Djazair n°6 - Al
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Djazair n°6 - Al
dz«e‡§ 2003 ÍU± ,q¥d≠√ /”œUº∞« œbF∞« Uº≤d≠ $ dz«eπ∞« WMß WKπ± REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE ·uB∑± Ë ·uºKO≠ ,w°d• jD ª± ,W∞Ëœ q§¸ WIO∑F∞« dz«eπ∞« vIOßu± s´ wJ∫¥ Í“¸U¢ ‘U° s¥dzeπ∑L∞«Ë sOÆdAL∑L∞« sO° ͸ULF∑ßù« »œ_« w≤Uπ± l¥“u∑∞« Djazaïr ¸œUI∞« b∂´ Numéro 6. Avril/mai 2003 Abdelkader, 2003 ÍU± ,q¥d≠√ /”œUº∞« œbF∞« ”œUº∞« œbF∞« homme d’état, stratège, philosophe et mystique Bahdja Littérature coloniale, Bachtarzi de l’exotisme Rahal racontait le vieil Alger Quand musical comme Maâlma Yamna au racisme «Rappelàl’intelligent, avisàl’indifférent» Nos lecteurs constateront que ce numéro 6 de Djazaïr 2003 se distingue des précédents par la suppression de L’HOMMAGE aux pionniers de la littérature algérienne et par l’introduction d’une nouvelle rubrique intitulée «BÂTISSEURS», laquelle évoquera de grandes figures de notre Nation : hommes ou femmes qui, sur plus de vingt-trois siècles d’histoire ont, par leur intelligence, leur courage et leur volonté, contribué à établir le socle sur lequel repose cette Nation dont la réalité incontestable et intangible s’est définitivement imposée à l’occasion de la glorieuse guerre de libération. Le caractère éphémère -par définition- de Djazaïr 2003 ne nous permettra pas de retracer la vie de toutes les figures dont l’action a enrichi le terreau matriciel de l’homme algérien. Nous tenterons toutefois d’en présenter les principales dont, pour commencer -à tout seigneur, tout honneur!-, l’Emir Abdelkader ben Mahieddine, l’intrépride, le génial initiateur et animateur de la résistance à la colonisation, dont l’exemple devrait habiter nos esprits et ceux des générations futures. Il réunit aux yeux du monde entier toutes les qualités qu’on est en droit d’exiger d’un homme d’Etat: intelligence et perspicacité, courage et audace, foi et tolérance, spiritualité et sens de l’humain, intégrité et amour de la justice, ouverture sur le progrès et respect des valeurs nationales ... La rubrique PRECURSEURS accueillera par ailleurs une autre grande figure nationale, celle de Abdelhamid Benbadis, penseur, réformateur, l’un de ceux dont l’action courageuse a préparé l’explosion de Novembre 1954. «CREATEURS» s’intéresse pour la seconde fois à une femme -après Ahlam Mosteghanemi dans le précèdent numéro-, la cinéaste algérofrançaise Yamina Benguigui dont la vie est vouée au devoir de mémoire envers deux générations, étrangement restées muettes, d’émigrés algériens en France. Une autre personnalité féminine, en voie d’occuper une place de premier plan dans le paysage artistique national, Bahdja Rahal, voix magnifique, sérieux et travail infatigable de conservation du patrimoine algéro-andalou occupera les pages de «NOVA», tandis que ce même patrimoine sera évoqué dans le cadre de l’»ANNEE DE LA MUSIQUE» par une voix «d’outre-tombe», celle du regretté Mahieddine Bachtarzi racontant, pour le plaisir des mélomanes, le vieil Alger musical, celui de Ali Sfindja, Edmond Yafil, Maâlma Yamna, Cheikh Nador et autres.... Nos lecteurs trouveront dans ce numéro que nous avons voulu plus riche, d’autres articles traitant de sujets qui, nous osons l’espérer, retiendront leur attention. Citons pour L’ANNEE LIVRES: - un article sur les auteurs français de la période coloniale qui se sont intéressés de près à notre pays : «Orientalistes» à la recherche d’un exotisme, souvent de pacotille, ou «Algérianistes» foncièrement racistes, pris d’une passion fanatique pour une Algérie dont les Algériens auraient été exclus. - un article sur la foisonnante et prometteuse génération d’écrivains de langue arabe. L’ANNEE THEATRE se penche sur le phénomène Benguettaf, homme-orchestre de la scène algérienne, comédien, auteur, metteur en scène ...Tandis que l’ANNEE ARTS PLASTIQUES s’intéresse à la personnalité et à l’oeuvre de l’artiste algéroallemande Bettina Heinen Ayech. Signalons pour la rubrique PASSERELLES l’hommage posthume rendu à la mémoire de deux grandes figures de la littérature: Anna Greki et Emmanuel Roblès ainsi que le retour, dans L’ANNEE FESTIVE, après une brève interruption, des CARNETS DE ROUTE évoquant, cette fois-ci la majesté du Hoggar et le mystère de Sédrata, ville ibadite engloutie sous les sables du Grand Erg ; sans oublier notre traditionnelle rubrique culino- gastronomique sur la «Sofra dziria», l’on ne peut plus raffinée cuisine algéroise. Bonne lecture à «l’intelligent» !, bon réveil à «l’indiffèrent» ! Djazaïr 2003 Djazaïr 2003 ! n cette veille de journée internationale de la femme, dans les bureaux de «Bandits Productions» où Yamina Benguigui a établi son Q.G., une agitation intense parcourt les trois bureaux mitoyens. Réalisatrice de son métier, Yamina a toujours fait flèche de tout bois. Entre deux déplacements en province où, six ans après sa sortie –une rareté- elle continue à animer des débats autour des trois volets de Mémoires d’immigrés (1997), cette native de SaintQuentin, dans le nord de la France, développe un activisme tel qu’on la croirait dotée du don d’ubiquité. Elle est ici et ailleurs. Ici, c’est l’organisation d’un hommage à des actrices algériennes et franco-algériennes que le «Forum des Images» de Paris accueille dans le cadre de l’Année de l’Algérie. Se voulant passerelle entre les deux rives, Yamina a imaginé d’associer à Fettouma Ousliha, Biyouna ou Bahia Rachedi, les Charlotte Rampling, Françoise Arnoul, Brigitte Fossey et autre Gabrielle Lazure, sous le regard bienveillant et intéressé de Charles Berling qui vient de tourner en Algérie avec Abdelkrim Bahloul et Bernard Giraudeau, lequel n’a pu dissimuler à Mohamed Lakhdar-Hamina l’émotion qu’il a ressentie à la vision du Vent des Aurès et à la prestation majeure de la grande Keltoum. La réception qui a suivi la projection a réuni le Tout-Paris du cinéma, preuve que Yamina Benguigui a su gagner la reconnaissance de ses pairs, un rêve secret qui habitait la jeune adolescente des années 70 après la révélation d’une vocation précoce, née à la fois sur les bancs d’un ciné-club qui projetait le mythique America, America d’Elia Kazan et devant un téléviseur retransmettant depuis Cannes la remise de la palme d’or à Mohamed Lakhdar-Hamina pour sa Chronique des Années de Braise…Car l’Algérie est on ne peut plus obsédante et récurrente dans l’inspiration des œuvres à venir, comme un prolongement naturel à une enfance, à une éducation, et à un père, qui a élevé ses enfants, filles et garçons, dans le culte d’une Algérie aussi absente que mythique.«On appartenait les uns et les autres à un «Nous» qui excluait l’individualité, un «Nous» sorte de moule d’une Algérie à laquelle nous devions revenir en qualité de très bons Algériens». Parmi ces blessures de l’âme qui, très souvent, forment la matrice de l’inspiration artistique, il est clair que le vécu familial et la figure emblématique du père ont lourdement pesé sur le destin de la jeune Yamina. D’autant qu’un divorce douloureux sanctionné par l’enlèvement en Algérie d’un frère E Yamina Benguigui" Yamina Benguigui ouledevoirde mémoire Par Mouloud Mimoun" Journaliste Yamina Benguigui est bien typique de cette génération d’Algériens d’origine qu’on continue d’appeler «immigrés» ou «émigrés» -c’est selon-, mais qui, se revendiquant en même temps de l’une et de l’autre rive, sont sortis du silence que s’étaient imposé leurs parents. Caméra au poing, elle s’exprime et de quelle façon ! Pour se souvenir, pour dire, pour réaliser et «apparaître» ... Mouloud Mimoun l’a rencontrée pour Djazaïr 2003. et d’une sœur par le père, va renforcer Yamina dans l’idée que «la vie n’est pas un long fleuve tranquille»… Dès lors, c’est le CINEMA qui «va parler» à celle qui ne parlait pas, face à la figure tutélaire du père. «Le paradoxe, dit-elle, c’est que la culture autodidacte de mon père a façonné mon indépendance d’esprit». Autre élément formateur qui a pesé, «le visionnage chaque dimanche de «Mosaïque» sur France 3, la seule émission de télévision que nous pouvions regarder en famille. Je t’ai même croisé un jour, toi, Mouloud, présentateur de cette émission, au Consulat d’Algérie à Paris sans pouvoir t’aborder ou t’adresser la parole». Le désir d’apparaître A ce rendez-vous télévisuel s’ajoute la rencontre avec la Cinémathèque lorsqu’elle se rend à Alger pour tenter de récupérer son frère et sa sœur enlevés par le père. «J’ai frappé à la porte de la cinémathèque d’Alger pour me faire aider -bizarrement le cinéma est toujours sur mon chemin- et c’est Liazid Khodja qui m’accompagnera au Tribunal d’Alger pour entreprendre des démarches». Les scènes de désespoir qu’elle observe suite aux refus de l’administration, l’inciteront plus tard à donner la parole dans Mémoires d’immigrés à ces mères invisibles de la première génération. Grâce à un subterfuge, elle parviendra finalement à faire rapatrier en France son frère et sa sœur, creusant un peu plus au passage le fossé qui s’était créé avec le père. Parmi les moments-clés de sa jeune existence, il y aura la rencontre avec Abder Isker, sorte de substitut au père, et celle avec le cinéaste Rachid Bouchareb avec lequel elle fera un bout de chemin. Mais le choix définitif de la création cinématographique, c’est Lakhdar-Hamina lui-même qui en a eu la primeur à la faveur d’une lettre de sept pages dans laquelle elle lui affirme son désir de réaliser et d’accéder à la notoriété. Pour bien connaître Yamina depuis vingt ans, je sais l’importance pour elle de la reconnaissance par les autres et le besoin des projecteurs sur sa personne. Mais en même temps, cette gloire naissante ou ces succès ne sont pas là pour flatter l’ego. Ils doivent servir un dessein, un destin : celui de mettre en lumière et de donner à voir et entendre des fragments de vie, de mémoire, des souffrances et des silences longtemps refoulés Djazaïr 2003 # Unetentative d’écrirel’histoire aux marges d’une société qui s’est satisfaite d’un «contrat» marchand alors que derrière des statistiques froides et impersonnelles, combien d’hommes et de femmes et désormais d’enfants, doivent bricoler un projet de vie de nature ambivalente. Ainsi, en écho à une histoire d’invisibilité correspond aujourd’hui un désir d’apparaître, d’exister. «Sais-tu combien sommes-nous de femmes cinéastes d’origine algérienne? trois avec Rachida Krim et Zaïda Ghorab-Volta ! Et encore, je suis seule à avoir signé de grands documentaires !» Cette notoriété, Yamina la met au service des siens. Loin des projecteurs, il ne se passe pas un jour où elle n’intervient en faveur de l’un ou de l’autre à la suite d’une lettre dans laquelle on lui demande d’aider à avoir des places sur Air-Algérie pour convoyer le corps d’un parent décédé, ou d’ouvrir ses salles de montage ou le plateau de ses tournages pour favoriser l’apprentissage professionnel de jeunes franco-algériens en difficulté. Ce rôle «d’assistante sociale», Yamina Benguigui le revendique pleinement, comme une sorte de devoir de mémoire, rejoignant en cela, par une ironie de l’Histoire, le credo d’un père aujourd’hui retrouvé et pour lequel : «lui, moi, toute la famille, nous sommes en mission !» ❑ Comme on vient de le voir dans l’article qui précède, Yamina Benguigui s’attache avant tout à lutter contre l’oubli. Retrouver et reconstituer la mémoire de deux générations d’émigrés murés dans le silence, se pencher sur le sort injuste fait à nos femmes, oeuvrer pour arrêter l’entreprise de démantèlement du cinéma algérien, telles sont pour l’heure les préoccupations de notre réalisatrice. Les lecteurs de Djazaïr 2003 trouveront ci-après sur ces sujets, les explications de Yamina Benguigui recueillies pour nous par la lettre d’information de «Djazaïr, une Année de l’Algérie en France» (N°3). Djazaïr 2003 : Vous êtes fascinée par le vécu des immigrés, pourquoi ? Y.Benguigui: Je ne suis pas fascinée. Je me suis intéressée à cette composante de la société française parce que j’en suis issue. Mes parents sont arrivés à la fin des années 50 avec l’idée de repartir. A l’époque, c’était une immigration de transit, soit pour le travail, soit pour les guerres. Il était plus facile pour le patronat français d’aller chercher une main-d’oeuvre «française» plutôt que de recruter à l’étranger. J’ai commencé à m’intéresser à cette histoire parce que nous n’avions pas d’histoire. Nous n’avions pas de mémoire. Nos parents avaient quitté leur pays d’origine pour la réalité du travail. Ils se sont retrouvés avec des enfants nés en France, et nous, leurs enfants, nous nous sommes retrouvés à cheval sur ... rien. Il faut arrêter de mythifier la fabuleuse «double culture» ! On parle d’intégration : il n’y a pas eu d’intégration. On pensait que nous allions tous repartir à un moment. J’ai eu envie d’essayer d’écrire et de décrire notre histoire. Djazaïr 2003 : Vous avez une opinion sur la situation actuelle du cinéma algérien ? Y. Benguigui : Ce n’est pas l’envie des Algériens qui manque pour relancer la production, mais il faudrait une volonté politique énorme parcequ’il ne reste plus rien de la grandeur du cinéma algérien. On a recommencé à ouvrir des salles à Alger, trois ou quatre, mais la production cinématographique n’existe plus. L’Algérie avait un potentiel énorme. Il y avait des techniciens fabuleux dans les années 70. En matière de cinéma, c’était le premier pays dans le monde africain. Je crois qu’il faudrait une réelle volonté politique, en association avec les pays d’Europe. Il faudrait du matériel et il faudrait aussi que les jeunes puissent être formés dans les écoles étrangères pour les métiers du cinéma. Aujourd’hui, grâce à l’Année de l’Algérie en France, la richesse du cinéma algérien est mise en avant ; je souhaite donc que cette saison culturelle soit le début d’une apogée. ❑ FILMOGRAPHIE Mémoires d’immigrés- L’héritage maghrébin 1997 (3X52min) Trilogie sur l’histoire de l’immigration maghrébine en France. «7 d’or» du meilleur documentaire en 1997, Golden gate award au festival de San Francisco (USA). Inch’Allah Dimanche, Long métrage, 2001, Fiction sur l’immigration des femmes , A remporté de nombreux prix, dont le grand prix du festival de Marrakech (Sept.2001) et le prix du meilleur film du festival d’Ottawa (Canada) en 2002. Pré-sélection aux Oscars (Los Angeles) 2002 pour représenter l’Algérie. Un jour pour l’Algérie 1997 La maison de Kate 1995 (52 min) Femmes d’Islam 1994 ( 3x 52 min)A recueilli de nombreux prix internationaux . Documentaires : Le jardin parfumé Arte 2000 Prix du meilleur documentaire, Montréal 2001. Pimprenelle, 2001 (6 min) Le grand voyage de Lalla Amina, 2000 (10min) Une dizaine de films réalisés pour des fondations ou des chaînes de TV ainsi que des clips. Yamina Benguigui produit, anime et réalise des émissions de télévision dont «Place de la République» (France 2) En préparation : Le paradis c’est complet (long métrage) Le plafond de verre (documentaire pour France 5) Les Beurs dans l’armée (pour France 3) Djazaïr 2003 $ Bahdja Rahal Bahdja Rahal: Elle est désormais «la voix» féminine par excellence de la musique classique algérienne arabo-andalouse. S on but, affirme- t-elle avec une grande conviction, est de préserver cette musique dans son authenticité. Elève de l’Ecole d’Alger, dont elle perpétue fidèlement l’enseignement de ses maîtres, notamment Mohamed Khaznadji et Sid Ahmed Serri, Bahdja Rahal tend, par sa superbe voix cristalline, à sauvegarder «la lettre et l’esprit» de ce genre que Par Hind Oufriha" l’on s’accorde à faire remonter à l’âge d’or de Journaliste. la civilisation arabe, incarné par Ziryab. Travailleuse inlassable, obstinée, généreuse et passionnée, Bahdja a réussi, avec quelques rares autres consoeurs, l’exploit de forcer les portes de l’univers andalou, généralement accaparé par la gent masculine, et s’inscrit ainsi dans la lignée de Maâlma Yamna bent El Hadj El Mahdi et Cheikha Tetma. Non contente de se faire «une place au soleil» dans ce milieu, elle nourrit l’ambition de raviver la flamme du chant millénaire arabo-andalou, de le faire connaître et aimer, de le «démocratiser», en quelque sorte. Elle avoue ambitionner d’enregistrer les 12 noubas conservées jusqu’à présent (sur 24) et a effectivement réalisé en grande partie ce vœu, patiemment, une année après l’autre. Et pas seulement ! D’autres projets, aussi palpitants, l’attendent. Si d’aucuns reconnaissent danslalignée deMaâlmaYamna son incontestable talent, il reste, note-t-elle avec amertume, que «la femme n’a pas encore pleinement sa place dans ce domaine». Elle est en cela un modèle de courage, de tenacité et de persévérance. Née déjà dans une famille de mélomanes, c’est naturellement qu’elle embrasse cette carrière, délaissant l’enseignement auquel la prédestinaient des études en biologie. Une autre profession, un autre destin… fabuleux celui-ci, puisqu’aujourd’hui, elle joue dans la cour des plus grands. Chanteuse-musicienne comblée, elle dirige son propre orchestre et peut être désormais considérée comme l’une des toutes premières interprètes du genre. Cette place, Bahdja Rahal l’a conquise de haute lutte dans son propre pays. A l’étranger, elle s’applique avec bonheur à faire découvrir, proposer et aimer cette musique algérienne méconnue. Nul doute que l’Année de l’Algérie en France sera pour elle l’occasion de persévérer dans ce louable objectif. L’entretien qui suit permettra à nos lecteurs de mieux cerner et la personnalité et les projets de cette grande artiste. Toujours plus loin... Djazaïr 2003: En ce début d’année, où en êtes-vous de votre activité ? Bahdja Rahal: Après les trois récitals d’Alger, je m’apprête à donner une série de concerts, en France, à Oman et en Hollande. Mais je reviendrai à Alger pour enregistrer mon deuxième album, une nouba, comme promis. Dj.2003 : Parlez-nous un peu de la dernière Nouba Hsine sortie au mois de Ramadan. Quelles sont ses particularités? B.R. : J’ai eu de très bons échos du côté du public car s’est son avis qui compte le plus pour moi. L’interprétation de cette nouba reste difficile pour une voix féminine du fait de sa tonalité élevée. Cela nécessite donc un effort particulier. J’essaye à chaque fois de m’améliorer en travaillant davantage la voix et la technique, dans le souci de donner le meilleur à un public de plus en plus exigeant. Djazaïr 2003 % Association El Fakhardjia" dirigée par Rezki Harbit DJ.2003 : Que ferez-vous quand votre travail sur les 12 noubas sera achevé ? B.R. : J’ai plein de projets ! Les 12 noubas, ce n’est qu’un début car elles sont loin de constituer la totalité du patrimoine. Je suis très loin encore d’avoir réuni l’ensemble du patrimoine Sanâa. DJ.2003 : Quelle place occupe, d’après vous, la voix féminine dans la musique andalouse ? B.R. : La femme n’a pas encore la place qui doit être la sienne. Même si elle a appris cette musique dès son jeune âge aux côtés de l’homme, même si elle est aussi douée que lui, elle n’est reconnue encore que comme «soliste». On ne parle pas de chanteuse mais de «soliste» au féminin. La femme a toujours prouvé ses capacités et son talent. Nous en avons un très bel exemple avec Maâlma Yamna Bent El Hadj El Mahdi. Elle pouvait se trouver aux côtés des grands maîtres de l’époque sans aucun complexe. Elle était chanteuse et musicienne de très haut niveau mais elle ne pouvait chanter en public qu’en de rares occasions. Dj.2003 : Si la femme est encore absente, que faut-il alors faire pour changer les choses? B.R. : Je n’ai pas de solution. Vous pensez bien qu’il est très difficile pour la femme de s’imposer dans ce domaine. Il appartient à nos institutions et aux artistes en général de changer tout cela. Croyez-vous que les talents féminins n’existent pas ? Ils ne manquent pas mais on ne fait rien pour les aider à progresser. Il faut que les mentalités changent, mais quand ?... DJ.2003 : Quel regard porte Bahdja Rahal sur la musique algérienne en général ? B.R. : J’adore notre musique, et encore davantage depuis que je vis en France. C’est notre identité, notre moyen de communiquer avec le reste du monde... Voyez comment réagissent les Européens à l’écoute de nos musiques traditionnelles ! Orchestre Mawsili (Paris) dirigé par Farid Bensersa DJ.2003 : Qu’écoutez-vous en dehors de l’andalou ? Vos chanteurs ou chanteuses préférés ? B.R. : Ce que j’écoute n’est pas spécialement de l’andalou. J’aime tout ce qui est beau et bien chanté. J’aime Ahmed Wahbi, Allah Yarhamou, j’aime le Jazz, j’aime les mouachahate, j’écoute Sabah Fakhri, Kadhem Essaher, Fairouz, etc... DJ.2003 : Avez-vous d’autres occupations en dehors de votre musique ? B.R. : La musique occupe une grande partie de ma vie. Lorsque je ne répète ni ne chante, je donne des cours d’andalou au Centre culturel algérien de Paris, je réponds au nombreux courrier que je reçois chaque jour, ou bien, le soir je rencontre des amis, je vais au théâtre, au cinéma… DJ.2003 : Peut-on connaître votre point de vue sur cet important événement qui marquera 2003, à savoir l’Année de l’Algérie en France? B.R. : L’Année de l’Algérie en France est une occasion en or pour faire découvrir et connaître notre culture. Pour les jeunes artistes, c’est aussi l’occasion de montrer leur talent à un public autre que le public algérien, celle aussi de connaître les artistes français, de partager avec eux une méthode de travail différente, des expériences différentes. Ce sera certainement très enrichissant. DJ.2003 : Pouvez-vous nous citer un épisode de votre vie artistique qui vous a marqué ? B.R. : Ma rencontre en 2001 avec Cheikh El Hasnaoui, Allah yarhamou ! Cet homme représentait la culture nationale. Pour moi il était le patrimoine national à lui tout seul. Et dire que j’ai été la dernière algérienne à l’avoir vu, une année avant sa disparition ! C’était important de transmettre son message à nos compatriotes, particulièrement ses fans qui s’imaginaient que le Cheikh ne voulait plus avoir de contacts avec son pays. Cela m’avait fait plaisir de leur donner des nouvelles de ce grand chanteur, de leur dire qu’il était toujours vivant, qu’il habitait l’Ile de la Réunion, et était prêt à venir chanter dans son pays. ❑ Djazaïr 2003 & Etablir un bilan de ce premier trimestre de l’Année de l’Algérie en France relève de la gageure, tant sont nombreuses et disséminées à travers l’ensemble du territoire français, les manifestations programmées. Pour ses lecteurs qui n’ont guère le temps de suivre au jour le jour, à travers leurs journaux, le déroulement de cette «Année» que l’ont peut désormais qualifier d’évènement sans précédent, Djazaïr 2003 a demandé à son correspondant à Paris de relever quelques-uns des temps forts de cette manifestation qui marquera d’une pierre blanche l’histoire de nos deux peuples. e premier trimestre de l’Année de l’Algérie en France a déjà signé une manière d’exploit. En effet, aucune des saisons culturelles qui ont précédé celle de l’Algérie, n’a connu pareil volume de manifestations, sanctionné par un impact populaire et médiatique aussi spectaculaire. La «vitrine» culturelle algérienne n’a cessé de drainer les foules, qu’il s’agisse du théâtre, du cinéma, du design, des expositions en tous genres, des rencontres littéraires ou des concerts de musique. Le coup d’envoi musical de Bercy du 31 décembre dernier -une date d’ordinaire creuse- a mobilisé quelque quinze mille afficionados qui ont célébré dans la joie et la liesse un pluralisme musical de bon aloi qui, bien évidemment, a culminé avec les passages remarqués des deux «locomotives» du raï que sont Khaled et Mami. Ce qui rend d’autant plus regrettable une couverture télévisuelle plutôt défaillante. Mais ce concert a prouvé à la fois la place privilégiée de la musique dans le champ de la culture et le sens de la fête de ces foules algériennes, fières d’arborer un emblème enfin célébré dans l’hexagone. Autre temps fort musical, «Femmes d’Algérie» qui a eu pour cadre le Cabaret Sauvage à Paris dans la deuxième semaine de mars. Les accents musicaux de la chanson kabyle ont retenti avec la voix toujours aussi superbe de Cherifa autour de laquelle se sont agrégés le Rythm and Blues de la «beurette» Assia, les chants «chaouis» de Keltoumel-Aurassia, le «jazz-fusion» de Mamia Cherif ou l’andalou de Rym Hakiki, sans oublier Naïma Ababsa. Le patrimoine arabo-andalou n’a pas été en reste, qui a élu domicile dans la Maison de l’UNESCO où différentes écoles ont réjoui un public de mélomanes conquis tour à tour par l’ensemble de l’Est algérien avec Hamdi Benani, Abdelmoumen Bentobbal et Hadj MohamedTahar Fergani toujours égal à lui-même malgré le L L’Annéedel’AlgérieenFrance, unévénement sans précédent poids des ans, l’ensemble d’Alger avec Zerouk Mokdad, Mohamed Khaznadji et Sid Ahmed Serri et enfin l’école de Tlemcen représentée par Rym Hakiki, Hadj Kacem et Hadj Ghaffour pour lequel nombre de spectateurs ont fait le déplacement au coeur de Paris. Objet Filmique Non Identifié (OFNI) Le cinéma a également connu un démarage en fanfare avec une vingtaine de cinéastes et comédiens présents sur la scène de l’Institut du Monde Arabe dont la programmation a balayé quarante ans d’existence du 7ème art algérien à travers 80 films -du jamais-vu en France!- à la grande joie d’un public cinéphiphile, lequel a découvert ou redécouvert «l’OFNI» (Objet Filmique Non Identifié) que constitue Tahia ya Didou du regretté Mohamed Zinet. A la fois documentaire et fiction, drame et comédie, récit et poésie, mémoire de la guerre et du présent, hymne d’amour à cette Casbah (Bahdjati !) chantée par Momo (Himoud Brahimi), Tahia ya Didou a enchanté les Champs-Elysées (cinéma Le Balzac) et le centre Georges Pompidou (Cinéma du Réel). Si on y ajoute les festivals d’Angers et de Clermont-Ferrand, où des tables rondes ont permis un état des lieux d’une cinématographie aujourd’hui exangue aux plans de la production, de la distribution et des salles réduites à la portion congrue (une vingtaine là ou elles furent quatre cents il y a quarante ans !), on pourra dire que jamais le cinéma d’Algérie n’aura été à pareille fête. D’autant que , Année de l’Algérie en France aidant, quatorze nouveaux longs-métrages et cinq courts-métrages, verront le jour d’ici fin 2003. Autre moment privilégié, dans le domaine du théâtre cette fois, l’intronisation de l’immense Kateb Yacine dans ce temple qu’est la Commédie Française avec ces «présences de Kateb Yacine», soirées de lectures par des acteurs, mises en scène par Marcel Bozonnet et résultant d’un travail d’entremêlement entre création et biographie, dû à Mohamed Kacimi. Succès également au TILF (le Théâtre International de Langue Française) pour nos comédiennes Sonia Mekkiou et Fettouma Ousliha dont le huis clos, orchestré par Richard Demarcy, réhabilite la mémoire, dans «Les Mimosas d’Algérie», d’un patriote algérien d’origine française, militant de l’indépendance, Fernand Yveton, condamné à mort par la justice française et guillotiné. Le même TILF a enchaîné avec «Alger-Alger» de Gérard S. Cherqui, d’après «La guerre des gusses» de Georges Matteï. Emmanuel Salinger, Mohamed Farid Bensara et Arié El Maleh y représentent un épisode de la guerre d’Algérie en 1956 où des appelés (les gusses) de l’armée française, des colons piedsnoirs et des combattants du FLN posent les termes du conflit qui, quarante ans après, «travaille» encore les consciences. Souvent parent pauvre de la création, le design vient rappeler autour de l’incontournable et brillant Abdi que l’Algérie n’est pas seulement une terre d’histoire au riche patrimoine, mais également une culture qui sait aller de l’avant, vers une modernité à même de transfigurer des traditions artistiques millénaires, qu’il s’agisse des luminaires de Yamo ou des sièges de Chérif, ou encore des «meubles totem» d’Abdi... Le livre, pour sa part, est largement célébré dans le cadre de l’Année de l’Algérie et pas seulement par le Salon du livre. événement de dimension mondiale, mais aussi par une programmation très riche de la Mairie de Paris, laquelle, à travers un cycle «Lumières d’Algérie», a mobilisé son réseau de bibliothèques publiques pour rendre hommage à Mohamed Dib, Albert Camus, Jean Sénac, Emmanuel Roblès... Ces auteurs ont été au coeur d’un colloque passionnant, sous les lambris de l’Hôtel de Ville. Leurs amitiés, leurs déchirements ou divergences au moment de la guerre d’indépendance ont donné lieu à de brillantes interventions orchestrées par Catherine Chaulet-Achour. Quant à la couverture médiatique et audiovisuelle,le partenariat avec Radio-France et FranceTélévisions n’a pas été une clause de style. Information, magazines, divertissements ou fictions, tous les genres ont été convoqués pour marquer d’une forte empreinte cette année algérienne en France. Mentionnons les téléfilms : Le porteur de cartable de Caroline Huppert d’après Akli Tadjer, Le premier fils de Philomène Esposito et Pierre et Farid de Michel Favart, programmés en prime-time (21 heures) et qui, tous, ont mis à mal visions réductrices, clichés et stéréotypes pour évoquer l’essentiel, l’alchimie souvent complexe des rapports humains. ❑ M.M. Djazaïr 2003 ' L’autre rive e 9 février dernier, en effet, le cathédrale de Paris accueillait une grande manifestation présidée par l’Archevêque, Mgr Lustiger lui-même, au cours de laquelle des extraits de l’ œuvre ont été lus par l’acteur Gérard Depardieu et par le Professeur André Mandouze, ami fidèle de notre pays et grand spécialiste de saint Augustin. Pour rendre compte de cette émouvante manifestation, Djazaïr 2003 reprend sous cette rubrique réservée à L’Autre rive, les articles qui y sont consacrés par le quotidien français «Le Monde» dans la page culturelle de son édition de dimanche 9-lundi 10 février 2003 : un entretien avec le grand comédien français réalisé par Franck Nouchi, un compte-rendu de lecture, suivi d’un portrait d’André Mandouze par Henri Tincq. L LesConfessions desaintAugustin àNotre-DamedeParis Après Kateb Yacine à la Comédie-Francaise, voilà qu’à la faveur de l’Année de l’Algérie en France, un autre Algérien, Augustin de Thagaste franchit en force cette fois-ci le portail de Notre-Dame de Paris. Ce n’est certes pas une «première» pour saint Augustin puisque l’évêque d’Hippone est considéré comme l’un des plus grands penseurs du christianisme, mais c’en est bien une pour son œuvre «profane», Les Confessions.. La voix de Depardieu et la foi de saint Augustin Par Franck Nouchi Comme une vague immense. Gérard Depardieu parle de saint Augustin et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Il est chez lui, dans le 16e arrondissement à Paris, ravi de son effet de surprise. Loin de l’homme d’affaires algérien Rafik Abdelmoumene Khalifa et de Fidel Castro. Saint Augustin et Depardieu, qui l’eût cru ? Tout commence en 2001 à Alger, après un colloque international sur saint Augustin. «Monseigneur Paul Poupard [le «ministre de la culture» du pape], à qui j’avais parlé de mes premières lectures des Confessions, m’avait encouragé à faire quelque chose. Jean Paul Il également, lorsque je l’avais rencontré à Rome, en 2000, lors du jubilé des artistes. Son souhait était que je fasse un film sur saint Augustin». ( saint Augustin. Immédiatement, André s’est dit intéressé par mon projet. Et nous nous sommes mis à travailler ensemble, un peu comme, par le passé, j’avais travaillé avec Claude Régy ou Maurice Pialat. Un voyage, un cheminement, où la vie l’emporte sur les idées. Il m’a servi, ainsi que son épouse Fort de ces recommandations, Gérard Depardieu entame alors un long périple à la rencontre de saint Augustin. Il le mènera, dimanche 9 février, à Notre-Dame de Paris, où, dans le cadre de l’Année de l’Algérie en France et avec l’aide du philosophe André Mandouze, il proposera une lecture des Confessions. «Mon projet, explique Depardieu, n’est pas de lire les Confessions uniquement dans des églises. J’irai aussi dans des temples, des mosquées, des synagogues… Mon rêve serait de lire saint Augustin devant le Mur des lamentations». Et il parle, encore et toujours intarissable : «saint Augustin, c’est pour moi la question du pourquoi. C’est le mystère, le mystère de la vie. J’aime voir les gens en prière, je ne parle pas des fanatiques ou de ceux qui utilisent la religion pour anesthésier leurs douleurs. J’aime le verbe de saint Augustin, sa parole de la méditation, le son qui s’en dégage». L’idée serait donc de faire l’acteur à propos de saint Augustin ? «Oui et non, je ne veux pas être vu, je veux juste donner à entendre, poursuivre l’écho d’une question. C’est pourquoi je ne voulais pas faire un film sur saint Augustin. Ça aurait brouillé les pistes». C’est par l’intermédiaire du président algérien Bouteflika que Depardieu a rencontré, en juin 2002, à Alger, André Mandouze. «Je ne le connaissais pas. C’est Bouteflika qui m’avait dit qu’il était un spécialiste de normales. Revenir à l’essentiel de la vie». «Au fond, pour moi, à la différence de beaucoup d’acteurs, l’essentiel ce n’est pas de jouer ; le plus important, c’est la vie. J’ai fait ce métier par abondance et finalement, ma carrière, je m’en fous. Pour moi, l’art ce n’est pas chercher, au contraire, c’est vivre, Notre*Dame de Paris Jeannette, de guide, de maître, C’est une rencontre fascinante qui a marqué ma vie». Plus Depardieu parle, plus l’on se demande s’il joue, s’il se compose un nouveau personnage. «Qu’est-ce qu’un acteur pour saint Augustin, sinon quelqu’un qui viendrait prendre la douleur d’un autre et qui la vivrait ? Jouer, c’est un acte de transfert. Certains passages des Confessions sont très proches de la psychanalyse. Rien de catholique là-dedans. Ça concerne n’importe quelle religion». A ce stade de la conversation, on se met à parler du cinéma. A essayer de comprendre pourquoi, depuis Le Garçu, de Maurice Pialat, en 1995, Depardieu donne parfois l’impression de ne plus rechercher la difficulté, le risque. «C’est vrai qu’après Le Garçu j’ai eu envie d’arrêter. Avec Maurice, on avait touché des choses très fortes. Quand on en est à poser des vraies questions et que la seule réponse que l’on y apporte c’est la mort, quand on touche ces choses-là de trop près, alors il vaut mieux changer d’air, retourner à des choses plus complètement, généreusement. On peut me coller toutes les étiquettes qu’on veut, je m’en fiche, ça ne m’intéresse pas». Mais comment déchiffrer ces trajectoires, de Marguerite Duras à Francis Veber en passant par les téléfilms en costumes, les aventures pétrolières à Cuba et vinicoles en Algérie ? «Certains artistes sont capables de tout sacrifier pour le public. Je me souviens de Barbara qui disait : «Je ne peux pas avoir d’homme, parce que mon homme, c’est le public». Moi je n’y arrive pas et c’est pour ça, d’ailleurs, que je ne suis pas un acteur. Je réagis, je traverse des moments de lumière que j’essaye de faire partager. C’est le cas avec Cyrano». Soudain, un sourire illumine son visage : «Et puis, quand je fais du vin, en Algérie, en Sicile ou non, c’est aussi un acte de création». Admettons donc que Depardieu ne soit pas un acteur , mais alors qu’est-il ? On lui parle de ses aventures avec Fidel Castro et Abdellaziz Bouteflika, et le voilà qui ne résiste pas au plaisir du jeu et de l’imitation . «Depardieu, mon ami !», soudain le visage Djazaïr 2003 ) de Depardieu change, comme par enchantement il est Fidel Castro. La situation à Cuba, les atteintes aux droits de l’homme, la censure ? «C’est vrai, il y a un côté Shakespeare dans tout ça. Mais bon, il y a aussi de la poésie. Et du soleil». Le théâtre, toujours. Comme la vie de Depardieu. ❑ Un message éternel pour des temps incertains Par Henri Tinq «Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer. Je cherchais quoi aimer, aimant à aimer». Avait-on jamais ainsi parlé d’amour dans la littérature de l’Antiquité ? Pas de l’amour à l’eau de rose des romans de gare, mais de l’amour puisé à l’expérience d’un génie, Augustin (354-430), que des générations vont lire et relire avec la même émotion. L’évidence est là : si les Confessions (397401) ont traversé le temps, c’est qu’elles manifestent quelque chose de l’éternité de l’homme et de celle de Dieu. Moderne, le ton de la confidence intime, le genre littéraire de l’autobiographie. Jamais homme d’Eglise aussi respectable, qui était né en 354 à Tagaste (Souk-Ahras, à l’est de l’Algérie), en Numidie, alors province de l’Empire, membre de la haute société romaine, ne se livra à un tel déshabillage de son cœur et de son âme. Augustin vivant serait sur les plateaux de télévision, confiant ses émois d’adolescent, son initiation à la foi chrétienne qu’il but «avec le lait de sa mère Monique», sa lutte contre les convoitises de la chair, ses doutes existentiels, sa séduction pour la sagesse païenne découverte à 19 ans dans Cicéron, qui était à son programme de rhétorique. Moderne, aussi, le récit de sa conversion, à l’âge de 31 ans, dans la fameuse «lumière» du jardin de Milan qui chasse en lui les ténèbres, l’éclaire sur l’enseignement de l’apôtre Paul : «Plus de ripailles, ni de beuveries ; plus de luxure, ni d’impudicités, plus de disputes, ni de jalousies». Mais sa conversion n’est pas illuminisme ni purement spéculative. Elle est affaire de cœur. Augustin est comme tous les chercheurs de Dieu et d’absolu, en quête d’un sens à donner à leur vie. L’accès à Dieu passe d’abord par l’intériorité et la connaissance de soi. Converti, son désir divin devient infini, sa louange perpétuelle, sa confession chant et prière. Le génie littéraire des Confessions est tout entier dans ce balancement des phrases lié à son expérience la plus intime, dans ce jeu des mots et des sonorités qui fait dire à ses interprètes et biographes (Serge Lancel) que, pour en percevoir la saveur, il faut lire Augustin à haute voix -ce que fait Gérard Depardieu- et en latin ! Qu’on en juge : «Dieu est au plus profond que le tréfonds de moi-même et plus haut que le très haut de moi-même». Moderne, enfin, l’art de vivre qu’il promeut dans les Confessions, si proche d’un air du temps menacé encore par la guerre et la désespérance. Si Augustin nous paraît actuel, c’est qu’il fut le témoin d’une époque d’apocalypse : la chute de l’empire romain. Hippone (Annaba), dont il était l’évêque, fut conquise par les Vandales l’année même de sa mort (430). Leçon inépuisable : le bonheur ne se trouve pas dans la richesse, le plaisir ou la gloire, mais dans l’ascèse et la contemplation. ❑ André Mandouze Profil : André Mandouze, Fidèle et Rebelle S’il est connu pour ses emportements, André Mandouze, né en 1916, est d’abord un homme de passion et de fidélité, comme celle qui le lie à saint Augustin qu’il fréquente, toujours ébloui, depuis soixante ans et qu’il a fait découvrir à Gérard Depardieu. Son premier combat remonte à l’occupation. Avec le père jésuite Pierre Chaillet, il fonde les Cahiers du témoignage chrétien, qui réunit clandestinement des résistants et des journalistes en lutte contre l’antisémitisme et les idées nazies. Pour lui, résistance spirituelle et résistance politique ne font qu’un. Combat contre la colonisation ensuite. Après la libération, il s’éloigne de Témoignage chrétien, devient en 1946 professeur à l’université d’Alger, épouse la cause nationaliste, crée des journaux comme Consciences algériennes (1953), défend les thèses pro-indépendantistes qui vont l’obliger à fuir précipitamment l’Algérie en 1956. Il fait quarante jours de prison à la Santé, mais continue de manifester dans les rues, dans ses articles au Monde, contre la torture et une guerre qui n’ose pas dire son nom. Fils spirituel de Péguy, de Mounier et de sa revue Esprit, Mandouze est de tous les combats de la gauche renaissante des années 1970. En Algérie, il s’était pris de passion pour Augustin, l’enfant du pays, berbère par sa mère Monique, à qui il consacre sa thèse en … mai 1968. Il vénère en Augustin, non pas l’icône d’une Eglise romaine avec laquelle il aura toujours des rapports tumultueux, mais l’homme qui symbolise le lien entre africanité et universalité. En avril 2001, il organise à Alger avec le président Bouteflika un colloque sur Augustin qui représente une «révolution», tant pour le désir manifesté par ce pays de retrouver sa part de mémoire chrétienne que par le choix d’une référence comme Augustin par temps d’intégrisme. Laïc d’Eglise insoumis, professeur latiniste redouté à la Sorbonne, André Mandouze célèbre dans l’auteur des Confessions la modernité d’un penseur pour qui, contre tout fondamentalisme, la foi ne peut jamais être imposée, sinon comme une vérité librement confrontée avec celle des autres. ❑ H.T. Djazaïr 2003 + IbnBadis, pionnierdela renaissanceculturelle PAR BOUAMRANE CHEIKH" PROFESSEUR D’UNIVERSITÉ" ÉCRIVAIN, Les idées d’Ibn Bâdîs, sa vie et son action exemplaires ont marqué profondément tous ceux qui l’ont approché, de près ou de loin, compagnons, disciples ou simples auditeurs. Son influence s’est exercée de son vivant et après sa mort sur toutes les couches de la population algérienne. !- é le 4 avril 1889 à Constantine, le jeune Abdelhamid reçoit une éducation solide. Il se rend d’abord à l’école coranique et apprend bientôt tout le livre sacré par cœur. En 1903, il est confié à un précepteur qui exerce une grande influence sur l’enfant. Il s’agit de Cheikh Hamdân Lounici, adepte de l’ordre maraboutique des Tidjâniyya. Ibn Bâdîs acquiert auprès de ce maître les éléments de la langue et les connaissances islamiques indispensables. En 1908, Ibn Bâdîs est envoyé à Tunis à l’université de la Zitouna où après l’obtention de son diplôme, il enseigne un an comme c’est l’usage pour les étudiants qui viennent de terminer leur cycle d’études. Il se rend à la Mecque au cours de la même année, en 1912 et, après avoir accompli le pèlerinage, séjourne à Médine où il complète ses connaissances. Sur le chemin du retour, il s’arrête au Caire, suit les cours du Cheikh Belkhayyat, mufti d’Egypte -qui lui délivre un diplôme- . Il entre en relation avec le milieu réformateur, en particulier avec Rachid Ridha, disciple du Cheikh Mohammed Abdou. En 1913, Ibn Bâdîs retourne à sa ville de Constantine. Son séjour en Orient lui aura permis de mûrir ses idées et de réfléchir à l’état dans lequel se trouvait la communauté musulmane. Ibn Bâdîs note, parmi les causes de notre décadence, le pouvoir arbitraire qui s’était substitué à la libre consultation communautaire (Al-shourâ), de sorte que les citoyens ne participaient pas à la vie publique et restaient en dehors des décisions politiques, prises par ceux qui détenaient le pouvoir. Les savants et les penseurs, dans leur majorité, ne jouaient guère le rôle qui devait être le leur de guides éclairés de l’opinion. Une seconde cause de décadence résidait dans la théorie de la résignation, conception paresseuse du destin tout à fait étrangère à l’Islam. Les notions de travail et d’efficacité étaient devenues négligeables, chacun s’abandonnant au sort qui lui était fixé. Cet état d’esprit avait entraîné la stagnation intellectuelle et le conservatisme social. L’action d’Ibn Bâdîs, à la suite des pionniers de «l’Islâh» a consisté à dissiper ces erreurs, en revenant à la doctrine authentique de l’Islam. Il a démontré que le croyant est libre d’agir et qu’il doit agir; il n’est pas un N Ibn Badis en compagnie de Tayeb El ‘Oqbi jouet entre les mains du destin. Il résuma son programme en un triptyque célèbre : L’Islam est ma religion; l’Algérie est ma patrie; l’arabe est ma langue. L’action éducative De 1913 à 1925, Ibn Bâdîs se consacre principalement à l’action éducative, d’une part, pour créer les conditions de la renaissance et, d’autre part, pour former des disciples et diffuser les idées nouvelles au sein de la communauté. Il ouvre ainsi la première école de filles à Sidi-Boumaza et y enseigne avec Cheikh Moubarek El-Mili. Devant l’afflux considérable des élèves, il décide de doter l’école d’un internat. Le maître s’est rendu compte que l’instruction des filles est une condition nécessaire de la renaissance algérienne ; il déploie des efforts considérables dans ce sens et parvient à convaincre les parents réticents ou réservés qu’en dehors de cette voie, il n’y a pas de progrès possible. Parallèlement à la création des écoles libres à travers les principales villes du pays, Ibn Bâdîs ouvre des cercles culturels pour rassembler des groupes de jeunes et des adultes cultivés. L’un des plus importants est Le Cercle du progrès, fondé à Alger, et qui existe encore, place des Martyrs. A Constantine, l’emploi du temps quotidien d’Ibn Bâdîs est si chargé qu’il s’épuise pratiquement à la tâche. Levé avant l’aube, il donne ses premiers cours aux élèves des écoles primaires, en se consacrant successivement à plusieurs classes. Il ne s’arrête qu’à la prière de midi, et après avoir pris un repas frugal, se remet à son enseignement qu’il poursuit jusqu’à la nuit tombée. Il dispense en outre un cours public de commentaire coranique qu’il poursuivra inlassablement pendant 25 ans. Ibn Bâdîs pratiquait une méthode rationnelle de persuasion à l’égard de ceux qui ne partageaient pas son point de vue ou dont la conduite s’écartait de la voie droite. Il n’usait ni de polémique ni de diffamation. Il ne condamnait définitivement ni les pêcheurs, ni les incroyants, laissant toujours la porte ouverte à un retour possible. Ibn Bâdîs diffusait ses idées non seulement par l’enseignement et les conférences qu’il donnait dans les principales villes du territoi- Djazaïr 2003 !! re, mais aussi par la presse, les brochures et la publication d’ouvrages importants. El-Mountaqid est ainsi fondé en 1926 : ce fut le bon premier journal hebdomadaire, suivi de plusieurs autres. Il en était le rédacteur en chef et en avait confié la direction à Ahmed Bouchemal; y collaboraient aussi Cheikh Moubarek El-Mili et Cheikh Tayeb El-Okbi. Comme son nom l’indique, ce journal était surtout critique et polémique; il s’attaquait en particulier au maraboutisme peu éclairé. Ach-Chihâb, revue d’abord hebdomadaire, puis mensuelle, paraît de 1926 à 1940. Cette revue publiait les cours du Cheikh, notamment son commentaire du Coran, du Hadith et des articles traitant des problèmes de l’heure. C’est aujourd’hui la source principale de documentation pour l’étude des idées d’Ibn Bâdîs et de son école. Le 5 mai 1931, se réunit à Alger, au Cercle du progrès l’assemblée générale constitutive de l’Association des Ulamâ musulmans d’Algérie, en présence d’Ibn Bâdîs, de ses compagnons, de ses disciples et des délégués de l’intérieur. Ibn Bâdîs fut élu président de l’Association et le premier conseil d’administration fut mis en place. Il comprenait notamment Cheikh Larbi Tebessi, Cheikh Tayeb El Okbi et bien d’autres compagnons. Les objectifs de l’Association sont définis : faire connaître l’Islam véritable et lutter contre ses détracteurs et ses déformateurs, user de la méthode rationnelle à partir de l’ijtihad ou effort de recherche personnelle et rejeter le taqlid, imitation servile des maîtres. En 1936, la politique coloniale tenta d’accorder quelques droits à certaines catégories d’Algériens. Le projet BlumViolette, mis au point sous le gouvernement du Front populaire, voulait gagner une partie de la population algérienne par des réformes timidement libérales que la minorité européenne combattra avec tant d’acharnement qu’elles ne verront pas le jour. Ce projet ne stipulait pas que les Algériens bénéficiaires de certains droits politiques devaient renoncer à leur statut personnel musulman, mais les colons l’exigeaient à travers leur presse et leurs groupes de pression. Le projet Blum-Violette fut abandonné, d’autant plus que la minorité européenne avait tout mis en œuvre pour s’y opposer, parce que trop libéral à ses yeux. C’est dans ce contexte que, dans un article de la revue Ach-Chihab de septembre 1937, Ibn Bâdîs précise sa conception de la nation algérienne, après avoir choisi comme devise du journal El-Mountaqid : «la vérité au dessus de tout et la patrie avant tout». Il distingue quatre conceptions de la nation que l’on peut résumer brièvement par le nationalisme local fondé sur l’égoïsme, le nationalisme étroit basé sur le sectarisme, l’internationalisme qui veut dépasser la nation, voire la nier et le nationalisme au sens large qui écarte le chauvinisme et coopère avec les autres nations, sans renoncer à son originalité propre. Il dénonce la politique coloniale qui s’immisce dans les affaires du culte, ferme «les médersas» et poursuit leurs maîtres, interdit les cercles culturels, fournit une aide importante aux missions religieuses chrétiennes, particulièrement dans le sud du pays, alors qu’elle n’y autorise pas les Ulamâ. L’Imam Abdelhamid Ibn Bâdîs est mort le 16 avril 1940, à 51 ans, succombant à la tâche, à l’âge où d’ordinaire l’homme est encore plein de vigueur et de promesses. Lorsqu’on compare l’étendue de son œuvre à la brièveté de son existence, on se rend compte qu’il a fait le sacrifice de sa vie, au service de son pays et de son peuple. Ibn Bâdîs a mérité d’appartenir à l’histoire de l’Algérie contemporaine, comme l’un de ses bâtisseurs et de ses penseurs les plus remarquables. Penseur et homme d’action, le Cheikh Abdelhamid Ibn Badis peut être considéré comme l’un des artisans de la renaissance de notre pays, en même temps qu’un précurseur du mouvement national dont le rayonnement a d’ailleurs largement dépassé nos frontières. ❑ Lapersonnalitéd’IbnBadis Dans son ouvrage-référence, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Ali Mérad estime que « le succès fulgurant» des thèses réformistes en Algérie, ainsi que l’efficacité du mouvement créé et impulsé par Ibn Badis sont essentiellement dus à la personnalité du Cheikh, qualifié de génial organisateur : « On n’insistera jamais assez sur le caractère exceptionnel de cette personnalité. Les témoignages les plus divers, dont ceux des observateurs européens les moins prévenus en faveur du leader réformiste algérien, s’accordent à le dépeindre comme un esprit audessus de la moyenne, et comme un génial organisateur. Il est incontestable que, sans la compétence intellectuelle de cet homme, la solidité de son caractère, les ressources inépuisables de son intelligence et de son imagination, la petite association constantinoise qui avait donné le jour au Muntaqid, aurait sombré comme une folle équipée. « Badis était admirablement servi par des qualités morales qui le plaçaient nettement au-dessus de tous les lettrés algériens qui travaillaient à ses côtés pour l’idéal réformiste. Sa foi, d’abord, était extraordinaire. Ses disciples et ses amis voyaient volontiers en lui un mystique; d’autres, un saint; on n’hésita pas à le comparer à un prophète. Toutes préoccupations rhétoriques mises à part, il demeure ce fait qu’Ibn Badis avait frappé l’imagination de ses contemporains, qui l’identifièrent aux grandes figures qui, de siècle en siècle, remuent la conscience islamique, bouleversant parfois les régimes politiques, les systèmes sociaux, instaurant de nouvelles «voies» éthico-religieuses, de nouvelles orientations culturelles. « Sa façon de vivre, son allure patriarcale -en dépit de sa relative jeunesse-, le choix qu’il avait fait de la simplicité, sinon de la pauvreté, comme règle de vie, la volonté qu’il avait de ne jamais tirer avantage de son éminente situation religieuse -et donc sociale-, et de «se faire peuple», son refus systématique des futilités, des vanités, du désir de paraître, son infini dévouement à ses élèves, aux fidèles de sa mosquée, à ses amis, puis à son Association des «Ulama», tous ces traits le désignèrent à l’estime et à la vénération populaires, comme un imam de l’ancienne trempe, un «guide de la communauté», un digne successeur des grands maîtres spirituels de l’Islam. « Ces qualités personnelles d’Ibn Badis contribuèrent certainement à aplanir le terrain devant son mouvement réformiste. Mais les thèmes de sa propagande religieuse et culturelle étaient, eux aussi, propres à susciter l’intérêt des masses musulmanes, et à provoquer de nombreuses adhésions parmi elles ». ❑ Djazaïr 2003 !# Musique Quand Bachtarzi racontait «levieilAlger musical» PAR KAMEL BENDIMERED" JOURNALISTE, La kouitra Son plus grand souhait, en 1936, était d’écrire l’histoire des chanteurs et musiciens algériens...», mais ce n’est qu’une quarantaine d’années plus tard (en 1976) que Mahieddine Bachtarzi, - après plusieurs sollicitations et de conviviales rencontres ayant suivi la publication (en 1969, par l’ex-Sned) du premier des trois tomes de ses «Mémoires»-, acceptait d’ouvrir, aux fins de publication dans une revue algérienne de l’époque, une fenêtre sur «l’Alger musical» de ses souvenirs. ul sans doute n’était plus qualifié pour évoquer ce pan de la mémoire culturelle algérienne et algéroise que cette haute figure de la culture nationale né à la fin du 15ème siècle et disparu en 1986, dont le parcours professionnel s’est déployé pendant plus d’un demi-siècle sur une large palette: hazzab (lecteur de Coran), mouaddhin qui a «inauguré» la Mosquée de Paris en 1926, chanteur que sa belle voix de ténor faisait appeler le «Caruso du désert», inspirateur des «Nuits de Blida» de Camille SaintSaens à partir de la musique andalouse qu’il interprétait spécialement pour le grand compositeur, vice-président de l’association musicale «El Moutribia» aînée d’ «El Mossillia», représentant pour l’Afrique du Nord de sociétés d’édition phonographique internationales comme «Baïdaphone», acteur de cinéma, comédien et auteur dramatique, et surtout organisateur culturel hors pair dont la vie, comme le soulignait N Saâdeddine Bencheneb, a été si intimement liée à l’histoire du théâtre algérien qu’on ne saurait parler de l’un sans, du même coup, évoquer l’autre. De ce témoin -acteur majeur d’une aventure et d’une époque qu’il a eu ce coup de génie ultime de ne pas laisser sombrer dans l’oubli en les faisant revivre dans ses «Mémoires», tirons profit et matière à réflexion-à travers cet entretien condensé et modelé pour permettre la lecture la plus éclairante et attrayante possible- de la valeur documentaire de sa contribution qui, de manière implicite, situe l’enjeu majeur et redoutable auquel est confrontée la société algérienne actuelle, celui de l’amnésie culturelle rampante. Et, juste avant de laisser la merveilleuse voix de conteur de Bachtarzi tisser les fils chatoyants du «vieil Alger musical», retenons cet autre message qu’il délivre et qui n’est pas sans rapport avec le précédent : les gens du culte des anciennes cités algériennes étaient des hommes de culture, des créateurs de beauté et de sens et non ces censeurs d’art et castrateurs de mémoire et d’histoire égarés dans les villes-bourgs d’aujourd’hui. La tragédie que nous vivons s’explique aussi par ces «déficits» culturels et ces «décalages» de terreaux qui font s’entrechoquer les hommes et vaciller la société. Ainsi parlait Bachtarzi... «Mon plus grand souhait, en 1936, était d’écrire l’histoire des chanteurs et musiciens algériens. Malheureusement le manque de documents et le trop petit nombre de personnes connaissant ce milieu, furent à l’origine de mon découragement et de l’abandon de mon projet. De plus, en m’adonnant par la suite entièrement au théâtre, et surtout avec la disparition, l’un après l’autre, de tous ceux qui pouvaient me documenter, mon projet s’avérait irréalisable. Le peu de renseignements que j’ai pu me procurer, je le dois essentiellement à des gens depuis longtemps disparus (1). Celui qui aurait pu m’aider était Si Mohamed Lekhehal, dernier représentant de la grande lignée des mélomanes ayant bien connu les maîtres de la musique classique à Alger de 1900 à 1908. «Si je me suis intéressé à l’histoire des chanteurs et musiciens algériens, c’est que !$ Musique Mohamed Sfindja" un des maîtres de la musique andalouse algérienne, rien, ou presque rien, n’a été écrit sur eux. Il aurait été bon, aujourd’hui, d’évoquer ces artistes d’Alger, de Tlemcen et de Constantine, de parler de leur art, de leur vie et de leurs activités dans la musique classique ou populaire que nous chérissons tous. «En évoquant quelques figures d’artistes, poètes, chanteurs ou musiciens, vous regretterez avec moi qu’ils ne nous aient laissé aucune trace pour écrire leur histoire. Le regretté Saâdeddine Bencheneb me disait, il y a quelques années combien «la conservation, l’histoire et l’évolution de la musique en Algérie serait moins énigmatique, si un Benfarachou ou un Cheikh Menémèche avaient rédigé ne serait-ce que quelques pages sur leur art et la tradition dont ils ont hérité. Quel intérêt inappréciable présenteraient les mémoires, même fort courts et mal écrits, d’un céramiste ou d’un enlumineur algérien. Si j’évoquais pour vous quelques souvenirs que j’ai vécus comme témoin ou auditeur, vous constateriez que tout au long de son histoire lyrique, l’Algérie a tant bien que mal réussi à conserver son patrimoine musical national. Pourtant, il n’y avait à l’époque ni concert public, ni conservatoire, ni théâtre, ni cinéma et, bien entendu, ni radio ni télévision. Ce n’est que par amour pour elle qu’ils ont pu défendre et conserver leur musique contre vents et marées, afin qu’elle ne se perde pas dans la nuit des temps. !% Un évènement capital au 17ème siècle «Selon de vieux Algérois qui ont euxmêmes servi de relais à leurs anciens, l’histoire de la musique classique algérienne fut marquée par un événement d’une importance capitale au 17ème siècle. De nombreux mélomanes constatèrent à une certaine époque que la musique classique perdait de plus en plus ses chanteurs musulmans connaissant bien le répertoire, et que la plus grande partie de celui-ci se trouvait entre les mains de chanteurs israélites d’Alger ne connaissant pas l’arabe classique. Devant la menace qui planait sur cette musique, qu’il connaissait et aimait, le Mufti hanafite de l’époque convia tous les moudjouidine (lecteurs du Coran de la capitale) à une réunion. Ils étaient une centaine, possédant de puissantes et belles voix. A l’époque, les moudjouidine connaissaient en général tous les modes de notre musique et n’avaient pas besoin d’un instrument pour distinguer un araq d’un zidane, un moual d’un djarka, ou un sika d’un remel maïa. Ils avaient tous une vaste culture musicale. Dans le but de trouver un moyen qui consolidât la musique et lui assurât une conservation fidèle, le Mufti suggéra à ses interlocuteurs d’adapter le plus souvent possible les airs des noubas aux paroles des cantiques qu’ils psalmodiaient dans les mosquées. Prenant l’exemple d’un cantique qu’on récitait lors de la prière des taraouih durant les veillées du Ramadhan, le Mufti leur chanta «soubhan Allah wa bi hamdihi, soubhan Allahi ladhimi, sur l’air de «khademli saâdi». Le Ramadhan suivant, cette initiative appréciée par tous les fidèles et les mélomanes était donnée en exemple aux autres mosquées, et chacun des moudjouidine s’ingéniait à adapter un air. Ainsi, tous les airs adaptables furent chantés sur les paroles de «soubhan Allahi wa bi hamdihi» à Alger. Devant le succès de cette innovation qui fut étendue aux mosquées hanafites de Blida, Médéa et Miliana, ses promoteurs ne s’arrêtèrent pas en chemin. C’était le siècle des Muftis Sidi Ammar, Sidi Ben Ali, Ben Echahed... et il fallait trouver le moyen d’adapter d’autres airs de noubas aux cantiques appris. Le choix s’est alors porté sur les Mouloudiates. «Comme ils s’étaient déjà occupés des qassaïd de l’Imam Ali, Cheikh-El-Bossaïri, AbdEl-Hay El-Halabi, Ibnou Morsia, Omm Hani, El Bikri, Mohammed Salah, Ibnou L’Khatib, Sidi Boumediene, Sidi Abderrahmane Athaâlbi et Chems Eddine Ibnou Djabir, dont la qassida «Fi koulli fatihatine lil qaouli mouatabarah» fut une des premières chantées à la mosquée Sidi Abderrahmane à l’occasion du Mawlid Ennabaoui, les Moudjouidine ne savaient plus quelle qasida adapter. C’est alors que les Muftis d’Alger se sont mis à écrire des mouloudiate à leur tour. Et c’est ainsi que les Moudjouidine, que nous appelâmes par la suite Qassadine, se trouvèrent en possession d’un répertoire de mouloudiate composé entièrement par des poètes algériens, presque tous musicologues et même musiciens, tels Cheikh Sidi Ammar, Cheikh Sidi Benali, Cheikh Menguellati, Mohammed Ben Echahed, tous quatre Muftis d’Alger, Cheikh El-Mazouni, Cheikh El Aroussi, Cheikh Benmerzoug et bien d’autres encore. Cette tradition, dont le berceau était Alger, s’est étendue à Blida tout d’abord, ensuite jusqu’à Constantine. «Encore jeune vers 1920, j’ai eu souvent le plaisir d’assister à Sidi Abderrahmane et à Sidi M’hamed à la venue des qassadine de Constantine pour les fêtes du Mawlid Ennabaoui. Ils ont même été accompagnés par le Cheikh Abdelhamid Ibn Badis luimême en 1921 et en 1924. Il est regrettable que cette tradition, enracinée en Algérie depuis près de trois siècles et qui s’est maintenue même durant la nuit coloniale, se soit perdue depuis une vingtaine d’années. Est- Djazaïr 2003 Musique Edmond Yafil" transcrivit près de &-- airs andalous (*) ce le manque d’adeptes ou la pénurie de jolies voix ? «J’avais douze ans à la mort du grand maître Mohamed Sfindja, le 30 juin 1908. J’avais eu le plaisir de l’écouter pour la première fois lors d’une soirée familiale, donnée à Djenane Bensemman à Tixeraïne. Il avait à ses côtés, cinq musiciens : Maâlem Mouzino, qui jouait alternativement du rebab et de la kamandja, Cheikh Echérif, terrar, Maâlem Laho Séror, joueur de kouitra, et Chaloum, mandoliniste. J’ai eu également l’occasion de réentendre Mohamed Sfindja à deux autres reprises, mais avec les qassadine à Sidi Ouali Dada. Mohamed Sfindja et son disciple Saïdi se joignaient souvent aux qassadine dans les manifestations religieuses, pour leur apporter le concours de leurs voix. «Ce que je vous raconte sur la vie modeste de Si Mohamed Sfindja, sur son art et son activité, me fut raconté par Sidi Mohamed Boukandoura, Mufti hanafite d’Alger et Bach Qassad, ainsi que par Mouzino, Laho Séror, Saîdi et Yafil. Boukandoura, Mouzino et Yafil décédèrent tous trois en 1928, et Laho Seror le 1er février 1940, Ces maîtres, qui m’ont enseigné le peu que je sais de la musique classique, étaient tous des amis de Mohammed Sfindja. A son époque, celui-ci était la coqueluche des citadins d’Alger, Blida, Médéa, Miliana et Cherchell. Mais l’Alger de la fin du 19ème siècle n’était pas celui d’aujourd’hui, et malgré sa grande popularité, Sfindja ne se faisait entendre au maximum que trente fois par an, en été, dans les fêtes familiales, pour un cachet de 100, 150 ou 200 francs d’alors représentant l’équivalent de 500 de nos dinars actuels (un ouvrier gagnait 7 francs pour une journée de dix heures). Si Mohammed Sfindja ne pouvait vivre convenablement avec ce qu’il gagnait comme chanteur. Aussi avait-il un magasin de chaussures. De plus, il jouait le soir dans les cafés tels que kahouet Bouchaâchoua, kahouet Laârayèche, kahouet El-Boza et kahouet Malakoff qui était le plus fréquenté. La clientèle de kahouet Malakoff et kahouet El-Boza était formée de jeunes mélomanes et d’Israélites. Notez que si ces derniers, par ignorance de notre langue littéraire, ont contribué à une certaine dégradation de la poésie arabe andalouse, il ont, par contre, beaucoup aidé à la sauvegarde de notre musique. « Avant de vous parler d’autres chanteurs et musiciens, permettez-moi de vous raconter l’histoire d’une collaboration qu’on peut qualifier d’historique. C’est celle de Si Mohammed Sfindja avec Yafil et Jules Rouanet aux environs de 1896-1904. On avait persuadé Sfindja que pour sauver les trésors de cette musique, il fallait la transcrire. Edmond Yafil était le fils de Makhlouf Yafil, connu à Alger sous le sobriquet de Makhlouf Loubia et qui avait fait fortune en vendant un bol de loubia et une khebiza pour deux sous (10 centimes). Sa gargote se trouvait à l’angle du passage Malakoff par l’entrée de la rue Jenina, soit tout prés du café où Sfindja chantait le soir. Makhlouf Loubia était illettré, ne parlait que l’arabe, comme tous les Israélites algériens de son époque; son fils Edmond, était bachelier, diplômé de langue arabe et musicien. Comme ses coreligionnaires de l’époque, Edmond Yafil aimait la musique andalouse et, chaque fois qu’il y était autorisé par son père, allait écouter Sfindja. Le grand maître était heureux de le recevoir pour lui chanter tout ce qu’il désirait entendre. En bonhomme qui voit loin, Edmond Yafil mettait dans le plateau l’équivalent de tout ce que Sfindja collectait durant une bonne soirée. «Ce manège dura plusieurs années. Puis un jour, en 1897-1898, une maison d’édition fit appel à plusieurs musicologues de réputation mondiale pour collaborer à une grande encyclopédie musicale. Jules Rouanet fut chargé de la musique arabe. Nanti d’une bourse, il partit se documenter à Rabat, Tunis, Damas et au Caire, durant près d’une année. Mais à Alger, à qui s’adresser sinon à Sfindja, puisque Mouzino et Laho Seror n’étaient que ses élèves ? Sfindja ne parlait pas français, Jules Rouanet ne connaissait pas l’arabe, Edmond Yafil parlait les deux. Jules Rouanet étant paralysé des jambes, et Yafil boiteux, c’était Sfindja qui allait, avec sa kouitra, une fois chez Jules Rouanet au Télemly, une fois chez Yafil à Bologhine (ex- SaintEugène). A eux trois, de 1899 à 1902, ils transcrivirent exactement 76 airs (Touchiate, Noubate, Neqlabate, etc...). Jules Rouanet, qui s’était introduit dans le milieu des musiciens arabes par la suite, et qui a eu tous les renseignements et documents voulus, a terminé ses travaux pour l’encyclopédie en 1903. Les dessous d’une exploitation Après la disparition de Sfindja en 1908, sans rompre ses relations avec Jules Rouanet, Yafil continua seul le travail de transcription musicale. Il s’était assuré du concours de Laho Seror et Saïdi. Car s’il n’a édité que 112 airs Djazaïr 2003 !& Musique Durant ses recherches à Alger" Jules Rouanet eut à travailler avec Mohamed Sfindja et Larbi Bensari (deuxième rang sur la photo) (*) andalous mis en vente sur le marché mondial, Edmond Yafil eut à en transcrire près de 500, qu’il a déposés à la S.A.C.E.M (2) comme arrangeur. Mais ce n’est qu’en 1926, donc 18 ans après, qu’Alger apprit les dessous de cette appropriation du patrimoine musical national. C’était à l’occasion de l’inauguration de la mosquée de Paris. Dans le cadre de cette inauguration, la capitale française vécut plusieurs manifestations artistiques (concerts, représentations théâtrales arabes, etc...) et le nom de Yafil, comme mécène et sauveur de la musique algérienne, était cité partout dans la presse parisienne. Ne voyant pas son nom associé à celui de Yafil, Jules Rouanet fut piqué au vif . Rédacteur au journal «La Dépêche Algérienne», il eut la partie belle pour étaler au grand jour les agissements de Yafil. Celui-ci répliqua vertement, et non moins perfidement, que le sieur Jules Rouanet, avant la date du 11 novembre 1898, ignorait absolument tout de la musique arabe. «Tout ceci n’empêche pas de reconnaître que c’est grâce à Yafil que notre musique a dépassé les frontières du pays à son époque. Il a aimé cette musique par-dessus tout. Il considérait ses noubate comme de grands chefs-d’oeuvre. Il fallait écouter les conférences qu’il donnait sur la musique classique, son audience dans le peuple et son prestigieux passé, non seulement à Alger, mais aussi à Paris, durant de longues années. Il a cherché à en tirer profit, en retour, c’est certain, mais est-ce qu’il y avait un seul bour- geois fortuné de chez nous, à l’époque, qui aurait eu son audace, son courage et son amour pour une musique dont il a recueilli les paroles de la presque totalité des noubate, et édité le diwan qui, malgré toutes ses imperfections, continue à nous rendre aujourd’hui service. De plus, il a su imposer aux éditeurs de disques, durant une trentaine d’années, l’enregistrement du seul répertoire classique. Il suffit de jeter un coup d’oeil sur les catalogues de 1900 à 1920 pour s’en rendre compte. N’oublions pas aussi de mentionner les longs et coûteux voyages qu’il effectua en Europe pour trouver des éditeurs pour cette musique qu’il a transcrite à ses frais, ne sachant si elle se vendrait ou non. Infirme, il a accepté, à la fin de sa carrière, d’occuper la chaire de musique arabe au conservatoire, lors de sa création en 1922. «En vous parlant de Sfindja, Mouzino, Laho Séror et Yafil, je ne vous ai pas parlé de quelques-uns de leur devanciers et maîtres de 1880 à 1930. Il y avait, tout d’abord, Cheikh Menémèche. On dit qu’il avait une voix douce et agréable à entendre, mais elle n’avait pas la puissance et l’étendue de celle de Sfindja. Cependant Cheikh Menemèche, qui était un virtuose de la kouitra, fut le détenteur de tout le répertoire de la musique classique à Alger. Son accompagnateur au rebab était Maâlem Benfarachou. De confession juive, Benfarachou fut, avec Cheikh Menemèche, celui qui connaissait le plus d’airs andalous. Décédé en 1904, à l’âge de Ruelle dans le vieil Alger 71 ans, Benfarachou apprit à Sfindja plusieurs noubate que Menémèche n’avait pu lui transmettre. Il a également eu l’occasion de rectifier plusieurs airs mal appris par Sfindja, Mouzino et Yafil. A part les noms que je viens de citer, il y eut Saïdi qui connaissait tout le répertoire classique et jouait parfaitement de la kouitra mais qui malgré son immense talent, ne plana pas aussi haut que Mouzino et Laho Séror après la disparition de Sfindja. Un règne de trente ans sur la chanson... «Le vieil Alger s’enorgueillit aussi de ses groupes de femmes chanteuses qu’on appelait Messemaâte, S’bayate ou Meddahate ou encore Fqirate, et qui ne se produisaient que dans les fêtes familiales. Kheira Djabouni et Djazaïr 2003 !' Musique Rebab Kheira Tchoutchana, qui jouaient de la kouitra, étaient, avec leurs ensembles, les chanteuses les plus appréciées dans leur répertoire d’aroubi, haouzi, zendani, medh et même classique. «Par contre, Cheikha Halima Fouad ElBeghri (à cause de la grosse tâche qu’elle avait au menton), spécialiste du deff, ne pratiquait que le chant religieux. Ce n’est qu’après une vingtaine d’années, suite à la disparition de ces chanteuses, l’une remplacée par Hanifa Ben Amara, l’autre par Aïcha El-Khaldia qui faisaient déjà partie de leurs groupes, qu’apparaît Yamina Bent Hadj ElMehdi. Celle-ci a commencé à jouer du Guenibri à l’âge de 13 ans et eut la chance de trouver un mécène en la personne de Cheikh Brihmat, directeur de la dernière Médersa d’avant l’occupation coloniale qui se trouvait en pleine Casbah. Cheikh Brihmat, grand érudit de l’époque, mélomane passionné de musique classique, a appris à Yamina Bent Hadj El-Mehdi, tout d’abord à lire et à écrire l’arabe, ensuite la kouitra et le kamandja. A la disparition de son bienfaiteur, Yamina Bent Hadj El-Mehdi était la seule et unique artiste de renom, connue non seulement dans son pays, mais également en Tunisie et au Maroc. C’est cette renommée qui lui a fait enregistrer près de 500 disques de 1905 à 1928. Si, parmi les jeunes, nombreux sont ceux qui ignorent ce que fut cette vedette, comme on dit de nos jours, il y a encore pas mal d’Algérois qui ont eu le plaisir de l’écouter. Tout Alger a assisté à ses obsèques au cimetière d’El Kettar, le 1er juillet 1930. « Les troupes de chanteuses dont je viens de vous parler se composaient de sept ou huit éléments et ne se produisaient que devant un public de femmes. Enfant, j’ai eu le bonheur d’assister à une noce à la Casbah, dont le souvenir ne peut s’effacer de ma mémoire. Il y avait là les groupes réunis de Yamina Bent Hadj El-Mehdi encore jeune, et de Hanifa Bent Amara, assises sur des petits Djazaïr 2003 matelas, couverts d’un tissu argenté. Les chanteuses des deux groupes étaient habillées de caftans roses, longs et amples. Les deux maâlmate jouaient de la kamandja. Deux autres sebayat jouaient de la kouitra . Les interprètes étaient alignées tout le long du large patio... Derrière ces musiciennes-chanteuses se tenaient assises sur des chaises, qui leur étaient exclusivement réservées, les jeunes femmes, qu’on appelait les haddarate, habillées toutes de karakos en velours brodé d’or. Les bijoux dont ces jeunes femmes étaient couvertes et qui coûteraient des fortunes aujourd’hui, étaient pour la plupart prêtés. Dans cette mise en scène, les femmes âgées avaient leurs places réservées derrière les haddarate. Face à ce spectacle et sous les arcs du patio, se tenaient les spectatrices admises à assister au mahdhar ou hadhir. «Le hadhir est la séance de danse des femmes qui se déroulait, à chaque noce, de 18 heures à 20 heures, toujours en présence de la mariée et de ses demoiselles d’honneur. Les spectatrices, qu’on désignait sous le nom de ferradjate, étaient composées, en principe, des femmes du quartier. Plus la renommée de la chanteuse était grande, plus elle attirait de ferradjate. Il pouvait y avoir parmi les auditrices des femmes invitées mais qui, pour une raison quelconque, ne tenaient pas à assister officiellement. Elles se glissaient dans cette foule, voilées de foutas ou de hayeks. Ces spectatrices, invitées ou non, étaient de véritables critiques de mode. Elle passaient de longues journées à parler des karakos, frêmlate, djabadolis et bijoux portés par les dames. Jusqu’aux alentours de 1920 encore, les Tlemceniennes, les Annabies, les Constantinoise et les Algéroises ne s’habillaient qu’en costume national . S’hab Echaâbi «Pour terminer, laissez-moi vous dire qu’en plus de ces deux genres de musique que sont le chant féminin et le classique, il y avait à Alger les genres medh et zorna. Les meddahine, que la génération actuelle désigne sous le nom de S’hab echaâbi, avaient, comme de nos jours, beaucoup plus d’adeptes que les chanteurs du classique. Car la musique savante, chez nous comme ailleurs, n’est pas à la portée de tous. Par contre, le medh, avec sa poésie populaire, était accessible au grand public et avait de grands maîtres comme chanteurs. C’étaient non seulement de bons chanteurs, mais également les auteurs de la presque totalité des qassidate qu’ils interprétaient. Le plus connu d’entre eux, et de loin le plus célèbre dans l’Algérois, fut certainement le Cheikh Mohamed Ben Smaïl. Né en 1820 à Alger. Il mourut vers 1870. Ayant peu de goût pour l’étude du Coran et malgré les réprimandes de son père, il quitta l’école et entra en relation avec les poètes de l’époque. Il parcourut alors en véritable trouvère tout le pays compris entre le Djurdjura, Miliana et Cherchell. Auteur prodigieux, nous connaissons de lui une centaine de qassidate, la plus célèbre étant sans doute celle qu’il a consacrée à la «Guerre de Crimée», en 1856. Ses fils Ali et Kouider ont continué son oeuvre et perpétué le nom de Ben Smail. Contrairement à son père, Kouider Ben Smail était taleb. Il a étudié le Coran dans sa jeunesse et s’est acquis un nom dans le medh à Alger en se faisant, le premier, accompagner par un orchestre composé de musiciens à cordes, alors que les meddahine ne s’accompagnaient à l’époque que du deff et du bendir. « Parmi les derniers de cette grande lignée de chanteurs de medh, il faut placer le Cheikh Essaidji, connu sous le sobriquet de Cheikh Mustapha Nador, dont le grand disciple fut Hadj M’hamed El-Anka. Suivant la voix tracée par Cheikh Mohammed Ben Smaïl, qui, le premier, est allé à la recherche des poètes en dehors de sa ville natale, Mustapha Nador, après Hadj El-Habib, fut de ceux qui ont beaucoup fait pour la musique algérienne. Dans le genre Zorna, Alger fut également riche en musiciens de valeur, à ne citer pour exemple que les groupes de Hadj Ouali, El Baghdadi, Bouchaâchoua, Sadani (dont la mort, lors d’une exposition en Amérique, en 1909, a endeuillé tout Alger), Ain-El-Kahla, El-Hocine, Titiche (père de notre célèbre Boualem Titiche qui reste le seul gardien de cette grande tradition musicale). ❑ (1) Mustapha Lakset, Zoubir Ben Lamine, Ahmed Bendjiar, Sid Ahmed Meknine, Mohamed Ben Chaouche, Abderrahmane Ettamaa, Hafiz, Hamdi Saboundji, Abderrahmane Mohamed Benelhaffaf, (2) Société française des droits d’auteur. (*) Photographies extraites de l’ouvrage de Hadri Boughrara: Voyage sentimental en musique araboandalouse (Collection Nadia Bouzar). Djazaïr 2003 !( Livres Après avoir marqué le pas pendant la décennie écoulée, la littérature algérienne affiche un retour remarqué sur les scènes nationale et internationale. De Kateb Yacine à Yasmina Khadra, nos écrivains jouissent d’une grande notoriété à Paris, Londres, Rome ou Beyrouth. On pourrait croire que le livre algérien de langue arabe est exclu de ce succès. Loin de là ! Les Benhadouga, Tahar Ouettar, Rachid Boudjedra (écrivain bilingue) et plus récemment Ahlam Mosteghanemi ne le cèdent en rien à leurs compatriotes francophones. Mieux, ces auteurs sont désormais talonnés par une «foultitude» de jeunes, hommes et femmes dont les livres envahissent nos librairies, en attendant celles du monde arabe et du monde tout court. Ecrivain lui-même, Djilali Khellas fait le point pour Djazaïr 2003. Lalittérature E algérienne delangue arabe: duréformisme aumodernisme PAR DJILALI KHELLAS" JOURNALISTE" ECRIVAIN, n ce début du XXème siècle, où la langue arabe écrite n’était admise que dans les zaouïas, il était rare de voir un écrivain arabophone publier un essai, un poème ou une nouvelle. L’édition était très pauvre. La première anthologie de la poésie algérienne de langue arabe ne fut publiée qu’en 1926. La seule maison d’édition qui existait dans les années vingt était celle de Kaddour Mourad Roudoci, qui éditait surtout le Coran et quelques fascicules de grammaire. «Il était difficile, dans ces conditions, de voir s’épanouir une littérature moderne au sens qu’on lui prête de nos jours», remarque Merzak Bagtache (1). Il faut attendre les années trente, pour voir l’Association des Oulémas lancer ses revues Echihab et El-Bassaïr. Celles-ci servirent d’espace d’expression à des poètes tels que Mohamed-Laïd Al Khalifa, Tayeb El-Okbi, Mohamed-Salah Ramdane, etc... Néanmoins, les écrits tournaient essentiellement autour du poème d’inspiration et de forme classique et de la chronique littéraire. «Influencés par les Egyptiens Ezzayat et ElMazini, ainsi que par Chakib Arslane, leurs auteurs se recrutaient principalement dans le mouvement réformiste dont le chef de file était le Cheikh Ben Badis, fondateur de l’Association des Oulémas (1931)». C’est bien timidement que la nouvelle fait son apparition avec Abed Djilali, qui fut le premier à publier dans ce genre littéraire, au sens moderne du terme. Quant à Réda Ahmed Rédha Houhou Houhou, il passe pour être le premier auteur à s’être illustré en imposant à la littérature algérienne de langue arabe une autre forme d’expression que la poésie, la nouvelle ou la chronique, dans les années trente, en publiant La belle de la Mecque, un court roman qui attaquait un tabou -qui reste d’actualité encore de nos jours-, le mariage forcé des filles. Après la seconde guerre mondiale, la création littéraire algérienne adopte un rythme beaucoup plus vif. Ainsi, on remarque des écrits plus imagés comme Types humains et En compagnie de l’âne du Hakim de Réda Houhou, Le Cri du coeur de Lahbib Bennassi, ou les productions poétiques de Abderrahmane El-Aggoun. Le 1er novembre 1954, la colère accumulée depuis des décennies par le peuple algérien, éclata soudain. Les années de feu allaient emporter tant de vies humaines et apporter tant d’espoirs. Pendant cette période, peu propice à la poésie, se poursuit dans le sillage de Djellouah et Moufdi Zakaria une production poétique éparse, plus inspirée qu’experte. La poésie classique de Moufdi Zakaria fut le véritable porte-flambeau de la révolution. Dans l’ombre, exilées loin du fracas de la guerre, quelques voix essayèrent de chanter la patrie lointaine. Néanmoins, trois poètes: Belkacem Saâdallah, Abdallah Cheriet et Belkacem Khemmar donneront à la poésie libre un souffle libérateur. Djazaïr 2003 !) Livres Ahlam Mosteghanemi Merzak Bagtache Yasmina Salah Bachir Mefti Djazaïr 2003 Une lueur vivifiante et imagée A travers leurs oeuvres, transparaît une imagination qui traduit la substance évanescente des choses dans des impressions fournies par la Révolution. Réda Houhou incarcéré dans les geôles du colonialisme dès 1956 (il sera exécuté), la relève des nouvellistes tarde à venir. Il faudra attendre 1959, pour voir les premières nouvelles de Abdallah Rekibi, Othmane Saâdi et Abdelhamid Benhadouga, suivis plus tard, vers 1960, par Tahar Ouettar, Z’hor Ounissi et Belaïd Doudou. Etudiants au Machrek ou en Tunisie, ces nouvellistes n’ont pas donné, cependant à leurs oeuvres cette lueur vivifiante et imagée qui les aurait pérennisé. Parmi eux, trois (Ouettar, Ounissi et Benhedouga) continueront à publier dans les années soixante, suivis de près par Merzak Bagtache. Ce dernier donnera à la nouvelle arabe un souffle nouveau qui n’a rien à envier à ce qui s’écrit dans les langues vivantes de l’Occident. Si les années soixante n’ont pas vu apparaître de grands poètes, elles ont par contre enfanté des critiques littéraires (chose nouvelle pour la littérature algérienne de langue arabe) d’un niveau appréciable. Revenus tout frais de l’exil, les Abdallah Rekibi, Mohamed Missaief, Djenidi Khelifa et autres Mohamed Saïdi animeront pendant toute la décennie soixante les pages du quotidien Ech Chaab et de l’hebdomadaire El Moudjahid (édition arabophone). Pour le roman, de vraie mue il n’y en eut pas jusqu’en 1971, quand Abdelhamid Benhadouga publia Vent du sud. Ce fut l’évènement littéraire du début des années soixante-dix, car ce roman, d’une forme moderne, permet d’appréhender la réalité de la société algérienne de l’époque. Son auteur, «par le pouvoir d’une écriture réaliste et sincère, a ému et émerveillé le lecteur arabophone» (3). En 1974, Tahar Ouettar publie L’As, un roman bouleversant qui lève le voile sur une partie des déchirures qui ont émaillé la guerre de libération. Le roman a trouvé un accueil favorable. Cependant, l’année 1975 fait découvrir un romancier d’une autre facture, il s’agit de Merzak Bagtache qui publie «Les Oiseaux du zénith», un roman proche du «nouveau roman français» par ses descriptions optiques, ses monologues et sa réédification. Ces années soixante-dix consacreront d’autres nouvellistes qui ont pour noms Amar Belahcène (1953-1994), Laïd Benarous, Djilali Khellas, Cherif Ladra, Abdelhamid Abdous, Ahmed Menour, Abdelhamid Bourayou, Mohamed Meflah, Mostepha Faci, Waciny Laâredj, Abdelaziz Bouchefirat, M.S. Harzallah, etc... En poésie, il faut attendre le milieu de la décennie soixante-dix pour voir s’affirmer Ahlam Mosteghanemi, Abdelali Rezzagui, Ahmed Hamdi, Slimane Djouadi, Mohamed Zettili, Azradj Omar, Zeïneb Laâouedj, Rabia Djelti, etc... Avec l’ouverture de l’édition, au début des années quatre-vingt, quelques nouvellistes se sont essayés au roman, tels Waciny Laâredj, Djilali Khellas, Mohamed Sari, etc.. Leurs romans apportèrent un souffle nouveau à la littérature algérienne de langue arabe. La poésie aussi s’est enrichie de nouveaux noms tels que Lakhdar Fellous, Amar Mérieche, Othmane Loucif, Aboubakr Zemmal, Nacéra M’hammedi, Nadjib Anzar, etc... Quant au roman et à la nouvelle, ils ne sont pas restés à la traîne, produisant, au début des années quatre-vingt-dix les Ahlam Mosteghanemi (succès phénoménal de son premier roman au Machrek), Said Boutadjine, Bachir Mefti, Yasmina Salah, Hamama El-Amari, Allel Sengouga, Hamid Abdelkader, Didani Arezki, Djamel Foughali, etc.. Aujourd’hui, avec un certain cumul d’oeuvres de bonne qualité, la littérature algérienne de langue arabe se hisse au niveau de la production littéraire du Machrek, voire de la production universelle moderne à laquelle elle emprunte largement sur le plan des formes et des techniques. ❑ (1),(2) Merzak Bagtache in «Algérie», Enal 1988 (3) A.Lamalif: le réalisme chez les romanciers algériens, in El Watan du 08/12/1996. !+ Livres Note de lecture ` Aquoi rêvent lesloups deYasminaKhadra Yasmina Khadra n d’autre temps et sous d’autres cieux, Nafa Walid aurait pu se retrouver sous les feux de la rampe, réaliser cette carrière cinématographique que lui faisait miroiter son baptême de la caméra dans Les Enfants de l’aube. Hélas, pour lui, sous nos latitudes turbulentes et imprévisibles, de tels rêves ont vite fait de s’effilocher avant de se dissoudre sans laisser de traces au contact de la réalité. La vraie, l’implacable réalité qui vous ramène à vous-même, à votre petitesse, à votre quotidien nauséeux dès que vous osez lever la tête vers les étoiles. Nafa Walid devra donc renoncer à ses grandes espérances et remplir son office au service des Raja, cette famille huppée de la nouvelle aristocratie du pays qui a accepté de l’employer comme chauffeur de maître, grâce à une solide recommandation. Et il aurait pu prospérer dans ce milieu où il lui suffisait de se prêter de bonne grâce aux caprices somme toute bien légitimes de ses employeurs pour obtenir sa parcelle de soleil. Mais il était écrit que l’existence de Nafa allait basculer et se fondre dans l’épisode dramatique à l’échelle d’une nation qui en était à l’époque à son prologue. Révolté par le peu de cas que l’on faisait de la vie humaine du côté de ses maîtres du moment, le jeune homme en oublia sa condition et, non seulement dut revenir à la case départ mais surtout, lourd du secret qui l’y avait ramené, il avait eu aussi le temps d’apprendre que même à ces altitudes sociales, l’apparence servait de somptueux écrin aux pires immon- E dices. Mais jusque-là, n’est ce pas , rien de bien original. Pas même le numéro de séduction qui fait de Nafa l’amant d’un soir de Sonia, la fille de la maison, «une créature vénéneuse, belle comme l’illusion à laquelle elle ne tarderait pas à emprunter les vices»; pas même la révélation que la mère du nabab, une vieille femme aveugle finissait ses jours abandonnée dans un asile de vieillards ni celle que ce même nabab avait pour maîtresse la propre sœur de sa femme. Pourtant, à part d’être orphelin de son rêve, le héros de ce sixième ouvrage de Yasmina Khadra (*) puisqu’ainsi continue de se pseudo-nommer l’auteur de Double blanc et Morituri, n’a rien a priori qui puisse le qualifier pour les monstrueuses activités d’assassin de bébés, après celles de liquidateur d’intellectuels et d’artistes. Qu’importe, Nafa aura accompli, en cédant à la tentation malencontreuse de quêter la sérénité auprès d’un imam imbibé de componction, ce premier pas qui a conduit des milliers de ses semblables à écrire en lettres de sang et de larmes une décennie entière de l’histoire d’un pays qui ne méritait pas tant de malheurs. S’il est écrit à la manière d’un polar de haute facture et se lit avec le même intérêt, A quoi rêvent les loups n’a rien d’un roman policier. Dans un style imagé, avec juste ce qu’il faut de concessions à l’expression orale ordinaire pour paraître renoncer à toute prétention littéraire, le texte se déroule, alimenté par une connaissance si parfaite du sujet, Djazaïr 2003 #- Livres une maîtrise si sûre des éléments socio-poli tiques et psychologiques qui se sont combinés pour enfanter l’intégrisme, ainsi que des mécanismes économiques grâce auquels il a gagné en violence, que l’on en sort avec l’impression d’en avoir appris beaucoup plus que dans les analyses les mieux élaborées. C’est que dans le personnage si complexe de Nafa Walid et dans ceux qui croisent son parcours tumultueux- de Sid Ali le poète, à Zawèch le faux débile, de Nabil Ghalem et Cheikh Younès aux Chourahbil, Abdel Jalil et Zoubéïda- ce sont tous les ingrédients ayant contribué à mettre le pays à feu et à sang qui sont réunis, avec un sens de la narration et une aptitude à ménager l’intérêt du lecteur jusqu’au dénouement, conscient de surcroît qu’en réalité il ne s’agit pas d’un roman. Que les personnages, pas plus que les événements relatés ne sont le fruit d’une imagination féconde, tout en étant mis en scène par un écrivain de premier ordre. Construit sous la forme d’un long flash back, tour à tour à la troisième personne ou faisant intervenir le personnage central à la première personne, sans que l’alternance n’engendre une quelconque lassitude, le livre relate un itinéraire sur lequel le héros n’a aucune prise. Il est vrai que les principales articulations de cette aventure terrifiante sont représentées par des «moments». Meurtre d’une pauvre jeune fille fugueuse : Nafa quitte les Raja ; moment de doute et de lassitude : Nafa est pris en charge par les activistes en la personne de Cheikh Younès ; mort de Hanane : Nafa renonce à son rêve de fonder foyer; escroquerie au visa : Nafa renonce à son rêve de fuite; mort du père : Nafa rejoint les commandos de la mort islamistes; liaison avec Zoubéïda, Nafa touche au paroxysme de la cruauté… C’est ainsi : l’aventure singulière de ce mutant aux yeux bleus que les événement mènent à sa perte aussi sûrement que s’il y était conduit par une volonté toute-puissante, n’est qu’une sorte de support. L’intérêt est ailleurs. Il réside dans ce drame par lequel, ainsi que l’a souligné un leader politique, l’Algérie a manqué de peu de glisser hors de l’Histoire. Voici sans doute, plus qu’un excellent roman semé de passages d’une puissance évocatrice bouleversante, une contribution majeure à la compréhension des données essentielles du drame algérien. ❑ M. A. Lespetitsaussi... PAR LEÏLA BOUKLI" JOUNALISTE Du nouveau dans le gisement encore en friche, chez nous, du marché de l’édition enfantine. Pénétrer ce territoire méconnu et enchanté de l’enfant, c’est le pari que s’est lancé Rabéa Benguedih Khati, qui garde en mémoire les contes et légendes magistralement narrés jadis par nos grands-parents. Elle a choisi de faire une savante combinaison du merveilleux oral et de la pédagogie de l’écrit, pour expliquer la terre, les éléments, les fleurs, les animaux, en un mot, inciter au respect de l’environnement et de la nature. Elle s’ouvre ainsi pour, par et avec les enfants vers l’imaginaire, ajoutant dans ses petits livres ce support dynamique que sont l’image, le dessin et les couleurs. On sait que si l’enfant illettré d’antan se contentait d’écouter, aujourd’hui il a appris à lire, écrire, compter et applique ce savoir tout nouveau à lire des livres. Avec Rabéa, il entre dans un univers merveilleux peuplé de héros ayant pour noms Nour, Mira, Mounir Alizé ou Princesse Jardin. Rédigés dans une langue simple, tant pour les ouvrages en arabe que pour ceux écrits en français, ces petits livres d’une vingtaine de pages chacun sont agréablement illustrés par de talentueux dessinateurs (Rachida Azdaou et Hocine Akrouche) et publiés par les éditions Dalimen avec le concours du Commissariat Général de l’Année de l’Algérie en France. ❑ (*) A quoi rêvent les loups, roman de Yasmina Khadra - Editions Julliard- Paris1999- 274 pages. Djazaïr 2003 #! Patrimoine Littérature coloniale: orientalistes etalgérianistes PAR FARIDA BOUALIT" UNIVERSITAIRE, Alger au !+ème siècle (Anonyme) Dès le début de la colonisation, de nombreux artistes français contibuèrent à mettre l’Algérie à la mode...en France. Cependant, les représentations qu’ils offraient de cet Orient algérien (la ville d’Alger, les bédouins et leurs chevaux, l’Atlas et ses lions, le désert avec ses chameaux et ses palmiers,...) n’étaient pas nouvelles mais calquées sur celles, beaucoup plus anciennes, des récits d’Européens (voyageurs, diplomates en mission, captifs chrétiens...), aux 16ème, 17ème, 18ème siècles, et qui ont marqué l’imaginaire occidental. Dans certains cas, les schèmes exotiques, comme la blancheur d’Alger, sont bien antérieurs à la colonisation, et de siècle en siècle, gravures, discours de savoir (historique-géographique), récits de voyage et fictions se relayent pour reproduire ce cliché d’Alger la blanche. es premiers artistes français à venir s’initier à l’exotisme algérien, dès les années 1830, furent ceux qui accom- L pagnèrent les corps expéditionnaires. Citons à titre d’exemple, le peintre Eugène Delacroix qui fit, dès 1832, son «voyage en Barbarie», dans le cadre d’une mission diplomatique, et qui peignit Femmes d’Alger dans leur appartement en 1834 (Musée du Louvre). Horace Vernet, peintre officiel des hauts faits d’histoire militaire vint,quant à lui, en 1833 et peignit La prise de la Smala d’Abdelkader, (Salon de 1845, Musée du Louvre). Une décennie plus tard, le temps semblait avoir intensifié la fascination du dépaysement au lieu de l’entamer, Eugène Fromentin, qui séjourna la première fois, en Algérie, en 1846, y revint en 1848 et en 1852, séduit par ce pays de la lumière, le désert, les guerriers bédouins et les chevaux arabes; autant de thèmes qui lui inspirèrent bon nombre de tableaux et deux ouvrages, Un Eté au Sahara (1956) et Une Année dans le Sahel (1959), peuplés des impressions éprouvées lors de son «immersion solaire» en Algérie. La liste est très longue et des plus prestigieuses car , à partir des années 1840 ( et sur- Djazaïr 2003 ## Patrimoine Dauzats (A) Alger" Place du Gouvernement " !)%+, Eugène Delacroix: Femmes d’Alger dans leur appartement, tout après la crise de 1848), ils furent de plus en plus en plus nombreux à venir visiter cet «Orient» pittoresque, à le peindre avec plus ou moin de talent, et à le dépeindre dans des carnets et des récits de voyage, dans des notes et des fictions romanesques. Le mirage oriental Certes, tous les écrivains et artistes français qui connurent l’Algérie à cette époque n’eurent pas la même attitude à l’égard de ce qu’ils y avaient vu. Il n’en demeure pas moins qu’ils n’avaient pas résisté à l’attrait de ce «mirage oriental» :Théophile Gautier (1845 et 1862), les frères Goncourt (1847), Gustave Flaubert (1858), Georges Feydeau (1860), Alphonse Daudet (1862), Claude Monet (1861 et 1862), Paul Valéry (1871), Auguste Renoir (1881 et 1882), Guy de Maupassant (1881 et 1887), Pierre Loti (1891), André Gide (à partir de 1893), Isabelle Eberhardt (à partir de 1895), et bien d’autres. Malheureusement, les oeuvres littéraires françaises sur l’Algérie de cette époque, considérées comme des oeuvres de second ordre, pour la quasi-totalité d’entre elles, ont été écartées des anthologies et autres encyclopédies. Littérature d’évasion, du poncif, en un mot de la facilité esthétique et du manichéisme idéologique, ces ouvrages furent, à de rares exceptions près, relégués aux oubliettes. Née à la faveur de l’entreprise coloniale, cette littérature sur l’Algérie a été identifiée à l’imaginaire colonial. Cela est d’autant plus justifié que même lorsque la magie de la découverte exotique n’agissait plus sur certains écrivains-touristes, ils ne se sont pas retournés contre le système colonial. A peine fut-il vilipendé par certains d’entre eux pour avoir terni, ça et là, la couleur locale, D’autres se contenteront de tourner en ridicule tous les ingrédients de l’imagerie pittoresque de l’Algérie coloniale. Et qui mieux que Tartarin de Tarascon peut nous renseigner sur ce que tout voyageur «occidental» était «censé» découvrir dans ce miroir aux alouettes qu’était cet «Orient» algérien ? Sauvé de l’inhibition grâce à la raillerie qui visait autant l’exotisme de la province française du Midi que celui de la «province» coloniale d’Algérie, ce célébre personnage de Daudet, qui a marqué l’imaginaire social français de ses «tartarinades», est un véritable remède contre toute mauvaise conscience. Que vit donc Tartarin de Tarascon quand il débarqua à Alger, après trois jours de traversée depuis Marseille? Du bateau qui accostait, il vit d’abord un paysage dont la représentation était déjà un poncif des récits de voyage depuis l’Antiquité: «En face, sur une colline, Alger la blanche avec ses petites maisons d’un blanc mat qui descendent vers la mer, serrées les unes contre les autres. Un étalage de blanchisseuse sur le côteau de Meudon» Sur le quai, il ne fut pas non plus déçu en pittoresque en voyant « une bande de sauvages, encore plus hideux que les forbans du bateau (...) Grands Arabes tout nus sous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Nègres, Tunisiens, Mahonais, M’zabites, garçons d’hôtel en tablier blanc, tous criant, hurlant, s’accrochant à ses habits, se disputant ses bagages...». Le topo du cosmopolitisme du port et de la ville d’Alger est également antérieur à la colonisation française. D’où la désilusion de Tartarin quand il s’aventura à l’intérieur de la ville: dès les «premiers pas qu’il fit dans Alger (...) il tombait en plein Tarascon ... Des cafés, des restaurants, de larges rues, des maisons à quatre étages, une petite place macadamisée où des musiciens de la ligne jouaient des polkas d’Offenbach (...), et puis des militaires, encore des militaires, toujours des militaires ...» . Le voici bien désenchanté, car «il s’était figuré une ville orientale, féerique, mythologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzibar».Sans pittoresque, l’Algérie n’était plus, pour son visiteur, qu’ «Arabie en carton peint», «Orient ridicule, plein de diligences». Le charme du Bédouin et du chameau A peu près à la même période séjournait en Algérie Théophile Gautier, ébloui par la couleur locale. Il y effectuait son deuxième voyage (le premier datant de 1845), avant d’écrire, en 1865, Voyage pittoresque en Algérie. Djazaïr 2003 #$ Patrimoine Jean Pomier Qu’avait-t-il vu du «mirage oriental algérien»? En 1845, il fut d’abord enchanté, comme Tartarin, en apercevant, depuis le bateau, Alger, «tache blanchâtre découpée en trapèze» avec ses coteaux et ses maisons de campagne. Mais, dans la ville basse d’Alger, il commença par éprouver la même désillusion que Tartarin. Il fut d’abord surpris, comme il l’écrivait plus tard dans Voyage pittoresque en Algérie, par la bigarrure de la foule de la Place du Gouvernement (aujourd’hui Place des Martyrs) où circulaient «des gens de tous les états et de tous les pays, militaires, colons, marins, négociants, aventuriers... un mélange incroyable d’uniformes, d’habits, de burnous, de cabans, de manteaux et de capes... une confusion d’idiomes à dérouter le plus habile polyglotte». Puis, arpentant les rues principales de la ville, sa déception fut sans nuance devant tous les édifices qui rappelaient l’architecture moderne de «la métropole». Et comme il fallait s’y attendre, il trouva plus d’agrément à se promener dans la vieille ville, la ville haute, la Casbah. Elle lui offrait le spectacle pittoresque des dédales de ses ruelles, de ses «minuscules boutiques», de ses «étaux de bouchers qui ont quelque chose de sanguinolent», de ses «Arabes accroupis qui vendaient des broderies ou des pastèques», etc... Voyageur enchanté, il écrivait dans une de ses lettres, «Nous croyons avoir conquis Alger, et c’est Alger qui nous a conquis». Animé du désir de préserver l’exotisme du paysage, gâté de son point de vue par la technologie industrielle française, il eût même l’audace de penser que «L’Algérie (était) un pays superbe où il n’y (avait) que les Français en trop». Guy de Maupassant, autre écrivain français illustre qui visita l’Algérie plus tard à la fin des années 1880 et à plusieurs reprises, lui aussi, n’était pas loin de penser comme T.Gautier. Il se montra, en effet, pour le moins sévère vis-à-vis de l’armée coloniale : «Nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites, nos maisons parisiennes. Nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble outre-sens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre», peut-on lire dans son oeuvre Au Soleil. Il y dénonce l’affairisme et la cupidité des sous-officiers et des hommes de troupe de l’armée coloniale qui s’y entendaient pour «ruiner l’Arabe, le dépouiller sans repos, le poursuivre sans merci et le faire crever de misère». Dans Mohammed-Fripouille, le ton cynique de la description de la torture par la pratique de la «chaîne arabe» masque à peine sa réprobation: les prisonniers, pendant leur transport, étaient «liés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuir l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins». Dans la nouvelle Allouma, parue dans l’Echo de Paris, en 1889, le narrateur semblait louer la ténacité que manifestaient ces «habitants premiers» dans leur résistance à l’influence coloniale: «Jamais peut-être un peuple conquis par la force n’a su échapper plus complètement à la domination réelle, à l’influence morale, à l’investigation acharnée, mais inutile du vainqueur». Pierre Loti ne fut pas en reste. Romancier de l’exotisme, il ne pouvait pas ne pas effectuer son «séjour en Barbarie», ne pas louer, à l’instar des peintres et des romanciers français venus avant lui, les charmes du Bédouin et du chameau, ne pas se laisser surprendre, comme les autres, par la bigarrure de la foule d’Alger et les prostituées de la Casbah; autant de poncifs auxquels était identifié cet «Orient» lointain mais pourtant si près de Marseille. «Algériens» ou algérianistes Mais vers la fin de la seconde moitié du XIXème siècle, une distance très nette vis-àvis de cet exotisme de bon aloi commençait à se dessiner. La situation en Algérie avait changé et la colonisation de peuplement avait porté ses fruits avec l’arrivée d’une Alphonse Daudet nouvelle génération au statut identitaire des plus ambigus : elle se considérait comme algérienne sans se confondre avec les autochtones qu’elle identifiait comme Musulmans ou Indigènes (avec valeur dépréciative); elle se considérait comme française sans se sentir d’affinités avec les Français de France qu’elle appelait les Francaouis. Cette ambivalence identitaire de ce «nouveau peuple» français pourrait expliquer peut-être que les écrivains «métropolitains», en quête de couleur locale, ne leur firent tout d’abord aucune place dans le décor algérien. Cette communauté ne finira par entrer dans des fictions romanesques, et encore, par la petite porte, que dans les toutes dernières années du XXème siècle. Encore doit-elle cette faveur à des Français de France qui se sont érigés en écrivains pendant de longs séjours professionnels en Algérie. Non seulement ils ne jouirent d’aucune notoriété au-delà de la mer mais la qualité de leurs oeuvres fut contestée même au niveau local. Ce fut le cas, par exemple, de Louis Bertrand (1866-1941) qui vint à Alger en 1891 et qui s’y installa pour une dizaine d’années pour enseigner les lettres. Il fut l’un des premiers à donner la parole à cette «foule bigarrée de tous les états et de tous les pays». Dans Le Sang des races (1899), Louis Bertrand met en scène des charretiers d’origine espagnole, installés à Alger et qu’il présente comme de vaillants travailleurs. Bien plus qu’une apologie de la race espagnole, ce roman populaire consacre plutôt le mélange heureux des «races» qui composaient la colonie européenne et qui avaient fini par constituer, selon lui, une «race nouvelle» et prometteuse : «véritable mêlée cosmopolite de mercenaires, de colons, de trafiquants de toutes sortes, ce sont eux que j’aperçus Djazaïr 2003 #% Patrimoine d’entre eux fut Robert Arnaud alias Robert Randeau à qui revient la paternité de l’expression Les Algérianistes (1911), titre d’un de ses nombreux romans. Robert Randeau était lui-même un membre de cette «nouvelle race» : il est Français, natif d’Alger (1873) où il fit une partie de ses études et où il mourut en 1950. Il fut, en outre, fonctionnaire de l’administration coloniale en Algérie, au Soudan, en Mauritanie, au Sénégal, au Niger... pour «établir, comme il l’écrivait luimême, le développement de l’empire colonial». Une «nouvelle race» d’abord, quand je cherchais l’Algérie vivante, active, celle de l’avenir». Cette Algérie de l’avenir, composée majoritairement d’Espagnols et d’Italiens, avait besoin d’un passé pour confirmer son droit du sol. Qu’à cela ne tienne ! Louis Bertrand invoqua l’Afrique latino-chrétienne. Il était persuadé d’avoir retrouvé les traces de cette filiation dans les ruines de Tipaza auxquelles il consacra une partie de son deuxième ouvrage La Cinna (1901), l’autre partie étant réservée aux émeutes anti-juives provoquées par certains Français d’Algérie en 1897/1898, pendant l’affaire Dreyfus. Dans cette Algérie d’avenir, Louis Bertrand n’avait, bien entendu, laissé aucune place à «l’Indigène» parce qu’il aurait appartenu à «tout ce vieux monde (qui) sent la décrépitude, la décomposition, et la mort !». Il était donc loin de corroborer le portrait qu’en brossait la littérature française exotique: «Par quel miracle, écrivait-il, une pouillerie, une saleté, une misère, et une laideur affligeante, une stupidité et une barbarie toutes pures devenaient admirables dès qu’elles étaient arabes ou orientales (...) Mais si cet éloge de l’Indigène était vrai, nous n’aurions plus qu’à nous en aller !». Il faut admettre que certains artistes français étaient conquis par l’Algérie, au point d’écrire comme Fromentin:«c’est beau, c’est beau! tout est beau, même la misère, même la boue des sandales». Il fallait agir pour corriger cette vision et c’est ce que les émules de Louis Bertrand, appelés plus tard les Algérianistes, ont tenté de faire. Le premier Dans un précédent ouvrage, Les Colons (1908), il avait déjà tracé le projet dont il se revendiquait : «Ainsi que les Romains nos maîtres, un jour notre idéal sera de diviser le monde en deux parties : celle qui nous adviendra par droit de force, et celle qui sera exploitée à notre profit par les autres. Et si cela ne doit pas être, que cela soit du moins notre idéal». La consécration de cette «geste», par celui qui a été élu père des Algérianistes, s’est donc faite dans un but qui ne souffre d’aucun malentendu : affirmer la spécificité de cette «nouvelle race» de Français et sa détermination à consolider le projet colonial. Ainsi, lorsqu’on lit aujourd’hui la définition de l’Algérianisme, on est en droit d’être sceptique quant à sa vocation exclusivement littéraire : «Mouvement littéraire animé, au lendemain de la première guerre mondiale, par des écrivains français d’Algérie (Robert Randeau, Jean Pomier, Louis Lecoq, Jean Grenier) pour créer entre les communautés une convergeance culturelle et spirituelle». Certes, les Algérianistes, à travers leurs oeuvres, leur revue Afrique et leur Association des écrivains algériens, leur Prix Littéraire d’Algérie, voulaient réagir contre «l’orientalisme de bazar dont étaient rendus coupables les écrivains métropolitains», comme le préconisait leur penseur et fondateur Jean Pomier (fonctionnaire du gouvernement colonial). Mais ils entendaient surtout «permettre à l’âme algérienne, à l’authentique culture, voire civilisation, qui voyait le jour en Algérie, d’émerger, de s’éle- ver, de s’exprimer». Est-il bien nécessaire de préciser que ceux dont il est question ici sont les Algériens au sens de Ferdinand Duchêne, un autre algérianiste, magistrat à la cour d’Alger et qui était considéré comme le sociologue de la «nouvelle race» : «Les vrais Algériens sont ceux nés en Algérie de parents européens ou d’origine européenne». Dans la préface à l’Anthologie des conteurs algériens que leur Association fit paraître en 1925, Louis Bertrand plaide leur cause auprès de la «mère-patrie»: «Pour la première fois, une race neuve prend conscience d’elle-même. (...) En dépit de tout ce qui peut choquer ou scandaliser des Français de France, dans cette littérature africaine, je n’hésite pas à la tenir pour bienfaisante(...) O critiques, qui criez que le roman se meurt(...), tournez-vous vers ces écrivains et ces pays de la «plus grande France»». Louis Bertrand ne fut entendu ni par les «Francaouis», ni même par les nombreux intellectuels français locaux, tels que Jean Pélégri, Emmanuel Roblès, Albert Camus, etc... qui ne se reconnaissaient nullement dans ce courant. Mais ceci est une autre histoire... ❑ Djazaïr 2003 #& Arts plastiques Un tableau plein de couleurs vives de Bettina Bettina Heinen-Ayech S’il est une caractéristique que l’on retrouve dans les œuvres de Bettina Heinen Ayach, c’est bien l’éclectisme, depuis les paysages d’El Oued, Hammam Meskhoutine, les scènes à résonance sociale, jusqu’aux tableaux intimistes. Si elle découvre avec une joie sans cesse renouvelée les riches coloris des champs de blé parsemés de coquelicots et des oliviers, c’est surtout à Guelma, sa ville d’adoption, et dans la Mahouna qu’elle trouve son inspiration la plus durable et la plus intense . out le talent de cette artiste se trouve dans sa capacité de combiner ses sensations et les expressions qu’elle en donne… Elle possède l’art d’organiser symphoniquement les couleurs. Le monde monte à elle comme une mer de visions colorées, multiples, complexes, mêlées les unes aux autres. Les couleurs ne vivent pas par elles-mêmes, toutes entrent dans chacune d’entre elles pour la détruire et la recomposer. Les aquarelles de Bettina sont comme un prisme où la nature se reforme toute seule dans le jeu et la pénétration réciproque des tons, des ombres, des reflets et de la lumière. Cette lumière, Bettina la découvre dans ce pays qu’elle sillonne et qui lui donne cette inspiration…le soleil, la lumière. «Tous les Méditerranéens ferment leurs persiennes, surtout en été. oul’art d’organiser T symphoniquement lescouleurs PAR BELKACEM ROUACHE" JOURNALISTE Moi, je n’ai jamais pu faire cela! Sans lumière, j’ai l’impression d’être enterrée…j’étouffe», Bettina crée entre des accords aigus des stridences, des dissonances, des harmonies avides; ainsi parfois, elle asperge ses toiles de couleurs qui giclent sur le support ; de même elle les farde d’orange, de bleu indigo, de jaune, de chrome, de verts acides comme des pommes pas mûres, de verts tendres comme l’herbe des près. Au gré de sa fantaisie, elle les «pomponne» de châtain, de rose nacré, de roux cuivré chauffé au niveau du mordoré. Elle organise de la sorte des joutes endiablées de couleurs vives et les «saoule» avec les alcools violents de teintes exquises. Quant à la lumière, elle s’en sert comme d’une lanterne magique allumée aux feux de la rampe qu’elle promène comme une enchanteresse poétique pour les éclairer de reflets imaginaires, de lueurs blafardes. Les œuvres de Bettina ont cette pureté, cette transparence du ton, cette magnificence intacte émanant de la matière même , tellement dure et condensée qu’elle semble, comme un diamant noir, rayonner sa propre lumière. «La vallée de la Seybouse», «La Mahouna», «Biskra», lui donnent une inspiration fougueuse… Elle est la conteuse puissante de la campagne. Bettina peint cet olivier dont le feuillage luit, presque noir : son tronc est tourmenté, son environnement avide, mais ses Djazaïr 2003 #' Arts plastiques myriades de feuilles argentées bruissent d’une musique secrète et nostalgique à la moindre brise. C’est cette musique, si énigmatique, si difficile à interpréter que cette artiste cherche à saisir. Bettina chante la nature. Son œuvre est un poème dont chaque vers nous séduit davantage, dont les rimes nous ramènent à l’essence de notre terre, l’eau, la lumière, les arbres… Cette beauté sincère nous touche au plus profond de notre être. Dans la simplicité de son œuvre, Bettina met en lumière nos regrets face au temps révolu dont seule la nature demeure un témoignage vivant. Une dernière touche à un nouveau tableau Dans l’entretien qui suit, l’artiste algéro-allemande nous parle de son cheminement, de son art, de ses rapports avec son pays B.H-A. : Durant toute ma vie, j’ai cherché des d’adoption, l’Algérie et avec la nature, sa principa- paysages forts en couleurs. Dans ma jeunesse, j’ai peint des paysages suisses, italiens, allele source d’inspiration. mands. En Norvège , j’ai réalisé 18 œuvres. En Djazaïr 2003: Vous êtes l’un des rares peintres été, avec le soleil de midi, les couleurs y sont fancontemporains à peindre en plein air. D’où tastiques. Mais quand il pleut, la paysage perd de avez-vous hérité cette habitude artistique ? quel sa couleur. Aussi, ai- je toujours, en Europe, éprouvé un désir d’évasion. avantage vous apporte-t-elle ? Depuis que je me suis installée à Guelma en Bettina Heinen-Ayech: L’Ecole allemande, 1963, j’ai découvert un monde plein de couleurs. comme toutes les écoles d’art nordiques, a touDans les environs de Guelma, la terre est rouge, jours été attirée par la nature, certainement le vert du blé en herbe est brillant et en été le payparce que la nature dans ces régions s’exprime sage est doré. Je suis fascinée par ces paysages. La d’une manière plus dramatique et plus coslumière en Algérie est éclatante, l’air y est quasimique que celle du sud. Avec les brouillards, les ment magique et je m’y sens chez moi. vents et les pluies glaciales, l’être humain doit DJ.2003 : Que pensez-vous du désert algérien ? lutter constamment pour s’y adapter. Pour ma B.H-A. : C’est mon plus grand rêve ! le désert part, depuis ma prime jeunesse, j’ai été attirée m’attire comme une fleur attire l’abeille. par la peinture des paysages. Cela a été aussi DJ.2003 :Votre façon de peindre en Algérie difune manière d’exprimer mes sentiments envers fère de votre façon de travailler en Allemagne, la nature. comment expliquez-vous cela ? Mon maître, Erwin Bowien (1899-1970) était B.H-A. : En Europe, j’ai tendance à exagérer un excellent paysagiste ; il a été pour moi un dans le choix de mes couleurs. Ici en Algérie, les exemple . Il m’a appris à regarder le paysage couleurs sont si fortes qu’elles s’imposent à moi, avec l’œil d’un peintre, non pas d’un photoEn Europe j’étais tourmentée, je ne pouvais même graphe. J’ai été aussi très impressionnée par le pas donner une explication quant aux couleurs grand paysagiste hollandais Jacob Van Ruysdael(1), le Norvégien Edvard Munch(2) et que j’utilisais. Mon histoire avec l’Algérie a coml’Allemand Emil Nold(3) qui avait peint la mer mencé avec ma rencontre en 1960 à Paris avec en rouge -c’était pourtant la mer !- c’est ainsi Abdelhamid Ayech qui deviendra mon mari, C’est que j’ai appris à voir les lignes des montagnes, la un être modeste et bon. C’est à travers lui que j’ai superposition des collines, leur aspect drama- connu les Algériens, je suis arrivée en Algérie avec un esprit romantique, lequel d’ailleurs continue tique, leur grâce ou leur poésie. La peinture de plein air rafraîchit l’esprit, à m’habiter. Ici la vie à une autre dimension. En parce que la nature est en perpétuel change- Algérie, au coucher du soleil toutes les maisons ment. Chaque nuage apporte une nouvelle baignent sous une lumière rose et le crépuscule atmosphère au paysage. La nature n’est jamais donne un sentiment de repos et de paix. Quand je suis à Solingen, ma ville natale, je suis impatiente ennuyeuse : elle est ma source d’inspiration. DJ.2003 :Vous avez peint beaucoup de paysages de retourner à Guelma. A Guelma, j’ai le temps de d’Algérie. En dehors de l’aspect pictural, quel vivre et de rêver. DJ.2003 : On trouve de la poésie et de la plaisir en tirez-vous ? musique dans vos œuvres, d’où proviennent- Djazaïr 2003 elles? B.H-A. : Le véritable art doit contenir des mélodies et de la poésie. Mon père était un poète. Il disait qu’un bon poème doit avant tout être composé comme une musique. Mon maître principal Erwin Bowien, disait lui aussi que la juxtaposition des couleurs doit vibrer comme de la musique. La couleur, c’est comme la poésie, elle doit exprimer quelque chose; un paysage ou un portrait peut être une œuvre dramatique ou lyrique. Quand je peins un être humain, je m’efforce de faire ressortir ce qui transparaît de son âme; comme disait Léonard de Vinci, l’art, c’est de peindre l’être humain avec son âme. Dj.2003 : La plupart de vos œuvres sont des aquarelles. Pourquoi ce choix ? B.H-A. : C’est depuis mon enfance que j’ai commencé à peindre à l’aquarelle. Mon maître me donnait des feuilles aquarelles de grand format (73 x 102 cm) pour mieux percevoir mes erreurs. Dans les écoles et académies des beaux-arts, à Cologne, Copenhague et Munich j’ai appris d’autres techniques , mais je suis restée toujours attirée par l’aquarelle. La plupart des artistes utilisent l’aquarelle comme esquisse. Pour ce qui me concerne, avec le temps, j’ai compris qu’on pouvait faire beaucoup de choses avec l’aquarelle. J’ai trouvé un charme exquis dans cette technique, parce que la ligne de dessin réalisée avec un pinceau ne peut pas être corrigée. En Europe, le climat est humide et les couleurs s’entrechoquent entre elles; à Guelma, le climat est sec, c’est pour cette raison que j’ai adopté une technique appropriée et que mes tableaux sont très colorés. Avec mon ancien professeur, je me suis exercée dans plusieurs variations et mélanges qu’on peut réaliser avec quatre couleurs. DJ.2003 : Votre amour pour la peinture remonte à votre enfance, parlez-nous-en . B.H-A. : Ma famille vivait pour l’art. Mon père Hanns Heinen, était journaliste et poète et ma mère était connue pour son salon littéraire. Beaucoup d’écrivains et de poètes ont lu leurs œuvres dans ce salon. Elle organisait aussi des concerts de musique et des expositions. Mes parents m’ont beaucoup encouragée ; c’est à l’âge de 17 ans que j’ai présenté ma première exposition, à Bad Homburg . Aujourd’hui, j’ai derrière moi plus de 83 expositions réalisées dans différentes villes européennes et africaines . ❑ (1) 1628-1682 (2) 1863-1944 (3) 1867-1956 #( Théâtre M’hamed Benguettaf, unauteur dramatiqueheureux: «J’aimelethéâtre sanslignesdroites nicassures...» PAR KAMEL BENDIMERED" JOURNALISTE, Djazaïr 2003 #) Théâtre Benguettaf félicitant le comédien Sirat Boumediène Que de chemin parcouru par M’hamed Benguettaf qui, de la distance de ses 63 ans (il est né le 20 décembre 1939 à Alger), peut s’estimer -et il l’avoue luimême- un auteur dramatique passablement comblé avec une oeuvre qui, après avoir patiemment creusé ses sillons intra-muros, s’affiche bien également hors des frontières nationales. omme de théâtre pugnace et polyvalent en ce sens qu’il butine sur tout le spectre de l’art de la scène : comédien, auteur, adaptateur, traducteur, metteur en scène, Benguettaf, entré au Théâtre national d’Alger en 1966 après une incursion de reconnaissance dans le théâtre radiophonique, a été distribué dans la majeure partie des pièces produites par cet organisme jusqu’à ce qu’il lui tire sa révérence (1989), et cette activité relativement soutenue n’a fait que bonifier ses dispositions talentueuses. Rendant hommage à ses grandes qualités de comédien qui en font, dans le sens positif de la formulation, une bête de scène, un ancien directeur du TNA a eu un jour cette boutade à son sujet : «donnez-lui à lire l’annuaire téléphonique et il est capable de vous le faire prendre pour un texte dramatique». Traducteur ou adaptateur, il a aiguisé avec bonheur sa plume sur Ivan Ivanovitch a-t-il existé ? de Nazim Hikmet, L’Homme aux sandales de caoutchouc de Kateb Yacine, De quoi piéger le diable lui-même d’Ali Salem, Porte des conquêtes de Mahmoud Diab et Le Merveilleux complet couleur noix de coco de Ray Bradburry. Metteur en scène du Bossu de Mohamed Touri ainsi que de deux de ses créations : Djeha et les gens et Ciel et le Rideau se lève H !, il avoue n’avoir joué ce rôle que par extrême nécessité et en a d’ailleurs fait l’économie par la suite en s’autoréalisant autrement et judicieusement. En l’espace de 27 ans il a «commis» onze oeuvres dramatiques : Hasna et Hassen (1975), Stop (1979), Djeha et les gens (1980), Ciel, le rideau se lève ! (1982), Le Collier de perles (1984), Djilali Zine el haddat (1986), Le Cri (1989), Fatma (1990), La Répétition ou le Rond-Point (1994), Arrêt fixe (1996) et Matin de...quiétude (1998). Les quatre derniers textes cités ont été écrits dans une version bilingue (arabe/français), édités (chez Lansman, Belgique) dans la langue de Molière et, à l’exception de Matin de...quiétude, montés et joués sur des scènes internationales. Ajoutons à ce tableau la réussite de la double adaptation à la scène de la nouvelle de Tahar Ouettar, Les Martyrs reviennent cette semaine (1987), et du roman de Aziz Chouaki, Baya (1992). Dans sa maturité créative Après avoir engagé laborieusement son char sur le terrain exigeant de l’écriture dramatique, freiné à la fois par une nette propension à l’autocensure et l’assimilation encore imparfaite des arcanes du langage où le lyrique phagocitait le dramatique et où l’effet verbal prenait le pas sur l’action, Benguettaf tend vers son point d’équilibre à partir d’El Ayta, un cri libérateur qui élargira son espace d’écoute et d’attention au-delà des espaces national et arabe, grâce au Festival du Théâtre Européen de Grenoble (1989), où la pièce mettra public et critique dans sa poche. Cette création marque un tournant dans le parcours du dramaturge, que soulignera et confirmera une année plus tard Fatma, le premier one woman show du théâtre algérien dans lequel la comédienne Sonia brûlera littéralement les planches. Benguettaf chevauche désormais une trajectoire à partir de laquelle il assume avec plus d’audace et de rigueur son propos et décorsète son imagination dans la création de situation dramatique. La compréhension de ce changement de spire peut se situer à l’intersection-interaction de trois facteurs : le nouveau contexte lié à la libération des esprits et de la parole dans la foulée du séisme socio-politico-culturel d’octobre 1988, l’expérience artistique emmagasinée par l’auteur et, enfin, la consolidation d'un rapport de création dynamique et ouvert tissé avec le metteur en scène Ziani Chérif Ayad dans une compagnie théâtrale fraîchement émoulue et porteuse d’espérances, le Théâtre de la citadelle, avant que cette structure ne se délite progressivement parce que le mercantilisme et les faux semblants érigés comme modes de gestion ont fait imploser la solidarité d’un groupe et sa complicité artistique. Sur ce qui le définirait formellement comme auteur, Benguettaf avance que «comme beaucoup d’Algériens (il a) été élevé dans l’univers des contes» et, ajoute-til, «cette manière de raconter des histoires qui m’a profondément marqué a fait que, plus tard, en m’adonnant à l’écriture, cette facette est apparue tout naturellement dans mon travail... Je n’aime pas les lignes droites ni les cassures, je préfère raconter une histoire par un mouvement ondoyant qui me semble plus riche de possibilités de communication en fonction de nos traditions culturelles». Ayant bouclé avec la cinquantaine la première grande étape de son parcours, qu’il assimilait suivant ses propres termes à «un stage de formation professionnelle» à la faveur duquel il a capitalisé savoir-faire et outils de nature à crédibiliser son langage, Benguettaf est aujourd’hui dans sa maturité créative. Sa voix d’auteur dramatique, bonifiée par la patine du temps et l’ouverture sur d’autres aventures artistiques à l’échelle internationale, a repoussé ses horizons d’audience puisqu’elle s’exporte avec le même bonheur sur les scènes de Limoges, Paris, Bruxelles, Bamako, Tunis ou Damas, qu’elle s’expose et s’impose dans les salles algériennes. ❑ Djazaïr 2003 #+ Festive Voyageur infatigable, Abdelkrim Djilali, nous fait partager, à travers ses Carnets de route, ses découvertes de l’Algérie profonde. Après les provinces du Sud : Saoura, Gourara, Tidikelt, Aurès, Ziban et Mzab, le voilà qui nous guide dans le Hoggar, sur l’inoubliable Plateau de l’Assekrem, puis à Ouargla où la nostalgie le prend à la gorge davant Sédrata, ville ibadite légendaire engloutie sous les sables du Grand Erg. Autre page de l’histoire, le Musée de Ouargla. Architecture à la soudanaise, il est, avec le Bordj Chandez, fort saharien qui jouera un rôle clef dans l’histoire de l’invasion coloniale du Sahara, l’un des monuments de la ville. Pour ceux qui aiment les musées, celui-là fait de la peine. Retapé mais toujours sans statut. Il n’y reste plus rien ou si peu de choses. Mis à part les stucs en plâtre des ruines de Sedrata, le reste est un entassement d’objets hétéroclites, un faux rondbosse, une reproduction d’une fresque du Carnets deroute PAR ABDELKRIM DJILALI" JOURNALISTE, Ouargla Ouargla, le 26 décembre Je retrouvais Ouargla en pleine effervescence. Demain commence le 11ème colloque sur feu Houari Boumediene. Mille participants sont attendus. Au jour «J» il y en aura le double. Que des jeunes, en majorité étudiants, venus de toutes les régions du pays. Difficile de maîtriser une aussi turbulente énergie. Un véritable casse-tête pour les organisateurs. Les choses rentrent dans l’ordre ou le désordre, c’est selon, et l’ambiance de fête prend finalement le dessus sur tout le reste. Rues colorées de troupes folkloriques, du rythme, du punch avec les fameux karkabou de Rouisset, un quartier populaire de Ouargla, la cavalerie et ses chevaux Barbe, une belle harmonie d’élégance et de puissance, le boucan du baroud tant attendu, le traditionnel défilé en fanfare des Scouts, soirée poétique, une opérette par le ballet de l’ONCI sur des textes de Slimane Djouadi et une musique de Mohamed Boulifa et bien sûr, comme il se doit pour un colloque, des conférences sur les multiples facettes de la vie du défunt... Un peu trop clean pour une personnalité aussi complexe. Tassili réalisée par Poitevin, dessinateur d’Henri L’Hote, quelques outils lithiques et une section ethnographique plutôt rudimentaire…Le spectacle pathétique de la grandeur et de la misère d’un musée saharien. Mais ceci est une autre histoire... Celle-là, à quelques lieues au sud de Ouargla, raconte une prestigieuse mais tragique épopée, celle des Ibadites et de Sedrata, Isedraten, la glorieuse capitale rostémide, prospère entre les Xème et XIIème siècles. Chassés de Kairouan par les Aghlabides, de Tiaret par les Fatimides et de Sedrata par les Hammadites, (on ne sait pas exactement quand et comment Sedrata fût ruinée) à partir du XII éme siècle, les Ibadites vont finalement trouver un refuge durable dans ce qui allait devenir plus tard la Pentapole du M’Zab. De 1950 à 1952, Marguerite van Berchem, une Suissesse passionnée de mosaïques dirigera les fouilles des ruines de Sedrata. Des pièces remarquables vont être mises au jour…des sculptures en stuc d’un grand raffinement et à la géométrie d’une rare complexité, un vaste réseau de canaux d’irrigation, ainsi que la trame des quartiers, des rues et des ruelles… Plus de cinquante ans après, Sedrata est Djazaïr 2003 $- Festive toujours là, sous la masse de l’Erg, une ville entière engloutie sous les sables. Les prochaines fouilles, en préparation, annoncent un défi et une aventure incroyables. Comment, en effet, arracher du cœur de l’Erg, un kilomètre carré de ruines de la cité légendaire. Contre la puissance des dunes imposantes, une œuvre de titan. D’ailleurs, pour la communauté ibadite de Ouargla et pour laquelle ce site est encore de nos jours un lieu de pèlerinage, « le jour où la ville sera sortie des sables, ce sera, assure-t-on, l’un des signes de la dernière heure». Professeur à l’université de Ouargla, le Docteur Zouzi, Ibadite lui-même, sourit quand il me rapporte le jugement des anciens mais cela, pour lui, n’est qu’une allégorie pour désigner une tâche considérée, à la vue du chantier, comme impossible. L’équipe, dont le Docteur Zouzi est membre, sait ce qui l’attend. Architectes, géologues, historiens ont déjà proposé un plan d’action pour empêcher l’Erg d’avancer plus encore et détourner son cours par un système de plantations d’arbres. Alors la fouille pourra commencer et Sedrata livrera enfin son terrible secret et son lot de précieux renseignements sur un Moyen Âge maghrébin si peu connu. nous avons raté le coucher du soleil. Nous retrouvons plus bas la chaleur du refuge et une chorba fumante pour le dîner. Un régal et nous sommes affamés et transis de froid. Il y a du monde ce soir, un groupe d’Anglais, près du feu, embarqué pour un raid à moto. Ils sont si calmes, épuisés, silencieux. Dans «le salon» avec la cheminée, bien en face d’eux, des Italiens chantent ensemble de tout cœur. Ils sont si heureux. Leur exubérance ne dérange personne. Hakim, un enfant trisomique est avec sa sœur dans un Anglais. Ils sont tous sous le charme et s’agglutinent autour d’elles. Elles leurs parlent de leur Kabylie natale avec un gros accent. Au bout d’un moment les filles s’essayent à l’anglais et les Anglais au kabyle. Du pur bonheur ! Protégé du froid par mon chèche, l’une d’elles me prend pour un Targui. Oui ! Mais un Targui des Kel Bab-El-Oued. J’enlève mon chèche, elle éclate de rire. Nous étions dans le même avion ! Les chauffeurs se rassemblent et improvisent un tindi avec un jerrycan et des bidons Tamanrasset, le 29 décembre. Toujours à la lisière du Grand Erg Oriental. Comme Timimoun, El Goléa est, elle aussi, au bord de quelque chose, une frontière, une voie de passage et pour moi, une escale. Une heure, c’est peu, mais c’est fort. Une occasion à ne pas rater: une nuit sur l’Assekrem et retour demain sur Tamanrasset, ça ne se refuse pas ! Kada accompagne un couple d’amis qui doivent continuer un circuit dans l’Atakor. Il s’impatiente: la piste est mauvaise et nous sommes en retard. Il a beau faire, nous ne dépassons pas les quarante kilomètres/heure. Arrivée au refuge à dix-sept heures, tout remués. Pourtant, il faut faire vite et grimper les deux mille huit cent mètres d’une méchante pente. Cela fait rire Kada d’être le premier et moi le dernier. Cela m’est complètement égal, je marche à mon rythme et dans le plaisir. Pour moi, c’est un pèlerinage, je le dis à mes compagnons, cela fait plus de vingt ans. C’était mon premier voyage au Sahara. A peine arrivés, il faut redescendre. Un vent glacial balaie le plateau. Intenable. La chapelle du Père de Foucauld est fermée et Le plateau du Hoggar groupe d’amis venus fêter le réveillon dans le Hoggar. Là-haut, sur le plateau, il a pleuré. «Il s’est rappelé son père, mort quelques mois plus tôt» raconte sa sœur, totalement dévouée au bien-être de son petit frère. Gilbert et Jacqueline sont en vacances. Ils viennent de Djanet. Gilbert est chef d’une entreprise française installée en Algérie, dans une ville côtière, depuis une année. Leurs enfants ont grandi, fait leurs vies et eux se retrouvent seuls enfin. Gilbert est revenu du plateau tout retourné, il n’en revient pas d’avoir retrouvé, ici, un vieux copain de classe qui vit là haut depuis dix-neuf ans. Hakim se jette spontanément dans les bras affectueux de Jacqueline et n’arrête pas de l’appeler grand-mère; elle le câline, il pleure jusqu'à s’apaiser. Deux jeunes filles du groupe de Hakim engagent la discussion avec les de plastique. N’importe quoi, mais ça marche, les Italiens tapent des mains conquis par l’orchestre improvisé et les Anglais par les filles. Couchés à une heure du matin, un matelas, une couverture, à peine enlevé ses chaussures, surtout se protéger du froid. Réveil brutal à six heures du matin pour monter sur le plateau et enfin, ne pas rater le lever du jour. On vient aussi pour ça, à l’Assekrem. Fin de nuit glacée. En haut, l’attente commence et à 7H15 précisément, sur l’indication d’un père blanc, un seul cri accueille la première lueur du jour : LE VOILA ! Devant la dizaine de bouches ouvertes, on dirait un incendie où peut-être même la naissance du monde, l’embrasement du big-bang. Le soleil est bien là et, déjà, nous avons moins froid. ❑ Djazaïr 2003 $! L’Emir hommed’état Abdelkader, etstratègegénial PAR KAMEL BENDIMERED" JOURNALISTE, Portrait de l’Emir ,,,,,, Une destinée hors du commun : l’expression traduit avec justesse et rigueur la prodigieuse histoire de l’Emir Abdelkader sertie dans l’Histoire collective qui, tout à la fois, la porte et en est impulsée. «Je n’ai point fait les événements, disait l’Emir en 1848, ce sont eux qui m’ont fait… L’Homme est comme un miroir, le miroir ne reflète l’image du ciel que lorsqu’il est net». ertes, mais dans la partie de bras de fer qui s’engage contre l’occupant français avec pour enjeu la liberté et l’indépendance de l’Algérie, «les semences du génie latent d’Abdelkader, souligne Charles-Henry Churchill, éclatèrent soudain jusqu’à son plein épanouissement». Sous la baguette de ce chef d’orchestre hors pair, ajoute l’auteur de La Vie d’Abdelkader, «le caractère arabe se mettait à développer des vertus depuis longtemps ensevelies et qui renaissaient des âges : patience, ténacité, C persévérance, concentration, esprit d’union…». A ce point de jonction où l’Histoire fait litière aux personnages exceptionnels, le nom d’Abdelkader a trouvé un ancrage légitime. Car rarement un homme aura développé à un aussi haut degré l’articulation d’une pensée et d’une action dont les sources de lumière s’appellent devoir patriotique et confiance en Dieu, aura atteint une telle plénitude dans l’accomplissement de son destin. D’où la fascination qu’il a exercée sur ses contemporains, à commencer par cette pléiade de maréchaux et généraux de l’Empire français dont le talent militaire a été mis à cruelle épreuve, voire souvent franchement ridiculisé par la stratégie de lutte de l’Emir Abdelkader. Il est le plus grand homme de son temps, avec Napoléon, a dit à son propos le maréchal Soult, tandis que son plus implacable ennemi, Bugeaud, l’a qualifié –mais oui ! – d’“ homme de génie”, celui que " l’Histoire doit placer à côté de Jugurtha ". Tous les officiers supérieurs français, et ils furent nombreux (Desmichels, Lamoricière, Trézel, Bedeau, Yusuf, Valée, Saint-Arnaud, Cavaignac…), qui ont eu affaire aux troupes Djazaïr 2003 $# de l’Emir, ont été unanimes à souligner les qualités militaires et politiques de ce meneur d’hommes incomparable, de cet animateur " génial "- un adjectif qui revient souvent dans leurs témoignages – de la Résistance algérienne. L’Etat algérien sous le régime ottoman, nous dit en substance Mohamed- Chérif Sahli, ne fut pas à la hauteur de la tâche primordiale requise par le mouvement général des temps modernes, qui était d’engager et de poursuivre un processus de nature à achever et consolider l’unité et la cohésion de la nation. Cette mission, paradoxalement, s’exprimera après la chute d’Alger, et dans l’urgence du chaos, sous la férule de l’Emir, lequel " apparaît tout autant comme le révélateur des énergies algériennes et comme le portrait de cette (nouvelle) Algérie qui s’ébauche " (René Galissot). En même temps qu’il guerroie, Abdelkader se fait rassembleur en regroupant progressivement derrière son étendard des centaines de tribus et de féodalités traditionnellement irréductibles à tout pouvoir central, posant les fondements d’une unité nouvelle postulant à plus longue échéance le dépassement du système tribal et clanique. Son autorité s’étendant bientôt sur les deux tiers du territoire, “l’Emir organise son administration… avec une compétence politique et juridique pour le moins étonnante, répartit l’autorité civile en huit provinces, gérées par des aghas et des caids, (et) restreint surtout l’influence des marabouts et des cheikhs trop enclins à jouer aux prédicateurs ou aux saints” (Kateb Yacine). Les édiles à la tête des " khalifaliks " deviennent des sortes de hauts fonctionnaires responsables devant Abdelkader et payés par le Trésor, ce dernier alimenté essentiellement par l’impôt levé non pas de manière abusive et imprévisible comme du temps des Deys, mais suivant les prescriptions de la Loi coranique instituant les seuls zakat et ochour. Sont également rétribués, selon un traitement qui variait avec le savoir et le mérite de chacun, les tolbas qui enseignaient dans les zaouïas et les mosquées, où les cours étaient dispensés gratuitement et où la constitution de bibliothèques par l’aide à la préservation des manuscrits et livres participait de manière cohérente à l’établissement d’un système d’éducation publique. Rémunérés sont aussi les cadis, assistants La stratégie de la mouvance Le sceau de l’Emir qui rendent la justice, autre fondement sourcé à une vertu cardinale coranique, l’équité, et devant asseoir un Etat stable et durable, lequel bénéficiera par ailleurs, dans les conditions difficiles de la lutte contre l’occupant, de la sécurisation des biens et personnes et de la moralisation de la vie publique mises à mal par la désagrégation du pouvoir précédent, et par la facilitation de l’activité commerciale en créant notamment une nouvelle monnaie (dont la frappe se fera à Tagdempt) pour régler les salaires des fonctionnaires , les soldes de l’armée, les opérations de négoce, etc.… Cette action civile régulatrice et moderniste s’exprimera de manière aussi prégnante sur le plan militaire, puisque l’armée est rationalisée dans son statut et son organisation, Abdelkader la structurant et la dotant d’un code militaire (règles sur la discipline, la solde, l’habillement des troupes…), important l’essentiel de l’armement dont elle a besoin et recrutant des spécialistes étrangers pour aider à fabriquer le reste, montant plusieurs petits arsenaux, des fabriques de poudre et des fonderies. Ses efforts pour réformer et conforter l’Etat en fonction aussi bien du combat libérateur que d’une perspective de durabilité, qui lui vaudront des témoignages de respect et d’admiration de la part des souverains des pays voisins (Egypte, Tunisie, Libye, Maroc…), font écrire à Churchill que c’est "grâce au contrôle personnel incessant qu’Abdelkader fut à même de poursuivre et de compléter ses plans ambitieux de réforme et de progrès. Toujours en déplacement, passant ses troupes en revue, visitant les arsenaux, inspectant les écoles, rendant la justice, (l’Emir) semblait incarner le principe de progrès, et semer comme un bon génie, à travers tout le pays, les bienfaits de l’instruction, de la sécurité et de la stabilité ". Après la reddition, le 23 décembre 1847, de l’Emir, décidée volontairement et précédée de conditions- dont celle d’aller librement dans un pays musulman de son choix – auxquelles le général Lamoricière souscrira entièrement par écrit, la chambre des députés français reprochera vertement à ce dernier la signature d’un tel traité, alors qu’il aurait pu épargner aux autorités coloniales, lui dit-on, cette " faute politique grave " (qu’elles n’avaliseront d’ailleurs dans les faits que plusieurs années plus tard) en se saisissant du chef algérien plutôt que de le laisser se rendre. Réponse de Lamoricière : " on m’a accusé d’être entré en négociation au lieu de poursuivre l’opération. Savez-vous ce que j’aurais pris si je l’avais poursuivi ? J’aurais pris son convoi… fait une razzia de plus. J’aurais été en mesure d’annoncer que j’avais pris la tente d’Abdelkader, son tapis, son harem, peut-être un de ses khalifas. Mais lui, avec sa cavalerie, aurait gagné le désert ". Aveu de taille que celui-là, sur la mobilité et le génie tactique de l’Emir Abdelkader qui le rendaient proprement insaisissable. Le maréchal Bugeaud ne disait pas autre chose lorsqu’il soulignait, dans le " mémoire " adressé le 24 novembre 1845 à son ministre de la guerre : " …Il faudrait être sorcier pour deviner ses mouvements, et que nos soldats eussent des ailes pour l’atteindre… (il) passe où nous ne sommes pas, où nous ne sommes plus ". " Stratégie de la mouvance " c’est ainsi qu’a été appelé par le sociologue Wadi Bouzar, dans son ouvrage " La Mouvance et la pause " (SNED, 1983), ce système de lutte conçu et animé avec succès par Abdelkader contre un ennemi incomparablement supérieur dans ses moyens et dispositifs, dont les chefs avaient étudié et pratiquaient la guerre selon des schémas " scientifiques ". Au plus fort de ses effectifs et de ses moyens, la force d’intervention régulière de l’Emir n’a jamais dépassé les 10.000 soldats (cavaliers et fantassins) et 20 canons, alors que l’armée de campagne coloniale a vu les chiffres de ses composantes multipliés par 12 de 1832 à 1845, passant d’une dizaine de milliers à 120.000 hommes, soutenus par une logistique et une force de feu impo- Djazaïr 2003 $$ Toujours en selle,,, Photo prise en !)'& par Jean Louis Delton, santes, à la mesure de la première puissance mondiale de l’époque. Comment comprendre, vu la disproportion des forces en présence, que l’armée algérienne ait pu faire échec pendant quinze longues années, jalonnées de très nom- breuses batailles, dont une centaine d’envergure, à l’armada de guerre coloniale ? L’analyse de la stratégie mise en œuvre par la Résistance algérienne fournit plusieurs éléments de réponse. Intégrant les facteurs-avantages de la géo- graphie physique et humaine du pays, autrement dit s’appuyant sur un " rapport natureculture " exprimé par une connaissance intime et une remarquable utilisation de l’espace territorial et des qualités " nomades " des hommes, la stratégie déterminée par Abdelkader sera fécondée et affinée constamment par son génie créatif en fonction de l’évolution de la guerre et de la stratégie de l’adversaire. Si l’art, selon Cocteau, tire sa source de ce qui déconcerte et surprend, alors on peut parler d’un art de la guerre traduit à un haut niveau par l’Emir, inscrit dans un système de lutte révolutionnaire dont l’explicitation interviendra un siècle plus tard avec l’émergence et l’affirmation des mouvements de libération dans le Tiers-Monde. Batailles simultanées qui duraient parfois plusieurs jours avec affrontements des cavaliers et luttes au corps à corps des fantassins, attaques-surprise suivies de replis tactiques pour attirer l’adversaire loin de ses bases arrières avant de fondre sur lui à nouveau ; embuscades, harcèlements, blocus des garnisons, déplacements constants pour dérouter et user l’ennemi : la panoplie des formes de lutte pratiquées par des troupes de l’Emir laisse tout simplement rêveur. Proportionnalité (adéquation) entre les objectifs (cibles visées) et les moyens disponibles, liberté d’action, économie des forces et rentabilisation maximum des moyens : ce sont les principes qui ont guidé et structuré la stratégie d’Abdelkader, relève, dans une thèse de doctorat d’état soutenue il y a une vingtaine d’années et portant sur l’" Histoire administrative et militaire de l’Emir ", Adib Harb, ex-officier supérieur de l’armée libanaise et professeur à l’université de Beyrouth. Ces principes, ajoute Harb, sont éclairés par un ensemble de règles : avoir le sens de la mesure (agir à l’aune de ses capacités), importance majeure du renseignement (l’Emir s’était constitué en ce sens un réseau remarquable), inviolabilité des lignes de communication, vigilance et préservation du secret des intentions jusqu’au déroulement de l’action, mobilisation et optimisation des moyens, réunion des forces et mise en œuvre conjuguée des différentes armes, choix du lieu et du moment du combat, vitesse dans l’exécution et continuité dans l’effort. Ces principes et règles d’une stratégie à Djazaïr 2003 $% anneaux multiples trouveront leur dense expression et matérialisation lors de la seconde étape de la guerre (1839-1847), et plus particulièrement à partir de l’année 1841 qui, avec l’intronisation de Bugeaud comme gouverneur général de l’Algérie, voit un renforcement considérable du potentiel militaire colonial et une modification de la tactique ennemie. Celle-ci est illustrée par la formation et l’intervention de " colonnes mobiles " dont les chefs, triés sur le volet (Lamoricière, Bedeau, d’Aumale, Changarnier…) ont reçu pour consigne d’appliquer la politique de la “terre brûlée”. S’attachant aux faits de lutte de cette période, Churchill parle d’ " admirables épisodes, d’actions passionnantes d’une sublime grandeur, merveilles d’audace et de génie tactique, grâce auxquelles Abdelkader imprima à la lutte glorieuse à laquelle il s’était voué la marque de son extraordinaire personnalité… Les tribus avaient été organisées, elles agissaient sous une impulsion commune… s’étendaient ou se retranchaient sur un simple mot d’ordre… attaquaient au moment où on les craignait le moins… s’évanouissaient au moment où on se lançait à leur poursuite… ". Pour arriver à un tel résultat, on ne peut imaginer les trésors d’énergie et de patience, la somme d’efforts et le capital temps dépensés par l’Emir sur le front interne pour faire prendre conscience aux chefs de tribus de l’importance de l’enjeu en cours mettant en balance le destin du pays et de ses habitants, pour les amener à taire leurs désaccords et resserrer leurs rangs, à réaliser l’utilité d’une autorité unique et l’opportunité d’un gouvernement central. Pour les faire participer en vérité et en résumé, en insistant sur la contribution (paiement des impôts notamment) exigée par l’effort de guerre, à l’organisation d’un Etat fort, seul à même de résister de façon permanente aux attaques de l’ennemi. J’aurais du suivre mon inspiration première Pour faire entendre ce langage à des formations sociales habituées à une existence indépendante et isolée, réfractaires à toute autorité centralisatrice, l’Emir a investi une énergie phénoménale, traduite en déplace- ments incessants pour persuader et pour sévir le cas échéant contre les récalcitrants, pour maintenir la pays sur un qui-vive constant. Car, ce qui paraissait acquis la veille était à reconquérir parfois le lendemain, les fluctuations de la guerre contre l’occupant entraînant ici ou là la soumission ou le "retournement " de telle ou telle tribu, ou le fléchissement momentané d’autres à qui il fallait redonner courage. Dans " Abdelkader, chevalier de la foi ", Mohamed-Chérif Sahli note que " la fermeté (de l’Emir ) devant le malheur et sa patience devant l’inévitable fléchissement de natures moins fortes, tout cela, en lui, touchait au sublime… Sa carrière ne fut pas une suite de succès s’épuisant dans la défaite finale. Il connut la redoutable alternative où l’homme doit se défendre tour à tour contre la griserie de la victoire et l’amertume de l’échec. Il vit parfois sa puissance réduite à néant, mais il ne touchait le sol que pour reprendre des forces nouvelles et se redresser dans un élan prodigieux. " Jusqu’à l’instant ultime de sa reddition, l’Emir développera la même volonté de fer pour tenter d’accomplir l’immense et redoutable tâche engagée sur deux fronts : faire échec à l’invasion française et renforcer son autorité sur les tribus en amenant à résipiscence celles qui s’y montraient réfractaires. Toujours en selle, engagé aujourd’hui contre l’ennemi, demain à plusieurs dizaines de kilomètres de là, pour réinjecter courage et confiance à une tribu qui flanchait, contreattaquant et annulant l’effet des opérations coloniales, l’Emir aura été jusqu’au bout sur la brèche, fidèle à lui-même : attisant l’esprit de résistance dans toutes les contrées du pays, maintenant les troupes coloniales en perpétuel état d’alerte par ses apparitions inopinées dans des régions apparemment soumises, disparaissant ensuite en déjouant toutes les mesures visant à se saisir de sa personne . Ajoutons, pour clore ce chapitre, cette remarque : dans son déploiement effectif, la " stratégie de la mouvance " de l’Emir a été poussée, sous l’effet des conditions de lutte, jusqu’au terme extrême de sa logique. Ainsi en est-il de la formation de la Smala , devenue une immense capitale ambulante et le symbole d’un Etat " nomade ". Dressant, alors qu’il était en captivité à Toulon, le bilan de quinze années passées à concevoir et à organiser un Etat moderne, ainsi qu’à diriger une lutte sans merci contre l’occupant, l’Emir fera en substance cet aveu au général Daumas : les Français ne seraient jamais venus à bout de notre Résistance, lui dira-t-il, si j’avais suivi mon inspiration première . Parceque les propos tenus à ce sujet sont d’importance, on livrera ci-après, à titre de conclusion, le passage le plus significatif : "Dans le double but de maintenir en respect les tribus turbulentes du Sahara et de mettre mes ressources à l’abri de vos coups, j’avais à grands frais, et avec des difficultés sans nombre, fait construire ou rétablir sur la limite du Tell, et par conséquent en arrière des villes de la ligne du milieu, un certain nombre de forts que, depuis, vous avez détruits. " C’était, en partant de l’ouest : Sebdou, au sud de Tlemcen , Saida, au sud de Mascara, Tagdempt, au sud-est de la même ville, Taza, au sud de Miliana, Boghar, au sud de Médéa, Belkheroub, au sud-est d’Alger, enfin Biskra, au sud de Constantine. " J’étais convaincu en effet que la guerre recommençant, je serais forcé de vous abandonner toutes les villes de la ligne du milieu, mais qu’il vous serait pour longtemps impossible d’arriver jusqu’au Sahara, parce que les moyens de transport qui embarrassent vos armées vous empêcheraient de vous avancer au loin. " Le maréchal Bugeaud m’a prouvé que je m’étais trompé, mais j’avais pour moi l’expérience faite avec ses prédécesseurs. Cependant, même avec les systèmes du maréchal Bugeaud, si les Arabes avaient voulu souscrire à ma proposition de détruire de fond en comble les villes de Médéa, Miliana, Mascara et Tlemcen, c’est-à-dire les marches de l’escalier qui vous ont permis de monter plus haut, vous eussiez éprouvé des difficultés telles qu’elles vous auraient empêchés d’arriver à ma véritable ligne de défense. "Quelques-uns soutenaient que les Français rebâtiraient vite ce que nous aurions détruit, d’autres, que ce serait une mauvaise action de renverser, en vue d’une simple éventualité, ce qui avait coûté tant de mal à édifier. Les uns et les autres avaient tort: j’aurais du suivre ma propre inspiration ". ❑ Djazaïr 2003 $& Abdelkader, unhomme, undestin, unmessage (1) PAR SETTY G, SIMON KHEDIS" CONSERVATEUR" CHERCHEUR EN SCIENCES HUMAINES, Kitab el mawâqif" oeuvre marquante dans la littérature mystique Chef de guerre hors normes, fondateur de l’Etat algérien moderne... Abdelkader ne fut pas que celà. Les écrits qu’il a laissés pourraient consacrer un grand poète, mais il fut également un philosophe et un mystique, disciple et continuateur du Shaykh -al -Akbar, Ibn’Arabi, le plus grand des maîtres du soufisme. C’est cet autre aspect -insolite pour beaucoup- de la personnalité de l’Emir que se propose d’évoquer pour nous Setty G. Simon-Khedis. «Ne demandez jamais quelle est l’origine d’un homme, interrogez plutôt sa vie, ses actes, son courage, ses qualités et vous saurez qui il est.» (Abdelkader) ous ne pouvons comprendre l’itinéraire de cet homme exceptionnel qu’en nous référant au contexte culturel de ce début du XIXe siècle dans lequel il est né, et à l’ancrage éducatif que constituent, plus particulièrement, les zaouïas. Lieux d’enseignement traditionnel et d’initiation, elles sont, en effet, l’assise sur laquelle repose tout enseignement(2) et toute éducation que reçoivent filles et garçons dès leur plus jeune âge. Implantées dans toute l’Algérie, elles sont «le lieu où la communauté vit, travaille et prie sous la direction d’un maître (cheikh)». C’est donc dans la zaouïa familiale, qu’Abdelkader reçoit sa première éducation. Après que sa mère Lalla Zohra lui eut communiqué, outre son affection et sa grande N noblesse d’âme, les premiers rudiments de l’écriture, de la lecture et les premières valeurs de la vie traditionnelle, son père, Hadj Mahieddine, moqaddem de la confrérie qâdiriyya, homme de grande notoriété, aimé et respecté, lui donne une éducation qui conjugue la formation religieuse, morale et intellectuelle à l’apprentissage de l’adresse et de l’endurance physique. Ses dispositions spirituelles et intellectuelles, affermies par cette formation dans un milieu d’étude et de piété, seront remarquées par tous, dès son plus jeune âge. Le philosophe «Gardez-vous de ne faire partie que de l’une des deux espèces d’homme, le rationaliste ou le croyant, soyez les deux». (Abdelkader) Considéré par ses contemporains comme l’un des esprits les plus cultivés de son temps, Abdelkader a laissé des écrits qui révèlent une pensée nourrie de la connaissance des textes classiques mais aussi un esprit libéral et précurseur, animé d’une foi enthousiaste en l’avenir et le progrès. La subtilité de ses analyses, la rigueur de son raisonnement, la hauteur de son éthique, l’imaginaire et l’imaginal dans lequel il puise son inspiration poétique et métaphysique, constituent un héritage dont on mesure, encore mieux aujourd’hui, la richesse et la Djazaïr 2003 $' profondeur. Examinant, parmi les grandes questions philosophiques, celle de l’Homme, il place ce dernier, au plus haut degrè de l’échelle de la création. S’il se présente en effet, comme végétal par sa croissance, minéral par son corps, l’homme qui tient aussi de l’animalité, s’en différencie par des facultés qui lui sont propres : «Dieu voulant honorer l’homme, l’a distingué par l’esprit et la raison» Et, seule, l’étude accompagnée du culte de l’effort, reste le moyen sûr d’avancer sur le chemin de la perfection individuelle. Pour lui, la science la plus haute entre toutes, la science indispensable à l’homme, c’est la recherche de la connaissance de Dieu: «Pour tout homme d’un esprit sain, il est évident que l’homme n’est venu dans ce monde que pour acquérir la science utile et pratiquer l’oeuvre pieuse, et, la plus noble d’entre elles, c’est la connaissance de Dieu très haut, de la sagesse de Ses oeuvres, de leur nature et de leurs rapports.» S’élevant avec force contre la fatale tendance du vulgaire à placer le suprême bonheur dans les jouissances matérielles, il met en regard de ces plaisirs faux et grossiers, les purs plaisirs de l’esprit, S’exclamant, en parlant du bonheur qu’éprouve le savant qui vient de découvrir la solution d’un problème: «Ah ! les sultans, les fils des sultans sont bien loin d’une aussi noble jouissance !» Abordant la question du déterminisme et de la liberté, Abdelkader, qui refuse tout fatalisme, affirme que «Dieu a voulu que les hommes agissent librement» démontrant à travers une analyse du jeu d’échec, le libre arbitre du joueur qui, par ses propres efforts, triomphe. Il proclame aussi, contre l’intolérance et le fatalisme, la supériorité du rationalisme et invite à ne pas se conformer à une imitation servile. Dans sa Risâla, adressée à la Société asiatique, connue sous le titre «Lettre aux Français ou Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent(3)», Abdelkader livre son approche d’autres sujet fondamentaux : civilisation, écriture, connaisance... S’adressant à un public de savants, pour la plupart gagnés à la pensée positiviste, l’Emir attire l’attention sur la complémentarité de la foi et de la raison. Il estime que les sciences et les techniques ne sont pas antinomiques avec le fait religieux et que l’homme doit s’adapter à la modernité sans perdre son âme : «s’il parvient à retrouver le chemin de son âme, alors son bonheur sera à la mesure de sa science. Dans le cas contraire, son malheur sera à la mesure de son ignorance.» Tout à la fois fidèle à la tradition et ouvert aux idées nouvelles, il met en garde contre la science sans conscience et l’esprit de conquête qui dénie le sens de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui, l’altérité des nations. Le soufi «Leur vie conjugue, sans regret sinon sans effort, les affaires du ciel et celles de l’éternité. Il sont pareils à cet «arbre excellent» que mentionne le Coran (14 ; 24) «dont la racine est ferme, et la ramure dans le ciel» : symbole de l’axis mundis, c’est-à-dire de l’homme parfait (al-insân al-kâmil) qui, en vertu du mandat divin (khilâfa), conjoint en sa personne les réalités supérieures et les réalités inférieures (al-haqâ’iq al-haqqiyya wa l-khalqiyya (4)». Abdelkader a une vingtaine d’années,, quand il effectue, en 1827, le pélerinage à La Mecque et à Médine avec son père. Au cours de ce voyage, de près de deux ans, qui le mène de Tunis à Alexandrie, au Caire et à Jérusalem, il prend contact avec l’Orient et fréquente les savants les plus renommés. A Damas, il se rend sur le tombeau du grand mystique arabo-andalou Ibn’Arabî (5), pour y recevoir la bénédiction. Déjà rattaché par son père à la «chaîne» ou «silsila»(6) akbarienne, il devient le disciple d’un très grand maître, le Cheikh Khalid alNaqshabandi(7). Le voyage se poursuit à Bagdad où vécut leur ancêtre éponyme, Abdelkader el-Jilânî(8), fondateur de la confrérie qâdiriyya dont il reçoit la khirqa(9) . Il s’agit là du prélude à un enseignement spirituel qu’il poursuivra auprès de Muhammed al-Fâsî al-Shadhilî, lors d’un autre pélerinage à La Mecque, bien des années plus tard, en 1863. Ainsi, rattaché par ses maîtres successifs à la voie initiatique soufie, il va consacrer l’essentiel de ses longues années d’exil, d’abord en France, à la lecture et à la médita- tion, puis en Syrie, où sa renommée attire les savants et les foules qui viennent assister aux cours qu’il donne quotidiennement. Son enseignement, regroupé dans Le Livre des haltes ( Kitâb al-Mawâqif ) témoigne du parcours d’un gnostique fidèle à la voie soufie muhamadienne. On y retrouve les thèmes chers à Ibn’Arabî : l’unité divine et le ravissement amoureux du pur amour et de l’adoration parfaite, comme expression de l’amour in divinis. Son itinéraire spirituel, dans la voie du juste milieu, est celui de l’extatique, tiré hors de sa conscience et habité de visions inspirées. Sa quête d’absolu révèle l‘âme d’un être qui répond par son combat intérieur à l’appel du divin. Il atteint alors l’état de ‘ubudiyya, état de servitude de l’amoureux de Dieu, qui résulte de l’appel du Seigneur «d’où tout émane et vers qui, tout revient». Homme de méditation profonde, animé par ce souffle poétique et l’esprit qui l’inspire, l’Emir Abdelkader, porte-parole de la Connaissance, va assumer avec humilité, la fonction de khalîfa(10) et, dans une verve poétique singulière, transmettre cette voix intérieure qui l’habite, décrivant alors, les différentes étapes de la réalisation suprême de l’homme, dans l’union avec le principe divin, qui Seul, finalement demeure. «Je suis en vérité Amant, Aimé, entre les deux, je suis Amour». (1) Exposition itinérante conçue par l’association Terre d’Europe, en partenariat avec l’association Alaouia pour l’éducation et la culture soufie. (2) Selon un rapport français de l’époque, 92% de la population algérienne sont scolarisés, contre 48% en France (cf. Marcel Emérit). (3) Lettre aux Français, trad. R. Khawan, Paris, Phébus, 1977. (4) Ecrits spirituels, prés. et trad. M. Chodkiewicz, Paris, éd. du Seuil, 1982. (5) Ibn’Arabi (1165/1240), «al-shaykh al-akbar» (le plus grand des maîtres spirituels) mystique visionnaire, érudit incomparable, philosophe et poète, représente l’une des plus prestigieuses figures du soufisme. (6) Les maitres soufis sont nécessairement rattachés à des lignées initiatiques par lesquelles se transmet la baraka ou influence spirituelle. Au départ, toutes les lignées initiatiques sont confondues dans la personne du Prophète, qui est leur commune origine. (7) Maitre spirituel de la confrérie originaire de Boukhara, en Asie centrale, dont le fondateur éponyme est Baha’al-Din Naqchaband : (XIVe siècle). (8) Abd al-Qadir al-Jilânî (1077/1170), grand saint, maître spirituel et prédicateur célèbre de Bagdad où il passa l’essentiel de sa vie. (9) Khirqa ou bure qui symbolise l’entrée dans la voie mystique. Elle est l’équivalent de la poignée de main (musâfaha) par laquelle le guide spirituel transmet à l’initié l’influence bénissante (baraka) héritée du Prophète. Ce sens s’est élargi pour signifier l’initiation en tant que transmission. (10) Lieutenant et représentant (tel Adam) de Dieu sur terre et aussi chef de la communauté des croyants, tant sur le plan temporel que spirituel. Djazaïr 2003 $( A cause de la couleur du ciel Le 6 Janvier 1966, Anna Gréki, militante de la cause nationale, nous quittait. Et pourtant, combien de fois nous arrive-til encore, après avoir parlé d’elle, d’être tenté de décrocher le téléphone pour l’appeler et entendre ses éclats de joie ou de colère. Ce semi-réflexe est dû certes, à la fidélité du souvenir toujours vivace, à l’absence des moments inoubliables passés au sein de sa famille, au sein de son esprit. Et puisque je sens aujourd’hui encore que nous ne l’avons pas tout à fait perdue, je voudrais parler d’elle avec une allégresse intacte, lénifiante. Arrogant tel un jeune homme Il ressemble à la liberté Il ressemble tellement à la liberté Ce ciel tendre plus qu’un oiseau ce ciel adulte Que j’en ai la gorge serrée-ciel de vingt ans Qui veut aller au triomphant comme une insulte La gorge serrée à ne plus pouvoir parler -corps défendu, corps parfumé, ciel sans pitiéLa gorge nouée sans pouvoir dire à quel point Je suis triste à cause de la couleur du ciel. Déployant ses muscles soyeux Il ressemble à la paix Il ressemble tellement à la paix ce ciel paisible Que j’y vois des hommes libres s’y promener A l’ombre des eucalyptus et des fontaines Où viennent boire tranquilles les sangliers Et si j’ai des yeux à l’épreuve du soleil Pour fixer ce ciel dérimé, c’est parce que Je suis triste à cause de la couleur du ciel. Proche à tendre la main Il ressemble à mon amour Il ressemble tellement à mon amour Ce ciel à portée de la main ce ciel lointain Que j’en ai le cœur battant-ciel jamais atteint Lèvres mordues pupilles au large dans les yeuxLe cœur battant à ne plus savoir que Je suis triste à cause de la couleur du ciel. Poursuivi poignardé présent Il ressemble à mon pays Il ressemble tellement à mon pays Ce ciel persécuté ce ciel bleu comme la colère Comme l’ombre de la mer bleu persévérant Que j’en ai la tête haute-ciel nourrissant Ciel oxygéné ciel directeur ciel tenace Tel un parfum de paix de liberté d’amour La tête haute malgré le poids des nuages J’ai la tête haute et je n’ai jamais dit Que je suis à cause de la couleur du ciel. Anna Gréki, in Algérie, capitale Alger. AnnaGreki, militante, poètesse. Desaprison, elleavaitchanté l’Algérielibre DJAMEL AMRANI" POÈTE*JOURNALISTE, PAR L’eau J’arrive et je te reconnais. Je viens à toi Du fond de ma tristesse et du fond de ta vie J’arrive et je suis dans tes mains- comme ton corps dans la lumière – et la lumière dans mes mains Je te reconnais dans la forêt des passants et je m’installe à ta douceur à ton silence Où je suis le ruisseau qui te rafraîchira. Anna Gréki, in Temps forts Ed. Présence africaine, 1966 Voilà des mots tracés pêle-mêle, alors que je voudrais y verser mes larmes, car Anna n’a pas gagné cette bataille pour vivre qu’elle a toujours su livrer avec acharnement. Elle était clairvoyante, sans excessive illusion. Tout était cependant en ordre, sa vie, ses rêves, ses exigences. Une part d’elle est restée en nous, tendre, tenace : sa grande pudeur, sa délicatesse de cœur. Tout l’émouvait, tout piquait sa curiosité…et sa perpétuelle présence éclairée par un début de printemps là-bas, au milieu des " lentisques et des arbousiers "… et son rire que ne traversait aucune ride de vieillissement. Anna Gréki de son vrai nom Colette-Anna Grégoire, épouse Melki, est née le 14 mars 1931 à Batna. Après des études primaires à Collo, secondaires à Philippeville (actuelle Skikda) et Bône (Annaba), elle continue ses études supérieures en France. Elle interrompt sa licence es-lettres modernes pendant toute la durée de notre lutte de libération non sans avoir obtenu trois certificats à Paris en 1953-54. Puis elle enseigne à Annaba et pendant un an à Alger. Militante communiste convaincue, elle mène une vie active avant d’être arrêtée en mars 1957, en pleine bataille d’Alger par les paras de Massu. Torturée, humiliée comme ses sœurs algériennes, elle est incarcérée à la prison SerkadjiBarberousse jusqu’à la fin de l’année 1958 (la durée de sa période de prévention a excédé celle de sa condamnation) pour être à sa libération expulsée d’Algérie. En prison, elle écrit, elle dessine. Elle a croqué le portrait fort ressemblant de ses co-détenues. (…)Je vous serre contre ma poitrine mes sœurs Bâtisseuses de liberté et de tendresse Et je vous dis à demain Car nous le savons L’avenir est pour bientôt L’avenir est pour demain " (1) De retour en Algérie peu après l’indépendance, Djazaïr 2003 $) on la retrouve tour à tour au ministère du Tourisme et de la Jeunesse et des Sports. Elle collabore à la revue Atlas, puis à Révolution africaine. Ayant terminé parallèlement ses études, elle occupe un poste de professeur de littérature française au lycée Emir Abdelkader en 1965. Elle meurt subitement le 6 janvier 1966 alors qu’elle mettait la dernière main à un roman. Anna Gréki a publié en 1963 Algérie, capitale Alger, chez Pierre-Jean Oswald (SNED-Tunis), édition bilingue (français-arabe) avec une remarquable préface de Mostefa Lacheraf et n’a pu voir la parution de son second recueil Temps Forts édité à Présence africaine l’année même de sa mort. L’amitié qui nous liait m’éclaire en ces propos mais ne me dévoie pas. Je crois avec toute ma conviction de lecteur attentif et fidèle, que Anna Gréki est, et restera, quand avec le temps la mise au point sera faite, un être hors du commun, une voix qui en charrie d’autres comme le fleuve ses affluents, une humaniste profonde pour laquelle le vocabulaire que j’utilise n’a pas de mot. Convenons-en : faute d’isoler le poète, on peut détacher le poème, analyser, commenter, même si les poètes le savent et elle le savait, Anna. On ne parle jamais mieux d’un poème qu’en lui laissant la parole. Or, pour s’en tenir à ses deux recueils, reconnaissons que chaque poème apporte des illuminations, des réflexions incidentes. Oui, on retrouve dans chacun de ses poèmes ardents, riches, où l’ombre tisse avec la lumière, et la parole avec le silence, des chants profonds comme nous les avons aimés chez Malek Haddad et Jean Sénac. Les poèmes de prison de Algérie, capitale Alger et ceux de Temps forts, comment ne pas dire, qu’ils donnent à l’œuvre, chacun pris séparément, un centre, un noyau, en quelque sorte un essieu. Après avoir relu récemment ces deux recueils, il me semble qu’un mot suffirait pour comprendre l’œuvre : natal. Le poème chez Anna est natal, la poésie immanente à cette œuvre est natale. Natale, en ceci que, par un double et constant mouvement, elle permet de connaître, de s’initier et d’initier, d’accéder et de faire accéder, de créer et d’interpréter. Et ainsi, la poésie serait cet espace et ce temps, cet espace/temps où la vie commence, où elle se distribue. Une disposition aussi: celle dans laquelle on reçoit et on donne, on élucide et on explicite. Quoi ? Tout : un être, une idée, une révolte, un mythe, un amour, une fraternité ou même les croquis qu’Anna faisait de ses sœurs à Serkadji-Barberousse. Le poète a pénétré au fond des mots avec les choses. Et quelles choses ! Les choses de la vie, les choses de la mort. ❑ (1)“ L’avenir est pour demain” in " Algérie, capitale Alger" (SNED-Tunis, 1963). De Roblès à Montserrat Cette allure mesu rée et nette, si engageante dès l’abord, unie à cet allant, à cette fougue, à cette verve toutes méridionales qui emportent illico la sympathie, ces mains mobiles comme des ailes, cet œil perforant derrière des lunettes brillantes, ces dents éclatantes de santé, cette carrure, ces épaules qui semblent brutales, mais n’inspirent bientôt que confiance; par là-dessus, cette agilité du discours, cet incessant affût de l’esprit, cette aptitude à la synthèse équilibrant promptitude et acuité de l’analyse, cette lucidité, cette générosité cordiale jointe, parfois, à ces réticences, cette rétractibilité d’une sensibilité qui ne veut pas être dupe -et qu’est-ce autre chose qu’une pudeur ?ces prestes mouvements opératoires d’un praticien de la logique, ces allées et venues souples et comme caoutchoutées du raisonnement, ce goût des déductions, cette intelligence des idées, puis cette clarté d’exposition- une telle lumière jaillit (c’est là l’étrange!) d’un foyer très obscur, née et issue d’un noir profond, enraciné, inextirpable, veines d’un charbon glacé dans les abîmes du cœur. Cette générosité jointe certainement à un grand pessimisme interne, cette robustesse, cette santé sur fond tragique, tout cela c’est Emmanuel Roblès (né en 1913 dans un quartier populaire d’Oran, décédé en 1950 en France) romancier, c’est Roblès auteur dramatique, c’est Roblès l’homme tout court. Jamais œuvre, sans doute, autant que Montserrat (1), ne marqua la part de l’homme même. Pièce tout en crocs, en canines blanches. Même vigueur de carnivore, pareille charpente massive et sûre, même allure «bon garçon» et franche, même vivacité de mouvements, même prestesse dans les répliques, solidité de l’argumentation, probité dans le débat, où ne demeure plus aucune ombre, conviction dans les conclusions qui percutent comme des balles, mêmes richesses et faisceaux fusant de la lumière sur un fond affreusement morne qui, dans le débat de la condition de l’homme, touche de près au «bout de la nuit». Et à présent, il est bon de faire remarquer que c’est avec une pièce toute sobriété et sincérité, reflétant fort curieusement le visage même de son auteur, que le romancier de L’Action, de Cela s’appelle l’aurore, Les Couteaux, Les Hauteurs de la ville… a fait ses débuts au théâtre. Cela se passait en 1949, ici même à Alger. Estce à cause de la force explosive de la pièce ? A cause aussi de la netteté des caractères ? Du manque absolu d’ambiguïté des situations dans une Algérie effervescente ? De la percussion des mots et des phrases dans l’enchaînement sûr du dialogue ? A cause de cela et de bien d’autre encore (Roblès a connu les massacres du 8 mai 1945)? Ou, simplement, du fait de cette sincérité sans fard ? Toujours est-il que Montserrat, première pièce d’un jeune auteur, a connu un succès sans précédent. Les critiques louangeuses, la quasi-unanimité de la presse parisienne, ce qui est réellement exceptionnel, nombre d’articles ou d’études ont mis à jour et défini les éléments de ce triomphe. Celui-ci est toujours vivace. Et ce n’est plus seulement la France, mais l’Italie, la Roumanie, l’Allemagne, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Grèce, les trois Amériques, la Chine, sans oublier l’Algérie (avec la troupe d’art dramatique de Cordereau) qui ont donné à Montserrat les chances d’une éblouissante carrière. «Texte cruel, plein d’éclats de verre, dur à la fois et déchiré chez Montserrat, mordant, perforant, enragé dans la froide férocité d’Izquierdo. Miracle de ses premières échardes ! La substance même, en plein bois dur et à pleine sève que je cherchais depuis longtemps à mettre en scène. Je décidai donc de créer Montserrat avec les comédiens d’Alger. Et c’est ainsi que le 23 Avril 1948, au théâtre du Colisée (actuel El-Mouggar), nous eûmes l’honneur de présenter l’œuvre en sa chair. Je dirai volontiers en sa chair périssable; le perdurable, si à l’origine il profite du succès, il ne relève finalement que du seul texte». Voilà ce que nous disait il y a plus de cinquante ans, Louis Foucher, lors d’une conférence à la salle Maubert à Paris. Non, «la vérité n’est pas morte», ne peut mourir tant que les personnages droits et ardents tels que ceux d’Emmanuel Roblès se servent de «mots innocents», de mots qui valent leur pesant de vie. Leurs dialogues ne s’effondrent pas dans le langage éclaté, dans le vocabulaire de panique ; ils ne deviennent pas l’ombre même de la parole humaine mais, au contraire, dans la terrible cacophonie de «veilleurs de morts», dans cette rouge lueur d’un univers en proie au drame, ils apportent l’écho d’une langue sûre et fidèle qui n’a point peur de salir son vocabulaire et de faire pression sur l’espoir. ❑ (1) Ed. Edmond Charlot-Alger 1949 ; réed. Paris, Le Seuil 1952 Djazaïr 2003 $+ à table Essofra Edziriya* PAR MOHAMED MEDJAHED" JOURNALISTE" GASTRONOME Bien que tronquée d’une partie de ses richesses par les péripéties de l’histoire, la cuisine algéroise, une des plus prestigieuses de la mosaïque gastronomique nationale, n’en présente pas moins un large éventail de délices. Les témoignages des chroniqueurs au long des siècles attestent autant des raffinements de l’art culinaire d’El Djazaïr que de sa variété ou de l’abondance qui la caractérisait. Le docteur Thomas Shaw écrivait au XXVIIème siècle dans sa relation Voyage dans la Régence d’Alger : «Outre le bouilli et le rôti (plats qu’ils accommodent d’une manière fort délicate), les Turcs et les Maures mangent encore toutes sortes de ragoûts et de viandes fricassées. Chez les gens riches, on sert aussi un grand nombre de plats aux amandes, aux dattes, à la confiture, aux laitages, au miel, ou à d’autres comestibles semblables...» et d’ajouter : «J’ai vu servir dans leurs fêtes plus de deux cents plats, qui étaient apprêtés au moins de quarante manières différentes.» Le témoignage est d’autant plus éloquent que l’auteur a connu les tables princières du RoyaumeUni et d’Europe. La carte des mets de la capitale est l’aboutissement d’un brassage culturel unique. Les bouleversements qu’a connus le pays depuis plus d’un siècle ont fait perdre un pan important de ce patrimoine. Mais il suffit du génie créatif de quelques chefs pour les remettre au goût du jour. En attendant passons à table... L’agencement du repas à la table d’hôte ne ressemble en rien au service des restaurants. De nombreux mets sont disposés sur la table avant les services de viandes ou toute autre chose, même les soupes. Il s’agit surtout de préparations aux vertus apéritives qui accompagneront tout le repas. Légumes, tels que carottes ou betteraves, en chermoula, c’est-à-dire cuits, assaisonnés de vinaigre et aromatisés au cumin ou au carvi. Le choix de ces aromates, si proches l’un de l’autre pour le néophyte, fait l’objet d’un débat d’école. La chermoula est également le mode de prépara- tion du foie et de certains poissons. Typique est la préparation apéritive, le fameux kherdel, -fruits et écorce d’agrumes préparés à l’aigre-doux et condimentés de grains de moutarde- qui côtoie l’antchouba, anchois dessalés arrosés de jus de citron, aillés et persillés. Les boureks et leurs interminables apprêts sont omniprésents. Les conserves ne manquent pas, de la gamme d’olives aux torchi, légumes conservés aux vinaigre. Prélude à une symphonie gustative Au chapitre des potages, à nous ecchhrabi (pl.de chorba, dans le parler algérois) au poulet, à l’agneau, au poisson, voire au zellouf (tête d’agneau) ou à la chkamba (tripes en turc). Garnies au pâtes, au riz ou aux céréales, elles sont le prélude à tout festin. Les volailles relèvent le plus souvent du repas festif. Pour les commémorations religieuses, un bouillon de volaille aux navets, courgettes et poischiches, est toujours de mise pour arroser le plat de pâte, rechta, macaroune ber ettork, ou simplement un couscous. Le poulet s’accomode à d’autres sauces, tout comme la ch’titha où la volaille est cuite dans une sauce relevée au paprika fort, au cumin, et à l’ail et généreusement garnie de pois-chiches. Le mets tire probablement son nom de l’amazigh amechtoh (peu, par extension petit), du fait que c’est l’un des rares plats où les morceaux de viande sont coupés menus, et que quelques auteurs ont traduit un peu rapidement par «poulet danseur»...Notons également les m’hamer (doré en cocotte), mehchi (farci), m’bettane (enrobé d’une pâte à frire); ou plus élaborée sfiriyat edjej, une des rares préparations culinaires utilisant du fromage. Outre les gallinacés, la gastronomie algéroise recèle par ailleurs quelques joyaux comme les pigeons aux petits pois, le canard au naânaâ (menthe) ou la torta (tourte). L’agneau, reine des viandes, est le prélude à une symphonie gustative, toujours servi en parts consistantes quand il n’est pas haché; parfois sous les deux formes dans le même plat, comme dans le m’touème el aaroussa dont nul repas de noces ne saurait se passer; mariage du parfum de l’ail et du goût de l’amande, auxquels se mêlent encore les fragrances du cumin. Et ce m’derbel, variante de la braniya qui se distingue par l’ajout d’un trait de vinaigre; et la koucha datant probablement d’après la deuxième guerre mondiale, car ce n’est qu’à cette époque-là que le tubercule américain commença à être toléré sur les tables algéroises raffinées; et les dolmas, palettes de légumes diversement farcis, les feuilles de vigne dont la présence dans les menus se raréfie à cause du manque de disponibilité des feuilles en milieu urbain... Les mets se suivent et ne se ressemblent pas. Il serait fastidieux d’en énumérer la totalité. N’oublions pas toutefois l’ham lahlou, viande douce à l’excès mais qui a ses inconditionnels. Toutefois le nec plus ultra revient au prince des mets chbeh essofra (parure de la table) : côtelettes d’agneau revenues au beurre, épicées à la cannelle, parfumées à l’eau de fleur d’oranger, saupoudrées d’amandes moulues et de sucre caramélisé. Les ichtyophages ne sont pas en reste. Les poissons sont accommodés de nombreuses manières. Les poissons bleus en chermoula, ou en dersa avec de l’ail, felfel gnaoua (piment de Cayenne, dit également de Guinée ou de Jamaïque), du persil, du cumin. Les espèces les plus fines sont cuisinées surtout à la tomate ou cuites au four. Les calamars farcis sont le fleuron de ces préparations. Nulle zerda (festin) ne saurait se passer du café. Servi dans de miniscules tasses, la qahoua est accompagnée d’une cohorte de gâteaux : fanid, makrout, aârayèche, qnidlette, tcharak, samsa, baklaoua, m’hancha et d’autres encore, alliant le miel, l’amande, la cannelle, l’eau de rose ou de fleur d’oranger, pour le ravissement des palais...❑ * La table algéroise Djazaïr 2003 %-