Pour un président arabe et rassembleur

Transcription

Pour un président arabe et rassembleur
LE SAFIR
FRANCOPHONE
Supplément mensuel
Parution le 1er lundi du mois
MAI 2014
Ambassadeur de la pensée politique et culturelle arabe
ÉDITORIAL
Talal Salman
Pour un président arabe
et rassembleur
L
es populations arabes ont vécu de longues
périodes sous toutes sortes de dominations
étrangères, dont notamment le joug ottoman,
camouflé d’abord par le prétexte du califat, puis
apparaissant clairement comme une tutelle turque.
Et même après la chute du sultanat, les Turcs ont
maintenu leur contrôle sur les pays arabes, par le
biais des wali puis des gouverneurs militaires. Des
générations entières d’Arabes ont donc grandi avec
la ferme conviction qu’elles étaient intimement
liées par des affinités profondes, soudées par une
même raison d’être, qui s’exprimait à travers des
objectifs communs de libération et de reconquête
de leur identité nationale. Et ce nonobstant les
distances séparant leurs pays et les conjonctures
différentes qui y prévalaient.
Au début du XXème siècle, ces liens ont
commencé à prendre une forme concrète au sein
d’une formule politico-idéologique confirmant
l’arabisme dans son rôle identitaire et fédérateur.
En affrontant les Ottomans puis les puissances
colonialistes, en intensifiant les appels à la
liberté, à l’indépendance et à la résistance face
à l’oppression, l’identité nationale patriotique
l’emporta sur la fibre religieuse, et l’arabisme
devint un facteur unificateur entre les « citoyens »,
indépendamment de leurs religions et confessions.
Nulle différence n’existait, de fait, entre un
impérialisme « islamique », représenté par l’Empire
ottoman, et une colonisation « chrétienne », en
l’occurrence l’occupation européenne de la plupart
des territoires arabes. L’oppression était la même, tout
comme les tentatives d’oblitérer une identité arabe
capable de fédérer les différents pays démembrés par
les colonisateurs en minuscules États.
L’histoire est là pour témoigner le plus
honnêtement du monde de l’identité de la nation
arabe – témoigner que la pléthore de penseurs, de
militants et de martyrs ayant façonné le devenir de
l’arabisme contemporain, grâce à la longue lutte
qui les a amenés à la constitution d’une opposition
politique (et non religieuse) face au colonisateur,
faisaient partie de différentes confessions. Y
figuraient en effet des musulmans de toutes
obédiences, sunnites, chiites, druzes, alaouites,
ismaélites et zéidites, même si l’avant-garde en fut
en grande partie chrétienne.
Nulle différence n’existait
entre un impérialisme
« islamique », représenté
par l’Empire ottoman, et une
colonisation « chrétienne »,
en l’occurrence l’occupation
européenne de la plupart
des territoires arabes.
L’oppression était la même,
tout comme les tentatives
d’oblitérer une identité
arabe capable de fédérer les
différents pays.
Robert Ingpen, « Une vision médiévale de Constantinople ».
C’est pourquoi nous voudrions que le prochain
chef de l’État soit avant tout un président arabe.
La promotion de la pensée nationaliste par les
chrétiens et leur ferveur à proclamer l’arabisme
s’exprimèrent en une mission haute et noble, où
l’Église joua un rôle fondamental en favorisant
l’accès à l’éducation, alors qu’au même moment
les mosquées s’absorbaient dans des invocations
en faveur du calife et du sultanat.
La régression de l’arabisme, en revanche, est
une catastrophe nationale, susceptible de détruire la
totalité de la nation arabe et de son projet politique.
Preuve en est la guerre en Syrie (avec ses retombées
au Liban) qui a remis au goût du jour « le conflit
historique » entre sunnites et chiites, rejouant les
périodes les plus abjectes et les plus sanguinaires
de l’histoire de l’Islam. Or seul l’arabisme peut
contrecarrer l’Islam politique et constituer un
contrepoids au conflit entre sunnites et chiites.
D’où l’incontournable priorité d’un président
rassembleur attaché à l’idée de l’arabisme. n
Talal Salman est le président-directeur général et le
rédacteur en chef d’As-Safir.
Le futur président saura-t-il s’élever,
par son style, au-dessus du vulgaire
politicien ? Car « le style est comme le
cristal, sa pureté fait son éclat »…
Lire en page 4 notre dossier sur les
styles présidentiels.
Rédacteur en chef : Talal Salman
Directrice de la publication : Leila Barakat
Contributeur : Nadim Jarjoura
Contribution spéciale du ministre Fouad el-Saad
Supervision de la traduction : Johnny Karlitch
Traducteurs : Samia Bitar, Fadia Farah
Correctrice : Anne van Kakerken
Maquettiste : Ahmed Berjaoui
Remerciements à Catherine Cattaruzza pour sa
collaboration à la conception graphique.
Le Safir francophone est fondé par Leila Barakat.
Publié grâce au soutien des éditions [liR].
Adresse : Le Safir francophone
As-Safir - Rue Mneimné - Beyrouth - Liban
Courriel :safirfrancophone@assafir.com
2
culture
Hojeij, Kashmar, Khreich, El-Hachem ou Cherri…
Les visages du nouveau cinéma au Liban
Nadim Jarjoura
E
t si cette allégation qui circule depuis
quelque temps dans le milieu du cinéma libanais
était fondée, et qui plus est, symptôme de vitalité :
« Il existe de jeunes réalisateurs libanais qui font
des films de qualité, et qui viennent enrichir un
corpus cinématographique créatif ».
Une allégation qui se traduit en actes
dynamiques, c’est-à-dire en la création de films
qui méritent en premier lieu un visionnage attentif,
mais qui ouvrent aussi dans le même temps un
débat sur tous les potentiels en germe.
L’aspect, dirions-nous concret, technique, de ces
films, est remarquable du fait de leurs particularités
esthétiques : des sujets sensibles, importants, voire
épineux ; des traitements cinématographiques qui
mettent le langage de l’image au premier plan sans
pour autant négliger la dramatisation des thèmes
choisis ; sans oublier ces tentatives approfondies de
la part des réalisateurs de films documentaires, pour
exploiter les spécificités stylistiques et filmiques
du genre tout en le libérant des formatages du
reportage télévisuel ou socio-militant.
La jeune production cinématographique ne se
limite pas aux œuvres des diplômés en audiovisuel.
Certains jeunes réalisateurs qui ont achevé leur
Le cinéma libanais pourra-t-il
un jour figurer parmi les affiches
internationales de films qui nous
ont fait rêver ?
premier ou leur deuxième film après beaucoup
d’essais et de persévérance, ont laissé transparaître
(avec le premier ou le second, et parfois avec les
deux à la fois) une force esthétique prometteuse ;
si ces auteurs envisagent de développer leurs
talents, ils pourront les porter à un niveau encore
plus abouti. Ceci s’applique aux différents genres
et formats, les fictions longues et courtes comme
les documentaires.
Au cours des dernières semaines de 2013,
un bouquet de films libanais qui se prêtent à la
discussion et aux commentaires analytiques a été
présenté, hors du cadre des projections commerciales
locales, dont l’un d’eux, un long métrage de fiction
Camille Salamé (à gauche) et Rodrigue Sleiman dans une
scène de Akar, de Toufic Khreich.
de Mahmoud Hojeij, Stable Unstable, ou Tâlé
Nâzel dans son titre arabe (Monter descendre), est
et Naji Bechara, nous restons partagés : bien que
sorti en salle en janvier 2014.
Un autre de ces films, intitulé Waynon (Où séduits par le choix d’un sujet toujours brûlant dans
sont-ils?), est également un long métrage de la société libanaise, celui des personnes enlevées et
fiction. Produit par un groupe d’étudiants de disparues, nous sommes moins convaincus par les
procédés du traitement
l’université Notre-Dame de
visuel et narratif. En
Louaizé, il se distingue par le
effet, les séquences
fait qu’il constitue, sur le plan
local, la première expérience de
« Le cinéma, c’est agencées autour d’un
réalisation collective.
l’écriture moderne dont ensemble de récits
dont
on
découvre
Pour le reste, on mentionnera
l’encre est la lumière. » seulement plus tard
le premier documentaire long de
Diala Kashmar, Arak (Insomnie),
(Jean Cocteau) l’interconnexion, n’ont
pas été développées
et trois courts métrages : deux
dans le cadre d’une
fictions, Akar (Eaux troubles) de
Toufic Khreich et 7 saât (7 heures) de Farah El- progression dramatique cohérente et maîtrisée.
Hachem, ainsi que ce documentaire expérimental Chaque séquence apparaît comme une entité
qui sort de l’ordinaire, Al Irtibâk (La confusion) indépendante, chose qui, en soi, n’est pas
de Ali Cherri.
critiquable, mais elle n’en nécessite pas moins d’être
Ce bouquet de films se caractérise par sa rattachée au déroulement global pour la cohérence
diversité. A l’exception du film collectif, chacune des de l’ensemble. En outre, le développement
œuvres porte dans sa composition des dimensions du thème est non seulement schématisé, mais
esthétiques variées. Sur Waynon, réalisé par Tarek banalisé, saturé de situations mélodramatiques, ce
Korkmaz, Zeina Makki, Jad Beyrouti, Kristelle qui n’apporte pas de nouveaux éclairages, ni sur le
Aghniades, Salim El-Habr, Maria Abdel Karim plan de la psychologie des proches des personnes
enlevées et disparues, ni sur celui des conflits
internes ; les apports sont également limités sur
les aspects sociaux, politiques et médiatiques de
la question, tout comme sur le plan du langage
cinématographique. La liste des interprètes est
impressionnante : Antoine et Latifé Moultaka,
Carole Abboud, Carmen Lebbos, Takla Chamoun,
Nada Bou Farhat, Talal Al-Jurdi, Diamant Bou
Abboud, Élie Mitri, Rodrigue Sleiman. Certes, dans
le domaine des émotions et de l’humain ce film est
culture
Supplément mensuel - MAI 2014
très riche, nous donnant à voir tous les registres de
la douleur, de l’oppression et de l’affrontement, du
désir de délivrance, sans oublier ce cri désespéré
pour découvrir la vérité et le destin de ces victimes.
Dommage que le fond soit très quelconque, et que
cette expérience de réalisation collective accuse
un manque d’imagination créatrice et de direction
artistique, facteurs indispensables à l’achèvement
d’un tel projet. En d’autres termes, la valeur
humaine du scénario n’a pas trouvé d’équivalent
dans une transposition visuelle avec laquelle elle se
serait harmonisée au niveau de l’esthétique.
Le long métrage de fiction qui se situerait aux
antipodes de ce film est Tâlé Nâzel, bien que la
comparaison ne soit pas réellement de mise, Waynon
étant le fruit du travail collectif d’étudiants alors
que Tâlé Nâzel constitue une étape de plus dans le
parcours d’un réalisateur qui a assumé une approche
novatrice, avec un cinéma expérimental qui puise
dans le réel social son matériau d’expérimentation,
en tirant parti des ressources du langage filmique,
du montage et du fignolage des détails. Tâlé Nâzel,
c’est une clinique psychiatrique, des patients
souffrant de troubles psychiques qui y débarquent
au dernier jour de l’an, en situation de conflit avec
leur environnement et avec eux-mêmes, donnant
à voir des histoires personnelles diverses. L’un
des acteurs, Camille Salamé, qui joue le rôle du
psychothérapeute, vit sa première expérience du
grand écran, même si la sortie commerciale de son
deuxième film, Ghadi, de Amin Dora, a précédé
celle de Tâlé Nâzel.
Camille Salamé a aussi joué dans Akar de Khreich :
un père autoritaire et oppresseur, un déchirement
familial et des effondrements psychologiques,
l’émigration pour se libérer de l’autorité paternelle
et de la laideur de la guerre, telle est la toile de fond
d’Akar. Ces vérités se dévoileront après le retour au
pays du fils et de sa famille, dans un face-à-face avec
le père à l’article de la mort, à travers un processus
cinématographique cohérent, tant dans la description
des traits psychologiques de personnes brisées, que
dans la représentation du mal-être individuel, au
travers des souvenirs et des situations.
Ce retour au pays trouve son pendant dans le
retour à Beyrouth de Farah El-Hachem, dans 7
Saât. Sept heures, c’est le décalage horaire entre
le Liban et l’Amérique. Tourné dans Beyrouth et la
rue Hamra, avec la présence de la réalisatrice dans
le premier rôle, ce film nous révèle la vivacité du
lien sentimental, émotionnel et humain qu’éprouve
El-Hachem envers sa propre ville.
Ali Cherri dans Al Irtibâk est quant à lui
autant préoccupé par l’historique des séismes au
Liban qu’il est absorbé par le jeu des possibilités
du cinéma expérimental, basé sur le pouvoir de
l’image et de son esthétique dans l’exploration
des interrogations et des obsessions humaines.
L’exposé scientifique fait partie de ce jeu, ou
en est une voie d’accès. Cherri s’implique de
par son style même dans la création d’images
cinématographiques qui font fusionner l’étrange
et le réel, pour une représentation de la réalité
véhiculée par la finesse d’une narration filmique
ouverte à maintes possibilités, et capable d’exalter
le regard, ravi de découvrir ce qui se cache derrière
les images, et en elles.
Arak est un cas particulier dans le paysage
du cinéma libanais actuel. Ce documentaire,
qui s’introduit dans un certain milieu social de
Beyrouth, suit le parcours de quelques jeunes
gens appartenant à la communauté chiite, et qui
résident dans le quartier d’Al-Léja. Ils sont les
témoins des réalités libanaises, des circonstances
socio-confessionnelles de leur vécu à la situation
politico-sécuritaire qui prévaut au Liban, en
passant par leurs petites histoires personnelles
qui sont plus importantes et plus nobles que toute
autre chose, culminant dans le désir de s’échapper
du tunnel d’une vie chargée au quotidien de mille
douleurs et interrogations en suspens. Le processus
cinématographique à l’œuvre est équilibré dans
ses différents aspects : le travail préparatoire de
recherche approfondie et le suivi permanent sur
le terrain sont clairement perceptibles dans la
manière de sonder le cœur de ces jeunes, leurs
vies et leurs obsessions ; le montage n’est qu’une
extension de la dureté de leurs récits et de leurs
parcours, et le choix de conduire des dialogues
individuels ou en groupe apparaît comme le
corollaire cinématographique de l’image de base
de ce milieu et de ceux qui le représentent.
Ces exemples de films reflètent une part de
la diversité et de la dynamique à l’œuvre dans la
jeune production cinématographique libanaise.
La diversité est saine et utile. La divergence
de vue entre les productions sur les plans
cinématographique, dramatique ou esthétique, est
elle aussi nécessaire. Le plus important est d’offrir
à ces films la possibilité de bénéficier de sorties en
salle, et de provoquer des occasions de débats. n
Nadim Jarjoura est critique de cinéma.
Article paru dans As-Safir, le 9 janvier 2014, et actualisé
pour le Safir francophone.
3
Les crimes d’honneur
au théâtre
Marwa el-Khalil dans une scène des Noces de Zahwa.
« Le plus médiocre des
mâles se croit en face des
femmes un demi-dieu. »
(Simone de Beauvoir)
« Le plus médiocre des mâles se croit en face
des femmes un demi-dieu », écrivait Simone
de Beauvoir. Réel ou illusoire, cet état de fait
serait une des sources des crimes commis par
les hommes. La sociologue Germaine Tillion
approfondit cette pensée : « Dans toute la
Méditerranée Nord et Sud, (…), un petit mâle de
sept ans est déjà dressé à servir de chaperon à
sa sœur, ravissante adolescente dont il sait très
exactement à quel genre de péril elle est exposée.
Or, ce risque est présenté à l’enfant comme une
cause de honte effroyable qui doit précipiter
dans l’abjection la totalité d’une famille pleine
d’orgueil, et il est, lui, moutard mal mouché,
personnellement comptable vis-à-vis des siens du
petit capital fort intime de la belle jeune fille qui
est un peu sa servante, un peu sa mère, l’objet de
son amour, de sa tyrannie, de sa jalousie… bref,
sa sœur… Rien d’étonnant à ce qu’une pareille
“mise en condition” du petit homme aboutisse
dans toute la Méditerranée à un certain nombre
de crimes stéréotypés (les crimes d’honneur) »
(Germaine Tillion, Le Harem et les cousins).
Au Liban, les crimes d’honneur continuent
à exister, redoutables, fatals. Ils horrifient la
population et hantent les mémoires. Ces crimes
d’honneur, Lara Kanso a décidé de les mettre
en scène à travers une performance théâtrale
en hommage à Zahwa, une camarade de classe
victime de ce genre de crimes. Transcender le
destin tragique de cette femme, symbole de toutes
les femmes, à travers un spectacle où s’expriment
plusieurs langages artistiques, tel est le but de cette
pièce de théâtre intitulée Les Noces de Zahwa.
La performance est un dialogue entre la peinture
de Jean-Marc Nahas, la danse contemporaine,
avec Wafaa Halawe chorégraphiée par l’artiste
japonaise Kazumi Fuchigami, les textes de Abbas
Baydoun, Mahmoud Darwich et Marguerite
Duras, interprétés par Marwa el-Khalil (dans
le rôle de Zahwa), sur fond de chant soufi et de
musique orientale. n
4
Dossier du mois : les styles presidentiels
Le style présidentiel
Fouad el-Saad
F
orce est de constater que les présidents
ne se ressemblent pas. Mais au-delà de la
comparaison classique de leur rôle et du
bilan de leur mandat, la comparaison de leur
caractère, leur manière d’être, leur stature,
leur envergure, leur communication avec le
peuple, leur performance, voire leur style, a
tout autant son importance. Le style est ce
qui fait, derrière le président, l’homme et ses
complexités. « Le style est l’homme même »,
écrivait Buffon.
Régis Debray a relevé certaines de ces
différences pour quelques-uns des présidents
français, nommément François Mitterrand et
Charles de Gaulle, en soulignant la différence
de style relatif à la communication.
« L’étonnant, chez François Mitterrand,
c’est sa métamorphose finale en homme
d’image occupant les écrans de ses états
d’âme, se confessant en direct, mettant son
“moi” en scène à travers d’innombrables
« Le style est l’homme
même » (Buffon).
reportages, films, interviews, livres,
dialogues. Là où de Gaulle parlait de la
France, Mitterrand parlait de lui-même.
Les recoins intimes laissaient de Gaulle
indifférents alors que le second nous
rassurait parce qu’il nous ressemblait. (…)
En 1969, de Gaulle a mis fin à trente ans
d’histoire par un communiqué de presse de
deux phrases, et rentra chez lui sans recevoir
un journaliste, sans passer une seule fois à
la télévision, enfermé avec les mots jusqu’à
son dernier souffle. Dès 1994, le second fit
durer une année pleine la cérémonie des
adieux, transformant la chronique du temps
en journal intime. » (Régis Debray)
« Donner du style à son caractère - voilà
un art grand et rare ! », écrivait Nietzsche,
qui considérait que le style n’est pas une
question de pure forme, mais concerne
d’abord le caractère, l’art de forger son
caractère (pour s’adapter donc à sa mission,
et, dans le contexte qui nous intéresse, à la
mission présidentielle).
On parle de plus en plus du style managérial
d’un président, de son style de gouvernance,
ou encore d’un président qui cherche son style
présidentiel. Y a-t-il donc un style présidentiel
idéal ? Est-il une addition ou une sélection
de styles différents ? Toujours est-il que nous
sommes en train de rêver pour notre pays de
chefs d’Etat d’un autre calibre, qui joignent
l’élégance du style au rôle présidentiel. n
Styles présidentiels et gloires d’antan
Leila Barakat
Mai 2014. Le mandat du 18ème président de la République touche
à son terme. C’est sous l’angle du style présidentiel, plutôt que sous
celui, plus classique, de l’historique de leur mandat, que nous avons
choisi de jeter la lumière sur quelques-uns de nos présidents. Et si
quelqu’un vient à s’étonner de voir notre liste de portraits s’en tenir
aux présidents d’avant-guerre, avec un hommage plus appuyé à
Fouad Chéhab, il concèdera bien vite, à la réflexion, que depuis lors
la présidence a singulièrement manqué de style…
Le style du féodal populaire
Le président Habib Pacha el-Saad entouré de dames de la
Alfred Naccache
haute société au Palais Sursock.
Quand Habib Pacha el-Saad (1) est nommé, par
arrêté du nouveau haut-commissaire Damien De Martel,
président de la République, la presse française de l’époque
le considère comme l’un des plus grands personnages du
Liban (2). Il s’agit d’un féodal populaire issu d’une famille
bien enracinée dans l’histoire du pays ; il est également
le premier chrétien à avoir reçu, en 1900, par firman du
sultan, le titre de pacha.
Un président à l’écoute des citoyens
A cause de son âge, sans doute, puisqu’il accède à la
présidence à soixante-quinze ans, el-Saad se distingue
par sa sagesse. Souple et diplomate, il est capable de
maîtriser ses haines pour rester objectif : ainsi son
antipathie à l’égard d’un général français ne tourne pas
à la haine de la France entière. Son style de leadership
repose sur un point fort : il a l’art de diriger les
hommes tout en devinant les désirs de ses concitoyens.
La rigueur qu’il impose est d’autant mieux acceptée
qu’elle va de pair avec son honnêteté et qu’il sait se
montrer proche des gens : « Devenu président de la
République, Habib Pacha el-Saad reste à l’écoute
des citoyens et son domicile de Furn-el-hayek est
ouvert à tous » (3). Poète amateur, le président parle
avec éloquence, reçoit avec le savoir-vivre des grands
seigneurs et s’adresse à ses visiteurs, toutes couches
sociales confondues, avec la politesse qui caractérise à
l’époque les gens de bonne naissance. n
(1) Président de la République libanaise du 30 janvier 1934 au 20
janvier 1936.
(2) L’illustration, 15 février 1913.
Fouad el-Saad est député et ancien ministre d’Etat
pour la Réforme administrative.
Un président au style austère
(3) Joseph G. Chami, Le mémorial du Liban, Du mont-Liban à
l’indépendance (1861-1943), Tome I, Beyrouth, 2002.
Quand le haut-commissaire français Dentz, à la
recherche d’un remplaçant à Emile Eddé, demande un
jour à rencontrer le juge Alfred Naccache (1), ce dernier
commence ainsi la conversation : « Je n’ai rien à voir avec
la politique. Je suis comme le grand Dalloz, convaincu
que rien, même la corruption, n’offense le juge autant que
la politique ».
« Juriste intègre et compétent formé à l’Université de
Paris IV, Naccache jouit d’une réputation exquise. Vingt
années de service dans les rangs de la magistrature lui ont
assuré le respect de tous les Libanais. » (2) « La politique
est une éthique, et non un dénigrement de l’éthique »,
répète ce fils de banquier.
Béchara el-Khoury dira de lui que c’est « le juge
doux et affable capable par sa seule présence d’apaiser
tous les litiges sans les résoudre tout à fait et d’adoucir
toutes les haines et toutes les rancunes ». Son intégrité,
Naccache la conservera tout au long de son mandat. Les
membres de son gouvernement sont d’ailleurs à l’image
de leur chef, des modèles d’austérité qui fuient les plaisirs
de la vie. Jadis, quand ils étaient juges, ils prenaient le
tramway pour se rendre au Palais de justice, aujourd’hui
ils se partagent la même voiture pour se rendre à leur
bureau. Un autocar pour ministres, en quelque sorte…
Après son mandat, le président renoue tout aussi
austèrement avec ses habitudes d’avant, son train de vie
dépouillé de tout, même de personnel de maison. Comme
avant son passage au sommet de l’Etat, il reprend en
toute simplicité le tramway, sous les regards admiratifs
et ébahis des passagers qui murmurent : « C’est l’exprésident dans le tramway... ». n
(1) Président de la République libanaise du 9 avril 1941 au 18 mars
1943.
(2) Denise Ammoun, Histoire du Liban contemporain, 1860-1943,
Paris : Fayard, 1997.
Supplément mensuel - MAI 2014
Dossier du mois : les styles presidentiels
Le style du
président exemplaire
Petro Trad
En 1943, l’autorité mandataire nomme
Petro Trad (1) chef de l’Etat libanais. Qui
est Petro Trad ? « Une référence juridique,
un homme brillant, équilibré, capable
de ramener tout problème à ses justes
proportions », d’après le président Charles
Hélou. Le 2 mai 1913, Le Journal du Caire
fait de lui le portrait suivant :
« Petro Trad est le grand avocat de notre
ville. (…) L’homme est élégant, beau garçon,
fin parleur. Il faut lui rendre cette justice
qu’il a sacrifié le meilleur de son temps à la
cause sacrée du pays. Et son temps, sachezle, c’est de l’or en barres, car il ne trouve
jamais assez de temps pour satisfaire sa très
riche clientèle ».
5
Opposition de style entre deux présidents rivaux
« Ce fut en fait la rivalité entre Emile Eddé
et Béchara el-Khoury qui domina la politique
intérieure du Liban au début de la République.
Entre les deux il y avait une différence marquée
d’origine et de tempérament qui se reflétait dans
leurs attitudes politiques différentes et aussi dans
leurs analyses divergentes. Eddé, dont la famille
était originaire d’un village du district de Jbeil,
était culturellement très francisé et parlait bien plus
couramment le français que l’arabe. A Beyrouth,
il fréquentait essentiellement l’aristocratie des
négociants du quartier Achrafiyeh et les quelques
familles musulmanes qui évoluaient dans ce
milieu. (…) A tous égards, el-Khoury apparaissait
exactement comme l’opposé d’Eddé. Originaire du
Jurd, dans la région druze, el-Khoury était le fils
d’un important fonctionnaire civil de la période de
la Moutassarifiya, familiarisé dès sa prime jeunesse
avec les complexités de la politique des montagnes
libanaises. Culturellement el-Khoury demeurait plus
arabe que français ; en fait, il utilisait excellemment la
langue arabe. De plus, alors qu’Eddé avait tendance
Le style du leader élitiste profrançais
L’idéalisme du président le prive de son
gagne-pain
Il est vrai qu’en général ceux qui parviennent
au Liban à s’introduire dans l’univers de la
politique, y doublent, voire y décuplent leurs
richesses... or le parcours de Petro Trad est
exactement à l’opposé. Cet avocat très aisé
à ses débuts est mort pauvre. Son éthique l’a
ruiné : lui dont le cabinet ne chômait pas, a
redistribué sur d’autres bureaux, par souci
de justice, une partie des contentieux qui lui
étaient proposés. Président de la Chambre ou
chef de l’Etat, il gèle ses affaires et donne à ses
collaborateurs l’ordre de refuser tout nouveau
contentieux pour éviter tout conflit d’intérêt.
Alors son travail s’arrête... au point qu’il se
retrouvera un jour dans l’incapacité de payer le
loyer de son cabinet !
A ce monsieur correct qui arbore un air de
dignité, on ne connaît pas de défauts et encore
moins d’excès. Extrêmement respectueux des
hiérarchies, il prend plaisir à répéter : « Un
être qui ne respecte pas les hiérarchies est
aussi lourd qu’un hôte qui s’impose », et il se
fait le moins d’adversaires possible. Comme
Petro Trad a des principes en matière de droit,
il en a en matière de politique, et il saura,
durant son mandat, conserver ces principes,
mis à l’épreuve du pouvoir.
Il avait pour mission de restituer la
Constitution suspendue, de superviser les
élections législatives sur la base d’une
nouvelle loi électorale et de préparer l’élection
d’un nouveau président de la République. Il
accomplit sa tâche avec succès et organise les
élections de la Chambre, qui élit Béchara elKhoury premier président de l’indépendance,
puis il se démet de ses fonctions. n
Quand Emile Eddé (1) accède à la présidence,
il est un vétéran de la politique qui bénéficie d’une
double expérience, du législatif et de l’exécutif,
capable de rallier autour de lui les hommes intéressés
par la vie publique, mais aussi de découvrir, puis de
magnétiser, les nouveaux talents politiques du pays.
En matière de relations extérieures, il adopte
une politique étrangère hostile aux Arabes. Quand
la colonisation israélienne aboutit à l’exil des
Palestiniens, un grand nombre d’entre eux arrivent
déguenillés et à pied au Liban, où ils sont accueillis
par des officiels émus auxquels Emile Eddé dit
impassiblement : « Ces gens sur lesquels vous versez
des larmes feront un jour pleurer nos enfants ».
Anti-arabe, Eddé ne s’en cache pas. Il a d’ailleurs
toujours encouragé la propagation des idées de
son ami Charles Corm, qui affirmait l’origine
phénicienne du peuple libanais. Profrançais, le
président, particulièrement influent dans les hautes
sphères politiques à Paris, ne s’en cache pas non
plus. A quoi est due cette influence ? Sans doute à
son histoire : Emile Eddé s’est opposé à la politique
de Jamal Pacha pendant la première guerre mondiale,
il recrutait des volontaires pour combattre dans les
rangs des Alliés et libérer le Liban du joug ottoman.
Avocat du Consulat de France, ce qui lui a valu
d’être traqué et condamné à mort par les Ottomans,
conseiller principal du haut-commissaire français, cet
« ardent nationaliste libanais » a joué un rôle actif
dans la création du Grand-Liban. n
(1) Chef de l’Etat libanais du 22 juillet 1943 au 20
septembre 1943.
(1) Président de la République libanaise du 20 janvier 1936 au
4 avril 1941 et chef d’Etat du 10 au 21 novembre 1943.
à limiter ses contacts sociaux au haut-commissariat
français et à la société sélecte d’Achrafiyeh, elKhoury prenait soin de maintenir de très larges
contacts sociaux et politiques, et s’attachait
particulièrement à développer des relations amicales
avec les cercles musulmans et druzes. Eddé, comme
la plupart des maronites du Nord, considérait plutôt
le Liban comme principalement une terre chrétienne.
El-Khoury, contrairement à Eddé, était plus un
politicien pragmatique qu’un idéologue. (…) Il voyait
bien qu’alors qu’un Liban réduit avait peu de chances
de survie, un Grand-Liban ne pourrait survivre que
par une collaboration politique et sociale entre
les chrétiens et les musulmans. (…) Alors qu’Eddé
considérait le mandat français comme une garantie
nécessaire de l’indépendance du Liban, el-Khoury
voyait en lui un obstacle marqué à la coopération
chrétienne et musulmane qui, d’après lui, pouvait
seule assurer l’indépendance du Liban. » (1) n
(1) Kamal Salibi, Histoire du Liban du XVIIème siècle à nos jours,
Paris : Naufal Europe, 1992, 2ème édition.
Le style du président montagnard,
arabe, farouche indépendant
Le président Emile Eddé reçu au palais de l’Elysée.
Béchara el-Khoury
Aux élections présidentielles de septembre 1943,
le champion à la course présidentielle est Béchara elKhoury (1), le pragmatique candidat des Anglais. Son
infortuné concurrent n’est autre qu’Emile Eddé, le candidat
des Français, dont l’influence a visiblement diminué au
cours du temps.
Ministre de l’Intérieur, membre du Sénat, bâtonnier
de l’Ordre des avocats, élu et nommé député à plusieurs
reprises, trois fois Premier ministre, Béchara el-Khoury
a une large expérience de la vie publique en général, et de
l’exécutif en particulier.
Source : Internet
Le palais de Beiteddine devient en 1943 la
résidence estivale officielle du président.
Supplément mensuel - MAI 2014
Dossier du mois : les styles presidentiels
7
Le style rigoureux du président réformateur, fondateur de l’Administration moderne
Quand le général Fouad Chéhab (1) accède à la
plus haute fonction de l’Etat, il jouit d’une grande
popularité dans le pays, grâce au rôle qu’il tient à la
tête de l’armée depuis sa création, ayant réussi à en
faire un corps discipliné et efficace. L’élection de ce
descendant des anciens émirs du Liban ouvre une
nouvelle ère, celle de l’espoir.
Parfait gestionnaire, il inaugure son mandat en
dotant la présidence de la République d’un appareil
étatique structuré. Bientôt il demande à un célèbre
architecte d’édifier le palais de Baabda, qui servira
désormais de résidence officielle permanente aux
présidents de la République.
Le style du président rassembleur
Sur le plan politique, Fouad Chéhab est consensuel.
En 1958, c’est un pays secoué par les combats et
traumatisé par les enlèvements et les meurtres dont
il prend les rênes. Le spectre d’une guerre religieuse
entre musulmans et chrétiens menace le pays. Pour
ressouder les fêlures communautaires, ce politique
de premier rang forme des gouvernements soucieux
de paix sociale, qui restituent l’esprit pacificateur du
Pacte national. « Sous la direction avisée du moins
typique des dirigeants libanais, le président Fouad
Chéhab, les différences entre les communautés du
pays avaient été rapidement estompées et tout le
monde parlait d’unité nationale. » (2)
Une politique économique et sociale fondée sur la
justice
Dans son message à l’occasion de l’indépendance
du Liban en 1960, Chéhab déclare que la réforme
de l’Administration doit s’accompagner d’une vaste
réforme sociale. Le président pionnier consolide donc
l’État, mieux, il l’humanise : pour la première fois dans
l’histoire de ce pays livré à un libéralisme sauvage,
l’économie est planifiée, et une politique sociale est
mise en place. La création de la sécurité sociale vise
à niveler les inégalités de revenus. Le chômage et
l’amélioration du niveau professionnel sont au centre
des préoccupations du président. Il lance l’Office
de Développement social, qui effectue des travaux
d’utilité publique dans les régions excentrées et fait
construire des habitations pour les ouvriers. Les écoles
fleurissent. Une politique active d’exploitation des
ressources hydrauliques et agricoles est également
développée. Et cette époque est aussi favorable aux
femmes : l’égalité entre les sexes dans la nouvelle loi
successorale des non-musulmans est instaurée en 1959.
Sa réforme sociale, Chéhab la conçoit grâce à la
mission IRFED (Institut de recherche et de formation
en vue du développement) à laquelle il a fait appel et
qui a procédé à une étude socio-économique globale
du pays. Aujourd’hui, les rapports réalisés par cette
mission, visant à pondérer les inégalités sociales, restent
les plus importants dans l’histoire du développement
du Liban. C’est sur la base de ces rapports que sont
créés le ministère du Plan, la Caisse nationale de
Sécurité sociale pour la retraite et l’assurance maladie
des salariés, et que sont mis en œuvre des projets
assurant à la plupart des zones jusqu’alors les moins
privilégiées, routes, eau, électricité et écoles.
Le processus réformateur du président a été
déclenché sitôt que le gouvernement de Rachid Karamé
a obtenu les pleins pouvoirs, en décembre 1958, lui
donnant le droit de légiférer pendant six mois par la
voie de décrets-lois. Pour Chéhab, former un organisme
pour superviser les nouveaux décrets législatifs relatifs
à la réforme administrative constitue un préalable
Le président libanais Fouad Chéhab et le président
égyptien Gamal Abdel-Nasser.
à toute réforme. Le Comité central pour la réforme
administrative est donc créé. Par souci de transparence,
le gouvernement annonce publiquement les grandes
lignes de cette réforme, qui sont principalement : la
description des postes et la réorganisation de la structure
administrative, la simplification des procédures, la
décentralisation administrative, le renforcement de
l’inspection, la création d’un Institut national pour
l’Administration, la création d’un organisme autonome
pour la fonction publique, etc.
Dans le secteur de l’Administration cent soixantedeux décrets-lois ont ainsi été promulgués. Ils sont
relatifs à : l’élaboration d’un nouveau système pour
les administrations publiques, d’un nouveau système
pour les fonctionnaires, d’un nouveau système
pour l’organisation administrative et d’un nouveau
système pour la retraite ; la réorganisation de la
Cour des comptes, en vue de renforcer le contrôle
financier ; l’élaboration de nouveaux principes pour la
comptabilité publique. Citons parmi les organismes
créés : le Conseil de la fonction publique et
l’Inspection centrale, instances de contrôle qui ont à
charge de former, suivre, contrôler et sanctionner au
besoin l’Administration, l’Office du développement
social, le Conseil de l’habitat, le Conseil national
de la recherche scientifique, le Plan vert, l’Institut
d’études judiciaires, le Conseil de la planification
et du développement, le Conseil exécutif des grands
projets, l’Office du blé et des fruits, le Conseil national
du tourisme, la Coopérative des fonctionnaires...
Sous la présidence Chéhab, on élabore aussi un
code de l’urbanisme (3). L’accès aux emplois publics
se fait par concours, ce qui assure l’égalité des chances
aux candidats. La formation initiale et continue des
fonctionnaires est confiée à l’Institut de l’Administration
publique créé en 1959. Et pour parachever le tout, le
premier ministre d’Etat à se voir confier le portefeuille
de la Réforme administrative, est nommé en 1960. Voilà
pourquoi Chéhab, premier président à avoir réalisé
les fondements d’un Etat moderne, est le président de
l’Administration par excellence.
Fouad Chéhab accorde une attention particulière
à la décentralisation administrative, en créant de
nombreuses municipalités et en leur donnant de plus
grandes prérogatives. Des élections municipales ont
lieu. Dans le même esprit, le président supervise
l’élaboration du premier statut des établissements
publics, décentralisant ainsi le pouvoir des ministères.
Création de la Banque centrale en 1963 (qui se
substitue à la Banque de Syrie et du Liban).
La réforme de Chéhab,
indéniablement
ambitieuse,
ne néglige aucun secteur. Au
nombre de ses réalisations, la
création de la Banque centrale
en 1963 (qui se substitue à la
Banque de Syrie et du Liban)
permet au pays d’émettre
et de contrôler sa monnaie
nationale,
d’assurer
son
indépendance financière et
de se dégager définitivement
« Je crois pouvoir affirmer
que Fouad Chéhab, parmi
du franc français, auquel la
tous ceux qui ont occupé ce
livre libanaise était liée depuis
poste prestigieux, est le seul
“véritable” président de l’histoire
les années du mandat. « Les
du Liban moderne... »
résultats de la politique du
(Talal Salman)
général furent remarquables
sur le plan économique.
L’économie libanaise devait
en effet connaître un essor
remarquable, en particulier
dans le secteur industriel ; (...) le secteur bancaire et
la monnaie libanaise sont plus dynamiques et solides
que jamais, la qualité des services (touristiques,
éducatifs, médicaux, commerciaux) fait véritablement
du pays une économie régionale dominante. » (4)
La stabilité politique a aidé au développement
économique général, augmentant les revenus de
l’Etat et, partant, les crédits consacrés aux projets
et aux services publics. Preuve irréfutable qu’il a
profondément marqué la vie politique, Fouad Chéhab,
grâce aux succès qu’il remporte, est bientôt associé à
un courant politique dérivé de son nom, le chéhabisme.
En 1960, le ministre George Naccache expose sa vision
du chéhabisme dans le quotidien L’Orient, consacrant
ce vocable politique. Naccache rappelle d’abord que le
pouvoir présidentiel n’est concevable que s’il est issu
d’un large consensus interconfessionnel et fondé sur
une franche adhésion populaire.
Et comme tout président réformateur au Liban est
très vulnérable, parce qu’il dresse d’emblée contre
lui tous ceux qui sont lésés par ses réformes, on n’est
donc pas surpris outre mesure que Chéhab ait eu des
adversaires. Sur le plan économique, les grands ténors
du capitalisme n’apprécient guère la personnalité
incorruptible de leur président, un aristocrate appauvri
refusant catégoriquement d’utiliser sa fonction pour
améliorer sa situation financière. Les partisans d’un
libre-échangisme pur et dur, excluant toute intervention
de l’Etat dans l’économie, voient particulièrement
leurs intérêts menacés par ce président qui œuvre pour
une économie diversifiée. Mais les politiques ne sont
pas en reste ; en effet, la vieille classe politique, dont
les figures de proue sont qualifiées par Chéhab de
« fromagistes », est mal à l’aise avec ce président qui ne
parle pas son langage. « Le chéhabisme sera un essai
de dépassement du Pacte national pour construire un
Etat fort et moderne ; il sera défait par la coalition des
notabilités de toutes les grandes communautés et les
interférences extérieures puissantes ». (5)
Mais l’Histoire retiendra sans conteste Fouad
Chéhab comme le plus grand président de la
République libanaise. n
(1) Président de la République libanaise du 23 septembre 1958
au 22 septembre 1964.
(2) Kamal Salibi, op. cit.
(3) Joseph G. Chami, Le mémorial du Liban, Le mandat Fouad
Chéhab (1858-1964), Beyrouth, Tome 4, 2003.
(4) Georges Corm, Le Liban contemporain : histoire et société,
Paris : La découverte, 2003.
(5) Ibid.
8
La page de Talal Salman
Le Liban dans l’étau de la guerre en Syrie et contre elle
Talal Salman
A
ucun
Libanais,
fût-il
responsable de moissonner des « récompenses » politiques
décisionnaire ou citoyen ordinaire, n’aura réussi à se gratuites. La « réussite diplomatique » passerait
tenir à l’écart de la guerre sanguinaire apocalyptique donc par la cessation de l’état d’hostilité des pays
que se livrent le régime syrien et son opposition arabes avec Israël. Du même coup, l’Iran s’érigerait
protéiforme, c’est-à-dire à l’écart de toute idéologie, en « ennemi », préalablement à la mobilisation des
de toute allégeance ou de tout engagement, comme forces à coups de slogans islamistes, moyennant
des sources de financement et d’armement.
tout à la fois l’argent du pétrole et le soutien
De même, il n’existe aucun État arabe qui ne occidental aux efforts visant à détruire la Syrie (et
se soit impliqué directement ou indirectement l’Irak) au nom de la chute du « régime dictatorial »
dans une guerre qui a, depuis longtemps, débordé de Damas et des deux « régimes confessionnels de
les frontières syriennes et qui associe désormais Damas et de Bagdad ».
tous les pays du monde, c’est-à-dire l’Occident
Au Liban, et ce n’est pas un secret, les
américano-britannico-franco-allemand, l’Orient organisateurs des voyages des moudjahidin ainsi
alliés »
sino-russe ainsi que les « d’Amérique latine, sans oublier les
pays composant le BRICS (Brésil,
Les parties belligérantes ont toutes
Russie, Inde, Chine et Afrique du
débarqué sur le « champ de bataille » en
Sud)… Quant à l’Iran, il se considère
– et est considéré par le monde –
Syrie, fortes de leurs armes respectives.
comme une partie belligérante aux
Or ces mêmes parties n’ont jamais été
côtés du régime, prenant le pas sur la
émues ni par l’occupation de la Palestine,
Russie et agissant presque comme s’il
était lui-même le point de mire de cette
ni par l’invasion israélienne du Liban.
guerre planétaire.
Sur un autre plan, les leaders
du Conseil de coopération du
Golfe (CCG), qui avaient exprimé des positions que les embarcations transportant les armes, ont
divergentes à l’égard de cette guerre et de ses fait du littoral nord un port d’ancrage. Celui-ci
deux camps – régime et oppositions guerroyantes sert également, pour ceux qui débarquent au nom
– ont fini par unifier leurs rangs sous la houlette, du jihad, de point de passage entre leur lieu de
dans ce « combat décisif », d’un leadership départ dans certains pays arabes et le « champ de
saoudien, même si le Qatar revendique lui aussi bataille » dans les différentes régions de la Syrie
sa position de chef de file, se targuant d’avoir (est-il nécessaire d’évoquer, pour mémoire, le
été le premier à s’engager dans cette guerre, groupe des vingt-deux jeunes de Tripoli et d’autres
à coups de billets, d’armes et de fatwas émises régions du Nord, victimes d’une embuscade de
par le cheikh Al-Qaradawi. Les leaders du Golfe l’armée syrienne, suite à laquelle le rapatriement
– rois, princes et cheikhs – reconnaissent leur des corps des défunts et la remise en liberté des
responsabilité dans la poursuite de cette guerre rescapés ont nécessité des médiations et des
« jusqu’à la chute du régime dictatorial », et intercessions en tous genres ?!).
ils rivalisent en déclarations quant aux efforts
De même, nul n’ignore que certaines forces
déployés pour transporter les volontaires, politiques libanaises disposent d’« officiers de
martyrs et mercenaires, d’Europe, d’Afrique et liaison » avec les moudjahidin en Syrie. Résidant
des pays islamiques d’Asie, vers le « champ du en Turquie depuis environ deux ans, ils s’étaient
jihad » en Syrie, comme ils rivalisent également portés volontaires pour une médiation, avortée,
en « largesses » concédées aux moudjahidin en laquelle visait à libérer les neuf « pèlerins »
termes de fonds et d’armes, encouragés en cela par enlevés alors qu’ils rentraient d’une visite des
les reconnaissances internationales et les facilités lieux saints en Iran.
exceptionnelles obtenues pour leurs conférences
De nombreuses délégations représentant
et leurs implantations dans les différentes l’opposition sous toutes ses formes – tant celles
capitales du monde. Toutefois, Doha reste brandissant la bannière du jihad que celles ayant
« l’axe majeur » et le « fonds de financement »
incontesté, et pourvoit à l’armement nécessaire
aux côtés de l’Arabie saoudite et de la Turquie,
même si certains pays européens, bien que de
façon limitée, y contribuent également.
Les pays du CCG ont « détrôné » la Turquie
de son leadership pour restituer à cette « guerre »
sa dimension « arabe » et en faire une nouvelle
bataille dans un affrontement – jadis fermé et
désormais grand ouvert – contre l’Iran. (…)
Par conséquent, la guerre en Syrie et contre elle
s’est internationalisée, et il est devenu difficile,
voire impossible, de trouver des parties « neutres », « Le jihad des croyants contre les impies » en Syrie.
Source : Internet
donnant de cette manière l’occasion à Israël
opté pour la lutte politique dans des capitales
lointaines pour faire tomber le régime d’AlAssad – se sont rendues au Liban et y ont rencontré
des leaders de blocs politiques et des dignitaires
religieux pour coordonner les efforts et unifier
les plans visant la chute du « régime dictatorial »,
taxé de confessionnel dans le but de galvaniser
l’enthousiasme sectaire des foules, dans le cadre
de ce qu’il a été convenu d’appeler le « jihad des
croyants contre les impies ».
Des forces politiques connues pour leur passé
milicien se sont portées volontaires pour mettre à
contribution leur « expertise » et les archives relatives
à leurs activités, ainsi que les informations dont elles
disposent sur le régime syrien et sur la meilleure
façon de le combattre, à la lumière de leur lutte
passée durant « l’occupation syrienne » du Liban.
Si nous rappelons la réalité de ces multiples
interventions « sur le terrain », avec la participation
des acteurs internationaux, arabes essentiellement,
représentés par les États pétroliers et menés, dans
un premier temps, par le Qatar, puis par l’Arabie
Saoudite, laquelle a obtenu le soutien du CCG
dans la guerre en Syrie et contre elle, c’est aussi
pour affirmer que le Hezbollah a été le dernier à
« intervenir » et à prendre part à la guerre. (…)
Les parties belligérantes ont ainsi toutes
débarqué sur le « champ de bataille », fortes de
leurs armes respectives, dont la plus dangereuse
et la plus pernicieuse de toutes reste celle de
la discorde confessionnelle et sectaire. Or ces
mêmes parties n’ont jamais été émues ni par
l’occupation de la Palestine, ni par l’invasion
israélienne du Liban, et elles n’ont, à aucun
moment, tiré une seule balle contre l’ennemi
israélien. En revanche, elles ont appuyé, par leur
position politique et leur argent, des dirigeants qui
ont accepté les conditions de la « réconciliation »
fixées par Israël, pour s’extirper définitivement de
la confrontation avec ce dernier.
La guerre qui bat son plein en Syrie, contre
un régime que l’on peut accuser d’avoir si mal
géré la crise politique qu’il a provoqué l’explosion
d’une guerre civile dans laquelle s’est impliqué le
monde entier, n’est plus confinée à l’intérieur des
frontières syriennes. Elle s’est étendue, ou est sur
le point de s’étendre, à l’ensemble de la région du
Levant, et au-delà probablement, pour atteindre
les pays de l’Afrique arabe, jusqu’au Yémen.
Avec l’infiltration de cette guerre par des groupes
fondamentalistes et jihadistes, il n’est plus permis
d’ignorer cette réalité, et il conviendrait de se
prémunir contre ses dangers ravageurs.
Par ailleurs, les séries de décisions du CCG
revêtent une gravité qui dépasse les lignes rouges
de l’unité de la nation. En effet, ces décisions
divisent les Arabes en deux camps, les impies
d’une part et les croyants de l’autre, entraînant
inéluctablement la région dans une spirale de
guerres civiles sans fin dont les Arabes sortiront
les grands perdants. n
Article paru dans As-Safir, le 10 juin 2013, et actualisé
pour le Safir francophone.