Djazair n°3 - Al
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Djazair n°3 - Al
REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE Peinture algérienne: la maturité Hommage à Interview de Musique: Mouloud Yasmina La bataille Feraoun Khadra du raï Pleins feux sur Djazaïr Partenariat Média ulture et communication forment aujourd’hui un couple indissociable. Les organisateurs de Djazaïr, une année de l’Algérie en France ont accordé au partenariat média toute l’importance qu’il mérite pour le soutien des programmes. C Une série d’accords ont été signés à Paris au courant du mois de septembre avec le groupe France Télévisions, le groupe Radio France et TV5. Ceux-ci faisaient suite à la convention-cadre passée le 11 septembre à Alger avec la Télévision Algérienne pour la production audiovisuelle destinée aux publics français et algériens, ainsi que la médiatisation de l’événement sur ses différentes chaînes. Cette convention signée par Hamraoui HabibChaouki, DG de l’ENTV, et Mohamed Raouaraoua, Commissaire Général pour l’Algérie, prévoit également la participation à la mise en oeuvre des partenariats avec les chaînes françaises. Une convention similaire est en cours avec la Radio Algérienne. Signé le 16 septembre au siège du groupe, par Marc Tessier, P-DG, et Robert Lion, Président de l’AFAA (Association française d’action artistique), le protocole d’accord avec France Télévisions a été cosigné par Hervé Bourges, Mohamed Raouraoua et Françoise Allaire, Commissaire générale pour la France ainsi que par les responsables de France 2, France 3 et France 5. Le document prévoit un engagement considérable de l’ensemble des chaînes pour la réussite de l’Année. Des reportages et émissions consacrés à la culture algérienne et des journées spéciales sont ainsi envisagés de même que la délocalisation en Algérie d’émissions périodiques ou exceptionnelles, telles que la 13ème Nuit des Etoiles qui serait réalisée en direct du Sahara. Sont prévus aussi des directs sur les manifestations, des partenariats ciblés, des formats courts (bandes annonces, spots) et la mise à disposition des locaux de France Télévisions pour des événements culturels ou de relations publiques. Partenaire média officiel de l’Année, France Télévisions entend participer pleinement à sa réussite avec toute la puissance et la diversité de son potentiel. La même volonté a été exprimée par Radio France qui souhaite s’associer à l’évènement à travers l’ensemble de ses chaînes. L’accord a été signé le 17 septembre par son P-DG, JeanMarie Cavada et Olivier Poivre d’Arvor, Directeur de l’AFAA. La cérémonie a été précédée d’une réunion où ont été abordées toutes les possibilités de collaboration, depuis la promotion et la Djazaïr ▲ numéro 3 La cérémonie de signature. MM. Raouraoua et Bourges couverture des manifestations, y compris en direct, jusqu’à la réalisation d’émissions en Algérie ou la coproduction d’évènements, notamment musicaux et littéraires. Le même jour a été signé le protocole de partenariat avec TV5 dont le rayonnement mondial apportera sans doute à l’Année une audience considérable, notamment auprès des communautés algériennes éloignées (USA,Canada). Le texte signé par Serge Adda, P-DG, comprend les mêmes dispositions que celles retenues avec France Télévisions. Plusieurs pistes ont été déjà explorées dont la réalisation d’un «24 heures à Alger» ou l’organisation d’un jeu-concours. L’équipe dirigeante de TV5 a manifesté son plein engagement pour l’événement qui correspond parfaitement à sa vocation culturelle internationale. M. Raouraoua a assuré ses interlocuteurs de la disponibilité et du soutien qui leur sera apporté pour la réalisation de leurs projets. Les trois partenaires médias ont tous souligné leur conscience de la dimension exceptionnelle de Djazaïr et relevé l’importance qu’ils accordent à leurs publics algériens. Il est à noter que jamais une saison ou année culturelle étrangère en France (Djazaïr sera la dix-septième) n’a bénéficié d’un tel partenariat médiatique.■ INSTITUT DU MONDE ARABE Un acteur culturel de pointe L’Institut du Monde Arabe est devenu un haut lieu culturel de la capitale française avec un rayonnement national et international appréciable. Son implication dans l’année de l’Algérie en France se traduira par l’organisation de manifestations prestigieuses touchant à plusieurs disciplines (grandes expositions patrimoniales, livre et édition, design, musique...). Une convention a été signée le 18 septembre au siège de l’IMA avec son Directeur général Nasser El Ansari, en présence du nouveau Président de l’institution. 1 Présentation 2 Djazaïr 2003 (3ème épisode) N otre troisième rendez-vous intervient en ce mois d’octobre, à trois mois de l’ouverture de l’Année de l’Algérie en France. Artistes, créateurs, techniciens, organisateurs, tout le monde de ce côté-ci de la Méditerranée fourbit ses armes pour présenter au public français le meilleur de notre riche patrimoine. Djazaïr 2003 tente d’en être le reflet fidèle. Dans la rubrique «CRÉATEURS», la révélation littéraire de ce début de millénaire, Yasmina Khadra, illustration algérienne de «servitude et grandeur militaires», se livre à nos lecteurs. Il souligne notamment combien cette «Année» peut être importante pour nos artistes. Notre «HOMMAGE» dans ce numéro s’adresse à l’écrivain martyr, doyen de notre littérature de langue française, Mouloud Féraoun, tombé sous les balles de l’OAS la veille même de l’annonce du cessez-le-feu, tandis que le «PRÉCURSEURS» du bimestre est Mohammed Bencheneb, érudit et humaniste égaré dans une Algérie ployant sous le joug colonial. Tête bien pleine mais surtout bien faite! «NOVA» est notre nouvelle rubrique. Elle sera consacrée à la jeune génération de stars. Pour débuter, il s’agira de Rachida Brakni, Kader Belarbi et Faudel, qui, par leur talent, leur courage et leur travail constituent aujourd’hui un exemple pour notre jeunesse. Dans «L’ANNÉE DU CINÉMA», notre spécialiste Abdou B. propose une analyse, hélas, bien pessimiste sur le 7ème art dans l’Algérie plurielle. Dramatique largage d’un cinéma cité, il n’y a guère, en exemple dans le tiers-monde. «L’ANNÉE DU LIVRE». Dans ce numéro, dont le «bouclage» coïncide avec l’ouverture à Alger du «Salon du livre 2002», Mouloud Achour nous communique sa joie de découvrir que cette année, avec la quantité, la qualité est là. Produit noble, le livre, en Algérie comme partout ailleurs, doit se conformer à certains critères aussi bien pour ce qui est du contenu que de la présentation. «L’ANNÉE DE LA MUSIQUE» se penchera, cette fois-ci, sur le phénomène du raï et sur la -toujours surprenante- réussite mondiale de ce genre musical considéré, il y a une vingtaine d’années, comme le type même de la chanson asociale et décadente. Qui l’emportera dans cette «bataille du raï» ? Question posée par Hadj Miliani. Analyse optimiste dans «L’ANNÉE DES ARTS PLASTIQUES». Dalila Orfali y arrive à la conclusion qu’au terme d’un long parcours, notre peinture est enfin parvenue à l’âge de raison. Pour ce qui est du «THÉÂTRE», Djazaïr 2003 fera retrouver à ses lecteurs le souvenir du génial dramaturge que fut Kaki, promoteur du Théâtre Ihtifali. «L’ANNÉE DU PATRIMOINE». Après Djemila et Siga, voici la Qal’a des Beni Hammad, site classé Patrimoine de l’humanité. Comme les deux villes antiques, la Qal’a nous réserve de belles surprises, pour peu que notre pays s’en donne la peine. Dernière sous-rubrique : «L’ANNÉE FESTIVE» poursuit la publication des «carnets de route» de l’infatigable Abdelkrim Djilali qui a arpenté les pistes sableuses du Sud pour nous faire visiter la capitale des Zibans Biskra et celle du Souf, El Oued. Le titre de «PASSERELLE» revient pour ce bimestre à Jean Pélégri, écrivain «Pied-noir» auteur de nombreux ouvrages sur l’Algérie dont l’émouvant «L’Algérie, ma mère», où il laisse s’épancher sa tendresse pour notre pays et notre peuple. «Entre son père et la justice», il n’a pas eu à choisir, lui. «L’ALGÉRIE À TABLE» clôturera ce 3ème numéro de Djazaïr 2003 par une chronique sur les pâtes alimentaires. Où l’on apprend, grâce à Ibn Khaldoun, que notre rechta nationale nous a été transmise par le grand Tamerlan lui-même. Bienvenue à Sidna Ramadhan! ■ Hommage à Mouloud Féraoun Le 15 mars 1962, la veille même de l’annonce du cessez-le-feu qui allait consacrer la fin d’une colonisation de 132 ans, un commando de l’OAS, excroissance fasciste de l’Armée coloniale française, assassinait six responsables du Service des centres sociaux. Parmi ces victimes, sauvagement exécutées à la mitraillette et au fusil-mitrailleur, figurait le doyen des écrivains algériens de langue française, Mouloud Féraoun. «Un écrivain de grande race, un homme fier et modeste à la fois, mais quand je pense à lui, le premier mot qui me vient aux lèvres, c’est le mot bonté», écrivit de lui dans «Le Monde», le lendemain même de la tuerie, Germaine Tillion, une éminente sociologue qui avait dénoncé la répression et la torture pratiquées par l’armée et la police coloniales. Oui, Féraoun était un homme bon, un homme simple comme l’étaient les gens dont il décrivait la vie dans ses oeuvres. Du fait des lois d’amnistie , l’horrible assassinat de Château Royal à Ben Aknoun restera impuni, tout comme resteront impunis à ce jour tous les crimes commis à l’encontre de notre peuple. Des milliers, morts écrasés par les bombes dans leurs déchras, hommes, femmes, vieillards ,enfants, tués sans états d’âme. Des milliers d’autres, militants ou simples suspects, torturés puis exécutés, morts sans sépulture, disparus sans laisser d’autre trace que la douleur des mères, des veuves et des orphelins. Assassinés également de nombreux intellectuels, qui, tout comme Féraoun, ont été froidement abattus, considérés comme potentiellement dangereux pour l’ordre colonial: Cheikh Larbi Tebessi, Ahmed Reda Houhou, Maurice Audin, Mohamed Benzerdjeb, Ali Boumendjel, Salah Ould Aoudia, Ali Hammoutène, René Popie et tant d’autres encore. Djazaïr ▲ numéro 3 3 Itinéraire d’un enfant du bled ou chronique d’une mort annoncée PAR FARIDA BOUALIT UNIVERSITAIRE camps de regroupement derrière des barbelés, la pacification, l’assimilation… Mouloud Féraoun, en chroniqueur avisé, voulait " simplement ceci : après ce qui s’est écrit sur la guerre d’Algérie, bon ou mauvais, vrai ou faux, juste ou injuste, il convient qu’à cela s’ajoute (s)on journal ". Le second ouvrage, Lettres à ses amis, est un recueil de missives authentiques de l’auteur, lesquelles, à l’origine, n’étaient pas destinées à la publication. Elles furent simplement rassemblées et triées selon un ordre chronologique, depuis le 12 avril 1949, par les soins de son condisciple et ami très proche, Emmanuel Roblès. L’épistolier Mouloud Féraoun, dans l’intimité de l’échange, par correspondances interposées, se livre, se laisse aller à la confidence, raconte des anecdotes, confie ses joies, ses douleurs et son désarroi sur le e mars 1913 à mars 1962, de Tizi Hibel à Tizi Hibel (en Kabylie où est né et enterré l’écrivain), l’itinéraire d’un des fondateurs de la littérature algérienne de langue française dessine une boucle d’une triste perfection : la vie et la mort confondant étrangement leurs temps et leurs espaces. Les balises de cet itinéraire de quarante-neuf ans à peine, dictées essentiellement par des raisons soit professionnelles soit sécuritaires, paraissent comme autant de signes révélateurs de la détérioration progressive des conditions de vie en Kabylie et dans tout le pays. Cette situation affectait Mouloud Féraoun au plus profond de lui-même, comme en témoignent deux ouvrages de l’auteur publiés à titre posthume et dont les dernières lignes datent du 14 mars 1962, la veille de son assassinat. D Le premier ouvrage, dans le style de la chronique, est un Journal que l’auteur a tenu à jour du 1er novembre 1955 au 14 mars 1962, à des fins de publication, et qu’il définissait lui-même en ces termes : " Enfin, j’ai tenu un journal qui relate tout ce dont j’ai été témoin (…). Un brûlot rageur où chacun en a pour son compte ". Les notes que l’auteur rédige au jour le jour, pendant sept ans, sont toutes en rapport avec la guerre : les ratissages, les grèves, les arrestations, les accrochages, les tortures, les viols, les tueries, les incendies d’écoles et de villages, les mode de la conversation. Ces deux documents, en marge de la création littéraire, de par leurs styles respectifs, constituent, cependant, des références précieuses pour tous les lecteurs avertis qui s’intéressent à la genèse des œuvres de cet auteur aussi bien sur le plan socio-historique que psychologique, le premier plan influant directement sur le second. Ainsi, leur lecture révèle une sorte de glissement de l’écrivain vers une désillusion et un isolement de plus en plus grand depuis le début de la guerre. Auparavant, l’existence qu’il avait menée depuis sa naissance à Tizi Hibel baignait dans un relatif optimisme et n’avait pas été bouleversée outre mesure par son installation au village de Taourirt Moussa (distant de deux kilomètres), lieu de sa première affectation, après sa sortie de l’école normale de Bouzaréah, en 1935. La tristesse et l’amertume Des années plus tard (1961), il écrivait à ce propos, depuis Alger : "Personne ne veut plus rien faire de bon. Pour ma part, je regrette simplement les temps heureux où j’avais une vache à Taourirt Moussa, une classe de 50 élèves et mes cahiers d’écoliers où je racontais l’histoire de Madame " (allusion à La Terre et le sang). En 1952, il est nommé quelques kilomètres plus loin, à Fort-National, sur sa demande. L’heure n’était certes pas à l’euphorie parce qu’il sait qu’il y aura beaucoup de changements dans son existence et que le meilleur, il l’aura passé au bled . Mais l’écrivain pouvait encore apprécier le confort de la vie qu’il y menait avec sa famille, au moins dans les toutes premières années : " Fort-National est un petit village en majorité kabyle ; j’ai trouvé ici toutes les choses qui me manquaient à Taourirt ". Pour les années qui suivirent, l’état d’esprit de Mouloud Féraoun était tout à fait différent : " J’ai été affecté par les années de " forteresse " vécues à Fort-National, l’élaboration difficile des Chemins qui montent, les sollicitations impérieuses et contradictoires auxquelles il va devenir impossible de se dérober, puis tous ces drames affreux qui se déroulaient pour ainsi dire sous mes yeux ". Mais le tournant décisif, dans la vie de Mouloud Féraoun, se situe en 1957, au moment où il quittait Fort-National, après avoir reçu une lettre le menaçant de mort, et celui où il arrivait dans la capitale pour y chercher refuge : " J’ai dû secouer ma torpeur pour tenter de sauver mes enfants et j’ai demandé Alger ". De la cité Nador du Clos Salembier à l’H.L.M. de la cité Fougeroux (entre El Biar et Bouzaréah), en repassant par Clos Salembier où il allait résider de nouveau, Mouloud Féraoun semblait traverser un état dépressif lancinant dont les effets néfastes se répercutaient aussi bien sur son métier d’enseignant que sur son activité d’écrivain. Tout commençait par le désenchantement Djazaïr ▲ numéro 3 4 de toute la famille dès l’arrivée à Alger : " En attendant tout le monde est en train de déchanter ". Cependant, en cette année-là, pendant les vacances scolaires de l’été, il lui restait encore le courage de reprendre le travail de l’essai sur le poète Si Mohand. Mais, à l’automne, il avouait : "L’ouvrage est presque terminé, mais j’y trouve peu d’intérêt et je l’ai abandonné ". L’année suivante (1958), le sentiment de désillusion s’aggravait : " (…) Le métier me dégoûte (…). Je ne sors plus et ne vois personne ; à la maison, on se chamaille tant et plus (…). Rien à faire, nous ne sommes pas Algérois (…) ". En hiver 1959, la tristesse et l’amertume envahissaient Mouloud Féraoun : " Ici, à l’école, j’ai de plus en plus le cafard et je prends en grippe l’inspecteur, la concierge, FÉRAOUN EN COMPAGNIE D’ ALBERT CAMUS le bidonville et même le métier ". aucune précaution particulière". (14 mars Au printemps de la même année, son état ne 1962). s’était guère amélioré : " Aujourd’hui, j’ai La mort a trouvé Mouloud Féraoun dans reçu trois visiteurs qui tous trois voulaient ces dispositions : elle avait déjà atteint l’écrime mettre sur une liste de candidats au vain; quant à l’homme, même s’il ne la souconseil municipal. Je présume qu’on va haitait pas, il l’attendait. essayer encore toutes sortes de pressions pour " m’intégrer ". En vérité je suis en plein La littérature: dégoût. Et il ne me reste plus que le désir le loisir du maître d’écrire. Rien d’autre ne m’intéresse.(…). Au point de vue physique, je suis plus délaLa tourmente que traversait le pays avait bré que jamais. (…) Même le cafard où nous puisions un peu de rancune nous a sérieusement mis à mal l’écrivain depuis quittés à partir du moment où nous avons 1957. Après avoir " achevé péniblement Les constaté qu’il n’y a plus rien pour nous Chemins qui montent " à Fort-National, la accueillir hors de ce triste radeau de la cité seule écriture à laquelle il s’était consacré à Alger, de façon plus ou moins régulière, était Nador. Alors nous nous résignons ". Cet intérêt de l’écrivain pour l’écriture celle du Journal et des Lettres à ses amis salutaire, il n’est pas certain qu’il ait résisté à dans lesquelles il lui arrivait de déplorer qu’il l’abattement qui le gagnait en cette fin d’an- n’eut plus " rien en chantier ". Ses propos née 1959 : " Simplement je vois, comme une méritent tout de même d’être nuancés. À Alger, il a achevé certes difficilement, et issue inéluctable qui se rapproche, la vieillesse et la solitude. (…) C’est la premiè- après plusieurs tentatives, la rédaction des re fois que j’ai cette impression. (…) Mes Poèmes de Si Mohand, un essai commencé à nerfs sont à bout et je ne me sens plus assez Fort-National. Il avait entamé celle de de force pour réagir. Alors je suis déjà dans L’Anniversaire, ouvrage publié par cet état préliminaire qui dispose à Emmanuel Roblès sous sa forme inachevée. L’œuvre comprend des fragments composés accueillir sereinement l’inévitable ". Mouloud Féraoun avouait donc avoir de quatre chapitres inédits et d’articles déjà atteint le seuil de saturation et ainsi jusqu’au publiés à diverses occasions. Mais, comme pour entretenir une certaine jour précédant sa mort, ses propos épisodiques à ce sujet confinent à la litanie : " Je ne illusion, l’auteur se laissait aller à croire à des peux plus supporter mon existence actuelle" projets d’écriture. En avril 1961, par (novembre 1959)." À la maison, toujours exemple, il promettait à son ami Emmanuel pareil. Comme si quelque chose était cassé. Roblès : " Si jamais il y avait un beau livre J’étouffe (…) "(avril 1960). " Bien sûr, je ne à écrire, ce serait celui-là : rendre justice à veux pas mourir (…) mais je ne prends l’instituteur. Et ça, je te jure que je le ferai dès que je serai suffisamment édifié et suffisamment remonté moralement". Le projet était compromis d’avance puisqu’il ne pouvait pas remplir la dernière condition. Nous ne savons pas grand chose de l’état d’avancement de sa thèse :" Je vais envoyer, confiait-il toujours à son ami, mon projet de thèse à Germaine Tillion ". Ainsi, nous pouvons constater que non seulement l’essentiel de la production littéraire féraounienne a été publié entre 1950 et 1957 mais que le " bled " kabyle constitue sa matrice génitrice. Il n’est question ici ni de régionalisme, ni d’ethnocentrisme, ni d’ethnographie, mais tout simplement d’une symbiose nécessaire chez Mouloud Féraoun entre l’intériorité de l’homme et l’extériorité du monde. Cette symbiose exigeait de se réaliser dans un contexte plus ou moins supportable pour permettre à la sensibilité de cet écrivain d’être productive. En effet, contrairement à certains auteurs inspirés littérairement par l’adversité et les débats contradictoires, Mouloud Féraoun, comme il se plaisait à le répéter, ne pouvait exercer son talent qu’en état d’harmonie avec le monde. En mars 1951, il décrivait Taourirt pour expliquer son choix d’y vivre : " Le jardin vu de loin est magnifique.(…) du haut de la mosquée où il y a la grande treille, j’ai admiré ma vache blanche, son veau fauve dans le carré des amandiers blancs. Je ne vous dis que ça. Un vrai soleil de printemps. À Tagrara, le ruisseau murmure allègrement et des dizaines de femmes lavent leurs gandouras. Idir est venu me voir pour me décider à demander Alger avec lui. J’ai Djazaïr ▲ numéro 3 5 «Fouroulou, c’est moi». MANUSCRIT DE MOULOUD FÉRAOUN refusé ". À cette époque, Mouloud Féraoun travaillait sans relâche à l’écriture de ses textes. En 1950, il avait déjà publié à compte d’auteur Le Fils du pauvre ( Le Puy, Cahier du Nouvel Humanisme) qui lui vaut le Grand Prix Littéraire de la Ville d’Alger en 1951 : " Je deviens une bête curieuse ! " écrivait-il, commentant l’événement avec ironie. Mais il faut savoir tout de même que ce n’était pas faute d’acquéreur. Mouloud Féraoun avait décliné l’offre des Nouvelles Editions Latines (Paris) parce qu’il jugeait les conditions de l’éditeur irrecevables : " Voilà du nouveau ! L’éditeur dont je te parlais accepte d’éditer mais il me demande de faire souscrire l’Université et m’impose un préfacier que je ne connais pas. Deux conditions inacceptables.(…) Mon histoire avec les Editions Latines s’est mal terminée. Mon refus les a indisposés (…) ". Quand on se remémore le contenu de la préface que les éditions avaient réservé, en 1956, à l’œuvre de Kateb Yacine, Nedjma, on ne peut que comprendre le refus de Mouloud Féraoun. En automne 1951, et tout en assurant la promotion de son premier livre (diffusion personnalisée, émissions de radio, etc...), Mouloud Féraoun achevait le manuscrit de son second roman, La Terre et le sang. Quelques mois auparavant, au printemps de la même année, il n’en tenait que le sujet et projetait d’aller en France " pour voir les mineurs kabyles pour la raison que, dans (s)on roman il sera question d’un bonhomme qui a vadrouillé un peu partout ". Dès le printemps 1952, au moment où ce manuscrit était déposé au Seuil (en même temps que Le Fils du pauvre), Mouloud Féraoun avait fini de rédiger certains chapitres du recueil Jours de Kabylie et s’attelait à la rédaction d’autres textes pour le même ouvrage. L’illustration était déjà assurée par des croquis de Charles Brouty (1897-1984), peintre français qui a vécu en Algérie de 1912 à 1963 et que Mouloud Féraoun avait fait venir en Kabylie à cette occasion. En 1953, les Éditions du Seuil publient La Terre et le sang (Prix Populiste), pendant que Mouloud Féraoun s’appliquait à retoucher Le Fils du pauvre pour le republier au Seuil . Il l’amputera en fait de la deuxième partie de l’édition originale (les années d’école normale de Fouroulou, les années de la deuxième guerre mondiale telles que vécues en Kabylie) qu’il réservait à un second tome du Fils du pauvre pour lequel il imaginait une suite. Le projet n’ayant pas été finalisé, cette partie orpheline a été intégrée à L’Anniversaire. En 1954, Le Fils du pauvre était publié au Seuil et Jours de Kabylie était édité à Alger aux éditions Baconnier (réédité au Seuil en 1969). En 1955, Mouloud Féraoun avait presque fini de mettre au point son troisième roman, Les Chemins qui montent. La même année, quelques extraits paraissaient dans les revues Simoun et L’Action. C’est à ce moment-là qu’il avait commencé à tenir son fameux Journal. En 1956, un troisième extrait des Chemins qui montent était publié dans la revue Les Lettres françaises. L’année suivante, 1957, le Seuil publiait Les Chemins qui montent et la revue Affrontement un fragment de l’étude des Poèmes de Si Mohand. Ainsi, en 1957, les principaux textes de Mouloud Féraoun étaient soit publiés (pour la majorité d’entre eux), soit déjà en chantier. À Alger, sa veine littéraire semblait se tarir malgré quelques sursauts (sans résultats marquants). L’école algérienne de la post-indépendance a fortement contribué à ancrer l’image de Mouloud Féraoun dans les esprits. Ainsi, dans l’imaginaire culturel algérien, Mouloud Féraoun est l’écrivain qui a su décrire la société rurale algérienne sous un éclairage qui permet aux mots de rendre un son juste un demi-siècle environ après leur composition. La vie des Kharoubas dans Tadart, entre voisins, au sein de la famille (le rôle de chacun : homme, femme, enfant-fille, enfantgarçon, le grand-père, la grand-mère…), les activités aux champs, la rentrée scolaire au village, la rencontre des femmes à la fontaine, l’émigration, le déroulement des saisons en rapport avec l’organisation socio-économique (la saison des olives, celles des figues, etc…), les rites et rituels (mariages, visites chez les marabouts…). Mais pour expliquer la séduction que continuent d’exercer ses textes, notamment ses trois premiers romans, Le Fils du pauvre, La Terre et le sang et Les Chemins qui montent, il faudrait ajouter certaines précisions quant à la tonalité d’ensemble dans laquelle baignent toutes les descriptions. Mouloud Féraoun ne porte pas sur ses compatriotes un regard exotique à travers lequel il aurait " croqué " le pittoresque, le sensationnel d’une communauté de " bêtes curieuses ", pour amuser la galerie des lecteurs occidentaux. Bien au contraire ! Et pour éviter tout malentendu, il commence dès les premières lignes de son premier roman, par chasser le touriste du paysage : " Le touriste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie admire, par conviction ou par devoir, des sites qu’il trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour les mœurs des habitants. On peut le croire sans difficultés, du moment qu’il retrouve n’importe où les mêmes merveilles (…). Il n’y a aucune raison pour qu’on ne voie pas en Kabylie ce qu’on voit également un peu partout. " Mille pardons à tous les touristes. C’est parce que vous passez en touristes que vous découvrez ces merveilles et cette poésie . Votre rêve se termine à votre retour chez vous et la banalité vous attend sur le seuil ". Djazaïr ▲ numéro 3 6 FÉRAOUN AVEC PIERRE BOURDIEU PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE FRANÇAIS C’est cette même banalité que Mouloud Féraoun revendique pour les siens, pour signifier qu’en Kabylie, ils sont simplement chez eux, à l’instar de ce touriste qui rentre chez lui : " Nous Kabyles, poursuit l’auteurnarrateur, nous comprenons qu’on loue notre pays. Nous aimons même qu’on nous cache sa vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons très bien l’impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages ". Le message de Mouloud Féraoun est clair et simple à la fois : l’étranger doit se débarrasser de sa vision stéréotypée de l’autochtone pour le voir tel qu’il est réellement, chez lui, dans une quotidienneté qui égale la sienne. De cette façon, tous les tableaux du livre en aval de ce message sont soustraits au regard exotique et prennent des accents d’authenticité qui provoquent chez le lecteur algérien actuel, l’identification à des personnages comme Fouroulou, l’effet de reconnaissance de certaines situations ( " c’est vrai ! ") , l’adhésion à des réflexions d’ordre proverbial, par exemple, etc… . Ces accents sont d’autant plus forts d’abord parce qu’ils résonnent comme réels grâce à la dimension autobiographique du Fils du pauvre, dimension révélée par l’auteur lui-même : " C’est une quasi-autobiographie " - " Vous savez bien que Fouroulou, c’était à peu près moi. Un moi enfant tel que je le voyais il y a dix ans ". La force de ces accents vient ensuite de ce qu’ils reposent sur ce qui semble une évidence : la banalité partagée doit placer tous les hommes sur un pied d’égalité. C’est le sens conforté par certains moments-clefs de La Terre et le sang à propos duquel l’auteur affirmait " C’est imaginé totalement ; un seul fait est vrai : je connais une dame venue de France, chez nous, vers 1920 ; elle y est encore, veuve depuis longtemps. Cela m’a donné l’idée d’écrire le livre ". Ils ressemblent à tout le monde Malgré l’exclusivité de ce seul fait, l’œuvre revendique sa véracité dès sa première ligne: " L’histoire qui va suivre a été réellement vécue dans un coin de Kabylie (…) ". Le lecteur se laisse volontiers abuser par tant de vraisemblance d’autant que Mouloud Féraoun avoue avoir pour objectif de décrire son compatriote comme un homme sans autre mérite particulier que celui de ce statut : " Ici comme ailleurs, un observateur perspicace peut se rendre compte que malgré certains aspects superficiels, visibles tout de suite, les Kabyles ne sont pas autre chose que des hommes ". Ce sont des hommes, certes, mais Mouloud Féraoun les immerge à un point tel dans leur culture d’origine qu’il est impossible de les " assimiler " ou de les "intégrer " malgré le passage par l’Ecole de Jules Ferry comme pour Féraoun-Fouroulou. Le sort réservé à deux jeunes gens, Amer n’Amer et Dehbia, dans le troisième roman, Les Chemins qui montent, est à ce sujet exemplaire. Lui, fils de Madame, en rupture de ban, revient au village après quelques années passées en France mais fait figure de marginal. Elle, une jeune fille des AïtOuadhou, convertie au christianisme est contrainte de le dissimuler comme une tare, d’autant qu’elle revient au village de sa mère après la répudiation de celle-ci. Ecoutons l’auteur commenter son livre : " Dans Les Chemins qui montent, ce que j’ai voulu dépeindre, ce n’est pas le roman d’amour de Dehbia et Amer, c’est le désarroi d’une génération à demi évoluée, prête à se fondre dans le monde moderne, une génération digne d’intérêt, qui mérite d’être sauvée et qui, selon les apparences, n’aura bientôt d’autre choix que de renoncer à elle-même ou de disparaître ". Ne pas disparaître, ne pas renoncer à ce qu’on est exige, comme le note Mouloud Féraoun dans son Journal, un refus catégorique de l’assimilation : " Tous ceux que j’ai rencontrés savaient que je n’étais ni Français, ni intégrable ". C’est de toute façon pour que cela se sache, non seulement de lui mais de tous les Algériens, que Mouloud Féraoun écrit. C’est ce qu’il précisait à Albert Camus, en 1951, après avoir exprimé son regret qu’ " il n’y eût aucun indigène (dans La Peste) " : " J’ai pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce fossé entre nous, vous nous auriez mieux connus, vous vous seriez sentis capable de parler de nous avec la même générosité dont bénéficient tous les autres. Je regrette toujours, de tout mon cœur, que vous ne nous connaissiez pas suffisamment et que nous n’ayons personne pour nous comprendre, nous faire comprendre (…). J’ai l’intention d’écrire, de parler de nos compatriotes tels que je les vois (…). Ne puis-je pas me payer ce ridicule : tenter à mon tour d’expliquer les Kabyles et montrer qu’ils ressemblent à tout le monde ? " Et c’est pour bien expliquer que ses compatriotes ressemblent à tout le monde qu’il adopte en réalité un seul style - celui, dépouillé de la rédaction de l’école (privilégiant les métonymies au détriment des métaphores) - et un seul ton - celui de la neutralité didactique émaillée de temps à autre de traits d’humour; et ce, quel que soit le genre considéré : la fiction romanesque, le journal, la description anthropologique, la lettre. Mouloud Féraoun était le littérateur d’un seul verbe, à la fois sobre et chargé de sens, à l’image de sa vie.■ Djazaïr ▲ numéro 3 7 Hommage Mouloud Féraoun n retrouve dans l’oeuvre de Féraoun, depuis Le Fils du pauvre jusqu’au Journal, un souci sociologique certain. De toute évidence, ce souci n’est pas naïf. Féraoun a conscience de sa position sociale privilégiée en tant qu’écrivain et il se sent le devoir de réclamer les droits des Algériens. Il fait cela (comme tous les écrivains algériens qui l’ont suivi) en montrant crûment, aux yeux du monde, la misère au quotidien vécue par ses compatriotes, pour que tout le monde se sente concerné et que personne ne puisse dire : «Je ne savais pas ...» Mouloud Féraoun le dit bien dans cet article sur la littérature algérienne, paru en 1957 et qui est reproduit dans L’Anniversaire(1). Il explique ainsi, dans le passage qui suit, le succès des écrivains algériens: «L’intérêt vient, sans doute, de ce que l’on était prêt à nous entendre et qu’on attendait de nous des témoignages sincères. La floraison s’expliquait par notre impérieux besoin de témoigner sincèrement et entièrement, de saisir notre réalité sur le vif et dans tous ses aspects, afin de dissiper des malentendus tenaces et de priver les consciences tranquilles de l’excuse de l’ignorance». (2) Mais d’abord, voyons quelle était la littérature existante sur les Algériens pendant la période coloniale. Je pense aux textes parus, par exemple, dans les Cahiers du Centenaire : La vie et les moeurs en Algérie, aux textes des ethnologues de la période coloniale. Ces textes présentaient une vision folklorique des Algériens de l’époque, une vision fausse très éloignée de la réalité et souvent teintée de mépris. Dans les romans écrits par les écrivains de l’époque coloniale, les Algériens sont absents. Mouloud Féraoun le dit dans L’Anniversaire. Il parle ainsi des oeuvres de Gabriel Audisio, Albert Camus, Edmond Brua, Jules Roy, Rosfelder, Claude de Fréminville, René-Jean Clot, Marcel Moursy, Emmanuel Roblès. «On peut y rencontrer une chaude sympathie pour l’autochtone, parfois même de l’amitié; mais en général, l’autochtone en est absent et si nous le déplorons profondément les uns et les autres, cela n’est pas du fait de l’écrivain, il ne s’agit pas d’une regrettable lacune littéraire, c’est tout bonnement une des tristes réalités algériennes, O Le souci sociologique dans l’oeuvre de Mouloud Féraoun PAR F BELMILOUD SOCIOLOGUE celle qui a assuré une stupide permanence à l’hostilité initiale en cultivant l’indifférence, et plus souvent le mépris». Ces écrivains ne parlent pas des Algériens, non pas par oubli ou lacune littéraire, mais parce que, dans la réalité, les Algériens n’existent pas pour eux, ils ne comptent pas. Je reviens à Camus dans L’Etranger et je pense à une correspondance de Mouloud Féraoun à Albert Camus pour le féliciter de son livre, mais où il lui reproche de ne pas avoir parlé des Algériens en lui disant que dans L’Etranger, Oran ressemble à une banale ville métropolitaine. Camus lui répond que c’était parce qu’il n’était pas sûr de savoir le faire bien et il ajoute à l’intention de Féraoun : «Vous , vous pourrez le faire». Il y a trois positions de la littérature sur les Algériens pendant la période coloniale : soit on parle d’eux de façon «folklorique» ou méprisante, soit on les oublie, soit on a la position de Camus -et ce n’est pas la plus mauvaise-, qui ignore délibèrement les Algériens parce qu’il n’est pas sûr de pouvoir en parler juste. Mouloud Féraoun Djazaïr ▲ numéro 3 8 écrit(3) : «Nous savons donc à quoi nous en tenir. Si nous sommes absents dans l’oeuvre d’un Camus qui ne cesse de proclamer noblement la misère et la grandeur de la condition humaine, si les Algériens de Moussy, qu’on ne peut imaginer plus authentiques et plus proches de nous, nous coudoient continuellement sans nous voir, c’est que ni Moussy, ni Camus, ni presque tous les autres n’ont pu venir jusqu’à nous pour suffisamment nous connaître». A la façon des grands reportages Comme il a été dit plus haut, Féraoun est conscient que sa position sociale particulière d’écrivain, capable de montrer la réalité algérienne, lui impose un devoir. Le côté documentaire de son oeuvre garde à ses yeux la plus grande importance, il lui consacre toute son attention parce qu’il sait, hélas, que l’observateur qui a étudié la société musulmane de l’extérieur ne l’a jamais bien comprise. Par ailleurs, il se sentait le devoir de réclamer les droits de cette société algérienne. Il estime que : «attachés par toutes les filières de notre âme à une société figée, ignorante et misérable, en marge du siècle nouveau, nous avons la claire conscience de ce qui nous manque et le devoir de le réclamer. L’aspect revendicatif de notre oeuvre n’a donc rien de surprenant» (2) Il va donc prendre la décision de témoigner en décrivant «une humanité moins belle et plus vraie, une terre aux couleurs moins chatoyantes mais plus riche de sève nourricière, des hommes qui luttent et souffrent, et sont les répliques exactes de ceux que nous voyons autour de nous»(3). Mouloud Feraoun nous met alors sous les yeux la réalité crue. Il parle de la naissance d’une nouvelle littérature qui va s’opposer à la vision enjolivée des ethnologues coloniaux : «La voie a été tracée par ceux qui ont rompu avec un Orient de pacotille (...) et vont parler des drames sociaux d’où résultent le chômage et l’émigration, drames politiques avec les luttes intestines, les brimades administratives ou l’inhumaine opposition des races; ceux enfin de l’ignorance, qui sont aussi cruels que les autres et auxquels on voudrait imputer l’origine de tous nos maux".(4) Il va témoigner à la façon des grands reportages qui nous mettent sous les yeux aujourd’hui, à la télévision, la misère sociale de populations lointaines ou de groupes sociaux cachés jusqu’ici. Il fait cela pour que nous ne puissions pas dire que nous ne savions pas ... Il dit : «pour que nous n’ayons pas l’excuse de l’ignorance" (5) Et là, il fait un travail éthnographique important, il a le souci du moindre détail. Il sait qu’il doit rester objectif et il ne parle pas d’une chose s’il ne l’a pas vécue ou bien étudiée. Citons, par exemple, ce passage très connu du Fils du pauvre sur les potières. Mouloud Féraoun explique sur tout un chapitre le travail de la poterie artisanale et il donne tellement de détails qu’on pourrait en faire: «L’argile se travaille dès le printemps. Baya et Khalti vont la chercher dans les paniers, à plusieurs kilomètres du village. Les mottes sèchent au soleil dans la cour, puis elles sont écrasées et réduites en poussière. Avec cette poussière imbibée d’eau, mes tantes font une pâte dont elles emplissent des jarres. La pâte devient consistante au bout de deux jours. Il faut alors la malaxer vigoureusement et lui incorporer les débris d’un vieil ustensile broyé. Les grains de terre cuite ainsi ajoutés forment avec l’argile fraîche une pâte qui ne fendra pas. Il est temps de modeler(...) Mes tantes ne préparent que trois ou quatre ustensiles à la fois parce que la cour est exigüe. Le dernier ustensile ébauché, Nana revient au premier qui a déjà séché un peu – nous disons qu’il a bu(...) «Chaque potière a son style particulier . Il suffit de présenter un objet quelconque aux mains initiées d’entre elles, elles indiquent immédiatement les mains d’où il sort. (...) Lorsque les ustensiles sont secs, il faut les décorer. La terre glaise employée à leur fabrication est jaunâtre ou rouge. Les cruches, les pots, les jarres et, en général, tous les objets qui ne doivent pas aller sur le feu sont enduits d’une couche d’argile blanche qu’on frotte avec un galet. Le polissage n’est pas compliqué» (6). Dans Le Fils du pauvre, mais aussi dans La Terre et le sang, dans Jours de Kabylie, dans le Journal, il y a chez Féraoun un souci minutieux de nous montrer la réalité du moment (celle de la vie des villageois pendant les années 1930, puis les années 1950, pendant la révolution dans le Journal), la réalité des pratiques économiques, culturelles et sociales de l’époque, la réalité des relations sociales et des relations entre les sexes (le rôle social attribué à l’homme et à la femme dans notre société), la réalité des mythes et des croyances sous-jacents aux pratiques (lorsqu’il raconte les légendes, celle de la vache aux orphelins par exemple, ou le souci qu’il a eu de rassembler les poèmes de Si Mohand, poèmes de tradition orale qui sont notre patrimoine). Djazaïr ▲ numéro 3 9 L’écrivain doit y laisser une partie de lui-même Ce souci ethnographique n’est pas naïf: Mouloud Féraoun veut que nous sachions de très près quelle était la réalité et la misère de la vie au quotidien de ses compatriotes. Et, de la même façon qu’il décrira précisément les matériaux qui entrent dans la construction des murs des maisons kabyles par exemple, il décrira le travail des émigrés à la mine (Il faut savoir qu’il s’est rendu à la mine et qu’il a réellement vu ce qu’il décrit, il a fait le voyage en bateau pour aller en France, comme le faisaient les émigrés et il est descendu dans la mine). Voici un extrait de La Terre et le sang où il parle de la mine. Il se situe juste avant la scène de l’accident : «Ce fut à la fosse numéro 13 que cela arriva. Depuis une semaine, Amar travaillait avec André au bout d’une galerie en pente. Le reste de l’équipe était au fond. André était fatigué mais il refusait tout repos. Il avait accepté une tâche facile en attendant de se sentir mieux. Il s’agissait d’envoyer aux camarades, à l’autre bout de la galerie, des wagonnets lourdement chargés des matériaux devant servir à combler les cavités. En retour, l’équipe renvoyait un chargement de charbon. André actionnait le treuil, Amar accrochait et décrochait les wagonnets. La marche des wagonnets était réglée par une sonnerie d’appel, ainsi que les arrêts au moment du repos» (7). Il y a, chez Féraoun, un souci sociologique parce qu’il découvre tout, sans rien cacher, sans honte et sans porter de jugement. Par exemple, dans Le Fils du pauvre, lorsqu’il décrit les petites ruelles étroites et sales (On remarquera le ton humoristique parce que Mouloud Féraoun n’est pas un journaliste, c’est un écrivain) : «En bonne logique, comment, exiger qu’une rue faisant partie d’un chemin soit traitée autrement que ce chemin ? Pourquoi faut-il la paver si ce chemin ne l’est pas ? Ils sont tous deux poussiéreux en été; elle est plus boueuse en hiver car elle est plus fréquentée. Pour la même raison d’ailleurs, elle est continuellement plus sale. C’est la seule différence. Quant aux ruelles, elles lui ressemblent puisqu’elles sont ses filles» (8). Ou dans Jours de Kabylie : «Mes ruelles, vous les trouvez étroites et sales ? Je n’ai pas besoin de m’en cacher. Je vous ai vus tout petits et bien contents d’y barboter comme des canetons malpropres ! Ne fais pas le faraud mon petit avec ton beau costume et ta valise. N’oublie pas que ce costume perdra bientôt ses plis . Je m’en charge. Il sera taché d’huile, couvert de poussières invisibles qui lui enlèveront son éclat. J’y mettrais des mites, moi, et un jour qui n’est pas lointain, tu le sortiras pour le porter au champ quand tu iras défricher Et alors tu vois ce qui l’attend ! La valise ? Parlons-en. Je sais où elle ira cette valise . Sur l’akoufi de la soupente n’est-ce pas ? Je suis tranquille. Elle aura le temps de s’enfumer. Tu la sortiras un jour pour t’en aller de nouveau. Elle te couvrira de ridicule dans le train et sur le bateau» (9). Mouloud Féraoun est sociologue parce qu’il veut dire la réalité. Il s’efforce de rester objectif, mais il dira que cela n’est pas suffisant pour que les choses bougent. Il faut encore toucher le lecteur, réussir à l’émouvoir pour qu’il puisse réagir et qu’il se sente concerné. C’est là tout le travail de l’écrivain et c’est ce qui fait la différence entre un journaliste (même un très bon journaliste) et un écrivain. Mouloud Féraoun est sociologue, mais gardons-nous de le réduire à cela. Mouloud Féraoun est tout autant un écrivain. L’écrivain, s’il veut arriver à ses fin, doit y laisser, comme il le dit, une partie de lui-même. Laissons Mouloud Féraoun terminer lui-même par cette citation (10) : «L’observation objective ne suffisait pas; il a fallu pour toucher et convaincre, faire appel à toute son intelligence, puiser les arguments dans son coeur, rechercher l’accident qui convient dans son propre déchirement. Et la bonne recette s’est imposée à plusieurs qui ont, en effet, puisé en eux-mêmes leur roman, lorsqu’il n’ont pas raconté tout simplement leur histoire».■ (1) Féraoun , L’Anniversaire Ed. du Seuil, p. 54 (2) Op. cité p. 57 (3) Op. cité p. 54 (4) Op. cité p. 54 et 56 (5) Op. cité p. 54 (6) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, chap.6 (7) La Terre et le sang, Ed. du Seuil, p 60 (8) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, p 9 (9) Jours de Kabylie, Ed. du Seuil, p 12 (10) L’Anniversaire, Ed. du Seuil, p 57 Principales oeuvres de Mouloud Féraoun Le Fils du pauvre, Le Puy, Cahier du nouvel humanisme, 1950; rééd. Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1954; rééd. Le Seuil, coll. «Points Roman», 1982. La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1953; rééd. avec préface de Emmanuel Roblès, 1962; rééd.«Points Roman», 1998. Jours de Kabylie, avec illustrations de Charles Brouty, Alger, éd. Baconnier, 1954; rééd. Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1968; rééd. in Algérie, un rêve de fraternité, Paris, Omnibus, 1997. Les Chemins qui montent, Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1957. Les poèmes de Si-Mohand, essai, Paris, Minuit, 1960. Journal, 1955-62, Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1962. Lettres à ses amis, Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1969. L’Anniversaire, Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée», 1972; rééd. «Points Roman», 1989. L’oeuvre complète de Mouloud Féraoun a été rééditée en Algérie par l’ENAG en mars-avril 1992 avec de très intéressantes préfaces de Christiane Chaulet-Achour pour 5 des 6 volumes ainsi réalisés, le 6ème, concernant La Terre et le sang, étant préfacé par Mouloud Mammeri. De nouvelles rééditions sont prévues dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France, en 2003. Traductions Le Fils du pauvre : traductions en arabe, espagnol, russe, allemand, polonais, roumain, anglais, tchèque. La Terre et le sang : traductions en espagnol, russe, allemand, polonais, roumain, tchèque, anglais. Les Chemins qui montent : traductions en arabe, espagnol, russe, allemand, polonais, roumain, anglais, tchèque. Journal : traduction en anglais (américain). Djazaïr ▲ numéro 3 10 Mon père... je me souviens PAR ALI FÉRAOUN our vaincre la frustration d’avoir perdu mon père à quelques jours de l’indépendance de l’Algérie, son image a été pendant de longues années présente dans mon esprit à tous les instants de mon existence: à chaque instant, son image s’est imposée à moi comme une compagne indispensable, un recours dans les moments de détresse, ou simplement comme une présence amicale. Parfois, j’ai fait renaître une attitude en rapport avec un événement semblable à celui que je vivais. Parfois encore, je fais rejaillir de ma mémoire une séquence de vie, juste pour avoir au fond de moi un bonheur immense. La vie avec Mouloud Féraoun est encore aujourd’hui, dans mon esprit, une succession de bonheurs . L’évocation du père qu’a été pour moi Mouloud Féraoun peut présenter un intérêt: à travers mes souvenirs de famille, on pourrait sans doute construire un portrait de Féraoun qu’il serait intéressant ensuite de juxtaposer à celui qui transparaît dans ses écrits, notamment les Lettres à ses amis, Le Fils du Pauvre, le Journal 55/62 ; je veux dire celui de l’homme sage, humble, modeste et travailleur, de cet P homme bon et généreux «qui souffrait de la misère des autres» et qui, comme il le disait de Camus, avait sans doute luimême «mal à l’Algérie, comme d’autres ont mal au poumon». Je suis né pendant la seconde guerre mondiale. A cette époque , Féraoun était instituteur chargé de l’unique classe de Taboubrist, à trois kilomètres de BéniDouala, donc à huit de Tizi-Hibel. Il a quitté ce poste qu’il occupait depuis 1937 en janvier 1945, pour Aït Abdelmoumen de Taboubrist. J’ai en tête une seule image: mon père qui me tend une pomme. Je ne peux pas dire aujourd’hui si c’est une image que j’ai fabriquée, mais lorsqu’on parle de l’école de Taboubrist, je vois mon père en blouse grise, revenant du jardin pour me rejoindre sur le seuil du couloir avec cette pomme verte à moi tendue. Mon père a toujours été pour moi «celui qui me donne quelque chose de bon». Au printemps 1945, je le vois à cheval, avec ses guêtres noires, revêtu d’un pantalon de cavalier, de son burnous et de sa chéchia rouge. Je le revois dans sa classe avec sa blouse sombre, debout sur l’estrade, un bâton à la main. Je regarde de la cour, silencieux. Je sais que je n’ai pas le droit d’entrer dans la classe, même si la porte est ouverte. Mais j’ai envie de voir mon père. C’est un homme très sérieux, mais il n’est pas méchant. Je n’entrais plus dans la classe de mon oncle qu’auparavant j’avais le droit de déranger, parce qu’un jour il avait frappé un élève à la tête avec une règle et celui-ci avait saigné car il avait la teigne. Le sang m’avait définitivement horrifié. Dans ma tête de gamin, les choses étaient bien claires: mon oncle, qui avait un visage jovial et que j’avais toujours connu souriant, était désormais un méchant. Mon père, qui était toujours sérieux, grave au point que ma sœur et moi relevions les rares fois où on le voyait rire, était un homme gentil qu’il ne fallait pas déranger par nos incursions dans sa classe. On ne devait pas non plus le mécontenter par une mauvaise conduite. Ces règles m’étaient fixées par ma grande sœur. Je dois dire, parlant d’elle, que notre père avait une grande complicité avec elle. Il en était très proche et également très fier. On se souvient de cette lettre où il raconte comment il a dû affronter l’opposition de son père, pour emmener Djidji à Paris. C’est également, d’entre nous tous, elle qui est venue la première à Alger. Je dois dire que pour mon frère et moi, c’était très commode d’être dirigés par une sœur aussi affectueuse. Sur un banc de pierre dans la cour d’école Pour revenir à cette époque de Taourirt Moussa, on voyait les vieux, les hommes les plus respectables des villages voisins, venir lui rendre visite et parler parfois longtemps avec lui, dans la classe après les cours ou sur un banc de pierre dans la cour de l’école. Le soir, nous, on jouait à proximité, on courait pour lui montrer nos performances, pour attirer son attention et surtout jouir de sa présence. Plus tard, il jouait avec nous, aux devinettes, aux coloriages de dessins, aux FÉRAOUN EN BURNOUS A SA DROITE SON AMI L’ÉCRIVAIN EMMANUEL ROBLÈS ET SES ENFANTS charades en français. Mais très tôt, il nous donnait des cours de vacances, chaque été, pour améliorer notre écriture, pour nous faire réciter les tables de multiplication, les conjugaisons, les règles de grammaire. Il nous faisait aussi des dictées. En contrepartie, pendant les vacances, il était presque totalement à nous. Car il y avait quand même les Nouelle, Pierre Martin et Berthe, avec Pouf leur caniche. Il y avait Brouty. C’était déjà en 51. Malek Ouary était venu pendant les vacances de Pâques 1950. A pied depuis la rivière, ce qui lui avait fait une sacrée trotte ! La même que Féraoun fit en 1960 avec son frère Idir pour rejoindre Tizi-Hibel lors du décès de son père. Ainsi, très tôt les gens nous avaient pris notre père qui, en tant qu’instituteur, jouait un rôle de conseiller pour tous les villageois des bourgades environnantes. Plus tard, c’était la littérature et les hommes de lettres. Très tôt également, mon frère, ma sœur et moi-même sûmes que notre père était un homme sérieux qui, faisant des choses très sérieuses, ne Djazaïr ▲ numéro 3 11 devait pas être dérangé. Cette idée d’homme sérieux que nous avions de notre père, nous l’avons gardée très longtemps. Ainsi, je n’ai jamais vu mon père jouer au ballon ni aux cartes. Par contre, il aimait les dominos et savait «fermer» une partie en un temps record. Lorsqu’on quittait Taourirt, aux vacances d’été, il jouait aux dominos au café de Tizi-Hibel et nous ramenait chaque soir un plein capuchon de bouteilles d’orangeade gagnées en quelques parties. Entre sa classe, les visiteurs des villages, les instituteurs qui restaient bavarder avec lui, les grands élèves qui étaient gardés après 4 heures et qui venaient le dimanche matin de 10 heures à midi, il y avait juste de la place pour planter des arbres ramenés de Tizi-Ouzou avec une étiquette jaune en bois, greffer, tailler et émonder les acacias ou les frênes en été pour avoir le fourrage vert dont on nourrissait d’abord une chèvre, puis une vache. Au milieu de tous les paysans, ses frères A l’école, à la maison, il était souvent en blouse noire ou en burnous, tête nue, les cheveux peignés vers l’arrière. Lorsqu’il sortait de l’école pour monter au village, il était toujours en costume avec une chemise sans cravate, le burnous blanc et la chéchia rouge. Non pas la chéchia rigide des citadins, mais bien la calotte en laine ou en coton rouge surmontée d’un gland noir rejeté en arrière. La cravate comme le cirage des chaussures ne s’imposaient que lorsqu’il allait en ville. J’imagine que Féraoun, qui faisait corps avec les siens, tout naturellement s’était mis à se vêtir comme eux pour ne pas en être différent. «Il se résigna donc à être simplement instituteur dans un village comme celui qui l’a vu naître, au milieu de tous les paysans, ses frères, attendant avec un fatalisme indifférent et une certitude absolue, le jour où il entrera au paradis de Mahomet». Voilà ce qu’il dit de Fouroulou qui est sans doute sa projection virtuelle dans le roman Le Fils du Pauvre. Et il ajoute: «Ta vie ressemble à des milliers d’autres vies avec ceci de particulier que tu es ambitieux, Fouroulou, que tu as pu t’élever et que tu serais tenté de mépriser un peu les autres qui ne l’ont pas pu; tu aurais tort, Fouroulou, car tu n’es qu’un cas particulier et la leçon, ce sont ces gens-là qui la donnent». A Fort-National, il avait supprimé la chéchia en la remplaçant l’été par un chapeau de paille; il mettait désormais une cravate tous les jours et avait remplacé le burnous blanc par un burnous gris en gabardine. Fort-National, c’était en 52 et j’avais 10 ans. Il ne nous avait pas demandé de choisir nos copains et lorsque nous nous étions, mon frère et moi, mis de nousmêmes avec le groupe des enfants de fonctionnaires kabyles, qui rivalisait avec le groupe des enfants des fonctionnaires français, il avait approuvé, sans trop insister sur le sujet . A Fort-National, qui était une ville, avec des Français, des militaires, des gendarmes, un maire, Féraoun, comme à Taourirt Moussa, continuait à occuper une place centrale. Directeur du cours complémentaire, il coordonnait toutes les écoles de la région. Il animait également le foyer rural, la salle de projections de cinéma et le club sportif de l’école qu’il confia par la suite à un autre instituteur . Malgré la multiplicité de ses activités, il trouvait toujours le temps de passer en revue la journée scolaire de chacun d’entre nous, y compris celle des tout petits, auxquels il ne voulait pas donner l’impression d’être laissés pour compte. Il était très attentif à notre travail de classe et ne cessait de nous en ressasser l’utilité . En fait, il était père de 7 enfants et, pour lui, les enfants comptaient beaucoup. Il savait nous parler, tirer enseignement de toute chose de la vie courante, il savait nous expliquer avec patience. Il donnait de l’importance à chacun d’entre nous et veillait à ce qu’il ne nous manque rien, que ce soit en vêtements, en matériel scolaire ou en toute autre chose. Il nous offrait toujours beaucoup de choses: des jouets, des livres, des stylos, un vélo, des montres…Quelques jours après mon échec à l’examen de la première partie du baccalauréat, il m’avait offert une montre. Il y avait également beaucoup de livres mais jamais les siens. Je ne me souviens d’ailleurs pas qu’il ait demandé à l’un d’entre nous de lire Le Fils du pauvre ou Jours de Kabylie. Nous les avons lus en cachette. Lui nous poussait par contre à lire les ouvrages de la Bibliothèque verte. Un homme paisible calme et sobre Féraoun était un homme très sociable qui aimait avoir des gens autour de lui. Nous avions tout le temps des visites de ses amis, des gens qui mangeaient à la maison. Il recevait avec un plaisir égal, aussi bien les villageois de Tizi-Hibel qui nous rendaient visite à Fort-National, que des écrivains qui venaient d’Alger, des EtatsUnis ou du Japon. Il avait, je crois, un certain bonheur à parler avec tous ces gens et à les écouter. Il aimait particulièrement discuter avec ses grands élèves, et à FortNational, c’étaient ceux de la 3ème. Il en était très fier. Il avait une conscience précise de son rôle d’instituteur du bled et il mettait un point d’honneur à donner de sa personne l’image d’un modèle, d’un exemple de vertu, sans orgueil. Il était un modèle pour ses élèves, mais également pour les villageois. Féraoun était un homme calme, paisible et sobre, somme toute facile à vivre et de surcroît, attentif aux autres. Mais ce tempérament cachait bien un homme d’une extrême nervosité, capable d’entrer dans des colères mémorables. C’est sans doute à cause de cela qu’il ne nous corrigeait pas: à la maison, les coups, c’était le registre de la maman. En ce qui concerne l’écriture, il aimait surtout travailler la nuit. Il écrivait toujours sur des cahiers d’écolier. Il était capable d’écrire d’un trait de nombreuses pages sans une seule rature. Les ratures dans les romans, il les faisait en seconde lecture, ou parfois même en 3ème révision, car il aimait revenir souvent sur un texte dont il estimait qu’il ne rendait pas fidèlement ou précisément l’idée qu’il voulait exprimer. On a l’impression que pour lui, le texte n’est jamais tout à fait parfait. Un autre trait de caractère de Féraoun est qu’il n’aimait, ni ne supportait l’échec. Pour lui, le travail acharné est la clé du succès. Le travail est un aspect important de la vie de l’homme. Sans doute le plus important. Le travail inspire et procure le respect. Aussi, il n’aimait pas l’oisiveté et arrivait toujours à occuper son temps de façon utile, surtout lire ou écrire, échanger des idées avec d’autres, ou rédiger des lettres à des amis éloignés. Lorsqu’il parlait avec nous, c’était de nos études ou bien pour nous raconter ce qu’il avait fait. Nous faire partager un moment ou encore évoquer un souvenir. Un seul sujet était tabou: la guerre d’Algérie. On n’en parlait jamais pour ne pas lui attirer des ennuis. Les enfants répètent toujours dehors ce qu’ils entendent à la maison. Et parfois, cela peut engendrer des conséquences inimaginables. Nous, on n’avait rien à répéter car on ne disait rien. Et cela était une précaution voulue par notre mère, pour ne pas attirer d’éventuels ennuis à notre père. La nuit du 14 mars 1962 fut la dernière que nous avons passée ensemble. Nous avions veillé à la cuisine pour évoquer des souvenirs. Il parlait toujours avec plaisir de sa carrière d’instituteur du bled. Ses derniers mots adressés à ma mère, ce triste matin du 15 mars, étaient pour lui recommander de ne pas nous envoyer au lycée, par prudence. N’avait-il pas noté, la nuit précédente, dans son journal: «A Alger, c’est la terreur… Bien sûr, je ne veux pas mourir et je ne veux absolument pas que mes enfants meurent, mais je ne prends aucune précaution particulière en dehors de celles qui, depuis une quinzaine, sont devenues des habitudes: limitation des sorties…»■ Djazaïr ▲ numéro 3 12 L’autre rive Il a paru intéressant à Djazaïr 2003 de reprendre sous cette rubrique deux articles portant sur l’Année de l'Algérie en France, l’un de la plume de Yasser Hawary, Directeur du magazine «Arabies», mensuel du monde arabe et de la francophonie, l’autre de Renaud Revel, de l’hebdomadaire français "L’Express". Sous le titre : "France-Algérie, l’heure de vérité", Yasser Hawary analyse l’état des relations algéro-françaises et souligne l’importance dans ce domaine de l’organisation de l’Année de l’Algérie en France. France-Algérie, l’heure de vérité "Je t’aime….moi non plus": un diplomate oriental, poète de surcroît, résume ainsi les sentiments bien singuliers que ne cessent d’éprouver, l’une pour l’autre, l’Algérie et la France. Et de souligner que disputes spectaculaires et réconciliations éclatantes se succèdent, dans ce "couple" bien explosif… Certes, les Algériens ont pour Paris les yeux de Chimène: la Ville Lumière demeure pour eux non seulement le refuge dans les années sombres, mais aussi cette métropole des arts et des lettres, cet espace vital où s’épanouissent tant de leurs écrivains, de leurs dramaturges, de leurs acteurs, sans compter une foule anonyme et talentueuse de professeurs, de journalistes, d’entrepreneurs. Sait-on à cet égard, que l’Algérie est pour la France un partenaire commercial précieux, tout juste précédé par l’immense Chine ? " Cette proximité extrême, cette intimité et le souvenir d’un passé tourmenté n’empêchent pas -ils expliquent, bien plutôt- une susceptibilité à fleur de peau, une attention extrême et soupçonneuse portée au regard de l’autre et à son jugement (…) "Ce climat spécial n’est pas à sens unique. Il est entretenu, avivé, depuis des décennies, par des centaines de milliers de Français nés en Algérie, qui ont transmis à leurs descendants leur passion et leur nostalgie pour cette terre d’Eden. Beaucoup n’hésitent pas, périodiquement, à s’y retremper, à y prendre de véritable bains de jouvence. Mais aujourd’hui, à Alger comme à Paris, les politiques doivent relayer les citoyens et aller de l’avant, résolument. "La fin d’une hostilité franco-allemande pluriséculaire et le duo De Gaulle-Adenauer ont per- mis le lancement de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, fondement de l’Union européenne. De la même manière, Paris doit exorciser une fois pour toutes les démons du passé pour initier avec l’Algérie -porte de l’hinterland africain- des synergies exemplaires, appelées à des prolongements spectaculaires. Une nouvelle donne franco-algérienne valoriserait d’ailleurs considérablement Paris auprès de ses alliés européens, et Alger dans son environnement maghrébin. "Jamais autant qu’aujourd’hui les conditions n’ont paru aussi favorables pour édifier sur des bases solides un pont de l’amitié et de la coopération. L’Algérie vient de célébrer le 40ème anniversaire de son indépendance : 40 ans, c’est l’âge de la maturité, de la responsabilité, des rancœurs apaisées. A la tête du pays officie, pour la première fois, un homme qui concilie habilement patriotisme et francophilie: le président Abdelaziz Bouteflika, qui lancera en 2003 "l’Année de l’Algérie en France". Bref, l’Elysée et le Quai d’Orsay doivent exploiter cette conjoncture exceptionnelle pour aplanir définitivement les différends. Or le chantier de la réconciliation reste considérable, complexe, à la mesure de l’ambition. "Il faut d’abord et surtout dépolluer les esprits. Nourris par les récits des horreurs perpétrées pendant la guerre d’indépendance, préjugés et images négatives perdurent de part et d’autre. Certains médias, qui ressuscitent périodiquement les turpitudes du passé, entretiennent le poison. "Pourtant, en France comme en Algérie, de nouvelles générations tournées vers l’avenir, porteuses d’idées fraîches, prennent la relève. Des voix chaque jour plus nombreuses demandent que soit confiée à de "nouveaux historiens", objectifs et dépassionnés, la tâche d’exorciser les fantômes de la période coloniale. Véritable trait d’union entre les deux pays, des cohortes de jeunes artistes et écrivains français ou francophones d’origine maghrébine, qui se sont distingués sur la scène hexagonale, s’apprêtent à investir leurs talents dans les multiples manifestations prévues pour "l’Année de l’Algérie". On parle même d’accueillir à titre posthume Kateb Yacine le Géant algérien de la littérature francophoneparmi les Immortels de l’Académie française. "L’enjeu d’un New Deal franco-algérien n’est pas seulement bilatéral ou régional. Les deux pays doivent contribuer, de concert, au dialogue des civilisations, pour garantir une mondialisation harmonieuse, échappant au rouleau compresseur anglo-saxon". Le soutien de Jacques Chirac «L’Express» également évoque l’Année de l’Algérie en France. Il souligne la volonté du président Jacques Chirac de soutenir cette manifestation et en donne les grandes lignes du programme: «Le chantier de Djazaïr une Année de l’Algérie en France, lancé en 2002 à la suite d’un passage à Paris du président algérien Abdelaziz Bouteflika et que conduit l’ancien président du conseil supérieur de l’audiovisuel Hervé Bourges, a trouvé un avocat en la personne de Jacques Chirac lui-même. Le chef de l’Etat, qui doit se rendre prochainement de l’autre côté de la Méditéranée, compte en effet pousser ce projet en disant à son homologue tout le bien qu’il en pense. Or, quand le président français sera à Alger, il en aura en poche le programme définitif. (...) D’ores et déjà, plus d’une centaine de villes en France ont prévu d’accueillir quelque 300 manifestations, qu’il s’agisse d’expositions, de mises en scène, de concerts ou de colloques . Et c’est par un concert à Bercy, animé par d’éminents artistes algériens contemporains, que s’ouvrira, le 31 décembre prochain, l’opération. « Pendant une année, la France va inviter l’Algérie à s’exprimer, se mettre à son écoute, pour mieux la connaître et la reconnaître», explique Hervé Bourges, qui annonce aussi un autre concert exceptionnel au Stade de France, dans cette enceinte où, symbole, lors du dernier match de football France-Algérie, la Marseillaise fut copieusement sifflée... «Trois autres grandes initiatives sont prévues: l’organisation, au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, d’une spectaculaire exposition Sahara, d’avril à septembre 2003; à l’Institut du monde arabe, celle de l’exposition Renoir en Algérie; enfin, l’entrée du dramaturge Kateb Yacine au répertoire de la Comédie Française, où seront présentées pour la première fois quelques-unes de ses oeuvres, tout au long du premier semestre 2003, pour ensuite sillonner la province. «A noter, enfin, l’initiative de l’Unesco, qui organisera une exposition sur les sites algériens classés au Patrimoine mondial, et celle des Archives nationales, qui ont exhumé quelques trésors dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Abd-elKader». Djazaïr ▲ numéro 3 13 Créateurs Yasmina Khadra «Si nul n’est prophète en son pays, personne n’est maître chez les autres» La littérature francophone a encore de beaux jours devant elle en Algérie. Yasmina Khadra en est une preuve éclatante. Le succès que ses ouvrages connaissent et qu’il vit comme un rêve longtemps caressé, le classe parmi les plus grands, aussi bien chez nous qu’ailleurs dans le monde. Mais l’écrivain mis à part, l’homme ne laisse pas d’être attachant. Malgré ses doutes et ses interrogations, c’est un homme de conviction sur lequel les tentations dont s’accompagne le succès n’ont pas de prise. Il s’assume sans concession, tel qu’il est et au passage, parlant de l’Année de l’Algérie en France, il stigmatise ceux qui «confortablement installés en France» refusent l’occasion qui est offerte à tous les créateurs et artistes de sortir de la grisaille. Il trouve cette attitude «sans équivalent en matière de cruauté !» Il dit ce qu’il a à dire, qu’on veuille ou non l’écouter. Djazaïr 2003 a choisi l’écoute, à l’occasion d’une interview réalisée à travers le «Net». Revue Djazaïr 2003 : Où résidezvous au juste ? En France, au Mexique? Pourquoi pas ici, dans votre pays ? Y seriez-vous moins libre ? Yasmina Khadra : Tout d'abord, je dois préciser une chose: je n'ai pas quitté mon pays pour me mettre à l'abri. Personne n'est à l'abri nulle part. Il ne s'agit pas d'un choix sécuritaire et je n'ai pas le sentiment d'être en exil. Après un séjour au Mexique, une sorte de voyage initiaque qui m'aura permis de prendre un certain recul par rapport à ma propre personne, j'ai choisi de m'installer en France pour des raisons pratiques. La France est un pays de culture et de débats intellectuels; c'est aussi la patrie de ma langue d'écriture. Elle m'offre assez de commodités et d'espace d'expression pour gérer ma carrière littéraire. Ces éléments essentiels pour la vie d'un romancier font défaut chez nous. La déréliction culturelle est telle que les meilleures volontés s'y cassent les dents. Il n'y a pas une politique efficace du livre et l'écrivain continue de s'amenuiser dans un exil effarant, celui de l'indifférence et du désarroi. C'est vrai que, par endroits, des initiatives sont tentées, à des niveaux pathétiques de modestie, mais elles sont insuffisantes et n'empêchent pas le renoncement d'étouffer la créativité artistique ou intellectuelle. Dj. 2003: Pouvez-vous nous dire à quel moment précis de votre vie vous avez acquis la certitude de votre vocation d’écrivain ? Y. Kh.: La certitude, je ne l'ai pas encore acquise et je ne la souhaite pas dans l'immédiat. C'est dans le doute que l'on est forcé de se surpasser et de puiser les forces qui nous manquent. Il n'est pire ennemi de la transcendance que la fatuité ou la suffisance. Pour avancer juste, il faut avancer prudemment. La notoriété ne signifiant pas forcément authenticité, j'essaye de mériter mon statut d'écrivain en m'investissant davantage dans mes textes. Je porte cette ambition depuis que l'on m'a confisqué mes rêves d'enfant. J'écris pour être "moi", sauf que j'ignore ce que "moi" veut dire. C'est peut-être cette quête obstinée de moi qui m'aide à progresser. Le mystère est déjà le commencement d'une belle aventure. La curiosité qui le constitue vous donne la force et le courage de prendre les risques d'aller toujours de l'avant. Il n'est pas obligatoire d'atteindre l'objectif, ce qui compte est d'y croire jusqu'au bout de vos limites. Dj. 2003: Quels sont les écrivains qui vous ont le plus marqué, voire façonné? Vous évoquez Steinbeck dans L’Ecrivain, y en a-t-il d’autres ? Y. Kh.: Tous m'ont nourri, éduqué, instruit et initié aux valeurs fondamentales auxquelles je ne suis pas près de renoncer. C'est vrai que Steinbeck a été le premier à me recruter. Sa tendresse et sa grande connaissance du facteur humain m'ont sensibilisé à la cause humaine et à la noblesse des engagements utiles. Puis Nietzsche est venu m'élever au rang des adeptes de la pensée. Avec lui, j'ai su que la grande beauté relève de l'intelligence généreuse et non des vanités, encore moins du clinquant illusoire. Lorsque Naguib Mahfouz, Gide, Pouchkine, Musil, Dos Passos m'ont adopté, j'étais pleinement acquis à la cause littéraire. Je leur suis redevable à jamais. Ma gratitude pour eux n'a d'égale que la fierté qu'ont suscitée, chez moi, les Algériens Dib, Djazaïr ▲ numéro 3 14 Son dernier roman sorti en Kateb Yacine, Malek Haddad, Moufdi Zakaria et les autres. Ceux-là m'ont sommé de prendre conscience de mon algérianité, car elle était belle et généreuse, loyale et capable d'être heureuse. Grâce à eux, je suis Chaoui, Targui, Kabyle, Mozabite et Menia; je suis Algérien à part entière. Mon devoir est de prouver que nous sommes prédestinés à contribuer à la construction de l'édifice Humanité puisque notre amour pour les hommes est solidaire des amours du monde entier. Et la littérature offre cette chance divine de longer les océans, d'abattre les frontières et les remparts raciaux pour rapprocher les hommes. Dj. 2003: Considérez-vous que vous avez réalisé pleinement votre rêve d’écrire, d’être lu et reconnu ? Y. Kh.: Si mon rêve se mesurait à la soif d'être aimé, je dirais qu'il me reste encore une mer à boire. Dj. 2003 :Quel est, de tous vos livres, celui qui vous a le plus comblé ? Y. Kh.: Morituri m'a propulsé au-devant de la scène. A quoi rêvent les loups m'a installé dans le cœur des gens. Cependant, mes romans restent, pour moi, mes enfants. Chacun a contribué à faire avancer mon nom d'un pas. Ma satisfaction, je la dois surtout au regard du lecteur. J'espère entretenir ce regard merveilleux le plus longtemps possible. Djazaïr ▲ numéro 3 Dj. 2003: Vous avez dit : l’écriture c’est ma thérapie. Une thérapie contre quelle(s) maladie(s) ? Y. Kh: Une thérapie contre soi-même d'abord, en tant qu'être fragile et vulnérable, livré aux aléas de la vie et aux faillites des aspirations. L'écriture me permet de me remettre en question. Le succès est un péril lorsqu'il vous échappe. Le revers est une catastrophe lorsqu'il vous habite. Le fait de s'essayer ailleurs, dans un texte ou sur un air musical, est une chance de se soustraire à son insigifiance ou à son arrogance. Ma vie n'a été, en réalité, qu'une insoutenable juxtaposition de revers, de déconvenues et de déceptions. Je la subissais comme une succession d'épreuves arbitraires; je la purgeais comme une peine que je ne méritais pas. Si j'avais écouté les injustices et les méchancetés, je serais devenu une brute et un vilain. J'ai écouté les écrivains qui m'ont appris à extraire de l'or à partir de la tourbe. Aujourd'hui, j'écris à mon tour et je me soigne en fonction de ce que je donne aux autres, le courage de ne pas fléchir. Pour moi, le plus grand sacrifice n'est pas de mourir pour les autres, mais "de continuer de les aimer malgré TOUT ". Dj. 2003: Quelle appréciation faitesvous de l’accueil qui a été réservé à votre œuvre en France ? Ailleurs dans le monde ? Y. Kh.: Je dois à la France l'essentiel de ma réussite. Ce sont les médias français qui m'ont sorti de l'anonymat et proposé avec beaucoup d'instance et d'engouement au reste de l'Europe. Je continue d'y bénéficier d'un soutien et d'un intérêt grandissants. Dans tous les pays où je suis allé, l'ambassade de France était là pour me rassurer. Quant aux instituts français, ils m'ont presque imposé dans leurs régions. Il serait regrettable d'occulter des élans aussi beaux simplement parce qu'une poignée de jour nalistes, pour la plupart induits en erreur par des Algériens, essayent de me discrédi ter. Parallèlement, je dois reconnaître que mon parcours est quasiment inconcevable. Les gens ont le droit de se poser des questions à mon sujet. A moi de prouver l'écrivain que je me tue à revendiquer. Je trouve injuste d'être obligé de m'expliquer endehors de mes textes, mais je suis confiant. Si nul n'est prophète dans son pays, personne n'est maître chez les autres. La gloire est un festin que seuls les justes sont capables d'apprécier. Les autres , ils y goûtent, s'empiffrent et en tombent malades d'indigestion. Il est des fruits hautement défendus aux prévaricateurs. La consécration en est la pomme la plus empoisonnée. Dj. 2003: Dans quelle mesure l’organisation d’une Année de l’Algérie en France est une chose positive pour l’Algérie et pour ses relations avec l’ancienne puissance colonisatrice ? Y. Kh.: J'ai entendu dire que certains intellectuels et artistes algériens, confortablement installés en France, ont demandé à boycotter cet événement. Je trouve cette attitude affligeante et égoïste. De toute évidence, ils ont leurs motivations; elles valent ce qu'elles valent et personne ne les conteste. Libres à eux de bouder la manifestation. De là à essayer de l'interdire et empêcher les talents fabuleux qui croupissent à l'ombre des exclusions de se défaire de la désolation culturelle du bled, c'est tout simplement révoltant. Beaucoup d'écrivains, de comédiens, de musiciens et d'artistes n'attendent que cette occasion pour reprendre goût à l'espoir de sortir de l'ombre. Leur fausser une telle occasion n'a pas d'équivalent en matière de cruauté. ■ 15 Précurseurs Mohammed Bencheneb Un intellectuel exemplaire PAR MOHAMED MEDJAHED JOURNALISTE Il fut l’un des tout premiers universitaires algériens, à l’aube du siècle dernier, étincelle de savoir jaillie dans les ténèbres de la nuit coloniale. Mohammed Bencheneb symbolise la frénésie de savoir qui allait s’emparer de ce peuple maintenu dans la misère et l’ignorance mais conscient que le savoir seul pouvait lui faire recouvrer sa liberté. Humaniste, érudit..., les qualificatifs ne manquent pas pour définir cet homme qui excella dans toutes les disciplines qu’il approcha: linguistique, littérature, sciences sociales et religieuses, droit, etc... Les nouvelles générations doivent étudier le parcours d’hommes tels que lui, caractérisés par une curiosité inextinguible, le goût du travail et de l’étude, la rigueur et l’esprit critique, l’ouverture sur la modernité en même temps que l’enracinement dans le terroir. Un intellectuel exemplaire... ille huit cent soixanteneuf: après trente années de colonisation, hormis la construction de la caserne et d’un quartier européen, la configuration de la cité où résidèrent, près de quatre siècles durant, les beys du Titteri n’avait pratiquement pas changé. Les hadars, après avoir pansé leurs blessures, s’étaient remis à l’ouvrage. Les ruelles vivaient au rythme des artisans. La campagne alentour offrait, de nouveau, l’aspect de luxuriance dont la réputation dépassait les frontières de la province. Nichée dans un berceau de verdure, la demeure de Larbi Bencheneb fêtait en ce vingt-six octobre une M BIBLIO SOMMAIRE DE MOHAMMED BENCHENEB - Proverbe arabes de l’Algérie et du Maghreb ( 3 vol.) (1905- 1907). Cet ouvrage doit être réédité à l’occasion de l’Année de l’Algérie en France - Sur les savants de Tlemcen: El Boustan d’Ibn Mariam (1908) - Catalogue des manuscrits arabes de la Grande Mosquée d’Alger (1909) - Sur les savants de Bejaia: Ounwan eddiraya , d’El Ghobrini (1910) - Diwan d’Orwa Ibn El Ward (1926) - Traité de grammaire d’Ez-Zadjadji (1927) - Tohfat el Adab, sur l’initiation à la métrique - Abou Dolama, Poète bouffon à la cour des Abbassides ( thése de Doctorat) - Mots turcs et persans conservés dans le parler d’Alger (thése supplémentaire) - Révision et correction du dictionnaire arabe-français de M. Beaussier Sont également à signaler de très nombreux articles parus dans la Revue Africaine. naissance. Pour son premier enfant, la famille était comblée : un garçon, nommé Mohammed. En parcourant les trois kilomètres qui séparaient Takbou de la mairie afin de procéder à l’inscription, devenue obligatoire, du nouveau-né sur le registre des naissances, le père et la mère ébauchèrent en quelques mots l’avenir du petit. A l’âge de quatre ou cinq ans, le petit ira à l’école coranique: le hameau mitoyen des Koutab en recelait quelques-unes où l’on venait acquérir le savoir théologique des quatre coins de la région. Vers douze ans, il donnera un coup de main dans le verger et l’étable familiale. Il ne faut pas oublier que l’autarcie est de mise. Vers sa vingtième année, on le mariera, il construira sa propre maison dans un coin des terres familiales… N’était-ce pas là, la vie que menèrent son père, ses oncles ? La prospérité même. Cela aurait pu être ainsi. Mais le destin en a voulu autrement. Après l’école coranique, Mohammed ira à la communale. Qui a encouragé ses parents à l’inscrire à l’école publique française? A-t-il été le premier «indigène» inscrit à cet établissement? Comment furent ses débuts en classe? Qui furent ses maîtres? Autant de questions qui restent posées, nul biographe ou historien ne s’étant penché à ce jour sur cet aspect de la vie de Mohammed Bencheneb. Toutefois, il semblerait que ce fut sous l’impulsion de son grand- Djazaïr ▲ numéro 3 16 Biographie de Bencheneb publiée en 1933 père maternel (ce dernier exerçait la charge de bachagha des Righas) que le petit-fils a rejoint les bancs de l’école. Seuls quelques témoignages, transmis oralement, jettent ça et là quelques rais de lumière sur son parcours. L’anecdote suivante témoigne que le jeune Bencheneb a été saisi par la frénésie du savoir. S’éloignant de la vie de haouchi( fermier), il s’enfermera dans les études: un jour une vache s'étant pris une patte dans une infractuosité du pavage de l'étable familiale où aimait à se réfugier le jeune Mohammed, tout le voisinage est ameuté pour tirer la bête du piège. II s'ensuit un grand brouhaha, cris d’animaux et imprécations des hommes se mêlant aux beuglements de la génisse. Une fois l'animal délivré, Larbi s'étrangle presque de fureur. Il venait de remarquer que son fils n'avait pas bougé de son coin, absorbé par la lecture. Peut-être n’avait-il pensé qu’à doter son fils d’une connaissance minimum de la langue de Molière. L’utilité commençait à s’en faire sentir. Le service militaire, les relations avec l’administration, le commerce avec les Européens. Mais de là à en faire un sacerdoce! Professeur à trente ans Le cycle d’enseignement primaire franchi, Mohammed prendra le train pour s’inscrire à l’école normale de Bouzaréah. Instituteur à vingt ans: une consécration, et pas des moindres à cette époque. Il aurait pu s'en contenter. Mais il était de ceux qui sont attachés à de grandes œuvres durables, qui se réalisent lentement, en usant plusieurs vies d'hommes. Professeur de médersa à trente ans, Maître de conférences à quarante ans, Docteur ès lettres et Professeur d'université à cinquante-cinq ans. Au moment de présenter sa thèse de doctorat (sur l'insistance de ses confrères), il faisait déjà autorité depuis la médersa d'Alger, de nombreux chercheurs venant le consulter. Sa passion pour la lexicographie ne représente qu'une facette de l’œuvre globale. Sa première publication date de 1895, elle portait sur un point de droit malékite. Elle sera suivie de dizaines d'autres sur divers thèmes, éloignés les uns des autres. C'est dans la fameuse Revue Africaine que sera publiée la quasi-totalité de ses articles et comptes-rendus. Comme par refus de s'enfermer dans un quelconque carcan, il semble prendre plaisir à dérouter ses auditeurs et lecteurs par la diversité de ses sujets. Ici, il se penche sur la pédagogie chez les Musulmans, là, il analyse une poésie populaire sur la guerre de Crimée. Plus loin, une note de lecture sur Mohammed Abdou nous le révélera comme un rationaliste approuvant les idées humanistes de Leibniz... Le nombre trois chez les Arabes est une étude prodigieusement fournie, où on trouve des références aussi bien théologiques que celles ayant trait à la poésie amoureuse ou bachique. La djahiliya, l'âge d'or musulman, l'Andalousie, le Maghreb, tout y passe. Ses traductions truffées d'annotations, signe d'une érudition sans bornes, revalorisent les originaux. C'est ainsi que la Rihla d'El Wartilani prend du relief sous sa plume. Un autre itinéraire géographique du dix-huitième siècle, le Parcours de Tlemcen à La Mecque, poème de Ben Messâib, pullule de renvois à des notes où percent une rigueur et un souci du détail encore inégalés de nos jours. Une personnalité empreinte d’humanisme Derrière l’enseignant rigoureux se cachait une personnalité empreinte d’un humanisme profond, attachante et d’une intégrité sans faille. Tous ceux qui le côtoyèrent en furent marqués. Sa finesse native devinait, sans beaucoup d'efforts, nos pensées intimes et nos susceptibilités profondes. Il était reconnaissant qu'on comprît et qu'on respectât les siennes. Aussi, avec beaucoup d'aisance, il se faisait estimer et aimer dans les milieux les plus divers: à Tunis parmi les lettrés les plus brillants, à Fez et à Rabat, parmi les savants et les religieux marqués par l'âpreté des anciens temps, à Paris dans le milieu français de la cité universitaire, où sa bonne grâce avait conquis la sympathie des jeunes, à Constantine, à Oran, partout où l'avaient conduit ses fonctions de président de jurys de baccalauréat. Car à la science et à la conscience du vrai savant, il joignait le don plus rare de bonté. Mohammed Bencheneb sera ravi aux siens le 25 février 1929, à une époque où le bien précieux de lire et écrire était encore rare. Son œuvre féconde est encore de nos jours une source de référence pour de nombreux chercheurs.■ Djazaïr ▲ numéro 3 17 Nova Algériens au firmament Rachida Brakni Kader Belarbi Faudel inéma, théâtre, musique, danse...Des artistes d’origine algérienne tiennent le haut de l’affiche parisienne. Issus de la seconde ou de la troisième génération, ou bien immigrés de fraîche date, ces nouvelles stars de l’Hexagone ont pour prénoms Rachida, Jalil, Faudel, Kamel, Bilal ou Kader... Notre propos ici n’est pas d’en faire le recensement, mais simplement d’évoquer le parcours de certains d’entre eux. Il y a quelques années à peine, en France, l’immigré était pratiquement exclu du petit comme du grand écran. Beaucoup de tabous sont tombés depuis, beaucoup d’autres restent encore à lever. En attendant, zoom sur quelques artistes pas comme les autres. Pour l’heure, trois d’entre eux, stars parmi les stars. C ■ Rachida Brakni Soleil arabe sous les ors de la Comédie Française Chaos le film qui a révélé Rachida au grand public Rien ne la prédestinait à se frotter aux vers classiques. Dans sa cité de Savigny-sur-Orge, en région parisienne, la petite Rachida est élevée par une mère femme de ménage et un père camionneur, tous deux Algériens. Elle rêve de revêtir une robe d’avocate et devient l’une des meilleures Françaises sur 200 et 300 mètres haies, catégorie cadettes. Abandonnant les haies, elle se tourne vers les planches. Parlant l’arabe couramment, elle se dit «Française et nourrie de culture algérienne». Théâtre, cinéma... son succès est fulgurant. Sacrée meilleur jeune espoir féminin aux Césars 2002 pour le film de Coline Serreau, Chaos,Rachida est sortie de l’anonymat en quelques mois. Cette jeune femme de 25 ans au corps athlétique et au regard incandescent est pensionnaire de la ComédieFrançaise depuis le 14 juin 2001. Elle a tourné quatre films (Une Clef de chez elle, réal. Marie-France Pisier; Chaos, réal. Coline Serreau; Loin, réal. André Techiné; Couleur café, réal. Henri Duparc) mais s’est surtout imposée au théâtre. La belle Algérienne a fait ses classes au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique en 1998. L’année suivante, elle reçoit le premier prix de tragédie Sylvia Montfort pour son interprétation dans Le Baiser de la nuit ( mise en scène de Patrick Simon). Deux ans plus tard, en novembre 2001, elle triomphe littéralement dans Ruy Blas de Victor Hugo à la ComédieFrançaise. Elle y interprète le principal rôle féminin, celui de la Reine Dona Maria, sous la direction de Brigitte Jaques-Wajeman. Pour un coup d’essai, c’est sans conteste, un coup de maître. La presse française quasi-unanime note l’apparition d’une nouvelle «diva» et le critique du journal «Le Monde» salue le «soleil arabe sous les ors de la Comédie-Française». ■ Kader Belarbi ou la démesure du talent Etoile rayonnante de la constellation de l’Opéra de Paris, Kader Belarbi a toujours refusé d’incarner un symbole de l’immigration réussie. Et pourtant, cet interprète brillant et sensible d’origine algérienne a su se faire rapidement une place parmi les plus grands danseurs français. Après cinq années passées à user ses chaussons à l’école de danse de l’Opéra, il est engagé dans le ballet de la vénérable institution en 1980. Il y travaille avec Rudolph Nouréev, avant d’être nommé premier danseur en 1988. Un an plus tard, il est sacré danseur étoile dans L’Oiseau bleu de La Belle au bois dormant. Ce danseur d’exception, salué par les critiques comme l’un des plus brillants et des plus charismatiques de sa génération, est également familier de la danse contemporaine. En 1999, il travaille avec Farid Berki, Algérien lui aussi , auteur-chorégraphe hip-hop qui lui crée un solo sur mesure avec Pas de vague avant l’éclipse . En février 2002, Kader monte à l’Opéra de Paris son premier ballet en tant que chorégraphe: Hurlevent, d’après l’oeuvre d’Emily Brontë, Les hauts de Hurlevent. Notons qu’il est l’auteur d’une dizaine d’autres chorégraphies dont Les Saltimbanques créé à Tokyo en 1998, Giselle et Willy, Salle des pas perdus, etc... Notons également que durant son Djazaïr ▲ numéro 3 18 Kader Belarbi: un talent unanimement reconnu éblouissante carrière, il a pratiquement tenu les premiers rôles de toutes les grandes oeuvres du répertoire dont, notamment, Notre dame de Paris, Carmen, L’Après-midi d’un faune, Giselle, Roméo et Juliette, La Bayadère, Petrouchka, et bien d’autres encore. «Déchirant dans ses révoltes où il affronte le destin, écrit à son sujet le critique du «Nouvel Observateur», Kader Belarbi est un interprète vibrant d’énergie et d’humanité. Les princes du répertoire semblent souvent trop mièvres pour lui, et il lui faut des rôles à la démesure de son talent». La presse dans son ensemble ne tarit pas d’éloges à son sujet. Unanimement reconnu, admiré et respecté pour son talent, son sérieux et la sympathie qui émane de sa personne, à quarante ans Kader Belarbi n’en finit pas de briller. Il a encore de belles années, de beaux succès devant lui, avant l’âge de la retraite (45 ans pour les danseurs d’Opéra). ■ Faudel le «petit prince du raï» «Tellement nebghik... tellement nebghik»... Qui ne se souvient de ce clip mené au pas de charge, et de ce jeune homme éperdu, haletant, cavalant derrière une superbe brune au regard indifférent. C’était en 1997. Depuis, Faudel promène son irrésistible sourire et sa belle voix de concert en studio, poursuivi par la foule, de plus en plus dense de ses fans. Pur enfant de l’émigration, celui qu’on appelle «le petit prince du raï» est né en 1978 Djazaïr ▲ numéro 3 En 1995, à 17 ans, deux émissions de télévision lui sont consacrées : «Saga-cité» sur FR3 et «Les enfants du raï» sur Arte. Un an après, il est sélectionné pour représenter l’Ile-de-France au Festival du Printemps de Bourges (catégorie «découvertes»). C’est le succès et les producteurs de la «major» Mercury sont conquis par l’originalité de sa musique : un raï totalement moderne, puisant aux sources algériennes et y mêlant d’autres sonorités africaines, plus particulièrement maghrébines avec des emprunts au flamenco et au reggae. Ils n’hésitent donc pas à s’engager avec ce chanteur d’à peine 18 ans pour cinq albums. Le premier, Beïda, sort en octobre 1997. Tiré par le tube Tellement nebghik, il sera vendu à 350.000 exemplaires (disque de platine). Pourtant, Faudel ne connaîtra véritablement Rachid Taha Faudel et Khaled : Soleils Faudel à Mantes-La-Jolie (banlieue parisienne) dans une famille originaire de Chlef, d’un père ouvrier chez Renault et d’une mère employée de maison. Malgré son jeune âge, Fodhil Belloula s’est hissé au rang des grands du raï en s’imposant comme la relève des Khaled et autres Mami. L’enfant des cités débute son parcours à douze ans à peine au sein du groupe familial «Les Etoiles du raï». Il est alors de toutes les fêtes du quartier et égrène avec ses frères des reprises d’artistes qu’il tutoirera quelques années plus tard tels que Khaled, Mami, Zahouania et bien d’autres encore. C’est Mohamed Mestar, «Momo», un ancien guitariste professionnel qui lui fait faire ses premiers pas sur scène et l’aide à constituer son propre répertoire. Khaled, Mc Solaar, Idir, Jimmy Oihid, Mami lui donnent également un coup de pouce, et son talent fait le reste. la consécration que l’année suivante, le 26 septembre, à l’occasion du concert-événement 1,2,3 soleils à Bercy où il assure le show en compagnie de ses aînés Khaled et Rachid Taha devant plus de 15.000 spectateurs. Du mémorable trio naîtra un double album live (Abdelkader ya Boualem en particulier) qui intronisera définitivement Faudel dans la cour des grands. Cette prestation lui vaudra d’être désigné «révélation de l’année» aux Victoires de la musique en février 1999 par le vote des téléspectateurs. Faudel est désormais une star reconnue: il devient un habitué des plateaux de télévision, l’album live du concert 1,2,3 soleils remporte un grand succès (500.000 copies), les tournées se suivent et c’est le 2ème album, Samra, réalisé par Nabil Khalidi et produit par Mohamed Mestar. Parallèlement, en 2001, notre jeune artiste s’essaie au cinéma aux côtés d’Audrey Taurou («Amélie Poulain») dans le film de Laurent Firode Le battement d’ailes du papillon. L’expérience est concluante. Aussi peut-on se demander si elle ne préfigure pas une double carrière artistique. En enfant sage, Faudel se donne le temps de la réflexion.■ 19 L’année Musique Le raï: Aprés la bataille, le changement dans la continuité PAR HADJ MILIANI MAÎTRE DE CONFÉRENCES UNIVERSITÉ DE MOSTAGANEM epuis plus de vingt ans, le raï, de genre musical mineur, méprisé et marginal est devenu en quelque sorte une carte de visite musicale d’une Algérie moderne, plurielle, jeune et conviviale. Cette musique apparaît tout à la fois comme un symbole de cette world music triomphante de la fin des années 80, une sorte de revanche des musiques dites folkloriques des pays du Sud et une petite bouffée exotique pour l’industrie du disque et du spectacle. De " phénomène social " à ses débuts, cette musique a accompagné dans les joies et les douleurs les profondes mutations vécues par la société algérienne durant les deux dernières décennies. Elle en est d’ailleurs l’illustration la plus manifeste, par la manière dont elle s’est peu à peu imposée dans le champ musical national, à travers les comportements et les imaginaires qu’elle exprime ou qu’elle suscite ou les attentes et les frustrations qu’elle laisse deviner. D Depuis la révolution du chaabi dans les années 30 qui traduit l’émergence de musiques urbaines dans l’espace social algérien, le raï est probablement le premier genre musical algérien d’extraction locale puis d’envergure nationale qui se soit imposé sur une longue durée (depuis un peu plus de vingt ans) et qui a créé ses propres réseaux, aussi bien économiques que symboliques. Mais, davantage qu’une mode ou qu’un engouement musical, le raï permet de relier un présent dans sa diversité musicale à un patrimoi- ne singulier, un terroir sonore contrasté, une épaisseur sociale et historique indéniable. En ce nouveau siècle (tout aussi bruyant et furieux que la décennie passée pour l’Algérie), le raï continue sa longue marche dans ses versions locales et son look international. Si Khaled a conclu le siècle en trio avec Faudel et Rachid Taha dans un concert mémorable à Bercy au son de Abdelkader ya Boualem, c’est Faudel qui marque définitivement l’intégration de son raï dans le paysage de la variété française, avec le lancement au cours de l’année 2000 d’un album formaté aux couleurs de la sonorité mondiale que Mami avait auparavant largement expérimentée, en particulier lors de sa collaboration avec Sting. Une prospérité des styles et des tubes Huit ans après son assassinat, Hasni est toujours au hit parade du cœur et du marché de la musique enregistrée, aussi bien à Oran qu’aux quatre coins de l’Algérie. À l’unanimité, producteurs, disquaires et groupies continuent à le placer en tête de leurs préférences . L’actualité de Hasni, ce sont les dossiers de magazines sur la success story de la brève existence de l’artiste ou, plus pécuniaire, l’énième opus édité par l’un ou l’autre des producteurs propriétaires des kilomètres de bandes que le défunt " raï love " a enregistré tout au long de sa courte mais intense carrière. Cependant, pour un ou deux titres qui raflent la mise chaque année, ce sont des dizaines de cheb ( pour certains, souvent quadragénaires) ou de chabette qui sont mis sur orbite régulièrement depuis ces dernières années. Dans le désordre, Abdou, Hassan, Ghazi, Houari Dauphin, Billal, Mohamed El Djazaïr ▲ numéro 3 20 Abassi, Nani, Akil, Mohamed El Alia, Azzeddine … Et chez les femmes, succédant aux Zahouania, Fadéla et Zohra, ce sont les Kheira, Noria, Fatiha, Dalila, Karima, Amina, Djenet et autres consoeurs qui imposent la présence féminine. Le Festival du raï qu’organise l’APICO (Association pour la promotion et l’insertion de la chanson oranaise) depuis 1991 à Oran, malgré les embûches et les contraintes, a servi de tremplin aux centaines de jeunes chanteurs qui, aujourd’hui, se réclament de ce style musical (Aissa, Dauphin, Abdou, Nani, Djelloul, Kheira, Djenet, Nedjma, et autres y ont fait leurs premières apparitions publiques). Au grand dam de ceux qui lui prédisaient un engouement éphémère au début des années 80, le raï offre régulièrement son tube national annuel. Il mêle, comme pour désarçonner les spécialistes du classement, les différents genres; variant succès féminins et masculins (l’année Hindi est aussi celle de Zohra, comme l’année Abdou fut celle de Kheira, ou plus récemment de Djelloul, Dauphin et parallèlement de Nedjma et Djenet). Le raï produit ses crus sans prospective à la clé, ni appellation contrôlée établie. En 1995, au summum de la terreur intégriste, ce fut cheb Hindi, vieux briscard de la génération des Khaled et Benchenet, qui déjoue tous les pronostics en imposant deux titres qui saouleront l’Algérie et la communauté raï de par le reste du monde. D’abord Ala jalek engata el passeport ("pour toi, je déchirerai mon passeport"). Ensuite, son plus gros succès, Neddiha gaouria (littéralement : " je la prendrai européenne") lui assurera une audience définitive. L’année suivante ce sont encore deux autres produits politico-amoureux qui vont défrayer le paysage déjà bien encombré de réussites fulgurantes du raï. Le premier Charika gadra (littéralement: " l’entreprise Djazaïr ▲ numéro 3 capable "), chanté par un jeune cheb, Ghazi, deviendra un tube grâce à Norredine Marsaoui – un des jeunes espoirs du raï des années 80, sous le titre : Pititate. Les vieux Oranais qui «tchatchent» en castillan La seconde chanson qui commence comme un hymne de supporters de football, pour devenir une sorte de lambada algérienne déclinée sous une dizaine de versions, est d’abord chantée par un autre raïmen de la nouvelle génération, Cheb Nani, pour être opportunément reprise par le même Marsaoui sous le titre de Chollet. Outre l’hymne passablement guerrier et les rodomontades de mise, la chanson dresse un hit parade sans fioritures sur les destinations de l’émigration plus ou moins clandestine. Mais la fin du printemps 97, c’est un cheb rondouilard, Abdou, qui fera sauter l’audimat avec un vieux standard des meddehate avec qui il a débuté sa carrière; Madre, madre réactualise la scansion entêtante des rythmes des groupes féminins et remplace, sans coup férir, dans la chaleur de l’été des plages et des complexes touristiques, le refrain macho des trabendistes et des supporters. Il y a ensuite un engouement pour cheb Billal et son raï chaabi dès 1998. C’est un style qui se réclame de la chanson à texte et qui se formule avec un langage où la métaphore est volontairement prosaïque, le lexique ostensiblement viril et moral à fleur de peau. C’est une manière de retour aux origines textuelles du raï (chanson à texte issue de la qacida du melhoun) à ses mélodies inspirées de genres multiples (qui forment, dans la longue durée, une sédimentation des modes musicaux). En 1999, Cheb Djelloul inaugure ce qui se déclinera d’une manière régulière comme raï ambiance. Adaptant en partie la mélodie de Tonton du bled du " Groupe 113 ", il fera danser tous les publics sur des paroles mini- malistes. À contrario l’année suivante, le –déjà – chevronné Nani fera tanguer vieux fêtards et jeunes adolescentes sur une chanson sentimentale dans la lignée de Hasni, alors que le vieux routier du raï Benchenet chante l’Oran des petits cafés populaires, des échoppes de barbiers et des hammams d’antan de M’dina Jdida ( Ville Nouvelle) dans la pure tradition du wahrani que continue à représenter le maître Blaoui Houari, septuagénaire toujours actif, incontournable référence de " l’oranité " musicale pour les vieux Oranais qui " tchatchent " en castillan pour ne pas être compris des nouveaux convertis de la ville. En 2001, Houari Dauphin renouera avec le raï ambiance mâtiné d’inspiration meddahate avec son Neddiha Le-Sheraton (« Je l’emmènerai au Sheraton »), alors que Cheikha Nedjma, précédée d’une aura sulfureuse, fera défaillir les foules avec un raï dans la pure tradition des Cheikhates d’antan. Enfin l’été 2002 fait fête au raï robotique avec deux jeunes promus, Chaba Djenet et Cheb Azzeddine. Au-delà les effets sonores auxquels ils doivent l’appellation de leurs tubes, ces deux chanteurs signent les thématiques fortes du moment : celles des amours incertaines et de l’émigration fantasmée. En définitive, comme par un souci de perpétuer l’ambivalence qui a présidé à sa naissance, le raï aujourd’hui devenu (au moins au niveau du terme) un mouvement musical générique et référencé se décline entre une aventure musicale internationale et une fidélité aux sons qui lui ont donné le jour. L’expérience des Khaled, Mami, se polit aux musiques autres, mais aussi aux exigences d’un marché sans états d’âme. Alors qu’en Algérie même, malgré la tragédie de son histoire récente et les aléas d’un quotidien précaire, de jeunes chanteurs continuent à porter ces paroles des " mal aimés " dans des combinaisons musicales nouvelles.■ 21 L’année Cinéma Le cinéma algérien: Peut-on encore parler de cinématographie algérienne ? La question mérite d’être posée, à quelques mois de l’ouverture de l’Année de l’Algérie en France dont une part importante du programme concerne le cinéma de notre pays. La filmographie algérienne est, certes, conséquente dans son ensemble, mais la dernière décennie reste caractérisée par une regrettable léthargie en partie due au désengagement de l’Etat. Abdou B, journaliste, ancien directeur de la Télévision, Chef du département des arts audiovisuels de l’Année de l’Algérie en France, analyse ici la situation d’un secteur qui a connu ses heures de gloire dans les années 60 et 70. e ne parle pas de ce qu’on n’ose plus appeler "le tiersmonde", du cinéma d’Afrique noire par exemple, parce qu’il paraît évident qu’il n’y aura jamais de cinéma là-bas. Des films oui, mais pas de cinéma». (Serge Daney, in Esprit, N° 83). La tentation est forte d’appliquer cette sentence, pourtant lucide, d’un très grand critique, doublé d’un théoricien et d’un observateur avisé des cinématographies mondiales, comme l’a été l’ancien directeur et cœur battant des Cahiers du cinéma, à l’Algérie. Surtout si l’on ausculte les dix dernières années avec le désengagement de l’Etat. Alger des images, qui sont constitutives et nourricières de la mémoire collective, souffre d’un énorme déficit de représentations. Sur tous les supports (film, vidéo), bien entendu, il y a et il y aura des films «volés» --réalisés dans des conditions difficiles, par l’amour et le talent conjugués des créateurs, des rares producteurs indépendants-- de moins en moins financés par l’Etat. Ce dernier, sous l’étreinte des institutions financières internationales, le poids de la dette extérieure et sous la pression des mouvements fondamentalistes, ne sait où donner de la tête. Ayant toujours soupçonné le cinéma de tous les vices et péchés politiques, les gouvernements n’ont jamais aimé y aller. Et encore moins lui créer d’environnement législatif, réglementaire, culturel et financier. de l’Etat tutélaire «J à l’état de moribond ABDOU B JOURNALISTE PAR La palme d’or du Festival de Cannes Alors, peut-on parler de cinématographie à Alger, tel que le concept est compris, dans ses dimensions industrielle, symbolique, culturelle et organisationnelle, dans les grands pays producteurs ? Est-il trop tôt ou trop tard, sachant les rapides et brutales ruptures et mutations qui s’opèrent dans le monde depuis la chute du fameux mur ? Le cinéma, inscrit au cœur de la problématique économique et culturelle dans les grandes nations, témoigne à Alger de l’inexistence d’un projet national et d’une volonté politique. Il en témoigne par le sort qui lui est fait, par l’exode ou l’exil des réalisateurs, sinon par l’exil intérieur et la solitude de ses créateurs, dans leur propre pays. Il serait prétentieux de vouloir en quelques pages embrasser un temps qui n’est pas assagi et un grand nombre de films sans commettre des injustices, des oublis. Il faut donc ici remettre en perspective un segment de l’histoire et faire des constats. La manière sera empirique, forcément subjective et inachevée. On ne le dira jamais assez : la production, dès l’indépendance politique acquise, est marquée par l’histoire politique immédiate. Une si jeune paix Le ton est donné avec le premier film de Jacques Charby (1964), Une si jeune paix, suivi par Le vent des Aurès de Mohamed Lakhdar Hamina, qui obtiendra plus tard la Palme d’or à Cannes avec Chronique des années de braise (1975). Complètement immergé dans le contexte politique et social, le cinéma s’oriente de plus en plus, presque «naturellement», vers des thèmes où se croisent, pêle-mêle, selon les réalisateurs, l’émancipation de la femme, la situation et la glorification de la paysannerie («la terre à ceux qui la travaillent»), le déracinement et l’émigration, la dénonciation de l’administration, le soutien aux peuples encore en lutte pour leur libération, etc... La paysannerie, creuset et pourvoyeur des combattants en Algérie face à la colonisation, et classe numériquement importante, aura la part belle. Le charbonnier (1973) de Mohamed Bouamari, Noua (1973) d’Abdelaziz Tolbi, Les nomades (1976) de Sid Ali Mazif sont emblématiques de la volonté des cinéastes de s’ancrer dans le terroir originel. Ces œuvres et Djazaïr ▲ numéro 3 22 Le film primé au Festival de Cannes d’autres illustrent aussi parfaitement l’inflexion de la politique socialisante de l’Algérie et les orientations plutôt de gauche des réalisateurs. Le statut de la femme, sous la double pression de la religion et de la tradition, trouve dans des films plus aboutis l’expression de sa nécessaire revalorisation et celle d’une parole trop souvent tue ou confisquée par l’homme qui oublie vite les épreuves partagées sous la colonisation : Une femme pour mon fils (1982) d’Ali Ghanem, Leïla et les autres (1978) de Sid Ali Mazif, La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1978) de la romancière Assia Djebbar, et tant d’autres films, ont sûrement contribué à apporter un éclairage inédit et courageux, à travers la fiction, sur la moitié de la population. Sur ce thème, il serait injuste d’oublier une œuvre fondatrice comme Elles (1966) d’Ahmed Lallem. Les folles années du twist Après un cinéma dit de guerre, qui a été pendant longtemps la marque de fabrique du cinéma algérien, un film opère une véritable cassure avec le regard linéaire qui valorisait plus «l’héroïsme guerrier» que le travail esthétique. En 1971, Tahia ya Didou fait une entrée fracassante. A partir des années quatre-vingt, une génération de réalisateurs «émigrés» fait irruption. Libérés de la censure et des pesanteurs locales, ces créateurs vont sortir de belles œuvres. Les sacrifiés, d’Okacha Touita, décrit les déchirements internes au mouvement national. Zemmouri, avec Prends 10.000 balles et casse-toi et Les folles années du twist, introduit le comique léger à l’intérieur du sérieux et de l’austérité du cinéma financé par l’Etat. Abdelkrim Bahloul, lui aussi, réalisera Thé à la menthe, Les sœurs Hamlet, et Merzak Allouache fera Un amour à Paris. Mohamed Lakhdar Hamina, un des pères fondateurs du cinéma algérien, tournera, après Vent de sable, La dernière image (1986) qui est à ce jour son dernier film. Tentés par un public plus large, certains réalisateurs vont tourner en français, avec des comédiens européens. Ce qui, peu à peu, génèrera des ruptures, sinon une distanciation dangereuse entre les créateurs et leur public originel. Cependant, même à l’extérieur du pays, à l’exemple du film Nahla (1979) de Farouk Belloufa, tourné au Liban, il est possible de réaliser des œuvres belles et fortes. Devant le retrait financier des pouvoirs publics, les cinéastes ne comptent plus que sur eux-mêmes et se transforment, pour beaucoup, en leur propre producteur. Des mutations porteuses de tous les dangers A la fin des années quatre-vingt, le Maghreb subit des mutations porteuses de tous les dangers. Les mouvements fondamentalistes font irruption brutalement en Algérie. Les reclassements sociaux , les problématiques linguistiques, identitaires et les ravages annoncés de la mondialisation plus subie qu’intégrée, vont peser. La fin des années quatre-vingt-dix est marquée en Algérie par un immense désarroi, une lassitude et un regard désabusé. Salut cousin de Merzak Allouache, une comédie douce-amère, décrit la perte de repères d’une génération partagée entre l’émigration et le miroir aux alouettes que représente Paris. De son côté, L’Arche du désert (1997), de Mohamed Chouikh, nous conte, à travers une parabole intemporelle, la dégradation tragique des relations et les affrontements que traverse la société depuis une décennie. Dans ce contexte émergent deux films en berbère, ancrés dans un particularisme plus idéologique que culturellement pertinent. Ce sont, à travers un naturalisme proche de la «nature sauvage», à travers des traditions conservatrices, La montagne Les folles années du twist de Zemmouri de Baya, d’Azeddine Meddour, et Machaho, de Belkacem Hadjadj. La question aujourd’hui se pose : y a-t-il encore une place pour la production cinématographique à Alger ? La décennie écoulée semble indiquer qu’Alger est moribond pour ce qui est du septième art. La capitale est aujourd’hui le témoin impuissant des errements d’une profession atomisée par l’infernal cercle de la violence qui a régné depuis des années. Le 13, l’Alhambra, le Novelty, Chez Bernard, le Marhaba, le Hall de la cinémathèque, les festivals d’Annaba et de Constantine ne sont plus que des bornes qui scandent, dans la mémoire torturée d’exilés et de créateurs assassinés, un film qui se déroule à l’envers. Les réalisateurs établis en France, avant ou après «la grande terreur», tentent de faire survivre leur art à travers les aides du CNC (Centre National du Cinéma), des réseaux de connivence et des chaînes TV européennes qui appliquent, à la limite du code de l’indigénat, une politique d’intégration. Avec l’obligation non écrite de la perte d’une partie de son âme restée dans le terroir originel. L’avance prise par le cinéma mondial dans les domaines de la technologie des tournages assistés par ordinateur, de la formation, dans l’organisation scientifique de la production, de la distribution et de l’exploitation, ne sera jamais rattrapée. Si la mondialisation a remporté la bataille du ciel, les spectateurs algériens attendent le retour des hirondelles car, film contre film, une création authentiquement algérienne trouvera toujours des «gloutons optiques».■ Djazaïr ▲ numéro 3 23 L’année Livres i, durant longtemps, l’Algérie a fait pâle figure en matière éditoriale dans les principaux forums internationaux consacrés au livre, c’est sans aucun doute parce que sa production, en qualité comme en diversité et en nombre, ne la mettait pas en mesure de tenir une place honorable aux côtés d’exposants aux performances redoutables. Dans un domaine où les progrès techniques ont atteint des niveaux tels qu’ils permettent de valoriser les capacités créatives d’auteurs de tout poil, on ne saurait plus longtemps rester en retrait et ce n’est qu’au cours des dix dernières années que les maisons d’édition nationales, l’émergence du secteur privé aidant, ont entrepris des incursions de moins en moins timorées dans les salons du livre d’Orient et d’Occident. A commencer par celui de Paris qui accueille chaque année au seuil du printemps des sommes prodigieuses d’ouvrages apportant invariablement un démenti à l’opinion selon laquelle le livre cède de plus en plus de terrain à l’informatique et à l’audiovisuel. Le visiteur qui n’aurait pas tari de critiques devant les présentoirs dépenaillés du stand algérien du milieu des années 90 aurait éprouvé un net regain d’optimisme en mars 2002, dans un espace où la quantité d’ouvrages exposés et l’animation qui régnait ne déparaient pas un salon tout entier consacré à la fête du livre. L’évolution était indéniable. Nombreux étaient les éditeurs dont la présence ne pouvait pas passer pour de la simple figuration et l’ensemble composait la preuve éclatante que le secteur connaissait enfin cette activité à laquelle semblait l’avoir soustrait pour longtemps le persistant déficit d’intérêt des pouvoirs publics. Dès lors, il était permis, à l’occasion de l’Année de l’Algérie en France, de compter le livre parmi les éléments de présence culturelle propres à donner une idée positive de ce qui s’accomplit au chapitre de l’édition, tous S Edition 2002: L’épreuve du savoir-faire MOULOUD ACHOUR JOURNALISTE ÉCRIVAIN PAR Le livre algérien commencerait-il à se bien porter? Après la constatation, faite dans nos précédents numéros d’une floraison remarquable en matière d’édition, en partie grâce à l’apport de l’Année de l’Algérie en France, voilà que nos éditeurs viennent, à la faveur des différents salons auxquels l’Algérie a participé, nous administrer la preuve, cette année, qu’outre la quantité, la qualité est enfin là, qui permet au livre national de ne plus faire figure de parent pauvre. genres confondus. Le pari engagé de concert avec les éditeurs algériens est de donner au stand de l’Algérie au 23ème Salon international du livre de Paris, une configuration et une consistance particulières, dans un espace beaucoup plus vaste. Pour cela, le Commissariat général a misé sur la volonté des opérateurs non seulement de diversifier leur production mais aussi d’ériger la qualité en impératif absolu. Si bien que, au terme des conventions conclues avec plus de quarante éditeurs de toute " taille " pour une titraille couvrant plus de 400 ouvrages répartis sur une gamme allant du roman à l’essai, du " beau livre " à la publication enfantine, du livre de cuisine à l’album de bande dessinée, outre le soin requis au niveau du choix des textes, la présentation et la finition désignera le livre inscrit dans ce projet comme ayant fait l’objet d’une attention toute spéciale. A cet égard, la responsabilité de l’éditeur est, certes, pleinement engagée, mais le savoir-faire technique et esthétique des imprimeurs est rééllement mis à l’épreuve. La réalisation du programme éditorial en est à la dernière ligne droite, sachant que l’ensemble des ouvrages doivent être prêts à la fin du mois de décembre 2002, et les premières observations effectuées auprès des principaux imprimeurs inclinent à l’optimisme. Il faut dire qu’au-delà du Salon international de Paris, du Salon euro-arabe, du Maghreb des Livres et d’autres manifestations éditoriales programmées dans de nombreuses villes de France, notamment à l’occasion de la Fête du Livre, c’est la présence de notre production éditoriale sur le marché international qui se joue. Cette accession, si elle doit avoir lieu, reposera d’abord sur l’aptitude des professionnels algériens à mettre en librairie un produit proche de ces normes universelles auxquelles on a eu tendance à n’accorder jusqu’ici qu’une importance relative.■ Djazaïr ▲ numéro 3 24 «Je voulais être des leurs, apporter aux autres ce qu’ils m’apportaient , devenir un phare bravant les opacités». «L’Ecrivain» de Yasmina Khadra Le roman d’un homme de lettres tervenant il y a peu devant une assistance qui ne demandait qu’à exprimer sa sympathie aux Algériens en général et aux écrivains algériens en particulier, un de nos compatriotes installé outre-mer qualifiait de crétins ceux de nos écrivains qui n’avaient trouvé pour se faire publier durant les trente ou quarante années écoulées que l’entreprise d’édition de l’Etat. Crétins ! Rien que ça. Et de gommer d’un coup de langue tous ces grands noms dont les premières lignes ont été portées à la connaissance du public par la SNED devenue ENAL, et dont le devenir littéraire a apporté au moins la preuve qu’ils n’étaient pas des crétins. Mais bon, il est attesté ainsi, chaque jour que Dieu fait, que l’Algérien développe volontiers pour son concitoyen ce genre d’aversion sans cause ni raison. Et les intellectuels ne font pas exception à la règle. Veuillent donc pardonner à l’auteur de ce jugement les nombreux auteurs encore en vie qui ont essuyé censure et autocensure pour gagner la piste d’envol. Quant à ceux qui ne sont plus –nous pensons à Djaout, Mimouni et Benhedouga–, de tels propos ne peuvent plus les atteindre. En ce qui nous concerne, nous devrons à cet orateur indélicat le paragraphe introductif à cette note consacrée au dernier ouvrage de Yasmina Khadra (*). I 11 Car Yasmina Khadra, dont l’abondante et talentueuse production des années 90 a alimenté supputations et conjectures jusqu’au début de l’an 2001, a franchi les seuils de l’édition sous son nom véridique : ses premiers titres, Houria, Amen !,La fille du pont, El Kahira, Le privilège du phénix, paraissent aux éditions Enal entre 1984 et 1989. C’était déjà une belle moisson et le brillant romancier qui allait mettre en scène un commissaire de police pour le moins original puis dépeindre dans des intrigues d’une extraordinaire lucidité la tragédie dans laquelle le pays s’est enfoncé il y a une dizaine d’années était bien celui qui signait Mohammed Moulessehoul. Mais plutôt que de revenir sur les positions tranchées sus évoquées et qui relèvent d’un débat qu’il faudra bien ouvrir un jour, il nous paraît d’abord utile de dire à quel point l’autobiographie parue chez Julliard, dont la couverture porte l’indication "roman" est effectivement proche de ce genre littéraire. Sauf qu’il ne s’agit pas d’un roman mais bel et bien de l’histoire réelle de cet homme, aujourd’hui officier en retraite, que les hasards de l’existence et l’admiration excessive de son père pour la carrière militaire ont conduit, à l’âge où l’on ânonne les lettres de l’alphabet, à revêtir l’uniforme. Devenir officier sans renoncer à l’écriture Après l’école des cadets de la révolution de Tlemcen, le début des années 70 le trouve sur les bancs de celle de Koléa où naît sa vocation. Mohammed Moulessehoul, à l’image de ce personnage de Daudet (la différence étant que celui-ci verra les feuillets de son premier recueil de poèmes servir de papier d’emballage) (1), veut être écrivain et il fera tout pour le devenir, ce qui est une gageure lorsqu’on prépare l’école de guerre. Le parcours est remarquable et il est bien rare qu’une autobiographie soit à ce point proche de l’intrigue romanesque tout en n’ayant comme substance que le vécu résolument authentique de l’auteur. Il est vrai que ce vécu est de nature à alimenter un récit dramatique. Le déchirement subi par le narrateur lors qu’il passe subitement de la position privilégiée d’enfant gâté et comblé d’affection paternelle à celle de pensionnaire d’un éta- blissement scolaire d’un genre particulier (destiné à accueillir, en principe, les petits orphelins de guerre) est le véritable point de départ de cette histoire vraie. Et le récit se développe sur les trois fronts auxquels doit faire face le héros : la vie d’école-caserne, la situation dramatique dans laquelle se débat sa famille du fait de l’abandon, par le père, de sa mère et de ses jeunes frères et sœurs, l’acharnement à atteindre le double but de devenir officier sans renoncer à l’écriture. Il écrit : "Qui étais-je au juste ? Un poète en herbe ou une herbe folle, un galopin merveilleux ou un illuminé ébloui par les flammes de sa crémation ? Ni l’un ni l’autre. J’étais le fruit vénéneux d’un dilemme, d’un croisement contre nature, l’éclosion embarrassée d’une inconcevable alchimie". Ce passage dans lequel l’auteur s’efforce de décrire son état d’âme au moment où il s’apprête à céder aux sollicitations parentales de se consacrer définitivement à la carrière militaire est sans doute d’un lyrisme exagéré mais il rend bien compte de ce dilemme qu’a résolu le choix du pseudonyme grâce auquel l’officier de l’ANP Moulessehoul a construit une œuvre sans enfreindre l’obligation de réserve ni faire de concession sur ses missions de membre d’une institution prestigieuse. On lira avec beaucoup d’intérêt les nombreux passages qui racontent les conditions de vie dans ces établissements d’enseignement aujourd’hui disparus et l’attachement progressif à la littérature qui a valu au futur officier de nombreux déboires. On lira avec beaucoup d’émotion la narration de la brève idylle du cadet Moulessehoul, les lignes dédiées à cette prof. de lettres disparue tragiquement au cours d’une crue de l’oued Mazafran, et celles où l’auteur élit comme modèle le dramaturge Slimane Benaïssa. Ceux enfin qui ont connu l’ENCR de Koléa pour y avoir été élèves ou enseignants replongeront certainement avec beaucoup de nostalgie dans une évocation qui laisse très peu de place à la fiction.■ M.A. (*) Yasmina Khadra, "L’Ecrivain" (roman), Editions Julliard, Paris 2001. (1) Alphonse Daudet, "Le petit chose" ou "Histoire d’un enfant", dont on sait qu’il s’agit également d’un roman largement autobiographique. 25 L’année Arts plastiques Peinture algérienne: la maturité PAR DALILA ORFALI CONSERVATEUR DU MUSÉE NATIONAL DES BEAUXARTS Nesreddine Dinet: la procession De Hamimoumna, Racim et autres maîtres fondateurs jusqu’au «manifeste» des Sebbaghine , un siècle se sera écoulé pendant lequel l’art pictural de notre pays à traversé diverses étapes, partagé entre l’héritage historique et les enseignements de l’Occident. Aujourd’hui, qu’en est-il exactement? L’effervescence consécutive à l’indépendance a donné naissance à une grande diversité, une grande tolérance des styles et des tendances. Sont-ce là des signes de maturité? Dalila Orfali, directrice du Musée national des Beaux Arts, observatrice avisée, pose pour nous la question et tente d’y répondre. 26 L es analyses des dernières années ont souvent tendu vers une vision restrictive de la peinture algérienne dans la diversité de son expression. En effet, de l’après-indépendance aux années 90, les considérations et appréciations émises ont surtout porté vers une hiérarchisation des tendances et des individualités, et non sur le rôle véritable joué par les différents acteurs et les différents langages sur la scène artistique nationale. De ce fait, et avec le recul imposé par le temps et une perception qui s’appuie aujourd’hui sur la réalité historique et esthétique uniquement et non sur des considérations proprement humaines, notre souhait actuel est de proposer un regard autre sur la peinture algérienne, des premières années de son apparition jusqu’à nos jours. En ce sens et afin de lever toute équivoque, il nous faut encore expliciter notre démarche, basée sur deux faits qui nous semblent essentiels: - la définition de la peinture algérienne telle qu’elle nous a été livrée par les générations antérieures, sous l’influence d’autres pensées et courants dominants sur la scène universelle ; - l’occultation d’un héritage iconographique historique, ou du moins sa mise en retrait par rapport aux autres types d’influence. Ceci nous a été dicté en partie, comme nous l’avons dit précédemment, par la distanciation qui est la nôtre aujourd’hui, mais surtout par l’important corpus muséal qui constitue un point de départ incontournable à notre projet et qui sous-tend notre conviction. nant de diversité, permettant ainsi non seulement, au début du XXème siècle, l’éclosion d’un génie comme Mohamed Racim et de l’école algérienne de miniature, mais qui expliquent aussi les engagements pris par de nombreux artistes contemporains. Survoler les étapes successives de la peinture algérienne du XXème siècle, c’est bien sûr schématiser et de ce fait appauvrir quelque peu le contenu dense qui se caractérise par des expressions diverses, des personnalités nombreuses qui se sont dégagées et côtoyées au fil des décennies ou à l’intérieur même des tendances. Aussi et pour plus de clarté, avons-nous opté pour une démarche qui met en relief les évènements esthétiques principaux à l’intérieur d’une décennie ou d’une période bien déterminée. Baya: la femme au palmier Les archéologues s’accordent à affirmer que la terre d’Algérie, depuis sa plus haute antiquité, a favorisé l’émergence d’ateliers artistiques où se sont exprimés tour à tour, et siècle après siècle,fresquistes, mosaïstes, sculpteurs, enlumineurs et miniaturistes, développant un art à la fois nourri d’un savoir-faire et d’une panoplie de modèles extraits du terroir, que les différentes influences étrangères ont enrichi d’une multitude d’éléments, et que les «artisans» autochtones ont intégré au fil du temps. S’il est vrai que l’art algérien, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, semble être essentiellement une émanation des écoles occidentales, par la mise en pratique de certaines techniques telles que la peinture à l’huile, le fusain, la gravure, etc…, il est non moins vrai que les schémas exprimés traduisent une tradition culturelle déjà bien installée. Ainsi et à titre d’exemple, les notions de signes, de géométrie et d’abstraction, lesquelles, tout en demeurant aujourd’hui des données universelles, sont un héritage gestuel et conceptuel authentique issu de la pensée mathématique et philosophique des peuples de la rive sud de la Méditerranée. C’est pourquoi il nous apparaît comme fondamental de ne point sous-estimer l’apport de ces «créateurs-artisans» qui, dès les XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles, mirent au service de leur créativité un répertoire gestuel et un potentiel artisanal éton- Racim et son école L’œuvre et l’impact de Mohamed Racim ont fait l’objet de très nombreuses analyses selon les modes en cours et les courants de pensée. On a voulu tantôt voir en lui le servile continuateur d’un art décadent et démodé, en l’occurrence l’art de la miniature qui, comme on le sait, avait atteint sous sa forme première son apogée au XVIIème siècle, à travers les célèbres écoles persane et mogole, tantôt l’initiateur original et courageux d’un courant nationaliste, ceci dans le souci de faire renaître un patrimoine artistique local quelque peu dévalorisé. Mohamed Racim demeure certainement une personnalité très marquante de l’art algérien. Son originalité est d’avoir fixé, dès ses premières tentatives artistiques, son choix sur une technique d’expression ancienne et orientale plutôt qu’occidentale. Cependant, en tant qu’homme de grande culture, Racim n’a point limité ses recherches esthétiques aux modèles anciens persans, mogols et turcs. Sa formation montre aussi une connaissance parfaite des arts européens anciens, connaissance dont il sut tirer partie en intégrant, par exemple, les notions de perspective, de modelé dans ses compositions les plus conventionnelles. En ce sens, il fut un novateur, comme il fut novateur dans sa thématique qui montre à la fois, certes, une Algérie d’épopée, mais aussi les images de son vécu personnel contemporain. Le raffinement et la qualité de son tra- vail continuent d’impressionner de nombreux artistes, à tel point qu’à travers des œuvres de facture très contemporaine, ils intègrent à leurs compositions des éléments ornementaux qui lui étaient propres. La «peinture de chevalet» La renommée de Mohamed Racim durant les années trente et quarante, n’empêcha pas le développement d’une école de peinture directement inspirée des schémas classiques de la peinture de chevalet, telle qu’enseignée alors à l’Ecole des Beaux-Arts d’Alger. Autres sources d’influence, les peintres d’origine française installés en Algérie, dont les thématiques essentielles reposaient sur l’observation de la vie quotidienne, des paysages et des types humains. Ces artistes, très imprégnés à leurs débuts par le travail des derniers orientalistes, Chataud, Sintès, Lebourg, Noiré, etc…, ainsi Temmam: l’homme en bleu (Photo MNBA) que par l’œuvre d’Etienne-Nasreddine Dinet, et par les peintres de la villa Abd El Tif, influencèrent de façon notoire nos premiers peintres figuratifs qui s’exprimèrent par l’art de la toile sur chevalet, dans des compositions très figuratives. On citera notamment, Djazaïr ▲ numéro 3 27 et en Europe. L’importance de la revendication fut qu’il s’agissait là de l’une des premières tentatives d’insertion dans un espace culturel universel. Mais l’impact le plus important de cette génération, au-delà de la qualité certaine des productions et de la réflexion, s’exprime par l’ouverture qui désormais se fait dans le geste pictural. La guerre de libération, la position de l’Algérie au sein d’un ensemble de nations luttant pour leur indépendance, conduiront les artistes-plasticiens à élargir les frontières qui les circonscrivaient jusqu’ici à un dialogue Sud-Nord limité ; nos artistes découvrent à travers les échanges culturels, les biennales et autres en Amérique latine, en Afrique et en Asie, auxquels ils sont désormais conviés, des démarches et des aspirations similaires aux leurs. Les relations abouties entre pays jaillis d’un univers né de décolonisations successives, eurent sur le choix de nouvelles formes de langages, qui puisent aux sources de leur terroir les éléments d’une inspiration et d’une écriture renouvelée, des conséquences évidentes. Cette quête nourrie d’une nécessité identitaire, justifiait dans un même temps les jalons culturels que la nouvelle société se devait de poser. La diversification Samsom: la fille et le chien comme appartenant à cette école, les artistes Mammeri Azouaou, Benslimane, Benamira, Boukerche, et pour la fin des années trente Mohamed Temmam qui oscilla dès ses débuts entre son penchant pour la miniature et son goût de la peinture de chevalet, deux amours auxquels il reviendra vers la fin de sa vie. Abdelhamid Hemche, bien qu’appartenant à cette génération, montre très tôt, quant à lui, une vocation pour des compositions semi-figuratives, où la recherche d’un langage nouveau apparaît comme primordial.Ce n’est pourtant pas son influence qui fait jaillir vers la fin des années quarante et dans la décennie qui suit une large floraison d’artistes dont les noms, aujourd’hui encore, évoquent un des moments les plus importants de notre histoire picturale contemporaine. «Un art nouveau» En effet, la génération des années 50 a tenu pendant longtemps et tient encore dans notre histoire artistique «le haut du pavé». Khadda, Mesli, Benanteur, Guermaz, Issiakhem, à l’époque où Alger connaît une production artistique d’un classicisme serein, rejettent aussi bien l’enseignement académique prodigué par l’Ecole des BeauxArts d’Alger, que l’art de la miniature ou encore la figuration réaliste de leur aînés. Se tournant résolument vers ce que Khadda appellera, quelques années plus tard, «un art nouveau», essayant de s’identifier à travers une abstraction pure où le signe est conçu comme élément de ressourcement, ils tentent de s’intégrer aux nouvelles démarches artistiques en plein essor à Paris La fébrilité créatrice qui agite le monde de l’art de 1962 à 1975, la création d’une Union nationale des arts plastiques (UNAP) qui voudra regrouper sous son aile tout ce que l’Algérie possède de peintres, amplifiera la diversification des tendances, des langages et sous-tendra la multiplication des voies que chacun, désormais, se sent en droit d’emprunter; des dissidences se créent, des individualités naissent de plus en plus nombreuses ; la formation de l’Ecole des BeauxArts, de même que l’intellectualisme anticonformiste hérité de la génération des années 50, reculent quelque peu face aux recrutements nombreux opérés au sein d’une communauté de peintres souvent autodidactes, dont le dénominateur commun fut d’exprimer par des œuvres hautes en couleur et de facture souvent naïve la répression vécue pendant la lutte de libération, les espoirs des continents opprimés et les appréhensions crées par cette période de Djazaïr ▲ numéro 3 28 gestation. Citons, pour illustrer cette période extrêmement dense et diversifiée, les noms emblématiques qui marquèrent la mémoire artistique de notre pays : Boukhatem Farès, le chantre des révolutions, Denis Martinez, qui, à travers un art revendicatoire, introduit un langage largement inspiré des mouvements nord-américains, Arezki Zerarti et Baya dont une première exposition au Musée National des Beaux-Arts fait découvrir d’étonnantes œuvres superbes de mystère, Ismaïl Samsom qui remet au goût du jour une figuration d’expression populaire, et bien d’autres encore. Un approfondissement des tendances Denis Martinez: l’arbre et l’enfant Mohamed Bouzid: La Kabylie Aujourd’hui, on peut dire, face aux nombreuses œuvres conservées au musée, qu’il s’agit là d’un moment de la peinture algérienne des plus prolifiques qui dénote une effervescence peu courante dans le domaine de l’art ; si certains de ces artistes sont tombés dans l’oubli, on considère souvent de nos jours, ces années-là, faites de débats et de luttes, tant sur le plan des expressions que sur celui des concepts, comme le terreau indispensable qui allait permettre à la peinture algérienne de connaître les développements qui suivirent. Pour ces raisons et bien d’autres encore, la plupart des œuvres produites pendant cette période et conservées dans nos collections apportent, au-delà des qualités et des faiblesses des unes ou des autres, des repères indispensables à la compréhension et à la visualisation d’ensemble de l’art algérien. On pourrait définir la période allant de 1975 aux années 80 comme une période de maturation pour les anciens et d’élaboration pour les jeunes générations. Ces dernières, pour la plupart produits de l’enseignement de l’Ecole nationale des Beaux-Arts qui venait de subir une réorganisation, s’affirment bientôt dans un art conceptuel. On observe à la fois une nouvelle rupture avec les tendances nationalisantes des générations antérieures et un véritable élan vers une identification, non plus à une communauté artistique nationale, mais au contraire, principalement nourrie par un désir d’appartenance à une communauté artistique universelle. On se libère du joug d’une imagerie presque uniquement liée au terroir et, dans un même temps, de l’emprise imposée par les maîtres dans leurs ateliers. Ces bouleversements donneront naissance, non seulement à une diversification de plus en plus importante des techniques, mais aussi à un cheminement de plus en plus exacerbé vers une individualisation de l’art, qui aboutira à l’éclatement de l’UNAP. De plus en plus, la peinture algérienne s’exporte vers les galeries et les écoles d’art à travers le monde, ce qui correspond, parallèlement, à un tournant de l’Algérie dans son développement économique, social et culturel. La dernière décennie s’est caractérisée par un approfondissement de ces tendances. La notion de hiérarchisation des genres s’est peu à peu estompée, ce, en grande partie grâce à la création de galeries à travers l’ensemble du pays et, conséquemment, à l’intérêt grandissant d’un public de plus en plus diversifié et moins élitiste. La dominante qui caractérise les années 90 à 2000 pourrait se définir comme une relance importante de l’activité artistique du pays, où prédomine la tolérance dans le côtoiement des genres, des techniques, des individualités. Ainsi, a-t-on pu noter un regain d’intérêt pour une figuration qui n’a plus rien de symbolique, mais qui correspond au contraire à des recherches intimistes, non codifiées et, de ce fait, tolérées au même titre que les mouvements à consonance très contemporaine. Ce goût pour une figuration sereine et démystifiée dénote un désir de plus en plus affirmé de ressourcement intimiste. Parmi les représentants de ce mouvement, citons Djemaï, Bourdine, Hafidh, Heinen-Ayech, Chegrane. Par ailleurs, la jeune école de peinture contemporaine s’implique dans tous les coins de la planète, drainant une vision où s’allient, malgré elle, les constantes de l’héritage historique culturel, se les appropriant dans des compositions avant-gardistes, installations, récupérations, art éphémère, etc..., réécrivant la tradition dans une fusion homogène, où l’élément identitaire n’est plus utilisé que comme repère. Parler de la peinture algérienne dans son ensemble, c’est admettre d’emblée la présence d’une entité qui n’est plus en quête d’une reconnaissance pour l’universalité, mais plutôt d’un statut qui offrirait à ceux qui en sont les auteurs, une place naturelle dans le monde de l’art plastique. ■ Zoubir Hellal: L’insecte 29 Théâtre L’année L Ould Abderrahmane Kaki Le pionnier du théâtre «ihtifali» Par Kamel Bendimered Journaliste e dramaturge Ould Abderrahmane dit Kaki, disparu le 14 février 1995 à l'âge de 61 ans, a créé à nouveau l'événement avec la récente reprise - et l'édition prochaine - de pas moins de cinq de ses œuvres, à l'occasion du 35ème Festival du Théâtre de Mostaganem (du 10 au 20 août 2002), et de la programmation de sa pièce - phare, El Guerrab oua salihine, dans le cadre de «l'Année de l'Algérie en France» en 2003. Cette dernière création a été plébiscitée il y a quatre ans, lors d'un sondage organisé par nos soins auprès d'une quinzaine de spécialistes et praticiens éprouvés du théâtre algérien, comme la production la plus marquante du répertoire national depuis l'indépendance, devant Ledjouad et El khobza (Abdelkader Alloula), El ghoula (Rouiched) et Boualem zid el goudam (Slimane Benaissa). Né le 18 février 1934 à Mostaganem, dans le quartier populaire de Tidjditt, auteur et metteur en scène de la presque totalité de la vingtaine de pièces et essais dramatiques qu'il a signées(*), Kaki a été le créateur le plus prolifique de l'Algérie indépendante et, surtout, le plus en vue de sa première décennie, avant qu'un malheureux accident de voiture (1968) ne l'arrête en pleine ascension, en le privant d'une grande partie de ses moyens.Soumis dès sa plus jeune enfance à la prégnance de traditions culturelles populaires vivaces, par le double canal du milieu familial (une grandmère détentrice d’un grand nombre de kacidate mémorisées, et un oncle mélomane) et de l'environnement social (fêtes populaires multiples alimentées par la verve et le verbe des meddahs et meddahate, côtoiement du maître du chant bédouin Cheikh Hamada, dont les enfants sont ses compagnons de jeu), quoi de plus naturel que Kaki joue déjà à l'apprenti-meddah à dix ans, dans les fêtes clôturant l'année scolaire, avant de rejoindre le scoutisme à quatorze ans, en présentant des sketches de son propre crû à l'occasion du 27ème jour du Ramadhan et des Aïds. Mais c'est grâce à Benabdellah Mustapha, animateur de la troupe Essaadin dont il fait partie, qu’il reçoit ses premiers encouragements et prend conscience de ses possibilités dramatiques naissantes irriguées par la sève du patrimoine culturel oral dont le Chiir El Melhoun (poésie populaire) représente un élément important. Une prodigeuse leçon pour l’avenir Commence dès lors pour le jeune amateur, dans la décennie 50, un autre apprentissage pour se lester des outils et techniques propres à défricher et ensemencer le champ de ses capacités, période marquée par des stages de formation dramatique - dont les cycles organisés par le service de l'Education populaire dirigé par Henri Cordereau - et riche de fermentation et d'expérimentation théâtrale, pour poser les jalons et faire jaillir les accents de son propre langage. Henri Cordereau saluait en 1963 les premiers fruits de cette phase d'expérimentation dramaturgique et artistique en soulignant que Kaki et son équipe ont su édifier «avec infiniment de tact, d'humilité, de persévérance et d'intelligence, à partir d'exercices très simples, de jeux improvisés, de thèmes de la vie courante, un art profondément original, jeune, dynamique, dans lequel ils ne reniaient rien de leur origine, de leur personnalité, un art authentique ...», produit d'une expérience dont on peut tirer, ajoutaitil, «une prodigieuse leçon … pour l'avenir d'un théâtre populaire algérien». Des tentatives réalisées au cours de cette période active de son émergence au monde de la création, définie par le terme de «théâtre-laboratoire» ou par celui d'avantthéâtre, Kaki disait qu'elles procédaient à la fois d'un besoin (recherche d'une voie personnelle) et d'une nécessité (modestie des moyens) se situant dans l'articulation étroite entre l'écriture dramatique et le langage scénique. «Nous n'avions pas les moyens de monter nos spectacles, disait-il. C'est pour cela que je me suis trouvé dans la nécessité d'inventer des formes ni pauvres ni misérabilistes, mais des formes épurées où le mouvement des acteurs est un langage … Je pensais que c'était le spectacle de la halqa, des souks qu'il nous fallait, un théâtre de fête et de participation». Ceci donne à entendre que, sur la scène maghrébine, Kaki a été le pionnier du «théâtre ihtifali», que le Marocain Tayeb Seddiki investira par la suite de sa forte personnalité pour élargir sa dimension et lui délivrer ses lettres de noblesse en le popularisant à l'échelle maghrébine, arabe et internationale. Djazaïr ▲ numéro 3 30 Toujours est-il que, dans le contexte du théâtre algérien d'avant comme d'après l'indépendance, Kaki est bel et bien le premier qui, par ses sources de création, sa thématique, ses moyens d'expression et sa technique de représentation, a remis en question la conception dominante et pour ainsi dire omnipotente du théâtre à l'européenne - de moule aristotélicien, suivant la formule d'Alloula -, en interrogeant son propre patrimoine culturel traditionnel dans ce qu'il pouvait lui offrir de vecteurs, supports et matériaux de nature à la fois à impulser son inspiration et authentifier individuellement et socialement son langage d'artiste. Cette mise en perspective nouvelle de la création artistique constitue incontestablement un moment saillant dans le parcours du théâtre algérien et, au-delà des horizons qu'elle ouvrira pour d'autres expériences tant auprès des amateurs que de certains professionnels du 4ème art, ne sera pas sans rapport avec la polémique née après l'indépendance entre les partisans d'un théâtre national porté par la «vision universelle» et un Kaki considérant que «notre théâtre ne peut pas vivre que d'adaptations de pièces universelles, car cela représente un danger». Représentant une petite révolution à son époque, ce projet de captation artistique d'une théâtralité traditionnelle autochtone se réfère paradoxalement, pour sa légitimation et reconnaissance, à d'autres expériences du théâtre universel et notamment à celle de Berthold Brecht, duquel Kaki dit avoir reçu «la plus grande leçon, ajoutant que par la suite il s’était «libéré de son influence». Cette influence apparaît particulièrement dans El Guerrab oua salihine et Koul ouahed oua houkmou, où le dramaturge algérien part de deux créations brechtiennes : La Bonne âme de Se-Tchouan et Le Cercle de craie caucasien, pour convoquer des correspondances thématiques et formelles en œuvre dans son propre patrimoine et féconder sa démarche théâtrale. Avec des résultats qui sont, cependant, loin de correspondre à ceux de Brecht pour des raisons qui sont au cœur d'un débat plus général sur le «parasi- moine oral dans une partie de l'œuvre de Kaki, dans la mesure où le matériau traditionnel (légendes, contes…) qui sert de source et de vecteur d'inspiration à l'auteur mostaganémois n'a pas été pensé de manière résolument critique en regard d'une configuration et de nouvelles valeurs sociales induites par la lutte de libération elle-même. Cela a pour effet, dans El Guerrab… et Koul ouahed… comme, plus tard, dans «Bni kelboun», de reproduire un discours traditionnel baignant souvent dans des pensums moralisants et dramatiquement pesants. Mais, en compensation, il y a le Kaki du «théâtre-document» sur le terrain duquel il signe deux réussites incontestables, 132 ans et Afrique avant un, dont l'écriture dramatique et scénique dense influencera de nombreuses troupes du théâtre amateur et professionnel. Ce théâtre-flashes, rigoureusement agencé, traitant, dans la première Le meddah Grâce à Kaki, nous dit Sidi Lakhdar Barka dans une intéressante étude parue en 1981 (publication de l'ex-C.D.S.H. d'Oran, document n°5), est mise en branle la première expérience théâtrale nationale frappée du sceau de l'«algérianité», par «la mise au point d'un schéma d'adaptation de la chanson de geste rurale avec ses thèmes puisant dans la mythologie du terroir et le patrimoine arabo-musulman (contes, légendes, récits investis par la chanson de geste rurale), pour raconter sur le mode poético-épique (du melhoun) la présence d'un peuple avec ses valeurs et ses traditions de lutte». «La démarche dramatique de Kaki, souligne Barka, récupère, codifie, standardise et adapte à la scène moderne ces autres éléments de la chanson de geste que sont l'espace de la halqa, le personnage du meddah comme ordonnateur et stimulateur de la communication, l'instrumentation sonore (à percussion) pour réglementer et ponctuer le rythme du spectacle.» Kaki avec Azzeddine Medjoubi tage» de la pensée brechtienne injectée en traduction ou en adaptation dans l'espace théâtral algérien ou arabe. Brecht se situe dans le contexte d’une société allemande aux rapports de classes tranchés, pour réfléchir de bout en bout aux exigences du processus de création, investissant deux légendes extra-nationales pour les ajuster esthétiquement à sa pensée marxiste et aux besoins de son combat politique. Alors que Kaki, dont la société vient de se libérer fraîchement des serres coloniales, en est essentiellement et idéologiquement à la phase de l’affirmation culturelle identitaire. D'où les mérites, mais également les limites de cette réappropriation artistique du patri- œuvre, de multiples épisodes de la lutte anticoloniale avec lyrisme, violence et humour, et dans la seconde, des moments décisifs du réveil de l'Afrique, met en jonction fécondante les éléments du terroir (algérien ou africain) et les techniques de la scène moderne (chœur, ballet, mime, lumière, décors) pour produire, avec sa troupe, une forme accomplie du spectacle dont Afrique avant un constitue le fleuron et le référent majeurs.■ (*) De son répertoire, on citera notamment La légende de la rose, Dem el hob, La Maison de Dieu, Avant-théâtre, 132 ans, Le Peuple de la nuit, Afrique avant un, Diwan el garagouz, El Guerrab ouasalihine, Koul ouahed ou hkamou, Les vieux, Beni kelboun et Diwan el melah. Djazaïr ▲ numéro 3 31 L’année Patrimoine La Qal‘a des Bani Hammad PAR ABDERRAHMANE KHELIFA INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES La dynastie berbère sanhadjienne des Hammadites, qui gouverna l’Algérie orientale et centrale à l’aube du deuxième millénaire, a connu une brillante civilisation longtemps ignorée. En témoignent les résultats des fouilles archéologiques entreprises depuis la fin du XIX ème siècle sur le site de leur capitale, la Qal’a des Bani Hammad. Abderrahmane Khelifa fait ci-dessous un tour d’horizon sur les splendeurs anciennes de cette cité, aujourd’hui classée Site du Patrimoine mondial par l’UNESCO. e site sur lequel a été édifiée la Qal’a des Bani Hammad se trouve sur le versant Sud du Djebel Maadid, à la limite Nord des plaines du Hodna, à environ une centaine de kilomètres de Bejaia. Dominé au Nord par le Djebel Takerboust qui culmine à 1458 mètres, à l’Ouest par le Mont Gorayn qui s’élève à 1190 mètres, il est bordé à l’Est par la vallée de l’Oued Fredj qui assure le ravitaillement en eau et dont les gorges constituent une défense naturelle. La ville est bâtie sur un plateau incliné à 950 mètres d’altitude, d’où son nom de Qal’a (forteresse ). Le site, à la valeur stratégique évidente, a été déjà habité à l’époque romaine, puisque des fouilles effectuées en 1898 par le général De Beylié ont permis de mettre au jour une mosaïque représentant le Triomphe d’Amphitrite, actuellement exposée au Musée National des Antiquités d’Alger. Au X ème siècle, l’endroit servit de refuge à Abû Yazid, «l’homme à l’âne», qui se révolta contre les califes fatimides de 929 à 947. Les chroniqueurs de l’époque mettent l’accent sur le relief accidenté des lieux. C’est en 1007-1008 que Hammad Ibn Bologguin obtint de son suzerain Badis l’autorisation de fonder une ville et d’ en faire sa capitale. Le choix d’un tel site fut sûrement dicté par le souci de Hammad de se protéger L de ses cousins d’Ifriqiya. L’historien Ibn Hammad nous apprend que la construction de la ville fut confiée à un nommé Bouniache. Ibn Khaldoun, pour sa part, signale que pour peupler sa capitale, Hammad y transporta des habitants de Msila et de Hamza (près de Bouira), ainsi que des tribus Djeraoua. La ville subit plusieurs sièges du fait des conflits qui opposèrent les Hammadites à leurs cousins Zirides d’Ifriqiya. Mais malgré cela, elle connut un essor sans pareil. Les géographes et les historiens la décrivent en termes élogieux. Al Bekri, qui vécut au XI ème siècle et l’appelle «Qal’at Abi Taouil» nous indique qu’elle était «une grande et forte place de guerre et devint, après la ruine de Kairouan par les Banu Hilal, une métropole. Comme les habitants de l’Ifriqiya sont venus en foule pour s’y établir , elle est maintenant, ajoute-t-il, un centre de commerce qui attire les caravanes de l’Iraq , du Hidjaz, de l’Egypte, de la Syrie et de toutes les parties du Maghreb». Un siècle plus tard, Al Idrissi, géographe qui séjourna auprès du roi Roger II de Sicile, décrit la ville en ces termes : « Al Qal’a s’appuie sur une haute colline difficile à escalader. Elle est entourée de remparts . C’est une des villes qui ont le plus vaste territoire, une des plus peuplées et des plus prospères, des plus riches et des mieux dotées de palais, de maisons et de terres fertiles. Son blé est à bas prix, sa viande est excellente...» Un géographe du XIII ème siècle, Yaqut Al Himawi, loue la qualité de ses feutres et la finesse des vêtements et des broderies qu’on y fabriquait. Une maitrise parfaite de l’eau Abderrahmane Ibn Khaldoun, écrivit (au XIV ème siècle): «La Qal’a atteignit bientôt une haute prospérité ; sa population s’accrut rapidement et les artisans ainsi que les étudiants y venaient en foule des pays les plus éloignés et des extrémités de l’empire. Cette affluence de voyageurs avait pour cause les grandes ressources que la nouvelle capitale offrait à ceux qui cultivaient les sciences, le commerce et les arts». La Qal’a est l’exemple type de ville forteresse, construite en altitude et entourée de montagnes. En plus de l’avantage du site, la ville était dotée d’un mur d’enceinte en pier- Djazaïr ▲ numéro 3 32 re de sept km de périmètre et d’épaisseur variant entre 1,20m et 1,60m. Ses remparts escaladaient les versants des montagnes environnantes où furent installées des tours de guet, protégeant ainsi l’ensemble des quartiers de la ville, puis redescendant le long de la falaise constituée par les gorges de l’Oued Fredj. Sur le bord de cette falaise fut édifié un donjon impressionnant, le donjon du Manar. Un mur intérieur séparait le quartier des Djeraoua du reste de la ville. On entrait dans la ville par trois portes: Bâb Al Aqwas au Nord, Bâb Djenan à l’Ouest et Bâb Djeraoua au Sud. Une rue principale traversait la ville d’Est en Ouest, de Bâb Djenan à Bâb Al Aqwas. Une autre rue reliait Bâb Djeraoua à la rue principale. Hammad Ibn Bologguin fit construire son palais au Nord de cet axe et la Grande Mosquée au Sud, puis les quartiers populaires comme celui des Djeraoua à l’Ouest. Mais nous pouvons penser que ses successeurs eurent à Le lion de la Qal‘a Plan de la Qal‘a embellir la ville et à agrandir les édifices construits par le fondateur de la dynastie. L’art des Hammadites est connu grâce aux monuments exhumés aux cours des diverses campagnes de fouilles effectuées depuis la fin du XIX ème siècle jusqu’au début de l’indépendance. Seuls deux monuments apparaissaient au dessus du sol: le minaret et le donjon du Manar. La Grande Mosquée : les fouilles ont permis d’établir un plan complet de l’édifice religieux. C’ est, en superficie, l’une des plus grandes mosquées d’Algérie après celle de Mansourah à Tlemcen. Elle comptait 13 nefs orientées Sud–Nord. La salle de prière comptait 84 colonnes dont il ne reste que les socles. Le minaret est décoré sur sa face sud par des niches et des défoncements disposés en trois registres verticaux qui préfigurent les minarets du XII ème siècle, notamment la Giralda de Séville et la Koutoubiya de Marrakech. Le Palais du Lac (Dar al bahr) était construit en terrasses vers le versant du Mont Takerboust. La partie supérieure était réservée aux appartements de l’émir. Il tient son nom du grand bassin de 67m de long sur 47m de large, avec une profondeur de plus de 1m60, qui le borde au Sud .C’est le monument le plus important mis au jour par De Beylié. L’auteur anonyme d’Al Istibçar nous en donne une description précise : «Les Bani Hammad élevèrent à la Qal’a d’importantes constructions d’architecture soignée…parmi lesquelles Dar al bahr au centre duquel était un vaste bassin où avaient lieu des joutes nautiques et où la quantité considérable d’eau était amenée de fort loin» . D’autres complexes architecturaux comme le Palais du Salut, le Palais du Manar ou le Palais de l’Etoile n’ont pas révélé encore tous leurs secrets . Il en est de même des autres structures, comme les Djazaïr ▲ numéro 3 33 Marbre sculpté Plàtres sculptés constructions hydrauliques (hammams, aqueducs, citernes) qui laissent entrevoir une maîtrise parfaite de l’eau, laquelle était acheminée de diverses façons dans la ville malgré sa construction en altitude. Les différentes pièces archéologiques trouvées à la Qal’a (frises de décor, inscriptions , pierres sculptées de palmettes et de fleurons, vasque aux lions, céramique d’une très grande richesse...) nous donnent un aperçu du décor des palais hammadites que Vue générale du site 34 l’on retrouve à Bejaia , leur nouvelle capitale, ou dans la Chapelle Palatine de Palerme qui fut influencée par cet art sanhajien. C’est à la Qal’a qu’ont été découverts les plus anciens vestiges actuellement connus en Occident musulman d’encorbellements à muqarnas (nids d’abeilles ). Une vie artistique et culturelle intense La vie artistique et intellectuelle était intense dans la capitale hammadite surtout après la prise de Kairouan par les Hilaliens. La ville se dote d’une industrie prospère, animée par une multitude d’artisans tisserands, joailliers, céramistes réputés, charpentiers , menuisiers….Elle attira aussi les savants , les poètes et les docteurs en théo- logie, à l’image du poète et savant Abû Al Fadhl Al Nahwi qui mourut en 1119. Al Nahwi donna son nom au petit village construit autour de son tombeau, au SudOuest de la Grande Mosquée. Après avoir séjourné en Orient où il aurait été un disciple d’Al Ghazali, il se rendit dans d’autres villes du Maghreb, notamment à Sijilmassa où il enseigna le droit et la religion, puis à Fès où il prêcha à la mosquée. On sait qu’il eut un disciple en la personne du Qadi Abû ‘Amran Musa ibn Hammad al Sanhaji, un membre éminent de la famille régnante. C’est aussi le cas de l’historien Ibn Hammad qui étudia d’abord à la Qal’a, puis à Bejaia, où toute l’élite savante se regroupera quand les Hammadites eurent transfèré leur capitale sur les rivages de la Méditerranée, suite à la pression hilalienne. La Qal’a, du fait de sa valeur architecturale, a été classée Site du Patrimoine Mondial par l’UNESCO. Pourtant elle n’a pas encore, à ce jour, révélé tous ses secrets, malgré les fouilles entreprises depuis la fin du XIX ème siècle. Un travail énorme de recherches reste à faire pour mieux appréhender l’histoire et la civilisation du Maghreb central au XI ème siècle. Un travail de préservation du site et des opérations de restauration doivent être entrepris de façon régulière afin de protéger les structures exhumées des diverses dégradations imposées par la nature et les hommes.■ Bibliographie : - Abû Ubayd Al Bekri : Description de l’Afrique Septentrionale, Paris, Adrien Maisonneuve,1965. - Al Idrissi :.Nuzhat Al Mushtaq, Alger, OPU, 1983. - Ibn Khaldun : Histoire des Berberes, Paris, Geuthner,1978. - Golvin L.: Le Maghreb central à l’époque des Zirides, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1957. L’année festive Carnets de route Biskra, El Oued PAR ABDELKRIM DJILALI JOURNALISTE Les gorges d’El Kantara ■ Biskra, le 14 novembre A la rencontre de la culture populaire, l’équipe du département «Evènements culturels» de l’Année de l’Algérie en France continue à sillonner les grandes régions du pays. Abdelkrim Djilali nous livre ici ses impressions notées tout au long de son périple dans les Zibans et dans l’Oued Souf . Minaret de la mosquée ‘Oqba Ibn Nâfa‘ insi sont les transitions dans ce pays, brusques, inattendues et pour tout dire violentes. Du Massif des Aurès aux Zibans, les frontières ont du relief et de la présence. Une barrière naturelle, une muraille pesante de calcaire et de grès. Pour aller plus vite, nous contournons le massif et, en son cœur, Arris bien sûr, mais à regret. Par Arris, le contraste est plus saisissant encore : du Tell au Sahara, du cèdre au palmier, de la roche au sable, du vert à l’ocre fauve. D’un monde à l’autre, ce qui frappe, c’est bien l’immédiateté de l’effet. Nous sommes conquis par l’intimité des imbrications. C’est par l’Oued Bou Biyada que nous arrivons sur les gorges d’El Kantara. Une faille taillée dans la masse, à pic dans le massif : le col de Sfa. Un passage forcé, étroit, écrasé, sinueux comme le cours tortueux du lit de l’Oued. Nous entrons de plain-pied dans les remparts imposants du djebel, la route suit exactement le chemin creusé par la seule force de l’eau. Puis tout bascule, immédiat, sans retour, sans appel. On tombe des bras immenses de la montagne, le regard à perte de vue, sur une plaine sans horizon : c’est le Sahara ou plus exactement sa lisière. Ici commence et s’annonce un continent, pas moins. Le grand désert est beaucoup plus loin, les Zibans avec le Rhir et le Souf et leur constellation d’oasis n’en sont que le seuil. Biskra est là dans une quiétude installée, l’une des dernières escales avant le plein Sud. Mais c’est ici aussi que s’achève cette romani- A té qui affleure, avec plus ou moins de bonheur, dans tout le Nord-Constantinois. Audelà du limes romain commence l’inconnu, la ligne de partage qui sépare les territoires utiles des dangers qui regorgent dans ce désert imaginé, mais jamais réellement visité jusque-là. Un verrou naturel en somme. Biskra, la Vecera romaine, était un présidium, un poste avancé, le dernier, mais aussi l’un des terminaux des grandes routes commerciales sahariennes. Biskra est ainsi entre deux mondes, dans l’un et dans l’autre, l’un et l’autre à la fois. Dans ce petit monde de la couronne des oasis, avec Touggourt et El Oued, Biskra, dans l’archipel des Zibans, est un foyer de civilisation et un pôle de rayonnement culturel et intellectuel. Biskra est née sous une bonne étoile, fertile avec ses jardins irrigués par les eaux qui dévalent les pentes torturées du Massif des Aurès voisin. La bénédiction de l’eau. Du pur bonheur dans la culture saharienne. Dans le mythe, depuis l’antiquité au moins, l’oasis a l’image d’un jardin recueilli du Paradis. Gorgée d’eau et de lumière, la datte, un fruit parfait, un fruit divin, un fruit aimé et qui a les couleurs et la transparence du miel, son goût et ses parfums. Tout l’univers de la datte et l’excellence de la Deglet Nour. Ce n’est pas ici une simple gourmandise, mais l’économie vitale, essentielle, d’une région avec deux millions et demi de palmiers pour une surface de vingt-huit mille hectares. La culture des palmiers a ses rites, ses saisons, ses légendes, ses savoir-faire et ses peurs que le rabattement de la nappe phréatique et les remontées salines ravivent régulièrement. Djazaïr ▲ numéro 2 35 Elle est partout, dans la nourriture, bien sûr, mais aussi dans les usages de tous les jours, produits de la vannerie, poutres des toits des maisons… Rien, absolument rien ne se perd dans le palmier. Il est le fondement même de la cosmogonie oasienne. Ils nous attendaient et nous sommes en retard. Une immense attente, désespérée quelquefois, après tant de promesses non tenues. Ils nous écoutent mais sur leurs gardes. C’est entendu, ils sont échaudés et il n’est pas question, pour nous, de les leurrer. Débat chaud sur les potentialités artistiques et culturelles de la région et sur la meilleure façon de les valoriser. Plus chaud encore sur l’état des lieux de la culture. Pathétique, un cri, une complainte pour un sort injuste, dans tous les cas immérité. L’assemblée est assez représentative des activités de la région : cavalerie et jeux équestres, élevage de sloughis, tissage du tellis, poterie d’El Kantara, broderie, peinture, musique et chants, Diwan, chants sacrés des confréries de la Kadiria, Sulamiya et Hafoudia, théâtre, poésie…Hamid, chargé de la communication à la wilaya connaît tout le monde et gère le débat avec beaucoup de sensibilité et de doigté. Un petit groupe de réflexion est finalement installé pour étudier l’ensemble des propositions et finaliser un spectacle autour de la culture des palmeraies. Hamid aime le foot. Plus jeune, il a joué dans l’équipe locale, une coqueluche des stades. Il a gardé de cette époque heureuse, on le sent, la dégaine d’un bon avant-centre. Un artiste à sa façon, curieux et qui aime les artistes. D’ailleurs, ils l’attendent tous à la sortie dans une belle complicité. Eux aussi, ont eu de la peine et de la compassion pour les victimes des inondations de Bab El Oued. Ils veulent, avec l’aide de Hamid, exprimer leur solidarité à l’occasion d’un gala en faveur des sinistrés. Un programme est rapidement esquissé. Rendez-vous est pris dans la soirée, après la rupture du jeûne. Hamid nous invite à une chorba de Ramadhan, en famille. Un régal : en entrée la doubara, un plat de fèves, sauce piquante, touche locale. Hamid et sa femme se sont connus étudiants à l’université de Constantine. Ils se sont aimés. Il y a une telle tendresse, discrète, presque timide dans l’échange et le partage mais aussi, fruit de leur amour, dans l’éducation de leurs enfants. Rassemblés autour de cette table nourricière, dans la communion, les gestes et les regards affectueux. Nous retrouvons nos artistes à l’ancien Hôtel Transatlantique, transformé en hôtel de la wilaya. Une belle œuvre architecturale du début des années cinquante. Un hâvre de paix, une belle halte avant le grand voyage. Ils sont tous là et ont en commun la même écoute attentive quand l’un d’eux témoigne de la précarité de la vie des artistes de province. Emouvant et pénible à la fois. De la rage aussi. Le grand soir est pour demain et ils ont, c’est visible, le trac. Hamid les rassure et ça marche, ils ont confiance en lui et il le sait. Un vrai chef d’orchestre, serein et consciencieux. Ils repartent tard la nuit, heureux d’une joie promise et attendue. Ils veulent travailler seulement et retrouver le public qui les fait vibrer, qui les fait vivre. ■ El Oued, le 28 novembre Attendus à El Oued, nous quittons Biskra avec le regret d’avoir raté le gala de solidarité des artistes locaux. Passage obligé par ce qui fait, ici, la fierté de la région, la visite d’une Maison de parfum, une entreprise moderne créée par un enfant du Souf. Une belle réussite dans un créneau réputé difficile et une institution dans la région. Dans tous les cas, une œuvre exemplaire dans l’investissement local créateur d’emplois et novateur. A suivre absolument. Plein Sud-Est, à El Oued, nous sommes tou jours dans le monde oasien. Le même univers qu’à Biskra au point que les deux villes se jalousent, dans une saine concurrence certes, et se disputent la paternité d’un patrimoine, commun après tout. Mais, il n’y a là rien de bien méchant, car cela ne va pas plus loin qu’une vaine mais sympathique polémique sur la meilleure doubara ou les plus belles Deglet Nour. Les palmeraies du Souf, elles aussi, sont sur une autre lisière, celle du Grand Erg Oriental et leurs plantations, les Ghitane ont la forme de cratères verdoyants, complètement enserrés par l’imposant massif dunaire. Du plus bel effet. L’eau, ici, il faut aller la chercher loin sous le sable, au plus près de la nappe et planter dans la faille les jeunes plants. Malheureusement, ici aussi, les remontées de sel font des ravages et finissent par anéantir tous les efforts dans le combat incessant contre l’avancée inexorable des sables. C’est encore au sable qu’El Oued doit son nom de «Ville aux mille coupoles», une leçon d’architecture et d’adapta- Datte «Deglet-nour». tion contre les assauts permanents du sable, sinon la ville aurait été ensevelie depuis longtemps. Un défi à l’origine. Aujourd’hui, de plus en plus menacé, comme partout, par les logiques implacables du parpaing. El Oued, la ville aux mille coupoles El Oued c’est aussi le Nakh, la danse des femmes jusqu’à la transe, la joie, un sens de la fête typique de la région. Le Souf est célèbre aussi pour une tradition ancienne, immémoriale, Chaib Achoura, un véritable carnaval avec ses danses, ses délires et ses masques animaliers…Lions, tigres, crocodiles…Une animation populaire qui autrefois prenait possession de toute la ville, une tradition qui s’est perdue ces dernières années et que quelques associations souhaitent réhabiliter pour retrouver, enfin et quelles que soient les épreuves, le besoin et le désir d’un certain sens du bonheur. ■ Djazaïr ▲ numéro 2 36 Passerelles Jean Pélégri «L’Algérie m’a fait comme une mère» Par Djamal Amrani Ecrivain Journaliste «J espère qu’on le comprendra, je ne dis pas tout cela sans gêne, sans douleur. Je le dis pour l’Algérie qui reste mon pays d’origine et de référence. Je le dis pour le peuple algérien, qui reste ma pierre de touche et ma référence dans le doute; je le dis par égoïsme – parce que l’Algérie m’a fait. Comme une mère. Parce que le peuple algérien m’a appris l’essentiel de ce qu’il est nécessaire de savoir dans la vie. Parce que son échec, pour des raisons obscures, me semble aussi le mien. Parce que je ne suis plus moimême quand elle n’est plus elle-même. Parce que j’en ai besoin comme d’un pain quotidien. Parce qu’elle est écrite en moi à tout jamais et parce qu’il en sera ainsi, comme pour mon père, jusqu’à l’heure de ma mort». C’est un véritable acte de foi envers cette terre qu’exprime ainsi Jean Pélégri, écrivain "pied-noir" auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’Algérie dont Ma Mère, l’Algérie, opuscule «presque testamentaire» publié en 1989 à Alger par les Éditions Laphomic. Né en 1920 dans une ferme de la Mitidja, Jean Pélégri est l’auteur de plusieurs romans, dont Les Oliviers de la Justice (Gallimard, 1959), Le Maboul (Gallimard, 1964), Les Monuments du déluge (Christian Bourgois,1967), d’un essai Ma Mère l’Algérie (Actes Sud, 1990), de deux pièces jouées à Paris, Slimane et Le Maître du tambour (1968). Il a aussi participé comme scénariste, dialoguiste et acteur au film Les Oliviers de la Justice, Prix des écrivains de cinéma et de la télévision au Festival de Cannes en 1962. En 1999, Pélégri a publié aux éditions du Seuil Les Étés perdus. Ma Mère, l’Algérie est un livre "d’amour". L’auteur y traque ses souvenirs, les secrets et les leçons de son enfance. Surtout, il s’attache à décrire cette distance qui sépare peu à peu un enfant, un adulte, d’un père colon qu’il aime et qui lui fera prendre conscience de la tragédie que vit le peuple algérien. Mais Jean Pélégri ne ressuscite pas seulement l’image d’un père, celle des notables encaqués dans leurs privilèges ou celle encore des ouvriers agricoles exploités de l’aube à la première étoile; il met au jour avec minutie tout un héritage culturel (coutumes, goûts, valeurs) - l’héritage culturel des dominés, les humiliations sociales, les différences. "Avant, disait-il (à son ami Boukhalfa), j’étais un bon à rien, j’étais un " boudjadi " ! …Maintenant, après la guerre (seconde petits camarades ils jouaient à la guerre et se disputaient un vieux casque de soldat." Si j’ai rapporté ce souvenir lointain, écrit-il, c’est simplement pour dire que Saïd, qui était si acharné à être le chef des Français et à porter le casque, devait être un des premiers, plus tard, à rejoindre ses frères combattants ." L’auteur rappelle qu’il y a le colonialisme, les lois iniques, ségrégatives à l’égard des Algériens et ceux qui ont suscité l’obscurcissement et la tornade de sang, d’un côté, et de l’autre, l’aboutissement: tous les ouvriers agricoles, même bien traités, dont le seul luxe est de remuer la terre qui ne leur appartient pas : « Malheureusement et injustement, il y avait au-dessus une autre histoire. Celle du colonialisme, ce colonialisme qui était la loi générale, qui dénaturait la poli- guerre mondiale), je suis toujours un "boudjadi ". Pourquoi ?…Tu reviens, tu es sergent, tu portes la médaille et qu’est-ce qu’on te dit ? Marche ta route et tais-toi ! Comment veux-tu qu’on ne se révolte pas ? " Il évoque cette époque où avec un groupe de tique, la foi, l’instruction et introduisait partout la ségrégation " . Il y a l’amitié de quelques ouvriers agricoles à l’égard du père ruiné, les attentats sur les différents points du territoire et puis l’arrivée de Fatima qui va marquer un tournant Djazaïr ▲ numéro 3 37 décisif dans la vie du narrateur. " Mais la parole juste, subtile, dont j’avais besoin, je l’ai trouvée surtout dans la vieille femme algérienne, du nom de Fatima, qui surgit dans ma vie au moment voulu ". Et puis la rencontre avec Slimane qui va lui révéler, lui faire découvrir par le menu "une autre Algérie, que je n’avais fait qu’entrevoir. Une Algérie et un peuple qui m’habitaient beaucoup plus que je ne le croyais…" . Je n’ai jamais eu à choisir entre mon père et la justice Ainsi sur la joie la plus profonde plane toujours une ombre, une menace, souvenir d’anciennes blessures. Tout cela est relaté avec pudeur et force, dans un style dépouillé à l’extrême, qui donne à cette œuvre une densité bouleversante. Ce que ne signale pas Pélégri, par tact et humilité, c’est qu’il appartient lui-même à une famille " pied-noir " hors du commun et qui a, de ce fait, une vision différente des autres. Il y a aussi le moment du passage à l’âge adulte, l’adieu à une enfance et une adolescence sans misère pour lui, sans gros chagrin, mais illuminée par les jeux avec les petits camarades, dans la ferme familiale, làbas à Sidi-Moussa. En 1961, au moment de la parution de La Guerre d’Algérie de Jules Roy, livre qui a eu le retentissement que l’on sait, Jean Pélégri a pris fait et cause pour l’indépendance de notre pays, dans une lettre ouverte adressée au journal L’Express. Dans les pages finales de Ma mère, l’Algérie, l’évocation des journées d’octobre 88 est poignante. " … À cette souillure, d’autres se sont récemment ajoutées. En sont revenus des mots et des images que l’on croyait à tout jamais révolus. Le mot douleur, le mot colère, le mot souffrance, le mot stupeur. Et pour finir : le mot torture, ce mot de sang, de blessures et d’humiliations dont le peuple algé- rien avait tant souffert dans sa chair, voilà qu’il était de nouveau retourné contre lui, par les siens, par ses frères… " . Jean Pélégri ne théorise pas. Il raconte en toute simplicité ce qu’il a vu et vécu. Il n’y a dans ce livre nulle condescendance, nul paternalisme. Cette œuvre est d’autant plus forte et noble que tout ressentiment, toute rancoeur en sont bannis. Ma Mère, l’Algérie, est une sorte d’hymne où beaucoup est donné à l’amour, à l’amitié, à la tendresse. Voici un extrait de ce que Jean Pélégri écrivait il y a une dizaine d’années : " (…) Quelle tristesse de n’avoir pu participer, pour des raisons qui ne sont pas de mon fait, à la naissance d’un pays qui, au regard de l’éternité, est aussi le mien. Mais quelle merveille de pouvoir sortir quotidiennement, grâce à ce pays frère, des codes et des usages qui voudraient nous réduire à n’être que d’une race et d’une nation. Et là, encore une fois, me reviennent des morceaux de paysages : olivier, jujubier, jardin, fontaine, fossé de roseaux, tranche de pastèque, qui semblent sortis d’un tableau de Baya – qui me rappellent quelques-unes de ces vérités essentielles que j’ai découvertes dans cet autre pays et auxquelles j’essaie de rester fidèle . "Me reviennent également quelques visages. Des visages divers et contrastés que j’ai rencontrés en cours de chemin. Visages de frères d’armes dans la guerre contre le nazisme et qui, au retour, trouvèrent leurs maisons incendiées et des parents tués. Visages d’intellectuels et d’écrivains inventant l’avenir. Visage, paroles de Jean Sénac, le poète" . "Visages d’anciens ouvriers agricoles qui, au moment où nous n’avions plus un sou, et comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, nous apportaient régulièrement à manger. Visage de mon père, ancien colon, me répétant dans les heures précédant sa mort que c’étaient les Algériens qui lui avaient appris la justice – cette vertu qui, selon le Coran, est la sœur de la piété – et qui, plus tard, dans la nuit, près de moi, son fils, s’était mis en dormant, à parler à quelqu’un en arabe, doucement, tranquillement avant de s’éteindre sur ces mots arabes; je ne l’ai jamais oublié. Et c’est pourquoi, pour ma part, je n’ai jamais eu à choisir entre mon père et la justice. Mon père, mon cher père choisit pour moi ".■ BIBLIO LIVRES DE JEAN PÉLÉGRI L’embarquement du lundi, Paris, Gallimard, N.R.F., 1952. Les Oliviers de la justice, Paris, Gallimard, 1959. Le Maboul, Paris, Gallimard, 1963. L’Homme-caillou, Paris, Benanteur,1965. Les Moments du déluge, Paris Christian Bourgois, 1967. Slimane (Pièce en quatre actes), Paris, Christian Bourgois, 1968. L’Homme mangé par la ville (dramatique), France-culture, 1970. Le Cheval dans la ville, Paris, Gallimard, 1972. Le Maître du Tambour (pièce), Théâtre Jean Vilar, Suresnes 1974. Ma mère l’Algérie, Alger, Edition Laphomic, 1989/ Paris, Actes Sud, 1990. Les Etés perdus, Paris, Le Seuil, 1999.S QUELQUES ARTICLES JEAN PÉLÉGRI ET TEXTES COURTS DE "Préface", dans Nourreddine Aba, La Toussaint des énigmes (Présence Africaine,1963). "Un entretien avec Jean Pélégri : J’ai voulu être le Kateb, celui qui écrit sous la dictée des autres", dans Afrique, n°48, juillet 1965. "Le voyageur immobile" (sur Emmanuel Roblès), Revue Celfan, vol.1, n° 3, 1982. "Le messager et l’intercesseur" (sur Mohamed Dib), Revue Celfan, vol.2, n° 2, 1983. "Les signes et les lieux. Essai sur la genèse et les perspectives de la littérature algérienne", dans Giulina Toso Rodinis (édit.), Le Banquet maghrébin, Rome, Bulzoni, 1991. "Introduction", dans Jean Sénac, Journal Alger janvier-juillet 1954, Novetlé, 1996. "La zaouïa des interdits" (sur Abdelhamid Benhedouga), Algérie Littérature/Action, n° 17, janvier 1998. "Quand les oiseaux se taisent…", in une enfance algérienne. Textes inédits recueillis par Leïla Sebbar, Gallimard, coll. " Haute enfance ", 1997. "La crosse et le couteau", En mémoire du futur. Pour Abdelkader Alloula, Actes Sud, 1997. Textes inédits, dans Jean Pélégri l’Algérien ou le Scribe du caillou, Algérie Littérature/Action, n° 37-38, 2000. QUELQUES PÉLÉGRI LIVRES ET THÈSES SUR JEAN BONAGURO, FIDELIO, "La voix du labyrinthe, parcours critique à travers l’œuvre narrative de Jean Pélégri" (thèse), Facoltà di Lettere e Filosofia, Università di Padova, 1984. CHAULET-ACHOUR, Christiane, La Méditerranée et ses cultures. Les écrivains d’Algérie : Kaléidoscope méditerranéen (Notes pour une recherche),Publication du centre des langues et de la Communication de l’Université de Corse, 1992. LE BOUCHER, Dominique, Jean Pélégri l’Algérien ou Le Scribe du caillou, Algérie Littérature/Action, n° 37-38, 2000. SHELTON, Marie-Denis, "Langue et technique narrative de Jean Pélégri" (étude), Université de Los Angelès, 1974. Djazaïr ▲ numéro 3 38 L’Algérie à table Qui a inventé les pâtes? Mohamed Medjahed Cuisinier chroniqueur gastronomique l n’y a pas si longtemps, il était plus ou moins admis que Marco Polo en aurait découvert l’existence à la table de Kubilaï Khan, ainsi que leur secret de fabrication, lors de ses pérégrinations chinoises. A son retour à Venise en 1295, il en aurait dévoilé l’usage à ses compatriotes, qui à leur tour l’auraient transmis au reste du monde. Les choses en seraient restées là si le souci de "vérité historique " n’était pas venu se mêler à la gastronomie. Alors qu’aujourd’hui nous assistons à un véritable réveil des nationalismes culinaires, d’ExtrêmeOrient à la Méditerranée, la paternité des pâtes ne cesse d’être revendiquée. I Ce serait des lasagnes que Marco Polo aurait dégusté à la cour du Grand Khan. Or, selon certains auteurs, Ciceron (106-43 Avant J.C.) les aurait décrits sous l’appellation de lagana : membranes de pâte, à base de farine et d’eau, cuites à point dans la graisse et condimentées de fromage, poivre, safran et cannelle. Notons ici que la tomate, d’extraction américaine, n’interviendra que 1.500 ans après. A ce détail près, l’illustrissime plaideur latin nous a bien légué là la recette primitive des lasagnes qui font le renom de la cuisine italienne.Les Français, à défaut de revendiquer une paternité directe, font intervenir leur " rayonnement culturel ", nous rappellent que le père Goriot était vermicellier et font des pâtes les contemporaines de la Déclaration des droits de l’homme, et d’ajouter : " C’est la seule institution démocratique et républicaine de nature gastronomique ". En Asie, en Europe centrale, au MoyenOrient, d’autres peuples s’arrogent, ou se voient attribuer parfois (sans avoir rien demandé) la naissance des pâtes alimentaires. Comme cette piste 40 arabe évoquée sous la plume d’un auteur culinographe italien : " Les vermicelles semblent être issus de la nécessité pour les Arabes nomades de disposer de denrées non périssables, au cours des traversées du désert, en pétrissant la farine avec de l’eau, puis la faisant sécher au soleil avant leur départ ". Ainsi s’évitaient-ils de nombreux problèmes, dont celui de l’eau nécessaire à la préparation des aliments. En effet, on n’avait plus besoin que de la quantité utile à la cuisson. Est-ce là l’origine des pâtes sèches qui sont passées des rivages nord-africains à tous les pays ouverts sur la Méditerranée, parmi lesquels la Sicile et le Salento à l’extrémité de la botte ? Ces pâtes sèches dont l’appellation arabe itrya, issue du grec itria, a donné trii en sicilien. Mais si pour les Grecs anciens ce terme désignait une sorte de fougasse, dans la Sicile médiévale c’était le nom des vermicelles. C’est-à-dire des bouts de pâtes allongés, percés en leur centre, à l’aide d’un mince fil de fer, puis séchés au soleil. Traités ainsi, leur conservation s’étalait sur 2 à 3 ans. Cette description, contenue dans un traité datant du XVème siècle, nous apprend également que la fonction des perforations, pratiquées à l’aide d’un stylet en fer, était de favoriser l’accélération du séchage. On relève également, dans le même ouvrage, que la fabrication des vermicelles n’était plus régie par la corporation des boulangers, mais par celle des vermicelliers, nouvellement créée. Nous voilà avec sur les bras une origine arabo-africaine, voire berbère, à y regarder de près… Peut-être serait-il plus juste "d’universaliser " l’avènement des pâtes alimentaires. Il est plus que probable que chez les peuples ayant maîtrisé la culture des céréales, la quête de la diversification de l’usage des grains a fini par déboucher, à partir des bouillies primitives, sur les pâtes et le pain. Depuis, les pâtes n’ont cessé d’évoluer. La fabrication, industrialisée depuis 1840, est totalement automatisée de nos jours. La tradition algérienne En Algérie, l’usage des pâtes s’inscrit sur un double registre : pâtes du commerce pour tous les jours et celles de fabrication domestique pour les repas festifs. Rogag, Trid, Chakchoukha, Bouf ’tat désignent des pâtes cuites sur un ustensile métallique (m’ri) ou en terre placé sur un foyer, puis émiettées et arrosées d’une sauce à base de poulet ou d’agneau, oignons, pois chiches, garnie de navets ou de courgettes, le tout relevé diversement. Rechta (fil en iranien), Tarechta (berbérisation de l’iranien), Tiftitin, Qata oua rmi (couper et cuire) sont des variantes de nouilles, utilisées toujours fraîches. Toutes ces spécialités ont de nombreuses variantes régionales, voire familiales. Elles jouent le rôle de succédanés du couscous qui reste l’aliment par excellence dans les fêtes du calendrier folklorique et religieux. Moins connues, ou en voie de disparition depuis la mécanisation, f ’daouche, m’qatfa , dwida, (littéral. vermicelle), qahwa (grain de café), d’rihmet (petites monnaies), également appelées cariyate (petits carrés) ce qui nous fait ouvrir, ici, une petite parenthèse, pour souligner que la forme carrée de ces monnaies nous renvoie à l’époque almohade. N’oublions pas de citer maqarone berettork ou maqarone ibari dont il reste à trouver les origines turque ou andalouse.■ Ar-Richta à la table de Tamerlan Dans son ouvrage autobiographique “ Voyage d’Occident et d’Orient ”, Ibn Khaldoun évoque un épisode de sa vie, en l’an 803 de l’Hégire (1400 après J.C.). L’écrivain est reçu, par Taymour Lang (Tamerlan pour les Occidentaux) alors que celui-ci, à la tête de son armée assiège Damas. Le Grand Khan mongol lui demande de lui faire, par écrit, “ la description du Maghrib tout entier ”. Ibn Khaldoun raconte: “ … Plus tard, quand j’eus quitté son conseil, je rédigeai ce qu’il m’avait demandé