Pour un président arabe et rassembleur
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Pour un président arabe et rassembleur
LE SAFIR FRANCOPHONE Supplément mensuel Parution le 1er lundi du mois MAI 2014 Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe ÉDITORIAL Talal Salman Pour un président arabe et rassembleur L es populations arabes ont vécu de longues périodes sous toutes sortes de dominations étrangères, dont notamment le joug ottoman, camouflé d’abord par le prétexte du califat, puis apparaissant clairement comme une tutelle turque. Et même après la chute du sultanat, les Turcs ont maintenu leur contrôle sur les pays arabes, par le biais des wali puis des gouverneurs militaires. Des générations entières d’Arabes ont donc grandi avec la ferme conviction qu’elles étaient intimement liées par des affinités profondes, soudées par une même raison d’être, qui s’exprimait à travers des objectifs communs de libération et de reconquête de leur identité nationale. Et ce nonobstant les distances séparant leurs pays et les conjonctures différentes qui y prévalaient. Au début du XXème siècle, ces liens ont commencé à prendre une forme concrète au sein d’une formule politico-idéologique confirmant l’arabisme dans son rôle identitaire et fédérateur. En affrontant les Ottomans puis les puissances colonialistes, en intensifiant les appels à la liberté, à l’indépendance et à la résistance face à l’oppression, l’identité nationale patriotique l’emporta sur la fibre religieuse, et l’arabisme devint un facteur unificateur entre les « citoyens », indépendamment de leurs religions et confessions. Nulle différence n’existait, de fait, entre un impérialisme « islamique », représenté par l’Empire ottoman, et une colonisation « chrétienne », en l’occurrence l’occupation européenne de la plupart des territoires arabes. L’oppression était la même, tout comme les tentatives d’oblitérer une identité arabe capable de fédérer les différents pays démembrés par les colonisateurs en minuscules États. L’histoire est là pour témoigner le plus honnêtement du monde de l’identité de la nation arabe – témoigner que la pléthore de penseurs, de militants et de martyrs ayant façonné le devenir de l’arabisme contemporain, grâce à la longue lutte qui les a amenés à la constitution d’une opposition politique (et non religieuse) face au colonisateur, faisaient partie de différentes confessions. Y figuraient en effet des musulmans de toutes obédiences, sunnites, chiites, druzes, alaouites, ismaélites et zéidites, même si l’avant-garde en fut en grande partie chrétienne. Nulle différence n’existait entre un impérialisme « islamique », représenté par l’Empire ottoman, et une colonisation « chrétienne », en l’occurrence l’occupation européenne de la plupart des territoires arabes. L’oppression était la même, tout comme les tentatives d’oblitérer une identité arabe capable de fédérer les différents pays. Robert Ingpen, « Une vision médiévale de Constantinople ». C’est pourquoi nous voudrions que le prochain chef de l’État soit avant tout un président arabe. La promotion de la pensée nationaliste par les chrétiens et leur ferveur à proclamer l’arabisme s’exprimèrent en une mission haute et noble, où l’Église joua un rôle fondamental en favorisant l’accès à l’éducation, alors qu’au même moment les mosquées s’absorbaient dans des invocations en faveur du calife et du sultanat. La régression de l’arabisme, en revanche, est une catastrophe nationale, susceptible de détruire la totalité de la nation arabe et de son projet politique. Preuve en est la guerre en Syrie (avec ses retombées au Liban) qui a remis au goût du jour « le conflit historique » entre sunnites et chiites, rejouant les périodes les plus abjectes et les plus sanguinaires de l’histoire de l’Islam. Or seul l’arabisme peut contrecarrer l’Islam politique et constituer un contrepoids au conflit entre sunnites et chiites. D’où l’incontournable priorité d’un président rassembleur attaché à l’idée de l’arabisme. n Talal Salman est le président-directeur général et le rédacteur en chef d’As-Safir. Le futur président saura-t-il s’élever, par son style, au-dessus du vulgaire politicien ? Car « le style est comme le cristal, sa pureté fait son éclat »… Lire en page 4 notre dossier sur les styles présidentiels. Rédacteur en chef : Talal Salman Directrice de la publication : Leila Barakat Contributeur : Nadim Jarjoura Contribution spéciale du ministre Fouad el-Saad Supervision de la traduction : Johnny Karlitch Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah Correctrice : Anne van Kakerken Maquettiste : Ahmed Berjaoui Remerciements à Catherine Cattaruzza pour sa collaboration à la conception graphique. Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat. Publié grâce au soutien des éditions [liR]. Adresse : Le Safir francophone As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban Courriel :safirfrancophone@assafir.com 2 culture Hojeij, Kashmar, Khreich, El-Hachem ou Cherri… Les visages du nouveau cinéma au Liban Nadim Jarjoura E t si cette allégation qui circule depuis quelque temps dans le milieu du cinéma libanais était fondée, et qui plus est, symptôme de vitalité : « Il existe de jeunes réalisateurs libanais qui font des films de qualité, et qui viennent enrichir un corpus cinématographique créatif ». Une allégation qui se traduit en actes dynamiques, c’est-à-dire en la création de films qui méritent en premier lieu un visionnage attentif, mais qui ouvrent aussi dans le même temps un débat sur tous les potentiels en germe. L’aspect, dirions-nous concret, technique, de ces films, est remarquable du fait de leurs particularités esthétiques : des sujets sensibles, importants, voire épineux ; des traitements cinématographiques qui mettent le langage de l’image au premier plan sans pour autant négliger la dramatisation des thèmes choisis ; sans oublier ces tentatives approfondies de la part des réalisateurs de films documentaires, pour exploiter les spécificités stylistiques et filmiques du genre tout en le libérant des formatages du reportage télévisuel ou socio-militant. La jeune production cinématographique ne se limite pas aux œuvres des diplômés en audiovisuel. Certains jeunes réalisateurs qui ont achevé leur Le cinéma libanais pourra-t-il un jour figurer parmi les affiches internationales de films qui nous ont fait rêver ? premier ou leur deuxième film après beaucoup d’essais et de persévérance, ont laissé transparaître (avec le premier ou le second, et parfois avec les deux à la fois) une force esthétique prometteuse ; si ces auteurs envisagent de développer leurs talents, ils pourront les porter à un niveau encore plus abouti. Ceci s’applique aux différents genres et formats, les fictions longues et courtes comme les documentaires. Au cours des dernières semaines de 2013, un bouquet de films libanais qui se prêtent à la discussion et aux commentaires analytiques a été présenté, hors du cadre des projections commerciales locales, dont l’un d’eux, un long métrage de fiction Camille Salamé (à gauche) et Rodrigue Sleiman dans une scène de Akar, de Toufic Khreich. de Mahmoud Hojeij, Stable Unstable, ou Tâlé Nâzel dans son titre arabe (Monter descendre), est et Naji Bechara, nous restons partagés : bien que sorti en salle en janvier 2014. Un autre de ces films, intitulé Waynon (Où séduits par le choix d’un sujet toujours brûlant dans sont-ils?), est également un long métrage de la société libanaise, celui des personnes enlevées et fiction. Produit par un groupe d’étudiants de disparues, nous sommes moins convaincus par les procédés du traitement l’université Notre-Dame de visuel et narratif. En Louaizé, il se distingue par le effet, les séquences fait qu’il constitue, sur le plan local, la première expérience de « Le cinéma, c’est agencées autour d’un réalisation collective. l’écriture moderne dont ensemble de récits dont on découvre Pour le reste, on mentionnera l’encre est la lumière. » seulement plus tard le premier documentaire long de Diala Kashmar, Arak (Insomnie), (Jean Cocteau) l’interconnexion, n’ont pas été développées et trois courts métrages : deux dans le cadre d’une fictions, Akar (Eaux troubles) de Toufic Khreich et 7 saât (7 heures) de Farah El- progression dramatique cohérente et maîtrisée. Hachem, ainsi que ce documentaire expérimental Chaque séquence apparaît comme une entité qui sort de l’ordinaire, Al Irtibâk (La confusion) indépendante, chose qui, en soi, n’est pas de Ali Cherri. critiquable, mais elle n’en nécessite pas moins d’être Ce bouquet de films se caractérise par sa rattachée au déroulement global pour la cohérence diversité. A l’exception du film collectif, chacune des de l’ensemble. En outre, le développement œuvres porte dans sa composition des dimensions du thème est non seulement schématisé, mais esthétiques variées. Sur Waynon, réalisé par Tarek banalisé, saturé de situations mélodramatiques, ce Korkmaz, Zeina Makki, Jad Beyrouti, Kristelle qui n’apporte pas de nouveaux éclairages, ni sur le Aghniades, Salim El-Habr, Maria Abdel Karim plan de la psychologie des proches des personnes enlevées et disparues, ni sur celui des conflits internes ; les apports sont également limités sur les aspects sociaux, politiques et médiatiques de la question, tout comme sur le plan du langage cinématographique. La liste des interprètes est impressionnante : Antoine et Latifé Moultaka, Carole Abboud, Carmen Lebbos, Takla Chamoun, Nada Bou Farhat, Talal Al-Jurdi, Diamant Bou Abboud, Élie Mitri, Rodrigue Sleiman. Certes, dans le domaine des émotions et de l’humain ce film est culture Supplément mensuel - MAI 2014 très riche, nous donnant à voir tous les registres de la douleur, de l’oppression et de l’affrontement, du désir de délivrance, sans oublier ce cri désespéré pour découvrir la vérité et le destin de ces victimes. Dommage que le fond soit très quelconque, et que cette expérience de réalisation collective accuse un manque d’imagination créatrice et de direction artistique, facteurs indispensables à l’achèvement d’un tel projet. En d’autres termes, la valeur humaine du scénario n’a pas trouvé d’équivalent dans une transposition visuelle avec laquelle elle se serait harmonisée au niveau de l’esthétique. Le long métrage de fiction qui se situerait aux antipodes de ce film est Tâlé Nâzel, bien que la comparaison ne soit pas réellement de mise, Waynon étant le fruit du travail collectif d’étudiants alors que Tâlé Nâzel constitue une étape de plus dans le parcours d’un réalisateur qui a assumé une approche novatrice, avec un cinéma expérimental qui puise dans le réel social son matériau d’expérimentation, en tirant parti des ressources du langage filmique, du montage et du fignolage des détails. Tâlé Nâzel, c’est une clinique psychiatrique, des patients souffrant de troubles psychiques qui y débarquent au dernier jour de l’an, en situation de conflit avec leur environnement et avec eux-mêmes, donnant à voir des histoires personnelles diverses. L’un des acteurs, Camille Salamé, qui joue le rôle du psychothérapeute, vit sa première expérience du grand écran, même si la sortie commerciale de son deuxième film, Ghadi, de Amin Dora, a précédé celle de Tâlé Nâzel. Camille Salamé a aussi joué dans Akar de Khreich : un père autoritaire et oppresseur, un déchirement familial et des effondrements psychologiques, l’émigration pour se libérer de l’autorité paternelle et de la laideur de la guerre, telle est la toile de fond d’Akar. Ces vérités se dévoileront après le retour au pays du fils et de sa famille, dans un face-à-face avec le père à l’article de la mort, à travers un processus cinématographique cohérent, tant dans la description des traits psychologiques de personnes brisées, que dans la représentation du mal-être individuel, au travers des souvenirs et des situations. Ce retour au pays trouve son pendant dans le retour à Beyrouth de Farah El-Hachem, dans 7 Saât. Sept heures, c’est le décalage horaire entre le Liban et l’Amérique. Tourné dans Beyrouth et la rue Hamra, avec la présence de la réalisatrice dans le premier rôle, ce film nous révèle la vivacité du lien sentimental, émotionnel et humain qu’éprouve El-Hachem envers sa propre ville. Ali Cherri dans Al Irtibâk est quant à lui autant préoccupé par l’historique des séismes au Liban qu’il est absorbé par le jeu des possibilités du cinéma expérimental, basé sur le pouvoir de l’image et de son esthétique dans l’exploration des interrogations et des obsessions humaines. L’exposé scientifique fait partie de ce jeu, ou en est une voie d’accès. Cherri s’implique de par son style même dans la création d’images cinématographiques qui font fusionner l’étrange et le réel, pour une représentation de la réalité véhiculée par la finesse d’une narration filmique ouverte à maintes possibilités, et capable d’exalter le regard, ravi de découvrir ce qui se cache derrière les images, et en elles. Arak est un cas particulier dans le paysage du cinéma libanais actuel. Ce documentaire, qui s’introduit dans un certain milieu social de Beyrouth, suit le parcours de quelques jeunes gens appartenant à la communauté chiite, et qui résident dans le quartier d’Al-Léja. Ils sont les témoins des réalités libanaises, des circonstances socio-confessionnelles de leur vécu à la situation politico-sécuritaire qui prévaut au Liban, en passant par leurs petites histoires personnelles qui sont plus importantes et plus nobles que toute autre chose, culminant dans le désir de s’échapper du tunnel d’une vie chargée au quotidien de mille douleurs et interrogations en suspens. Le processus cinématographique à l’œuvre est équilibré dans ses différents aspects : le travail préparatoire de recherche approfondie et le suivi permanent sur le terrain sont clairement perceptibles dans la manière de sonder le cœur de ces jeunes, leurs vies et leurs obsessions ; le montage n’est qu’une extension de la dureté de leurs récits et de leurs parcours, et le choix de conduire des dialogues individuels ou en groupe apparaît comme le corollaire cinématographique de l’image de base de ce milieu et de ceux qui le représentent. Ces exemples de films reflètent une part de la diversité et de la dynamique à l’œuvre dans la jeune production cinématographique libanaise. La diversité est saine et utile. La divergence de vue entre les productions sur les plans cinématographique, dramatique ou esthétique, est elle aussi nécessaire. Le plus important est d’offrir à ces films la possibilité de bénéficier de sorties en salle, et de provoquer des occasions de débats. n Nadim Jarjoura est critique de cinéma. Article paru dans As-Safir, le 9 janvier 2014, et actualisé pour le Safir francophone. 3 Les crimes d’honneur au théâtre Marwa el-Khalil dans une scène des Noces de Zahwa. « Le plus médiocre des mâles se croit en face des femmes un demi-dieu. » (Simone de Beauvoir) « Le plus médiocre des mâles se croit en face des femmes un demi-dieu », écrivait Simone de Beauvoir. Réel ou illusoire, cet état de fait serait une des sources des crimes commis par les hommes. La sociologue Germaine Tillion approfondit cette pensée : « Dans toute la Méditerranée Nord et Sud, (…), un petit mâle de sept ans est déjà dressé à servir de chaperon à sa sœur, ravissante adolescente dont il sait très exactement à quel genre de péril elle est exposée. Or, ce risque est présenté à l’enfant comme une cause de honte effroyable qui doit précipiter dans l’abjection la totalité d’une famille pleine d’orgueil, et il est, lui, moutard mal mouché, personnellement comptable vis-à-vis des siens du petit capital fort intime de la belle jeune fille qui est un peu sa servante, un peu sa mère, l’objet de son amour, de sa tyrannie, de sa jalousie… bref, sa sœur… Rien d’étonnant à ce qu’une pareille “mise en condition” du petit homme aboutisse dans toute la Méditerranée à un certain nombre de crimes stéréotypés (les crimes d’honneur) » (Germaine Tillion, Le Harem et les cousins). Au Liban, les crimes d’honneur continuent à exister, redoutables, fatals. Ils horrifient la population et hantent les mémoires. Ces crimes d’honneur, Lara Kanso a décidé de les mettre en scène à travers une performance théâtrale en hommage à Zahwa, une camarade de classe victime de ce genre de crimes. Transcender le destin tragique de cette femme, symbole de toutes les femmes, à travers un spectacle où s’expriment plusieurs langages artistiques, tel est le but de cette pièce de théâtre intitulée Les Noces de Zahwa. La performance est un dialogue entre la peinture de Jean-Marc Nahas, la danse contemporaine, avec Wafaa Halawe chorégraphiée par l’artiste japonaise Kazumi Fuchigami, les textes de Abbas Baydoun, Mahmoud Darwich et Marguerite Duras, interprétés par Marwa el-Khalil (dans le rôle de Zahwa), sur fond de chant soufi et de musique orientale. n 4 Dossier du mois : les styles presidentiels Le style présidentiel Fouad el-Saad F orce est de constater que les présidents ne se ressemblent pas. Mais au-delà de la comparaison classique de leur rôle et du bilan de leur mandat, la comparaison de leur caractère, leur manière d’être, leur stature, leur envergure, leur communication avec le peuple, leur performance, voire leur style, a tout autant son importance. Le style est ce qui fait, derrière le président, l’homme et ses complexités. « Le style est l’homme même », écrivait Buffon. Régis Debray a relevé certaines de ces différences pour quelques-uns des présidents français, nommément François Mitterrand et Charles de Gaulle, en soulignant la différence de style relatif à la communication. « L’étonnant, chez François Mitterrand, c’est sa métamorphose finale en homme d’image occupant les écrans de ses états d’âme, se confessant en direct, mettant son “moi” en scène à travers d’innombrables « Le style est l’homme même » (Buffon). reportages, films, interviews, livres, dialogues. Là où de Gaulle parlait de la France, Mitterrand parlait de lui-même. Les recoins intimes laissaient de Gaulle indifférents alors que le second nous rassurait parce qu’il nous ressemblait. (…) En 1969, de Gaulle a mis fin à trente ans d’histoire par un communiqué de presse de deux phrases, et rentra chez lui sans recevoir un journaliste, sans passer une seule fois à la télévision, enfermé avec les mots jusqu’à son dernier souffle. Dès 1994, le second fit durer une année pleine la cérémonie des adieux, transformant la chronique du temps en journal intime. » (Régis Debray) « Donner du style à son caractère - voilà un art grand et rare ! », écrivait Nietzsche, qui considérait que le style n’est pas une question de pure forme, mais concerne d’abord le caractère, l’art de forger son caractère (pour s’adapter donc à sa mission, et, dans le contexte qui nous intéresse, à la mission présidentielle). On parle de plus en plus du style managérial d’un président, de son style de gouvernance, ou encore d’un président qui cherche son style présidentiel. Y a-t-il donc un style présidentiel idéal ? Est-il une addition ou une sélection de styles différents ? Toujours est-il que nous sommes en train de rêver pour notre pays de chefs d’Etat d’un autre calibre, qui joignent l’élégance du style au rôle présidentiel. n Styles présidentiels et gloires d’antan Leila Barakat Mai 2014. Le mandat du 18ème président de la République touche à son terme. C’est sous l’angle du style présidentiel, plutôt que sous celui, plus classique, de l’historique de leur mandat, que nous avons choisi de jeter la lumière sur quelques-uns de nos présidents. Et si quelqu’un vient à s’étonner de voir notre liste de portraits s’en tenir aux présidents d’avant-guerre, avec un hommage plus appuyé à Fouad Chéhab, il concèdera bien vite, à la réflexion, que depuis lors la présidence a singulièrement manqué de style… Le style du féodal populaire Le président Habib Pacha el-Saad entouré de dames de la Alfred Naccache haute société au Palais Sursock. Quand Habib Pacha el-Saad (1) est nommé, par arrêté du nouveau haut-commissaire Damien De Martel, président de la République, la presse française de l’époque le considère comme l’un des plus grands personnages du Liban (2). Il s’agit d’un féodal populaire issu d’une famille bien enracinée dans l’histoire du pays ; il est également le premier chrétien à avoir reçu, en 1900, par firman du sultan, le titre de pacha. Un président à l’écoute des citoyens A cause de son âge, sans doute, puisqu’il accède à la présidence à soixante-quinze ans, el-Saad se distingue par sa sagesse. Souple et diplomate, il est capable de maîtriser ses haines pour rester objectif : ainsi son antipathie à l’égard d’un général français ne tourne pas à la haine de la France entière. Son style de leadership repose sur un point fort : il a l’art de diriger les hommes tout en devinant les désirs de ses concitoyens. La rigueur qu’il impose est d’autant mieux acceptée qu’elle va de pair avec son honnêteté et qu’il sait se montrer proche des gens : « Devenu président de la République, Habib Pacha el-Saad reste à l’écoute des citoyens et son domicile de Furn-el-hayek est ouvert à tous » (3). Poète amateur, le président parle avec éloquence, reçoit avec le savoir-vivre des grands seigneurs et s’adresse à ses visiteurs, toutes couches sociales confondues, avec la politesse qui caractérise à l’époque les gens de bonne naissance. n (1) Président de la République libanaise du 30 janvier 1934 au 20 janvier 1936. (2) L’illustration, 15 février 1913. Fouad el-Saad est député et ancien ministre d’Etat pour la Réforme administrative. Un président au style austère (3) Joseph G. Chami, Le mémorial du Liban, Du mont-Liban à l’indépendance (1861-1943), Tome I, Beyrouth, 2002. Quand le haut-commissaire français Dentz, à la recherche d’un remplaçant à Emile Eddé, demande un jour à rencontrer le juge Alfred Naccache (1), ce dernier commence ainsi la conversation : « Je n’ai rien à voir avec la politique. Je suis comme le grand Dalloz, convaincu que rien, même la corruption, n’offense le juge autant que la politique ». « Juriste intègre et compétent formé à l’Université de Paris IV, Naccache jouit d’une réputation exquise. Vingt années de service dans les rangs de la magistrature lui ont assuré le respect de tous les Libanais. » (2) « La politique est une éthique, et non un dénigrement de l’éthique », répète ce fils de banquier. Béchara el-Khoury dira de lui que c’est « le juge doux et affable capable par sa seule présence d’apaiser tous les litiges sans les résoudre tout à fait et d’adoucir toutes les haines et toutes les rancunes ». Son intégrité, Naccache la conservera tout au long de son mandat. Les membres de son gouvernement sont d’ailleurs à l’image de leur chef, des modèles d’austérité qui fuient les plaisirs de la vie. Jadis, quand ils étaient juges, ils prenaient le tramway pour se rendre au Palais de justice, aujourd’hui ils se partagent la même voiture pour se rendre à leur bureau. Un autocar pour ministres, en quelque sorte… Après son mandat, le président renoue tout aussi austèrement avec ses habitudes d’avant, son train de vie dépouillé de tout, même de personnel de maison. Comme avant son passage au sommet de l’Etat, il reprend en toute simplicité le tramway, sous les regards admiratifs et ébahis des passagers qui murmurent : « C’est l’exprésident dans le tramway... ». n (1) Président de la République libanaise du 9 avril 1941 au 18 mars 1943. (2) Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain, 1860-1943, Paris : Fayard, 1997. Supplément mensuel - MAI 2014 Dossier du mois : les styles presidentiels Le style du président exemplaire Petro Trad En 1943, l’autorité mandataire nomme Petro Trad (1) chef de l’Etat libanais. Qui est Petro Trad ? « Une référence juridique, un homme brillant, équilibré, capable de ramener tout problème à ses justes proportions », d’après le président Charles Hélou. Le 2 mai 1913, Le Journal du Caire fait de lui le portrait suivant : « Petro Trad est le grand avocat de notre ville. (…) L’homme est élégant, beau garçon, fin parleur. Il faut lui rendre cette justice qu’il a sacrifié le meilleur de son temps à la cause sacrée du pays. Et son temps, sachezle, c’est de l’or en barres, car il ne trouve jamais assez de temps pour satisfaire sa très riche clientèle ». 5 Opposition de style entre deux présidents rivaux « Ce fut en fait la rivalité entre Emile Eddé et Béchara el-Khoury qui domina la politique intérieure du Liban au début de la République. Entre les deux il y avait une différence marquée d’origine et de tempérament qui se reflétait dans leurs attitudes politiques différentes et aussi dans leurs analyses divergentes. Eddé, dont la famille était originaire d’un village du district de Jbeil, était culturellement très francisé et parlait bien plus couramment le français que l’arabe. A Beyrouth, il fréquentait essentiellement l’aristocratie des négociants du quartier Achrafiyeh et les quelques familles musulmanes qui évoluaient dans ce milieu. (…) A tous égards, el-Khoury apparaissait exactement comme l’opposé d’Eddé. Originaire du Jurd, dans la région druze, el-Khoury était le fils d’un important fonctionnaire civil de la période de la Moutassarifiya, familiarisé dès sa prime jeunesse avec les complexités de la politique des montagnes libanaises. Culturellement el-Khoury demeurait plus arabe que français ; en fait, il utilisait excellemment la langue arabe. De plus, alors qu’Eddé avait tendance Le style du leader élitiste profrançais L’idéalisme du président le prive de son gagne-pain Il est vrai qu’en général ceux qui parviennent au Liban à s’introduire dans l’univers de la politique, y doublent, voire y décuplent leurs richesses... or le parcours de Petro Trad est exactement à l’opposé. Cet avocat très aisé à ses débuts est mort pauvre. Son éthique l’a ruiné : lui dont le cabinet ne chômait pas, a redistribué sur d’autres bureaux, par souci de justice, une partie des contentieux qui lui étaient proposés. Président de la Chambre ou chef de l’Etat, il gèle ses affaires et donne à ses collaborateurs l’ordre de refuser tout nouveau contentieux pour éviter tout conflit d’intérêt. Alors son travail s’arrête... au point qu’il se retrouvera un jour dans l’incapacité de payer le loyer de son cabinet ! A ce monsieur correct qui arbore un air de dignité, on ne connaît pas de défauts et encore moins d’excès. Extrêmement respectueux des hiérarchies, il prend plaisir à répéter : « Un être qui ne respecte pas les hiérarchies est aussi lourd qu’un hôte qui s’impose », et il se fait le moins d’adversaires possible. Comme Petro Trad a des principes en matière de droit, il en a en matière de politique, et il saura, durant son mandat, conserver ces principes, mis à l’épreuve du pouvoir. Il avait pour mission de restituer la Constitution suspendue, de superviser les élections législatives sur la base d’une nouvelle loi électorale et de préparer l’élection d’un nouveau président de la République. Il accomplit sa tâche avec succès et organise les élections de la Chambre, qui élit Béchara elKhoury premier président de l’indépendance, puis il se démet de ses fonctions. n Quand Emile Eddé (1) accède à la présidence, il est un vétéran de la politique qui bénéficie d’une double expérience, du législatif et de l’exécutif, capable de rallier autour de lui les hommes intéressés par la vie publique, mais aussi de découvrir, puis de magnétiser, les nouveaux talents politiques du pays. En matière de relations extérieures, il adopte une politique étrangère hostile aux Arabes. Quand la colonisation israélienne aboutit à l’exil des Palestiniens, un grand nombre d’entre eux arrivent déguenillés et à pied au Liban, où ils sont accueillis par des officiels émus auxquels Emile Eddé dit impassiblement : « Ces gens sur lesquels vous versez des larmes feront un jour pleurer nos enfants ». Anti-arabe, Eddé ne s’en cache pas. Il a d’ailleurs toujours encouragé la propagation des idées de son ami Charles Corm, qui affirmait l’origine phénicienne du peuple libanais. Profrançais, le président, particulièrement influent dans les hautes sphères politiques à Paris, ne s’en cache pas non plus. A quoi est due cette influence ? Sans doute à son histoire : Emile Eddé s’est opposé à la politique de Jamal Pacha pendant la première guerre mondiale, il recrutait des volontaires pour combattre dans les rangs des Alliés et libérer le Liban du joug ottoman. Avocat du Consulat de France, ce qui lui a valu d’être traqué et condamné à mort par les Ottomans, conseiller principal du haut-commissaire français, cet « ardent nationaliste libanais » a joué un rôle actif dans la création du Grand-Liban. n (1) Chef de l’Etat libanais du 22 juillet 1943 au 20 septembre 1943. (1) Président de la République libanaise du 20 janvier 1936 au 4 avril 1941 et chef d’Etat du 10 au 21 novembre 1943. à limiter ses contacts sociaux au haut-commissariat français et à la société sélecte d’Achrafiyeh, elKhoury prenait soin de maintenir de très larges contacts sociaux et politiques, et s’attachait particulièrement à développer des relations amicales avec les cercles musulmans et druzes. Eddé, comme la plupart des maronites du Nord, considérait plutôt le Liban comme principalement une terre chrétienne. El-Khoury, contrairement à Eddé, était plus un politicien pragmatique qu’un idéologue. (…) Il voyait bien qu’alors qu’un Liban réduit avait peu de chances de survie, un Grand-Liban ne pourrait survivre que par une collaboration politique et sociale entre les chrétiens et les musulmans. (…) Alors qu’Eddé considérait le mandat français comme une garantie nécessaire de l’indépendance du Liban, el-Khoury voyait en lui un obstacle marqué à la coopération chrétienne et musulmane qui, d’après lui, pouvait seule assurer l’indépendance du Liban. » (1) n (1) Kamal Salibi, Histoire du Liban du XVIIème siècle à nos jours, Paris : Naufal Europe, 1992, 2ème édition. Le style du président montagnard, arabe, farouche indépendant Le président Emile Eddé reçu au palais de l’Elysée. Béchara el-Khoury Aux élections présidentielles de septembre 1943, le champion à la course présidentielle est Béchara elKhoury (1), le pragmatique candidat des Anglais. Son infortuné concurrent n’est autre qu’Emile Eddé, le candidat des Français, dont l’influence a visiblement diminué au cours du temps. Ministre de l’Intérieur, membre du Sénat, bâtonnier de l’Ordre des avocats, élu et nommé député à plusieurs reprises, trois fois Premier ministre, Béchara el-Khoury a une large expérience de la vie publique en général, et de l’exécutif en particulier. Source : Internet Le palais de Beiteddine devient en 1943 la résidence estivale officielle du président. Supplément mensuel - MAI 2014 Dossier du mois : les styles presidentiels 7 Le style rigoureux du président réformateur, fondateur de l’Administration moderne Quand le général Fouad Chéhab (1) accède à la plus haute fonction de l’Etat, il jouit d’une grande popularité dans le pays, grâce au rôle qu’il tient à la tête de l’armée depuis sa création, ayant réussi à en faire un corps discipliné et efficace. L’élection de ce descendant des anciens émirs du Liban ouvre une nouvelle ère, celle de l’espoir. Parfait gestionnaire, il inaugure son mandat en dotant la présidence de la République d’un appareil étatique structuré. Bientôt il demande à un célèbre architecte d’édifier le palais de Baabda, qui servira désormais de résidence officielle permanente aux présidents de la République. Le style du président rassembleur Sur le plan politique, Fouad Chéhab est consensuel. En 1958, c’est un pays secoué par les combats et traumatisé par les enlèvements et les meurtres dont il prend les rênes. Le spectre d’une guerre religieuse entre musulmans et chrétiens menace le pays. Pour ressouder les fêlures communautaires, ce politique de premier rang forme des gouvernements soucieux de paix sociale, qui restituent l’esprit pacificateur du Pacte national. « Sous la direction avisée du moins typique des dirigeants libanais, le président Fouad Chéhab, les différences entre les communautés du pays avaient été rapidement estompées et tout le monde parlait d’unité nationale. » (2) Une politique économique et sociale fondée sur la justice Dans son message à l’occasion de l’indépendance du Liban en 1960, Chéhab déclare que la réforme de l’Administration doit s’accompagner d’une vaste réforme sociale. Le président pionnier consolide donc l’État, mieux, il l’humanise : pour la première fois dans l’histoire de ce pays livré à un libéralisme sauvage, l’économie est planifiée, et une politique sociale est mise en place. La création de la sécurité sociale vise à niveler les inégalités de revenus. Le chômage et l’amélioration du niveau professionnel sont au centre des préoccupations du président. Il lance l’Office de Développement social, qui effectue des travaux d’utilité publique dans les régions excentrées et fait construire des habitations pour les ouvriers. Les écoles fleurissent. Une politique active d’exploitation des ressources hydrauliques et agricoles est également développée. Et cette époque est aussi favorable aux femmes : l’égalité entre les sexes dans la nouvelle loi successorale des non-musulmans est instaurée en 1959. Sa réforme sociale, Chéhab la conçoit grâce à la mission IRFED (Institut de recherche et de formation en vue du développement) à laquelle il a fait appel et qui a procédé à une étude socio-économique globale du pays. Aujourd’hui, les rapports réalisés par cette mission, visant à pondérer les inégalités sociales, restent les plus importants dans l’histoire du développement du Liban. C’est sur la base de ces rapports que sont créés le ministère du Plan, la Caisse nationale de Sécurité sociale pour la retraite et l’assurance maladie des salariés, et que sont mis en œuvre des projets assurant à la plupart des zones jusqu’alors les moins privilégiées, routes, eau, électricité et écoles. Le processus réformateur du président a été déclenché sitôt que le gouvernement de Rachid Karamé a obtenu les pleins pouvoirs, en décembre 1958, lui donnant le droit de légiférer pendant six mois par la voie de décrets-lois. Pour Chéhab, former un organisme pour superviser les nouveaux décrets législatifs relatifs à la réforme administrative constitue un préalable Le président libanais Fouad Chéhab et le président égyptien Gamal Abdel-Nasser. à toute réforme. Le Comité central pour la réforme administrative est donc créé. Par souci de transparence, le gouvernement annonce publiquement les grandes lignes de cette réforme, qui sont principalement : la description des postes et la réorganisation de la structure administrative, la simplification des procédures, la décentralisation administrative, le renforcement de l’inspection, la création d’un Institut national pour l’Administration, la création d’un organisme autonome pour la fonction publique, etc. Dans le secteur de l’Administration cent soixantedeux décrets-lois ont ainsi été promulgués. Ils sont relatifs à : l’élaboration d’un nouveau système pour les administrations publiques, d’un nouveau système pour les fonctionnaires, d’un nouveau système pour l’organisation administrative et d’un nouveau système pour la retraite ; la réorganisation de la Cour des comptes, en vue de renforcer le contrôle financier ; l’élaboration de nouveaux principes pour la comptabilité publique. Citons parmi les organismes créés : le Conseil de la fonction publique et l’Inspection centrale, instances de contrôle qui ont à charge de former, suivre, contrôler et sanctionner au besoin l’Administration, l’Office du développement social, le Conseil de l’habitat, le Conseil national de la recherche scientifique, le Plan vert, l’Institut d’études judiciaires, le Conseil de la planification et du développement, le Conseil exécutif des grands projets, l’Office du blé et des fruits, le Conseil national du tourisme, la Coopérative des fonctionnaires... Sous la présidence Chéhab, on élabore aussi un code de l’urbanisme (3). L’accès aux emplois publics se fait par concours, ce qui assure l’égalité des chances aux candidats. La formation initiale et continue des fonctionnaires est confiée à l’Institut de l’Administration publique créé en 1959. Et pour parachever le tout, le premier ministre d’Etat à se voir confier le portefeuille de la Réforme administrative, est nommé en 1960. Voilà pourquoi Chéhab, premier président à avoir réalisé les fondements d’un Etat moderne, est le président de l’Administration par excellence. Fouad Chéhab accorde une attention particulière à la décentralisation administrative, en créant de nombreuses municipalités et en leur donnant de plus grandes prérogatives. Des élections municipales ont lieu. Dans le même esprit, le président supervise l’élaboration du premier statut des établissements publics, décentralisant ainsi le pouvoir des ministères. Création de la Banque centrale en 1963 (qui se substitue à la Banque de Syrie et du Liban). La réforme de Chéhab, indéniablement ambitieuse, ne néglige aucun secteur. Au nombre de ses réalisations, la création de la Banque centrale en 1963 (qui se substitue à la Banque de Syrie et du Liban) permet au pays d’émettre et de contrôler sa monnaie nationale, d’assurer son indépendance financière et de se dégager définitivement « Je crois pouvoir affirmer que Fouad Chéhab, parmi du franc français, auquel la tous ceux qui ont occupé ce livre libanaise était liée depuis poste prestigieux, est le seul “véritable” président de l’histoire les années du mandat. « Les du Liban moderne... » résultats de la politique du (Talal Salman) général furent remarquables sur le plan économique. L’économie libanaise devait en effet connaître un essor remarquable, en particulier dans le secteur industriel ; (...) le secteur bancaire et la monnaie libanaise sont plus dynamiques et solides que jamais, la qualité des services (touristiques, éducatifs, médicaux, commerciaux) fait véritablement du pays une économie régionale dominante. » (4) La stabilité politique a aidé au développement économique général, augmentant les revenus de l’Etat et, partant, les crédits consacrés aux projets et aux services publics. Preuve irréfutable qu’il a profondément marqué la vie politique, Fouad Chéhab, grâce aux succès qu’il remporte, est bientôt associé à un courant politique dérivé de son nom, le chéhabisme. En 1960, le ministre George Naccache expose sa vision du chéhabisme dans le quotidien L’Orient, consacrant ce vocable politique. Naccache rappelle d’abord que le pouvoir présidentiel n’est concevable que s’il est issu d’un large consensus interconfessionnel et fondé sur une franche adhésion populaire. Et comme tout président réformateur au Liban est très vulnérable, parce qu’il dresse d’emblée contre lui tous ceux qui sont lésés par ses réformes, on n’est donc pas surpris outre mesure que Chéhab ait eu des adversaires. Sur le plan économique, les grands ténors du capitalisme n’apprécient guère la personnalité incorruptible de leur président, un aristocrate appauvri refusant catégoriquement d’utiliser sa fonction pour améliorer sa situation financière. Les partisans d’un libre-échangisme pur et dur, excluant toute intervention de l’Etat dans l’économie, voient particulièrement leurs intérêts menacés par ce président qui œuvre pour une économie diversifiée. Mais les politiques ne sont pas en reste ; en effet, la vieille classe politique, dont les figures de proue sont qualifiées par Chéhab de « fromagistes », est mal à l’aise avec ce président qui ne parle pas son langage. « Le chéhabisme sera un essai de dépassement du Pacte national pour construire un Etat fort et moderne ; il sera défait par la coalition des notabilités de toutes les grandes communautés et les interférences extérieures puissantes ». (5) Mais l’Histoire retiendra sans conteste Fouad Chéhab comme le plus grand président de la République libanaise. n (1) Président de la République libanaise du 23 septembre 1958 au 22 septembre 1964. (2) Kamal Salibi, op. cit. (3) Joseph G. Chami, Le mémorial du Liban, Le mandat Fouad Chéhab (1858-1964), Beyrouth, Tome 4, 2003. (4) Georges Corm, Le Liban contemporain : histoire et société, Paris : La découverte, 2003. (5) Ibid. 8 La page de Talal Salman Le Liban dans l’étau de la guerre en Syrie et contre elle Talal Salman A ucun Libanais, fût-il responsable de moissonner des « récompenses » politiques décisionnaire ou citoyen ordinaire, n’aura réussi à se gratuites. La « réussite diplomatique » passerait tenir à l’écart de la guerre sanguinaire apocalyptique donc par la cessation de l’état d’hostilité des pays que se livrent le régime syrien et son opposition arabes avec Israël. Du même coup, l’Iran s’érigerait protéiforme, c’est-à-dire à l’écart de toute idéologie, en « ennemi », préalablement à la mobilisation des de toute allégeance ou de tout engagement, comme forces à coups de slogans islamistes, moyennant des sources de financement et d’armement. tout à la fois l’argent du pétrole et le soutien De même, il n’existe aucun État arabe qui ne occidental aux efforts visant à détruire la Syrie (et se soit impliqué directement ou indirectement l’Irak) au nom de la chute du « régime dictatorial » dans une guerre qui a, depuis longtemps, débordé de Damas et des deux « régimes confessionnels de les frontières syriennes et qui associe désormais Damas et de Bagdad ». tous les pays du monde, c’est-à-dire l’Occident Au Liban, et ce n’est pas un secret, les américano-britannico-franco-allemand, l’Orient organisateurs des voyages des moudjahidin ainsi alliés » sino-russe ainsi que les « d’Amérique latine, sans oublier les pays composant le BRICS (Brésil, Les parties belligérantes ont toutes Russie, Inde, Chine et Afrique du débarqué sur le « champ de bataille » en Sud)… Quant à l’Iran, il se considère – et est considéré par le monde – Syrie, fortes de leurs armes respectives. comme une partie belligérante aux Or ces mêmes parties n’ont jamais été côtés du régime, prenant le pas sur la émues ni par l’occupation de la Palestine, Russie et agissant presque comme s’il était lui-même le point de mire de cette ni par l’invasion israélienne du Liban. guerre planétaire. Sur un autre plan, les leaders du Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui avaient exprimé des positions que les embarcations transportant les armes, ont divergentes à l’égard de cette guerre et de ses fait du littoral nord un port d’ancrage. Celui-ci deux camps – régime et oppositions guerroyantes sert également, pour ceux qui débarquent au nom – ont fini par unifier leurs rangs sous la houlette, du jihad, de point de passage entre leur lieu de dans ce « combat décisif », d’un leadership départ dans certains pays arabes et le « champ de saoudien, même si le Qatar revendique lui aussi bataille » dans les différentes régions de la Syrie sa position de chef de file, se targuant d’avoir (est-il nécessaire d’évoquer, pour mémoire, le été le premier à s’engager dans cette guerre, groupe des vingt-deux jeunes de Tripoli et d’autres à coups de billets, d’armes et de fatwas émises régions du Nord, victimes d’une embuscade de par le cheikh Al-Qaradawi. Les leaders du Golfe l’armée syrienne, suite à laquelle le rapatriement – rois, princes et cheikhs – reconnaissent leur des corps des défunts et la remise en liberté des responsabilité dans la poursuite de cette guerre rescapés ont nécessité des médiations et des « jusqu’à la chute du régime dictatorial », et intercessions en tous genres ?!). ils rivalisent en déclarations quant aux efforts De même, nul n’ignore que certaines forces déployés pour transporter les volontaires, politiques libanaises disposent d’« officiers de martyrs et mercenaires, d’Europe, d’Afrique et liaison » avec les moudjahidin en Syrie. Résidant des pays islamiques d’Asie, vers le « champ du en Turquie depuis environ deux ans, ils s’étaient jihad » en Syrie, comme ils rivalisent également portés volontaires pour une médiation, avortée, en « largesses » concédées aux moudjahidin en laquelle visait à libérer les neuf « pèlerins » termes de fonds et d’armes, encouragés en cela par enlevés alors qu’ils rentraient d’une visite des les reconnaissances internationales et les facilités lieux saints en Iran. exceptionnelles obtenues pour leurs conférences De nombreuses délégations représentant et leurs implantations dans les différentes l’opposition sous toutes ses formes – tant celles capitales du monde. Toutefois, Doha reste brandissant la bannière du jihad que celles ayant « l’axe majeur » et le « fonds de financement » incontesté, et pourvoit à l’armement nécessaire aux côtés de l’Arabie saoudite et de la Turquie, même si certains pays européens, bien que de façon limitée, y contribuent également. Les pays du CCG ont « détrôné » la Turquie de son leadership pour restituer à cette « guerre » sa dimension « arabe » et en faire une nouvelle bataille dans un affrontement – jadis fermé et désormais grand ouvert – contre l’Iran. (…) Par conséquent, la guerre en Syrie et contre elle s’est internationalisée, et il est devenu difficile, voire impossible, de trouver des parties « neutres », « Le jihad des croyants contre les impies » en Syrie. Source : Internet donnant de cette manière l’occasion à Israël opté pour la lutte politique dans des capitales lointaines pour faire tomber le régime d’AlAssad – se sont rendues au Liban et y ont rencontré des leaders de blocs politiques et des dignitaires religieux pour coordonner les efforts et unifier les plans visant la chute du « régime dictatorial », taxé de confessionnel dans le but de galvaniser l’enthousiasme sectaire des foules, dans le cadre de ce qu’il a été convenu d’appeler le « jihad des croyants contre les impies ». Des forces politiques connues pour leur passé milicien se sont portées volontaires pour mettre à contribution leur « expertise » et les archives relatives à leurs activités, ainsi que les informations dont elles disposent sur le régime syrien et sur la meilleure façon de le combattre, à la lumière de leur lutte passée durant « l’occupation syrienne » du Liban. Si nous rappelons la réalité de ces multiples interventions « sur le terrain », avec la participation des acteurs internationaux, arabes essentiellement, représentés par les États pétroliers et menés, dans un premier temps, par le Qatar, puis par l’Arabie Saoudite, laquelle a obtenu le soutien du CCG dans la guerre en Syrie et contre elle, c’est aussi pour affirmer que le Hezbollah a été le dernier à « intervenir » et à prendre part à la guerre. (…) Les parties belligérantes ont ainsi toutes débarqué sur le « champ de bataille », fortes de leurs armes respectives, dont la plus dangereuse et la plus pernicieuse de toutes reste celle de la discorde confessionnelle et sectaire. Or ces mêmes parties n’ont jamais été émues ni par l’occupation de la Palestine, ni par l’invasion israélienne du Liban, et elles n’ont, à aucun moment, tiré une seule balle contre l’ennemi israélien. En revanche, elles ont appuyé, par leur position politique et leur argent, des dirigeants qui ont accepté les conditions de la « réconciliation » fixées par Israël, pour s’extirper définitivement de la confrontation avec ce dernier. La guerre qui bat son plein en Syrie, contre un régime que l’on peut accuser d’avoir si mal géré la crise politique qu’il a provoqué l’explosion d’une guerre civile dans laquelle s’est impliqué le monde entier, n’est plus confinée à l’intérieur des frontières syriennes. Elle s’est étendue, ou est sur le point de s’étendre, à l’ensemble de la région du Levant, et au-delà probablement, pour atteindre les pays de l’Afrique arabe, jusqu’au Yémen. Avec l’infiltration de cette guerre par des groupes fondamentalistes et jihadistes, il n’est plus permis d’ignorer cette réalité, et il conviendrait de se prémunir contre ses dangers ravageurs. Par ailleurs, les séries de décisions du CCG revêtent une gravité qui dépasse les lignes rouges de l’unité de la nation. En effet, ces décisions divisent les Arabes en deux camps, les impies d’une part et les croyants de l’autre, entraînant inéluctablement la région dans une spirale de guerres civiles sans fin dont les Arabes sortiront les grands perdants. n Article paru dans As-Safir, le 10 juin 2013, et actualisé pour le Safir francophone.