique, le méprise. Ce dernier est donc un sujet vivant en relation avec autrui. Le racisme et l’impérialisme n’ont plus lieu d’être s’ils n’ont pas d’objets vivants sur qui agir, si en face c’est le néant. L’Occidental est donc conscient, même s’il ne souhaite pas l’admettre, de l’existence d’un Autre différent. En ce qui concerne l’Arabe, 371 372 Béji, Hélé : L’identité par rapport à l’autre, p. 161. Mouton, Jean : Op.cit, p. 36. 235 celui-ci sait qu’il existe et qu’il vit, surtout dans son rapport avec le colonisateur, qu’il soit fait d’amour ou de haine. Il sait aussi que l’Autre existe puisqu’il exerce sur lui son ascendant, l’observe évoluer, se débattre… Hélé Beji explique, dans son dernier ouvrage Nous, décolonisés (2007), en parlant du Tunisien, que : « […] la reconnaissance qu’on attend de l’autre dépend de notre propre capacité à le reconnaître. On ne peut lui demander de faire le chemin que nous ne sommes pas capables de faire dans sa direction. »373 Il faut que l’Arabe (comme le Français) accepte l’existence de l’autre même s’il nourrit à son égard de la colère, voire de la haine. C’est une décision intérieure qui prouve la remise en question de soi et la marche vers l’acceptation d’autrui. Le regard échangé est essentiel car il permet à chaque culture de se connaître l’une l’autre et de se percevoir plus clairement soi-même. Voir est une relation à l’autre en surface, regarder est plus profond, c’est observer, s’arrêter sur l’individu, prendre le temps de l’étudier, ce qu’ont fait les orientalistes et colonialistes. L’Oriental, en effet, a conscience de ce jeu de regards puisque dans sa religion il l’utilise. Abdelwahab Bouhdiba dit à ce propos : « Comment regarder et comment être regardé font l’objet d’un apprentissage précis et minutieux qui fait partie intégrante de la socialisation du musulman. Être musulman c’est contrôler son regard et savoir soustraire à celui d’autrui sa propre intimité. »374 Le rôle du voile s’explique alors et illustre cet apprentissage. Les femmes jouent de ce mystère ; les maisons aussi participent à ce jeu avec les moucharabiehs qui permettent de voir sans être vu ; enfin, la réserve du Maghrébin est la preuve d’une préservation des sentiments car ils font partie de l’intimité. L’Arabe se cache aux yeux de l’étranger et ne se laisse découvrir qu’après maint et maint contact. On peut avoir l’impression que l’Oriental peut être hypocrite : « contrôler son regard », et que c’est un jeu : laisser voir à l’autre ce que l’on veut bien lui montrer. L’Occidental va donc étudier le comportement de l’Arabe, ce qu’il peut en apercevoir. Ce qu’il reconnaît, par exemple, à l’Oriental, c’est son sens de l’hospitalité, son accueil chaleureux. Tous les Européens, orientalistes ou colonialistes reconnaissent cette qualité aux Maghrébins de savoir recevoir leurs hôtes quel qu’ils soient. Poétiquement, Michaud et Poujoulat disent que : 373 374 Beji, Hélé : Nous, décolonisés, Paris : Arléa 2007, p. 96. Bouhdiba, Abdelwahab : La Sexualité en Islam, p. 51. 236 « l’hospitalité en Orient est comme un arbre immense dont les rameaux sont toujours verts, toujours chargés de fruits, et qui appartient à tous ceux qui passent. »375 La générosité, l’hospitalité et le caractère chaleureux des Arabes est une constante : « toujours ». De même, Castellan ajoute à cette hospitalité le respect qu’ont ces Orientaux pour les femmes, la famille et les enfants. Ces observations permettent de mieux comprendre l’Arabe, son système de pensée, son fonctionnement, et aussi de mieux le connaître. Dans le même temps, ces remarques permettent à l’Européen de mieux se connaître soi-même. En effet, l’homme se construit toujours par rapport à un autre, que ce dernier appartienne à la même sphère culturelle ou non. Ainsi, toujours en ce qui concerne l’hospitalité des Arabes, Michaud explique que : « […] ces mœurs hospitalières sont accompagnées d’un esprit d’urbanité qu’on trouverait à peine chez nous parmi les gens qui ont reçu la meilleure éducation. […] on enseigne aux hommes la politesse en même temps qu’on leur enseigne la religion et la morale. Là, toute la jeunesse apprend, dans les écoles primaires comment les hommes doivent vivre entre eux, quels égards ils doivent avoir les uns pour les autres, comment ils doivent se traiter dans toutes les occasions, comment ils doivent recevoir les étrangers. Le sentiment des convenances est dans tout l’Orient comme une religion, et personne n’y manque. »376 Le Français remarque donc une différence entre lui et l’Arabe, en faveur de celui-ci, sans en être affecté. C’est une nouvelle caractéristique qu’il découvre, daigne avouer et accepte. À Paris, il est impossible de s’asseoir sur le seuil de son appartement ou de sa maison et de discuter avec les passants. En Tunisie, en revanche, c’est très fréquent ; personne ne s’en offusque car c’est dans les mœurs. Les Maghrébins, eux, reconnaissent aux Français leur talent, leur maîtrise de l’économie et du progrès, leur rigueur, en bref leur intelligence. Abdelkrim Chébil dans Les Jardins du Nord, est conscient de la force des Français, de leur savoir, c’est pourquoi il demande à ses enfants de les imiter afin d’être libres : « S’ils voulaient chasser le colonialisme il leur fallait absolument apprendre la rigueur, l’économie et la prudence »377. Le progrès et le développement de la Tunisie démontrent cette capacité des Européens, leur talent dans la gestion économique et sociale. Ces derniers en sont conscients, on se rappelle leurs propos et 375 Michaud et Poujoulat : Correspondances d’Orient TIII in Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant du XIXe siècle, Berchet Jean Claude, Editions Robert Laffont, Paris 1985, p. 307. 376 Ibid, p. 851. 377 Guellouz, Souad :Les Jardins du Nord, p. 144. 237 leurs comportements durant la colonisation, qui justifiaient ainsi leur présence en terre étrangère. À présent, ce sont les Maghrébins qui en sont conscients et qui acceptent cette supériorité technique. Comme précédemment, on reconnaît à l’Autre un savoir, une qualité. Cet échange permet à chacun de se remettre en question et d’apprendre d’autrui. Le temps, par exemple, est un sujet qui sépare les deux cultures mais les rapproche aussi. Paul Valéry, dans Vues (1948), écrit : « […] le temps ne presse point ces êtres (les Orientaux), et l’avenir pour eux n’a point d’aiguillon. […] le misérable Européen voit toujours quelque chose à faire devant soi. Les projets et les craintes le dévorent. Il vit dans le surlendemain. »378 Le mode de vie de chacune des ces civilisations est différent, l’appréhension du futur chez l’un se fait au jour le jour, chez l’autre c’est une course. Albert Memmi montre dans « L’Art du temps », un chapitre des Exercices du bonheur (1997), que l’Européen tente aujourd’hui de vivre davantage comme l’Oriental. Un bédouin marche le long de la route en direction de Ouargla, un officier de la colonie française s’arrête et lui propose de l’emmener afin d’arriver plus vite à destination. L’indigène lui répond qu’il a de quoi boire et manger et qu’il ne lui est donc pas nécessaire d’être plus tôt à Ouargla. Le narrateur, peu après cette anecdote, est invité à un séminaire où des Européens débordés par leurs activités sont présents afin de mieux gérer leur vie. En somme ils étaient là pour apprendre à gérer leur temps au mieux de leur santé, ce que faisait le bédouin de manière instinctive. Chaque culture a tout à apprendre de l’autre. C’est en ayant conscience de ce que l’on est véritablement que l’on peut au mieux évoluer, changer et apprécier autrui. C’est en reconnaissant à l’autre des qualités, donc en assumant son infériorité dans certains domaines, que l’on peut se construire, avoir un regard objectif sur soi et s’améliorer. Fromentin n’hésite pas à louer les Arabes au détriment de sa culture. Il a le courage d’avouer ce qu’il n’est ou n’a pas. Dans son compte rendu du voyage au Sahel, il déclare : « […] ils [les Arabes] sont patients, et la patience arabe est une arme de trempe extraordinaire […] J’ai parlé de gravité, de discrétion, de dignité naturelle dans le port, dans le langage, dans les habitudes, […] ce qui frappe au premier abord tout nouveau venu qui débarque d’un pays d’Europe où ces qualités extérieures sont précisément les plus rares. »379 378 379 Valéry, Paul : Vues ‘Feuilles de mon carnet’, Pléiade, p. 256. Fromentin, Eugène : Une année au Sahel, p. 202-238. 238 Français vivant en France, il sait ce dont il parle et peut dès lors se montrer exigeant mais parfois pas très juste vis-à-vis de ses compatriotes. D’ailleurs, l’être humain se montre toujours aussi sévère lorsque cela concerne sa communauté. Lorsqu’on apprécie une attitude chez autrui on aimerait que chez soi aussi ce comportement existe. Or, il y est peut être déjà, mais au quotidien on ne s’en rend pas compte ou alors la manifestation en est différente et donc moins agréable. Lorsqu’un Tunisien rencontre un Européen en Tunisie, ce dernier est très souvent assimilé au colon. Or, nous avons vu précédemment que celui-ci était désagréable envers les indigènes. Mais à Paris, le contact est différent, ce conflit disparaît. Mourad, dans Josabeth et Mourad, en fait l’expérience. Il va même jusqu’à dire qu’il découvrait chez le Parisien un visage humain et fraternel. Le regard est tout autre, il se modifie selon le contexte, l’environnement, les sujets. Chaque homme a besoin de s’enorgueillir, de se sentir supérieur. Dire à un Français qu’il est humain, intelligent, rigoureux ne peut que lui faire plaisir. De même, lui dire que l’Arabe n’est pas aussi bon gestionnaire, n’est pas aussi organisé que lui, le réconforte. L’être humain se complaît dans la croyance d’être meilleur qu’un autre. Ainsi, par exemple, « […] le musulman aime à se comparer à l’Occidental, afin de se découvrir plus chaleureux et plus fraternel. Une société qu’il trouve trop matérielle lui offre l’occasion de se féliciter de la supériorité de ses goûts plus spirituels, et de ses traditions d’affabilité et de désintéressement. »380 L’homme s’enorgueillit d’être plus accueillant, plus spirituel, plus intelligent qu’un autre, surtout lorsque cet autre appartient à une civilisation différente. Cette comparaison est nécessaire voire vitale pour l’être humain. C’est un moyen pour lui d’affirmer son identité, d’assumer sa différence, qu’elle soit positive – il en est alors très fier – ou qu’elle soit négative – il va alors faire en sorte d’y remédier pour être égal si ce n’est supérieur à l’autre. C’est toujours par rapport à un autre que l’individu se construit. Toute la démarche du portrait du colon et du colonisé consiste à « mettre à l’épreuve de l’Autre l’étrangeté du Même. »381 380 Béji, Hélé : Équivalence des cultures et tyrannie des identités, p. 112. Ivekovic, R : Orients. Critique de la raison postmoderne, Blandin 1992, p. 237, in La Littérature des lointains de J.-P. Moura, p. 389. 381 239 La relation à autrui est un jeu de miroirs ; l’individu voit ce qu’il ne souhaite pas être et reporte sur l’étranger cette image méprisée et refusée. À force de contacts, d’échanges, l’image reflétée par le miroir se transforme. L’homme prend conscience de ce qu’il est et de ce qu’il souhaite devenir. Le reflet lui sert de modèle pour sa construction. Dans le même mouvement, il s’aperçoit que l’étranger est aussi un individu qui réagit comme lui. Dès lors, après l’avoir façonné comme il l’imaginait, il lui rend sa liberté et va même jusqu’à admettre son existence, ses qualités et sa différence. Chercher à mieux se connaître c’est déjà chercher à mieux connaître l’autre, à accepter sa différence. Faire l’éloge de celle-ci, d’ailleurs, c’est vouloir sortir du moule dans lequel le stéréotype tend à confondre l’individu. Le cliché aplanit la différence par le biais d’images grossières que l’individu a de lui-même et des autres. C’est une manière de s’attacher une identité et de maintenir à distance ce qui pourrait être une menace pour celle-ci. Le regard est culturel donc subjectif, mais il est aussi évolutif donc objectif. « S’identifiant à la façon de vivre propre à une certaine masse humaine à une certaine époque, une culture, si lente que soit son évolution, ne peut jamais être entièrement statique puisqu’elle est inhérente […] à un groupe en état de constant renouvellement par le jeu même des morts et des naissances, puisque son champ d’action est capable de s’accroître ou de diminuer […] qu’elle est représentée à chaque moment de son histoire par un ensemble d’éléments socialement transmissibles […] et qu’elle peut ainsi persister. »382 La culture évolue, mais dans le fond, l’identité d’une civilisation persiste et conserve des traits immuables. La mise en valeur de cette identité et surtout sa reconnaissance nécessite le regard d’une autre culture, différente de surcroît. La vision de l’Occident sur l’Orient évolue selon le contexte historique, de même pour le regard des Orientaux sur leur propre nation. Avec l’arrivée de l’indépendance, l’accession au pouvoir de Bourguiba et la modernisation de la vie et des mœurs orientales, on remarque que le regard des Maghrébins sur eux-mêmes se fait plus ouvert, plus objectif, et dès lors plus critique lorsque cela s’avère nécessaire. La remise en question du gouvernement et des nouvelles mœurs permet aux Tunisiens de mieux revendiquer leur identité personnelle et d’exprimer leurs souhaits. 382 Leiris, Michel : Cinq études d’ethnologie, p. 47. 240 Désillusion partagée L’indépendance obtenue, la joie et un sentiment de liberté éclatent chez les Tunisiens. Ils voient un avenir qui leur appartient, un président qui est leur Sauveur, un pays qui ne peut que se développer et devenir riche. En réalité, l’autonomie est plus difficile qu’il n’y paraît et les Tunisiens, naguère heureux et optimistes, sont déçus par la réalité et leur gouvernement, leurs concitoyens. Ils sont malheureux de l’évolution de leur pays qu’ils pensaient voir devenir meilleur et fort à tout point de vue. Deux conséquences naissent de cette déception : une forte critique du monde actuel et une nostalgie pour leur passé, leurs traditions. Les écrivains maghrébins se chargent de dire et de véhiculer partout dans le pays et le monde cette colère. « (Ils) se sont approprié la langue française pour affirmer, dans un premier temps, leur existence et leur imaginaire individuels et collectifs, longtemps occultés ou méconnus par la littérature métropolitaine et coloniale. Par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, ils s’en sont servis pour voir plus clairement en eux-mêmes : le détour par la langue maternelle crée une distance qui rend possible le regard critique sur soi. »383 En effet, dans les années 30 va se répandre une littérature maghrébine francophone qui sera une réponse au colonialisme mais aussi au nouveau gouvernement tunisien (Hélé Beji) et enfin à la quête de l’identité (Albert Memmi). Les écrivains de cette seconde et troisième générations de la littérature tunisienne de langue française ont pour objectif l’expression du Moi individuel et collectif. De 1950 à 1975, les écrivains se rebellent contre le colonialisme, le dénoncent, chantent l’indépendance mais aussi commencent à critiquer le nouvel État. Un double mouvement caractérise cette génération : la critique interne en se regardant en face et la critique externe en affrontant le regard de l’autre. Des auteurs comme Claude Benady (Un été qui vient de la mer 1975), Albert Memmi (La Statue de sel 1953, Agar 1955), Hachemi Baccouche (Ma foi demeure 1958) ou Tahar Sfar (Journal d’un exilé. Zarzis 1935, 1960) représentent cette littérature qui 383 Alaoui Mdahri Abdallah in Littératures postcoloniales et francophonie, Charles Bonn, Paris : Champion 2001, p. 44-45. 241 aborde un panel de sujets comme la reconstruction du pays et de soi, le couple mixte, la nouvelle politique… Après 1975 et jusqu’à aujourd’hui, les thèmes diffèrent quelque peu. L’intégration et le problème de la double culture apparaissent, des écrivains féminins se font connaître (Hélé Beji avec L’Œil du jour, Souad Guellouz et Les Jardins du Nord, Emna Ben Yahia et ses Chroniques frontalières, Faouzia Zouari avec La Caravane des chimères) ; c’est la troisième génération. L’identité est un sujet qui passionne les écrivains qui reviennent alors sur leur passé, qui offrent un panorama parfois désenchanté de la vie contemporaine. Certains Tunisiens vont préférer partir en France afin d’y mener une vie plus libre, d’avoir plus l’opportunité de réussir. Seulement, l’intégration est difficile, Frederik Barth, anthropologue norvégien distingue trois types de réactions de la part de sociétés confrontées à la domination d’une autre : o Le groupe essaie de s’incorporer au modèle industriel et culturel, tout en essayant de sauvegarder ce qui peut l’être. C’est l’intégration et souvent la disparition de ses particularismes culturels. o Le groupe cherche à s’intégrer économiquement mais cherche à conserver de façon énergique son identité culturelle. o Le groupe essaie d’accentuer sa différence en se développant, pour mieux se protéger, et participe à des échanges. À cela s’ajoutent deux autres phénomènes que nous étudierons plus avant, la contreacculturation qui se manifeste par un repli sur soi et un communautarisme et la reculturation qui entraîne la recherche et la récupération d’un patrimoine perdu. L’identité est alors la question centrale de l’individu. Ce dernier point, par ailleurs, est partagé par tous les Arabes mais aussi par les Français. Les colons ont beaucoup de difficulté à se situer après l’Indépendance. Ils sont en colère car ils doivent quitter un pays qu’ils ont construit, développé, où ils ont fondé leur famille, bâti leur vie. Dans le même temps, à leur retour en Métropole, donc leur patrie originelle, ils sont déçus par l’accueil qui leur est fait. Ils sont devenus des étrangers dans leur propre pays. Ils ne savent plus qui ils sont. 242 A. Critique L’indépendance souhaitée et obtenue est comme la réalisation d’un rêve pour nombre de Tunisiens. Mais, une fois le gouvernement installé la surprise est là : ce n’est pas ce que les autochtones espéraient, prévoyaient. « Dès lors, le discours critique, jusque là impensable parce que l’objet contesté ne pouvait être que le colonialisme, pourra porter sur ces nouveaux États indépendants, et sera d’autant plus attendu que la déception aura été forte. »384 La littérature et la presse vont s’exprimer, dire leur mécontentement. L’objet de la critique change, le colonialisme tombe en désuétude au profit d’une réalité plus contemporaine, la Tunisie moderne. 1. Les gouvernements Depuis le 20 mars 1956, deux gouvernements ont existé en Tunisie dont l’un est encore en fonction. Qu’ont-ils réalisé durant leur mandat à vie ? Quelles sont ou ont été leurs erreurs ? Comment la nation a-t-elle vécu sous ces deux gouvernements ? Voilà les questions que l’on peut se poser sur la vie politique tunisienne. Celles-ci sont essentielles pour comprendre la littérature maghrébine propre à ce pays et les raisons du mécontentement du peuple. Il y a eu du positif et du négatif dans les deux mandats. Un écrivain tunisien fait cette remarque qu’ « Il faut oser donner tort aux siens lorsqu’ils sont dans l’erreur, et louer les autres lorsqu’ils le méritent. »385 C’est ce qui va se passer sous Bourguiba comme sous Ben Ali. De la critique du colonialisme, les Tunisiens passent à celle de leur gouvernement et de leurs nouvelles mœurs. Le sujet des écrits change, les écrivains comme Hélé Beji, Roland Mattéra ou Faouzia Zouari et Taoufik Ben Brik, osent parler d’eux dans le négatif, admettent les erreurs de leur gouvernement, les problèmes causés par leur entrée dans un monde moderne propre à leur culture et louent de manière détournée, par le biais de l’imitation, le pays et la culture plagiés. Les Tunisiens sont les témoins et les victimes de cette mise en place d’une nation, de la réalisation d’un pays autonome. 384 385 Op. Cit, p. 29. Memmi, Albert : Les Exercices du bonheur, p. 139. 243 a. Habib Bourguiba Le pays est en crise lorsque Bourguiba arrive au pouvoir. En effet, l’obtention de l’indépendance s’est faite avec des révoltes qui ont causé l’inflation de l’économie et provoqué une certaine insécurité. Le « Combattant suprême » a pour objectif de sortir le pays -son pays- de cette crise et de l’amener vers la modernité, le progrès et la réussite. Tunisien de culture intellectuelle française, Bourguiba décide de prendre pour modèle la France : « Culturellement, géographiquement, économiquement, les peuples Nord africains sont et seront liés à la France. »386 La France est et sera le modèle de tous les pays du Maghreb. Cette déclaration est une louange sous jacente de ce pays. Par conséquent, Bourguiba va changer en profondeur certaines mœurs tunisiennes. La femme est le premier élément fondateur de la politique de Bourguiba. Dès août 1956, il va proclamer (soit cinq mois après la déclaration de l’indépendance) la liberté de la femme, son autonomie c’est à dire le droit de voter, de travailler, de sortir à découvert (sans voile), l’interdiction de la polygamie et une révision du divorce… Dans nos œuvres, les héroïnes sont les exemples de cette libération de la femme. Chez Hélé Beji, cette dernière devient une femme d’affaire et se mêle de politique, avec Faouzia Zouari, dans La Retournée, la femme se montre l’égale de l’homme et choisit son partenaire amoureux. La narratrice des Jardins du Nord de Souad Guellouz perd le voile et s’instruit… Nos écrivains femmes illustrent aussi cette liberté accordée très tôt par Bourguiba. Il n’y a que sur l’héritage qu’il n’a pas pu instaurer d’égalité, la loi coranique étant sans appel. La scolarisation est aussi révisée : elle est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans pour tous les enfants, y compris les filles. Le « Sauveur » sait l’importance de la culture et du savoir dans l’évolution d’un pays, sa réalisation. Trois autres actes de souveraineté se succèdent entre 1956 et 1959 : la création de l’armée nationale en juin 1956, la création aussi d’une Banque centrale (BCT) et d’une monnaie nationale (le dinar) en novembre 1958 qui met fin à l’appartenance du pays à la zone franc, et enfin la promulgation de la Constitution en juin 1959. Différentes organisations reflétant le modernisme de Bourguiba naissent sous son mandat : l’UNFT (Union Nationale Des Femmes Tunisiennes) créée le 8 avril 1958, la CNSS (Caisse Nationale 386 Belkhodja, Tahar : Op. Cit, p. 38. 244 de Sécurité Sociale) voit le jour en 1960, un an plus tard le pays se dote d’une agence de presse, la TAP (Tunis Afrique Presse), enfin, en 1967 l’Académie militaire est créée ainsi que l’ONFPE (Office National de la Formation Professionnelle et de l’Emploi). Son mandat indéfini commence donc par des modifications qui laissent présager une modernité de la population tunisienne, une avancée dans les mœurs et l’entrée de la Tunisie dans l’ère du progrès. « Le régime politique issu de l’indépendance a, dans une certaine mesure, cultivé le particularisme et tenté de soustraire la Tunisie à l’influence de l’Orient. »387 Effectivement, Bourguiba lutte contre la léthargie et le fatalisme oriental. Il tente même, mais sans succès, de suspendre le Ramadan (il boit un verre de jus d’orange en plein jeûne pour l’exemple) afin que l’activité ne soit pas ralentie durant ce mois de jeûne. Il est moderne, pro-occidental tout en conservant son arabité. À propos du changement, Ali Becheur écrit dans De miel et d’aloès : « Effacée l’image abhorrée du colonisateur ; abolie de notre mémoire, extirpée de notre géographie, éradiquée de notre histoire. L’histoire change d’encre. Un nouveau palimpseste s’inscrit sur la chronique du temps, raturant d’autres tablettes, surchargeant les parchemins pâlis : Carthage et ses comptoirs, Rome, ses marbres et ses aqueducs ; les bédouins déferlant du fin fond du désert, une page du Coran fichée à la pointe du sabre ; les galères ottomanes débarquant leurs cargaisons de beys et de pachas ; enfin, les derniers en date, Roumis barbus ployant sous le faix de leurs canons et de leurs livres. Un autre alphabet écrit un autre destin ; les enseignes et les raisons commerciales, les marques et les néons se libellent désormais dans une autre langue : tout se nomme, se vend, s’achète autrement. Cependant, l’inscription latine subsiste au second plan, telle un pléonasme ; ne témoigne-t-elle pas plutôt de la survivance d’une trace ? La Révolution renouvelle le code : les villes changent de nom ; on rebaptise les rues, les places ; des statues sont déboulonnées, d’autres effigies s’érigeront sur leur socle ; la couleur des drapeaux vire ; des hymnes nouveaux tonitruent dans les haut-parleurs »388. La brièveté de la première proposition qui met en valeur la disparition du colonisateur par la place du participe passé « effacée » et du complément « colonisateur », révèle la satisfaction du narrateur tunisien. Les verbes signifiants la disparition utilisés de manière successive, avec une progression significative de leur valeur : « effacée, abolie, extirpée, éradiquée », expriment cette joie et la difficulté avec laquelle cette révolution a 387 388 www.tunisie.fr. Becheur, Ali: De miel et d’aloès, p. 74-75. 245 été effectuée. Un constat est réalisé, une nouvelle page de l’histoire tunisienne se tourne : « l’histoire change d’encre ». Le narrateur va alors brièvement évoquer les diverses invasions et leurs apports : Carthage et son calcul, Rome et son architecture urbaine, les bédouins et leur religion, l’empire ottoman avec son luxe, enfin, les Français et leur ambiguïté, c’est à dire une conquête par la force et le savoir comme l’illustre la proposition « les Roumis barbus ployant sous le faix de leurs canons et de leurs livres ». La Tunisie évolue au gré des conquêtes et des révolutions. Avec Bourguiba, s’inscrit une nouvelle histoire faite de passé et de futur. Le nouveau président modifie en profondeur la mentalité maghrébine en l’occidentalisant, mais à côté de cela, il revendique son arabité par la langue (les enseignes), par le retrait des derniers vestiges de la colonisation française, par l’affirmation de l’identité nationale tunisienne (drapeaux, hymne). Cette mise sur pied des structures d’un État souverain va, néanmoins, se heurter à des obstacles. Du point de vue économique et politique, en effet, la tâche est plus ardue. Le premier président tunisien est victime de son orgueil. Ayant libéré le pays du joug français, il se considère et il est considéré comme le Protecteur de la Tunisie, son mentor. Durant son régime, il va développer un culte de la personnalité démesuré qui est en partie responsable des difficultés traversées par le pays. En fait, il confond son histoire avec l’Histoire de la Tunisie (à sa mort d’ailleurs, on s’aperçoit qu’il n’a rien gagné de son mandat à vie : il a tout légué à son pays, il meurt avec les seuls biens hérités de son père). Partout dans la rue, à l’intérieur des commerces, la photo de Bourguiba est affichée comme si les Tunisiens lui vouaient un culte, lui rendaient un hommage quotidien. Dans De miel et d’aloès, il est écrit à ce propos : « L’ère secrète sa propre iconographie: oriflammes et banderoles déployés au vent, de toutes parts: portraits et images collées aux murs, accrochés dans les vitrines, encadrés en haut des estrades, illustrent un nouveau discours »389. Sûr de la reconnaissance et de l’amour de son peuple, il reçoit la consécration de ce dernier le 18 mars 1975. Il est, effectivement, élu par les députés chef d’État à vie de manière « exceptionnelle », alors même que son mandat avait été jusque là houleux. À l’occasion de cette nomination il déclare : « Le fait de me désigner à vie à la tête de l’État ne peut être qu’un hommage de reconnaissance rendu aux yeux du monde entier à un 389 Ibid, p. 75. 246 homme dont le nom s’identifie à la Tunisie (…) Oui, j’ai nettoyé le pays de toutes les tares qui l’enlaidissaient, j’en ai extirpé les mauvaises coutumes, je l’ai libéré du joug qui l’asservissait (…). Mon passage à la tête de ce pays le marquera d’une empreinte indélébile pendant des siècles. »390 Cette désignation à vie illustre, pour le président, la reconnaissance de son peuple. Il se considère comme le créateur de la Tunisie libre moderne : « j’ai nettoyé le pays, je l’ai libéré du joug, j’ai extirpé les mauvaises coutumes » et son seul souhait c’est de rester dans les mémoires du monde entier et que personne ne prononce le nom de Tunisie sans penser à lui. C’est un personnage obnubilé par le fait d’avoir sa place dans l’Histoire, qui pense être nécessaire à la Tunisie comme l’air que son peuple respire. Le danger avec ce culte du Moi, c’est qu’il va diriger son État seul, c’est à dire seul décisionnaire, libre de changer de ministres à tout moment, sans consultation préalable. L’ouvrage de Tahar Belkhodja nous en apprend beaucoup sur Bourguiba l’homme, mais surtout sur le régime bourguibien. Par exemple, il est clairement dit que le président pratiquait le népotisme en mettant à des postes de haute responsabilité ses hommes de confiance, sachant qu’il pouvait les congédier du jour au lendemain en fonction des événements ou de sa stratégie politique. Par exemple, Ben Salah, secrétaire général de l’UGTT en septembre 1956, fait adopter par le VIe congrès syndical son plan économique. Dans la foulée, il fait voter une résolution demandant l’unité organique du syndicat et du parti, qui devait aboutir à l’absorption du Néo Destour et à l’avènement d’un parti travailliste. Prenant conscience de cette dérive, Bourguiba contre-attaque : il suscite artificiellement en octobre 1956 la création d’un syndicat concurrent, l’UTT (Union Tunisienne du Travail) dont il confie la direction à Habib Achour déjà secrétaire de l‘UGTT. Affaibli, Ben Salah est destitué en décembre 1956, l’UTT scissionniste, n’ayant plus de raison d’être, fusionne avec l’UGTT en mai 1957. Durant cette période de conflits internes qui montre l’omnipotence et l’intelligence bourguibienne, un autre opposant au régime, Salah Ben Youssef, tente de prendre la place de Bourguiba ; c’est la période yousséfiste. Albert Memmi, dans Le Pharaon, évoque cette période de troubles et de luttes fratricides. Ben Youssef, dirigeant du parti Destour traditionaliste (pro Orient) attente à la vie de Bourguiba. Le chapitre 23 de ce roman relate comment Ben Youssef fut arrêté et compromis par l’un de ses sbires (l’officier Tabarki), comment, alors qu’il était emprisonné à vie, il s’évade avec l’aide de ses gardiens de prison et gagne la frontière libyenne où il est attendu. Le parti 390 Belkhodja, Tahar: Op. Cit, p. 12. 247 yousséfite est dissous, c’est la première bataille gagnée contre les fondamentalistes. À la même époque, le chef d’État nomme au pouvoir Ben Salah. Il lui octroie à lui seul la responsabilité et la direction de cinq ministères : les Affaires sociales, les Finances, le Commerce et l’Industrie, l’Agriculture et enfin l’Éducation nationale. Il devient le premier secrétaire d’État au Plan, la grande réforme socialiste de la Tunisie. Ce Plan qui reprend l’essentiel du programme économique de l’UGTT de 1956 s’articule autour de quatre objectifs principaux : la décolonisation économique contre la mainmise des investisseurs étrangers de l’intérieur et de l’extérieur ; la promotion de l’homme avec un revenu minimum de 50 dinars par jour et par personne ; la réforme des structures favorisant le développement régional et ainsi agissant sur les mentalités afin de les extirper de l’obscurantisme ; enfin, l’auto-développement en réduisant l’aide étrangère et en associant tout le pays aux décisions. Les intentions de ce Plan sont positives et elles auraient pu aboutir à satisfaire le peuple tunisien. Mais les réformes économiques excessives vont déplaire. Ben Salah, comme son président, fera la lourde erreur de vouloir tout contrôler, maîtriser, diriger seul sans tenir compte de l’avis de ses collègues et encore moins de celui du peuple. Sa grande tentative de collectivisation, sur le modèle communiste/socialiste, réveille chez les Tunisiens la colère et la révolte. D’autant plus qu’avant la pleine application de cette réforme, la Tunisie était déjà secouée par l’épisode de Bizerte du 19 juillet 1961. Alors que Bourguiba souhaitait l’évacuation du port par la France de manière pacifique, le général de Gaulle, obsédé par la question algérienne, ne répond pas. Les événements auraient pu rester en l’état, le temps que la relation avec l’Algérie s’améliore, mais le président tunisien apprend que les États-Unis et la France ont accepté le départ de leurs troupes militaires des ports marocains. Se sentant trahi et ne supportant pas d’être le second dans les négociations, il réitère sa demande. La France, en la personne du général de Gaulle, refuse en prétextant que son pays avait besoin de cet endroit stratégique et que cela n’était pas prévu dans leurs accords précédents. En effet, l’article 2 du traité du Bardo octroie à la France le droit de s’occuper de la sécurité de la frontière et du littoral de la Tunisie. Lors des conventions franco-tunisiennes de 1955, l’article 4 définit ainsi l’autonomie de cet État : « À dater de la ratification des présentes conventions, la France reconnaît et proclame l’autonomie interne de la Tunisie […] que dans les domaines de la défense et des affaires étrangères l’état de choses actuel demeurera et que les affaires seront traitées comme elles 248 l’étaient jusqu’à ce jour (allusion aux traités du Bardo et de La Marsa) »391. Le bras de fer, alors, commence le 19 juillet, la confrontation militaire qui causa 630 morts et 1555 blessés se clôt par un cessez-le feu le 27 juillet 1961. Mais les discussions n’en finissent pas, elles dureront deux ans durant lesquels les présidents français et tunisien seront critiqués par les journalistes, jusqu’à l’évacuation de Bizerte le 15 octobre 1963. Cet événement illustre le combat de deux hommes, maîtres de leur pays, une lutte au sommet qui a coûté la vie à de nombreux Français et Tunisiens. Masmoudi dira à ce propos, et cela lui vaudra d’être limogé du ministère de l’information par Bourguiba qui se sentit attaqué : « Toutes les forces rivales sont disloquées, subjuguées ou éliminées, le pouvoir judiciaire, une assemblée délibérante, des syndicats ou partis politiques, la presse continuent d’exister, mais leur liberté d’action n’existe plus. Leur prestige et leur autorité déclinent jusqu’au néant. Ils ne constituent plus que des instruments d’appoint du pouvoir qui s’adressent au peuple sans intermédiaire. Tout converge vers le détenteur du pouvoir qui, seul, existe, décide, s’exprime en même temps qu’il exprime le pays et l’incarne (…) Parce que le pouvoir personnel est tenu par un homme, il est frappé du sceau de la fragilité et de la précarité. »392 Lors de la tentative d’attentat par les yousséfites le 20 décembre 1962, l’un des sous officiers accusés justifiera sa participation au complot par le fait qu’il ne pardonnait pas au Chef d’État de « les avoir sacrifiés dans la bataille de Bizerte ». Le peuple est conscient qu’il est un jouet entre les mains du président. Ces années de riches événements voient l’application du Plan en trois étapes : 1961 le pré-plan, mars 1962 les perspectives décennales, enfin le 1er juin 1962 le premier plan triennal. La même année que l’évacuation de Bizerte, Ben Salah s’attaque au secteur commercial : tous les circuits traditionnels sont brisés et remplacés autoritairement par un réseau centralisé d’officiers d’État et de coopératives de commerce. Le 1er mai 1964, les Tunisiens déjà bouleversés voient la saisie de certaines de leurs terres par l’Etat. Ben Salah veut aller vite, pour lui ce sont « les structures nouvelles qui créeront de nouvelles mentalités et réaliseront une société harmonieuse sans classes sociales ». Bourguiba soutient Ben Salah sans connaître les tenants et les aboutissants de cette politique de collectivisation à outrance. Car, avec autorité et dans 391 392 Bertaut, Jules : in « Le Maghreb colonial », Le Monde diplomatique, avril-mai 2006, p. 47-48. Belkhodja, Tahar : Op. Cit, p. 73. 249 le plus grand désordre, certaines unités terrestres étaient laissées en friche, d’autres étaient dotées de trop de travailleurs ; la mécanisation et la modernisation des techniques n’étaient pas de mise puisque les ouvriers ne savaient pas encore l’utiliser ; la France retire son aide financière puisque le pays tunisien reprend toutes ses terres y compris celles appartenant aux étrangers… Dans l’Astrolabe de la mer de Chams Nadir (1980), le héros du conte « La Montagne de l’araignée », devenu gouverneur du royaume, éprouve des difficultés à renflouer les caisses de l’État. Le narrateur explique : « […] les fêtes ne pouvaient résoudre aucun des problèmes économiques auquel était confronté le pays […]. Un jour enfin, arriva ce que l’on craignait le plus dans l’appareil dirigeant : les caisses se trouvèrent totalement vides. Un Conseil restreint de ministres fut convoqué d’urgence […]. Il ne fallait pas s’attendre à un surplus de productivité : le peuple ne s’était pas adapté aux techniques nouvelles importées. L’assistance technique ? Aucune perspective de ce côté. Outre que la plupart des terres et des moyens de production avaient été déjà vendue au plus offrant, la solvabilité de nouvelles créances était devenue plus qu’hypothétique. Et le plus puissant Empire du Couchant voulait bien continuer à soutenir, militairement et politiquement, le régime mais faisait, de plus en plus, la sourde oreille quand il s’agissait de renflouer des caisses trouées. »393 Ce conte est, en réalité, une dénonciation du monde réel, de la Tunisie de Bourguiba. En effet, par le biais de l’invraisemblance et de l’irréalité véhiculées par ce genre littéraire, l’écrivain parle de son pays de manière indirecte, discrète. Le héros part à la recherche du Dieu appelé Araignée qui est la cause du malheur du peuple. Ce dieu exige chaque mois une certaine somme d’argent et des offrandes. Après avoir traversé le monde du Couchant au Levant, il revient et découvre que l’Araignée n’est qu’une illusion, une création du gouvernement. Alors qu’il revient aux portes de sa ville, des soldats et le gouverneur lui-même tentent de l’assassiner pour taire la vérité, mais finalement ce sont eux qui vont mourir. Khedar, le héros : « Sauveur de la nation » (même appellation que pour Bourguiba) est applaudi, nommé au sommet du pays et c’est la fête durant des mois. Cependant, les caisses de l’Etat se vident, l’aide étrangère disparaît (comme celle de la France), l’exploitation des richesses du pays est mal effectuée, il faut donc réinventer le retour de l’Araignée pour justifier une nouvelle levée d’impôts. Cette nation vit dans le mensonge, les apparences ; le gouvernement dissimule ses échecs, ses faiblesses, et reporte ses erreurs sur le peuple. Les objectifs de l’État rappellent le Plan de Ben Salah, sa gestion rappelle l’omnipotence de Bourguiba 393 Chams, Nadir: L’Astrolabe de la mer, Paris : Folio, p. 55. 250 et de son entourage, qui refusent, persuadés d’avoir raison, d’affronter la réalité. Dans un entretien au Monde (août 1964) Bourguiba déclare : « Si le chemin qui doit nous mener au développement est le chemin du socialisme ou même celui du collectivisme, eh bien ! je n’y vois aucun inconvénient ! ». Le 30 septembre 1964, une dévaluation du dinar de 25% s’impose. Ben Salah fait front et en octobre le Néo destour devient le PSD, le Parti Socialiste Destourien. Le parti déjà unique devient alors omniprésent, omnipotent, entièrement mobilisé au service de la collectivisation. Dès 1967, les étudiants manifestent leur désaccord avec le parti mais aussi avec le Plan, en bref le gouvernement. Nombreux sont ceux qui furent punis par la milice. Dès 1968, il est palpable que le pouvoir ne jouit plus du consentement de la nation en équilibre instable entre la peur et la révolte. Le sentiment d’oppression gagne les différentes couches de la population : Ben Salah le savait mais ne s’en inquiétait pas. Bourguiba n’a d’alarme que le 25 janvier 1969 lorsque la population du Sahel, dont il est originaire, se rebelle et tente de s’opposer violemment aux tracteurs gouvernementaux venus prendre leurs terres. Petit à petit, la révolte se propage, le 8 septembre 1969, alors même que Ben Salah impose sa fuite en avant il est limogé. Bourguiba, en dépit de cette rébellion et de cette colère des Tunisiens, est réélu. Sans absoudre complètement leur chef d’État, ils incriminent surtout le gouvernement. Quelque dix ans plus tard, le 26 janvier 1978, le fameux ‘Jeudi noir’ illustre, une nouvelle fois, la faiblesse du régime bourguibien. La population tunisienne évolue avec son temps, elle devient plus forte, plus intelligente, plus cultivée, plus moderne. Elle se montre donc plus exigeante. Le gouvernement de Nouira qui a succédé à Ben Salah réalise des progrès du point de vue économique. Le pays se modernise, la croissance augmente (PIB, commerce extérieur). Toutefois, la dette de l’État s’accentue, les revenus des Tunisiens n’augmentent pas au contraire des biens de consommation, le chômage est en hausse et les inégalités deviennent importantes. En dépit d’une amélioration économique du pays, une crise sociale naît au sein du peuple qui ne trouve satisfaction nulle part. Fin 1977, Ksar Hellal préfigure le ‘Jeudi noir’ : les foules sont dehors, révoltées, jeunes désœuvrés qui n’acceptent plus la pesanteur du régime, qui ne se sentent plus intégrés. Les intellectuels et syndicalistes accusent le gouvernement de leur préparer des potences (Al Chaab du 9 décembre 1977). Après les enseignants, 13000 mineurs se mettent en grève suivis des cheminots. Les syndicats accusent le régime bourguibien d’être monarchique et non démocratique : « On ne peut imaginer l’existence de libertés syndicales sans l’existence de libertés individuelles et 251 publiques.»394. De nouveau, le peuple est le jouet d’un combat interne au gouvernement entre le parti (PSD) et le syndicat (UGTT). Le 26 janvier au matin, des milliers de manifestants descendent dans les rues pour se rebeller contre le régime. Le combat entre civils et policiers s’engage. On dénombre 200 morts et 1000 blessés. Le Président décrète l’état d’urgence et un couvre-feu est institué durant près de trois mois. Pour un journaliste français, ce ‘Jeudi noir’ : « c’était l’expression de la colère et de la détresse des citoyens qui n’oublieront jamais le crépuscule du bourguibisme. ». De nombreux intellectuels tunisiens, déçus par les événements et par le gouvernement de Bourguiba, ne vont pas hésiter à critiquer celui-ci et à parler dans leurs textes de ces révoltes. Mohamed Moncef Metoui est un de ces artistes révoltés dont les poèmes sont l’expression de son amour pour la patrie mais aussi de sa colère envers la politique du gouvernement de Bourguiba, de ses décisions abusives. Dans son recueil Caractères, un des poèmes fait référence au ‘Jeudi noir’ : « La Tunisie sombre de jour en jour Janvier témoigne d’une volonté La colère populaire arrête le tambour La fête présidentielle a assez duré Ainsi que le whisky, les femmes Et les petits fours. »395 Il est conscient du chaos où vit la Tunisie et il accuse le président et son gouvernement d’en être la cause. Il a le sentiment, d’après les derniers vers, que le pouvoir s’amuse, qu’il ne prend pas au sérieux les demandes du peuple et qu’il est loin de ses préoccupations. Au lieu d’assister à une montée de la Tunisie, l’écrivain est le spectateur de sa déchéance : son pays « sombre de jour en jour ». Le peuple se réveille, sort de sa léthargie pour enfin avouer ses désillusions, exprimer ses désirs et prouver son existence. Les vers 2 et 3 sont les expressions de ce changement, de cette revendication du peuple tunisien qui ne souhaite pas retrouver le silence qui lui était imposé lors de la colonisation. Deux ans après le ‘Jeudi noir’, avec Gafsa et les accords annulés avec la Libye, le pays frôle une nouvelle fois, la crise populaire. Le 26 janvier 1980, la ville minière de Gafsa est attaquée par un groupe armé composé de Tunisiens. L’armée, chargée de venir à bout de l’insurrection, mettra une semaine à la réduire. Gafsa vit en état de siège jusqu’au 3 février de la même année. Officiellement le bilan parmi la population civile 394 395 Belkhodja, Tahar : Op. Cit, p. 85. Metoui, Mohamed Moncef : Caractères, p. 92. 252 est de 15 morts, 16 blessés et 2 morts, 96 blessés au sein de l’armée. À l’origine de cette insurrection, des Tunisiens certes, mais recrutés et surtout armés par les Libyens. Un procès suit immédiatement les événements de Gafsa ; le verdict, très sévère, est de 25 peines à perpétuité et de 15 condamnations à mort. Cette décision provoque l’indignation de nombreux Tunisiens mais aussi des pays étrangers. En France, ce fut le cas du Monde du 18 avril 1980 par le biais d’un article intitulé ‘Á l’ombre des potences’. Mohamed Moncef Metoui exprime sa rage, sa colère contre la décision inébranlable de Bourguiba. Ces condamnés sont, pour lui, de nouveaux martyrs d’un régime totalitaire où la liberté d’expression, d’opinion et d’opposition est contrôlée, censurée voire absente. Ce poète engagé écrit alors à ce sujet : « Il a lutté pour un idéal et des principes Voir la Tunisie libre, démocratique Voir s’épanouir la vie sociale, économique Les sciences, les arts, le choix d’une politique La renaissance de la civilisation arabo-islamique Bafoués, méprisés, rejetés… ses principes Il prend les armes contre un régime machiavélique […] Parce qu’ils aiment la Tunisie À Gafsa, ils attaquent les représentants de l’ennemi Les officiers de la gendarmerie De l’armée, de la police tunisiennes. Les armées tunisiennes, françaises, marocaines Prennent part à la répression dans Gafsa et sa région. Des membres du commando sont arrêtés, mis en prison. […] L’État : « Fils, ta vie ne dépend que d’excuses, de pardons » Des excuses, des pardons ! Suis-je un destourien, Un Européen, un ancien membre du gouvernement ? Des excuses, des pardons ? Oh ! Que non… J’ai pris les armes pour abattre ton régime, Les intrigues de tes clans. La Cour de sûreté de l’État prononce les condamnations. Treize Tunisiens sont exécutés par pendaison Le plus jeune, un enfant, avait vingt ans Mon père avait cinquante quatre ans. »396 La construction du poème suit le parcours du Tunisien de la lutte pour l’indépendance jusqu’aux événements de Gafsa. Il s’est battu pour obtenir la liberté, l’autonomie, avoir 396 Metoui, Mohamed Moncef : Ibid, ‘Pendaison’ 2 juin 1980, p. 121-128. 253 une vie meilleure (première strophe). Face aux erreurs du gouvernement, il décide de recommencer le combat mais cette fois-ci contre ses frères (seconde et troisième strophe). L’État fermerait les yeux si le rebelle décidait de s’excuser et surtout de se taire. Il ne veut pas de révolte qui révélerait les faiblesses du régime et se montre donc cruel. Le Tunisien clairvoyant et ayant l’audace de dénoncer les intrigues du gouvernement, ses travers, ne baisse pas la tête et accepte la condamnation. Il devient alors un martyr. Le dernier tercet résonne de manière solennelle ; la sentence irrévocable voit la mort de la génération de l’Indépendance et de cette Tunisie moderne, associée dans un même combat. L’écrivain déplore la pendaison qui est un acte inhumain mais il déplore encore plus la non-réalisation de sa Tunisie comme il la rêvait à l’Indépendance. Ces hommes, condamnés à mort, ont lutté pour leur patrie, pour l’amélioration de la vie des Tunisiens, pour leur rêve d’une Tunisie libre. Les ouvrages qui vont se permettre de critiquer le gouvernement bourguibien sont généralement écrits après coup et sont d’ordre historico-socio-économique. Ils sont des témoignages d’une époque, d’un gouvernement, du système gouvernemental tunisien. Bien qu’ils ne soient pas des écrits littéraires à proprement dits (absence de fiction, de romanesque, de poésie…), les deux ouvrages sont composés de chapitres thématiques, les sujets mettent en scène plusieurs personnages, plusieurs époques, plusieurs événements vrais. Ce sont des biographies d’un protagoniste et d’un pays. C’est le cas des textes de Tahar Belkhodja et de Mohsen Toumi. Le premier ayant fait partie du régime de Bourguiba, à des postes intéressants de surcroît, a une vision intérieure du gouvernement, et porte un regard plus sensible, plus objectif sur le président et ses actions. Mohsen Toumi, lui, porte un jugement plus incisif sur les désirs de chacun des membres du gouvernement. Extérieur à celui-ci, il voit évoluer les différents protagonistes du régime bourguibien. Les deux hommes, en revanche, évoquent les mêmes vœux populaires, ils expriment leurs souhaits, les inquiétudes, les déceptions et les joies du peuple au fur et à mesure des événements. En janvier 1984, par exemple, la Tunisie connaît, de nouveau, trois jours de soulèvements dus à la hausse du prix du pain. Comme le ‘Jeudi noir’, des confrontations ont lieu dans la rue qui causent la mort de 143 personnes et des milliers de blessés. Le Premier ministre Mzali, souhaitant s’opposer au chef de l’UGTT Achour, maintient la hausse des prix de tous les féculents : le pain double de tarif et les dérivés céréaliers augmentent de 70%. Annoncée à la radio, cette augmentation reçoit la désapprobation du peuple et dès lors provoque les ‘émeutes du pain’. Bourguiba annule tout bonnement 254 cette décision. Cette intervention ramène au pays le calme et le peuple vainqueur descend dans la rue pour crier « Vive Bourguiba ! ». Les dernières années du régime bourguibien rappellent la IVe République française : trois ministres en 15 mois se succèdent. Le président, qui a de nouveau subi une attaque cardiaque, n’est plus aussi solide et fiable. La succession ou comme le disent les Occidentaux, le ‘Coup d’État’ qui amène Ben Ali à la présidence est vécu par les Tunisiens comme un nouvel espoir. b. Ben Ali Le 7 novembre 1987, qui est devenu depuis un jour national, Zine El Abidine Ben Ali, alors Premier ministre, annonce à la radio son arrivée à la présidence et la destitution de Bourguiba. Après avoir annoncé que le ‘Combattant suprême’ avait été déclaré dans l’incapacité de poursuivre son mandat, il adresse aux Tunisiens l’allocution suivante : « Notre peuple a atteint un tel niveau de responsabilité et de maturité que tous ses éléments et ses composantes sont à même d’apporter leur contribution constructive à la gestion de ses affaires, conformément à l’idée républicaine qui confère aux institutions toute leur plénitude et garantit les conditions d’une démocratie responsable […]. Cette Constitution appelle une révision […]. L’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie, ni succession automatique à la tête de l’État desquelles le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la pluralité des organisations de masse. Nous proposerons prochainement un projet de loi sur les partis et un projet de loi sur la presse, susceptibles d’assurer une plus large participation à la construction de la Tunisie et à la consolidation de son indépendance dans le cadre de l’ordre et de la discipline. […] Nous agirons en vue de restaurer le prestige de l’État et de mettre fin au chaos et au laxisme. Point de favoritisme et d’indifférence face à la dilapidation du bien public… »397 Le nouveau président s’oppose au gouvernement passé, il propose un État démocratique sur le modèle de la France (multipartisme), le peuple ne sera plus exclu… Il propose une plus grande liberté, une meilleure discipline surtout financière. Ce discours annonce un pays enfin pris en main. Le peuple d’abord surpris, est heureux de ce changement et 397 Toumi, Mohsen : La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, p. 208. 255 espère en ce nouveau chef d’État. Tahar Belkhodja, d’ailleurs, explique cette joie des Tunisiens en disant que le pays allait à la dérive, qu’il se dirigeait vers l’obscurantisme et l’anarchie avant cet important changement politique. Ce nouveau président, ce nouveau gouvernement s’annoncent positifs et leurs projets correspondent aux besoins des Tunisiens. À peine installées, les nouvelles autorités tunisiennes entreprennent de donner corps à la déclaration du 7 novembre. Le 25 décembre 1987, la Cour de sûreté de l’État est dissoute. Le 12 avril 1988, la section tunisienne d’Amnesty International reçoit le visa qui en légalise le fonctionnement. Le 12 juillet 1988, la présidence à vie est supprimée. Dorénavant, le président est élu pour un mandat de cinq ans au suffrage universel et ne pourra être rééligible que deux fois de suite. En juillet, la Tunisie ratifie la Convention internationale contre la torture. Un Conseil constitutionnel est créé. Toutes ces dispositions trouvent leur aboutissement dans le Pacte national paraphé le 7 novembre 1988. La première partie s’attache à l’identité de la Tunisie et rappelle que celle-ci est partie intégrante du monde arabe et de la nation musulmane, et qu’elle est attachée à son arabité et son islamité : « Il incombe à l’État et à lui seul de veiller à l’épanouissement et au rayonnement de l’Islam » déclare publiquement Ben Ali. Plusieurs mesures suivent ces paroles : les appels à la prière du muezzin rythment les programmes télévisés et le Conseil Supérieur islamique est réactivé. Dans la seconde partie, l’État développe les thèmes de la démocratie : « Les droits de l’homme impliquent la sauvegarde de la sécurité de l’individu et la garantie de sa liberté et de sa dignité, ce qui signifie l’interdiction de la torture… et le bannissement de toutes les formes d’arbitraire… De même ils impliquent de garantir la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de la presse et de l’édition et la liberté du culte. « La neutralité politique de l’ensemble des institutions et des forces de défense et de sécurité […] sont une condition […] pour la survie de la démocratie et la pérennité de l’État. »398 La troisième partie est destinée au développement avec la nécessité d’augmenter la production et de favoriser l’équilibre entre le secteur public et privé. Enfin, la quatrième partie est consacrée aux relations extérieures. Le gouvernement de Ben Ali prend de grandes mesures sociales : le 26/26 est créé, organisme qui recueille des dons bénévoles pour les particuliers et obligatoires pour les sociétés. L’argent ainsi récolté permet l’urbanisation de certaines zones tunisiennes, la 398 Toumi, Mohsen : La Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, p. 255. 256 création d’habitats, l’installation de l’eau courante pour des villages, en bref, il permet l’aide aux plus démunis et ainsi l’amélioration de la qualité de vie des Tunisiens. L’État assouplit le régime des sursis militaires, augmente la bourse d’études supérieures, des logements sont créés et les salaires sont augmentés (de 3 à 5%). En ce qui concerne l’économie, dans la deuxième semaine de novembre 1987, le gouvernement confirme ses choix libéraux en dynamisant le commerce extérieur, en simplifiant les procédures administratives, en libérant les prix, en réduisant les restrictions sur l’importation des matières premières et en améliorant les mécanismes de financement. Le chef d’État Ben Ali met tout en œuvre afin que son pays connaisse la réussite, pour que son peuple soit satisfait. Seulement, comme pour le mandat de Bourguiba, ces diverses actions positives sont ternies par d’autres moins glorieuses. Les promesses ne sont pas tenues, des intellectuels tunisiens expriment, alors, leur mécontentement et révèlent les travers de cette nouvelle autorité gouvernementale. Zine El Abidine Ben Ali n’avait-il pas condamné le culte de la personne exploité par son prédécesseur, et pour cela retiré toutes les statues le représentant ? Pourtant, il agit de même et tente d’occulter les réalisations de Bourguiba. Son portrait est présent dans tous les magasins, les locaux administratifs et immanquablement, le journal télévisé du soir s’ouvre sur le compte rendu détaillé de ses activités (Notre Ami Ben Ali, p. 135). Hélé Beji, à ce propos, rend compte de cet ennui de voir le programme journalier du chef d’État. Chaque jour, les informations sont consacrées à la politique intérieure, aux visites présidentielles, aux acclamations du peuple…la réaction de la narratrice est un profond désintérêt et une grande lassitude face à ce genre de spectacle : « La politique est accueilli, à l’heure du dîner, comme la visite indésirable d’un pique-assiette assommant. »399. Lors de son allocution, la décision est prise d’élire le président pour un mandat de cinq ans, deux fois renouvelable, or, depuis 1987, Ben Ali est au pouvoir ; son parti unique, même si quelques opposants sont présents, a le monopole des places au Parlement, et les élections sont assez souvent faussées. Deux journalistes français se sont penchés sur le ‘cas Ben Ali’ et déplorent le fait que la Tunisie soit devenue « un pays totalitaire ». Effectivement, en dépit de l’adhésion aux Droits de l’Homme, des promesses du nouveau président de supprimer toutes formes de tortures et de favoriser la liberté d’expression, le pays est encore loin du résultat. Les citoyens vivent dans la peur de l’arbitraire policier ; les artistes, s’ils le souhaitent et s’ils en ont le courage 399 Beji, Hélé : L’Œil du jour, p. 150. 257 parlent de leur président sans le nommer ouvertement ou alors ils le font pour l’encenser, c’est le cas de beaucoup d’ouvrages biographiques qui ont été écrits sur Ben Ali, tous plus flatteurs les uns que les autres (La Tunisie de Ben Ali, Olfa Lamloum et B. Ravenel chez l’Harmattan 2002 ou Ben Ali et la voix pluraliste en Tunisie de Bo Chaabane chez Cérès 1996). Abdelaziz Belkhodja, dans son roman Les Cendres de Carthage, évoque ce président mais en gardant son anonymat. Il le montre comme un homme rusé, sachant manier avec art les services secrets. Ainsi, dès le début de l’ouvrage, le président, en pleine réflexion, pense à tous ses « espions » : « […] certains de ses proches collaborateurs installés aux Etats-Unis en tant qu’universitaires, chercheurs ou techniciens, lui communiquaient régulièrement des renseignements « sensibles ». Ceux-ci étaient de tous ordres – économiques, financiers, techniques ou politiques - et avaient permis d’éviter des pertes considérables. »400 Or, les Tunisiens savent, et le chef d’État ne s’en cache pas, que leur président a fait ses premières armes auprès des services de renseignements américains. Ce roman illustre un homme qui aime son pays et est fier de son Histoire (il s’oppose aux Etats-Unis) quant à l’acquisition d’un bien carthaginois), un président humain maîtrisant les dernières technologies. Une allusion corrobore cette idée que le Président ainsi mis en avant dans le roman d’Abdelaziz Belkhodja est Ben Ali. Il est écrit à propos du bras droit du chef d’Etat : « Aussi discret qu’efficace, son concours dans l’organisation de la sûreté du pays avait permis d’effacer cette image d’Etat policier collée au régime depuis des lustres. »401 C’est un fait observé par les autres pays (Notre ami Ben Ali) et mal vécu par les citoyens tunisiens. Aujourd’hui, la Tunisie a un pôle Renseignement au service du chef de l’État et surtout, des écoutes sont effectuées à tous les niveaux en nombre deux fois supérieurs à ce qui était au temps de Bourguiba. Cette manœuvre est ressentie comme une violation ; les Tunisiens ont le sentiment d’être obligés de faire attention continuellement aux sujets de leurs conversations. L’article 25 de la loi du 3 mai 1988 sur les partis est l’expression de la mainmise de l’État sur la liberté de son peuple : « […] est puni d’un emprisonnement de cinq ans au maximum tout fondateur ou dirigeant d’un parti qui par son attitude, ses contacts, ses prises de position, ses propos ou écrits vise à entreprendre une action 400 401 Belkhodja, Abdelaziz : Les Cendres de Carthage, p. 22. Ibid, p. 57. 258 de démocratisation de la nation dans le but de troubler l’ordre public ou de porter atteinte à la sûreté intérieure ou extérieure de l’État. »402 Le gouvernement craint l’opposition et ce qu’elle peut provoquer ; il contrôle alors tous les modes d’expression : la presse (le papier appartient à l’État), les publicités (l’ATCE, Agence Tunisienne de Communication Extérieure, créée dans les années 90, au service du gouvernement, est le passage obligé de tous les publicitaires), l’édition…Le cas de Taoufik Ben Brik est l’exemple de cette mainmise de l’Etat sur le droit à la liberté d’expression. Cet écrivain a fait la grève de la faim durant 42 jours en l’an 2000 pour dénoncer le régime dictatorial tunisien. Dans son recueil Et maintenant tu vas m’entendre (2001), il use de métaphores pour parler du président et de sa loi du silence. Dès le début, il évoque avec nostalgie l’époque où la Cité avait droit à la parole : « Que vivent les lieux où l’on parle ! Il me souvient que la Cité s’érige en l’honneur du vocable. »403 Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, il pleure le silence : « Tu ne chantes plus, je vois. Eh non ! À présent mon calvaire chemine sur la place du marché, sur l’agora, sur l’avenue qui s’abandonnent désormais au sommeil. »404 Le peuple ne s’exprime plus, il dort, bercé par les paroles du chef de l’État, il dort, privé de sa liberté de dire ce qu’il veut. Dans le poème « La Prophétesse », les allusions au pays et au gouvernement ne manquent pas. La vie privée et les vœux cachés du président sont exposés : « […] Leïla te désire Et elle tue la reine Fermes donc ton échoppe Carthage ne borde pas l’Atlantique. »405 Il raconte que Leïla, la nouvelle épouse du chef de l’État, a pris la place de la première dame de Tunisie. L’allusion à « l’Atlantique » reflète ici le passé de Ben Ali qui a fait ses études aux États-Unis et son souhait futur : être proche de ce pays, être son double. Dans « Khannibal », poème écrit en 1987, année de l’accession à la présidence de Ben Ali, l’écrivain se montre déjà très méfiant vis-à-vis de ce nouveau président. Le titre d’abord, mélange d’un nom illustre : Hannibal, qui a marqué l’histoire du Monde et de la Tunisie en particulier, et d’un nom commun : cannibale, qui sous-entend que le personnage dont il est question dans le poème, est vorace, prêt à tout dévorer sur son 402 Toumi, Mohsen : Op. Cit p. 77, cité par Ahmed Manai, Supplice tunisien. Le Jardin secret du général Ben Ali, Paris : La Découverte 1995, p. 16. 403 Ben Brik, Taoufik : Et maintenant tu vas m’entendre, Paris : Exils/Aloès, p. 17. 404 Ibid : p. 17. 405 Ibid, p. 28. 259 passage pour parvenir à la place la plus haute du gouvernement, pour atteindre la renommé d’Hannibal. Le texte exprime le flou sur la venue de Ben Ali et sur ses projets : « Voici que se répand ce que dissimule Zallâj le cimetière, quand demeure insignifiant ce qu’exprime la ville. […] Les mains enfouies dans les rets de l’intrigue bloquent en plein enfantement la lionne. […] Diadème usurpé. »406 Ces trois vers révèlent que l’accession au pouvoir de Ben Ali, pour l’écrivain, est le résultat d’une intrigue. Le peuple n’a pas eu le loisir d’intervenir (1er vers), les mains du nouveau chef d’Etat sont souillées par l’intrigue (2e vers), enfin, il est clairement dit que la place du Président a été volée (3e vers). « Le diadème » est le symbole du pouvoir, il rappelle la couronne du roi. Dans un autre poème : « Le Cordonnier d’une botte crevée laissant le champ libre à l’ogre de la marche à pieds nus », il aborde sa torture volontaire (grève de la faim) pour dénoncer l’absence de liberté d’expression, l’absence de changement dans un pays en évolution. Comme l’exprime le titre d’un autre poème, « Carthage est un tombeau funeste sans cadavres » pour Taoufik Ben Brik. La voix serait la force tunisienne, au lieu de cela, c’est la police qui est la nouvelle puissance du pays. La police est le moyen majeur utilisé par le gouvernement pour diriger, surveiller au mieux les Tunisiens. Le nombre de policiers est passé de 20000 à 85000 depuis le 7 novembre 1987. Ils sont partout en uniforme, en civil. Jimmy dans Tunis blues, parcourt les rues de la capitale tunisienne, il a affaire à la police dès son arrivée à l’aéroport et dès sa sortie, il prend conscience qu’elle est partout, à chaque coin de rue, aux croisements, dans les cafés, les boîtes… Cette manifestation de force de l’ordre accentue le sentiment de sécurité qui habite chaque Tunisien, mais dans le même temps, cette présence excessive lui fait peur et l’étouffe. C’est ce dont se plaint Taoufik Ben Brik, la présence trop importante de la sécurité de l’Etat, pas seulement pour protéger les citoyens mais aussi pour les surveiller et ainsi empêcher tout type d’opposition qu’elle soit verbale ou associative. Dans les ouvrages tels que Rouges gorges et souris ravageuses, Tunis blues, L’Œil du jour ou Les Cendres de Carthage, la police est l’image littéraire de la sécurité. L’impression qu’il ressort de cette forte présence est 406 Ibid, p. 34. 260 celle d’une sphère qui couvre le pays et empêche toute entrée et toute sortie. Le lecteur a aussi la sensation d’être dans un Etat militaire alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. L’excès est montré du doigt, l’excès du nombre de policiers, l’excès dans leur comportement….Le protagoniste de Rouges gorges et souris ravageuses raconte une anecdote commune à tous les Tunisiens : « Au sortir de la station, un garde national me fait signe de m‘arrêter à l’aide de son bâton à lumière rouge. Avec une telle guimbarde il peut trouver toutes les infractions possibles et imaginables. Il scrute attentivement les papiers de la voiture puis me demande le plus sérieusement du monde si je peux accompagner sa cousine à Boussalem. Il fallait le dire plus tôt, au lieu de me faire passer à la torture ! »407 Ces situations sont fréquentes dans toute la Tunisie, la police abuse de son pouvoir, de son statut afin de profiter de quelques services : le déposer lui ou sa famille, ami, quelque part, lui apporter de quoi boire, manger ou fumer… Hamadi Nacef, dans Pu…rée d’époque !, évoque dans la nouvelle « Une journée comme ça » la rencontre d’un jeune homme et d’un policier. Ce dernier demande au jeune homme de se garer et de présenter ses papiers, qu’il n’a pas. Pour fermer les yeux sur cette infraction, l’agent lui demande, avec un air malin, d’aller lui chercher des gâteaux à la capitale, c’est à dire à 109 km de là où la scène se passait. Pour être sûr du retour du jeune homme, le policier lui prend sa carte d’identité. La malheureuse victime est obligée de faire plus de 200 km afin de satisfaire l’appétit de cet agent qui se sert de son uniforme pour avoir des avantages en nature et profiter de la crainte qu’il inspire aux civils. Hélé Béji, dans L’Œil du jour, aborde aussi ce sujet et critique ouvertement cet abus de pouvoir des policiers mais surtout du gouvernement. Le portait qui est fait de ces hommes est très négatif : « L’agent du poste douanier ou du guichet de police attend les voyageurs derrière son comptoir comme s’il nourrissait une aversion primordiale pour la nature humaine, et son hostilité remonte du fond de lui comme une lave d’un bloc volcanique qui se pétrifierait avant l’éruption. […] Je perçois l’immense étendue de bassesse humaine dont sans le savoir lui-même il est capable. »408 Ceux-ci sont arrogants, ils se servent de leur fonction pour intimider les voyageurs, pour se montrer plus important qu’ils ne le sont véritablement. Ils prennent alors un malin 407 408 Sid, Al : Rouges gorges et souris ravageuses, p. 20. Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 52-53. 261 plaisir à faire attendre les vacanciers, à les mettre au supplice et ainsi à montrer leur pouvoir. L’aversion ressentie pour les voyageurs peut avoir au moins deux raisons : l’envie envers les touristes européens qui peuvent partir en vacances et la jalousie envers les Maghrébins qui viennent d’Europe où la vie, dit-on, est meilleure, que ce soit en droit ou en économie. Toutefois, pour certains, les douaniers se montrent serviables mais toujours en échange d’un service, d’une reconnaissance du privilégié. Le népotisme existe partout mais là il est affiché, apparent, naturel. Les douaniers sont ici considérés comme les représentants de la bassesse humaine. Pourtant, Hélé Béji transforme son animosité en compassion et compréhension, et détourne sa critique vers les hautes sphères du gouvernement tunisien. L’être humain est un pantin au service de personnes plus importantes, haut placées. Le douanier doit travailler, se montrer féroce pour subvenir aux besoins de sa famille ; il doit se soumettre aux volontés de l’État : « c’est sur lui que je vois peser la menace quotidienne, l’obéissance, le mutisme sans que je puisse encore vraiment l’absoudre, ni le distinguer de l’autorité qui nous a fait piétiner dans l’attente, la persécution tatillonne et le laisser-aller. […] il était lui-même l’absolue servitude, réduit à cet état de vulnérabilité et de faiblesse où l’on se trouve dans les pays où l’autorité est devenue une force séparée des hommes, n’agissant plus pour leur compte mais pour celui d’une réalité occulte et pervertie […]. Il était devenu aussi cette autre chose qui l’avait revêtu d’une cruauté abstraite et anonyme. »409 Hélé Béji dénonce explicitement, ouvertement la dictature de l’État tunisien. L’homme, ici le douanier, semble être l’esclave du gouvernement ; il n’a, en réalité, aucun pouvoir si ce n’est celui d’exécuter les ordres de ses supérieurs. On comprend mieux, alors, le comportement désagréable et méprisant de ce dernier : il se venge. Pour recouvrer un peu d’amour propre il se montre bouffi de suffisance et reporte sa colère sur les voyageurs. Le gouvernement tunisien présenté par Hélé Béji ne semble pas se préoccuper du peuple, il est obnubilé, fixé sur une idéologie abstraite : reproduire la démocratie occidentale tout en conservant un reste de monarchie. L’État veut être à la hauteur de l’Europe. Il fait preuve de sévérité dans le respect des lois afin de prouver ce dont il est capable. Son seul objectif est de devenir à son tour une grande puissance d’où parfois un abus de pouvoir et une tyrannie qui atteint surtout la liberté d’expression, d’où cette passivité des douaniers et du peuple. Dans sa quête de la modernisation, le gouvernement tunisien pousse les habitants à consommer toujours plus. Il facilite l’accession aux véhicules en diminuant 409 Ibid, p. 55. 262 les taxes douanières et il permet l’achat d’une quantité de biens par l’instauration du crédit. Ces intentions sont excellentes et respectueuses des nouveaux besoins des Tunisiens mais elles sont aussi dangereuses. Le peuple a tendance à vivre au-dessus de ses moyens et à prendre de nombreux crédits comme le raconte Salem Trabelsi dans Le Cimetière des moutons. Malheureusement, comme le montre l’ouvrage Notre ami Ben Ali (1999), cette nouvelle société de consommation devient débridée. Les taux d’intérêts sont exorbitants, plus de 18% des crédits accordés en 1998 risquent de ne jamais être remboursés ; la surconsommation provoque le surendettement des familles mais aussi des banques. Pour acquérir tous ces nouveaux biens de consommation, le foyer a besoin de deux salaires et il n’est pas rare de voir des femmes de professeur ou de cadres, vendre des articles fabriqués à domicile ou des fripes importées de France dans les rues de la médina ou dans les souks. Dix ans auparavant, cela était inimaginable. Les mandats de Ben Ali ne sont pas parfaits mais une évolution essentiellement sociale et économique a été effectuée. Mohsen Toumi ose, dans son livre, dire les aspects négatifs du gouvernement, de la ‘nouvelle république’, dénoncer ce qui est déplorable surtout du point de vue humain. Il explique, par exemple, que la garde à vue a été réglementée mais que des bavures continuent d’être nombreuses. Des militants de gauche, d’autres des Droits de l’Homme ont reçu quelques menaces de la part de la police, sans aucune raison si ce n’est d’avoir une opinion différente de celle de l’État et de manifester pour la liberté et le respect des Droits de l’Homme. Ces personnes qui avaient chaleureusement accueilli le 7 novembre se trouvent déçues par la réalité. Les promesses du Premier ministre d’alors, sont restées des mots, le président n’est pas passé à l’action. La presse, comme l’explique Mohsen Toumi a tenté de dénoncer ces abus mais elle s’est retrouvée confrontée à l’État et à ses manœuvres peu orthodoxes. Pour être un citoyen tranquille en Tunisie, il faut, comme l’expliquent Jean-Pierre Tuquoi et Nicolas Beau, posséder sa carte d’électeur mais surtout sa carte d’adhérent au RCD, le parti au pouvoir. Les critiques du gouvernement de Ben Ali et de sa bellefamille qui tient les rênes de l’économie en ayant le monopole de toutes les sociétés privées se font, mais pas sur le territoire. Les intellectuels, les artistes préfèrent publier, parler en France. Bien sûr, la Tunisie est un exemple de pays maghrébin moderne, les Tunisiens en sont conscients. Al Sid, par exemple, dans Rouges-gorges et souris ravageuses, parle de son pays en disant que les Libyens et autres Arabes viennent se faire soigner dans les hôpitaux tunisiens car l’hygiène et surtout les compétences y sont présentes. Il explique que la sécurité, même si elle peut paraître excessive, est 263 rassurante, enfin, que les plans d’urbanisation et d’assainissement on fait de ce petit État un beau pays : « Hier la risée de ses voisins pour son côté paisible et petit bourgeois, la Tunisie est devenue un havre où ils viennent se faire soigner, faire des achats, se reposer sans la peur de se faire égorger, profiter de la vie pleinement, sans crainte des comités populaires, des mouchards, des intégristes ou des illuminés de tous bords. Drôle de pays quand même que la Tunisie, le plus petit du Maghreb, le moins bien arrosé, le moins pourvu en ressources naturelles et en pétrole et de loin le plus prospère. Pas de mendiants en haillons dans les rues, de marchands ambulants crasseux. Des rues propres. Des trottoirs bien pavés. Des maisons blanchies à la chaux, des fenêtres en fer forgé, des jardins plantés de citronniers et de bougainvilliers multicolores. Dans ce continent africain accablé par la misère et les catastrophes, rares sont les Tunisiens qui sont conscients de leur bonheur. »410 Cependant, tout cela n’est pas suffisant, le citoyen tunisien a aussi besoin de se faire entendre. Les deux gouvernements de Bourguiba et de Ben Ali ont permis à la Tunisie indépendante de maintenir sa réputation de ‘pays du Maghreb en avance sur son temps’ aux yeux du monde. En effet, Bourguiba, considéré comme le père fondateur de ce pays, a fait en sorte de libérer les mœurs, de développer et d’améliorer l’économie. Ben Ali, qui a la même volonté, continue ce même combat. Cependant, les deux régimes ne sont pas parfaits et le peuple le fait savoir quand cela lui est possible avec l’espoir d’un avenir meilleur : « Et le jeune pays avait lui aussi commis des erreurs. Et alors ? Qui n’en fait pas, ne comprend pas, n’apprend pas, n’avance pas. Son pays, son tout petit pays et son tout petit peuple trébuchent et se relèvent. Toujours. » 411 Les maladresses économiques de Bourguiba réveillent la colère des Tunisiens sans leur retirer l’amour porté à leur chef d’État. En revanche, l’impression de dictature du régime de Ben Ali agace, le peuple souhaite dire son mécontentement mais ne le peut sinon à l’étranger. Albert Memmi avance une théorie où les comportements des deux hommes sont les conséquences de la colonisation. « Les présidents des nouvelles républiques miment en 410 411 Sid, Al : Rouges-gorges et souris ravageuses, p. 8, 67. Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 145. 264 général le pouvoir colonial dans ce qu’il a de plus arbitraire. »412. Ils reproduisent ce qu’ils ont vu et vécu. Les déceptions sont différentes sous chacun des gouvernements. Le pays est partagé entre une reconnaissance car la Tunisie est belle, moderne, la pauvreté y est presque éradiquée et le niveau de vie assez bon, et une frustration car en dépit de tous ces éléments positifs les habitants se sentent emprisonnés et, en comparant leur vie à celle des Français par exemple, ils s’aperçoivent que leur souhait de liberté d’expression et de démocratie n’est pas encore atteint. Alors que les écrivains français critiquent ouvertement la Tunisie, les écrivains de la littérature tunisienne francophone critiquent les régimes en restant flous sur les périodes et en ne nommant pas les chefs d’État. En revanche, leurs critiques sur les mœurs de leurs concitoyens sont traitées de manière plus crue et plus précise. Ce que les Tunisiens reprochent, c’est une modernisation à outrance dans le mode de vie mais aussi l’environnement. Les failles des régimes sont certes évoquées mais de manière moindre pour deux raisons : la première à cause de la politique du non-dit existant en Tunisie, la seconde parce que ce qui est révélateur de la nouvelle société c’est son comportement qui choque. 2. Les mœurs La Tunisie, dès l’époque de la colonisation, s’est intéressée aux mœurs européennes. Beaucoup, et surtout les femmes, vont être attirés par ce nouveau mode de vie qui semble octroyer plus de liberté, comme celle de sortir sans voile, de pouvoir montrer son affection aux yeux de tous, de porter des vêtements qui paraissent plus confortables… Ce n’est qu’à l’Indépendance et grâce à la volonté de Bourguiba de faire entrer son pays dans la modernité, que l’imitation de l’Occident deviendra unanime et excessive. « […] toute nation est constituée d’un mélange étrange d’ordre et d’innovation, de continuités et de ruptures, de conservation et de changements. La modernité est communément entendue comme un renoncement aux traditions. »413 Toute nation est vouée à changer au gré du temps, de l’Histoire, en fonction de ses attentes, de ses ententes avec les autres. Hélé Béji parle alors d’une nouvelle forme de colonisation : 412 413 Memmi, Albert : Portrait du décolonisé, p. 78. Alaoui Abdalaoui, M’hamed : Le Roman maghrébin des années 80, p. 24. 265 « Car, si la vieille colonisation est morte, autre chose s’est substituée aux conquêtes, par cette pénétration anonyme où il n’est plus besoin de « colons » pour investir de vastes régions, mais plutôt d’images, d’idées, de modes, d’objets, de techniques, d’argent, […], toute cette ingérence normative du progrès, raz-de-marée imperceptible qui s’infiltre dans notre subconscient. »414 L’usage de la force n’existe plus, c’est l’imitation par le biais de la télévision, des touristes et autres, qui continue de perpétrer l’influence occidentale. Cette dernière est encore plus puissante puisqu’elle agit de manière insidieuse : aucune obligation si ce n’est de ressembler à des modèles de réussite. Dans notre cas, c’est la perte d’identité et l’occidentalisation à outrance provoquées par cette colonisation, qui va choquer certains Tunisiens et inspirer cette littérature critique tunisienne de langue française. a. Apparence Depuis les années 30, la femme s’est intéressée de très près à la mode occidentale, française particulièrement. Louis Bertrand, dans Le Mirage oriental (1909), remarque, par exemple, que les Orientales « portent des toilettes ultra-modernes, tout ce qu’il y a de plus ‘parisien’ […]. Leurs bijoux sont d’une facture très sobre, très européenne. Mais elles en ont trop. »415. « ultra-modernes », « de plus parisien », « très », « trop » montrent l’excès de la copie. C’est ce « trop » qui est la marque de fabrique de l’imitation des Maghrébines. Dans beaucoup de nos ouvrages tunisiens de langue française, un passage souvent négatif est dédié aux mœurs des Tunisiennes. Elles sont la première catégorie de personnes touchée par la modernisation des mœurs. Celles-ci, sur le modèle français entre autres, et avec la ‘bénédiction’ du président, vont travailler et devenir les égales des hommes. Ce nouvel équilibre va provoquer une modification du schéma familial et des relations hommes/femmes. Les Maghrébins traditionalistes vont déprécier l’émancipation féminine. Dans son livre Le Cimetière des moutons, Salem Trabelsi rend compte de la haine des hommes contre ces femmes qui travaillent, qui portent des vêtements moulants, contre les publicités modernes qui vendent des serviettes hygiéniques. Le protagoniste, d’ailleurs, refuse que son épouse travaille, il refuse cette liberté de la femme en pensant qu’émancipation est 414 415 Beji, Hélé : Nous, décolonisés, p. 49. Bertrand, Louis : Le Mirage oriental in Anthologie des voyageurs du Levant, p. 75-76. 266 synonyme de débauche. Voici, par exemple, les propos d’un chauffeur de taxi révélateurs de la colère de certains hommes qui n’acceptent pas cette modernité : « […] je sillonne tout Tunis, […] lorsque je te dis que les Tunisiennes sont devenues d’une incroyable effronterie, d’une inimaginable témérité, et quand elles descendent de mon taxi, elles laissent derrière elles une puanteur de souillure et de débauche… […] c’est cela donner la liberté à des écervelées ! […] une femme n’est pas faite pour l’extérieur. […] elles sautent sur la première occasion et fondent comme du chocolat sous le soleil du luxe. […] Que devient le pays ? tu vas à une administration pour régler un problème et on fait passer une femme avant toi parce que madame a du cul et des yeux mouillés. Et si un jour tu oses ouvrir la gueule devant une femme et qu’elle porte plainte, la justice ne donnera pas cher de ta peau […] Eh ! Quoi ! on ne peut même plus battre sa femme pour la ramener au droit chemin ! Le pouvoir veut nous cocufier malgré nous… »416 Le chauffeur de taxi se montre méchant « puanteur, souillure, débauche » et vulgaire « Madame a du cul ». Sa virulence exprime son absence de compréhension du monde moderne. Il n’accepte pas la liberté de la femme et la juge malsaine. Ce mode de pensée est arriéré mais la critique touche surtout les femmes qui abusent de leur pouvoir de séduction, celles qui imitent les mœurs des Européennes de manière excessive. Les hommes ont peur de perdre leur virilité, la crainte d’être trompé aveugle leur raison. Si le sexe féminin se comportait, d’après eux, de manière moins vulgaire, la parité dans le travail comme dans la vie serait acceptée. C’est l’excès de modernisme qui agace les Tunisiens et provoque la réplique des écrivains. Hélé Béji est une femme mais il n’empêche qu’elle va critiquer très sévèrement les « dragons du travail ». Lorsqu’elle aborde le sujet des Tunisiennes en politique, ce n’est pas l’imitation des femmes occidentales qu’elle critique, c’est la manière d’être, de se comporter qu’elles adoptent et qui leur sied mal. L’écrivain ne supporte pas ces femmes qui prétendent être les égales de l’homme et deviennent des androgynes écervelés. Dans L’Œil du jour, la narratrice explique que l’entrée de certaines femmes en politique est une mauvaise idée car ce nouveau rôle n’est pas inné, il répond à une volonté d’égaler l’homme, à un mouvement féministe. En réalité, la Tunisie, par l’introduction des femmes en politique, essaie de prouver à la France, par qui elle est fortement influencée, que l’égalité homme/femme existe en Orient. Elle en a apporté les premières preuves en devenant le pays le plus scolarisé du Maghreb, en accordant le droit de vote aux femmes et en interdisant la polygamie très tôt, à savoir le 18 août 1956. Le mouvement féministe se 416 Trabelsi, Salem : Le Cimetière des moutons, p. 167-168. 267 développe, le gouvernement tunisien se voit donc dans l’obligation de répondre à quelques-unes de ses exigences, dont la mixité en politique. Malheureusement, ces nouvelles politiciennes sont présentées comme de mauvais éléments, de mauvaises comédiennes, moins perspicaces que les femmes au foyer : « […] quand elles se penchent sur leurs dossiers et les remuent, c’est avec mille fois moins de science et d’art que ne tourne ma grand-mère sa vieille cuillère dans la saveur de l’existence. Ni les traits du visage qu’elles se composent pour leur nouvelle fonction, comme un petit rictus d’autorité conquis sur le sourire ineffable de nos grands-mères, ni cet air buté, fermé qu’ont tous ceux qui s’engagent dans un noviciat dont elles appliquent les règles pour espérer en tirer un bénéfice protocolaire, ni cette gravité inspirée de la pruderie moderne ne peuvent une seconde être comparés à l’intelligence, au charme, à la finesse de nos vieilles, grosses comme elles peut-être, mais si spirituelles ! La péroraison donne à ces égéries de la bureaucratie une âcreté vocale qui détonne avec les redondances du passé. »417 L’auteur reproche à ces femmes d’oublier le passé, de narguer les femmes au foyer en se considérant comme supérieures à cause de leur nouvelle fonction et surtout de perdre leur féminité. Ce nouvel emploi n’est qu’une comédie. L’écrivain, pourtant, est occidental, elle devrait donc être fière de ce nouveau poste accordé à la femme maghrébine, de cette évolution des mœurs orientales. Or, à la lecture de son roman, ce n’est pas le cas. Elle reproche à ces femmes modernes de se disperser, de perdre leur naturel, et ce qu’elle prône c’est la simplicité, l’authenticité. Ces nouvelles politiciennes n’ont plus rien de la femme orientale si ce n’est l’embonpoint, elles entrent dans l’univers trompeur des hommes. La narratrice insiste sur le caractère théâtral de leur entrée en politique : ces femmes se métamorphosent en quelque dragon des affaires publiques. Le « rictus d’autorité », « l’air buté, fermé », les termes « d’égéries » et « d’âcreté vocale » symbolisent le passage de la féminité à l’insensibilité masculine. La transformation est dégradante, d’autant plus que l’expression « égéries de la bureaucratie » réduit le rôle de la politicienne tunisoise à une représentation futile et sans profondeur du gouvernement. En effet, celle-ci n’est que l’instrument de la nouvelle politique tunisienne, sa fonction n’est pas réellement prise au sérieux, elle correspond à une demande massive d’égalité de la part du sexe féminin. Ceci rappelle un événement similaire : l’entrée massive de femmes au gouvernement d’Alain Juppé à Paris il n’y a pas si longtemps, qui répondait ainsi à un désir de parité de ces femmes en 417 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 135. 268 politique. Dans notre œuvre, ces Tunisoises exagèrent, elles en font trop, probablement parce qu’elles entrent en terrain inconnu. Leur entrée en politique est une innovation dans le monde oriental, comme toute nouvelle expérience, le début est toujours un peu instable. Quelques années plus tard, Hélé Béji condamne de manière plus cinglante la femme moderne. Dans Itinéraire de Paris à Tunis, l’écriture familière, brutale, sans ambages et sans demi-mesure, exprime l’aversion de la narratrice pour ce genre de femmes. Elle se fonde sur sa rencontre avec l’une d’elles pour faire un portrait hideux de ce que ce genre de créature peut incarner : « Elle n’était qu’immodestie, civilité sans âme, disgrâce jusque dans les salutations de l’amitié […]. Son rêve à elle était d’être moderne, et dans cette irréflexion qui l’exaltait, elle ne voyait pas que le moderne laissait sur elle des faux plis, ne tombait pas exactement comme il faut […]. Elle était toujours à la recherche d’un féminisme nouveau, mais les trésors d’ingéniosité qu’elle y déployait […] n’avaient réussi à faire d’elle qu’une femme fagotée, ampoulée, assommante. La modernité se transformait sur elle […]. Tout se déréglait en proportion de son acharnement, tout lui désobéissait, tout l’assujettissait à une règle autocratique sans notes, sans arrêtés, sans mémos que lui dictaient les exigences de l’époque, dont l’encre invisible tatouait sa cervelle, ses prunelles, ses coiffures permanentées, d’une fade niaiserie d’actualité. »418 Hélé Beji se montre ironique, elle se moque de ce genre de femme qu’elle réduit à un ensemble de traits négatifs comme « immodestie, civilité sans âme, disgrâce ». Cet individu souhaite tant devenir moderne qu’il en devient pathétique aux yeux de l’écrivain qui ajoute du ridicule avec le détail de la coiffure permanentée. L’ironie est exprimée par l’ensemble des négations attribuées à cette femme : elle est prétentieuse, elle n’a aucune grâce, sa modernité lui sied mal, elle souhaite afficher son féminisme mais elle ne parvient qu’à être « fagotée, ampoulée, assommante » ; plus elle s’acharne à être moderne plus elle affiche son idiotie, sa naïveté, le spectacle d’un pantin inachevé. L’écrivain condamne le manque de naturel de cette femme et son manque d’esprit : elle semble être devenue un pantin à la merci de la société moderne qu’elle admire sans s’apercevoir qu’elle perd son identité pour entrer dans le moule occidental. Les séries d’adjectifs : « fagotée, ampoulée, assommante », l’italique du mot « moderne », les comparaisons, tout exprime l’incompréhension et la répulsion de la romancière face à ce comportement qu’elle juge de manière très dure : 418 Béji, Hélé : Ibid, p. 96-97. 269 « je me demandais si le préjugé de la sottise innée des femmes ne trouvait pas dans cette créature un cruel fondement. »419 Cette peinture de la femme « moderne » est extrêmement négative. Tout ce qui fait le charme du sexe féminin : sensibilité, grâce, douceur disparaît au profit d’une froideur calculée. La modernité a renversé les valeurs, ces femmes ne sont pas et ne deviendront pas la grand-mère de Hélé Béji, tout les sépare. En réalité, faire de la politique est un emploi, il est fort probable qu’une fois rentrée chez elle, la politicienne retrouve son rôle de mère au foyer, sa douceur et sa féminité. De même, la femme moderne suit un phénomène de mode, une tendance, cela ne signifie pas qu’elle perd toute individualité ; elle se fond dans la collectivité pour mieux s’intégrer, pour mieux avancer. Hélé Béji fait une critique cruelle de la modernisation de la femme. Elle ne désapprouve pas le mouvement de modernité, il est naturel et nécessaire, ce qu’elle reproche à la femme c’est d’oublier ce qu’elle est pour devenir ce que les autres (les hommes, la société) veulent qu’elle soit, même si cette attitude est temporaire. L’écrivain est déçu ; pour elle, l’être humain doit s’adapter au développement, au monde moderne mais sans se transformer et sans perdre sa nature, cette métamorphose est inutile et déplorable. Elle se montre donc impitoyable : les femmes privées d’esprit sont les jouets de la modernité. Que les femmes travaillent n’est pas un drame en soi, bien au contraire, ce phénomène rencontre l’approbation de tous, il est encouragé par le gouvernement et surtout il est nécessaire puisque à l’heure actuelle, comme nous l’avons vu précédemment, le foyer a besoin de deux salaires pour vivre confortablement. Ce que les écrivains dénoncent c’est une manière choquante de se comporter au travail comme à la ville. Le vêtement est le premier élément moderne qui attire le regard et par la même occasion la critique. Dans Le Cimetière des moutons, Fethi, coureur de jupons invétéré, observe la rue et le va-et-vient des femmes plus précisément. Ce qu’il voit conforte son voyeurisme, plaît à son esprit lubrique et permet l’expression du regard critique de l’auteur : « Les femmes et les filles défilaient plus que les voitures. Les femmes sont maquillées à outrance, la coiffure apprêtée, la tête haute, l’allure guindée. Les filles, cheveux au vent, en boucles ou plaqués par le gel, se promenaient en short ou mini jupes. Mais pour les oeilleurs de talent, […] les chouffeteurs des cafés…c’était les caleçons ! Cette 419 Ibid, p. 94. 270 nouvelle mode, ces petits cotons imprimés ou unis qui moulent toute silhouette féminine ne laissent aucun Tunisien, […] imperturbable. Tout bouge silencieusement dans la rue ; cet immense laboratoire lubrique ! »420 La rue est un théâtre, la scène des jeux de séduction homme/femme, la pièce où se joue la nouvelle mode, l’existence moderne, occidentale de la femme maghrébine. Ce qui déplait fortement, c’est cette manière de s’habiller qui révèle le corps féminin, cette absence de pudeur, et le passage du voile et des vêtements amples mais sensuels à un habit occidental moulant et vulgaire : « short, mini jupes, caleçons ». Ce sentiment n’est certes pas partagé par les femmes mais ressenti par les hommes outrés de cette imitation excessive. Hélé Béji observe un phénomène identique chez les bourgeoises tunisiennes. Le snobisme, c’est à dire le fait d’affecter des manières, le mode de vie et le parler d’un milieu que l’on croit plus distingué, et que l’on imite sans discernement ne touche que la bourgeoisie orientale. En effet, « les indépendances ont développé la montée de nouvelles classes à l’arrogance voyante, avec un manque de goût esthétique qui défigure les êtres et leur environnement. »421 Les classes moyennes ou pauvres ne peuvent se permettre de sortir dans les lieux huppés de la capitale, ne peuvent renouveler leur garde-robe fréquemment, voilà pourquoi le paraître est essentiellement présent chez les personnes aisées. En fait, l’objectif de cette nouvelle classe est d’être à la mode, de montrer aux autres qu’ils soient Tunisiens ou Européens, leur capacité à être chic et moderne. Malheureusement, ce qu’observe la narratrice, c’est que ces personnes, n’ayant pas l’habitude d’être ce qu’ils paraissent, ont tendance à tout exagérer : leur attitude, leurs paroles, leur cadre de vie. Le fait de vivre dans un pays où la liberté pleine et entière n’est pas respectée, accentue ce phénomène. Les manifestations ostentatoires d’existence, de richesse, d’occidentalité sont une manière de compenser le manque de liberté. Les interdictions sont les moteurs de ce mode de vie, l’exagération une forme de revanche sur le gouvernement, le symbole d’une frustration que ces nouvelles mœurs exorcisent. Albert Memmi soutient cette thèse dans son ouvrage Portrait du décolonisé (2004). Il écrit à ce sujet : 420 421 Trabelsi, Salem : Le Cimetière des moutons, p. 129-130. Bekri, Tahar : Littérature de Tunisie et du Maghreb, p. 25. 271 « Dorénavant, le décolonisé aura deux vies ; la première, publique, celle d’un citoyen respectueux de l’ordre, admirateur du leader national, croyant sincère et pratiquant fidèle, et même satisfait ; la seconde, privée, où il n’en pense pas moins, et viole discrètement les prescriptions coraniques. Il se rabattra sur quelques sucettes ; outre l’enrichissement et ce qu’il procure, des manifestations ostentatoires, d’ailleurs communes à toutes les bourgeoisies neuves ; c’est à qui aura la résidence secondaire la plus opulente, pas toujours du meilleur goût, de préférence non loin du palais présidentiel, la voiture la plus puissante et du modèle le plus récent ; on achètera à profusion des tableaux de peintres locaux […] ; on organisera des fêtes bruyantes, qui tiendront éveillé tout le quartier, pour montrer sa munificence. »422 Le Tunisien va se montrer plus expansif dans ce qu’il peut maîtriser. Le confort, la consommation, le développement du foyer est encouragé par le gouvernement. Pour le Tunisien, c’est l’univers qu’il peut contrôler, dans lequel il peut se montrer aux autres, se sentir plus libre. Dans le quotidien, en revanche, il est tout autre, il tombe dans la norme orientale, dans le silence et ne se différencie pas des autres Maghrébins. Il donne l’impression d‘être schizophrène, c’est à dire d’avoir deux personnalités : l’une sage correspondant à la norme orientale du pays, l’autre plus superficielle, plus débridée répondant à un besoin de vie moins contrôlée. Hélé Béji rencontre ces bourgeois dans un quartier de Tunis dont le restaurant Neptune est le symbole. Effectivement, l’environnement manque de naturel, « les maisons croulent sous leur plâtre festonné, [les] vérandas [sont] baroques »423, l’artifice est ici de mise. De même, le restaurant qui pourrait être chic, s’est enlisé dans un style précieux, fade et sans goût. La narratrice évite ce décor dans lequel elle a déjà « croisé ces visages qui se donnent l’illusion d’être ce qu’ils ne sont pas, ce leurre pathétique de l’existence où l’on veut éblouir les autres. »424 Le comportement excessif de ces oisifs s’explique par la volonté d’être autre et d’être meilleur qu’autrui. Il leur est donc nécessaire de jouer un rôle, de faire semblant d’être riche, heureux et d’être au goût du jour. La narratrice se montre hostile, elle hait la tromperie et elle dénonce la fausseté de ces êtres qui trompent les autres mais aussi et surtout eux-mêmes. Ces Tunisois décident de plagier ceux qu’ils croient être supérieurs c’est-à-dire les Européens. Peu à peu, l’importance du regard de l’autre prend de l’ampleur et les Maghrébins deviennent de plus en plus matérialistes. Les Occidentaux 422 Memmi, Albert : Portrait du décolonisé, p. 68-69. Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 126. 424 Ibid, p. 127. 423 272 son pris pour modèles, ils sont l’exemple de la modernité, de la liberté, du savoir-vivre et de ce qui est actuel. « L’apparat social est roi dans une modernisation d’imitation, sans âme ni authenticité. »425 Effectivement, les bourgeois tunisiens sont ici des pantins qui cherchent à imiter sans rien comprendre, sans essayer d’expliquer la raison d’une attitude si fausse. Ils ne s’appliquent pas à se moderniser de manière progressive, individuellement, ils copient en espérant parvenir à un paraître aussi réussi que l’original. L’écrivain est déçu par un tel comportement : l’humanité et l’authenticité ont disparu. Au Neptune, le lecteur a l’impression d’assister à la projection d’un film. Le cadre, comme le fait si bien remarquer Hélé Béji, ressemble à un décor cinématographique dont on aurait effacé tous les aspects enchanteurs. Comme le quartier, le Neptune est loin du naturel, il est aussi artificiel que ses occupants. Les femmes surtout se prennent pour des stars, elles jouent des rôles : ceux de femmes fatales qui les ridiculisent. Leur comportement qui pourrait paraître normal en Occident frise ici le vulgaire en raison de leur exagération : « […] Leurs visages [sont] apprêtés […], elles remuent leur coiffure avec une grâce raide comme un torticolis, […] la main frôlant l’échancrure du cou dans une pose de passion inspirée […] avec un excès qui défait tous les charmes. Car à toutes ces poses, le maquillage ajoute une épaisseur bovine. »426 Ces femmes rappellent les deux prostituées des Paravents de Genet : Malika et Warda. On retrouve le même goût pour le maquillage prononcé et les vêtements criards : Genet parle de leurs visages fardés de blanc, de leurs lèvres rouge sang et de leurs robes de tissus d’or. De même, ces femmes du Neptune ressemblent aux comédiennes qui jouent dans les séries sentimentales mexicaines très prisées en Tunisie. Hélé Béji les considère comme des pantins sans cervelles, portant un masque au lieu de leur vrai visage. Elle se moque de cette attitude ridicule, elle rit de leurs artifices et raille leurs mensonges. Le monde reflété par le Neptune est plat, froid, inanimé et détestable. D’ailleurs, l’auteur conclut cette description d’un univers artificiel, superficiel, trompeur et pourtant réel en disant que : 425 426 Bekri, Tahar : Littérature de Tunisie et du Maghreb, p. 45. Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 130. 273 « Le Neptune est l’image qui nous vient à l’esprit quand on se dit : ‘notre vie est ratée’ »427. Les Tunisiens ont-ils ce sentiment ? Sont-ils si déçus par la réalité et la non-réalisation de leurs rêves qu’ils se construisent une vie en parallèle, imitation de la vie française, en pensant que celle-ci est meilleure ? Probablement mais surtout inconsciemment. Ils ne réalisent pas leur plagiat excessif, ils n’ont pas l’impression de copier ou de vivre par procuration. Leur vie n’est pas ratée, elle correspond à la modernité maghrébine. En fait, un même sentiment touche les écrivains, celui que la bourgeoisie reflète les travers de la Tunisie. Al Sid donne des quartiers riches une image réductrice très négative pour les Orientaux mais aussi pour les Occidentaux : « À quelques centaines de mètres de Gammarth, véritable Beverly Hills de la banlieue nord aux mœurs occidentales et passablement dissolues, Lahouache l’intégriste, la prolétaire.. »428. Ce sont dans les quartiers les plus représentatifs de la réussite sociale que résident les mœurs les plus critiquées, un mode de vie qui ternit l’image ‘sage’ de la Tunisie et pousse à l’extrême celle de la France et des États-Unis. Être à la mode c’est être occidental, mais pour parfaire la ressemblance, la Maghrébine ne se contente pas de copier, elle ajoute son élément personnel qui est l’exagération en pensant qu’ainsi elle fera plus moderne. Le paraître règne, il touche d’abord les personnes aisées mais progressivement il attaque toutes les couches sociales. Le mariage, par exemple, est le lieu où se manifeste ce jeu de l’apparence. Tout est jeu, hypocrisie, que ce soit lors de l’entreprise de séduction ou lors de la cérémonie. La femme tunisoise joue de ses charmes, use d’instruments pour séduire, rien n’est naturel dans sa démarche, tout est calculé : « Avant d’avoir déniché l’épouseur, la fille a serré son cou gracile d’une fantaisie à la mode, […]. Et si chacun de ses gestes, sa démarche, ses regards, son teint et jusqu’à la courbe de ses cheveux, sont appuyés du même crayon de niaiserie, de fausse grâce, de coquetterie poussive c’est que la société, par mille brèches, s’est déjà dissimulée en elle. »429 Pour Hélé Béji, la société a une part de responsabilité dans ce comportement. Loin d’empêcher cette attitude, elle l’encourage par une reconnaissance sociale : la nouvelle mariée nargue ses amies, elle a réussi à trouver un mari. Voilà l’absurdité de la démarche : la fille et sa famille cherchent un époux, elles ne laissent pas la place au 427 Ibid. Sid, Al: Rouges-gorges et souris ravageuses, p. 30. 429 Béji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 64. 428 274 hasard. Par conséquent, elles sont obligées de tricher, de paraître ce qu’elles ne sont pas. Lors de la cérémonie, cette comédie est encore plus accentuée par le visage lourdement fardé de la mariée et de ses invités. Le maquillage est tellement excessif qu’il en devient écœurant. La simplicité, le naturel ont disparu au profit de l’importance de l’aspect extérieur. La narratrice, dans Itinéraire de Paris à Tunis, parle : « [des yeux dont les] cils, un peu trop épais de mascara, remuent comme des pattes d’araignée, ne se collant pas les uns aux autres, [de] cheveux recoiffés selon le goût insupportable [du] milieu, [de] l’excès de soins, de toilettes, [de] la passion pour les mèches décolorées, les balayages […] qui ravageaient toutes les chevelures en une vision végétale brûlée. »430 La comparaison aux « pattes d’araignées », la réduction au « végétal brûlé » illustrent la laideur de ces personnes. La romancière se moque de ces femmes, de ces marionnettes, représentations de la tromperie, de la fausseté humaine, féminine essentiellement. Quelques années auparavant, d’ailleurs, dans L’Œil du jour, elle faisait les mêmes observations, la femme était : « scéniquement fardée », son visage était « raidi par l’épaisseur des cils et les énormes macarons laqués [de la] coiffure. »431 Le maquillage est plutôt un déguisement, une peinture ; le nombre des bijoux, le comportement, tout est démesuré chez la femme tunisoise qui se marie ou qui assiste à un mariage. Il faut être la mieux habillée, être la plus belle, il faut organiser le plus beau mariage… c’est réellement le lieu de l’illusion et du simulacre. Ces femmes sont sans consistance, elles n’ont qu’un seul but, celui de jouer un rôle, d’être supérieures ; c’est le monde du paraître. De nouveau, Hélé Béji est horrifiée par ce comportement superficiel. Elle se montre cruelle, elle n’admet pas ce recours à la tromperie pour se faire une place dans un cercle social. Le mariage n’est plus le lieu de l’harmonie et de la pureté des êtres mais celui de la rivalité, de l’envie et de la fausseté. Ce jeu de l’apparence, comme le montre Hélé Béji, existe en Occident comme en Orient. Cependant, dans les pays du Maghreb, le changement qui s’opère dans le comportement de la femme surprend plus car la société n’y est pas encore habituée. Le souci, aujourd’hui, c’est que la jeune génération, dans une nation en voie de développement et dans un pays déjà moderne, cherche à aller encore plus vite, encore 430 431 Ibid, p. 69-70. Béji, Hélé : Ibid, p. 143. 275 plus loin. Le modèle n’est plus la France qui par son métissage est devenue plus conventionnelle mais les Etats-Unis. Par le biais des séries américaines, des films, la jeune Tunisie souhaite parvenir au même résultat. Des jeunes filles riches, belles, vêtues de manière sexy, des relations : homme/femme libres, hors mariage ; le paraître (appartenir à une classe, à un groupe), avoir de belles voitures, sortir encore et toujours… Les Tunisiens, pour beaucoup, semblent vouloir croire que ce qui est vu est la réalité ; ils imitent donc un théâtre. Hormis la femme, la société de manière générale évolue, change mais pas toujours de manière positive. « Les rapports d’homme à homme s’individualisent. On abandonne les gestes de civilité coutumière pour serrer la main à ses voisins et leur dire plus sobrement bonjour. »432. Or la Tunisie était habituée à des rapports plus chaleureux et fraternels. Ce nouveau type de relation déçoit, les Maghrébins sortent de la norme orientale pour entrer dans la norme occidentale. Le développement des villes et leur nouvelle superficie ne permettent plus d’avoir les mêmes rapports qu’auparavant ; de nouveaux visages arrivent et il est impossible d’entretenir des relations chaleureuses avec tous. Avec cette distance prise vis à vis de l’autre au quotidien, la vie au Maghreb connaît les mêmes soucis qu’en Europe : l’insécurité. Le roman d’Ali Bécheur, Tunis blues, est fondé sur la recherche d’un délinquant : Jamel alias Jimmy, qui brûle les voitures des familles fortunées et vole les touristes (femmes). Il agit seul mais des receleurs sont là pour écouler ses larcins et d’autres méfaits sont ainsi commis. Quels sont les dangers qui attendent la population ? « […] dans les bidonvilles de la périphérie […] on n’aperçoit un keuf que le cinquième jeudi du mois. […] Les demi-sel qui se tailladent la tronche à coups de canif, les soûleries qui dégénèrent en bagarres, les luttes d’influence pour le contrôle d’un bout de trottoir, les règlements de compte, les duels au couteau pour la propriété d’une gagneuse, tout ça, ça ne les intéresse pas vraiment […] Qu’ils s’entretuent, ces gibiers de potence, qu’ils s’étripent, ces maquereaux et que les honnêtes gens puissent dormir sur leurs deux oreilles. »433 Ce passage confirme l’insécurité qui règne à Tunis, mais surtout il montre qu’il y a deux types de danger : celui qui touche les bidonvilles qui est plus de l’ordre du trouble urbain et l’autre qui intéresse plus le policier car il est d’ordre criminel (cambriolage, viols..) et qu’il touche la classe supérieure de la société. Comme en France, les grandes villes ne permettent plus d’échanges innocents, la méfiance est présente. Alors qu’à une époque une femme richement vêtue et parée de nombreux bijoux pouvait rentrer à pied 432 433 Rivet, Daniel : Op. Cit, p. 319. Bécheur, Ali : Tunis blues, p. 50. 276 sans inquiétude, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Al Sid, dans, Rouges gorges et souris ravageuses, nous parle de meurtres et de grand banditisme. Majid El Houssi avec Le Conclave des pleureuses s’intéresse à une affaire de viols… Ces thèmes sont les manifestations d’une réalité vécue aujourd’hui par les Maghrébins. L’imitation de l’Occident n‘apporte pas que des bienfaits, elle crée aussi des soucis, des dangers et de mauvais comportements. La consommation, par exemple, est un apport de l’Occident qui a fait entrer le trouble dans les foyers maghrébins. « Il est tout à fait compréhensible que l’attrait de la modernité ne se caractérise nullement par l’envie de produire mais par celle de consommer. »434 Mais, alors que dans le passé, les familles se contentaient du strict nécessaire, à présent, il leur faut toujours plus de confort, toujours plus de biens. L’accès aux biens de consommation par le biais des crédits fait entrer ces Tunisiens dans un engrenage dangereux car ils veulent toujours plus et surtout plus que le voisin. Le paraître est aussi un moteur de la société de consommation. Ismaïl, l’un des personnages de Tunis blues fait une tirade sur ce jeu qu’il considère comme de la folie : « Une question, que je ne cesse de me poser, sans en connaître la réponse : tout ça, ça tient à quoi ? À notre passé de colonisés, durant des millénaires la tête courbée sous le joug de l’autorité étrangère ? (Vous y croyez, vous, à l’explication historique ?) Et puis d’un coup nous voilà indépendants, depuis de longs siècles enfin maîtres de notre destin, alors, comme un ressort longtemps comprimé, nous nous détendons, nous nous redressons comme un diable surgi de sa boîte, comme le djinn de la lampe d’Aladin, d’un jour à l’autre nous prenons quelques centimètres, nous voilà victimes de notre croissance tels ces adolescents montés en graine couverts d’acné et de boutons et pour enfin nous tenir droits sur nos jambes, sans béquille ni tuteur, et du coup nous ne nous sentons plus, voilà que nous décollons, le front dans les nuages, voilà que nous gravissons les sept sphères célestes et survolons les basses contingences terrestres. Vous y croyez, vous, à ce retour de manivelle ? à ce bouchon lancé trop loin ? à cette frénésie de vouloir paraître plus grands, plus forts, plus rapides, de posséder la maison la plus ornée-rutilante de dorures, surchargée de meubles tarabiscotés comme un décor de film égyptien -, la voiture la plus puissante- image sociale de la réussite, voire de la virilité-ou du moins la mieux pourvue de gadgets et d’options. Ce n’est même pas toujours plus, c’est toujours plus que les autres, mieux que les autres. L’ostentation, partout et toujours, l’esbroufe comme règle de vie, la 434 Mattera, Roland : Retour en Tunisie 30 ans après, p. 66. 277 montre comme credo. Les premiers producteurs au monde de poudre aux yeux, ne cherchez plus, c’est nous. »435 On ressent dans ce passage la colère de l’auteur contre son propre pays, contre sa société. Il est déçu de l’évolution de celle-ci vers un mode de vie qui est discutable, vers une manière de vivre qui est fragile et superficielle. Il lui reproche de ne pas savoir se gérer, s’arrêter quand il faut, reconnaître le bon et le mauvais et de jouer le jeu de la modernité c’est à dire de consommer encore et toujours. L’auteur s’interroge sur les raisons d’un comportement aussi ‘m’as-tu vu’. Il suppose que la liberté octroyée trop tôt ou trop soudainement : « d’un coup » est la cause majeure de cette ostentation maghrébine. Très peu encadrés, les Tunisiens agissent comme des enfants à qui on aurait interdit de vivre pendant trop longtemps. Dès lors, c’est une compétition quotidienne de consommation voire de surconsommation. Rivalités familiales, de voisinage, il faut étaler ses biens afin d’exister et de se sentir mieux, plus riche, plus puissant, mieux loti que l’autre. De nouveau, le jeu du regard est encore présent dans la construction du Moi. Cette fois-ci, en revanche, ce n’est plus le regard d’un autre étranger mais d’autrui me ressemblant ; les deux individus appartiennent à une même sphère au sein de laquelle il leur est nécessaire de se distinguer. La consommation et surtout l’accès à ses biens sont une manière d’y parvenir. Ne pas posséder c’est accepter le fait d’être différent, c’est assumer le regard supérieur de l’autre ou pire parfois, sa compassion. La consommation est le piège de la modernité, de toute société contemporaine. Les préparatifs de mariage sont une illustration de cette envie de consommer : Ahlem souhaite avoir de l’électroménager, des vêtements pour son trousseau, des bijoux… elle va donc prendre un crédit et son fiancé de même afin d’obtenir ce dont elle a envie. Par la suite, après le mariage, on note que le couple qui a déjà les frais des festivités et de l’aménagement de leur demeure, continue de vivre à crédit : l’épouse fait ses courses dans le quartier où elle a un carnet de traites qu’elle honore chaque mois. Dans ce cas, comment faire des économies ? Comment subvenir à ses besoins en cas de coup dur ? L’importation, l’accès à la télévision étrangère suscitent l’envie et poussent inconsciemment le consommateur à acheter le dernier modèle de tel objet ou à posséder les mêmes biens que son voisin : « Il faut bien admettre que le scandaleux spectacle publicitaire que diffuse l’occident par télévision interposée jusque sous les tentes des 435 Bécheur, Ali : Tunis blues, p. 32-33. 278 Touaregs, trouble les esprits en créant un désir de consommation qui ne peut être assouvi et pousse à une évolution des mœurs qui pervertit les âmes ! »436 De nouveau, l’attrait de la consommation prouve que la Tunisie est une société fondée sur le paraître. Le bourgeois va aimer montrer qu’il possède le dernier modèle de portable, de voiture ; c’est une preuve de sa richesse, de son appartenance à une classe sociale supérieure. Le reste de la population tunisienne va agir de même jusqu’à s’endetter parfois. Elle aime à étaler ses biens, à organiser les plus belles soirées, à montrer l’étendue de ses relations…La Tunisie moderne se fonde de plus en plus sur l’apparence. Hélé Béji explique que la consommation est la liberté des Tunisiens décolonisés. En effet, elle écrit à ce propos : « L’extension de la consommation, dans nos pays, a aspiré l’exigence de liberté proprement dite. C’est logique. L’acquisition d’une maison, d’une voiture, d’un emploi, de l’instruction symbolise les petites conquêtes de l’émancipation, de la vie quotidienne contre l’indigence. Les libertés s’absorbent dans leur satisfaction matérielle, avant de manquer à la conscience. La liberté s’est fondue dans le besoin de consommer ; elle en épuise chaque jour les nouvelles joies. Certes, dans une société d’abondance, la consommation peut être vécue comme une aliénation, mais dans une société de rareté, le soulagement qu’apporte l’acquisition matérielle est une jouissance de liberté. Le gain du bien-être est vécu comme une délivrance de la pauvreté, une forme miraculeuse de liberté. Ca reste la forme la plus tangible, la plus concrète, de l’émancipation. »437 La modernisation a crée de nouveaux besoins dont la consommation de biens matériels en est l’expression. Cette possibilité d’acheter est une forme de liberté qui donne l’impression à l’ex colonisé de ne pas être différent de l’ex colonisateur. C’est un domaine dans lequel ils peuvent être sur un pied d’égalité tous les deux. Néanmoins, c’est une consommation à outrance qui est critiqué dans tous nos ouvrages. En parler c’est le dénoncer, c’est essayer d’ouvrir les yeux aux Tunisiens. Au-delà des mœurs et du jeu de l’apparence, c’est la modernisation qui est critiquée. Les écrivains reconnaissent les bienfaits du modernisme, du progrès, mais ils accusent ce même modernisme de dénaturer leur société, d’enlaidir et de banaliser leur pays. 436 437 Mattera, Roland : Retour en Tunisie 30 ans après, p. 66. Beji, Hélé : Nous, décolonisés, p. 164. 279 b. Urbanisation et banalisation Dès le début de la colonisation donc à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Orientalistes, amoureux de l’Orient tel qu’ils l’avaient connu, commencent à critiquer l’arrivée de l’Occident et de la modernisation dans cette contrée. Pour eux, l’arrivée des voies ferrées, des grands hôtels, de l’électricité, de la mode vestimentaire, des véhicules… enlaidissent le paysage et font perdre leur particularité aux Orientaux qui se mêlent aux colons. Pierre Loti, Eugène Fromentin, Louis Bertrand sont de ceux que l’occidentalisation a le plus révoltés. Nous avons vu précédemment ce qu’en pensait Loti, voici le sentiment de Louis Bertrand : « Les petites échoppes de la plèbe, comme les grands magasins pour touristes sont envahis par une affreuse camelote, allemande ou autrichienne en général. […] tout le temps que dure le voyage, grâce aux chemins de fer et aux paquebots, on sort à peine de l’atmosphère européenne et ‘civilisée’. […] La nature elle-même n’échappe point à l’invasion sacrilège de l’Occident. »438 On note la déception de l’auteur, son agacement de ne pouvoir contempler le véritable Orient : « affreuse camelote », « invasion sacrilège de l’Occident ». Pour lui, le charme même de cette contrée disparaît en raison du progrès. Hormis le paysage, l’individu luimême change. Au contact de l’Européen, il se transforme pour mieux lui ressembler : vêtement, langue…. De nouveau, il y a dénaturation de l’Oriental qui devient dès lors, un être banal, sans individualité. Eugène Fromentin qui aime le Maghreb et ses indigènes dira : « On est las parce qu’il (l’Arabe) est devenu commun avant d’être bien connu. »439 Le regret est ressenti, l’écrivain reproche à la modernisation et à sa rapidité à prendre forme et à prendre possession du monde, de provoquer la banalisation de l’Orient et de son peuple. Il est déçu de ne pas avoir eu le temps de mieux connaître cette culture et de s’en imprégner. Le caractère ‘commun’ fait de l’Arabe un être indifférent et de son paysage un environnement banal. « Le voyageur français de 1900 ne semble plus découvrir, en Orient, qu’un paysage décoloré, usé, fini, parce qu’il a trop servi, à trop de gens. Le XIXe siècle, à ne répandre que des images de pseudo altérité, a cru pouvoir le réduire à un exotisme familier ; il a réussi à le tuer. 438 439 Bertrand, Louis : Le Mirage oriental, p. 77-81. Fromentin, Eugène : Une année au Sahel, p. 107. 280 Loin de nous offrir le recours à sa merveilleuse étrangeté, il ne prophétise plus, par le spectacle de son acculturation que la sinistre réussite de notre gigantesque entreprise de pollution planétaire. »440 Les termes « décoloré », « usé » remplacent ceux de coloré, lumineux, neuf. L’Orient n’est plus. L’entreprise de déculturation de l’Europe a remporté la victoire, cet Ailleurs si particulier qu’il a suscité l’attrait du monde entier est devenu commun, terne. La mise en valeur de « l’étrangeté » au moyen de l’italique montre que ce qui saisit c’est la disparition de la différence entre l’Orient et l’Occident. L’auteur exprime son mécontentement : « trop servi, à trop de gens », « sinistre réussite », « pollution planétaire ». Il ne cautionne pas la transformation des pays et des peuples d’Orient et accuse l’Europe d’avoir détruit une civilisation. La littérature exotique de masse est une des raisons de la banalisation de l’Orient. Tous les Européens ont lu et donc vu du point de vue de l’imaginaire des ouvrages ou des peintures de cet Ailleurs. La surprise ne subsiste plus alors. À force de trop montrer, de trop dire (de nouveau l’excès), cela finit par lasser et laisser indifférent. Le progrès et la volonté d’imitation des Maghrébins sont l’autre élément responsable de ce phénomène d’indifférence. L’accessibilité des pays du Maghreb par le train ou le bateau réduit cette impression de lointain, d’un Ailleurs exotique. De surcroît, retrouver en Orient des hôtels européens de luxe, de nombreux visages européens, des transports modernes…gâche tout le dépaysement du voyage et rend cette contrée égale à d’autres pays d’Europe. Les écrivains maghrébins ont aujourd’hui le même sentiment. En effet, l’excessive modernisation de la Tunisie a tué en elle toute identité orientale. Les clichés même qui circulent et font vendre ne parviennent pas à calmer cette colère des Tunisiens. ‘Soleil, plage, accueil chaleureux’ voilà ce que le Français peut voir dans des agences de voyage, des publicités. Certes, il y a de cela, mais le pays est aussi un État moderne qui ressemble à bien des égards à la France et même trop. Ces stéréotypes deviennent des lieux communs, un passage obligé pour décrire la Tunisie. Ali Bécheur fait dire à l’un de ses personnages, qui abuse de la naïveté des touristes, une tirade qui illustre le sentiment des Tunisiens et de l’auteur en particulier : « À mon avis, je dois faire partie de la couleur locale – un de ces spécimens d’indigènes qu’on voit sur les dépliants en papier glacé rutilant de couleurs : silhouettes se découpant sur une mer turquoise ourlée d’écume qui lape une plage de sable doré sur tranche sous le 440 Berchet, Jean-Claude : Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXème siècle, p. 20. 281 soleil déclinant et, au fond, un contrechamp de palmiers adossés au crépuscule mauve -qu’elles sont venues chercher ici, en prime, avec le soleil et la plage, le parachute ascensionnel et le couscous. »441 Ces idées sont réductrices et tuent tout l’exotisme du pays puisqu’elles deviennent courantes. La tirade du personnage résume les éléments cherchés, prisés par les touristes européens lorsqu’ils viennent passer des vacances en Tunisie. « Soleil, plage, couscous, indigènes, couleurs » c’est à dire ce qui les dépayse de leur quotidien. Il n’est plus étonnant aujourd’hui de côtoyer ces images du Maghreb. Ce passage laisse supposer avec ces paysages, ces images préfabriquées pour le tourisme, que tout est organisé de sorte que l’étranger y trouve son compte. L’exotisme oriental tombe dans la banalité. La modernité agit de même, prenant place partout y compris dans les bidonvilles, elle empêche toute marginalisation et rend les pays identiques. Les travaux effectués pour y parvenir sont alors critiqués très violemment par la littérature tunisienne de langue française. Les écrivains haïssent l’enlaidissement de l’État et ses chantiers interminables. Dans tous les pays du Maghreb l’urbanisation ne s’est pas faite sans mal : la manière de travailler et les délais de construction non respectés retardent le développement de la ville. « [Tunis] connaît un développement tout azimut avec l’ouverture sur l’Europe au milieu du XIXe siècle. Elle vit sous l’occupation française un bouleversement total de son équilibre puisqu’elle verra naître à ses flancs une véritable nouvelle cité connue sous le nom de ville européenne et qui prendra après l’Indépendance en 1956 des proportions gigantesques. »442 Du point de vue esthétique, la ville devient biculturelle. Un côté de la capitale est européen, avec de hauts immeubles, de grandes avenues, un design moderne, un autre côté demeure traditionnel, avec de petites maisons aux murs décolorés, avec des rues étroites et labyrinthiques, des façades de style mauresque. Malheureusement, le développement occidental de la ville fait de la capitale un véritable chantier : la poussière règne partout, des travaux en cours couvrent toute la cité… Ce que les voyageurs européens avaient retenu de la ville a disparu, plus de beauté mythique, plus de style oriental, Tunis est devenue une capitale laide. « Pour rentrer vers la capitale, il faut conduire entre des murs bâtis […]. Un horizon de formes trouées, d’hôtels surhaussés sur des trépieds, de quartiers sur pilotis […]. En fait, ce ne sont rien d’autre 441 442 Bécheur, Ali : Tunis blues, p. 17. Chelli, Zouhli : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°4, avril 1990, p. 87. 282 que des ruines, mais des ruines qui ont tout au plus trois, cinq, ou dix ans d’âge […] ces nouvelles ruines sont des bâtiments qui, aussitôt montés, sont frappés en quelques mois d’une décrépitude incompréhensible. »443 On a l’impression, à travers ce tableau de la capitale, que la modernité lui est refusée ou encore que la cité était si peu urbanisée, développée, qu’il a fallu tout refaire, recréer une autre ville. Ce dépérissement donne l’image d’une cité détruite, à l’abandon, et non d’une ville qui se construit. Hélé Béji est d’ailleurs effarée de la vitesse avec laquelle les nouveaux bâtiments vieillissent. Est-ce en raison d’un mauvais entretien, de mauvais matériaux ? Le fait est qu’au lieu d’embellir la capitale, ces récentes bâtisses l’enlaidissent. Même les ruines de Carthage, qui sont pourtant vieilles de milliers d’années, sont mieux conservées et égayent Tunis. Pour la narratrice, le plan d’urbanisation est un échec, la ville perd de ses attraits, de son originalité, son identité disparaît pour ne ressembler à rien si ce n’est une cité moderne manquée. Tunis est dépréciée d’un point de vue esthétique mais aussi d’un point de vue hygiénique : « Ville misérable ! Des chantiers se lèvent sur des collines abandonnées […] la ville toute entière flotte entre eux comme flotte son linge aux fenêtres, mou, usé, jauni, ses quartiers détruits, sa saleté sous la brume bleutée de ses terrasses, […], dans la puanteur de ses rues. »444 L’écrivain n’est pas tendre avec sa capitale : « misérable », « usé », « jauni », « saleté », « puanteur ». Celle-ci est bien loin du tableau poétique qu’avait effectué ce même écrivain de Carthage. Tout est sombre, pauvre, la ville en devient écœurante. De même, l’auteur fait allusion aux ‘hôpitaux crasseux’ de la capitale, aux détritus amassés sur la plage… On a la sensation de se trouver dans quelques bidonvilles où la pauvreté et l’ignorance règnent ; c’est là une peinture très négative de la Tunisie. La ville n’est plus ce qu’elle était, la modernité a détruit ce qu’il y avait de beau dans cette cité sans parvenir à recréer un environnement meilleur ; même les constructions traditionnelles se sont évanouies : « […] l’âme de nos maisons semblait se défaire de ses secrets et de ces vicissitudes privées dans la forme conciliante et digne de l’harmonie urbaine. »445 443 Béji, Hélé : L’Œil du jour, p. 107. Ibid, p. 109-110. 445 Ibid, p. 77. 444 283 Il est nécessaire que toute la ville soit bâtie avec harmonie afin de reproduire parfaitement les grandes villes européennes, françaises. C’est un défi pour les Maghrébins, ils doivent montrer ce dont ils sont capables, faire aussi bien si ce n’est mieux que les Européens et ainsi dépasser leur nonchalance originale. Toutefois, les chantiers étant trop nombreux, on a l’impression de voir une ville détruite. Les restes de la culture orientale ont quasiment disparu, les Tunisois tendent à oublier leur environnement traditionnel, à le rejeter. Hélé Béji qui revient dans son pays natal pour retrouver, reconnaître des souvenirs, des lieux oubliés, est déçue voire écœurée par la tournure que prend la modernisation de sa ville : « Non seulement Carthage n’est plus forcément un mythe revigorant l’imaginaire des Tunisois, mais, du moins pour Hélé Béji, elle est devenue un encombrant modèle pour le reste de la ville, et ses nouveaux quartiers périphériques : la laideur de la cathédrale SaintLouis devenue musée archéologique, les lagunes stagnantes des ports puniques, les pancartes écaillées où l’on peut lire Salammbô, Hamilcar, Carthage, Byrsa, Ports puniques, arrêtaient la vision comme la décristallisation d’un amour qui s’éteint brutalement. »446 Nous assistons à une métamorphose profonde de la ville ; il y a une volonté d’urbanisation mais celle-ci s’effectue avec beaucoup de difficultés en ne respectant rien de ce qui faisait l’originalité, la beauté de Carthage. L’écrivain réprouve l’urbanisation à outrance, les Tunisois imitent avec excès les grandes villes européennes sans se soucier de préserver les vieilles constructions orientales (« pancartes écaillées »). Le nom donné à la période post-coloniale : ‘Reconstruction’, est ici pleinement justifié, les Maghrébins se plient au conformisme occidental. Tous les Arabes qui reviennent dans leur pays natal après une absence plus ou moins longue sont surpris par les nouvelles constructions, les nouveaux quartiers et surtout par les travaux qui continuent toujours et encore, à croire que c’est un projet sans fin. L’héroïne de Chronique frontalière (1991) « […] longe de nouvelles cités, des séries d’immeubles neufs mais déjà délabrés. »447. Elle constate la même chose que Hélé Béji, à savoir que la nouveauté en Tunisie vieillit très vite : « délabrés ». Finalement, la beauté du neuf ne dure pas, au contraire, elle se fane et ne laisse que des bâtiments qui enlaidissent le paysage en raison de leur vétusté. Un quartier chic peut alors devenir un bidonville très rapidement. L’auteur critique à la fois le gouvernement et ses projets et 446 447 Westphal, Bertrand : Francofonia, p. 9. Bel Hadj Yahia, Emna: Chronique frontalière, p. 51. 284 les Tunisiens qui ne prennent pas soin de leur environnement. La laideur de la capitale est ce qui chagrine les écrivains. Le héros de De Miel et d’aloès, à son retour à Tunis observe : « À travers la vitre, je voyais à présent la ville-neuve exhiber ses poussiéreuses estafilades, ponctuées de chantiers ; ce n’était que tas de sable, amoncellement de sacs de ciment, montagnes de pierres à équarrissage, pyramides de graviers ; au-dessus du chaos, de grêles grues agitaient leurs pattes d’araignées. »448 La ville est un chantier gigantesque qui répond à une demande du gouvernement de développer son urbanisation. L’énumération de tous les ingrédients propres à la construction transmet cette impression de trop plein de travaux. Le héros continue la découverte de sa capitale moderne : « la frénésie immobilière s’était emparée de la ville ; elle ne cessera de creuser, d’excaver, de niveler, de remblayer. Elle triomphait enfin en cubes, tours, parallélépipèdes de béton, sertissant le verre, armaturés d’acier, découpant sur le ciel ses rectilignes forteresses, pour y engranger de pleines récoltes de papier-monnaie ; banques, assurances, hôtels, restaurants, night-clubs. Un immense lego escaladait les combes, dévalait les pentes : jouets dispersés par un enfant gâté, qui fait un caprice et trépigne. Au flanc de la cité pantelante, s’ouvraient de larges blessures ; tout alentour, la terre tressaillait, éventrée, recousue, suturée, murée, ensevelie sous des tonnes de ciment. Ville, ma ville, telle est ta victoire ? Ou ta débâcle ? Jusqu’aux versants des collines, qui nous cernaient de senteurs de thym et de romarin, qui ne fussent enlevés de vive force ; s’y enchâsseront désormais les flamboyants joyaux dont aiment à se parer les nouveaux riches : orgie de mas provençaux et d’haciendas, de ranchs et de fermes basquaises, de pavillons de chasse et de gentilhommières ; et, parsemés au petit bonheur la chance, ici Trianon ajouré de fenêtres à la française ; là, un Alcazar criant de créneaux ocres ; plus loin, un Alhambra suspend ses encorbellements aux hautes branches d’un eucalyptus promis à la hache. […] De loin en loin rutile un sérail de tous ces dômes, comme ces vieilles belles s’affublant de turbans de soie vive. Je parcourais, navré, ce beau quartier qui faisait miroiter ses clinquantes façades, tel une maquerelle de paillettes. L’émeraude des piscines étincelait des mêmes feux que la bague d’une rombière, s’affichant au bras d'un gigolo à quelque thé dansant. De toutes parts, l’ostentation triomphait sans vergogne. »449 Le protagoniste et derrière lui l’écrivain tunisien critiquent l’outrance urbaine de la Tunisie. Cette outrance est traduite par les nombreuses énumérations : « la frénésie 448 449 Becheur, Ali : De Miel et d’aloès, p. 146. Becheur, Ali : Ibid, p. 148. 285 immobilière […] ne cessera de creuser, d’excaver, de niveler, de remblayer », « banques, assurances, hôtels, restaurants, night-clubs », « la terre tressaillait, éventrée, recousue, suturée, murée, ensevelie sous des tonnes de ciment »…Le lecteur à cette sensation de multitude, de chantiers sans fin, de précipitation. Cette soif de constructions, partout, tue le charme des vertes collines, détruit la nature si généreuse de Tunis, ainsi : « Jusqu’aux versants des collines, qui nous cernaient de senteurs de thym et de romarin, qui ne fussent enlevés de vive force » . Ce phénomène de chantiers à tout va est-il positif ou négatif ? L’auteur semble opter pour la seconde proposition d’où son ton « navré » et ses sarcasmes lorsqu’il compare les cités des nouveaux riches aux maquerelles ou aux rombières. Pour lui, cette ostentation n’est que le signe de la bassesse humaine, d’une modernité invoquée à mauvais escient, d’une erreur de la ligne de conduite tunisienne. La nouvelle ville ressemble aux cités américaines : « cubes, tours, parallélépipèdes, rectilignes forteresses », l’aspect oriental a complètement disparu pour une ville froide où triomphe le verre et l’acier. Les écrivains recherchent la beauté perdue ou cachée de leur pays natal et ne trouvent que délabrement ou transformation négative. La déception les pousse à réagir et à dire leur mépris de cette modernisation outrancière. Ali Bécheur, de nouveau, dans Jours d’adieu (1996), cette fois-ci, va utiliser une langue familière pour mieux exprimer sa colère et pour illustrer au moyen de mots crus la laideur d’une ville en perpétuelle construction : « Tout alentour, les quartiers neufs foisonnent, les chantiers prolifèrent, on patauge dans la gadoue, on slalome entre les monticules de graviers, les pyramides de briques, les sacs de ciment et de plâtre, on zigzague entre les échafaudages. La ville est en crue, elle déborde, escalade les collines, s’agrippe aux versants, se convulse sous le charivari des camions. »450 L’impression première est que la ville est vivante, comme une lave elle prend possession de tout l’espace. L’individu doit trouver son chemin à travers tous les obstacles provoqués par les chantiers. Trois éléments agacent les écrivains tunisiens : tout d’abord l’impression générale et partagée que les travaux n’en finissent jamais, à chaque retour au pays des chantiers sont encore en action, ensuite, le fait que la nouveauté, l’embellissement de la ville soient éphémères. Même les ruines sont plus belles que les nouvelles cités qui ont dépassé deux ans d’existence. La colère vise le gouvernement qui ne surveille pas assez le matériel de construction et les Tunisiens qui 450 Bécheur, Ali : Jours d’adieu, p. 13. 286 enlaidissent les façades avec leurs paraboles, leur linge, qui salissent l’environnement et ne prennent pas soin de leur habitat. Enfin, les écrivains éprouvent aussi du chagrin de voir la Tunisie se transformer en un État banal, commun, ressemblant à tous les pays modernes. Une nostalgie de la beauté des cités d’antan motive la critique des auteurs. Pour eux, l’esthétique des nouvelles bâtisses si modernes, si contemporaines, sans originalité est laide. Ils ne retrouvent plus le charme de l’Orient. L’écrivain, dans Les Jardins du nord, dit à propos de Sofia qui revoit son village : « Metline n’est plus le ravissant village blanc et bleu dont l’apparition sur la colline dilatait littéralement le cœur de Sofia de joie. […] Les toits andalous aux courbes si douces sont à présent hérissés d’antennes de télévision que l’on voit de loin, arrogantes et hideuses. […] Les super-marchés exercent sur les Metlinoises […] l’attraction d’un aimant. […] ces intrusions de modernisme et de la technique gênaient beaucoup Sofia. »451 Comme pour Hélé Béji, la transformation du pays natal est vécue comme un déchirement. La littérature francophone tunisienne de la seconde génération, c’est à dire celle de l’émancipation de la Tunisie a pour objet la revendication identitaire vis à vis du colon, de l’Autre, celle de la troisième génération la critique du pays libre et l’analyse identitaire d’une double appartenance culturelle. Ce qui réveille la colère des écrivains c’est l’existence dans leur propre société du paraître et de l’excès. Comme le disait Ali Bécheur, on peut expliquer cette exagération dans tous les domaines par la trop grande liberté qui a été octroyée aux Tunisiens du jour au lendemain ou comme le pense Albert Memmi par la manifestation d’une frustration née de la censure tunisienne. La modernité et la soif d’être dans la norme contemporaine annihilent tout repère. La femme, par exemple, surtout dans les classes bourgeoises, en raison de ses excès, est une caricature de la femme occidentale. De même pour l’environnement, les trop nombreux projets d’urbanisation font de la ville un chantier géant où la modernité ressort vieillie et laide. Les auteurs qui ont vu l’Europe et qui connaissent la Tunisie du passé s’aperçoivent que le progrès a certes favorisé la qualité de vie des Tunisiens mais qu’il a créé dans le même temps l’insécurité, des besoins futiles, des crédits illimités et ainsi l’endettement financier de nombreux foyers, une émancipation féminine poussée à l’extrême, une transformation urbaine banale, sans style identitaire. Déçue par cette évolution, les écrivains se permettent de crier leur chagrin, leur colère, et de dénoncer 451 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 179. 287 ces métamorphoses négatives afin que leurs compatriotes prennent conscience de ce qui se passe. L’artiste incite, par le biais de ses œuvres, le peuple à faire son autocritique, à avancer plus rapidement afin de rejoindre ceux qui l’ont devancé. Il ne s’agit pas de choisir entre la civilisation occidentale et la civilisation arabe, mais de rattraper le niveau européen et, en même temps, de sauvegarder l’identité arabe. Cette déception provoque chez les Maghrébins une volonté de retourner dans le passé et de retrouver des valeurs vraies. La nostalgie caractérise cette nouvelle littérature tunisienne de langue française. B. Nostalgie À l’orientalisme européen répond dans la deuxième moitié du XXe siècle un orientalisme maghrébin. Tous deux sont motivés par la déception face à la réalité et par la quête d’une vie meilleure correspondant aux souhaits des orientalistes. Les Occidentaux ont trouvé ce qu’ils cherchaient en Orient, les Orientaux le trouvent dans leur propre passé, à travers leurs us et coutumes. La nostalgie caractérise cet orientalisme maghrébin : un regret d’un passé aux valeurs plus saines, une volonté de retrouver le bien-être de son enfance. Comme l’écrit Léa Vera Tahar, la littérature tunisienne francophone « C’est la quête d’une identité dans le monde où se fondent et où se perdent les origines et les statuts. C’est à la fois la quête et l’affirmation d’une identité tunisienne plurielle. »452 Retrouver ses racines c’est, en effet, se retrouver soi-même lorsqu’on se perd dans le monde moderne. Les Tunisiens souhaitent ce retour aux sources, à leurs origines. 1. Orientalisme tunisien Comme en Europe, la Tunisie connaît après l’Indépendance, l’ère de la modernité. Certes, le développement était déjà présent dans le pays grâce à la colonisation mais à partir du 20 mars 1956, c’est l’État tunisien qui détient et maîtrise l’évolution du pays moderne. Ce progrès et l’entrée dans l’ère contemporaine sont nécessaires ; toutefois, l’imitation de l’étranger est ressentie par beaucoup de 452 Véra Tahar, Léa : Ravaudage au pays du ménage, p. 6. 288 Maghrébins comme une perte d’identité, une perte de la mémoire du passé et des traditions. Hédi Mabrouk dans un hommage au personnage de Bourguiba exprime le sentiment de tous les Tunisiens du XXe siècle : « Sous son souffle, la Tunisie s’inséra dans la bouleversante mouvance de la modernité afin de permettre aux générations montantes de pouvoir affronter les défis apportés par l’évolution de la société, cette société que le miraculeux progrès technologique a arrachée aux douces senteurs de la vie traditionnelle, aujourd’hui sollicitée avec nostalgie à travers le film de nos souvenirs. »453 Le journaliste admet qu’aujourd’hui, face à la modernité, un malaise s’est installé chez les Tunisiens qui trouvent, dès lors, refuge dans leur passé. a. Nostalgie Ces nostalgies sont brusques et apparaissent souvent lorsque l’individu est troublé. Il s’ensuit de la poésie comme si ces moments passés étaient magiques. Ainsi, Le héros de De Miel et d’aloès écrit : « Il advient qu’une infime nostalgie se réveille en sursaut ; déploie l’efflorescence de ses coraux au fond de la mer intérieure, y allumant de brusques flamboiements. Alors, une fièvre me prend d’ouvrir les tiroirs de ma vie, d’aspirer à pleins poumons la poussière du temps : photos jaunies, cartes postales racornies, annotations griffonnées dans les marges de livres débrochés ; ces effluves, mêlées de fleur fanée et de souvenirs moisis, secrètent un lent vertige, aussi suave qu’une bouffée d’opium »454. Le narrateur semble être dans un autre monde lorsqu’il redécouvre ces pièces du passé. Il n’est plus maître de ses gestes, de ses pensées ; il est transporté comme s’il s’était drogué. S’ensuivent alors plusieurs bribes de son vécu : ses amours, son père, son adolescence… On note, alors, chez beaucoup d’écrivains tunisiens de langue française l’usage de longs passages, poétiques parfois, pour décrire une maison, un paysage, un visage d’antan. Hédia Baraket, elle, a préféré les images. Dans son livre Chouf, elle montre des photos de la Tunisie traditionnelle. Son ouvrage est un album de photographies qui permet aux Maghrébins de se replonger dans leurs origines. Portes bleues, femmes en blousa fouta (tenue traditionnelle des vieilles femmes), l’âne et la charrette (moyen de transport privilégié à une époque)…autant d’éléments qui montrent l’évolution de la société, sa transformation. Ce que peuvent regretter les Tunisiens, c’est 453 454 Mabrouk, Hédi : ‘Il a marqué l’Histoire’, Jeune Afrique n°2049, 18/24 avril 2000, p. 59. Becheur, Ali : De Miel et d’aloès, p. 29-30. 289 un mode de vie où le temps laissait indifférent, où les gens prenaient justement le temps de vivre, où les plaisirs les meilleurs étaient aussi les plus simples. Dans L’homme de paille (1988), par exemple, le narrateur s’interroge sur les motivations qui l’ont fait écrire sur son père. Celles-ci se résument à une seule expression : « Il faut être bon, tout est là. ». Cette phrase était celle que répétait comme un leitmotiv son père car c’était la philosophie de la vie que ses ancêtres lui avaient apprise. Pour vivre heureux, il fallait tout simplement être bon. Ce sont des valeurs qu’à présent les Maghrébins oublient, et dont le fils, face à sa société moderne, face à l’évolution de sa propre identité se souvient comme s’il prenait conscience qu’il n’était plus sur la voie de ses origines, comme si inconsciemment, il cherchait dans son passé des réponses à son présent. Habituellement, ce sont des personnes âgées qui se remémorent leur jeunesse avec nostalgie, or là, ce sont des individus d’âge moyen. Comme pour les Européens, un manque s’est installé en dépit du progrès et du confort. Ce vide c’est celui de l’insouciance, de la simplicité, du naturel de la vie et de la société maghrébine avant la colonisation et avant son indépendance. Mohamed Fouzi Fredj, dans un long passage décrivant son quartier montre son amour pour cette période insouciante : « Mon quartier, fief de mes quinze siècles d’Arabité, est la chaleur. Il ne sent pas le calculé, le factice, les vertus aurifiques, les claustrations comme c’est le cas pour les cités esseulées, lépreuses exhalant le froid massacreur, les odeurs des asiles, les grandes et meurtrières rancunes. Les odeurs d’encens se répandent, se promènent, se faufilent, habitent les corps des jeunes filles simples, sveltes, fières. […] Les marmots de mon espace ne sont ni ordonnés, ni grincheux. Quand ils rient, ils rient pour de bon. Ils n’ont ni vêtements signés ni jouets onéreux. Le luxe, ils le refusent arborant des sourires colgate. Les hommes de mon quartier vénèrent le travail ; leurs sueurs sont un bel encensoir qui trône majestueusement. Oui, j’aime mon quartier. Il est chaleureux, animé. […] Les maisons de ces territoires sont spacieuses, accueillantes et lascives. On dirait des avalanches d’air, de pureté, de prodigalité. Elles sont aérées, irriguées, coquettes. […] Comme j’aime les vieux de mon quartier ! Ils ne sont ni emmerdeurs, ni gâteux. Leurs chéchias sont vraies, authentiques, jamais tapageusement folkloriques. Leurs pardessus, les pantalons bouffants qu’ils portent sont amicaux, sympathiques. Quelque chose de spécial, on dirait de la magie, les embellit. Leurs corps sentent l’ambre, les lumières, le musc. Et les dignités. Leurs visages ridés sont musiciens. Assis auprès d’un kenoun, ils préparent un thé succulent. Et boivent le thé ensemble, sans calcul, sans imposture, sans fanfares comme on le voit à la télé, dans les chaînes sataniques. Leurs femmes quelque peu taquines ne 290 sont pas vieilles. Leurs corps ne sont ni flasques, ni géminés, ni latescents. Oui les vieilles de mon quartier se pavanent, se dandinent dans leurs accoutrements traditionnels. Et leur allure est franchement conquérante. […] Dans ces territoires de la vraie vie, on n’aime ni le clinquant, ni les apparences. Les signes veufs du modernisme guignol sont rejetés. Sans regret. Les hommes de mon quartier prient apostrophent la première, la primitive, l’originelle, l’unique et la plus sacerdotale identité. J’aime frénétiquement mon quartier. Je l’aime avec mes entrailles. C’est une passion inlassablement inextinguible. »455 L’auteur fait la comparaison avec les cités modernes froides, tristes qui respirent l’insécurité et la laideur, avec la nouvelle société moderne fondée sur l’ostentation et l’apparence. «le quartier ne sent pas le calcul, le factice, les vertus aurifiques, les claustrations ». On sent l’amour de l’écrivain : « j’aime » répété quatre fois, l’adjectif possessif « mon », le terme « passion » sont autant d’éléments qui prouvent l’appartenance du narrateur à ce monde, sa revendication identitaire de simplicité, d’authenticité et d’humanité. Ces propos s’opposent à ceux des colonisateurs et rétablissent la vérité, sa vérité. Les femmes quelque peu enrobées ne sont pas laides et écœurantes, « leurs corps ne sont ni flasques, ni géminés, ni latescents », au contraire elles se pavanent et « leur allure est franchement conquérante ». De même, il insiste sur la chéchia qu’il qualifie d’authentique « jamais tapageusement folklorique ». Ces hommes traditionnels ne portent pas ces vêtements et ces accessoires pour correspondre à l’image touristique européenne mais parce qu’ils aiment ça, parce que c’est leur culture, leur identité. Les habitants de ce quartier respirent la simplicité : ni jouets onéreux, ni luxe de pacotille, ni calculs, ni clinquant, ni apparence. Ils sont, pour l’auteur, à l’image de la culture maghrébine, à l’image de sa Tunisie natale : authentiques. Ces quartiers existent encore dans quelques villages mais bientôt tout cela ne sera plus qu’un souvenir et c’est ce contre quoi les écrivains tunisiens luttent. Leurs ouvrages sont autant de dénonciation de cette perte d’identité et autant de souvenirs à ne pas oublier. Écrire est un moyen de rappeler aux Tunisiens leur passé et comme tout orientaliste de l’idéaliser : « […] nous remontons lentement une de ces ruelles fraîchement arrosées de Sidi-Bou-Saïd. Le parfum suave des orangers en fleur se répand dans la ville comme des bouffées de bonheur. Le soleil éclaire 455 Faouzi Frej, Mohamed : Le Pitre et Arbia, p. 16-17. 291 les demeures d’un blanc immaculé. Les grilles en fer forgé luxueusement ouvragées, les jalousies et les portes en bois épais sont bleues, d’un bleu inimitable, à la fois doux et lumineux. Ici et là, des cascades de glycines et de bougainvilliers signalent les jardins en terrasse où poussent dans un heureux désordre pins et arbres fruitiers, aloès et oliviers avec, de place en place, les célèbres figuiers de Barbarie. Nous suivons un chemin qui mène sur les hauteurs au-dessus de la mer : le panorama est d’une rare splendeur. À l’horizon, le ciel et l’eau se confondent dans une brume légère. La richesse et l’harmonie des couleurs, la douce chaleur, l’envoûtante lumière, cette impression de calme et de paix, l’espace immense et silencieux, tout contribue à faire de cet endroit qui plut tant à André Gide, l’image réelle d’un coin de paradis. »456 Ce coin de Tunisie respire le bien-être, le narrateur qui a parcouru Sidi-Bou-Saïd s’y plaît, il s’y sent bien : « bouffées de bonheur », « doux et lumineux », « heureux désordre », « douce chaleur », « l’envoûtante lumière », « calme », « paix »… Le paysage semble féerique, édénique. Le style du texte, de même, illustre le plaisir du héros, il se montre poétique dans son souvenir : « cascade de glycines », « blanc immaculé ». Ce quartier est idyllique voire extraordinaire, le lecteur n’a qu’une envie, celle de prendre la place du personnage, de déambuler lui-même dans Sidi-Bou-Saïd et de ressentir les mêmes émotions, respirer les mêmes parfums, voir les mêmes couleurs. Ce lieu est encore conservé tel quel pour les touristes. De manière détournée, c’est un moyen de dire qu’il faut préserver les richesses de la Tunisie afin de pouvoir en profiter éternellement. En revanche, Claude Benady, lui, accuse ouvertement la modernité, la course à l’industrie et le développement touristique d’être la cause de la destruction de la beauté tunisoise de Sidi-Bou-Saïd, de sa dénaturation. Pour lui, ce village n’existe plus tel qu’il l’a connu : « J’ai aimé Sidi-Bou-Saïd au temps de sa splendeur, c’est à dire dans son intimité de village arabe pas encore pollué par l’exotisme, le tourisme des Hilton et l’artisanat industriel. »457 Contrairement à Roland Mattera, il pense que ce site a perdu de son charme, de son authenticité à cause des touristes. Pour eux, nombre de boutiques d’artisanat ont ouvert, des cafés se sont implantés, le parking permettant l’arrivée de centaines d’étrangers sans compter les Tunisiens, s’est agrandi. Certes Sidi-Bou-Saïd est bien présent avec ses maisons blanches, ses fenêtres et ses portes bleues, sa situation géographique qui permet 456 457 Mattera, Roland : Retour en Tunisie après 30 ans d’absence, p. 71. Benady, Claude : Un été qui vient de la mer, Périples 1972. 292 d’avoir une vue magnifique sur le port, la mer, mais il est devenu différent, plus commun, plus accessible donc moins idyllique, moins extraordinaire. Il conserve son exotisme mais banalisé car tout est organisé pour donner une impression de dépaysement et d’originalité aux touristes. Alors que certains écrivains décident de critiquer la modernité et de la mettre face au passé des Maghrébins pour mieux marquer leur différence et mieux expliquer leur nostalgie, d’autres préfèrent écrire des ouvrages où seule la Tunisie traditionnelle apparaît. Moncef Ghachem, par exemple, est un amoureux de la Tunisie et de Mahdia en particulier, son village natal. Celle-ci, comme toutes les villes du littoral (le Sahel) a changé pour répondre aux attentes de tout site touristique. La vieille ville ou médina est toujours occupée, le cimetière, symbole de cette cité, toujours entretenu, c’est la nouvelle ville qui s’est développée avec la création de banlieues, l’installation de bâtiments administratifs, d’hôtels, de lieux de loisirs… L’auteur occulte cet aspect de Mahdia pour n’en conserver que l’image qu’elle avait dans son enfance : une ville de pêcheurs. Il narre alors sa naissance dans le patio de la maison traditionnelle, il parle de son père pêcheur, de son oncle qui a participé à la première guerre mondiale auprès des Français, il raconte la vie dans le quartier du Borj Erras, les cours de français, les rêves prémonitoires de sa mère…en bref, tout ce qui faisait le charme de cette vie, tout ce qui a participé à la construction de son identité. Ce recueil d’histoires vécues est plein d’authenticité ; l’auteur ressent le besoin de dire son passé heureux, les anecdotes de son entourage. Cela lui permet de laisser une trace dans le présent de la vie simple de la Tunisie traditionnelle. Comme le feraient les photos, les récits mémoriels sont un moyen d’éviter l’oubli. Albert Memmi, dans Exercices du bonheur, consacre certains chapitres aux valeurs des Maghrébins, à ce qui faisait leur attrait pour les orientalistes occidentaux : une vie vécue selon la philosophie du Carpe Diem, le temps qui n’est pas un souci, une absence totale d’appréhension du futur. Ces caractéristiques qui auraient été les siennes aujourd’hui sans l’entrée de l’Orient dans l’ère du progrès. De même, Taos Amrouche nous parle de l’époque de son enfance et exprime son amour, le bienêtre qu’elle ressentait : « J’aimais cette avenue. Je m’y sentais joyeuse et riche. J’aimais ces boutiques, ces gargotes, ces cafés maures crasseux, avec leurs pots de géraniums et de basilic, et ces boucheries décorées de fresques naïves aux devantures desquelles pendaient des fressures, des têtes d’agneaux toutes alourdies du sommeil de la mort. J’aimais ces marchés éclatants de misère et de joie, et cette avenue qui allait 293 s’étranglant à mesure que se multipliaient les échoppes, les étalages de fripes, les charmeurs de serpents… »458 Cette description est réaliste, la narratrice ne cache pas ce qui pourrait ne pas plaire ou choquer les esprits : « cafés […] crasseux », « pendaient […] des têtes d’agneaux ». Le lecteur sent la simplicité de la peinture, l’enfant est heureuse, d’ailleurs les termes de « j’aimais » répétés trois fois, « je m’y sentais joyeuse » le prouvent. Elle est « riche » car elle éprouve du bonheur, et le bien-être est plus essentiel que l’argent, surtout pour une enfant. Les démonstratifs : « cette », « ces » sont utilisés car l’auteur ne s’identifie pas au lieu, elle fait comprendre au public, par le biais de la désignation, que c’est cet endroit qui peut paraître bizarre ou incongru qui est la cause de son bonheur. Nous avons vu précédemment que les écrivains tunisiens francophones critiquaient la modernisation à outrance et une affreuse métamorphose de leur société. Ils sont déçus par le présent créé depuis l’Indépendance, et ils ont l’impression que leur véritable origine, faite d’une vie calme et paisible, d’insouciance, de respect et de naturel, ne sera plus. Le roman de Farès Khalfallah : Une vie lointaine, montre cette nostalgie ce désir de revivre comme aux temps traditionnels et ce sentiment que cela ne sera plus possible, que le passé est perdu. Après la mort de son père, un Tunisien quitte la France pour s’installer dans son village d’origine. Il y devient photographe, se marie et prend les habitudes des Maghrébins. Un jour, il quitte tout et part à l’aventure, seul, sans un sou. Lors de ses tribulations, il va participer à la cueillette des oliviers, il va construire des bâtisses, dormir à la belle étoile, marcher et oublier toutes les préoccupations de son époque comme l’apparence, le confort, la richesse, le pouvoir…Après quelques mois, il repart en France puis revient auprès de sa femme. Cette histoire illustre cette envie de beaucoup de Tunisiens de revenir à l’époque où les orientalistes européens les ont trouvés. Ce départ pour une vie inconnue faite de travail mais aussi de sérénité est motivé par le besoin de l’individu de retrouver des valeurs perdues, de se retrouver tout simplement. Néanmoins, le titre « Vie lointaine » suppose que cette parenthèse traditionnelle ne pourra plus exister, qu’elle appartient au passé et qu’avec la modernisation, le changement de mœurs, l’influence de l’Occident, il sera impossible de retrouver cette même authenticité, de créer de nouveau ce mode de vie. Une citation tirée de C’était Tunis 1920 de Maherzia Amina-Bourraz (1993), résume ce phénomène : 458 Amrouche, Taos : Rue des tambourins, p. 29. 294 « Cette atmosphère a changé avec le développement de la vie moderne. Nous gardons encore de nos jours un reste de nostalgie pour le charme et le pittoresque de la vie d’antan. »459 La nostalgie c’est le regret d’une chose perdue, c’est un regard vers ce qui n’est plus, une idéalisation du passé, de mœurs et a contrario une critique acerbe de l’actualité, des temps modernes qui ne sont que désillusion par rapport aux rêves de l’Indépendance. Les traditions n’échappent pas à cet orientalisme tunisien ; la famille, les fêtes religieuses sont à nouveaux appréciées. b. Tradition Les valeurs qui servent de référence sont essentiellement traditionnelles, construites sur un passé mythique ou idéalisé. Les traditions, qu’elles soient religieuses ou culturelles, sont le fondement de toute civilisation, de toute identité. La perte de celles-ci signifie la perte d’une mémoire, d’une origine, d’une Histoire et l’ouverture vers l’inconnu. Or, c’est ce qui est vécu par les Tunisiens au fur et à mesure de leur modernisation et de l’ancrage de leur société dans l’occidentalité. Lorsque Roland Mattera revient en Tunisie après trente ans d’absence, il est sensible aux changements de la ville, mais pour lui, le sens de l’hospitalité, la chaleur humaine, les traditions sont encore présentes, ont perduré en dépit de l’imitation européenne. Toutefois, un ami tunisien qui a connu le passé et qui vit le présent lui ouvre les yeux : « Vous m’avez dit que vous avez été accueillis chaleureusement et que vous avez été heureux de redécouvrir le sens de l’hospitalité. Tout est relatif ! votre comparaison avec un pays sans doute plus froid vous donne certainement l’impression que rien n’a changé dans cette Tunisie que vous connaissiez. […] Il y a encore des traditions qui persistent […] mais ce n’est plus ce que c’était […] Chez les jeunes, […] les mentalités […] s’éloignent de l’esprit typiquement oriental et spécifiquement tunisien. »460 En effet, si l’on regarde le roman de Salem Trabelsi on remarque que les héros masculins (Fethi et Hassen) vivent les rites religieux comme le Ramadan ou l’Aïd à distance. Ils y participent parce que tout le monde le fait, par habitude, mais en cachette, ils fument ou ont des pensées lubriques. Ils critiquent même l’égorgement du mouton en le comparant à une boucherie. Le respect et la foi dans ces coutumes ne résistent plus face à la vie moderne, aux mœurs empruntées à l’Europe. On ressent dans le discours du 459 460 Maherzia, Amina-Bourraz : C’était Tunis 1920, p. 71. Mattera, Roland : Retour en Tunisie après 30 ans d’absence, p. 81. 295 Tunisien le regret de cette perte, la déception de voir que la génération qui devait assurer la pérennité des traditions ne le souhaite pas. Pourtant, les Orientaux avaient été mis en garde par les orientalistes européens. Lorsque ces derniers ont surpris l’invasion de la modernité au seuil de l’Orient, ils ont lutté pour empêcher cette dévastation d’un Ailleurs naïf, paradisiaque et ils ont critiqué cette conquête du Maghreb par le progrès. Pierre Loti déclarait aux Maghrébins : « Essayez de préserver non seulement vos traditions et votre admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fait la grâce et le mystère de votre ville, le luxe affiné de vos demeures. »461 Ce souhait est le même chez les orientalistes européens et chez les orientalistes tunisiens : conserver une noble identité, éviter la disparition des différences, la normalisation des mœurs et des paysages urbains. C’est le face à face avec la réalité contemporaine et la désillusion par rapport aux rêves qui provoquent cette envie de revenir en arrière et surtout de critiquer le présent en le comparant à un passé certes moins développé mais plus authentique. Chadly Ben Abdallah, afin de conserver la mémoire de tout un peuple compose un ouvrage : Fêtes religieuses et rythmes de Tunisie, où il rend compte des us et coutumes de son pays. Ainsi, chaque Tunisien pourra lire ce livre et ne pas oublier ses racines. Il parle de toutes les fêtes religieuses : Aïd zghir, Kbir, Ramadan, Mouloud…de leur origine, leur organisation, des mets préparés à chaque occasion. Il raconte aussi l’histoire musicale : les danses, les instruments orientaux, les mélodies jouées…Pour l’auteur, cet ouvrage a un but pédagogique, il destine celui-ci « à tous ceux qui savent qu’un peuple qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir »462. L’auteur n’est pas nostalgique, son but est de permettre le souvenir car connaître son passé c’est mieux vivre son présent et mieux appréhender son futur. Les autres écrivains de la littérature tunisienne de langue française, eux, préfèrent raconter leur enfance et mettre en situation des événements du passé. Volonté ou révélation inconsciente d’une nostalgie des gestes de la mère ou de la grandmère, des odeurs de la cuisine ? Colette Fellous, dans Le Petit Casino, va donner au lecteur des détails pittoresques sur la vie quotidienne au Maghreb. Elle rappelle que les femmes d’antan faisaient sécher sur les terrasses des piments pour la préparation de l’harissa, des peaux de mouton pour les tapis de l’hiver, qu’elles triaient les pois chiches, que les policiers s’asseyaient dans les cafés pour éviter la chaleur au lieu de 461 462 Loti, Pierre : La Mort de Philae, p. 1252. Ben Abdallah, Chadly : Fêtes religieuses et rythmes de Tunisie, p.5. 296 régler la circulation. Quelques pages plus loin, elle évoque le pain tabouna qui est cuit dans un four d’argile, le marchand de cacahuètes sur les plages… L’auteur est tellement nostalgique de cette époque chaleureuse, insouciante qu’elle destine une pièce de sa maison en France à l’orientalisme, c’est à dire aux peintures et objets évoquant la Tunisie et aux ouvrages de l’orientalisme comme ceux de Loti. Ali Becheur, lui, évoque son grand-père décédé, de cette manière : « Sors de ton cadre doré grand-père ! Brise la transparente paroi de la mort ; endosse ton burnous, et pars, comme à l’accoutumée, juste après la prière du matin. Les yeux de ma mémoire jamais ne te perdront de vue. De ton pas mesuré, tu traverses le souk des parfumeurs […] Tu frôles les minuscules fioles d’essence de rose ou de jasmin, d’ambre ou de violette, qui s’alignent sur d’étroites étagères […] Je te vois longer la Grande Mosquée circonvenue par les échoppes des boutiquiers […] D’un geste ample de la main ramenée vers le cœur, tu réponds au salut des marchands de fruits secs, qui se prélassent au seuil de leurs éventaires […] ‘La paix soit sur vous ! clames-tu d’une voix sonore ! Et sur toi la paix, la miséricorde d’Allah et sa baraka’, répond en chœur l’assistance. »463 L’homme ainsi décrit reflète un mode de vie paisible, la chaleur humaine avec le salut, le souk d’antan avec les fioles de parfum, l’insouciance des marchands, surtout le vendredi, jour de prière. L’écrivain se repasse le film de son enfance où cet homme aimé et respecté incarnait la vie orientale. Hélé Béji, elle, parlera de sa seule grandmère, symbole de toute une tradition, de toute son enfance, de tout un bien-être difficilement accessible aujourd’hui. La liberté de dire permet aux écrivains tunisiens de donner une idée de la réalité actuelle et du passé. L’écriture sert d’exutoire à une rage : c’est la marque de la littérature de la première génération (1920-1950) où le sens de chaque ouvrage était de dire son identité, son existence et les abus du colonialisme. La littérature de seconde et de troisième générations (1950-1975 et 1975-aujourd’hui), elle, exprime une colère contre soi-même : une critique du gouvernement, d’une société qui n’est pas à la hauteur des espérances de l’Indépendance, des nouvelles mœurs dissolues, d’un paysage banalisé ; et une nostalgie d’un passé qui manque, de traditions qui sont perdues et le Moi. L’enfance et le recours à la littérature mémorielle permettent de mettre en scène le passé et de mieux signifier la raison de cette nostalgie. 463 Becheur, Ali : De miel et d’aloès, p. 10. 297 2. Littérature mémorielle La littérature francophone a une particularité, celle de se fonder sur la mémoire : « Le roman maghrébin est essentiellement un roman mémoriel, un roman des origines, et son obsession première est de tout dire, de constituer ce livre total où tout serait dit sur ce passé fuyant d’avant la chute coloniale et son prolongement dans l’Histoire. »464 En effet, les écrivains maghrébins vont écrire sur eux, leur histoire, celle de leur pays, leurs souvenirs, leur famille, leur enfance, leurs désirs et leurs déceptions. Pour ce faire, ils vont avoir recours à l’autobiographie, aux flash-back et à leurs sens. a. Moyens techniques L’autobiographie est le genre majeur utilisé par les écrivains tunisiens francophones. Leur intérêt ? Exprimer leur personnalité, leur identité collective et individuelle, montrer leur Histoire, celle de leur pays à diverses époques : pré et post coloniale, avant et après l’indépendance, enfin donner leur opinion sur les différentes sociétés : occidentales et orientales, modernes et traditionnelles. « […] le genre autobiographique est fondateur de la littérature francophone du Maghreb. […] Les autobiographies […] maghrébines sont […] marquées par l’altérité occidentale »465 Ce genre, voire la littérature du Maghreb toute entière, sont nés de ce désir de se dire aux Européens d’où une altérité : écrire pour soi en se disant à l’Autre. Certes, à la naissance de cette littérature, l’Occident est visé par les discours. Les écrivains veulent donner leur sentiment sur ce qu’ils ont vécu lors de la colonisation, ils souhaitent que les Européens apprennent à mieux connaître leur culture. Progressivement, leur finalité sera double : s’adresser aux Occidentaux pour prouver leur existence et leur identité à part entière mais aussi s’adresser aux Maghrébins pour qu’ils n’oublient pas qu’ils sont des Orientaux avant tout et pour qu’ils ne perdent pas leur identité au profit d’une autre qu’ils ont adopté. 464 El Baz, Robert : Réflexions sur le texte maghrébin ou l’écriture du désert, p. 85 in Le Mythe des ancêtres dans l’œuvre romanesque d’Albert Memmi, p. 2. 465 Bounfour, Abdallah : Autobiographie, genres croisement des cultures, p. 4. 298 L’élément caractéristique de l’autobiographie est l’usage de la première personne. Celui-ci donne un caractère d’authenticité au récit. Dans L’Œil du jour, Hélé Béji utilise le « je ». De ce fait, le récit autobiographique prend une dimension plus sentimentale, plus intime, plus réaliste aussi, et les passages critiques, ironiques mis en relief sont plus énergiques, plus véhéments. Le « je » devient un instrument d’individualité dans lequel le collectif se reconnaît. Lorsque Hélé Béji évoque sa grandmère c’est à toutes les aïeules maghrébines qu’elle fait allusion, et tous les Tunisiens se reconnaissent dans la relation qui lie la grand-mère à la petite fille. Avec Albert Memmi qui raconte sa jeunesse, les danses de sa mère, son intégration chez les Français, tous les Juifs se retrouveront. L’enfance vécue par les Tunisiens est partagée ; les rites sont les mêmes, les maisons, les activités… le cadre aussi : le foyer traditionnel avec la cour au centre de la maison et les pièces agencées autour d’elle, l’armoire où tout objet est conservé en cas de besoin, le crépitement du kenoun, la plage… Chaque Maghrébin se reconnaît dans ces descriptions qui sont de prime abord vécues par le narrateur mais qui sont connues de tous, qui sont l’expérience de chaque individu tunisien. L’autobiographie permet de se dire, de montrer le lien qui unit l’écrivain à sa culture, à son pays natal même s’il le quitte, même s’il le critique car il le déçoit. Dans « Le Pays intérieur », Albert Memmi se livre et par-là explique le comportement de nombreux artistes : « On n’en a jamais fini avec son pays natal. […] mon pays natal y est partout présent (dans mes écrits), directement ou transfiguré par la fiction. […] j’ai décrit le drame colonial parce que je l’ai vécu ; j’ai peint les ravages de la domination parce que j’ai constaté les souffrances des dominés et les déformations des dominants. […] Toute mon œuvre fut un inventaire de mes attachements ; et une constante révolte contre eux. Toute mon œuvre fut une tentative de réconciliation entre les différentes parties de moi-même, entre mon pays natal, ses quartiers populeux et cosmopolites, où je suis né, et tout ce qui m’advint par la suite. »466 L’artiste à travers toute son œuvre va parler de sa réalité, son vécu ; ses récits sont des témoignages : « parce que je l’ai vécu ». Cet extrait prouve aussi que l’Homme ne peut se détacher de ses origines, de sa culture : « On n’en a jamais fini avec son pays natal ». Celles-ci construisent l’individualité, l’identité de la personne. Il avoue aussi les différentes étapes de sa création littéraire : dénonciation de la colonisation « j’ai décrit le drame colonial », la critique du Maghreb moderne : « mes attachements, et une 466 Memmi, Albert : Exercices du bonheur, p. 137-138. 299 constante révolte contre eux », enfin, son tiraillement identitaire causé par sa double culture : « une tentative de réconciliation entre les différentes parties de moi-même ». La littérature tunisienne de langue française, en majeure partie, est indissociable de la vie de l’écrivain, de son histoire. L’écriture personnelle est un exutoire pour l’individu. Celui-ci ressent le besoin de parler, de s’exprimer, de dire ses souffrances et ses joies. Les romans maghrébins sont très personnels ; l’écrivain parle de lui d’abord, de ses expériences, puis il donne ses opinions sur l’évolution des mœurs, il exprime ses craintes et ses souhaits… Ce phénomène individuel est en réalité commun. Le meilleur moyen de défendre ses idées, de critiquer et de convaincre, c’est de parler de ce qu’on a vécu et qui concerne aussi sa propre civilisation. « Apprendre à voir, je l’ai découvert, c’est se ressouvenir certes, c’est fermer les yeux pour réécouter les chuchotements d’avant, la tendresse murmurante d’avant, c’est rechercher les ombres qu’on croit mortes… »467 Plonger dans le passé c’est voir le monde et se voir soi-même. Le retour en arrière permet de retrouver le connu, l’univers familier et rassurant. L’autobiographie est un plongeon dans l’intimité de l’individu. La première personne et ce qui lui est associé stylistiquement rendent compte de cette quête du Moi d’antan, de la culture de jadis. L’artiste éprouve le besoin d’exprimer son Moi, son intimité, il se confie à un public anonyme. Il s’agit, pour lui, de trouver la permanence du Moi à travers les aléas de l’existence, de conserver son passé et de tirer des souvenirs l’essentiel, de se ressaisir par les commencements. Albert Memmi, par exemple, fait de la littérature son arme d’expression de son identité et de son histoire. La Statue de sel raconte les tribulations d’un Juif Tunisien lors de la colonisation, son amour de la langue française, son déni de sa judéité, son enfance, son adolescence à travers les examens scolaires, ses contacts, ses expériences. Dans Agar, il va se centrer sur le couple mixte. La difficulté vécue par son couple pour accepter et s’intégrer dans la culture de l’autre. Les rapports de force, les insultes, le rôle de la famille, les troubles identitaires. Avec Le Pharaon, l’écrivain nous donne un aperçu de la Tunisie lors de son émancipation, des relations Juifs/Musulmans, de l’histoire du pays. Le Scorpion est l’expression d’un problème identitaire : qui suis-je ? À quelle culture appartiens-je ? Ces quelques œuvres autobiographiques illustrent cette quête du Moi, ce désir de s’affirmer, de dire son intimité et de partager ses émotions, ses doutes ou espoirs avec l’autre, cette volonté de 467 Assia Djebar : ‘Regardées et regardeuses’, p. 82 in Vaste est la prison. 300 témoigner d’une civilisation, d’une histoire commune à beaucoup de Maghrébins. Albert Memmi use de différents procédés stylistiques pour parler de son intimité mais le « je » demeure. Colette Fellous, autre écrivain de la littérature tunisienne de langue française, réalise avec Avenue de France (2001), une autobiographie appartenant à la fois au Nouveau Roman et à la poésie. L’écrivain mêle à ce récit la première personne : « C’est ma vie sans être la mienne. »468 mais aussi la troisième personne lorsqu’elle parle de sa famille ou lorsqu’elle personnifie son roman, sa ville : « C’est un roman qui a six ans au début de la phrase et quatre-vingt-deux au bout de la ligne. »469. L’héroïne s’identifie à deux artères principales des cités qu’elle considère comme étant sa demeure : avenue de France à Tunis et Place de la nation à Paris. À travers ces deux endroits, sa vie, celle de ses proches, celle de ses cultures. Toutefois, certaines autobiographies, chez d’autres auteurs, sont uniquement à la troisième personne ; l’écrivain s’octroie le droit de prendre de la distance, d’avoir un regard extérieur donc plus objectif sur son enfance. Dans La Ferme du Juif de Pierre Chouchan (1998), Les Jardins du nord de Souad Guellouz ou Ma foi demeure de Hachemi Baccouche (1958), le narrateur est omniscient. Il parle de Christian, Sofia, Mahmoud, de « son » père, de « il », « elle »…mais le lecteur sait que c’est un récit véridique qui raconte l’enfance de l’écrivain. Ainsi, dans le roman de Hachemi Baccouche, l’écrivain introduit le personnage comme si le lecteur le connaissait déjà : « Mahmoud n’attend plus rien »470. Il va évoquer l’occupation de la Tunisie par la France, la rébellion et l’indépendance, les relations du héros avec les Tunisiens et les Français… Tout le texte est à la troisième personne : « Mahmoud erre dans Rome »471, « Mahmoud s’agenouille »472, « Mahmoud avait vu Marie-Thérèse »473… sauf lors des dialogues où le protagoniste prend la parole et use du « je ». À la fin de l’ouvrage, Mahmoud dit : « Oui, je voudrais pouvoir écrire ce que je ressens. »474, ce souhait est réalisé et justifie l’existence de cet ouvrage. Avec Les Jardins du Nord, la motivation est donnée dès le début, à savoir, offrir au fils la mémoire du passé. Toute l’œuvre est le souvenir de la famille, depuis les arrière-grandsparents jusqu’à l’enfance de l’héroïne. Comme avec Hachemi Baccouche, en dehors des anecdotes comme la crainte des Allemands ou des Sénégalais, des passages à 468 Fellous, Colette : Avenue de France, Paris : Gallimard 2000, p. 26. Ibid, 4e de couverture. 470 Baccouche, Hachemi : Ma foi demeure, Paris, p. 8. 471 Ibid, p. 160. 472 Ibid, p. 161. 473 Ibid, p. 173. 474 Ibid, p. 253. 469 301 typographies différentes sont aménagés afin que la narratrice plus mâture puisse interrompre le flot de souvenirs et commenter le passé, ses actes. Par exemple, le narrateur écrit : « Ce fut à Bizerte que Sofia connut pour la première fois les sentiments les plus violents et peut être les plus mystérieux qu’un être humain puisse éprouver : l’amour et la haine »475 ou encore « Car la Tunisie d’avant l’Indépendance n’avait pas seulement faim, elle allait les pieds nus et c’était – Sofia s’en souvient bien – un spectacle poignant »476. Souvent aussi, il y a prospection dans le discours : la ville Metline ne sera plus aussi délicieuse (Les Jardins du Nord), « […] l’orangeraie, les étables, les écuries, les oliviers, les terres…tout appartiendra un jour à Taïeb et Rebba. »477 (La Ferme du Juif). Cette mise à distance volontaire est motivée par le besoin de l’auteur de se montrer objectif. La troisième personne permet le regard extérieur et surtout le jugement. L’écrivain est certes plongé dans le passé, son enfance, donc son intimité, sa vie privée mais il raconte avec des mots d’adultes, une conscience mature. Ces autobiographies se caractérisent donc par l’énonciation d’une intimité à la troisième personne qui permet d’allier le passé et le présent, la subjectivité et l’objectivité. Enfin, une autre caractéristique de l’autobiographie est l’ancrage dans le temps. Certains écrivains sont précis dans leurs récits : « Tunis-Juin 1940 »478 pour Mahmoud, « fin de Ramadan […] en l’an 139 de l’Hégire et 197. »479 pour Sofia, « je parle d’un temps (1955-56) où la plus grande partie de la ville de Mahdia était cantonnée dans sa presqu’île »480, pour le héros de L’Épervier. Ces précisions permettent au lecteur de recréer l’environnement historique de cette période, de vérifier ce qui est raconté et aussi de mieux comprendre l’univers des écrivains maghrébins. D’autre, comme Colette Fellous passe d’une époque à une autre, l’espace temporel est alors très large. « 1860, 1865, 1909, 1913, 1924, 1938, 1943, 1948, 1950. Des guerres, des pays qui se mettent en scène, des déplacements de familles, des quartiers démolis, des palais et des casernes occupées, des humiliations, des scandales, des mariages, des scènes d’amour, des mensonges, des promesses, des crimes, du gingembre et du sucre glace sur un gâteau au sorgho, des enfants assassinés, des rapts, des opéras et des cinémas, des temples incendiés, des promenades en calèche l’après-midi, des langues bariolées, travesties, des 475 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 46. Ibid, p. 150. 477 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 72. 478 Baccouche, Hachemi : Ma foi demeure : p. 19. 479 Guellouz, Souad : Les Jardins du Nord, p. 3. 480 Ghachem, Moncef : L’Epervier, p. 5. 476 302 mouvements d’indépendance, des chants révolutionnaires, des bouquets de roses blanches, des enfants assassinés, des livres sacrés piétinés, des manifestations de libération, des corbeilles de jasmins, des lettres de menaces, des armées conquérantes, des persiennes fermées et les yeux qui se glissent dans les fentes, des parfums de lys, de vanille et de santal, des jeux de gosses sur la plage, des soldats lynchés, des yeux de feu qui appellent, qui touchent, qui dévorent, des corps de vieillards abandonnés dans les ruelles qui ont à peine la force de tendre la main, avec partout ce même soleil qu’on ne regarde plus et qui finit par être cynique, qu’on a envie d’éteindre. »481 Dans ce passage, elle évoque rapidement tous les événements, les petits et les grands faits qui ont eu lieu durant cette période. Cette énumération traduit le temps qui passe comme le fait la succession des dates au début de l’extrait. L’écrivain, de cette manière, sous-entend qu’il y a trop d’événements à évoquer et qu’elle ne pourra parler de tout. Parfois, cependant, il arrive à Colette Fellous de donner une date, un fait précis : « L’avenue de France s’appelle toujours avenue de France, l’avenue Jules-Ferry est devenue l’avenue Bourguiba, et l’avenue de Paris s’est transformée en avenue de la Liberté à partir du Passage, jusqu’au Belvédère. C’est normal, tous les noms de rues ont changé en 1956, quand la Tunisie est devenue indépendante. »482 Ce détail a son importance puisqu’elle est l’expression du changement en Tunisie après l’indépendance. L’auteur ne s’arrête pas à la seule évocation de cette métamorphose des noms, elle en explique la raison. Souvenir pour les uns, découverte pour d’autres, ce retour autobiographique à l’histoire fait partie intégrante des romans tunisiens. Toujours dans cette œuvre, l’expérience personnelle côtoie les événements historiques, les souvenirs individuels sont aussi la mémoire collective. Ainsi, le lecteur se retrouve grâce au récit à une époque ou qu’il a connu ou qu’il souhaite connaître. « Quelle heure est-il au juste ? Onze heures sept du matin. L’horloge du Passage est toujours précise. Des fiacres, des carrioles à cheval, des ânes roux, des chats aux yeux crevés derrière les poubelles, une odeur de vomi, des maïs grillés au coin des rues, des ficus, des jacarandas, beaucoup d’oiseaux, des tramways jaune et blanc. Je feuillette les années, je joue avec mon éventail, il commence à faire très chaud. La porte de France est donc toujours la frontière entre la ville européenne et la ville arabe. D’un côté le théâtre, l’église, le casino, les fiacres, les ombrelles, les hôtels et les cinémas. De l’autre, les ruelles, les herbes magiques, les palais abandonnés, les mosquées, les épices, la bibliothèque du Souk el-Attarine, les ânes, les puits, les hommes qui jouent aux dominos dans les cafés chantants, les pieds nus des enfants, le visage des femmes cachées sous leur sari blanc, 481 482 Fellous, Colette : Avenue de France, p. 26-27. Ibid, p. 238. 303 leur sourire, le henné, le benjouin, l’odeur de la soupe aux pois chiches et au cumin. »483 Ce tableau est celui de la Tunisie à l’époque coloniale lorsque les deux cultures se côtoyaient sans se mêler, lorsque la Porte était la frontière entre deux mondes, deux langues. Ce retour en arrière dans la mémoire de l’écrivain, dans la mémoire de ses proches aussi, est motivé par le désir de retrouver ce pays jamais oublié, de renouer avec ses origines. L’autobiographie permet ce voyage à la fois imaginaire et réel. Des Mémoires aussi sont réalisés dans ce but, même si la connotation intime est moins présente. Témoin et acteur de la vie politique tunisienne, Tahar Belkhodja est un de ces écrivains qui rapportent du point de vue objectif et subjectif à la fois, la construction de la Tunisie nouvelle. Il s’appuie sur des dates précises, des relations diplomatiques importantes, sur son rôle dans le gouvernement, sa relation avec Bourguiba. Il en profite, aussi, pour avoir un regard extérieur et ainsi donner son jugement sur les épisodes vécus. La littérature tunisienne de langue française use de tous les genres littéraires pour exprimer son identité. C’est une manière de prouver sa maîtrise de l’art littéraire. Mémoires, essai, roman (nouveau, poétique, historique, autobiographique) sont utilisés à des fins psychologiques : l’artiste montre au lecteur sa personnalité, ce qui permet à ce dernier de mieux comprendre celui-là ; à des fins historiques puisque à travers les souvenirs, le public bénéficie de la peinture d’une époque, d’un milieu ; à des fins morales ou philosophiques : se comprendre soi-même, affirmer son Moi et étendre son expérience personnelle à l’ensemble de sa communauté. Donner son sentiment, utiliser la première personne du singulier, l’adjectif possessif de première personne, parler d’événements personnels, les ancrer dans le passé mais avec des conséquences présentes, tout cela construit l’autobiographie maghrébine. Les réminiscences sont aussi un moyen de se dire et de rappeler à tous les Orientaux des coutumes, une religion et un passé commun. Les flash-back participent de l’expression de la nostalgie donc de l’orientalisme tunisien. Se souvenir permet de ne pas oublier, d’ancrer le passé dans le présent, de préserver la mémoire individuelle et collective. L’Œil du jour de Hélé Béji est un exemple de roman fondé sur une série de réminiscences. Les pas de la grand-mère la ramènent à l’époque où elle se cachait dans le bureau, le crépitement du kenoun lui rappelle le thé et les veillées autour de la 483 Ibid, p. 52-53. 304 télévision, elle se souvient, lorsqu’elle sortait le soir, de son aïeule qui l’attendait dans la skifa colorée, assise dignement… Les écrivains, comme tout Tunisien, se sont occidentalisés, ils ont emprunté à l’Occident un mode de vie, une langue, des coutumes… Conscients de la perte de leur identité et de celle, finalement, de tout Maghrébin qui se laisse trop influencer par l’Europe et la modernisation, ils décident de plonger dans le passé pour ne pas se perdre eux-mêmes d’abord et pour faire prendre conscience aux autres de cette perte. Pour Hélé Béji c’est le cas, pour Georges Memmi ou pour Fouzia Zouari, en revanche, le souvenir a pour but le plaisir de se raconter, de se remémorer des moments inoubliables qu’ils ne peuvent revivre concrètement. Les réminiscences du héros de Qui se souviens du café Rubens, sont l‘expression d’un amour pour la mère et ses soins, sa gentillesse, ses talents culinaires, d’un amour respectueux du père qui ne souhaitait que la réussite de ses enfants, enfin d’un bien-être, d’un optimisme devant l’avenir. Dans La Retournée, la narratrice évoque son combat contre le conventionnalisme tunisien. Elle évoque avec force de sensibilité son retour au pays et les tourments qu’elle traverse à cause de sa famille. Elle écrit : « Au dernier tournant, la vallée apparaît, inondée de lumière, frémissant sous la danse du vent. Le minaret et la coupole de Sidi Misouni surgissent au loin, deux colombes suspendues dans le silence d’un ciel azur. Deux silhouettes familières entre lesquelles, longtemps, s’est balancée ma mémoire comme sur sa corde le funambule. » Involontairement, je ferme les yeux, et mes doigts, devenus étrangers à mon corps, glissent sur mes paupières. Je suis au seuil de mon enfance comme on l’est à la fin de sa vie. Je m’apprête à passer de l’autre côté. »484 L’héroïne avait quitté sa terre natale pour la France où elle a fait sa vie avec un Français, ce que sa famille, tunisienne, n’a jamais accepté. Elle revient pour les funérailles de sa mère et affronte alors la désapprobation, la colère de ses proches. Lorsqu’elle écrit « je m’apprête à passer de l’autre côté », elle signifie, de manière métaphorique, qu’elle va pénétrer dans un autre univers, loin de l’Occident familier, que ce paysage de l’enfance sera aujourd’hui différent car elle est une adulte. Cependant, comme elle le raconte, elle n’a pas oublié ses origines : elle parle l’arabe ; d’ailleurs son texte est parsemé de quelques mots tels que « hichma »485, « mlawi »486 ou « haram »487, 484 Zouari, Faouzia: La Retournée, p. 9. Ibid, p. 12. 486 Ibid, p. 45. 487 Ibid, p. 73. 485 305 elle aime sa province, se souvient de proverbes que même les Tunisiens restés au pays avaient oublié, elle aime son pays, et chante le parfum de la terre et de son foyer. Son expérience de l’Europe l’oppose aux hommes de sa famille et elle n’hésite pas à faire valoir son droit d’équité. Lors de l’enterrement de sa mère, elle fait fi des traditions et apparaît au cimetière. Ses oncles l’insultent, la rabrouent : « Tu es folle ?Que fais-tu ici ? En pantalon qui plus est ! Je veux voir ma mère. […] Je sais qu’il est inutile d’insister. Qu’il faut renoncer à provoquer la colère des hommes. Mais j’ai désappris depuis longtemps la soumission. Une force me pousse vers l’avant. Une flamme brûle dans ma chair contre laquelle je ne peux rien. D’un bond, j’esquive mon beau-frère et je cours vers la tombe où des bras s’apprêtent à descendre le corps de maman. Je me rue sur une dizaine d’hommes qui me barrent le chemin et me trouve nez à nez avec Slimane. L’aîné de mes oncles paternels gesticule comme un forcené. L’indignation fuse sur ses lèvres avec des bribes de versets. »488 Toute entière à sa peine (l’usage du « maman » est preuve d’intimité), son remord de ne pas avoir vu sa mère une dernière fois, elle se moque des traditions religieuses et du regard des autres. Un peu après, elle s’oppose, de nouveau, à la gente masculine afin de dénoncer l’escroquerie de son beau-frère qui a profité de l’analphabétisme de la mère pour lui soutirer les terres en sa possession. L’un des oncles de l’héroïne, fidèle aux conventions, réplique que « Ces choses-là ne sont pas du ressort d’une femme. ». De même, le maire, sensé être plus ouvert à la parité homme/femme, renvoie la protagoniste, vexé qu’elle en sache autant que lui sur les droits du citoyen et qu’elle ose l’affronter. Celle-ci ne se laisse pas démonter, le défi lui donne des ailes. Elle ne revendique pas son occidentalité, elle cherche à avoir sa place, à être accepté des siens telle qu’elle est avec sa part d’orientalité et d’occidentalité. Son autobiographie est révélatrice des sentiments ressentis par nombre de personnes revenus dans leur pays d’origine et ayant à subir le regard des autres qui sont aussi leurs compatriotes, à affronter les traditions avec lesquelles elles ne sont plus en accord même si elles n’ont pas oublié leurs origines et qu’elles revendiquent même leur appartenance à ce pays, sa culture, sa religion. Cet ouvrage permet le souvenir des différents moments les plus importants de la vie. Le souvenir conserve auprès de l’homme les êtres aimés, le passé qu’il embellit souvent lui conférant le charme de ce qui a été et ne reviendra plus. Sur le plan psychologique, 488 Ibid, p. 26. 306 la mémoire donne le sentiment d’exister, elle permet la connaissance et l’explication du Moi et la reconnaissance. Sur le plan artistique, elle produit la nostalgie et de ce fait elle est liée aux thèmes de la jeunesse, du passé et favorise l’évasion et l’imagination. Ce phénomène est très utile et sert les objectifs de nos écrivains nostalgiques et critiques. Le recul dans le temps favorise le développement de l’esprit critique et de l’objectivité et permet de ne pas ignorer ses origines, ses racines. Comme le résume Chadly Ben Abdallah dans Fêtes religieuses et rythmes de Tunisie (1988) : « Le regard en arrière reste donc un facteur de recherche émotionnelle puisque la description d’une époque révolue renferme le levain émotif permettant, en outre, la juste évaluation du présent. »489 Les réminiscences sont fondées sur un désir véritable de se raconter, le narrateur va donc utiliser le passé simple et l’imparfait et il va installer son récit dans le temps à l’aide d‘événements historiques, de dates. L’écrivain provoque le retour en arrière. Souad Guellouz justifie son retour dans le passé par la crainte de ne pas léguer ses racines à son fils, pour Hélé Béji il s’agit de lutter contre une occidentalisation à outrance, Hachemi Baccouche utilise la colère des Tunisiens pour faire voyager Mahmoud dans son enfance, enfin, le retour au pays est aussi une cause de réminiscences… Les artistes ont besoin d’un outil, d’une machine à remonter le temps afin d’écrire. Parfois, ce sont les sensations qui provoquent le retour en arrière : une odeur, un geste, une parole plongent le narrateur dans son passé, son enfance. Nous avons vu en première partie avec L’Œil du jour de Hélé Béji que les sens ont un rôle dans le souvenir. Comme chez Proust, le bruit des pas de la grand-mère lui rappelle son enfance et elle replonge dans les moments où elle lui rendait visite. Le plaisir éprouvé est issu de la sensation, celle-ci est le bien-être de l’enfance. Albert Memmi dans son chapitre « Vie intérieure » tiré des Exercices du Bonheur, nous fait partager son amour pour les parfums de sa jeunesse, odeurs typiquement orientales, pour les sons méditerranéens : « Dès l’aube, le poivre des œillets, le miel de la rose puis, dans la chaleur qui monte, les stridences de l’anis, la tendre amertume du basilic, puis, au crépuscule, l’inlassable chant d’amour des criquets. Et la mer !dont j’épie le frisson dans le moindre cours d’eau. » 490 489 490 Ben Abdallah, Chadly : Fêtes religieuses et rythmes de Tunisie , préface. Memmi, Albert : Exercices du Bonheur, p. 138. 307 Le lecteur est sensible à son environnement natal. La ponctuation traduit son bien-être, l’agréable retour au pays d’origine, la mise en valeur stylistique des odeurs, du goût et du son révèle la particularité de ces éléments caractéristiques de sa Tunisie. Quelque fois, un mot peut plonger l’homme dans sa mémoire. C’est le cas de Pipouche, héros de La Ferme du Juif. Le mot « syndicat » va lui faire prendre conscience de son exil de la Tunisie, c’est alors qu’il va raconter comment cette fuite de son pays natal a été vécue, ce qu’il laisse, ses sentiments, son entourage… Ce qui est troublant dans les sens c’est qu’ils sont capables d’annihiler la marche du temps et de rendre heureux (assez souvent) les personnes qui y sont sensibles. Tous ces outils de l’écriture maghrébine participent au récit de l’enfance, sujet prisé par les écrivains tunisiens. Le récit autobiographique et les retours en arrière ont pour objectif d’aller dans le passé de chacun et de retrouver un peu de bonheur, l’insouciance de l’enfance, sa famille unie, ses origines. b. Enfance La nostalgie est celle de l’enfance, de l’insouciance de cette époque. Les écrivains ont vécu la transformation de la Tunisie traditionnelle en Tunisie moderne. Ils apprécient ce qu’ils ont obtenu de la modernisation mais dans le même temps il y a une volonté perpétuelle de se retrouver. Les orientalistes souhaitaient revenir aux origines de l’homme, les Maghrébins souhaitent revenir aux origines de leur vécu, de leur culture personnelle. L’enfance est un Ailleurs magique où tout était possible, un Ailleurs personnel et pourtant commun à chaque Tunisien. Le retour à l’enfance vise deux destinataires selon les auteurs : soi-même afin de ne pas perdre sa mémoire et l’enfant à qui léguer ses souvenirs pour que les traditions et le passé oriental ne s’effacent pas. Écrire pour l’autre précisément suggère une crainte, celle d’être oublié et de ne pas donner d’héritage. Dans Les Jardins du Nord, c’est le formatage du fils selon les critères de mode occidental qui fait prendre conscience à la mère/narratrice Sofia de son devoir de mémoire : « Et elle vit en pensée son fils ou plus exactement l’existence actuelle de son fils. Elle imagina sa vie future… Sami Belcadhi, petit Tunisien de 197., tiré à des millions d’exemplaires dans le monde, portait des jeans, mâchait du chewing- 308 gum, était subjugué par la télévision… […] Va pour cette uniformité, pensait Sofia. Encore faut-il que mon fils connaisse ses racines. »491 C’est alors que le récit de l’enfance commence. La narratrice se souvient des discussions avec son père, de son esprit ouvert, du hammam, de sa mère et des repas qu’elle préparait avec elle… Son récit est alors parsemé de mots arabes : « Smen »492, de chansons et de prières…Parce qu’il n’y a pas de traduction véritable et surtout parce que ces mots rappellent à eux seuls cette époque, ils font partie du paysage maghrébin. D’ailleurs, tous les écrivains tunisiens de langue française introduisent dans leurs œuvres des mots arabes. Symboles d’appartenance à une sphère culturelle orientale, ils permettent d’être plus évocateurs pour les lecteurs maghrébins et ainsi les plonger dans leur propre mémoire et d’introduire une note d’exotisme souhaité par les Français. Voulue parce que de cette manière, les écrivains revendiquent leurs racines et leur langue arabe même s’ils écrivent en français. D’une certaine façon c’est dire « je m’exprime en français mais je suis maghrébin, ma langue maternelle est l’arabe et chaque mot employé dans cette langue qui est mienne me permet de ressentir des émotions perdues et de retrouver une époque quasiment révolue. » Moncef Ghachem dans L’Épervier (1994), en est l’exemple. Ces petites nouvelles sur Mahdia sont toutes parsemées de mots tels que « béséga », « Elhoût », « Ya jarti »493. En revanche, son intention est de revenir sur sa propre enfance à lui pour ne pas l’oublier. Bien sûr écrire pour soi c’est aussi dans l’absolu écrire pour les autres que l’on ne connaît pas. Cet ouvrage est dédié au père et aux enfants du Cap Africa mais il est aussi destiné à tous les Tunisiens. L’auteur s‘explique en écrivant : « Je recrée, lignes du désir, mon pays, non pas pour ses avatars séculaires, mais dans le retour lumineux de la mémoire de ses soifs sur les rameaux légendaires de ses étendues. […] J’ouvre, amoureux, les yeux de ses rêves. […] Je voudrais ne rien oublier, du plus proche au plus lointain. »494 « Je recrée » signifie ici qu’il redonne vie à son pays par le biais de sa mémoire et de son œuvre. Epris de sa terre, il exauce le rêve, les rêves de tous : ressusciter le passé. Son existence est associée à celle du pays car elle est le symbole de ce que fut ce dernier. C’est pourquoi, il ne souhaite pas parler de l’Histoire de sa Tunisie ou de sa 491 Guellouz, Souad :Les Jardins du Nord, p. 7. Ibid, p. 13. 493 Ghachem, Moncef : L’Epervier, p. 30, 29, 28. 494 Ibid, p. 159-160. 492 309 Mahdia natale mais de son histoire à lui, partagée par tant d’autres de ses « frères ». Ce qui fait le charme de ces récits de l’enfance c’est l’amour que le lecteur perçoit à travers les mots, les souvenirs. Même si, parfois, comme c’est le cas chez Souad Guellouz, le narrateur a un moment de recul pour critiquer un geste, regretter une parole, admettre une erreur, le souvenir est empreint d’affection. Le passé, même si les guerres faisaient rage, même si la colonisation était encore présente, est beau car il appartient à un moment de la vie innocente de l’écrivain. C’était une période où l’enfant était choyé par ses parents, où il apprenait la vie, où l’insouciance régnait. « ‘La langue est la maison de l’Être’, disent magnifiquement les Arabes. Scribe publiant en français, j’habite en quelque sorte la maison des autres… Alors, je vais tisser sur mon métier de la rue blanche et bleue certaines anciennes ‘historiettes’ toutes brûlantes d’amour et de soif liées à ma propre naissance à la langue française : dire les premiers chocs et étonnements d’un enfant d’humbles pêcheurs tunisiens, arabes et musulmans, voué lui-même à l’apprentissage du Coran, au maniement des rames, des ancres et des filets, depuis qu’il sait parler ou presque, et qui révèlent encore plus amplement cette chaotique découverte de l’autre, si autre, si différent, si étranger, dont les mots précieux venaient se greffer sur les paupières de mes rêves candides, remplis certes de pulpes savoureuses, mais charriant en amont tant de promesses illusoires, d’épreuves complexes, de pièges visibles ou épouvantablement camouflés… Scribe aux lignes étincelantes et fulgurantes, autrefois enfant espiègle de Borj-Erras, à Mahdia, toi psalmodiais sous les rochers rouillés de lunes fébriles, face à la mer mélodieuse, des versets sacrés, toi qui cherchais la clé d’un chant vigoureux sur ton chemin de foi, de lumière et de sel splendides, avec dans les mains des gerbes de mulets et de dorades, de froufroutants dentés et coryphènes, fils d’une tendresse débordant des maisons de pauvreté ancestrale aux cordes chargées de poulpes secs et des vieilles barques émouvantes, petit garçon pas encore circoncis, émerveillé par les chroniques colorées de ton oncle Rhaïs racontant sa drôle de Grande Guerre faite dans le pays de France. »495 De manière poétique, Moncef Ghachem nous apprend qu’il est issu d’une famille de pêcheurs, que celle-ci était humble voire pauvre. Sa naissance au Borj Erras et son enfance laissaient supposer qu’il serait devenu pêcheur comme son père. Finalement, comme l’atteste la première phrase, il deviendra écrivain. La langue traduit l’être humain. Sa confrontation à la langue française et au Français en tant qu’individu lui fait découvrir un Autre différent, mais aussi un autre soi : « cette chaotique découverte de l’autre », « les mots précieux ». En effet, cette nouvelle langue, si méprisée au début car elle appartient au colonisateur, car elle est un outil d’assimilation, lui plaît, l’attire, et 495 Ibid, p. 11-12. 310 c’est là qu’il va avoir l’envie d’écrire : « scribe ». Il nous montre un enfant qui a soif de connaître la vie, de s’exprimer. Pour beaucoup d’écrivains, raconter son enfance est une manière d’expliquer son identité, de justifier son état au moment où il parle. Pour Moncef Ghachem c’est dire comment il est entré en contact avec la langue française et pourquoi il l’utilise et l’aime. Pour Hachemi Baccouche, dans Ma foi demeure, le retour à l’enfance c’est aussi expliquer un mal-être actuel. Son personnage, Mahmoud, est accusé de trahison par ses concitoyens tunisiens parce qu’il a préféré la France : il est déprimé d’être ainsi renié. Il se souvient alors de l’époque où il allait à l’école, où il s’entraînait au Belvédère… Il a alors le sentiment de ne pas trahir les siens, d’être comme eux à la différence près qu’il habite en France, fréquente une femme française et lutte pour une union de la France avec sa Tunisie. La mémoire lui permet de revenir au pays à une époque où il était comme les autres Maghrébins et de percevoir déjà qu’il serait différent (il est ami avec un Français en pleine colonisation). Ce que l’on peut observer à la lecture des récits de l’enfance c’est un recours aux mêmes souvenirs. Effectivement, nos écrivains se souviennent, à des périodes pourtant différentes, de mêmes éléments. Le « robe vecchia » ou marchand de fripes, par exemple, est rappelé chez Souad Guellouz, Georges Memmi, Pierre Chouchan… et de la même manière ! Les cris du marchand sortaient ces écrivains tunisiens de leur léthargie, certains en avaient peur, d’autres accouraient pour voir les marchandises… L’écho de ses appels les charme, les amuse. Le hammam aussi est un élément du souvenir maghrébin. Même si ces bains publics existent encore, l’usage et le mode de fréquentation ont changé. Auparavant, les garçons, comme c’est le cas pour Georges Memmi, avaient accès aux hammams des femmes jusqu’à un certain âge, à présent non. Chez Souad Guellouz, le hammam était une habitude hebdomadaire : le père y emmenait sa famille tôt le matin. Elle se souvient avec plaisir du froid qu’elle ressentait en sortant du hammam et de l’empressement avec lequel sa mère la couvrait de couvertures chaudes. Le kenoun, les veillées familiales, l’école, la cuisine… tous ces événements appartiennent à la mémoire de tous les Tunisiens. Il n’y a pas des enfances dans les souvenirs de nos écrivains mais l’Enfance. Elle est commune à tous les Maghrébins car tous ont vécu des moments identiques, tous se souviennent des parfums de la cuisine de la mère ou de la grand-mère, tous se remémorent les années d’école à apprendre le français, la mer avec les poissons, le beau ciel bleu, le marchand de cacahuètes, le soleil… Les journées de grand ménage où les femmes jetaient de l’eau sur le sol et où les hommes, alors des enfants, s’amusaient à glisser et à se mouiller… 311 La jeunesse est une période heureuse car elle est insouciante. Les réminiscences permettent d’expliquer le Moi actuel, permettent aussi un retour vers le bonheur et vers ses racines que tout être humain a tendance à perdre avec l’évolution du monde. Nos écrivains, qui ont vu la Tunisie grandir et changer, souhaitent rappeler à tous les Tunisiens leur passé et le meilleur moyen c’est de se rappeler sa maison. Tous les souvenirs, en effet, sont ancrés dans le cercle fermé de la famille et du foyer, c’est là que résident les origines de chacun. Hélé Béji, dans L’Œil du jour nous le signifie en racontant son enfance chez son aïeule. La narratrice a passé toute sa jeunesse en Tunisie : c’est le pays de son cœur, celui de ses racines. Elle parle de son enfance, de son vécu, et il semblerait qu’elle ait été la plus heureuse rue El Marr à Tunis, auprès de sa grand-mère. Elle nous dresse un portrait aimant et touchant de son aïeule et de l’environnement dans lequel elle a grandit. Lors de ses réminiscences, elle se souvient surtout des câlineries de sa grand-mère, du foyer harmonieux dans lequel elle vivait, puis a passé ses vacances, du bien-être qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle franchissait le seuil de la maison pour se retrouver dans des pièces colorées et chaleureuses. Hélé Béji, de même, n’a pu oublier ce qui fait le charme et qui le fait encore de Tunis : ses souks, ses ruines antiques, son climat, ses plages. Il est vrai que nous avons l’impression d’être hors du temps, de circuler dans un univers resté féerique. Se souvenir, pour l’auteur, c’est retrouver ses origines, renouer avec elles. Comme de nombreux voyageurs, l’écrivain, en dépit d’un séjour prolongé en France, n’a pu rester insensible à sa Tunisie natale. Voilà pourquoi, elle y revient sans cesse. L’affection qu’elle a « pour ce pays où l’air est si doux qu’il empêche de mourir »496 ne peut s’effacer. Chaque retour est nécessaire, il est une manière pour elle de se ressourcer, une résurrection. Même si la Tunisie a changé Tunis, lui, est inoubliable. En effet, elle dira à ce sujet que l’enfance est le monde où tout être aime baigner, une période heureuse donc rare pour l’homme. Notre romancière désire conserver ses souvenirs d’enfance. La culture, les mœurs maghrébines sont ancrées en elle, même si son esprit et son mode de vie se sont quelque peu européanisés. Raconter sa vie est une manière, pour l’auteur, de rappeler le passé aux Tunisiens, de leur montrer ce qu’ils ont perdu en voulant trop s’occidentaliser ; c’est une manière de faire renaître sa culture natale. 496 Flaubert, Gustave : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°4, 30 avril 1990, p. 94. 312 La crainte de tout un peuple est de perdre son identité c’est à dire ses racines, sa culture et ses traditions. Le retour à l’enfance est une manière de léguer au reste du monde et aux personnes appartenant à la même sphère culturelle une mémoire du passé. Saint-Exupéry dit en parlant de l’enfance : « L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme on est d’un pays. »497 Effectivement, c’est une période révolue où l’homme aime à revenir pour se sentir mieux comme le font les écrivains étrangers lorsqu’ils reviennent dans leur pays natal. Le mal-être des Tunisiens partagés entre le mouvement moderne et les traditions justifie ce recours à l’enfance comme refuge, comme retour sur soi pour mieux se comprendre et moins se perdre. Mais, « La vision nostalgique et fantasmatique du pays perdu et des réalités maghrébines cède peu à peu la place à un enracinement dans l‘espace occidental actuel pour laisser transparaître, ou exprimer clairement, une acculturation certaine l’Occident. »498 Le tiraillement entre le présent et le passé est partagé par les Tunisiens d’aujourd’hui mais aussi par les colons à leur retour en Métropole. C. Crise identitaire L’Occupation et l’exil sont difficiles à admettre et à supporter pour ceux qui en sont victimes. Toute métamorphose de la vie provoque une remise en question de l’individu, un surcroît d’émotions : colère, chagrin, incompréhension, mal-être… et une quête de son Moi profond. Nous avons affaire au phénomène de l’acculturation. Ce terme serait apparu en 1880 chez J.W Powell pour désigner les transformations des modes de vie et de pensée des immigrants au contact de la société américaine. L’acculturation est l’ensemble des phénomènes qui résultent d’un contact continu et direct entre des groupes d’individus de cultures différentes et qui entraîne des modifications dans les modèles culturels initiaux de l’un ou des deux groupes. Ce phénomène concerne l’immigré confronté à sa culture d’adoption et le colon français du 497 498 Saint-Exupéry : cité dans Les Jardins du Nord de Souad Guellouz, incipit de la seconde partie. Sabri, Nourreddine : La Tunisie de Nine Moati, p. 111. 313 Maghreb. L’acculturation est un phénomène permanent et continu, les cultures se construisent au contact des autres et ne sont pas étanches. Les colons comme les Tunisiens sont victimes d’un même tiraillement, les premiers entre la terre natale (Tunisie) et leur patrie (France), les seconds entre leurs traditions donc leur passé et la modernité c’est à dire l’avenir et l’occidentalisation de leur vie. Albert Memmi résume cette idée en disant : « On n’en a jamais fini avec son pays natal. »499. 1. Les colons Les colons nés en Tunisie, ayant participé au développement de celle-ci, s’identifient, en dépit de quelques différences sociales dues à l’occupation française, aux Tunisiens de souche. Claude Benady dit à ce sujet : « Nous sommes allés, les uns vers le Levant, les autres vers le Couchant, sans passeports, mais avec la même identité et le respect au cœur du pain frais, du vin et de l’olive. »500 « La même identité » c’est l’identité tunisienne. Les Européens, venus au Maghreb, et surtout ceux qui y sont nés sont des Tunisiens. C’est pourquoi il est très difficile pour les Français nés au Maghreb de quitter leur pays natal, de fuir une terre aimée ; il est aussi difficile de perdre le combat face aux autochtones. a. Sentiments En Tunisie, plus de la moitié des résidents européens de 1946 sont nés sur place. C’est dire que les Français ne se résignent pas facilement à partir au moment de l’Indépendance. Ils ne comprennent pas pourquoi cette émancipation les obligerait à quitter tout ce qu’ils ont construit. Pourquoi la cohabitation ne peut-elle être vécue ? Du point de vue des Maghrébins, l’annonce de l’indépendance est ressentie comme une délivrance, dès lors, le Français, même s’il est né sur cette même terre, même s’il l’aime, est un ennemi qui doit rentrer chez lui. Pour les Arabes, les Européens sont venus sur leur terre pour l’exploiter. Considérée comme un vol, l’Occupation est dénoncée et l’exil en est la punition. 499 500 Memmi, Albert : Exercices du bonheur, p. 107. Benady, Claude : Les Étangs du Soleil dans Des poètes tunisiens de langue française de Jean Déjeux. 314 À la lecture de textes de certains colons français, le lecteur ressent de la tristesse et de la compassion pour cet exil. Claude Benady, dans Un été qui vient de la mer écrit : « Ecoutez. J’ai quitté mon pays de racines et de pierres […] Tunis je t’ai quitté un jour contre mon gré. »501 Ces deux phrases résument à elles seules la situation des Français de Tunisie et surtout leur attachement à ce pays, leur douleur de le quitter. Pour les Européens nés au Maghreb, leurs sources, leurs origines sont là, en Tunisie ; leur vie, leur famille ont été conçues là : « pierres » ; ils y ont bâti leur maison et le pays en travaillant. C’est à cause de cette souffrance, de ce sentiment d’appartenance à ce sol maghrébin que certains vont alors lutter pour préserver leurs biens et avant cela pour empêcher l’indépendance. Pierre Chouchan, dans son roman La Ferme du Juif, raconte comment quelques colons étaient devenus des terroristes pour éviter la perte de la Tunisie. « Au début des années cinquante, Lucien Sussen militait pour le maintien de la Tunisie française. Certains racontent qu’il a soutenu activement ‘yedi el amra’, la Main rouge, un mouvement secret qui s’opposait à l‘abandon de la Tunisie. […] À l’indépendance on pouvait lire dans le journal du Néo Destour l’Action : ‘un important gang terroriste français est démasqué. Un groupe de tueurs de la Main rouge est disloqué et mis hors d’état de nuire… »502 Cette organisation a vu le jour dans tous les pays du Maghreb et a inquiété beaucoup de gens. Colette Fellous, par exemple, dans Le Petit Casino, à son retour à Lyon, se rappelle sa crainte de la Main rouge, la peur de la voir sur la porte de sa maison. Les moyens les plus radicaux étaient alors employés pour empêcher les Tunisiens d’obtenir le pouvoir. La peur de perdre ce à quoi on a voué toute sa vie peut conduire à des actes effroyables. C’est cette crainte et un sentiment d’injustice qui provoquent chez les Européens colère et chagrin. Dans Les Oliviers de la justice, qui se situe en Algérie, la fille d’un colon ruiné éprouve de la rancœur envers les Arabes au point de devenir mauvaise : « La peur la rendait haineuse. Elle a parlé avec fureur de la ‘sale race’ : - Cette sale race qui veut nous chasser d’ici et prendre nos terres ! »503 501 Benady, Claude : Un été qui vient de la mer. Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 43. 503 Pélégri, Jean : Les Oliviers de la justice, p. 26. 502 315 Les Français obligés de partir ressentent cet abandon comme un vol, voire un viol. Ils ont le sentiment d’avoir aidé, participé au développement de la Tunisie, d’avoir permis à celle-ci de prospérer. Ils sont à l’origine de la richesse tunisienne, de sa prospérité d’où les propos de Mme Sussen : « Pourtant, ils ont fait la richesse du pays. Marie-Claire Sussen raconte souvent à son petit-fils qu’à son arrivée ici, les gens mouraient de faim par dizaines de milliers. Les colons ont mis en valeur les terres, construit des ponts, des routes, des barrages, vaincu les maladies et apporté l’instruction. »504 Ces propos sont vrais, la France a permis à la Tunisie de se développer et d’accéder au progrès (essentiellement technique) très rapidement. La croissance de l’économie, la création d’hôpitaux, l’urbanisation sont autant de preuves de l’aide française. La colère de cette femme est compréhensible : il est frustrant de participer au développement d’un Etat et d’en être exclu violemment. Avec plus de rage, l’officier de marine Croixmare, dans Bachour l’étrange, s’exclame : « […] l’esprit xénophobe des ‘Jeunes Tunisiens’ ne se manifesta pas trop tant que la Tunisie fut terre aride et sans grande valeur, il se tint prudemment dans l’ombre laissant le rayonnement du génie créateur de notre civilisation s’exercer librement ici et y faire merveille ; maintenant que notre colonie, par nos efforts constants, nos sacrifices financiers, notre culture en un mot, est un des plus beaux joyaux de notre Empire Africain, arrachés à la médiocrité et à la barbarie, ils chercheraient à nous la ravir ? » 505 Il accuse les indigènes d’avoir profité de leur installation, de la colonisation tout simplement pour ensuite les évincer. L’incompréhension gagne le colon qui voit sa terre lui échapper, son pouvoir être anéanti. La reconquête du pouvoir par les autochtones, acte légitime de manière objective, est vu comme une marque de non-reconnaissance par les Européens, comme un vol prémédité car intéressé. La Ferme du Juif illustre la colère, la rage, le chagrin de ces colons. Dès la première phrase le narrateur nous parle d’une « Tunisie devenue étrangère et hostile. »506. La fureur se dirige contre les Arabes d’abord : devant la clameur des Tunisiens criant : « Yah ya Bourguiba, dipendance, dipendance »507, « la population 504 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 22. Cambourg, Loïc de : Bachour l’étrange, p. 35. 506 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 9. 507 Ibid, p. 12. 505 316 blanche »508 se désolait. Leur opinion ? « Pourquoi avoir laissé Bourguiba faire de l’agitation depuis sa prison dorée alors qu’il suffisait de l’éliminer discrètement ? Nous aurions eu la paix pendant au moins trente ans. »509 Ils en veulent aussi à la Métropole et aux gouvernants français. La première impression, la première réaction a été : « Pierre Mendès France […] Ce salopard venait de brader la Tunisie »510. Cette décision provoque la stupeur chez les colons, ils ne comprennent pas pourquoi elle a été décidée, ils n’admettent pas l’abandon de leur gouvernement, de la République, ils prennent malheureusement conscience que c’est la fin pour eux dans ce pays aimé. Ils tentent de lutter mais vainement et surtout au risque de provoquer la mort d’innocents. Dans le roman de Claude Roy, le narrateur nous rapporte ce fait : « Un mois plus tôt, le Résident général avait fait arrêter et déporter dans le Sud des dirigeants du mouvement national tunisien. Depuis, les attentats se succédaient. Dans le bled, les poteaux télégraphiques étaient sciés, les lignes téléphoniques coupées, les voies de chemin de fer sabotées. […] Des bombes rudimentaires explosaient devant les commissariats de police, dans les bureaux de poste, les boutiques européennes. Les camions sur les grandes routes essuyaient des coups de feu, et on signalait un peu partout l’activité de bandes de fellagas. »511 Les Tunisiens ne lésinent pas sur les moyens, malheureusement terroristes, pour exprimer leur rage, leur volonté d’être libres, de récupérer leurs terres et de bannir les Français de leurs territoires. La violence est la seule réponse de l’opposant. La sévérité du Résident, sa tentative de faire taire les nationalistes tunisiens est un échec lamentable qui va se répercuter sur tous les colons français, même ceux qui se sentaient maghrébins. Au fur et à mesure de l’installation de Bourguiba au pouvoir, les Tunisiens vont mener la vie dure aux colons ayant souhaité rester au pays, comme pour se venger de leur humiliation d’antan. Des grèves sont organisées, les semaines de 48 heures sont instaurées afin d’empêcher les exploitations françaises de fonctionner. Petit à petit, les Français sont obligés de perdre quelques hectares voire toute leur terre. Socialement ils sont surveillés et traités comme des ennemis : « Les Français de Tunisie se retrouvent donc seuls. Du jour au lendemain, ils sont devenus des étrangers chez eux. La police tunisienne surveille en permanence leurs allées et venues. […] Les barrages des gardes nationaux poussent sur les routes comme des 508 Ibid. Ibid, p. 20. 510 Ibid, p. 11. 511 Roy, Claude: Le Soleil sur la terre, p. 447. 509 317 champignons. ‘Ils’ arrêtent des voitures, demandent sèchement aux occupants de descendre et entourent le véhicule. »512 Comme les Tunisiens, peu auparavant, les Français ressentent ce sentiment d’être étrangers chez eux. Il leur est difficile d’admettre leur différence, leur infériorité par rapport au passé ; d’être perdus, reniés par leurs compatriotes indigènes. Le mal-être s’installe, la solitude s’abat sur eux. Cette haine est mal vécue par ces Européens qui veulent, en dépit de l’indépendance, s’intégrer dans la Tunisie nouvelle. Pour eux, « La Tunisie c’est chez eux »513, d’ailleurs la famille Sussen explique qu’elle s’est interdit « d’envoyer un seul million en France. (Elle aurait) eu le sentiment de trahir (son) pays, la Tunisie. »514 Le chagrin de toutes ces familles est inévitable et compréhensible. Pour elles, c’est le pays natal où elles ont bâti leur vie qui est leur patrie. En revanche, certains colons qui parviennent à rester en Tunisie ne font qu’attiser la haine des Tunisiens. Certains Occidentaux sont restés pour la coopération (aide au pays indépendant) mais tout en conservant une attitude et une pensée coloniale. La narratrice nous offre, dans L’Œil du jour, le portrait d’un professeur de français, fruit du métissage culturel franco-maghrébin. Effectivement, l’influence culturelle a été réciproque lors de la colonisation : les Occidentaux ont emprunté certains traits de vie aux Orientaux et vice et versa. Ce professeur est l’exemple même de l’interaction culturelle entre l’Orient et l’Occident, interaction inconsciente ou non assumée puisque dans son discours elle accrédite l’idée d’une infériorité des Arabes. « Elle était devenue pour moi, subtil paradoxe, l’image mythologique de la coopération française en Tunisie, […] elle était comme la dernière image froide, polie, et mortellement ennuyeuse de la coopération française, comme si la fin coloniale avait capté avec ses derniers représentants la mollesse décadente, étriquée, surannée des femmes beylicales, par cette contamination mystérieuse que font subir à l’occupant les mœurs aristocratiques finissantes de l’ancienne société occupée. Chaque fois que je la voyais passer, c’est comme si je voyais […] une silhouette prosaïque, languissante, engourdie, une dernière paresse qu’elle s’octroie dans le boudoir un peu froid de son empire déchu. La colonisation trouvait en elle son image conclusive, une figure de la France qui s’attardait encore sur nos rivages, en faisant une moue douceâtre aux représentants des classes intellectuelles naissantes, en assortissant la pâleur de sa pupille à notre 512 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 26. Ibid, p. 40. 514 Ibid, p. 39. 513 318 ciel, en prenant la démarche d’un animal du désert, et des lenteurs orientales et sucrées. »515 L’auteur se montre sèche, ironique dans sa description d’une femme à cheval entre deux cultures : « sa blancheur beylicale » fait référence à la Régence mais aussi aux femmes maghrébines, sa langueur est inspirée du peuple oriental… De même, les Français se métamorphosent pour mieux se fondre parmi les Tunisiens : ils prennent « la démarche d’un animal du désert, et des lenteurs orientales et sucrées ». La France coloniale disparaît, nous avons l’image d’un Empire déchu : « la colonisation trouvait en elle son image conclusive, une figure de la France […] s’attardait encore sur nos rivages ». La colonisation se finit sur une fusion du maître (le colon) et de l’esclave (le colonisé). Hélé Béji juge de manière moqueuse ce métissage. Elle profite de ce portrait pour montrer la déchéance de l’Empire français, pour critiquer son colonialisme et son hypocrite coopération qui ne cachait en réalité qu’une volonté de conquête, la persistance d’une emprise, du moins d’une influence sur le peuple tunisien. L’attaque de la narratrice est perfide car implicite ; elle ne dit pas ouvertement que la colonisation et la coopération ont été néfastes ou abusives. Au moyen de métaphores et de la symbolisation de la France par l’enseignante, elle décrit avec satisfaction le départ de ce pays. Son plaisir est d’autant plus grand qu’elle dénonce l’hypocrisie des Français au moyen d’une phrase énoncée par le professeur qui détruit ainsi la haute opinion que l’on aurait pu avoir des Européens : « dans dix ans, disait-elle à ses compatriotes, quand nous serons tous repartis, ils auront regrimpé aux arbres. »516 L’image du sauvage et de l‘animalité est réutilisée pour parler des Orientaux. Le terme « regrimpé » qui accentue la moquerie et le dédain de la Française sous-entend que les Tunisiens sont des singes. Ceux-ci sont, par conséquent, voués à imiter les hommes, les civilisés, les Européens. Ce type de personne est à l’opposé des colons exilés. Restée en Tunisie, l’enseignante, peut-être pour cacher sa déception devant l’indépendance, son chagrin de ne plus se sentir comme chez elle, sa colère, se comporte de manière méprisante, hautaine. Fière de rester dans son pays natal elle ne montrera pas sa tristesse. En fait, l’exil exigé par les Tunisiens est vécu comme un déchirement. Beaucoup ne peuvent supporter le départ et font ce qu’ils peuvent pour éviter cet instant 515 516 Béji, Hélé :Itinéraire de Paris à Tunis, p. 66. Ibid, p. 67. 319 où ils n’auront plus pied sur leur terre natale. L’aïeul de J. Jacques Jordi en est le symbole : « Mon grand-père refusait de venir, mes parents l’ont presque embarqué de force. Pierre, ce grand-père aux origines espagnoles, né en Algérie, aurait voulu s’enraciner jusqu’à la mort plutôt que d’être déporté ainsi de sa terre natale. Il désirait partir en dernier, repousser l’heure, repousser le temps, la réalité. »517 On a le sentiment, à l’écoute de ce souvenir, que l’exil était considéré par ceux qui en étaient victimes, comme un départ vers la mort : « être déporté ». Ce terme rappelle le génocide juif et le climat, le déchirement ressenti dans ce texte peut faire penser aux mêmes émotions éprouvées par ces derniers. La mort serait une plus douce violence. « S’enraciner » évoque le pays du Maghreb comme racine de l’identité du grand-père, d’où cette difficulté à quitter cette terre comme un enfant à laisser ses parents. De même, Pipouche, alors enfant, illustre par son comportement et ses propos cette tristesse de laisser son pays : « Il remplit ses poumons de l’air torride qui lui paraît tout à coup d’une merveilleuse fraîcheur. Et il décide de profiter de chaque instant, comme s’il allait bientôt mourir. »518 D’une certaine manière, le départ non voulu d’une terre aimée peut être vécu comme une mort, celle de sa vie antérieure, de ses racines, de la construction de son individu. Hélé Béji dira très justement : « Comment pouvoir ignorer aussi que le monde où nous avons baigné depuis l’enfance illustrera toujours pour nous ce qu’il y a de plus rare et de plus précieux. »519 Le « chez nous » est l’endroit où l’individu a grandi, c’est pourquoi retourner en France c’est aller vers l’inconnu. Certes, la culture est là, mais le Français né en Tunisie ou y ayant vécu très longtemps a perdu de cette culture. L’Indépendance a résonné pour les Tunisiens comme le début d’une nouvelle vie et pour les colons européens comme la fin de la leur. Beaucoup ont souhaité rester mais très peu ont réussi ; l’abandon de leur propriété était la seule solution. 517 Haroud, Farid : Premiers jours en France, Editions Autrement 2005, J. Jacques Jordi, p. 55. Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif , p. 29. 519 Béji, Hélé : Équivalence des cultures et tyrannie des identités, p. 112. 518 320 b. Mal être Qui suis-je ? Voilà la question posée par tant de Français nés en Tunisie ou y ayant vécu, à leur retour en France. Il faut reconnaître « […] la part d’elle-même que chaque société a exportée chez l’autre à son propre détriment, mais qu’elle peut maintenant discerner clairement dans l’image d’elle-même que l’autre lui apporte. »520 En effet, le retour dans la patrie originelle est difficile et mal vécu pour deux raisons : premièrement, les Français de Métropole vivent dans l’idée que les colons sont des voleurs et qu’ils méritent leur exil, deuxièmement, ils les considèrent comme étant différent d’eux, à leurs yeux ils ne sont plus ni Français ni Européens mais Arabes. Dans La Ferme du Juif, nous avons les échos de ce qui ce dit en Métropole sur les colons au Maghreb. « Ils se permettent de nous (colons) traiter d’exploiteurs »521, « les intellectuels de gauche crient sur tous les toits que les parents de Christian font suer le burnous aux Arabes. »522 Ces propos blessent les colons qui n’ont pas l’impression d’être mauvais, méchants vis à vis de leurs employés tunisiens, vis-à-vis de leurs concitoyens arabes. La colère submerge alors les Français si mal accueillis, traités comme des ‘moins que rien’. La mère de Christian s’interroge : aller en France ? « Vous nous parlez de Mère Patrie ? Une mère patrie, ce pays qui traite si mal ses coloniaux ? »523. Elle est outrée par tant de mauvaise foi et surtout par tant de critiques non fondées. Lorsqu’elle se décide à quitter enfin le pays pour aller en France, la première remarque qu’elle entend est : « le colonialisme a écrasé les cultures des pays du tiers-monde… »524. Est-ce sa faute ? Le gouvernement les a encouragés à s’installer en Tunisie, à exploiter ses terres, à peupler cette nouvelle colonie, prolongement de la France. À présent, le gouvernement les accuse d’esclavagisme. Ce revirement d’opinion qui cause le trouble chez les coloniaux mais encore plus entre ces derniers et les Français restés en Métropole provoque la haine pour ce pays. Christian a des projets de vengeance non contre les Tunisiens mais contre les Français : « Patience, Français, la vengeance viendra en son temps. Si ce n’est sur vous, ce sera sur vos gosses. Plus jamais vos petits morveux ne seront en sécurité. »525 520 Grandguillaume, Gilbert : Le Langage de l’Orientalisme, p. 3. Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 15. 522 Ibid, p. 37. 523 Ibid, p. 22. 524 Ibid, p. 159. 525 Ibid, p. 158. 521 321 En plus de cette rage causée par les propos odieux de leurs concitoyens français, les colons de retour en France sont accueillis comme des étrangers. Jean Jacques Jordi témoigne en disant : « Il est certain que mes parents ont mal digéré l’accueil ou, plutôt, l’absence d’accueil. »526 Victimes de l’entreprise de décolonisation, ils sont méprisés. Ils reviennent dans leur pays d’origine dans l’indifférence la plus totale. Ou les Français de Métropole ne les regardent pas ou ils abusent de leur ignorance des mœurs du pays. Le mal être est ressenti par les parents qui ont tout perdu, qui doivent reconstruire leur vie et qui sont confrontés au mépris environnent, mais aussi par les enfants pour qui ce changement est incompréhensible. Bruno Ulmer avoue sa difficulté de s’intégrer à sa venue en France en raison du regard porté sur lui par les autres. « Je ne me suis jamais senti bien ici. […] A l’école, on venait me dire : ‘T’es un Arabe, tu parles pas comme nous’. Malgré ‘Ulmer’, mon nom alsacien, j’étais l’étranger […]. On me reprochait une chose dont je ne savais rien et sur laquelle je ne possédais aucune maîtrise. […] J’ai connu l’exclusion par le verbe et la sensation d’être différent juste par mes origines. »527 Le regard de celui qui est censé être le Même est porteur de jugement négatif. L’enfant est victime de racisme de la part des personnes qui ont pourtant la même origine que lui, c’est à dire la France. Car il est français : « alsacien » né au Maghreb. Mais son acculturation à l’orient fait de lui un étranger victime de moqueries, de l’exclusion … La langue française apprise et enseignée en Tunisie est différente du français parlé en Métropole. La langue coloniale est formée d’expressions archaïques provençales, de mots arabes ou italiens venus des influences des immigrés et des autochtones, d’un accent maghrébin. Par conséquent, même si l’enfant parle et comprend le français, les signes de différences empêchent l’intégration, l’acceptation par les autres. Même s’il appartient à la nation française, il est porteur d’orientalité, d’étrangeté sur laquelle va se créer le fossé, l’incompréhension, la moquerie voire le mépris des enfants nés et élevés en France. Cette marginalisation explique ce mal-être du colon exilé, et surtout sa traumatisante construction de soi, partagé entre une origine et une culture dissemblable dans un pays inconnu. Connaître, assumer son identité est très difficile dans ces 526 527 Haroud, Farid : Premiers jours en France, p. 57. Ibid, p. 139. 322 circonstances. Effectivement, les anciens colons ont le sentiment d’être des étrangers chez eux, d’être regardés comme des indigènes. En fait, il a été observé que : « Le type s’homogénéise […]. Des deux côtés (France/ Tunisie) joue sans retenue le mimétisme. […] Il se produit une ‘créolisation’ des Européens qui se matérialise par un genre de vie commun, par un système de valeurs et des croyances homologues. »528 L’orientalisation des colons est un fait avéré. Au contact des autochtones, de leurs homologues tunisiens, ils perdent de leur culture européenne et adoptent, souvent inconsciemment, celle de leur pays natal d’adoption. La langue, déjà est un facteur d’orientalisation : les colons et enfants de colons parlent l’arabe. Christian, dans son récit, utilise des mots arabes tels que : « Ya keddeb », « youdi »529, et le narrateur explique que toute sa famille parle « parfaitement l’arabe, comme une langue maternelle »530. Le narrateur de La Femme et le député explique que les enfants élevés en Tunisie sont métissés culturellement et moralement : ils sont à la fois Français et Arabes voire Italiens, ils parlent trois langues ; l’orientalisation se fait malgré soi. Cela s’explique par le besoin de parler la langue de l’autre pour se faire comprendre et surtout pour communiquer. Les enfants l’apprennent facilement et pour ceux nés là bas c’est leur langue, nul besoin de l’apprendre. Le rythme de travail aussi est adopté. Le climat, les rites religieux tout s’accorde pour que l’Européen vive au rythme des Orientaux. La couleur de la peau change aussi : à force de rester au soleil, de vivre dans un pays ensoleillé, la peau s’adapte et prend un teint mat naturel. Enfin, les petits gestes de la vie quotidienne se partagent, se copient : les barbecues, les repas, les gestes ou paroles de superstition. Les adultes, de même, ayant peur de quitter cette terre maghrébine, craignant que leurs enfants ne vendent leur propriété pour partir en France, se font enterrer sur le sol tunisien. Il y avait à cette époque, c’est à dire avant la lutte pour l’émancipation, une certaine harmonie. Dans Lumières et grandes ombres (1930), l’auteur nous parle de ce bien-être : « Une atmosphère d’insouciance, de paresse voluptueuse, sous un ciel limpide, enveloppait, en ce temps là, la population tunisienne, composée des éléments les plus disparates, un mélange de vingt nations, des gens venus de tous les horizons, mais fixés là depuis 528 Corm, Georges: Op. Cit, p. 45. Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 17. 530 Ibid, p. 41. 529 323 longtemps, et qui avaient fini par constituer, sous l’influence du climat, un peuple harmonieux, indolent, rêveur et pacifique. »531 Cette époque semble heureuse comme le suppose le mot « insouciance », les peuples ne sont pas en conflits, ils sont « harmonieux », et surtout, ils paraissent tous avoir le même train de vie, la même langueur orientale : « un peuple […] indolent ». Le fait d’être différent et de s’être orientalisé empêche les colons de bien s’intégrer lors de leur retour. Ils sont considérés comme non Français et s’entendent dire « On est déjà trop nombreux en France. On n’a pas assez de travail pour tout le monde. »532, le mal-être, la colère face à ce comportement inhumain sont ressentis par tous les colons du Maghreb. Des témoignages racontent que « le plus dur était de ne pas être considérés comme des Français et d’être traités comme des moins que rien »533, et qu’ « ils (les Français restés en Métropole) les regardaient comme des bêtes curieuses. »534 Beaucoup, comme la famille Sussen, ont voulu rentrer dans leur pays, la Tunisie. Par exemple, la mère n’hésite pas à dire : « Nous, nous savons que nous laissons la plus grande part de nous-mêmes en Tunisie. »535. Le petit Christian n’accepte pas ce retour dans un pays mal aimé, inconnu où comme tant d’autres il peut dire « je [ne] trouve pas ma place »536. Il écrira : « Oublier la Tunisie ? Cela voudrait dire que sa cousine Joëlle […] et Patou […] ressembleront à ces Françaouis avec lesquels nous n’avons rien en commun ? […] Il ne s’adaptera jamais en France. Il ne se mariera pas avec une de ces filles-là. »537 Le fait est que les colons sont seuls, abandonnés de tous : la Tunisie ne veut plus d’eux et la France ne les accepte pas. Pour le premier pays ils sont trop français et pour le second trop tunisiens. Qui sont-ils au fond d’eux-mêmes ? Tous les colons admettent être d’abord des Tunisiens car c’est là bas leur pays natal, c’est là bas qu’ils sont nés, ont vécu. Mais, dans le même temps, ils avouent ne pas avoir la même culture, la même religion et donc être français. Le mauvais accueil qui leur a été fait à leur arrivée peut expliquer ce tiraillement entre la terre natale (Tunisie) et celle d’adoption (France). S’ils avaient été tout de suite intégrés, la douleur d’avoir perdu leurs biens et leur vie tunisienne se serait effacée petit à petit. Mais dénigrés par leurs pairs pourtant, ils 531 Brulat, Paul : Lumières et grandes ombres, p. 13. Jordi, Jean Jacques : 1942 : l’arrivée des Pieds Noirs, p. 39. 533 Ibid, p. 45. 534 Ibid, p. 46. 535 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 110. 536 Jordi, Jean Jacques : 1942 : l’arrivée des Pieds Noirs, p. 117. 537 Chouchan, Pierre : La Ferme du Juif, p. 110. 532 324 idéalisent la Tunisie et pleurent sa perte, leur perte. Ils ne voient plus d’avenir et il est difficile de tout reconstruire. Un communautarisme va alors naître. Une solidarité entre colons va se créer : des boulangeries tenues par ces derniers proposent du pain comme ‘au bled’, des associations sont créées pour se venir en aide mutuellement mais aussi pour parler du passé, se faire des amis ici en France mais qui ont vécu là bas. L’exil c’est l’incertitude de l’avenir. « Nous sommes allés, comme des enfants innocents entre le clair et l’obscur, entre l’ignorance et l’espoir d’un accueil sans durée. »538 Le colonisateur est surpris de la rapidité avec laquelle tout ce qu’il a construit peut être perdu. Il est étonné de ne plus être accepté par les Tunisiens. Certes, il conserve quelques amis mais que peut faire un si petit nombre face à la résolution de tous les Tunisiens de chasser tous les symboles de leur occupation ? L’exil est déjà très difficile émotionnellement mais il est préférable au sentiment d’exclusion, aux regards méprisants, parfois haineux, au comportement indifférent des ses semblables. Marguerite Taos Amrouche résume cette situation en disant : « […] mieux valait souffrir de la solitude en exil, que se sentir exilé dans son propre pays ? Endurer l’incompréhension des étrangers passe, mais endure celle de ses frères, quoi de plus cruel ? »539 Ces sentiments, cette réalité ont été déjà vécus par les Tunisiens lors de la colonisation. Ils se sentaient étrangers sur leur propre terre, alors que celle-ci leur appartenait, parce qu’ils n’avaient aucun droit, aucune existence aux yeux du colonisateur qui les dominait. Mais, en ce qui concerne les colons, ils connaissent le bannissement et l’exclusion. Le fait d’être renié est dur et provoque la colère et surtout le chagrin. Mais c’est surtout le regard des autres qui sont pourtant comme eux, qui est le plus difficile. Ils pensaient être réconfortés, aidés, au lieu de cela ils sont montrés du doigt comme des voleurs, des Arabes. Ironie du sort : on les accuse de mauvais traitements, d’exploiter les Tunisiens et dans le même temps on les renie parce qu’ils sont trop semblables aux Maghrébins qu’ils plaignent ! Dans Qui se souviens du Café Rubens ? de Georges Memmi, le lecteur s’aperçoit qu’il n’est pas aisé de perdre des habitudes orientales dans un pays européen. Sa mère, à Paris, attend le marchand de légumes à la fenêtre de l’appartement, en vain. Lorsqu’elle 538 539 Benady, Claude : Un été qui vient de la mer. Amrouche, Taos: Rue des tambourins, p. 31. 325 fait du couscous, elle frappe à la porte des voisins pour leur en donner, ces derniers la regardent bizarrement, avec méfiance ; dans l’immeuble, elle engage la conversation, ce qui surprend les Français peu habitués à autant de simplicité, d’absence de réserve. Seule, elle est seule, car personne autour d’elle ne la comprend, personne n’appartient à la même culture orientale, au même mode de vie. Le fossé est là : refusée de partout elle est triste d’être à Paris et elle souhaite revenir en Tunisie, dans son quartier qu’elle connaît bien, dans un milieu familier qu’elle aime même si là bas tout a changé. Cette différence va façonner le caractère de ces colons aussi appelés « Pieds noirs ». Le refus de leurs semblables va les porter, comme nous l’avons vu précédemment, à aimer, idéaliser leur pays natal perdu, abandonné. Ils seront là en France mais leur cœur, leurs esprits seront tournés vers le Maghreb. Beaucoup de Juifs tunisiens sont victimes de ce rejet, ils vont recréer un environnement favorable à leur nostalgie du pays abandonné. Hannah, dans L’Orientale, revendique son appartenance au Maghreb en recréant à son domicile un intérieur dit oriental. « Sous la voûte, d’énormes éventails de plume, comme on en voit sur les images d’histoire sainte quand Pharaon écoute Joseph, encadraient le perron, […] sur les marches, des esclaves noirs en pantalon rouge bouffant, […], derrière les balustres, des brûle-parfum répandent de l’encens ou des fumées de résine, […] Sur le premier palier, cinq chanteurs-musiciens […] chantent la plaintive et perpétuelle musique des Tunisiens, […] des lustres composés de verre de lampes égyptiennes […] éclairaient le spectacle. […] des jets d’eau et des fontaines variées alimentaient un canal de marbre où coulait, en droite ligne, […] une eau qui charriait des pétales de gardénias. »540 Ce décor somptueux est exagéré, tout le monde ne peut se permettre de recréer à Paris ce type d’habitat et ce genre de réception. L’héroïne cherche à retrouver ses origines mais aussi à offrir au monde parisien l’exotisme qu’il cherche et dont il est si friand. Certes, Hannah est en terre étrangère, mais elle n’éprouve pas véritablement le mal-être qu’éprouveront les autres exilés après les indépendances. Cette nostalgie du passé et du pays quitté fondent le communautarisme qui s’exprime par une volonté de pérennité des modes de vie et des accents issus du pays natal. Les artistes touchés par l’exil et l’exclusion vont rendre compte de ce mal-être, de cette double identité partagée entre patrie de nom et terre de cœur. Leurs racines sont inoubliables et font partie de leur individualité. Serge Moati, interviewer par Farid Haroud, dit à ce titre : 540 Moati, Nine : L’Orientale, p. 135-137. 326 « Aujourd’hui, je peux dire que mes racines sont en Tunisie. Je suis un déraciné. […] Tout ce que j’ai pu réaliser dans la vie provient de ce sentiment d’étrangeté, de rejet et d’exclusion. »541 Le racisme dont il a été victime a forgé son caractère et dirigé ses travaux artistiques. Il habite en France depuis son enfance, il y travaille et est reconnu dans sa profession mais, même s’il a adopté ce pays, même s’il s’y sent bien, il est Tunisien, il se sent maghrébin. « Déraciné » exprime, comme pour le grand-père de J. Jacques Jordi, son départ du ‘bled’ et par conséquent son déchirement. Parce qu’il venait d’ailleurs il était considéré comme différent, et c’est cette persistance du Français de le regarder comme un étranger qui a renforcé son sentiment d’appartenance à la Tunisie. Il devient alors double, à la fois Français et Tunisien et revendique ses deux appartenances. Le tiraillement entre deux pays, deux cultures, deux vies est partagé par tous les colons. Roland Mattera, lorsqu’il revient en Tunisie après trente d’absence dira : « […] il ne me reste qu’un amour viscéral pour ce pays parce que j’y suis né, parce que j’y ai vécu mon enfance mais aussi parce que j’en ai aimé passionnément la terre. »542 L’amour pour la Tunisie, en dépit des événements, ne s’efface pas. Au plus profond d’eux-mêmes, les colons demeurent tunisiens. Le mal-être vécu par ces derniers au lendemain de l’Indépendance est aussi vécu par les Tunisiens aujourd’hui au lendemain de la modernité. Ils ne sont pas perdus entre deux pays mais entre deux cultures : celle du passé et celle de l’avenir. 2. Tension tunisienne La Tunisie contemporaine et les Tunisiens émigrés en France vivent le même tiraillement entre la modernité et les traditions, entre le monde d’aujourd’hui et ses racines. La cohabitation semble difficile dans les deux cas. La société tunisienne est entre deux mondes, deux courants : l’un novateur, l’autre traditionaliste. Son hésitation ou plutôt sa tentative de faire cohabiter ces deux modes de vie, trouble le peuple. Ce dernier participe à la modernisation de son pays, à sa propre modernité et, dans le même temps, il conserve sa mentalité d’antan, et revendique son arabité, et par conséquent ses coutumes ancestrales. L’émigré, lui, fait face à un autre problème. Parti volontairement, 541 542 Haroud, Farid: Premiers jours en France, p. 21. Materra, Roland :Retour en Tunisie après 30 ans d’absence, p. 80. 327 il doit assumer son orientalité et adopter l’occidentalité. À cela s’ajoute le fait que l’autre ne souhaite pas nécessairement sa venue, et qu’il faut donc qu’il se batte pour s’intégrer et se faire accepter tel qu’il est. Ce combat provoque une lutte intérieure entre ses deux identités arabe et française, entre deux cultures modernes et traditionnelles. a. Tradition/modernité Beaucoup de nos œuvres présentent un héros déambulant dans la Tunisie moderne ou y revenant après avoir vécu en Europe. C’est alors la confrontation de deux mondes à priori opposés qui nous est offerte. « Tunis […] Elle est le lieu même où les contraires s’allient ; où toutes les conjonctions sont adversatives »543 En effet, la Tunisie nous offre à voir une cohabitation du progrès et des traditions. Parfois, cependant, les deux formes de vie ont du mal à vivre ensemble. Lorsque Rym, l’héroïne de La Retournée de Faouzia Zouari, est de retour dans son village, c’est un choc culturel. Elle revient de France avec sa fille et elle remarque que si la Tunisie a changé dans la forme, la vie matérielle, dans le fond, elle est restée la même. La modernité a pénétré les maisons : frigidaire, télévision, et autres formes de confort sont présentes. La démocratie aussi semble être devenue courante : des élections ont lieu pour élire le maire du village. Des enfants sont scolarisés et font de hautes études comme c’est le cas de l’amant de Rym qui est archéologue. Néanmoins, le mode de pensée propre aux Orientaux n’a pas disparu. Rym s’oppose en tout point de vue à sa famille : sa mère, ses oncles et tantes. Ces derniers, en dépit de l’évolution du pays, demeurent convaincus que les mœurs ne doivent pas changer et accusent Rym d’être la fille du Diable. En effet, elle ne se voile pas devant les hommes, elle se permet de prendre la parole en assemblée et de répondre aux hommes, à la mort de sa mère elle va au cimetière alors que les femmes y sont interdites, elle élève seule sa fille car son époux (un Français) l’a laissée… Tous ces petits détails qui sont autant d’exemples de la nouvelle liberté de la femme surprennent le village traditionnel et provoquent sa colère et sa haine. Rym, pourtant, tente de s’adapter : elle parle l’arabe (elle n’a pas oublié sa langue maternelle), elle participe aux tâches ménagères et à la confection des repas qu’elle n’a point oublié, elle accepte de porter le voile afin de ne pas froisser les villageois et de ne pas humilier les autres membres de la famille. Pourtant, en dépit de 543 Westphal, Bertrand : La Ville des destins croisés, p. 21. 328 cela, elle devra partir à Tunis, la capitale, afin de vivre mieux en accord avec ses convictions traditionnelles et modernes. Certaines régions de Tunisie acceptent la modernisation, elle est un bien car elle permet une meilleure qualité de vie, mais en ce qui concerne les coutumes, elles refusent de se plier à ce qui, pour elles, semble être une perte d’identité. La nouveauté fait peur, c’est ce que le lecteur ressent à la lecture de La Retournée. Rym est porteuse d’un nouveau monde où elle est parvenue à associer le progrès et le passé. Elle n’a pas renié ses origines et elle les affirme puisque revient en Tunisie, parle l’arabe, maîtrise les rites, se souvient même de proverbes oubliés par les siens restés au pays. Mais elle a aussi des envies et des attitudes propres à la vie occidentale certes mais aussi à la nouvelle vie en Tunisie. Si Boubaker, dans De Miel et d’aloès, affirme son occidentalité et son orientalité par le biais de son costume, de ses discours, mais lorsqu’il s’agit de l’éducation de sa fille, c’est différent. Il est pressé que celle-ci se marie afin d’être débarrassé de ce poids qui pèse sur les épaules d’un père : l’honneur du nom par l’hymen de sa fille. En effet, il craint pour la virginité de son enfant dans ce monde moderne ; la perdre signifierait pour lui la honte. C’est une pensée encore courante chez les Maghrébins même si ces derniers sont modernes et revendiquent l’occidentalité de leur mentalité. D’ailleurs, aujourd’hui encore, dans les villages les plus reculés, la liberté de la femme est mal perçue et refusée ; la connaissance des nouvelles lois adressées à tous les Tunisiens est mal connue… En revanche, le progrès matériel est déjà présent, demandé et recherché comme l’explique un ami du héros de Retour en Tunisie après trente ans d’absence : « Il y a […] une recherche d’un bien-être facile à l’image du modèle occidental ou du moins selon l’image qu’ils s’en font. »544 Le Maghrébin parvient tant bien que mal à allier les deux modes de vie. En réalité, il va emprunter à la France ce qui l’intéresse mais surtout ce qui ne touche pas son intimité, ce qui n’atteint pas les fondements de son identité orientale. Dans Purée d’époque, par exemple, la parabole est l’objet prisé de tout Arabe car elle lui permet de voir le reste du monde, en particulier la France. Son regard est tourné vers l’Occident comme sa vie, mais dans le même temps il craint de perdre, d’abandonner ses coutumes. Dans Tirza nous avons deux réactions différentes face aux traditions. Mansour revient dans son pays natal. Il n’est point affecté par le choc culturel, il revient comme s’il n’était jamais parti et s’adapte au rythme de vie oriental. Il semble apprécier ce retour 544 Mattera, Roland :Retour en Tunisie après 30 d’absence, p. 66. 329 aux sources dans son village où les conventions sont permanentes, où les traditions ne se sont pas perdues. Musso, son ami, qui, lui, n’est jamais sorti de Tunisie, s’oppose au traditionalisme, aux conventions. L’usage populaire voudrait qu’il épouse sa cousine, lui s’y refuse ! La réaction des deux hommes face aux us et coutumes orientales surprend, le lecteur s’attendrait à une réaction inverse. Or, Mansour a déjà goûté à la liberté, il peut retourner en France puisqu’il a ses papiers, ce retour est donc voulu, recherché et correspond par conséquent à une envie profonde de revenir vers ses racines même si celles-ci paraissent parfois archaïques par rapport à la vie occidentale. Musso, lui, ne rêve que de liberté, de changement d’où son refus et son départ du village. Il se cherche, est en quête de son Moi afin de pouvoir mieux avancer vers l’avenir. Sa manière d’opérer est le refus du mariage, la fuite vers la capitale puis la religion. Dans de De Miel et d’aloès, le héros de retour au pays ressent le trouble vécu par ses compatriotes et plus loin encore par la société tunisienne toute entière. « Il me manquait de trouver ma place au sein de cette société alternant le Moyen-Age et les Temps Modernes, sans réussir jamais à choisir son époque, à mettre ses pendules à l’heure. […] Déchirée entre un Orient périmé et un Occident méprisant, elle ne se résolvait, ni à renoncer à la vaine nostalgie d’une tradition obsolète, ni aux facilités fallacieuses de l’ère nucléaire. Les contradictions de la ville nouaient au fond de moi les syndromes de son écartèlement sur les carrefours de l’histoire : je marchais dans les rues, et je parcourais des chemins de croix. »545 Le problème oriental est là : son hésitation entre deux modes de vie, deux courants de pensée. La Tunisie sait qu’elle doit entrer dans l’ère contemporaine, répondre aux besoins de l’époque, aux attentes du monde, mais elle sait aussi qu’elle ne doit pas tourner le dos à son arabité et son islamisme. Il faut que la société trouve un équilibre entre modernité et tradition, entre occidentalité et tunisianité. Cela sera le travail de chaque Tunisien, au sein de sa famille, de son cercle, de trouver cette stabilité entre hier et aujourd’hui. La littérature, en cela, permet l’expression de ce trouble, de cette quête, et dénonce le décalage entre les traditions et les temps modernes. Certains écrivains, en effet, crient leur anticonformisme, écrivent leur opposition à la permanence de certaines traditions. Le poème ‘Conseils aux siens pour après ma mort’ de Salah Garmadi, reflète les idées d’un homme qui se présente comme violant les règles, les coutumes, les bienséances, qui à son avis, risquent d’endormir les esprits : 545 Becheur, Ali : De Miel et d’aloès, p. 186. 330 « Si parmi vous un jour je mourais mais mourai-je jamais ne récitez pas sur mon cadavre des versets coraniques mais laissez-les à ceux qui en font commerce ne me promettez pas deux arpents de marais car je fus heureux sur un seul arpent de terre ne consommez pas le troisième jour après ma mort le couscous traditionnel ce fut là en effet mon plat préféré ne saupoudrez pas ma tombe de graines de figue pour que les picorent les petits oiseaux du ciel les êtres humains en ont plus besoin n’empêchez pas les chats d’uriner sur ma tombe ils avaient coutume de pisser sur le pas de ma porte tous les jeudis et jamais la terre n’en trembla ne venez pas me visiter deux fois par an au cimetière je n’ai absolument rien pour vous recevoir ne jurez pas sur la paix de mon âme en disant la vérité ni même en mentant votre vérité et votre mensonge me sont chose égale quant à la paix de mon âme ce n’est point votre affaire ne prononcez pas le jour des obsèques la formule rituelle : « il nous a devancés dans la mort mais un jour nous l’y rejoindrons » ce genre de course n’est pas mon sport favori si parmi vous un jour je mourais mais mourrai-je jamais placez-moi donc au plus haut point de votre terre et enviez-moi pour ma sécurité »546 Son poème dépeint le rituel de l’Arabe face aux décès : « versets coraniques », « couscous », « graines de figue », les visites au cimetière, les pardons… Or, le poète refuse ces pratiques, elles lui semblent dépassées, et surtout elles ne lui correspondent pas. Ce texte est construit sur la formule : « interdit parce que ». Il commande avec la négation et explique la raison de ces multiples refus, tous justifiés avec réalisme. D’une noire ironie, ce poème est une manière de dire au Tunisien de dépasser les traditions, d’évoluer pour mieux vivre dans le monde moderne. Selon le poète, admettre que certaines coutumes sont dépassées n’est pas un déni de sa culture mais un aveu que le monde change et qu’il faut que les traditions évoluent avec le temps. De même, Le Conclave des pleureuses est un roman métaphorique de la lutte de la tradition et de la modernité. L’un des personnages, un journaliste, écrit une lettre où il explique que l’affaire des viols ne cachait en réalité qu’un combat du passé et du présent. L’écrivain 546 Gamardi, Salah : Nos ancêtres les Bédouins, 1975. 331 dénonce les ravages de la modernité, mais il ne propose rien en échange. Il se pose la question, comme lorsqu’il écrit : « Comment résoudre le dilemme entre une tradition propice au bonheur mais désormais inopérante et une modernisation nécessaire mais pas toujours réussie ? »547. Il faudrait une alliance des deux, comme le suggère les pleureuses : « Elles déclarèrent que le seul objet de leur colère et de leur procès n’était ni le quartier neuf, ni la surdité des fonctionnaires, ni le miroir et les images, ni les fresques phéniciennes dénaturées, ni les viols des corps, mais les pertes de mémoire, la perdition des paroles, l’éviction des origines et l’absence d’être »548. L’auteur donne l’impression, à travers son roman, que la modernité tue la tradition, que le formel prend le pas sur l’originel. Il dénonce un comportement que nombre de Tunisiens réprouvent aussi. Le tiraillement passé/futur est fort ; le héros, lui-même, est, d’après Ahmed Mahfoudh, un être décomposé : un « je » qui accepte la campagne moderniste (le rédacteur en chef) et un « Moi » qui lutte contre l’inutilité du combat modernité/tradition. C’est un thème très révélateur de la pensée des Tunisiens d’après l’indépendance. Ils ont beaucoup de mal à se situer dans le monde moderne. Ils souhaitent le progrès, ont lutté pour obtenir leur émancipation et montrer au monde entier qu’ils pouvaient vivre comme les Occidentaux, mais au fond de chaque Arabe dort une part d’orientalité. Georges Corm écrit: « Le monde est ‘occidentalisé’ aussi bien par les modes de vie que par la façon de se penser et de se mettre en scène. Ce sont les modes de l’Occident qui donnent le ton. »549 Or, il est difficile d’accepter, pour les Maghrébins, l’idée qu’ils plagient les Européens ou que leur état actuel, leur mode de vie et leur vision de l’avenir sont issus de l’Europe. Dire qu’ils se modernisent oui, qu’ils s’occidentalisent non ! Tahar Belkhodja, interrogé à ce sujet, est du même avis. Il soutient l’idée d’une modernisation de la population tunisienne, du gouvernement aussi, mais il remarque que la culture orientale demeure, qu’elle ne disparaît pas au profit de la culture occidentale. Dans les mœurs, dans les biens de consommation, l’imitation ou l’influence est indéniable, en revanche, dans les 547 Mellah, Fawzi : Le Conclave des pleureuses, Paris : Le Seuil 1987, p.155. Ibid, p. 126. 549 Corm, Georges : Op. Cit, p. 76. 548 332 mentalités ce n’est pas le cas. Les Tunisiens, même les plus européanisés conservent au plus profond d’eux-mêmes leur arabité ou orientalité (traditions, langue, us et coutumes, religion). Cependant, la définition de la modernité en Tunisie par le terme d’occidentalisation est refusée, cela s’explique par le fait que le Maghrébin est déchiré car il ne veut pas admettre que l’aide de la France est liée à sa réussite. Il demeure au fond de chaque Tunisien un sentiment d’humiliation à avouer une occidentalisation de leur pays. Pour eux, c’est une évolution naturelle de chaque État due au progrès et aux temps modernes. Le Français ou même l‘Arabe émigré a conscience de ce déchirement. Gérard, un Français, ami de Mahmoud un Tunisien, dans Ma foi demeure de Hachemi Baccouche dit à ce propos : « […] ce déchirement nous en avons en Bourguiba lui-même l’exemple le plus représentatif. Il sait tout ce qu’on lui doit, mais il est également conscient de ce qu’il doit. »550 Ce qui est difficile c’est de devoir accepter le fait que la France ait une grande influence sur la Tunisie indépendante et moderne après avoir tant lutté contre la colonisation, après avoir tant critiqué les colons européens. À quelle culture appartiennent les Tunisiens d’aujourd’hui ? Beaucoup, qui sont partis en Europe, sont partagés entre deux cultures, deux affections. Michèle Fitoussi, par exemple, ne sait pas qui elle doit aimer le plus. Elle est née en Tunisie, y a passé son enfance et son adolescence mais à présent elle est en France, intégrée, heureuse et mère. Ce nouveau rôle est souvent un choc, comme nous l’avons vu pour Sofia dans Les Jardins du Nord. Le parent réfléchit à ce qu’il doit léguer à ses enfants. Le choix, pour une femme appartenant à deux sphères culturelles est alors délicat. Finalement, elle vit avec son temps et transmet sa culture, ses racines aux siens afin que les traditions, la mémoire ne se perdent pas. Le problème de la double culture est né avec l’Indépendance. De nombreux écrivains francophones se sont interrogés sur leurs origines, leur appartenance, d’autant plus qu’ils utilisaient, pour exprimer leurs doutes, leur rancœur, leur culture, la langue du colonisateur, de l’autre, et non leur langue maternelle. À travers leurs œuvres, ils mettent souvent en scène des personnages partagés entre deux mondes : l’Orient et l’Occident, comme si la cohabitation des deux en un seul individu était impossible. En Tunisie, Albert Memmi, dans sa Statue de Sel, montre que l’Europe a eu beaucoup d’impact sur les esprits colonisés, ici les Tunisiens. En contact avec une autre culture, 550 Baccouche, Hachemi : Ma foi demeure, p. 253. 333 ici l’Occident, les Maghrébins regardent différemment leur orientalité et se remettent en question. Ainsi Benillouche, le protagoniste de ce roman, « ne pourra plus considérer les coutumes, les manières, les rites de son milieu d’origine qu’avec le recul de la critique, et souvent de la révolte. »551 En effet, l’enfant scolarisé est subjugué par la culture française dont il apprend les préceptes, le mode de vie, l’histoire de la civilisation… Lorsqu’il revient dans son milieu, son regard n’est plus celui d’un Juif tunisien mais d’un Français. Il ne peut alors que trouver curieux le spectacle pourtant familier auquel il assiste. L’œil critique est justifié par la distance que lui fait prendre son acculturation. Les danses de sa mère lui apparaissent, par exemple, grotesques, barbares, folles ; il en est honteux. Voici sa réaction à la vue de ce spectacle : « Une femme, vêtue d’oripeaux de couleurs, dansait sauvagement, lançant ses bras, jetant sa tête en arrière avec une violence saccadée qui me fit mal à la nuque. […] Je croyais entendre et sentir le déchirement des chairs dans l’atroce bataille contre le rythme, contre les démons, lorsque la danseuse folle se retourna : c’était ma mère ! ma propre mère, ma mère… Mon mépris, mon dégoût, ma honte se concentrèrent, se précisèrent. Etait-ce bien le visage de ma mère, ce masque primitif, mouillé de sueur, les cheveux fous, les yeux fermés, les lèvres décolorées ? […] Comment arrêter cette crise collective d’épilepsie ? Comment communiquer avec ces gens ? »552 L’adolescent ne comprend plus les rites de sa culture, il regarde avec mépris le spectacle de danse/exorcisme, il voit avec des yeux d’Européens, peut-être même avec des yeux d’homme cultivé, éduqué, loin des superstitions. Sa réaction exprime cette distance : « mon mépris, mon dégoût, ma honte ». Cette danse est l’expression, au yeux du personnage cultivé, de la sauvagerie et du caractère primitif de sa culture d’origine (sauvagement, masque primitif, déchirement des chairs…). La phrase finale de ce passage illustre le mal-être des autochtones assimilés, acculturés. La communication ne se fait plus avec les siens car il n’y a plus de compréhension, il n’y a plus adhésion aveugle aux us et coutumes culturels et religieux juif-tunisiens. Le regard de l’adolescent puis de l’homme sera alors plus critique envers les siens. Dans L’Œil du jour et Itinéraire de Paris à Tunis, nous assistons à un phénomène presque identique. Hélé Béji ne cache pas les travers de sa société en pleine mutation. 551 552 Noiray, Jacques : Littératures francophones I- Le Maghreb, p. 34. Memmi, Albert: La Statue de sel, p. 180-181. 334 Elle nous fait une description idyllique de sa Tunisie natale passée, presque oubliée, mais par la suite, elle nous fait une critique acerbe de celle-ci, de son peuple, et dénonce une modernisation manquée. Toutefois, appartenant à la fois à l’Orient et à l’Occident cette démarche analytique est aussi appliquée à la société française, parisienne plus précisément, dont elle attaque l’hypocrisie, l’arrogance, et la froideur. « La double culture inscrit dans le même corps l’ici et l’ailleurs, le même et l’autre, l’identité et la différence. »553 L’écrivain observe la Tunisie avec un regard occidental, français, et la France avec un œil oriental, maghrébin. Cette objectivité issue d’une vision extérieure permet à l’auteur « de transcrire le plus justement possible ce qui [lui] apparaît. »554. Cette double identité si bien vécue prouve qu’une cohabitation est possible, mais aussi et surtout, cela permet de montrer que l’Orient et l’Occident ne sont pas si dissemblables, qu’en réalité le fossé que les préjugés ont instauré entre eux peut être réduit voire supprimé. Il n’empêche que même si la cohabitation de deux civilisations est possible, celle-ci cause toujours le trouble chez l’oriental. Le désir de ne pas perdre son identité, ses origines, est présent chez tous les Arabes, chez tout étranger. Le mariage mixte, par exemple, est le cas où l’étranger prend conscience de sa différence. Il l’admet ou au contraire la vit mal ; le couple s’en sort alors ou anéanti, ou plus fort. Dans Agar, Albert Memmi nous offre la peinture de la crise identitaire des deux membres du couple. À leur rencontre à Paris, le héros et Marie, opposés pourtant par leurs cultures (lui est juif-tunisien, elle franco-allemande catholique), sont attirés l’un vers l’autre et tombent amoureux. Dans un univers commun, représenté par la capitale française, par la culture occidentale, le couple accepte l’autre tel qu’il est ; les différences ne sont pas palpables. Lorsque le héros et Marie s’installent en Tunisie, en revanche, un fossé s’installe : la culture, les mœurs si différentes n’emportent pas l’adhésion de la jeune femme. De son côté, le lecteur observe un refus de s’intégrer, elle s’oppose à toute entrée de la famille de son époux dans sa vie. Elle souhaite conserver son couple fusionnel, éloigné de toute imprégnation de la culture judéo-arabe. Son refus, au fur et à mesure, se transforme en haine, et les propos racistes des colonialistes français réapparaissent dans sa bouche. Ainsi, elle avoue très rapidement à son époux : 553 554 Beji, Hélé : Itinéraire de Paris à Tunis, p. 119. Béji, Hélé : Cahier d’études maghrébines, Cologne, n°2, mai 1990, p. 35. 335 « Je n’ai pas quitté les préjugés et les superstitions de chez moi pour tomber dans cette…barbarie ! »555. La « barbarie » en question étant les traditions familiales et culturelles de son mari. Plus tard, dans une crise de colère intense, le héros, blessé dans son orgueil, reprend les pensées de sa femme, les préjugés raciaux occidentaux : « Ah ! les miens étaient sales et anachroniques ! Comme les Grecs et comme les Italiens, elle me l’avait assez répété, et des Italiens je passai à la Méditerranée et de la Méditerranée à l’Univers qui, à mes yeux étonnés, se révélait coupé en deux : en haut du globe, les gens du Nord, propres et ordonnés, policés et maîtres d’eux-mêmes, détenteurs de la puissance politique et de la technique, en bas les gens du Sud, bruyants et vulgaires, la misère italienne, la sauvagerie espagnole, la barbarie africaine, le maniérisme sud-américain… C’était bien cela, n’est-ce pas ? »556 Pour lui, il est difficile d’admettre l’échec de son couple, une union métisse pour laquelle elle et lui ont quitté leurs familles. Il ne peut continuer de baisser la tête devant de tels propos. Il l’a suit, a rompu avec ses traditions, a voulu changer d’identité mais il ne peut indéfiniment se voiler la face et refuser ses racines, ses origines. Pour le héros, ce mariage est synonyme de tiraillement identitaire. Lorsqu’il rentre dans son pays, le protagoniste est heureux, fier de retrouver sa famille, d’autant plus qu’il est devenu médecin, profession à réussite surtout au regard des siens. Dans le même temps, il est nerveux car il ne sait comment sa famille va accueillir sa femme issue d’une culture et d’une religion différentes. Devant le fossé qui sépare les siens de son épouse, il va décider, pour la réussite de son couple, de prendre parti et d’obéir aux concessions demandées par sa femme. De là résulte sa crise identitaire, qui au fil des disputes, des obstacles, des malentendus, va en s’intensifiant. Il est choqué par les propos de son épouse et il est mal à l’aise par rapport à son propre comportement. Ainsi, il avoue : « Je tenais à me révéler complètement à Marie et je me sentais mal à l’aise lorsqu’elle découvrait nos différences »557. En effet, le regard de l’autre, pour le héros, est essentiel ; il vit à travers le jugement extérieur. Il se sait juif-tunisien mais il se sait aussi français par sa formation, son vécu à Paris ; son retour en Tunisie est souhaité, voulu et en même temps appréhendé. Va-t-il retrouver les mêmes choses, va-t-il porter le même regard sur les lieux qu’il connaît, sur 555 Memmi, Albert : Agar, p. 54. Ibid, p. 143. 557 Ibid, p.58. 556 336 les traditions qu’il a côtoyé ? En réalité, son départ l’a changé et il s’en veut de ne pouvoir porter un même regard confiant et innocent sur sa famille, son pays. Il recherche la même insouciance et il ne trouve que déception, mal-être. Ainsi, dans sa volonté que sa femme accepte son environnement immédiatement, il lui fait traverser toutes les étapes les plus opposées à la culture occidentale. Le résultat : un écœurement de sa part à elle et une tension identitaire pour lui. « Je fis subir à Marie le verre commun d’araki, la cuillère de confiture qui circule de bouche en bouche, les baisers qui sentaient la sueur et dont elle avait peine à cacher son dégoût. les longs bavardages en patois, incompréhensibles pour elle […]. Sous prétexte d’achats à effectuer ou de curiosités à lui découvrir, je l’entraînais dans d’interminables expéditions dans les ruelles sordides, le long des caniveaux où coulait l’eau bourbeuse. Je ne lui épargnais ni l’odeur des étals de viande ni celle des tas d’ordures ; je la fis manger dans des tavernes où je n’aurais pas eu l’idée d’aller tout seul. Ostensiblement, je m’arrêtais devant le moindre pittoresque, je m’extasiais devant une clef de voûte ou le détail d’une pierre. […] ces quartiers étaient en quelque sorte mon terroir, c’était là que je me sentais le plus à l’aise, je tenais absolument à lui faire découvrir et apprécier ces êtres et ces lieux. […] Revenant au pays après de si longues années, l’ayant quitté adolescent pour y revenir homme fait, je ne le retrouvais pas sans étonnement ni malaise. »558 Le fossé instauré par la différence Orient/Occident, tradition/modernité touche encore plus l’Arabe qui est parti en France et qui revient au pays. Marie reste sur ses acquis : « Il n’y a pas une seule personne parmi eux que j’aie envie d’approcher ! Je n’aime pas ces gens et je déteste cette ville ! Je ne m’y ferai jamais !jamais ! [..] oui, je les hais, je les hais ! Ce sont des sauvages ! Je déteste leurs coutumes moyenâgeuses et leur religion de primitifs ! »559 Et le héros, même s’il sait qu’il a changé, revendique ses origines : « Eh bien cette ville que tu détestes, c’est la mienne, j’aurais voulu y vivre, ces gens que tu n’aimes pas, ce sont les miens, j’en suis, lorsque tu les méprises tu me méprises aussi »560. Cette tentative d’acceptation de l’autre et de soi-même est un échec. L’autre purement Européenne refuse l’Orient, les Arabes, et l’autre Maghrébin éprouve des difficultés à s’accepter lui-même avec son côté occidental et son côté oriental. L’Arabe, conscient du 558 Ibid, p. 63-64. Ibid, p. 182-183. 560 Ibid. 559 337 changement qui s’opère en lui, se raccroche à ce qui l’a construit, à ses racines symbolisées par la famille, les us et coutumes et la religion. Ce que l’on peut observer à travers les écrivains étudiés, c’est une volonté de se réapproprier leur culture. Les orientalistes et après eux les colonialistes leur ont pris leur identité à travers leurs écrits, leurs œuvres, leurs actions. Les Maghrébins se sont vus et ont pris conscience de leur orientalité à travers le regard de l’Européen. Jean Claude Berchet explique que : « c’est bien une entreprise de colonisation que ce retour symbolique au pays natal. Cela explique le malaise que cause parfois au lecteur musulman cette littérature de voyage : réappropriation par les Européens, au nom de la pseudo-continuité des civilisations, de ce qui est advenu, aujourd’hui, de leur patrie. »561 À présent, ce sont les Arabes qui cherchent à récupérer leurs origines, leur identité culturelle. En littérature, nous avons pu voir en première partie que les écrivains reprenaient à leur profit des clichés orientalistes qui, dans leurs œuvres ajoutaient une note d’authenticité et d’intimité puisque ces images parfois devenues des lieux communs appartenaient à la Tunisie. Nous allons voir ici deux exemples plus précis sur la reprise de certains thèmes. La première c’est la religion. Des écrivains comme Chateaubriand, Lamartine, Fromentin et d’autres ont décrit les appels à la prière, les ablutions, la prière elle-même. Toujours, cette peinture religieuse fut brève, évoquant les gestes principaux réalisés par les Musulmans. Dans L’Œil du jour de Hélé Beji, l’écrivain décrit cet acte très précisément en se souvenant de sa grand-mère. Elle écrit donc : « Elle s’est donc assise, sur le bord de sa banquette, pour commencer sa prière, la dernière de la journée. Devant elle, le tapis su lequel elle penchera son front, et qu’elle a déplié sur un gros coussin pour éviter l’effort d’un exercice trop violent. Elle s’est enveloppée la tête et le buste de son voile blanc, avec un large mouvement du bras, et engage ses flexions le dos souple et droit, en alternant ce va-et-vient vertical par de légères torsions latérales de la tête, à droite et à gauche, le tout entrecoupé de pauses où je l’entends inspirer, expirer le murmure de sa prière. Autour d’elle, notre tintamarre peut continuer, rien ne la distrait ni ne la dérange, elle est comme un enfant qui s’est confectionné sa tente, ou qui joue au fantôme avec un vieux drap. Mais que peut-elle bien voir, quelles forces convoque-t-elle, que je ne reconnais pas ? Pendant qu’elle se prosterne, son marmonnement se perd dans le flottement du tissu comme un départ, une évasion. Il ajoute un charme 561 Berchet, Jean Claude : Op. Cit, p. 12. 338 grandi à la chambre, un silence, et me happe en sourdine dans un bercement. Ce corps vieilli qui se baisse et se redresse, qui tourne la tête à droite et à gauche sous le voile, fait pivoter les apparences sur leur face cachée, et onduler l’immobilité des choses dans sa sphère. Le balancement creuse sur son passage le sillon d’une vallée vers laquelle tout descend en pente douce. Chacun continue à vaquer à ses occupations, lecture, conversation, rangement…, mais toutes ces actions n’existent plus dans leur simple déroulement, elles se sont éloignées d’un cran, d’une absence, comme un orchestre retiré au fond de la fosse pour laisser libre la vision d’un danseur, dans son grand costume fluide et opaque où il fait fondre ses formes avec une souplesse magique, ou un timonier qui, après avoir placé sa voile, tient la barre en regardant claquer le vent du large. Elle aussi disparaît dans le flux de sa prière, se retire, se recule, sans solennité, à mi-chemin entre présence et disparition, avec le mouvement de dos d’un rameur que l’on ne peut pas suivre, et qui disparaît derrière un monticule de vagues, ou qui d’un coup vire de bord, droite puis gauche, nous laissant désorientés, à demi plongés aussi dans le repli. »562 Même si l’auteur appartient à la culture orientale, elle a ici un regard d’occidental athée comme l’atteste cette réflexion : « mais que peut-elle bien voir, quelles forces convoque-t-elle, que je ne reconnais pas ? ». À la différence des écrivains orientalistes, elle se laisse aller à peindre en détail les gestes, les mouvements de va-et-vient, l’atmosphère qui s’imprègne dans cette chambre qui sert le temps d’une prière d’enclos sacré. Elle exprime le silence qui se fait autour de son aïeule à ce moment : « notre tintamarre peut continuer, rien ne la distrait ni ne la dérange », elle fait des comparaisons, en bref, elle tente de rendre au mieux ce moment privilégié pour elle et partagé avec le lecteur. Hélé Beji reprend une image présente dans la littérature orientaliste et elle se l’approprie pleinement en y mettant sa touche personnelle, son expérience individuelle et son regard étranger d’occidental associé à celui naturel de son orientalité. Chez les écrivains français, la scène est réaliste, chez Hélé Beji elle est authentique c’est à dire que se mêle à la réalité l’intimité, la connaissance et l’adhésion à cette culture. Avec Albert Memmi, nous retrouvons ce même phénomène. En effet, lorsqu’il narre le fameux épisode de la danse/exorcisme de sa mère, on ne peut s’empêcher de se souvenir d’un passage sur le même thème écrit par André Gide dans ses Feuilles de route. « Trois femmes se sont levées, trois Arabes ; elles ont dépouillé leurs vêtements de dessus, pour la danse, ont défait leurs cheveux devant le bassin, puis, s‘inclinant, les ont répandus sur l’eau. La musique, déjà très forte, s’est gonflée ; laissant leurs cheveux trempés s’égoutter sur 562 Beji, Hélé : L’Œil du jour, p. 171-172. 339 elles, elles ont commencé à danser ; c’était une danse sauvage, forcenée et dont, à qui ne l’a point vue, rien ne saurait donner l’idée. […] La danse s’animait ; les femmes hagardes, éperdues, cherchant l’inconscience de la chair, ou mieux la perte de sentiment, parvenaient à la crise où, leurs corps échappant à toute autorité de leur esprit, l’exorcisme peut opérer. […]À présent, elles se sont agenouillées devant le bassin ; leurs mains crispées à ses bords, et leurs corps battant de droite à gauche, d’avant en arrière, vélocement, comme un furieux balancier ; leurs cheveux fouettent l’eau, puis éclaboussent les épaules ; à chaque coup de reins elles poussent un cri grave comme celui des bûcherons qui sapent ; puis, brusquement, s’écroulent en arrière comme si elles tombaient du haut-mal, l’écume aux lèvres et les mains tordues. »563 Dans cette peinture, aucun sentiment personnel hormis cette réflexion « c’était une danse sauvage ». L’écrivain reste extérieur à cette scène : les phrases et les propositions sont courtes, affirmatives, des conjonctions de coordination ou des adverbes de temps sont utilisés pour rendre l’évolution de la danse, la ponctuation rend le rythme de cette dernière mais elle ne traduit en aucun cas les émotions d’André Gide. En revanche, chez Albert Memmi, ce même épisode a plus d’impacte car le héros en est personnellement touché. Comme nous l’avons évoqué précédemment, la danse barbare aux yeux de Benillouche lui fait éprouver de la honte. Ici, l’écrivain s’immisce dans la scène : il a mal à la nuque lorsque sa mère jette sa tête en arrière, il utilise la première personne, il exprime son sentiment de dégoût… Parce qu’il est vécu personnellement, cet exorcisme semble plus vrai, plus réel que celui décrit par Gide. De nouveau, la reprise d’un thème déjà utilisé par la littérature orientaliste est motivée par la volonté d’être authentique. Inconsciemment ou pas, ces mêmes sujets abordés par les écrivains maghrébins sont porteurs d’une autre image, d’un autre sentiment. Le lecteur se sent moins extérieur, il plonge comme l’écrivain dans ces épisodes. En peinture, on peut observer le même phénomène. Le peintre maghrébin accapare la langue de l’autre pour pénétrer une modernité dont le moteur principal est, ici aussi, la revalorisation de la mémoire des racines et une reterritorialisation culturelle. Beaucoup de peintres tunisiens comme Limam, Kalil, Megdiche, Ahmed Hajeri, Yahia Turki, Meriem Bouderbala, Sehili, Ali Guermassi, Ali Khayachi, Henri Saada, Lotfi Seghaier, Hedi Larnaout et d’autres encore, reprennent dans leurs tableaux les thèmes privilégiés de la peinture orientaliste. Ainsi, les femmes voilées 563 Gide, André : Feuilles de route, Paris : Gallimard 1925, p. 48-49. 340 Figure 36 : Femme voilée, Ahmed Hajeri, 2004, www.tvardeche.fr. Figure 37 : Femmes voilées, Khellil, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Figure 38 : Femmes voilées, Limam, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia. Figure 39 : Ville arabe, Khellil, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia. Les femmes orientales représentées dans ces tableaux de Limam, Khalil et Hajeri, sont fantomatiques, des ombres blanches au milieu d’une rue et d’une foule colorée. La touche est la même que lors de la période orientaliste : le peintre accentue le caractère étrange, exotique de la scène même si celle-ci appartient au quotidien. Ce qui interpelle l’artiste ce sont ces femmes voilées à une époque où le mystère n’est plus de mise, où la liberté de la femme lui permet de circuler à visage découvert. On retrouve cette touche nostalgique d’une époque révolue, d’une scène que l’Arabe ou l’Européen ne retrouvera que très rarement. Ces femmes voilées circulent dans la médina, c’est à dire la vieille 341 ville ou cité traditionnelle, elles n’évoluent pas dans la ville moderne. Elles sont donc hors du temps, n’appartenant pas au présent, elles sont l’image du passé. Le peintre peut encore retrouver ces femmes dans des villages reculés où la modernité n’a pas encore atteint le mode de vie des vieilles femmes. Cette reprise du voile et de la femme cachée est volontaire ; le peintre souhaite retrouver la société orientale d’antan. Ces tableaux sont l’expression de ses souvenirs d’enfance, donc d’un vécu. Comme les orientalistes français, il a vu ces femmes voilées, mystérieuses, sauf que lui connaît le revers, la face cachée, ce que Ahmed Hajeri illustre avec ce voile transparent qui ne cache rien du visage de l’orientale. Son vécu en tant qu’autochtone, en tant qu’individu appartenant à la même culture apporte de l’authenticité à ces peintures. Les femmes sont voilées, mais elles sont libres de circuler seules dans la rue, ce qui à l’époque du Romantisme et de l’Orientalisme était inconcevable pour les artistes qui ne voyaient que l’enfermement des Orientales. Hormis, la femme arabe, d’autres images sont reprises, telles que les rues des vieilles villes. Figure 40 : Medina, Khellil, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia. De nouveau, une scène typique est peinte, une petite ruelle comme l’on en trouve dans la médina de Tunis. Khalil a représenté la femme couverte d’un « safsari » (long voile blanc qui recouvre le corps et que la femme retient sous son bras), mais aussi l’homme assis sur une chaise dans l’attente du temps qui passe, son vélo, moyen de transport très usité, près de lui, sa chéchia sur la tête, accessoire traditionnel tunisien, la rue étroite, typique des villes arabes traditionnelles… Ce tableau semble figé comme 342 si cette scène appartenait à une période passée. Les couleurs prédominantes sont celles usitées par les orientalistes car elles représentent la réalité de ce pays : le blanc (beaucoup de murs sont peints à la chaux) et le bleu indigo ou tunisien afin de rappeler le ciel et de mettre en valeur les bâtisses. L’autre tableau, de Sehili, intitulé Medina (1984), accentue la foule et le blanc des voiles. Le spectateur est dans un flou qu’il reconnaît néanmoins comme appartenant à l’Orient : Figure 41 : Medina, Sehili, 1984, Gouache: 40/70, www.sehili.net. De nouveau, le blanc est à l’honneur ainsi que l’ocre du désert. Le peintre cherche à conserver la touche d’une époque révolue. Ridha Bettaieb, lui, représente l’Orient de manière plus simple et rappelle, ainsi, les dessins scolaires dans son tableau réalisé en 1994 : Figure 42 : Paysage, Ridha Bettaieb, 1994, www.tunisia-stamps.tn. 343 Les couleurs sont les mêmes que chez Khellil : le bleu pour le ciel et les portes, le blanc des maisons, et le sol jaune comme le sable du désert. Cette représentation est basique mais fort réaliste. Les peintres tunisiens d’aujourd’hui renouent avec leur passé et celui des Français amoureux de l’Orient. La nostalgie est partagée, ainsi que ce souhait de conserver ce qui leur appartient, afin de reprendre aux Européens ces images si réalistes, emblèmes d’un passé aimé, d‘une culture qui s’oublie. Les cavaliers et les fantasias, même s’ils sont moins répandus sont aussi représentés dans ce tableau de Khallil réalisé en 2004 : Figure 43 : Fantasia, Khellil, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Le peintre rend la fusion de l’Arabe et de sa monture comme le faisait les peintres orientalistes français. Le flou des visages permets à chaque Oriental de se reconnaître dans ce cliché. 344 Figure 44 : Cavalerie, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Des hommes fiers, de beaux étalons, la passion de la victoire et de la gloire, la joie de vivre, le plaisir d’être dans le désert, de galoper…voilà ce que nous donnent à ressentir ces tableaux (dont le deuxième est anonyme). Dans le même temps, ils diffèrent des peintures orientalistes par le flou des visages, l’absence de précision. Les peintres arabes s’inspirent des œuvres françaises passées plus qu’ils ne les reprennent. Les méthodes sont différentes mais le résultat est le même : un cliché typiquement oriental. Les paysages marins ne sont pas oubliés comme ce panorama de Mahdia avec sa Skifa Kahla, son cap et ses pêcheurs. Figure 45 : Scènes de Mahdia, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. 345 Figure 46 : La Pêche, Limam, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Des scènes de la vie quotidienne des habitants du Sahel (le littoral tunisien) : la mer bleue comme le ciel, la lumière aveuglante du soleil, la pêche dont vit toute une population, comme dans ce tableau de Limam (2003). Ce sujet est repris par Ahmed Hajeri de manière plus drôle dans La Pêche (2004). Figure 47 : La Pêche, Ahmed Hajeri, 2004, www.tvardeche.fr. 346 Il représente une réalité, un mode de vie, une activité répandue en Tunisie. Ces images rappellent celles de Moncef Ghachem lorsqu’il évoque avec plaisir sa ville natale de Mahdia. Ces tableaux pourraient même être des scènes prises en photo tant le détail est respecté et tant ces tableaux semblent issus du vécu. Aujourd’hui encore, le touriste peut voir ces scènes de pêche à Mahdia, par exemple, qui a conservé son orientalité. Le désert, en revanche, n’est pas souvent représenté comme une étendue aride (Comtesse de Gasparin), les Arabes aiment peindre les oasis, les chameaux, comme Alphonse Daudet dans Tartarin de Tarascon ou encore comme les cartes postales ou les publicités véhiculées en France pour inciter les Français à se rendre dans ces contrées si exotiques. Figure 48 : Scènes exotiques, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Ce premier tableau anonyme, illustre la sécheresse du désert mais aussi l’oasis, c'est-à-dire un duo vie/mort qui vit. Le tableau suivant anonyme aussi est peint sur un cuir animal, les couleurs sont alors plus vives et apportent une touche féerique à cette œuvre. 347 Figure 49 : Désert, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Ce tableau de Yahia Turki réalisé en 1980 est tout aussi chaleureux par la gaieté des tons qui suppose une vie dans le désert. Figure 50 : Le Désert, Yahia Turki, 1980, www.tunisia-stamps.tn. Enfin, la scène Coucher de soleil de Séghaier (2005) illustre un cliché exotique fort répandu en France. 348 Figure 51 : Le Coucher de soleil, Lotfi Segahier, 2005, Aquarelle sur papier, 20/30, www.artabus.com. Les couleurs principalement utilisées, dans ces oeuvres, sont le blanc, le bleu, les tons chauds (orange, jaune, rouge). On a l’impression à la vue de ces tableaux de revenir à l’époque de la découverte de l’Orient. Ils sont empreints du même réalisme, de la même tendresse et du même amour pour ces paysages, ces personnages que les peintures effectuées à cette époque. Les tableaux sont très colorés, l’artiste évoque les peuples du désert : la tente, les personnages voilés de noir ou de bleu et de vert…Les caravanes et les palmiers sont aussi présents pour rappeler le quotidien et certain folklore conservé par certains pour le touriste. D’ailleurs, ces peintures peuvent faire penser aux décors de la littérature exotique : le sable du désert, le palmier et le chameau, le coucher de soleil, donc à une image fixe, superficielle de l’Orient. Néanmoins, cette réutilisation par des artistes maghrébins laisse penser que ces scènes sont véritables, que les arbres exotiques sont partout dans ces pays, que le chameau est l’animal le plus couru dans le désert…C’est une manière de dire : « non ces tableaux ne sont pas figés dans un imaginaire occidental, n’appartiennent pas à la création européenne, ils sont orientaux, ils sont les images vraies et quotidiennes de la culture maghrébine, des pays arabes ». Le désert c’est aussi l’immensité comme l’exprimait Gustave Guillaumet ou comme l’illustre aujourd’hui Lotfi Seghaier : 349 Figure 52 : Destin, Lotfi Segahier, 2006, Huile sur toile : 80/120, www.artabus.com. Le Destin (titre de ce tableau réalisé en 2005) est l’expression de la petitesse de l’homme face à la nature. Le désert c’est la beauté mais aussi la mort. La lumière est aveuglante et explique la chaleur et la sècheresse d’où découle aussi parfois le décès. Cependant, ce paysage rappelle aussi la période primitive des premiers hommes chantée et recherchée par les Orientalistes. Le même peintre réalise des tableaux évoquant cet état : Figure 53 : Le Berger, Lotfi Segahier, 2005, Aquarelle sur papier, 20/30, www.artabus.com. 350 Figure 54 : Vie bedouine, Lotfi Segahier, 2005.Aquarelle sur papier, 50/70, www.artabus.com. Les couleurs sont chaudes, les activités représentées sont simples ; le quotidien semble éloigné de toute inquiétude. L’homme est en relation directe avec la nature. Ces tableaux datent de 2005, et le spectateur peut supposer qu’il y a une pointe de nostalgie dans la représentation de ce passé idyllique. Ce qui prime, c’est la simplicité de vivre, l’absence d’un trop plein de biens de consommation. Les petites scènes de genre illustrent aussi ce besoin de se rappeler une époque sereine, de revenir aux sources et de bannir le superficiel : Figure 55 : Fileuse, Hedi Khayachi, 1983, www.tunisia-stamps.tn. 351 Figure 56 : Soif, Khellil, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. Une femme qui file la laine, un homme qui boit à une amphore, quoi de plus atypique ou quoi de plus normal ? La seconde est plus proche de la vérité. Le peintre va vouloir prendre un instantané d’une scène de la vie en Orient, fixé sur un tableau un moment de la vie d’un homme. De même, pour les marchands, les artisans, les événements heureux… Figure 57 : Café, Ali Guermassi, 1993, www.tunisia-stamps.tn. 352 Figure 58 : Le Graveur sur cuivre, Lotfi Segahier, 2005, Huile sur toile : 60/50, www.artabus.com. Figure 59 : Fiançailles, Ali Guermassi, 1999, www.tunisia-stamps.tn. Figure 60 : Le Marchand de beignet, Henri Saada, 1930-1965, www.harissa.com. Figure 61 : La Laveuse, Yahia Turki, 2003, www.tunisia-stamps.tn. 353 Figure 62 : Le Vieillard au kenoun, Amar Farhat, 1997, www.tunisia-stamps.tn. Figure 63 : Vendeur de dattes et de lait, Yahia Turki, 2000, www.tunisia-stamps.tn. Ces tableaux sont réalisés par différents artistes. Par ordre d’apparition : Café d’Ali Guermassi (1993), Le Graveur de cuivre de Lotfi Seghaier (2005), Fiançailles d’Ali Guermassi (1999), Le Marchand de beignets d’Henri Saada (1930-1965), La Laveuse de Yahia Turki (2003), Le Vieillard au kenoun d’Ammar Farhat (1997), Vendeur de dattes et de lait de Yahia Turki (2000). Toutes ces œuvres utilisent les couleurs, de nouveau, basiques du bleu, du rouge, des tons chauds, du blanc… Les costumes sont ceux du passé ou de la tradition et du folklore. En effet, ces peintures parlent d’une époque, d’une mode, même si aujourd’hui encore on peut retrouver ces moments illustrés dans certains villages reculés ou dans des villes moyennes dans le but de servir le folklore et d’attirer le touriste. Par exemple, les fiançailles se font de manière traditionnelle avec les tenues adéquates, l’artisan de cuivre, pareillement, conserve son habit oriental pour les étrangers qu’il côtoie tous les jours… Ces scènes de genre sont nombreuses dans la peinture tunisienne ; elles sont le reflet d’un univers type, d’une identité type. Les cafés maures où l’on voit des hommes fumer des narguilés, jouer de la musique, se reposer n’échappent pas à cette réutilisation des clichés orientalistes. Ainsi le tableau de Khallil, Le Café maure (2003) : 354 Figure 64 : Café maure, Limam, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. La sensualité de la femme orientale est aussi reprise dans la peinture tunisienne, même si la pudeur est de rigueur au Maghreb. Ainsi les peintures de Rejeb Zeramdini : Hammam (2000), Figure 65 : Hamam, Rejeb Zeramdini, sans date, Acrylique sur toile : 95/65, www.artabus.com. de Meriem Bouderbala : Femme voilée (2005), 355 Figure 66 : Femme nue, Meriem Bouderbala, 1999, http://meriem.bouderbala.free.fr. de Sehili : Fresque intérieure (1998) Figure 67 : Fresque intérieure, Sehili, 2001, www.sehili.net. 356 ou encore Fazzani de Lotfi Seghaier (2006) Figure 68 : Fazzani, Lotfi Segahier, 2006, Huile sur toile : 70/50, www.artabus.com. Ces tableaux récents sont l’expression de l’érotisme et de la suggestion. Les nus sont flous sauf chez Bouderbala qui s’amuse avec les silhouettes. La peinture contemporaine ne fait pas appel aux mêmes techniques que les orientalistes mais les sujets sont identiques. La sensualité de la femme fait parti des attributs d’Orient, tout comme le mystère. 357 Figure 69 : Mystère, Adel Megdiche, www.darcherait.com. Ce tableau d’Adel Megdiche rappelle l’époque où Orient était synonyme de mystère. La nuit, les voiles, le désert, ces éléments contribuent à cette atmosphère magique, indéfinissable qu’ont rencontré les orientalistes. Les images peintes sont l’expression d’un désir partagé par les photographes : préserver, conserver sur tableau une période de l’histoire, la mémoire d’une culture. Pour les Européens, l’exotisme, l’étrangeté étaient de mise, pour les artistes orientaux, la vérité, le vécu sont requis et surtout sont fixés comme pour mettre en image l’enfance, rappeler le passé aux Arabes modernes, se réapproprier cette civilisation. On peut penser que chez les Tunisiens, la modernité n’est pas à peindre puisqu’elle est partout, alors que les traditions et le passé se perdent, il faut donc en laisser une trace. De plus, toutes ces images prisées par les deux cultures française et maghrébine, sont belles, sont représentatives de l’Orient alors que le monde d’aujourd’hui (la Tunisie) n’a plus rien de distinctif ; les pays d’Orient et d’Occident se ressemblent. L’identité culturelle se perd, il est donc à la charge des artistes de la conserver, de la rappeler. Enfin, il est aussi de leur devoir de reprendre ce qui est à l’Orient, et de marquer de leur authenticité tous ces thèmes, ces scènes, ces paysages. Pour les Européens, les paysages sont étrangers donc « exotiques » et pour les Tunisiens familiers donc symboles de leurs racines. Ce phénomène est révélateur du trouble vécu par les Arabes. La majorité d’entre eux acceptent la modernité et les changements que celle-ci entraîne et en même temps espèrent une pérennité de leurs valeurs, de leurs traditions. De peur de perdre leur identité, ils agissent de manière à 358 récupérer celle-ci à travers l’Art pour les artistes et à travers les rites et la religion pour le peuple. Le trouble est présent et Hédi Bouraoui l’illustre à travers son poème ‘Crucifié’ : « Flûte ! Je veux m’appeler oui […] Un oui qui nie Les nations Et les Nationalités Source de haine Et d’immortalité Je rêve… Être un simple Mortel Qui passe sa vie Dans les Motels Du Monde Sans identité. »564 Ce texte exprime la volonté d’être un inconnu parmi les inconnus, de se libérer de l’éternelle question « qui suis-je ? À quelle culture appartiens-je ? Le poète veut être réduit à son humanité : « simple mortel » ce qui évite les différences, et le regard de l’autre. De plus, « sans identité » renforce cette idée de n’appartenir qu’à une seule catégorie, celle qui rassemble tous les hommes, quels qu’ils soient. Tradition et modernité peuvent cohabiter, c’est ce que sous-entend nos œuvres. Même si le tiraillement est parfois difficile à vivre, l’individu concerné trouve un compromis. Il allie le progrès de la vie matérielle et des idées aux rites religieux, aux convenances de son entourage. Cependant, cela n’empêche pas le Tunisien à Tunis de regarder vers l’Occident avec désir, alors que l’émigré tunisien lui, regarde vers l’Orient, vers son pays natal. b. Immigré Dans son Portrait du décolonisé, Albert Memmi propose une explication afin de justifier l’émigration des Maghrébins : « Le fait est que le décolonisé s’est rapidement trouvé devant une absence de perspectives ; une fois de plus, il doit refaire le douloureux bilan : si la décolonisation est une triple attente, économique, politique 564 Bouraoui, Hédi : Crucifié dans Des poètes tunisiens de langue française de Jean Déjeux. 359 et culturelle, il doit se résigner à convenir que son pays n’a réussi pleinement dans aucune d’entre elles ; il ne jouit ni d’une prospérité étendue à la majorité de la population, comparable à celle des nations occidentales, ni de la démocratie, qui est le visage et la garantie de la liberté, ni de l’épanouissement des arts, des lettres et des savoirs, fruits de l’esprit critique. Et, surtout, sans espoir prévisible de changement. Sa déception est à la mesure de ses illusions perdues. […] Que faire devant une maladie apparemment incurable, sinon se résigner ou fuir ? Devant cet avenir bouché, le décolonisé rêve d’évasion : il est en somme un candidat à l’émigration, un immigré virtuel à l’intérieur de son propre pays, qui lui paraît de plus en plus restreint et étouffant »565 Le Tunisien est déçu, ses rêves ne se sont pas concrétisés : « son pays n’a réussi pleinement ». Trois domaines qu’il affectionne ont peu évolué : « la prospérité » pour tous, « la démocratie » telle qu’en Occident, « l’épanouissement des Arts ». Surtout, l’idée qu’il n’y a pas d’évolution possible l’oblige, si ce n’est à s’évader dans l’imaginaire, à fuir à l’étranger où son avenir sera peut être meilleur. S’il ne peut sortir concrètement de la Tunisie, il le fait par le biais de la télévision, de la parabole qui est pour lui une ouverture sur le monde, sur la liberté. En revanche, s’il peut quitter son pays, il n’hésitera pas et ira en Occident, là où ses rêves de démocratie, de liberté, d’argent, de réussite, d’épanouissement culturel peuvent se réaliser. Comme nous l’avons vu précédemment, la critique de la Tunisie contemporaine par les artistes et les écrivains maghrébins exprime cette déception, cette désillusion de tous. Après l’instauration du gouvernement tunisien et devant les déceptions, beaucoup de Tunisiens décident de partir en France afin de gagner plus d’argent pour aider leur famille puis pour être plus libres ; ce sont les deux vagues d’immigration d’après l’indépendance et lors de la crise économique tunisienne de 1970. Comme ce fut le cas pour les colons, l’intégration est difficile. Avant toute chose, que signifie « intégration » ? D’après Patrick Weil, « L’intégration désigne […] un processus multiforme, un ensemble d’interactions sociales provoquant chez des individus un sentiment d’identification à une société et à ses valeurs, grâce auquel la cohésion sociale est préservée. L’intégration est ainsi définie pour Emile Durkheim comme le processus par lequel une société parvient à s’attacher les individus, les constituant en membres solidaires d’une collectivité unifiée. » « Ce processus continu d’intériorisation de règles et de valeurs communes permet de socialiser, dans un cadre national, des citoyens 565 Memmi, Albert : Portrait du décolonisé, p. 86. 360 appartenant à des entités géographiques, des classes sociales, des cultures ou des religions différentes. »566 Or, il est difficile pour l’étranger arabe de passer inaperçu, et de se fondre dans la masse des Français. Il est très vite confronté aux regards désagréables de ces derniers qui ont du mal à l’accepter tel qu’il est, car il véhicule à lui seul une multitude de préjugés, de clichés négatifs. En effet, après leur participation à la Première Guerre mondiale, les Arabes ont été loués pour leur courage mais ils sont restés perçus comme un danger potentiel pour l’unité de l’Empire. Dans les années 30, les Maghrébins ont été chargés de stéréotypes négatifs. Un article du journal Le Peuple de janvier 1931 le dit avec virulence : « Combien sont-ils ainsi dans la région parisienne : soixante, soixantedix, quatre vingt mille, on ne sait pas bien, tant ils ont conservé, en traversant la mer, d’ancestrales habitudes nomades et tant leur méfiance, ou leur ruse, les pousse à changer de nom, à troquer leurs papiers, à dépister la curiosité des services chargés de leur surveillance. »567 De nouveau, le caractère de fourbe est attaché à l’Arabe, on ne peut lui faire confiance. Ses tentatives d’intégration sont vues comme malhonnêtes, le gouvernement français lui refuse l’assimilation, lui refuse l’hébergement. Les années 50/60 avec la guerre d’Algérie font ressurgir encore plus les préjugés anti-arabes. Ainsi le discours de Jean Marie Le Pen qui révèle le changement opéré dans les mentalités lors de l’indépendance de l’Algérie : « Ce qu’il faut dire aux Algériens, ce n’est pas qu’ils ont besoin de la France, mais que la France a besoin d’eux. C’est qu’ils ne sont pas un fardeau ou que, s’ils le sont pour l’instant, ils seront au contraire la partie dynamique et le sang jeune d’une nation française dans laquelle nous les aurions intégrés. J’affirme que dans la religion musulmane, rien ne s’oppose du point de vue moral à faire du croyant ou du pratiquant musulman un Français complet. Bien au contraire, sur l’essentiel ses préceptes sont les mêmes que ceux de la religion chrétienne, fondement de la civilisation occidentale (…) »568 Il modifiera ses propos et sa tendance politique que l’on connaît. La figure du Maghrébin, sournois, violent, délinquant-né, est exacerbée et légitimée par la grande presse. Celle-ci décrit longuement les massacres commis par le Front de Libération 566 Weil, Patrick : La République et sa diversité : immigration, intégration, disrcimination, Editions du Seuil 2005, p. 47-48. 567 Le Peuple, janvier 1930. 568 Le Pen, Jean Marie : Discours à l’Assemblée nationale du 28 janvier 1958, dans le Monde n°55, octobre 1984. 361 Nationale (FLN) contre les soldats et les colons français, ou elle révèle plus tard l’insécurité qui règne dans les banlieues à cause de la population immigrée (article du Figaro sur la cité des Bosquets à Montfermeil en 1996). L’immigration est difficile car peu acceptée. Racisme d’abord car pour les Français chaque étranger est un emploi de moins pour le métropolitain puis xénophobie. Dans L’Espoir était pour demain de Slaheddine Bhiri, le héros et ses compagnons sont touchés de plein fouet par le mépris des Français. Dine est manutentionnaire dans une usine. Lui et ses amis maghrébins sont toujours chargés, en dehors de leur fonction, de nettoyer les saletés du quai ; le groupe français, lui, n’est jamais concerné, ce qui provoque la révolte du protagoniste. « C’était cette haine dans les yeux, ce mépris dans le regard, cette suspicion dans l’atmosphère qui m’empoisonnaient »569. Il ne peut plus supporter cette différence, cette infériorisation due à ses origines. En s’adressant à un collègue, il raconte : « Regarde autour de toi, Ahmed, Mustapha, Amor […], à longueur de journée, ils subissent les sarcasmes, les insultes, le mépris et même les coups des Français ; oh, bien sûr, de temps à autre, ils ont quelque velléité de riposte, quelque sursaut de dignité, mais ils sont si vite rabroués […] après ils regrettent leur geste de révolte et ils sont heureux de retrouver leurs chaînes »570. La peur de perdre son travail, de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de la famille annihile tout orgueil, la frustration remplace la fierté du travailleur, de l’homme. La désillusion est grande. Lorsque Dine se promène dans la rue, aucun passant français ne veut lui donner l’heure ; il est comme transparent. Sinon, il essuie les insultes, même de femmes : « Eh ben, vous êtes une sale race les Arabes, vous êtes tous une sale race, tous… »571. On retrouve les mêmes propos que lors de la colonisation. Le héros a beau tenir de beaux discours, véridiques : « Nous ne sommes pas une sale race. Nous sommes différents de vous. Nous avons une autre mentalité, d’autres traditions, une autre culture. Nous parlons une autre langue, d’autres langages, nous pratiquons une autre religion, mais vous ne valez pas mieux que nous. Il est vrai que sur le plan exclusivement technique, vous nous êtes supérieurs, sur le plan humain, vous n’avez aucune leçon à nos donner »572. 569 Bhiri, Slaheddine : L’Espoir était pour demain, les tribuations d’un jeune immigré en France, Publisud 1982, p : 33. 570 Ibid, p : 15. 571 Ibid, p : 84. 572 Ibid. 362 Finalement, face à la désillusion, face à la haine, il va tuer un collègue raciste. En fuite, il se cache puis se livre à la police. Même si des Français acceptent l’autre, certains sont hypocrites envers les autres mais surtout avec eux-mêmes. Dans le même ouvrage, un couple mixte apparaît. L’épouse ne peut supporter les amis arabes de son époux tunisien, elle refuse que leurs enfants parlent la langue de leur père ; à ses yeux, son mari n’est pas étranger, il s’est francisé, il n’est donc plus maghrébin. Le déni de l’identité de l’autre est encore plus fort, plus grave. Les Européens craignent le nombre de plus en plus élevé d’Arabes présents sur leur territoire, d’étrangers à leur culture nationale même si beaucoup d’entre eux sont ici depuis des années ou même nés ici. Beaucoup d’Occidentaux pensent que l’immigré est une menace pour la culture ou l’identité hexagonale de la France. De plus, le fait qu’ils soient parqués dans des cités, en dehors de Paris, donne l’impression à ces mêmes Européens que les banlieues sont un espace étranger appartenant aux immigrés. Dans La Gloire de Peter Pan ou le récit d’un moine beur, Habib Wardan décrit le bidonville dans lequel il était, lui et sa famille, et tant d’autres immigrés. Des maisons insalubres, petites, hors de la ville, dans lesquelles les étrangers tentaient de se sentir comme chez eux. Ce déni de l’autre différent est pour le philosophe Claude Levi-Strauss, naturel, c’est la peur instinctive de l’étranger. « L’attitude la plus ancienne, et qui repose sans doute sur des fondements psychologiques solides puisqu’elle tend à réapparaître chez chacun de nous quand nous sommes placés dans une situation inattendue, consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n’est pas de chez nous », etc, autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire ou de penser qui nous sont étrangères. »573 C’est le cas de Marie dans Agar, qui au contact de sa belle-famille s’oppose et méprise toute différence. D’ailleurs dans l’Antiquité, les Grecs qualifiaient bien de barbare ce qui ne participait pas à leur culture. C’est pourquoi, cette attitude semble évidente, elle existe depuis la nuit des temps et elle est commune à toutes les cultures, toutes les civilisations. Ce qui n’appartient pas à notre sphère familière semble toujours étrange et le premier sentiment est de répudier ce que l’on ne connaît pas. À cette différence de 573 Levi-Strauss, Claude : Race et Histoire 1961 dans Immigration, p. 117. 363 traditions, de mœurs, s’ajoute aussi celle de la religion. La mémoire des guerres passées, la réalité contemporaine des conflits israélo-palestiniens, la crainte de l’intégrisme et de sa violence terroriste n’aident pas à accepter l’Arabe musulman. L’univers qu’il incarne, même s’il appartient à une branche modérée de l’Islam, déplaît ou plutôt fait peur. L’Européen accepte difficilement les rites religieux de ces pratiquants. Par exemple, la France dénonce, presque chaque année, la ‘boucherie’ de l’Aïd où des milliers de musulmans égorgent le mouton afin de célébrer cette fête. Même si l’Arabe d’aujourd’hui ressemble au Français, donc à l’Occidental, il est toujours vu comme un individu différent, une personne qui doit faire ses preuves pour évoluer normalement, c’est à dire sans subir le regard curieux ou désapprobateur du Français, dans la société qu’il a adoptée ou dans laquelle il souhaite s’intégrer. Face à ce refus du Français, l’Arabe va avoir plusieurs réactions. La première qui est la moins fréquente est le déni de son origine. Le héros de L’Homme de paille de Marco Koskas illustre ce phénomène. Dans son autobiographie il avoue avoir eu honte de son père parce que ce dernier était ‘trop arabe’, qu’il était trop différent des Français, qu’il détonnait. Le patriarche travaillait comme garçon dans un salon de coiffure, il n’était donc pas bien riche. Le narrateur le rend responsable de sa non-intégration. Dans le métro, par exemple, son père monte dans le même wagon que lui, il feint de ne pas le voir car il a honte d’être associé à « l’arabité » de son père vis à vis de ses copains. Il renie ses origines tunisiennes, les ‘r’ roulés par exemple lui sont insupportables comme ils le sont à Colette Fellous dans Avenue de France, lorsque son père tente de parler en Français. D’autres vont changer leur nom afin qu’il ait une consonance plus européenne, c’est le cas d’Amira dans Ce pays dont je meure de Faouzia Zouari, qui fait croire à ses camarades de classe qu’elle est italienne et qu’elle s’appelle Marie. Larbi Ben Ali, dans son poème ‘Francophonie’ tiré du recueil Le Porteur d’eau (1976), montre la difficulté de se dire européen lorsqu’on n’appartient pas à la même culture : « […] Nous nous disons Salut, bonjour Comment tu vas et nos parents Nous comprenons à peine. La Culture nous colle à la peau Blanche ça va de soi ; Ma grand-mère n’a jamais vu le givre Que sur des cartes postales envoyées d’Europe, encore Que le mot GIVRE ne lui dise absolument rien, pas plus Que nous autres le mot ARABISATION qui nous tinte 364 Pourtant à l’oreille en plein sommeil. »574 La méconnaissance est responsable du malaise des immigrés. Comment s’intégrer lorsque l’Autre est méfiant et surtout lorsque les traditions, les mœurs sont dissemblables ? Le Tunisien comme beaucoup de Maghrébins, lors des conflits israélopalestiniens, revendiquent encore plus leur arabité. Face à l’Occident, ceux qui étaient hésitants entre deux cultures, ceux qui éprouvaient un mal-être retrouvent une identité pleine et entière et en sont fiers. Dans De Miel et d’aloès, le héros revient en Tunisie ; le regard des autochtones, de ses compatriotes a changé car il est devenu différent. Par exemple, il raconte « Aux funérailles d’un ami de la famille, je m’empêtrai dans les formules de condoléances ; au sortir du cimetière, mon père me glissa : ‘Te serais-tu francisé, Jelal, mon fils ?’, sur un ton qui trahissait l’affliction et le reproche, à parts égales. J’avais perdu ma place dans une société où la forme l’emporte sur le fond, le rite ayant proliféré sur le dogme, ainsi que font les lianes dans les temples aztèques. En équilibre instable sur l’arrête acérée d’une réalité décapée de ses dorures, je quêtais, sinon une identité, du moins une définition de moi-même : Oriental occidentalisé ? Occidental d’orient ? Franco-Arabe ? En porte-à-faux, toujours ; et toujours tiraillé entre les indigences sales du sous-développement, les ors ternis d’une tradition obsolète, et l’Europe –trop proche, et si lointaine ! »575 Le narrateur s’est européanisé, il est d’origine arabe mais son mode de vie et ses mœurs sont français. Pour le père, il est difficile d’admettre que son fils ne léguera pas à sa descendance les coutumes islamiques et l’orientalité natale. La guerre israélopalestinienne change ce destin. En effet, le héros prend conscience de ses racines lors de la guerre des Six jours. « Et maintenant, au milieu de la cohue, j’en étais à tenter de recoller les morceaux épars de mon identité, soufflée par la Guerre des Six Jours. […] dans l’humiliation des vaincus, je me reconnaissais ; mon arabité, je la revendiquais dans la honte de la débâcle. Mon sang, ma cervelle, mes viscères étaient arabes ; comme Arabe, je n’avais jamais cessé de l’être, même oublieux des signes et des rites, même déguisé sous les oripeaux de l’Occident ; au-delà des livres lus, en deçà des poèmes appris, j’étais Arabe ; mille ans déjà avant de franchir la porte de la Sorbonne, j’étais Arabe, même si je ne le savais pas, ou feignais ne pas le savoir. »576 574 Ben Ali, Larbi : Le Porteur d’eau, ‘francophonie’dans Des poètes tunisiens de langue française de Jean Déjeux. 575 Becheur, Ali : De miel et d’aloès, p. 150. 576 Ibid, p. 175. 365 Sa réaction est virulente. Comme pour Albert Memmi dans Agar, un phénomène extérieur lui fait prendre conscience de son identité, le tire du trouble dans lequel il était. Perdu, à cheval entre deux cultures, le danger que vivent ses pairs, provoque chez lui un élan de solidarité et par-là, l’acceptation de soi comme Arabe. En effet, même si l’apparence fait de lui un occidental, son être est oriental. Il ne peut cacher les élans de son cœur, son arabité innée. Après les violents événements israélo-palestiniens, les Maghrébins vont, de nouveau, éprouver un mal-être immense entre 1986 et 1995 qui ira en s’accentuant. Les diverses réformes du code de la nationalité où l’immigré né en France devenait un jour automatiquement français, un autre en en faisant la demande, provoque chez ce dernier l’impression d’être indésirable sur le sol français, d’être tout juste toléré. Aujourd’hui, les multiples discriminations à l’emploi, au logement, à la citoyenneté montrent que ce déni n’est pas terminé et renforce ce sentiment d’exclusion des étrangers. Fadila Djaraï, dans son poème « Personne n’aide personne », tiré de son recueil Reflets masqués de miroir, exprime cet enfermement au sein d’un pays libre : « Et Je pense moi Être au fond de l’abîme Sans rien Ni personne À qui m’accrocher autour de moi dans des murs fermés sans barreau ni écriture Et je crie je hurle La chaîne des osselets (des autres) Sont bouchés L’enclume Le marteau L’étrier Et leurs nerfs Ne veulent rien entendre À qui s’accrocher A un mot à un principe Contenir son inconscience À défaut de ne pouvoir contenir sa vie. »577 Elle a le sentiment d’être incomprise, de ne pas avoir d’alter à qui montrer son existence, son identité. Les termes employés sont propres au registre de la prison, une 577 Djaraï, Fadila : Reflets masqués du miroir, La Pensée universelle, p : 69-70. 366 volonté de s’évader se fait sentir (je crie je hurle), une souffrance aussi est palpable (ne veulent rien entendre). Un mur invisible la sépare des autres. Faouzia Zouari, elle, raconte, dans son roman Ce pays dont je meure, comment une famille algérienne tente de s’intégrer dans la société française. Dès les premières pages, le décor est planté : le voisin ne veut pas d’immigrés. Il dit, en rencontrant la mère Djamila au supermarché : « Dis donc, madame Djamila, ces années passées en France t’ont trop gavée. Il est temps de rentrer chez toi ! »578. La femme éprouve de la colère à être ainsi malmenée, elle qui souhaite faire sa vie dans ce pays. Pour passer inaperçue, elle décide de s’habiller plus à l’occidental, ainsi, elle range son voile et troque ses gandouras contre des robes tombant au-dessus des chevilles. Mais, elle se sent étrangère habillée ainsi, comme si ce n’était pas elle qui était vêtue de cette manière. La narratrice écrit : « Elle se regarda marcher dans la rue comme si elle avançait à côté d’une étrangère. On le voyait à son hésitation, davantage, à son regard à la fois curieux d’elle-même et fuyant. »579 Pour cette mère traditionnelle, il est difficile d’abandonner ses gestes, ses coutumes, mais pour le père c’est le prix à payer pour vivre en France. L’écrivain se souvient : « En vingt-cinq ans passés en France, il avait fini par juger inévitables un certain nombre de concessions. Il ne pouvait vivre dans ce pays qu’on disait de liberté et garder ses filles prisonnières ; se conformer aux usages français et imposer sa loi de patriarche. »580 Etre immigré c’est accepter de faire des concessions, c’est devoir mêler les deux cultures. Mais cela est parfois difficile, le regard de l’accueillant détruit tout orgueil de l’étranger. Ce dernier ne retrouve sa dignité qu’auprès des siens. C’est le cas du père, qui au travail tente de se faire le plus discret possible, il est presque un fantôme (il manque d’assurance devant les Français), et qui, chez lui, en prenant possession de sa femme, a l’impression de reprendre possession de son destin. L’écrivain révèle les conditions difficiles vécues par les premiers immigrés : le père vivait dans un foyer où les étrangers s’entassaient à quatre par chambre sans chauffage et parfois sans électricité (p. 67). La mère, pour se sentir mieux, décide d’occulter son pays d’origine, son village, les bons moments passés là-bas. L’une des filles, gênée à l’école avoue : 578 Zouari, Faouzia : Ce pays dont je meures, Gallimard, p. 17. Ibid, p. 25. 580 Ibid, p. 47. 579 367 « Je me sentais si peu conforme, de langue, d’allure et de pensée, que je n’eus plus qu’un seul défi pendant les années qui suivirent : ressembler aux autres. Ne rien écorcher de cette langue, de ce paysage, de ce ciel français. »581. L’immigré ne supporte plus la différence, il souhaite être commun, ressembler au Français, passer inaperçu. Ce que le lecteur peut observer à travers la littérature tunisienne de langue française c’est un mal-être qui touche les immigrés plus ou moins fortement. Ces derniers comme leurs confrères restés en Tunisie sont tiraillés entre leur identité et celle qu’ils doivent prendre pour s’intégrer, vivre dans l’indifférence des regards européens. Le problème n’est plus la tension entre tradition et modernité mais la tension entre un Moi oriental et un Moi occidental. Le poème « Cet état de non être » de Fadila Djaraï est l’expression de cette interrogation intime, de cette lutte interne propre aux immigrés. « Que suis je donc Pour être autrement que moi-même Où ce que je crois être Pour ne pas me laisser paraître ? De quelle hypocrisie me suis je donc Laissez enveloppé extérieurement dissociée De ce qui n’est point relatif À ces pensées intérieures de mon être associé ? »582 Que doit-elle être ? Quelle part d’elle-même doit elle montrer ? Être double est-ce possible ? Hélé Béji voit de manière pessimiste l’état du Maghrébin dans la société européenne d’aujourd’hui. « L’Oriental moderne vit dans un impossible et absurde intermezzo, une farce qui s’apparente à un guet apens où, ne pouvant s’assurer ni de son identité ni de la modernité, il s’est enfoncé d’une manière plus profonde et plus inextricablement encore que sous le colonialisme. »583 L’Arabe devient schizophrène. Celui-ci est partagé entre deux identités, celle majoritaire du pays et celle de l’origine. Le Moi qui dépend toujours du regard de l’Autre est alors difficile à construire. Il est en quête de lui-même à travers le pays d’adoption (France) et celui d’origine (Tunisie). Il semblerait, d'après la sociologie d’Emile Durkheim, que l’individu ait successivement ou même simultanément, 581 Ibid, p. 78. Djaraï, Fadila : Reflets masqués du miroir, p: 89. 583 Béji, Hélé : L’Occident intérieur, p. 148. 582 368 plusieurs identités dans un tout structuré. D’un côté l’homme recherche à la fois la conformité par rapport à son groupe d’appartenance et la différence par rapport à d’autres. En fait, c’est un nouveau Moi qui naît de cette recherche, un Moi qui est double c’est à dire à la fois tunisien et français. Khémais Khayati illustre cette double personnalité plus ou moins acceptée, assumée par l’individu et sa famille. « Cherche une histoire quand la mienne est veuve. Oublier sa mère quand ma mère est vieille et pauvre. Inventer une vie Où le sang se colore et se décolore Où le son est femme stérile Est la honte sans voix… Je parle ‘fghançais’ Je pense étranger À l’intérieur d’une coupole Où la sourate Est signe de primitivité Mon père est inconnu Je suis civilisé Produit d’une mode implantée Baptisée ‘pghogghé’ Ma mère ne me reconnaît plus Quand je pense civilisé Que le bonjour est honte Que l’amour est sexe La révolution est marchandise Le réalisme est complexe […] Tu es franco-arabe Tu n’as pas de NOM »584 Le poète révèle, par le biais de ces vers, « où la sourate est signe de primitivité », le préjugé européen de l’infériorité des musulmans. En effet, le fatalisme de certains pratiquants, les rites qualifiés, pour le cas de l’Aïd par exemple, de barbares expliquent cette opinion occidentale. L’Arabe musulman est réduit à une image passéiste, cantonnée dans une époque révolue, ce qui fait de lui un individu inférieur, primitif. « Mon père est inconnu » est l’aveu d’une réalité arabe : aux yeux des Français, seul l’immigré existe, sa famille, encore plus différente que lui, lui est indifférente. Pour ce poète, son existence est le résultat d’une création : son Moi est la conséquence d’une acculturation, de l’influence du progrès. L’usage des termes « franco-arabe », de la traduction du ‘r’ grasseyant typiquement français « fghançais », pghogghé », 584 Khayati, Khémais : ‘Sans nom’ dans Des poètes tunisiens de langue française de Jean Déjeux. 369 l’association des propositions « je parle fghançais, je pense étranger » prouve l’appartenance de l’écrivain aux deux cultures. Les propos, cependant, montrent que cette identité est refusée par ses parents (« ma mère ne me reconnaît plus ») et que finalement cette perte d’un Moi oriental pour un Moi franco-arabe aboutit à un Moi inconnu, sans « NOM » car hybride. Le franco-arabe est un individu, un être pensant, vivant, mais il n’a pas d’existence, de reconnaissance. Dès lors, il s’interroge : qui suisje ? Plutôt arabe ou plutôt français ? Qu’est-ce qui forme mon identité, mon individualité ? Mon origine, c’est à dire ma naissance ou mes expériences, mon éducation ? Ce mal être s’intensifie surtout à cause du regard de l’Autre. Il est un étranger parce qu’il est un être hybride, à cheval entre deux cultures différentes. En France, même s’il est né sur le territoire, le Maghrébin reste maghrébin aux yeux du Français de souche. La difficulté est que même dans son pays natal, ce nouvel individu est regardé comme étranger, ‘pas tout à fait’ Tunisien. Pour ceux qui sont restés en Tunisie, l’émigré est devenu Français et a perdu son arabité. Dans Tirza par exemple, Musso est moqué car même s’il parle arabe il conserve un accent français. Dans La Retournée, Rym est dénigrée, reniée par sa propre famille parce qu’elle a épousé un Français et parce qu’elle a adopté un mode de vie européen. De même, aujourd’hui, les enfants de parents immigrés ressentent ce même rejet ; certes moins prononcé mais tout de même énoncé. Ainsi, lorsqu’ils vont dans leur pays, l’été, les autochtones les appellent ‘les immigrés’ ou ‘les chez nous là-bas’, car souvent ces vacanciers font référence à la France dans leurs discussions, leurs souvenirs. C’est là-bas qu’ils habitent, il est donc normal que leur objet de comparaison soit ce pays, cette culture. Il n’en demeure pas moins que même s‘ils parlent la langue de leurs origines, c’est à dire l’arabe, même s’ils sont musulmans, même s’ils suivent les rites de leurs cultures, aux yeux de l’autochtone tunisien il y a toujours une différence. Ils ont un accent, ils s’habillent différemment ; le Tunisien va les considérer comme moins sérieux dans la pratique de la religion, comme ayant une mentalité occidentale prononcée…en bref, il les perçoit non pas comme des Arabes habitant en France mais comme des étrangers, c’est à dire des Français, de culture orientale. Or, il est normal, lorsqu’on vit dans un pays, d’être influencé par sa culture, de prendre sa mentalité, son mode de fonctionnement même si on conserve son identité initiale, originelle et qu’on la revendique. C’est ce qu’expliquent Robert Park et Ernest Burgess dans leurs études d’ethnologie : 370 « L’assimilation est un processus d’interprétation et de fusion dans lequel les personnes et les groupes acquièrent les souvenirs, les sentiments et les attitudes d’autres personnes ou d’autres groupes et, en partageant leur expérience et leur histoire, s’intègrent avec eux dans une vie culturelle commune. »585 Par l’imitation, la communication entraîne une modification progressive et inconsciente des attitudes et des sentiments des membres du groupe. Le Tunisien, à force de vivre en France, prend des attitudes, des idées, des coutumes qui ne lui appartenaient pas. Sa mentalité initialement et uniquement oriental change, évolue et devient occidentaloorientale. L’équilibre entre les deux identités crée l’individu franco maghrébin. Si l’une des deux a l’avantage, ou bien l’homme sera français ou il sera tunisien. Acceptés ou pas, les immigrés revendiquent leur double appartenance, leur double nationalité, leur double culture. Dans Le Petit Casino de Colette Fellous, par exemple, le lecteur s’aperçoit que la narratrice, par nostalgie ou tout simplement en raison d’un retour d’orientalité, perpétue les gestes maghrébins. Elle met des morceaux de sucre aux quatre coins de la maison pour éloigner les mauvais esprits, elle jette de l’eau pour assurer le bon déroulement du voyage d’une personne, elle aime à inonder les dalles tous les matins comme elle le faisait plus jeune en Tunisie. Avant elle, Hannah, dans L’Orientale de Nine Moati, reproduisait aussi le monde qu’elle avait quitté. Dans son appartement de Paris, elle construit un foyer orientaliste : draps, couleurs, décors… qu’elle ouvre aux Européens curieux de l’Orient. Comme beaucoup d’autres immigrés, elle retrouve des habitudes orientales et parfois même vit leur culture au sein de la société européenne. Dans Nous venons de Tunisie de Wahed Allouche (1995), l’auteur explique que l’Arabe demeure fidèle à ses traditions qu’il se soit occidentalisé ou pas. Les parfums de l’enfance, du pays natal entourent son existence et surtout dirigent son mode de vie. Quand il revient de Tunisie, le Maghrébin rentre charger de denrées orientales : boîtes de sardines, harissa, tissus, couscous, épices, huile d’olive, gâteaux… Ce sont, bien entendu, des biens qu’il peut trouver en France mais ils ne seront pas aussi bons qu’au ‘bled’ ou ils seront moins jolis, plus difficilement trouvables… L’Arabe s’entoure de ce qui lui est familier, de ce qui respire son pays natal, de ce qui fait son orientalité. En ce qui concerne les rites, il agit de même. Certes, les fêtes religieuses musulmanes ne sont pas dans le calendrier chrétien mais il n’empêche qu’elles existent et qu’elles sont célébrées par tous les immigrés. Ramadan, Aïd, Mouloud… toutes ces 585 Tribalat, Michèle : Faire France. Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris : La Découverte 1995, p. 196. 371 manifestations sont vécues et revendiquées par les Tunisiens émigrés, chacune d’entre elles les fait vibrer car elles sont les preuves de leur existence sur une terre étrangère, de leur appartenance au monde oriental, à l’Islam. Ils auraient pu ne plus pratiquer à leur venue en France mais au contraire, comme pour effacer leur exil, ils se montrent encore plus fervents et fiers de leur identité culturelle. Albert Memmi explique : « […] le colonisé conserve toutes ses fêtes religieuses, identiques à elles-mêmes depuis des siècles. […] ce sont les seules fêtes religieuses qui, en un sens, sont hors du temps. »586 En effet, ces rites religieux échappent à l’influence de l’Occident et permettent aux immigrés de préserver leurs origines, leur identité. Il est déjà si difficile de vivre dans une société de culture différente qu’oublier sa provenance, son pays natal serait vécu et vu comme un dénigrement de ses origines, l’abandon de son passé, la perte de la mémoire orientale. Dans ce sens, des lieux de prières sont créés afin de remplacer les mosquées du pays d’origine et de permettre aux Musulmans de prier. Des Imams sont là pour prêcher la bonne parole, donner des réponses à des questions, toujours en s’inspirant de la parole de Dieu ou de la vie du prophète. Souvent, l’interrogation récurrente est celle qui concerne le comportement. Comment un Musulman, qu’il soit du Maghreb, d’Afrique ou d’Asie doit-il agir dans le monde contemporain européen ? Comment faire pour conserver ses principes, ses origines et vivre une époque moderne en Occident ? Comment expliquer le rejet par la France? Les questions sont variées et nombreuses : histoire de travail, d’amour, de relations de voisinage… En réalité, ce retour ou ce regain de nationalisme arabe, s’il apparaît naturellement dans beaucoup de familles immigrées, naît aussi chez certains d’un malêtre. Effectivement, face à la xénophobie environnante, au chômage, au racisme et à la volonté d’assimilation des Français, certains vont se tourner de manière plus radicale vers la religion islamique et les traditions orientales. Beaucoup de Français vont assimiler le chômage, la crise sociale à la trop forte présence des étrangers, en particulier des Arabes. Souvent, il est entendu : ‘c’est l’Arabe qui prend mon travail, nos allocations, nos logements, ils sont sales… La politique, malheureusement, véhicule certaines de ces idées et conforte la xénophobie. Que peuvent faire les immigrés devant le mur de méfiance et de suspicion que leur oppose l’Européen ? Ils vont réagir par un réflexe naturel : ils vont se cuirasser, se replier sur eux-mêmes et sur leur famille et leur 586 Memmi, Albert : Portrait du décolonisé, p. 123. 372 religion. Le sociologue André Michel explique dans son article « Les Travailleurs algériens en France » paru dans une étude du CNRS de 1956, que face au racisme, les tentatives d’intégration du Maghrébin se font plus rares. La radicalisation de la population arabe de métropole va au même rythme, voire à un rythme plus élevé, que celle des indigènes du Maghreb. Comme à l’époque de la colonisation, le meilleur moyen de combattre l’influence occidentale est de créer un mur entre soi et l’autre, de revendiquer plus fortement son individualité, de manifester encore plus son identité, sa différence. Lors de la colonisation, les Tunisiens, pourtant en majorité, subissaient la puissance française, sa présence et son monopole sur le pays, sur les idées, les mœurs. Aujourd’hui, les Maghrébins sont en minorité et ils vivent un état identique. Dans le premier cas, il fallait lutter contre l’assimilation afin de se préserver. A présent, il faut lutter pour exister, pour combattre des préjugés raciaux. La réaction humaine orientale est la même, se cuirasser. La xénophobie ou le racisme a un effet pervers : le Français critique l’orientalité qu’il hait pour diverses raisons, et cette haine renforce et provoque de manière plus forte encore ce contre quoi il agit : la différence, la maghrébinité. Les médias exagèrent beaucoup la recrudescence islamique. C’est parce que, aujourd’hui, elle est plus voyante, parce qu’elle regroupe plus de monde, y compris des Français, qu’elle semble plus importante, plus présente. Le repli ayant fait ses preuves lors de l’Occupation française, peut-être les Maghrébins pensent-ils que là est le remède à leurs problèmes. L’exigence d’une intégration totale au groupe dominant est ressentie comme une trahison envers sa communauté d’origine. Certes, ils ne regrettent pas leur présence en France : ils gagnent mieux leur vie, ils ont plus de liberté mais progressivement face à la difficulté de l’intégration et parfois au sentiment d’être obligés d’abandonner toute différence, les immigrés arabes vont se tourner vers le communautarisme. D’après Albert Memmi dans son Portrait du décolonisé : « Lorsqu’on affirme tant son identité, c’est qu’elle est déjà en péril. À travers les proclamations identitaires, l’occidentalisation, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, imprègne progressivement le patrimoine commun de tous. »587 « […] La religion (alors) continue d’être l’un des fondements de l‘identité commune. […] elle contient des croyances, un rituel et une morale, l’un confortant l’autre, se conjuguent pour enserrer toute la vie, individuelle et collective. »588 587 588 Ibid, p. 125. Ibid, p. 64. 373 Comme à l’époque de la colonisation, l’étranger trouve refuge dans sa famille, sa religion. Ce mode de lutte, de préservation a déjà porté ses fruits, sa réutilisation prouve que l’Arabe éprouve un mal-être et que l’Histoire est une éternelle continuité. Se sentir agressé, avoir l’impression de ne plus avoir d’identité, provoquent ce repli imperméable aux mœurs européennes. La société française s’aperçoit alors que chaque Arabe recrée dans son univers ses origines. Comme le montre Albert Memmi, dans le même ouvrage, le Maghrébin, presque avec nostalgie, se rappelle les soirs d’été, la mer, la friture, les mets… il se tourne vers les pays du Maghreb au moyen de la parabole afin de vivre les mêmes actualités que ses ‘frères’. À son domicile, le décor oriental est de mise : coussins recouverts d’étoffes de couleurs vives, tapis rapportés de là bas, service à thé, tableaux religieux ; dans la cuisine des épices odorantes, de la viande hallal. Il reproduit un fac-similé de ce que serait sa vie, son foyer s’il était en Tunisie. Dans l’éducation, de même, la culture orientale se manifeste. La différence entre fille et garçon est maintenue : la femme ne pourra pas sortir comme elle l’entend, le garçon a le devoir de réussir afin de devenir l’homme de la maison ; le respect des traditions est conservé, l’enseignement de la langue maternelle est d’usage… Dans De Nulle part de Slaheddine Bhiri (1993), par exemple, le lecteur s’aperçoit qu’en dépit d’une longue présence sur le territoire français, certaines familles conservent des modes de pensée ‘arriérés’, c’est à dire ne convenant plus à l’époque d’aujourd’hui. La mère du héros le réveille, un soir, car sa sœur âgée de plus de 18 ans n’est pas encore rentrée alors qu’il est minuit. Le frère ne s’inquiète point, elle est majeure et elle se trouve probablement avec des amis à une soirée. « Mais pour cette femme (la mère), cette loi qui stipule qu’une fille de cet âge était libre de son corps et de ses mouvements, une loi pareille ne valait rien. Les traditions, les mœurs, de son pays à elle, avaient une certaine valeur morale. »589 La mère refuse les lois françaises octroyant la liberté à la femme et ce dès 18 ans. Elle revendique son éducation, ses principes, les traditions et valeurs orientales. Ces dernières ont plus de poids que les lois d’une société de culture différente. La difficile intégration des immigrés provoque un malaise parmi les Français mais aussi parmi les autres Arabes, qui eux, ont réussi à se fondre dans la société occidentale, dans le moule contemporain. Ce repli sur soi, sur sa culture, de peur de perdre son identité est compréhensible mais cela annihile toute possibilité d’être accepté avec ses différences. 589 Bhiri, Slaheddine : De Nulle part, p. 26. 374 Trop les manifester montre un refus de la culture occidentale et pousse au communautarisme et à la naissance de ghettos. Ce communautarisme rejette l’influence occidentale (culturelle et religieuse) héritée du colonialisme. Il se caractérise par l’amalgame arabe-islam, qu’il tente d’imposer : un peuple = une religion. La religion devient le support culturel, idéologique et dogmatique des valeurs qui le constituent. Les Français « Pieds Noirs » de retour en France, ont aussi été poussés au communautarisme en raison d’une méfiance de la part de leurs compatriotes (ainsi le quartier de Belleville à Paris, essentiellement occupé par les Juifs tunisiens). Ils ont donc créé des quartiers à eux où ils se retrouvaient, où ils avaient l’impression de ne pas avoir quitté leur pays du Maghreb. Aujourd’hui il se passe un phénomène identique. Dans les banlieues surtout, ce mode de fonctionnement est fréquent. Les immigrés, pour des raisons d’apparence, d’image, sont parqués dans des cités. Ils recréent donc, dans ces quartiers leur propre monde d’origine : épiceries arabes, boulangeries maghrébines, boucheries hallal, lieux de prière… La France se retrouve avec des espaces étrangers au cœur même de son territoire. Une petite ville orientale dans sa ville. Le citoyen assiste à un cercle vicieux : la difficulté de s‘intégrer pour diverses raisons oblige l’immigré à se tourner vers ce qu’il a de plus précieux, de plus fondateur de sa personnalité, sa culture maghrébine. La manifestation et la revendication de cette identité empêchent l’intégration de l’individu. Celui-ci est perdu sauf s’il parvient à trouver un équilibre entre ses deux appartenances. La difficulté réside dans le regard de l’autre qui, inconsciemment, dirige l’immigré. En effet, si celui-ci est accepté, il se sentira bien dans sa peau et cherchera à allier ses deux cultures. En revanche, comme c’est souvent le cas, s’il est renié ou regardé avec différence, il éprouvera un mal être profond qui le poussera à refuser toute ressemblance, toute assimilation avec la culture porteuse de son mal. De plus, il se tournera définitivement vers ses origines et se fermera à toute ouverture occidentale. Heureux ou malheureux, l’immigré se tourne naturellement vers son pays natal et sa culture orientale. Nostalgie, crainte de perdre son identité, volonté de se préserver d’une culture qui n’est pas la sienne et à laquelle il n’adhère pas totalement, désir de conserver et ainsi de donner à ses enfants nés en France la mémoire des traditions, de la langue, de la religion. Les raisons qui expliquent ce regard vers l’Orient sont multiples. « Ainsi l’image que les Maghrébins partagent de la famille ou de la femme est en décalage par rapport à celles qu’en propose la société française contemporaine. Les stéréotypes qui cimentent la vision du 375 monde de leur culture d’origine sont déconsidérés et déconsidèrent ceux qui continuent à les véhiculer. La rencontre de cultures différentes nécessite alors de la part de l’immigré une réorganisation souvent difficile de ses systèmes de stéréotypes. Ce sont les modalités variables de cette réorganisation qui rendent compte de l’intégration ou de l’assimilation des immigrés de première génération, comme d’ailleurs de seconde génération, en France. »590 On observe trois stratégies inconscientes de la part des immigrés. La première c’est l’identification au modèle dominant donc une assimilation totale jusqu’à gommer toute orientalité. C’est le cas du héros du roman de Marc Koskas, L’Homme de paille, qui refuse sa tunisianité et a honte de son père. La seconde stratégie, c’est la revalorisation de la culture des parents pour les enfants de la deuxième génération, ainsi qu’une assimilation modérée. Ces immigrés vivent leur double appartenance sereinement, comme Hélé Béji ou Tahar Bekri. Enfin, la troisième, c’est la revendication de ses origines ou de celles de sa famille de manière provocatrice, peut être pour répondre de manière virulente à la xénophobie. Les personnes qui ont peu accès à l’éducation sont les premières touchées par ce comportement. Déjà dans une situation délicate, elles sont plus sensibles à la discrimination et ont plus facilement tendance à s’y opposer par la force du communautarisme. L’appartenance à un groupe social est essentielle. L’Arabe né français ou ayant vécu en France depuis très longtemps appartient à deux groupes très différents. Afin d’éviter tout malaise, tout déchirement, il est nécessaire à l’immigré de circuler entre ces deux sphères culturelles et de trouver un juste milieu entre les deux. Il est partagé entre deux vies, assez souvent même deux habitations, ici et là-bas. Il lui faut s’adapter à l’occidentalité, s’intégrer au mieux dans sa société d’adoption ou de naissance en respectant les lois, en parlant la langue et en tolérant un changement de mœurs. Et il lui faut ne pas oublier ses origines, ses racines orientales, éléments fondateurs de sa personnalité, de son individualité en respectant les traditions sans tomber dans l’excès et le communautarisme et en parlant la langue. La double culture est un enrichissement personnel et collectif que chacun doit accepter. Cela ne signifie pas la perte d’une identité mais le gain d’une identité supplémentaire. 590 Amossy, Ruth et Rosen, Elisha : Le Discours du cliché, p. 45. 376 CONCLUSION La relation Occident/Orient, à travers la France et la Tunisie, est faite de tensions et d’amitiés, celles-ci étant plus ou moins fortes selon l’Histoire. L’orientalisme est un exemple de l’intérêt porté par l’Europe pour le Maghreb, entre autres. Ce mouvement qui connaît une expansion fulgurante au XIXe siècle a permis la connaissance de l’Orient, de ses mœurs, de ses paysages, de sa langue. La première image est celle d’un peuple cruel, tyrannique (à l’époque des Croisades), puis d’une civilisation fastueuse où règne le merveilleux (influence des Mille et une nuits), puis d’une culture antique qui rappelle les premiers hommes et la Bible, enfin, l’image d’un peuple à civiliser. On s’aperçoit, progressivement, que les Occidentaux ont une approche différente de l’Orient. Au gré des objectifs, des événements historiques, des désirs, le rapport à l’Autre et à l’Ailleurs évoluent. Ce qui plaît, c’est le dépaysement et l’exotisme de cette culture et de ces pays. La France qui est déçue par la brutalité de la civilisation industrielle, qui s’ennuie, trouve le bonheur dans cet Ailleurs rêvé. Néanmoins, ce mouvement qui était d’abord une manifestation de l’amour porté à l’Orient devient un phénomène de mode. Les clichés, les lieux communs pleuvent jusqu’à rendre cet Ailleurs banal et superficiel. La quantité d’œuvres créées à ce sujet, même de la part d’artistes n’ayant jamais voyagé, donne une image factice et sans profondeur de l’Orient. Une lassitude s’installe et le public devient moins friand de ces récits et de ces peintures orientalistes. En fait, ces artistes sont en quête d’une vie meilleure faite de valeurs vraies, de bien-être, en bref de bonheur. Quelques années plus tard, après l’indépendance de la Tunisie précisément, les Tunisiens seront en quête des mêmes valeurs. En effet, le Maghreb décide d’entrer dans le monde moderne et prend pour exemple les pays d’Occident afin d’être dans la norme européenne contemporaine. Dans le régime gouvernemental tunisien, les dirigeants copient les lois, les procédures et les modes de fonctionnement des gouvernements français. Dans les mœurs, les Tunisiens décident de se moderniser. La liberté de la femme est un des exemples du progrès 377 maghrébin. Ils laissent aussi entrer toutes les formes de progrès matériel : voitures, télévision, parabole, vêtements… L’occidentalisation est de mise et c’est un bien pour un pays souhaitant se développer et être à la hauteur de son ancien colonisateur. La langue est une des manifestations de cet emprunt, de la pérennité de la colonisation ou de l’assimilation chez les Maghrébins. Les enseignes, l’administration sont en français, cette langue est apprise dès la seconde année de l’enseignement primaire, même les écrivains décident de s’exprimer dans la langue de l’autre. La littérature tunisienne francophone est un exemple de l’usage du français en dépit de l’indépendance. Écrire dans une autre langue permet d’avoir une certaine distance par rapport à son intimité et d’exprimer de manière plus énergique, plus claire son opinion : ainsi, l’avis sur la colonisation, la critique du monde moderne, la nostalgie d’un passé oriental. Les thèmes abordés sont multiples et reflètent les préoccupations des écrivains tunisiens musulmans et juifs de langue française. La famille (conscience collective) avec ses traditions, le rôle fondateur de la mère, la gastronomie…reviennent sans cesse dans cette littérature maghrébine, de même que la quête de son identité par rapport à soi, sa culture, ses frères mais aussi par rapport à l’autre, l’étranger, le colonisateur, le différent. Progressivement, les artistes s’attaquent à un autre sujet : le monde moderne, leur monde moderne. Ainsi, les ouvrages qui critiquent l’après-indépendance et qui sont l’expression d’une déception. Enfin, dans leur imitation de la culture française, les écrivains et les peintres réutilisent des topoï de l’orientalisme de manière consciente ou inconsciente. La réutilisation de ces clichés a un but différent de celui des Orientalistes : dire son authenticité et récupérer ce qui a été volé, c’est-à-dire se réapproprier des images typiquement orientales. Certes, le style d’écriture pourra être différent, les manières de peindre aussi, mais les représentations sont identiques ; elles appartiennent à un univers défini depuis des années, à un monde oriental qui revendique ses attributs. La revendication identitaire maghrébine s’explique par l’évolution des mentalités européennes au fur et à mesure de l’Histoire. Le regard de l’Européen sur l’Orient a changé au gré des événements historiques. Au XIXe siècle, les Occidentaux sont amoureux de ce qu’ils voient car les régions découvertes et explorées correspondent à leurs souhaits. Petit à petit, s’ajoute à l’orientalisme le paternalisme. Les partisans de cette idée pensent qu’il faut aider ces Orientaux, ils les considèrent comme des enfants et se considèrent comme des pères afin de les civiliser, c’est à dire de les mener vers le progrès et le développement du 378 monde occidental, du monde contemporain. Enfin, la dernière et non la moindre manifestation des Européens au Maghreb est le colonialisme. Les Occidentaux, Français en particulier, se plaisent en Orient et décident de s’y installer et ainsi d’agrandir leur Empire. Les objectifs impériaux du gouvernement français entraînent de nombreux citoyens à s’installer en Tunisie, entre autre. Un climat agréable, une nouvelle vie avec l’espoir de s’enrichir sont les idées véhiculées par la France pour attirer les Français au Maghreb. Ces derniers construisent leur vie dans cette nouvelle colonie et deviennent amoureux de cette nouvelle terre, ce pays adopté. Toutefois, cela n’occulte pas les sentiments portés pour la patrie d’origine. En fait, l’éloignement provoque chez le colon une idéalisation de la France comme nation supérieure. De ce fait, la conquête de la Tunisie provoque chez le colonisateur une attitude injuste envers les Arabes. Ces derniers ne sont plus considérés comme un peuple humain avec ses traditions et sa culture différente, mais comme un peuple inférieur, soumis ; l’assimilation met en relief la supériorité de l’Occident. Le regard est le lien qui unit les Orientaux aux Occidentaux, les Tunisiens aux Français. Ces derniers vont dépeindre négativement les étrangers, ils vont les animaliser et leur attribuer de nombreux défauts tels que la paresse, le vol ou l’hypocrisie. La colonisation occulte toute objectivité. Réciproquement, les portraits psychologiques des Français effectués par les Tunisiens reflètent ce rapport de force : ils sont tout aussi désavantageux pour le peuple dont il est question. L’image de soi dépend beaucoup de l’autre, de la relation que l’individu entretient avec lui, et de l’image que l’on reflète. La description objective serait celle qui mêle les points de vue des deux cultures. « […] les Orientaux ont besoin d’influences occidentales et les Occidentaux des leçons de l’Orient. Orient et Occident perdent leur sens littéral, celui de régions géographiques précises. Ils deviennent les deux faces d’un même être. »591 Le regard de l’autre permet de mieux se connaître soi-même mais en littérature le recours à l’imaginaire et les objectifs de l’écrivain risquent de fausser le regard. Français et Tunisiens s’influencent mutuellement, leur relation est construite sur un rapport de forces où chacun veut démontrer à l’autre qu’il a une identité et des qualités. Le lecteur peut observer l’objectivité de la littérature tunisienne lorsque les écrivains tunisiens n’hésitent pas à critiquer leur État et leurs concitoyens. 591 Bezombes, Roger : L’exotisme dans l’art et la pensée, p. 36. 379 En effet, devant les désillusions de l’après-indépendance, les Tunisiens se réveillent et manifestent leur mécontentement. L’État, les gouvernements ne sont pas à la hauteur de leurs attentes même si tout n’est pas négatif. Le manque de liberté est un thème qui parcourt toute cette littérature et qui est le témoignage d’une revendication populaire qui ne peut se dire, s’exprimer. À ce thème, s’ajoute une critique acerbe de la nouvelle société tunisienne. Celle-ci déçoit les écrivains qui sont restés en Tunisie et surtout ceux qui vivent en France. Ces derniers sont surpris de l’imitation excessive des mœurs occidentales. Ils réprouvent l’uniformisme de la société tunisienne qui s’est mise au diapason de la France, de l’Occident. Pour eux, les Orientaux sont devenus des pantins, des êtres grégaires ayant perdu toute individualité. Alors même que le but de l’indépendance était la revendication identitaire, l’opposition à l’Occident en tant que civilisation différente, l’émancipation n’a fait que renforcer le lien de dépendance de la Tunisie avec l’Europe par le biais de l’influence du modèle occidental. Car aujourd’hui tous les hommes adhèrent au mode de vie occidental et en reconnaissent la supériorité. Toutes les villes développées ou en voie de l’être sont identiques et façonnées sur un même modèle, celui de la culture dominante, celui des nations puissantes et influentes. De même, la ville est un véritable chantier, toute l’architecture mauresque a été détruite, modifiée, remplacée par des bâtiments communs, sans charme, contemporains. L’urbanisation est manquée ; certes, la cité s’est développée, s’est européanisée, mais tout semble détérioré, dissonant esthétiquement ; la capitale moderne est laide. En réalité, à travers ces critiques se cache une lutte du passé et du présent : « Plus qu’un thème de création, la problématique tradition/modernité constitue un souci esthétique et formel qui semble caractériser la littérature tunisienne par rapport aux deux autres du Maghreb. »592 La société tunisienne, par son Histoire, réunit la tradition et la modernité, deux cultures, orientale et occidentale, dites antagonistes. En réalité, l’Orient et l’Occident sont plus semblables qu’il n’y paraît. En dehors des caractéristiques du progrès qui touchent tout pays en voie de développement et tout pays développé, la désillusion et le mal-être lient les deux civilisations. À priori, tout oppose l’Orient et l’Occident : le climat, les religions, les gens, et pourtant les ouvrages de la littérature tunisienne laissent entendre une certaine 592 Bekri, Tahar : Littérature de Tunisie et du Maghreb, p. 28. 380 similarité. En effet, la colonisation a provoqué une interaction des deux cultures ; les écrivains observent une occidentalisation de la population tunisienne mais aussi une orientalisation des Français. Les colons ont connu la colère, le désespoir et un flou identitaire lorsqu’ils ont dû quitter la Tunisie et venir en France. Mal aimés par leurs concitoyens tunisiens qui ne voyaient en eux que des restes de la colonisation, mal reçus par leurs autres concitoyens français qui les considéraient comme des étrangers, des Arabes, ils ne savent plus où se situer et surtout qui ils sont. Le seul moyen pour eux de se retrouver et de clamer leur identité, c’est le communautarisme. Ce phénomène est vécu, des années plus tard, par les immigrés tunisiens. Tout d’abord, face aux gouvernements arabes, le premier réflexe est de se réfugier vers l’enfance, cette période heureuse et pleine d’insouciance. On retrouve là l’orientalisme : cette nostalgie tunisienne du passé où les traditions étaient respectées, où les valeurs étaient conservées, où la vie tout simplement était meilleure. Les Tunisiens vont donc rapporter du pays, à chaque retour en France (après les vacances) des marchandises afin de retrouver les parfums, les couleurs du pays. D’autres, vont vouloir s’intégrer et oublier leur patrie. Ils vont renier leur nom, leurs origines. Toutefois, ces actes sont très peu fréquents. En revanche, le phénomène majeur que l’on retrouve est le communautarisme. Comme pour les colons, les immigrés se sentant mal aimés, percevant l’animosité vis à vis de leur intégration vont agir comme l’ont fait leurs prédécesseurs lors de la colonisation. Ils vont se tourner vers la famille, les traditions, la religion. Leur foyer sera une imitation des maisons maghrébines, l’éducation inculquée, surtout aux filles, sera inspirée d’une éducation conservatrice, enfin, les rites religieux seront pratiqués avec plus de ferveur. Alors que l’immigration est synonyme de « se fondre dans la masse », les Tunisiens, entre autres, vont chercher de nouveau, comme s’ils avaient peur d’oublier leurs origines, de renier celles-ci, à revendiquer leur identité orientale alors même qu’ils aiment leur vie en France et les droits que la démocratie française leur octroie. Le mal-être réside dans leur tiraillement entre tradition et modernité, entre orientalité et occidentalité. De par leur histoire commune et à cause de la forte présence d’immigrés tunisiens aujourd’hui, la France et la Tunisie ne cessent et ne cesseront de s’influencer mutuellement. Du point de vue de leur relation, le pays francophone préserve son statut de maître et la Tunisie celui d’élève. Leurs rapports peuvent être parfois tendus à cause 381 des dirigeants mais il y a toujours un regard paternel de la France et cette volonté de parvenir à la hauteur de son ancien colonisateur de la part de la Tunisie. « Pour conserver (son) originalité chaque culture doit rester fidèle à elle-même. »593 Le métissage, la cohabitation modifient constamment les civilisations, mais les cultures dans leur cœur ne changent pas. Il faut, en effet, que chaque nation conserve son identité afin de léguer sa mémoire, ses origines, son Histoire au Monde. Du point de vue artistique, la littérature francophone tunisienne a évolué. Son désir de revendication s’est atténué pour laisser place à une création plus intime, même si celle-ci laisse une grande place à l’expression de l’orientalité de l’écrivain francophone. L’orientalisme et la littérature tunisienne de langue française ont permis de montrer les ressemblances des deux cultures et surtout de la nature humaine orientale et occidentale. La civilisation est un cercle où toutes les cultures se retrouvent, s’imitent, connaissent les mêmes joies et les mêmes peines, les mêmes interrogations et les mêmes remises en question. Nous avons pu voir que la nostalgie était partagée à travers ce même orientalisme, que le mal-être a été vécu de la même manière, qu’il y a eu échange de cultures : une orientalité des Occidentaux et une occidentalité des Orientaux. Aujourd’hui, le communautarisme est une nouvelle manifestation de l’identité arabe. Cependant, il risque de recréer ce qui existait lors de la colonisation, c’est à dire une cohabitation au sein d’une même terre de cultures différentes voire antagonistes. Or, comme nous l’avons vu, ces deux civilisations sont trop proches pour laisser se faire cette rupture. Comme le disait Goethe il y presque 200 ans : « Celui qui se connaît lui-même et les autres Reconnaîtra aussi ceci : L’Orient et l’Occident Ne peuvent plus être séparés. »594 593 594 Ibid, p. 423. Goethe : Le Divan, « Pièces posthumes », p. 199. 382 AVERTISSEMENT Qu’est-ce que la littérature ? Un mode d’expression écrit dans lequel l’artiste se livre. C’est pourquoi, vous allez trouver, dans cette bibliographie, des récits mais aussi des essais, des critiques, des bandes dessinées ou des albums photos. Ces différents genres reflètent la littérature tunisienne francophone, mais aussi la littérature orientaliste et les réactions que provoquent ces dernières dans le milieu littéraire. En effet, d’aucuns diront que la critique n’est pas de la littérature. Or, elle est l’expression d’une opinion comme le roman est l’expression de l’imaginaire. De nombreuses œuvres de la littérature tunisienne de langue française, par exemple, sont des nouvelles ou des romans donc des textes appartenant à la sphère littéraire proprement dite, mais leur contenu est celui de la critique. Dès lors où se situe la frontière ? De même, certains ouvrages orientalistes sont des études de civilisation, des analyses, il n’y a pas de recours à la création, l’imaginaire. Pourtant, ces œuvres font partie de la littérature orientaliste et nourrissent ce mouvement artistique. Cette bibliographie est l’illustration de toutes les formes d’expression écrites, reflets d’une culture, d’un mouvement, de l’Histoire 383 BIBLIOGRAPHIE Œuvres relevant de la littérature francophone tunisienne (écrivains nés e Tunisie) Abassi, Ali.- Le Récit de l’œuvre à l’extrait, Paris : Biruni 1994. Abassi, Ali.- Sur l’Histoire littéraire française. Proposition pour une didactique universitaire réformée, Tunis : Sahar édition 1995. Abassi, Ali.- Tirza, Tunis : Cérès 1996. Abassi, Ali.- Le Romanesque hybride, Tunis : Sahar édition 1996. Abassi, Ali.- Le Romanesque hybride II : conceptualisation et essais pratiques, Tunis : Sahar édition 1998. Abassi, Ali.- Voix barbares, Tunis : Sahar édition 1999. 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Lemanski 19141918 Cimetière arabe de Vassily Kandinsky Première guerre mondiale 1914- Recrutement des premiers 1918 Nords-Africains en France Notre petit gourbi de Charles Geniaux 1914 1917 Instauration de la première carte de séjour 1918 Naissance du Destour 1919 Mektoub de J. Pinchon et Daniel Quintin 1919 Les Cinq gentlemen maudits de Luitz Morat et Pierre Regnier Création de la Société des écrivains du Nord en 1920 Tunisie et création du Mouvement des Jeunes Tunisiens Première génération 1920d'écrivains tunisiens 1950 francophones Sodome et Gomorrhe de Marcel L'Atlantide de Jacques Feyder Proust le Cheick de Georges Melford 1921 1922 La Cantine roman de la petite colonisation d'Aimé Dupuy Naissance du Néodestour Minaret de Sidi-Bou-Saïd d'Albert Marquet Les Dix commandements de Cécil B. De Mille 1923 426 DATES EVENEMENTS HISTORIQUES 1924 ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES Prince Jaffar de Georges Duhamel Le Cabinet des figures de cire de Paul Léri Le Fils du Cheick de Georges Fitzmaurice 1926 1927 Le Sentier d'Allah de GustaveHenri Jossot 1929 La Hara conte par la Kahéna 1930 Les Lettres d'un colon de P.A Nicolas Premières mesures politiques afin de ralentir le flux d'immigrés 10 aout Première loi sur les quotas 1932 d'ouvriers étrangers 1931 La Femme et le député de Pierre Mille 1933 1934 Itto de Jean Benoît Levy 1936 Tel qu'en lui-même de Georges Duhamel 1937 Bachour l'étrange de Loïc de Cambourg Pépé le Moko de Julien Duvivier Favorisation des 1937naturalisations à l'approche 1939 de la guerre 1939 19391945 Du bled à la côte d'Aimé Dupuy Seconde guerre mondiale Passagers de l'Europe de René Laporte 1942 19421943 1944 1945 Occupation italienne et allemende en Tunisie Création de l'Union des femmes de Tunisie Le 2 novembre, création de l'ONI, l'Office National d'Immigration et vote d'une ordonnance sur l'entrée et le séjour d'étrangers en France Samson et Dalila de Cécil B. DeMille 1949 19501975 Deuxième génération d'écrivains tunisiens francophones 427 DATES EVENEMENTS HISTORIQUES 1953 1954 ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES La Statue de sel d'Albert Memmi Autonomie interne en Tunisie 1955 Les Aventures de Hadji de Don Weis Agar d'Albert Memmi 1956 Création de l'Armée nationale tunisienne 1956 Le 2 mars Indépendance du Maroc 1956 Le 20 mars Indépendance de la Tunisie Le Soleil sur la terre de Claude Roy 18 aout Proclamation de la liberté 1956 de la femme par Bourguiba Portrait du colonisé d'Albert Memmi 1957 1957 Le 25 juillet, Bourguiba élu président L'Immoraliste d'André Gide Ma foi demeure de Hachemi Baccouche 1958 1958 1958 1959 1960 1961 Création de la Banque centrale (BTC) et d'une monnaie nationale (le dinard) Le 8 avril Création de l'Union Nationale des Femmes Tunisiennes (UNFT) En juin Proclamation de la Constitution tunisienne Création de la Caisse Journal d'un exilé. Zarzis 1935 de Nationale de Sécurité Tahar Sfar Sociale (CNSS) Création de l'Agence de Presse Africaine (TAP) 1961 Episode de Bizerte 1962 Indépendance de l'Algérie 1963 Développement de l'immigration tunisienne 1963 Evacuation de Bizerte Premier long métrage tunisien: Al Fajr d'Omar Khlifi 1966 1967 Création de l'Académie militaire et de l'Office National de la Formation 428 DATES EVENEMENTS HISTORIQUES Professionnel et de l'Emploi (ONFPE) ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES Suppression de la procédure de régularisation 1968 des ouvriers immigrés non qualifiés Le Scorpion d'Albert Memmi Rue des Tambourins de Taos Amrouche 1969 Révolte du Sahel contre le Plan de Ben Salah et le gouvernement Circulaire Marcellin et Fontanet refusant le sol 1972 français aux immigrés sans emploi Circulaire Gorse autorisant une régularisation des 1973 clandestins jusqu'à la fin de l'année Les trois circulaires sont 1974 abrogées 1969 1974 19741977 1975 à nos jours Valéry Giscard d'Estaing élu président Immigration suspendue Troisième génération d'écrivains tunisiens francophones La Sexualité en Islam d'Abdelwahab Bouhdiba Un été qui vient de la mer de Claude Benady 1975 1975 Bourguiba élu président à vie 1976 Le Porteur d'eau de Larbi Ben Ali Jeudi noir, nouvelle 1978 rebellion du peuple tunisien contre le gouvernement L'Astrolabe et la mer de Cham Nadir 1980 1980 1981 Promulgation de la loi Bonnet qui rend plus difficile l'accès au territoire français François Mitterand élu président 429 Les Ambassadeurs de Naceur Ktari DATES EVENEMENTS HISTORIQUES ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES Circulaire Gaston Deferre qui assouplit les conditions 1981 de séjour des étrangers. Accords bilatéraux avec les pays concernés Les Jardins du Nord de Souad Guellouz Messieurs... je vous accuse de Mohamed Moncef Mettoui Qui se souvient du café Rubens de Georges Memmi 1982 1984 1984 1984 Soulèvement tunisien à cause de la hausse du prix du pain Instauration d'un titre de séjour et de travail de 10 ans 1985 L'Œil du jour de Hélé Beji L'Orientale de Nine Moati 1986 Phantasia d'Abdelwahab Meddeb 1986 1987 1987 Conditions d'entrée plus sévère, retour des expulsions Coup d'état et élection de Ben Ali comme président Le Conclave des pleureuses de Fawzi Mellah Dissolution de la Cour de sûreté de l'Etat tunisien 1988 Le Pharaon d'Albert Memmi 1988 L'Homme de paille de Marco Koskas 1988 1988 1988 Légalisation de l'Amnesty International Réelection de François Mitterand à la présidence française Suppression de la présidence à vie et instauration du quinquenat en Tunisie 1989 Miel et d'aloès d'Ali Bécheur Loi sur l'acquisition de la nationalité française: 1 an 1990 pour les conjoints, sur demande pour les adolescents de 16 à 21 ans 1991 Halfaouine, l'enfant des terrasses de Ferid Boughedir Chronique frontalière de Emna Bel Hadj Yahia 430 DATES EVENEMENTS HISTORIQUES 1992 1992 1993 ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Beji Retour en Tunisie après 30 ans d'absence de Roland Mattéra Les Cendres de Carthage d'Abdelaziz Belkhodja Cétait Tunis 1920 de Maherzia AminaBourraz Le Nombril du monde d'Ariel Zeitoun Nouvelle loi sur la nationalité: 2 ans pour les conjoints, remise en cause 1993 de l'acquisition de la nationalité à la naissance, motivation écrite pour ceux souhaitant devenir Français JuilletLoi Méhaignerie aout 1993 1994 L'Epervier de Moncef Ghachem Les Silences du Palais de Moufida Tlatli Tirza d'Ali Abassi Un été à la Goulette de Boughedir Ferid Jacques Chirac élu président Observation d'un développement de la Depuis discrimination à l'emploi, au 1995 logement, au loisirs, à l'administration…rencontrée par les immigrés 1995 1996 1996 1997 1998 L'Etage invisible de Emna Belhadj Yahia Jours d'adieu d'Ali Bécheur Mourad et Josabeth de El Aroui Abdelmajid L'Imposture culturelle de Hélé Beji Exercices du bonheur d'Albert Memmi Rouges-gorges et souris ravageuses d'Okbi Chedly Chouf de Hédia Baraket La Ferme du Juif de Pierre Chouchan Le certificat d'hébergement est supprimé pour une attestation à la mairie. 1998 L'enfant peut faire sa demande de nationalité dès 13 ans (avec l'accord des parents) Création du 26/26 en Le Cimetière des moutons de Tunisie, le fond mondial de Salem Trabelsi Ce 1999 promotion des régions les pays dont je meures de Faouzia plus démunies Zouari 431 DATES 2000 EVENEMENTS HISTORIQUES Mort de Bourguiba 2002 ŒUVRES LITTERAIRES ŒUVRES PICTURALES ET CINEMATOGRAPHIQUES Vie lointaine de Farès Khalfallah Et maintenant tu vas m'entendre de Taoufik Ben Brik Avenue de France de Colette Fellous La Retournée de Faouzia Zouari Tunis blues d'Ali Bécheur 05-mai02 Réelection de Jacques Chirac à la présidence Loi sur la maîtrise de l'immigration: enquête sur les mariages mixtes, 30-avrcréation d'un fichier 03 d'empreintes digitales pour les demandeurs de visa, durcissement de l'obtention des titres de séjour.. 2004 Portrait du décolonisé d'Albert Memmi "Immigration choisie" par Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin Suppression du principe de régularisation systématique juil-06 après 10 ans de présence sur le territoire 06-maiNicolas Sarkozy élu 07 président Loi Hortefeux: test ADN pour justifier le regroupement familial, juil-07 création d'un contrat d'accueil et d'intégration pour les familles étrangères. dec 2007 juin-05 2008 La Graine et le Mulet d'Abdellatif Kechiche Nous, décolonisés de Hélé Beji 432 TABLE DES ILLUSTRATIONS Figure 1 : Le Persan assis, Jean Antoine Watteau, 1715, Paris : Musée du Louvre, Sanguine et pierre noire sur chamoix : 30/19 cm................................................................................. 23 Figure 2 : Le Massacre des Mameluks dans la citadelle du Caire, Horace Vernet, 1819, Amiens : Musée de Picardie, Huile sur toile : 386/514 cm.............................................. 24 Figure 3 : Sultane reine, Joseph-Marie Vien, 1748, Paris : Musée du Petit Palais, Huile sur papier : 26,5/20,5 cm........................................................................................................ 25 Figure 4 : Femmes turques, Antoine Favray vers 1764, Toulouse : Musée des Augustins, Huile sur toile : 93/124cm................................................................................................ 25 Figure 5 : Exécution sans jugement sous les rois maures de Grenade, Henri Regnault, 1870, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 302/146 cm. ...................................................... 36 Figure 6 : Le Khalife de Constantine, Ali Ben Bahmed, chef des Harakta, suivi de son escorte, Théodore Chassériau, 1845, Versailles : Musée national du château, Huile sur toile : 260/325 cm....................................................................................................................... 38 Figure 7 : Mulay Abd-Al-Rahman, sultan du Maroc, sortant de son palais de Meknes, entouré de sa garde et de ses principaux officiers, Eugène Delacroix, 1845, Toulouse : Musée des Augustins, Huile sur toile : 377/340 cm. ................................................................... 39 Figure 8 : La Chasse au héron, Algérie, Eugène Fromentin, 1865, Chantilly : Musée Cendé, Huile sur toile : 99/142 cm. .............................................................................................. 40 Figure 9 : Le Raïs, Mohamed Racim, 1931, Collection particulière, Gouache rehaussée d’or : 18,5/13,5........................................................................................................................... 42 Figure 10 : Types de race algérienne, Félix Philippoteaux, 1846, In Les Orientalistes, peintres voyageurs, Lynne Thornton, Paris : ACR éditions, 1993. ............................................... 43 Figure 11 : Un groupe de Maures, Lehnert & Landrock, 1900, In Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes, Michel Megnin, Paris: Appolonia Editions, Tunis et Paris Méditerranée, 2005........................................................................................................... 44 Figure 12 : Algérienne et son esclave, Ange Tissier, 1860, Paris : Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, Huile sur toile : 130/97 cm. ........................................................................... 47 Figure 13 : Les Almées, Paul Louis Bouchard, 1893, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 160/133 cm....................................................................................................................... 48 Figure 14 : Le Bain turc, Jean-Auguste Dominique Ingres, 1842, Paris : Musée du Louvre, Toile sur bois : 110/110 cm.............................................................................................. 49 Figure 15 : Esther se parant pour être présentée au roi Asserus, Théodore Chassériau, 1841, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 45,5/35,5 cm.................................................. 50 Figure 16 : Bain au sérail, Théodore Chassériau, 1849, Paris : Musée du Louvre, Huile sur bois : 50/32cm. ................................................................................................................. 51 Figure 17 : Le Bazar aux tapis du Caire, William-James Muller, 1843, Bristol: The City of Bristol Museum and Art gallery, Huile sur bois: 62,2/74,9 cm. ...................................... 53 Figure 18 : Moïse sauvé des eaux, sir Lawrence Alma Tarreda, 1904, Collection particulière, Huile sur toile : 137,5/213,4............................................................................................. 63 Figure 19 : Le Sahara ou Le Désert, Gustave Guillaumet, 1867, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 110/220cm........................................................................................................ 65 Figure 20 : Les Bergers conduits par l’étoile, se rendent à Bethléem, Octave Penguillyl’Haridon, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 70/120 cm.............................. 65 433 Figure 21 : Caravane aux abords de la mer Rouge, Alberto Pasini, 1864, Florence : Galleria d’Arte Moderna, Huile sur toile : 37/64 cm. .................................................................... 67 Figure 22 : Danseuses marocaines-danse des mouchoirs, Théodore Chassériau, 1849, Paris : Musée du Louvre, Huile sur bois : 32/40 cm. .................................................................. 86 Figure 23 : Femmes d’Alger dans leur appartement, Eugène Delacroix, 1834, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 180/229 cm. ......................................................................... 86 Figure 24 : Enterrement au Maroc, Eugène Fromentin, 1853, Paris : Musée du Louvre, Huile sur toile : 32,5/56 cm........................................................................................................ 87 Figure 25 : Minaret de Sidi Bou Saïd, Albert Marquet, 1923, Collection particulière, Huile sur panneau : 22/27cm. .......................................................................................................... 88 Figure 26 : La Porte de la mosquée de Yeni Djami à Constantinople, Alberto Pasini, 1870, Nantes : Musée des beaux-arts, Huile sur toile : 156,8/115,5 cm. ................................... 88 Figure 27 : Prière du soir dans le Sahara, Gustave Guillaumet, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 135/182 cm. ............................................................................................ 99 Figure 28 : Juda et Thamar, Horace Vernet, 1840, Londres : Wallace collection, Huile sur toile : 129/97,5cm........................................................................................................... 103 Figure 29 : Monuments d’art moderne qui ponctuent l’avenue Habib Bourguiba. ............... 123 Figure 30 : Avenue Habib Bourguiba à Tunis, 2003. ............................................................ 124 Figure 31 : Avenue de France, Lehnert & Landrock, 1900 In Tunis 1900, Lehnert & Landrock photographes, Michel Megnin, Paris: Appolonia Editions, Tunis et Paris Méditerranée, 2005......................................................................................................... 125 Figure 32 : Olympia, Edouard Manet, 1863, Paris : Musée d’Orsay, Huile sur toile : 130,5/190 cm. .................................................................................................................................. 142 Figure 33 : Photos issues de Chouf de Hédia Baraket, 1998. ................................................ 143 Figure 34 : Colonnes de granit du portique de Canope à Alexandrie, Luigi Mayer, 1802, Paris : Bibliothèque nationale, gravure extraite des Vues d’Egypte............................... 194 Figure 35 : Cimetière arabe, Vassily Kandinsky, 1909, Hambourg : Kunsthalie, Huile sur carton : 71,5/98cm.......................................................................................................... 200 Figure 36 : Femme voilée, Ahmed Hajeri, 2004, www.tvardeche.fr. .................................... 341 Figure 37 : Femmes voilées, Khellil, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. ........ 341 Figure 38 : Femmes voilées, Limam, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia. ..................... 341 Figure 39 : Ville arabe, Khellil, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia.............................. 341 Figure 40 : Medina, Khellil, avant 2002, Hôtel Nour Palace Mahdia.................................... 342 Figure 41 : Medina, Sehili, 1984, Gouache: 40/70, www.sehili.net. ..................................... 343 Figure 42 : Paysage, Ridha Bettaieb, 1994, www.tunisia-stamps.tn. .................................... 343 Figure 43 : Fantasia, Khellil, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia..................... 344 Figure 44 : Cavalerie, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia................ 345 Figure 45 : Scènes de Mahdia, anonyme, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. . 345 Figure 46 : La Pêche, Limam, avant 2002, galerie, Hôtel Nour Palace Mahdia. .................. 346 Figure 47 : La Pêche, Ahmed Hajeri, 2004, www.tvardeche.fr............................................. 346 Figure 48 :