Face aux risques extrêmes : banques et assurances
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Face aux risques extrêmes : banques et assurances
D I R E C T I O N D E S . – M A R S 2 0 0 6 Face aux risques extrêmes : banques et assurances . A 3 2 8 É C O N O M I Q U E S E L O C I R G T A Le point de vue d’un réassureur Des assureurs résilients I DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES D S.A. L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques L’appel aux marchés financiers : les cat bonds É AGRICOLE R CRÉDIT Nouvelle ère, nouveau « Business Model » Les plans de continuité d’activités C PAR B A N C A I R E S ÉDITÉE H O R I Z O N S REVUE – N U M É R O 3 2 8 - S M A R S 2 0 0 6 N U M É R O É T U D E S Rôle de l’État et des banques centrales Les États-Unis depuis le 11 septembre 2001 Quelles leçons tirer des accidents financiers ? La gestion des risques extrêmes à Calyon N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 E R I A Face aux risques banques et S O M M HORIZONS Editorial ............................................................................................................................................................................................ 5 ALAIN STRUB, DIRECTEUR DES RISQUES ET CONTRÔLES PERMANENTS GROUPE, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Nouvelle ère, nouveau « Business Model » ........................................... 7 ERWANN MICHEL-KERJAN, SPÉCIALISTE DE LA GESTION ET DU FINANCEMENT DES RISQUES DE CATASTROPHES À LA WHARTON BUSINESS SCHOOL DE PHILADELPHIE L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques .................................................................................................................................. 17 ADRIAN ROCHE, DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. ÉRIC SALOMON, DIRECTION DES RISQUES, GROUPE RISQUES OPÉRATIONNELS, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Gérer le risque extrême : le point de vue d’un réassureur ...................................................................................... 25 GODEFROY DE COLOMBE, DIRECTEUR DES AFFAIRES PUBLIQUES, SCOR Des assureurs résilients ......................................................................................................................... 33 SERGE OPPENCHAIM, DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. L’appel aux marchés financiers comme alternative à la réassurance : les cat bonds ................................... 41 PERRINE KALTWASSER, COMMISSAIRE-CONTRÔLEUSE DES ASSURANCES ET ACTUAIRE Table ronde : les plans de continuité d’activités ALAIN STRUB, DIRECTEUR DES RISQUES ET CONTRÔLES PERMANENTS GROUPE, CRÉDIT AGRICOLE S.A. PASCAL CELERIER, DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CRÉDIT AGRICOLE D’ILE-DE-FRANCE BERNARD MARY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CRÉDIT AGRICOLE NORD EST ROBERT ZEITOUNI, RESPONSABLE DU PÔLE SÉCURITÉ ET CONTINUITÉ D’ACTIVITÉS, CRÉDIT AGRICOLE S.A. JEAN-PAUL BETBÈZE, CHEF ÉCONOMISTE, DIRECTEUR DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. ................ 47 BANCAIRES – NUMÉRO 328 – MARS 2006 extrêmes : assurances Le rôle de l’État face aux risques extrêmes .............................................................. 55 GUILHEM BENTOGLIO, CHARGÉ DE MISSION AU COMMISSARIAT GÉNÉRAL DU PLAN La réaction des banques centrales aux crises financières ......... 63 ..................................................................................................................................................... 71 ANTOINE MARTIN, FEDERAL RESERVE BANK DE NEW YORK Les États-Unis face aux risques extrêmes depuis le 11 septembre 2001 SANDRINE BOYADJIAN ET HÉLÈNE BAUDCHON, DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Quelles leçons tirer des accidents financiers ? ................................................... 79 ADRIAN ROCHE, DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. La gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir ........................................................................................................................................................................................ 89 HERVÉ GOULLETQUER, MAXIME PENNEQUIN, GILLES TRANCART, DIRECTION DE LA GESTION ET DU CONTRÔLE DES RISQUES, CALYON Vivre et gagner avec le risque extrême .......................................................................... 101 JEAN-PAUL BETBÈZE CHEF ÉCONOMISTE, DIRECTEUR DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Service aux lecteurs ................................................................................................................................................. 105 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Jean-Paul Betbèze RÉDACTION EN CHEF Rémy Contamin SECRÉTARIAT DE RÉDACTION Véronique Champion-Faure SUIVI DU FICHIER Élisabeth Nicolas CONTACTS Crédit Agricole S.A. 75710 Paris Cedex 15 Tél. : 01 43 23 69 02 - Fax : 01 43 23 58 60 Internet : http://www.credit-agricole.fr/ rubrique : kiosque Eco CONCEPTION - MISE EN PAGES Bleu comme une Orange RÉALISATION CAG IMPRESSION Crédit Agricole S.A. « Cette publication reflète l’opinion du Crédit Agricole. Toutefois, les analyses qui y sont exprimées ne constituent en aucune façon une offre de vente ou une sollicitation commerciale et ne sauraient donc engager la responsabilité du Crédit Agricole ou de l’une de ses filiales. 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Crédit Agricole, its affiliates and their respective officers, directors and employees including persons involved in the preparation of this document may from time to time, deal in, hold or act as market makers or advisors, brokers or investment or commercial bankers in relation to securities, derivatives, issuers or any persons mentioned herein.” 4 N U M É R O E D I 3 2 8 T – M A R S O ALAIN R I 2 0 0 6 A L STRUB DIRECTEUR DES RISQUES ET CONTRÔLES PERMANENTS GROUPE, CRÉDIT AGRICOLE S.A. L e sujet des risques extrêmes est un sujet difficile, car il porte sur la capacité de nos organisations à éviter le risque absolu qui est celui de la mort, mort des personnes, mort des organisations. En la matière, on sait qu’on ne doit rien négliger et qu’il n’y a pas de demimesure possible. Mais quoi et comment faire ? Car il s’agit de penser l’impensable, comme on l’a vu le 11 septembre 2001, d’imaginer le fait que peut advenir ce qui n’est jamais advenu. Il faut en permanence se poser la question : que se passerait-il si... ? On n’est plus dans le domaine des probabilités. Les techniques classiques, les modélisations des risques, ne sont pas d’un grand secours. À cet égard, une veille spécifique, chargée de recenser les cas dont on peut avoir connaissance, quel que soit le secteur d’activité, et de décrire les effets qu’un cas similaire pourrait avoir sur l’entreprise, est utile. Malgré cela, on sait qu’on ne pourra jamais tout prévoir et qu’il restera une part de risque imprévisible, absolument non maîtrisable. Il faut donc anticiper pour tout à la fois tenter d’éviter ces risques, en réduire l’ampleur s’ils surviennent, et permettre aux organisations de subsister quels qu’en soient les effets après que le sinistre se soit produit. La caractéristique de ces risques est qu’ils entraînent pour l’entreprise l’impossibilité durable de remplir sa mission, de remplir son rôle dans la société, d’assurer ses finalités. Pour les gérer, il est donc nécessaire de déterminer quelles sont les fonctions essentielles, qui constituent le cœur de l’activité, et dont la continuité est attendue par l’environnement. Il s’agit ensuite de mettre en œuvre les conditions de fonctionnement qui garantiront l’exercice de cette mission et la réalisation des tâches qui en découlent. C’est le domaine des plans de continuité d’activités. La difficulté réside ici dans le fait que ce type de risque présentant un caractère de très grande rareté, il est loin des préoccupations des acteurs ; et donc l’entretien en état de marche des dispositifs se situe rarement en bonne place dans leur plan de charge. 5 /... N U M É R O /... 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Sauf si les dispositifs en question participent de l’activité quotidienne normale. Et c’est sans doute là qu’il faut chercher les solutions. Prenons l’exemple d’un effondrement d’immeuble : une chose est de disposer de locaux de substitution, autre chose est d’avoir décidé de répartir l’activité dans plusieurs immeubles. On perçoit bien que dans le deuxième cas, lors de sinistre grave, on réduit sa portée (on écarte le sinistre pour une partie des salariés) et la continuité d’activité est facilitée par le fait que les systèmes installés dans les autres immeubles peuvent continuer à fonctionner (à condition bien sûr de ne pas avoir spécialisé trop chaque immeuble dans une activité donnée, ce qui oblige à une conception de l’organisation pensée pour un fonctionnement en cas de crise). Prenons un autre exemple, celui des plates-formes de traitements (d’appels téléphoniques et de prise d’ordre des clients, de gestion des sinistres avec les tiers...). Un back-up utilisé chaque semaine, notamment pour absorber les pointes d’activité, aura des chances de fonctionner bien mieux en cas de sinistre, lorsqu’il devra monter en puissance, qu’un back-up activé épisodiquement lors de simulations décidées par le département sécurité de l’entreprise. C’est donc bien à une réflexion sur nos organisations qu’il faudra se livrer. Cela en vue de modifier notre façon d’exercer nos métiers au quotidien, puisqu’il s’agit moins de prévoir des dispositifs qui s’activeront uniquement en cas de sinistre que de concevoir, pour les activités essentielles, des traitements, des processus opérationnels permanents, qui seront résistants aux sinistres. Le défi consiste alors à profiter de cet effort de réorganisation pour améliorer aussi la qualité de la prestation, sa fiabilité et sa productivité. La gestion du risque devient alors – y compris dans sa dimension risques extrêmes – un élément parmi d’autres à intégrer dans la gestion « normale » de l’entreprise, dont on sait qu’elle consiste toujours à rechercher la combinaison qui optimisera les différentes composantes qui font la performance globale dans la durée. 6 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Nouvelle ère, nouveau “Business model” INTERVIEW DE ERWANN MICHEL-KERJAN SPÉCIALISTE DE LA GESTION ET DU FINANCEMENT DES RISQUES DE CATASTROPHES À LA WHARTON BUSINESS SCHOOL DE PHILADELPHIE (CENTER FOR RISK MANAGEMENT AND DECISSION PROCESSES, DONT IL EST LE MANAGING DIRECTOR) ET À L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE (LABORATOIRE D’ÉCONOMÉTRIE). Avec la montée des coûts liés aux catastrophes naturelles telles que Katrina ou aux attaques terroristes à grande échelle, comment se pose la question de la couverture des risques extrêmes aujourd’hui ? Cette question se pose brutalement. Le facteur majeur tient au changement radical dans l’échelle de la déstabilisation et des conséquences économiques et sociales. En l’espace de quelques années, nous sommes passés de risques importants, certes, mais relativement locaux géographiquement (Tchernobyl, par nature, était une exception), à des risques globaux, extrêmement coûteux. Une des caractéristiques principales de ces nouveaux risques est leur interdépendance. La globalisation des activités économiques est indéniablement accompagnée d’une globalisation des risques extrêmes. Prenons quelques exemples récents. Les attaques du 11 septembre 2001 contre les États-Unis. Elles n’ont pas été qu’une crise états-unienne. Ces attentats ont coûté quelque 35 milliards de dollars de remboursement d’assurance, les deux tiers desquels furent payés par les réassureurs, dont la plupart étaient européens. Implication directe de la globalisation des activités financières : du point de vue de la couverture financière des risques extrêmes, le 11 septembre a d’abord été une catastrophe européenne. De même, la crise de l’anthrax au cours de l’automne 2001 a touché, directement ou par effet d’interdépendance, tous les systèmes postaux en Europe. Ceux-là manquaient très nettement, jusqu’au plus haut niveau décisionnel, de capacité de coordination internationale et de réponse collective. L’épisode du SRAS répond à la même logique. En l’espace de trois mois, trente pays étaient touchés. Il en est de même pour la grippe aviaire. Pour cette raison, je propose le terme de « risques à grande échelle », /... puisque c’est bien de cela dont il s’agit. 7 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... Qui doit payer ? Nous touchons ici à la question centrale. 2001, puis 2004, puis 2005 : voici la liste des records de l’année la plus coûteuse de toute l’histoire de l’assurance et de la réassurance mondiale pour ce qui relève de la couverture des catastrophes. Si vous additionnez le 11 septembre et Katrina, ce sont près de 80 milliards de dollars de remboursement d’assurance. Pour vous donner un référentiel, c’est autant que la somme cumulée de tous les remboursements d’assurance ayant suivi la totalité des catastrophes naturelles survenues dans le monde entre 1970 et 1988 (prix corrigé de l’inflation). Deux événements qui ont donc coûté à l’industrie de l’assurance autant que dix-huit années… Ces événements extrêmes se succèdent aujourd’hui à un rythme accru – cela limite la diversification intertemporelle de votre portefeuille – et avec un facteur de corrélation entre lignes de risques (et pays) plus fort, limitant la diversification géographique de votre prise de risque. De plus, les dommages assurés ne sont que la partie visible de l’iceberg : à lui seul, l’ouragan Katrina a infligé quelque 200 milliards de dollars de dommages, volatilisés en quelques heures. À titre comparatif, cela représente près des deux tiers du budget de l’État français cette année. Le constat est donc entendu : en l’espace de cinq ans, nous avons basculé, passé le « tipping point ». La couverture de tels risques doit alors être repensée. Et ce changement radical d’échelle ne requiert pas juste un peu plus de ce que l’on faisait auparavant ; il requiert un nouveau type de réponse. Plusieurs grands états-majors et gouvernements le reconnaissent aujourd’hui et tentent de mieux en comprendre les enjeux, afin de redéfinir adéquatement leur stratégie ou action de politique publique. Qu’entendez-vous par « nous avons basculé » ? Trois choses : échelle, interdépendance, et irréversibilité. D’abord, l’échelle de réalisation est telle que l’événement affecte un très grand nombre de personnes et d’organisations simultanément. Or, pour des capacités de réaction limitées, celles-ci sont à rendement d’échelle marginale décroissant. Prenez l’exemple d’un accident impliquant 100 voitures dans le brouillard. Il n’appelle pas la même logistique d’intervention que 100 accidents distincts impliquant seulement une voiture, et survenant systématiquement à deux jours d’intervalle. Dans le dernier cas, votre capacité d’intervention peut non seulement être relativement limitée, mais elle peut être testée en temps réel très souvent et améliorée d’une intervention à l’autre, jusqu’à devenir parfaitement rodée et 8 Nouvelle ère, nouveau “Business model” I N T E R V I E W D E E R W A N N M I C H E L - K E R J A N efficace (pensez aux interventions du Samu ou des pompiers). Alors que dans le premier cas, elle nécessite des capacités extraordinaires qui requièrent un tout autre ordre de coordination. Il en va de même du financement de telles catastrophes : votre besoin en capital est beaucoup plus important que la somme de vos besoins pour n expositions de plus faible taille. Et puisque beaucoup d’organisations ont toutes un besoin de capital immédiatement après une catastrophe, le coût du capital augmente significativement. C’est l’effet d’échelle. Ensuite, ces événements sont tels que même si vous-même ou votre organisation n’êtes pas directement touchés, vous subirez des répercussions importantes de type effet domino, par le biais de vos partenaires, vos clients, vos fournisseurs… qui peuvent in fine mettre à mal votre propre activité. Même si vous protégez parfaitement votre compagnie, elle reste extrêmement vulnérable de par ses liens d’activités avec d’autres qui n’ont peut-être pas pris les mêmes mesures que vous et, de fait, sont déstabilisées par une catastrophe. Dès lors, quelle incitation avez-vous à investir dans des mesures de protection coûteuses si vous savez que d’autres n’en font pas de même, et que leur refus de le faire vous fait supporter un risque que vous ne contrôlez pas ? C’est l’effet d’interdépendance. Enfin, il existe bel et bien un point de non-retour, « d’irréversibilité de l’impact ». Prenons la ville de la NouvelleOrléans ; même si elle sera partiellement reconstruite (notamment grâce aux remboursements d’assurance et aux aides fédérales d’urgence), elle ne sera plus jamais comme avant. L’effet irréversibilité n’est d’ailleurs pas toujours dû à une destruction ponctuelle. Pensez à la crise de responsabilité qui a secoué le milieu des affaires (Enron, Worldcom, etc.) : la loi préparée par le député américain Michael Oxley et le sénateur Paul Sarbanes a changé radicalement le fonctionnement de milliers d’entreprises opérant aux États-Unis (loi dite Sarbanes-Oxley). C’est l’effet irréversibilité. Or, ces trois effets n’interviennent pas indépendamment, ils se combinent et se renforcent mutuellement. Là est le basculement. On avait coutume de dire de ces risques extrêmes qu’ils étaient très peu fréquents et au coût substantiel, est-ce bien toujours le cas ? C’est une très bonne question. Sur les impacts financiers, ils sont plus importants que jamais et le seront demain encore plus ; les données sont formelles, je ne pense donc pas qu’il y ait véritablement controverse sur ce point. Pour ce qui relève /... 9 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... de la probabilité, cela reste vrai bien sûr si vous la comparez à celle d’événements qui se répètent de très nombreuses fois de manière indépendante, par exemple les accidents de voiture. Pourtant, je ne pense pas qu’ils soient encore à très faible probabilité d’occurrence. Quand des événements supposés survenir tous les 500 ans se succèdent tous les ans ou tous les 5 ans, c’est bien que les anciens modèles de prédiction sont dépassés et qu’il faut revoir les hypothèses de base. Faisons ensemble un exercice simple. Prenez un papier et un crayon, et dix minutes de votre temps pour lister les événements extrêmes survenus au cours des cinq ou six dernières années : catastrophes naturelles, terrorisme, catastrophes industrielles, pandémies, crises financières, juridiques, nouvelles régulations transformant votre activité… Maintenant que les dix minutes sont écoulées, combien en avez-vous ? 5, 7, 12, plus ? Quelle est la moyenne annuelle du nombre de tels événements déstabilisants ? Quelle est alors la probabilité de l’occurrence d’un autre événement extrême au cours de l’année 2006 ? Certainement, elle est de 1. Et combien de tels événements d’ici 2010 ? Beaucoup, et même beaucoup plus qu’avant. La question n’est donc plus vraiment « si », mais « lequel, quand et où ? ». Bien sûr, il ne s’agit pas seulement de « compter » le nombre de ces événements, mais de quantifier leur vraisemblance dans un contexte particulier, un lieu et un temps particulier. Et nous touchons là un point douloureux pour beaucoup d’entre nous, financiers ou actuaires. C’est la limite de connaissance des modèles de quantification du risque. L’approche probabiliste traditionnelle est, au mieux, très discutable (comment quantifier mathématiquement la probabilité d’une attaque terroriste de grande ampleur en 2006 contre une capitale financière mondiale ?). Plus dangereux encore, les estimations probabilistes sont parfois trompeuses pour les dirigeants qui les utilisent pour prendre des décisions importantes. Elles peuvent en effet apporter un faux sentiment de sécurité, de « maîtrise » du phénomène (« la probabilité est infime », « nous sommes vraiment en queue de distribution », « de toute manière, cela n’arrive qu’aux autres »). Il s’agit alors bien plus de travailler sur une série de scénarios déstabilisants plausibles, et de savoir comment l’entreprise réagirait à chacun d’eux. Quel est votre sentiment sur les principales menaces que vous percevez à l’horizon 2010 ? Depuis 2005, j’ai le plaisir de travailler étroitement, ainsi que plusieurs de mes collègues de la Wharton Business School aux États-Unis, avec le Forum économique mondial de Davos. Le forum est tout à fait conscient de l’impérative nécessité de 10 Nouvelle ère, nouveau “Business model” I N T E R V I E W D E E R W A N N M I C H E L - K E R J A N mettre la question des risques extrêmes à l’agenda des plus grands décideurs. C’est précisément ce qu’il a fait avec cette initiative jointe, le « global risks programme », en partenariat avec les états-majors de Merrill Lynch, Marsh & MacLennan et Swiss Re. Les premiers résultats ont été présentés lors du Forum 2006 fin janvier. Nous avons retenu 25 risques ; ils incluent notamment le terrorisme international de masse, les grandes catastrophes naturelles (ou « super-cat »), les impacts nombreux du changement climatique, ainsi que le développement exponentiel des nanotechnologies, la protection des grandes infrastructures critiques, l’émergence de nouvelles pandémies, en passant par la croissance fulgurante de la Chine et de l’Inde, les nouvelles régulations de marché et les crises fiscales. Ils ont tous en commun de toucher potentiellement plus de trois continents et d’engendrer des conséquences économiques supérieures à 10 milliards de dollars, le seuil retenu. C’est là un premier élément de réponse à votre question. Un second élément de réponse est, qu’à mon sens, la plupart de ces risques se réaliseront à horizon 2010-2015 - à des degrés divers bien sûr. Ils seront plus ou moins déstabilisants, porteurs de plus ou moins d’opportunités de marché (et de cohésion sociétale), selon le degré de préparation des comités de direction d’entreprise (et des gouvernements). Notre capacité de réaction est ici primordiale. À bien y réfléchir, aucun de ces risques extrêmes n’est exogène ; tous sont endogènes à nos sociétés. Ils résultent de forces combinées politiques, économiques, sociales et religieuses en place, et futures. Prenez le cas des catastrophes dites naturelles. Un événement naturel de grande ampleur ne devient une catastrophe que lorsqu’il touche des zones fortement peuplées et/ou industrialisées, et mal préparées à y faire face. De même, le lien entre intensité de certaines catastrophes (ouragan, canicule) avec le changement climatique observé depuis une quinzaine d’années est aujourd’hui reconnu par une large part de la communauté scientifique. Les deux effets combinés constitueront certainement un challenge encore plus important en 2010 ou 2015 que nous l’avons vu ces trois dernières années. La croissance des valeurs et des densités de population dans des zones exposées est également un facteur radical d’amplification des impacts futurs. Par exemple, 80 % des valeurs assurées dans l’État de Floride se situent sur les côtes, particulièrement vulnérables aux ouragans. Si le même ouragan qu’Andrew, qui a dévasté les côtes de Floride en 1992, survenait cette année, il engendrerait /... plus du double des dommages économiques d’alors. 11 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... En vous appuyant notamment sur votre expérience améri- caine et européenne, quel est votre point de vue sur l’état et l’efficacité des « partenariats public-privé » actuellement en place ? Mon expérience et l’importance de cette question me forcent à émettre un jugement critique. Je trouve aujourd’hui le terme « partenariats public-privé » de plus en plus galvaudé. Au cours des six derniers mois, j’ai compté, rien qu’en France et aux États-Unis, plus de… 110 conférences, séminaires, workshops, incluant cette expression dans leur titre principal. Attention, je ne dis pas que je suis contre. Le concept même est porteur de sens. Reconnaître la nécessité d’impliquer dans une démarche collective à la fois le secteur public et les acteurs privés est essentiel. Mais n’est-il pas défait de sens car utilisé à tort et à travers ? Hélas, se contenter de brandir ce concept comme « la » solution miracle ne vous amène pas très loin. L’enjeu premier – le travail de fond à effectuer pour observer des modifications tangibles et mesurables – demeure : Qui sont les véritables partenaires ? Combien sontils ? Quel pouvoir d’action représentent-ils vraiment ? Quelles sont les conditions du « partenariat » ? Pour quels coûts, quelles responsabilités ? Pour quels bénéfices attendus, et à quel horizon temporel ? Que recherche l’acteur privé, la sphère publique, et pour quel agenda respectif ? Le partenariat est-il temporaire ou mis en place pour durer ? De ces réponses à ces questions (rarement posées de la sorte) dépendra la véritable valeur de ces partenariats. Aussi, dans l’idée de partenariat, il y a celle de volonté commune des partenaires à s’unir. Si le Crédit Agricole décide de s’unir à deux autres groupes bancaires dans un projet de financement important, les trois partenaires doivent être satisfaits du résultat du partenariat. Le choix des partenaires et les termes du partenariat sont donc à négocier. Pour vous en convaincre, il est intéressant d’analyser les conditions de « partenariats » de plusieurs systèmes en place pour la couverture des risques de catastrophes. Pour certains, le secteur privé de l’assurance a très largement bénéficié du partenariat (au détriment de certaines catégories d’assurés, le gouvernement laissant faire), comme on l’a vu de certains systèmes de couverture contre les inondations. Pour d’autres, il est obligé de participer (cas du terrorisme en France et aux États-Unis) selon des termes définis par la loi (donc par la partie publique). Cela n’est pas sans créer de tensions. Celles-ci risquent d’ailleurs fort de s’accentuer avec l’accroissement des déficits publics (réticence du Trésor à couvrir des risques qui relèvent 12 Nouvelle ère, nouveau “Business model” I N T E R V I E W D E E R W A N N M I C H E L - K E R J A N pourtant d’une fonction régalienne, comme la menace terroriste) et une compétitivité accrue (réticence des assureurs à couvrir des risques qu’ils ne couvriraient pas s’il n’y étaient pas contraints par la loi). Notons ici que le refus d’un assureur, ou d’une banque, de couvrir un risque estimé trop important ne constitue pas en soit une défaillance de marché, comme on l’entend parfois. Cela constitue un signal de marché d’une activité jugée par trop risquée. Dans une perspective de politiques publiques, il faut bien faire la différence entre défaillance de marché et un légitime souci d’équité. Par exemple, en France, tout(e) habitant/entreprise doit être couvert(e) contre les inondations, et paie le même pourcentage de surcharge (12 %) de sa prime de base. Il en résulte qu’un grand nombre de primes d’assurance sont fortement subventionnées par ceux qui ne sont pas du tout, ou très peu, exposés à ce risque. Économiquement, c’est inefficace ; mais c’est aussi adhérer à l’idée de solidarité nationale. Il me paraît donc primordial de bien définir, ex ante, les termes du partenariat, afin de garantir son efficacité économique, sa cohérence politique et son impact d’équité. L’an passé en France, deux rapports importants ont inscrit la question du rôle et de la responsabilité des secteurs public/privé comme élément central de leur approche : le rapport public 2005 du Conseil d’État (Responsabilité et socialisation du risque), et l’étude prospective dirigée par Guilhem Bentoglio et Jean-Paul Betbèze au Commissariat Général du Plan (services du Premier ministre). J’en recommande la lecture. Votre expertise sur ces sujets émergents est sollicitée par un nombre croissant d’organisations, quels enseignements tirer de l’évolution de vos travaux et initiatives des deux côtés de l’Atlantique pour les dirigeants des grandes entreprises, des banques et du secteur de l’assurance ? Ces risques extrêmes vont continuer de déstabiliser bon nombre de compagnies. Nous avons été formés dans les Grandes Écoles ou Universités à gérer la continuité ou, tout au plus, des crises locales mais en univers stable, échelle limitée et connaissance du phénomène. Aujourd’hui, vous confrontez votre organisation à des événements d’échelle très large, en univers dont les référentiels changent très rapidement, et avec un haut niveau d’incertitude. Cela fait de la prise de décision un art plus complexe. Certaines organisations resteront sur le bord de la route, stagnant ou régressant, faute d’avoir anticipé assez tôt au niveau du comité de direction. D’autres ont déjà compris qu’il s’agissait d’un nouvel /... 13 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... environnement, avec de nouvelles règles, et aussi d’impor- tantes opportunités de marché. Et plutôt que de confier ces questions à leurs seuls risk managers les ont portées à l’agenda de leur conseil d’administration. C’est ce que nous nous efforçons d’enseigner aux futurs grands leaders qui viennent étudier à Wharton. À plus large échelle, je m’applique à aider les décideurs à mieux appréhender ces nouvelles opportunités, en leur évitant les coups de tonnerre que la gestion au quotidien de leur agenda ne leur permet pas toujours d’anticiper à temps. C’est crucial, car les dirigeants seront en première ligne, sous le feu des medias (voire de juges), lorsqu’une catastrophe surviendra. Quant au secteur de l’assurance, il constitue aujourd’hui la première industrie au monde, en termes de revenus générés par son activité. Ajoutons le secteur bancaire, et vous avez ici un géant, sans proche second. Les enjeux économiques pour ces deux secteurs sont donc de tout premier plan. La direction des affaires financières de l’OCDE (30 pays membres), a d’ailleurs placé récemment la question de la gestion et du financement des risques à grande échelle comme l’un de ses axes d’action prioritaires. Que les trois premières entreprises à se joindre à l’initiative Global Risks de Davos que je mentionnais plus haut soient trois leaders dans leur domaine respectif est une parfaite illustration des nouvelles priorités de marché. D’autres devraient nous rejoindre dans les semaines à venir. Ces risques extrêmes sont globaux. Ce qui vous affecte aujourd’hui touchera demain d’autres, et réciproquement. Ils appellent donc des initiatives globales. Positivement, ils ouvrent à autant de fantastiques opportunités de marché pour ceux qui savent les reconnaître et les saisir. En un mot, ces sujets sont devenus stratégiques, car à très forte valeur ajoutée. Pour un grand groupe comme le Crédit Agricole, à l’heure de l’implémentation du plan de développement initié récemment par le président René Carron, sans doute fautil voir ici une source fantastique de création de valeur à étudier plus avant. 14 Nouvelle ère, nouveau “Business model” I N T E R V I E W D E E R W A N N M I C H E L - K E R J A N TRAVAUX RÉCENTS Ouvrages/Rapports • Traité des nouveaux risques. Éditions Gallimard, Folio-Actuel, Inédit n° 100 (avec O. Godard, C. Henry, P. Lagadec). • Global Risks 2006 - World Economic Forum, Davos (www.weforum.org) • Seeds of Extremes. How Private Action Can Reduce Public Vulnerability, Cambridge University Press (avec P. Auerswald, L. Branscomb, T. LaPorte) (à paraître, automne 2006). Articles • « Assessing, managing and financing extreme events », US National Bureau of Economic Research, (avec H. Kunreuther et B. Porter). • « Public-private partnerships for covering extreme events: Impact of information distribution on risk-sharing «, (avec N. DeMarcellis), Asia-Pacific Journal of Risk and Insurance, février 2006. • « Looking beyond TRIA : A clinical examination of terrorism loss sharing », US National Bureau of Economic Research, (avec H. Kunreuther), mars 2006. • « Quelle couverture financière du terrorisme en 2010 ? », Revue Risques, FévrierAvril 2006. Media • « Point de vue : Katrina », Le Monde, 4 septembre 2005. •« Les États-Unis à l’heure des choix », Le Figaro, Opinion, 11 septembre 2005. • « A new era calls for a new model », International Herald Tribune, (avec P. Lagadec), 1er novembre 2005. •« Grippe aviaire : pourquoi la menace doit être prise au sérieux. 3 questions à... », L’Argus de l’assurance, 20 janvier 2006. 15 N U M É R O 3 2 8 – 16 M A R S 2 0 0 6 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques ADRIAN ROCHE DIRECTION DES ETUDES ECONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. ERIC SALOMON DIRECTION DES RISQUES GROUPE, RISQUES OPÉRATIONNELS, CRÉDIT AGRICOLE S.A. L’augmentation des pertes économiques et financières causées par les risques extrêmes a révélé la nécessité de compléter les outils classiques de mesure du risque, toutes activités confondues. Les réflexions et la recherche ont ainsi été particulièrement stimulées dans les équipes quantitatives de mesure du risque. Celles-ci ont mis à la disposition des managers et des marchés financiers des outils spécialement dédiés aux événements extrêmes, qui se diffusent et se standardisent peu à peu. L a prise en compte des événements extrêmes dans l’organisation de l’économie n’est pas un phénomène nouveau. Différents vestiges antiques, retrouvés en Chine ou en Egypte, prouvent en effet de façon étonnante que les civilisations confrontées aux aléas extrêmes de la nature tâchaient déjà de s’en accommoder. Sur la colonne nilométrique de Rodâh par exemple, située près du Nil, ont été gravés pendant plus de huit siècles, les niveaux de crue du fleuve. Ces statistiques servaient au calcul des impôts payés au calife. Les caprices climatiques, aux effets déterminants sur l’activité humaine, existent toujours. La nouveauté de notre époque est d’avoir multiplié le champ des possibles et l’ampleur des extrêmes à mesure que se sont développés les industries et les services, que les populations se sont concentrées et l’économie globalisée. Les nouveaux extrêmes, dont les facteurs de risque sont proprement liés à l’homme, se sont ajoutés à ceux issus de la nature, sans les faire disparaître. Dans cet article, nous nous intéressons particulièrement aux éléments extrêmes défavorables. Un échantillon de différents phénomènes notoires récents montre /... 17 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... que les extrêmes sont partout et qu’ils ne sont nullement anecdotiques. • Katrina (2005), l’un des ouragans les plus destructeurs, a provoqué plus de 50 milliards de dollars de dégâts aux ÉtatsUnis ; • « Le tsunami » (2004), en plus des dégâts environnementaux et humains, a détruit environ 10 milliards de biens publics et privés répartis sur l’Indonésie, l’Inde, la Thaïlande, le Sri Lanka et les Maldives. Outre ces catastrophes naturelles, les risques extrêmes sont présents dans la finance et l’industrie et apparaissent également sous la menace terroriste. • Le krach boursier du 19 octobre 1987 provoqua la baisse la plus importante du Dow Jones, soit 22,6 % en une journée ; • Alcatel est le titre du CAC 40 qui a connu la plus forte baisse à ce jour : – 38,4 % le 17 septembre 1998, après une annonce décevante de son président sur les futurs résultats de l’entreprise ; • La faillite de la Barings (1995), après une perte sèche de 1,3 Md $ sur une position spéculative défavorable prise sans l’accord des dirigeants ; • La faillite de WorldCom (2002), après plusieurs années de manipulation frauduleuse des comptes, est la plus coûteuse de l’histoire économique : 104 Mds $ d’actifs partent en fumée ; • L’incendie de l’ancien Crédit Lyonnais (1996), fut l’un des plus importants de France, avec des dégâts totaux assurés s’élevant à 315 millions d’euros ; • L’explosion de l’usine AZF (2001) a coûté au final 1 milliard d’euros ; • Les pertes directes occasionnées par l’attaque du 11 septembre 2001 aux États-Unis sont estimées à 80 Mds (dont 32,5 couverts par les assureurs et réassureurs). Les points communs de ces événements sont l’ampleur des pertes qu’ils ont causées et leur petite fréquence. Ces deux critères vont permettre de définir les extrêmes, pas de façon intrinsèque, ce qui n’aurait aucun sens, mais relativement aux événements récurrents. Il convient donc, au préalable, de fixer les seuils de taille et de fréquence à partir desquels un phénomène économique peut être qualifié d’extrême. Pour cela, l’observateur considère la période de référence, dont la durée est liée à la nature même des problèmes économiques en cause. Celle-ci peut aller du siècle ou plus pour les investissements publics d’infrastructure (barrages, digues, ponts...), à la journée, voire l’heure pour les traders sur les 18 L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques A D R I A N R O C H E E T E R I C S A L O M O N marchés des changes, en passant par la décennie pour certains investisseurs institutionnels. La conjonction d’une probabilité d’occurrence associée à une période de référence permet de définir la notion de « temps de retour », qui est la plus pertinente des définitions pour caractériser un risque extrême car elle définit une échelle commune de mesure pour la rareté. Comment savoir par exemple la probabilité de défaut la plus élevée entre une probabilité de 0,7 % pour un horizon d’un an et une probabilité de 1,9 % pour un horizon de trois ans ? Le temps de retour dans le premier cas est de (1/0,007) × 1 an = 143 ans et de (1/0,019) × 3 ans = 158 ans dans le second. Autrement dit, le premier événement est moins « rare » que le second, car il se produit une fois tous les 143 ans. LES FAILLES DES MESURES USUELLES L es statistiques traditionnelles, qui étudient un phénomène à travers son comportement moyen, caractérisent mal les extrêmes. Elles fournissent uniquement des indications sur la distribution générale d’un phénomène. Le graphique suivant représente un indice (de distribution empirique) mesurant le coût annuel de tous les sinistres assurés dus aux catastrophes naturelles aux États-Unis pendant la période 1956-1994. On constate que l’essentiel des risques est concentré sur les petites valeurs, mais qu’il existe des catastrophes très coûteuses. Une année a été particulièrement catastrophique, avec un indice compris entre 48 et 50. Cette zone est appelée queues de distribution en statistiques, c’està-dire la représentation graphique de l’ensemble des événe/... ments extrêmes. INDICE DU COÛT DES SINISTRES DUS AUX CATASTROPHES NATURELLES AUX ÉTATS-UNIS 0,2 Distribution empirique Probabilité 0,15 Distribution log-normale 0,1 0,05 Indice de coût 0 2 6 10 14 18 22 26 30 34 Note : Zajdenweber (1999), « Économie des extrêmes », Flammarion. 19 38 42 46 50 Source : Zajdenweber, CA N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... Nous pouvons calculer la moyenne et l’écart type de la distri- bution, de façon à ajuster une distribution de type log-normale (1) , démarche courante en statistiques (2) . Le résultat que nous obtenons est net graphiquement : les queues de distribution sont largement sous-évaluées. La probabilité empirique est égale à 0,025 contre 0,009 selon la distribution log-normale. L’interprétation de ces probabilités en temps de retour est plus démonstrative de la qualité des estimations. Empiriquement, il faut attendre 40 ans pour que se produise une catastrophe entraînant un coût d’indice 50 ou plus, contre 111 sous la distribution log-normale. De la même façon, sous une hypothèse normale, le temps de retour d’un krach boursier de type 1987 est de 15 milliards d’années, soit l’âge de l’univers. En d’autres termes, pour une variation des prix d’une amplitude de 10 écart types, la probabilité vaudrait 1 / 15 × 10 9 , ce qui n’est pas réaliste. Au regard des différents épisodes financiers du siècle, il devient ainsi nécessaire de changer d’outils d’analyse. VERS DES MESURES STATISTIQUES SPÉCIFIQUES I l est très important de bien modéliser les queues de distribution pour éviter des erreurs grossières de prévision. Il existe pour cela deux démarches distinctes que nous présentons maintenant. La première consiste à utiliser une loi statistique qui reproduit les queues de distribution empirique, sans se préoccuper de la répartition des valeurs moyennes. La seconde caractérise les extrêmes à partir de la distribution globale d’un phénomène ; c’est l’objet de la théorie des valeurs extrêmes. Vilfredo Pareto, en 1886, fut le premier à rendre compte des extrêmes et à fournir une fonction mathématique s’ajustant aux données empiriques. Elle fut mise en évidence par l’auteur pour caractériser la distribution des revenus des ménages, mais son application actuelle est aujourd’hui bien plus vaste, notamment en assurance. La démarche est à l’origine très pragmatique, puisqu’elle utilise comme support la courbe des fréquences cumulées. Le graphique suivant est un exemple typique. Il répond ici à la question : combien y a-t-il d’ouragans dont le dommage causé à été supérieur ou égal à un montant donné ? (1) La loi log-normale équivaut à l’exponentielle d’une loi normale. On y a souvent recours lorsque la modélisation porte sur des variables aléatoires positives. (2) L’hypothèse de Normalité ou hypothèse Gaussienne est largement exploitée en finance. Cette importance est justifiée, notamment par le fait qu’il s’agit de la distribution naturelle des erreurs de mesure, mais aussi parce qu’elle intervient dans le théorème de limite centrale selon lequel la moyenne de n réalisations indépendantes de la même loi de probabilité (éventuellement inconnue) converge vers une loi normale. Elle est également couramment utilisée pour modéliser le rendement des actifs financiers. Le célèbre modèle de Black et Scholes, qui utilise un processus de diffusion dont la distribution est Gaussienne, en est une bonne illustration. 20 L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques A D R I A N R O C H E E T E R I C S A L O M O N FRÉQUENCE CUMULÉE DES DOMMAGES DUS AUX OURAGANS AUX ÉTATS-UNIS 10 1 0,1 1 Pertes (échelle log) 10 100 Note : Pielke & Landsea (1998) : « Normalized hurricane damages in the United States 192595 », Weather and Forecasting, vol 13. Toute l’information sur les extrêmes est contenue dans la partie droite de la courbe. Le premier point sur l’axe des abscisses signifie qu’un seul cyclone a causé dans le passé des dégâts supérieurs à 70 Mds $ (en valeur de 1995), il s’est produit en 1926. Plus généralement, la courbe est caractérisée par une section concave qui correspond aux petites valeurs allant jusqu’à 5 Mds de dégâts, puis les plus grandes s’ajustent à une droite de pente égale à – 0,8. On appelle cette droite la droite de Pareto. L’ajustement des réalisations extrêmes à cette fonction va permettre d’évaluer, par interpolation, des pertes potentielles qui ne se sont jamais produites dans le passé. Par exemple, on peut estimer que la probabilité d’occurrence d’un ouragan causant des pertes de 100 Mds $ de dégâts est de 0,03 pour une période de 80 ans (durée de notre historique), soit une fois tous les : (1/0,03) × 80 ans = 2 666 ans. Le problème de ce type d’estimation est lié aux caractéristiques de la pente de la droite. En effet, lorsqu’elle est inférieure ou égale à – 2, la distribution n’a plus d’écart type défini et lorsqu’elle est inférieure ou égale à – 1, l’écart type mais aussi la moyenne sont infinis. Cela signifie qu’il est alors impossible de couvrir le risque associé selon une approche de type Value at Risk (VaR) ou même d’en calculer le coût. L’application de la Théorie des Valeurs Extrêmes (TVE) donne un cadre plus systématique, rigoureux et cohérent que l’exemple précédent. En effet, son théorème principal permet de déduire la distribution des extrêmes à partir de la distribution totale, sans traiter séparément les extrêmes des risques récurrents. Il existe deux méthodes possibles d’estimation. La plus ancienne, qui date de 1975, est dite « méthode des excès » ou POT (Peaks Over Threshold). Elle estime la distribution /... 21 Source : Pielke & Landsea , CA Fréquence 100 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... statistique des extrêmes à partir des données observées au-delà d’un certain seuil suffisamment élevé. Le théorème de Pickands donne la forme de la loi limite pour les valeurs extrêmes : sous certaines conditions de convergence, la distribution limite est une loi de Pareto généralisée. La forme la plus aboutie de la TVE est récente (1997). Elle permet d’estimer les probabilités d’événements rares en extrapolant le comportement de la queue de distribution à partir des plus grandes données observées. Elle décrit les limites possibles de la loi statistique du maximum de n réalisations indépendantes d’une même variable aléatoire. D’après le théorème de Fisher-Tipper, si cette limite existe, la loi limite ou loi des valeurs extrêmes converge vers l’une des lois suivantes : une loi de Fréchet, de Gumbel ou de Weibull. Ce résultat fondamental sur la loi des extrêmes est un analogue du théorème de limite centrale pour la moyenne. PRINCIPE DE LA TVE POUR LA LOI NORMALE 1,2 Normale N=2 N=5 N = 10 N = 50 Gumbel 1 f(x) 0,8 0,6 0,4 0,2 0 -3 -2 -1 0 1 2 3 4 5 En pratique, si la modélisation porte sur l’ensemble de la distribution (toutes les réalisations du phénomène) on utilise la loi Normale usuelle. Mais à mesure que l’on exclut les valeurs récurrentes de l’échantillon, pour ne conserver que les réalisations maximales sur une période donnée, la distribution s’épaissit, se déplace vers la droite et converge vers une loi de Gumbel. Cette méthode permet d’obtenir des temps de retour plus vraisemblables pour la mise en place de tests de stress que la loi de Gauss. Appliquons par exemple la TVE au marché boursier pour répondre au type de questions suivantes : quelle est la probabilité d’occurrence d’un krach de type 1987 ou encore d’une baisse de 30 % en journée sur le CAC 40, un mouvement n’ayant encore jamais été enregistré ? Les premières données dont nous avons besoin sont les historiques de cours, desquels nous déduisons l’historique des variations : 22 L’introduction des extrêmes dans la mesure des risques A D R I A N R O C H E E T E R I C S A L O M O N COURS DES INDICES 12 000 CAC 40 10 000 Dow Jones 8 000 6 000 4 000 2 000 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Source : Datastream, CA 20 RENDEMENT JOURNALIER DES INDICES (en %) 15 10 5 0 -5 -10 -15 -20 -25 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 Source : DRG, CA SA Puis, nous retenons de cet échantillon les mouvements extrêmes réalisés chaque mois et la TVE nous permet d’y associer une loi de probabilité. Les résultats en temps de retour s’obtiennent par simple lecture du graphique ci-dessous : une baisse du Dow Jones identique ou supérieure à celle du Krach de 1987 survient tous les 50 ans et une baisse /... de plus de 30 % peut revenir tous les 100 ans environ. Echelle de risque (en %) ESTIMATION DES TEMPS DE RETOUR DES STRESS SCENARII 0 -5 -10 CAC 40 -15 Dow Jones -20 -25 -30 0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 100 Source : DRG, CA SA 23 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... CONCLUSION P ar définition, les risques extrêmes sont rares. En pratique, les estimations que l’on cherche à produire correspondent parfois à des niveaux de risque complètement inconnus car absents des historiques. La crédibilité des extrapolations devient alors suspecte. Que penser par exemple d’une probabilité estimée pour un séisme de magnitude 4 dans une région où en plus d’un siècle, des magnitudes uniquement comprises entre 0 et 2 ont été enregistrées ? Cette critique doit rappeler qu’il est nécessaire d’interpréter les estimations avec précaution. Néanmoins, elle ne peut être un frein à son application opérationnelle. En effet, il est nécessaire pour les gestionnaires d’attribuer des valeurs numériques à leurs scénarii et la TVE est l’outil scientifique le plus rigoureux qui existe à ce jour pour effectuer ces évaluations. 24 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Gérer le risque extrême : le point de vue d’un réassureur GODEFROY DE COLOMBE DIRECTEUR DES AFFAIRES PUBLIQUES, SCOR Le coût des catastrophes augmente de manière exponentielle depuis quelques années. L’économie mondiale parvient toutefois à absorber ces destructions de valeur exceptionnelles, grâce au développement et à la sophistication des mécanismes de marché d’assurance et de réassurance, donc au transfert et à la dispersion des risques catastrophiques à l’ensemble de l’économie mondiale. Les risques modernes, extrêmes, sont quant à eux souvent abstraits ou invisibles et encore mal maîtrisés. Ils requièrent ainsi un approfondissement de la réflexion collective et politique pour mieux les appréhender. L ’émotion planétaire suscitée par le tsunami de décembre 2004 avait clôturé une année record pour l’assurance et la réassurance mondiale : 300 000 morts, 123 milliards de dollars américains de dommages économiques, dont 42 milliards supportés par le secteur de l’assurance. 2004 dépassait ainsi l’année 2001, année du World Trade Center, qui avait constitué le plus grand choc de l’assurance mondiale. LE RISQUE CATASTROPHIQUE L e record ne durera pas longtemps. Car l’année 2005 double quasiment ces chiffres. Les tempêtes en Europe du Nord en janvier, les inondations en Europe centrale puis en Inde en août, et la série historique de quatre cyclones de force 3 a causé des dommages estimés à 225 milliards de dollars, dont /... plus de 80 milliards de dommages assurés. 25 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 LES DIX PLUS GROS SINISTRES POUR L’ASSURANCE (1970 - 2005) Pays États-Unis États-Unis ; Bahamas États-Unis États-Unis États-Unis ; Caraïbes États-Unis ; Caraïbes Etats-Unis ; Caraïbes Japon États-Unis Europe Cyclone Katrina Cyclone Andrew Attentats du 11/09/2001 Tremblement de terre Northridge Cyclone Wilma Cyclone Yvan Cyclone Charley Typhon Mireille Cyclone Rita Tempête Daria Année 2005 1992 2001 1994 2005 2004 2004 1991 2005 1990 Coût (en USD milliards) 45 21 20 17,8 11 (est.) 11 8 7,8 7 (est.) 6,6 Source : Swiss Re, SCOR /... Le cyclone Katrina illustre à lui seul l’inflation des coûts des catastrophes naturelles. La facture de l’ouragan qui a dévasté La Nouvelle-Orléans atteindra 45 milliards de dollars pour les assureurs. Là encore, c’est deux fois le coût de la catastrophe naturelle la plus onéreuse jusqu’ici, l’ouragan Andrew et ses 21 milliards de dollars de dégâts assurés en 1992. milliards de $ COÛT DES SINISTRES CATASTROPHIQUES ASSURÉS (1970-2005) 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 71 73 75 77 79 81 83 85 87 Catastrophes naturelles 89 91 93 95 97 99 01 Catastrophes d’origine humaine ) 03 (est. 05 Source : Swiss Re, SCOR La fréquence des événements catastrophiques extrêmes semble s’accélérer. Pour l’industrie du risque, la question est de savoir s’il s’agit d’un pic des lois de probabilité ou de la déformation, voire du déplacement de la distribution statistique historique des catastrophes naturelles. Statistiquement, la période de retour de Katrina est comprise entre 10 et 25 ans ; la période de retour de Katrina, Wilma et Rita quasiment au même endroit du globe et dans la même saison est centenaire. Ces périodes de retour sont exceptionnellement longues, mais elles existent dans les hypothèses des modèles statistiques. Aujourd’hui, l’industrie est divisée et manque de la profondeur statistique nécessaire pour trancher entre ces deux inter26 Gérer le risque extrême : le point de vue d’un réassureur G O D E F R O Y D E C O L O M B E prétations : les événements constatés appartiennent-ils à la distribution de probabilité en vigueur ou à une nouvelle distribution qui trouverait son origine, par exemple, dans les changements climatiques. De manière certaine en revanche, les coûts de ces catastrophes augmentent de manière exponentielle (voir graphique ci-dessus). C’est certes une conséquence d’une plus grande fréquence conjoncturelle. Mais ces chiffres résultent surtout de la pénétration croissante de l’assurance, de l’urbanisation accrue qui accélère la concentration des richesses, du développement économique rapide dans les zones à risques (Californie, Asie du Sud-Est, Japon, etc.) et de l’augmentation de la valeur moyenne de la vie humaine. L’économie mondiale parvient aujourd’hui néanmoins à absorber ces destructions de valeur exceptionnelles. Cette prouesse, à laquelle s’habitue l’opinion publique sans en réaliser la performance, résulte du développement et de la sophistication des mécanismes de marché d’assurance et de réassurance, autrement dit de transfert et de dispersion des risques catastrophiques à l’ensemble de l’économie mondiale. En dépit de l’ampleur de ces catastrophes et de ces records historiques, la chaîne de l’assurance et de la réassurance a démontré sa solidité au cours des deux dernières années. De même, en 2001, quand aux dommages du World Trade Center au passif des bilans de réassurance s’est ajouté la crise des marchés financiers à leur actif. Deux facteurs expliquent largement que l’industrie ait surmonté ces stress test et en montrent également les limites : (i) Du point de vue technique, réassureurs et rétrocessionnaires (les réassureurs des réassureurs) font appel à des modèles mathématiques afin de déterminer avec précision l’exposition de leurs bilans aux risques catastrophiques dans le monde, la gestion de leurs cumuls de risques et donc le capital nécessaire à allouer à leurs souscriptions de risques catastrophiques. Ces modèles constituent en outre les instruments de calcul des besoins de protection financière des réassureurs eux-mêmes (la rétrocession). La fiabilité de ces modèles dits « cat models » a été mise en doute lors de la survenance de Katrina. Ce débat fut largement trompeur car il oubliait trop souvent que les modèles n’ont pas pour vocation de prévoir l’avenir, ce qui peut paraître une banalité, mais toutefois utile à rappeler. Les modèles sont utilisés pour le contrôle des expositions catastrophiques. Ils se renforcent donc en puissance et complètent les bases de données à chaque grande catastrophe, tant du fait des données empiriques que procure l’analyse des destructions que sous /... 27 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... l’effet de la pression des utilisateurs qui, face à des montants de plus en plus élevés, veulent connaître avec toujours plus de fiabilité leurs expositions. Ainsi, c’est après l’ouragan Andrew en 1992 que les modèles ont réellement connu leur avènement et ont commencé à être utilisés comme des éléments-clés du contrôle des risques des grands réassureurs et rétrocessionnaires. Et, sans surprise, au cours des derniers mois, les principaux modèles utilisés et commercialisés sur le marché ont proposé de nouvelles versions de leurs calculateurs. (ii) Ensuite, le fonctionnement des marchés de l’assurance et de la réassurance a permis d’absorber ces chocs majeurs en série du fait de la réactivité accrue des marchés de transferts des risques. Ces derniers, qui étaient orientés fortement à la baisse au début de l’été, ont réagi rapidement et intégré les conséquences qu’auront aujourd’hui et demain cette sinistralité exceptionnelle sur les résultats des acteurs. Les tarifs sont ainsi repartis en hausse sur la quasi-totalité des lignes de marché de grands risques, et l’on peut s’attendre à ce que cette tendance perdure du fait de la durée nécessaire à la reconstitution des fonds propres et des réserves. La rétrocession a connu des hausses de taux particulièrement fortes qui ne manqueront pas de se répercuter sur les primes des réassureurs et, in fine, n’en doutons pas, des assureurs. Si une certaine viscosité, d’un an ou deux, est inévitable, ne serait-ce que par le temps de remontée des sinistres et d’une forme de mutualisation inter-temporelle des pertes, le marché de l’assurance, réassurance et rétrocession, démontre une certaine efficience. Dès lors, et en dépit des incertitudes inhérentes à « l’indomptabilité » de la nature qui, pour ceux qui en doutaient, est et reste la principale cause des grandes catastrophes dans le monde, le risque de catastrophes naturelles n’apparaît pas en tête des « risques extrêmes » qu’identifient les professionnels du risque. LES 10 PLUS GRANDS RISQUES EN 2006 Virus, attaque informatique Globalisation Risque juridique Risque d’exploitation Responsabilité civile Instabilité des régimes de régulation Risques liés à la consommation Catastrophes naturelles Risques comptables Terrorisme Source : Swiss Re Corporate Risk Survey, 2006 28 Gérer le risque extrême : le point de vue d’un réassureur G O D E F R O Y D E C O L O M B E LES RISQUES EXTRÊMES D epuis 15 ans, la principale nouveauté en matière de risques extrêmes est ailleurs. Les risques extrêmes se définissent comme les risques dont on ne sait pas si le système d’assurance sera capable de les supporter. Or, le changement de nature sans précédent de notre univers des risques fait apparaître de nouveaux risques extrêmes car largement inconnus, incontrôlés et particulièrement anxiogènes dans leur perception. Les risques extrêmes sont aujourd’hui caractérisés par le fait qu’ils sont (i) abstraits et/ou invisibles et que (ii) les institutions chargées de la gestion de ces risques vacillent. (i) Les nouveaux risques sont abstraits et complexes. Les ouragans, les tremblements de terre ou même les accidents de la route sont des risques majeurs, massifs et pourtant cernés et donc appréhendables, acceptés et contre lesquels le système de protection a démontré une certaine résistance. Les risques modernes, à l’inverse, apparaissent abstraits : ce sont pour beaucoup des concepts, au premier rang desquels « la globalisation », « le libéralisme », « le réchauffement de la planète » ou le « trou d’ozone ». Ces concepts totalisants sont présentés comme des risques qui concernent toute la population et cette abstraction de la responsabilité accroît le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité. Les risques modernes sont invisibles. Au premier rang des risques extrêmes de demain identifiés par une analyse du risk management des 250 plus grandes entreprises mondiales (voir encadré) : les risques liés au développement des NTIC (virus informatiques, piratage internet, intrusion électronique, protection des droits de propriété, bugs et sécurité des réseaux, nanotechnologies) - invisibles, relativement abstraits et maîtrisés par une poignée de spécialistes dont le langage paraît inabordable à la plupart des décideurs. Autres risques extrêmes, les risques de pandémie (SIDA, SARS, grippe aviaire) dont les modes de propagation sont incontrôlés, les modes de transmission méconnus et contre lesquels les modes de protection traditionnels (vaccins, traitement médicaux) sont inefficaces. De même, pour les risques de radiation (champs électromagnétiques, atome) : invisibles et à forte capacité anxiogène ; les risques génétiques dont la manipulation touche autant à l’éthique qu’à la médecine (Prion - vache folle, OGM, principes actifs médicamenteux) et dont l’appréhension appartient à un temps long incompatible avec le besoin immédiat (économique et politique) d’assurance des sociétés développées. Les risques de contamination (amiante, pollution) ou les risques bactériologiques (Anthrax, sarin) participent eux aussi /... 29 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... de ces risques modernes dont une des caractéristiques pre- mières est l’invisibilité. (ii) Les risques modernes paraissent mal maîtrisés : la nature des risques, leur diffusion, leur prévention font sans cesse l’objet de débats d’experts caractérisés par l’incertitude, l’indétermination et l’indécision. La plupart des débats sur les risques modernes apparaissent ésotériques aux yeux du public. L’incertitude ou l’impuissance qui en ressort alimente sans cesse la perception de ces risques. De plus, les institutions supposées prendre en charge les risques apparaissent elles-mêmes risquées, « les boucliers », concept très présent dans les discours politiques des sociétés modernes, apparaissent percés... La menace perçue et réelle des risques extrêmes est aussi générée par l’inadaptation des institutions censées gérer le risque. C’est ainsi l’exemple du risque de longévité, amplifié par le doute face aux capacités à long-terme des régimes de retraite, ou le risque maladie qui devient un risque extrême lorsque se multiplient les maladies nosocomiales dans les hôpitaux. Le risque type de cette nouvelle ère est le terrorisme : invisible, touchant des populations de manière totalement aléatoire – sans repérage économico-social traditionnel – et dont les institutions traditionnelles (armée, services de renseignements) semblent peu adaptées pour protéger de la menace. Le terrorisme engendre ainsi la terreur et la déstabilisation des États autant par les actes qu’il commet que par la propagation d’un sentiment généralisé de vulnérabilité au sein de l’ensemble de la population. Les moyens jusqu’à présent utilisés par les terroristes sont ceux principalement de la prise d’otages (Munich), de la bombe (Madrid ou Londres), de la destruction massive par des avions détournés (New York). La menace majeure qui guette les sociétés modernes réside dans l’emploi de moyens qui engendrent un sentiment de vulnérabilité maximum, comme une bombe sale. Se « croiseraient » alors risques modernes (radiation, bactérie) et terrorisme. Ce risque dit « d’hyper-terrorisme » est le risque extrême type. MATHÉMATIQUE ET SOCIOLOGIE DU RISQUE EXTRÊME C e changement de paradigme de la nature des risques est lourd de changements dans sa gestion des grands risques. En premier lieu, les risques traditionnels étaient des risques sériels. Liés à un événement défini, les dommages étaient ainsi circonscrits dans l’espace et dans le temps. Les risques modernes sont des risques latents, dont la datation est souvent imprécise, la diffusion large et dont les manifestations 30 Gérer le risque extrême : le point de vue d’un réassureur G O D E F R O Y D E C O L O M B E “ La notion de risque entraînent des réactions en chaîne et l’apparition de nouveaux risques (le risque d’explosion d’un moteur, lui-même lié au acceptable a changé risque de pollution, de perte d’exploitation d’une entreprise, alors même qu’au d e r e s p o n s a b i l i t é a c c i d e n t s d u t r a v a i l , e t c ) . L e s r i s q u e s quotidien la sécurité modernes sont extrêmes parce qu’ils sont « hyper-corrélés » et est souvent plus grande limitent les possibilités de mutualisation des uns par les qu’auparavant. autres, mettant ainsi en tension le système même d’assurance Le sentiment selon lequel tout dommage et de protection. En second lieu, les outils probabilistes traditionnels sont peut et doit être imputé i n a d a p t é s à l ’ a p p r é h e n s i o n d e c e s r i s q u e s e x t r ê m e s : l a à une personne privée ou publique et doit, moyenne n’existe plus dans le nouvel univers des risques. Dans que ce soit le cas les modèles usuels de l’économie théorique de l’assurance, ou non, ouvrir droit seuls les événements moyens sont pris en compte (gain moyen à une indemnisation, et espérance mathématique de la valeur du sinistre) et c’est se généralise. cette « moyennisation » qui permet le traitement rassurant des La perception du risque risques. Or, le hasard a lui-même changé de nature. Dans le est accentuée par cas des risques modernes, les coûts des sinistres ne sont plus la médiatisation des distribués de manière traditionnelle et convergente (gaussienne grandes catastrophes diraient les statisticiens), mais de manière erratique et impré- (Seveso, Tchernobyl, visible ou tout simplement inconnue du fait de la nature AZF...) et par la crainte, même de ces nouveaux risques. Le hasard moderne est un face à l’accélération des « hasard sauvage » (1). Les théories probabilistes applicables sont progrès scientifiques dès lors fondées sur le théorème « des valeurs extrêmes » dont et techniques, des la principale caractéristique est l’absence d’échelles connues et menaces pour la santé maîtrisées – situations, par exemple, dans lesquelles les et l’environnement, en sinistres sont d’autant plus chers qu’ils sont peu probables, ce particulier, qu’engendre qui signifie que l’espérance de la loi de probabilité est infinie. l’activité humaine. Face aux risques extrêmes, la gestion du risque se change donc Mais les catastrophes d’une gestion fondée sur l’expérience passée à une gestion de naturelles et les agents infectieux ont causé l’exposition présente et future aux risques nouveaux. Dans une société toujours plus averse au risque et dont le et continuent de causer risque devient la principale variable politique, ces change- infiniment plus de ments sont particulièrement sensibles car ils touchent les victimes et de dommages limites mêmes de la sécurité. À l’inverse d’une demande poli- que l’ensemble tique grandissante des sociétés développées de « risque zéro », des catastrophes technologiques. ils affirment la réalité des risques et le besoin de toute société « Responsabilité et d’en porter une partie. Autrement dit, le risque extrême socialisation du risque », moderne est la baisse tendancielle du risque socialement Conseil d’État, acceptable. Rapport public 2005. À cet égard, la jurisprudence, qui mesure dans ses identifications de responsabilités et ses décisions d’indemnisation l’évolution du risque socialement acceptable, donne une illustration éloquente. Dans l’évolution des régimes de responsabilité, la place de la responsabilité sans faute est une tendance /... ” (1) Benoit Mandelbrot, « Hasard, fractales et finance », 1997. 31 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... lourde. La notion de préjudice elle-même évolue fortement, son acception s’étendant de plus en plus aux cas pour lesquels aucune responsabilité ne peut (et ne pourra demain) être retenue, ce qui est le cas de la plupart des risques modernes. QUELLE GESTION DES RISQUES EXTRÊMES ? F ace à l’évolution des risques, une chose reste certaine : la gestion des risques est et reste la définition d’une clé de répartition du capital nécessaire pour faire face aux sinistres éventuels engendrés par ces risques qui ne génèrent pas de « risque systémique », i.e. une définition qui ne mette pas en risque par son énonciation le système d’assurance au sens large (privé ou public-privé traditionnel). Gérer les risques extrêmes est donc in fine une question politique de définition de la frontière entre assurance et solidarité, c’est-à-dire de portage direct du risque par la société. Les fonds d’indemnisation, mêlant contribution des responsables et financement des assurés, sont une forme de réponse (utilisée, par exemple, dans les cas des contaminations accidentelles par le VIH, ou des victimes de l’amiante). La garantie de l’État au-dessus d’une certaine exposition des marchés de transferts de risque en est une autre, avec l’inévitable risque d’aléa moral et la difficulté de la définition du seuil de solvabilité du système d’assurance. La couverture du risque terroriste dans la plupart des pays développés est souvent inspirée de ce schéma. Néanmoins, la socialisation du risque a elle-même une limite financière indépassable, définie par l’acception publique du risque qui sera portée individuellement, comme le montrent les débats récurrents sur la réforme de l’assurance maladie par exemple. De même, l’obligation d’assurance imposée à certaines professions n’est imposable que si le coût en est économiquement supportable. La gestion des risques extrêmes est donc aussi, et avant tout, une réflexion collective, politique et pourtant urgente. Réflexion sur la prévention et l’économie du risque : « À quel prix doit-on reconstruire la Nouvelle-Orléans ? », demande ainsi Howard Kunreuther in Lessons from Hurricane Katrina (2005). Réflexion sur la notion d’indemnisation dont les quantums doivent parvenir à une harmonisation ou, au moins, à une stabilisation. Réflexion sur le principe de précaution qui doit être un principe d’action et non un principe d’abstention vis-à-vis de risques incertains ou inconnus. Réflexion sur la liberté individuelle qui est essentielle aux sociétés modernes, mais qui, par essence, n’existe pas sans une part de risque individuel. 32 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Des assureurs résilients SERGE OPPENCHAIM DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. La résilience mesure la résistance d’un métal aux chocs. Emprunté à la physique, ce terme s’applique bien à l’Assurance. Face aux catastrophes qui frappent la planète depuis 2001, le secteur a en effet tenu ses engagements et sa capacité de réaction s’est renforcée. A ucune grande société d’assurance n’a fait faillite à la suite des catastrophes. Les dernières défaillances liées à des sinistres exceptionnels remontent à 1991 et 1999, et encore ne s’agissait-il que de petits réassureurs, l’un australien, l’autre singapourien. De même, une seule compagnie d’assurance a été placée sous tutelle aux États-Unis en 2004 alors que treize typhons s’abattaient sur le pays. Le secteur de l’assurance a donc absorbé les chocs. Son résultat d’exploitation total est resté constamment positif. Il a même retrouvé en 2004 son niveau de 1998, avec cependant des différences de situation. Aux États-Unis par exemple, les pertes techniques constatées depuis 2000 sont compensées par les revenus du portefeuille d’investissements. Pourtant, la Bourse porte un regard sévère sur l’Assurance. L’indice mondial mesurant le jugement des marchés financiers sur les réassureurs est tombé à 30 à la fin de 2003, partant d’une base 100 au début de 2001. Il s’établit aujourd’hui aux alentours de 50. Les réassureurs européens ont d’ailleurs été plus sanctionnés que leurs homologues des États-Unis. Au gré des événements, l’indice américain fluctue en effet entre un plancher de 85 et un plafond de 130, et l’européen entre 20 et 50. Les assureurs « dommage » ont vécu la même descente aux enfers, leur indice passant sous la barre des 45 dans les derniers mois de 2003. Les Américains sont depuis remontés au niveau 100, tandis que les Européens stagnent sous le seuil des 70. Comment expliquer cette suspicion ? Les marchés amplifient souvent les événements et ont tendance à accentuer les décotes. La perte de capitalisation subie par les compagnies d’assurance après les attentats du 9 septembre 2001 a ainsi été supérieure au montant des indemnisations directes qu’elles devaient verser. Cette différence intègre les incertitudes sur les conséquences exactes de l’attaque et sur /... 33 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... le risque de multiplication des opérations terroristes. Elle reflète également les interrogations du marché sur l’issue des litiges engagés contre les assureurs, voire sur leur volonté de se développer dans des pays émergents situés dans des zones de grande fragilité climatique ou sociale. Quant à la disparité de traitement entre compagnies européennes et américaines, elle provient probablement de l’exposition plus importante des premières aux grands aléas. Très présents outre-Atlantique, les réassureurs européens prennent en effet largement en charge les conséquences des cataclysmes frappant le continent nord-américain. Ainsi, dans le cas du cyclone Katrina de 2005, les indemnisations à verser par Swiss Re sont estimées à 1,2 Mds $, et celles dues par les Lloyd’s de Londres à 3 Mds $, soit un montant comparable à celui déjà déboursé en 2004 pour couvrir quatre autres cyclones. L’engagement d’Allianz est estimé à 585 M$, ceux de Munich Re et d’Hannover Re à 490 M$ et 310 M$. En comparaison, si la note à régler par l’américain Berkshire Hathaway sera également lourde, celle de ses confrères tournera entre 250 M$ et 675 M$. Confrontés à de tels enjeux, les assureurs ont déjà adapté leur offre. La persistance de grands risques les oblige à redoubler d’efforts dans cette voie. LES RAISONS DE LA BONNE RÉSISTANCE DES ASSUREURS D eux séries de facteurs ont contribué à la stabilité du monde de l’assurance. D’une part, la prise en charge du coût des catastrophes est partagée entre les assureurs, la collectivité et les individus eux-mêmes, en fonction des garanties souscrites et de la réglementation en vigueur dans le pays concerné. D’autre part, les assureurs ont fait preuve de discipline de gestion et de réactivité tarifaire. IMPACT ÉCONOMIQUE ET MONTANT DES INDEMNISATIONS Parce qu’il existe des systèmes de protection mixtes publicsprivés dans les pays industrialisés et que l’assurance demeure malheureusement une denrée rare dans les pays émergents, l’immense impact économique des catastrophes ne se répercute pas intégralement sur les assureurs. Reprenons la chronique des années 2000 pour estimer la différence entre préjudices humains et matériels et réparation financière(1). (1) Source : Revue Sigma (Compagnie suisse de réassurance) ; collection des années 2002 à 2005. 34 Des assureurs résilients S E R G E O P P E N C H A I M 2005 : Les turbulences climatiques ont détruit 225 Mds $, dont 135 Mds $ par l’ouragan Katrina et les inondations de la Nouvelle Orléans, et 15 Mds $ par les cyclones Rita et Wilma. Les assureurs et réassureurs prennent à leur charge 80 Mds $, dont 70 Mds $ versés aux États-Unis et 6 Mds $ aux victimes des intempéries qui ont frappé l’Europe. Comme on le voit, l’essentiel de l’intervention des assureurs concerne les pays développés, les autres régions du monde pouvant difficilement accéder à des mécanismes marchands de protection. Bien que couvrant partiellement les dommages, cette intervention des assureurs n’en demeure pas moins considérable. Elle a ainsi conduit les numéros deux et cinq de la réassurance, Swiss Re et Hannover Re, à puiser dans leurs réserves et à modifier leurs objectifs financiers. 2004 : Le coût économique des catastrophes naturelles et techniques de l’année a dépassé 123 Mds $, essentiellement concentré, à nouveau, dans les pays industriels. Les destructions faites par les treize ouragans qui se sont abattus sur les États-Unis et les pays voisins se sont élevées à 59 Mds $, celles liées au tremblement de terre et aux dix typhons qui ont secoué le Japon et sa région à 14 Mds $. Les assurances-dommages ont pris en charge 32 Mds $ aux États-Unis et 6 Mds $ au Japon, auxquels il faut ajouter les capitaux attribués au titre des assurances de personnes. En comparaison, le coût économique du tsunami, qui a frappé le 26 décembre douze États riverains de l’Océan indien et fait plus de 280 000 victimes, est évalué à 14 Mds $, dont 5 Mds $ assumés par les assurances. Notons cependant, pour s’en réjouir, que l’immense mouvement de solidarité internationale a également permis de recueillir 13 Mds $ d’aide à la reconstruction. Ces chiffres doivent être mis en regard de la diffusion des produits d’assurance dans le monde. Sur 1 395 Mds $ de primes « non vie » collectées, 643 Mds $ l’ont été en Amérique du Nord, 473 Mds $ en Europe de l’Ouest, 106 Mds $ au Japon et 145 Mds $ dans les pays émergents. 2003 : Des 70 Mds $ de dommages comptabilisés cette année, seuls un quart étaient assurés. Etaient faiblement couvertes les conséquences de la sécheresse en Europe (14 Mds $ de pertes économiques), celles du typhon en Corée du Sud (6 Mds $) ou encore celles des deux catastrophes vécues par les ÉtatsUnis : coupure de courant pendant trois jours en plein été (6,8 Mds $ de dommages), tempêtes de neige et de grêle quelques mois après (5 Mds $). Calculé par la Compagnie suisse de réassurance et publié par la revue Sigma, le bilan des sinistres de l’année indique que /... 35 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... 8,4 % d’entre eux se sont déroulés aux États-Unis, 9,5 % en Europe, 45 % en Asie hors Japon ; en ce qui concerne les pertes humaines, 0,5 % des victimes résidaient aux ÉtatsUnis, 0,7 % en Europe et 87,4 % en Asie hors Japon ; enfin, 60,7 % des indemnisations concernaient les États-Unis, 11,8 % l’Europe et 5,6 % l’Asie hors Japon. 2002 : Un tiers des dommages étaient couverts par une assurance. Les inondations en Europe, les tempêtes aux ÉtatsUnis, les attentats terroristes à Bali et à Djerba, les naufrages de ferries en Asie ont coûté 42 Mds $ et ont donné lieu à 13,5 Mds $ de réparations financières. Mais 2002 marque un tournant dans la prise de conscience du besoin de mieux s’assurer : la collecte de primes « non-vie » a progressé cette année-là de 9,1 % dans les pays industrialisés et de 10,7 % dans les pays émergents. 2001 : Marqué par l’effroi des attentats du 11 septembre et la crainte de la diffusion du virus informatique Code Red, responsable de 2,6 Mds $ de dégâts, le début du 21 e siècle a vu les assureurs débourser 34,4 Mds $ d’indemnisations pour sinistres exceptionnels, dont 19 Mds $ pour les dossiers liés à l’attaque contre le World Trade Center. À cette somme couvrant les dommages matériels et pertes d’exploitation, il convient d’ajouter les quelques dizaines de milliards de dollars versés au titre des assurances de personnes et de responsabilité civile. UNE GESTION ADAPTÉE AUX CIRCONSTANCES Mesurant la vulnérabilité des grandes agglomérations et les enjeux du déséquilibre climatique, les assureurs et réassureurs n’ont cessé depuis lors d’adapter leur gestion. Leur première réaction a consisté à resserrer la politique de souscription des garanties « événements naturels » et « actes de terrorisme ». Celles protégeant les secteurs exposés, tels l’exploitation pétrolière, les réseaux de distribution de l’eau et de l’électricité ou encore les transports, ont été mieux tarifées. Cette réactivité a joué un rôle essentiel dans l’équilibre des comptes. Comme on le sait en effet, l’assurance est caractérisée par l’inversion de son cycle de production. Autrement dit, on établit le prix de vente des polices sans connaître leur coût réel. Protéger les clients contre une série de chocs successifs implique donc de reconstituer les provisions financières au fur et à mesure. L’approfondissement de la réflexion menée avec les pouvoirs publics sur les mécanismes d’assurance les plus adaptés aux risques nouveaux a également permis de mieux identifier la responsabilité de chaque acteur. Facilitée par le bon environnement économique et boursier, 36 Des assureurs résilients S E R G E O P P E N C H A I M une deuxième série de mesures a permis d’améliorer la gestion actif-passif des compagnies. Ces dernières ont également modifié leur organisation interne. La transformation des Lloyd’s, figure essentielle du monde de l’Assurance, symbolise ce mouvement de restructuration. Après une succession d’années noires ayant mis à mal le marché londonien, les Lloyd’s ont adopté en 2003 un système de franchise comprenant soixante et un syndicats et un Conseil. Trois responsabilités lui incombent : la bonne gestion du capital en fonction du risque, la mise en place d’indicateurs de performance, l’établissement de scénarios de risques incluant des situations extrêmes, scénarios auxquels les plans d’activités doivent se conformer. Ces décisions ont eu des résultats tangibles. Les Lloyd’s sont redevenues profitables depuis 2002 et espèrent limiter les pertes générées par les ouragans de 2005. De leur côté, les assureurs non-vie américains ont amélioré leur ratio combiné. Rapportant les prestations versées, les dotations aux provisions et les frais généraux au total du chiffre d’affaires, cet indicateur est descendu à 100,1 % en 2003, puis à 98,1 % en 2004 alors qu’il s’élevait à 107 % en 2002. Ce progrès est également perceptible en Europe. LES RISQUES EXCEPTIONNELS INFLUERONT LA STRATÉGIE DES ASSUREURS L ’avenir des Assurances dépend-il des risques extrêmes ? À l’évidence oui. L’augmentation du coût cumulé des grands sinistres avoisine 6 % en moyenne depuis vingt ans, contre 1,3 % les quarante années précédentes. Les raisons en sont connues : elles sont liées au mouvement mondial d’urbanisation et d’accumulation de richesses, à l’interdépendance des économies, au développement des transports et notamment du tourisme, à l’étendue des perturbations climatiques, à la virulence enfin des menaces infectieuses. Un autre phénomène mérite également attention : les ondes des grands chocs se diffusent rapidement et largement. L’imagination stratégique des assureurs aura ainsi à s’exercer dans trois domaines : le développement international, l’anticipation des risques, la performance opérationnelle. FAVORISER LE DÉVELOPPEMENT DE L’ASSURANCE DANS LES PAYS ÉMERGENTS En tête des priorités que se fixent les grands opérateurs internationaux figure l’extension de leurs activités dans les pays émergents. Ces perspectives sont stimulantes et l’entrée des économies asiatiques, méditerranéennes ou latino-américaines /... 37 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... dans le monde de l’assurance ne peut être que bénéfique. Que l’on songe aux attentes des populations chinoises et indiennes dont les systèmes de prévoyance publics sont en capilotade ! La demande commence d’ailleurs à s’affirmer : les primes d’assurance-dommages collectées en Asie méridionale et orientale ont progressé de 6,6 % en termes annuels réels, de 5,9 % en Amérique latine, de 13,5 % en Europe centrale et orientale. Cette croissance devrait se poursuivre à un rythme au moins égal à celui du PIB. Une réalité s’impose pourtant : ces zones recèlent un potentiel inégalé de fléaux dévastateurs. Ainsi, 96 % des victimes recensées en 2004 l’ont été en Asie contre 2 % aux États-Unis ; 7 des 10 villes les plus peuplées du monde se trouvent dans les pays émergents ; enfin, les pandémies comme la pneumonie atypique (SRAS) ou le virus H5N1 de la grippe aviaire y prennent naissance. Pour ne pas être cassée par ces désastres, la dynamique économique des pays émergents réclame la mise en place de systèmes de détection et de prévention. Décidée après la catastrophe, la création du réseau d’alerte aux raz-de-marée dans l’Océan indien témoigne des difficultés pour y parvenir. Il faut également prévoir de reconstruire rapidement ce qui est détruit. Dans cette perspective, l’Assurance a un rôle crucial à jouer pour aider les populations locales et les entreprises étrangères à sortir de la paralysie. Au Sri Lanka par exemple, les eaux ont englouti plus de 100 000 bâtiments et 105 000 véhicules alors que le PIB du pays ne dépasse guère 18 Mds US $. De leur côté, les groupes français travaillant en Asie ont dû fermer des implantations : Lafarge ses cimenteries d’Aceh, des Maldives et de Sri Lanka, le Club Méditerranée trois villages, le groupe Accor certains de ses hôtels. En concurrence avec d’autres économies émergentes, les pays touchés doivent rapidement reconstituer leurs outils de production s’ils ne veulent pas voir leurs carnets de commandes se tarir. Les pays développés y ont intérêt : jusqu’à quel point peuvent-ils dorénavant supporter l’interruption de leurs échanges avec les pays en développement ? A-t-on des solutions pour surmonter la mise hors service des plateformes informatiques indiennes, des usines chinoises ou de la filière électronique taiwanaise ? Dit autrement, le redémarrage rapide des activités stoppées par une catastrophe naturelle est un facteur de stabilité mondiale et un critère d’attractivité pour les pays émergents. Un cercle vertueux pourrait dès lors s’enclencher. La valeur croissante des infrastructures des pays émergents implique de les protéger matériellement et financièrement contre des aléas 38 Des assureurs résilients S E R G E O P P E N C H A I M brutaux. Deux voies s’ouvrent : l’amélioration des constructions pour les amener aux standards internationaux de résistance aux chocs, la souscription d’assurance pour disposer, le cas échéant, des capitaux nécessaires à la relance de l’activité. Les assureurs et réassureurs pourraient être incités à proposer des garanties, en liaison éventuellement avec les organismes internationaux d’aide au développement. Versées en cas de sinistres, les indemnisations permettront de reprendre la marche en avant. Une telle dynamique existe déjà à Taiwan où les primes d’assurance-vie par habitant s’élèvent à 1 500 $ et celles d’assurance-dommages à 400 $, contre quelques dollars dans les pays voisins. Si elle s’étend, de grandes compagnies d’assurances régionales en naîtront. Les risques extrêmes représentent en effet des ferments de déstabilisation que des pays comme l’Inde et la Chine ne peuvent se permettre de laisser agir. Cette prise de conscience s’est traduite, sur le plan externe, par l’aide humanitaire indienne au Pakistan à l’occasion du séisme d’octobre 2005. Sur le plan interne, elle conduira les autorités politiques locales à donner aux Assurances les ressources nécessaires à leur modernisation, comme elles l’ont fait pour les banques. Elle les incitera également à demander aux compagnies étrangères de participer à cet effort en entrant au capital d’acteurs domestiques, en vendant des contrats spécifiques ou en contribuant à des fonds de garantie. ANTICIPER Le vivier des périls se régénère en permanence. Ceux qui ont déjà frappé ne se reproduisent pas de la même manière, tandis que leurs cibles n’offrent pas les mêmes failles ni les mêmes protections. Les sites anéantis sont en effet rarement reconstruits à l’identique. Ainsi, l’ancienne usine AZF de Toulouse a-t-elle perdu toute vocation industrielle et le World Trade Center laissera-t-il la place à un autre aménagement. Dans un autre registre, une salle climatisée doit équiper chaque maison de retraite depuis la sécheresse de 2003 : il faudra veiller à ce que les circuits de ventilation soient parfaitement entretenus. En résumé, les profils de risques évoluent, les points de vulnérabilité se transforment. Ce phénomène explique la réactivité dont les Assureurs doivent faire preuve : pour maîtriser les conséquences financières des catastrophes, il leur faut anticiper et non plus seulement rétropoler. Cette exigence d’anticipation est d’autant plus forte que l’urbanisation, dont on pressent les effets pathogènes, est galopante : d’après les Nations Unies, plus de 60 % de la population mondiale vivra /... dans des villes en 2030. 39 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... COORDONNER Pour un assureur, un risque extrême représente un risque total. Qu’ils s’occupent d’assistance, de gestion financière ou d’indemnisation, tous ses services sont en effet immédiatement accaparés par l’événement. Ils sont mobilisés pour longtemps. Trois défis opérationnels en découlent : s’adapter à la désorganisation, faire face au cumul des responsabilités et enfin, traiter les dossiers dans la durée. Un assureur n’est pas à l’abri d’une rupture de fonctionnement. Ses employés peuvent être obligés d’abandonner leurs bureaux, ses réseaux de communication ployer, ses experts être dans l’incapacité de se rendre sur les lieux du sinistre. Telles sont les leçons des dernières tempêtes américaines. Il lui faut pourtant continuer à assumer ses engagements, prendre les premières mesures de sauvegarde et communiquer avec les assurés, les pouvoirs publics, les marchés financiers... Pour s’y préparer, des plans de continuité d’activité et des cellules de crises sont prévus. Le deuxième défi qui se pose à l’assureur est la mise sous tension simultanée de toutes ses fonctions. Un sinistre majeur rejaillit en effet aussi bien sur la branche « vie » que « non vie », sur les contrats individuels que collectifs, sur les couvertures de responsabilité civile que de pertes d’exploitation. L’explosion de l’usine d’engrais AZF souligne cette complexité : 100 000 déclarations de sinistres ont été déposées, portant sur 27 000 logements et 10 000 dommages corporels, dont 4 800 accidents du travail et 30 décès. Le cas de l’amiante montre enfin que la gravité de certaines situations ne se révèle que dans le temps. Rassemblant 730 000 plaignants aux États-Unis, cette affaire a déjà coûté 70 Mds $ de garanties en responsabilité civile. Les litiges en cours pourraient aboutir à 200 Mds $. Il est à craindre qu’à défaut de protections scientifiques et juridiques, les nouvelles technologies ne génèrent des conflits identiques. De telles mises en cause pourraient cibler les nanotechnologies, qui manipulent la matière au niveau moléculaire pour produire des objets dont la taille se situe entre 1 et 100 nanomètres, soit 1/10 000 e de mm. Les risques exceptionnels changeront les termes et les frontières de l’Assurance. Nul doute qu’elle ne s’y adapte : l’Assurance est une longue histoire d’innovations dont les hommes et les femmes se sont emparés pour sécuriser leur condition. 40 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 L’appel aux marchés financiers comme alternative à la réassurance : les Cat bonds PERRINE KALTWASSER COMMISSAIRE-CONTRÔLEUSE DES ASSURANCES ET ACTUAIRE Les Cat Bonds sont des obligations dont le versement des intérêts et le remboursement du principal dépendent de la survenance d’une ou plusieurs catastrophes naturelles. Ce sont des instruments privilégiés et complémentaires à la réassurance traditionnelle, qui sont en train de gagner leur place en complément de celle-ci pour la couverture des risques extrêmes. L es tempêtes Lothar et Martin en Europe en 1999, le tsunami en Asie du Sud-Est fin 2004, l’ouragan Katrina en Louisiane en 2005 et aujourd’hui la menace d’une pandémie de grippe aviaire soulignent combien la couverture des risques catastrophiques est un enjeu de plus en plus important pour le secteur de l’assurance. L’industrie est à cet égard confrontée à un paradoxe : d’une part, le niveau de fonds propres est élevé, si l’on en juge par la rentabilité souvent considérée insuffisante par les actionnaires ; mais parallèlement, les fonds propres paraissent insuffisants pour couvrir les risques extrêmes tels les catastrophes naturelles ou les attaques terroristes majeures. La réassurance traditionnelle (transfert de risques d’assurance à un réassureur en échange d’une prime fixe) est la réponse triviale à ce paradoxe mais même les réassureurs sont peu enclins à accepter des risques qui peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliards de dollars, comme ce serait le cas pour un tremblement de terre à Los Angeles par exemple. Les Cat Bonds ou obligations catastrophes naturelles sont apparus au milieu des années 90 aux États-Unis. En effet, après l’ouragan Andrew en Floride en 1992 et le tremblement de Terre de Northridge en Californie en 1994, de nombreux /... 41 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... assureurs ont fait faillite et la couverture des catastrophes naturelles est redevenue un vrai sujet pour l’industrie. Des techniques de gestion alternative des risques se sont alors développées, dont les Cat Bonds, auxquels cet article est consacré. DES OBLIGATIONS DONT LE REMBOURSEMENT DÉPEND DE LA SURVENANCE DE CATASTROPHES U n Cat Bond est une obligation dont le versement des intérêts et le remboursement du principal dépendent de la survenance d’une ou plusieurs catastrophes naturelles. Les fonds sont investis dans des titres sans risque tels que des OAT ou des obligations de haute qualité (notées AAA ou AA par les agences de notation) dont les intérêts sont versés à l’investisseur. Celui-ci est aussi rémunéré pour porter ce risque par une prime versée par l’émetteur du Cat Bond (un assureur ou un réassureur dans la plupart des cas). Le seul risque transféré est donc un risque d’assurance. Le Cat Bond est en général émis via une entité juridique ad hoc, appelé Special Purpose Vehicle (SPV), comme c’est le cas pour la titrisation des prêts. Parmi les éléments figurant dans le contrat, on trouve notamment : • La période de couverture. • La nature des événements catastrophiques couverts. • Le mécanisme d’indemnisation. FLUX FINANCIERS LIÉS À UN CAT BOND 1. Le SPV émet des Cat Bonds et entre dans un contrat de couverture avec la cédante ; les fonds des investisseurs sont placés par le SPV dans des actifs sans risque. 2. En régime « normal » : la cédante paie la prime au SPV et les investisseurs reçoivent les intérêts des placements et la prime. 3. En cas de survenance d’un sinistre : le SPV paie le sinistre à la cédante, avec les intérêts des placements, et en vendant une partie des actifs si nécessaire. 4. À maturité : les actifs restants du SPV sont liquidés et versés à l’investisseur. Le SPV peut aussi rentrer dans un swap pour permettre aux investisseurs de se couvrir contre le risque de taux, en échangeant les intérêts des placements contre le LIBOR par exemple. Contrepartie du SWAP Intérêts des placements Cédante Primes périodiques Sinistres Libor SPV Compte de nantissement 42 Principal Libor + prime Principal - sinistres Investisseurs L’appel aux marches financiers comme alternative a la reassurance : les Cat bonds P E R R I N E K A L T W A S S E R LES ÉTAPES DE LA CONSTRUCTION D’UN CAT BOND L a modélisation du produit se fait en trois étapes : • Construction d’une bibliothèque d’événements catastrophiques : chaque événement est décrit par sa probabilité d’occurrence et ses caractéristiques (intensité, localisation...). Cette bibliothèque prend en compte des événements déjà survenus dans le passé et d’autres non observés mais possibles (comme un tremblement de terre majeur au centre des ÉtatsUnis). • Évaluation des conséquences monétaires en fonction du type, de la valeur et de la localisation des biens assurés. • Enfin, évaluation des pertes subies par le Cat Bond en fonction des éléments déclencheurs de son intervention. Les techniques utilisées pour valoriser les Cat Bonds font appel à la fois aux méthodes utilisées traditionnellement en assurance (méthodes actuarielles) et aux méthodes utilisées en finance pour valoriser les dérivés de crédit par exemple. La modélisation des catastrophes naturelles joue un rôle essentiel, à mesure que celle-ci s’améliore, la valorisation des Cat Bonds devient plus simple. Un des éléments primordiaux de la valorisation est l’élément qui déclenche l’indemnisation de la cédante. Initialement, celui-ci était toujours le montant des sinistres. Le remboursement est alors égal au montant des pertes de la cédante, comme pour les traités de réassurance traditionnelle. Les investisseurs sont soumis à deux aléas importants : le risque que le portefeuille de la cédante concentre des mauvais risques et la lenteur de l’estimation des dégâts. Les indices de branche permettent d’éviter le premier de ces risques. Dans ce cas, le remboursement dépend des résultats de l’ensemble des assureurs d’une branche. Il existe alors un risque pour la cédante que les revenus du Cat Bond soient insuffisants pour couvrir les sinistres (1) . L’investisseur évite l’exposition au risque de souscription d’une entreprise en particulier mais conserve celui de l’industrie. Autre solution, après une catastrophe, les paramètres de celleci sont rentrés dans un modèle de dommages géré par un tiers, qui estime les pertes de la cédante en fonction de son portefeuille et cette estimation sert pour le remboursement. La complexité du modèle rend ce type d’indicateur peu transparent pour l’investisseur. Finalement, avec les déclencheurs paramétriques, le remboursement dépend du lieu et de l’in- /... (1) Lorsqu’il y a risque de décorrélation entre le montant des sinistres à la charge de l’entité émettrice et l’indemnité versé par le Cat Bond, on parle de « basis risk ». 43 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... tensité de la catastrophe (indice de Richter d’un tremblement de terre par exemple). Ce type d’indices réduit les problèmes de transparence et le délai de paiement car les informations sont immédiatement accessibles, mais le risque de décorrélation entre le montant touché par la cédante et les sinistres réels est plus important. Les indices paramétriques sont une adaptation plus fine de ce type de modèle aux risques réels de la cédante. Ils prennent en compte des zones plus petites et le remboursement est fonction du niveau d’exposition de la cédante sur ces « microzones ». Au final, la nature de l’élément déclencheur est donc un équilibre entre les intérêts divergents des émetteurs et des investisseurs. Comme une obligation traditionnelle, un Cat Bond est aussi noté par une agence de notation qui évalue sa probabilité de défaut. La prime de risque d’un Cat Bond pour une note donnée (BB par exemple), initialement supérieure à celle d’une obligation traditionnelle, s’en rapproche désormais. Cette prime de risque payée par la cédante (qui est égale à la rémunération de l’investisseur au-delà du taux sans risque) est déterminée par trois éléments : • l’espérance mathématique des pertes pour l’investisseur (qui est aussi reflétée par la notation du Cat Bond) ; • une prime supplémentaire pour rémunérer l’aversion de l’investisseur pour ce type de risque ; • enfin une dernière partie regroupe un ensemble de rémunérations supplémentaires difficiles à quantifier : manque de liquidité du titre, méconnaissance de ce type de produit, jeu de l’offre et de la demande... UN MARCHÉ ENCORE JEUNE MAIS EN RAPIDE DÉVELOPPEMENT P ar nature, les Cat Bonds sont un instrument privilégié et complémentaire à la réassurance traditionnelle pour les assureurs et réassureurs importants mais aussi pour les fonds de garantie et les pools de réassurance, qu’ils soient privés ou publics ; mais le coût de mise sur le marché reste un obstacle à leur développement. À leurs débuts, ces produits ont essentiellement été achetés par des assureurs et des réassureurs, qui comprenaient bien la façon dont ils fonctionnaient. Ce premier cercle s’est élargi aujourd’hui à des investisseurs intéressés par la décorrélation avec les marchés financiers et les produits à taux fixes (obligations). Aujourd’hui, les acheteurs sont aussi les banques commerciales, les fonds de pension, les gérants institutionnels et des fonds dédiés aux Cat Bonds. Les émissions de Cat Bonds se sont réellement développées à 44 L’appel aux marches financiers comme alternative a la reassurance : les Cat bonds P E R R I N E K A L T W A S S E R partir de 1997 et représenteraient 4 Mds $ en 2004. Mais leur montant total est difficile à estimer. En effet, certains Cat Bonds sont vendus à un seul investisseur (ou un groupe) et la transaction n’est pas toujours rendue publique. Ce nombre de transactions serait en hausse en 2004, selon le rapport de MMC Securities. La durée des contrats se standardise, elle est généralement comprise entre 2 et 5 ans. Le montant unitaire d’une émission, actuellement de l’ordre de 200 M$, est en hausse. Les émetteurs renouvellent en général les titres lorsque ceux-ci arrivent à échéance. Actuellement, un peu plus de la moitié des titres couvrent des risques aux ÉtatsUnis, où l’exposition aux catastrophes naturelles est très importante (ouragans, tremblements de terre, tsunamis, ...). L’ouragan Katrina a servi de véritable test, passé avec succès, pour le marché encore jeune des Cat Bonds. Pour la première fois, l’un d’eux pourrait quasiment entièrement être mis en défaut. Ce Cat Bond, dont le principal est égal à 190 M$, a été émis en août 2005 au travers du SPV « Kamp Re 2005 » par Swiss Re, pour le compte de Zurich Financial Services. Celui-ci devait être activé si dans les cinq ans suivant son émission, la compagnie devait payer plus d’un milliard de dollars pour un tremblement de terre ou un ouragan aux États-Unis. La notation de « Kamp Re » a été abaissée, après le passage de l’ouragan, de BB+ à CC par Standard & Poor’s. Malgré ceci, 2005 est une année record pour l’émission des Cat Bonds : plus de 3,2 milliards de dollars sur les neuf derniers mois de l’année, dont les deux tiers après Katrina. Des obligations couvrant le risque de mortalité ont aussi été émises depuis 2004 pour couvrir la dérive du taux de mortalité, qui pourrait résulter d’une épidémie telle la grippe aviaire ou d’une attaque terroriste. L’émission d’obligations couvrant le risque de mortalité ou le marché des dérivés climatiques, essentiellement au Chicago Mercantile Exchange (bourse du climat du CME), sont d’autres champs d’application pour la titrisation des risques catastrophes. En France, AXA a titrisé une partie de son portefeuille automobile. En conclusion, les marchés financiers sont et seront sans doute de plus en plus sollicités pour couvrir les risques d’assurance. La gamme de risques couverts s’est élargie : du risque d’épidémie à la couverture des catastrophes naturelles. La titrisation représente une alternative intéressante pour les fonds de garantie des catastrophes et les entités importantes. L’importance des volumes échangés sur les marchés financiers et la décorrélation entre le risque catastrophe et les risques de défaut et de fluctuations des marchés financiers plaident en la faveur de l’utilisation de ces produits. Pour preuve, en 2005, /... 45 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... l’offre et la demande se sont accrues dans un contexte rendu difficile par l’ouragan Katrina et la menace que constitue la grippe aviaire. Les Cat Bonds ne remplaceront certes pas la réassurance traditionnelle mais ils sont en train de gagner leur place en complément de celle-ci pour la couverture des risques extrêmes. 46 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Table ronde : les plans de continuité d’activités ALAIN STRUB DIRECTEUR DES RISQUES ET CONTRÔLES PERMANENTS GROUPE, CRÉDIT AGRICOLE S.A. PASCAL CELERIER DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CRÉDIT AGRICOLE D’ILE-DE-FRANCE BERNARD MARY DIRECTEUR GÉNÉRAL DU CRÉDIT AGRICOLE NORD EST ROBERT ZEITOUNI RESPONSABLE DU PÔLE SÉCURITÉ ET CONTINUITÉ D’ACTIVITÉS, CRÉDIT AGRICOLE S.A. JEAN-PAUL BETBÈZE CHEF ÉCONOMISTE, DIRECTEUR DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Pour commencer, pourriez vous nous rappeler où en est la réflexion des régulateurs et de la place financière de Paris sur les plans de continuité d’activités ? Robert Zeitouni : Dans ses réflexions sur les Plans de Continuité d’Activités, le Crédit Agricole identifie trois types. Les premiers sont endogènes et peuvent survenir alors que l’environnement externe reste intact. L’environnement externe comprend les transports en commun, les télécommunications, l’électricité…, il suppose complète la disponibilité du personnel de l’entreprise. C’est l’exemple de l’incendie d’un immeuble et de l’indisponibilité prolongée d’un site informatique. Les deuxièmes ne concernent pas directement la Banque, mais l’hypothèse d’un système de place qui se met en mode PCA. On pourrait citer le GSIT, Groupement pour un Système Interbancaire de Télé compensation, la CRI (Centrale des Règlements Internationaux), etc. Il faut alors vérifier que la Banque est capable d’échanger avec le système, qu’elle soit elle-même en mode de fonctionnement normal, ou en mode PCA. Les troisièmes catégories concernent les sinistres qui perturbent l’environnement externe de la Banque : ils sont qualifiés de risques extrêmes et ont un impact sur le fonctionnement de l’ensemble de la Place, Banques et Systèmes de Place, et /... sont de fait, des risques systémiques. 47 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... À l’évidence, l’étude de ces risques et de leur solution de contournement ne peut se faire qu’en concertation entre tous les participants au système bancaire, et avec les fournisseurs des services essentiels pour fonctionner (eau, électricité, télécommunications...). La Banque de France coordonne cette réflexion de Place avec la FBF et les représentants appropriés. Dans tous les cas, il s’agit d’empêcher un risque systémique, une crise de liquidité qui se propagerait à l’ensemble des systèmes de paiement. Les exigences pour la Banque, en matière de risques extrêmes, comportent des responsabilités particulières, du fait qu’elles sont au cœur du financement et de l’économie. Les scénarii types sont finalement peu nombreux. On y retrouve la crue centennale et la pandémie de la grippe aviaire. Ils diffèrent de par leur soudaineté, leur étendue géographique et leur durée. Une cyber-attaque est soudaine, la montée des eaux de la Seine est progressive, elle est jalonnée de seuils d’alerte. La gestion d’une crise comme la grippe aviaire dépend d’une multitude de facteurs : décisions des pouvoirs publics, disponibilité des services communs, décisions de la banque, etc. L’ensemble de ces travaux est planifié pour 2006. Il faut y ajouter les préoccupations qui pourraient se transformer en recommandations et peut-être en exigences, de l’Euro système et de la Banque des Règlements Internationaux, en ce qui concerne la résilience du Système Financier International. En définitive, les Plans de Continuité d’Activités des Banques apparaissent extrêmement encadrés. En tant que banquiers du Crédit Agricole, quels types de risques extrêmes vous semblent pouvoir mettre en danger la continuité de l’activité des Caisses Régionales ou du groupe dans son ensemble ? Alain Strub : C’est la question clé. Indépendamment des exigences des régulateurs, les dirigeants de banque ont en effet des responsabilités évidentes dans ce domaine. On peut d’ailleurs être frappé de constater que les banquiers ont déjà pris en considération bon nombre des mesures que vont imposer les régulateurs. Dans cet esprit, il faut aussi avoir conscience des besoins spécifiques des Caisses Régionales et des filiales, qui ne sont pas forcément toutes dans les préoccupations de place du régulateur. Le risque extrême doit être de fait étudié aussi bien au niveau de la place financière qu’au niveau d’un établissement de crédit, de l’ensemble de ses réseaux de distribution, de ses métiers et des fonctions qu’il exerce. Pour prendre un exemple, on doit se poser la question de l’incidence de l’arrêt 48 Table ronde : les plans de continuité d’activités A L A I N S T R U B , R O B E R T P A S C A L C E L E R I E R , Z E I T O U N I , B E R N A R D J E A N - P A U L M A R Y , B E T B È Z E du Cedicam (1) sur l’activité du groupe Crédit Agricole, indépendamment des implications pour le système bancaire. En d’autres termes, si une ligne de métier s’arrête en amont, comment préserver une continuité de l’activité bancaire jusqu’à son destinataire final, le client ? La problématique doit être déclinée aux risques pouvant bloquer l’ensemble du groupe, un ou plusieurs de ses métiers, une ou plusieurs régions… Quels que soient les scénarios imaginés, on doit s’interroger sur le fonctionnement que l’on souhaite maintenir à tout prix. Que doit-on faire, quoi qu’il arrive, pour répondre aux attentes de la société à notre égard ? Il en va de notre légitimité. Bernard Mary : Pour répondre à votre question, ce qui me vient instantanément à l’esprit, c’est notre souci premier de l’homme, que ce soit l’homme client ou l’homme salarié, indépendamment de questions de périmètre ou de territoire. Ensuite, la banque étant une industrie de l’information, une importance primordiale doit être accordée à la préservation des données et de leurs modes de traitement. Enfin, vient la sauvegarde des infrastructures physiques, sans lesquelles l’exploitation dynamique de ces données ne peut se réaliser. Un schéma simple formalise les points sensibles d’une banque /... pour la continuité de son activité. TYPES DE SYSTÈMES Centralisation Décentralisation Systèmes de protection Créateurs de valeurs Types de localisations Hommes Dynamique de crise Données INFORMATION inputs Traitements outputs Physique Exercice de crise Éducation Pédagogie Back-up Entretien des sytèmes de back-up Appropriation individuelle et collective ASSURANCES Dynamique de gestion (1) Le Cedicam est un groupement d’intérêt économique (GIE) associant à parité Crédit Agricole S.A. et les Caisses Régionales. Il élabore la stratégie du Crédit Agricole dans le domaine des moyens de paiement et, en tant qu’unité opérationnelle, il gère les flux financiers liés aux moyens de paiement. 49 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... Pascal Célérier : La criminalité informatique est, à mon avis, une menace de tout premier ordre pour l’industrie bancaire. Le traitement des données nécessite des systèmes d’information qui doivent travailler 24 h/24 h, sur des bases de plus en plus larges et dans une architecture de plus en plus intégrée (internet, systèmes de paiements...). Il ne me semble pas qu’on ait encore pleinement mesuré l’ampleur des dommages qu’une cyber-attaque pourrait causer au système bancaire. En tant que directeur général du Crédit agricole d’Ile-deFrance, le risque d’une crue centennale est évidemment aussi l’une de mes grandes préoccupations. Alors qu’on évoque souvent la crue de 1910, il faut bien garder à l’esprit qu’en moyenne, ces crues surviennent tous les 50 ans, avec une menace sans doute croissante en raison de l’urbanisation galopante des dernières décennies et en dépit de tous les aménagements réalisés sur la Seine. Ma perception est que les pouvoirs publics réfléchissent évidemment à cette question, mais qu’ils sont assez désarmés face aux conséquences d’une crue centennale. Ces crues se répètent à intervalles longs et relativement réguliers, on le sait, mais ce n’est pas pour cela que les pouvoirs publics sont aujourd’hui en mesure de savoir comment gérer une telle crise. Il s’agit d’un risque de nature similaire à celui auxquels sont confrontés les États-Unis à propos de la faille sismique californienne. Face à cette menace, nous avons décidé le transfert dans d’autres régions de nos centres informatiques, qui se situaient Quai de la Rapée au bord de la Seine. Enfin, je pense qu’il ne faut pas rentrer dans la tentation de surmédiatiser certains risques dont on ne mesure pas pleinement l’importance ou d’agiter des menaces dont les experts relativisent l’importance. On entrerait alors dans des logiques de psychose injustifiées et aux effets largement contre-productifs, avec parfois le risque de forts effets de réputation pour les personnes ou les entreprises qui véhiculent ces menaces. Rétrospectivement, le passage à l’an 2000 entre dans cette catégorie et je m’interroge sur le sujet de la grippe aviaire. Alain Strub : La question la plus importante est celle de la sauvegarde des ressources humaines clés d’un grand groupe comme le nôtre. Bien souvent, certaines fonctions vitales ou essentielles sont concentrées dans les sièges sociaux, ce qui soulève bien sûr le risque de destruction matérielle d’un immeuble, mais pose de façon bien plus dramatique la question de la sécurité des hommes. Répartir les personnes sur différents sites, avec les bases de données sensibles qu’elles utilisent, paraît alors relever du bon sens. Même si la 50 Table ronde : les plans de continuité d’activités A L A I N S T R U B , R O B E R T P A S C A L C E L E R I E R , Z E I T O U N I , B E R N A R D J E A N - P A U L M A R Y , B E T B È Z E déconcentration des ressources humaines clés pose ensuite, évidemment, la question de leur plus grande difficulté de coordination entre elles au quotidien. Quels sont les avantages et les inconvénients de la structure décentralisée des groupes mutualistes pour prévenir et gérer les risques extrêmes ? Pascal Célérier : Contrairement à une idée reçue, il n’est pas évident qu’un groupe décentralisé soit plus fragile. Les infrastructures physiques, les décideurs et les salariés sont mieux répartis géographiquement, les systèmes d’information également, ce qui facilite la gestion de certains risques en les segmentant. Avoir encore plusieurs systèmes d’information est un handicap en termes de taille critique, de coûts fixes et donc d’optimisation, mais présente l’avantage d’une plus grande robustesse par rapport à un système unique. Les défaillances sont cantonnées et cela offre également la possibilité de constituer des back up entre ces systèmes. En revanche, la transversalité et la coordination sont plus difficiles, ce qui a nécessité pour le groupe Crédit Agricole par exemple la mise en place d’une mission de coordination des plans de continuité d’activités. Bernard Mary : Je pense en effet qu’on ne mesure pas tous les coûts de la centralisation et de la concentration. Pour faire face aux conflits sociaux, les industriels ont tendance à répartir les risques. Le Crédit Agricole étant construit comme cela, on en tire de la valeur sur cette question des risques de continuité d’activités, au même titre qu’au plan commercial, du fait de notre proximité avec la clientèle. À mon avis, on peut d’ailleurs basculer facilement un grand nombre de fonctions d’une Caisse Régionale sur une autre, voire imaginer sans trop de difficultés un back up complet entre deux Caisses. La prévention des risques extrêmes est évidemment au coeur de la mise en place des plans de continuité d’activités. En même temps, la contrainte du coût par rapport aux avantages perçus à court et moyen terme, alors que la probabilité de réalisation des risques extrêmes sur cet horizon reste extrêmement faible, semble une barrière insurmontable. Comment résoudre ce problème ? Bernard Mary : Les considérations financières sont une contrainte clé, dans la mesure où l’horizon de réalisation des risques extrêmes est par définition inconnu et potentiellement très lointain. Les coûts pouvant être supportés par une organisation évoluant dans un contexte concurrentiel sont de facto /... 51 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... limités par les rentrées de cash et par les exigences fixées par le marché. C’est pour cela qu’on est naturellement réticent à mettre en place certaines mesures extrêmement coûteuses de prévention des risques extrêmes. Ces coûts ne se transforment en bénéfices, réduisant l’impact des sinistres, que si les risques se réalisent dans un horizon court, de quelques années tout au plus. Il faut donc également s’interroger pour savoir si des bénéfices à court terme ne peuvent pas également être dégagés de la mise en place de ces mesures préventives. Jean-Paul Betbèze : C’est ce que les économistes appellent des externalités et ont pu formaliser sous la forme d’incitations de marchés. L’idée d’externalité tient à ce que la production d’une entreprise ou la consommation d’un particulier se trouve parfois modifiée par les choix faits par d’autres agents économiques. L’exemple classique est celui de la pollution, qui est un cas d’externalité négative. Une solution consiste alors à émettre des droits à polluer, sur un marché où les entreprises payent et s’échangent des bons donnant le droit de produire du CO 2 . Pour revenir à notre problème du coût de la prévention des risques extrêmes, les externalités positives tiennent aux incidences indirectes et positives de dépenses coûteuses par rapport à une probabilité extrêmement faible de réalisation du risque, mais générant indirectement d’autres avantages facilement valorisables. On peut alors parler d’incitations de marché permettant de réduire, voire de compenser, ces coûts d’apparence exorbitants en première approche. Alain Strub : La réflexion des pouvoirs publics, mais aussi des entreprises et des banques, doit effectivement se porter également sur ce terrain de la création de valeur. Un premier exemple est le passage à l’an 2000. Il a occasionné des dépenses substantielles dans les systèmes d’information, mais généré aussi des avantages réels en matière d’optimisation et de sécurité des systèmes. Des back up ont été mis en place, pouvant être utilisés en cas de blocages d’activité, pour quelque raison que ce soit. Dans le même ordre d’idée, les systèmes d’authentification sur internet, d’apparence très coûteux par utilisateur lorsqu’on travaille avec des clientèles de masse, peuvent également servir à augmenter les ventes, s’ils accroissent suffisamment le degré de confiance des clients. Le deuxième exemple, cité plus haut, du transfert des systèmes d’information du Crédit Agricole d’Ile-de-France pour se prémunir d’une crue de la Seine, a également été pensé dans le cadre des synergies entre Caisses Régionales. 52 Table ronde : les plans de continuité d’activités A L A I N S T R U B , R O B E R T P A S C A L C E L E R I E R , Z E I T O U N I , B E R N A R D J E A N - P A U L M A R Y , B E T B È Z E Une autre difficulté face aux risques extrêmes est d’accoutumer les gens à prendre en compte dans leur quotidien des événements extrêmement rares. Comment faire ? Pascal Célérier : Il est en effet difficile de mobiliser les esprits sur une telle question, d’autant que la capacité et la volonté d’oubli sont extrêmement fortes. Le tsunami en Asie l’a encore démontré récemment. L’accoutumance aux risques extrêmes est sans doute plus facile dans les régions du monde développé où on sait que les menaces sont bien identifiées. Le Japon est un exemple. Mais cela passe par de la pédagogie, de la formation et des simulations. En outre, il ne faut pas (dans la plupart des cas) attendre grand chose des pouvoirs publics. Ils seront vraisemblablement débordés, comme tout le monde, ou de toute manière préoccupés par mille autre choses que votre situation personnelle ou celle de votre entreprise. Une autre difficulté est de lutter contre les automatismes et les instincts de panique dans ces périodes extrêmes. Et aussi parfois de lutter contre « le bon sens », ce qui est plus difficile encore. L’exemple de la Nouvelle Orléans est éclairant de ce point de vue. La première décision était qu’il fallait évacuer et non rester, or ce n’est généralement pas ce que l’on a en tête dans une telle situation. L’événement extrême et ses conséquences sont souvent très différents de ce qu’on avait pu imaginer. Alain Strub : Les plans de continuité imposent tout d’abord le maintien en condition opérationnelle des process « dégradés », ce qui suppose de penser et d’entretenir cette appropriation de la logique de crise, de tester périodiquement les back up et de faire fréquemment des exercices de simulation. Une pédagogie active et la pratique doivent conduire les gens à se poser les bonnes questions en temps de crise, à développer les bons réflexes de manière à bien gérer leurs émotions. Lorsque la pratique des process de crise est intégrée au quotidien, on a des chances que tout fonctionne lorsque la crise survient. En 2001, le Crédit Agricole a été confronté au drame de Carr Futures, dont les étages se situaient au sommet du World Trade Center. Le 11 septembre a constitué l’archétype du « choc extrême » tel que mentionné dans la nouvelle réglementation bancaire. Carr Futures, devenue Calyon Financial, filiale, à l’époque, de Crédit Agricole Indosuez, a subi le désastre de plein fouet. Les équipes New-Yorkaises de cette filiale étaient localisées quelques étages au-dessus du point d’impact du premier avion. L’entreprise a survécu malgré des conditions initiales horribles. Les plans de continuité des activités ne prévoient pas une destruction des immeubles conco- /... 53 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... mitante à des pertes humaines lourdes (69 victimes). En outre, les survivants étaient souvent en état de choc ou de détresse morale. La continuité de nos affaires a été assurée en transférant très rapidement les activités vitales à Carr Futures Londres et au siège de Carr Futures, à Chicago. Puis le site BCP (Business Continuity Plan) a été activé dans New York même. Des renforts en provenance de Chicago ont été acheminés par bus, pour, d’une part, prêter assistance aux familles des victimes et, d’autre part, pour aider les survivants et aussi pour commencer la reprise des opérations par Carr Futures New York. Il faut donc accepter de vivre avec l’idée de ces risques extrêmes, d’affronter l’éventualité de ces drames, non pour accepter la fatalité car il faut d’abord prendre toutes les dispositions pour réduire le risque et ses conséquences, et éviter sa survenance autant que possible, mais pour se préparer au cas où, malgré toutes les précautions prises, il surviendrait. 54 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Le rôle de l’État face aux risques extrêmes GUILHEM BENTOGLIO CHARGÉ DE MISSION AU COMMISSARIAT GÉNÉRAL DU PLAN Le système assuranciel français, où se combinent efficacement les mécanismes de marché et l’intervention de l’État, a prouvé sa solidité et fait preuve de fortes capacités d’adaptation ces dernières années. Des catastrophes plus coûteuses et l’émergence de nouveaux risques nécessitent toutefois pour l’État d’étoffer encore sa culture du risque de manière à mieux anticiper les faiblesses potentielles de ce système face à un futur incertain. L ’ouragan Katrina a montré à quel point la concentration de dégâts dans l’espace et dans le temps rend difficile de gérer rapidement et efficacement une crise de cette ampleur, y compris pour une grande puissance comme les États-Unis. Le présent article ne traite pas de l’intervention d’urgence ni de la question des secours, mais de la place de l’État en France dans la sécurisation du système assuranciel, quand il est confronté à des risques extrêmes susceptibles de coûter très cher et donc de mettre en cause soit la santé financière du secteur de l’assurance, soit l’assurabilité de certains risques. Les assurances peuvent couvrir sans trop de difficultés les risques indépendants et à faibles montants. En revanche, en cas de risque extrême (dommages sériels ou concentrés), la mutualisation est plus difficile et les assurances sont confrontées à des problèmes de non assurabilité (1). Le secteur s’organise alors, afin de mieux répartir les risques entre différents agents économiques, par la coassurance, la réassurance ou encore par le transfert des risques aux marchés financiers (titrisation). Cependant, ces mécanismes ne permettent pas de régler tous /... (1) Un risque est dit assurable si la personne qui porte le risque peut le transférer vers un autre agent économique (une compagnie d’assurance) à un prix qui rend l’échange intéressant pour chacune des parties. 55 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... les problèmes de non assurabilité. Il est alors du ressort de l’État d’intervenir, afin que les personnes et les entreprises puissent s’assurer contre des risques qui mettent en cause la sécurité ou l’esprit d’initiative. Aujourd’hui, les autorités publiques (que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle européenne) interviennent à différents niveaux pour garantir le bon fonctionnement du marché français de l’assurance (voir schéma). En légiférant, l’État peut élargir le champ des risques assurables par le secteur privé. Dans l’intérêt des assurés, il s’efforce, par l’intermédiaire des autorités de régulation et de contrôle, de prévenir toute défaillance d’acteurs du marché. En tant que réassureur en dernier ressort, il rend possible la couverture de grands risques catastrophiques, en prenant à sa charge les tranches supérieures d’indemnisation en cas de dommage très coûteux. Garant de la solidarité nationale, il intervient en cas de crise exceptionnelle non prévue dans les contrats d’assurance ou en cas de crise du secteur lui-même (2). LA PLACE DE L’ÉTAT FACE AUX RISQUES EXTRÊMES Assurable État Réglementation (obligation d’assurance, etc.) Marchés financiers Réassureur en dernier ressort Titrisation Surveillance et contrôle Solidarité nationale Autorités de régulation Réassurance Montant de dommage croissant Non assurable Coassurance Assurance A Assurance B COASSURANCE, RÉASSURANCE, TITRISATION L e secteur privé de l’assurance s’est bien entendu lui-même organisé pour faire face aux risques extrêmes. La constitution de pools de coassurance permet de mutualiser les risques sur une base plus large, et donc de faire face à un sinistre excep(2) Pour plus de détails sur la place de l’État dans l’architecture de l’assurance en France, on pourra se reporter au rapport du Commissariat général du Plan, L’État et l’assurance des risques nouveaux, G. Bentoglio et J.-P. Betbéze, La documentation française, septembre 2005, et notamment à la première partie, dont le présent article est inspiré. 56 Le rôle de l’État face au risque extrême G U I L H E M B E N T O G L I O tionnel. Au-delà, la pratique la plus répandue est le recours à la réassurance. Opérant au niveau international, les grands réassureurs permettent une meilleure mutualisation géographique des risques, ce qui est particulièrement important dans le cas de catastrophes naturelles qui touchent spécifiquement mais massivement une région ou un pays (même si un tsunami comme celui de l’Asie du Sud-Est en décembre 2004 a touché des pays éloignés de milliers de kilomètres). Les contrats de réassurance renforcent la résilience du système assuranciel en cas de risque extrême. Cependant, il reste des cas où l’incertitude peut s’avérer trop grande : après le 11 septembre 2001, les réassureurs ont souhaité se désengager de la couverture du risque terroriste, compte tenu des montants potentiellement très élevés et de l’incertitude sur les probabilités des sinistres. Par ailleurs, un nouvel outil se développe depuis une dizaine d’années pour faire face aux risques extrêmes, notamment aux catastrophes naturelles : la titrisation des risques. Cela passe généralement par l’émission d’obligations catastrophe (catbonds). Pour l’instant, leur diffusion reste limitée, en raison de certaines difficultés de montage, de leur coût, de la délicate fixation de leur prix et de la non-maturité du marché. Elles représentent malgré tout un moyen prometteur de transfert des risques catastrophiques aux marchés financiers, dont la capacité est bien supérieure à celle de la réassurance. Quels sont dès lors les cas où l’intervention de l’État s’avère nécessaire pour contribuer à résoudre les problèmes d’assurabilité ou de solvabilité posés par les risques extrêmes ? L’ÉTAT ET LA FRONTIÈRE DES RISQUES ASSURABLES L ’État peut avoir à intervenir pour restaurer l’assurabilité en cas d’aléa moral, mais cela concerne peu les risques extrêmes (cas des normes de prévention des risques pour la conduite automobile ou la sécurité dans le transport maritime, par exemple). Il est cependant des cas où des risques, sans être forcément très coûteux, restent rares. L’État peut alors intervenir en organisant la constitution d’un fonds de garantie, lorsque les assureurs ne mettent pas en place directement entre eux des mécanismes de coassurance. L’objectif est d’organiser un partage des risques. On compte ainsi de nombreux fonds, tels le Fonds de Garantie des Assurances Obligatoires ou le Fonds de Garantie des Victimes des Actes de Terrorisme et d’autres Infractions (FGTI). Ce dernier, créé en 1990, permet d’indemniser les préjudices corporels de toutes les victimes d’actes terroristes survenus en France, depuis 1985. Le FGTI est un fonds public, dont les ressources proviennent de /... 57 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... prélèvements sur les contrats d’assurance de biens, complétés par le remboursement des indemnités des responsables des infractions. L’ÉTAT CONTRÔLEUR L es autorités publiques produisent aussi des normes pour obtenir une gestion suffisamment prudente des compagnies d’assurance, dans l’objectif d’éviter les faillites d’assureurs. À l'instar des banques, le secteur des assurances est régulé afin de maintenir la solvabilité de ses entreprises. L’inversion du cycle d’activité de l’assurance (3) justifie notamment un tel cadre réglementaire. Les réglementations en la matière sont essentiellement d’origine européenne. Les instances de contrôle restent nationales et coopèrent au niveau européen. En France, l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM, ex-CCAMIP), autorité administrative indépendante, a pour mission de contrôler le respect de la réglementation dans l’intérêt des assurés. Les règles de solvabilité communes reposent sur trois exigences : des provisions prudentes, pour couvrir les engagements contractuels envers les clients ; des actifs admissibles, de bonne qualité et liquides ; des fonds propres suffisants pour couvrir les risques non anticipés (marge de solvabilité). Sur le long terme, les faillites de compagnies d’assurance sont très rares en France, mais confirment l’importance du contrôle prudentiel et de son intervention rapide, pour protéger l’intérêt des assurés et la réputation de la profession. Cela justifie la nécessité d’un système de contrôle prudentiel efficace. En parallèle, les assureurs ont développé des techniques pour mesurer les risques, adapter les tarifs, gérer leurs bilans. L’ÉTAT RÉASSUREUR EN DERNIER RESSORT E n tant que réassureur en dernier ressort, l’État rend possible la couverture de grands risques catastrophiques (catastrophes naturelles ou hyper-terrorisme) en prenant à sa charge les tranches supérieures d’indemnisation en cas de dommage très coûteux. Les principes qui guident l’intervention de l’État sont de se limiter aux risques inassurables et de faire payer le prix du risque ; de privilégier l’intérêt général, en protégeant directement les biens et les personnes ; d’inscrire l’intervention étatique dans un marché concurrentiel. Cette intervention permet d’éviter que les assureurs et réassureurs ne se retirent (3) Les assureurs reçoivent le paiement du service qu’ils vendent avant d’avoir à le rendre, donc avant d’en connaître le coût exact. 58 Le rôle de l’État face au risque extrême G U I L H E M B E N T O G L I O complètement des risques extrêmes. Le système GAREAT (4) de protection contre le terrorisme en est un bon exemple. Suite aux attentats du 11 septembre 2001, le consensus établi entre assureurs et réassureurs, consolidé par la garantie de l’État, a permis de constituer un pool qui a restauré l’assurabilité du risque terroriste. L’État garantit alors de prendre à sa charge la dernière tranche de dommages si ces derniers sont supérieurs à un certain montant. Cela passe par la garantie illimitée qu’il donne à la Caisse Centrale de Réassurance (CCR). Dans le système français d’assurance contre les catastrophes naturelles (« Cat. Nat. »), bon exemple de partenariat publicprivé, l’obligation d’assurance et l’intervention en dernier ressort sont liées. Face à des montants potentiellement très élevés de sinistres extrêmes comme un séisme à Nice, l’industrie française a considéré au début des années 1980 que les catastrophes naturelles étaient non assurables. La loi de 1982 instituant le régime Cat. Nat. a permis de débloquer la situation. En s’appuyant sur un principe de solidarité nationale, la loi impose une assurance obligatoire, prélevée par surcharge sur la prime payée par l’assuré pour l’assurance incendie et dommage aux biens. Les assureurs collectent les primes et indemnisent les victimes. En contrepartie, ils peuvent se réassurer auprès de la CCR. La gestion privée des sinistres se conjugue avec l’intervention publique (c’est l’État qui décide de classer les communes en « état de catastrophe naturelle »). L’ÉTAT ASSUREUR EN DERNIER RESSORT E n tant qu’assureur en dernier ressort, l’État est garant de la solidarité nationale. Il intervient en cas de crise exceptionnelle non prévue dans les contrats d’assurance ou en cas de crise du secteur lui-même. Ce type d’intervention est implicite et peut prendre deux formes. D’une part, l’État peut intervenir pour indemniser les victimes après une très grave catastrophe. C’est alors le principe de solidarité nationale qui s’applique, dans le cas d’intervention d’urgence lors d’inondations par exemple. L’intervention ex post peut également passer par la création d’un fonds d’indemnisation, comme ce fut le cas pour la loi du 31 décembre 1991 d’indemnisation des hémophiles et des transfusés contaminés par le VIH. D’autre part, la succession de risques extrêmes peut porter atteinte à la santé financière du secteur. Si la multiplication de dommages non prévus devait mettre en difficulté de nom- /... (4) Gestion de l’Assurance et de la Réassurance des risques Attentats et Actes Terroristes. 59 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... breux acteurs de la profession, ou un assureur ou réassureur de premier plan, l’État devrait intervenir afin d’éviter des faillites qui risqueraient d’engendrer une crise systémique (notamment par les liens de réassurance entre les divers acteurs du secteur et par des effets de contagion boursière). Les exemples de sauvetage dans le secteur bancaire aux ÉtatsUnis dans les années 1980 (crise des savings and loans), au Japon, en Suède et en Finlande dans les années 1990 montrent que l’intervention de l’État est nécessaire quand un secteur aussi crucial pour l’économie que la banque ou l’assurance est en détresse financière. L’État peut alors intervenir directement, en renflouant les capitaux propres des entreprises concernées, ou indirectement, en mettant en place des montages financiers avec les banques pour assurer la survie des acteurs menacés. VERS UNE GESTION DE RISQUE PLUS COMPLÈTE EN CAS DE RISQUES EXTRÊMES ? L e système assuranciel français, où se combinent efficacement les mécanismes de marché et l’intervention de l’État, a prouvé sa solidité. Il a permis au secteur de résister très convenablement aux années difficiles de la période 19992003, pendant lesquelles se sont succédé des tempêtes coûteuses, les attentats du 11 septembre 2001, la catastrophe industrielle d’AZF, des inondations et la chute des cours boursiers qui ont tour à tour touché le passif et l’actif des compagnies. Le système a aussi montré de fortes capacités d’adaptation (création de GAREAT dès décembre 2001). Cependant, nous vivons dans un monde où la concentration géographique des richesses et des personnes rend les catastrophes plus coûteuses, où de nouveaux risques (technologiques, épidémiologiques…) peuvent émerger, suite à l’interdépendance accrue des réseaux et des activités et au progrès scientifique et technique, et où l’instabilité juridique peut fausser le calcul des assureurs. Dans ces conditions, les montants assurés de certains sinistres pourraient dépasser fortement ce qui avait été prévu par les assureurs lors de la signature des contrats. Dans un tel contexte, il apparaît que l’État doit étoffer sa culture du risque. Il doit contribuer à anticiper les faiblesses potentielles par rapport au futur. Cela suppose notamment de : – mieux identifier le risque et d’envisager la catastrophe, en développant des méthodes d’évaluation prospective des risques extrêmes et en diffusant la pratique du retour d’expérience ; 60 Le rôle de l’État face au risque extrême G U I L H E M B E N T O G L I O – favoriser la santé et la couverture des assurances, en renforçant le rôle, au sein de l’Union européenne, de l’instance de contrôle coordonnatrice pour les groupes d’assurance internationaux ; et en encourageant le développement d’un marché de titrisation des risques encore peu mature, par exemple via l’émission d’obligations catastrophes par l’État ou la CCR ; – éviter les effets pervers pour l’assurance des grandes missions régaliennes, en garantissant la stabilité du cadre juridique et en responsabilisant mieux les bénéficiaires de régimes tels que les catastrophes naturelles, par l’instauration de franchises ou de bonus-malus, par exemple. 61 N U M É R O 3 2 8 – 62 M A R S 2 0 0 6 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Réaction des Banques centrales aux crises financières A N T O I N E M A R T I N (1) FEDERAL RESERVE BANK DE NEW YORK Un des aspects de la réponse apportée par les banques centrales aux crises financières reste pour l’essentiel le même aujourd’hui qu’au 19 e siècle : la banque centrale injecte d’importantes liquidités dans le système financier. Toutefois, alors que dans une économie à monnaie-marchandise l’apport de liquidités se faisait sous la contrainte d’un taux d’intérêt élevé, ces liquidités peuvent être proposées à des taux bas aujourd’hui L es économies font périodiquement face à des crises financières. Celles-ci sont souvent le fait de la médiocrité des institutions mais peuvent également être dues à la malchance ou à des événements imprévisibles comme les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Ces crises peuvent toucher les pays développés comme les pays en développement. D’un point de vue stratégique, il est essentiel de réduire autant que faire se peut la probabilité d’occurrence de telles crises et de savoir comment y réagir le cas échéant. Cet article se penche sur la réponse des banques centrales aux crises financières. L’un des éléments majeurs de cette réponse n’a pas changé de manière significative depuis 150 ans, il s’agit de l’injection de grandes quantités de liquidités dans le système financier. Pour les banques centrales, l’apport de liquidités s’est révélé un bon moyen de contenir les tensions financières. Par contre, un autre aspect de la réponse des banques est très différent aujourd’hui de ce qu’elle était par le passé. Au 19 e siècle, la Banque d’Angleterre injectait des liquidités à un coût élevé, alors que lors des crises récentes, les banques centrales ont fait un apport de liquidités à bas coût, comme l’illustre la réaction de la Federal Reserve aux événements du 11 septembre 2001. Cet article tente de démontrer q u e c e t t e d i f f é r e n c e p e u t s e c o m p r e n d r e s i l ’ o n p r e n d /... (1) Les avis exprimés sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la position de la Federal Reserve Bank de New York ou du Federal Reserve System. 63 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... conscience du fait que la banque centrale doit avoir une stra- tégie différente dans le cas de la monnaie-marchandise et dans celui de la monnaie fiduciaire. Dans un premier temps, cet article décrit la stratégie prônée par Walter Bagehot et suivie par la Banque d’Angleterre au 19 e siècle. La deuxième partie passe en revue la réponse apportée par la Federal Reserve aux événements du 11 septembre de manière détaillée. La troisième partie de l’article a pour but d’expliquer que la réponse de la Fed au Krach de 1987 est similaire dans les grandes lignes à celle du 11 septembre. La quatrième partie étudie et explique les différences entre la politique appliquée par la Bank of England au 19 e siècle et la réaction de la Fed aux crises récentes, la cinquième partie étant consacrée à la conclusion. PERSPECTIVE HISTORIQUE : STRATÉGIE RECOMMANDÉE PAR BAGEHOT L a première étude systématique de la réaction d’une banque centrale à une crise financière est souvent attribuée à Walter Bagehot (2) . Bagehot, qui venait d’une famille de banquiers, était rédacteur du magazine The Economist. Dans son ouvrage sur les banques centrales, un classique intitulé Lombard Street, publié en 1873, Bagehot propose que les banques centrales gèrent les crises de deux manières : tout d’abord en prêtant librement et massivement et en deuxième lieu en faisant ces prêts à un taux d’intérêt très élevé. À l’heure actuelle, la recommandation de Bagehot visant à prêter beaucoup en temps de crise reste une composante majeure de la réponse typique des banques centrales. Toutefois, et pour des raisons que nous examinerons plus bas, en temps de difficultés financières extrêmes, les banques centrales prêtent désormais à un taux d’intérêt réduit plutôt qu’à un taux élevé. En 1866, la suspension de paiements décrétée par l’établissement bancaire Overend and Gurney, déclencha un début de panique. Toutefois, comme le souligne Bagehot, cette panique fut contenue lorsque la Banque d’Angleterre appliqua une stratégie de prêts massifs à fort taux d’intérêt. Par la suite, en 1878, lorsque la City Bank de Glasgow fit faillite, et en 1890, lorsque ce fut le tour de la Baring Bank, la Banque d’Angleterre appliqua la même stratégie, avec le même succès. Par contraste, en 1847 et en 1857, la Banque d’Angleterre refusa dans un premier temps de prêter de l’argent, ce qui allait exacerber la panique. Celle-ci ne se calma qu’après que (2) Il convient de mentionner qu’Henry Thornton avait déjà exposé certaines des idées attribuées à Bagehot. 64 Réaction des Banques centrales aux crises financières A N T O I N E M A R T I N la Banque d’Angleterre eut reprit ses prêts, suite à une annonce du Chancellor of the Exchequer (ministre de l’Économie et des Finances britannique) selon laquelle il se déclarait prêt à couvrir les frais de la Banque d’Angleterre si son Service d’émission augmentait la monnaie en circulation sans couverture-or et était de ce fait poursuivie en justice. Du fait du succès remporté, la stratégie recommandée par Bagehot a attiré beaucoup d’attention et est restée le pivot de la réaction des banquiers centraux, lorsqu’ils sont confrontés à des crises financières majeures. LES CRISES MODERNES : LE CAS DU 11 SEPTEMBRE 2001 L es attentats terroristes du 11 septembre ont détruit massivement certaines des infrastructures utilisées par des banques et institutions financières pour communiquer. Cette interruption des moyens de communication entre banques s’est traduite par une fermeture temporaire du marché interbancaire. Certaines banques se sont en conséquence trouvées face à des besoins massifs en liquidités alors que d’autres connaissaient un excès de liquidités. Étant donné que le marché interbancaire ne fonctionnait pas, ces banques n’étaient pas en mesure de prêter leurs excès de liquidité à celles qui en avaient besoin. Pour atténuer les effets de la pénurie de liquidités et empêcher que la panique s’étende, la Federal Reserve a offert un volume de réserves très inhabituel. En général, la Fed fournit des liquidités aux marchés par le biais de l’escompte officiel (discount window - DW) et des opérations d’open market (OMO) (3). Dans une OMO, la Fed fournit des fonds aux courtiers spécialisés dans la négociation des valeurs du Trésor par le biais de contrats de report (repurchase agreements - RP). Ces courtiers prêtent alors les fonds aux banques sur le marché interbancaire. En temps normal, la Fed met en adjudication une quantité de réserves fixe et ne passe pas de transactions à des prix qui impliqueraient un taux d’emprunt inférieur à celui qu’elle a fixé. Le discount window permet aux banques d’obtenir des fonds directement auprès de la Fed. À l’époque, le taux d’intérêt du discount window était inférieur de 50 points de base au taux cible du marché des fonds fédéraux (4). Les banques ne sont pas autorisées à prêter cet argent sur le marché interbancaire. On étudie ci-après le détail de certaines des mesures adoptées /... (3) Une troisième source de liquidité est constituée par les moyens de paiement en cours d’encaissement (Float), ce qui correspond au temps écoulé entre le moment où un chèque est déposé et celui où il est crédité. (4) Le taux DW a été de 3 % jusqu’au 14 septembre, de 2,5 % du 17 septembre au 1 er octobre et de 2 % après cette date. 65 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... par la Fed durant les jours qui ont suivi le 11 septembre. Pour Graphique 1 une description plus détaillée, il convient de se reporter au rapport rédigé par le Markets Group de la Federal Reserve Bank de New York (2002). Le graphique 1 présente les avoirs empruntés (fonds obtenus par l’intermédiaire de l’escompte officiel - DW) et les avoirs non empruntés (fonds obtenus par les opérations d’open market - OMO) (5) . Les 11 et 12 septembre, de grosses quantités de liquidités ont été fournies par le biais du discount window du fait que le fonctionnement du marché interbancaire était perturbé. Les jours suivants, avec l’amélioration des communications interbancaires, l’apport de liquidités s’est fait beaucoup plus par le biais des opérations d’open market que par le discount window. Si le taux d’intérêt sur les emprunts qui passent par l’escompte officiel (DW) n’a pas changé jusqu’au 17 septembre, date à laquelle le taux cible des fonds fédéraux a été réduit de 50 points de base, les banques ont été encouragées à emprunter, ce qui a généré un taux effectif d’emprunt inférieur au taux habituel. Le 11 septembre vers midi, le Board of Governors publiait un communiqué de presse en précisant que la Federal Reserve était ouverte et opérationnelle et que l’escompte officiel était disponible pour faire face aux besoins en liquidités. Le graphique 1 montre également que la Fed a prêté de grosses sommes par le biais des opérations d’open market. Les 13 et 14 septembre, le volume des avoirs non-empruntés était cinq fois plus élevé que durant les jours qui ont précédé le 11 septembre. Comme l’aurait prôné Bagehot, la Fed a vigoureusement fourni des liquidités : du mercredi (12 septembre) au lundi suivant (17 septembre), le volume des opérations d’open market a cherché à apporter tout le financement demandé par OFFRE DE LIQUIDITÉS PAR LA FED AUTOUR DU 11 SEPTEMBRE 2001 140 Mds $ 120 100 Avoirs empruntés 60 Avoirs non empruntés 60 40 20 0 23/08 27/08 29/08 3/09 5/09 7/09 11/09 13/09 17/09 19/09 21/09 25/09 27/09 1/10 3/10 (5) Les graphiques 1, 2 et 3 viennent du Markets Group de la Federal Reserve Bank de New York (2002). 66 Réaction des Banques centrales aux crises financières A N T O I N E M A R T I N Graphique 2 les courtiers auprès du Desk, pour atténuer dans la mesure du possible les interruptions dans les transactions et les accords de règlement (6). Le grahique 2 présente les contrats de report (RP) au jour le jour et à terme. Durant cette période, les reports au jour le jour peuvent être assimilés à des prêts d’urgence. Leur importance, sur la période comprise entre le 12 et le 19 septembre, atteste du montant considérable de liquidités injecté par la Fed sur le marché interbancaire. ENCOURS DE REPORTS À TERME ET OVERNIGHT AUTOUR DU 11 SEPTEMBRE 2001 100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0 Mds $ RP overnight RP à terme 23/08 27/08 29/08 3/09 5/09 7/09 11/09 13/09 17/09 19/09 21/09 25/09 27/09 1/10 3/10 Graphique 3 La politique appliquée par la Fed s’est écartée des recommandations de Bagehot sur un aspect important – les liquidités ont été mises à disposition à un faible taux d’intérêt : le Desk a dû accepter la plupart des propositions, même celles qui étaient faites à des taux nettement en-dessous de la cible des 3 %, afin d’organiser des contrats de report d’une taille suffisante (7). Le grahique 3 montre les conséquences de l’apport de telles quantités de liquidités. Le taux des fonds fédéraux a atteint des /... TAUX DES FONDS FÉDÉRAUX AUTOUR DU 11 SEPTEMBRE 2001 5 7 % Taux effectif 4 3 6 Plus haut 11 septembre 2001 Taux cible 2 1 0 23/08 27/08 29/08 Plus bas 3/09 5/09 7/09 11/09 13/09 17/09 19/09 21/09 25/09 27/09 1/10 (6) Markets Group de la Federal Reserve Bank de New York (2002), page 22. (7) Markets Group de la Federal Reserve Bank de New York, page 24. 67 3/10 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... minima très proches de zéro les 14, 17 et 18 septembre. Du 17 au 20 septembre, le taux effectif (moyenne du taux des transactions passées par les principaux agents pondérée en fonction des volumes) a été nettement inférieur au taux cible. LE KRACH DU 19 OCTOBRE 1987 L e lundi 19 octobre 1987, le Dow Jones Industrial Average perdait 23 pour cent de sa valeur. Cette chute de 500 points constituait la plus grosse chute de l’histoire de la bourse sur une seule journée. Ce krach réduisit fortement la valeur des portefeuilles de valeurs détenus par les agents de change et les spécialistes du marché et les banques hésitèrent à faire crédit aux agents de change et aux spécialistes dont la solvabilité n’était pas certaine. Des faillites massives dans le secteur financier auraient pu avoir de graves conséquences pour l’économie réelle (Neely, 2004). La réponse apportée par la Fed lors du krach boursier de 1987 est dans les grandes lignes analogue à celle qui a suivi le 11 septembre 2001. À la suite du krach, la Fed a immédiatement annoncé qu’elle était prête à faire office de source de liquidités pour soutenir le système économique et financier. Elle a ensuite adopté un certain nombre de mesures pour s’assurer qu’elle disposait d’assez de liquidités. De gros montants ont été mis à disposition par le biais du discount window (DW) et des opérations d’open market (OMO). Dans certains cas, le Desk est entré sur le marché avant l’heure à laquelle il le fait habituellement (Neely, 2004). Là encore, la Fed n’a pas fourni les liquidités à un taux d’intérêt élevé. En fait, en réaction à ce krach, le taux cible des fonds fédéraux a été réduit d’environ 7,5 % à quelques 6,75 % (Goodfriend, 2002). Le taux des fonds fédéraux n’est certes pas descendu aussi bas après le krach de 1987 qu’après le 11 septembre 2001. Mais dans les deux cas, les grandes lignes de la politique suivie étaient les mêmes. DE BAGEHOT AUX BANQUES CENTRALES MODERNES I l paraît normal de se demander pourquoi Bagehot recommande de prêter à un taux d’intérêt élevé alors que la Fed a tendance à réduire le coût des liquidités en temps de crise. Cette différence peut se comprendre si l’on tient compte du fait que Bagehot vivait dans un monde de monnaie-marchandise (commodity money) alors que la Fed opère dans un monde de monnaie fiduciaire (fiat money). Dans un monde de monnaie-marchandise, il y a une limite à la quantité de liquidités que peut apporter la banque centrale. 68 Réaction des Banques centrales aux crises financières A N T O I N E M A R T I N C’est la raison pour laquelle il est important de s’assurer que ces liquidités sont attribuées de manière appropriée et vont en priorité aux institutions qui en ont le plus besoin. En effet, si le coût d’acquisition des liquidités est faible, toutes les banques seront intéressées à emprunter auprès de la banque centrale, ne serait-ce que pour se protéger de l’éventuel risque d’aggravation de la crise. Toutefois, plus le nombre des banques tentant d’acquérir des liquidités augmente, plus la probabilité que la banque centrale ait assez pour répondre à toutes les demandes diminue. Il est alors probable que les liquidités seront mal attribuées. Par contraste, lorsque le coût des liquidités est suffisamment élevé, les institutions qui n’en ont pas un besoin pressant préfèrent éviter une telle acquisition. Ceci laisse alors davantage d’argent pour les autres banques et augmente ainsi la résilience du système financier. Il est possible de démontrer formellement que dans une économie de monnaie-marchandise, un taux d’intérêt élevé permet à la banque centrale de laisser s’installer une auto-sélection des banques qui ont le plus besoin de liquidités (Martin, 2005). Dans un monde de monnaie fiduciaire, la banque centrale a la capacité virtuellement illimitée d’augmenter l’apport d’argent. De ce fait, l’inquiétude quant au fait qu’il n’y aura peut-être pas assez de liquidités pour les institutions qui en ont réellement besoin s’efface. Étant donné qu’il est toujours possible de produire assez de liquidités, la banque centrale n’a pas à s’inquiéter de la manière dont celles-ci vont être réparties. Dans ces conditions, son principal souci est de s’assurer que les liquidités sont à la disposition du plus grand nombre. L’un des moyens de favoriser l’accès aux liquidités consiste à veiller à ce que le prix n’en soit pas trop élevé. La possibilité pour les banques d’apporter des liquidités à bas coût n’est toutefois pas sans contraintes. Tout d’abord, à long terme, une forte augmentation des liquidités pourrait générer de l’inflation et aller ainsi à l’encontre d’autres objectifs stratégiques. De ce fait, la banque centrale ne peut fournir des liquidités à bas prix qu’à titre temporaire. Dans le cas du 11 septembre, le grahique 3 montre que le taux effectif des fonds fédéraux n’est resté très bas que durant quelques jours avant de remonter au taux cible. L’autre risque est que les banques en viennent à considérer que la banque centrale va réduire le coût des liquidités dès les premiers signes de problèmes. Ceci pourrait entraîner un aléa moral car les banques vont s’attendre à être renflouées chaque fois qu’un problème se p o s e e t s e r o n t a l o r s e n c o u r a g é e s à p r e n d r e d e s r i s q u e s /... 69 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... e x c e s s i f s ( 8 ) . I l e s t d o n c e x t r ê m e m e n t i m p o r t a n t q u e l e s banques centrales ne dégagent des liquidités à bas coût que dans des situations exceptionnelles afin d’éviter ce problème d’aléa moral. Toutefois, dans ces situations effectivement exceptionnelles, la banque centrale doit réagir avec fermeté face à des risques susceptibles d’avoir des conséquences extrêmes, comme le suggère l’approche de gestion des risques (« risk management ») proposée récemment pour la politique monétaire par l’ancien gouverneur Alan Greenspan. CONCLUSION C et article montre que l’un des aspects de la réponse apportée par les banques centrales aux crises financières reste pour l’essentiel le même aujourd’hui qu’au 19 e siècle : la banque centrale injecte d’importantes liquidités dans le système financier. Toutefois, sur certains points, les actions des banques centrales modernes diffèrent radicalement de celles des banques du passé. Au 19 e siècle, l’apport de liquidités se faisait à un taux d’intérêt élevé alors qu’à l’heure actuelle ces liquidités sont généralement proposées à bas taux. Ces changements s’expliquent par le fait que, dans un monde de monnaie fiduciaire, une banque centrale ne saurait suivre la même politique que dans une économie à monnaie-marchandise. RÉFÉRENCES BAGEHOT W., 1873. Lombard street, a description of the money market. (Scriber, Armstrong, and Co, New York). Références tirées de l’édition de 1901, Kegan Paul, Trench, Trüber and Co. Ltd. London. GOODFRIEND M., 2002. “The phases of U.S. monetary policy: 1987 to 2001.” Federal Reserve Bank of Richmond, Economic Quarterly, 88, pages 1 à 16. MARKETS GROUP DE LA FEDERAL RESERVE BANK DE NEW YORK, 2002, “Domestic open market operations during 2001.” Federal Reserve Bank of New York. MARTIN A., 2005. “Reconciling Bagehot with the Fed’s response to September 11.» Federal Reserve Bank of New York, Staff Reports 217. 2004. “The Federal Reserve Responds to Crises : September 11th was not the First.” Federal Reserve Bank of St. Louis Review, 86, pages 27 à 42. NEELY C.-J., THORNTON H., 1802. An enquiry into the nature and effects of the paper credit of Great Britain. Réimpression de 1962 (Augustus M. Kelley, New York). (8) L’aléa moral se réfère au changement de comportement qui apparaît lorsqu’un agent économique est assuré contre un risque. Pour donner un exemple, si ma bicyclette est assurée contre le vol, je risque de la protéger moins soigneusement que si elle ne l’était pas. 70 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Les États-Unis face aux risques extrêmes depuis le 11 septembre 2001 HÉLÈNE BAUDCHON ET SANDRINE BOYADJIAN DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. Le 11 septembre 2001, le coeur de Manhattan s’est effondré, la Maison Blanche a été évacuée, le Pentagone incendié et la Bourse fermée. Les attentats ont mis à mal pendant un peu plus d’une semaine les marchés financiers américains. Les politiques monétaire et budgétaire ont réagi avec une grande promptitude et une vigueur impressionnante. Cette gestion de la crise a permis de rétablir la confiance, sauvegarder le système financier et éviter une dépression auto-réalisatrice après le 11 septembre. L es États-Unis ont récemment été confrontés à un risque extrême d’une nature et d’une ampleur inconnues jusque-là : les attentats terroristes contre le World Trade Center (WTC) à New-York. Le président G. W. Bush a qualifié cette tragédie « d’acte de guerre ». Les risques de règlement sur les systèmes de paiement ont été considérables et la réaction vigoureuse des autorités après les attentats a joué un rôle crucial pour prévenir une crise de liquidité. Du point de vue macroéconomique, il n’y a pas spécialement d’avant et d’après 11 septembre. Suite aux attentats, le risque macroéconomique était que la baisse importante des indices de confiance et des marchés boursiers ne perdure et se propage, entraînant dans une spirale à la baisse consommation, investissement et emploi. Il faut tout d’abord rappeler que les attentats ne sont pas à l’origine de la récession en 2001 bien qu’ils soient intervenus alors que l’économie américaine était vacillante. C’est l’éclatement de la bulle boursière en mars 2000 qui en a été le déclencheur. Ces attentats ont entraîné diverses interventions militaires (Afghanistan, octobre 2001 - mars 2002 ; Irak, mars-mai 2003) qui ont contribuées aux hésitations de la reprise au tournant 2001- /... 71 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... 2002 en alimentant l’incertitude ambiante (1) . Au final, grâce à l’activisme de la politique économique, la récession a été néanmoins courte et peu marquée, et la reprise solide (cf. graphique). Néanmoins, ces évènements ont changé le paysage économique américain. 2e guerre du golfe 1re guerre du golfe consommation des ménages 2008Q1 2006Q1 2007Q1 2005Q1 2004Q1 2002Q1 2003Q1 2001Q1 2000Q1 1999Q1 1997Q1 1998Q1 1993Q1 1994Q1 1995Q1 1996Q1 1991Q1 1992Q1 1990Q1 1989Q1 1987Q1 1988Q1 1983Q1 1984Q1 1985Q1 1986Q1 attentats du 11 septembre PIB *En gris clair : les administrations républicaines ; en blanc : les administrations démocrates ; en bleu : les récessions. LA BANQUE CENTRALE, PRÊTEUR EN DERNIER RESSORT L a principale mission de la banque centrale est de maintenir la stabilité du système financier notamment par son rôle de prêteur en dernier ressort, et de contenir tout risque systémique qui peut surgir sur les marchés financiers. La priorité des autorités monétaires a été la gestion de la liquidité. Le 11 septembre, la Fed, dirigée à ce moment-là par son vice gouverneur M. Ferguson (2) , a fait savoir qu’elle était prête à injecter des montants quasiment illimités de liquidités pour éviter les cessations de paiements via le canal habituel du refinancement « overnight » et celui de l’escompte. (cf. l’article d’Antoine Martin dans cette même revue). Le 17 septembre, avant la ré-ouverture de la Bourse de NewYork, le FOMC a décidé en dehors de son calendrier de réunions programmées de baisser le taux des fedfunds de 50 pb, à 3 %. Depuis le début de l’année 2001, les taux avaient déjà été diminués de 350 pb. Le communiqué associé (1) Il a fallu attendre juillet 2003 pour connaître la date du creux (novembre 2001). Ce long délai s’explique par la nature même de la récession (crise de surinvestissement) et de la reprise sans emplois qui s’est ensuivie. (2) A. Greenspan n’était pas aux États-Unis au moment des attentats mais en Europe. 72 Source : BEA, CA éclatement de la bulle boursière 1981Q1 1982Q1 9 8 7 6 5 4 3 2 1 0 -1 -2 -3 CROISSANCE DU PIB ET DE LA CONSOMMATION DES MÉNAGES (GLISSEMENT ANNUEL, %) Les États-Unis face aux risques extrêmes depuis le 11 septembre 2001 H É L È N E B A U D C H O N , S A N D R I N E B O Y A D J I A N à cette décision mentionnait que même avant les attentats la conjoncture demeurait mauvaise. Avec un retour à la normale des infrastructures de paiement, les prêts ont été remboursés et le bilan de la Fed, temporairement gonflé, s’est à nouveau contracté. Devant la détérioration de la conjoncture, la Fed est à nouveau intervenue le 2 octobre, pour baisser son taux directeur de 50 pb. Sur le plan international, la Fed a signé des accords d’échange de devises avec la Banque Centrale Européenne (BCE), la Banque du Canada (BoC) et la Banque d’Angleterre. Avec ces swaps, ces banques centrales ont pu approvisionner en dollars leurs institutions financières. Le 17 septembre, la BoC a diminué son taux de financement à un jour de 0,5 point pour l’amener à 3,5 %. La BCE a réduit le sien de 0,5 point pour fixer celui-ci à 3,75 %. IMPACT LIMITÉ SUR LA CONJONCTURE D ébut septembre 2001, la confiance des ménages et des entreprises s’était déjà affaiblie très nettement par rapport au sommet de 2000. Les attentats les ont davantage entamées. En novembre, le NBER a annoncé que l’économie américaine était en récession depuis mars 2001. Malgré la bonne tenue de la demande globale, plusieurs secteurs ont été durement touchés. Les compagnies aériennes ont subi de fortes moins-values via la chute de la fréquentation et des surcoûts liés à la sécurité. Le secteur de l’assurance s’est trouvé confronté à une catastrophe sans précédent. En revanche, la demande a augmenté dans les secteurs de la sécurité. Certaines entreprises présentes dans le WTC ont dû se délocaliser dans le New Jersey. La première réaction des marchés a été de se réfugier dans la qualité. Les cours des actions ont chuté. Ce recul a été emmené par la chute des valeurs des compagnies aériennes et des assureurs. Mais la correction boursière globale n’a pas débuté en septembre 2001 mais au printemps 2000. L’écart de rendement entre obligations publiques et obligations de sociétés s’est creusé. Puis, les écarts de rendement se sont globalement resserrés en fin d’année 2001 avant qu’ils ne s’élargissent à nouveau avec les faillites d’Enron et Worldcom. Le choc subi par les marchés financiers paraît avoir été largement transitoire. Cette baisse est restée sous contrôle grâce à l’assouplissement temporaire des règles de la SEC. ENTRÉE DANS UNE ÈRE DE FORTES INCERTITUDES L ’économie américaine s’apprêtait à rebondir au moment de ces frappes terroristes et ce choc n’a fait que différer le /... 73 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... processus de quelques semaines. Selon le NBER, les États- Unis sont sortis de la récession en novembre 2001. Un mois après les attentats, A. Greenspan affichait (3) une relative sérénité face à l’évolution future de l’économie. Il a estimé que « les marchés financiers s’ajusteront aux nouveaux risques ». Cette crise de liquidité a conduit à une nouvelle tendance : l’aversion au risque qui pèse sur les marchés boursiers. Ce sentiment s’est reflété dans la persistance de « la fuite vers la qualité » qui maintient les taux des emprunts d’État à long terme à des niveaux très bas. Concernant les flux internationaux de capitaux, les États-Unis auraient pu éprouver davantage de difficultés pour obtenir des financements extérieurs pour leur déficit exceptionnel. Or, cela n’a pas été le cas. Cet excès de liquidité a conduit à la hausse les prix des actifs non vulnérables à l’aversion au risque. En particulier, le marché immobilier et les matières premières ont enregistré de fortes progressions. En dépit d’une sortie rapide de récession, la Fed a dû poursuivre son assouplissement monétaire (jusqu’à 1 % en mars 2004). Par ailleurs, un autre risque était craint : celui de la trappe à liquidité. Ce risque de déflation, bien que considéré comme mineur, était suivi de près par la Fed en 2003/04. Les États-Unis ont pu éviter de tomber en déflation grâce à l’accélération des prix immobiliers et à la bonne tenue des prix des services. LA RÉACTION IMMÉDIATE DE LA POLITIQUE BUDGÉTAIRE L a réaction immédiate du gouvernement a été conséquente. 40 milliards de dollars de dépenses d’urgence ont été débloqués dès le 14 septembre au titre de la reconstruction de New York et de l’effort de guerre, plus 15 milliards le 21 septembre pour renflouer les compagnies aériennes. L’Aviation and Transportation Security Act du 16 novembre instaure que l’État assure désormais le contrôle des bagages et des personnes dans les aéroports. Le Patriot Act a été voté quelques semaines après les attentats. Une augmentation du budget militaire, la plus importante depuis les années Reagan, est prévue pour 2002 et 2003 (hausse de 14 et 16 %, respectivement, in fine). Le budget consacré à la sécurité intérieure voit son poids dans le PIB doubler à 0,30 % (1,5 % des dépenses). Ce type de dépenses ne représente néanmoins qu’une petite part du total des dépenses effectuées par l’État, à comparer par exemple au poids des dépenses militaires (20 % du total en 2005). (3) Discours du 17 octobre 2001. 74 Les États-Unis face aux risques extrêmes depuis le 11 septembre 2001 H É L È N E B A U D C H O N , S A N D R I N E B O Y A D J I A N L’Office of Homeland Security, créé le 8 octobre 2001, assure la coordination des démarches de sécurité intérieure au niveau fédéral et local ; le National Homeland Security and Combating Terrorism Act, ratifié en mai 2002, appelle à la création d’un Department of Homeland Security, finalement créé en novembre 2002. Ce super-ministère reprend sous son aile l’ensemble des activités touchant à la sécurité intérieure, auparavant traitées dans diverses agences fédérales. Malgré un souci en apparence commun, les Républicains et les Démocrates ont eu du mal à trouver un terrain d’entente et le plan de relance de 42 milliards de dollars sur 10 ans n’a été ratifié que début mars 2002 (Job Creation and Worker Assistance Act). Si la plus forte croissance des dépenses militaires est une conséquence directe des attentats, ce n’est pas le cas des baisses d’impôts, à l’exception de la loi de mars 2002. Les finances publiques se seraient donc de toute manière dégradées. La doctrine de G.W. Bush est dans la droite ligne de celle de Reagan : il faut réduire les impôts pour stimuler le travail et l’innovation et donc soutenir la croissance. Dans les faits, cela n’a pas été aussi efficace qu’escompté en termes de création d’emplois, mais la croissance a été opportunément soutenue par une relance keynésienne classique, à laquelle s’est ajoutée la contribution positive du surcroît de dépenses /... militaires (cf. tableau). CROISSANCE DU PIB ET CONTRIBUTIONS DES DÉPENSES PUBLIQUES (G) Rythme annualisé trimestriel moyen moyenne 1959-1969 moyenne 1970-1979 moyenne 1975-1987 (guerre froide) moyenne 1980-1989 moyenne 1990-1995 moyenne 1996-2000 moyenne 2001-2005 2001 2002 2003 2004 2005 Croissance du PIB 4,4 3,4 Contribution des G totales 0,8 0,2 Contribution des G militaires 0,1 – 0,2 Contribution des G civiles 0,1 0,1 Contribution des G locales 0,4 0,3 3,5 3,1 2,4 4,1 2,6 0,2 1,9 4,1 3,8 3,1 0,6 0,7 0,1 0,4 0,5 0,9 0,7 0,4 0,4 0,2 0,3 0,3 – 0,2 0,0 0,2 0,2 0,3 0,3 0,2 0,0 0,1 0,1 0,0 0,0 0,1 0,1 0,2 0,0 0,1 0,1 0,2 0,2 0,2 0,3 0,1 0,3 0,2 0,0 0,1 0,1 Source : BEA, CA 75 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... L’accent mis sur les questions de politique étrangère et de sécurité intérieure dans trois des cinq discours sur l’État de l’Union (4) est révélateur des stigmates de l’après 11 septembre et donc des changements de priorité de l’administration de G.W. Bush face à un risque d’un nouveau genre, le terrorisme de masse. Sa réélection l’est plus encore : les considérations de sécurité intérieure et de politique étrangère ont primé sur celles de sécurité économique. Les dépenses militaires comptent désormais pour près de 4 points de PIB, contre 3 % au plus bas, à la fin des années 1990. Malgré cette progression, leur poids dans le PIB reste en deçà des 6 % atteints en pleine guerre froide. La hausse des autres dépenses discrétionnaires s’est faite au prix d’un creusement du déficit public. Quant aux grands projets (réforme de la Social Security et du code fiscal), ils n’ont toujours pas sérieusement avancé. LA RÉALLOCATION DES RESSOURCES FACE À UN RISQUE EXTRÊME L ’engagement volontaire des États-Unis dans la lutte contre le terrorisme et l’accroissement des mesures de sécurité intérieure entraînent une réallocation des ressources dont il est difficile d’évaluer précisément l’impact sur les gains de productivité et la croissance à long terme. D’après Hobijn (2002), le coût des efforts d’adaptation de l’économie américaine à la nouvelle donne sécuritaire devrait néanmoins être minime et ne pas impacter durablement la croissance, car les montants en jeu sont eux-mêmes modestes relativement à la taille de l’économie américaine (5). Une partie des facteurs de production (travail et capital) risque d’être détournée vers la production d’un bien intermédiaire (la sécurité) au détriment de la production de biens finals. Coûts de production et coût du capital pourraient en être accrus, pesant sur l’investissement, l’emploi et la productivité. Une partie de l’argent public étant allouée à des fins uniquement militaires, une limitation stricte de la croissance des autres dépenses discrétionnaires (éducation, formation, R&D, infrastructures, effectifs, ...) s’imposerait pour ne pas faire plus déraper le déficit public, au risque de porter préjudice à la croissance. La réorientation de la R&D vers la recherche militaire rendrait de nouveau moins accessibles au domaine public les découvertes faites dans le domaine mili(4) En 2002, 2004, 2006. (5) “What Will Homeland Security Cost?”, numéro spécial de la FRBNY Economic Policy Review s u r “ T h e E c o n o m i c E f f e c t s o f S e p t e m b e r 1 1 ” , v o l u m e 8 , n ° 2 , novembre 2002. 76 Les États-Unis face aux risques extrêmes depuis le 11 septembre 2001 H É L È N E B A U D C H O N , S A N D R I N E B O Y A D J I A N taire. Par ailleurs, le contrôle plus strict de l’immigration est source de nombreux mécontentements. La gestion à flux tendus des stocks, de plus en plus courante dans l’industrie, est fortement tributaire d’un passage efficace aux frontières. Le durcissement des contrôles transfrontaliers après les attentats a désorganisé l’activité de ces entreprises, surtout à la frontière entre les États-Unis et le Canada. Pour 2003, en retenant une définition la plus large possible des dépenses sécuritaires et en supposant un doublement de leur part dans le total des dépenses des entreprises, Hobijn a estimé à un maximum de 72 milliards de dollars le total des coûts directs, soit 0,7 % du PIB (y compris les + 0,3 % du budget sécurité intérieure). Ces efforts réduiraient de 1,12 % le niveau de la productivité du travail du secteur privé et de 0,8 % le niveau de sa productivité globale. L’impact est ici concentré sur une année. En réalité, la mise en place des nouvelles procédures sécuritaires prendra plusieurs années, ce qui rend insignifiant l’impact sur la productivité. Il reste possible que les succès économiques engrangés par les États-Unis depuis la fin de la guerre froide, et donc en temps de paix, soient d’une manière ou d’une autre remis en question dans les années à venir. Pour autant, les États-Unis savent s’adapter et opérer des changements stratégiques majeurs. Pour preuve, face à une succession de chocs (krach boursier, attentats du 11 septembre, guerre contre le terrorisme, scandales comptables), l’économie américaine et son système financier ont fait preuve d’une formidable capacité de réaction et d’absorption. En particulier, les systèmes de paiements et de règlements ont bien tenu, même dans ces circonstances extrêmes. Ces bons résultats sont à mettre sur le compte des politiques économiques expansionnistes et des efforts accomplis en faveur de la stabilité financière. 77 N U M É R O 3 2 8 – 78 M A R S 2 0 0 6 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Quelles leçons tirer des accidents financiers ADRIAN ROCHE DIRECTION DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. L’importance croissante de la finance dans l’économie a élargi les problématiques relatives au risque de système. En particulier, les accidents financiers qui se sont produits durant les dix dernières années sont riches d’enseignements pour penser la stabilité financière aujourd’hui. L e développement de la finance s’est particulièrement accéléré ces dernières années. La liquidité s’est fortement accrue, de nouveaux acteurs non bancaires, en quête de rendement, ont intégré les marchés financiers et l’innovation s’est poursuivie, introduisant un éventail de risques encore mal connus. Dans ce contexte, les problématiques du risque de système ont également évoluées vers des logiques de marché. Les analyses de chocs exogènes doivent donc être complétées par des problématiques de fuite de liquidité, de contractions soudaines et violentes du prix des actifs, de contagion et de concentration des risques. Nous étudions dans cet article les caractéristiques communes aux « accidents » qui ont touché certaines institutions financières ces dernières années, afin de mieux comprendre les risques potentiels à venir. POSITIONS ABYSSALES, LEVIERS ÉLEVÉS ET ÉVÉNEMENT EXTRÊMES À y regarder de plus près, la réalisation du risque de système est une combinaison de plusieurs facteurs. Tout d’abord, les positions sont très larges et concentrées sur des segments de marché particuliers. Ensuite, les leviers d’endettement sont élevés et réalisés sur les marchés dérivés où des fonds sont requis uniquement pour les appels de marge. Enfin, il y a un événement déclencheur de l’accident financier, souvent extrême et donc inattendu, qui sera amplifié et propagé par /... les deux premiers éléments. 79 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... La crise de LTCM (1998) est emblématique de ce phénomène en montrant comment la faillite d’un acteur pouvait entraîner dans sa chute ses contreparties et déclencher le risque de système. De son coté, la faillite de la Barings (1995), sans conséquence systémique, a révélé le besoin de juguler le risque opérationnel, qui est un vecteur important des catastrophes financières. L’AFFAIRE BARINGS La faillite de la Barings, d’autant plus inattendu pour une institution emblématique créée il y a plus de deux siècles, a été provoquée par une perte sèche de 1,3 Mds $ engloutissant instantanément le capital de la banque d’affaires. Nick Leeson, le trader responsable, s’était positionné long de 7,7 Mds $ sur des futures sur indice Nikkei et court de 16 Mds $ sur des futures sur obligations du Trésor japonais. Tout commença à la fin du mois de janvier 1995, lorsque eut lieu le tremblement de terre de Kobe qui provoqua la chute de l’indice de plus de 6 points. Persuadé de sa stratégie et du caractère éphémère de la baisse, le responsable de l’unité trading de futures sur la zone renforça ses positions. À la fin du mois de février, l’indice avait perdu 15 %. Ne pouvant faire face aux appels de marge colossaux requis par la chambre de compensation de la place, il quitta son poste et envoya plus tard le fax suivant à ses supérieurs : « Sincere apologies for the predicament that I left you in ». Cet événement a révélé une défaillance du système de contrôle au sein de la banque et l’importance du risque opérationnel (1). Il n’y avait en effet aucune séparation entre le front et le back office. N. Leeson contrôlait ainsi à la fois les activités de trading, l’enregistrement des ordres et le paiement des appels de marge, sans qu’aucune limite de trading ne soit fixée. Cette affaire ne fut pas un cas isolé. Le problème de contrôle a été soulevé notamment après les pertes subies par les banques japonaises Daïwa (1,1 Mds $) et Sumitomo (1,8 Mds $). Celles-ci se sont accumulées pendant dix ans dans les deux sociétés sans que les dirigeants ne s’en aperçoivent. Comme complément à la dotation d’outils statistiques de type Value-at-Risk pour évaluer les pertes potentielles, c’était donc une véritable culture du risk management qu’il était néces(1) Cet événement témoigne aussi du manque de coopération entre les marchés de Singapour et d’Osaka. Pour que les autorités puissent agir avant la catastrophe, il est important de connaître les positions multiples des traders. Pourtant, les marchés d’Osaka et de Singapour, en raison de la pression concurrentielle, n’ont pas dévoilé les positions, alors que sur le marché d’Osaka, la Barings a accumulé 20 000 contrats de 200 000 $ chacun. Cela représentait 8 fois la deuxième plus grande position, qui s’élevait à 2 500 contrats. 80 Quelles leçons tirer des accidents financiers A D R I A N R O C H E saire d’introduire et de promouvoir au sein des établissements financiers. Cet aspect qualitatif du contrôle interne des risques est bien expliqué à travers ses différentes modalités dans un document de la BRI de 1998 (« Framework for the evaluation of internal control system ») dont on tire ici quelques aspects majeurs : • La banque doit avoir une unité de contrôle du risque indépendante, responsable de la mise en place et de l’implémentation du système de management. Cette unité doit donc être séparée des unités de trading et faire ses rapports directement aux responsables. • Elle doit conduire un programme régulier de backtest. • Les dirigeants doivent être activement investis dans le processus de contrôle du risque. Les rapports qui leur sont présentés quotidiennement doivent être utilisés à un niveau d’autorité suffisamment élevé pour pouvoir réduire l’exposition au risque de traders ou de la banque dans son ensemble et fixer des limites. • Un programme rigoureux de tests de stress doit être mis en place. • Une revue indépendante doit être réalisée régulièrement par un audit interne. Celle-ci doit analyser finement les activités des unités de trading et de l’unité de contrôle du risque. LTCM : LE CAS DU RISQUE DE SYSTÈME La stratégie de ce fonds spéculatif était axée sur de l’arbitrage de prix entre actifs similaires, notamment sur des combinaisons de taux à diverses échéances sur tous les marchés de dette souveraine, dont la Russie. Ce type de stratégie génère un rendement relativement faible et doit donc être effectué à l’aide de leviers très élevés pour être rentable. Ainsi, à la fin de l’année 1997, le bilan de LTCM était constitué de 5 Mds $ de fonds propres et de 125 Mds $ de dettes (soit un levier de 25 pour 1). Le montant notionnel de ses contrats dérivés de taux s’élevait à 1 250 Mds $, soit 2,4 % du marché global. Les premiers soucis de LTCM furent causés par la baisse du marché hypothécaire américain, qui provoqua une perte de 16 % du capital du fonds en juin 1998. Puis, en août, le moratoire russe sur la dette publique lui fit perdre 550 Mds $. A la fin du mois, le capital de LTCM avait fondu de moitié. Enfin, au début du mois de septembre eut lieu le phénomène massif de fuite de liquidité des marchés émergents vers la dette américaine, accentuant l’écartement des spreads. Le montant des appels de marge requis mettait alors potentiellement LTCM en défaut. Ce fonds n’était pas le seul à être mis en porte à faux par cet /... 81 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... événement inattendu. La perte de confiance sur les marchés de taux et le comportement mimétique des acteurs firent plonger le prix des actifs au profit des bons du Trésor américain qui étaient beaucoup plus liquides, faisant chuter d’autant la valeur des collatéraux des débiteurs. Le risque de contrepartie des intervenants du marché, qui avaient des positions très denses entre eux, dont LTCM en faillite, était donc à son apogée et le danger d’une implosion des bilans par ventes simultanées était imminent. Le 15 septembre 1998, le risque de système était ainsi avéré. La FED devait régler deux problèmes : l’impact du déboire de LTCM sur ses contreparties et la perte de confiance des marchés caractérisée par le fly to quality. Elle coordonna donc d’une part un consortium de 14 banques pour renflouer les capitaux propres du fonds de façon à éviter la liquidation immédiate des titres, en attendant un retour des primes de risque à la normale. D’autre part, elle effectua en deux mois trois baisses de 25 points de base des taux directeurs. Elle démontra ainsi aux investisseurs sa résolution ferme de fournir toute la liquidité nécessaire à un fonctionnement normal des marchés, alors en pleine crise de valorisation. De cette façon en effet, la Fed redéfinissait un prix plancher pour les titres de court terme, nécessaire à l’évaluation de l’ensemble des risques par les investisseurs. Cet épisode a révélé plusieurs failles dans le management du risque, à commencer par les leviers gigantesques accordés par les brokers. Chase Manhattan, par exemple, avait une exposition de 3,2 Mds $ sur LTCM, soient l’équivalent de 13 % de ses fonds propres. De plus, les financements n’étaient pas garantis, en plus des collatéraux, car le fonds était réputé sain par ses contreparties, qui ignoraient pourtant les placements de leur débiteur. Concernant la mesure du risque, LTCM, tout comme les brokers, ont sous-estimé les pertes potentielles sur leurs titres en fondant leur gestion sur la Value-atRisk. Or, celle-ci exclut les mouvements extrêmes liés à la fuite de liquidité. Cet échec a stimulé la recherche dans ce domaine et, dès 1999, le CRMPG (Counterparty Risk Management Policy Group), un organisme privé qui s’intéresse notamment au bon fonctionnement des marchés dérivés, a initié une architecture de management et de mesure du risque de contrepartie destinée aux différents intervenants (2) . Le risque de liquidité y joue un rôle clé et les ratios qui sont définis intègrent le cash disponible et les besoins de liquidité en cas (2) CRMPG (1999) : Improving counterparty risk management practices. 82 Quelles leçons tirer des accidents financiers A D R I A N R O C H E de diminution des positions en valeur de marché (mark to market). LES RISQUES D’ACCIDENTS FINANCIERS AUJOURD’HUI N ous avons vu que les accidents financiers se produisaient dans des conditions particulières, caractérisées par des événements extérieurs inattendus et des gestions inadaptées au sein des institutions financières. Nous pouvons, fort de ces expériences, envisager des incidents systémiques, en particulier sur les marchés dérivés de crédit en pleine évolution et à propos des Government Sponsored Enterprises américaines qui portent un risque de grande envergure. MARCHÉS DÉRIVÉS DE CRÉDIT : INSTRUMENT DE DISSÉMINATION DES RISQUES OU BOMBE À RETARDEMENT ? Développé depuis la fin des années 90 pour atteindre aujourd’hui un montant notionnel global de 6 000 Mds $ (soit 4 fois le montant de la dette corporate mondiale), le marché des dérivés de crédit permet une véritable réallocation du risque de crédit, notamment des banques vers les assurances et les hedge funds, pour un montant de plus de 100 Mds $ en 2003. Plusieurs événements de l’année 2005 permettent de faire un point sur les risques sous-jacents à ce marché. La dégradation Vendeurs de protection Banques Brokers Assurances Fonds de gestion Autres 2001 39 % 16 % 32 % 10 % 3% 2004 35 % 15 % 21 % 26 % 3% Source : BBA, 2004 Acheteurs de protection Banques Brokers Assurances Fonds de gestion Autres 2001 51 % 20 % 7% 15 % 7% 2004 42 % 15 % 9% 25 % 9% Source : BBA, 2004 de General Motors et Ford au rang de speculative grade révéla la présence de hedge funds relativement concentrés sur les segments dérivés, notamment les tranches inférieures de CDO et /... d’indices CDS (3) impliquant les constructeurs automobiles. 83 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... Le risque réside, comme nous l’avons vu, dans une fuite mas- sive de liquidité. Celle-ci ne s’est finalement pas produite, car la dégradation était anticipée et les perspectives de croissance suffisamment bien orientées. La tension sur les taux a donc été passagère. Cependant, la stratégie de couverture des fonds vendeurs d’options sur défauts a été mise en échec par les modèles d’évaluation des tranches. Ceux-ci supposaient que les corrélations de défaut des signatures titrisées évolueraient de façon synchrone, ce qui n’a pas été le cas puisque le risque était purement idiosyncrasique et non macroéconomique. Leur couverture en delta (4), établie en se positionnant sur des tranches intermédiaires, était donc sous-estimée, entraînant ainsi des pertes sur leur portefeuille. Il faut également retenir un point positif de cet épisode concernant les leviers d’endettement autorisés par les brokers, bien moins importants qu’il y a dix ans. Une étude publiée par la BRI (5) évalue le niveau du levier moyen des hedge funds en 1998 entre 7,5 et 10, alors qu’il se situerait entre 2,5 et 5 aujourd’hui. Ceci devrait donc limiter, dans le cas d’un événement plus grave ou non anticipé sur le marché des crédits, la tension sur les prix consécutive à la mise en place de stratégies identiques des acteurs. Une organisation du marché et des contrôles de risque à perfectionner Nous avons vu sur les produits dérivés de taux que la faillite de LTCM et celle de la Barings avaient conduit à une organisation de contrôle plus poussée des acteurs sur le marché. Il semble que de nouveaux efforts sur les marchés dérivés de crédit soient à entreprendre. Le rapport de la FSA, paru au début de l’année, a en premier tiré la sonnette d’alarme au sujet des encours anormalement élevés de transactions non confirmées et du manque de suivi des back-offices sur les front-offices. Les responsables au sein des banques ont en effet constaté des retards de confirmation des transactions pouvant aller jusqu’à 90 jours. Laps de temps durant lequel les instruments peuvent avoir changé plusieurs fois de mains. Ce retard de coordination des organes internes de contrôle peut conduire à des (3) Les CDO et les indices de CDS sont des actifs qui permettent de transférer le risque de crédit sous-jacent d’un panier de signatures. L’investisseur choisit une tranche de ce panier au degré de seniorité variable, de la plus risquée (tranche equity) à la plus sûre (la tranche dite senior). (4) Le delta est la dérivation du prix d’un dérivé par rapport au prix de son sousjacent. Il indique donc le nombre d’actifs sous-jacents qu’il faut acheter ou vendre de façon à répliquer le profil de gain du dérivé. (5) McGuire, Remolona et Tsatsaronis (2005), “Time-varying exposures and leverage in hedge funds”, BRI. 84 Quelles leçons tirer des accidents financiers A D R I A N R O C H E dérives aux conséquences graves. De tels événements se sont déjà produits sur les marchés de dérivés de taux notamment. Wall Street avait aussi été paralysé en 1968, suite à l’accumulation de retards dans le traitement des transactions. Le CRMPG devrait contribuer de nouveau à fédérer les efforts des acteurs pour limiter le risque opérationnel, en particulier en réduisant les confirmations d’ordres en souffrance et en renforçant les systèmes et équipes de back-offices. Cette adaptation est plus longue car, contrairement aux dérivés de taux, les instruments de gré à gré de crédit sont plus sophistiqués et leur documentation complexe exige une gestion manuelle des ordres plus importante. Le protocole de novation : une avancée pour juguler le risque opérationnel De son coté, l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association) a établi un protocole de novation au début du mois de septembre 2005 en vue de remédier au problème grandissant des cessions sans consentement. Le rapport du CRMPG évalue la part des cessions de contrats CDS à 40 % des volumes totaux. Or, les contrats sont généralement cédés à un tiers sans l’accord de la contrepartie d’origine. De plus, celle-ci est généralement prévenue tardivement. Cette absence de consentement et de suivi des cessions nuit à la bonne évaluation du risque de contrepartie et accroît les risques de litiges entre les acteurs sur les termes des contrats. C’est pourquoi le protocole de novation prévoit, sous peine de nullité des transactions, que toute cession d’un dérivé et des obligations en découlant par l’une des parties, devra être notifiée par écrit à l’autre partie. Cette dernière devra en retour donner son accord préalable à ce transfert le jour même où elle en a reçu la demande. Le protocole devrait également faciliter le suivi exhaustif des transactions et des contreparties ainsi que le montant des expositions. Ceci est d’autant plus nécessaire que tous les vendeurs de protection ne satisfont pas nécessairement les appels de marge requis, accroissant d’autant plus les risques pour les banques. LE CAS DES GOVERNMENT SPONSORED ENTERPRISES Le risque d’accidents financiers existe également sur d’autres marchés, comme l’a montré la sur-réaction des taux durant l’été 2003, où l’équivalent de 500 Mds $ de bons du Trésor américain ont été vendus mécaniquement. De ce point de vue, l’attention se porte sur les Government Sponsored Enter- /... 85 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... prises (GSE) américaines, Fannie Mae et Freddie Mac, qui garantissent à elles seules plus de 3 300 Mds $ de Mortgage Backed Securities (MBS), soit quasiment les encours de bons du Trésor américain. Leur poids très important les identifie ainsi comme porteuses de risque systémique, d’autant plus qu’elles bénéficient de leviers élevés et d’une garantie implicite du gouvernement, qui incite à la prise de risque (aléa moral). Ces institutions sont particulièrement sujettes au risque de taux d’intérêt, qui peut se manifester de deux façons : • Une divergence des durations de l’actif et du passif de leur bilan ; • La demande de réaménagement des prêts hypothécaires des emprunteurs. Le premier risque est un problème de gestion classique, résolu avec des swaps de taux. Le second risque implique que les investisseurs en MBS sont vendeurs d’options de prépaiement. Comme le profil de gain sur ce produit n’est pas linéaire, la couverture en delta doit être réajustée continuellement à mesure que les taux évoluent. Lorsque les taux augmentent, il faut ainsi vendre des bons du Trésor ou d’autres instruments financiers équivalents. Les vendeurs d’options sont d’autant plus actifs qu’ils sont perdants quel que soit le mouvement des taux sous-jacents. Ils craignent la volatilité des taux, notamment lorsque l’option est « à la monnaie ». La vente de bons nécessaire à la couverture dynamique provoque elle-même une hausse des taux qui tend à augmenter la duration des MBS. Les détenteurs de ces prêts doivent donc vendre des produits de taux fixe, exacerbant la hausse initiale. Les montants très importants impliqués dans ces couvertures financières engendrent donc des mouvements de prix temporairement anormaux, susceptibles dans le meilleur des cas de provoquer des pertes limitées et, dans le pire des cas, de mettre en faillite un acteur important du marché avec le risque de système que cela implique. Cette exposition des GSE au risque de taux est bien réelle. Les régulateurs ont récemment remis en cause les méthodes de valorisation des instruments de Fannie Mae. Cette dernière, qui représente entre 10 et 15 % du marché secondaire des MBS, ne publie plus ses résultats depuis 2004 et les problèmes identifiés à ce jour par la SEC pourraient entraîner un retraitement des bénéfices d’au moins 11 Mds $. 86 Quelles leçons tirer des accidents financiers A D R I A N R O C H E RISQUES Marché Barings Actions, dérivés LTCM Taux souverains, dérivés Taux US (MBS), dérivés Taux corporate, CDS Fannie Mae General Motors Fraude / Comptabilité Reporting des positions d’un trader – Valorisation comptable des positions – Modèle Système – Pas de prise en compte du risque de liquidité – – Mauvaise spécification des corrélations de défaut oui – Source : CA CONCLUSION L es exemples d’accidents que nous venons d’évoquer dressent un panorama de la finance moderne qui est plutôt encourageant et montrent une réelle capacité d’absorption de chocs de marché d’ampleurs significatives. Ils révèlent que les efforts de compréhension et de contrôle des risques ont été bien menés, que ce soit du point de vue des acteurs privés ou des autorités. Les premiers ont intégré des outils de management du risque de plus en plus sophistiqués et complets, en phase avec les exigences requises. L’effort de transparence sur les marchés dérivés de crédit semble néanmoins à poursuivre. Les autorités, quant à elles, ont su activement lisser les crises par leur capacité à coordonner les agents privés et à fournir en urgence la liquidité parfois nécessaire. Dans cette mesure, la globalisation financière a pu bénéficier des effets positifs de marchés plus profonds et de nouvelles sources de diversification. 87 N U M É R O 3 2 8 – 88 M A R S 2 0 0 6 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir HERVÉ GOULLETQUER, MAXIME PENNEQUIN ET GILLES TRANCART DIRECTION DE LA GESTION ET DU CONTRÔLE DES RISQUES, CALYON Le risque extrême, pouvant engendrer un accident financier, est la résultante d’évènements extérieurs inattendus et d’orientations de gestion inadaptées au sein des banques. C’est dans ce contexte que les exercices de stress tests trouvent toute leur place. Ceux-ci sont d’autant plus importants que l’équilibre financier de la banque est en train de se dégrader et qu’ils sont ciblés sur les activités en fort développement ou portant sur des périmètres à environnement général moins porteur. PENSER : LE RISQUE EXTRÊME COMME POINT DE RENCONTRE ENTRE UN ÉVÉNEMENT EXOGÈNE ET UNE SITUATION ENDOGÈNE T out le monde reconnaît la dimension ambiguë de l’expression « risque extrême ». La définition courante du risque est celle de danger éventuel, plus ou moins prévisible. L’adjectif extrême caractérise ce qui est tout à fait au bout (d’un espace ou d’une distribution, au sens statistique du terme) ou ce qui est exceptionnel. L’homme, ou la femme, de Risques n’est pas plus à l’aise. Le risque se probabilise (on mesure une probabilité de défaut et on calcule un taux de perte) et le passé, donc le repérable, sert de guide à ces travaux de quantification. Mais on sent, au moins intuitivement, que l’expérience historique ne balaie pas forcément tout le champ des situations possibles. Les équilibres du moment, qu’ils soient économiques ou financiers, géopolitiques ou technologiques, écologiques ou sociaux, ne sont pas ceux d’hier et les caractéris- /... 89 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... tiques des acteurs concernés (les entreprises par exemple et les banques dans le cas d’espèce qui nous intéresse avec cet article) sont différentes de celles d’il y a quelques années et différentes pour chacun d’entre eux : une banque japonaise n’est pas une banque française, ne serait-ce que pour des raisons de régulation et de caractéristiques du marché domestique. On peut même dire que deux établissements concurrents sur les mêmes marchés sont différents, pour des raisons de taille, de stratégie ou de plus ou moins grande présence sur tel ou tel segment de clientèle. Pourquoi alors ne pas considérer que le risque extrême apparaît au point de rencontre entre un évènement exogène et une situation endogène ? Le risque extrême, pouvant engendrer un accident financier, serait la résultante d’évènements extérieurs inattendus, de réponses inappropriées des responsables des policy makers et d’orientations de gestion inadaptées au sein des banques. Pour ce qui est de l’environnement dans lequel les banques interviennent, il est raisonnable de penser que le concept de surprise restera d’actualité. • Technologiquement, on le sait, les innovations suivent actuellement une courbe assez proche de l’exponentielle. Les produits et les processus de production se transforment. Les acteurs de la vie économique et les organisations sont soumis à des logiques quasi-darwiniennes (à moins qu’il ne faille parler de la fameuse destruction créatrice de Schumpeter ?). • Économiquement, la logique de la mondialisation dynamise le commerce international, tout en redistribuant les cartes entre les différents acteurs. • Politiquement, trois lignes de force se dessinent. Premièrement, la capacité d’intervention des administrations nationales (pour faire simple, des gouvernements) est à la fois davantage sollicitée (de par les déséquilibres induits par les changements économiques et technologiques) et moins efficaces (largement à cause d’un cadre économique dépassant de plus en plus les frontières nationales alors que celui de l’intervention sociale reste à l’intérieur de celles-ci). Deuxièmement, si des échanges internationaux de plus en plus importants et non contraints sont favorisés par la présence d’un acteur central (le pays le plus « fort », tant économiquement que diplomatiquement et militairement), la logique de la « redistribution des cartes », qui favorise l’apparition de « nouveaux géants », participe à terme de la contestation de la position de cet acteur dominant. Troisièmement, et dans le sillage de ce deuxième point, il pourrait sembler avisé de mettre en place 90 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir H E R V É G O U L L E T Q U E R , M A X I M E P E N N E Q U I N E T G I L L E S une instance de régulation internationale à même de tempérer les effets déstabilisants de cette « contestabilité », une sorte d’Union européenne à la « sauce » mondiale en quelque sorte. Cependant, une réforme de l’ONU, s’inscrivant dans cette perspective, ne paraît pas à envisager avant un certain temps. • En termes de sécurité, un monde ouvert, même si la majorité des gens en profite, crée des laissés-pour-compte qui peuvent vouloir détruire ceux qui sont, pensent-ils, à l’origine de leurs désillusions. De plus, des structures évolutives, par le rythme rapide des changements économiques et technologiques, sont peut-être moins prêtes à se protéger contre ces nouveaux adversaires que sont les terroristes internationaux ou, à un degré évidemment moindre, les pirates informatiques. • En termes écologiques, un développement économique rendu possible pour une partie de plus en plus importante des quelque six milliards d’habitants de la planète implique une sollicitation de plus en plus grande des ressources naturelles et la production à une échelle de plus en plus large de déchets en tout genre (liquides, solides et gazeux). Quelles en seront les implications, au-delà de celles déjà bien visibles sur les prix relatifs des matières premières ou sur l’apparition de solutions innovantes comme les droits à polluer ? Face à un environnement présenté, vraisemblablement à juste titre, comme instable, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour conclure qu’il y a des tas de bonnes raisons pour le système bancaire de se trouver confronté à des évènements adverses et inattendus. Poussons simplement un peu loin deux tentations visibles aujourd’hui : le protectionnisme et une gestion de la rareté des matières premières, non par le marché, mais par la préférence politique. Quelles en seraient les implications pour les établissements financiers américains ou européens, pour ne retenir que ceux-ci ? La réponse ne va pas de soi. Elle passe dans tous les cas par une bonne compréhension des équilibres financiers et des axes de développement de la banque concernée. Cela fait déjà plusieurs décennies que les régulateurs du système bancaire et les établissements eux-mêmes ont mis au point des systèmes de diagnostic de la solidité financière de chacun d’entre eux. N’est-ce pas un outil indispensable de mesure de la capacité à faire face à un environnement brutalement devenu adverse ? Dans le cas américain, dès la fin des années 70, il est apparu que la solidité de telle ou telle banque dépendait de celle plus ou moins grande d’un certain nombre de variables-clé : la profitabilité, le niveau de fonds propres, la qualité des actifs /... 91 T R A N C A R T N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... et la liquidité. Les indicateurs retenus pour capter les infor- mations nécessaires pouvaient en revanche varier d’un modèle à l’autre. Toujours aux États-Unis, il est intéressant de constater que, d’une période d’à peu près dix ans à l’autre, les banques qui ont fait faillite se caractérisaient bien par une dégradation des mêmes ratios mis en avant par les travaux de modélisation. En revanche, il faut noter que si 1 371 établissements ont fait faillite entre 1984 et 1994, ils n’ont été que 44 à subir le même sort de 1995 à 2003. Si le monde est devenu plus incertain, disons depuis la fin des années 80, sous l’effet d’une logique de mondialisation prenant de plus en plus de place, comment se fait-il que les banques américaines aient semblé être de plus en plus immunes face à cette montée du risque d’environnement ? Deux réponses peuvent spontanément être faites. Même si vraisemblablement elles ne suffisent pas à clore le débat. Premièrement, les banques ont appris leur leçon et ont suivi de près les ratios au sens si significatif en termes de capacité à faire face lors des moments difficiles. Deuxièmement, cet environnement, tant présenté comme comportant moults dangers, se caractérisait aussi par des aspects plus positifs. En la matière, une distinction est à faire entre les évolutions macroéconomiques et celles de nature microéconomique. Au titre des premières, mettons la désinflation et l’importante valorisation des actifs. À celui des secondes, notons la diversification des sources de revenu et une plus grande capacité à couvrir le risque, voire à le sortir du bilan de la banque. Les acquis d’ordre microéconomique sont tout à fait positifs et leur impact ne doit en rien être sous-estimé. Quant aux bonnes surprises tirées de l’environnement macroéconomique, rien ne dit qu’elles seront pérennes ou que leurs effets ne seront pas contrariés par d’autres événements aux conséquences opposées. C’est pourquoi le constat de banques à la fois plus solides et gérées de façon plus précautionneuse ne peut suffire à considérer que tout est durablement sous contrôle. À l’avenir, les modèles de solidité financière des banques devront être pris en compte dans une dimension à la fois plus dynamique et davantage anticipatrice. Lesquels parmi les indicateurs retenus se dégradent et lesquels sont prêts d’atteindre des seuils embarrassants ? Quelle synthèse de ces différentes dynamiques individuelles est-il possible de faire, afin de disposer d’un pilotage à la fois opérationnel et efficace ? Par ailleurs, il faudra s’intéresser de façon plus précise aux évolutions des actifs en portefeuille, par zone géographique, 92 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir H E R V É G O U L L E T Q U E R , M A X I M E P E N N E Q U I N E T G I L L E S par secteur, par type d’opérations et par nature de contreparties ? Toute inflexion marquée devra être comprise et remise dans son contexte économique. C’est ainsi que les exercices de stress tests, dont nous allons maintenant parler, trouveront toute leur efficacité. Ceux-ci sont d’autant plus importants que l’équilibre financier de la banque est en train de se dégrader et qu’ils sont ciblés sur les activités en fort développement ou portant sur des périmètres à environnement général moins porteur. AGIR : LA DÉCLINAISON DES STRESS TESTS LES ÉVÉNEMENTS EXTRÊMES DE RISQUES CRÉDIT Objectifs d’un stress test La notion de stress test est devenue essentielle tant pour la gestion et le contrôle des risques que pour répondre aux exigences réglementaires internationales. L’évaluation de la prise de risque Un stress test conduit à une expression chiffrée de la perte en cas de crise et répond à un besoin de gestion des risques, ceci en aval ou en amont des prises de décisions. • En amont de la décision, par exemple dans le cadre de l’évaluation d’une stratégie, le rendu d’un stress test permet d’estimer les pertes adossées à un choc sur le portefeuille envisagé [Cf. Bâle II art. 726, 750 et 765]. • En aval de la prise de décision, un tel exercice sert à évaluer la résistance du portefeuille à une conjoncture défavorable ou un choc. De ce fait, il permet d’établir des recommandations en termes de Portfolio Management (par exemple, réduction d’expositions considérées comme à risque ou fortement consommatrices de fonds propres) [Cf. Bâle II art. 434 et 435]. Comparaison de portefeuilles Comparer l’effet d’un stress sur différents portefeuilles permet de tirer des conclusions intéressantes sur le niveau ou la politique de risque. Ainsi, un stress test peut être mené sur le portefeuille actuel de Calyon (ou un sous-portefeuille), mais aussi : • sur le même portefeuille à une date passée, pour apprécier de manière dynamique la sensibilité, toutes choses égales par ailleurs, du livre au temps, à la conjoncture ou à l’évolution de nos politiques de crédit ; • sur un portefeuille simulé (projections de portefeuille, ou /... portefeuille défini comme « optimal ») ; 93 T R A N C A R T N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... • sur des benchmarks (portefeuilles d’autres entités du groupe, échantillons des agences de notation). Applications réglementaires Le stress testing répond également à des exigences réglementaires. Les accords de « Convergence internationale de la mesure et des normes de fonds propres » ou accords Bâle II, font état d’exigences fortes en la matière. Le Pilier I des accords (Exigences minimales de fonds propres) recommande qu’il soit fait usage d’exercices de stress afin de « procéder à une simulation en regard du risque de crédit pour estimer l’effet de certaines conditions particulières sur leurs exigences de fonds propres réglementaires ». De plus, le pilier II (Processus de surveillance prudentielle) spécifie que « l’organe de direction doit tenir compte du stade du cycle économique dans lequel l’établissement opère. Des simulations de crise rigoureuses, de caractère prospectif, devraient être effectuées pour déceler les éventuels événements ou changements des conditions du marché qui pourraient avoir des répercussions défavorables sur leur établissement ». L’application au sein de Calyon des nouvelles normes comptables internationales IAS-IFRS (International Accounting Standards/ International Financial Reporting Standards), auxquelles sont soumises les institutions financières de l’Union européenne, fait appel à la notion de stress. En effet, résulte de ces nouvelles normes la nécessité de provisionner la perte encourue sur une contrepartie ou un groupe de contreparties due à une dégradation de l’environnement. Le calcul de cette provision s’appuie donc sur une mesure stressée de nos risques (Cf. Bâle II art. 434 et 435). Typologie des stress tests Typologie selon la nature du choc Il existe deux grandes catégories de stress tests. Ces deux types de stress peuvent être combinés au sein d’un même exercice en vue de réaliser des comparaisons d’impact. Les tests de sensibilité consistent à modifier un nombre limité de paramètres afin de tester la résilience du portefeuille. Un test de sensibilité appliqué aux portefeuilles de crédit consistera par exemple à augmenter ou à baisser d’une note la qualité de crédit d’un portefeuille. Les scénarios de stress. Ils consistent dans un premier temps à élaborer un nouvel état du monde aussi exhaustif et pertinent que possible. Puis dans un deuxième, à tester la résilience du portefeuille face à ce nouvel environnement. Un 94 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir H E R V É G O U L L E T Q U E R , M A X I M E P E N N E Q U I N E T G I L L E S « état du monde » est défini par un environnement économique, financier et politique spécifique dont émane une forte intensité de risque. Ce scénario doit, pour des raisons évidentes d’appropriation des résultats, être réaliste mais intense et être adapté au périmètre considéré. Typologie selon la nature du risque évalué On peut distinguer des stress : • de crédit : chocs ayant un impact sur le rating ou la probabilité de défaut des contreparties, les possibilités de récupération, ... entraînant notamment une hausse du coût du risque (perte moyenne, perte extrême...) ; • de concentration : stress sur des poches de concentration du portefeuille (concentrations individuelles, sectorielles, géographiques, etc) ; • de risque résiduel : stress sur les collatéraux (qualité des sûretés, solidité des garants...). Certains stress – et précisément les scénarios de stress – peuvent être une combinaison des trois. Stress historiques / hypothétiques Les stress historiques décrivent une situation où la conjonction des événements de risque s’est déjà manifestée dans le passé. On pose ainsi la question de savoir ce que deviendrait le portefeuille si telle ou telle crise devait se renouveler (exemples : la crise financière asiatique, un événement terroriste de type 11 septembre 2001). Ces crises étant passées, leurs conséquences sur l’environnement sont connues, donc plus faciles à tester. Les stress hypothétiques décrivent une situation qui est vraisemblable mais fictive. Ils demandent une plus forte expertise mais permettent de répondre à des scénarios plus en phase avec l’environnement actuel. Caractéristiques d’un stress test Quelle que soit sa nature, un stress test doit être défini par les éléments suivants : Le scénario, entendu au sens large : Pour un test de sensibilité : définition de la ou des variable(s) impactée(s) et de l’intensité du choc. Pour un scénario de stress : description d’un scénario aussi lisible et complet que possible. Le scénario est ensuite décliné sur la base de variables considérées comme pertinentes, c’està-dire susceptibles d’impacter directement la qualité du portefeuille (prix de matières premières, croissance, inflation, /... change, taux, prix de l’immobilier...). 95 T R A N C A R T N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... Horizon de temps du scénario Ceci dans le but de pouvoir appréhender toute réaction conjoncturelle ou structurelle des acteurs touchés mais aussi afin de prendre en compte une réaction éventuelle de la banque. Périmètre du test Le périmètre d’un stress est implicitement déterminé par le scénario. Le périmètre de stress peut donc être global, régional, visant un métier plus particulièrement ou une classe d’actifs. Selon l’objectif de l’exercice, la propagation d’un stress d’un sous-portefeuille à un autre peut ou non être envisagée. Cadre de l’analyse Le résultat attendu d’un exercice de stress est l’estimation de la perte en cas d’occurrence du choc. La notion de perte doit être spécifiée. Quelles sont les mesures de pertes que l’on souhaite impacter : • Coûts du risque : perte moyenne (EL), perte exceptionnelle (UL), autre notion de capital économique, besoin en fonds propres, dotation aux provisions spécifiques, etc. • Autres postes du compte de résultats : impact sur l’activité, le PNB, les charges d’exploitation... Quel est le jeu de paramètres de risque de référence : choisiton un exercice sur base réglementaire (Cooke, Bâle Standard, IRB), un exercice sur paramètres internes (Méthodologie Commune Simplifiée, paramètres du Modèle Interne de Portefeuille) ou un jeu de paramètres ad hoc ? LES ÉVÉNEMENTS EXTRÊMES DE RISQUES DE MARCHÉ De façon assez récurrente, les activités de marché des grandes banques internationales sont affectées par des mouvements relativement violents et auxquels on attribue les qualificatifs de crise ou de krack. L’outil de mesure des risques de marché communément reconnu par les différentes autorités de tutelle (FED, FSA, Commission bancaire...) est la VaR (Value at Risk). Cet indicateur mesure la perte potentielle sur une période donnée (1 jour pour Calyon) avec un intervalle de confiance en général de 99 %. Malheureusement, par construction, la VaR ne permet pas d’appréhender les conditions extrêmes de marchés et peut présenter un aspect faussement rassurant pour une direction générale de banque, notamment lorsque le passé récent n’a enregistré aucun accident particulier. 96 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir H E R V É G O U L L E T Q U E R , M A X I M E P E N N E Q U I N E T G I L L E S C’est pourquoi les autorités de tutelle bancaires imposent aux établissements assujettis de compléter leur dispositif de suivi des risques de marché par la mise en œuvre de scenarios de crise, mettant en œuvre trois approches complémentaires : • Les scenarios historiques, qui consistent à répliquer sur les positions actuelles de la banque l’effet sur les différents paramètres de marché de crises majeures survenues dans le passé ; • Les scenarios hypothétiques, qui anticipent des chocs vraisemblables, ajustés en fonction des évolutions économiques ; • Les scenarios adverses, qui consistent à adapter les hypothèses pour simuler les situations les plus défavorables, mais vraisemblables, en fonction de la structure du portefeuille de la banque au moment où le scenario est calculé. Pour éclairer le sujet par des exemples, on trouvera ci-dessous des scenarii utilisés par les plus grandes banques de marché. Scenario historique du krack obligataire de 1994 caractérisé par : • Une hausse massive des taux, accompagnée de forts mouvements de volatilité. • Une évolution contrastée des marchés actions. • Peu de mouvements sur le change et les matières premières. Scenario historique sur le crédit en 1998 (crise russe) caractérisé par : • Une hausse des spreads de crédit sur les marchés émergents. • Une contagion de cette hausse aux marchés européen et américain. Scénario hypothétique d’incertitude, suite à la survenance d’un événement majeur non anticipé se caractérisant par : • Une baisse significative des marchés actions (– 20%). • Une baisse significative des taux. • Une appréciation du dollar et du prix du pétrole. • Une hausse des spreads émetteurs. Sur les scenarios adverses, les établissements bancaires s’attachent à simuler des situations où non seulement les paramètres de marché évoluent de façon très défavorable par rapport à leurs positions, mais en plus leur temps de déboulement augmente sensiblement en raison d’une absence de liquidité. Les résultats des scenarios de stress sont devenus de véritables outils de pilotage des risques de marché pour les dirigeants des grandes banques d’investissement. Les régulateurs n’ont pas encore imposé la fixation de limites en matière de pertes /... 97 T R A N C A R T N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... maximales, mais ils commencent à exiger a minima la mise en place de seuils d’alerte et une certaine normalisation des hypothèses sous-jacentes. LES ÉVÉNEMENTS EXTRÊMES DE RISQUES OPÉRATIONNELS Un nombre relativement important de sinistres provenant du domaine diversifié des risques opérationnels (1) ont touché l’industrie financière depuis le milieu des années 90. Certains ont impacté l’ensemble de l’économie : terrorisme (World Trade Center et autres attentats), catastrophes naturelles (Tsunami, Katrina...), défaillance des « utilities » (pannes électriques aux États-Unis notamment en 2003), risque de pandémie (SARS dans la région asiatique en 2002, grippe aviaire aujourd’hui) ; d’autres par contre sont spécifiques aux établissements bancaires : amendes record (encore aux États-Unis...) pour non respect de la muraille de Chine en matière de conseils d’investissement, corruption transitant par les circuits financiers (blanchiment, fraudes, financement du terrorisme). Dans cette période où le principe de précaution s’impose comme règle dominante du risk management collectif, il n’est pas surprenant que les régulateurs et plus généralement les pouvoirs publics aient lancé différentes actions en profondeur pour renforcer la prévention de ces risques opérationnels exceptionnels (facteur fréquence) ou en atténuer les conséquences (facteur impact). C’est fondamentalement pour cette raison que la réforme Bâle II, démarrée il y a six ans, a choisi d’incorporer pour la première fois les risques opérationnels au sein de l’exigence en fonds propres des banques (pilier 1). De plus, la méthode de mesure avancée (Advanced Measurement Approach, analogue à la méthode IRBA du risque de crédit) impose que le modèle interne de calcul du capital inclut une analyse des scénarios relatifs aux événements sévères, en complément des données de pertes internes, des données externes de sinistralité et des facteurs liés à l’environnement de l’activité et aux contrôles permanents. On peut d’ailleurs se demander si cette exigence, vertueuse dans son principe, n’est pas poussée trop loin par certains régulateurs. Si le capital réglementaire d’une banque doit bien lui permettre de couvrir ses risques exceptionnels endogènes (défaillance des systèmes d’information vitaux, indisponibilité (1) Rappel (définition Bâle II) : tout risque de perte résultant de la défaillance ou de l’inadéquation des processus internes, des ressources, des systèmes, ou d’événements extérieurs, risque juridique inclus, risque stratégique exclu. 98 Gestion des risques extrêmes à Calyon : penser et agir H E R V É G O U L L E T Q U E R , M A X I M E P E N N E Q U I N E T G I L L E S des locaux essentiels aux activités, non-conformité importante dans les marchés de capitaux ou la gestion des actifs des tiers, voire crue centennale en région parisienne), il n’est pas destiné à absorber les risques systémiques exogènes affectant l’ensemble du système socio-économique : pandémie majeure de type grippe aviaire rendant indisponible pendant plusieurs semaines une fraction notable du personnel (et de la population...), nouvelle attaque terroriste de grand ampleur, défaillance prolongée des infrastructures. En terme bâlois, on passe alors du pilier 1 au pilier 2, qui prend notamment en compte les stress scénarios en matière de risque de crédit et de risque de marchés. Le bénéfice de la construction de tels scénarios réside d’ailleurs plus dans leurs enseignements qualitatifs ou organisationnels (sensibilisation du management, mise au point de cellules de crise) que dans leurs impacts quantifiés sur les fonds propres qui constituent des ordres de grandeur plausibles et non des estimations scientifiques. À l’instar des exemples de New York et de Londres, la Banque de France et la Fédération bancaire française ont lancé à cet égard, début septembre 2005, un groupe de travail dit « robustesse » (2) réunissant les représentants des principales institutions financières, des autorités et des pouvoirs publics et visant à adapter le niveau la place de Paris aux nouvelles exigences de continuité d’activité du secteur financier (redémarrage rapide en cas de crise systémique). Après examen d’une dizaine de scénarii de crise (malveillance, défaillances de fournisseurs clé...), ce groupe se concentre pour le moment principalement sur deux d’entre eux : la crue centennale et la pandémie de grippe aviaire. Dans le cadre du règlement 97-02, l’objectif est ainsi d’améliorer la résilience de la place de Paris : • En évaluant son degré de préparation globale, notamment en regardant dans quelle mesure les Plans de Continuité d’Activité existants des établissements financiers ont pris en compte les crises extrêmes. • En déterminant les activités essentielles qui devront être assurées par les banques. • En faisant les recommandations en conséquence. • En analysant la faisabilité des tests (simulation totale, partielle...). Si (parce que ?) les chocs récents ont été relativement bien absorbés (3) , leur multiplicité, dans un contexte de faiblesse /... (2) Travaux suivis par le pôle Sécurité de la Direction des Risques Groupe de Crédit Agricole S.A. (3) Mieux d’ailleurs par les banques que par les assurances. 99 T R A N C A R T N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... historique du niveau de risque de crédit, incite donc les pou- voirs publics à accentuer la pression sur les établissements financiers en matière de prévention des risques opérationnels exceptionnels et extrêmes. Il faut en tirer parti tout en faisant en sorte que chacun assume ses responsabilités propres... 100 N U M É R O 3 2 8 – J A N V I E R 2 0 0 6 Vivre et gagner avec le risque extrême JEAN-PAUL BETBÈZE CHEF ÉCONOMISTE, DIRECTEUR DES ÉTUDES ÉCONOMIQUES, CRÉDIT AGRICOLE S.A. P ar définition, le risque extrême est extrêmement coûteux sans être extrêmement rare. Il faut donc le prendre au sérieux, sans être considéré comme indûment inquiet au sein de l’entreprise, ou comme excessivement protecteur par les financiers ou par les actionnaires. De plus en plus en effet, nous devons reconnaître ces sortes de risques et vivre avec eux, c’est-à-dire comprendre comment ils naissent et les assumer. EVITER DEUX APPROCHES DU RISQUE EXTRÊME P our cela, il faut d’abord éviter deux approches, que l’on pourrait nommer héroïque et séparatiste. De quoi s’agit-il ? L’approche héroïque met l’accent sur le cataclysme. C’est ainsi la plaie d’Egypte qui fait monter les eaux ou flamber l’immeuble. Et on trouvera toujours des experts qui indiqueront alors que la probabilité est décidément très faible pour se prémunir, d’autant que les pompiers sont toujours présents et les bonnes volontés particulièrement abondantes par temps de crise très grave. À quoi bon s’inquiéter ? Après moi le risque extrême ! En réalité, une catastrophe ne vient jamais seule dans le monde interdépendant qui est le nôtre. C’est le réseau d’effets de la crue ou de l’incendie qui fait croître le drame. Dans les sociétés interdépendantes que nous créons, face de la globalisation, le risque devient plus aisément et plus vite extrême. Le risque devient extrême, et de plus en plus, par les désorganisations qu’il implique que par sa seule occurrence. Sa probabilité croît. Donc, ne séparons pas. Étudions toujours, à partir de sources différentes, les séquences qui peuvent se mettre en place. Et l’on pourra trouver des ressemblances, parfois des invariants de réactions et de comportements. Le risque qui devient extrême a des origines multiples, mais souvent un tronc com/... mun de causes et d’effets. C’est lui qu’il faut traiter. 101 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 /... EVITER ENSUITE LES DEUX RISQUES DU RISQUE EXTRÊME L e premier risque du risque extrême est celui du labyrinthe. C’est de se perdre dans des suites difficilement imaginables. Il faut donc en rester à des logiques robustes, voire simplistes, en se disant que dans notre univers chaotique elles ont des probabilités significatives de se produire, en tout cas de faire réagir. Le deuxième risque est celui du Désert des Tartares, comme ce sous-lieutenant du livre de Dino Buzzati qui périt d’ennui en bordure d’un désert que personne ne franchit, avec l’idée qu’une menace se profile au loin. Quand elle advient, quand l’armée ennemie attaque, le sous-lieutenant est ramené à l’arrière pour être soigné tandis qu’il croise des troupes fraîches. « À quoi sert l’existence ? » Peut être à la lecture philosophique de ce livre... sauf si on se demande : peut-on seulement veiller, pour voir venir le risque extrême ? Donc : ne pas se perdre, mais chercher des logiques fortes de protection et de réaction ; donc : ne pas veiller pour prévenir, mais veiller pour agir sont deux leçons pour éviter les deux risques du risque. L’EXTRÊME PEUT-IL ÊTRE QUOTIDIEN ? P ar construction non, sauf si ces gestions de cas extrêmes peuvent entrer dans notre quotidien. Ainsi, prendre des versions compatibles de systèmes informatiques permet à l’un de fonctionner si un autre est en défaut. Il ne s’agit pas d’une très grande usine unique dont les coûts seraient très bas, mais d’usines réparties où les process seraient les mêmes. Bien sûr, on pourra toujours dire que le nouveau programme informatique implanté dans divers endroits pourra, aussi, répartir le virus, mais au moins on n’aura pas la propagation de l’incendie ! Choisir des structures permet, d’une certaine façon, de sélectionner des types de risques extrêmes. Il faut ensuite tirer les avantages de ce choix, par exemple en termes de coût, mais aussi s’accoutumer à des pannes ou à des alertes de niveau inférieur, par exemple substituer une fabrication à une autre par rotation, pour éviter des ruptures qui laisseraient sans réaction. Par construction, l’extrême ne peut être quotidien. Mais se dire qu’il peut survenir et que les mesures que l’on prend, vérifications, rotations de tâches, duplications, certifications.... sont non seulement des façons de l’éviter ou de le réduire, mais aussi de l’affronter, est un exercice salutaire. Il ne s’agit pas de rendre l’extrême quotidien, ce qui est 102 Vivre et gagner avec le risque extrême J E A N - P A U L B E T B È Z E impossible, mais de s’habituer à des chocs, des aléas, bref de s’endurcir. On peut aller au-delà, et faire de ces gestions des différences, chocs et ruptures, une force spécifique de l’entreprise. Par construction, l’entreprise « produit » de la norme, de la régularité, comme base de sa qualité. Dire qu’elle peut aussi gérer des aléas, des ruptures de charge, des chocs, est une façon de la renforcer. Il s’agit d’accroître sa réactivité, la polyactivité de ses membres. Encore une fois, ceci ne vient pas... par hasard mais par l’implication consciente et constante de la hiérarchie. Le responsable, c’est – aussi – celui qui pense, et de plus en plus, à intégrer l’extrême dans le quotidien. 103 N U M É R O 3 2 8 – M A R S 2 0 0 6 Service aux lecteurs Pour obtenir un de ces dossiers, entourez le numéro qui vous intéresse. Le prix de chaque numéro est de 7 €. Nous demandons de bien vouloir régler de préférence par chèque bancaire ou CCP. 278 Relation banque entreprise : la nouvelle donne 279 Aménagement du territoire : la nouvelle équation 280 Le réveil des matières premières 281 Quelle innovation en agriculture ? 282 Les impacts de l’UEM sur le système bancaire 283 La banque face aux progrès technologiques 284 Les nouveaux marchés de la carte bancaire 285 Les nouvelles tendances de la distribution bancaire 286 L’évolution des exploitations agricoles 287 L’Amérique latine en pleine mutation 288 Les marchés mondiaux de produits agricoles à l’aube du XXe siècle 289 Les banques à l’heure des concentrations 290 Nouveaux défis pour les collectivités locales 291 Ambitions et atouts de l’agriculture française 292 La Chine après Deng Xiaoping 293 Le commerce extérieur français 294/ Stratégies bancaires à l’aube 295 du XXIe siècle 296 Nourrir l’humanité 297 La protection sociale à la recherche d’un équilibre. 298 Protection de l’environnement et lutte contre la pollution 299 Nouvelle donne pour les entreprises 300 Investissement immobilier : stratégies pour demain 301 Les mutations de l’agriculture française 302/ Stratégies bancaires : nouvelles 303 dynamiques européennes 304 Une nouvelle architecture du système financier international ? 305 L’agriculture française : dix ans pour l’an 2000 106 306 Développement économique et collectivités locale 307 Vent de reprise en Asie 308 Le financement de l’agriculture en France et en Europe 309 L’Europe bancaire en mouvement 310 Le passage à l’euro fiduciaire 311 Le crédit à la consommation en France et en Europe 312 Acteurs et stratégies de l’Europe bancaire hors France 313 Banque et risque 314 L’Europe centrale aux portes de l’Union 315 La gestion d’actifs : bilan d’un succès 316 Banque et nouvelles technologies 317 Banque et immobilier 318 L’Europe des services bancaires et financiers 319 Le secteur bancaire et financier, acteur du développement durable 320 Les nouveaux aux territoires de la bancassurance 321 De nouvelles exigences pour les banques 322 Vers un marché unique du crédit immobilier en Europe ? 323 Dynamiques chinoises 324 La consolidation bancaire en Europe 325 À nos marques ! 326 Agriculture et ruralité dans les pays en développement 327 Banque de financement et d’investissement : modèles et développements 328 Face aux risques extrêmes : banques et assurances