Djazair n°3 - Al

Transcription

Djazair n°3 - Al
REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE
Peinture
algérienne:
la maturité
Hommage à
Interview de
Musique:
Mouloud Yasmina La bataille
Feraoun Khadra du raï
Pleins feux sur Djazaïr
Partenariat Média
ulture et communication forment
aujourd’hui un couple indissociable.
Les organisateurs de Djazaïr, une
année de l’Algérie en France ont accordé au partenariat média toute l’importance qu’il
mérite pour le soutien des programmes.
C
Une série d’accords ont été signés à Paris au courant du
mois de septembre avec le groupe France Télévisions, le groupe
Radio France et TV5. Ceux-ci faisaient suite à la convention-cadre
passée le 11 septembre à Alger avec la Télévision Algérienne
pour la production audiovisuelle destinée aux publics français et
algériens, ainsi que la médiatisation de l’événement sur ses différentes chaînes. Cette convention signée par Hamraoui HabibChaouki, DG de l’ENTV, et Mohamed Raouaraoua, Commissaire
Général pour l’Algérie, prévoit également la participation à la
mise en oeuvre des partenariats avec les chaînes françaises. Une
convention similaire est en cours avec la Radio Algérienne.
Signé le 16 septembre au siège du groupe, par Marc Tessier,
P-DG, et Robert Lion, Président de l’AFAA (Association française
d’action artistique), le protocole d’accord avec France
Télévisions a été cosigné par Hervé Bourges, Mohamed
Raouraoua et Françoise Allaire, Commissaire générale pour la
France ainsi que par les responsables de France 2, France 3 et
France 5. Le document prévoit un engagement considérable de
l’ensemble des chaînes pour la réussite de l’Année. Des reportages et émissions consacrés à la culture algérienne et des journées spéciales sont ainsi envisagés de même que la délocalisation en Algérie d’émissions périodiques ou exceptionnelles,
telles que la 13ème Nuit des Etoiles qui serait réalisée en direct
du Sahara.
Sont prévus aussi des directs sur les manifestations, des partenariats ciblés, des formats courts (bandes annonces, spots) et
la mise à disposition des locaux de France Télévisions pour des
événements culturels ou de relations publiques. Partenaire
média officiel de l’Année, France Télévisions entend participer
pleinement à sa réussite avec toute la puissance et la diversité de
son potentiel.
La même volonté a été exprimée par Radio France qui souhaite s’associer à l’évènement à travers l’ensemble de ses
chaînes. L’accord a été signé le 17 septembre par son P-DG, JeanMarie Cavada et Olivier Poivre d’Arvor, Directeur de l’AFAA. La
cérémonie a été précédée d’une réunion où ont été abordées
toutes les possibilités de collaboration, depuis la promotion et la
Djazaïr ▲ numéro 3
La cérémonie de signature. MM. Raouraoua et Bourges
couverture des manifestations, y compris en direct, jusqu’à la
réalisation d’émissions en Algérie ou la coproduction d’évènements, notamment musicaux et littéraires.
Le même jour a été signé le protocole de partenariat
avec TV5 dont le rayonnement mondial apportera sans doute à
l’Année une audience considérable, notamment auprès des
communautés algériennes éloignées (USA,Canada). Le texte
signé par Serge Adda, P-DG, comprend les mêmes dispositions
que celles retenues avec France Télévisions. Plusieurs pistes ont
été déjà explorées dont la réalisation d’un «24 heures à Alger» ou
l’organisation d’un jeu-concours. L’équipe dirigeante de TV5 a
manifesté son plein engagement pour l’événement qui correspond parfaitement à sa vocation culturelle internationale.
M. Raouraoua a assuré ses interlocuteurs de la disponibilité
et du soutien qui leur sera apporté pour la réalisation de leurs
projets. Les trois partenaires médias ont tous souligné leur
conscience de la dimension exceptionnelle de Djazaïr et relevé
l’importance qu’ils accordent à leurs publics algériens. Il est à
noter que jamais une saison ou année culturelle étrangère en
France (Djazaïr sera la dix-septième) n’a bénéficié d’un tel partenariat médiatique.■
INSTITUT DU MONDE ARABE
Un acteur culturel de pointe
L’Institut du Monde Arabe est devenu un haut lieu culturel de la capitale française avec un rayonnement national et
international appréciable.
Son implication dans l’année de l’Algérie en France se traduira par l’organisation de manifestations prestigieuses touchant à plusieurs disciplines (grandes expositions patrimoniales, livre et édition, design, musique...). Une convention
a été signée le 18 septembre au siège de l’IMA avec son
Directeur général Nasser El Ansari, en présence du nouveau
Président de l’institution.
1
Présentation
2
Djazaïr 2003
(3ème épisode)
N
otre troisième rendez-vous intervient en ce mois d’octobre, à trois mois de l’ouverture de l’Année de
l’Algérie en France. Artistes, créateurs, techniciens, organisateurs, tout le monde de ce côté-ci de la
Méditerranée fourbit ses armes pour présenter au public français le meilleur de notre riche patrimoine.
Djazaïr 2003 tente d’en être le reflet fidèle.
Dans la rubrique «CRÉATEURS», la révélation littéraire de ce début de millénaire, Yasmina Khadra, illustration algérienne de «servitude et grandeur militaires», se livre à nos lecteurs. Il souligne notamment combien cette «Année» peut
être importante pour nos artistes.
Notre «HOMMAGE» dans ce numéro s’adresse à l’écrivain martyr, doyen de notre littérature de langue française,
Mouloud Féraoun, tombé sous les balles de l’OAS la veille même de l’annonce du cessez-le-feu, tandis que le
«PRÉCURSEURS» du bimestre est Mohammed Bencheneb, érudit et humaniste égaré dans une Algérie ployant sous le
joug colonial. Tête bien pleine mais surtout bien faite!
«NOVA» est notre nouvelle rubrique. Elle sera consacrée à la jeune génération de stars.
Pour débuter, il s’agira de Rachida Brakni, Kader Belarbi et Faudel, qui, par leur talent,
leur courage et leur travail constituent aujourd’hui un exemple pour notre jeunesse.
Dans «L’ANNÉE DU CINÉMA», notre spécialiste Abdou B. propose une analyse, hélas,
bien pessimiste sur le 7ème art dans l’Algérie plurielle. Dramatique largage d’un cinéma cité, il n’y a guère, en exemple dans le tiers-monde.
«L’ANNÉE DU LIVRE». Dans ce numéro, dont le «bouclage» coïncide avec l’ouverture
à Alger du «Salon du livre 2002», Mouloud Achour nous communique sa joie de
découvrir que cette année, avec la quantité, la qualité est là. Produit noble, le livre, en
Algérie comme partout ailleurs, doit se conformer à certains critères aussi bien pour
ce qui est du contenu que de la présentation.
«L’ANNÉE DE LA MUSIQUE» se penchera, cette fois-ci, sur le phénomène du raï et sur
la -toujours surprenante- réussite mondiale de ce genre musical considéré, il y a une
vingtaine d’années, comme le type même de la chanson asociale et décadente. Qui
l’emportera dans cette «bataille du raï» ? Question posée par Hadj Miliani.
Analyse optimiste dans «L’ANNÉE DES ARTS PLASTIQUES». Dalila Orfali y arrive à la conclusion qu’au terme d’un long
parcours, notre peinture est enfin parvenue à l’âge de raison.
Pour ce qui est du «THÉÂTRE», Djazaïr 2003 fera retrouver à ses lecteurs le souvenir du génial dramaturge que fut Kaki,
promoteur du Théâtre Ihtifali.
«L’ANNÉE DU PATRIMOINE». Après Djemila et Siga, voici la Qal’a des Beni Hammad, site classé Patrimoine de l’humanité. Comme les deux villes antiques, la Qal’a nous réserve de belles surprises, pour peu que notre pays s’en donne la
peine.
Dernière sous-rubrique : «L’ANNÉE FESTIVE» poursuit la publication des «carnets de route» de l’infatigable Abdelkrim
Djilali qui a arpenté les pistes sableuses du Sud pour nous faire visiter la capitale des Zibans Biskra et celle du Souf, El
Oued.
Le titre de «PASSERELLE» revient pour ce bimestre à Jean Pélégri, écrivain «Pied-noir» auteur de nombreux ouvrages
sur l’Algérie dont l’émouvant «L’Algérie, ma mère», où il laisse s’épancher sa tendresse pour notre pays et notre peuple.
«Entre son père et la justice», il n’a pas eu à choisir, lui.
«L’ALGÉRIE À TABLE» clôturera ce 3ème numéro de Djazaïr 2003 par une chronique sur les pâtes alimentaires. Où l’on
apprend, grâce à Ibn Khaldoun, que notre rechta nationale nous a été transmise par le grand Tamerlan lui-même.
Bienvenue à Sidna Ramadhan! ■
Hommage à
Mouloud Féraoun
Le 15 mars 1962, la veille même de l’annonce du
cessez-le-feu qui allait consacrer la fin d’une colonisation de 132 ans, un commando de l’OAS,
excroissance fasciste de l’Armée coloniale française, assassinait six responsables du Service des
centres sociaux.
Parmi ces victimes, sauvagement exécutées à la
mitraillette et au fusil-mitrailleur, figurait le doyen
des écrivains algériens de langue française,
Mouloud Féraoun. «Un écrivain de grande race,
un homme fier et modeste à la fois, mais quand je
pense à lui, le premier mot qui me vient aux
lèvres, c’est le mot bonté», écrivit de lui dans «Le
Monde», le lendemain même de la tuerie,
Germaine Tillion, une éminente sociologue qui
avait dénoncé la répression et la torture pratiquées
par l’armée et la police coloniales.
Oui, Féraoun était un homme bon, un homme
simple comme l’étaient les gens dont il décrivait la
vie dans ses oeuvres.
Du fait des lois d’amnistie , l’horrible assassinat
de Château Royal à Ben Aknoun restera impuni,
tout comme resteront impunis à ce jour tous les
crimes commis à l’encontre de notre peuple. Des
milliers, morts écrasés par les bombes dans leurs
déchras, hommes, femmes, vieillards ,enfants, tués
sans états d’âme. Des milliers d’autres, militants ou
simples suspects, torturés puis exécutés, morts
sans sépulture, disparus sans laisser d’autre trace
que la douleur des mères, des veuves et des orphelins.
Assassinés également de nombreux intellectuels,
qui, tout comme Féraoun, ont été froidement abattus, considérés comme potentiellement dangereux
pour l’ordre colonial: Cheikh Larbi Tebessi, Ahmed
Reda Houhou, Maurice Audin, Mohamed Benzerdjeb,
Ali Boumendjel, Salah Ould Aoudia, Ali
Hammoutène, René Popie et tant d’autres encore.
Djazaïr ▲ numéro 3
3
Itinéraire
d’un enfant
du bled
ou chronique
d’une mort annoncée
PAR FARIDA BOUALIT
UNIVERSITAIRE
camps de regroupement derrière des barbelés, la pacification, l’assimilation… Mouloud
Féraoun, en chroniqueur avisé, voulait " simplement ceci : après ce qui s’est écrit sur la
guerre d’Algérie, bon ou mauvais, vrai ou
faux, juste ou injuste, il convient qu’à cela
s’ajoute (s)on journal ".
Le second ouvrage, Lettres à ses amis, est
un recueil de missives authentiques de l’auteur, lesquelles, à l’origine, n’étaient pas destinées à la publication. Elles furent simplement rassemblées et triées selon un ordre
chronologique, depuis le 12 avril 1949, par
les soins de son condisciple et ami très
proche, Emmanuel Roblès.
L’épistolier Mouloud Féraoun, dans l’intimité de l’échange, par correspondances
interposées, se livre, se laisse aller à la confidence, raconte des anecdotes, confie ses
joies, ses douleurs et son désarroi sur le
e mars 1913 à mars
1962, de Tizi Hibel à Tizi
Hibel (en Kabylie où est
né et enterré l’écrivain),
l’itinéraire d’un des fondateurs de la littérature algérienne de langue française
dessine une boucle d’une triste perfection : la vie et la mort confondant étrangement leurs temps et leurs espaces.
Les balises de cet itinéraire de quarante-neuf ans à peine, dictées essentiellement par des raisons soit professionnelles soit sécuritaires, paraissent
comme autant de signes révélateurs de
la détérioration progressive des conditions de vie en Kabylie et dans tout le
pays. Cette situation affectait Mouloud
Féraoun au plus profond de lui-même,
comme en témoignent deux ouvrages
de l’auteur publiés à titre posthume et
dont les dernières lignes datent du 14
mars 1962, la veille de son assassinat.
D
Le premier ouvrage, dans le style de la
chronique, est un Journal que l’auteur a
tenu à jour du 1er novembre 1955 au 14 mars
1962, à des fins de publication, et qu’il définissait lui-même en ces termes : " Enfin, j’ai
tenu un journal qui relate tout ce dont j’ai
été témoin (…). Un brûlot rageur où chacun en a pour son compte ". Les notes que
l’auteur rédige au jour le jour, pendant sept
ans, sont toutes en rapport avec la guerre :
les ratissages, les grèves, les arrestations, les
accrochages, les tortures, les viols, les tueries, les incendies d’écoles et de villages, les
mode de la conversation.
Ces deux documents, en marge de la création littéraire, de par leurs styles respectifs,
constituent, cependant, des références précieuses pour tous les lecteurs avertis qui s’intéressent à la genèse des œuvres de cet
auteur aussi bien sur le plan socio-historique
que psychologique, le premier plan influant
directement sur le second. Ainsi, leur lecture
révèle une sorte de glissement de l’écrivain
vers une désillusion et un isolement de plus
en plus grand depuis le début de la guerre.
Auparavant, l’existence qu’il avait menée
depuis sa naissance à Tizi Hibel baignait dans
un relatif optimisme et n’avait pas été bouleversée outre mesure par son installation au
village de Taourirt Moussa (distant de deux
kilomètres), lieu de sa première affectation,
après sa sortie de l’école normale de
Bouzaréah, en 1935.
La tristesse
et l’amertume
Des années plus tard (1961), il écrivait à ce
propos, depuis Alger : "Personne ne veut
plus rien faire de bon. Pour ma part, je
regrette simplement les temps heureux où
j’avais une vache à Taourirt Moussa, une
classe de 50 élèves et mes cahiers d’écoliers
où je racontais l’histoire de Madame " (allusion à La Terre et le sang).
En 1952, il est nommé quelques kilomètres plus loin, à Fort-National, sur sa
demande. L’heure n’était certes pas à l’euphorie parce qu’il sait qu’il y aura beaucoup
de changements dans son existence et que le
meilleur, il l’aura passé au bled . Mais l’écrivain pouvait encore apprécier le confort de la
vie qu’il y menait avec sa famille, au moins
dans les toutes premières années :
" Fort-National est un petit village en
majorité kabyle ; j’ai trouvé ici toutes les
choses qui me manquaient à Taourirt ".
Pour les années qui suivirent, l’état d’esprit
de Mouloud Féraoun était tout à fait différent :
" J’ai été affecté par les années de " forteresse " vécues à Fort-National, l’élaboration
difficile des Chemins qui montent, les sollicitations impérieuses et contradictoires auxquelles il va devenir impossible de se dérober, puis tous ces drames affreux qui se
déroulaient pour ainsi dire sous mes yeux ".
Mais le tournant décisif, dans la vie de
Mouloud Féraoun, se situe en 1957, au
moment où il quittait Fort-National, après
avoir reçu une lettre le menaçant de mort, et
celui où il arrivait dans la capitale pour y
chercher refuge : " J’ai dû secouer ma torpeur pour tenter de sauver mes enfants et
j’ai demandé Alger ".
De la cité Nador du Clos Salembier à
l’H.L.M. de la cité Fougeroux (entre El Biar
et Bouzaréah), en repassant par Clos
Salembier où il allait résider de nouveau,
Mouloud Féraoun semblait traverser un état
dépressif lancinant dont les effets néfastes se
répercutaient aussi bien sur son métier d’enseignant que sur son activité d’écrivain.
Tout commençait par le désenchantement
Djazaïr ▲ numéro 3
4
de toute la famille dès l’arrivée à Alger : " En
attendant tout le monde est en train de
déchanter ". Cependant, en cette année-là,
pendant les vacances scolaires de l’été, il lui
restait encore le courage de reprendre le travail de l’essai sur le poète Si Mohand.
Mais, à l’automne, il avouait : "L’ouvrage
est presque terminé, mais j’y trouve peu
d’intérêt et je l’ai abandonné ".
L’année suivante (1958), le sentiment de
désillusion s’aggravait : " (…) Le métier me
dégoûte (…). Je ne sors plus et ne vois personne ; à la maison, on se chamaille tant et
plus (…). Rien à faire, nous ne sommes pas
Algérois (…) ".
En hiver 1959, la tristesse et l’amertume
envahissaient Mouloud Féraoun : " Ici, à
l’école, j’ai de plus en plus le cafard et je
prends en grippe l’inspecteur, la concierge, FÉRAOUN EN COMPAGNIE D’ ALBERT CAMUS
le bidonville et même le métier ".
aucune précaution particulière". (14 mars
Au printemps de la même année, son état ne
1962).
s’était guère amélioré : " Aujourd’hui, j’ai
La mort a trouvé Mouloud Féraoun dans
reçu trois visiteurs qui tous trois voulaient
ces dispositions : elle avait déjà atteint l’écrime mettre sur une liste de candidats au
vain; quant à l’homme, même s’il ne la souconseil municipal. Je présume qu’on va
haitait pas, il l’attendait.
essayer encore toutes sortes de pressions
pour " m’intégrer ". En vérité je suis en plein
La littérature:
dégoût. Et il ne me reste plus que le désir
le loisir du maître
d’écrire. Rien d’autre ne m’intéresse.(…).
Au point de vue physique, je suis plus délaLa tourmente que traversait le pays avait
bré que jamais. (…) Même le cafard où
nous puisions un peu de rancune nous a sérieusement mis à mal l’écrivain depuis
quittés à partir du moment où nous avons 1957. Après avoir " achevé péniblement Les
constaté qu’il n’y a plus rien pour nous Chemins qui montent " à Fort-National, la
accueillir hors de ce triste radeau de la cité seule écriture à laquelle il s’était consacré à
Alger, de façon plus ou moins régulière, était
Nador. Alors nous nous résignons ".
Cet intérêt de l’écrivain pour l’écriture celle du Journal et des Lettres à ses amis
salutaire, il n’est pas certain qu’il ait résisté à dans lesquelles il lui arrivait de déplorer qu’il
l’abattement qui le gagnait en cette fin d’an- n’eut plus " rien en chantier ". Ses propos
née 1959 : " Simplement je vois, comme une méritent tout de même d’être nuancés.
À Alger, il a achevé certes difficilement, et
issue inéluctable qui se rapproche, la
vieillesse et la solitude. (…) C’est la premiè- après plusieurs tentatives, la rédaction des
re fois que j’ai cette impression. (…) Mes Poèmes de Si Mohand, un essai commencé à
nerfs sont à bout et je ne me sens plus assez Fort-National. Il avait entamé celle de
de force pour réagir. Alors je suis déjà dans L’Anniversaire, ouvrage publié par
cet état préliminaire qui dispose à Emmanuel Roblès sous sa forme inachevée.
L’œuvre comprend des fragments composés
accueillir sereinement l’inévitable ".
Mouloud Féraoun avouait donc avoir de quatre chapitres inédits et d’articles déjà
atteint le seuil de saturation et ainsi jusqu’au publiés à diverses occasions.
Mais, comme pour entretenir une certaine
jour précédant sa mort, ses propos épisodiques à ce sujet confinent à la litanie : " Je ne illusion, l’auteur se laissait aller à croire à des
peux plus supporter mon existence actuelle" projets d’écriture. En avril 1961, par
(novembre 1959)." À la maison, toujours exemple, il promettait à son ami Emmanuel
pareil. Comme si quelque chose était cassé. Roblès : " Si jamais il y avait un beau livre
J’étouffe (…) "(avril 1960). " Bien sûr, je ne à écrire, ce serait celui-là : rendre justice à
veux pas mourir (…) mais je ne prends l’instituteur. Et ça, je te jure que je le ferai
dès que je serai suffisamment édifié et suffisamment remonté moralement". Le projet
était compromis d’avance puisqu’il ne pouvait pas remplir la dernière condition. Nous
ne savons pas grand chose de l’état d’avancement de sa thèse :" Je vais envoyer,
confiait-il toujours à son ami, mon projet de
thèse à Germaine Tillion ".
Ainsi, nous pouvons constater que non
seulement l’essentiel de la production littéraire féraounienne a été publié entre 1950 et
1957 mais que le " bled " kabyle constitue sa
matrice génitrice. Il n’est question ici ni de
régionalisme, ni d’ethnocentrisme, ni d’ethnographie, mais tout simplement d’une symbiose nécessaire chez Mouloud Féraoun
entre l’intériorité de l’homme et l’extériorité
du monde. Cette symbiose exigeait de se réaliser dans un contexte plus ou moins supportable pour permettre à la sensibilité de
cet écrivain d’être productive. En effet,
contrairement à certains auteurs inspirés littérairement par l’adversité et les débats
contradictoires, Mouloud Féraoun, comme il
se plaisait à le répéter, ne pouvait exercer son
talent qu’en état d’harmonie avec le monde.
En mars 1951, il décrivait Taourirt pour
expliquer son choix d’y vivre : " Le jardin vu
de loin est magnifique.(…) du haut de la
mosquée où il y a la grande treille, j’ai
admiré ma vache blanche, son veau fauve
dans le carré des amandiers blancs. Je ne
vous dis que ça. Un vrai soleil de printemps.
À Tagrara, le ruisseau murmure allègrement et des dizaines de femmes lavent leurs
gandouras. Idir est venu me voir pour me
décider à demander Alger avec lui. J’ai
Djazaïr ▲ numéro 3
5
«Fouroulou,
c’est moi».
MANUSCRIT DE MOULOUD FÉRAOUN
refusé ".
À cette époque, Mouloud Féraoun travaillait sans relâche à l’écriture de ses textes.
En 1950, il avait déjà publié à compte d’auteur Le Fils du pauvre ( Le Puy, Cahier du
Nouvel Humanisme) qui lui vaut le Grand
Prix Littéraire de la Ville d’Alger en 1951 : " Je
deviens une bête curieuse ! " écrivait-il, commentant l’événement avec ironie. Mais il faut
savoir tout de même que ce n’était pas faute
d’acquéreur. Mouloud Féraoun avait décliné
l’offre des Nouvelles Editions Latines (Paris)
parce qu’il jugeait les conditions de l’éditeur
irrecevables : " Voilà du nouveau ! L’éditeur
dont je te parlais accepte d’éditer mais il me
demande de faire souscrire l’Université et
m’impose un préfacier que je ne connais
pas. Deux conditions inacceptables.(…)
Mon histoire avec les Editions Latines s’est
mal terminée. Mon refus les a indisposés
(…) ".
Quand on se remémore le contenu de la
préface que les éditions avaient réservé, en
1956, à l’œuvre de Kateb Yacine, Nedjma, on
ne peut que comprendre le refus de
Mouloud Féraoun.
En automne 1951, et tout en assurant la
promotion de son premier livre (diffusion
personnalisée, émissions de radio, etc...),
Mouloud Féraoun achevait le manuscrit de
son second roman, La Terre et le sang.
Quelques mois auparavant, au printemps de
la même année, il n’en tenait que le sujet et
projetait d’aller en France " pour voir les
mineurs kabyles pour la raison que, dans
(s)on roman il sera question d’un bonhomme qui a vadrouillé un peu partout ".
Dès le printemps 1952, au moment où ce
manuscrit était déposé au Seuil (en même
temps que Le Fils du pauvre), Mouloud
Féraoun avait fini de rédiger certains chapitres du recueil Jours de Kabylie et s’attelait
à la rédaction d’autres textes pour le même
ouvrage. L’illustration était déjà assurée par
des croquis de Charles Brouty (1897-1984),
peintre français qui a vécu en Algérie de 1912
à 1963 et que Mouloud Féraoun avait fait
venir en Kabylie à cette occasion.
En 1953, les Éditions du Seuil publient La
Terre et le sang (Prix Populiste), pendant que
Mouloud Féraoun s’appliquait à retoucher Le
Fils du pauvre pour le republier au Seuil . Il
l’amputera en fait de la deuxième partie de
l’édition originale (les années d’école normale de Fouroulou, les années de la deuxième
guerre mondiale telles que vécues en
Kabylie) qu’il réservait à un second tome du
Fils du pauvre pour lequel il imaginait une
suite. Le projet n’ayant pas été finalisé, cette
partie orpheline a été intégrée à
L’Anniversaire.
En 1954, Le Fils du pauvre était publié au
Seuil et Jours de Kabylie était édité à Alger
aux éditions Baconnier (réédité au Seuil en
1969).
En 1955, Mouloud Féraoun avait presque
fini de mettre au point son troisième roman,
Les Chemins qui montent. La même année,
quelques extraits paraissaient dans les revues
Simoun et L’Action. C’est à ce moment-là
qu’il avait commencé à tenir son fameux
Journal.
En 1956, un troisième extrait des Chemins
qui montent était publié dans la revue Les
Lettres françaises. L’année suivante, 1957, le
Seuil publiait Les Chemins qui montent et la
revue Affrontement un fragment de l’étude
des Poèmes de Si Mohand.
Ainsi, en 1957, les principaux textes de
Mouloud Féraoun étaient soit publiés (pour
la majorité d’entre eux), soit déjà en chantier.
À Alger, sa veine littéraire semblait se tarir
malgré quelques sursauts (sans résultats
marquants).
L’école algérienne de la post-indépendance a
fortement contribué à ancrer l’image de
Mouloud Féraoun dans les esprits. Ainsi,
dans l’imaginaire culturel algérien, Mouloud
Féraoun est l’écrivain qui a su décrire la
société rurale algérienne sous un éclairage
qui permet aux mots de rendre un son juste
un demi-siècle environ après leur composition. La vie des Kharoubas dans Tadart,
entre voisins, au sein de la famille (le rôle de
chacun : homme, femme, enfant-fille, enfantgarçon, le grand-père, la grand-mère…), les
activités aux champs, la rentrée scolaire au
village, la rencontre des femmes à la fontaine, l’émigration, le déroulement des saisons
en rapport avec l’organisation socio-économique (la saison des olives, celles des figues,
etc…), les rites et rituels (mariages, visites
chez les marabouts…).
Mais pour expliquer la séduction que
continuent d’exercer ses textes, notamment
ses trois premiers romans, Le Fils du pauvre,
La Terre et le sang et Les Chemins qui montent, il faudrait ajouter certaines précisions
quant à la tonalité d’ensemble dans laquelle
baignent toutes les descriptions.
Mouloud Féraoun ne porte pas sur ses
compatriotes un regard exotique à travers
lequel il aurait " croqué " le pittoresque, le
sensationnel d’une communauté de " bêtes
curieuses ", pour amuser la galerie des lecteurs occidentaux.
Bien au contraire ! Et pour éviter tout malentendu, il commence dès les premières
lignes de son premier roman, par chasser le
touriste du paysage : " Le touriste qui ose
pénétrer au cœur de la Kabylie admire, par
conviction ou par devoir, des sites qu’il
trouve merveilleux, des paysages qui lui
semblent pleins de poésie et éprouve toujours une indulgente sympathie pour les
mœurs des habitants. On peut le croire sans
difficultés, du moment qu’il retrouve n’importe où les mêmes merveilles (…). Il n’y a
aucune raison pour qu’on ne voie pas en
Kabylie ce qu’on voit également un peu partout.
" Mille pardons à tous les touristes. C’est
parce que vous passez en touristes que vous
découvrez ces merveilles et cette poésie .
Votre rêve se termine à votre retour chez
vous et la banalité vous attend sur le seuil ".
Djazaïr ▲ numéro 3
6
FÉRAOUN AVEC PIERRE BOURDIEU PHILOSOPHE ET SOCIOLOGUE FRANÇAIS
C’est cette même banalité que Mouloud
Féraoun revendique pour les siens, pour
signifier qu’en Kabylie, ils sont simplement
chez eux, à l’instar de ce touriste qui rentre
chez lui : " Nous Kabyles, poursuit l’auteurnarrateur, nous comprenons qu’on loue
notre pays. Nous aimons même qu’on nous
cache sa vulgarité sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons très bien
l’impression insignifiante que laisse sur le
visiteur le plus complaisant la vue de nos
pauvres villages ".
Le message de Mouloud Féraoun est clair
et simple à la fois : l’étranger doit se débarrasser de sa vision stéréotypée de l’autochtone pour le voir tel qu’il est réellement, chez
lui, dans une quotidienneté qui égale la sienne.
De cette façon, tous les tableaux du livre
en aval de ce message sont soustraits au
regard exotique et prennent des accents
d’authenticité qui provoquent chez le lecteur
algérien actuel, l’identification à des personnages comme Fouroulou, l’effet de reconnaissance de certaines situations ( " c’est
vrai ! ") , l’adhésion à des réflexions d’ordre
proverbial, par exemple, etc… .
Ces accents sont d’autant plus forts
d’abord parce qu’ils résonnent comme réels
grâce à la dimension autobiographique du
Fils du pauvre, dimension révélée par l’auteur lui-même : " C’est une quasi-autobiographie " - " Vous savez bien que
Fouroulou, c’était à peu près moi. Un moi
enfant tel que je le voyais il y a dix ans ". La
force de ces accents vient ensuite de ce qu’ils
reposent sur ce qui semble une évidence : la
banalité partagée doit placer tous les
hommes sur un pied d’égalité. C’est le sens
conforté par certains moments-clefs de La
Terre et le sang à propos duquel l’auteur
affirmait " C’est imaginé totalement ; un seul
fait est vrai : je connais une dame venue de
France, chez nous, vers 1920 ; elle y est encore, veuve depuis longtemps. Cela m’a donné
l’idée d’écrire le livre ".
Ils ressemblent
à tout le monde
Malgré l’exclusivité de ce seul fait, l’œuvre
revendique sa véracité dès sa première ligne:
" L’histoire qui va suivre a été réellement
vécue dans un coin de Kabylie (…) ". Le
lecteur se laisse volontiers abuser par tant de
vraisemblance d’autant que Mouloud
Féraoun avoue avoir pour objectif de décrire
son compatriote comme un homme sans
autre mérite particulier que celui de ce
statut : " Ici comme ailleurs, un observateur
perspicace peut se rendre compte que malgré certains aspects superficiels, visibles tout
de suite, les Kabyles ne sont pas autre chose
que des hommes ".
Ce sont des hommes, certes, mais
Mouloud Féraoun les immerge à un point tel
dans leur culture d’origine qu’il est impossible de les " assimiler " ou de les "intégrer "
malgré le passage par l’Ecole de Jules Ferry
comme pour Féraoun-Fouroulou.
Le sort réservé à deux jeunes gens, Amer
n’Amer et Dehbia, dans le troisième roman,
Les Chemins qui montent, est à ce sujet
exemplaire. Lui, fils de Madame, en rupture
de ban, revient au village après quelques
années passées en France mais fait figure de
marginal. Elle, une jeune fille des AïtOuadhou, convertie au christianisme est
contrainte de le dissimuler comme une tare,
d’autant qu’elle revient au village de sa mère
après la répudiation de celle-ci. Ecoutons
l’auteur commenter son livre : " Dans Les
Chemins qui montent, ce que j’ai voulu
dépeindre, ce n’est pas le roman d’amour
de Dehbia et Amer, c’est le désarroi d’une
génération à demi évoluée, prête à se
fondre dans le monde moderne, une génération digne d’intérêt, qui mérite d’être sauvée et qui, selon les apparences, n’aura
bientôt d’autre choix que de renoncer à
elle-même ou de disparaître ".
Ne pas disparaître, ne pas renoncer à ce
qu’on est exige, comme le note Mouloud
Féraoun dans son Journal, un refus catégorique de l’assimilation : " Tous ceux que j’ai
rencontrés savaient que je n’étais ni
Français, ni intégrable ".
C’est de toute façon pour que cela se
sache, non seulement de lui mais de tous les
Algériens, que Mouloud Féraoun écrit. C’est
ce qu’il précisait à Albert Camus, en 1951,
après avoir exprimé son regret qu’ " il n’y eût
aucun indigène (dans La Peste) " : " J’ai
pensé simplement que, s’il n’y avait pas ce
fossé entre nous, vous nous auriez mieux
connus, vous vous seriez sentis capable de
parler de nous avec la même générosité
dont bénéficient tous les autres. Je regrette
toujours, de tout mon cœur, que vous ne
nous connaissiez pas suffisamment et que
nous n’ayons personne pour nous comprendre, nous faire comprendre (…). J’ai
l’intention d’écrire, de parler de nos compatriotes tels que je les vois (…). Ne puis-je
pas me payer ce ridicule : tenter à mon tour
d’expliquer les Kabyles et montrer qu’ils ressemblent à tout le monde ? "
Et c’est pour bien expliquer que ses compatriotes ressemblent à tout le monde qu’il
adopte en réalité un seul style - celui,
dépouillé de la rédaction de l’école (privilégiant les métonymies au détriment des métaphores) - et un seul ton - celui de la neutralité didactique émaillée de temps à autre de
traits d’humour; et ce, quel que soit le genre
considéré : la fiction romanesque, le journal,
la description anthropologique, la lettre.
Mouloud Féraoun était le littérateur d’un
seul verbe, à la fois sobre et chargé de sens,
à l’image de sa vie.■
Djazaïr ▲ numéro 3
7
Hommage
Mouloud Féraoun
n retrouve dans l’oeuvre de
Féraoun, depuis Le Fils du
pauvre jusqu’au Journal, un
souci sociologique certain. De
toute évidence, ce souci n’est pas naïf.
Féraoun a conscience de sa position sociale
privilégiée en tant qu’écrivain et il se sent le
devoir de réclamer les droits des Algériens.
Il fait cela (comme tous les écrivains algériens qui l’ont suivi) en montrant crûment,
aux yeux du monde, la misère au quotidien
vécue par ses compatriotes, pour que tout
le monde se sente concerné et que personne ne puisse dire : «Je ne savais pas ...»
Mouloud Féraoun le dit bien dans cet
article sur la littérature algérienne, paru en
1957 et qui est reproduit dans
L’Anniversaire(1). Il explique ainsi, dans le
passage qui suit, le succès des écrivains algériens: «L’intérêt vient, sans doute, de ce que
l’on était prêt à nous entendre et qu’on
attendait de nous des témoignages sincères.
La floraison s’expliquait par notre impérieux besoin de témoigner sincèrement et
entièrement, de saisir notre réalité sur le vif
et dans tous ses aspects, afin de dissiper des
malentendus tenaces et de priver les
consciences
tranquilles de l’excuse de
l’ignorance». (2)
Mais d’abord, voyons quelle était la littérature existante sur les Algériens pendant la
période coloniale.
Je pense aux textes parus, par exemple,
dans les Cahiers du Centenaire : La vie et les
moeurs en Algérie, aux textes des ethnologues de la période coloniale. Ces textes
présentaient une vision folklorique des
Algériens de l’époque, une vision fausse
très éloignée de la réalité et souvent teintée
de mépris.
Dans les romans écrits par les écrivains
de l’époque coloniale, les Algériens sont
absents. Mouloud Féraoun le dit dans
L’Anniversaire. Il parle ainsi des oeuvres de
Gabriel Audisio, Albert Camus, Edmond
Brua, Jules Roy, Rosfelder, Claude de
Fréminville, René-Jean Clot, Marcel Moursy,
Emmanuel Roblès.
«On peut y rencontrer une chaude sympathie pour l’autochtone, parfois même de
l’amitié; mais en général, l’autochtone en
est absent et si nous le déplorons profondément les uns et les autres, cela n’est pas du
fait de l’écrivain, il ne s’agit pas d’une
regrettable lacune littéraire, c’est tout bonnement une des tristes réalités algériennes,
O
Le souci
sociologique
dans l’oeuvre
de Mouloud Féraoun
PAR
F BELMILOUD
SOCIOLOGUE
celle qui a assuré une stupide permanence
à l’hostilité initiale en cultivant l’indifférence, et plus souvent le mépris».
Ces écrivains ne parlent pas des
Algériens, non pas par oubli ou lacune littéraire, mais parce que, dans la réalité, les
Algériens n’existent pas pour eux, ils ne
comptent pas. Je reviens à Camus dans
L’Etranger et je pense à une correspondance de Mouloud Féraoun à Albert Camus
pour le féliciter de son livre, mais où il lui
reproche de ne pas avoir parlé des Algériens
en lui disant que dans L’Etranger, Oran ressemble à une banale ville métropolitaine.
Camus lui répond que c’était parce qu’il
n’était pas sûr de savoir le faire bien et il
ajoute à l’intention de Féraoun : «Vous , vous
pourrez le faire».
Il y a trois positions de la littérature sur
les Algériens pendant la période coloniale :
soit on parle d’eux de façon «folklorique»
ou méprisante, soit on les oublie, soit on a
la position de Camus -et ce n’est pas la plus
mauvaise-, qui ignore délibèrement les
Algériens parce qu’il n’est pas sûr de pouvoir en parler juste. Mouloud Féraoun
Djazaïr ▲ numéro 3
8
écrit(3) : «Nous savons donc à quoi nous
en tenir. Si nous sommes absents dans
l’oeuvre d’un Camus qui ne cesse de proclamer noblement la misère et la grandeur de la condition humaine, si les
Algériens de Moussy, qu’on ne peut imaginer plus authentiques et plus proches de
nous, nous coudoient continuellement
sans nous voir, c’est que ni Moussy, ni
Camus, ni presque tous les autres n’ont pu
venir jusqu’à nous pour suffisamment
nous connaître».
A la façon
des grands reportages
Comme il a été dit plus haut, Féraoun
est conscient que sa position sociale particulière d’écrivain, capable de montrer la
réalité algérienne, lui impose un devoir. Le
côté documentaire de son oeuvre garde à
ses yeux la plus grande importance, il lui
consacre toute son attention parce qu’il
sait, hélas, que l’observateur qui a étudié
la société musulmane de l’extérieur ne l’a
jamais bien comprise. Par ailleurs, il se
sentait le devoir de réclamer les droits de
cette société algérienne. Il estime que :
«attachés par toutes les filières de notre
âme à une société figée, ignorante et misérable, en marge du siècle nouveau, nous
avons la claire conscience de ce qui nous
manque et le devoir de le réclamer.
L’aspect revendicatif de notre oeuvre n’a
donc rien de surprenant» (2)
Il va donc prendre la décision de témoigner en décrivant «une humanité moins
belle et plus vraie, une terre aux couleurs
moins chatoyantes mais plus riche de sève
nourricière, des hommes qui luttent et
souffrent, et sont les répliques exactes de
ceux que nous voyons autour de nous»(3).
Mouloud Feraoun nous met alors sous les
yeux la réalité crue. Il parle de la naissance
d’une nouvelle littérature qui va s’opposer
à la vision enjolivée des ethnologues coloniaux : «La voie a été tracée par ceux qui
ont rompu avec un Orient de pacotille (...)
et vont parler des drames sociaux d’où
résultent le chômage et l’émigration,
drames politiques avec les luttes intestines, les brimades administratives ou
l’inhumaine opposition des races; ceux
enfin de l’ignorance, qui sont aussi cruels
que les autres et auxquels on voudrait
imputer l’origine de tous nos maux".(4)
Il va témoigner à la façon des grands
reportages qui nous mettent sous les yeux
aujourd’hui, à la télévision, la misère
sociale de populations lointaines ou de
groupes sociaux cachés jusqu’ici.
Il fait cela pour que nous ne puissions
pas dire que nous ne savions pas ...
Il dit : «pour que nous n’ayons pas l’excuse de l’ignorance" (5)
Et là, il fait un travail éthnographique
important, il a le souci du moindre détail.
Il sait qu’il doit rester objectif et il ne parle
pas d’une chose s’il ne l’a pas vécue ou
bien étudiée.
Citons, par exemple, ce passage très
connu du Fils du pauvre sur les potières.
Mouloud Féraoun explique sur tout un
chapitre le travail de la poterie artisanale et
il donne tellement de détails qu’on pourrait en faire: «L’argile se travaille dès le
printemps. Baya et Khalti vont la chercher
dans les paniers, à plusieurs kilomètres du
village. Les mottes sèchent au soleil dans
la cour, puis elles sont écrasées et réduites
en poussière. Avec cette poussière imbibée
d’eau, mes tantes font une pâte dont elles
emplissent des jarres. La pâte devient
consistante au bout de deux jours. Il faut
alors la malaxer vigoureusement et lui
incorporer les débris d’un vieil ustensile
broyé. Les grains de terre cuite ainsi ajoutés forment avec l’argile fraîche une pâte
qui ne fendra pas. Il est temps de modeler(...) Mes tantes ne préparent que trois
ou quatre ustensiles à la fois parce que la
cour est exigüe. Le dernier ustensile ébauché, Nana revient au premier qui a déjà
séché un peu – nous disons qu’il a bu(...)
«Chaque potière a son style particulier . Il
suffit de présenter un objet quelconque
aux mains initiées d’entre elles, elles indiquent immédiatement les mains d’où il
sort. (...) Lorsque les ustensiles sont secs, il
faut les décorer. La terre glaise employée à
leur fabrication est jaunâtre ou rouge. Les
cruches, les pots, les jarres et, en général,
tous les objets qui ne doivent pas aller sur
le feu sont enduits d’une couche d’argile
blanche qu’on frotte avec un galet. Le
polissage n’est pas compliqué» (6).
Dans Le Fils du pauvre, mais aussi dans
La Terre et le sang, dans Jours de Kabylie,
dans le Journal, il y a chez Féraoun un
souci minutieux de nous montrer la réalité
du moment (celle de la vie des villageois
pendant les années 1930, puis les années
1950, pendant la révolution dans le
Journal), la réalité des pratiques économiques, culturelles et sociales de l’époque,
la réalité des relations sociales et des relations entre les sexes (le rôle social attribué
à l’homme et à la femme dans notre société), la réalité des mythes et des croyances
sous-jacents aux pratiques (lorsqu’il raconte les légendes, celle de la vache aux orphelins par exemple, ou le souci qu’il a eu de
rassembler les poèmes de Si Mohand,
poèmes de tradition orale qui sont notre
patrimoine).
Djazaïr ▲ numéro 3
9
L’écrivain doit y laisser
une partie de lui-même
Ce souci ethnographique n’est pas
naïf: Mouloud Féraoun veut que nous
sachions de très près quelle était la réalité
et la misère de la vie au quotidien de ses
compatriotes. Et, de la même façon qu’il
décrira précisément les matériaux qui
entrent dans la construction des murs des
maisons kabyles par exemple, il décrira le
travail des émigrés à la mine (Il faut savoir
qu’il s’est rendu à la mine et qu’il a réellement vu ce qu’il décrit, il a fait le voyage en
bateau pour aller en France, comme le faisaient les émigrés et il est descendu dans la
mine).
Voici un extrait de La Terre et le sang
où il parle de la mine. Il se situe juste avant
la scène de l’accident : «Ce fut à la fosse
numéro 13 que cela arriva. Depuis une
semaine, Amar travaillait avec André au
bout d’une galerie en pente. Le reste de
l’équipe était au fond. André était fatigué
mais il refusait tout repos. Il avait accepté
une tâche facile en attendant de se sentir
mieux. Il s’agissait d’envoyer aux camarades, à l’autre bout de la galerie, des
wagonnets lourdement chargés des matériaux devant servir à combler les cavités.
En retour, l’équipe renvoyait un chargement de charbon. André actionnait le
treuil, Amar accrochait et décrochait les
wagonnets. La marche des wagonnets était
réglée par une sonnerie d’appel, ainsi que
les arrêts au moment du repos» (7).
Il y a, chez Féraoun, un souci sociologique parce qu’il découvre tout, sans rien
cacher, sans honte et sans porter de jugement. Par exemple, dans Le Fils du
pauvre, lorsqu’il décrit les petites ruelles
étroites et sales (On remarquera le ton
humoristique parce que Mouloud Féraoun
n’est pas un journaliste, c’est un écrivain) :
«En bonne logique, comment, exiger
qu’une rue faisant partie d’un chemin soit
traitée autrement que ce chemin ?
Pourquoi faut-il la paver si ce chemin ne
l’est pas ? Ils sont tous deux poussiéreux
en été; elle est plus boueuse en hiver car
elle est plus fréquentée. Pour la même raison d’ailleurs, elle est continuellement
plus sale. C’est la seule différence. Quant
aux ruelles, elles lui ressemblent puisqu’elles sont ses filles» (8).
Ou dans Jours de Kabylie : «Mes
ruelles, vous les trouvez étroites et sales ?
Je n’ai pas besoin de m’en cacher. Je vous
ai vus tout petits et bien contents d’y barboter comme des canetons malpropres !
Ne fais pas le faraud mon petit avec ton
beau costume et ta valise. N’oublie pas
que ce costume perdra bientôt ses plis . Je
m’en charge. Il sera taché d’huile, couvert
de poussières invisibles qui lui enlèveront
son éclat. J’y mettrais des mites, moi, et un
jour qui n’est pas lointain, tu le sortiras
pour le porter au champ quand tu iras
défricher Et alors tu vois ce qui l’attend !
La valise ? Parlons-en. Je sais où elle ira
cette valise . Sur l’akoufi de la soupente
n’est-ce pas ? Je suis tranquille. Elle aura le
temps de s’enfumer. Tu la sortiras un jour
pour t’en aller de nouveau. Elle te couvrira de ridicule dans le train et sur le
bateau» (9).
Mouloud Féraoun est sociologue parce
qu’il veut dire la réalité. Il s’efforce de rester objectif, mais il dira que cela n’est pas
suffisant pour que les choses bougent. Il
faut encore toucher le lecteur, réussir à
l’émouvoir pour qu’il puisse réagir et qu’il
se sente concerné. C’est là tout le travail de
l’écrivain et c’est ce qui fait la différence
entre un journaliste (même un très bon
journaliste) et un écrivain.
Mouloud Féraoun est sociologue, mais
gardons-nous de le réduire à cela.
Mouloud Féraoun est tout autant un écrivain. L’écrivain, s’il veut arriver à ses fin,
doit y laisser, comme il le dit, une partie de
lui-même. Laissons Mouloud Féraoun terminer lui-même par cette citation (10) :
«L’observation objective ne suffisait
pas; il a fallu pour toucher et convaincre,
faire appel à toute son intelligence, puiser
les arguments dans son coeur, rechercher
l’accident qui convient dans son propre
déchirement. Et la bonne recette s’est imposée à plusieurs qui ont, en effet, puisé en
eux-mêmes leur roman, lorsqu’il n’ont pas
raconté tout simplement leur histoire».■
(1) Féraoun , L’Anniversaire Ed. du Seuil, p. 54
(2) Op. cité p. 57
(3) Op. cité p. 54
(4) Op. cité p. 54 et 56
(5) Op. cité p. 54
(6) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, chap.6
(7) La Terre et le sang, Ed. du Seuil, p 60
(8) Le Fils du pauvre, Ed. du Seuil, p 9
(9) Jours de Kabylie, Ed. du Seuil, p 12
(10) L’Anniversaire, Ed. du Seuil, p 57
Principales oeuvres
de Mouloud Féraoun
Le Fils du pauvre, Le Puy, Cahier du nouvel
humanisme, 1950; rééd. Paris, Le Seuil, coll.
«Méditerrannée», 1954; rééd. Le Seuil, coll.
«Points Roman», 1982.
La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, coll.
«Méditerrannée», 1953; rééd. avec préface de
Emmanuel Roblès, 1962; rééd.«Points Roman»,
1998.
Jours de Kabylie, avec illustrations de
Charles Brouty, Alger, éd. Baconnier, 1954;
rééd. Paris, Le Seuil, coll. «Méditerrannée»,
1968; rééd. in Algérie, un rêve de fraternité,
Paris, Omnibus, 1997.
Les Chemins qui montent, Paris, Le Seuil,
coll. «Méditerrannée», 1957.
Les poèmes de Si-Mohand, essai, Paris,
Minuit, 1960.
Journal, 1955-62, Paris, Le Seuil, coll.
«Méditerrannée», 1962.
Lettres à ses amis, Paris, Le Seuil, coll.
«Méditerrannée», 1969.
L’Anniversaire, Paris, Le Seuil, coll.
«Méditerrannée», 1972; rééd. «Points Roman»,
1989.
L’oeuvre complète de Mouloud Féraoun a été
rééditée en Algérie par l’ENAG en mars-avril
1992 avec de très intéressantes préfaces de
Christiane Chaulet-Achour pour 5 des 6
volumes ainsi réalisés, le 6ème, concernant
La Terre et le sang, étant préfacé par Mouloud
Mammeri. De nouvelles rééditions sont prévues dans le cadre de l’Année de l’Algérie en
France, en 2003.
Traductions
Le Fils du pauvre : traductions en arabe,
espagnol, russe, allemand, polonais, roumain,
anglais, tchèque.
La Terre et le sang : traductions en espagnol, russe, allemand, polonais, roumain,
tchèque, anglais.
Les Chemins qui montent : traductions en
arabe, espagnol, russe, allemand, polonais,
roumain, anglais, tchèque.
Journal : traduction en anglais (américain).
Djazaïr ▲ numéro 3
10
Mon père...
je me souviens
PAR
ALI FÉRAOUN
our vaincre la frustration
d’avoir perdu mon père à
quelques jours de l’indépendance de l’Algérie, son
image a été pendant de
longues années présente dans mon esprit à
tous les instants de mon existence: à
chaque instant, son image s’est imposée à
moi comme une compagne indispensable,
un recours dans les moments de détresse,
ou simplement comme une présence amicale. Parfois, j’ai fait renaître une attitude
en rapport avec un événement semblable
à celui que je vivais. Parfois encore, je fais
rejaillir de ma mémoire une séquence de
vie, juste pour avoir au fond de moi un
bonheur immense. La vie avec Mouloud
Féraoun est encore aujourd’hui, dans
mon esprit, une succession de bonheurs .
L’évocation du père qu’a été pour moi
Mouloud Féraoun peut présenter un intérêt: à travers mes souvenirs de famille, on
pourrait sans doute construire un portrait
de Féraoun qu’il serait intéressant ensuite
de juxtaposer à celui qui transparaît dans
ses écrits, notamment les Lettres à ses
amis, Le Fils du Pauvre, le Journal 55/62 ;
je veux dire celui de l’homme sage,
humble, modeste et travailleur, de cet
P
homme bon et généreux «qui souffrait de
la misère des autres» et qui, comme il le
disait de Camus, avait sans doute luimême «mal à l’Algérie, comme d’autres ont
mal au poumon».
Je suis né pendant la seconde guerre
mondiale. A cette époque , Féraoun était
instituteur chargé de l’unique classe de
Taboubrist, à trois kilomètres de BéniDouala, donc à huit de Tizi-Hibel. Il a
quitté ce poste qu’il occupait depuis 1937
en janvier 1945, pour Aït Abdelmoumen
de Taboubrist. J’ai en tête une seule image:
mon père qui me tend une pomme. Je ne
peux pas dire aujourd’hui si c’est une
image que j’ai fabriquée, mais lorsqu’on
parle de l’école de Taboubrist, je vois mon
père en blouse grise, revenant du jardin
pour me rejoindre sur le seuil du couloir
avec cette pomme verte à moi tendue.
Mon père a toujours été pour moi «celui
qui me donne quelque chose de bon». Au
printemps 1945, je le vois à cheval, avec
ses guêtres noires, revêtu d’un pantalon de
cavalier, de son burnous et de sa chéchia
rouge. Je le revois dans sa classe avec sa
blouse sombre, debout sur l’estrade, un
bâton à la main. Je regarde de la cour,
silencieux. Je sais que je n’ai pas le droit
d’entrer dans la classe, même si la porte
est ouverte. Mais j’ai envie de voir mon
père. C’est un homme très sérieux, mais il
n’est pas méchant. Je n’entrais plus dans
la classe de mon oncle qu’auparavant
j’avais le droit de déranger, parce qu’un
jour il avait frappé un élève à la tête avec
une règle et celui-ci avait saigné car il
avait la teigne. Le sang m’avait définitivement horrifié. Dans ma tête de gamin, les
choses étaient bien claires: mon oncle, qui
avait un visage jovial et que j’avais toujours connu souriant, était désormais un
méchant. Mon père, qui était toujours
sérieux, grave au point que ma sœur et
moi relevions les rares fois où on le voyait
rire, était un homme gentil qu’il ne fallait
pas déranger par nos incursions dans sa
classe. On ne devait pas non plus le
mécontenter par une mauvaise conduite.
Ces règles m’étaient fixées par ma grande
sœur. Je dois dire, parlant d’elle, que notre
père avait une grande complicité avec elle.
Il en était très proche et également très fier.
On se souvient de cette lettre où il raconte
comment il a dû affronter l’opposition de
son père, pour emmener Djidji à Paris.
C’est également, d’entre nous tous, elle qui
est venue la première à Alger. Je dois dire
que pour mon frère et moi, c’était très
commode d’être dirigés par une sœur
aussi affectueuse.
Sur un banc de pierre
dans la cour d’école
Pour revenir à cette époque de Taourirt
Moussa, on voyait les vieux, les hommes
les plus respectables des villages voisins,
venir lui rendre visite et parler parfois
longtemps avec lui, dans la classe après
les cours ou sur un banc de pierre dans la
cour de l’école. Le soir, nous, on jouait à
proximité, on courait pour lui montrer
nos performances, pour attirer son attention et surtout jouir de sa présence.
Plus tard, il jouait avec nous, aux
devinettes, aux coloriages de dessins, aux
FÉRAOUN EN BURNOUS A SA DROITE SON AMI L’ÉCRIVAIN
EMMANUEL ROBLÈS ET SES ENFANTS
charades en français. Mais très tôt, il nous
donnait des cours de vacances, chaque
été, pour améliorer notre écriture, pour
nous faire réciter les tables de multiplication, les conjugaisons, les règles de grammaire. Il nous faisait aussi des dictées.
En contrepartie, pendant les vacances, il
était presque totalement à nous. Car il y
avait quand même les Nouelle, Pierre
Martin et Berthe, avec Pouf leur caniche. Il
y avait Brouty. C’était déjà en 51. Malek
Ouary était venu pendant les vacances de
Pâques 1950. A pied depuis la rivière, ce
qui lui avait fait une sacrée trotte ! La
même que Féraoun fit en 1960 avec son
frère Idir pour rejoindre Tizi-Hibel lors du
décès de son père.
Ainsi, très tôt les gens nous avaient pris
notre père qui, en tant qu’instituteur,
jouait un rôle de conseiller pour tous les
villageois des bourgades environnantes.
Plus tard, c’était la littérature et les
hommes de lettres. Très tôt également,
mon frère, ma sœur et moi-même sûmes
que notre père était un homme sérieux
qui, faisant des choses très sérieuses, ne
Djazaïr ▲ numéro 3
11
devait pas être dérangé.
Cette idée d’homme sérieux que nous
avions de notre père, nous l’avons gardée
très longtemps.
Ainsi, je n’ai jamais vu mon père jouer
au ballon ni aux cartes. Par contre, il
aimait les dominos et savait «fermer» une
partie en un temps record. Lorsqu’on quittait Taourirt, aux vacances d’été, il jouait
aux dominos au café de Tizi-Hibel et nous
ramenait chaque soir un plein capuchon
de bouteilles d’orangeade gagnées en
quelques parties.
Entre sa classe, les visiteurs des villages, les instituteurs qui restaient bavarder avec lui, les grands élèves qui étaient
gardés après 4 heures et qui venaient le
dimanche matin de 10 heures à midi, il y
avait juste de la place pour planter des
arbres ramenés de Tizi-Ouzou avec une
étiquette jaune en bois, greffer, tailler et
émonder les acacias ou les frênes en été
pour avoir le fourrage vert dont on nourrissait d’abord une chèvre, puis une vache.
Au milieu de tous
les paysans, ses frères
A l’école, à la maison, il était souvent
en blouse noire ou en burnous, tête nue,
les cheveux peignés vers l’arrière. Lorsqu’il
sortait de l’école pour monter au village, il
était toujours en costume avec une chemise sans cravate, le burnous blanc et la chéchia rouge. Non pas la chéchia rigide des
citadins, mais bien la calotte en laine ou
en coton rouge surmontée d’un gland noir
rejeté en arrière. La cravate comme le
cirage des chaussures ne s’imposaient que
lorsqu’il allait en ville.
J’imagine que Féraoun, qui faisait
corps avec les siens, tout naturellement
s’était mis à se vêtir comme eux pour ne
pas en être différent.
«Il se résigna donc à être simplement
instituteur dans un village comme celui qui
l’a vu naître, au milieu de tous les paysans,
ses frères, attendant avec un fatalisme
indifférent et une certitude absolue, le jour
où il entrera au paradis de Mahomet».
Voilà ce qu’il dit de Fouroulou qui est sans
doute sa projection virtuelle dans le
roman Le Fils du Pauvre. Et il ajoute: «Ta
vie ressemble à des milliers d’autres vies
avec ceci de particulier que tu es ambitieux, Fouroulou, que tu as pu t’élever et
que tu serais tenté de mépriser un peu les
autres qui ne l’ont pas pu; tu aurais tort,
Fouroulou, car tu n’es qu’un cas particulier
et la leçon, ce sont ces gens-là qui la donnent».
A Fort-National, il avait supprimé la
chéchia en la remplaçant l’été par un chapeau de paille; il mettait désormais une
cravate tous les jours et avait remplacé
le burnous blanc par un burnous gris en
gabardine.
Fort-National, c’était en 52 et j’avais 10
ans. Il ne nous avait pas demandé de
choisir nos copains et lorsque nous nous
étions, mon frère et moi, mis de nousmêmes avec le groupe des enfants de fonctionnaires kabyles, qui rivalisait avec le
groupe des enfants des fonctionnaires
français, il avait approuvé, sans trop
insister sur le sujet .
A Fort-National, qui était une ville,
avec des Français, des militaires, des gendarmes, un maire, Féraoun, comme à
Taourirt Moussa, continuait à occuper une
place centrale. Directeur du cours complémentaire, il coordonnait toutes les écoles
de la région. Il animait également le foyer
rural, la salle de projections de cinéma et
le club sportif de l’école qu’il confia par la
suite à un autre instituteur .
Malgré la multiplicité de ses activités,
il trouvait toujours le temps de passer en
revue la journée scolaire de chacun
d’entre nous, y compris celle des tout
petits, auxquels il ne voulait pas donner
l’impression d’être laissés pour compte. Il
était très attentif à notre travail de classe
et ne cessait de nous en ressasser l’utilité .
En fait, il était père de 7 enfants et,
pour lui, les enfants comptaient beaucoup. Il savait nous parler, tirer enseignement de toute chose de la vie courante, il
savait nous expliquer avec patience. Il
donnait de l’importance à chacun d’entre
nous et veillait à ce qu’il ne nous manque
rien, que ce soit en vêtements, en matériel
scolaire ou en toute autre chose.
Il nous offrait toujours beaucoup de
choses: des jouets, des livres, des stylos, un
vélo, des montres…Quelques jours après
mon échec à l’examen de la première partie du baccalauréat, il m’avait offert une
montre. Il y avait également beaucoup de
livres mais jamais les siens. Je ne me souviens d’ailleurs pas qu’il ait demandé à
l’un d’entre nous de lire Le Fils du pauvre
ou Jours de Kabylie. Nous les avons lus en
cachette. Lui nous poussait par contre à
lire les ouvrages de la Bibliothèque verte.
Un homme paisible
calme et sobre
Féraoun était un homme très sociable
qui aimait avoir des gens autour de lui.
Nous avions tout le temps des visites de ses
amis, des gens qui mangeaient à la maison. Il recevait avec un plaisir égal, aussi
bien les villageois de Tizi-Hibel qui nous
rendaient visite à Fort-National, que des
écrivains qui venaient d’Alger, des EtatsUnis ou du Japon. Il avait, je crois, un certain bonheur à parler avec tous ces gens
et à les écouter. Il aimait particulièrement
discuter avec ses grands élèves, et à FortNational, c’étaient ceux de la 3ème. Il en
était très fier. Il avait une conscience précise de son rôle d’instituteur du bled et il
mettait un point d’honneur à donner de
sa personne l’image d’un modèle, d’un
exemple de vertu, sans orgueil. Il était un
modèle pour ses élèves, mais également
pour les villageois.
Féraoun était un homme calme, paisible et sobre, somme toute facile à vivre et
de surcroît, attentif aux autres. Mais ce
tempérament cachait bien un homme
d’une extrême nervosité, capable d’entrer
dans des colères mémorables. C’est sans
doute à cause de cela qu’il ne nous corrigeait pas: à la maison, les coups, c’était le
registre de la maman.
En ce qui concerne l’écriture, il aimait
surtout travailler la nuit. Il écrivait toujours sur des cahiers d’écolier. Il était
capable d’écrire d’un trait de nombreuses
pages sans une seule rature. Les ratures
dans les romans, il les faisait en seconde
lecture, ou parfois même en 3ème révision, car il aimait revenir souvent sur un
texte dont il estimait qu’il ne rendait pas
fidèlement ou précisément l’idée qu’il voulait exprimer. On a l’impression que pour
lui, le texte n’est jamais tout à fait parfait.
Un autre trait de caractère de Féraoun
est qu’il n’aimait, ni ne supportait l’échec.
Pour lui, le travail acharné est la clé du
succès. Le travail est un aspect important
de la vie de l’homme. Sans doute le plus
important. Le travail inspire et procure le
respect. Aussi, il n’aimait pas l’oisiveté et
arrivait toujours à occuper son temps de
façon utile, surtout lire ou écrire, échanger des idées avec d’autres, ou rédiger des
lettres à des amis éloignés.
Lorsqu’il parlait avec nous, c’était de
nos études ou bien pour nous raconter ce
qu’il avait fait. Nous faire partager un
moment ou encore évoquer un souvenir.
Un seul sujet était tabou: la guerre
d’Algérie. On n’en parlait jamais pour ne
pas lui attirer des ennuis. Les enfants répètent toujours dehors ce qu’ils entendent à
la maison. Et parfois, cela peut engendrer
des conséquences inimaginables. Nous,
on n’avait rien à répéter car on ne disait
rien. Et cela était une précaution voulue
par notre mère, pour ne pas attirer d’éventuels ennuis à notre père.
La nuit du 14 mars 1962 fut la dernière que nous avons passée ensemble. Nous
avions veillé à la cuisine pour évoquer des
souvenirs. Il parlait toujours avec plaisir
de sa carrière d’instituteur du bled. Ses
derniers mots adressés à ma mère, ce triste matin du 15 mars, étaient pour lui
recommander de ne pas nous envoyer au
lycée, par prudence. N’avait-il pas noté, la
nuit précédente, dans son journal: «A
Alger, c’est la terreur… Bien sûr, je ne
veux pas mourir et je ne veux absolument
pas que mes enfants meurent, mais je ne
prends aucune précaution particulière en
dehors de celles qui, depuis une quinzaine, sont devenues des habitudes: limitation des sorties…»■
Djazaïr ▲ numéro 3
12
L’autre rive
Il a paru intéressant à Djazaïr 2003
de reprendre sous cette rubrique deux
articles portant sur l’Année de l'Algérie
en France, l’un de la plume de Yasser
Hawary, Directeur du magazine
«Arabies», mensuel du monde arabe et
de la francophonie, l’autre de Renaud
Revel, de l’hebdomadaire français
"L’Express".
Sous le titre : "France-Algérie, l’heure
de vérité", Yasser Hawary analyse l’état
des relations algéro-françaises et souligne l’importance dans ce domaine de
l’organisation de l’Année de l’Algérie
en France.
France-Algérie,
l’heure de vérité
"Je t’aime….moi non plus": un diplomate
oriental, poète de surcroît, résume ainsi les sentiments bien singuliers que ne cessent d’éprouver,
l’une pour l’autre, l’Algérie et la France. Et de
souligner que disputes spectaculaires et réconciliations éclatantes se succèdent, dans ce "couple"
bien explosif… Certes, les Algériens ont pour
Paris les yeux de Chimène: la Ville Lumière
demeure pour eux non seulement le refuge dans
les années sombres, mais aussi cette métropole
des arts et des lettres, cet espace vital où s’épanouissent tant de leurs écrivains, de leurs dramaturges, de leurs acteurs, sans compter une foule
anonyme et talentueuse de professeurs, de journalistes, d’entrepreneurs. Sait-on à cet égard, que
l’Algérie est pour la France un partenaire commercial précieux, tout juste précédé par l’immense Chine ?
" Cette proximité extrême, cette intimité et le
souvenir d’un passé tourmenté n’empêchent pas
-ils expliquent, bien plutôt- une susceptibilité à
fleur de peau, une attention extrême et soupçonneuse portée au regard de l’autre et à son jugement (…)
"Ce climat spécial n’est pas à sens unique. Il
est entretenu, avivé, depuis des décennies, par
des centaines de milliers de Français nés en
Algérie, qui ont transmis à leurs descendants leur
passion et leur nostalgie pour cette terre d’Eden.
Beaucoup n’hésitent pas, périodiquement, à s’y
retremper, à y prendre de véritable bains de jouvence. Mais aujourd’hui, à Alger comme à Paris,
les politiques doivent relayer les citoyens et aller
de l’avant, résolument.
"La fin d’une hostilité franco-allemande pluriséculaire et le duo De Gaulle-Adenauer ont per-
mis le lancement de la Communauté européenne
du charbon et de l’acier, fondement de l’Union
européenne. De la même manière, Paris doit
exorciser une fois pour toutes les démons du
passé pour initier avec l’Algérie -porte de l’hinterland africain- des synergies exemplaires, appelées à des prolongements spectaculaires. Une
nouvelle donne franco-algérienne valoriserait
d’ailleurs considérablement Paris auprès de ses
alliés européens, et Alger dans son environnement maghrébin.
"Jamais autant qu’aujourd’hui les conditions
n’ont paru aussi favorables pour édifier sur des
bases solides un pont de l’amitié et de la coopération. L’Algérie vient de célébrer le 40ème anniversaire de son indépendance : 40 ans, c’est l’âge
de la maturité, de la responsabilité, des rancœurs
apaisées. A la tête du pays officie, pour la première fois, un homme qui concilie habilement patriotisme et francophilie: le président Abdelaziz
Bouteflika, qui lancera en 2003 "l’Année de
l’Algérie en France". Bref, l’Elysée et le Quai
d’Orsay doivent exploiter cette conjoncture
exceptionnelle pour aplanir définitivement les différends. Or le chantier de la réconciliation reste
considérable, complexe, à la mesure de l’ambition.
"Il faut d’abord et surtout dépolluer les
esprits. Nourris par les récits des horreurs perpétrées pendant la guerre d’indépendance, préjugés
et images négatives perdurent de part et d’autre.
Certains médias, qui ressuscitent périodiquement
les turpitudes du passé, entretiennent le poison.
"Pourtant, en France comme en Algérie, de
nouvelles générations tournées vers l’avenir, porteuses d’idées fraîches, prennent la relève. Des
voix chaque jour plus nombreuses demandent
que soit confiée à de "nouveaux historiens",
objectifs et dépassionnés, la tâche d’exorciser les
fantômes de la période coloniale. Véritable trait
d’union entre les deux pays, des cohortes de
jeunes artistes et écrivains français ou francophones d’origine maghrébine, qui se sont distingués sur la scène hexagonale, s’apprêtent à investir leurs talents dans les multiples manifestations
prévues pour "l’Année de l’Algérie". On parle
même d’accueillir à titre posthume Kateb Yacine le Géant algérien de la littérature francophoneparmi les Immortels de l’Académie française.
"L’enjeu d’un New Deal franco-algérien n’est
pas seulement bilatéral ou régional. Les deux pays
doivent contribuer, de concert, au dialogue des
civilisations, pour garantir une mondialisation
harmonieuse, échappant au rouleau compresseur
anglo-saxon".
Le soutien
de Jacques Chirac
«L’Express»
également
évoque
l’Année de l’Algérie en France. Il souligne la volonté du président Jacques
Chirac de soutenir cette manifestation et
en donne les grandes lignes du programme:
«Le chantier de Djazaïr une Année de l’Algérie
en France, lancé en 2002 à la suite d’un passage à
Paris du président algérien Abdelaziz Bouteflika et
que conduit l’ancien président du conseil supérieur de l’audiovisuel Hervé Bourges, a trouvé un
avocat en la personne de Jacques Chirac lui-même.
Le chef de l’Etat, qui doit se rendre prochainement
de l’autre côté de la Méditéranée, compte en effet
pousser ce projet en disant à son homologue tout
le bien qu’il en pense. Or, quand le président français sera à Alger, il en aura en poche le programme
définitif. (...) D’ores et déjà, plus d’une centaine de
villes en France ont prévu d’accueillir quelque 300
manifestations, qu’il s’agisse d’expositions, de
mises en scène, de concerts ou de colloques . Et
c’est par un concert à Bercy, animé par d’éminents
artistes algériens contemporains, que s’ouvrira, le
31 décembre prochain, l’opération. « Pendant
une année, la France va inviter l’Algérie à s’exprimer, se mettre à son écoute, pour mieux la
connaître et la reconnaître», explique Hervé
Bourges, qui annonce aussi un autre concert
exceptionnel au Stade de France, dans cette
enceinte où, symbole, lors du dernier match de
football France-Algérie, la Marseillaise fut copieusement sifflée...
«Trois autres grandes initiatives sont prévues:
l’organisation, au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, d’une spectaculaire exposition
Sahara, d’avril à septembre 2003; à l’Institut du
monde arabe, celle de l’exposition Renoir en
Algérie; enfin, l’entrée du dramaturge Kateb Yacine
au répertoire de la Comédie Française, où seront
présentées pour la première fois quelques-unes de
ses oeuvres, tout au long du premier semestre
2003, pour ensuite sillonner la province.
«A noter, enfin, l’initiative de l’Unesco, qui organisera une exposition sur les sites algériens classés au
Patrimoine mondial, et celle des Archives nationales, qui ont exhumé quelques trésors dans le
cadre d’une rétrospective consacrée à Abd-elKader».
Djazaïr ▲ numéro 3
13
Créateurs
Yasmina Khadra
«Si nul n’est prophète en son pays,
personne n’est maître chez les autres»
La littérature francophone a
encore de beaux jours devant elle
en Algérie. Yasmina Khadra en est
une preuve éclatante. Le succès
que ses ouvrages connaissent et
qu’il vit comme un rêve longtemps
caressé, le classe parmi les plus
grands, aussi bien chez nous
qu’ailleurs dans le monde. Mais
l’écrivain mis à part, l’homme ne
laisse pas d’être attachant.
Malgré ses doutes et ses
interrogations, c’est un homme de
conviction sur lequel les tentations dont s’accompagne le succès
n’ont pas de prise. Il s’assume sans
concession, tel qu’il est et au passage, parlant de l’Année de
l’Algérie en France, il stigmatise
ceux qui «confortablement installés en France» refusent l’occasion
qui est offerte à tous les créateurs
et artistes de sortir de la grisaille.
Il trouve cette attitude «sans équivalent en matière de cruauté !» Il
dit ce qu’il a à dire, qu’on veuille
ou non l’écouter. Djazaïr 2003 a
choisi l’écoute, à l’occasion d’une
interview réalisée à travers le
«Net».
Revue Djazaïr 2003 : Où résidezvous au juste ? En France, au Mexique?
Pourquoi pas ici, dans votre pays ? Y
seriez-vous moins libre ?
Yasmina Khadra :
Tout d'abord, je dois préciser une chose:
je n'ai pas quitté mon pays pour me mettre
à l'abri. Personne n'est à l'abri nulle part. Il
ne s'agit pas d'un choix sécuritaire et je n'ai
pas le sentiment d'être en exil. Après un
séjour au Mexique, une sorte de voyage initiaque qui m'aura permis de prendre un
certain recul par rapport à ma propre personne, j'ai choisi de m'installer en France
pour des raisons pratiques. La France est un
pays de culture et de débats intellectuels;
c'est aussi la patrie de ma langue d'écriture.
Elle m'offre assez de commodités et d'espace
d'expression pour gérer ma carrière littéraire. Ces éléments essentiels pour la vie d'un
romancier font défaut chez nous. La déréliction culturelle est telle que les meilleures
volontés s'y cassent les dents. Il n'y a pas
une politique efficace du livre et l'écrivain
continue de s'amenuiser dans un exil effarant, celui de l'indifférence et du désarroi.
C'est vrai que, par endroits, des initiatives
sont tentées, à des niveaux pathétiques de
modestie, mais elles sont insuffisantes et
n'empêchent pas le renoncement d'étouffer
la créativité artistique ou intellectuelle.
Dj. 2003: Pouvez-vous nous dire à
quel moment précis de votre vie vous
avez acquis la certitude de votre vocation d’écrivain ?
Y. Kh.: La certitude, je ne l'ai pas encore
acquise et je ne la souhaite pas dans l'immédiat. C'est dans le doute que l'on est forcé
de se surpasser et de puiser les forces qui
nous manquent. Il n'est pire ennemi de la
transcendance que la fatuité ou la suffisance. Pour avancer juste, il faut avancer prudemment. La notoriété ne signifiant pas forcément authenticité, j'essaye de mériter
mon statut d'écrivain en m'investissant
davantage dans mes textes. Je porte cette
ambition depuis que l'on m'a confisqué mes
rêves d'enfant. J'écris pour être "moi", sauf
que j'ignore ce que "moi" veut dire. C'est
peut-être cette quête obstinée de moi qui
m'aide à progresser. Le mystère est déjà le
commencement d'une belle aventure. La
curiosité qui le constitue vous donne la
force et le courage de prendre les risques
d'aller toujours de l'avant. Il n'est pas obligatoire d'atteindre l'objectif, ce qui compte
est d'y croire jusqu'au bout de vos limites.
Dj. 2003: Quels sont les écrivains qui
vous ont le plus marqué, voire façonné?
Vous évoquez Steinbeck dans L’Ecrivain,
y en a-t-il d’autres ?
Y. Kh.: Tous m'ont nourri, éduqué, instruit et initié aux valeurs fondamentales
auxquelles je ne suis pas près de renoncer.
C'est vrai que Steinbeck a été le premier à
me recruter. Sa tendresse et sa grande
connaissance du facteur humain m'ont sensibilisé à la cause humaine et à la noblesse
des engagements utiles. Puis Nietzsche est
venu m'élever au rang des adeptes de la
pensée. Avec lui, j'ai su que la grande beauté relève de l'intelligence généreuse et non
des vanités, encore moins du clinquant illusoire. Lorsque Naguib Mahfouz, Gide,
Pouchkine, Musil, Dos Passos m'ont adopté,
j'étais pleinement acquis à la cause littéraire. Je leur suis redevable à jamais. Ma gratitude pour eux n'a d'égale que la fierté
qu'ont suscitée, chez moi, les Algériens Dib,
Djazaïr ▲ numéro 3
14
Son dernier roman sorti en Kateb Yacine, Malek Haddad, Moufdi
Zakaria et les autres. Ceux-là m'ont sommé
de prendre conscience de mon algérianité,
car elle était belle et généreuse, loyale et
capable d'être heureuse. Grâce à eux, je suis
Chaoui, Targui, Kabyle, Mozabite et Menia;
je suis Algérien à part entière. Mon devoir
est de prouver que nous sommes prédestinés
à contribuer à la construction de l'édifice
Humanité puisque notre amour pour les
hommes est solidaire des amours du monde
entier. Et la littérature offre cette chance
divine de longer les océans, d'abattre les
frontières et les remparts raciaux pour rapprocher les hommes.
Dj. 2003: Considérez-vous que vous
avez réalisé pleinement votre rêve
d’écrire, d’être lu et reconnu ?
Y. Kh.: Si mon rêve se mesurait à la soif
d'être aimé, je dirais qu'il me reste encore
une mer à boire.
Dj. 2003 :Quel est, de tous vos livres,
celui qui vous a le plus comblé ?
Y. Kh.: Morituri m'a propulsé au-devant
de la scène. A quoi rêvent les loups m'a installé dans le cœur des gens. Cependant, mes
romans restent, pour moi, mes enfants.
Chacun a contribué à faire avancer mon
nom d'un pas. Ma satisfaction, je la dois
surtout au regard du lecteur. J'espère entretenir ce regard merveilleux le plus longtemps possible.
Djazaïr ▲ numéro 3
Dj. 2003: Vous
avez dit : l’écriture c’est ma thérapie.
Une thérapie contre quelle(s) maladie(s) ?
Y. Kh: Une thérapie contre soi-même
d'abord, en tant qu'être fragile et vulnérable, livré aux aléas de la vie et aux
faillites des aspirations. L'écriture me permet de me remettre en question. Le succès
est un péril lorsqu'il vous échappe. Le revers
est une catastrophe lorsqu'il vous habite. Le
fait de s'essayer ailleurs, dans un texte ou
sur un air musical, est une chance de se
soustraire à son insigifiance ou à son arrogance. Ma vie n'a été, en réalité, qu'une
insoutenable juxtaposition de revers, de
déconvenues et de déceptions. Je la subissais
comme une succession d'épreuves arbitraires; je la purgeais comme une peine que
je ne méritais pas. Si j'avais écouté les injustices et les méchancetés, je serais devenu
une brute et un vilain. J'ai écouté les écrivains qui m'ont appris à extraire de l'or à
partir de la tourbe. Aujourd'hui, j'écris à
mon tour et je me soigne en fonction de ce
que je donne aux autres, le courage de ne
pas fléchir. Pour moi, le plus grand sacrifice
n'est pas de mourir pour les autres, mais
"de continuer de les aimer malgré TOUT ".
Dj. 2003: Quelle appréciation faitesvous de l’accueil qui a été réservé à
votre œuvre en France ? Ailleurs dans le
monde ?
Y. Kh.: Je dois à la France l'essentiel de
ma réussite. Ce sont les médias français qui
m'ont sorti de l'anonymat et proposé avec
beaucoup d'instance et d'engouement au
reste de l'Europe. Je continue d'y bénéficier
d'un soutien et d'un intérêt grandissants.
Dans tous les pays où je suis allé, l'ambassade de France était là pour me rassurer.
Quant aux instituts français, ils m'ont
presque imposé dans leurs régions. Il serait
regrettable d'occulter des élans aussi beaux
simplement parce qu'une poignée de jour
nalistes, pour la plupart induits en erreur
par des Algériens, essayent de me discrédi
ter. Parallèlement, je dois reconnaître que
mon parcours est quasiment inconcevable.
Les gens ont le droit de se poser des questions à mon sujet. A moi de prouver l'écrivain que je me tue à revendiquer. Je trouve
injuste d'être obligé de m'expliquer endehors de mes textes, mais je suis confiant.
Si nul n'est prophète dans son pays, personne n'est maître chez les autres. La gloire est
un festin que seuls les justes sont capables
d'apprécier. Les autres , ils y goûtent, s'empiffrent et en tombent malades d'indigestion. Il est des fruits hautement défendus
aux prévaricateurs. La consécration en est
la pomme la plus empoisonnée.
Dj. 2003: Dans quelle mesure l’organisation d’une Année de l’Algérie en
France est une chose positive pour
l’Algérie et pour ses relations avec l’ancienne puissance colonisatrice ?
Y. Kh.: J'ai entendu dire que certains
intellectuels et artistes algériens, confortablement installés en France, ont demandé à
boycotter cet événement. Je trouve cette attitude affligeante et égoïste. De toute évidence, ils ont leurs motivations; elles valent ce
qu'elles valent et personne ne les conteste.
Libres à eux de bouder la manifestation. De
là à essayer de l'interdire et empêcher les
talents fabuleux qui croupissent à l'ombre
des exclusions de se défaire de la désolation
culturelle du bled, c'est tout simplement
révoltant. Beaucoup d'écrivains, de comédiens, de musiciens et d'artistes n'attendent
que cette occasion pour reprendre goût à
l'espoir de sortir de l'ombre. Leur fausser
une telle occasion n'a pas d'équivalent en
matière de cruauté. ■
15
Précurseurs
Mohammed
Bencheneb
Un intellectuel
exemplaire
PAR
MOHAMED MEDJAHED
JOURNALISTE
Il fut l’un des tout premiers universitaires algériens, à l’aube du
siècle dernier, étincelle de savoir
jaillie dans les ténèbres de la nuit
coloniale. Mohammed Bencheneb
symbolise la frénésie de savoir qui
allait s’emparer de ce peuple maintenu dans la misère et l’ignorance
mais conscient que le savoir seul
pouvait lui faire recouvrer sa liberté.
Humaniste, érudit..., les qualificatifs
ne manquent pas pour définir cet
homme qui excella dans toutes les
disciplines qu’il approcha: linguistique, littérature, sciences sociales
et religieuses, droit, etc...
Les nouvelles générations doivent étudier le parcours d’hommes
tels que lui, caractérisés par une
curiosité inextinguible, le goût du
travail et de l’étude, la rigueur et
l’esprit critique, l’ouverture sur la
modernité en même temps que l’enracinement dans le terroir. Un intellectuel exemplaire...
ille huit cent
soixanteneuf: après
trente années
de colonisation, hormis la construction
de la caserne et d’un quartier européen, la configuration de la cité où résidèrent,
près de quatre siècles
durant, les beys du Titteri
n’avait pratiquement pas
changé. Les hadars, après
avoir pansé leurs blessures,
s’étaient remis à l’ouvrage.
Les ruelles vivaient au rythme des artisans. La campagne alentour offrait, de
nouveau, l’aspect de luxuriance dont la réputation
dépassait les frontières de la
province.
Nichée dans un berceau de verdure, la demeure
de Larbi Bencheneb fêtait en
ce vingt-six octobre une
M
BIBLIO SOMMAIRE
DE MOHAMMED BENCHENEB
- Proverbe arabes de l’Algérie et du
Maghreb ( 3 vol.)
(1905- 1907).
Cet ouvrage doit être réédité à l’occasion de l’Année de l’Algérie en France
- Sur les savants de Tlemcen: El
Boustan d’Ibn Mariam (1908)
- Catalogue des manuscrits arabes de la
Grande Mosquée d’Alger (1909)
- Sur les savants de Bejaia: Ounwan eddiraya , d’El Ghobrini (1910)
- Diwan d’Orwa Ibn El Ward (1926)
- Traité de grammaire d’Ez-Zadjadji
(1927)
- Tohfat el Adab, sur l’initiation à la
métrique
- Abou Dolama, Poète bouffon à la cour
des Abbassides ( thése de Doctorat)
- Mots turcs et persans conservés dans
le parler d’Alger (thése supplémentaire)
- Révision et correction du dictionnaire
arabe-français de M. Beaussier
Sont également à signaler de très nombreux articles parus dans la Revue
Africaine.
naissance. Pour son premier enfant, la famille était comblée : un garçon, nommé
Mohammed. En parcourant les trois kilomètres qui séparaient Takbou de la mairie
afin de procéder à l’inscription, devenue obligatoire, du nouveau-né sur le registre des
naissances, le père et la mère ébauchèrent en
quelques mots l’avenir du petit. A l’âge de
quatre ou cinq ans, le petit ira à l’école coranique: le hameau mitoyen des Koutab en
recelait quelques-unes où l’on venait acquérir le savoir théologique des quatre coins de
la région. Vers douze ans, il donnera un coup
de main dans le verger et l’étable familiale. Il
ne faut pas oublier que l’autarcie est de mise.
Vers sa vingtième année, on le mariera, il
construira sa propre maison dans un coin
des terres familiales…
N’était-ce pas là, la vie que menèrent son
père, ses oncles ? La prospérité même. Cela
aurait pu être ainsi. Mais le destin en a voulu
autrement. Après l’école coranique,
Mohammed ira à la communale. Qui a encouragé ses parents à l’inscrire à l’école publique
française? A-t-il été le premier «indigène» inscrit à cet établissement? Comment furent ses
débuts en classe? Qui furent ses maîtres?
Autant de questions qui restent posées, nul
biographe ou historien ne s’étant penché à
ce jour sur cet aspect de la vie de
Mohammed Bencheneb. Toutefois, il semblerait que ce fut sous l’impulsion de son grand-
Djazaïr ▲ numéro 3
16
Biographie de Bencheneb publiée en 1933
père maternel (ce dernier exerçait la charge
de bachagha des Righas) que le petit-fils a
rejoint les bancs de l’école.
Seuls quelques témoignages, transmis
oralement, jettent ça et là quelques rais de
lumière sur son parcours. L’anecdote suivante témoigne que le jeune Bencheneb a été
saisi par la frénésie du savoir. S’éloignant de
la vie de haouchi( fermier), il s’enfermera
dans les études: un jour une vache s'étant
pris une patte dans une infractuosité du
pavage de l'étable familiale où aimait à se
réfugier le jeune Mohammed, tout le voisinage est ameuté pour tirer la bête du piège. II
s'ensuit un grand brouhaha, cris d’animaux
et imprécations des hommes se mêlant aux
beuglements de la génisse. Une fois l'animal
délivré, Larbi s'étrangle presque de fureur. Il
venait de remarquer que son fils n'avait pas
bougé de son coin, absorbé par la lecture.
Peut-être n’avait-il pensé qu’à doter son fils
d’une connaissance minimum de la langue
de Molière. L’utilité commençait à s’en faire
sentir. Le service militaire, les relations avec
l’administration, le commerce avec les
Européens. Mais de là à en faire un sacerdoce!
Professeur
à trente ans
Le cycle d’enseignement primaire franchi,
Mohammed prendra le train pour s’inscrire à
l’école normale de Bouzaréah. Instituteur à
vingt ans: une consécration, et pas des
moindres à cette époque. Il aurait pu s'en
contenter. Mais il était de ceux qui sont attachés à de grandes œuvres durables, qui se
réalisent lentement, en usant plusieurs vies
d'hommes. Professeur de médersa à trente
ans, Maître de conférences à quarante ans,
Docteur ès lettres et Professeur d'université
à cinquante-cinq ans. Au moment de présenter sa thèse de doctorat (sur l'insistance de
ses confrères), il faisait déjà autorité depuis la
médersa d'Alger, de nombreux chercheurs
venant le consulter.
Sa passion pour la lexicographie ne représente qu'une facette de l’œuvre globale. Sa
première publication date de 1895, elle portait sur un point de droit malékite. Elle sera
suivie de dizaines d'autres sur divers thèmes,
éloignés les uns des autres. C'est dans la
fameuse Revue Africaine que sera publiée la
quasi-totalité de ses articles et comptes-rendus. Comme par refus de s'enfermer dans un
quelconque carcan, il semble prendre plaisir
à dérouter ses auditeurs et lecteurs par la
diversité de ses sujets. Ici, il se penche sur la
pédagogie chez les Musulmans, là, il analyse
une poésie populaire sur la guerre de
Crimée. Plus loin, une note de lecture sur
Mohammed Abdou nous le révélera comme
un rationaliste approuvant les idées humanistes de Leibniz... Le nombre trois chez les
Arabes est une étude prodigieusement fournie, où on trouve des références aussi bien
théologiques que celles ayant trait à la poésie
amoureuse ou bachique. La djahiliya, l'âge
d'or musulman, l'Andalousie, le Maghreb,
tout y passe. Ses traductions truffées d'annotations, signe d'une érudition sans bornes,
revalorisent les originaux. C'est ainsi que la
Rihla d'El Wartilani prend du relief sous sa
plume. Un autre itinéraire géographique du
dix-huitième siècle, le Parcours de Tlemcen
à La Mecque, poème de Ben Messâib, pullule de renvois à des notes où percent une
rigueur et un souci du détail encore inégalés
de nos jours.
Une personnalité
empreinte d’humanisme
Derrière l’enseignant rigoureux se cachait
une personnalité empreinte d’un humanisme profond, attachante et d’une intégrité
sans faille. Tous ceux qui le côtoyèrent en
furent marqués.
Sa finesse native devinait, sans beaucoup
d'efforts, nos pensées intimes et nos susceptibilités profondes. Il était reconnaissant
qu'on comprît et qu'on respectât les siennes.
Aussi, avec beaucoup d'aisance, il se faisait
estimer et aimer dans les milieux les plus
divers: à Tunis parmi les lettrés les plus
brillants, à Fez et à Rabat, parmi les savants
et les religieux marqués par l'âpreté des
anciens temps, à Paris dans le milieu français
de la cité universitaire, où sa bonne grâce
avait conquis la sympathie des jeunes, à
Constantine, à Oran, partout où l'avaient
conduit ses fonctions de président de jurys
de baccalauréat. Car à la science et à la
conscience du vrai savant, il joignait le don
plus rare de bonté.
Mohammed Bencheneb sera ravi aux
siens le 25 février 1929, à une époque où le
bien précieux de lire et écrire était encore
rare. Son œuvre féconde est encore de nos
jours une source de référence pour de nombreux chercheurs.■
Djazaïr ▲ numéro 3
17
Nova
Algériens
au firmament
Rachida Brakni
Kader Belarbi
Faudel
inéma, théâtre, musique,
danse...Des artistes d’origine algérienne tiennent le
haut de l’affiche parisienne.
Issus de la seconde ou de la
troisième génération, ou bien immigrés
de fraîche date, ces nouvelles stars de
l’Hexagone ont pour prénoms Rachida,
Jalil, Faudel, Kamel, Bilal ou Kader...
Notre propos ici n’est pas d’en faire le
recensement, mais simplement d’évoquer le parcours de certains d’entre
eux. Il y a quelques années à peine, en
France, l’immigré était pratiquement
exclu du petit comme du grand écran.
Beaucoup de tabous sont tombés
depuis, beaucoup d’autres restent
encore à lever. En attendant, zoom sur
quelques artistes pas comme les autres.
Pour l’heure, trois d’entre eux, stars
parmi les stars.
C
■ Rachida Brakni
Soleil arabe sous les ors
de la Comédie Française
Chaos le film qui a révélé Rachida au grand public
Rien ne la prédestinait à se frotter aux vers
classiques. Dans sa cité de Savigny-sur-Orge,
en région parisienne, la petite Rachida est élevée par une mère femme de ménage et un
père camionneur, tous deux Algériens. Elle
rêve de revêtir une robe d’avocate et devient
l’une des meilleures Françaises sur 200 et
300 mètres haies, catégorie cadettes.
Abandonnant les haies, elle se tourne vers les
planches. Parlant l’arabe couramment, elle se
dit «Française et nourrie de culture algérienne».
Théâtre, cinéma... son succès est fulgurant. Sacrée meilleur jeune espoir féminin
aux Césars 2002 pour le film de Coline
Serreau, Chaos,Rachida est sortie de l’anonymat en quelques mois. Cette jeune femme de
25 ans au corps athlétique et au regard incandescent est pensionnaire de la ComédieFrançaise depuis le 14 juin 2001. Elle a tourné
quatre films (Une Clef de chez elle, réal.
Marie-France Pisier; Chaos, réal. Coline
Serreau; Loin, réal. André Techiné; Couleur
café, réal. Henri Duparc) mais s’est surtout
imposée au théâtre. La belle Algérienne a fait
ses classes au Conservatoire National
Supérieur d’Art Dramatique en 1998. L’année
suivante, elle reçoit le premier prix de tragédie Sylvia Montfort pour son interprétation
dans Le Baiser de la nuit ( mise en scène de
Patrick Simon). Deux ans plus tard, en
novembre 2001, elle triomphe littéralement
dans Ruy Blas de Victor Hugo à la ComédieFrançaise. Elle y interprète le principal rôle
féminin, celui de la Reine Dona Maria, sous la
direction de Brigitte Jaques-Wajeman. Pour
un coup d’essai, c’est sans conteste, un coup
de maître.
La presse française quasi-unanime note
l’apparition d’une nouvelle «diva» et le critique du journal «Le Monde» salue le «soleil
arabe sous les ors de la Comédie-Française».
■ Kader Belarbi
ou la démesure du talent
Etoile rayonnante de la constellation de
l’Opéra de Paris, Kader Belarbi a toujours
refusé d’incarner un symbole de l’immigration réussie. Et pourtant, cet interprète
brillant et sensible d’origine algérienne a su
se faire rapidement une place parmi les plus
grands danseurs français. Après cinq années
passées à user ses chaussons à l’école de
danse de l’Opéra, il est engagé dans le ballet
de la vénérable institution en 1980.
Il y travaille avec Rudolph Nouréev, avant
d’être nommé premier danseur en 1988. Un
an plus tard, il est sacré danseur étoile dans
L’Oiseau bleu de La Belle au bois dormant.
Ce danseur d’exception, salué par les critiques comme l’un des plus brillants et des
plus charismatiques de sa génération, est également familier de la danse contemporaine.
En 1999, il travaille avec Farid Berki, Algérien
lui aussi , auteur-chorégraphe hip-hop qui lui
crée un solo sur mesure avec Pas de vague
avant l’éclipse . En février 2002, Kader monte
à l’Opéra de Paris son premier ballet en tant
que chorégraphe: Hurlevent, d’après
l’oeuvre d’Emily Brontë, Les hauts de
Hurlevent. Notons qu’il est l’auteur d’une
dizaine d’autres chorégraphies dont Les
Saltimbanques créé à Tokyo en 1998, Giselle
et Willy, Salle des pas perdus, etc...
Notons également que durant son
Djazaïr ▲ numéro 3
18
Kader Belarbi: un talent unanimement reconnu
éblouissante carrière, il a pratiquement tenu
les premiers rôles de toutes les grandes
oeuvres du répertoire dont, notamment,
Notre dame de Paris, Carmen, L’Après-midi
d’un faune, Giselle, Roméo et Juliette, La
Bayadère, Petrouchka, et bien d’autres encore.
«Déchirant dans ses révoltes où il affronte le destin, écrit à son sujet le critique du
«Nouvel Observateur», Kader Belarbi est un
interprète vibrant d’énergie et d’humanité.
Les princes du répertoire semblent souvent
trop mièvres pour lui, et il lui faut des rôles
à la démesure de son talent». La presse dans
son ensemble ne tarit pas d’éloges à son
sujet.
Unanimement reconnu, admiré et respecté pour son talent, son sérieux et la sympathie qui émane de sa personne, à quarante
ans Kader Belarbi n’en finit pas de briller. Il a
encore de belles années, de beaux succès
devant lui, avant l’âge de la retraite (45 ans
pour les danseurs d’Opéra).
■ Faudel
le «petit prince du raï»
«Tellement nebghik... tellement nebghik»... Qui ne se souvient de ce clip mené au
pas de charge, et de ce jeune homme éperdu, haletant, cavalant derrière une superbe
brune au regard indifférent. C’était en 1997.
Depuis, Faudel promène son irrésistible sourire et sa belle voix de concert en studio,
poursuivi par la foule, de plus en plus dense
de ses fans.
Pur enfant de l’émigration, celui qu’on
appelle «le petit prince du raï» est né en 1978
Djazaïr ▲ numéro 3
En 1995, à 17 ans, deux émissions de télévision lui sont consacrées : «Saga-cité» sur
FR3 et «Les enfants du raï» sur Arte. Un an
après, il est sélectionné pour représenter
l’Ile-de-France au Festival du Printemps de
Bourges (catégorie «découvertes»).
C’est le succès et les producteurs de la
«major» Mercury sont conquis par l’originalité de sa musique : un raï totalement moderne, puisant aux sources algériennes et y
mêlant d’autres sonorités africaines, plus particulièrement maghrébines avec des
emprunts au flamenco et au reggae.
Ils n’hésitent donc pas à s’engager avec ce
chanteur d’à peine 18 ans pour cinq albums.
Le premier, Beïda, sort en octobre 1997. Tiré
par le tube Tellement nebghik, il sera vendu à
350.000 exemplaires (disque de platine).
Pourtant, Faudel ne connaîtra véritablement
Rachid Taha Faudel et Khaled : Soleils
Faudel
à Mantes-La-Jolie (banlieue parisienne) dans
une famille originaire de Chlef, d’un père
ouvrier chez Renault et d’une mère employée
de maison. Malgré son jeune âge, Fodhil
Belloula s’est hissé au rang des grands du raï
en s’imposant comme la relève des Khaled et
autres Mami.
L’enfant des cités débute son parcours à
douze ans à peine au sein du groupe familial
«Les Etoiles du raï». Il est alors de toutes les
fêtes du quartier et égrène avec ses frères
des reprises d’artistes qu’il tutoirera quelques
années plus tard tels que Khaled, Mami,
Zahouania et bien d’autres encore.
C’est Mohamed Mestar, «Momo», un
ancien guitariste professionnel qui lui fait
faire ses premiers pas sur scène et l’aide à
constituer son propre répertoire. Khaled, Mc
Solaar, Idir, Jimmy Oihid, Mami lui donnent
également un coup de pouce, et son talent
fait le reste.
la consécration que l’année suivante, le 26
septembre, à l’occasion du concert-événement 1,2,3 soleils à Bercy où il assure le show
en compagnie de ses aînés Khaled et Rachid
Taha devant plus de 15.000 spectateurs. Du
mémorable trio naîtra un double album live
(Abdelkader ya Boualem en particulier) qui
intronisera définitivement Faudel dans la
cour des grands. Cette prestation lui vaudra
d’être désigné «révélation de l’année» aux
Victoires de la musique en février 1999 par le
vote des téléspectateurs.
Faudel est désormais une star reconnue: il
devient un habitué des plateaux de télévision,
l’album live du concert 1,2,3 soleils remporte
un grand succès (500.000 copies), les tournées se suivent et c’est le 2ème album,
Samra, réalisé par Nabil Khalidi et produit
par Mohamed Mestar.
Parallèlement, en 2001, notre jeune artiste
s’essaie au cinéma aux côtés d’Audrey Taurou
(«Amélie Poulain») dans le film de Laurent
Firode Le battement d’ailes du papillon.
L’expérience est concluante. Aussi peut-on se
demander si elle ne préfigure pas une double
carrière artistique.
En enfant sage, Faudel se donne le temps de
la réflexion.■
19
L’année
Musique
Le raï:
Aprés la bataille,
le changement
dans la continuité
PAR HADJ MILIANI
MAÎTRE DE CONFÉRENCES
UNIVERSITÉ DE MOSTAGANEM
epuis plus de vingt ans, le
raï, de genre musical
mineur, méprisé et marginal est devenu en quelque
sorte une carte de visite musicale d’une
Algérie moderne, plurielle, jeune et
conviviale. Cette musique apparaît tout à
la fois comme un symbole de cette world
music triomphante de la fin des années
80, une sorte de revanche des musiques
dites folkloriques des pays du Sud et une
petite bouffée exotique pour l’industrie
du disque et du spectacle.
De " phénomène social " à ses débuts,
cette musique a accompagné dans les
joies et les douleurs les profondes mutations vécues par la société algérienne
durant les deux dernières décennies.
Elle en est d’ailleurs l’illustration la plus
manifeste, par la manière dont elle s’est
peu à peu imposée dans le champ musical national, à travers les comportements
et les imaginaires qu’elle exprime ou
qu’elle suscite ou les attentes et les frustrations qu’elle laisse deviner.
D
Depuis la révolution du chaabi dans les
années 30 qui traduit l’émergence de
musiques urbaines dans l’espace social algérien, le raï est probablement le premier genre
musical algérien d’extraction locale puis d’envergure nationale qui se soit imposé sur une
longue durée (depuis un peu plus de vingt
ans) et qui a créé ses propres réseaux, aussi
bien économiques que symboliques. Mais,
davantage qu’une mode ou qu’un engouement musical, le raï permet de relier un présent dans sa diversité musicale à un patrimoi-
ne singulier, un terroir sonore contrasté, une
épaisseur sociale et historique indéniable.
En ce nouveau siècle (tout aussi bruyant et
furieux que la décennie passée pour l’Algérie),
le raï continue sa longue marche dans ses versions locales et son look international. Si
Khaled a conclu le siècle en trio avec Faudel et
Rachid Taha dans un concert mémorable à
Bercy au son de Abdelkader ya Boualem,
c’est Faudel qui marque définitivement l’intégration de son raï dans le paysage de la variété française, avec le lancement au cours de
l’année 2000 d’un album formaté aux couleurs
de la sonorité mondiale que Mami avait auparavant largement expérimentée, en particulier
lors de sa collaboration avec Sting.
Une prospérité
des styles et des tubes
Huit ans après son assassinat, Hasni est
toujours au hit parade du cœur et du marché
de la musique enregistrée, aussi bien à Oran
qu’aux quatre coins de l’Algérie. À l’unanimité,
producteurs, disquaires et groupies continuent à le placer en tête de leurs préférences .
L’actualité de Hasni, ce sont les dossiers de
magazines sur la success story de la brève existence de l’artiste ou, plus pécuniaire, l’énième
opus édité par l’un ou l’autre des producteurs
propriétaires des kilomètres de bandes que le
défunt " raï love " a enregistré tout au long
de sa courte mais intense carrière.
Cependant, pour un ou deux titres qui
raflent la mise chaque année, ce sont des
dizaines de cheb ( pour certains, souvent quadragénaires) ou de chabette qui sont mis sur
orbite régulièrement depuis ces dernières
années. Dans le désordre, Abdou, Hassan,
Ghazi, Houari Dauphin, Billal, Mohamed El
Djazaïr ▲ numéro 3
20
Abassi, Nani, Akil, Mohamed El Alia,
Azzeddine … Et chez les femmes, succédant
aux Zahouania, Fadéla et Zohra, ce sont les
Kheira, Noria, Fatiha, Dalila, Karima, Amina,
Djenet et autres consoeurs qui imposent la
présence féminine. Le Festival du raï qu’organise l’APICO (Association pour la promotion et l’insertion de la chanson oranaise)
depuis 1991 à Oran, malgré les embûches et
les contraintes, a servi de tremplin aux centaines de jeunes chanteurs qui, aujourd’hui,
se réclament de ce style musical (Aissa,
Dauphin, Abdou, Nani, Djelloul, Kheira,
Djenet, Nedjma, et autres y ont fait leurs premières apparitions publiques).
Au grand dam de ceux qui lui prédisaient
un engouement éphémère au début des
années 80, le raï offre régulièrement son
tube national annuel. Il mêle, comme pour
désarçonner les spécialistes du classement,
les différents genres; variant succès féminins
et masculins (l’année Hindi est aussi celle de
Zohra, comme l’année Abdou fut celle de
Kheira, ou plus récemment de Djelloul,
Dauphin et parallèlement de Nedjma et
Djenet). Le raï produit ses crus sans prospective à la clé, ni appellation contrôlée établie.
En 1995, au summum de la terreur intégriste, ce fut cheb Hindi, vieux briscard de la
génération des Khaled et Benchenet, qui
déjoue tous les pronostics en imposant deux
titres qui saouleront l’Algérie et la communauté raï de par le reste du monde. D’abord
Ala jalek engata el passeport ("pour toi, je
déchirerai mon passeport"). Ensuite, son
plus gros succès, Neddiha gaouria (littéralement : " je la prendrai européenne") lui assurera une audience définitive.
L’année suivante ce sont encore deux
autres produits politico-amoureux qui vont
défrayer le paysage déjà bien encombré de
réussites fulgurantes du raï. Le premier
Charika gadra (littéralement: " l’entreprise
Djazaïr ▲ numéro 3
capable "), chanté par un jeune cheb, Ghazi,
deviendra un tube grâce à Norredine
Marsaoui – un des jeunes espoirs du raï des
années 80, sous le titre : Pititate.
Les vieux Oranais
qui «tchatchent» en castillan
La seconde chanson qui commence
comme un hymne de supporters de football,
pour devenir une sorte de lambada algérienne déclinée sous une dizaine de versions,
est d’abord chantée par un autre raïmen de
la nouvelle génération, Cheb Nani, pour être
opportunément reprise par le même
Marsaoui sous le titre de Chollet. Outre
l’hymne passablement guerrier et les rodomontades de mise, la chanson dresse un hit
parade sans fioritures sur les destinations de
l’émigration plus ou moins clandestine.
Mais la fin du printemps 97, c’est un cheb
rondouilard, Abdou, qui fera sauter l’audimat
avec un vieux standard des meddehate avec
qui il a débuté sa carrière; Madre, madre
réactualise la scansion entêtante des rythmes
des groupes féminins et remplace, sans coup
férir, dans la chaleur de l’été des plages et des
complexes touristiques, le refrain macho des
trabendistes et des supporters.
Il y a ensuite un engouement pour cheb
Billal et son raï chaabi dès 1998. C’est un
style qui se réclame de la chanson à texte et
qui se formule avec un langage où la métaphore est volontairement prosaïque, le
lexique ostensiblement viril et moral à fleur
de peau. C’est une manière de retour aux
origines textuelles du raï (chanson à texte
issue de la qacida du melhoun) à ses mélodies inspirées de genres multiples (qui forment, dans la longue durée, une sédimentation des modes musicaux).
En 1999, Cheb Djelloul inaugure ce qui se
déclinera d’une manière régulière comme
raï ambiance. Adaptant en partie la mélodie
de Tonton du bled du " Groupe 113 ", il fera
danser tous les publics sur des paroles mini-
malistes. À contrario l’année suivante, le
–déjà – chevronné Nani fera tanguer vieux
fêtards et jeunes adolescentes sur une chanson sentimentale dans la lignée de Hasni,
alors que le vieux routier du raï Benchenet
chante l’Oran des petits cafés populaires, des
échoppes de barbiers et des hammams d’antan de M’dina Jdida ( Ville Nouvelle) dans la
pure tradition du wahrani que continue à
représenter le maître Blaoui Houari, septuagénaire toujours actif, incontournable référence de " l’oranité " musicale pour les vieux
Oranais qui " tchatchent " en castillan pour
ne pas être compris des nouveaux convertis
de la ville.
En 2001, Houari Dauphin renouera avec
le raï ambiance mâtiné d’inspiration meddahate avec son Neddiha Le-Sheraton (« Je
l’emmènerai au Sheraton »), alors que
Cheikha Nedjma, précédée d’une aura sulfureuse, fera défaillir les foules avec un raï
dans la pure tradition des Cheikhates d’antan. Enfin l’été 2002 fait fête au raï robotique
avec deux jeunes promus, Chaba Djenet et
Cheb Azzeddine. Au-delà les effets sonores
auxquels ils doivent l’appellation de leurs
tubes, ces deux chanteurs signent les thématiques fortes du moment : celles des amours
incertaines et de l’émigration fantasmée.
En définitive, comme par un souci de perpétuer l’ambivalence qui a présidé à sa naissance, le raï aujourd’hui devenu (au moins
au niveau du terme) un mouvement musical
générique et référencé se décline entre une
aventure musicale internationale et une fidélité aux sons qui lui ont donné le jour.
L’expérience des Khaled, Mami, se polit aux
musiques autres, mais aussi aux exigences
d’un marché sans états d’âme. Alors qu’en
Algérie même, malgré la tragédie de son histoire récente et les aléas d’un quotidien précaire, de jeunes chanteurs continuent à porter ces paroles des " mal aimés " dans des
combinaisons musicales nouvelles.■
21
L’année
Cinéma
Le cinéma
algérien:
Peut-on encore parler de cinématographie algérienne ? La question mérite
d’être posée, à quelques mois de l’ouverture de l’Année de l’Algérie en
France dont une part importante du
programme concerne le cinéma de
notre pays.
La filmographie algérienne est,
certes, conséquente dans son ensemble,
mais la dernière décennie reste caractérisée par une regrettable léthargie en
partie due au désengagement de l’Etat.
Abdou B, journaliste, ancien directeur
de la Télévision, Chef du département
des arts audiovisuels de l’Année de
l’Algérie en France, analyse ici la situation d’un secteur qui a connu ses heures
de gloire dans les années 60 et 70.
e ne parle pas de ce qu’on
n’ose plus appeler "le tiersmonde", du cinéma d’Afrique
noire par exemple, parce qu’il
paraît évident qu’il n’y aura
jamais de cinéma là-bas. Des films oui, mais
pas de cinéma». (Serge Daney, in Esprit, N°
83).
La tentation est forte d’appliquer cette
sentence, pourtant lucide, d’un très grand critique, doublé d’un théoricien et d’un observateur avisé des cinématographies mondiales,
comme l’a été l’ancien directeur et cœur battant des Cahiers du cinéma, à l’Algérie.
Surtout si l’on ausculte les dix dernières
années avec le désengagement de l’Etat. Alger
des images, qui sont constitutives et nourricières de la mémoire collective, souffre d’un
énorme déficit de représentations. Sur tous
les supports (film, vidéo), bien entendu, il y a
et il y aura des films «volés» --réalisés dans des
conditions difficiles, par l’amour et le talent
conjugués des créateurs, des rares producteurs indépendants-- de moins en moins
financés par l’Etat. Ce dernier, sous l’étreinte
des institutions financières internationales, le
poids de la dette extérieure et sous la pression des mouvements fondamentalistes, ne
sait où donner de la tête. Ayant toujours
soupçonné le cinéma de tous les vices et
péchés politiques, les gouvernements n’ont
jamais aimé y aller. Et encore moins lui créer
d’environnement législatif, réglementaire,
culturel et financier.
de l’Etat tutélaire «J
à l’état de moribond
ABDOU B
JOURNALISTE
PAR
La palme d’or du Festival de Cannes
Alors, peut-on parler de cinématographie à
Alger, tel que le concept est compris, dans ses
dimensions industrielle, symbolique, culturelle et organisationnelle, dans les grands pays
producteurs ? Est-il trop tôt ou trop tard,
sachant les rapides et brutales ruptures et
mutations qui s’opèrent dans le monde
depuis la chute du fameux mur ? Le cinéma,
inscrit au cœur de la problématique économique et culturelle dans les grandes nations,
témoigne à Alger de l’inexistence d’un projet
national et d’une volonté politique. Il en
témoigne par le sort qui lui est fait, par l’exode ou l’exil des réalisateurs, sinon par l’exil
intérieur et la solitude de ses créateurs, dans
leur propre pays.
Il serait prétentieux de vouloir en
quelques pages embrasser un temps qui n’est
pas assagi et un grand nombre de films sans
commettre des injustices, des oublis. Il faut
donc ici remettre en perspective un segment
de l’histoire et faire des constats. La manière
sera empirique, forcément subjective et
inachevée. On ne le dira jamais assez : la production, dès l’indépendance politique acquise, est marquée par l’histoire politique immédiate.
Une si jeune
paix
Le ton est donné avec le premier film de
Jacques Charby (1964), Une si jeune paix,
suivi par Le vent des Aurès de Mohamed
Lakhdar Hamina, qui obtiendra plus tard la
Palme d’or à Cannes avec Chronique des
années de braise (1975). Complètement
immergé dans le contexte politique et social,
le cinéma s’oriente de plus en plus, presque
«naturellement», vers des thèmes où se croisent, pêle-mêle, selon les réalisateurs, l’émancipation de la femme, la situation et la glorification de la paysannerie («la terre à ceux qui
la travaillent»), le déracinement et l’émigration, la dénonciation de l’administration, le
soutien aux peuples encore en lutte pour leur
libération, etc... La paysannerie, creuset et
pourvoyeur des combattants en Algérie face à
la colonisation, et classe numériquement
importante, aura la part belle.
Le charbonnier (1973) de Mohamed
Bouamari, Noua (1973) d’Abdelaziz Tolbi, Les
nomades (1976) de Sid Ali Mazif sont emblématiques de la volonté des cinéastes de s’ancrer dans le terroir originel. Ces œuvres et
Djazaïr ▲ numéro 3
22
Le film primé au Festival de Cannes
d’autres illustrent aussi parfaitement l’inflexion de la politique socialisante de
l’Algérie et les orientations plutôt de gauche
des réalisateurs. Le statut de la femme, sous
la double pression de la religion et de la tradition, trouve dans des films plus aboutis
l’expression de sa nécessaire revalorisation
et celle d’une parole trop souvent tue ou
confisquée par l’homme qui oublie vite les
épreuves partagées sous la colonisation :
Une femme pour mon fils (1982) d’Ali
Ghanem, Leïla et les autres (1978) de Sid Ali
Mazif, La Nouba des femmes du Mont
Chenoua (1978) de la romancière Assia
Djebbar, et tant d’autres films, ont sûrement
contribué à apporter un éclairage inédit et
courageux, à travers la fiction, sur la moitié
de la population. Sur ce thème, il serait injuste d’oublier une œuvre fondatrice comme
Elles (1966) d’Ahmed Lallem.
Les folles années
du twist
Après un cinéma dit de guerre, qui a été
pendant longtemps la marque de fabrique du
cinéma algérien, un film opère une véritable
cassure avec le regard linéaire qui valorisait
plus «l’héroïsme guerrier» que le travail
esthétique. En 1971, Tahia ya Didou fait une
entrée fracassante. A partir des années
quatre-vingt, une génération de réalisateurs
«émigrés» fait irruption. Libérés de la censure et des pesanteurs locales, ces créateurs
vont sortir de belles œuvres. Les sacrifiés,
d’Okacha Touita, décrit les déchirements
internes au mouvement national. Zemmouri,
avec Prends 10.000 balles et casse-toi et Les
folles années du twist, introduit le comique
léger à l’intérieur du sérieux et de l’austérité
du cinéma financé par l’Etat. Abdelkrim
Bahloul, lui aussi, réalisera Thé à la menthe,
Les sœurs Hamlet, et Merzak Allouache fera
Un amour à Paris. Mohamed Lakhdar
Hamina, un des pères fondateurs du cinéma
algérien, tournera, après Vent de sable, La
dernière image (1986) qui est à ce jour son
dernier film. Tentés par un public plus large,
certains réalisateurs vont tourner en français,
avec des comédiens européens. Ce qui, peu
à peu, génèrera des ruptures, sinon une distanciation dangereuse entre les créateurs et
leur public originel. Cependant, même à l’extérieur du pays, à l’exemple du film Nahla
(1979) de Farouk Belloufa, tourné au Liban,
il est possible de réaliser des œuvres belles et
fortes.
Devant le retrait financier des pouvoirs
publics, les cinéastes ne comptent plus que
sur eux-mêmes et se transforment, pour
beaucoup, en leur propre producteur.
Des mutations porteuses
de tous les dangers
A la fin des années quatre-vingt, le
Maghreb subit des mutations porteuses de
tous les dangers. Les mouvements fondamentalistes font irruption brutalement en
Algérie. Les reclassements sociaux , les problématiques linguistiques, identitaires et les
ravages annoncés de la mondialisation plus
subie qu’intégrée, vont peser.
La fin des années quatre-vingt-dix est
marquée en Algérie par un immense désarroi, une lassitude et un regard désabusé.
Salut cousin de Merzak Allouache, une
comédie douce-amère, décrit la perte de
repères d’une génération partagée entre
l’émigration et le miroir aux alouettes que
représente Paris. De son côté, L’Arche du
désert (1997), de Mohamed Chouikh, nous
conte, à travers une parabole intemporelle, la
dégradation tragique des relations et les
affrontements que traverse la société depuis
une décennie. Dans ce contexte émergent
deux films en berbère, ancrés dans un particularisme plus idéologique que culturellement pertinent. Ce sont, à travers un naturalisme proche de la «nature sauvage», à travers
des traditions conservatrices, La montagne
Les folles années du twist de Zemmouri
de Baya, d’Azeddine Meddour, et Machaho,
de Belkacem Hadjadj.
La question aujourd’hui se pose : y a-t-il
encore une place pour la production cinématographique à Alger ? La décennie écoulée
semble indiquer qu’Alger est moribond pour
ce qui est du septième art. La capitale est
aujourd’hui le témoin impuissant des errements d’une profession atomisée par l’infernal cercle de la violence qui a régné depuis
des années. Le 13, l’Alhambra, le Novelty,
Chez Bernard, le Marhaba, le Hall de la
cinémathèque, les festivals d’Annaba et de
Constantine ne sont plus que des bornes qui
scandent, dans la mémoire torturée d’exilés
et de créateurs assassinés, un film qui se
déroule à l’envers.
Les réalisateurs établis en France, avant
ou après «la grande terreur», tentent de faire
survivre leur art à travers les aides du CNC
(Centre National du Cinéma), des réseaux de
connivence et des chaînes TV européennes
qui appliquent, à la limite du code de l’indigénat, une politique d’intégration. Avec
l’obligation non écrite de la perte d’une partie de son âme restée dans le terroir originel.
L’avance prise par le cinéma mondial dans les
domaines de la technologie des tournages
assistés par ordinateur, de la formation, dans
l’organisation scientifique de la production,
de la distribution et de l’exploitation, ne sera
jamais rattrapée.
Si la mondialisation a remporté la bataille
du ciel, les spectateurs algériens attendent le
retour des hirondelles car, film contre film,
une création authentiquement algérienne
trouvera toujours des «gloutons optiques».■
Djazaïr ▲ numéro 3
23
L’année
Livres
i, durant longtemps, l’Algérie a
fait pâle figure en matière éditoriale dans les principaux
forums internationaux consacrés au livre, c’est sans aucun doute parce que
sa production, en qualité comme en diversité
et en nombre, ne la mettait pas en mesure de
tenir une place honorable aux côtés d’exposants aux performances redoutables.
Dans un domaine où les progrès techniques ont atteint des niveaux tels qu’ils permettent de valoriser les capacités créatives
d’auteurs de tout poil, on ne saurait plus
longtemps rester en retrait et ce n’est qu’au
cours des dix dernières années que les maisons d’édition nationales, l’émergence du
secteur privé aidant, ont entrepris des incursions de moins en moins timorées dans les
salons du livre d’Orient et d’Occident. A commencer par celui de Paris qui accueille chaque
année au seuil du printemps des sommes
prodigieuses d’ouvrages apportant invariablement un démenti à l’opinion selon laquelle le
livre cède de plus en plus de terrain à l’informatique et à l’audiovisuel.
Le visiteur qui n’aurait pas tari de critiques
devant les présentoirs dépenaillés du stand
algérien du milieu des années 90 aurait
éprouvé un net regain d’optimisme en mars
2002, dans un espace où la quantité d’ouvrages exposés et l’animation qui régnait ne
déparaient pas un salon tout entier consacré à
la fête du livre. L’évolution était indéniable.
Nombreux étaient les éditeurs dont la présence ne pouvait pas passer pour de la simple
figuration et l’ensemble composait la preuve
éclatante que le secteur connaissait enfin
cette activité à laquelle semblait l’avoir soustrait pour longtemps le persistant déficit d’intérêt des pouvoirs publics.
Dès lors, il était permis, à l’occasion de
l’Année de l’Algérie en France, de compter le
livre parmi les éléments de présence culturelle propres à donner une idée positive de ce
qui s’accomplit au chapitre de l’édition, tous
S
Edition 2002:
L’épreuve
du savoir-faire
MOULOUD ACHOUR
JOURNALISTE ÉCRIVAIN
PAR
Le livre algérien commencerait-il à se bien porter?
Après la constatation, faite dans
nos précédents numéros d’une
floraison remarquable en matière
d’édition, en partie grâce à l’apport de l’Année de l’Algérie en
France, voilà que nos éditeurs
viennent, à la faveur des différents
salons auxquels l’Algérie a participé, nous administrer la preuve,
cette année, qu’outre la quantité,
la qualité est enfin là, qui permet
au livre national de ne plus faire
figure de parent pauvre.
genres confondus. Le pari engagé de concert
avec les éditeurs algériens est de donner au
stand de l’Algérie au 23ème Salon international du livre de Paris, une configuration et une
consistance particulières, dans un espace
beaucoup plus vaste. Pour cela, le
Commissariat général a misé sur la volonté
des opérateurs non seulement de diversifier
leur production mais aussi d’ériger la qualité
en impératif absolu.
Si bien que, au terme des conventions
conclues avec plus de quarante éditeurs de
toute " taille " pour une titraille couvrant plus
de 400 ouvrages répartis sur une gamme
allant du roman à l’essai, du " beau livre " à la
publication enfantine, du livre de cuisine à
l’album de bande dessinée, outre le soin
requis au niveau du choix des textes, la présentation et la finition désignera le livre inscrit
dans ce projet comme ayant fait l’objet d’une
attention toute spéciale. A cet égard, la responsabilité de l’éditeur est, certes, pleinement engagée, mais le savoir-faire technique
et esthétique des imprimeurs est rééllement
mis à l’épreuve.
La réalisation du programme éditorial en
est à la dernière ligne droite, sachant que l’ensemble des ouvrages doivent être prêts à la
fin du mois de décembre 2002, et les premières observations effectuées auprès des
principaux imprimeurs inclinent à l’optimisme.
Il faut dire qu’au-delà du Salon international de Paris, du Salon euro-arabe, du Maghreb
des Livres et d’autres manifestations éditoriales programmées dans de nombreuses
villes de France, notamment à l’occasion de la
Fête du Livre, c’est la présence de notre production éditoriale sur le marché international
qui se joue. Cette accession, si elle doit avoir
lieu, reposera d’abord sur l’aptitude des professionnels algériens à mettre en librairie un
produit proche de ces normes universelles
auxquelles on a eu tendance à n’accorder jusqu’ici qu’une importance relative.■
Djazaïr ▲ numéro 3
24
«Je voulais être des leurs,
apporter aux autres ce qu’ils
m’apportaient , devenir un
phare bravant les opacités».
«L’Ecrivain»
de Yasmina Khadra
Le roman
d’un homme de lettres
tervenant il y a peu devant
une assistance qui ne
demandait qu’à exprimer
sa sympathie aux Algériens
en général et aux écrivains algériens en
particulier, un de nos compatriotes installé outre-mer qualifiait de crétins
ceux de nos écrivains qui n’avaient
trouvé pour se faire publier durant les
trente ou quarante années écoulées que
l’entreprise d’édition de l’Etat. Crétins !
Rien que ça. Et de gommer d’un coup
de langue tous ces grands noms dont
les premières lignes ont été portées à la
connaissance du public par la SNED
devenue ENAL, et dont le devenir littéraire a apporté au moins la preuve
qu’ils n’étaient pas des crétins. Mais
bon, il est attesté ainsi, chaque jour que
Dieu fait, que l’Algérien développe
volontiers pour son concitoyen ce
genre d’aversion sans cause ni raison.
Et les intellectuels ne font pas exception à la règle. Veuillent donc pardonner à l’auteur de ce jugement les nombreux auteurs encore en vie qui ont
essuyé censure et autocensure pour
gagner la piste d’envol. Quant à ceux
qui ne sont plus –nous pensons à
Djaout, Mimouni et Benhedouga–, de
tels propos ne peuvent plus les
atteindre. En ce qui nous concerne,
nous devrons à cet orateur indélicat le
paragraphe introductif à cette note
consacrée au dernier ouvrage de
Yasmina Khadra (*).
I
11
Car Yasmina Khadra, dont l’abondante et
talentueuse production des années 90 a alimenté supputations et conjectures jusqu’au
début de l’an 2001, a franchi les seuils de
l’édition sous son nom véridique : ses premiers titres, Houria, Amen !,La fille du pont,
El Kahira, Le privilège du phénix, paraissent
aux éditions Enal entre 1984 et 1989. C’était
déjà une belle moisson et le brillant romancier qui allait mettre en scène un commissaire de police pour le moins original puis
dépeindre dans des intrigues d’une extraordinaire lucidité la tragédie dans laquelle le
pays s’est enfoncé il y a une dizaine d’années
était bien celui qui signait Mohammed
Moulessehoul.
Mais plutôt que de revenir sur les positions tranchées sus évoquées et qui relèvent
d’un débat qu’il faudra bien ouvrir un jour, il
nous paraît d’abord utile de dire à quel point
l’autobiographie parue chez Julliard, dont la
couverture porte l’indication "roman" est
effectivement proche de ce genre littéraire.
Sauf qu’il ne s’agit pas d’un roman mais bel
et bien de l’histoire réelle de cet homme,
aujourd’hui officier en retraite, que les
hasards de l’existence et l’admiration excessive de son père pour la carrière militaire ont
conduit, à l’âge où l’on ânonne les lettres de
l’alphabet, à revêtir l’uniforme.
Devenir officier
sans renoncer à l’écriture
Après l’école des cadets de la révolution
de Tlemcen, le début des années 70 le trouve sur les bancs de celle de Koléa où naît sa
vocation. Mohammed Moulessehoul, à l’image de ce personnage de Daudet (la différence étant que celui-ci verra les feuillets de son
premier recueil de poèmes servir de papier
d’emballage) (1), veut être écrivain et il fera
tout pour le devenir, ce qui est une gageure
lorsqu’on prépare l’école de guerre. Le parcours est remarquable et il est bien rare
qu’une autobiographie soit à ce point proche
de l’intrigue romanesque tout en n’ayant
comme substance que le vécu résolument
authentique de l’auteur. Il est vrai que ce
vécu est de nature à alimenter un récit dramatique.
Le déchirement subi par le narrateur lors
qu’il passe subitement de la position privilégiée d’enfant gâté et comblé d’affection
paternelle à celle de pensionnaire d’un éta-
blissement scolaire d’un genre particulier
(destiné à accueillir, en principe, les petits
orphelins de guerre) est le véritable point de
départ de cette histoire vraie. Et le récit se
développe sur les trois fronts auxquels doit
faire face le héros : la vie d’école-caserne, la
situation dramatique dans laquelle se débat
sa famille du fait de l’abandon, par le père, de
sa mère et de ses jeunes frères et sœurs,
l’acharnement à atteindre le double but de
devenir officier sans renoncer à l’écriture.
Il écrit : "Qui étais-je au juste ? Un poète
en herbe ou une herbe folle, un galopin
merveilleux ou un illuminé ébloui par les
flammes de sa crémation ? Ni l’un ni
l’autre. J’étais le fruit vénéneux d’un dilemme, d’un croisement contre nature, l’éclosion embarrassée d’une inconcevable alchimie". Ce passage dans lequel l’auteur s’efforce de décrire son état d’âme au moment où
il s’apprête à céder aux sollicitations parentales de se consacrer définitivement à la carrière militaire est sans doute d’un lyrisme
exagéré mais il rend bien compte de ce
dilemme qu’a résolu le choix du pseudonyme grâce auquel l’officier de l’ANP
Moulessehoul a construit une œuvre sans
enfreindre l’obligation de réserve ni faire de
concession sur ses missions de membre
d’une institution prestigieuse.
On lira avec beaucoup d’intérêt les nombreux passages qui racontent les conditions
de vie dans ces établissements d’enseignement aujourd’hui disparus et l’attachement
progressif à la littérature qui a valu au futur
officier de nombreux déboires. On lira avec
beaucoup d’émotion la narration de la brève
idylle du cadet Moulessehoul, les lignes
dédiées à cette prof. de lettres disparue tragiquement au cours d’une crue de l’oued
Mazafran, et celles où l’auteur élit comme
modèle le dramaturge Slimane Benaïssa.
Ceux enfin qui ont connu l’ENCR de Koléa
pour y avoir été élèves ou enseignants
replongeront certainement avec beaucoup
de nostalgie dans une évocation qui laisse
très peu de place à la fiction.■ M.A.
(*) Yasmina Khadra, "L’Ecrivain" (roman), Editions
Julliard, Paris 2001.
(1) Alphonse Daudet, "Le petit chose" ou "Histoire d’un
enfant", dont on sait qu’il s’agit également d’un roman
largement autobiographique.
25
L’année
Arts plastiques
Peinture
algérienne:
la maturité
PAR DALILA ORFALI
CONSERVATEUR DU MUSÉE NATIONAL
DES BEAUXARTS
Nesreddine Dinet: la procession
De Hamimoumna, Racim et autres maîtres fondateurs jusqu’au «manifeste» des
Sebbaghine , un siècle se sera
écoulé pendant lequel l’art pictural de notre pays à traversé
diverses étapes, partagé entre
l’héritage historique et les
enseignements de l’Occident.
Aujourd’hui, qu’en est-il exactement?
L’effervescence consécutive à
l’indépendance a donné naissance à une grande diversité,
une grande tolérance des styles
et des tendances. Sont-ce là des
signes de maturité? Dalila
Orfali, directrice du Musée
national des Beaux Arts, observatrice avisée, pose pour nous
la question et tente d’y
répondre.
26
L
es analyses des dernières années ont souvent tendu vers une
vision restrictive de la peinture algérienne dans la diversité de
son expression. En effet, de l’après-indépendance aux années 90,
les considérations et appréciations émises ont surtout porté vers une hiérarchisation des tendances et des individualités, et non sur le rôle véritable
joué par les différents acteurs et les différents langages sur la scène artistique nationale. De ce fait, et avec le recul imposé par le temps et une perception qui s’appuie aujourd’hui sur la réalité historique et esthétique uniquement et non sur des considérations proprement humaines, notre souhait
actuel est de proposer un regard autre sur la peinture algérienne, des premières années de son apparition jusqu’à nos jours.
En ce sens et afin de lever toute équivoque, il nous faut encore expliciter notre
démarche, basée sur deux faits qui nous semblent essentiels:
- la définition de la peinture algérienne
telle qu’elle nous a été livrée par les générations antérieures, sous l’influence d’autres
pensées et courants dominants sur la scène
universelle ;
- l’occultation d’un héritage iconographique historique, ou du moins sa mise en
retrait par rapport aux autres types d’influence.
Ceci nous a été dicté en partie,
comme nous l’avons dit précédemment, par la
distanciation qui est la nôtre aujourd’hui, mais
surtout par l’important corpus muséal qui
constitue un point de départ incontournable à
notre projet et qui sous-tend notre conviction.
nant de diversité, permettant ainsi non seulement, au début du XXème siècle, l’éclosion
d’un génie comme Mohamed Racim et de
l’école algérienne de miniature, mais qui
expliquent aussi les engagements pris par de
nombreux artistes contemporains.
Survoler les étapes successives de la
peinture algérienne du XXème siècle, c’est
bien sûr schématiser et de ce fait appauvrir
quelque peu le contenu dense qui se caractérise par des expressions diverses, des personnalités nombreuses qui se sont dégagées
et côtoyées au fil des décennies ou à l’intérieur même des tendances. Aussi et pour
plus de clarté, avons-nous opté pour une
démarche qui met en relief les évènements
esthétiques principaux à l’intérieur d’une
décennie ou d’une période bien déterminée.
Baya: la femme au palmier
Les archéologues s’accordent à affirmer
que la terre d’Algérie, depuis sa plus haute
antiquité, a favorisé l’émergence d’ateliers
artistiques où se sont exprimés tour à tour, et
siècle après siècle,fresquistes, mosaïstes,
sculpteurs, enlumineurs et miniaturistes,
développant un art à la fois nourri d’un
savoir-faire et d’une panoplie de modèles
extraits du terroir, que les différentes
influences étrangères ont enrichi d’une multitude d’éléments, et que les «artisans»
autochtones ont intégré au fil du temps.
S’il est vrai que l’art algérien, tel qu’il
nous apparaît aujourd’hui, semble être
essentiellement une émanation des écoles
occidentales, par la mise en pratique de certaines techniques telles que la peinture à
l’huile, le fusain, la gravure, etc…, il est non
moins vrai que les schémas exprimés traduisent une tradition culturelle déjà bien installée. Ainsi et à titre d’exemple, les notions
de signes, de géométrie et d’abstraction,
lesquelles, tout en demeurant aujourd’hui
des données universelles, sont un héritage
gestuel et conceptuel authentique issu de la
pensée mathématique et philosophique des
peuples de la rive sud de la Méditerranée.
C’est pourquoi il nous apparaît comme
fondamental de ne point sous-estimer l’apport de ces «créateurs-artisans» qui, dès les
XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles,
mirent au service de leur créativité un répertoire gestuel et un potentiel artisanal éton-
Racim
et son école
L’œuvre et l’impact de Mohamed Racim
ont fait l’objet de très nombreuses analyses
selon les modes en cours et les courants de
pensée. On a voulu tantôt voir en lui le servile continuateur d’un art décadent et démodé, en l’occurrence l’art de la miniature qui,
comme on le sait, avait atteint sous sa forme
première son apogée au XVIIème siècle, à
travers les célèbres écoles persane et mogole, tantôt l’initiateur original et courageux
d’un courant nationaliste, ceci dans le souci
de faire renaître un patrimoine artistique
local quelque peu dévalorisé.
Mohamed Racim demeure certainement
une personnalité très marquante de l’art
algérien. Son originalité est d’avoir fixé, dès
ses premières tentatives artistiques, son
choix sur une technique d’expression
ancienne et orientale plutôt qu’occidentale.
Cependant, en tant qu’homme de grande
culture, Racim n’a point limité ses
recherches esthétiques aux modèles anciens
persans, mogols et turcs. Sa formation
montre aussi une connaissance parfaite des
arts européens anciens, connaissance dont
il sut tirer partie en intégrant, par exemple,
les notions de perspective, de modelé dans
ses compositions les plus conventionnelles.
En ce sens, il fut un novateur, comme il fut
novateur dans sa thématique qui montre à la
fois, certes, une Algérie d’épopée, mais aussi
les images de son vécu personnel contemporain. Le raffinement et la qualité de son tra-
vail continuent d’impressionner de nombreux artistes, à tel point qu’à travers des
œuvres de facture très contemporaine, ils
intègrent à leurs compositions des éléments
ornementaux qui lui étaient propres.
La «peinture
de chevalet»
La renommée de Mohamed Racim
durant les années trente et quarante, n’empêcha pas le développement d’une école de
peinture directement inspirée des schémas
classiques de la peinture de chevalet, telle
qu’enseignée alors à l’Ecole des Beaux-Arts
d’Alger. Autres sources d’influence, les
peintres d’origine française installés en
Algérie, dont les thématiques essentielles
reposaient sur l’observation de la vie quotidienne, des paysages et des types humains.
Ces artistes, très imprégnés à leurs débuts
par le travail des derniers orientalistes,
Chataud, Sintès, Lebourg, Noiré, etc…, ainsi
Temmam: l’homme en bleu (Photo MNBA)
que par l’œuvre d’Etienne-Nasreddine Dinet,
et par les peintres de la villa Abd El Tif,
influencèrent de façon notoire nos premiers
peintres figuratifs qui s’exprimèrent par l’art
de la toile sur chevalet, dans des compositions très figuratives. On citera notamment,
Djazaïr ▲ numéro 3
27
et en Europe.
L’importance de la revendication fut qu’il
s’agissait là de l’une des premières tentatives
d’insertion dans un espace culturel universel. Mais l’impact le plus important de cette
génération, au-delà de la qualité certaine des
productions et de la réflexion, s’exprime par
l’ouverture qui désormais se fait dans le
geste pictural.
La guerre de libération, la position de
l’Algérie au sein d’un ensemble de nations
luttant pour leur indépendance, conduiront
les artistes-plasticiens à élargir les frontières
qui les circonscrivaient jusqu’ici à un dialogue Sud-Nord limité ; nos artistes découvrent à travers les échanges culturels, les
biennales et autres en Amérique latine, en
Afrique et en Asie, auxquels ils sont désormais conviés, des démarches et des aspirations similaires aux leurs. Les relations abouties entre pays jaillis d’un univers né de décolonisations successives, eurent sur le choix
de nouvelles formes de langages, qui puisent
aux sources de leur terroir les éléments
d’une inspiration et d’une écriture renouvelée, des conséquences évidentes. Cette
quête nourrie d’une nécessité identitaire,
justifiait dans un même temps les jalons culturels que la nouvelle société se devait de
poser.
La
diversification
Samsom: la fille et le chien
comme appartenant à cette école, les artistes
Mammeri Azouaou, Benslimane, Benamira,
Boukerche, et pour la fin des années trente
Mohamed Temmam qui oscilla dès ses débuts
entre son penchant pour la miniature et son
goût de la peinture de chevalet, deux amours
auxquels il reviendra vers la fin de sa vie.
Abdelhamid Hemche, bien qu’appartenant à cette génération, montre très tôt,
quant à lui, une vocation pour des compositions semi-figuratives, où la recherche
d’un langage nouveau apparaît comme primordial.Ce n’est pourtant pas son influence
qui fait jaillir vers la fin des années quarante
et dans la décennie qui suit une large floraison d’artistes dont les noms, aujourd’hui
encore, évoquent un des moments les plus
importants de notre histoire picturale
contemporaine.
«Un art
nouveau»
En effet, la génération des années 50 a
tenu pendant longtemps et tient encore dans
notre histoire artistique «le haut du pavé».
Khadda, Mesli, Benanteur, Guermaz,
Issiakhem, à l’époque où Alger connaît une
production artistique d’un classicisme
serein, rejettent aussi bien l’enseignement
académique prodigué par l’Ecole des BeauxArts d’Alger, que l’art de la miniature ou
encore la figuration réaliste de leur aînés.
Se tournant résolument vers ce que
Khadda appellera, quelques années plus
tard, «un art nouveau», essayant de s’identifier à travers une abstraction pure où le signe
est conçu comme élément de ressourcement, ils tentent de s’intégrer aux nouvelles
démarches artistiques en plein essor à Paris
La fébrilité créatrice qui agite le monde
de l’art de 1962 à 1975, la création d’une
Union nationale des arts plastiques (UNAP)
qui voudra regrouper sous son aile tout ce
que l’Algérie possède de peintres, amplifiera
la diversification des tendances, des langages
et sous-tendra la multiplication des voies que
chacun, désormais, se sent en droit d’emprunter; des dissidences se créent, des individualités naissent de plus en plus nombreuses ; la formation de l’Ecole des BeauxArts, de même que l’intellectualisme anticonformiste hérité de la génération des
années 50, reculent quelque peu face aux
recrutements nombreux opérés au sein
d’une communauté de peintres souvent
autodidactes, dont le dénominateur commun fut d’exprimer par des œuvres hautes
en couleur et de facture souvent naïve la
répression vécue pendant la lutte de libération, les espoirs des continents opprimés et
les appréhensions crées par cette période de
Djazaïr ▲ numéro 3
28
gestation.
Citons, pour illustrer cette période
extrêmement dense et diversifiée, les noms
emblématiques qui marquèrent la mémoire
artistique de notre pays : Boukhatem Farès,
le chantre des révolutions, Denis Martinez,
qui, à travers un art revendicatoire, introduit
un langage largement inspiré des mouvements nord-américains, Arezki Zerarti et
Baya dont une première exposition au
Musée National des Beaux-Arts fait découvrir
d’étonnantes œuvres superbes de mystère,
Ismaïl Samsom qui remet au goût du jour
une figuration d’expression populaire, et
bien d’autres encore.
Un approfondissement
des tendances
Denis Martinez: l’arbre et l’enfant
Mohamed Bouzid: La Kabylie
Aujourd’hui, on peut dire, face aux nombreuses œuvres conservées au musée, qu’il
s’agit là d’un moment de la peinture algérienne des plus prolifiques qui dénote une
effervescence peu courante dans le domaine
de l’art ; si certains de ces artistes sont tombés dans l’oubli, on considère souvent de
nos jours, ces années-là, faites de débats et
de luttes, tant sur le plan des expressions
que sur celui des concepts, comme le terreau indispensable qui allait permettre à la
peinture algérienne de connaître les développements qui suivirent.
Pour ces raisons et bien d’autres encore,
la plupart des œuvres produites pendant
cette période et conservées dans nos collections apportent, au-delà des qualités et des
faiblesses des unes ou des autres, des
repères indispensables à la compréhension
et à la visualisation d’ensemble de l’art algérien.
On pourrait définir la période allant de
1975 aux années 80 comme une période de
maturation pour les anciens et d’élaboration
pour les jeunes générations.
Ces dernières, pour la plupart produits
de l’enseignement de l’Ecole nationale des
Beaux-Arts qui venait de subir une réorganisation, s’affirment bientôt dans un art
conceptuel. On observe à la fois une nouvelle rupture avec les tendances nationalisantes
des générations antérieures et un véritable
élan vers une identification, non plus à une
communauté artistique nationale, mais au
contraire, principalement nourrie par un
désir d’appartenance à une communauté
artistique universelle. On se libère du joug
d’une imagerie presque uniquement liée au
terroir et, dans un même temps, de l’emprise imposée par les maîtres dans leurs ateliers. Ces bouleversements donneront naissance, non seulement à une diversification
de plus en plus importante des techniques,
mais aussi à un cheminement de plus en
plus exacerbé vers une individualisation de
l’art, qui aboutira à l’éclatement de l’UNAP.
De plus en plus, la peinture algérienne
s’exporte vers les galeries et les écoles d’art à
travers le monde, ce qui correspond, parallèlement, à un tournant de l’Algérie dans son
développement économique, social et culturel.
La dernière décennie s’est caractérisée
par un approfondissement de ces tendances.
La notion de hiérarchisation des genres s’est
peu à peu estompée, ce, en grande partie
grâce à la création de galeries à travers l’ensemble du pays et, conséquemment, à l’intérêt grandissant d’un public de plus en plus
diversifié et moins élitiste. La dominante qui
caractérise les années 90 à 2000 pourrait se
définir comme une relance importante de
l’activité artistique du pays, où prédomine la
tolérance dans le côtoiement des genres, des
techniques, des individualités. Ainsi, a-t-on
pu noter un regain d’intérêt pour une figuration qui n’a plus rien de symbolique, mais
qui correspond au contraire à des
recherches intimistes, non codifiées et, de ce
fait, tolérées au même titre que les mouvements à consonance très contemporaine. Ce
goût pour une figuration sereine et démystifiée dénote un désir de plus en plus affirmé
de ressourcement intimiste. Parmi les représentants de ce mouvement, citons Djemaï,
Bourdine, Hafidh, Heinen-Ayech, Chegrane.
Par ailleurs, la jeune école de peinture
contemporaine s’implique dans tous les
coins de la planète, drainant une vision où
s’allient, malgré elle, les constantes de l’héritage historique culturel, se les appropriant
dans des compositions avant-gardistes, installations, récupérations, art éphémère,
etc..., réécrivant la tradition dans une fusion
homogène, où l’élément identitaire n’est
plus utilisé que comme repère.
Parler de la peinture algérienne dans son
ensemble, c’est admettre d’emblée la présence d’une entité qui n’est plus en quête
d’une reconnaissance pour l’universalité,
mais plutôt d’un statut qui offrirait à ceux qui
en sont les auteurs, une place naturelle dans
le monde de l’art plastique. ■
Zoubir Hellal: L’insecte
29
Théâtre
L’année
L
Ould
Abderrahmane
Kaki
Le pionnier
du théâtre «ihtifali»
Par Kamel Bendimered
Journaliste
e dramaturge Ould Abderrahmane dit Kaki, disparu
le 14 février 1995 à l'âge de
61 ans, a créé à nouveau
l'événement avec la récente reprise - et
l'édition prochaine - de pas moins de
cinq de ses œuvres, à l'occasion du
35ème Festival du Théâtre de
Mostaganem (du 10 au 20 août 2002), et
de la programmation de sa pièce - phare,
El Guerrab oua salihine, dans le cadre
de «l'Année de l'Algérie en France» en
2003.
Cette dernière création a été plébiscitée il
y a quatre ans, lors d'un sondage organisé par
nos soins auprès d'une quinzaine de spécialistes et praticiens éprouvés du théâtre algérien, comme la production la plus marquante
du répertoire national depuis l'indépendance,
devant Ledjouad et El khobza (Abdelkader
Alloula), El ghoula (Rouiched) et Boualem
zid el goudam (Slimane Benaissa).
Né le 18 février 1934 à Mostaganem, dans
le quartier populaire de Tidjditt, auteur et
metteur en scène de la presque totalité de la
vingtaine de pièces et essais dramatiques qu'il
a signées(*), Kaki a été le créateur le plus prolifique de l'Algérie indépendante et, surtout, le
plus en vue de sa première décennie, avant
qu'un malheureux accident de voiture (1968)
ne l'arrête en pleine ascension, en le privant
d'une grande partie de ses moyens.Soumis
dès sa plus jeune enfance à la prégnance de
traditions culturelles populaires vivaces, par le
double canal du milieu familial (une grandmère détentrice d’un grand nombre de kacidate mémorisées, et un oncle mélomane) et
de l'environnement social (fêtes populaires
multiples alimentées par la verve et le verbe
des meddahs et meddahate, côtoiement du
maître du chant bédouin Cheikh Hamada,
dont les enfants sont ses compagnons de jeu),
quoi de plus naturel que Kaki joue déjà à l'apprenti-meddah à dix ans, dans les fêtes clôturant l'année scolaire, avant de rejoindre le
scoutisme à quatorze ans, en présentant des
sketches de son propre crû à l'occasion du
27ème jour du Ramadhan et des Aïds. Mais
c'est grâce à Benabdellah Mustapha, animateur de la troupe Essaadin dont il fait partie,
qu’il reçoit ses premiers encouragements et
prend conscience de ses possibilités dramatiques naissantes irriguées par la sève du
patrimoine culturel oral dont le Chiir El
Melhoun (poésie populaire) représente un
élément important.
Une prodigeuse leçon
pour l’avenir
Commence dès lors pour le jeune amateur,
dans la décennie 50, un autre apprentissage
pour se lester des outils et techniques propres
à défricher et ensemencer le champ de ses
capacités, période marquée par des stages de
formation dramatique - dont les cycles organisés par le service de l'Education populaire dirigé par Henri Cordereau - et riche de fermentation et d'expérimentation théâtrale, pour
poser les jalons et faire jaillir les accents de
son propre langage.
Henri Cordereau saluait en 1963 les premiers fruits de cette phase d'expérimentation
dramaturgique et artistique en soulignant que
Kaki et son équipe ont su édifier «avec infiniment de tact, d'humilité, de persévérance et
d'intelligence, à partir d'exercices très
simples, de jeux improvisés, de thèmes de la
vie courante, un art profondément original,
jeune, dynamique, dans lequel ils ne
reniaient rien de leur origine, de leur personnalité, un art authentique ...», produit
d'une expérience dont on peut tirer, ajoutaitil, «une prodigieuse leçon … pour l'avenir
d'un théâtre populaire algérien».
Des tentatives réalisées au cours de cette
période active de son émergence au monde
de la création, définie par le terme de
«théâtre-laboratoire» ou par celui d'avantthéâtre, Kaki disait qu'elles procédaient à la
fois d'un besoin (recherche d'une voie personnelle) et d'une nécessité (modestie des
moyens) se situant dans l'articulation étroite
entre l'écriture dramatique et le langage
scénique. «Nous n'avions pas les moyens de
monter nos spectacles, disait-il. C'est pour
cela que je me suis trouvé dans la nécessité
d'inventer des formes ni pauvres ni misérabilistes, mais des formes épurées où le mouvement des acteurs est un langage …
Je pensais que c'était le spectacle de la halqa,
des souks qu'il nous fallait, un théâtre de fête
et de participation».
Ceci donne à entendre que, sur la scène
maghrébine, Kaki a été le pionnier du «théâtre
ihtifali», que le Marocain Tayeb Seddiki investira par la suite de sa forte personnalité pour
élargir sa dimension et lui délivrer ses lettres
de noblesse en le popularisant à l'échelle
maghrébine, arabe et internationale.
Djazaïr ▲ numéro 3
30
Toujours est-il que, dans le contexte du
théâtre algérien d'avant comme d'après l'indépendance, Kaki est bel et bien le premier
qui, par ses sources de création, sa thématique, ses moyens d'expression et sa technique de représentation, a remis en question
la conception dominante et pour ainsi dire
omnipotente du théâtre à l'européenne - de
moule aristotélicien, suivant la formule
d'Alloula -, en interrogeant son propre patrimoine culturel traditionnel dans ce qu'il pouvait lui offrir de vecteurs, supports et matériaux de nature à la fois à impulser son inspiration et authentifier individuellement et
socialement son langage d'artiste.
Cette mise en perspective nouvelle de la
création artistique constitue incontestablement un moment saillant dans le parcours
du théâtre algérien et, au-delà des horizons
qu'elle ouvrira pour d'autres expériences
tant auprès des amateurs que de certains
professionnels du 4ème art, ne sera pas sans
rapport avec la polémique née après l'indépendance entre les partisans d'un théâtre
national porté par la «vision universelle» et
un Kaki considérant que «notre théâtre ne
peut pas vivre que d'adaptations de pièces
universelles, car cela représente un danger».
Représentant une petite révolution à son
époque, ce projet de captation artistique
d'une théâtralité traditionnelle autochtone
se réfère paradoxalement, pour sa légitimation et reconnaissance, à d'autres expériences du théâtre universel et notamment à
celle de Berthold Brecht, duquel Kaki dit
avoir reçu «la plus grande leçon, ajoutant
que par la suite il s’était «libéré de son
influence».
Cette influence apparaît particulièrement
dans El Guerrab oua salihine et Koul ouahed oua houkmou, où le dramaturge algérien part de deux créations brechtiennes :
La Bonne âme de Se-Tchouan et Le Cercle de
craie caucasien, pour convoquer des correspondances thématiques et formelles en
œuvre dans son propre patrimoine et féconder sa démarche théâtrale. Avec des résultats
qui sont, cependant, loin de correspondre à
ceux de Brecht pour des raisons qui sont au
cœur d'un débat plus général sur le «parasi-
moine oral dans une partie de l'œuvre de
Kaki, dans la mesure où le matériau traditionnel (légendes, contes…) qui sert de
source et de vecteur d'inspiration à l'auteur
mostaganémois n'a pas été pensé de manière résolument critique en regard d'une configuration et de nouvelles valeurs sociales
induites par la lutte de libération elle-même.
Cela a pour effet, dans El Guerrab… et
Koul ouahed… comme, plus tard, dans
«Bni kelboun», de reproduire un discours
traditionnel baignant souvent dans des pensums moralisants et dramatiquement
pesants.
Mais, en compensation, il y a le Kaki du
«théâtre-document» sur le terrain duquel il
signe deux réussites incontestables, 132 ans
et Afrique avant un, dont l'écriture dramatique et scénique dense influencera de nombreuses troupes du théâtre amateur et professionnel. Ce théâtre-flashes, rigoureusement agencé, traitant, dans la première
Le
meddah
Grâce à Kaki, nous dit Sidi Lakhdar Barka
dans une intéressante étude parue en 1981
(publication de l'ex-C.D.S.H. d'Oran, document n°5), est mise en branle la première
expérience théâtrale nationale frappée du
sceau de l'«algérianité», par «la mise au point
d'un schéma d'adaptation de la chanson de
geste rurale avec ses thèmes puisant dans
la mythologie du terroir et le patrimoine
arabo-musulman (contes, légendes, récits
investis par la chanson de geste rurale),
pour raconter sur le mode poético-épique
(du melhoun) la présence d'un peuple avec
ses valeurs et ses traditions de lutte».
«La démarche dramatique de Kaki, souligne Barka, récupère, codifie, standardise et
adapte à la scène moderne ces autres éléments de la chanson de geste que sont l'espace de la halqa, le personnage du meddah
comme ordonnateur et stimulateur de la
communication, l'instrumentation sonore
(à percussion) pour réglementer et ponctuer le rythme du spectacle.»
Kaki avec Azzeddine Medjoubi
tage» de la pensée brechtienne injectée en
traduction ou en adaptation dans l'espace
théâtral algérien ou arabe.
Brecht se situe dans le contexte d’une
société allemande aux rapports de classes
tranchés, pour réfléchir de bout en bout aux
exigences du processus de création, investissant deux légendes extra-nationales pour les
ajuster esthétiquement à sa pensée marxiste
et aux besoins de son combat politique.
Alors que Kaki, dont la société vient de se
libérer fraîchement des serres coloniales, en
est essentiellement et idéologiquement à la
phase de l’affirmation culturelle identitaire.
D'où les mérites, mais également les limites
de cette réappropriation artistique du patri-
œuvre, de multiples épisodes de la lutte anticoloniale avec lyrisme, violence et humour,
et dans la seconde, des moments décisifs du
réveil de l'Afrique, met en jonction fécondante les éléments du terroir (algérien ou
africain) et les techniques de la scène moderne (chœur, ballet, mime, lumière, décors)
pour produire, avec sa troupe, une forme
accomplie du spectacle dont Afrique avant
un constitue le fleuron et le référent
majeurs.■
(*) De son répertoire, on citera notamment La légende de la
rose, Dem el hob, La Maison de Dieu, Avant-théâtre, 132 ans, Le
Peuple de la nuit, Afrique avant un, Diwan el garagouz, El
Guerrab ouasalihine, Koul ouahed ou hkamou, Les vieux,
Beni kelboun et Diwan el melah.
Djazaïr ▲ numéro 3
31
L’année
Patrimoine
La Qal‘a
des Bani Hammad
PAR
ABDERRAHMANE KHELIFA
INSPECTEUR DES MONUMENTS HISTORIQUES
La dynastie berbère
sanhadjienne des Hammadites,
qui gouverna l’Algérie orientale
et centrale à l’aube du deuxième millénaire, a connu une
brillante civilisation longtemps
ignorée. En témoignent les
résultats des fouilles archéologiques entreprises depuis la fin
du XIX ème siècle sur le site de
leur capitale, la Qal’a des Bani
Hammad.
Abderrahmane Khelifa
fait ci-dessous un tour d’horizon sur les splendeurs anciennes de cette cité, aujourd’hui
classée Site du Patrimoine mondial par l’UNESCO.
e site sur lequel a été édifiée la
Qal’a des Bani Hammad se trouve sur le versant Sud du Djebel
Maadid, à la limite Nord des
plaines du Hodna, à environ une centaine de
kilomètres de Bejaia. Dominé au Nord par le
Djebel Takerboust qui culmine à 1458 mètres,
à l’Ouest par le Mont Gorayn qui s’élève à
1190 mètres, il est bordé à l’Est par la vallée
de l’Oued Fredj qui assure le ravitaillement en
eau et dont les gorges constituent une défense naturelle. La ville est bâtie sur un plateau
incliné à 950 mètres d’altitude, d’où son nom
de Qal’a (forteresse ). Le site, à la valeur stratégique évidente, a été déjà habité à l’époque
romaine, puisque des fouilles effectuées en
1898 par le général De Beylié ont permis de
mettre au jour une mosaïque représentant le
Triomphe d’Amphitrite, actuellement exposée au Musée National des Antiquités d’Alger.
Au X ème siècle, l’endroit servit de refuge à
Abû Yazid, «l’homme à l’âne», qui se révolta
contre les califes fatimides de 929 à 947.
Les chroniqueurs de l’époque mettent
l’accent sur le relief accidenté des lieux.
C’est en 1007-1008 que Hammad Ibn
Bologguin obtint de son suzerain Badis l’autorisation de fonder une ville et d’ en faire sa
capitale. Le choix d’un tel site fut sûrement
dicté par le souci de Hammad de se protéger
L
de ses cousins d’Ifriqiya. L’historien Ibn
Hammad nous apprend que la construction
de la ville fut confiée à un nommé
Bouniache. Ibn Khaldoun, pour sa part, signale que pour peupler sa capitale, Hammad y
transporta des habitants de Msila et de Hamza
(près de Bouira), ainsi que des tribus
Djeraoua.
La ville subit plusieurs sièges du fait des
conflits qui opposèrent les Hammadites à
leurs cousins Zirides d’Ifriqiya. Mais malgré
cela, elle connut un essor sans pareil. Les
géographes et les historiens la décrivent en
termes élogieux. Al Bekri, qui vécut au
XI ème siècle et l’appelle «Qal’at Abi Taouil»
nous indique qu’elle était «une grande et
forte place de guerre et devint, après la
ruine de Kairouan par les Banu Hilal, une
métropole. Comme les habitants de l’Ifriqiya
sont venus en foule pour s’y établir , elle est
maintenant, ajoute-t-il, un centre de commerce qui attire les caravanes de l’Iraq , du
Hidjaz, de l’Egypte, de la Syrie et de toutes les
parties du Maghreb».
Un siècle plus tard, Al Idrissi, géographe
qui séjourna auprès du roi Roger II de Sicile,
décrit la ville en ces termes : « Al Qal’a s’appuie sur une haute colline difficile à escalader. Elle est entourée de remparts . C’est une
des villes qui ont le plus vaste territoire, une
des plus peuplées et des plus prospères, des
plus riches et des mieux dotées de palais, de
maisons et de terres fertiles. Son blé est à bas
prix, sa viande est excellente...» Un géographe du XIII ème siècle, Yaqut Al Himawi,
loue la qualité de ses feutres et la finesse des
vêtements et des broderies qu’on y fabriquait.
Une maitrise parfaite
de l’eau
Abderrahmane Ibn Khaldoun, écrivit (au
XIV ème siècle): «La Qal’a atteignit bientôt
une haute prospérité ; sa population s’accrut
rapidement et les artisans ainsi que les étudiants y venaient en foule des pays les plus
éloignés et des extrémités de l’empire. Cette
affluence de voyageurs avait pour cause les
grandes ressources que la nouvelle capitale
offrait à ceux qui cultivaient les sciences, le
commerce et les arts».
La Qal’a est l’exemple type de ville forteresse, construite en altitude et entourée de
montagnes. En plus de l’avantage du site, la
ville était dotée d’un mur d’enceinte en pier-
Djazaïr ▲ numéro 3
32
re de sept km de périmètre et d’épaisseur
variant entre 1,20m et 1,60m. Ses remparts
escaladaient les versants des montagnes
environnantes où furent installées des tours
de guet, protégeant ainsi l’ensemble des
quartiers de la ville, puis redescendant le
long de la falaise constituée par les gorges de
l’Oued Fredj. Sur le bord de cette falaise fut
édifié un donjon impressionnant, le donjon
du Manar. Un mur intérieur séparait le quartier des Djeraoua du reste de la ville. On
entrait dans la ville par trois portes: Bâb Al
Aqwas au Nord, Bâb Djenan à l’Ouest et
Bâb Djeraoua au Sud. Une rue principale
traversait la ville d’Est en Ouest, de Bâb
Djenan à Bâb Al Aqwas. Une autre rue reliait
Bâb Djeraoua à la rue principale. Hammad
Ibn Bologguin fit construire son palais au
Nord de cet axe et la Grande Mosquée au
Sud, puis les quartiers populaires comme
celui des Djeraoua à l’Ouest. Mais nous pouvons penser que ses successeurs eurent à
Le lion de la Qal‘a
Plan de la Qal‘a
embellir la ville et à agrandir les édifices
construits par le fondateur de la dynastie.
L’art des Hammadites est connu grâce
aux monuments exhumés aux cours des
diverses campagnes de fouilles effectuées
depuis la fin du XIX ème siècle jusqu’au
début de l’indépendance. Seuls deux monuments apparaissaient au dessus du sol: le
minaret et le donjon du Manar.
La Grande Mosquée : les fouilles ont permis d’établir un plan complet de l’édifice
religieux. C’ est, en superficie, l’une des plus
grandes mosquées d’Algérie après celle de
Mansourah à Tlemcen. Elle comptait 13 nefs
orientées Sud–Nord. La salle de prière
comptait 84 colonnes dont il ne reste que les
socles. Le minaret est décoré sur sa face sud
par des niches et des défoncements disposés
en trois registres verticaux qui préfigurent
les minarets du XII ème siècle, notamment la
Giralda de Séville et la Koutoubiya de
Marrakech.
Le Palais du Lac (Dar al bahr) était
construit en terrasses vers le versant du
Mont Takerboust. La partie supérieure était
réservée aux appartements de l’émir. Il tient
son nom du grand bassin de 67m de long
sur 47m de large, avec une profondeur de
plus de 1m60, qui le borde au Sud .C’est le
monument le plus important mis au jour par
De Beylié. L’auteur anonyme d’Al Istibçar
nous en donne une description précise : «Les
Bani Hammad élevèrent à la Qal’a d’importantes constructions d’architecture soignée…parmi lesquelles Dar al bahr au
centre duquel était un vaste bassin où
avaient lieu des joutes nautiques et où la
quantité considérable d’eau était amenée
de fort loin» .
D’autres complexes architecturaux
comme le Palais du Salut, le Palais du
Manar ou le Palais de l’Etoile n’ont pas révélé encore tous leurs secrets . Il en est de
même des autres structures, comme les
Djazaïr ▲ numéro 3
33
Marbre sculpté
Plàtres sculptés
constructions hydrauliques (hammams,
aqueducs, citernes) qui laissent entrevoir
une maîtrise parfaite de l’eau, laquelle était
acheminée de diverses façons dans la ville
malgré sa construction en altitude.
Les différentes pièces archéologiques
trouvées à la Qal’a (frises de décor, inscriptions , pierres sculptées de palmettes et de
fleurons, vasque aux lions, céramique d’une
très grande richesse...) nous donnent un
aperçu du décor des palais hammadites que
Vue générale du site
34
l’on retrouve à Bejaia , leur nouvelle capitale, ou dans la Chapelle Palatine de Palerme
qui fut influencée par cet art sanhajien. C’est
à la Qal’a qu’ont été découverts les plus
anciens vestiges actuellement connus en
Occident musulman d’encorbellements à
muqarnas (nids d’abeilles ).
Une vie artistique
et culturelle intense
La vie artistique et intellectuelle était
intense dans la capitale hammadite surtout
après la prise de Kairouan par les Hilaliens.
La ville se dote d’une industrie prospère,
animée par une multitude d’artisans tisserands, joailliers, céramistes réputés, charpentiers , menuisiers….Elle attira aussi les
savants , les poètes et les docteurs en théo-
logie, à l’image du poète et savant Abû Al
Fadhl Al Nahwi qui mourut en 1119. Al
Nahwi donna son nom au petit village
construit autour de son tombeau, au SudOuest de la Grande Mosquée. Après avoir
séjourné en Orient où il aurait été un disciple d’Al Ghazali, il se rendit dans d’autres
villes du Maghreb, notamment à Sijilmassa
où il enseigna le droit et la religion, puis à
Fès où il prêcha à la mosquée. On sait qu’il
eut un disciple en la personne du Qadi Abû
‘Amran Musa ibn Hammad al Sanhaji, un
membre éminent de la famille régnante.
C’est aussi le cas de l’historien Ibn Hammad
qui étudia d’abord à la Qal’a, puis à Bejaia,
où toute l’élite savante se regroupera quand
les Hammadites eurent transfèré leur capitale sur les rivages de la Méditerranée, suite
à la pression hilalienne.
La Qal’a, du fait de sa valeur architecturale, a été classée Site du Patrimoine Mondial
par l’UNESCO. Pourtant elle n’a pas encore,
à ce jour, révélé tous ses secrets, malgré les
fouilles entreprises depuis la fin du XIX ème
siècle. Un travail énorme de recherches
reste à faire pour mieux appréhender l’histoire et la civilisation du Maghreb central au
XI ème siècle. Un travail de préservation du
site et des opérations de restauration doivent être entrepris de façon régulière afin de
protéger les structures exhumées des
diverses dégradations imposées par la nature et les hommes.■
Bibliographie :
- Abû Ubayd Al Bekri : Description de l’Afrique
Septentrionale, Paris, Adrien Maisonneuve,1965.
- Al Idrissi :.Nuzhat Al Mushtaq, Alger, OPU, 1983.
- Ibn Khaldun : Histoire des Berberes, Paris,
Geuthner,1978.
- Golvin L.: Le Maghreb central à l’époque des Zirides,
Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1957.
L’année
festive
Carnets
de route
Biskra, El Oued
PAR
ABDELKRIM DJILALI
JOURNALISTE
Les gorges d’El Kantara
■ Biskra, le 14 novembre
A la rencontre de la culture
populaire, l’équipe du département
«Evènements culturels» de l’Année
de l’Algérie en France continue
à sillonner les grandes régions
du pays. Abdelkrim Djilali
nous livre ici ses impressions notées
tout au long de son périple dans les
Zibans et dans l’Oued Souf .
Minaret de la mosquée ‘Oqba Ibn Nâfa‘
insi sont les transitions dans
ce pays, brusques, inattendues et pour tout dire violentes. Du Massif des Aurès
aux Zibans, les frontières ont du relief et de la
présence. Une barrière naturelle, une
muraille pesante de calcaire et de grès. Pour
aller plus vite, nous contournons le massif et,
en son cœur, Arris bien sûr, mais à regret. Par
Arris, le contraste est plus saisissant encore :
du Tell au Sahara, du cèdre au palmier, de la
roche au sable, du vert à l’ocre fauve. D’un
monde à l’autre, ce qui frappe, c’est bien l’immédiateté de l’effet. Nous sommes conquis
par l’intimité des imbrications.
C’est par l’Oued Bou Biyada que nous
arrivons sur les gorges d’El Kantara. Une faille
taillée dans la masse, à pic dans le massif : le
col de Sfa. Un passage forcé, étroit, écrasé,
sinueux comme le cours tortueux du lit de
l’Oued. Nous entrons de plain-pied dans les
remparts imposants du djebel, la route suit
exactement le chemin creusé par la seule
force de l’eau. Puis tout bascule, immédiat,
sans retour, sans appel. On tombe des bras
immenses de la montagne, le regard à perte
de vue, sur une plaine sans horizon : c’est le
Sahara ou plus exactement sa lisière. Ici commence et s’annonce un continent, pas moins.
Le grand désert est beaucoup plus loin, les
Zibans avec le Rhir et le Souf et leur constellation d’oasis n’en sont que le seuil.
Biskra est là dans une quiétude installée,
l’une des dernières escales avant le plein Sud.
Mais c’est ici aussi que s’achève cette romani-
A
té qui affleure, avec plus ou moins de bonheur, dans tout le Nord-Constantinois. Audelà du limes romain commence l’inconnu,
la ligne de partage qui sépare les territoires
utiles des dangers qui regorgent dans ce
désert imaginé, mais jamais réellement visité
jusque-là. Un verrou naturel en somme.
Biskra, la Vecera romaine, était un présidium,
un poste avancé, le dernier, mais aussi l’un
des terminaux des grandes routes commerciales sahariennes. Biskra est ainsi entre deux
mondes, dans l’un et dans l’autre, l’un et
l’autre à la fois.
Dans ce petit monde de la couronne des
oasis, avec Touggourt et El Oued, Biskra, dans
l’archipel des Zibans, est un foyer de civilisation et un pôle de rayonnement culturel et
intellectuel. Biskra est née sous une bonne
étoile, fertile avec ses jardins irrigués par les
eaux qui dévalent les pentes torturées du
Massif des Aurès voisin. La bénédiction de
l’eau. Du pur bonheur dans la culture saharienne. Dans le mythe, depuis l’antiquité au
moins, l’oasis a l’image d’un jardin recueilli du
Paradis. Gorgée d’eau et de lumière, la datte,
un fruit parfait, un fruit divin, un fruit aimé et
qui a les couleurs et la transparence du miel,
son goût et ses parfums. Tout l’univers de la
datte et l’excellence de la Deglet Nour. Ce
n’est pas ici une simple gourmandise, mais
l’économie vitale, essentielle, d’une région
avec deux millions et demi de palmiers pour
une surface de vingt-huit mille hectares. La
culture des palmiers a ses rites, ses saisons,
ses légendes, ses savoir-faire et ses peurs que
le rabattement de la nappe phréatique et les
remontées salines ravivent régulièrement.
Djazaïr ▲ numéro 2
35
Elle est partout, dans la nourriture, bien sûr,
mais aussi dans les usages de tous les jours,
produits de la vannerie, poutres des toits des
maisons… Rien, absolument rien ne se perd
dans le palmier. Il est le fondement même de
la cosmogonie oasienne.
Ils nous attendaient et nous sommes en
retard. Une immense attente, désespérée
quelquefois, après tant de promesses non
tenues. Ils nous écoutent mais sur leurs
gardes. C’est entendu, ils sont échaudés et il
n’est pas question, pour nous, de les leurrer.
Débat chaud sur les potentialités artistiques
et culturelles de la région et sur la meilleure
façon de les valoriser. Plus chaud encore sur
l’état des lieux de la culture. Pathétique, un
cri, une complainte pour un sort injuste,
dans tous les cas immérité. L’assemblée est
assez représentative des activités de la
région : cavalerie et jeux équestres, élevage
de sloughis, tissage du tellis, poterie d’El
Kantara, broderie, peinture, musique et
chants, Diwan, chants sacrés des confréries
de la Kadiria, Sulamiya et Hafoudia, théâtre,
poésie…Hamid, chargé de la communication à la wilaya connaît tout le monde et gère
le débat avec beaucoup de sensibilité et de
doigté. Un petit groupe de réflexion est finalement installé pour étudier l’ensemble des
propositions et finaliser un spectacle autour
de la culture des palmeraies.
Hamid aime le foot. Plus jeune, il a joué
dans l’équipe locale, une coqueluche des
stades. Il a gardé de cette époque heureuse,
on le sent, la dégaine d’un bon avant-centre.
Un artiste à sa façon, curieux et qui aime les
artistes. D’ailleurs, ils l’attendent tous à la
sortie dans une belle complicité. Eux aussi,
ont eu de la peine et de la compassion pour
les victimes des inondations de Bab El Oued.
Ils veulent, avec l’aide de Hamid, exprimer
leur solidarité à l’occasion d’un gala en
faveur des sinistrés. Un programme est rapidement esquissé. Rendez-vous est pris dans
la soirée, après la rupture du jeûne. Hamid
nous invite à une chorba de Ramadhan, en
famille. Un régal : en entrée la doubara, un
plat de fèves, sauce piquante, touche locale.
Hamid et sa femme se sont connus étudiants
à l’université de Constantine. Ils se sont
aimés. Il y a une telle tendresse, discrète,
presque timide dans l’échange et le partage
mais aussi, fruit de leur amour, dans l’éducation de leurs enfants. Rassemblés autour de
cette table nourricière, dans la communion,
les gestes et les regards affectueux.
Nous retrouvons nos artistes à l’ancien
Hôtel Transatlantique, transformé en hôtel
de la wilaya. Une belle œuvre architecturale
du début des années cinquante. Un hâvre de
paix, une belle halte avant le grand voyage.
Ils sont tous là et ont en commun la même
écoute attentive quand l’un d’eux témoigne
de la précarité de la vie des artistes de province. Emouvant et pénible à la fois. De la
rage aussi. Le grand soir est pour demain et
ils ont, c’est visible, le trac. Hamid les rassure et ça marche, ils ont confiance en lui et il
le sait. Un vrai chef d’orchestre, serein et
consciencieux. Ils repartent tard la nuit, heureux d’une joie promise et attendue. Ils veulent travailler seulement et retrouver le
public qui les fait vibrer, qui les fait vivre.
■ El Oued, le 28 novembre
Attendus à El Oued, nous quittons
Biskra avec le regret d’avoir raté le gala de
solidarité des artistes locaux. Passage obligé
par ce qui fait, ici, la fierté de la région, la visite d’une Maison de parfum, une entreprise
moderne créée par un enfant du Souf. Une
belle réussite dans un créneau réputé difficile et une institution dans la région. Dans
tous les cas, une œuvre exemplaire dans l’investissement local créateur d’emplois et
novateur. A suivre absolument.
Plein Sud-Est, à El Oued, nous sommes tou
jours dans le monde oasien. Le même univers qu’à Biskra au point que les deux villes
se jalousent, dans une saine concurrence
certes, et se disputent la paternité d’un patrimoine, commun après tout. Mais, il n’y a là
rien de bien méchant, car cela ne va pas plus
loin qu’une vaine mais sympathique polémique sur la meilleure doubara ou les plus
belles Deglet Nour.
Les palmeraies du Souf, elles aussi, sont
sur une autre lisière, celle du Grand Erg
Oriental et leurs plantations, les Ghitane ont
la forme de cratères verdoyants, complètement enserrés par l’imposant massif dunaire. Du plus bel effet. L’eau, ici, il faut aller la
chercher loin sous le sable, au plus près de la
nappe et planter dans la faille les jeunes
plants. Malheureusement, ici aussi, les
remontées de sel font des ravages et finissent par anéantir tous les efforts dans le
combat incessant contre l’avancée inexorable des sables. C’est encore au sable qu’El
Oued doit son nom de «Ville aux mille coupoles», une leçon d’architecture et d’adapta-
Datte «Deglet-nour».
tion contre les assauts permanents du sable,
sinon la ville aurait été ensevelie depuis
longtemps. Un défi à l’origine. Aujourd’hui,
de plus en plus menacé, comme partout, par
les logiques implacables du parpaing.
El Oued, la ville aux mille coupoles
El Oued c’est aussi le Nakh, la danse des
femmes jusqu’à la transe, la joie, un sens de
la fête typique de la région. Le Souf est
célèbre aussi pour une tradition ancienne,
immémoriale, Chaib Achoura, un véritable
carnaval avec ses danses, ses délires et ses
masques animaliers…Lions, tigres, crocodiles…Une animation populaire qui autrefois prenait possession de toute la ville, une
tradition qui s’est perdue ces dernières
années et que quelques associations souhaitent réhabiliter pour retrouver, enfin et
quelles que soient les épreuves, le besoin et
le désir d’un certain sens du bonheur. ■
Djazaïr ▲ numéro 2
36
Passerelles
Jean Pélégri
«L’Algérie m’a fait
comme une mère»
Par Djamal Amrani
Ecrivain Journaliste
«J
espère qu’on le comprendra, je ne dis pas tout cela
sans gêne, sans douleur.
Je le dis pour l’Algérie qui
reste mon pays d’origine et de référence. Je le dis pour le peuple algérien,
qui reste ma pierre de touche et ma
référence dans le doute; je le dis par
égoïsme – parce que l’Algérie m’a fait.
Comme une mère. Parce que le peuple
algérien m’a appris l’essentiel de ce
qu’il est nécessaire de savoir dans la
vie. Parce que son échec, pour des raisons obscures, me semble aussi le
mien. Parce que je ne suis plus moimême quand elle n’est plus elle-même.
Parce que j’en ai besoin comme d’un
pain quotidien. Parce qu’elle est écrite
en moi à tout jamais et parce qu’il en
sera ainsi, comme pour mon père, jusqu’à l’heure de ma mort».
C’est un véritable acte de foi envers cette
terre qu’exprime ainsi Jean Pélégri, écrivain
"pied-noir" auteur de nombreux ouvrages
consacrés à l’Algérie dont Ma Mère, l’Algérie,
opuscule «presque testamentaire» publié en
1989 à Alger par les Éditions Laphomic.
Né en 1920 dans une ferme de la Mitidja,
Jean Pélégri est l’auteur de plusieurs romans,
dont Les Oliviers de la Justice (Gallimard,
1959), Le Maboul (Gallimard, 1964), Les
Monuments du déluge (Christian
Bourgois,1967), d’un essai Ma Mère l’Algérie
(Actes Sud, 1990), de deux pièces jouées à
Paris, Slimane et Le Maître du tambour
(1968). Il a aussi participé comme scénariste,
dialoguiste et acteur au film Les Oliviers de la
Justice, Prix des écrivains de cinéma et de la
télévision au Festival de Cannes en 1962. En
1999, Pélégri a publié aux éditions du Seuil
Les Étés perdus.
Ma Mère, l’Algérie est un livre "d’amour".
L’auteur y traque ses souvenirs, les secrets et
les leçons de son enfance. Surtout, il s’attache à décrire cette distance qui sépare peu
à peu un enfant, un adulte, d’un père colon
qu’il aime et qui lui fera prendre conscience
de la tragédie que vit le peuple algérien.
Mais Jean Pélégri ne ressuscite pas seulement l’image d’un père, celle des notables
encaqués dans leurs privilèges ou celle encore des ouvriers agricoles exploités de l’aube à
la première étoile; il met au jour avec minutie tout un héritage culturel (coutumes,
goûts, valeurs) - l’héritage culturel des dominés, les humiliations sociales, les différences.
"Avant, disait-il (à son ami Boukhalfa), j’étais
un bon à rien, j’étais un " boudjadi " !
…Maintenant, après la guerre (seconde
petits camarades ils jouaient à la guerre et se
disputaient un vieux casque de soldat." Si
j’ai rapporté ce souvenir lointain, écrit-il,
c’est simplement pour dire que Saïd, qui
était si acharné à être le chef des Français et
à porter le casque, devait être un des premiers, plus tard, à rejoindre ses frères combattants ."
L’auteur rappelle qu’il y a le colonialisme,
les lois iniques, ségrégatives à l’égard des
Algériens et ceux qui ont suscité l’obscurcissement et la tornade de sang, d’un côté, et
de l’autre, l’aboutissement: tous les ouvriers
agricoles, même bien traités, dont le seul
luxe est de remuer la terre qui ne leur appartient pas : « Malheureusement et injustement, il y avait au-dessus une autre histoire.
Celle du colonialisme, ce colonialisme qui
était la loi générale, qui dénaturait la poli-
guerre mondiale), je suis toujours un
"boudjadi ". Pourquoi ?…Tu reviens, tu es
sergent, tu portes la médaille et qu’est-ce
qu’on te dit ? Marche ta route et tais-toi !
Comment veux-tu qu’on ne se révolte pas ? "
Il évoque cette époque où avec un groupe de
tique, la foi, l’instruction et introduisait
partout la ségrégation " .
Il y a l’amitié de quelques ouvriers agricoles à l’égard du père ruiné, les attentats sur
les différents points du territoire et puis l’arrivée de Fatima qui va marquer un tournant
Djazaïr ▲ numéro 3
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décisif dans la vie du narrateur.
" Mais la parole juste, subtile, dont j’avais
besoin, je l’ai trouvée surtout dans la vieille
femme algérienne, du nom de Fatima, qui
surgit dans ma vie au moment voulu ".
Et puis la rencontre avec Slimane qui va lui
révéler, lui faire découvrir par le menu "une
autre Algérie, que je n’avais fait qu’entrevoir. Une Algérie et un peuple qui m’habitaient beaucoup plus que je ne le
croyais…" .
Je n’ai jamais eu à choisir
entre mon père et la justice
Ainsi sur la joie la plus profonde plane
toujours une ombre, une menace, souvenir
d’anciennes blessures. Tout cela est relaté
avec pudeur et force, dans un style dépouillé
à l’extrême, qui donne à cette œuvre une
densité bouleversante.
Ce que ne signale pas Pélégri, par tact et
humilité, c’est qu’il appartient lui-même à
une famille " pied-noir " hors du commun et
qui a, de ce fait, une vision différente des
autres. Il y a aussi le moment du passage à
l’âge adulte, l’adieu à une enfance et une
adolescence sans misère pour lui, sans gros
chagrin, mais illuminée par les jeux avec les
petits camarades, dans la ferme familiale, làbas à Sidi-Moussa.
En 1961, au moment de la parution de La
Guerre d’Algérie de Jules Roy, livre qui a eu
le retentissement que l’on sait, Jean Pélégri a
pris fait et cause pour l’indépendance de
notre pays, dans une lettre ouverte adressée
au journal L’Express. Dans les pages finales
de Ma mère, l’Algérie, l’évocation des journées d’octobre 88 est poignante.
" … À cette souillure, d’autres se sont
récemment ajoutées. En sont revenus des
mots et des images que l’on croyait à tout
jamais révolus. Le mot douleur, le mot colère, le mot souffrance, le mot stupeur. Et pour
finir : le mot torture, ce mot de sang, de blessures et d’humiliations dont le peuple algé-
rien avait tant souffert dans sa chair, voilà
qu’il était de nouveau retourné contre lui,
par les siens, par ses frères… " .
Jean Pélégri ne théorise pas. Il raconte en
toute simplicité ce qu’il a vu et vécu. Il n’y a
dans ce livre nulle condescendance, nul
paternalisme. Cette œuvre est d’autant plus
forte et noble que tout ressentiment, toute
rancoeur en sont bannis.
Ma Mère, l’Algérie, est une sorte d’hymne
où beaucoup est donné à l’amour, à l’amitié,
à la tendresse.
Voici un extrait de ce que Jean Pélégri
écrivait il y a une dizaine d’années : " (…)
Quelle tristesse de n’avoir pu participer,
pour des raisons qui ne sont pas de mon
fait, à la naissance d’un pays qui, au regard
de l’éternité, est aussi le mien. Mais quelle
merveille de pouvoir sortir quotidiennement, grâce à ce pays frère, des codes et des
usages qui voudraient nous réduire à n’être
que d’une race et d’une nation. Et là, encore une fois, me reviennent des morceaux de
paysages : olivier, jujubier, jardin, fontaine,
fossé de roseaux, tranche de pastèque, qui
semblent sortis d’un tableau de Baya – qui
me rappellent quelques-unes de ces vérités
essentielles que j’ai découvertes dans cet
autre pays et auxquelles j’essaie de rester
fidèle .
"Me reviennent également quelques
visages. Des visages divers et contrastés que
j’ai rencontrés en cours de chemin. Visages
de frères d’armes dans la guerre contre le
nazisme et qui, au retour, trouvèrent leurs
maisons incendiées et des parents tués.
Visages d’intellectuels et d’écrivains inventant l’avenir. Visage, paroles de Jean Sénac,
le poète" .
"Visages d’anciens ouvriers agricoles
qui, au moment où nous n’avions plus un
sou, et comme si c’était la chose la plus
naturelle du monde, nous apportaient
régulièrement à manger. Visage de mon
père, ancien colon, me répétant dans les
heures précédant sa mort que c’étaient les
Algériens qui lui avaient appris la justice –
cette vertu qui, selon le Coran, est la sœur
de la piété – et qui, plus tard, dans la nuit,
près de moi, son fils, s’était mis en dormant,
à parler à quelqu’un en arabe, doucement,
tranquillement avant de s’éteindre sur ces
mots arabes; je ne l’ai jamais oublié. Et c’est
pourquoi, pour ma part, je n’ai jamais eu à
choisir entre mon père et la justice. Mon
père, mon cher père choisit pour moi ".■
BIBLIO
LIVRES DE JEAN PÉLÉGRI
L’embarquement du lundi, Paris, Gallimard,
N.R.F., 1952.
Les Oliviers de la justice, Paris, Gallimard, 1959.
Le Maboul, Paris, Gallimard, 1963.
L’Homme-caillou, Paris, Benanteur,1965.
Les Moments du déluge, Paris Christian
Bourgois, 1967.
Slimane (Pièce en quatre actes), Paris, Christian
Bourgois, 1968.
L’Homme mangé par la ville (dramatique),
France-culture, 1970.
Le Cheval dans la ville, Paris, Gallimard, 1972.
Le Maître du Tambour (pièce), Théâtre Jean
Vilar, Suresnes 1974.
Ma mère l’Algérie, Alger, Edition Laphomic,
1989/ Paris, Actes Sud, 1990.
Les Etés perdus, Paris, Le Seuil, 1999.S
QUELQUES ARTICLES
JEAN PÉLÉGRI
ET TEXTES COURTS DE
"Préface", dans Nourreddine Aba, La Toussaint
des énigmes (Présence Africaine,1963).
"Un entretien avec Jean Pélégri : J’ai voulu être le
Kateb, celui qui écrit sous la dictée des autres",
dans Afrique, n°48, juillet 1965.
"Le voyageur immobile" (sur Emmanuel Roblès),
Revue Celfan, vol.1, n° 3, 1982.
"Le messager et l’intercesseur" (sur Mohamed
Dib), Revue Celfan, vol.2, n° 2, 1983.
"Les signes et les lieux. Essai sur la genèse et les
perspectives de la littérature algérienne", dans
Giulina Toso Rodinis (édit.), Le Banquet maghrébin, Rome, Bulzoni, 1991.
"Introduction", dans Jean Sénac, Journal Alger
janvier-juillet 1954, Novetlé, 1996.
"La zaouïa des interdits" (sur Abdelhamid
Benhedouga), Algérie Littérature/Action, n° 17,
janvier 1998.
"Quand les oiseaux se taisent…", in une enfance algérienne. Textes inédits recueillis par Leïla
Sebbar, Gallimard, coll. " Haute enfance ", 1997.
"La crosse et le couteau", En mémoire du futur.
Pour Abdelkader Alloula, Actes Sud, 1997.
Textes inédits, dans Jean Pélégri l’Algérien ou le
Scribe du caillou, Algérie Littérature/Action,
n° 37-38, 2000.
QUELQUES
PÉLÉGRI
LIVRES ET THÈSES SUR
JEAN
BONAGURO, FIDELIO, "La voix du labyrinthe,
parcours critique à travers l’œuvre narrative de
Jean Pélégri" (thèse), Facoltà di Lettere e
Filosofia, Università di Padova, 1984.
CHAULET-ACHOUR, Christiane, La Méditerranée et ses cultures. Les écrivains d’Algérie :
Kaléidoscope méditerranéen (Notes pour une
recherche),Publication du centre des langues et
de la Communication de l’Université de Corse,
1992.
LE BOUCHER, Dominique, Jean Pélégri
l’Algérien ou Le Scribe du caillou, Algérie
Littérature/Action, n° 37-38, 2000.
SHELTON, Marie-Denis, "Langue et technique
narrative de Jean Pélégri" (étude), Université de
Los Angelès, 1974.
Djazaïr ▲ numéro 3
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L’Algérie
à table
Qui a inventé
les pâtes?
Mohamed Medjahed
Cuisinier chroniqueur gastronomique
l n’y a pas si longtemps, il était
plus ou moins admis que Marco
Polo en aurait découvert l’existence à la table de Kubilaï
Khan, ainsi que leur secret de fabrication, lors de ses pérégrinations chinoises. A son retour à Venise en 1295, il
en aurait dévoilé l’usage à ses compatriotes, qui à leur tour l’auraient transmis au reste du monde. Les choses en
seraient restées là si le souci de "vérité
historique " n’était pas venu se mêler à
la gastronomie. Alors qu’aujourd’hui
nous assistons à un véritable réveil des
nationalismes culinaires, d’ExtrêmeOrient à la Méditerranée, la paternité
des pâtes ne cesse d’être revendiquée.
I
Ce serait des lasagnes que Marco Polo
aurait dégusté à la cour du Grand Khan. Or, selon
certains auteurs, Ciceron (106-43 Avant J.C.) les
aurait décrits sous l’appellation de lagana : membranes de pâte, à base de farine et d’eau, cuites à
point dans la graisse et condimentées de fromage,
poivre, safran et cannelle. Notons ici que la tomate, d’extraction américaine, n’interviendra que
1.500 ans après. A ce détail près, l’illustrissime
plaideur latin nous a bien légué là la recette primitive des lasagnes qui font le renom de la cuisine italienne.Les Français, à défaut de revendiquer
une paternité directe, font intervenir leur " rayonnement culturel ", nous rappellent que le père
Goriot était vermicellier et font des pâtes les
contemporaines de la Déclaration des droits de
l’homme, et d’ajouter : " C’est la seule institution
démocratique et républicaine de nature gastronomique ".
En Asie, en Europe centrale, au MoyenOrient, d’autres peuples s’arrogent, ou se voient
attribuer parfois (sans avoir rien demandé) la naissance des pâtes alimentaires. Comme cette piste
40
arabe évoquée sous la plume d’un auteur culinographe italien : " Les vermicelles semblent être
issus de la nécessité pour les Arabes nomades de
disposer de denrées non périssables, au cours des
traversées du désert, en pétrissant la farine avec
de l’eau, puis la faisant sécher au soleil avant
leur départ ".
Ainsi s’évitaient-ils de nombreux problèmes, dont celui de l’eau nécessaire à la préparation des aliments. En effet, on n’avait plus
besoin que de la quantité utile à la cuisson. Est-ce
là l’origine des pâtes sèches qui sont passées des
rivages nord-africains à tous les pays ouverts sur la
Méditerranée, parmi lesquels la Sicile et le Salento
à l’extrémité de la botte ?
Ces pâtes sèches dont l’appellation arabe
itrya, issue du grec itria, a donné trii en sicilien.
Mais si pour les Grecs anciens ce terme désignait
une sorte de fougasse, dans la Sicile médiévale
c’était le nom des vermicelles. C’est-à-dire des
bouts de pâtes allongés, percés en leur centre, à
l’aide d’un mince fil de fer, puis séchés au soleil.
Traités ainsi, leur conservation s’étalait sur
2 à 3 ans. Cette description, contenue dans un
traité datant du XVème siècle, nous apprend également que la fonction des perforations, pratiquées à l’aide d’un stylet en fer, était de favoriser
l’accélération du séchage. On relève également,
dans le même ouvrage, que la fabrication des vermicelles n’était plus régie par la corporation des
boulangers, mais par celle des vermicelliers, nouvellement créée. Nous voilà avec sur les bras une
origine arabo-africaine, voire berbère, à y regarder de près…
Peut-être serait-il plus juste "d’universaliser " l’avènement des pâtes alimentaires. Il est
plus que probable que chez les peuples ayant maîtrisé la culture des céréales, la quête de la diversification de l’usage des grains a fini par déboucher,
à partir des bouillies primitives, sur les pâtes et le
pain. Depuis, les pâtes n’ont cessé d’évoluer. La
fabrication, industrialisée depuis 1840, est totalement automatisée de nos jours.
La tradition
algérienne
En Algérie, l’usage des pâtes s’inscrit sur
un double registre : pâtes du commerce pour tous
les jours et celles de fabrication domestique pour
les repas festifs. Rogag, Trid, Chakchoukha,
Bouf ’tat désignent des pâtes cuites sur un ustensile métallique (m’ri) ou en terre placé sur un
foyer, puis émiettées et arrosées d’une sauce à
base de poulet ou d’agneau, oignons, pois
chiches, garnie de navets ou de courgettes, le tout
relevé diversement.
Rechta (fil en iranien), Tarechta (berbérisation de l’iranien), Tiftitin, Qata oua rmi (couper et cuire) sont des variantes de nouilles, utilisées toujours fraîches.
Toutes ces spécialités ont de nombreuses variantes régionales, voire
familiales. Elles jouent le rôle de
succédanés du couscous qui reste
l’aliment par excellence dans les
fêtes du calendrier folklorique et
religieux.
Moins connues, ou en voie de disparition depuis la mécanisation,
f ’daouche, m’qatfa , dwida, (littéral. vermicelle), qahwa (grain
de café), d’rihmet (petites monnaies), également appelées
cariyate (petits carrés) ce qui
nous fait ouvrir, ici, une petite
parenthèse, pour souligner que la
forme carrée de ces monnaies
nous renvoie à l’époque almohade. N’oublions pas de citer maqarone berettork ou maqarone
ibari dont il reste à trouver les origines turque ou andalouse.■
Ar-Richta
à la table de Tamerlan
Dans son ouvrage autobiographique “ Voyage
d’Occident et d’Orient ”,
Ibn Khaldoun
évoque un épisode de sa vie, en l’an 803 de
l’Hégire (1400 après J.C.). L’écrivain est reçu,
par Taymour Lang (Tamerlan pour les
Occidentaux) alors que celui-ci, à la tête de son
armée assiège Damas. Le Grand Khan mongol
lui demande de lui faire, par écrit, “ la description du Maghrib tout entier ”. Ibn Khaldoun
raconte: “ … Plus tard, quand j’eus quitté son
conseil, je rédigeai ce qu’il m’avait demandé